The Project Gutenberg EBook of Chacune son Rêve, by Daniel Lesueur

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org/license


Title: Chacune son Rêve

Author: Daniel Lesueur

Release Date: January 26, 2014 [EBook #44762]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CHACUNE SON RÊVE ***




Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
file was produced from images generously made available
by The Internet Archive/Canadian Libraries)






front cover

I II III IV V

Il a été tiré de cet ouvrage 10 exemplaires sur papier de Hollande, numérotés de 1 à 10.

VI

Chacune son Rêve

VII

Œuvres de Daniel LESUEUR


ÉDITION ELZÉVIRIENNE (Lemerre, édit.)
Poésies.Visions divines.Visions antiques.Sonnets philosophiques.Sursum corda! 1 vol. avec portrait. 6 fr.  »
Lord Byron. (Traduction.) Tome 1er: Heures d'oisiveté. Childe Harold. 1 vol. avec portrait. 6 fr.  »
Tome II: Le Giaour.La Fiancée d'Abydos.Le Corsaire.Lara, etc. 1 vol. 6 fr.  »
Tome III: Le Siège de Corinthe.Parisina.Manfred.Le Prisonnier de Chillon.Mazeppa, etc. 1 vol. 6 fr.  »
ÉDITION IN-18 JÉSUS (Lemerre, édit.)
Marcelle. 1 vol. 3 fr. 50
Un Mystérieux Amour. 1 vol. 3 fr. 50
Amour d'aujourd'hui. 1 vol 3 fr. 50
Névrosée. 1 vol. 3 fr. 50
Une Vie tragique. 1 vol. 3 fr. 50
Passion slave. 1 vol. 3 fr. 50
Justice de femme. 1 vol. 3 fr. 50
Haine d'amour. 1 vol. 3 fr. 50
A force d'aimer. 1 vol. 3 fr. 50
Invincible Charme. 1 vol. 3 fr. 50
Lèvres closes. 1 vol. 3 fr. 50
Comédienne. 1 vol. 3 fr. 50
Au dela de l'amour. 1 vol. 3 fr. 50
L'Honneur d'une femme. 1 vol. 3 fr. 50
Fiancée d'outre-mer. 1 vol. 3 fr. 50
Le Cœur chemine. 1 vol. 3 fr. 50
La Force du passé. 1 vol. 3 fr. 50
Lointaine Revanche. L'Or sanglant. 1 vol. 3 fr. 50
La Fleur de joie. 1 vol. 3 fr. 50
Mortel secret. Lys royal. 1 vol. 3 fr. 50
Le Meurtre d'une ame. 1 vol. 3 fr. 50
Le Masque d'Amour. Le Marquis de Valcor. 1 vol. 3 fr. 50
Madame de Ferneuse. 1 vol. 3 fr. 50
Calvaire de Femme.  Le Fils de l'Amant. 1 vol. 3 fr. 50
Madame l'Ambassadrice. 1 vol. 3 fr. 50
——
L'Évolution féminine. 1 vol. (Lemerre, édit.) 1 fr. 50
——
Nietzschéenne (roman). Plon-Nourrit et Cie 3 fr. 50
Le Droit a la Force (roman). Plon-Nourrit et Cie 3 fr. 50
Du Sang dans les Ténèbres.Flaviana, Princesse. Plon-Nourrit et Cie 3 fr. 50

VIII

IX

Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.

Copyright 1910 by Plon-Nourrit et Cie.

1

CHACUNE SON RÊVE

I
MANUSCRIT DE FRANCINE

Novembre 1905.

Je vais écrire ces choses. Je ne puis pas faire autrement. Le secret professionnel m'interdit de les révéler à qui que ce soit au monde. Mais ce que j'ai vu, ce que j'ai entendu, ce que j'ai accompli, la responsabilité que j'assume,—tout cela compose un fardeau trop lourd pour ma conscience, pour mon cœur.

Je ne suis qu'une jeune fille, isolée, désarmée, intimidée devant la vie, malgré le titre de docteur en médecine que je viens de conquérir.

Oh! oui... intimidée devant la vie. Combien je la trouve impénétrable, déconcertante, quand je la vois s'entr'ouvrir sur des abîmes de passion, de mystère, de douleur,—peut-être de scélératesse et de crime, comme ce qui m'en est apparu, pour s'effacer aussitôt et à jamais devant moi. Combien elle me sera 2 difficile à vivre, avec la charge redoutable que j'ai assumée!

Il y a quelques jours à peine, j'étais encore presque insouciante, malgré la gravité de mon destin. Ma situation d'orpheline, ma pauvreté, mes études ardues, sans distractions, sans loisirs, sans joie, n'avaient abattu en moi ni le courage, ni l'espérance. Je touchais au but. Ce titre de docteur, à vingt-quatre ans, comme j'en étais fière!... Avec ma volonté forte, dont j'éprouvais la vigueur, ainsi qu'un champion qui fait plier et vibrer la lame de son fleuret avant l'assaut, je ne doutais pas de l'avenir, je ne doutais pas du succès, je ne doutais pas du bonheur.

Mais aujourd'hui!...

Quoi! si vite... En quelques jours... Que dis-je?... en quelques heures... tout s'est assombri, transformé. Quel drame ai-je traversé? Qu'ai-je fait? Mon cœur se crispe. Une angoisse l'étreint.

Alors, moi qui me sens faible, pour la première fois, à cause du poids écrasant tombé soudain sur mes épaules,—moi qui n'ai personne pour m'aider à le porter, ni mère, ni amie, ni confidente, ni fiancé, moi qui, d'ailleurs, ne voudrais en faire partager le péril à nul être au monde, je prends, cette nuit, dans le silence, un feuillet blanc, que je place sous ma lampe, et qui recevra la tragique confidence.

Aussi bien, ne faut-il pas que tous les détails, jusqu'aux plus insignifiants, subsistent quelque part, impérissables? Ma mémoire peut faiblir... Et si je 3 disparaissais brusquement!... Fixons ici une trace de cette aventure, qui, autrement, finirait par m'apparaître inconsistante et invraisemblable comme un rêve. Je me le dois à moi-même. Et je le dois aussi à ce petit infortuné, qui, plus tard, ne possédera pas de trésor plus précieux que mon témoignage.

Ce document, je lui trouverai bien une cachette assez sûre pour qu'on ne l'y découvre point, moi vivante, assez accessible pour qu'il n'y reste pas scellé à jamais, si je meurs sans avoir pu en disposer.


Il y a quelques soirs, je me trouvais ici, dans cette chambre,—ma chambre d'enfant, de fillette, d'étudiante,—la chère petite chambre de mes vacances, à Claire-Source.

Claire-Source!... le joli nom. Il représente jusqu'à ce jour,—et peut-être pour toujours,—la seule gaieté de mon existence. C'est la maisonnette campagnarde de ma tante Stéphanie,—excellente vieille fille, créature du bon Dieu, à qui je dois les petites douceurs, les petites gâteries, la petite illusion d'un foyer, d'une famille, dont, sans elle, j'eusse été absolument dénuée.

Donc, je passais une quinzaine ici, prenant quelque repos après la soutenance de ma thèse.

Mercredi dernier (il y aura huit jours demain), j'avais déjà souhaité le bonsoir à ma tante, et je m'apprêtais à me coucher de bonne heure, pour lire au lit un ouvrage qui m'intéressait, lorsque la sonnette de la grille tinta. Surprise, je sortis sur le 4 palier, où je rencontrai notre jeune servante, les yeux élargis d'effarement.

—«Qu'est-ce que ça peut être, mademoiselle Francine? Je n'ose pas descendre. J'ai peur!...

—En voilà une froussarde! Eh bien, venez avec moi. Il faut voir... C'est sans doute pour quelqu'un de malade. On sait que je suis médecin.»

Je prononçai le mot avec l'enfantillage d'un peu d'orgueil. Cependant, je n'avais pas attendu mon doctorat pour donner mes soins à tout ce petit monde villageois. Jusqu'alors mes clients rustiques avaient respecté le repos de mes nuits. Il est vrai que leur santé à toute épreuve ne m'eût pas fait une carrière bien occupée, ni surtout bien fructueuse, eussé-je eu l'idée, qui ne me vint jamais, de leur réclamer des honoraires.

Nous descendîmes donc, Estelle et moi. Le bougeoir de jardin tremblait aux mains de la poltronne.

Devant notre modeste grille de bois, une auto était arrêtée: une grande limousine, dont les phares étendaient un éventail d'éclatante lumière, dont les vernis, les nickels miroitaient en dépit des demi-ténèbres. Une voiture de grand luxe, à ce qu'il me sembla.

Un homme en était descendu pour sonner. Un autre—le chauffeur—demeurait sur le siège. Enfin, dans l'intérieur (je m'en rendis compte presque aussitôt), se tenait une religieuse.

—«Mademoiselle Francine?... que l'on nomme dans le pays le docteur Francine?» me demanda l'homme avec déférence.

5 Visage banal, rasé, tenue bourgeoise,—avec ce je ne sais quoi qui décèle quand même les attitudes du service. Il me fit l'effet d'un intendant, d'un majordome. Un peu d'accent altérait la correction parfaite de ses paroles. Mais un accent à peine appréciable,—provincial peut-être plutôt qu'étranger.

—«C'est moi. Mais,»—me hâtai-je d'ajouter,—«je n'exerce pas ici, sauf auprès des indigents. Voulez-vous l'adresse d'un de mes confrères, à Parmain, à Beaumont?

—Mademoiselle, c'est pour une jeune femme en couches, près d'ici. Elle souffre atrocement. Elle ne veut qu'une femme auprès d'elle... Une question d'humanité. Si vous jugiez qu'une autre intervention est nécessaire, il serait toujours temps...

—Mais je ne suis pas sage-femme.»

La religieuse, sans quitter l'auto, s'approcha de la portière.

—«Docteur,» commença-t-elle... (Et, faut-il l'avouer? cette façon de m'interpeller me flatta, me disposa favorablement. A quoi tiennent nos décisions?) «Docteur... par la sainte charité chrétienne, ne refusez pas. Il s'agit surtout d'influence morale... Je m'y connais un peu, je ne crois pas à un cas compliqué... Mais la pauvre créature est à bout de forces... Elle ne veut qu'une femme... D'ailleurs, la bonté, la solidarité féminines, voilà ce qu'il nous faut... La situation est délicate...»

Elle baissa encore la voix pour m'insinuer la dernière phrase.

Cette religieuse... (Je ne reconnaissais pas du tout 6 son ordre, ne voyant qu'un vague paquet noir, et une étroite cornette blanche, épinglée d'un voile également noir, dont l'ombre me dérobait presque tout à fait son visage.) Cette religieuse, à l'intonation papelarde, ne parvenait pas à m'émouvoir. Elle ne sentait pas ce qu'elle disait, elle récitait une leçon. Mais quoi!... Ces femmes, qui côtoient tant de misères, ne peuvent les partager toutes. Celle-ci—garde-malade—était peut-être engourdie, hébétée de veilles. Ce qu'elle proférait, machinalement, n'en était pas moins la vérité. Une malheureuse se tordait dans les douleurs les plus atroces qui soient, compliquées de je ne sais quelles souffrances morales,—souffrances trop faciles à deviner des maternités clandestines, tragiques. Elle criait après la sympathie d'une autre femme... Non pas après les soins vulgaires d'une professionnelle de village, mais après la fraternité compréhensive d'une âme proche de la sienne. La pitié parla en moi. Puis, d'autres sentiments aussi. Ne sommes-nous pas des êtres trop complexes pour qu'aucune de nos impulsions soit simple? Nous attribuons toujours au ressort le plus honorable le déclanchement de notre volonté. Que de causes obscures dont nous nous plaisons à ignorer l'influence! Mais, comme je veux ici tout dire, je dois reconnaître qu'une sorte d'attraction romanesque s'ajouta, pour me décider, à l'entrain généreux. La mise en scène nocturne, l'élégance de la voiture, le roman qui me serait divulgué, le choix qu'on faisait de moi, la confiance qu'on me témoignait, même ce qu'il y avait d'un peu hasardeux 7 à partir ainsi dans les ténèbres, vers le mystère,—tout eut sa part dans la légère exaltation où s'échauffa définitivement mon zèle secourable.

—«Soit!... Un instant... Estelle, cherchez-moi vite mon manteau de voyage, ma trousse, et une écharpe pour jeter sur ma tête.»

Lorsqu'elle revint avec ces objets, je lui enjoignis de prévenir ma tante.

—«Allons-nous loin?» demandai-je.

—«Trois quarts d'heure d'ici. Que Mademoiselle ne se préoccupe de rien. L'auto sera à ses ordres pour le retour.

—Vous entendez, Estelle, dites bien à ma tante qu'elle ne s'inquiète pas.»

Enveloppée dans mon grand manteau, l'écharpe de gaze posée sur mes cheveux, je montai dans la voiture.

Comment!... l'individu que j'avais pris pour un intendant m'y suivait!... Cela ne me plut guère. Qu'il fût venu à l'intérieur de la limousine avec l'infirmière, soit. Mais maintenant que nous étions deux femmes (mon inconscient seul ajoutait:—«dont madame le docteur Francine»), il aurait pu s'asseoir à côté du chauffeur. La température même ne lui aurait pas rendu trop pénible ce devoir de respect. Car la nuit de novembre était tiède.

J'abaissai la vitre à côté de moi. Un air moite, humide, mais sans pluie, me caressa le visage.

Je voulus demander quelques renseignements sur l'état de la personne à qui je portais mes soins, mais 8 songeant que j'aurais tout le temps, je laissai ma pensée s'évader au dehors, dans l'enchantement triste de la nuit.

Une vague clarté tombait du ciel sur de grands espaces obscurs. Comme nous filions à toute vitesse vers Persan, c'était, de part et d'autre de la route, la morne étendue des champs de betteraves, cultivées pour les raffineries. Bientôt commença la petite cité ouvrière. Quelle muette résignation, dans les ténèbres pâles, de toutes ces humbles maisonnettes pareilles, avec leur unique porte, leur unique fenêtre, leur échelle de poules montant à l'unique étage, dans le carré de leur jardinet! Quel silence!... quel lourd sommeil!... L'auto jetait sur chaque pauvre façade close le regard brutal de ses phares. Et mon cœur se serrait,—comme à l'hôpital, quand le chef de service, découvrant devant nous quelque tare humaine, sur un pauvre corps de misère, y projette sa science et nous instruit, sans se soucier des pudeurs et des épouvantes que brutalise l'impitoyable clarté.

Nous passâmes l'Oise sur le pont de Beaumont. La côte fut montée, la petite ville traversée en un éclair. Encore une route à travers champs. Puis nous pénétrâmes dans la forêt de Carnelle.

Un imperceptible frisson me traversa. Ici, la vraie obscurité, la vraie solitude, le sourd abîme où nul cri ne serait entendu. Et j'y étais seule, avec des gens que je ne connaissais pas.

La présence de la religieuse me rassurait. Je me tournai vers elle pour lui poser enfin les questions nécessaires.

9 L'intérieur de l'auto n'étant pas éclairé, je distinguais très vaguement les physionomies de mes compagnons de route. Et je les avais si peu, si mal vues, dans une si hésitante perplexité, que je ne les imaginais pas davantage.

—«Ma sœur,» commençai-je à voix basse, «voudriez-vous me donner quelques indications sur la personne auprès de qui vous me conduisez? Elle est jeune, m'avez-vous dit, très jeune?

—Vous en jugerez.

—Vous ne savez pas son âge!... Est-elle primipare?» (Mais, interprétant aussitôt le terme scientifique): «Est-ce son premier enfant?»

L'infirmière ne répondit pas. Elle s'agita un peu. Et il me sembla, au mouvement de sa jambe contre la mienne, qu'elle avançait le pied pour chercher celui de l'homme placé en face de nous sur un des strapontins. Comme s'il eût attendu le signal, cet individu prit la parole:

—«Mademoiselle,» me dit-il,—toujours avec le même ton déférent—«ne vous alarmez pas. Madame la religieuse ici présente vous jurera, comme je vous le jure moi-même, que vous n'avez rien à craindre.»

Cet exorde ne laissa pas que de m'impressionner fort désagréablement. Mais j'étais en pleine forêt nocturne, dans une auto qui faisait du quatre-vingts à l'heure. Inutile, par conséquent, de bouger ou de crier. Je ne fis ni l'un ni l'autre.

Ce fut la religieuse qui continua. Sa voix onctueuse me parut plus inquiétante.

10 —«Vous comprendrez, docteur. Vous ne nous en voudrez pas. La naissance à laquelle vous allez aider doit être entourée du plus profond mystère. Des malheurs effroyables seraient le résultat d'une indiscrétion, même la moindre. Vous nous permettrez donc, avant notre sortie de cette forêt, de vous bander les yeux.

—Jamais!... Comment!...» m'écriai-je, révoltée. «Et le secret professionnel?... J'y suis astreinte sur l'honneur. Ose-t-on supposer que j'y faillirais?

—Certes, non... mais enfin...

—L'intérêt même m'y oblige, voyons...» ajoutai-je. «Un médecin qui ne s'y tiendrait pas scrupuleusement ruinerait sa carrière.»

Vains arguments. Mes compagnons ne m'écoutaient pas, plaçant un ou deux mots d'aquiescement vague pour mieux saisir l'opportunité de leur action. Encore une fois, je crus surprendre un échange de gestes, comme un signal. Aussitôt une étoffe opaque s'enroula autour de ma tête, me couvrant le visage, si étroitement que je crus suffoquer.

Quelle terreur!... Ces gens voulaient m'étouffer. J'allais mourir... Mais non. L'un d'eux dit à l'autre:

—«Je tiens bien. Tu peux dégager la bouche.»

Ce tutoiement me frappa. Surtout, lorsque, avec une respiration plus libre, me revint la faculté d'observer, alors que le son de cette phrase persistait dans mon oreille.

C'était la religieuse qui avait parlé. Du moins, j'en eus l'impression, bien que la voix, moins contenue, 11 eut pris tout à coup une rudesse masculine. La main qui me tenait le bras de son côté possédait une vigueur plutôt singulière pour une femme. Depuis cet instant, je suis demeurée persuadée que la soi-disant porteuse de cornette était un homme. Cependant je n'en eus pas d'autre preuve. Après tout, il existe d'assez robustes paysannes, qu'elles aient ou non droit à l'habit monastique, pour avoir rempli cette méchante mission avec une semblable énergie.

L'individu assis sur le strapontin me serrait l'autre bras dans un étau non moins solide. En même temps, il tordait et maintenait l'étoffe dont j'étais aveuglée. Pour avoir plus de force, et mieux prévenir tout mouvement de ma part, il se penchait sur moi jusqu'à me toucher de sa poitrine, tandis que ses genoux captaient rudement les miens. La fureur et l'écœurement de ce contact m'affolaient. Ces violences physiques sur ma personne me faisaient bouillir le sang. Mais que dire?... que faire?... Ils étaient les plus forts. Et, dans l'angoisse de ces intolérables minutes, je n'avais qu'un espoir: c'est qu'ils ne m'eussent pas menti. La fin de cette horrible course serait-elle vraiment ce qu'ils m'avaient annoncé? Plût au ciel!... Aveuglée, oppressée, impuissante, éperdue, je me sentais rouler dans un abîme d'effroi. Et ce n'était pas la mort que je craignais le plus.

Combien de temps cela dura-t-il? A quelle distance de la forêt de Carnelle s'arrêta l'auto? Dans quelle direction avait-elle roulé, à cette allure vertigineuse,—unique indice qu'il me fût possible de percevoir? Je l'ignore. Je l'ignorerai probablement 12 toujours. A quoi servirait de risquer même une appréciation? La voiture eût viré pour retourner d'où nous venions, que je ne m'en serais pas aperçue. Quant à la durée, nous ne l'estimons qu'à la mesure de nos sensations. Ce qui me sembla d'interminables heures n'était peut-être que de rapides minutes.

Lorsque l'auto eut stoppé, les bras qui me maintenaient ne desserrèrent pas leur étreinte. Au contraire, il me parut que d'autres arrivaient à l'aide pour m'entourer, me traîner ou me porter. Car, bien qu'on m'eût d'abord posé les pieds à terre, je ne crois pas m'en être servie ensuite, pour gravir les perrons et les étages dont je dus faire, plus ou moins volontairement, l'ascension.

Lorsqu'on m'enleva l'espèce de casque d'étoffe sous lequel je ne différenciais même pas la lumière de l'obscurité, je demeurai un instant éblouie.

La terreur ayant fini par l'emporter chez moi sur l'indignation, mon premier mouvement ne fut pas pour protester contre le traitement subi. J'essayai de constater où je me trouvais et ce qui m'y attendait. L'intervalle que mirent mes yeux meurtris et clignotants à recouvrer la netteté de leur vision, suffit pour que ceux que j'appellerai mes ravisseurs s'esquivassent. Ni l'homme que j'avais pris pour un intendant, ni la religieuse—fausse ou vraie—ne se trouvaient dans la chambre dont mon regard faisait le tour.

Cette chambre, largement éclairée à l'électricité, vaste et haute, voûtée dans le style gothique, avec des 13 arcs-doubleaux, avait trois fenêtres, closes de volets intérieurs, et deux portes, fermées,—peut-être à clef. Elle me fit un effet contradictoire, d'opulence et de délabrement. Par ses proportions, par son décor architectural, elle décelait une demeure plutôt somptueuse, un château sans doute. Mais est-ce qu'une armée pillarde avait passé par là? Les rideaux, les tapis, les tableaux, le mobilier manquaient. Les murs étaient nus.

Je consigne tout de suite une réflexion dont je ne m'avisai que plus tard: c'est qu'on avait dû démeubler cette pièce lorsqu'il devint indispensable d'y introduire un docteur,—pour que cet étranger n'en gardât aucun souvenir distinct et caractéristique. A moins que ce ne fût une précaution d'hygiène, pour établir autour de l'accouchée un milieu aseptique,—ainsi que j'en jugeai au premier abord.

Il y avait, naturellement, les objets essentiels. Avant tout, le lit. Un lit quelconque, en bois sombre, assez large et sans aucune draperie. Puis, une grande table, couverte d'objets de toilette ou de pharmacie, et des chaises fort ordinaires.

Du lit s'échappait une plainte faible et continue, sans qu'on pût discerner le pauvre être qui gémissait ainsi. Cette plainte exhalait tant de souffrance découragée, qu'elle me perça le cœur.

A côté du lit, en face de moi, une femme se tenait debout.

Si rapides qu'eussent été ces constatations, elles venaient après une autre qui frappait aussi désagréablement mes sens que ma pensée. Une odeur de 14 chloroforme saturait l'atmosphère. Moi qui venais de suffoquer à demi sous mon bandeau, je ne pus supporter l'asphyxiante impression. En même temps, je m'en alarmai comme médecin.

—«De l'air... Il faut de l'air, ici,» m'écriai-je.

La personne qui se trouvait près du lit ayant fait une espèce de geste vague,—plutôt négatif,—je me dirigeai résolument vers une des fenêtres, pour l'ouvrir moi-même. Les volets pleins qui s'y appliquaient à l'intérieur résistèrent à tous mes efforts. Il en fut de même aux deux autres croisées. Munis d'une fermeture hermétique, ils ne bougèrent pas plus que le mur même. Cette constatation m'incita à tâter les serrures des portes. Les portes étaient closes aussi solidement que les volets.

L'inquiétante impression ramena ma main, meurtrie par la lutte, vers une petite sacoche suspendue à ma ceinture, où j'avais eu soin de placer, ce soir-là, comme toujours pour mes sorties nocturnes, un revolver,—d'ailleurs minuscule et peu redoutable, un revolver-bijou. Je possédais toujours la sacoche, mais on en avait enlevé le revolver,—fort adroitement, je dois le dire, je ne m'en étais pas aperçue. Une exclamation indignée m'échappa.

—«Où suis-je?» m'écriai-je, presque avec fureur, en revenant vers la femme immobile. «Quel est ce guet-apens?

—Chut!...» fit-elle, posant un doigt sur ses lèvres, et me désignant la forme torturée qui se convulsait sous les couvertures.

Étrange chose... Extraordinaire instant. 15

La femme... (une créature assez jeune, insignifiante, la silhouette enveloppée d'une blouse d'infirmière)... son expression soumise et irresponsable, son geste de compassion profonde, sa mimique instinctive, mais vraiment sublime, qui semblait dire: «Qu'importe!... Voici de la douleur, et le reste n'est rien...» Ceci me bouleversa, me transforma, me fit tout oublier. Une voix secrète me suggéra: «Tu es médecin... agis... soulage.» Le lieu où j'étais, ce que j'y pouvais craindre, la violence qui m'avait été faite,—tout disparut, la peur aussi bien que la colère, la curiosité comme la volonté d'observation. Il ne me resta que l'exaltation du devoir professionnel et la pitié.

Je me penchai vers le lit—sans même arrêter longtemps mes regards sur cette femme, qui n'avait pas encore prononcé un mot, et dont la seule attitude venait de m'impressionner jusqu'à changer mon état d'âme. En écartant le drap, je compris pourquoi je n'avais pas encore pu distinguer qui s'y trouvait.

La personne qui gisait là portait une sorte de serre-tête, comme ceux qui cachent le front et les cheveux des nonnes, sous la cornette. Ce linge blanc sur l'oreiller blanc, et qu'un système compliqué de rubans fixait à une robe de nuit à grande collerette pierrot où s'engloutissaient le menton et les oreilles, ne formait qu'une seule masse d'où émergeait bien peu de visage. Et ce peu de visage n'était guère moins blanc que le reste. La seule couleur différente—je ne le sus pas tout de suite—était celle des prunelles. Elles me parurent, quand je les vis, très 16 sombres, d'un brun velouté, peut-être noires. Pour le moment, les paupières les recouvraient. Ces paupières abaissaient sur les joues une frange de cils tellement courte et régulière qu'elle devait avoir été rognée avec des ciseaux, pour que l'expression des yeux devînt ainsi méconnaissable. Dans le même but, assurément, les sourcils avaient été rasés. Bien que la complexion fût d'une brune, je ne pouvais préjuger de la nuance des cheveux,—du moins de la nuance qu'adoptait cette jeune femme pour sa chevelure, étant données les fantaisies de coloration et de décoloration que l'art capillaire facilite.

Comment la reconnaître jamais?

Ce masque blêmi, sans expression, sans parure, dénué de sourcils, presque de cils, étroitement encadré de ces blancheurs de linceul, qui sait?... Dans l'éclat de la santé, de la vie, de la joie, avec la grâce d'une coiffure seyante, c'était peut-être une image de séduction. Des cœurs passionnés l'évoquaient peut-être en se consumant de désir.

Hélas!...

Les traits me parurent délicats, réguliers. La distinction se marquait au galbe allongé de l'ovale, à je ne sais quoi de fin et de fier, qui subsistait malgré cet affreux appareil, et malgré les crispations de souffrance. Elle se décela également à l'élégance des attaches et des mains, lorsque je poursuivis l'examen de ce pauvre corps labouré par de terribles douleurs. Mais la disproportion des jambes et des pieds me frappa. Les muscles des jambes surtout, bien que d'un dessin remarquablement pur, ne se rapportaient 17 pas, par leur développement et leur fermeté, à la gracilité fluette des bras. On aurait dit qu'une gymnastique spéciale avait exercé les unes sans jamais faire travailler les autres. Mais la nature offre souvent, sinon toujours, cette espèce d'inachèvement ou de désharmonie, qui force les sculpteurs à faire poser plusieurs modèles pour obtenir un type complet de perfection plastique.

Un fait certain, c'est que j'avais sous les yeux une très jeune créature.

L'état qu'elle présentait à un examen médical fût resté incompréhensible si l'odeur du chloroforme répandue dans la chambre ne l'eût expliqué. L'influence de cet anesthésique, administré à une dose déraisonnable, imprudente—sinon criminelle—suffisait à la rendre inconsciente et à paralyser presque entièrement le travail de la maternité,—du moins le travail volontaire, celui où l'organisme se détermine sous l'éperon de la douleur.

Inconsciente, elle l'était. Mais non insensible. Sa chair torturée gémissait,—plaintif gémissement qui déchirait le cœur. Et, sans doute, à cette lamentation physique, se mêlait le cri d'une détresse obscure... Mais le cerveau ne discernait plus, ne répartissait plus la part cruelle des fibres saignantes, et l'autre part,—plus cruelle peut-être, de l'âme angoissée.

—«Qu'a-t-on fait!...» murmurai-je. «Sans l'intervention du chloroforme, tout se fût passé normalement. Tandis qu'à présent le pire est à craindre. Qui a osé appliquer ce stupéfiant avec une prodigalité si coupable?»

18 Je levai les yeux vers l'infirmière. Non pour une réponse positive à ma question, mais pour un éclaircissement quelconque, dont je pusse tirer parti.

Elle me considérait avec anxiété, sans répondre. Et comme je lui dis encore quelques mots, renforcés par toute l'autorité dont j'étais capable, en appelant à sa conscience pour me venir en aide, elle finit par proférer des sons qui me furent totalement incompréhensibles. Elle parlait une langue sans aucun rapport avec celles que j'avais jamais entendues. Je ne rencontrai aucune syllabe familière dans ce que me dit cette femme. Pourtant elle parut ensuite comprendre certains ordres que je lui donnai, certains noms d'objets que je la priai de me passer, lorsqu'elle s'appliqua, sous ma direction, à joindre aux miens ses efforts pour sauver la malheureuse jeune mère et son enfant. Jouait-elle un rôle imposé? Était-ce réellement une étrangère assez fraîchement débarquée de son pays pour ne pas connaître un seul mot de français? Que sais-je? Pour moi, dans le drame, elle n'était qu'une comparse très inférieure. La chance voulut qu'elle eût une sensibilité compatissante, beaucoup de bonne volonté, des gestes précis et agiles. Grâce à cette triple disposition, elle coopéra très efficacement à l'œuvre de salut que je m'efforçai d'accomplir, et dont, à certaines minutes, j'eus lieu de désespérer.

Combien dura cette œuvre? Pendant combien d'heures cette inconnue et moi disputâmes-nous à la mort l'autre inconnue,—presque cadavre par la rigidité effrayante,—et appelâmes-nous désespérément 19 à la vie l'infortuné petit être, qui faillit avoir pour tombeau le sein glacé où toute palpitation s'éteignait? Je ne sus pas quand la nuit fit place au jour. Si l'aube grise de novembre filtra par quelque interstice des volets, je ne m'en aperçus pas. L'électricité nous éclairait abondamment.

Par bonheur, rien ne me manqua de tout ce qui pouvait être nécessaire aux soins spéciaux que je prodiguai. Ma trousse était complète. Et, pour ce qu'elle ne fournissait pas, je le trouvai là, sur cette table, où s'étalait tout un appareil d'infirmerie. La garde me préparait tout, en personne d'expérience. C'était elle, probablement, qui s'était munie de si prévoyante façon.

Nous n'en pouvions plus, ni elle, ni moi, lorsque l'enfant vint au monde. J'évaluai plus tard, à peu près, la durée de notre effort, de notre veille, de notre jeûne, et je ne m'étonnai plus de notre excessive fatigue. Nous n'avions rien pris que du café très fort, bien qu'une religieuse (une véritable, cette fois, ou celle de la voiture?... je n'y fis pas attention) fût venue à deux reprises nous apporter un plateau chargé d'aliments.

Enfin, nous entendîmes crier, respirer, ce bébé, que j'accueillis dans le monde avec une pitié infinie.

C'était donc moi qui lui offrais le premier sourire de tendresse!... Moi, si éloignée de son destin, amenée de force en cette chambre où il naissait,—moi qui ne savais rien de lui, sinon qu'il entrait dans la vie sous de bien lugubres auspices.

Sa mère n'avait pas conscience qu'il fût là. Les 20 yeux clos, peut-être pour toujours, elle ignorait l'orgueil et la joie de posséder un fils. L'appellerait-elle jamais de ce nom?... Si la mort ne l'en privait pas,—comme cela paraissait probable (la malheureuse n'avait plus que le souffle!...)—quelque fatalité terrible lui arracherait ce trésor.

Quel dommage! Il était si beau, ce nouveau-né! Robuste, solide, bien constitué, le petit gaillard ne demandait qu'à vivre. Un peu noir de suffocation à la première minute, il eut vite fait de mettre en jeu ses poumons—ce qui nous valut quelques bons cris bien perçants, et ce qui éclaircit aussitôt son mignon visage.

Je mis un baiser sur ce petit front.

—«Pauvre enfant!» murmurai-je. «Au moins quelqu'un t'aura souhaité la bienvenue. Et tu n'auras pas tout à fait été dépourvu de caresses à ton premier jour.

—Ainsi, c'est un garçon,» dit une voix d'homme.

Je tressaillis de saisissement.

Depuis que l'infirmière, après avoir lavé l'enfant, me l'avait mis dans les bras pour s'occuper de la mère, je m'étais assise, accablée. La réaction s'opérait en moi, après tant d'émotions et d'efforts. Peut-être une demi-torpeur m'engourdissait-elle. Certainement, quelque chose m'avait échappé. Je ne saurais affirmer maintenant rien de net sur l'entrée de cet homme. Ma compagne lui avait-elle envoyé un message, un signal? S'était-elle absentée pour le prévenir? Les cris de l'enfant l'avaient-ils attiré? Comment n'avais-je pas entendu, ni vu, qu'une porte 21 s'ouvrait? Autant de questions insolubles, et, d'ailleurs, sans intérêt.

Mais quel sursaut lorsque cette voix mâle me frappa! Je levai les yeux.

Un personnage de très haute taille, de forte carrure, s'approchait, se penchait curieusement. Son désir de voir était si manifeste, que, d'un geste machinal, je soulevai vers lui le nouveau-né. Du moins, mes mains firent ce geste. Ma pensée n'y prit point part. Elle se tendait toute, et mes yeux aussi, dans une application intense, pour observer l'homme et pour garder de lui quelque trait.

Un masque lui couvrait le visage, emprunté sans doute à un accoutrement d'automobiliste. Les yeux disparaissaient derrière le miroitement des verres, et une espèce de bavolet tombait plus bas que le menton. Je ne puis donc signaler que sa taille presque colossale. Sa tenue était quelconque. Un costume de sortie, non pas un négligé d'intérieur. Il parlait le français avec pureté, sans accent. J'étudiai ses mains,—soignées, sans physionomie caractéristique, et dépourvues de bagues.

—«Vous êtes le père?» demandai-je.

Sans avoir eu l'air d'entendre la question, il me parla:

—«Grâce à vous,» dit-il, «cette femme et cet enfant sont sauvés...

—L'enfant,» soulignai-je.

—«L'enfant seulement?» questionna-t-il avec un accent d'inquiétude.

—«Je le crains. On a commis un vrai crime 22 en employant le chloroforme comme on l'a fait. Cette pauvre jeune femme...»

Il se détourna, fit un pas vers le lit, puis engagea un colloque avec l'infirmière, dans la langue de celle-ci. Au bout d'un moment, il revint à moi, et, sans plus me parler de l'accouchée, il reprit:

—«On va vous reconduire, mademoiselle, avec les mêmes précautions qu'on a prises pour vous amener. Je m'excuse de ce qu'elles ont de désagréable pour vous, mais... impossible autrement.

—Je ne veux pas qu'on me touche!» m'écriai-je avec véhémence. «Je me banderai les yeux. Qu'on s'en assure! Mais, au nom du ciel, si vous êtes le maître ici, empêchez que des valets offensent une femme si indignement.»

Pendant que je débitais ceci d'une haleine, l'homme, sans s'émouvoir, sortit un portefeuille de sa jaquette, l'ouvrit, en tira une liasse de billets de banque:

—«Mademoiselle... permettez-moi... Ce n'est qu'une juste rémunération...

—Non, monsieur.

—Cependant...

—Non, monsieur.

—Mais... des honoraires...

—Ce ne sont pas des honoraires. C'est le prix d'une complicité. Je ne sais laquelle. L'ignorant... je n'accepte pas.

—Vous avez donné vos soins à Madame.

—Comme je les lui aurais donnés au bord d'une route, dans une salle d'hôpital... Non, monsieur, 23 gardez votre argent... Comme vous gardez votre masque.»

Il se mit à rire... Un rire qui me fit un peu peur.

Du lit vint un long soupir. Puis des mots balbutiés... des mots d'hallucination sans doute... Je ne les saisis pas.

—«Prenez garde,» repris-je. «Le moindre bruit l'agite. Et si la fièvre s'en mêle...»

Il baissa la voix.

—«Il faut pourtant que vous m'écoutiez, mademoiselle. Je ne puis vous parler ailleurs. Vous ne sortirez d'ici que comme vous y êtes entrée.

—Qu'avez-vous à me dire?

—Ceci: je suis le maître de mon secret, et je n'entends pas qu'on s'en mêle. Une indiscrétion vous coûterait cher.

—Je suis mieux tenue que par vos menaces, monsieur. Par mon honneur professionnel.

—Si vous aimez quelqu'un au monde, ne lui parlez jamais de ce que vous avez vu ici.

—Je n'ai rien vu... qu'un enfantement pénible, et singulièrement compromis par une application intempestive de chloroforme.

—Silence!...»

Je me tus. Lui aussi.

J'avais remis le nouveau-né à la garde. Elle l'habillait, l'emmaillotait avec de grandes précautions. L'homme jeta un coup d'œil de son côté, puis reprit, non sans hésitation, et tellement bas que je l'entendis à peine:

—«Cet enfant... Il doit disparaître.»

24 Comme pour arrêter mon mouvement de révolte, il me saisit le poignet.

—«On ne lui fera aucun mal. Je ne pourrais en souffrir la pensée. Mais on l'abandonnera. Voulez-vous le remettre à l'Assistance?

—Moi!

—Je vous connais, mademoiselle. C'est à bon escient que je vous ai choisie. Si vous l'emportez, je serai tranquille pour son existence. Autrement, ce sera le hasard du grand chemin, le seuil d'une église... la borne. Il m'en coûterait.

—Quelle infamie!

—Ne jugez donc pas ce que vous ignorez.

—Je n'ignore pas que vous êtes un père infâme.

—C'est là que vous jugez à faux, précisément.»

Un éclair me traversa l'esprit. Cet homme pouvait être le mari sans être le père. Il se vengeait. Atroce vengeance!

—«Vous volez un enfant à sa mère. Peut-on commettre un crime plus abominable!

—J'ai fait venir un médecin, non un confesseur,» ricana-t-il. «Oui ou non, emportez-vous ce petit? ou bien l'exposera-t-on?...»

Je regardai le feu de bois, qui n'avait cessé de brûler dans la cheminée. Au dehors, c'était novembre... Un frisson courut dans mes veines.

—«J'emporte l'enfant,» déclarai-je.

—«Pour le remettre à l'Assistance?

—Qu'en puis-je faire d'autre, hélas? Je suis une jeune fille... et sans fortune.

25 —C'est bien sur cela que j'ai compté. Cependant, voulez-vous me jurer?...

—Je le jure.

—Sur toutes vos chances de bonheur en ce monde.

—Sur toutes mes chances de bonheur! Ce n'est pas un fameux serment.

—Alors... sur votre vie.

—Oh! sur ma vie aussi... tant que vous voudrez. Donnez-moi ce pauvre être, et que je parte d'ici! Grands dieux!... que je parte d'ici!...»

Une lassitude, un dégoût, une horreur sans nom. J'avais le sentiment d'être, non la victime, mais la complice, d'une machination odieuse. Et pourtant... Que pouvais-je?

Avant de s'éloigner, l'inconnu essaya encore de me faire accepter les billets de banque. Je les repoussai avec plus d'écœurement que la première fois.

A peine avait-il quitté la chambre, que des gens s'y précipitèrent. Je fus saisie. Un voile m'enveloppa la tête. Mais je me débattis si violemment, et avec un tel cri, qu'une espèce de désarroi rompit l'effort de mes agresseurs. J'en profitai pour m'élancer vers l'infirmière et pour lui enlever l'enfant.

—«Qu'on le laisse, au moins,» criai-je, «recevoir un baiser de sa mère!»

Ceux qui étaient là comprirent-ils? Eurent-ils pitié? Je ne sais. Mais ils m'accordèrent le temps de porter le petit être contre les lèvres de celle qui l'avait si tragiquement mis au monde.

La malheureuse eut alors,—chose extraordinaire,—comme 26 un éclair de conscience. Peut-être le cri que j'avais jeté,—sans en modérer l'accent, cette fois,—venait-il de l'arracher à l'anéantissement de sa faiblesse et à la torpeur du stupéfiant, dont l'action n'était pas encore dissipée. Je rencontrai ses yeux ouverts,—un lucide, un poignant regard. Deux larges prunelles d'ombre. L'absence de sourcils, et presque de cils, les rendaient effarées, hagardes. Elle les fixa d'abord sur moi, puis sur son fils. Que discerna-t-elle? Quelle suprême anxiété réveilla sa pauvre âme? Un balbutiement s'échappa de sa bouche, lorsque j'en détachai la petite tête de son enfant. Penchée sur elle, j'entendis très distinctement ce nom répété à deux ou trois reprises:

—«Serge... Serge...»

Puis, plus clairement encore:

—«Mon Serge adoré!...»

Ce fut tout. Car les assistants, s'apercevant qu'elle parlait, se doutant, à mon attitude, que j'épiais avec ardeur les paroles qui lui échappaient, mirent à cette scène la fin la plus brutale. Étouffée, aveuglée, entraînée, je ne pressentis même pas ce qu'était devenu l'enfant. Mon impression fut qu'on me l'enlevait pour tout de bon. La crainte que j'eusse recueilli la clef de cette énigme changeait sans doute à mon égard les dispositions prises.

Un regret m'effleura le cœur. Et tandis qu'on m'installait,—sous bonne garde et solidement tenue,—dans une voiture (sans doute l'auto du premier voyage), je n'avais qu'une sensation: le froid soudain 27 sur ma poitrine à la place vide du petit corps tiède que j'y avais pressé.

—«Oh!» me disais-je, avec un chagrin qui me surprenait moi-même, «que va-t-on faire de cet innocent, puisqu'on renonce à me le confier?»

Le retour fut pareil à la dernière partie de l'aller. Je ne pus ni bouger, ni rien voir. Toutefois, je perçus, sous mon bandeau, qu'il faisait jour.

«La nuit a été longue. C'est le matin,» pensais-je.

Cette clarté—très vague pour moi—au lieu de s'aviver, diminua. L'entrée de la forêt, sans doute, ou la gêne de ces étoffes enroulées, dont ma vision s'offusquait. Aucune lueur ne revint. Au contraire, les ténèbres s'épaissirent. J'en fus troublée. Je ne concevais pas ce que je devais constater tout à l'heure: le jour avait passé. Le crépuscule, puis la nuit, lui succédaient.

Encore une fois, il me fut impossible, même approximativement, d'évaluer la distance parcourue.

Le moment vint où l'auto s'arrêta.

On m'en sortit, paralysée, engourdie d'avoir été maintenue longtemps immobile. On me fit asseoir. Et j'attendais qu'enfin on dégageât ma tête, lorsque j'entendis le roulement de l'auto qui repartait à toute vitesse. Aussi rapidement qu'il me fut possible j'arrachai l'étoffe qui m'aveuglait. J'y parvins, non sans peine. Il me fallut plus de temps encore pour me reconnaître, pour identifier le lieu où l'on m'avait amenée.

La nuit était profonde, l'heure devait être avancée. 28 Un grand silence régnait sur la campagne. Le bruit même de l'auto ne me parvenait plus. Personne autour de moi.

D'abord, j'avais cru être assise sur un banc. Puis mes yeux, s'habituant à l'obscurité, distinguèrent autour de moi des masses blanchâtres. Je me rappelai avoir remarqué, non loin de notre maison, des blocs de pierre, matériaux de construction, dont la disposition s'évoqua devant ces formes identiques. Mais n'était-ce pas près d'un terrain déjà enclos d'une grille?

Je me retournai. Voici la pâleur régulière du mur... les raies noires des barreaux... Alors je me trouvais à deux pas de Claire-Source!

Avant de me lever, je tâtai de la main près de moi, car j'avais cru me rendre compte qu'on y déposait ma trousse. Mes doigts en palpèrent le cuir... Puis... qu'était-ce? Un paquet assez gros, plus moelleux. Une petite plainte faible, sourde... Mon oreille se tendit. Mes mains tremblantes s'avancèrent... Étrange émotion... Je ne respirai plus... Si l'enfant n'avait pas été là, j'eusse éprouvé une déception atroce.

Mais il y était. Je serrai contre mon cœur cette vague chose emmaillotée, ce petit être, plus seul au monde que je n'étais seule dans la grande nuit, dans le grand silence, formidable, solennel.

Un souffle passa sur nous. Les branches nues des bois craquèrent...

Comment dire l'exaltation, la mélancolie d'une telle minute?... Une révélation terrible des profondeurs perverses de la vie venait de bouleverser ma 29 jeunesse. Mon corps brisé de fatigue n'était pas moins endolori que mon âme. La nuit de novembre, sinistre, sans lune, que j'affrontais seule pour la première fois, me sembla pleine d'épouvante. Ivre de tristesse, j'appuyai davantage sur mon cœur l'enfant... l'enfant rejeté, inconnu. Le regard de sa mère, le seul regard lucide de cette infortunée, le seul regard qu'elle poserait jamais sur son fils, me perça de nouveau. Mes sanglots éclatèrent. Je crois encore les entendre s'élever, sans écho, dans la dure nuit.

—«Petit enfant... petit enfant...» murmurai-je. «Je t'aimerai, moi!... Je t'aimerai. Ils me tueront s'ils veulent... Je ne t'abandonnerai pas.»

30

II
VERS LA MORT

C'est en terminant cette première partie des confidences de Francine, que Raymond Delchaume fit arrêter l'auto en pleine forêt de l'Isle-Adam. Le décor s'harmonisait avec la poignante lecture. Le soir d'octobre enténébrait les espaces peuplés d'arbres. Déjà, sous les futaies, le crépuscule devenait de la nuit. Au-dessus de la large route, un peu de clarté pleuvait encore du ciel gris perle. A cette clarté défaillante, Raymond, dans la voiture découverte, s'était arraché les yeux pour lire, pour lire encore...

Maintenant, il savait.

Qu'importait le reste? Il le connaissait, le dénouement effroyable. Il avait reçu dans ses bras sa femme, sa toute jeune femme,—trois ans, mon Dieu!... après cette sinistre aventure,—lorsqu'elle rentra au nid de leur amour, éperdue, ensanglantée, mourante... Oh! l'agonie presque muette... Les lèvres qui n'osaient parler,—dans la crainte (il le comprenait maintenant) de l'exposer au même sort. Et les yeux... ces pauvres 31 yeux, avec leur prière désespérée. Quelle torture, le mystère de cette fin atroce! Enfin le voici donc dévoilé!...

Ce qui montait du cœur de Raymond, ce qu'il devait à cette morte innocente, à cette martyre, c'était le cri de délivrance, de justification. Sa poitrine en éclatait. Comment ne l'eût-il pas jeté à l'univers, ce cri, à la Nature, à la forêt recueillie, aux premières étoiles... Voilà pourquoi il sauta sur le chemin, renvoyant la voiture, lui faisant prendre de l'avance, haletant du désir d'être seul. Et voilà pourquoi, lorsque se fut éteint le roulement de la machine, lorsque la lueur des phares se fut dissoute dans les ténèbres, le jeune homme tomba sur les genoux, et cria, fou d'une joie plus déchirante que la douleur:

—«Francine!... ma Francine, à moi... toute à moi... Ce n'est pas ton enfant!... ce n'est pas ton enfant!... ce n'est pas ton enfant!...»

«Ah!» soupirait-il ensuite,—balbutiant, parlant à mots décousus, à voix haute, comme un insensé, tandis qu'il marchait sur la route pâle, entre les profondeurs baignées de ténèbres,—«ah! ma Francine... ah! bien-aimée... du moins je n'ai pas douté de toi, de la beauté de ton âme... Tu sais... tu sais... j'ai été jusqu'à l'aimer, cet enfant... je l'ai fait mien... Et pourtant l'idée que tu t'étais donnée à un autre!... l'idée surtout... oui... cela, c'était pire... me rongeait... l'idée que tu ne m'avais pas avoué ton erreur, ou ton malheur... que tu t'étais défiée de mon 32 amour... Francine... où que tu sois, dans l'abîme de la mort, dans l'abîme des choses éternelles... il est impossible que tu ne saches pas... que tu ne le sentes pas, cet amour, qui, de toi, acceptait tout, même ce qui l'eût tué s'il n'avait été plus fort que la jalousie, plus fort que l'orgueil... Eh bien, oui... je suis heureux, je suis heureux d'avoir traversé cette épreuve... de connaître seulement après des mois de souffrance la vérité qui te justifie. Cette vérité... elle ne me rend pas ta mémoire plus sacrée, plus chère... Et cependant... si... oh! si... douce adorée!... Et elle me délivre!... Elle me délivre!... Elle me délivre!...»

Ainsi pensait, parlait le jeune docteur, dans l'égarement, le désordre, d'une révélation qui bouleversait tout en lui.

Raymond parcourut sans s'en apercevoir les trois kilomètres de route avant la sortie de la forêt. Dans la même inconscience, il passait à côté de l'automobile qu'il avait louée pour le ramener à Paris. Mais le chauffeur guettait ce fantaisiste client.

—«Monsieur!... monsieur!... me voilà! Je suis là.

—Hein?... Qu'est-ce...? Que me voulez-vous?... Ah! c'est vrai...»

Et, sautant dans la voiture:

—«Eh bien, allez... marchons.»

La course rapide, dans l'air vif, le restituait à son rêve. Toutefois, une ordonnance, une logique, 33 des déductions s'esquissèrent dans ce net esprit.

Et, d'abord, quelle attitude devait-il adopter? Quelles résolutions prendre?

Le message posthume de Francine,—découvert le matin même, par un si prodigieux hasard, entre les feuillets de l'ancien livre de prix, dans la petite maison de Claire-Source, lui parvenait dans un moment critique.

Eh quoi!... ce manuscrit mille fois précieux, il était en partie la cause d'une nouvelle fatalité. N'était-ce pas l'affolement de l'avoir trouvé,—enfin!—qui, distrayant Raymond de sa vigilance, avait permis le rapt de l'enfant? L'enfant... Toute l'attention ardente de Delchaume se concentra soudain sur lui. Que serait-il désormais, ce petit François?—le petit Serge de nounou Favier—Serge... naturellement... Le dernier mot... presque le seul mot, de sa mère. La raison apparaissait pour laquelle Francine, sa marraine, l'avait baptisé ainsi.

Mais il n'était plus question de Serge, né de père et mère inconnus. Raymond, dans son incomparable amour, dans son immense pitié pour la morte, avait fait sien cet enfant qu'il supposait celui de Francine. Reconnu par lui, François Delchaume était légalement son fils. Et on le lui avait pris! Qui? Nul doute. L'auteur de l'enlèvement ne s'en cachait pas. Cette carte de visite, la carte du prince Boris Omiroff, signait le crime.

34 Boris Omiroff...

Comme, tout à l'heure, l'image de l'enfant, voilà celle de l'insultant ennemi qui s'évoquait... Raymond fixa mentalement sa vision étonnée sur ce visage. Quel changement encore! La perspective se transformait. Tout se déplaçait: les êtres, les sentiments, les rapports. Cette physionomie du Russe, la face agressive, la haute silhouette, la brutale beauté, il pouvait donc maintenant contempler cela sans l'atroce évocation... sans que surgisse à côté, comme une vapeur qui se condenserait, qui, peu à peu, prendrait une figure de femme...—supplice sans nom!—celle de Francine, et qui, malgré tout l'effort de sa volonté, glisserait, caressante... caressée... entre les bras... Ah! cela... c'était fini. Jamais plus!... jamais plus!... Raymond en purifiait sa pensée... Ce prince abominable... elle ne lui avait pas appartenu... «Pardon, Francine, pardon!»

Le haïssait-il moins?

Non. Sa haine évoluait, ne diminuait pas. A cette image, une autre se substituait,—d'horreur moindre—mais tout aussi détestable d'audace, de cruauté. L'homme, au pied du lit de l'accouchée, cet homme de haute taille, despote arrogant,—c'était bien lui! Combien reconnaissable sous le masque! Raymond le voyait, dans la chambre inconnue, la chambre saccagée par son ordre, avec une victime agonisante, tandis qu'il offrait de l'argent à son autre victime, à celle 35 dont il avait dévasté la vie, en attendant que, plus tard, il la fasse assassiner, à la douce Francine—qui se révoltait devant l'odieux salaire,—pauvre enfant!

«Il expiera... Le châtiment l'atteindra. Et maintenant,» pensait Delchaume, «je le tiens suspendu sur sa tête, ce châtiment. Ce que je connais de la dernière nuit de ma malheureuse femme, joint à ces révélations écrites... l'enlèvement de l'enfant... que de preuves! A peine, à cette chaîne si bien reconstituée, manque-t-il quelques chaînons... Le témoignage de Tatiane Kachintzeff... un jet de lumière!...»

Tatiane... A ce nom le jeune homme tressaillit douloureusement. Pauvre fille! en prison, au secret, compromise dans l'affaire des explosifs, inculpée de complicité dans le complot contre la vie d'Omiroff, précisément... Pourrait-il la faire citer? La croirait-on? N'aggraverait-il pas sa situation, à elle, sans profit pour l'œuvre de justice qu'il entreprenait? Tatiane... Il s'attarda au souvenir de l'étudiante. Il reconstitua mot à mot ce qu'elle lui avait appris. Avec quelles réticences, quel trouble effrayé, elle insinuait ce dont Boris était capable! On eût dit qu'elle gardait des secrets terrifiants... Savait-elle quelque chose de cette naissance mystérieuse?... Dévoilerait-elle la personnalité de la mère?... Avait-elle été mêlée?... Cette jeune femme près du lit, si c'était elle...

Le raisonnement intervint, chez Raymond, 36 pour retenir l'imagination emportée. Ses conjectures faisaient fausse route. Non, Tatiane ignorait tout de ce drame-là. Autrement, elle n'aurait pas pris le change. Elle n'aurait pas cru, elle aussi, que Francine Delchaume était la maîtresse du prince, et la mère...

Dans cette folie, dans ce désordre, dans cette fièvre, Delchaume s'avisa qu'il atteignait Paris. L'arrêt de l'auto, à la grille, devant l'octroi, interrompit sa méditation effrénée, lui rendit le sens du réel.

«Ah!» pensa-t-il, se rappelant soudain pourquoi il revenait ainsi à toute vitesse, «je vais voir dans quelques heures le chef de la Sûreté. Tout... je lui dirai tout. Puisque ce misérable Omiroff m'a refusé la satisfaction d'un duel, je le livrerai à la justice comme le malfaiteur qu'il est...»

Était-ce aussi simple?... La secousse d'un revirement fit osciller sa résolution:

«Mais alors?... Il faudra reconnaître que l'enfant est à lui... qu'il avait le droit de me l'enlever... Cet enfant que ma Francine a sauvé, que j'ai fait mien... Mon petit François... Petit François!...»

—«A quelle adresse faut-il vous conduire, monsieur?» demanda le chauffeur.

Raymond hésita une seconde. A dix heures seulement, il avait rendez-vous avec le chef de la Sûreté. Il n'en était guère plus de six et demie. L'intention de tout à l'heure, en quittant Claire-Source, 37 persistait au fond de lui: se rendre avant tout chez Flaviana. Comme ce serait doux d'apporter son cœur brûlant, tourmenté, à cette amie délicieuse!... Il crut la voir, l'entendre... Noble créature... En ce moment, elle s'apprêtait à partir pour le National-Lyrique. Paradoxe... une telle femme, étoile de la danse... Et cependant, non. Son art, la poésie qu'elle y mettait, c'était encore si bien elle!

«Je ne puis pas lui dire toute la vérité. Même si j'étais déterminé à la mettre au courant, le temps me manquerait. Que sait-elle? Si peu de chose, puisqu'elle me croit le père de François. Elle adore cet enfant... Ce serait mal à moi de lui apporter brièvement, brutalement, à l'heure où elle doit monter en scène, la nouvelle de sa disparition... Quel chagrin elle en éprouvera!...»

Ces réflexions, rapides, s'ébauchèrent dans la pensée tumultueuse de Delchaume, tandis que le chauffeur attendait son ordre. Le jeune docteur prononça presque tout haut:

—«D'ailleurs, j'ai mieux à faire...»

Puis, devant la mine interloquée de son conducteur, que lui révélait la lumière d'un bec de gaz, il jeta sa propre adresse:

—«Rue du Général-Foy.»

Rentré chez lui, Delchaume, après un coup d'œil sur la liste des clients venus à sa consultation, et qu'avait reçus son remplaçant, refusa de dîner, s'enferma dans son cabinet de travail.

38 C'était l'ancien cabinet de Francine.

En ce ménage de deux docteurs, avant que la mort ne l'eût brisé, la jeune femme gardait, pour la réception de sa clientèle—surtout féminine,—la pièce la plus élégante, la mieux exposée. Au lendemain de son veuvage, le mari au désespoir—amant plus que mari, et en deuil d'un bonheur si court!—ne voulut pas dépayser sa douleur, ses souvenirs. Il garda l'appartement de la rue du Général-Foy,—le cher appartement installé avec tant de soins, tant de goût, témoin de tant de joie, de tant d'espoirs! Et il prit, comme sanctuaire de son labeur, le cabinet de Francine, où il sentait flotter plus constamment, plus près de lui, l'âme vaillante et tendre de l'adorable compagne perdue.

Ce soir, lorsqu'il y rentra, il plaça sur son bureau, dans la clarté de la lampe électrique, le livre qu'il rapportait de Claire-Source. Avant de le rouvrir, pour y trouver la suite des confidences tragiques, interrompues par la tombée de la nuit, il contempla encore l'extérieur de l'humble volume. Sur la couverture, à teinte jadis vive, aujourd'hui fanée, aux dorures éteintes, il relut le titre:

LA GUIRLANDE DES MARGUERITES

Il lui sembla entendre la pauvre voix mourante balbutier ces mots étranges:

«Mon secret... dans la guirlande des marguerites, à Claire-Source.»

39 Qui donc ne s'y serait trompé comme lui? Dire qu'il avait fouillé la corbeille des fleurs vivantes, alors que ces tristes fleurs mortes se fermaient sur le frémissant mystère, parmi les autres livres, dans la petite bibliothèque, au fond de l'ancienne chambre de jeune fille, où flottait un si nostalgique parfum!...

La reliure soulevée montrait, collé à la feuille de garde, un bulletin à vignette, mentionnant le prix d'excellence accordé à l'élève Francine. Ensuite commençaient les biographies, illustrées par les traditionnels portraits, des Marguerites,—reines, princesses ou artistes,—célèbres dans l'histoire. Mais des feuillets avaient été coupés et remplacés par une sorte de cahier d'une épaisseur équivalente,—le manuscrit.

Raymond passa rapidement sur ce qu'il avait lu,—dévoré plutôt,—deviné presque, sous la nuit envahissante qui lui disputait les mots. Le récit s'arrêtait d'ailleurs peu après le passage où il avait dû fermer le livre, et à la suite duquel il avait bondi hors de l'auto, pour être seul, pour tomber à genoux, pour exhaler son transport dans la solitude. La fin de ce récit narrait, en quelques mots, une coïncidence qui détermina, facilita, la résolution prise par Francine de faire elle-même élever l'enfant. Une pauvre brave femme du village de Champagne,—pays de Claire-Source,—la garde-barrière, venait de perdre un bébé de quelques jours, qu'elle commençait 40 d'allaiter. Lui mettre au sein le petit nouveau venu, c'était doublement une bonne action. On la sauvait, et l'on assurait à l'enfant une tendresse exclusive, maternelle. Francine mentionnait la circonstance et ajoutait:


La nourrice s'appelle Mme Favier. Elle est femme du garde-barrière, à la halte de Champagne. Je vais faire un testament en sa faveur, du peu que je possède, et que j'augmenterai en exerçant la médecine, à la condition qu'elle continue à servir de mère à l'enfant, au cas où je viendrais à mourir. Je connais assez cette excellente créature pour souhaiter cela au petit abandonné, s'il me perd.

Je me rends bien compte que, par une telle mesure, je confirmerai le soupçon qui, déjà, doit naître autour de moi, que je suis la mère. Qu'importe!

J'ai dit à tous que j'avais trouvé ce pauvre ange sur le chemin, contre notre grille, et je l'ai fait inscrire à la mairie de Champagne sous le nom de Serge. Comme il lui fallait un nom de famille, j'ai cherché sur le calendrier, où, juste à côté de Serge, on voit saint Bruno. Mon filleul sera donc Serge Bruno.

Je l'ai tenu sur les fonts baptismaux avec l'honnête Favier, son parrain. Par délicatesse, le brave homme m'a dit:

—«Puisqu'il vous appellera «marraine», docteur Francine, je ne lui permettrai pas de m'appeler «parrain». Ça serait trop familier avec vous, pas convenable. Il trouvera bien lui-même...»

41 Sur quoi, sa femme l'interrompit en souriant:

—«Bah! c'est pas demain qu'il va parler, ce pauvre petit cœur.»

Me voilà donc en possession d'un enfant, dont j'accepte la charge, et dont on m'attribuera plus tard,—sinon tout de suite,—la maternité. Je ne m'en trouble pas autrement. J'en éprouve une espèce de joie, peut-être même un peu de fierté. Nul n'a le droit de me demander compte de mes actes. Ma bonne tante Stéphanie, elle, sait à quoi s'en tenir. Elle m'a vue dans ma chambre la veille et le lendemain de l'aventure,—de cette aventure qui a duré une trentaine d'heures.—Tout ignorante de la vie qu'elle soit, et bien qu'ayant coiffé sainte Catherine depuis longtemps, elle sait qu'on ne recueille pas les bébés dans les choux, et que je ne puis avoir mis celui-là au monde. Sa certitude me suffit. Quant à mon futur époux,—si jamais je me marie, ce dont je n'ai aucune hâte...


Les yeux de Raymond se voilèrent. Il repassa les dates... fit un bref calcul... Quatre ans!... Il y avait de cela quatre ans,—moins un mois, puisqu'on était en octobre. Non, elle ne le connaissait pas encore. Mais lui... Il l'avait déjà vue. Déjà il rêvait d'elle. Doucement... sans espoir défini, sans résolution prise. Il l'avait rencontrée à des cours, dans les hôpitaux, parmi la suite attentive de quelque maître fameux. De quelle séduction grave, profonde, elle lui avait ravi le cœur! Il ne s'en douta pas tout d'abord. Quatre 42 ans... C'est l'année suivante qu'ils se connurent davantage, et que naquit leur grand amour.

Le jeune homme reprit sa lecture.

Quant à mon futur époux, écrivait alors Francine, du moment que je serai sa femme, c'est qu'il aura foi en moi, c'est que nous aurons réciproquement éprouvé notre loyauté. Que je lui révèle l'histoire de Serge, ou qu'il la découvre lorsque je ne serai plus, par ce document que j'établis aujourd'hui, il me croira. J'agirai avec lui suivant ma conscience, et suivant les événements.

Avant que j'aie à m'expliquer auprès d'un mari, Serge aura peut-être retrouvé sa mère. Un remords peut venir au criminel. Il sait où me trouver. Peut-être fera-t-il rechercher son fils. Peut-être un de ces hasards qui rendent l'existence plus romanesque que le plus romanesque feuilleton, me mettra-t-il sur la trace de sa victime, de cette jeune créature que j'ai vue tant souffrir, et qui souffrira plus encore si elle vit... si elle sait...

Je crois avoir tout enregistré ici,—tout, jusqu'au moindre détail. Ces feuillets sont le seul patrimoine de mon pauvre petit Serge. Réussiront-ils à lui restituer un nom, une famille, une mère?... C'est le secret de l'avenir et du destin.

«Si jamais tu les lis, petit Serge, et que je ne sois plus là, pense tendrement à celle qui t'a pris dans ses bras, au milieu de la campagne désolée, par la dure nuit de novembre,—ta première nuit en ce monde,—et qui a juré de t'aimer, de réparer pour toi, en 43 la faible mesure de sa tendresse, la fatalité de ta naissance.


Delchaume eut un sanglot en achevant cette page.—«O Serge...» murmura-t-il... «Je le lui rendrai, à mon petit François, ce nom qui est si bien le sien, ce nom que sa mère a balbutié, que mon admirable Francine lui a donné. C'est ma jalousie qui souffrait de ce nom. Je me figurais...»

Il frissonna, se frappa la poitrine. Pourtant, il n'avait à s'accuser que de sa propre torture. Pas un sentiment vil ne souilla en lui la mémoire de Francine, même quand il subissait la douleur de croire qu'un autre l'avait rendue mère.

Le manuscrit de la morte ne se terminait pas avec cette sorte d'acte de naissance, rédigé sur-le-champ, dans la netteté, la vivacité du souvenir. Des notes suivaient, rapides, décousues, jetées au fur et à mesure des puériles péripéties qui marquent la première croissance. Une sorte de très bref journal, tenu par scrupule vis-à-vis de l'inconnu qui pourrait un jour se targuer d'un droit à savoir: la mère de l'enfant... le mari de Francine... l'enfant lui-même...

Avant d'en prendre connaissance, Delchaume se reporta aux premières lignes, à cette espèce d'épigraphe où figurait son nom, et que sa femme ajouta peu de jours après leur mariage. La date l'indiquait.

Maintenant il en comprendrait sans doute la portée.

44 Raymond adoré, ce livre contient mon secret. S'il tombe entre tes mains de mon vivant, ou après ma mort, sans que j'aie pu t'en parler, ne me blâme pas.

Je suis ta femme, ta femme si heureuse!... Une telle douceur m'alanguit l'âme, que je n'ai pas la force, en ce moment, d'interroger ma conscience, de me demander si mon devoir est de te faire cette révélation ou d'attendre encore.

Ah! laisse... Je veux goûter pleinement la sérénité divine de ces jours, qui seront tout mon paradis. Il me semble que l'ombre du drame traversé, cette ombre qui, par instant, repasse sur mon chemin et me fait frissonner, glacerait l'insouciance de notre joie. N'ayant rien commis de mal, j'ai tout le temps de t'appeler au partage d'une responsabilité, peut-être d'un péril. J'entends encore une voix cruelle qui me dit:—«Si vous aimez quelqu'un au monde, ne lui parlez jamais de ce que vous avez vu ici.»

Raymond tant aimé, quand cette voix retentit dans mon souvenir, et que je pense à toi, je deviens lâche.

Hélas!... je l'entends gronder autour de moi, l'affreuse menace. Quelque chose plane sur ma tête... Un œil méchant me suit... Je désarmerai peut-être cette puissance invisible en me cachant encore de toi. Il m'en coûte. Mais si, dans ta téméraire fierté masculine, tu allais braver le mystère, montrer que tu sais, me suggérer une autre attitude... Qu'en résulterait-il pour toi?... Et n'exposerions-nous pas un petit être sans défense?

45 Ah! pardon, mon Raymond, pardon... Laisse-moi épuiser ma part de bonheur. Je ne sais pourquoi... J'ai peur d'en laisser échapper une parcelle. Un pressentiment m'avertit que je n'en jouirai pas longtemps!...


Un pressentiment!... C'était autre chose encore. C'était pire. Les dernières pages du manuscrit expliquèrent mieux au jeune veuf pourquoi Francine ne rompit point le silence. Dans quelle angoisse la chère créature de bonté, de douceur, qu'il adorait avec tant de passion, vécut les derniers jours de sa courte vie! Près de lui, alors même qu'il l'entourait de ses bras, le cauchemar la poursuivait. Et elle avait le courage de se taire!... Elle pouvait lui dissimuler tant d'horrible effroi! Elle pouvait lui sourire avec tant de calme! Héroïque petite martyre!...

Le malheureux rencontra des notes telles que celles-ci:

15 novembre.—Ai-je rêvé?... Mon sang se glace, lorsque j'essaie de ressusciter cette rapide impression d'hier soir. Et pourtant je doute... Non, ceci ne m'est pas arrivé. Une préoccupation trop vive, la surexcitation d'un spectacle émotionnant, où je trouvais des analogies avec la naissance de Serge, m'ont troublée, hallucinée...

Du moins, je vais consigner ici ce que j'ai cru entendre.

Nous sortions des fauteuils d'orchestre, Raymond 46 et moi, et nous nous trouvions dans le couloir du rez-de-chaussée, au Vaudeville. Mon mari se sépara de moi un instant pour prendre notre vestiaire. Afin de ne pas être trop bousculée par la foule, qui s'écoulait, je me rangeai contre la paroi, du côté du théâtre. La porte d'une loge, restée entr'ouverte, céda un peu derrière moi. Je m'y enfonçai à demi. Tout à coup, un chuchotement rapide, mais très distinct, entra nettement dans mon oreille:

—«Il faudra choisir entre votre mari et votre filleul. C'était trop de garder l'enfant. Du moins, vous deviez rester seule avec le secret.»

Si je ne me retournai pas tout de suite, c'est que le sens des paroles ne pénétra pas instantanément jusqu'à mon cerveau. Il me fallut tout entendre pour que mon saisissement devînt de la compréhension. Quand je cherchai du regard autour de moi, il était trop tard. Aucune des personnes entre lesquelles j'étais pressée du côté du couloir ne pouvait avoir prononcé de telles phrases. L'intérieur de la loge, vers lequel je me penchai, me sembla vide. Cependant quelqu'un pouvait encore y être caché, dans le noir. Car l'orchestre, au delà, venait de s'éteindre.

Mon cœur se mit à battre affreusement. Cette voix, avec ses inflexions, son accent, restait en moi. Elle s'élevait, grossissait, réveillait d'étranges échos. Et soudain, je la reconnus!... C'était la voix de la religieuse... de cette religieuse que je soupçonnai d'être un homme déguisé, et qui me tint si rudement les bras dans la voiture, durant la nuit du mystère.

47 20 novembre.—Qu'a-t-on voulu dire?... Que, mariée, je ne suis plus maîtresse du secret, que je le livrerai à l'autre moi-même... celui à qui je voudrai dire tout?...

Comment l'a-t-on su? C'est vrai... Oui, je me proposais de tout apprendre à Raymond. N'était-ce pas mon devoir? Mais quel est-il, mon devoir?... Je ne sais plus maintenant. J'ai peur. La voix de cette sinistre religieuse... Cette voix qui se faisait molle, étouffée, dans la voiture... et qui est entrée ainsi en moi, l'autre soir, avec un son faux et ouaté... Ce fut comme un souffle... terrifiant!...

22 novembre.—«Choisir... entre mon mari et mon filleul...» Qu'est-ce que cela peut signifier?...

23 novembre.—ILS m'ont épiée, suivie?... Je suis liée à ces malfaiteurs!... Je me croyais oubliée d'eux, avec l'enfant. Quelle folie!... Ces gens qui ont eu la résolution, l'audace, l'habileté, de faire ce qu'ils ont fait... qui ont tout préparé, prévu,—sans une erreur,—naturellement ils devaient veiller sur leur œuvre, ne point la laisser au hasard, entre les mains d'une jeune fille.

Quels intérêts puissants doivent être en jeu!...

Ai-je commis un crime en épousant Raymond sans le prévenir? Puissé-je l'expier seule, et qu'il n'en souffre pas, mon Dieu!...

8 décembre.—Une lettre anonyme, à présent, et qui m'est parvenue de quelle façon!

48 Je prenais le train pour aller voir Serge, à Saint-Rémy-lès-Chevreuse... Seule dans mon compartiment, déjà en route, je dépliai un journal pour lire... Un papier tomba de ce journal...

C'est affolant!

Je l'avais emporté de la maison... pris à Raymond, tout ouvert, et replié par moi-même, ce journal. Mais, un instant, je le laissai sur la banquette du fiacre, lorsque je m'arrêtai pour acheter des jouets à Serge, en allant à la gare. Est-ce là qu'on a glissé le papier?

La voici, cette lettre anonyme.


Ici, intercalé dans le manuscrit de Francine, un carré de papier écolier, sur lequel, en lettres d'imprimerie, se lisait:

«L'avertissement du Vaudeville ne vous a pas suffi.

«Précisons.

«Voici trois ans qu'on patiente, qu'on vous épargne, vous et l'enfant, malgré votre imprudence, le manque audacieux à votre parole donnée. Car vous aviez juré de confier le marmot à l'Assistance. Maintenant vous avez mis un amoureux dans l'affaire. Ça dépasse les bornes.

«Choisissez donc: ou vous quitterez la France avec votre cher époux, sans plus vous soucier du petit; ou l'on trouvera un moyen de vous soustraire le moutard,—de le soustraire peut-être un peu radicalement, faites-y attention!

49 «Deux conseils, en attendant mieux: Si vous n'avez rien dit à votre mari, persistez dans ce silence. Cela vaudra mieux pour sa santé. Puis cessez de vous occuper de l'enfant. N'allez plus chez sa nourrice. Vous risqueriez gros à négliger le présent avis.»

Et c'était signé, dans les mêmes caractères impersonnels:

«Le chauffeur de l'auto qui vous a promenée dans la forêt de Carnelle.»


Aucun commentaire immédiat de Francine Delchaume ne suivait ces lignes. Elle resta jusqu'au vingt-cinq décembre sans rien ajouter.

Puis une nouvelle note:

Jour de Noël.—Nous voici à Claire-Source, Raymond et moi. Notre première fête de Noël!... L'hiver est brillant de neige et de soleil rose, dans cette admirable campagne.

Hélas!...

Tout à l'heure, tandis que nous marchions par le chemin, serrés l'un contre l'autre, le bien-aimé m'a dit:

—«Tu as froid?

—Non, mon amour.

—Tu viens de frissonner... de trembler...

—Peut-être un coup de vent plus vif...»

Le vent... je ne le sentais guère avec ce cher bras autour de moi. Mais je venais de reconnaître la grille, le mur bas, devant lesquels, une nuit de 50 novembre, j'ai promis à Serge, en sanglotant de pitié, de sollicitude, que je serais une mère pour lui.

«L'innocent!... Je lui ai voué une tendresse presque maternelle. C'est un adorable petit être. Et je me serais attachée à lui, même eût-il été moins attendrissant, moins captivant. Je mourrais plutôt que de trahir son petit cœur tendre, confiant, qui m'aime. Et je mourrais aussi plutôt que d'exposer Raymond à quelque péril.

Mais, s'agit-il seulement de ma mort?... Ah! si je ne craignais que pour moi, comme je serais forte!...

1er janvier.—Encore à Claire-Source. Douce journée d'oubli, d'amour...

Verrai-je ici, dans cette chère maisonnette, avec mon Raymond, un autre 1er janvier?...


Des notes moins significatives suivaient.

Francine continuait à rendre visite, de temps à autre, régulièrement, à son filleul, comme si nulle menace n'eut tendu à l'en empêcher. Le petit garçon était toujours avec ses parents nourriciers, le brave couple Favier, transplanté à Saint-Rémy-lès-Chevreuse, là où Delchaume le découvrirait plus tard. Le docteur Francine Delchaume, avec sa clientèle, avec la nécessité de se cacher de son mari, n'accomplissait pas très souvent le voyage,—guère plus de deux fois par mois. Au retour, elle enregistrait toujours quelque détail, sur sa visite, sur la santé de l'enfant.

51 Je recommande aux Favier la plus grande vigilance, écrivait-elle. Je tremble qu'on n'essaie d'enlever le petit trésor.


Et Raymond se souvint de la prudente méfiance montrée par la nourrice, lorsqu'il était allé chez elle, après la mort de sa femme. Rien qui décelât la présence d'un bébé. Et quelle circonspection dans les paroles! Et le truc de son homme qui dormait, qu'on ne devait pas réveiller. Brave créature!

Les notes que Francine jetait sur le papier, elle les apportait à Claire-Source, pour les joindre aux autres dans la Guirlande des Marguerites, lorsque les deux époux venaient se reposer dans leur retraite campagnarde.

Rien d'anormal ou d'inquiétant ne marqua les deux premiers mois de l'année. La vaillante jeune femme ne s'appesantissait pas sur ses craintes. Mais un mot, parfois, témoignait des transes dont s'empoisonnait le bonheur que Raymond croyait lui assurer si radieux.

14 mars.—Comment écrire cela? Est-ce du souvenir? de l'observation inconsciente? Ou la divination de ma terreur? Quel frisson!...

Aujourd'hui, sur la route, en sortant de la gare, à Saint-Rémy... une auto. Deux hommes... L'un, penché dans le capot ouvert, arrangeait, réparait quelque chose. A peine l'ai-je vu. L'autre... Ah! ma plume se refuse... On n'exprime pas cela...

52 L'autre, je l'aperçus de dos. Il demandait un renseignement,—son chemin sans doute,—à une paysanne debout sur le seuil d'une masure. Je l'aperçus de dos... et, dans un coup de foudre... je sus que c'était lui!... Lui, le père, le père de Serge. L'homme au visage couvert d'un masque, qui était venu dans la chambre de l'accouchée. Je sus que c'était lui! Mais pourquoi? Cette taille haute, massive dans le lourd vêtement d'automobile, le port de tête... le geste peut-être... Comment, comment ai-je été sur-le-champ certaine?...

Je crus tomber... Un froid mortel me paralysa. Mes jambes ne me portaient plus.

Cet homme... dans ce village... à deux cents mètres de la maison où je fais élever son fils!...

Est-il possible d'endurer une pareille émotion, et de n'en rien faire paraître?... de marcher quand même, en contraignant ses jambes flageolantes?... d'être une passante qui s'en va, le regard distrait, sur la route?...

Car j'accomplis cet effort... J'y parvins. Je continuai d'avancer. Quelle minute!... Je sentais sur moi, dans mon dos, les yeux de l'homme. Maintenant, j'étais plus sûre encore. J'avais entendu sa voix, répondant à la paysanne. A la voix, je reconnaîtrais n'importe qui, après des années...

Lui... me voyait-il? me reconnaissait-il? Comment en douter? Une Parisienne, relativement élégante, sur ce chemin, dans ce village, à une époque de l'année où les Parisiennes se montrent rarement à la campagne. Même de façon inconsciente, machinale, 53 il dut jeter un coup d'œil... Et alors... Ah! si j'avais pensé à lui, tout de suite, comment n'eût-il pas pensé à moi? Peut-être seulement s'était-il posté là pour m'épier.

Une angoisse d'autant plus intolérable qu'elle ne se précisait pas en une crainte définie, me transformait en un pauvre automate, près de se disloquer, de s'effondrer à terre. J'appréhendais à la fois le coup matériel, immédiat, qui me briserait la nuque, et la douleur de ne plus retrouver l'enfant. Un instinct me détourna du sentier qui conduisait chez la nourrice. J'en pris un autre, dans une direction opposée. Celui-là grimpait la colline. Mon cœur palpitant crut s'y briser. Car je montais vite, comme on s'enfuit. Je rencontrai le mur d'un parc,—un parc immense, dont je ne côtoyai qu'une partie. Des bois parurent. Je m'y enfonçai. Je respirai. Nul ne m'avait poursuivie. La solitude me rassura, me calma.

J'attendis assez longtemps. Puis je redescendis au village. D'abord lentement, pour prolonger le délai nécessaire, puis d'un pas plus accéléré. A la fin, je courais, haletante. Je me précipitai chez la nourrice.

Rien n'était changé. Le cher petit Serge m'accueillit par des cris de joie et des caresses. Les Favier n'avaient vu personne.

28 mars.—Suis-je à bout de forces? Je ne puis plus endurer cette anxiété vague, cette peur qui n'a pas de forme, qui n'a pas de nom. Puis ma 54 conscience se trouble. Je ne vois plus assez distinctement mon devoir.

Comme le clair et ferme jugement de Raymond me serait nécessaire! Quel soulagement de déposer dans ses mains viriles, sur son âme si résolue, la moitié de mon lourd fardeau! Ah! vingt fois par jour, les mots me viennent aux lèvres: «Un souci me torture. Apprends-le. Aide-moi.» Mais aussitôt, je le croirais exposé aux représailles de ces puissances mauvaises que je sens aux aguets.

Puis, malgré toute sa bonté, il n'a pas le cœur tendre d'une femme. Il n'a pas, comme moi, vu naître Serge dans l'abandon et le malheur. Il ne l'a pas vu grandir, il ne l'a pas aimé trois ans... Il ne comprendra pas... S'il exigeait que je rejetasse l'enfant hors de notre vie, que je ne le visse plus... J'en perdrais le sourire et le sommeil... Mon petit Serge!... Petit fantôme qui me hanterait toujours, avec le cri «marraine!» de sa voix câline, avec le reproche de ses beaux yeux.

Attendons encore.

Si l'ennemi constate que mon mariage n'a rien changé, que le secret demeure intact, il désarmera peut-être.

8 avril.—Claire-Source.

Il y a deux jours, je revenais de Saint-Rémy, assez tard, comme la nuit tombait. Lorsque je remontai de la station souterraine et sortis sur le trottoir de la rue Gay-Lussac, à l'angle du carrefour Médicis, je fus éblouie par la splendeur du ciel au-dessus 55 du Luxembourg. Une féerie, un incendie, contre lequel se dessinait le noir fusain des arbres, à qui l'aigre printemps n'a pas encore donné beaucoup de feuilles.

Je traversai la place, les yeux vers les nuages éblouissants, indescriptibles, crevés par de longues déchirures d'un bleu vif. Je ne voyais rien d'autre, et faillis me faire écraser. Puis, je m'en allai lentement le long de la grille du jardin, fermé, obscur, désert, sur lequel pleuvait tant d'or, tant de rose, toute la farouche magnificence du jour mourant.

Inexplicable nostalgie...

En face, les globes électriques, aux terrasses combles des cafés, allumaient des clartés vertes, des phosphorescences, que l'atmosphère empourprée rendait falotes, blafardes. L'incertitude de la vie me poignait le cœur.

A ce moment, quelqu'un, tout à coup, me parla, un homme, à mon côté. Il me dit rudement:

—«Pourquoi n'avez-vous pas déjà quitté la France, ou, du moins, Paris? Vous cherchez donc le malheur?»

Je me tournai, effarée. Mes yeux, troublés de lueurs dansantes, distinguèrent mal, dans l'endroit sombre, un visage maigre, barbu, sur lequel descendait le bord rabattu d'un chapeau mou. L'être semblait vulgaire et louche. Il reprit:

—«Le monde est assez grand. Vaudrait mieux aller faire fortune ailleurs que de rester dans le grabuge ici. On vous a dit de craindre pour votre mari ou l'enfant. Ça ne vous touche pas? Craignez donc pour vous-même.»

56 Je voulais parler, interroger. Une force me retenait: le sentiment de l'inutilité de tout. Et aussi l'écœurement. Répugnant personnage... un larbin ou un espion. Je n'en tirerais que des menaces. Pourtant une impulsion délia mes lèvres. Il venait de nommer mon mari... De Raymond surtout l'on prenait ombrage. S'il m'était possible de les persuader... Alors, soudain, je déclarai à cet homme, dont j'ignorais tout, dont la voix même, cette fois, n'éveillait pas mon souvenir:

—«Mon mari! mais il ne sait rien... Il ne saura jamais rien, si on l'exige.

—Tant mieux pour lui!» ricana mon interlocuteur. Et il ajouta, ignoblement: «Mais on en a assez!... D'une manière ou de l'autre, faut que ça finisse!...»

Ayant jeté ces mots avec une brutalité insolente, l'homme s'éloigna.

L'impression odieuse me laissa pleine de dégoût, de révolte indignée. La grossièreté du mandataire comprima en moi toute velléité de m'élancer après lui, pour le retenir, le questionner, le braver ou le supplier. Avec un autre, je ne sais ce que m'eût suggéré l'émotion dont je frémissais. Pour celui-là, je regrettai même ensuite d'avoir trahi devant lui ma pire inquiétude. Cet être nocturne et larveux, bien que je l'eusse à peine vu, me sembla si vil, qu'il ne m effraya même pas. Jamais je n'ai eu moins peur que depuis qu'il osa m'aborder. Ma fierté souffre en songeant à l'espèce de protestation, de concession, d'engagement, qui m'a échappé... J'ai mis en cause 57 mon mari, mon cher et noble Raymond, auprès de ce misérable...

Ah! descendre à des contacts de valets, d'escarpes...

Non, non. Je m'expliquerai. Il faut que je m'explique. Pourquoi ai-je fui follement, sur la route du village, quand j'ai reconnu le maître de cette fatale aventure? Celui-là, du moins, si criminel qu'il puisse être, doit savoir parler à une femme sans qu'elle ressente comme une diminution, une salissure. A celui-là, je m'adresserai. Je le rencontrerai bien de nouveau. Ce n'est pas pour une fois ni par hasard qu'il est allé dans la vallée de Chevreuse. Que je le trouve seulement sur mon chemin. J'irai droit à lui. Il est le père... Il ne peut vouloir du mal à son enfant. S'il est sûr qu'on ne songe pas à pénétrer, à exploiter son secret, à redresser ses torts, il ne s'opposera pas à ce que ma tendresse enveloppe son pauvre petit... Et il sera sûr... Je trouverai des mots pour le convaincre.

Mon Dieu! Puissé-je le rencontrer bientôt!...

J'ai hâte de retourner à Saint-Rémy.


Le manuscrit de Francine s'arrêtait là.

Raymond, haletant de cette lecture, mais toute son énergie contractée pour rester lucide et résolu, retourna la page pour regarder encore la date. «8 avril.» Le dernier jour où ils vinrent à Claire-Source!

Francine, lorsqu'elle eut tracé cette ultime confidence, replaça dans sa petite bibliothèque 58 de jeune fille le volume qu'elle ne devait plus toucher.

Huit avril... Claire-Source... Elle avait cueilli les premières violettes. Comme ils avaient encore été heureux ce jour-là!...

Deux semaines plus tard, un soir où, plein d'inquiétude, il l'attendait, trouvant qu'elle tardait beaucoup, dans leur cher nid parisien, rue du Général-Foy, où leurs deux couverts brillaient sous la lampe, elle était revenue... pour mourir.

Ah! Dieu... lorsqu'il se pencha sur la rampe de l'escalier...

Toujours, il verrait cela... La lumière gaie, les stucs brillants, la moquette claire avec ses baguettes de cuivre... Et, dans le décor paisible, cette jeune forme si chère, lugubrement pliée sur la rampe... arrêtée, ne pouvant plus...

Le cœur du jeune homme crevait... C'était cela, la mort. Cette forme brisée, dans l'escalier lumineux, muet. Un attendrissement plus atroce que devant la bouche entr'ouverte par le dernier souffle, devant la tête pâle aux cheveux sombres, sur la blancheur de l'oreiller.

Oh! quand il sortit sur le palier pour la revoir plus tôt...

Cette forme traînante sur les marches... Cette forme fléchissante contre la rampe de l'escalier!...

59

III
AU FOND DU LABYRINTHE

Rue Saint-Florentin, devant un ancien hôtel de fermier général, modernisé, et, pour le moment, tout brillant de lumières, tout vibrant de rumeurs, une file de voitures s'accroît à chaque minute. Minuit s'approche. La soirée va finir. Chauffeurs et cochers viennent chercher leurs maîtres. Et les fiacres maraudeurs s'arrêtent pour enlever le client qui n'a pas son équipage.

C'est le soir de musique du professeur Perrelot, le chirurgien célèbre. Un de ces concerts exquis où l'on rencontre l'élite mondaine, scientifique, académique et artistique, de Paris.

L'illustre vieillard n'oublie les laideurs des chairs qu'il taille et ses incroyables fatigues, que dans le paradis des sons, parmi les rêves d'un Wagner ou d'un Beethoven, sur ce domaine exploré par quelques esprits de flamme, amorce d'un pont qui, de la terre, serait jeté vers l'infini prodigieux.

Le professeur Perrelot, passionné de musique, organise avec amour ses séances de quinzaine. Il combine les programmes, choisit les interprètes, 60 se réjouit comme un enfant de certaines exécutions musicales dont il a eu l'idée, qu'on n'entendra que chez lui.

Et, plus d'une fois, il est le seul de la fête qui n'en puisse goûter le raffiné plaisir. Une opération urgente le retient, une consultation sous quelque baldaquin à couronne fermée l'appelle hors de France, à moins que ce ne soit une mansarde où l'on souffre qui le garde,—et cela arrive plus souvent qu'il ne le dit.

En ce cas, Mme Perrelot, sous ses beaux cheveux blancs, et sa fille, la jeune comtesse de Gromaille, une brune à voix de contralto magnifique, font les honneurs. Et l'on tâche de ne pas trop s'apercevoir que manque le principal attrait, la présence électrisante sans laquelle il semble que les musiciens eux-mêmes ont moins de talent, la silhouette mince et vive, le masque pétillant d'esprit, la parole animée, enthousiaste, du maître de la maison.

Ce soir, il était là.

Chose extraordinaire, il avait savouré depuis le commencement le régal harmonieux, qui touchait à sa fin. On ne l'avait dérangé que pour un seul coup de téléphone. Mais, sur le nom du correspondant, il voulut recevoir la communication lui-même. Et, depuis ce coup de téléphone, il demeurait soucieux.

Maintenant, sa fille, debout sur la petite scène, en avant des musiciens qui devaient l'accompagner, se préparait à chanter,—ou plutôt à 61 gémir,—la déchirante lamentation de l'Orphée de Glück:

«J'ai perdu mon Eurydice...»

Un domestique, à pas glissants, se faufila entre les habits noirs, autour des rangs de chaises, où rayonnaient les coiffures charmantes, les épaules nues, les toilettes et les joyaux des femmes. Il parvint jusqu'à son maître,—qui se tenait toujours à proximité d'une porte,—lui dit quelques mots, tout bas. Perrelot se leva, et, souple, sans un geste, sans s'excuser, passa devant quelques groupes, en traversa d'autres, sortit.

Nul ne broncha. On n'eut pas l'air de le voir. On s'écarta sans lui adresser la parole. C'était la consigne.

Dans la galerie d'entrée, le chirurgien demanda au valet:

—«Où l'avez-vous fait entrer?

—Au premier, dans le petit cabinet de Monsieur.»

Le professeur souleva une portière, rencontra l'escalier, monta.

Il possédait, au rez-de-chaussée, un grand cabinet d'apparat, qu'on ouvrait les soirs de réception. Les invités y pouvaient admirer une précieuse vitrine où il conservait près de lui, mêlées à son travail, les pièces rarissimes de sa collection de porcelaines de Chine, qui était célèbre. Mais il y avait, à l'étage au-dessus, tout à côté de sa chambre à coucher, un autre cabinet, plus 62 retiré, plus austère. C'est ce que le domestique avait appelé le «petit cabinet de Monsieur».

Il y pénétra les deux mains tendues.

—«Mon cher enfant, qu'y a-t-il? Votre voix, dans le téléphone, m'a presque effrayé, tout à l'heure.»

Puis, ayant mieux regardé son visiteur, il ajouta:

—«Mon pauvre Delchaume! c'est donc grave?

—Très grave,» répondit le jeune homme.

Sans détourner les yeux pleins de souci qu'il venait de plonger si ardemment dans ceux de son maître, il se laissa tomber sur le siège que celui-ci lui désignait. Alors seulement, mais d'un ton qui marquait l'effort pour attacher quelque importance au détail dont il s'avisait, Raymond observa:

—«C'est votre soirée de musique?... Je ne songeais pas...»

Le vieillard, d'un geste, arrêta ses excuses. Il s'agissait bien de musique!... Glück lui-même, et le frémissant contralto de sa fille, dont s'exaltaient, en bas, tant de cœurs, ne suffiraient plus à le distraire de son inquiétude. Le visage maigre, si pâle, les yeux brûlants et creusés, qu'il avait devant lui, fascinaient sa pitié, son amitié presque paternelle.

—«Eh bien, mon ami, qu'est-ce qui vous arrive? Moi qui vous croyais... je ne dis pas consolé... mais absorbé par vos travaux, enthousiasmé, un peu enivré même... Car enfin... ce 63 n'est pas un simple succès de presse... Tout notre monde médical est d'accord... Vos abcès artificiels, qui ont si bien réussi pour la tuberculose... ne serait-ce pas la guérison, si ardemment cherchée, du cancer?... Je voulais, tous ces jours-ci, en causer avec vous. Je suis bien aise...»

Essayait-il d'une diversion? Ou, réellement, s'emballait-il au seul énoncé d'une hypothèse suggérée à sa passion de guérisseur par les sensationnelles expériences du jeune médecin? Quoi qu'il en fût, son étonnement était sincère de lire le découragement, la tristesse, sur la physionomie d'un des triomphateurs scientifiques du jour, d'un homme qui goûtait l'ivresse de la victoire et d'une soudaine célébrité.

—«Mon cher maître, laissons mes recherches. A tout autre moment, je serais heureux de vous demander vos avis, si précieux...

—C'est peut-être moi qui réclamerais les vôtres.

—Savez-vous que, ce soir même, j'avais un rendez-vous avec le chef de la Sûreté?»

Un tressaillement, presque imperceptible, redressa le buste et altéra, fugace, les traits de Perrelot. Sa sérénité, si forte, assurée par un universel respect et par la conscience d'un demi-siècle d'activité glorieuse, généreuse, irréprochable, sembla se ternir, comme d'une ombre.

Raymond, qui sentit, plutôt qu'il n'observa, ce trouble subtil,—car il en connaissait la cause, ajouta vivement:

64 —«C'est moi qui souhaitais d'avoir recours à lui.

—A quel sujet?

—L'enfant... mon petit François... que j'ai reconnu... vous savez, cher maître?...»

Le chirurgien acquiesça.

—«On me l'a volé.

—Volé?

—Ce matin... à la campagne... On l'a enlevé de chez moi, presque sous mes yeux.

—Vous aviez des gens qui le gardaient?

—Ses parents nourriciers, oui.

—Sûrs?

—Insoupçonnables.

—Voilà une fatalité!...»

Le vieillard jeta cette exclamation, en l'accompagnant d'un coup d'œil aigu. Puis, il rêva une minute, comme s'il observait en lui-même des répercussions singulières éveillées par cette nouvelle.

—«Et, naturellement, vous vouliez mettre en mouvement la haute police?

—Ce fut mon intention immédiate. Je demandai tout de suite une audience au chef de la Sûreté.

—Vous l'avez eue?

—Je n'y suis pas allé. Maintenant je devrais y être. J'ai prétexté l'appel subit d'un client au plus mal. J'ai fait remettre... Avant, j'ai voulu vous voir.

—Moi!...»

65 Les paupières de Delchaume battirent comme si cette syllabe l'eût meurtri physiquement. Les deux hommes se regardèrent. Il y eut un silence.

Et, tout à coup, un bruit sourd et scandé remplit la pièce. D'en dessous montaient les applaudissements. On acclamait la jeune comtesse de Gromaille, dont la voix bouleversante arrachait aux retraites des âmes les douleurs et les désirs les mieux ensevelis.

—«Ah! mon pauvre enfant,» soupira le grand chirurgien, «j'ai peur que nous n'ayons eu tort...

—C'est moi qui ai eu tort,» s'écria précipitamment Delchaume. «Et je sais aujourd'hui à quel point. Votre bonté a cédé à mon égarement. Mais quel mari, quel amant, fou de douleur, n'eût agi de même? Cette femme adorée, qui me revenait, expirant d'une mystérieuse blessure,—qui me révélait, pour la première fois, en un mot balbutié, indistinct, l'existence d'un enfant... J'ai cru... Vous avez cru comme moi...

—Nous nous sommes rendus à l'évidence,» interrompit doucement Perrelot. «Pour ma part, je ne pouvais m'y résoudre... Francine ne me paraissait pas être la femme qui accepte le nom d'un loyal garçon en lui cachant une maternité irrégulière... Cependant...

—Elle n'était pas cette femme-là, en effet,» affirma passionnément le veuf.

—«Plus victime que coupable... C'est ce que nous avons supposé. Vous avez agi avec la plus noble magnanimité, Delchaume...

66 —Et vous!

—Je n'étais pas le mari. Mais quel problème pour ma conscience!... Ne pas dénoncer l'assassinat... laisser croire à une mort naturelle... Vous ne songiez, je le comprends, qu'à sauvegarder l'honneur de cette infortunée... Éviter à ce pauvre jeune corps la profanation de l'autopsie, les curiosités abominables de la foule, les descriptions de journaux, à cette chère mémoire, le scandale, la honte... Quels accents vous avez trouvés pour me convaincre!...»

Perrelot hocha la tête. Le doute qui s'élevait en lui hésitait à s'exprimer. Toutefois, les lèvres loyales ne purent le sceller plus longtemps.

—«Je me suis souvent demandé depuis... Hélas! mon pauvre Delchaume... Je devine trop bien. Ce scandale, que nous avons écarté de la mère, il va éclater autour de l'enfant... Et qu'en adviendra-t-il?»

L'autorité, qui haussait ce front de maître sous la neige des cheveux encore drus, qui étincelait dans le regard, sembla fléchir. Pour la première fois de sa vie, cet homme, qui pouvait regarder l'univers en face et lui dire: «Je n'ai fait que du bien», connut, à un faible degré, mais combien intolérable pour lui, l'anxiété du jugement des autres.

L'être de sensibilité, de délicatesse, qui se savait la cause d'un tel malaise, en souffrit plus que lui-même.

67 —«Mon cher maître, je suis venu implorer votre pardon, me placer sous votre volonté, sous votre main, surtout sous la direction de votre conscience.»

Perrelot dit, avec une nuance de sécheresse:

—«Voyons...

—Ce que vous pressentez est plus qu'exact. La réalité dépasse toute prévision. Je viens de découvrir, aujourd'hui même, l'innocence absolue de Francine. «Victime plus que coupable,» disiez-vous généreusement. Rectifiez: «Victime, et non coupable.» On l'a assassinée à cause d'un secret, non par représailles amoureuses. L'enfant n'était pas le sien.

—Que dites-vous!...

—Ce dont je suis sûr. Ce dont je vous donnerai les preuves.

—Inutile. Ma pensée y correspond. Rappelez-vous mes paroles devant sa forme pure: «C'est presque le corps d'une jeune fille.» Seulement, par quels chemins êtes-vous arrivé?...

—Sa confession, que j'ai trouvée enfin. A peine reçue docteur, elle fut amenée, les yeux bandés, en automobile, auprès d'une jeune femme, qu'elle délivra. On la fit reconduire de nuit, et elle se retrouva seule, en pleine campagne, avec le nouveau-né dans les bras.

—A-t-elle soupçonné qui était la mère?

—Non.

—Et le père?

—-Je le connais.»

68 Perrelot bondit. Raymond, qui ne cherchait pas des effets, mais allait droit au but, déclara aussitôt:

—«C'est le prince Boris Omiroff.

—Boris Omiroff!...» répéta le maître, avec une stupeur horrifiée. «Boris Omiroff!... Mais il est ici, en bas, parmi mes invités.

—Non!» cria Delchaume, se dressant.

Le ressort de fureur qui le jeta hors de son siège agit avec une si brusque violence, que le professeur Perrelot, comme s'il eût craint des voies de fait immédiates, se leva à son tour, et crispa ses doigts précis et solides d'opérateur sur le bras du jeune homme.

—«Pardon!» fit Delchaume. «Ç'a été plus fort que moi.»

Et il se rassit.

—«C'est d'ailleurs la première fois qu'il vient chez nous,» observa le chirurgien. «Des amis ont demandé à ma femme une invitation pour lui. Vous savez... la maison d'un opérateur un peu connu... c'est un terrain neutre et international. J'ai coupé quelque chose à peu près dans toutes les grandes familles de l'Europe.

—Mais... sa blessure? Je ne le croyais pas remis.

—Il porte encore le bras en écharpe.

—Vous savez qu'il s'est fait arranger de la sorte pour ne pas se battre avec moi?»

Le vieux maître éleva les sourcils. Raymond perçut l'ironie presque invisible.

69 —«Oh! je ne me donne pas pour un adversaire capable de faire se dérober le bretteur qu'est ce Russe. Non. C'est pour mieux m'outrager de son mépris qu'il me refuse réparation. Et, comme, tout de même, on aurait pu trouver ça étrange, il s'est offert un beau duel, pour démontrer à la galerie qu'un Omiroff ne peut être soupçonné d'avoir peur.

—En effet,» réfléchit Perrelot... «On m'avait raconté... Ne l'aviez-vous pas provoqué au Pré Catelan, à la représentation de gala?...

—Oui.

—Mais pourquoi le provoquer?

—Je le croyais l'amant pour lequel était morte Francine.

—Oh!

—Il n'est que son assassin.»

L'illustre praticien considéra son jeune ami longuement, silencieusement. Demeurait-il figé de surprise? Ou bien son expérience de la comédie tragique qu'est la vie, des complications des êtres et des complications des circonstances, le laissait-elle sans étonnement? Au bout d'un instant, il proféra:

—«Son assassin, dites-vous? Et aussi le père de l'enfant?

—Et aussi le père de l'enfant.

—C'est lui qui l'a fait enlever?

—Oui, c'est lui.

—Mais alors?..

—Oh! je sais ce que vous allez m'objecter, 70 mon cher maître: au nom de quel droit empêcherai-je un père de reprendre son fils?... D'abord, j'ai la loi pour moi. J'ai reconnu l'enfant. Lui, l'a renié, abandonné.

—Mais... si vous l'avez reconnu, Delchaume, c'est vous qui le lui avez pris.

—Oh! mon cher maître... Écoutez... Je vous en prie... Laissons les mots... laissons même les conventions que les hommes appellent des lois...

—Hé!... Hé!...

—Patience!... je vous en conjure!... Vous ne comprenez plus ma tendresse pour l'enfant?...

—Ma foi, non! S'il n'est pas le fils de Francine... S'il appartient à l'homme qui, suivant vous, a tué votre femme...

—Je tâcherai de vous expliquer tout à l'heure... Maintenant, il me faut vous dire ce que je suis venu vous demander.»

Le célèbre professeur avança un visage attentif, darda un regard divinateur—le visage, le regard, qu'il inclinait vers les chairs souffrantes, où il allait enfoncer son bistouri.

—«Mon cher maître, ce matin, mon premier mouvement a été de prévenir le chef de la Sûreté. Mais, ce soir, après avoir lu les révélations de Francine, j'ai pressenti un drame plus compliqué, plus obscur, que tout ce que nous imaginions. Comment, si je m'adresse à la haute police, ne pas l'éclairer entièrement?... La crainte de vous voir mis en cause m'a troublé. Le médecin des morts rejettera sur votre présence la discrétion 71 qu'il a eue de ne pas examiner ma pauvre femme. Il ne faut pas que votre personnalité apparaisse, surtout par ma faute, dans une attitude équivoque, illégale... Et cependant, puisque l'honneur de Francine est intact, rien ne m'empêche plus, sinon ce trop juste scrupule envers vous, de faire poursuivre son assassin. Je viens vous demander comment vous envisagez cette situation terrible.»

Sans hésiter, Perrelot riposta:

—«Voulez-vous qu'avant tout nous écartions les considérations qui me concernent? Jamais la vérité ne m'a fait peur, Delchaume. Je me suis dérobé à elle une seule fois, sur vos instances. Mon Dieu! ce que vous me demandiez était si naturel, presque si juste!... Toutefois, vous le reconnaissez à présent, nous avons eu tort. Eh bien, laissons cela. Que ce tort devienne manifeste, public, me cause des désagréments plus ou moins graves, ceci est secondaire. Vous entendez... N'en parlons même plus. Encore une fois, la vérité ne me fait pas peur. La satisfaction de revenir à elle compense les difficultés du chemin que j'ai à faire pour cela. Nommez-moi, invoquez-moi, citez-moi, je vous y autorise, je vous le demande...

—Noble cœur... admirable maître...

—Laissons... laissons!... Maintenant, regardons un peu les choses en face. Un enfant a disparu. Vous allez dire au chef de la Sûreté: «Cherchez-le-moi.»

—Oui. Et j'ajouterai: l'auteur du rapt est 72 aussi l'auteur d'un assassinat. Je vais déposer contre lui une double plainte au Parquet.

—Je vous en supplie, Delchaume, ne séparons pas les questions. L'enfant, d'abord, l'enfant... Quels arguments donnerez-vous à un procureur de la République pour vous faire rendre un enfant que vous avez reconnu parce que vous le croyiez le fils de votre femme, mais qui ne l'est pas, et qui a été repris, de votre propre aveu, par son véritable père?

—Son père se gardera bien de se donner pour tel. D'ailleurs, le pourrait-il, s'il le voulait? En cas d'adultère, non? Et, pour moi, c'est un roman de l'adultère qui a coûté la vie à ma pauvre Francine.

—Vous imaginez qu'on inculpe aussi aisément un prince Omiroff?»

Le vieux maître avait dit cela doucement, d'un air où quelque âpreté se mitigeait d'une profonde tristesse. Et, tout aussitôt, il décela le motif de cette tristesse.

—«Quel malheur!... Un garçon comme vous, parti pour de tels triomphes scientifiques, pour de telles victoires sur les misères de l'humanité! Par quelle meute de passions, de chagrins voraces, laisserez-vous dévorer la moelle de votre cerveau, de vos nerfs, de votre génie!

—Ah! oui, j'en serai dévoré,» cria impétueusement Delchaume, «si, comme vous me le faites entendre, je dois invoquer une justice volontairement sourde, une police qui saura se 73 faire aveugle. Un prince Omiroff!... Eh quoi!... même votre grand cœur loyal, à qui j'en appelle, s'effare devant le prestige d'un tel rang, l'inviolabilité de ce prince étranger! Si je vous avouais tout... Si je vous disais que j'ai rêvé d'un moyen plus expéditif, que j'ai presque manié la bombe destinée à cet homme, l'engin fatal qui, l'été dernier, déchiqueta ou livra ses inventeurs!

—Vous, malheureux!...»

Le chirurgien s'était levé. D'un élan instinctif, il courait aux portes, tournait les clefs, rabattait plus hermétiquement les tentures. Il entr'ouvrit même un instant pour explorer des yeux le palier de l'étage. Mais il ne vit personne. Une rumeur de voix, de rires, d'adieux monta. Les roulements des voitures qui partaient prolongeaient dans les murs des vibrations atténuées. Nul ne songeait à épier ces deux hommes, qu'on supposait absorbés par la discussion de quelque cas médical déconcertant.

Perrelot revint vers son jeune confrère. Il murmura:

—«L'affaire de la Petite-Barrerie?...»

Raymond, presque solennellement, inclina la tête.

—«Comment étiez-vous dans cette horrible aventure?

—La principale accusée, Tatiane Kachintzeff, cette fille de vingt ans,—ah! si intéressante!... elle a vu,—vous m'entendez, maître,—elle a vu Boris Omiroff rejoindre ma femme dans un 74 wagon, la suivre à Paris, la faire monter dans une auto, le soir où Francine revint chez moi blessée à mort. L'auto était une voiture particulière... Le chauffeur avait le type d'un moujick...»

Le visage de Perrelot se durcissait, se fermait. Il dit presque rudement:

—«Ainsi, vous déposerez une plainte contre ce prince russe, dont le père occupa les plus hautes fonctions, dont le frère fut un des héros de la guerre d'Orient... Et vous citerez comme témoin une malheureuse nihiliste, convaincue d'avoir joué une part active dans un complot qui avait pour but d'assassiner ce prince... Mais vous allez à un abîme, mon pauvre ami!...»

Il ajouta, devant le silence de Raymond:

—«Et vous n'en avez pas le droit! Vous n'avez pas le droit de fausser la valeur scientifique, sociale, que vous êtes.

—Je veux venger ma pauvre Francine... Ah! son récit!... ce qu'elle a souffert!...

—Sera-ce la venger?

—Je veux sauver l'enfant. Dieu sait quels risques il court!...»

Encore une fois, le génial guérisseur prit l'expression dont s'aiguisait sa physionomie au moment d'un diagnostic difficile, pour demander à Delchaume:

—«Dites-moi, en vous interrogeant à fond, en descendant jusqu'au dernier ressort de votre sentiment le plus secret, ce qui vous attache à cet enfant.»

75 Le jeune homme regarda Perrelot, d'abord avec un peu de surprise, puis avec une concentration profonde, et enfin, avec trouble. Son vieux maître le vit rougir légèrement, détourner les yeux.

—«Delchaume...

—Je... je réfléchis.

—Une réflexion vient de vous frapper déjà. Pourquoi ne me la dites-vous pas?

—Parce qu'elle constate en moi un état d'âme trop récent...

—C'est celui-là qu'il importe de connaître.

—Mais, dès le début, tout inclinait ma tendresse vers ce petit être... Ma pitié pour lui, mon désir d'exécuter le vœu de Francine, sa propre grâce, à cet innocent... Il est adorable... Son isolement dans la vie... le nom que je lui ai donné, et qui l'a fait mien... Aujourd'hui, je me sens pris, lié... Je n'aimerais pas davantage mon propre fils...

—J'admets... oui. Maintenant voyons, mon ami, ce dernier motif dont vous hésitiez à convenir avec vous-même.

—Ah! diagnostiqueur infaillible!» s'écria Raymond, qui ne put s'empêcher de sourire. «Oui... j'hésite,—non pas à en convenir avec moi-même, mais avec vous. Car c'est trop long à expliquer. Et, sans explication, cela vous paraîtra si étrange...

—Racontez... sans explication.

—Eh bien, une autre personne que moi souffrira 76 cruellement si je ne retrouve pas mon fils adoptif.

—Une autre personne?... une femme?

—Une femme... oui.

—Une femme...» répéta encore le vieillard pensivement.

Il sembla peser en lui-même l'importance, les conséquences, de cette nouvelle donnée, puis, tandis que son masque aigu et spirituel s'éclairait d'une lueur de malice, il reprit:

—«Allons... Tout cela est moins désastreux que je ne le craignais. Vous ne serez pas une force perdue.

—Je crois, mon cher maître, que vous vous lancez dans des hypothèses inexactes.

—Mais non. Du moment qu'une femme est auprès de vous, une femme qui se montre maternelle à l'enfant que vous élevez, une femme à qui vous redoutez de faire de la peine... vous n'êtes plus l'isolé, en proie à une sombre folie de vengeance que je découvrais en vous tout à l'heure. Delchaume, vous n'avez plus besoin de moi,—sauf, n'est-ce pas? pour ce que vous m'avez demandé d'abord. Mais c'est un point élucidé: n'ayez aucun scrupule quant à mon rôle au lit de mort de votre pauvre Francine. Je reviens entièrement à la vérité, très volontiers, très haut, quoi qu'il en puisse advenir.»

Le grand chirurgien prononça ces mots du ton d'un homme qui conclut une conversation. Toutefois, au moment de se lever, il se 77 ravisa sur un geste, suppliant de Delchaume.

—«Comment, mon cher maître!» s'écria celui-ci,«vous imaginez que j'irai chercher des conseils auprès d'une femme si vous ne me donnez pas les vôtres!

—C'est pourtant ce que vous auriez de mieux à faire.

—De l'ironie!... Je ne la mérite pas.

—Aucune ironie. Je vous vois avec joie dans la norme, dans la santé. Tout à l'heure, je vous croyais malade....

—Comment?

—Mais oui. Quelque tendresse que vous ayez eue pour votre exquise Francine, quelque déchirement dont saigne votre cœur à la pensée de ce qu'elle a souffert, injustement... vous ne seriez pas un homme de vingt-huit ans, valide et sain, si vous n'acceptiez pas le bienfait d'un regard de femme, d'une sollicitude de femme, si vous vous hypnotisiez devant une tombe, devant un mystère sanglant... Alors, du moment que vous vous portez bien, qu'avez-vous affaire du vieux guérisseur que je suis?... Allez la trouver, elle... C'est elle qui mettra au point vos chimères lugubres....

—Vous ne la connaissez pas.

—Mais si.

—Son influence peut être mauvaise.

—Mais non.

—C'est trop fort!

—Ne m'avez-vous pas dit qu'elle aime votre petit enfant?

78 —Savez-vous, mon cher maître, pourquoi elle l'aime?»

Un franc sourire détendit la gravité du vieillard. Ses yeux adoucis raillaient affectueusement Delchaume.

—«Non...non! Ce n'est pas à cause de moi,» protesta celui-ci.

Perrelot se tut, sans changer d'expression.

—«Elle aime l'enfant parce qu'il est le vivant portrait du mari qu'elle a perdu.

—Comment cela se peut-il?

—Cela se peut parce qu'elle est veuve du prince Dimitri Omiroff, frère du prince Boris.

—Une princesse Omiroff!...

—Oh! princesse... Dimitri, pour l'avoir épousée, se vit retirer son titre, confisquer ses biens. Elle n'a jamais voulu s'entendre nommer princesse. Et maintenant elle travaille pour vivre. Elle n'a de ressource que son art. C'est Flaviana, la danseuse, l'étoile du National-Lyrique.

—Flaviana!...»

Douceur presque attendrie de l'exclamation. Point besoin d'avoir sa loge au National-Lyrique comme le célèbre professeur. Quel Parisien prononcerait ce nom sans une prédilection charmée, un peu de fierté, parce que la délicieuse artiste lui appartient, à ce Paris qu'elle enchante, beaucoup de respect, parce que nulle calomnie, nulle médisance n'a jamais eu prise sur la dignité de cette jeune vie.

Flaviana... Devant le vieux maître, l'apparition 79 s'évoqua... La créature ailée, dans l'envolement des jupes de tarlatane, l'éblouissante légèreté, le style incomparable, qui fait de sa danse un poème si personnel, un poème chaste. Et le long visage encadré des bouclettes brunes... Et le sourire... ce sourire qu'on n'oublie plus.

—«Ah! on me l'avait dit... (mais on dit tant de choses!...) que Flaviana avait été la femme, ou la maîtresse, de Dimitri Omiroff.

—Sa femme.

—Il est mort en Mandchourie, n'est-ce pas?

—Oui, après une conduite si héroïque que le tsar lui a restitué faveur, titres, biens...

—Alors... elle est princesse?... Et riche... Flaviana?

—Non. Il n'a pas fait de testament. A-t-il su seulement qu'il était réintégré? Quelles sont leurs lois?... J'ignore... Flaviana danse pour vivre, ne revendique rien.

—Il n'y eut pas d'enfant?

—Il y en eut un, qui vint au monde prématurément et ne vécut pas. Ce fut une catastrophe causée par la brutale nouvelle de la mort du mari, du héros... là-bas.

—Je comprends qu'elle ait reporté sa tendresse sur ce petit neveu...

—Elle ignore que Boris est le père.

—Pourquoi?

—Jusqu'à ce matin, je croyais à une faute de ma pauvre Francine. Je n'avais pas à la révéler.

—Et ce soir?

80 —Ce soir, mon maître vénéré, je suis venu vous demander de me guider dans ce labyrinthe.

—J'imagine que vous allez tout dire à Flaviana.

—Ne sera-ce pas aggraver son chagrin?

—Son chagrin?... à cause de l'enfant?...

—Oui... elle le regrettera d'autant plus qu'elle connaîtra les liens qui l'attachent à lui... Et elle sera terrifiée de le savoir aux mains de Boris. Elle déteste et redoute son beau-frère.

—Vous lui devez cependant la vérité.

—Cette vérité vous appartenait. Puis-je la divulguer sans risquer de faire apparaître au jour votre dévouement pour moi?... ce dévouement qui vous entraîna...

—Nous avons tranché cette question.

—Enfin,... mêler une femme à cette histoire de sang... l'initier à ma résolution de vengeance...

—C'est à cela qu'il faut l'initier. Une femme, Delchaume, et une femme comme celle-là... c'est notre meilleur guide, à nous autres hommes. Avec quelle confiance je vous envoie vers elle! Comme je me sens rassuré sur votre compte! Voyez-vous, mon ami... j'ai dépecé, taillé, fouillé bien des chairs, vivantes ou mortes. Je ne crois pas qu'une parcelle de notre admirable et misérable machine humaine garde pour moi un prestige ou un secret. Cependant, chaque fois que, dans ma longue carrière, en procédant à une autopsie, j'ai effleuré de mon scalpel cette petite 81 chose merveilleuse qu'est un cœur de femme, j'ai incliné toute ma science devant ce tabernacle de l'insondable, de l'inconnaissable. Dans cette petite chose, Delchaume, quand elle palpite, il y a les vibrations de l'infini. Là, se répercute ce que nous pouvons connaître de plus profond du grand mystère de la vie. Allez voir Flaviana, Delchaume, allez prendre conseil de votre amie. C'est elle qui a les secrets du sort et de votre destin, non pas le vieux logicien, le vieux raisonneur que je suis.»

82

IV
DANS LES COULISSES

La répétition en costumes venait de finir au National-Lyrique. Les auteurs, le directeur, quelques amis, demeuraient dans la salle, pour vérifier et faire recommencer des effets d'éclairage.

—«Les fonds sont trop bleuâtres de lune quand le fantôme de la fiancée paraît,» dit quelqu'un. «Il ne se détache pas assez nettement. Tout d'abord, on croit que c'est une vapeur qui s'élève.»

Tous fondaient grand espoir sur ce Ballet des Elfes. Une surprise pour le public. Le compositeur, inconnu la veille, serait célèbre le lendemain. Sa musique, originale, prenante, d'une formule très neuve, très personnelle, trouvait la mélodie sans y sacrifier ni la pensée, ni l'enchaînement logique, ni le style. Cette mélodie ne tombait jamais dans les redites vulgaires des flons-flons italiens, pas plus qu'elle ne s'astreignait à la lourdeur piétinante du leit-motiv allemand. D'inspiration très française, l'œuvre était d'une spontanéité, d'une fraîcheur ravissantes. 83 Et quel sujet essentiellement musical! C'était les Elfes de Leconte de Lisle, dont une imagination ingénieuse avait fait deux actes de ballet.

Couronnés de thym et de marjolaine,

Les Elfes joyeux dansent sur la plaine.

Le premier acte montrait les fiançailles du chevalier, la jalousie de la reine des Elfes, et tous les moyens de séduction inventés par elle pour conquérir celui qu'elle aimait. Le second acte déroulait la chevauchée nocturne, la traversée de la plaine féerique, la dernière tentative de la reine des Elfes, et enfin la rencontre du chevalier avec le fantôme de sa fiancée:

«O mon chevalier, la tombe éternelle

Sera notre lit de noce, dit-elle.

Je suis morte, hélas!...» La voyant ainsi,

Lui-même, d'horreur, tombe mort aussi.»

Flaviana incarnait la reine des Elfes.

Comme la répétition s'achevait, les auteurs montèrent sur le plateau pour lui exprimer leur reconnaissance, leur admiration.

Le jeune compositeur suffoquait, bouleversé de joie. Cette danseuse à l'âme si profondément artiste, avait interprété son rêve en y ajoutant une grâce divine. Il venait d'en avoir la révélation complète, et il en tremblait d'émotion. Lorsqu'il fut près d'elle, il voulut parler, ne le put pas, éclata en sanglots, tandis qu'il baisait la main de l'étoile.

—«Merci,» dit Flaviana, avec son émouvant 84 sourire. «On ne m'a jamais fait un si grand compliment.»

Au fond de la scène, de petits rires étouffés fusèrent d'un groupe tout mousseux de courtes jupes de tulle, tout frétillant de jambes et de bras minces.

—«Il va lui donner son rhume de cerveau, s'il lui éternue comme ça sur la main.

—V'là ce que c'est que de se mettre compositeur avant d'être sorti de nourrice.

—Il a du talent, tu sais, le type.

—C'est pas une raison pour pleurer.

—Allons, le premier quadrille!... un peu de place, n'est-ce pas? Puisque c'est fini, qu'est-ce que vous attendez?» cria le régisseur, qui, aussitôt, donna deux coups de sifflet.

Un hurlement partit:

—«Amenez la deuxième herse!... Plus bas encore... Plus bas!... La lumière... tout!»

Le danseur qui jouait le chevalier s'approcha des fillettes. Sous le rayon d'un projecteur, son armure d'argent éblouissait. On avait voulu donner le rôle à une femme. Mais le travesti déplaisait au compositeur. «J'ai compris cela en drame,» dit-il, «je ne veux pas des équivoques de music-hall.» L'interprète exultait. C'était un jeune garçon, svelte, très doué, que les lauriers d'Illinski, le Vestris russe, empêchaient de dormir.

—«Mademoiselle Bertile, permettez-moi de vous offrir une grenadine chez la mère Martin? 85 ou ce que vous voudrez?... Vous devez avoir soif,» demanda-t-il, avec plus de respect qu'il n'est d'usage dans ce petit monde.

Il s'adressait à une danseuse du premier quadrille, une grande fillette de quinze à seize ans, de la figure la plus intéressante. Plus attachante que jolie, elle paraissait d'une fragilité de fleur rare, poussée trop vite. Ses traits, presque trop fins, peu maquillés, semblaient mangés, pour ainsi dire, par deux yeux immenses, où il y avait beaucoup de mélancolie, sinon de tristesse.

—«Merci, non,» répondit-elle avec douceur. «Vous êtes bien gentil, Claudio, mais j'aime mieux pas.

—Vrai?... Oh! je vous en prie!...» insista le jeune homme, désappointé.

—«Tu perds ton temps, mon pauvre Claudio,» dit une coryphée en riant. «Tu ferais mieux d'accompagner Chichette chez la mère Martin. Elle a une ardoise de vingt-huit sous, et ne sait comment la payer. C'est qu'elle ne plaisante pas, la mère Martin. Tout à l'heure, elle lui a refusé crédit, à Chichette, pour des pastilles de menthe.

—Chichette me rase,» déclara Claudio.

—«Faudrait que tu aies de la barbe pour ça, morveux!» cria une voix pointue qu'on reconnut pour celle de Chichette.

S'esclaffant, bavardant, se disputant, les danseuses s'en allaient par les coulisses. Les unes montaient dans leur loge, les plus petites, 86 dans ce qu'on appelait irrévérencieusement leurs «bains à quat'sous». Un certain nombre prenaient le couloir qui mène chez la mère Martin.

Derrière son comptoir, la bonne femme s'affairait à verser les sirops et à débiter les bonbons que réclamaient tous ces petits museaux de chattes.

—«Avez-vous trois sous, mademoiselle Chichette?» demandait-elle, la main sur le bouchon du sirop d'orgeat. «Je ne vous sers pas avant de les voir. Je n'exige pas toute votre ardoise, mais je ne veux pas qu'elle s'augmente. D'abord votre mère m'a défendu de vous faire crédit.»

La petite jeta autour d'elle un regard navré. De voir les autres boire, cela augmentait sa soif. Et elle adorait le sirop d'orgeat.

Mais le chevalier arrivait, dans son armure d'argent.

—«Écoute, Chichette,» fit-il, en tirant la gosseline à l'écart, «je nettoie ton ardoise si tu me dis quelque chose.

—Oh! veine... Quoi donc? Tout ce que vous voulez, m'sieu Claudio.

—Bertile?... Tu la connais?... A-t-elle quelqu'un?

—Bon! Vous v'là pincé, m'sieu Claudio. Et, jaloux par-dessus le marché. Ah! mince...

—Pas d'appréciation. Sais-tu quelque chose?

—Je sais que si j'avais eu sa chance, je serais déjà dans mes meubles, au lieu de recevoir des affronts pour trois sous. Sale mère Martin, va!

87 —Quelle chance a-t-elle donc eue, Bertile?

—Un type qui en est fou... Dame! plus tout jeune... Mais pas repoussant... au contraire... tout à fait bath... Et galetteux!... La marâtre à Bertile, mame Pageant, la fruitière de la rue du Rocher, voulait arranger la chose. Elle a fait monter la môme dans l'auto du type, le jour d'une promenade en forêt... Ça en a fait un raffût!...

—Comment ça?

—Ben, Bertile, d'abord, a sauté de l'auto. Elle s'est foulé ou cassé quelque chose... Vous savez bien?... Elle est restée un mois sans venir:

—Non, je ne sais pas. Je ne suis pas souvent des mêmes répétitions.

—Oh!... et puis...» continua la petite en s'étranglant de rire, «c'est le père Pageant qui en a fait une histoire!... Il a tapé sur sa femme!... Ah! mes enfants, ce que j'aurais voulu être là!... Parce que c'est sa seconde femme, celle-là... C'est pas la mère à Bertile.

—Alors Bertile est malheureuse, chez elle.

—Ne la plaignez pas. Elle n'y est plus. Quand je vous dis qu'elle a toutes les chances. Sa petite mère du corps de ballet, Flaviana,—excusez du peu!—l'a prise... oui, dans son bel appartement du boulevard de Courcelles. Vous comprenez pourquoi elle s'en fichait de vos générosités chez la mère Martin. Elle nous dédaigne tous. Mademoiselle se voit déjà étoile.

—Je ne crois pas que Bertile soit méprisante,» murmura le pauvre chevalier, qui rougit 88 sous la visière d'or de son casque d'argent.

—«Oh!» fit Chichette, «qu'elle le soit ou non!... pour ce que ça vous servira!... Allons, venez nettoyer mon ardoise, mon petit Claudio. Je vous en ai donné pour vingt-huit sous, il me semble.»

Et elle courut vers le modeste buffet, sur ses légers chaussons roses, dans l'envolement de la jupe mousseuse, criant de sa voix pointue:

—«Mon orgeat, mère Martin!... Donnez vite!... V'là Rothschild qui s'amène!»

A la même minute, celle qui était l'objet de ces propos, descendait vers le proscenium, où sa «petite mère», suivant la forme d'adoption du National-Lyrique, s'attardait à causer avec le maître de ballet. Bertile s'approcha de l'étoile, et, sans l'interrompre, se tint à côté d'elle avec un petit air volontairement effacé, discret.

—«Tu m'attends, mignonne?» dit Flaviana en se tournant. «Reste... J'ai fini. Nous remonterons ensemble.»

Elle lui parlait avec une tendresse de sœur aînée. Bien que cette maternité pour rire des coulisses fût devenue presque effective depuis que l'étoile avait pris chez elle sa petite camarade, les dix ans à peine qui séparaient leurs âges respectifs ne suffisaient pas à mettre entre leurs deux cœurs si tendres la distance du respect. Bertile avait dit:

—«Puisque je vais vivre avec vous, je ne puis vous appeler «petite mère». Au théâtre on sait 89 ce que cela veut dire. Et encore... Au National-Lyrique seulement. Car j'ignore si, ailleurs, les premiers sujets s'intéressent aux pauvres gosselines des petites classes, comme chez nous. Mais dans la vie, dans la rue, dans le monde, ce serait offensant pour votre jeunesse qu'une grande fille comme moi vous appelle sa mère...

—Mais tu ne me flattes pas!... Tu supposes donc qu'on s'y tromperait?» se récriait plaisamment Flaviana.

Un éloquent regard de la fillette vers le beau visage, presque virginal encore, de sa jeune protectrice, aurait suffisamment protesté, si la protestation eût été nécessaire.

—«Tu m'appelleras Flaviana... Et je veux que tu me tutoies, ma chérie,» avait décrété la gracieuse créature. «Ainsi tu sentiras moins qu'il te manque une famille.»

Quoi d'étonnant si, tandis que l'étoile s'attardait à fixer encore quelques points délicats avec le maître de ballet, la petite danseuse du premier quadrille l'attendait comme l'ombre attend le soleil, attachant sur elle des yeux profonds,—mais pas encore assez profonds pour la tendresse admirative dont ils débordaient.

Autour de ces deux silhouettes légères (la reine des Elfes et l'un de ses immatériels sujets), les jeux de lumière continuaient à se croiser, à s'exaspérer ou à se fondre, sur la scène. Sans s'occuper des personnes restées sur le plateau, le groupe des importants personnages—groupe 90 confus et noir dans l'obscurité de l'orchestre,—poursuivait ses expériences. De temps à autre un commandement jaillissait des ténèbres:

—«Voilez la lune, que diable! Un nuage passe sur la lune. Arrêtez les feux follets!... arrêtez les feux follets. Qui m'a fichu?... C'est pas des feux follets, voyons! c'est des escarbilles de locomotive!...»

A deux ou trois reprises, le pittoresque de telles indications excita la curiosité de Bertile. Elle regardait alors autour d'elle, mais se rendait mal compte, car les rayons électriques l'éblouissaient. De la scène, on ne pouvait juger les surprises de l'éclairage. Mais voici ce qui se produisit: soudain, comme l'alternance des projections illuminait, puis plongeait dans l'ombre, tour à tour, certaines parties du décor, la jeune fille tressaillit. Elle venait d'apercevoir, non loin d'elle, s'allongeant des coulisses sur la scène, une ombre que la bizarrerie des feux rendait gigantesque, grimaçante, fantastique. C'était le profil d'une tête et de la moitié d'un corps d'homme. Aussitôt l'obscurité revenue l'effaça. Fût-ce une ressemblance, un ressouvenir odieux? Fût-ce l'impression rapide, pénible, comme d'un cauchemar?... Un frisson glaça Bertile. Malgré sa peur, ses yeux élargis restaient fixés sur ce point redevenu sombre, où se dessinait maintenant à peine la haute découpure indistincte d'un portant. Puis, tout à coup, la lumière y ressauta, d'un jet brusque. Apparition de terreur!... 91 L'homme était là... L'homme dont le désir acharné ligotait sa jeune vie, dont elle sentait toujours la poursuite haletante derrière elle, comme la proie effarée perçoit le souffle du fauve. Il s'avançait hors des coulisses, la regardant, marchant de son côté.

Une épouvante insurmontable s'empara de Bertile. La nerveuse fillette ne songea même pas qu'elle était protégée, que, sur le plateau, dans la salle, il y avait des gens qui ne ressemblaient pas à sa misérable belle-mère, et devant qui nul n'oserait manquer de respect à une enfant. L'effroi et la répulsion la convulsèrent. Elle se serra contre Flaviana, avec un cri si désespéré que l'énorme cavité du théâtre en vibra tragiquement.

—«Lui!... sauvez-moi!... Je suis perdue!... Je meurs!...»

Et la pauvre petite danseuse se jeta dans les bras de sa grande amie, où, bientôt, elle s'alourdit, sans connaissance.

Il y eut un moment de désarroi. Les projecteurs s'affolaient, fouillaient de leurs pinceaux lumineux le fond de la scène, laissant dans l'ombre ce qu'il importait de voir. Le directeur, les auteurs, bondissaient de l'orchestre, grimpaient le petit escalier reliant la scène à la salle.

—«Que se passe-t-il? Qu'est-ce qu'il y a?... Quelle est cette petite qui se trouve mal?»

Régisseurs, machinistes, électriciens, tout le personnel se précipitait. Une foule envahit le 92 plateau. Jamais on n'aurait cru qu'un tel nombre de gens pût fourmiller si vite, de tous les coins de l'immense théâtre, béant de vide une minute avant. Nul, d'ailleurs, n'y comprenait goutte. Pas même Flaviana, qui n'avait rien remarqué, rien vu.

—«Je suppose,» avança-t-elle, «que c'est un effet de fatigue nerveuse. L'enfant est délicate. Souffrante récemment, elle a peut-être repris trop tôt son travail. Et elle se donnait avec tant de cœur aux répétitions! Ce Ballet des Elfes nous emballe toutes,» ajouta la gracieuse femme avec un sourire vers les auteurs.

Cependant la mère Martin, appelée en hâte, accourait aussi rapidement que le permettait sa corpulence. Elle examina Bertile,—qu'on venait d'étendre sur un praticable, représentant un talus de mousse dans la forêt magique.

—«Cette gosse-là a eu les sangs tournés,» déclara la matrone, avec une autorité devant laquelle tout le corps de ballet avait coutume de s'incliner.

Elle mit des sels sous le nez de la jeune fille, et d'un peu d'ouate, mouillée au goulot d'un flacon, lui frotta les tempes. Une odeur de mauvaise eau de Cologne se répandit.

—«Bertile Pageant...» fit le directeur, hochant la tête. «Elle est douée, cette mâtine-là. Elle a de l'avenir... Pourquoi tourne-t-elle de l'œil comme ça? Elle n'a pas fait la bêtise, au moins?

93 —Elle!...» s'exclama la mère Martin avant que Flaviana pût répondre. «Pas de danger!... C'est sage comme l'agneau du bon Dieu... Mais je vous dis qu'on y a tourné les sangs.»

L'étoile intervint:

—«Elle n'est pas heureuse chez elle. Le père s'est remarié. La belle-mère n'est pas tendre. Pour le moment, je l'ai prise avec moi.

—Ça vous ressemble, ça, ma chère,» opina le directeur.

—«Les jeux de lumière lui auront donné une sorte d'hallucination. C'est une petite nature très impressionnable.

—On serait impressionné à moins,» grommela la mère Martin, qui, maintenant, détachait la ceinture étroite autour de cette taille à prendre dans les dix doigts. «Là... ma belle... Ça va mieux?... On va la monter dans la loge à sa «petite mère».

—Vous avez l'air de savoir quelque chose, madame?» questionna l'auteur du livret, qui ne connaissait pas la mère Martin, ni son commerce de douceurs près du petit foyer de la danse, ni sa popularité parmi toute cette crédule et friande jeunesse.

—«Je sais seulement que j'ai aperçu dans un couloir cette chouette de mauvais augure, la fruitière de la rue du Rocher, sa marâtre, quoi! Elle m'avait l'air de faire signe à quelqu'un. Dieu sait si elle n'amenait pas jusqu'ici quelque vieux singe, dont le museau effraie cette pauvre petite. 94 Pisqu'al'ne veut pas, Bertile!... Faut avoir du vice pour la forcer. Que ces demoiselles cherchent une position... pas moi qui les en blâmerai... Mais c'est guère tout de même le rôle d'une mère...»

L'édifiante réflexion ne trouva pas d'écho. Le bavardage de la mère Martin venait de mettre en fuite les gros bonnets. Et le menu fretin se hâtait de les imiter en courant aux postes de travail. L'évanouissement d'une danseuse, au National-Lyrique, n'était pas une de ces circonstances dont l'imprévu et la rareté pussent émouvoir. Si l'accident avait retenu un moment l'attention de ces messieurs, c'est qu'il concernait Bertile, la meilleure danseuse du premier quadrille, une fillette dont la douceur et l'excellente tenue plaisaient à tous, en qui, surtout, on respectait la protégée de Flaviana.

Cependant, à la faveur de l'émotion générale, du brouhaha, des allées et venues, l'auteur du désordre s'était éclipsé. En toute hâte, il rejoignit, vers la porte des artistes, la femme de Victor Pageant, que la mère Martin avait parfaitement reconnue tout à l'heure dans un couloir.

—«Sortons,» dit ce personnage, d'un air fort contrarié. «D'ailleurs, vous avez la somme dont nous étions convenus. Bonsoir! Je n'ai pas envie qu'on me voie avec vous.

—Mais... s'écria la mégère, abasourdie.

—«Il n'y a pas de «mais». J'y renonce... J'aurais tout donné à cette enfant-là. Ah! elle ne 95 sait pas ce qu'elle perd... Cependant, il y a des bornes...

—Qu'a-t-elle donc fait?...

—Elle a crié comme si je venais pour l'assassiner. Elle a ameuté tout le théâtre.

—La pécore!... Elle me le paiera.

—«Allons, n'y pensons plus!» s'écria brusquement le riche amateur de fruits verts.

Une rage saisit la marâtre. Des mots injurieux sortirent de sa bouche à l'adresse de sa belle-fille.

—«Elle me le paiera!...» répétait-elle. «Et plus cher qu'elle ne suppose!»

La silhouette cossue de son complice s'éloignait déjà. Mais le triste personnage avait entendu. Il revint sur ses pas.

—«Écoutez, madame,» dit-il. «Je ne suis pas très fier de ce que nous avons fait ensemble. Pourtant, avec la certitude de réussir, je recommencerais. Oui, j'enlèverais Bertile... Et de force... Je commettrais des lâchetés... Je serais capable de tout. Mais pas pour la faire souffrir. Ma seule excuse, c'est que je voudrais la gâter comme jamais homme n'a gâté une enfant chérie, une maîtresse adorée... Il n'y a pas moyen. J'en fais mon deuil. C'est pour moi un déboire amer,—plus amer que je ne puis le dire. Mais je ne veux pas, vous entendez, je ne veux pas, que vous tourmentiez cette innocente à cause de moi.

—Elle est la ruine de sa famille!» gémit la femme de l'ex-hercule. «Songez, monsieur!... 96 J'ai deux pauvres petits enfants... C'est abominable à elle de ne pas m'aider à les élever, après tous les sacrifices que j'ai faits pour qu'elle devienne artisse!

—Bon, bon!...» grommela le vieux Parisien, que ces simagrées ne touchaient guère, mais qu'attendrissait la pensée de la jeune fille. «Si vous me promettez de laisser la petite tranquille, je veux bien faire quelque chose pour vous.»

Il tirait son portefeuille de sa poche. Dieu sait s'il avait répété ce geste depuis qu'il était entré dans les différents plans de campagne pour réduire la résistance de Bertile. Cette fois l'impulsion racheta un peu les antérieures vilenies.

—«Tenez,» dit-il à la mégère, «ça, c'est en échange de votre promesse que vous n'adresserez pas un reproche à Bertile, et surtout que vous ne vous permettrez envers elle aucune dureté, aucune violence. Et vous savez, j'aurai l'œil... Si vous vous conduisez gentiment avec elle, je le saurai. Et il y aura quelque chose de plus.»

Mme Pageant fondait en protestations, en gratitude.

—«Monsieur pense!.. C'était une façon de parler!... Je suis vive comme ça, puis, la main tournée, je n'y songe plus. Cette enfant... J'ai pour elle un cœur de mère... Mais Monsieur est trop bon... Monsieur verra... Ne désespérons pas qu'elle entende raison, la mignonne...»

Une pâteuse coulée de miel gluait maintenant hors de cette bouche mauvaise. La fruitière ne 97 s'engageait guère en manifestant les meilleures intentions à l'égard de Bertile, puisque la fillette, à l'abri chez Flaviana, lui échappait. Aussi déversait-elle sa papelarde éloquence, en s'attachant aux pas du séducteur déçu, qui n'avait plus qu'une hâte: se débarrasser d'elle. Il avait sauté dans son auto, était loin, qu'elle parlait encore.

Ce soir-là, quand Victor Pageant rentra, éreinté d'avoir frotté des parquets toute la journée, il surprit son épouse dans une singulière position. La fruitière ayant, non sans imprudence, confié la garde de la boutique à ses deux garnements, Totor et Titine, venait de monter à leur logement, pour serrer son trésor dans une cachette, qu'elle changeait souvent pour plus de sécurité. Aujourd'hui, elle avait eu l'idée de glisser l'enveloppe qui contenait les billets bleus entre les tringles de leur lit de fer et le sommier. Pour y réussir, elle s'était étalée tout de son long par terre.

Pageant, lorsqu'il réintégra le domicile, aperçut de la lumière au ras du sol, puis une jupe de femme, qu'il aurait crue tombée sur la descente de lit, s'il n'en avait vu sortir deux chevilles vêtues de bas aubergine et deux pieds s'agitant dans des chaussons de Strasbourg.

Mais aussitôt, plus rien! Sa femme, l'entendant rentrer, venait de souffler le bout de bougie, posé à même le plancher, et qui l'éclairait dans sa tâche.

98 —«C'est toi, la maman?» demandait l'ex-hercule, non sans timidité, car ce mystère l'impressionnait. «C'est toi?...» répéta-t-il. «Les petits m'ont dit que tu venais de monter.»

Un gémissement sortit de dessous le lit. Mme Pageant improvisait une tactique. Simuler l'évanouissement, c'était une explication, un alibi, et en même temps une excuse pour attendre qu'on l'aidât, car, sans lumière, elle ne pouvait se redresser qu'en risquant de se fêler le crâne contre le châlit.

—«Mon Dieu?... Tu es malade?...» dit la voix tremblante du bon Pageant. Et, soudain, la position où il avait entrevu sa femme, aggravée par l'effet de l'obscurité et de la lugubre plainte, lui suggéra une affreuse pensée:

—«L'aurait-on assassinée?...» balbutia-t-il.

—«Quelle gourde!... Aide-moi donc à sortir de là!...» cria sa colérique moitié, dont la patience était vite à bout, et qui, ayant assujetti l'enveloppe, ne craignait plus rien que la suffocation.

Éperdu, tâtonnant, le pauvre homme ne trouvait pas d'allumettes. Il dut descendre à la boutique, et ne remonta qu'avec Totor et Titine sur ses talons.

—«Bon Dieu, qu'est-ce que tu as eu?» questionna-t-il en dégageant sa femme, qui se releva, la figure couleur de brique, les cheveux poussiéreux et dépeignés.

—«Ce que j'ai eu?... Parbleu... une syncope,» 99 s'écria-t-elle. «Dans cette misère de maison, je ne mange pas pour le travail que je donne. Quand je t'ai servi, et les gosses, vous ne vous inquiétez guère s'il reste quelque chose dans le plat pour moi.

—Pauvre poule! C'est du quinquina qu'il te faut. Je t'en achèterai,» déclara Pageant.

—«Et avec quoi?» demanda-t-elle du ton le plus aigre.

Mais alors éclata le coup de théâtre. Cette fûtée de Titine, ayant aperçu le bout de bougie sous le lit, poussa sournoisement son frère, et, le lui montrant:

—«Tiens!.... une camoufle.

—Qu'est-ce qu'elle fait là?...» grogna Totor, qui se mit à quatre pattes pour la ramasser.

Entré d'un côté sous le lit, le polisson jugea à propos de ressortir de l'autre, parcourant sur les genoux et les mains ce tunnel où le balai ne passait pas souvent. Comme il arrive aux enfants, qui découvrent immédiatement ce qu'ils ne doivent pas voir, celui-ci ne manqua pas de remarquer, sous le sommier, l'enveloppe, qui, insérée à tâtons, se repliait et dépassait le châssis de fer. Il surgit entre ses parents avec un cri digne d'un guerrier sioux, et secoua si bien sa trouvaille que des billets bleus s'en échappèrent.

Pageant, paralysé de stupeur, les regarda voltiger et s'abattre. Il n'en croyait pas ses yeux. Mais sa femme, jetant une clameur inhumaine, fonça sur leur héritier, et lui administra une telle 100 volée de gifles, que l'ancien hercule recouvra l'usage de ses sens pour lui arracher l'enfant des mains.

—«Tu es folle!... Tu veux donc l'assommer?»

Le père expulsa les mioches, ferma la porte, à travers laquelle se ruèrent les hurlements acharnés de Totor. Mais les époux n'y prirent pas garde.

—«Dis-moi,» fit Pageant, qui étreignit le bras de sa femme. «Qu'est-ce que cet argent-là?... C'est comme ça que tu t'évanouis de privations!... Malheureuse!... Si tu as recommencé tes infamies contre Bertile, je te tuerai!»

Le mari soumis et bonasse disparaissait. Elle reconnut le redoutable gaillard de la forêt de l'Isle-Adam, le père indigné, outré, sous la poigne de qui elle avait cru sentir se disperser ses os. A la seconde exécution de ce genre, elle y resterait, sûr. La peur fit s'entrechoquer ses mâchoires.

—«Je te jure... Pageant... je te jure!...

—Où est Bertile?

—Chez Flaviana.

—Y est-elle?... Est-ce vrai?... Nom de D...!

—Tu peux y aller voir...

—C'est ce que je vais faire.»

Il desserra un peu l'étau.

—«Si je ne l'y trouve pas!...»

Le frisson de la mort passa sur la chair noiraude. Peu s'en était fallu qu'il ne l'y trouvât pas.

101 —«Cette saleté d'argent... d'où ça vient?» reprit le frotteur des parquets ministériels.

—«C'est pas à moi. C'est un dépôt.

—Tu mens!

—Qu'est-ce que ça te fiche, puisqu'on n'y touche pas, à ta Berthe! A preuve, c'est qu'il y a renoncé, le type... Je t'en fais serment sur la tête de mes enfants... Et ceux-là, je ne jurerais pas un mensonge sur eux. J'aurais trop peur de leur faire tort... Je les aime... tu ne m'ôteras pas ça.

—Il a renoncé à Bertile... Ah! il a bien fait, le bandit... Je l'aurais crevé!... Mais je ne te lâche pas que tu ne m'aies dit d'où vient la galette... Tu la cachais... c'est qu'elle ne sent pas bon.

—Oh! je ne l'ai pas volée.

—J'espère bien!

—Lâche-moi!...

—Réponds.

—Tu me paieras ça, Pageant!

—Bah! tu ne seras jamais plus rosse pour moi que tu ne l'es maintenant. Tu m'as privé de ma fille... Tu l'as forcée à quitter la maison. Tu ne peux pas me faire pire.

—Butor!

—D'où viennent ces billets de banque?

—Ah! zut... Tu me les laisseras?

—Ça dépend.

—Eh ben, c'est le type qui en tient pour Bertile. Mais... oh! là... brutal!... Pas pour ce que tu crois.

102 —Comment?...

—Pour qu'on la dorlote... qu'on y fasse la vie douce... Un brave homme, au fond...

—Un brave homme!... Le misérable!... Tu vas lui renvoyer son ignoble argent.»

La fruitière voulait sauver tous les billets grâce à la destination du dernier. Malgré ce subterfuge, l'honnête Pageant se révoltait. S'il avait regardé de près les fafiots bleus, il aurait reconnu, soigneusement recollés, ceux qu'il avait cru anéantir près du Gros Chêne.

De nouveau, ils allaient subir un sort auquel un si précieux papier n'est guère exposé. Mais leur propriétaire les défendit comme une lionne. Pageant craignit de «faire un malheur» s'il déchaînait toute sa colère et toute sa force. Il abandonna donc la lutte. D'autant que mal rassuré par les protestations de sa femme, il avait hâte de courir chez Flaviana, pour constater, de ses yeux, que sa chérie était toujours là, en sécurité, sous la protection de l'adorable étoile.

De la rue du Rocher au boulevard de Courcelles, le père anxieux ne fit qu'un bond. La porte de l'appartement lui fut ouverte par la femme de confiance, la grosse Mélanie.

—«Ah!» s'écria-t-elle, «vous savez donc? Mademoiselle Bertile ne voulait pas qu'on vous dise... Mais, rassurez-vous, papa Pageant, tout va aussi bien que possible.

—Y a donc eu quelque chose?

—Rien... rien... moins que rien,» dit la 103 bonne créature vivement, car elle voyait trembler les épaules solides, et les yeux naïfs se remplir de larmes, sous la broussaille grise des sourcils. «D'ailleurs,» ajouta-t-elle, «vous allez la voir. Madame Flaviana est déjà partie pour son théâtre. Mais, comme il ne fallait pas songer que Mademoiselle Bertile y aille ce soir...

—Mon Dieu!... elle est donc souffrante?...» soupira le pauvre homme.

Dans la jolie chambre que Flaviana avait fait aménager pour sa pupille,—puisque l'installation était maintenant définitive,—entre les draps fins, la tête sur l'oreiller brodé, la petite danseuse reposait.

En apercevant ce visiteur, dont la tenue jurait pourtant avec la délicatesse du décor, et qui jamais n'avait pénétré ici que soigneusement endimanché, la fillette eut un grand cri de joie:

—«Père!... mon papa chéri!...»

Les bras minces sortirent des couvertures, s'enlacèrent au cou rugueux, chiffonnèrent un peu plus le col défraîchi, désempesé, mirent plus de travers la cravate en corde. Les joues fines, les lèvres de rose pâle, s'appuyèrent au dur hérissement de la barbe de trois jours, s'enfoncèrent contre l'épaule, dans le veston qui sentait la sueur et l'encaustique.

—«Papa chéri!... papa chéri!...

—Mon petit Berthon!... Eh ben, quoi?... Au dodo? Tu ne danses donc pas ce soir?

—Heureusement, non... Je ne suis pas du 104 spectacle... Mais j'ai tellement peur de ne pas danser dans les Elfes!... Un ballet merveilleux... Si tu savais!...

—Pourquoi ne danserais-tu pas, petite fée?

—Je suis déjà condamnée à manquer la répétition de demain.

—T'es donc malade?

—Un peu patraque... On me soigne trop bien.

—Comment ça t'a-t-il pris?

—Tout à l'heure, en scène... Figure-toi, je suis trop bête... Mais assieds-toi donc, mon petit père.

—Je suis bien comme ça.

—Mais non... Tu es là, qui te penches... Tu as bien cinq minutes?

—Oh! une heure si tu veux.

—Veine!... Tu vas dîner avec moi, près de mon lit.

—Ça, c'est pas possible.

—Et la raison?...»

Le pauvre homme se redressa, se dandina, tournant son vieux feutre roussi, l'air confus.

—«Voyons... papa...

—Tu ne voudrais pas, minette. Qu'est-ce que dirait madame Flaviana?

—Ce qu'elle dirait!...» Les grands yeux de Bertile s'élargirent encore... Quelque chose de radieux, d'attendri, de triomphant, fit rayonner les larges prunelles.—«Ce qu'elle dirait! Tu ne la connais pas. Tu n'imagines pas sa bonté... 105 Flaviana!... Mais elle sera plus heureuse, plus fière, de savoir que tu t'es assis là, parce que tu es un brave homme, parce que tu donneras une joie à ta petite... que de recevoir les godelureaux huppés, titrés, qui viennent lui faire la cour, qui l'assomment de leurs compliments... Papa, assieds-toi là. Je suis sûre de faire plaisir à Flaviana... J'en suis sûre!...

—Mais j'ai mon costume de travail... J'ai frotté au ministère... Ce petit fauteuil de soie...

—Assieds-toi, mon vieux frotteur de papa... Ta fifille sait ce qu'elle fait...»

En même temps, elle appuyait par deux fois son index grêle sur la sonnerie électrique.

—«Mélanie, ma bonne Mélanie... venez un peu. Papa dîne avec moi. Portez-lui la petite table... N'est-ce pas, Madame n'y trouvera rien à redire?

—A redire?... Savez-vous ce qu'elle ruminait tout à l'heure: «De voir un peu son papa, ça lui ferait du bien, à cette petite. Mais je crains d'inquiéter monsieur Pageant en le faisant appeler.»

La grosse personne donna des indications à une jeune camériste alerte, qui dressa le couvert, prépara la dînette.

—«Alors?» chuchota Bertile, avec un sourire espiègle, «tu as donc la permission de dix heures. On ne te grondera pas, à la maison?

—Ne parle pas de ta belle-mère,» fit l'ancien hercule en serrant le poing. «J'ai failli lui régler son compte tout à l'heure.

106 —Fais pas ça, papa. Elle t'aime à sa manière, et les petits aussi. N'y a que moi qui étais dans le chemin.

—C'était à cause de toi, justement.

—Comment, puisque je ne suis plus là?...

—Elle ne t'a pas joué quelque tour? Elle ne t'a pas tendu quelque piège?»

La petite danseuse eut un mouvement involontaire. L'horrible impression de cet après-midi, c'était donc vrai? Le vilain homme avait osé la relancer jusque sur la scène. Une combinaison de la fruitière, qui avait dû l'amener. Et tout le monde croyait à une hallucination. Elle-même avait fini par y croire.

Son père, occupé à savourer une cuisse de poulet (il croquait jusqu'à l'os... Depuis combien de mois n'en avait-il pas mangé?), négligeait d'observer la fillette. Il accepta donc sa réponse:

—«Mais non, papa. Ne la soupçonne pas à tort. Tu es bien tranquille, n'est-ce pas? quand tu lui cèdes. Après tout, elle fait marcher la maison.

—A condition que j'aille aux Halles, le matin, et que je frotte ensuite toute la journée.

—Elle est bonne mère pour Titine et Totor.

—Oh! elle les gâte trop, ou elle les roue de coups.

—Enfin elle les aime bien.

—Je ne le nie pas.

—Eh bien, mon pauvre papa, tu as besoin de la maman de tes deux petits. Patiente... Ne fais pas un enfer de ton intérieur à cause de moi. Ta 107 femme m'a considérée comme une étrangère dont on peut tirer parti sans scrupule. C'est dans la nature, ça. Faut pas te buter... Tu as d'autres enfants...

—Une étrangère... On ne vend pas une étrangère. C'est la traite des blanches.

—Chut!... chut!...» fit Bertile, qui avança gentiment sa main fluette pour fermer la bouche de son père. Et la fillette ajouta rêveusement:

—«Qui sait? Elle pensait peut-être faire mon bonheur. Il y en a tant, au premier quadrille, qui appelleraient ça une bonne aubaine.»

Le brave Pageant hocha la tête. Le fin repas qu'il venait d'expédier le disposait à l'indulgence. Sa colère tombée, il n'aurait jamais l'énergie de braver sa querelleuse épouse, et il savait gré à sa fille de lui prêcher la ligne de conduite où il se rallierait fatalement, par bonhomie, habitude, faiblesse.

—«Mais enfin,» demanda-t-il, «pourquoi es-tu couchée? Quel est ton mal? Je te vois maigre, pâlotte...

—Bah!» dit-elle, «ce n'est rien.»

Un observateur plus avisé que l'humble frotteur eût remarqué l'accablement si peu naturel qui renversait sur l'oreiller cette jolie tête de quinze ans, le ton las, désenchanté, des quatre mots que soupirèrent les lèvres puériles.

—«Rien... mais quoi?» insista le père. «On n'est pas au lit, à ton âge, quand on a rien. As-tu vu un docteur?

108 —Non,» fit-elle avec un vif redressement du buste, «ce n'est pas la peine. Il ne faudrait pas le déranger pour si peu, le docteur Delchaume.

—Ah! il ne regarde pas au dérangement, celui-là,» déclara Pageant. «Voilà un médecin qui a du cœur pour les pauvres gens... A venir des trois fois par jour chez des clients dont il ne veut pas accepter un rouge liard.

—Comment le sais-tu?» demanda Bertile.

Son mince visage devenait lumineux. Du rose flambait aux pommettes. Les yeux brillaient dans leur large cerne d'ombre. Sur le drap, les petites mains frémissantes entrelaçaient nerveusement leurs doigts.

—«C'est donc depuis que tu es partie?» fit le père. «Oui... Et je ne t'ai pas raconté? Ta petite sœur... Titine... Elle nous en a fichu un trac!... On aurait cru qu'elle nous passait entre les mains.

—Oh! Comment?...

—Une nuit, elle s'est mise à étouffer, à râler... Son corps raide comme du bois... Les yeux hors de la tête.

—Quelle horreur!...

—J'ai couru chercher le docteur Delchaume. Le seul que je connaissais. Et puis, il avait été si gentil au moment de la scarlatine.

—Il est venu?... comme ça?... dans la nuit?

—Tout de suite.

—Qu'il est bon!...» murmura Bertile, retombant 109 sur son oreiller, le regard en haut, les mains jointes, en extase.

—«Tu peux le dire... Il a sauvé la gosse.

—Qu'est-ce qu'elle avait?

—De l'asthme enfantine, qu'il a dit.»

Il y eut une minute de silence. Le père Pageant considérait le visage exalté, l'expression absente de sa fille. Elle ne paraissait frappée que d'une chose dans la maladie de la cadette: l'intervention du docteur Delchaume. Tout à coup, elle dit:

—«Papa, tu ne trouves pas injuste qu'un homme comme ça puisse être malheureux?

—Dis donc, petite,» fit-il bonassement, «en serais-tu amoureuse, par hasard, de ton docteur Delchaume?»

La fillette tressaillit et se redressa, comme secouée d'un choc galvanique.

—«Oh! papa... c'est méchant ce que tu dis là!..

—Histoire de rigoler un peu.

—Faut pas.

—C't'idée! Il est gentil garçon... Un peu vieux pour une gamine comme toi...

—Vieux!... Il n'a pas trente ans.»

Le père eut encore un regard de malice. Alors la petite danseuse parla très vite, tandis qu'une flamme de fièvre la transfigurait d'un éclat soudain.

—«Ne continue pas, père... Tu me ferais du chagrin. Tu vois bien que le docteur Delchaume 110 est en grand deuil. Il ne se console pas d'avoir perdu sa femme... Et s'il devait se consoler...

—Allons!...

—Ce ne serait pas moi...

—Et qui?

—Oh! la seule capable de guérir un cœur comme le sien... La meilleure... la plus belle... Tu ne devines pas?... voyons! Flaviana!»

L'enfant, ce nom jeté, retomba en arrière, reprit son visage lointain, son visage d'au-delà, et murmura doucement, comme pour elle-même, avec un accent intraduisible, dont l'âme simple du père se troubla:

—«J'ai bien compris, va... J'ai bien vu comme il la regarde quand il croit qu'on ne fait pas attention.»

Ces mots furent prononcés sans amertume, sans blâme, tendrement... Toutefois il en émanait quelque chose de triste dont le pauvre père sentit l'étreinte. Il ne sut que dire, ni trouver la plaisanterie qui secouerait son malaise.

Comme il demeurait gauchement silencieux, tandis que Bertile, emportée par un rêve, semblait oublier sa présence, une porte s'ouvrit. Celui dont ils venaient de parler entra.

—«Eh quoi?» s'écria Raymond, en marchant vers le lit. «Ça ne va pas, mignonne. Qu'est-ce que nous avons?» Puis, reconnaissant l'honnête frotteur:—«Bonjour, père Pageant. On est venu tenir compagnie à sa fillette. Elle doit vous en raconter, hein! notre future étoile.»

111 Ce ton enjoué, c'était un de ses devoirs professionnels. «Le père doit être inquiet, puisqu'il est accouru,» pensait-il. «Commençons par dissiper cela.»

La petite malade ne lui fournit guère d'éclaircissements. Elle avait eu une syncope après la répétition. Le jeu des lumières l'avait éblouie. Au retour, Flaviana voulait qu'elle se couchât. Elle ne savait pas que le docteur fût prévenu.

—«Votre «petite mère» m'a envoyé un mot pour me prier de passer,» dit Delchaume. «Cette «petite mère-là» a plus de sollicitude peureuse qu'une vraie maman. Car je ne vois pas... Tiens!» ajouta-t-il, en lui prenant le poignet pour consulter le pouls, «qu'est-ce que ces menottes glacées? Avez-vous des frissons?»

«Ses mains étaient brûlantes avant qu'il entrât,» se dit Pageant. «Allons, ça y est... la voilà toquée de son séduisant docteur. Et à ce point!... Bon sang!... Pourvu que ça ne soit pas du chagrin pour elle.»

L'idée le traversa, en éclair: «Si ma gredine de femme avait eu raison? Les filles des pauvres gens, ça leur coûte bien cher d'être sages!...» Mais son cœur de brave homme repoussa la suggestion: «Ça lui coûtera ce que ça lui coûtera... Et à moi aussi. J'aime mieux tout, que de la voir mal tourner.»

Cependant, lorsque Delchaume l'arrêta dans la chambre voisine pour lui dire que «c'était assez sérieux», le pauvre ouvrier eut un tragique sanglot.

112 —«Courage, mon brave homme, rien n'est désespéré.

—Sauvez-la, monsieur le docteur.

—C'est son âge qui la sauvera. Pensez donc... La jeunesse même... Elle n'a pas seize ans.

—Mais sa maladie... Qu'est-ce que c'est?

—De la névrose... de l'anémie... La tuberculose la guette. Nous n'en sommes pas là. Seulement, il faut veiller. Cette enfant doit se suralimenter, et elle ne mange plus. Elle devrait être gaie, courir au soleil... Son métier la fatigue trop. Il ne faut plus qu'elle danse...

—Bon Dieu de bon Dieu, qu'allons-nous devenir?

—C'est affaire à madame Flaviana et à moi, ça, papa Pageant. Ne vous inquiétez pas. Elle a une amie... je devrais dire... une providence... De mon côté...

—Oh! vous l'avez déjà installée là-bas, à Claire-Source, dans votre maison de campagne.

—Elle y retournera.

—Bien,» fit sans élan le pauvre père qui pétrissait son chapeau dans ses mains. «Seulement...

—Seulement... quoi?

—Rien.

—Vous avez une idée qui vous tourmente, Pageant.

—Non, m'sieu le docteur.

—Si.

—Oh! ben, c'est bête... Je me dis comme ça: 113 madame Flaviana est bien bonne, vous aussi, vous êtes bon. Et, tout de même, je me demande... Est-ce que je ne devrais pas reprendre Bertile?

—Dans la fruiterie de la rue du Rocher?... Pour que votre femme, qui la déteste, recommence les vilenies dont cette petite ne se remet pas?... Voyons, Pageant!...

—Ah! m'sieu le docteur,» murmura ce pauvre homme simple, avec des larmes plein les yeux, «y a des choses douces qui font mourir aussi bien que les choses cruelles...»

Delchaume le regarda, sans comprendre, mais devinant qu'une pensée délicate se dissimulait sous la phrase, dont la seule forme pathétique l'émut. Il adressa encore à l'humble ouvrier quelques paroles réconfortantes, puis, comme se rappelant tout à coup un détail important, il revint en arrière et rouvrit la porte de Bertile.

—«Pardon, mignonne,» dit-il, «j'ai oublié... Voulez-vous demander à madame Flaviana de me fixer elle-même le moment de ma prochaine visite. Je souhaiterais qu'elle fût là, pour lui parler de vous, de votre santé. Mais je voudrais qu'elle ne fût pas pressée, car j'ai à l'entretenir d'un autre sujet... peut-être longuement.»

Victor Pageant, resté dans l'autre pièce, entendit la voix de sa fille:

—«Je ferai votre commission, docteur.

—Vous direz bien à madame Flaviana que j'ai à lui communiquer des choses graves, n'est-ce pas, mon enfant?»

114 La douce voix reprit:

—«Je le lui dirai, soyez tranquille, docteur... Des choses graves... Oui, je le lui dirai.»

Un désir presque irrésistible saisit Pageant, de rentrer dans la chambre, de courir au lit de sa petite, de mettre ses gros bras d'ancien hercule autour de la frêle créature, comme pour la défendre de quelque mal. Il l'embrasserait encore. Oh! comme il avait envie de l'embrasser, mieux que tout à l'heure, avec une tendresse moins maladroite. Il n'osa pas. Le docteur partait. La femme de chambre leur montrait le chemin.

Pageant descendit, prit congé du jeune médecin, qui montait en voiture, et s'en alla, le dos voûté, sous la nuit, sans pensée distincte, le cœur vide, et pourtant si lourd!...

115

V
EN COUR D'ASSISES

—«Tatiane Kachintzeff, levez-vous!»

L'injonction retentit, brève et dure. Ce fut une surprise dans le public. Le président, connu pour son extrême courtoisie, adoptait généralement des formules plus enveloppées, un ton plus doux, lorsqu'il s'adressait à des femmes, fût-ce à des accusées. Mais on s'étonna moins lorsque se dressa, contre le fond sombre des boiseries, entre les uniformes des municipaux, la silhouette singulière, dont on eût douté si elle était d'un garçon ou d'une jeune fille.

La voilà donc, cette étrangère sur qui tant de légendes avaient couru.

Les regards qui, de cette salle des assises, bondée pour le sensationnel procès, convergeaient sur elle, purent discerner, sous l'apparence androgyne, toute la flamme tendre d'un cœur féminin, lorsque Tatiane, avant de se soumettre à l'interrogatoire, chercha d'abord les yeux de son fiancé.

Assis deux places plus loin, sur le même banc, Pierre Marowsky la contemplait avec la naïve 116 adoration d'un croyant pour son idole. Séparés par les longs mois de la prison préventive, ils se trouvaient enfin rapprochés. La béatitude de se voir les soulevait—c'était évident—au-dessus de toutes préoccupations.

—«Votre nom?» demanda le président.

—«Tatiane Fédorovna Kachintzeff.

—Votre âge?

—Vingt-deux ans.

—Où êtes-vous née?

—A Pétersbourg.

—Votre père y était professeur?

—Et écrivain.

—C'est vrai. Mieux eût valu pour lui qu'il se contentât de ses leçons.

—Aucun être libre ne partagera votre avis, monsieur le président.»

Un frisson courut. Quelle fierté dans cette réponse! Et la figure même de l'accusée en rayonna. Sa face, un peu kalmouck, mais d'un teint éblouissant, portée sur un cou élevé, blanc et frais, découvert, autour duquel tombait la masse courte et lourde des cheveux blonds, son front pur sous le toquet de fausse loutre, ses yeux légèrement bridés, mais d'une clarté surprenante, tout changea d'aspect, prit une beauté inattendue.

Sans s'offusquer de la riposte, le président reprit:

—«Tout le monde est libre de composer des écrits séditieux. Mais on le paie cher, la plupart 117 du temps. Votre père, Fédor Kachintzeff, fut arrêté, condamné, déporté en Sibérie.

—Gloire à lui, monsieur le président.

—Nous ne chicanerons pas votre piété filiale,» dit ironiquement le magistrat.

Changeant alors de ton, et avec une nuance d'égards, il ajouta:

—«Elle s'est traduite, d'ailleurs, autrement qu'en paroles. Vous êtes allée rejoindre votre père, en exil, au bagne. Vous aviez quatorze ans à peine. Vous avez effectué presque entièrement à pied ce terrible voyage...»

Un murmure, favorable à l'accusée, monta, presque imperceptible. Le président s'arrêta, promena sur la foule des assistants un regard sévère.

—«Je comprends,» s'écria-t-il, «qu'un mouvement de sympathie échappe, surtout à la partie féminine de l'auditoire, pour l'enfant, pour la fille dévouée, qu'était alors Tatiane Kachintzeff. Cependant, je veux qu'on le sache, je suis résolu à ne tolérer aucune manifestation.»

Un silence—glacial ou pénétré?...—accueillit cette déclaration, prononcée du ton le plus énergique. Poursuivant l'interrogatoire, le président reprit:

—«Vous trouvâtes votre père à l'hôpital, très malade?

—Non, pas malade... mourant.

—Mais... il mourait d'une maladie, je suppose.

118 —Non.

—D'un accident?

—Non.

—Et de quoi donc?...»

Point de réponse. Une figure de pierre, où flamboyaient des yeux pleins d'horreur.

—«Allons, Tatiane Kachintzeff, dites tout haut ce que vous prétendez insinuer, ce que vous avez cru peut-être.»

Même mutisme. Même immobilité impressionnante.

—«L'accusée, messieurs les jurés,» reprit le président, «est victime d'une erreur. Mais, sans doute, l'est-elle de bonne foi. Il ne vous est pas interdit de lui en tenir compte. On lui a persuadé, là-bas, au bagne,—son père lui-même, en exigeant d'elle un serment de vengeance,—que Fédor Kachintzeff succombait à de mauvais traitements, à des brutalités, coïncidant avec la présence du gouverneur général, le prince Wladimir-Serge Omiroff, aujourd'hui décédé.»

Une voix s'éleva, celle du défenseur de Tatiane Kachintzeff:

—«Je vous demanderai respectueusement de préciser, monsieur le président. Veuillez expliquer au jury que Fédor Kachintzeff, cet écrivain, cet intellectuel, descendant d'une famille aristocratique, avait été soumis à un châtiment corporel,—contre les règlements mêmes,—au plus déshonorant, au plus barbare des supplices: il avait été f...»

119 Un cri affreux, déchirant... Tatiane, jetant le buste et les bras en avant de la cloison de bois, saisissait à l'épaule son avocat, arrêtait ce qu'il allait dire par une mimique violente et désespérée.

Le public s'émut. Des gens se levèrent, pour voir ce qui arrivait. Les stagiaires, entre eux, chuchotaient:

—«Son père a été fouetté, par l'ordre du vieux prince Omiroff.

—Cela se fait donc encore?

—Pourquoi a-t-elle crié?

—Elle devient folle quand on évoque ce souvenir.

—Kachintzeff étant un condamné politique, et d'origine noble, on ne devait pas...

—Alors?...

—Un caprice tyrannique, abominable... Le malheureux n'avait pas salué le gouverneur général Omiroff.»

La voix du président tout à coup s'éleva:

—«Il résulte des rapports des médecins, comme de l'autopsie, que le détenu Kachintzeff était d'une constitution robuste, très capable de supporter la peine infligée,—et qu'on ne saurait voir dans cette peine la cause de sa mort.»

L'avocat de Tatiane riposta aussitôt:

—«L'autopsie montre-t-elle qu'un homme a succombé au désespoir, à la honte?»

Le président.—«Je ne puis, maître, vous laisser avancer davantage sur ce terrain. Nous ne 120 faisons pas le procès d'un directeur de bagne sibérien, pas plus que celui du feu prince Omiroff. Le jury n'a pas à s'occuper de ces choses, qui ne le concernent pas. Il nous dira si, oui ou non, Tatiane Kachintzeff a pris part à un complot et à la fabrication d'engins destinés à faire périr le prince Boris Omiroff, fils de l'ancien gouverneur général de la province d'Irkoutsk.»

Le défenseur.—«Mais vous-même, monsieur le président, déclariez que le jury devait être éclairé sur les faits qui auraient pu susciter chez la fille de Kachintzeff une idée de vengeance?»

Le président.—«Non pas les faits, dont nous ne saurions préjuger ici, mais l'impression, fausse ou exacte, que l'accusée en a reçue. On a pu facilement troubler, égarer, cette âme de quatorze ans. Cela n'excuserait pas son crime, mais en indiquerait la genèse. Nous allons, du reste, savoir par elle-même... Tatiane Kachintzeff, levez-vous.»

La jeune Russe, retombée assise, comme en faiblesse, après son terrible mouvement d'angoisse, écarta la main dont elle se cachait le visage, et se dressa.

Le président.—«Votre père, avant de rendre le dernier soupir, vous imposa, à vous, presque enfant, une mission de vengeance?»

Tatiane.—«Non, monsieur le président.»

Le président.—«Il vous a dicté une formule de serment?»

Tatiane.—«Non.»

121 Le président.—«Cependant, il a accusé?»

Tatiane.—«Personne.»

Le président.—«Il s'est plaint?»

Tatiane.—«Non.»

Le président.—«Que vous a-t-il donc dit de lui-même... de ses souffrances... du mal dont il se sentait mourir?...»

Tatiane.—«Rien.»

La fierté farouche de ce «Rien»! Un silence tomba. La suite de l'interrogatoire se fit attendre.

Tous les regards se fixaient sur cette tache pâle qui était le visage de Tatiane, et qui se détachait là-bas, parmi toutes ces choses sombres, embues par l'atmosphère de cendre dont le triste jour de novembre emplissait cette salle des assises.

Les trois autres accusés intéressaient moins. Même la brune Katerine Risslaya, dont pourtant la réputation de beauté s'était établie par les portraits publiés dans les journaux. Son type sémite—profil busqué, larges yeux de jais—venait bien en photographie. Mais l'auditoire éprouvait une déception à la découvrir fanée, sans jeunesse, bien qu'elle n'eût pas trente ans, et tellement dépourvue d'expression qu'avec son teint jaunâtre, sans nuances, on eût dit une figure de cire. Des deux hommes, le fiancé de Tatiane, Pierre Marowsky, retenait seul quelque attention. C'était un grand gaillard superbe, un vrai Russe, blond et barbu, dont le visage eût été aussi beau que son corps athlétique, bien proportionné, si 122 une double cicatrice ne l'eût un peu défiguré, couturant la joue droite, déformant le sourcil gauche, sous lequel l'œil ne regardait pas clairement, et, peut-être, ne voyait plus. A côté de lui, son camarade, blond aussi, mais très différent, faisait penser, avec ses traits plutôt celtiques, sa grosse moustache fauve, à un Vercingétorix halluciné. Dans le masque légendaire du héros arverne, deux yeux pleins de candeur et de rêve, des yeux très clairs, toujours perdus vers d'invisibles au-delà, luisaient en contraste, comme des fleurs tendres et mouillées sur la face d'un roc.

Cependant l'interrogatoire de Mlle Kachintzeff se poursuivait. Ou plutôt le président continuait à poser des questions qui, pour la plupart, restaient sans réponse. La jeune fille se refusait à donner aucune explication sur la soirée tragique de la Petite-Barrerie.

—«Vous étiez venue là,» demandait le président, «pour assister à des expériences d'explosifs, et peut-être pour apprendre le maniement des engins meurtriers?

—J'étais là pour obéir à un mot d'ordre que vous ne connaîtrez jamais. On a pu saisir quelques-uns d'entre nous. Mais notre idée... elle reste insaisissable.

—Ce sont des phrases. Voyons le fait. Il est facile à reconstituer. On a retrouvé, fort évidentes, sur les parois éboulées de l'espèce de grotte sablonneuse, les traces d'une première 123 explosion. Et vos complices en organisaient une seconde, lorsqu'une cause restée indéterminée,—peut-être un bruit quelconque annonçant l'arrivée de la police, qui vous cernait, qui allait vous prendre au piège,—une brusque inquiétude,—un faux mouvement—déterminèrent l'éclatement de la seconde bombe. Ses inventeurs n'eurent pas le temps de fuir. L'un, ce vieillard, que vous surnommiez le «martyr», Michel Gorlianoff, périt instantanément... L'autre n'eut qu'une main estropiée. Celui-là, Yvan Toulénine, devrait être sur ce banc, avec vous...

—Oh! non... plutôt en face, entre les jurés et l'avocat général.»

Une stupeur. Qui avait parlé?... Ce n'était pas la voix pure, le léger accent de Tatiane. Un son rauque, des consonnes dures... Pourtant cela venait du banc des accusés.

Déconcerté un instant, le président se reprit vite.

—«Katerine Risslaya, levez-vous.»

L'étrange fille aux yeux de jais, aux cheveux bleus de juive d'Orient, étira sa silhouette misérable. La mise de pauvresse, la maigreur, l'air d'indifférence douloureuse, firent pitié.

—«Katerine Risslaya, vous aggraverez singulièrement votre cas par des outrages au jury et à la magistrature. Je devrais même sévir immédiatement.»

La sauvage créature interrompit:

—«Je n'ai pas outragé le jury, ni les magistrats.

124 —Vous les mettez au rang de votre complice contumace, de Toulénine.

—C'est Toulénine que je voulais outrager.»

Des rires fusèrent, mal contenus, irrésistibles. Du côté même de la Cour, on vit voltiger des sourires. La naïveté évidente, l'attitude, l'intonation, tout fut d'un comique énorme. Katerine expliqua:

—«Je voulais dire seulement que sa place est avec ceux qui nous accusent. Les juges le savent bien que c'est un traître, que c'est lui qui nous a livrés.» Elle se tourna vers ses compagnons, dont les yeux indignés se fixaient sur elle.—«Je ne pouvais pas vous le dire, à vous autres, puisque je ne vous ai pas revus. Mais le «martyr» avait raison. Il nous avait averties, Tatiane, tu te rappelles?... Et moi, j'ai eu la preuve. Le soir où l'on nous a arrêtés, j'ai surpris...

—Taisez-vous, Katerine Risslaya! Et asseyez-vous!...» tonna le président.

Elle demeurait debout, les lèvres entr'ouvertes, hésitante, ahurie. Mais son avocat lui dit quelque chose à voix basse, et elle retomba sur son banc.

Maintenant les accusés échangeaient furtivement de singuliers regards. Dans l'auditoire aussi, les yeux se cherchaient, troublés d'inquiétude. Ce Toulénine, un révolutionnaire célèbre qui, à plusieurs reprises, emprisonné dans son pays, stupéfia le monde par ses évasions audacieuses, ne pouvait-il pas s'être échappé une 125 fois de plus? Le public l'avait admis sans hésiter au lendemain du coup de filet dans les bois de la Petite-Barrerie. Mais des semaines, des mois, s'écoulèrent. Des doutes, des racontars, vagues d'abord, puis plus précis, flottèrent, prirent corps, venus on ne savait d'où. Quelques journaux d'opinions très avancées entreprirent une campagne. Ils se faisaient fort d'établir que le Toulénine de la Petite-Barrerie n'était pas le fameux agitateur. Celui-ci serait mort ou végéterait dans quelque forteresse. Et la police aurait laissé croire qu'il s'était échappé, pour revêtir de son prestige un agent provocateur, envoyé sous son nom parmi les réfugiés de Paris. C'est ce faux Toulénine qui aurait organisé les expériences d'explosifs, et prévenu la Sûreté Générale du lieu choisi pour y procéder. Quoi d'étonnant si, dès le lendemain des arrestations, cet homme, le vrai chef de la bande, avait disparu sans qu'on expliquât très clairement dans quelles circonstances il avait pu s'échapper. La déclaration de cette Katerine Risslaya, la brusquerie énervée du président lorsqu'il lui imposa silence,—il n'en fallait pas plus pour éveiller l'esprit frondeur, les soupçons malins d'un public d'assises.

Un des principaux éléments de ce public, la foule des avocats, professionnellement opposée à la magistrature, se tient prête à fourbir toute arme qui entamera l'accusation. Les profanes, mondains, artistes, gens de plume, et les femmes, qui se pressent aux audiences des procès 126 retentissants, y apportent le sentimentalisme à la mode, la sceptique indulgence, qui aboutit maintenant, dans nos mœurs, à l'antipathie pour toute répression. Quand il s'agit d'un crime qualifié de politique, et qu'on voit au banc des accusés une héroïne de vingt ans, mystérieuse, d'une séduction âcre, tragique, comme cette laide et attachante Tatiane Kachintzeff, il est impossible qu'une atmosphère sympathique à la défense ne se crée pas dans la salle. Tout de suite, dès que fut mentionnée la trahison possible jetant là ces quatre malheureux, l'auditoire fut dans le même état d'âme que si cette trahison avait été prouvée. Chaque détail dont se renforçait l'hypothèse fut souligné par de significatifs murmures. Tel ce fait que les matières explosives trouvées chez Pierre Marowsky lui avaient été fournies par Toulénine,—ce que le jeune Russe ne dit pas, mais ce que fit établir son défenseur. Les correspondances compromettantes saisies chez les inculpés étaient plus ou moins dirigées, provoquées, ou même signées, par Toulénine. Les lettres écrites de sa main engageaient toujours à fond leurs destinataires.

Chose bizarre!... plus on essayait de déterminer l'œuvre de ces quatre pauvres conspirateurs, plus elle échappait, pour laisser l'accusation en présence d'une seule action prépondérante, directrice, celle du seul accusé qui ne fût pas là: Toulénine. Et chose plus bizarre encore: il semblait que ceci apparaissait aux accusés, peu à peu, en 127 même temps qu'aux jurés et au public, et qu'ils en fussent, à la longue, cruellement éblouis, comme d'une vérité dont ils eussent éprouvé plus d'horreur et d'épouvante que de soulagement, bien qu'elle leur gagnât,—ils devaient le sentir—la sympathie apitoyée des auditeurs.

La Risslaya seule prenait des airs entendus, doublait ses réponses de commentaires dont la netteté ingénue et cynique réjouissait une assistance de raffinés. Cette candeur de barbare provoquait le rire des Parisiens. Un moment vint, toutefois, où cette fille sauvage, née sous quelque tente des nomades de la steppe, parla sans soulever l'hilarité. Ce fut lorsque le président lui demanda quelles raisons elle avait eues d'entrer dans le complot.

—«On vous a dit,» fit-elle (suivant fidèlement la tactique de Tatiane) «qu'il n'y avait pas de complot.

—Enfin, vous étiez, le soir du 28 juin, dans les bois de la Petite-Barrerie, avec vos co-accusés ici présents?

—J'y étais avec Tatiane.

—Eh bien, vous aviez un but, une idée? Vous saviez pourquoi vous deviez vous y rencontrer avec vos amis?

—Je n'ai qu'une amie.

—Qui cela?

—Tatiane Kachintzeff.

—C'est entendu. Eh bien, qu'est-ce que vous alliez faire, avec Tatiane Kachintzeff, dans 128 la carrière de sable de la Petite-Barrerie?

—J'y allais parce qu'elle y allait. Ce qu'on y ferait, ça m'était bien égal. Elle m'avait dit: «Viens.» D'ailleurs, la route est longue, de la station du chemin de fer jusque-là. Elle n'avait pas dîné. Je pensais que j'arriverais à la faire un peu manger, en marchant. J'avais pris quelque chose qu'elle aime: du pain avec des figues sèches.»

Il y eut un petit mouvement dans l'auditoire. Quelle attention en ce moment! quel silence!

La Risslaya se tourna, étonnée de ne plus entendre rire. On vit maintenant que, hors de sa misère, elle aurait été belle. Une douceur veloutée fondait le scintillement de ses yeux. Sa bouche fléchissait de tendresse quand elle nommait Tatiane, sa voix même changeait.

L'étudiante, sans la regarder, baissait la tête, avec un effort de rigidité. Mais ceux qui l'observaient virent trembler sa lèvre.

Le président.—«Enfin, elle vous parlait, elle vous expliquait sa démarche?»

Katerine Risslaya.—«Elle se taisait. Mais quand nous avons rencontré le vieux Michel, vous savez bien, «le martyr», et qu'il nous a dit: «Ne montez pas dans le bois, Toulénine trahit, vous êtes perdues!...»

Le président.—«Michel Gorlianoff vous a dit cela?»

Katerine.—«Oui.»

Le président.—«A quel moment?»

129 Katerine.—«Comme nous nous engagions dans le sentier qui monte à la carrière de sable.»

Le président.—«Que fit mademoiselle Kachintzeff?»

Katerine.—«Elle ne l'a pas cru. Elle l'a traité comme si lui-même était le traître. Mais elle s'est tournée vers moi, et elle m'a dit: «Si tu crains quelque chose, si tu as peur le moins du monde, ne me suis pas.»

Le président.—«Et vous?»

Katerine.—«Je l'ai suivie.»

Un frémissement, une houle légère d'émotion. La Risslaya ne faisait plus rire. Un avocat se pencha vers son voisin:

—«Elle a bien dit ça, cette gitane. Regardez... Elle est presque belle...»

Le président reprenait:

—«Croyiez-vous au danger?

—Il y en a toujours dans des histoires comme ça.

—Et vous n'alliez là, de gaieté de cœur, que par amitié? Mais vous aviez assisté à des réunions, vous aviez entendu parler ceux qui vous associaient à leurs tristes machinations. Qu'est-ce qu'ils voulaient, eux?

—Vous ne pensez pas que je vais vous le dire!...»

Ici, l'on rit un peu. Puis, aussitôt, un silence plus absolu, car le président posait la question:

—«Pourquoi êtes-vous ainsi dévouée à Tatiane Kachintzeff?

130 —Parce qu'elle m'a sauvée... oui, elle m'a sauvé la vie. Mais elle a fait plus...»

La pauvre fille hésita, cherchant des mots. Quelque chose illuminait son visage ravagé, gonflait son cœur. Elle voulait parler. Mais dans l'impuissance d'exprimer tout ce qui resplendissait en elle, ses lèvres se fermèrent, et des pleurs ruisselèrent de ses yeux sauvages.

—«Parlez,» insista le président, qui s'adoucit.

Tatiane baissait maintenant la tête, à ce point que, derrière la balustrade de bois, on ne distinguait plus que sa main, sur laquelle son front s'appuyait.

—«Eh bien, voilà...» proféra sourdement Katerine... «J'étais arrivée à Paris pour suivre quelqu'un, qui m'avait connue dans un café chantant, à Odessa... Mais il m'a quittée... Ce que je suis devenue...» Sa voix sombra. Un frémissement visible agita ses épaules.—«Une nuit, du côté de Montrouge, j'allais être assommée par un bandit qui prétendait avoir des droits sur moi, des droits comme on n'en a pas sur un chien qui vous sert,—non, mais comme le chasseur sur le gibier qu'il traque... A mes cris, deux passants accoururent: Tatiane et son fiancé, Pierre Marowsky. L'apache et ses amis leur tombèrent dessus. Ils se battirent, là... dans ce faubourg de Paris... Une bataille corps à corps, sanglante, telle que je n'en vis jamais de pire, dans les nuits de là-bas, le long des sentiers de la steppe, où les loups attendent qu'il en reste un par terre 131 quand la caravane s'en ira. Ils m'ont conquise, ils m'ont emportée. Tatiane marquait le chemin avec du sang, car elle avait reçu un coup de couteau. Depuis, elle m'a gardée, elle m'a nourrie, elle qui n'a pas sa suffisance. Mais elle a fait mieux... Cette jeune fille si pure!—Ah! on ne comprend pas cela, ici, qu'elle vive librement comme un garçon, et qu'elle aime, et soit aimée... et qu'elle reste pourtant comme une petite vierge dans la chambre de sa mère...—Cette savante... qui a des brevets et des diplômes... Elle m'a traitée dès la première minute comme si j'étais son égale, sa sœur.»

La Risslaya, ayant prononcé ce mot, crut avoir tout dit. Mais aucune question du président ne suivit immédiatement. Le silence de la vaste salle semblait écouter encore. Elle ajouta donc, et ce fut très simple:

—«Voilà pourquoi je n'existe plus que pour servir Tatiane Kachintzeff.»

Il y eut des applaudissements, que continrent mal les objurgations de l'huissier audiencier.

Le président devenait soucieux. Pierre Marowsky, de même que sa fiancée, se renfermait dans un mutisme presque absolu. Quant au Vercingétorix visionnaire, qu'on appelait Wladimir, sans que jamais nul ne lui eût connu un nom de famille, il se lança dans des divagations humanitaires, plus invraisemblablement chimériques que toutes les élucubrations de ce genre. Il fallut y couper court.

132 Maintenant s'évoquaient les accusés qui ne pouvaient pas répondre. L'un en fuite... ce Toulénine, dont le rôle apparaissait si obscur. Et l'autre... celui dont le corps avait été déchiqueté par la bombe, le soir d'orage, le soir sinistre, dans les carrières de la Petite-Barrerie. Celui-là, Michel Gorlianoff, «le martyr», qui saurait jamais de quelle façon exacte il reçut la mort?... Lui qui, si près du rendez-vous, prévenait Tatiane d'une trahison probable de Toulénine... Voulut-il supprimer le faux frère, délivrer ses amis de ce péril vivant? Fût-ce lui qui détermina l'éclatement de l'engin, sacrifiant sa vie au salut commun? Fût-ce Toulénine, deviné par lui, qui le foudroya en échappant. Nul ne pouvait le dire. Pas même les complices de ces hommes, puisque, à la minute tragique, les quatre autres se tenaient à distance, attendant la déflagration, et pensant ne voir s'éparpiller et couler que du sable,—non du sang. Le long interrogatoire des inculpés laissait le mystère intact. Même il en épaissit les ombres.

Y verrait-on plus clair à la seconde audience, qui comportait l'audition des témoins?

Le principal d'entre eux, le prince Boris Omiroff, ne vint pas. L'accusation l'avait cité, en sachant fort bien qu'on n'amènerait pas facilement à la barre ce magnifique étranger. D'ailleurs, il n'avait rien à dire, prétendait ignorer tout de la tentative d'assassinat dirigée contre lui. Cependant, jusqu'à la dernière minute, le public 133 espéra voir et entendre ce personnage, un de ceux dont les moindres gestes surexcitent la curiosité parisienne. Sa réputation de beau Slave, de duelliste intrépide et heureux, de viveur aux fastueuses traditions, de prodigue aux revenus inépuisables, sa désinvolture à porter dédaigneusement sur sa seule tête les haines politiques accumulées par toute sa race, même les légendes inspirées par son orgueil brutal, faisaient de lui un des acteurs en vedette sur les tréteaux du monde. Ce fut un déboire lorsque le président de la Cour d'assises lut l'attestation des médecins, certifiant qu'une complication survenue durant la convalescence d'une grave blessure reçue en duel, empêchait le prince d'apporter un témoignage oral.

Une certaine compensation s'offrit à cet auditoire, dont les visages se tendaient d'une avidité féroce, dont les narines humaient l'odeur du scandale et du crime, comme elles auraient humé, dans la baraque de Bidel, la puanteur des fauves. Ici, dans ce prétoire, entre les majestueuses architectures, en face de la plus haute justice élaborée par la conscience humaine, aussi bien que dans l'infecte enceinte de toile, sur les banquettes de bois blanc, devant les cages suintantes d'ordure, ces hommes raffinés, ces femmes élégantes, guettaient également la minute où l'un de leurs semblables serait broyé, moralement ou matériellement. Les os craqueraient, les chairs saigneraient, ou bien, sur le déchirement 134 des cœurs, les faces pâliraient, tressaillantes... C'était cela qu'il fallait voir.

A défaut de ce dompteur célèbre, Boris Omiroff, on vit s'avancer à la barre quelqu'un qui ne manqua pas d'intéresser. C'était lord Frédéric Hawksbury.

Dans la galerie des figures bien parisiennes, ce seigneur anglais tenait une place qui, depuis son duel avec Omiroff, le rapprochait de celui-ci. En effet, la blessure dont il fallut bien parler, c'était Hawksbury qui l'avait infligée à l'invincible bretteur. Et dans quelles conditions!... Lui-même, touché grièvement au premier feu, mais ne laissant pas deviner qu'il fût atteint, et tirant d'une main qui ne trembla pas, pendant que son autre main cachait, à son flanc, la trouée de la balle.

On chuchotait son nom, et toutes les particularités que ce nom rappelait, tandis qu'avec son flegme britannique, lord Hawksbury traversait une partie de la salle.

—«C'est ce richissime Anglais qui a fait jeter des bouquets de fleurs lumineuses à Flaviana, le soir du gala, au Pré-Catelan.

—Flaviana... oui. Il en est fou.

—On assure qu'il veut l'épouser.

—Que non.

—Pourquoi?

—Elle accepterait, voyons!

—Pas sûr.

—Est-ce à cause d'elle qu'il s'est battu avec Omiroff?»

135 L'interlocutrice, qui n'en savait rien, dit vivement:

—«Chut!... il parle. N'entendez-vous pas?

—Ce sont les questions d'identité.

—Justement... Je voudrais savoir son âge.»

Frédéric de Hawksbury déclara qu'il avait trente-six ans. Sur quoi, la dame qui voulait savoir fit une moue. Si vieux!... Elle avait dix ans de plus, mais s'imaginait paraître à peine la trentaine et se rajeunir par ce dédain.

L'Anglais prêta serment.

—«Dites ce que vous savez,» fit le président.

—«Ce que je sais?...» répéta Hawksbury, merveilleusement à son aise et calme. Un accent, qui n'allait pas jusqu'au ridicule, s'accordait avec sa voix, avec sa physionomie glabre et régulière d'Anglo-Saxon, ajoutait à son exotisme si caractéristique.

—«Oui,» reprit le président. «C'est vous, lord Hawksbury, qui avez demandé d'être entendu comme témoin. Et vous l'avez demandé si tard que l'instruction était close.

—Il fallait la rouvrir,» observa Hawksbury. «Le juge m'aurait entendu... voilà. L'instruction était rouverte.»

Le rire, éteint depuis la Risslaya, se réveilla faiblement.

Le président.—«Pourquoi n'avez-vous pas souhaité de parler plus tôt?

136 —Parce que je n'avais pas reçu la lettre de ma cousine.»

On rit plus haut. Frédéric se tourna, à demi, dédaigneux:

—«Les auditoires français ont le rire facile. Ma cousine, monsieur le président, est lady Maud Carington. Elle voyage... assez loin. Je ne veux pas dire loin par la distance... Rien n'est loin sur un pauvre petit globe comme la terre. Mais les communications ne vont pas vite. Elle allait au Japon, par les Indes anglaises, la région himalayenne, le Thibet, la Chine.

—Votre cousine est intéressée au procès actuel?» demanda le président, non sans quelque scepticisme.

—«Ma cousine était fiancée au prince Omiroff, monsieur le président.»

Un mouvement se produisit, même sur les sièges de la Cour.

Le président.—«Vous dites «était», monsieur. Ne l'est-elle plus?

—Elle l'était à Paris, au mois de mai. Je ne sais si elle l'est, en Chine, au mois de novembre. Ce n'est pas mon affaire.»

L'hilarité, cette fois, fut plus discrète. L'observation ironique de l'Anglais sur les auditoires de France cinglait encore.

Le président.—«Cette jeune fille... vous l'appelez... pardon?...»

Lord Hawksbury.—«Lady Maud Carington.»

Le président.—«Lady Maud Carington connaissait-elle 137 quelques-unes des menaces qu'on adressait au prince? Car il en recevait... la plupart anonymes.»

Lord Hawksbury.—«Pour les menaces... j'ignore. Mais, lady Maud connaissait personnellement mademoiselle Tatiane Kachintzeff.»

Le président.—«Comment?»

Lord Hawksbury.—«Mademoiselle Kachintzeff lui donnait des leçons de russe.

—Ah! ah!...» s'écria le président, non sans un accent de triomphe. «Ainsi l'accusée avait trouvé ce moyen de s'introduire parmi les plus proches relations de celui dont elle méditait la mort. La perfidie se glissait là, près d'une jeune fille, d'une fiancée!...»

Sous le regard foudroyant du magistrat, l'étudiante russe eut un geste de dénégation.

Le président.—«Allons donc! Taxerez-vous de fausseté la déposition de lord Hawksbury?

—Pardon!» s'écria le témoin, «ce n'est pas contre ma déposition que mademoiselle Tatiane proteste. C'est contre votre interprétation, monsieur le président.

—Expliquez-vous,» prononça le magistrat, un peu décontenancé par le ton glacial de l'Anglais et le sourire de l'assistance.

Lord Hawksbury.—«Lorsque mademoiselle Kachintzeff accepta de donner des leçons à ma cousine, c'était tout simplement pour gagner sa vie, et, sans doute, celle de son amie, mademoiselle 138 Risslaya. Elle ignorait que lady Maud fût la fiancée du prince Omiroff...»

Le président.—«Qui vous le garantit?»

Lord Hawksbury.—«Le jour où elle l'apprit, par hasard, elle se retira, cessa de voir mes parentes.»

Le président.—«Vos parentes?»

Lord Hawksbury.—«Oui, lady Maud et sa mère, la duchesse de Carington.»

Le président.—«Mais que dit-elle à son élève?»

Lord Hawksbury.—«Qu'elle la plaignait profondément.»

Le président.—«Singulière pitié, d'une malheureuse pour une jeune fille des plus comblées. Pitié plutôt insolente.»

Lord Hawksbury.—«Permettez, monsieur le président. La pitié ne va pas nécessairement de l'opulence à la misère. Elle va du caractère fort, qui se sent au-dessus de l'épreuve, au cœur fragile, que le malheur menace.»

Le président.—«Le malheur, en l'espèce, était d'épouser le prince Omiroff. Une preuve nouvelle de la haine que l'accusée porte au prince.»

Lord Hawksbury.—«Ou de l'intérêt qu'elle porte à ma cousine.»

Le président.—«Messieurs les jurés apprécieront. Est-ce tout ce que vous aviez à nous communiquer, monsieur?»

Lord Hawksbury.—«Pardon. J'ai à vous communiquer la lettre de ma cousine.»

En vertu de son pouvoir discrétionnaire, le 139 président ordonna que cette lettre serait versée aux débats, et qu'on allait en donner immédiatement lecture au jury. Comme elle était écrite en anglais, on introduisit un traducteur juré, tandis que le membre de la Chambre des Pairs allait s'asseoir à côté du précédent témoin.

Lady Maud Carington avait appris, au fond de l'Extrême-Orient, plus de deux mois après l'événement, le drame sanglant de la Petite-Barrerie et l'arrestation de son ancienne maîtresse de russe. Elle envoyait à son cousin une sorte d'attestation, qu'il eût à produire devant qui de droit, exprimant la profonde estime et l'attachement véritable voués par elle à l'étudiante.

«J'ai rarement rencontré», écrivait-elle, «une personne d'âme si parfaitement droite et haute. Je ne préjuge pas de ce qu'elle a pu faire, mais je jurerais que les motifs en sont respectables. Vous qui le savez comme moi, Freddy, je vous prie d'aller le déclarer aux juges.»

A la fin de cette lecture, lord Hawksbury fut rappelé à la barre.

Le président.—«Votre cousine dit que vous connaissez l'accusée. Est-ce exact?»

Lord Hawksbury.—«J'ai rencontré plusieurs fois mademoiselle Tatiane au château de Beauplan, où demeuraient ces dames, et je savais que la duchesse de Carington et sa fille en étaient positivement enthousiasmées.»

Le président.—«Vous partagiez leur enthousiasme?»

140 Lord Hawksbury.—«J'ai beaucoup de déférente considération pour mademoiselle Kachintzeff.»

Le président.—«Ainsi, dans une famille comme la vôtre, appartenant à la plus ancienne noblesse, conservatrice par tradition, cette anarchiste russe ne vous apparaissait pas comme une dangereuse révolutionnaire? Sans doute cachait-elle bien ses idées.»

Lord Hawksbury.—«Elle ne les cachait pas. L'absolue franchise de mademoiselle Tatiane était une des raisons de notre estime.»

Le président.—«Lady Maud, en écrivant sa lettre, ne savait pas que l'assassinat de son fiancé fût l'objet du complot de la Petite-Barrerie.»

Lord Hawksbury.—«Je ne pourrais vous le dire.»

Le président.—«Sans doute eût-elle modifié le tour chaleureux de son certificat.»

Lord Hawksbury.—«Pour l'honneur de lady Maud, je veux croire que non. Elle décrit ce qu'elle a pensé de mademoiselle Tatiane pendant les leçons de russe. C'est un fait psychologique. Rien d'ultérieur ne lui permettrait de le défigurer.»

Le président.—«Je vous remercie, milord Hawksbury.»

Quel contraste entre le témoin qui s'éloignait de la barre et la personne que, maintenant, l'huissier audiencier y appelait. L'Anglais,—haute stature sèche et fine, tête modelée par des siècles 141 de race, allure altière, élégance de tenue: redingote, pantalon foncé, haut-de-forme étincelant, grosse cravate de soie piquée d'une perle,—croisa une femme du peuple, vêtue d'un deuil vulgaire, et dont la face boucanée, mâchurée de rides, révélait des années de rude travail, dans une atmosphère aux alternatives violentes.

—«Votre nom?» demanda le président.

R.—«Jouin... la veuve Jouin.»

Le président.—«Il n'y a pas longtemps que vous êtes veuve?»

R.—«Six mois, monsieur.»

Le président.—«Votre mari était le patron d'un atelier pour l'émeulage des limes?»

R.—«Oui.»

Le président.—«Qui dirige cet atelier aujourd'hui?»

R.—«Moi.»

Le président.—«Votre âge?»

R.—«Quarante ans.»

Le président.—«Vous jurez de dire la vérité? Vous n'êtes ni parente ni alliée des accusés? Vous n'avez pas été à leur service, ni eux au vôtre?»

R.—«Mais... monsieur le président...»

Le président.—«Quoi?»

La femme jouin.—«Pierre Marowsky... Il travaillait chez nous.»

Le président.—«Ça ne s'appelle pas «être au service». Prêtez serment. Levez la main droite... madame... la main droite. Otez votre gant.»

142 La pauvre femme tira son gant de filoselle noire.

Le président.—«Votre mari... «le père Jouin», comme on l'appelait à la Chapelle, est mort d'un accident?»

R.—«Oui.»

Le président.—«Quel accident?»

R.—«Il a été tué par l'explosion de sa meule.»

Le président.—«Vous avez des enfants, n'est-ce pas?»

R.—«J'avais deux fils.»

Le président.—«Vous en avez perdu un?»

R.—«J'ai perdu les deux.»

Le président.—«Ah! d'après le dossier, il me semblait...»

R.—«J'ai appris la mort de l'aîné la semaine dernière.»

Le président.—«Mais il n'avait que dix-sept ans?»

R.—«Oui. Il était allé s'embaucher en province, rapport à la mort de son père. Ça y faisait mal, à c't'enfant, parce qu'il avait répondu au patron: «Moi, travailler sur une meule fêlée, jamais!» Alors le père Jouin s'y était mis à sa place, et c'est comme ça que le malheur est arrivé à l'un plutôt qu'à l'autre. Alors, Prosper, le gamin, est parti pour la Somme, où nous avons des parents. Il est entré à l'usine de Gamache, et...»

Elle eut un geste, que le président interpréta:

143 Le président.—«Un accident, lui aussi?»

R.—«Oui, six mois après le père, jour pour jour. Sa meule a explosé, l'a coupé en deux.»

La femme n'eut pas de larmes. Sa voix ne trembla guère. Mais ceux qui l'entendirent n'oublieront pas.

Le président.—«Et... votre autre fils?...»

R.—«Le cadet?... C'est le printemps dernier. Il avait douze ans, pas de raison... Il faisait l'espiègle, dans l'atelier... Une courroie l'a pris... C'est pas long, monsieur le président.»

Encore une fois, dans la salle où les hommes jugent, proportionnent les responsabilités et les peines, un silence écrasant tomba. La petite silhouette noire, à la barre des témoins, se faisait plus petite, semblait vouloir rentrer sous terre. Gênée d'avoir dû révéler l'atrocité de son sort, la veuve Jouin se recroquevillait, prenait une humble attitude, comme pour s'excuser, devant la pompeuse assistance, d'avoir tant de formidable grandeur, de porter une couronne tellement imposante et ensanglantée. Ses épaules se voûtaient un peu dans la «confection» de drap noir, et, sous la capote de crêpe achetée chez une mercière de faubourg, on voyait s'incliner son cou, maigre, brunâtre, cordé comme un filin, sur lequel erraient de petites mèches prématurément grisonnantes.

Après quelques mots, qui voulurent être pitoyables, mais qui parurent piteux—la vision 144 d'horreur ayant été trop forte,—le président poursuivit son interrogatoire:

—«Les ouvriers, chez vous, madame Jouin... quelles sont leurs idées?... ont-ils un mauvais esprit?»

Des rumeurs s'élevèrent. La salle bourdonna comme une cloche, après le choc du marteau. Le président, ainsi avisé de sa maladresse, s'irrita.

—«Brigadier,» cria-t-il au chef des municipaux, «faites entrer vos hommes, qui sont là, dehors. Et si quelqu'un manifeste, qu'on l'emmène.» Puis, revenant au témoin:—«Saviez-vous que Pierre Marowsky fût un anarchiste, un partisan de l'action directe?»

La veuve répondit:

—«Je ne sais pas ce que c'est que l'action directe. Pierre Marowsky est Russe. Mais nous sommes obligés d'embaucher souvent des étrangers. Les Français ne veulent plus être émeuleurs de limes. C'est trop dur.»

Le président.—«Faisait-il de la propagande nihiliste?»

R.—«Il faisait son travail, monsieur. Et c'est quelque chose, le «travail dans les bottes», comme nous disons. On ne s'entend pas, d'abord. Quelle propagande ferait-on? Les meules crient plus fort que les hommes.»

Le président.—«Mais dehors?... au cabaret?...»

R.—«Les émeuleurs ne vont pas au cabaret, monsieur le président. Celui qui aurait bu une 145 fois, ne boirait pas deux. La meule y mettrait bon ordre.»

Le président.—«C'est donc un métier de héros que le vôtre?»

Le ton, que l'on crut ironique, provoqua des murmures. Mais, aussitôt, ils s'apaisèrent. Car, tranquille, la femme répondait:

—«Comme beaucoup de métiers dangereux, monsieur le président.»

Le président.—«Qu'avez-vous donc à dire de Pierre Marowsky?»

R.—«C'était un ouvrier modèle. Toujours le premier au poste, le dernier à partir. Comme il est d'une force extraordinaire, on comptait sur lui dans tous les mauvais cas. Le jour où mon pauvre mari est mort, Pierre Marowsky a risqué sa vie pour nous autres. Il s'agissait d'arrêter le noyau disloqué de la meule, qui tournait à sa vitesse d'enfer et allait sauter d'une minute à l'autre. Pierre s'est avancé tout auprès, ce que personne n'osait, pour débrayer, comme on fait chez nous, à la pièce de bois.»

Un crépitement de bravos.

—«Je vais faire évacuer la salle!» clama le président. «Encore une question, madame. Cette blessure, dont Marowsky porte une double cicatrice à la figure, l'a-t-il reçue chez vous, dans l'exercice de son métier?»

La directrice de l'atelier d'émeulage hésita. Son regard inquiet, embarrassé, chercha celui du fiancé de Tatiane, ne le rencontra pas.

146 Le président.—«Vous êtes ici, madame, pour dire la vérité.»

R.—«Mais il a dû la dire, lui, à l'instruction.»

Le président.—«Il a refusé de répondre sur ce point. Allons, je vois que vous savez quelque chose... Parlez. Vous avez juré de dire toute la vérité.»

R.—«Cette blessure, monsieur le président, on la lui a faite dans son pays.»

Le président.—«Qui cela... on?... le savez-vous?»

R.—«Des réfugiés en ont parlé devant moi.»

Le président.—«Alors?...»

R.—«Pierre Marowsky se trouvait en prison, pour ses opinions. Dans cette prison, c'était défendu de mettre la tête à la fenêtre. Il a voulu voir...»

Le président.—«Quoi?»

R.—«Un chef, un officier, qui passait.»

Le président.—«Eh bien?»

R.—«Ce chef a donné l'ordre à la sentinelle de tirer...»

Un «oh!» de révolte remua la salle, comme une houle. Sans y faire attention, cette fois, le président demanda:

—«Vous a-t-on dit le nom de l'officier?»

R.—«C'était un prince... Comment, déjà?... Un de ces noms de là-bas, en off... Obiroff... Amiroff... Ah! et Boris... J'y suis maintenant: Boris Omiroff.

147 —Merci, madame. Vous pouvez vous retirer,» dit le président.


Le surlendemain, après le réquisitoire et les plaidoiries, le jury s'enferma dans sa salle de délibérations, où il resta plus de deux heures. Il en revint pour déclarer non coupables Tatiane Kachintzeff, Katerine Risslaya et Wladimir, l'illuminé. Des applaudissements retentirent. Mais ils se changèrent en murmures quand le chef du jury proclama la culpabilité de Pierre Marowsky, complice dans la fabrication des bombes et la préparation d'un assassinat. Avec indifférence, on écouta la même phrase appliquée à Toulénine, l'absent. Chacun d'eux—Toulénine par contumace—fut condamné à cinq ans de réclusion.

Et les belles dames, en sortant, tiraient du petit sac d'or ou de perles un minuscule mouchoir. Car le dernier spectacle était celui de Tatiane prenant dans ses deux mains les mains de son fiancé, et, échangeant avec lui un regard que les tendres spectatrices imaginaient ruisselant de larmes, faute d'en pouvoir discerner la flamme héroïque, la merveilleuse énergie.

148

VI
LA MÈRE

—«Allons... ma Flaviana... dis... ç'a été triomphal, cette répétition générale des Elfes

Les petites mains amaigries de Bertile tremblaient lorsque la fillette prononça cette phrase. Ah! comme elle-même ressemblait à un elfe, à une ombre légère, la mignonne danseuse du premier quadrille! Étendue sur la chaise longue, dans sa jolie chambre, en face du parc Monceau, boulevard de Courcelles, Bertile, toute mince, diaphane et pâle, semblait se dissoudre dans les mousselines de son peignoir et le linon des souples coussins.

Flaviana, la regardant, retenait des larmes. La pauvre petite! Elle s'était tant réjouie de danser dans les Elfes!... Et voici que la répétition générale avait eu lieu—un gros succès,—sans que l'enfant prît la tête de son premier quadrille, où déjà on la regardait comme une petite étoile,—une étoile de cinq ou sixième grandeur. Hier soir, pendant les heures d'émotion, d'emballement, de joie, de peur et d'ivresse, Bertile, si passionnée pour son art, était là, toute seule, 149 dans ce lit. Combien amèrement elle avait dû y pleurer! Ce matin, elle essayait de crâner, de sourire, pour ne pas affliger sa petite mère d'adoption. Mais celle-ci détourna les yeux, ne voulant pas voir les doigts effilés s'agiter si douloureusement autour d'un ruban qu'ils nouaient et dénouaient, énervés, fébriles, tandis que la jeune malade s'appliquait à feindre l'insouciance.

—«Triomphal... c'est beaucoup dire,» corrigea la célèbre danseuse. «Mais le public,—ce public délicat de répétition générale—a très chaleureusement accueilli l'œuvre.

—Et ses interprètes,» appuya Bertile avec une tendre malice.

—«Et ses interprètes,» acquiesça l'étoile, souriante.

—«Allons, ma grande, ma sublime Flaviana, dis-moi donc qu'on t'a acclamée. Ah! dis-le... Raconte... La salle debout, enthousiasmée, criant ton nom parmi les applaudissements, les bravos!... Et les rappels... dis!... les rappels... Quand tu reviens, avec ta grâce, ton sourire, ton air inimitable de gratitude, de modestie... de fierté... que le théâtre croule... que tous les cœurs t'adorent... Ah! pourquoi me prives-tu de cela, ma Flaviana?... Ta gloire... l'amour que tu inspires, n'est-ce pas cela qui me console de tout!...»

Bouleversante consolation, qui fit éclater en sanglots la pauvre petite danseuse. L'émoi fut trop poignant. Toute sa jeune vie défaillante, 150 menacée, et la désespérance infinie de son cœur, ne résistèrent pas à ce tableau d'une destinée qui, naguère encore, était son rêve.

—«Ah! Flaviana... Flaviana!... Tu vas croire que je pleure par égoïsme, que je ne suis pas sincère... que je ne préfère pas ton bonheur, ton succès, à la joie de vivre, à l'espoir d'être moi-même heureuse.

—Mais tu vivras!... Mais tu seras heureuse, toi aussi!... Mais je sais bien comment tu m'aimes!... Chérie... chérie... calme-toi!...» chuchotait la tendre femme, pressant contre elle le buste gracile, dont elle sentait toute la fine ossature, posant ses lèvres sur le front moite, sur la joue fiévreuse, imprégnée du sel des larmes.

La fillette se serra contre elle, goûta la douceur d'être câlinée, rassurée, puis, séchant ses yeux avec un petit mouchoir en tapon, elle essaya de sourire, pour demander:

—«Raconte, Flaviana, raconte... Tu as eu beaucoup de fleurs?

—Ma loge en était pleine.

—Et, comme d'habitude, je parie, tu en as fait porter chez la pauvre Sylvanie, qui est si triste de ne plus arriver à cacher son âge, et qui attend avec désespoir d'être remerciée d'un jour à l'autre.

—Naturellement.

—Bonne Flaviana! Mais tu enlèves les cartes. Elle ne s'étonne pas, à la fin, de ces hommages anonymes? Elle ne se doute pas?...

151 —J'ai peur que si. Ou bien on l'a blaguée. Tu ne sais pas ce qu'elle a imaginé, cette fois?

—Quoi donc?...

—D'épingler tout de suite à une des corbeilles la carte de visite d'un des abonnés les plus chics. Et de qui?... devine...

—Oh! dis-moi!...

—Du prince Omiroff.

—Ça c'est drôle!...» cria Bertile, en riant cette fois du vrai rire éclatant et joyeux de son âge. «Mais où l'avait-elle prise, cette carte!

—Ce n'est pas un objet rare dans les coulisses du National-Lyrique. Elle aura chipé ça quelque part, d'avance, avec préméditation.»

Les deux danseuses s'égayèrent sans méchanceté de cette supercherie. Puis, Bertile, tout à coup songeuse, murmura:

—«Le prince Omiroff... Ah! comme je voudrais savoir...

—Quoi donc?

—Si ce qu'on prétend est vrai.

—Ce qu'on prétend?... à propos de lui?...

—A propos de lui... et... de toi.»

Flaviana reprit la fillette dans ses bras, l'appuya de nouveau contre son épaule.

—«Écoute...» chuchota l'étoile à l'oreille de sa petite amie, bien bas, les lèvres dans les cheveux fous...—«Je vais te le dire, ce que tu veux savoir. J'ai confiance en toi... Tu es ma sœur maintenant... Tu garderas mon secret?...

—Je te le jure.

152 —Eh bien, Boris Omiroff ne m'a jamais aimée, comme on l'affirme au hasard. C'est son frère Dimitri, qui m'a aimée. Je n'étais pas beaucoup plus âgée que tu ne l'es aujourd'hui. Il m'a épousée.

—Épousée!..

—Certes.

—Tu es princesse Omiroff?...

—Non. Car mon mari a cessé d'être prince pour me faire sienne. Notre union fut cause de sa disgrâce. Il perdit son titre, ses biens. Hélas! il ne les a recouvrés que pour mourir.

—Comment cela?

—Nous n'étions pas mariés depuis un an, lorsque la guerre contre le Japon éclata. Dimitri voulut partir. Il prit du service comme simple soldat. Mais sa conduite fut tellement admirable, il tenta une si audacieuse diversion pour dégager Port-Arthur, ce fut si héroïque, si étonnant, que le tsar lui rendit sa faveur, lui restitua titre, fortune, tout... Peut-être n'eut-il pas le temps de savoir qu'il rentrait en grâce. Presque aussitôt il fut tué.

—Oh!... Et toi, toi... Flaviana?

—Moi?... J'avais quitté le théâtre pour vivre un songe de bonheur tel qu'il n'en existe pas de pareil sur terre... Le songe fut court. Je me retrouvai seule au monde, méprisée par la famille de mon mari, qui ne voulait pas me connaître. Je repris ma carrière de danseuse.

—Tu y es étoile. Ça vaut une couronne princière. 153 Mais pourquoi le secret que tu gardes? N'as-tu pas été mariée? Tu as le droit...

—Je n'ai pas le droit de faire monter une princesse Omiroff sur les planches. D'abord... je ne fus jamais princesse. A quoi bon parler d'un mariage qui ne me laisse pas même un nom?...

—Cependant, si ton mari a repris son titre avant de mourir?... Et sa fortune, dis... Ça devait être énorme, la fortune d'un prince russe?

—Chut!... Tais-toi... Je ne sais... J'ignore les lois de son pays. J'ai eu l'amour de cet être adorable... Et son estime, puisqu'il m'éleva jusqu'à lui... C'est assez pour que je garde cette fierté de cœur, cette pureté de vie, que les Parisiens ne comprennent pas.»

Bertile étreignit plus tendrement sa grande amie.

—«Oh!» soupira-t-elle, «comme tu dois être heureuse!

—Je l'ai été.

—Mais tu as eu cela, ce sort merveilleux,» insista l'enfant qui ne concevait rien sinon l'éblouissement de l'aventure.

—«Je l'ai payé si cher!

—Est-ce que le prince Boris,—ton beau-frère en somme,—est méchant pour toi?

—Ni méchant ni bon. Il m'ignore. Quand il me rencontre, dans les coulisses, il me salue comme il saluerait une autre femme, qu'il connaîtrait de vue, tout au plus. Il a eu un bon 154 mouvement pour moi, autrefois... Mais cela n'a pas duré.

—Quel bon mouvement?

—Il m'a témoigné une véritable sollicitude après le départ de son frère pour la Mandchourie... Mais les circonstances étaient spéciales...»

Flaviana hésita, s'interrompit. Bertile attendait. L'étoile coupa court:

—«Ne parlons plus de tout cela, veux-tu?»

Un instant de silence. Les deux charmantes créatures rêvaient, blotties l'une contre l'autre. Elles rêvaient de l'amour, de leur jeunesse brève, de la vie qui vous surprend et qui passe... Chacune croyait entendre trembler le cœur de l'autre. A la fin, Bertile proféra, très bas:

—«Quand on a aimé autant que tu as aimé le prince Dimitri, est-ce qu'on peut guérir, oublier?...»

Une flamme ardente brûla les joues de Flaviana, monta jusqu'à son front. Elle se détacha, comme blessée.

—«Pourquoi me poses-tu cette question?»

Bertile retomba en arrière, sur ses coussins. Ses yeux se mouillèrent. Elle dit seulement:

—«Pour savoir.»

Flaviana la regarda, aussi pâle maintenant que la petite malade.

—«Quand on a souffert,» murmura-t-elle, «il n'y a qu'un sentiment où le cœur puisse encore se prendre: la pitié.»

Sur les paupières humides de Bertile, lentement 155 le voile des paupières s'abaissa. On eût dit que l'énigmatique réponse lui suffisait. Mais son mince visage aux yeux clos exprima soudain une douleur au-dessus de son âge. Une crispation désolée fit fléchir la bouche, dont les commissures tressaillaient. Flaviana, interdite, anxieuse, se pencha. Et elle entendit alors ces mots s'échapper, avec une intonation un peu amère, des lèvres ingénues:

—«Moi... si je perdais un tel amour... je sens que j'en mourrais.

—Bertile... Quelle enfant impressionnable!... Ce que je t'ai dit t'a trop émue... Voyons, petite folle... Sais-tu ce que c'est qu'aimer?... Parle-t-on ainsi de mourir?» grondait tendrement Flaviana,—elle-même troublée par l'accent, par l'expression, par l'air véritablement de mourante où, tout à coup, s'aggravaient les mots, la voix, l'aspect de la jeune fille.

Mais à la porte, on frappa. La femme de chambre venait annoncer le docteur Delchaume.

Le nom résonna étrangement. Flaviana et Bertile craignirent de se regarder. Pourtant elles se regardèrent, malgré elles. Alors, précipitamment, comme pour rompre un malaise, la petite malade s'écria

—«Ce n'est pas pour moi qu'il vient ce matin. Il avait demandé ton heure, pour causer avec toi... D'ailleurs, je suis guérie. Pas besoin...

—Mieux vaut qu'il te voie d'abord, ma chérie.

—Non, non!...»

156 Bertile se défendit avec une obstination si frémissante, que Flaviana céda:

—«Eh bien, soit. Mais je vais lui dire que notre Bertile n'est pas sage, qu'elle est bien fiévreuse ce matin.»

En effet, ce furent ses premières paroles à leur ami, dans le petit salon.

—«Cette pauvre enfant a-t-elle eu quelque chose qui l'ait énervée?» demanda le jeune docteur.

Une ombre rose passa sur le délicat visage, au teint mat, de la célèbre danseuse.

—«Je crains qu'elle ne commence à prendre peur, à regretter...

—Quoi?» demanda Raymond.

—«Le bonheur, qu'elle n'aura pas connu... la vie.

—Pauvre fillette!...» soupira le jeune homme.

—«Vraiment?... Nous ne la sauverons pas?...»

A cette question balbutiée, Raymond ne répondit que par un geste de découragement vague. Ses yeux, pleins d'un souci brûlant, s'attachaient à ceux de Flaviana. Le cœur de cet homme débordait de tout autre chose que de préoccupations professionnelles. Même l'état de sa gentille malade, préférée à cause de celle qui la protégeait, ne s'imposait pas à sa pensée. Pour lui, en ce moment, il ne s'agissait guère de Bertile.

—«Voilà plusieurs jours que vous cherchez 157 à me parler, Raymond, sans que nous ayons pu...

—Oui... Vous aviez votre travail, vos répétitions, vous dansiez le soir. Et moi... en dehors des obligations de ma clientèle, j'ai eu ce procès, que j'ai voulu suivre...

Quel procès?...

—Les anarchistes russes... le drame de la Petite-Barrerie...

—Ces misérables vous intéressaient?

—Ne dites pas «ces misérables», Flaviana. Il y a des dessous terribles à cette aventure. Ah! qu'il est difficile de juger! Tatiane Kachintzeff et son fiancé Pierre Marowsky... je les ai vus de près... Ce sont des êtres d'abnégation, de pureté, d'héroïsme... Enfin... laissons. L'une est acquittée, l'autre en prison. Le dernier mot n'est pas dit. Une sentence humaine... est-ce que cela résout quelque chose? Flaviana... moi aussi, j'ai été un juge. Moi aussi, j'ai pesé dans la balance. Et... je me suis trompé.»

Le beau regard de velours sombre interrogea Raymond, avec gravité, avec étonnement,—avec quelque chose de plus: une souriante confiance, qui doutait de le trouver jamais dans l'erreur.

—«Flaviana...» poursuivit-il.

Mais la jeune femme l'interrompit:

—«Voulez-vous me faire un immense plaisir, mon cher ami?

—En doutez-vous?

158 —Eh bien, ne m'appelez pas Flaviana,—mon nom de théâtre. Appelez-moi Flavienne. C'est mon vrai nom, à moi. C'est celui que maman me donnait. Vous serez le seul. Personne ne m'appelle plus ainsi.

—Chère Flavienne...» murmura Delchaume.

Troublée par ce qu'elle lut dans les yeux du jeune homme, la fière artiste détourna les siens, tandis qu'ardemment il lui disait:—«Merci!»

—«Maintenant,» reprit-il, après une minute d'un de ces silences auxquels nulle parole n'équivaut, «je dois avant tout vous demander pardon, Flavienne. J'ai manqué de sincérité avec vous. Cependant, je croyais être dans le vrai. Car, le vrai, c'est l'honneur, c'est le devoir. L'honneur et le devoir nous ferment quelquefois la bouche sur la vérité même... Du moins, je l'ai pensé...

—Moi aussi,» déclara la pensive créature avec simplicité. «N'ai-je pas mon secret, que je ne profane pas?»

Il s'inclina. Sur le front gracieux, entre les boucles brunes, il voyait, lui, la couronne princière, dont la merveilleuse femme était digne, et qu'elle aurait dû porter. En même temps, une pointe aiguë lui piqua le cœur. Ce secret, n'était-ce pas aussi un secret d'amour, sur lequel l'âme veuve se serait à jamais refermée?

—«Flavienne... Vous qui aimez mon petit François, l'aimeriez-vous encore s'il n'était pas mon fils?

—Pas votre fils!...»

159 Étrange cri!... La danseuse se dressait, dans une espèce d'égarement.

—«Pas votre fils!...» répéta-t-elle d'une voix plus sourde. «Le fils de votre femme?...»

Delchaume secoua la tête.

Flaviana, debout, se pencha,—car il restait assis,—crispa les doigts sur ses épaules, enfonça dans ses yeux des yeux presque hagards.

—«Raymond... Il n'est pas... il n'est pas non plus le fils de votre femme?...

—Je l'ai cru sien... J'ai adopté, reconnu l'enfant que j'imaginais être celui de Francine... Mentir, c'était lui sauver l'honneur, à elle... Ma Francine!... Et elle était innocente... vous entendez!... pure!... Elle, un enfant... jamais!... Les preuves sont entre mes mains. J'ai mesuré l'immensité de mon amour... Pourtant je ne puis me pardonner de l'avoir supposée coupable, elle!... Vous comprenez maintenant que, même à vous, Flavienne... je ne pouvais pas dire...»

Il s'arrêta. Son émotion ne l'empêcha pas de constater celle de la jeune femme, de s'en étonner. Pourquoi tremblait-elle ainsi, des pieds à la tête? D'où venait cette suffocation qui la faisait haleter, ce rire convulsif, à la fois douloureux et ravi, cette fixité des prunelles, où brillait une étincelle de folie. Une inquiétude contracta le cœur de Delchaume. Inquiétude qui devint de l'angoisse, lorsque la danseuse s'écria:

—«Ni le vôtre... ni celui de votre femme... 160 Cet enfant... cet enfant, qui est le portrait de mon Dimitri... Ah! je le pressentais bien. C'est le mien... c'est mon fils!... Raymond... Voyez-vous... pourquoi je l'aimais tant!... Je vous dis qu'il est à moi!»

Le jeune docteur se leva, prit les mains qui battaient l'air, considéra doucement les beaux traits où passait le désordre de la démence.

—«Flavienne... revenez à vous... Amie chérie, je ne reconnais pas votre calme, la dignité si ferme de votre âme... Faites un effort... Là... Ne parlez plus... Attendez.»

Elle ferma les yeux, se recueillit. Cet effort sur soi, que lui demandait Raymond, elle sembla le faire à grand'peine.

Lui, qui ne concevait pas la nature d'un tel bouleversement, suivait avec une sollicitude passionnée le retour de l'équilibre sur cette physionomie qu'ennoblissait d'habitude une si tranquille fierté. Il tenait toujours les mains de Flaviana. Elle était d'une pâleur extrême. Ses yeux restaient clos. Raymond tremblait autant qu'elle. Tout à coup, sous les cils abaissées, deux larmes surgirent. Un sourire extasié détendit les lèvres. Puis, les prunelles se découvrirent, scintillantes de ravissement.

—«Ami, n'ayez pas peur. Ma raison n'est pas atteinte. Mais un espoir... affolant, oui... en effet... s'impose à moi, me transporte. Plus qu'un espoir, une certitude. Je ne puis m'en défendre. Et je frissonne en même temps d'épouvante 161 à l'idée que je pourrais me tromper. Cependant, regardez... j'ai repris mon sang-froid.

—Quel est donc cet espoir, Flavienne?

—L'enfant que vous élevez serait le mien.»

Delchaume se taisait, repris d'anxiété. Elle continua, délicieuse d'orgueil:

—«... Le petit prince Serge Omiroff.

—Serge!...» cria Delchaume.

Ce fut à lui de déraisonner un instant. Il leva les bras, tourna sur lui-même, se frappa le front, revint à Flaviana:

—«Voyons... voyons... je ne divague pas?... Une pareille chose... Quel prodige!... Mais c'est à douter de soi, de ses sens!... Vous avez bien dit: «Serge?»

—Serge... oui... Serge!

—Pourquoi?... Quel est ce nom?

—C'est celui de tous les Omiroff. Je le donnais à mon mari, dans l'intimité, car il s'appelait Serge-Dimitri, et je préférais...

—«Le nom le plus cher pour celle qui l'a mis au monde,» murmura Raymond, qui se rappela l'explication de la nourrice.

—«Que dites-vous?

—Mon enfant adoptif a été baptisé, enregistré à la mairie, avec le prénom de Serge. C'est moi qui, dans l'acte où je le reconnaissais, ai ajouté celui de François...

—O mon Dieu!...» soupira la jeune femme.

La joie de cette évidence l'écrasa. Elle tomba sur un siège. Raymond s'agenouilla tout auprès. 162 Hors d'eux-mêmes, ils ne pouvaient articuler une phrase suivie. Leurs mains s'étreignaient. Ils se cramponnaient l'un à l'autre, comme précipités dans l'espace par un cataclysme. Un vertige faisait tourbillonner leurs pensées. Leurs poitrines haletaient dans l'atmosphère du miracle.

—«Raymond, c'est mon enfant... Il n'est pas mort à sa naissance, comme on me l'a fait croire. Ah! j'en ai toujours eu le soupçon.

—Qui donc aurait commis ce crime?

—Le prince Boris.

—Encore lui!

—Je comprends maintenant... je comprends ses soins hypocrites en l'absence de son frère.

—Il était près de vous?

—Lui-même, non. Et encore, je ne sais. J'ai été si atrocement malade! Il me semble l'avoir vu, près de mon lit... comme dans une hallucination...»

Raymond suggéra:

—«Au fond d'un château, à la campagne... dans une vaste chambre gothique, nue et démeublée, où vous agonisiez sous le chloroforme?...

—Comment... comment savez-vous?...

—Il avait mis des gens à lui autour de votre lit de douleur... Une garde... qui ne parlait pas français.

—C'est cela!... c'est vrai!... Une femme de l'Ukraine, dont les Russes eux-mêmes ne comprenaient pas le dialecte. Celle-là, d'ailleurs, elle a été bonne pour moi.

163 —Et Francine?... ma Francine... qu'on amena près de vous, les yeux bandés... Vous étiez mourante... Vous souvenez-vous?...»

Flaviana songea un instant. Non... elle ne revoyait pas une autre femme lui donnant des soins.

—«C'est Francine,—jeune fille alors,—qui a sauvé votre enfant.

—On m'a juré qu'il n'avait pas vécu. Boris, plus tard, m'a déclaré qu'il avait fait transporter le petit corps dans leur cimetière, sur leurs domaines, en Russie, et qu'on l'avait enterré sous le nom de Serge Dimitriévitch, prince Omiroff.

—Il lui reconnaissait donc son titre?...

—Pourquoi pas?... Ce n'est pas cela qui gênait Boris,—ce n'est pas, comme vous pourriez le croire, que le fils d'une danseuse entrât dans sa maison. Mais il convoitait l'héritage, la part du fils aîné.

—Je croyais,» objecta Raymond, «qu'en Russie le droit d'aînesse n'existait pas.

—Non, pas régulièrement. Mais souvent il s'établit par la volonté paternelle. Et, chez les Omiroff, il y a plus que la volonté d'un père. Il y a la tradition. Ou même, je crois, une clause de l'investiture faite par Ivan le Terrible. Le merveilleux château historique des Omiroff, en Ukraine, les terres qui l'entourent, toute une province, au bord du Dniéper, sont indivis, et appartiennent à l'aîné, tandis que les cadets sont dédommagés par de l'argent. Le tsar ayant confisqué 164 à Dimitri cette sorte de majorat, ne l'attribuait pas pour cela à Boris. Mais mon mari, une fois réintégré dans ses biens, les choses reprenaient leur cours. Lui mort, son frère héritait,—s'il ne laissait pas d'enfant. Pensez, quel héritage!... surtout pour un viveur fastueux comme Boris, qui a déjà semé dans toutes les villes de plaisir du monde, les millions dont se composait sa part.

—Il savait donc, avant que vous eussiez mis votre fils au monde, que le prince Dimitri avait péri en Orient?

—S'il l'a su! C'est lui qui est venu me l'annoncer, un jour, dans la retraite où je m'enfermais, et il m'a percé de cette nouvelle, brutalement, comme d'un coup de poignard. Ce qu'il espérait de cet affreux procédé s'est produit. Je suis tombé raide, à demi morte. Il en a profité pour me faire soigner... à sa manière. Ses gens m'ont transportée dans cette maison de campagne dont je n'ai guère vu que ma chambre lugubre, vide... Mon fils est né avant terme,—mort à ce qu'on m'affirma,—viable, comme je l'ai supposé parfois, en me refusant à le croire, pour ne pas l'imaginer souffrant d'un pire destin. Dieu!... Et il vit, mon petit Serge!... Et si mignon!... si doux!... si beau!... Oh! Raymond, le premier jour... à Claire-Source... quand il m'apportait son petit mouchoir, en me disant de ne pas pleurer!...»

Le mot finit dans un sanglot, tandis que les 165 yeux et la bouche riaient. Jamais Delchaume n'eût imaginé un telle vibration de tendresse. Certes, il connaissait le cœur admirable de Flaviana. Mais il n'avait pas vu la mère en elle. Et il devrait lui révéler la disparition de l'enfant!... Horrible chose!... Quel acharnement du sort!... La faire souffrir, elle... Flaviana...—Flavienne, comme il l'appelait avec transport—la faire tomber d'une telle félicité dans une telle angoisse!... N'était-ce pas la pire épreuve, même après tout ce qu'il avait subi? Il essaya de la préparer d'abord.

—«Réfléchissez, Flavienne. Nous sommes en pleine hypothèse... Des analogies extraordinaires peuvent nous tromper... Une idée me trouble. Comment un homme, tel que Boris, capable, je le crois, de tous les crimes,—et surtout de ce crime odieux: enlever un enfant à sa mère,—ne fût-il pas allé jusqu'au bout, n'eût-il pas fait mourir le petit être qui naissait à la traverse de son ambition? Je vous parle ainsi, mon amie très chère... c'est que je frémis... Une désillusion... ne serait-ce pas affreux?

—Ah!» s'écria la danseuse avec exaltation, «mon cœur me confirme tout, comme il m'a tout appris! Rappelez-vous... mon émotion... Quand j'ai serré votre François dans mes bras, j'ai senti que c'était mon petit Serge, à moi.

—Je le crois,» avoua Delchaume. «Je crois que vous trouverez la confirmation de votre certitude 166 dans le récit de ma malheureuse femme. Savez-vous qu'elle a payé de sa vie celle de votre enfant?»

Égoïsme de l'amour maternel: Flaviana dut accomplir un effort pour s'intéresser à la jeune femme inconnue. Un seul désir maintenant la dominait, grandissait en elle, fermait son âme à tout raisonnement, à toute pitié, à toute curiosité rétrospective, et même à toute velléité de vengeance: revoir son fils, le presser contre son cœur, prendre possession de ce petit être.

—«Ah! Raymond, partons... partons tout de suite! Conduisez-moi vers lui!...»

Comme il ne répondait pas, terrifié, Flaviana eut un soudain élan. Elle courut à un petit bureau, ouvrit un tiroir, rapporta la miniature qu'elle avait déjà montrée à Delchaume. Un rire de triomphe, d'extase, la transfigurait. Cette créature, déjà si belle dans la mélancolie, s'embellissait encore dans la joie. Moins déesse, elle apparaissait plus femme, plus jeune surtout. Une grâce rayonnante, une fraîcheur merveilleuse, jaillissaient de son cœur, imprégnaient ses regards, ses gestes, sa voix. Raymond la contemplait, enivré et désespéré, tandis qu'elle baisait follement le petit portrait.

—«Cette ressemblance!... Mais la voilà, la meilleure preuve!... Son père... à son âge... Ne dirait-on pas le même être? Mon Dimitri!... Mon petit Serge!... Raymond!... Est-il un bonheur pareil au mien?...

167 —Flavienne...» prononça tristement le jeune homme.

Elle le regarda, saisie par l'intonation. Il avait les yeux pleins de larmes.

—«Quoi donc?» demanda-t-elle, effrayée.

—«Ce bonheur, il n'est pas le vôtre encore. Il faudra patienter, l'attendre... le conquérir.

—Comment cela?

—L'enfant n'est plus avec moi.

—Mais...» balbutia-t-elle en pâlissant, «il est à Claire-Source, avec ses parents nourriciers?»

Delchaume secoua la tête.

—«Mon Dieu!...»

Quel gémissement!... Où était la joie de tout à l'heure? Les mots d'extase défaillaient... Et la malheureuse Flaviana ne retrouvait pas immédiatement les formules de l'angoisse... Elle demeurait muette, les mains jointes. Son charmant visage reprenait l'expression taciturne, fermée, avec quelque chose de brusquement éteint, comme sous la tombée d'un voile de cendre.

Il fallut pourtant que la terrible douleur, dont l'appréhension seule la suffoquait, entrât, déchirante, jusqu'au fond de son cœur pantelant. Le trésor qu'elle retrouvait lui était enlevé. Son précieux petit Serge était entre les mains de Boris. Cette fois l'homme redoutable ne se laisserait ni attendrir, ni surprendre, ni jouer.

S'il hésita naguère à faire mourir son neveu,—pitié, crainte, calcul, que savait-on?—il ne s'arrêterait pas aujourd'hui à des scrupules du 168 même genre. Quels remords n'avait-il pas dû éprouver de sa magnanimité! Quelle fureur contre cette infime doctoresse, chargée de jeter l'enfant à l'anonymat de l'Assistance publique, et qui, sous toutes les menaces de la vie sociale, de l'opinion, des représailles ténébreuses, protégea, sauvegarda le petit abandonné. Celle-là, il l'avait supprimée, par un assassinat. Comment garder l'illusion qu'il reculerait devant un crime bien plus facile, et qui, cette fois, serait définitif? Ne possédait-il pas des exécuteurs de toutes ses volontés, même les plus scélérates, des instruments dévoués, muets, qu'il gardait sous sa main, dans l'ombre, sous prétexte qu'il fallait une police personnelle à ce haut personnage, menacé par les anarchistes.

«Qui sait,» pensa Delchaume—mais il n'osa le dire à Flaviana—«si ce faux Toulénine, cet abominable traître, démasqué dans l'affaire de la Petite-Barrerie, n'est pas un bandit à ses ordres, le ravisseur même de l'enfant?... Que coûterait-il à un pareil misérable de tuer un innocent de quatre ans et de faire disparaître à jamais le petit corps léger?»

Le jeune docteur frissonna. Mais, au moment même où la probabilité le consternait, Flaviana se redressait, soulevée par une inspiration. Longtemps elle était restée le visage plongé dans ses mains, sans paroles, sans larmes. L'énergique artiste n'appartenait pas à la catégorie des femmes qui récriminent et qui pleurent. Sa dure profession, 169 exigeant une perpétuelle discipline, un perpétuel entraînement du corps, et la maîtrise constante de la physionomie, armait l'âme également chez celle-ci, qui dansait avec une si noble passion, un véritable feu sacré.

—«Mon ami,» dit-elle, «si mon fils vit encore demain, je ferai en sorte qu'il nous soit rendu.

—Est-ce possible?...

—Oui,» affirma-t-elle avec résolution.

—«Par quel moyen?

—Par celui-ci...»(elle regarda Delchaume au fond des yeux et proféra lentement): «Montrer au prince Boris Omiroff un extrait de l'acte de naissance de Serge-François, de père et mère inconnus, en marge duquel se trouve la reconnaissance de paternité signée «Raymond Delchaume». Cette reconnaissance ne peut être attaquée que par le père véritable ou par la mère. Le père est mort. La mère...»

Elle se tut. Ses yeux ne se détournaient pas de ceux de Raymond, qui la contemplait lui-même fixement. Le cœur du jeune homme battait à grands coups. Une sourde émotion l'envahissait, qu'il n'analysait pas encore. Il n'osait parler, à peine penser.

Flaviana reprit:

—«Serge-François Delchaume, fils du docteur Delchaume, ne portera pas ombrage à Boris, prince Omiroff, ne l'empêchera pas de recueillir l'héritage de Dimitri, son aîné.

170 —Alors,» hasarda Raymond, «vous renonceriez pour votre fils?...

—Ah! qu'on me le rende vivant!...» cria la mère avec passion.

—«Mais il serait à moi,» sourit Delchaume, «pas à vous.»

A ce mot, leurs yeux se mêlèrent encore, si tendrement, si profondément, avec une telle confiance, et se mouillèrent de telles larmes, que nulle explication ne fut nécessaire.

—«Il sera notre trésor, à tous deux,» murmura Flaviana. «A quel prix vous me l'avez racheté, Raymond! Il portera votre nom plus fièrement que celui de prince Omiroff. Et son père, j'en suis certaine, m'approuverait.»

Un sanglot, un soupir de surhumaine émotion contre les petites mains où il posait ses lèvres, fut toute la réponse de Delchaume. Pourtant sa raison masculine veillait, même dans cette minute d'ivresse sentimentale. Il émit une objection:

—«Quelle garantie donnerez-vous à Boris? Comment prouver à cet homme, auquel échappe toute vraie grandeur d'âme, qu'une fois l'enfant entre vos mains, vous ne poursuivrez pas une reconstitution de son état civil?»

La jeune femme sembla perplexe.

—«Oui. Vous arriveriez à prouver que vous êtes la mère, que vous avez donné le jour à cet enfant en état de légitime mariage, vous attaqueriez ma reconnaissance de paternité... Vous pensez 171 bien que je ne résisterai pas. Or, ceci, vous êtes toujours libre de le faire.»

Flaviana courba la tête. Puis, presque aussitôt, elle la redressa d'un mouvement fier. Les boucles sombres frémirent autour de son front.

—«Nous verrons bien,» dit-elle. «Aujourd'hui même, j'irai trouver Boris. J'ouvrirai la lutte. Si bien armé qu'il soit, cet homme n'a pas la même force qu'une mère qui veut sauver son enfant.»

172

VII
LE VIEUX-MOUTIER

Devant le lourd hôtel de l'avenue de Messine, un coupé s'arrêta. Modeste voiture de remise, louée au mois, qui n'attira l'attention de personne.

Pourtant un marmiton,—douze ans peut-être, le nez en trompette, tourné à flairer constamment les bonnes choses en équilibre sur le crâne tondu—s'arrêta lorsqu'il vit descendre une longue, souple, silhouette de femme. Vêtue de noir, elle paraissait drapée dans les étoffes mouvantes, aux plis nobles. Sous son grand chapeau, son teint mat avait une pâleur chaude de camélia. La splendeur veloutée de ses yeux sombres se posa sur le regard hardi du gavroche à la veste blanche.

—«Bonjour, madame Flaviana,» dit-il, sans hésiter.

Quel gamin de Paris, flânant aux vitrines des papetiers, n'avait ardemment rêvé devant le portrait de la célèbre danseuse?

Elle eut un faible sourire,—triste, mais si 173 indulgent, si doux!—et, traversant le large trottoir, elle pénétra sous la voûte.

La porte cochère était ouverte. Des copeaux d'emballage, des brins de paille, collaient, sur les dalles, aux traces noires et huileuses d'une auto. Le véhicule coupable de ces maculatures stationnait encore dans la cour, tout éclaboussé par la boue de ce jour d'hiver. Preuve d'une course assez intempestive, car il n'était guère plus d'une heure de l'après-midi.

Le concierge s'avança,—mais sans livrée ni casquette galonnée d'or. De sa loge partaient de gros rires.

Un air d'émancipation, de débandade, flottait dans cette maison, où, d'habitude, régnait une tenue soulignée d'arrogance.

—«Je voudrais,» dit la visiteuse, «parler au prince Omiroff.»

Le concierge roula de gros yeux stupéfaits, pendant que des têtes glabres çà et là surgissaient, insolemment curieuses.

—«Le prince Omiroff?... Impossible! Son Excellence est partie tout à l'heure.

—Déjà sorti!...» fut l'exclamation incrédule.

—«Pas sorti... parti,» accentua le portier. «Parti en voyage.

—Oh! est-ce bien certain?... Si par hasard... Je vous assure... Il serait là pour moi.»

Elle voulut glisser une pièce d'or. L'homme recula.

174 —«Madame, c'est la vérité. Son Excellence a quitté Paris.

—Pour longtemps?» demanda la jeune femme, essayant d'affermir sa voix.

—«Nous ne savons pas,» répliqua le cerbère,—non avec l'humilité de l'ignorance, mais avec l'ironie contenue de celui qui ne veut pas parler.—«Madame n'aura qu'à lire les journaux de ce matin. Son Excellence a fait passer une note.»

Flaviana, le cœur défaillant, sortit, fit quelques pas, très lentement, vers sa voiture.

Où aller? quelle décision prendre? L'idée de rentrer chez elle sans accomplir immédiatement une démarche pour retrouver son enfant, lui sembla odieuse, intolérable. Mais, en dehors d'une entrevue avec Omiroff, tout serait vain. Et maintenant quand verrait-elle Omiroff? Où était-il? Pouvait-elle courir après lui?... prendre un train?... le rejoindre?...

Un journal... Elle allait acheter un journal, pour lire cette note dont lui avait parlé le portier.

La danseuse, d'un coup d'œil, explora l'avenue. Où se trouvait le kiosque le plus proche? Elle en aperçut un à l'angle du boulevard Haussmann. Mais, comme elle se dirigeait de ce côté, sans même remonter en voiture, elle eut la surprise de voir accourir un jeune garçon qui, précisément, quittait ce kiosque, et brandissait le Petit Parisien, en le lui montrant, comme s'il venait de l'acheter à son intention.

175 Déjà elle avait remarqué sa physionomie bizarre, sous la voûte de l'hôtel Omiroff. L'adolescent l'y avait suivie, la regardant avec des yeux de braise. Peut-être allait-il la saluer par son nom, comme le petit pâtissier. Mais il s'était tu, intimidé sans doute par le portier rébarbatif. Lui aussi semblait avoir quelque chose à faire dans la princière maison. Puis, se ravisant, il en ressortait aussitôt. Habituée aux hommages naïfs des gamins de Paris, l'étoile attendait celui-ci, qui, prévenant son désir, s'était élancé pour lui quérir un journal. Pourtant elle s'étonnait du type sauvage: maigre figure aux traits basanés, busqués, larges prunelles de jais, svelte et souple corps de chat, leste à la course, mais gauche de gestes comme d'un très jeune homme poussé trop vite. La mise était médiocre: veston et pantalon disparates, usagés,—feutre mou, un peu roussi, et, autour du cou, une large cravate écarlate, masquant peut-être un linge douteux. Mais en quelle stupéfaction se changea le vague étonnement de Flaviana, lorsque ce garçon, lui offrant le Petit Parisien, chuchota:

—«La note est en avance. Le départ du prince a été simulé.»

Un cri de la danseuse:

—«Il est encore à Paris?

—Non... mais pas loin.

—Vous pouvez me dire où je le trouverais?...

—Je le crois, madame. Vraiment... je le crois.»

176 Gravité, sincérité des grands yeux noirs. Flaviana n'hésita pas, ne discuta pas. N'eût-elle pas bravé tous les hasards, tous les risques pour la plus faible chance?...

—«Allons,» s'écria-t-elle, «menez-moi. Je me fie à vous. Quant à votre récompense, vous la fixerez vous-même, si vous dites vrai.

—Madame, il faudrait une auto... rapide... puissante.

—Qu'à cela ne tienne. Je sais où en prendre une. Montez d'abord avec moi, dans mon coupé.»

A son cocher, elle jeta l'adresse d'un garage. L'homme toucha son cheval et se dirigea vers l'Étoile, sans s'inquiéter du compagnon admis par sa maîtresse à l'honneur de s'asseoir à côté d'elle dans la voiture.

«Encore un pauvre,» pensa-t-il, «qui lui raconte qu'il a sa mère à la mort et six petits frères et sœurs crevant la faim. Nous allons de nouveau nous promener dans des quartiers impossibles.»

La philosophique résignation du brave serviteur fut troublée quand «Madame» s'étant assuré la location d'une imbattable quatre-vingts chevaux, conduite par un chauffeur de premier ordre, lui donna congé pour le reste de la journée. Il se sentit humilié dans sa personne et dans celle de sa jument Eurydice. Quatre-vingts chevaux!... Qu'est-ce que ça voulait dire? C'était insulter à de braves bêtes comme la sienne que de donner leur nom à ces sacrés outils.

177 Hochant la tête, maussade, il écouta les instructions de «la patronne».

—«Retournez à la maison. Dites qu'on ne m'attende pas, même pour dîner. Je ne danse pas ce soir. Et je ne sais pas quand je rentrerai. Que mademoiselle Bertile n'ait aucune inquiétude. Ah!... et puis... Si le docteur Delchaume vient, Mélanie le préviendra, n'est-ce pas? que je lui téléphonerai aussitôt mon retour.»

La voilà, maintenant, l'étoile admirée, adorée de tout Paris, avec son étrange compagnon, dans cette auto qui gagne la campagne, qui file à toute vitesse.

Flaviana considère le jeune garçon. Plus elle le regarde, plus elle lui trouve l'air d'un bohémien. Gêné, il dit:

—«Si vous voulez, madame, je monterai sur le siège, à côté du chauffeur.

—Vous auriez froid, peu vêtu comme vous l'êtes.

—Bah! je ne suis pas frileux.»

Flaviana crut entendre: «Je ne suis pas frileuse.» Mais elle ne s'y arrêta pas. Le jeune garçon pouvait s'être trompé de genre. Son accent décelait un étranger. Et, en effet, tout de suite, il ajouta:

—«Dans mon pays, j'ai vu d'autres hivers qu'ici.

—D'où êtes-vous donc?

—De la Petite-Russie, près de Kasatine.

—Votre nom?

178 —Alexis Berditcheff.»

Il avait hésité une seconde, puis jeté très vite ce nom de Berditcheff. C'est celui d'un bourg voisin de Kasatine, précisément. Mais Flaviana ignorait ce point géographique.

—«Vous me connaissez?» demanda la danseuse.

—«Non, madame.»

De surprise, elle leva ses fins sourcils. Son image est plus populaire que celle des chefs d'État.

—«Alors, pourquoi m'avez-vous abordée?

—Il m'a semblé que vous éprouviez un vrai désespoir de ne pas rencontrer Omiroff.

—En effet.

—J'ai pensé: «Voilà une dame qui, pour un caprice, courrait au bout du monde.»

—Un caprice...» soupira la jeune femme.

—«Je me suis dit,» poursuivait Alexis, «que, riche et impatiente comme vous en aviez l'air, vous pourriez partir en auto, avec moi pour guide. C'est arrivé, vous voyez.

—Vous vouliez donc partir?

—Oui.

—Pour rejoindre le prince?

—Oui. Et moi, je ne pouvais pas louer une auto.

—Qu'avez-vous affaire avec un personnage comme le prince Omiroff?»

Le ton de Flaviana devenait défiant, sévère. Le garçon à figure de gitane, sourit:

179 —«N'ayez pas peur, madame. Je ne suis pas un apache, vrai! Je n'ai pas de mauvaise intention. En deux mots, je puis vous dire...

—Allez! dites...

—Je suis dans la misère, à Paris. Je n'ai pas réussi à ce que je voulais y faire. Voilà que j'apprends le prochain départ du prince Boris pour la Russie. Il est bon pour ses compatriotes... Il me rapatrierait peut-être avec les gens de son service. Ce matin, on m'a fait voir sur le Petit Parisien...

—La note communiquée à la presse... J'oubliais... Laissez-moi la lire,» interrompit Flaviana.

Elle reprit, au creux du coussin, le journal qu'elle y avait glissé, et auquel elle ne pensait plus, distraite par son singulier cicerone. Tout de suite, elle découvrit, en tête des échos:

«Le plus parisien des princes russes nous quitte aujourd'hui, et pour assez longtemps. Le Nord-Express l'emportera vers sa patrie. Mais il ne s'attardera pas dans son légendaire château de l'Ukraine. Il reprendra bientôt le transsibérien qui, a toute vapeur, le conduira vers l'Amour. Or, il ne s'agit pas seulement, paraît-il, du fleuve de ce nom. Non loin de ses rives, le prince rencontrera sans doute celle qu'il va chercher au fond de l'Asie pour la revoir plus tôt, et pour la recevoir ensuite magnifiquement dans ses domaines,—la fiancée errante, qui revient du Japon par Vladivostock,—voyageuse de race, puisque fille d'Albion.

«Une idylle moins banale, on le voit, que la classique rencontre à l'Opéra-Comique ou dans les galeries du Petit Palais.

«Mais, chut!... Rien d'officiel. La discrétion s'impose.»

180 Furtivement, coulant sous ses cils charbonneux son fulgurant œil noir, le jeune Russe épiait l'effet de cette lecture sur la délicieuse femme aux côtés de laquelle il se trouvait assis.

«Une amoureuse délaissée,» pensait-il. «Elle soupçonne... Boris la plaque. Quand elle aura vu ça imprimé en toutes lettres... nous allons entendre de la musique. Et ce portier qui lui déclare que la note est de son maître!... Pas d'illusion possible.»

Donc, il observait Flaviana. Mais sans effronterie. La flamme sauvage de ses yeux ne trahissait nulle velléité offensante. Et son corps mince d'éphèbe, que n'étoffait guère l'indigence du costume, se rencoignait dans l'angle de l'auto, pour ne pas effleurer la créature précieuse que le hasard mettait si proche.

Sa psychologie fut déçue lorsqu'il vit le visage de celle-ci s'éclairer à mesure qu'elle parcourait les lignes de l'entrefilet. Flaviana replia le journal et resta pensive. Elle songeait à la fiancée de Boris, à cette grande et jolie Anglaise, si fière, si décidée, de qui elle avait reçu la visite.

«Ah! celle-là, sûrement, est loyale. Je l'aurai pour alliée. Mais comme elle est loin, mon Dieu! Que ce sera long!... D'ailleurs, pense-t-elle encore devenir princesse Omiroff?... Son départ, n'était-ce pas une rupture? L'adroite indiscrétion dans les journaux, n'est-ce pas pour lui forcer la main?»

Le magnétique regard de son compagnon 181 ramena Flaviana au sentiment de la minute extraordinaire qu'elle vivait. Elle regarda les vitres, opaques de buée. Sa main nerveuse en fit descendre une. L'air vif et humide entra.

—«Où sommes-nous?

—Je l'ignore,» dit Alexis. «Mais le chauffeur connaît le chemin. Il faut qu'il arrive à Mériel.

—Quelle distance?

—Moins d'une heure, à cette allure. Nous devons être à plus de la moitié.»

La route filait entre des vergers. C'était la vallée de Montmorency, qu'avril fait blanche de fleurs et juillet vermeille de cerises. En ce jour de décembre, elle était brune de rameaux nus, de terre nue, parmi des vapeurs grises, et bornée par un horizon violet. Au ciel, de gros nuages lourds se déchiraient sur un fond d'argent criblé d'or. On eût dit des sacs éventrés, d'où croulaient des lingots.

Dans le recueillement mélancolique de la saison, la sirène de l'auto jetait son cri lugubre, prolongé. La folie de sa course ne troublait pas la paix des choses. A la traversée des villages, elle ralentissait un peu. Un chien aboyait. Une vitre s'allumait sous une fusée de soleil oblique et rouge. Les paysannes, aux gestes lents, tournaient à peine la tête. Puis, pendant des kilomètres, c'était le chapelet des villas de Parisiens, avec les façades closes, les jardinets morts, et l'exotisme saugrenu des kiosques chinois ou 182 hindous, éternisant là leur tristesse d'exposition universelle.

Alexis Berditcheff donnait les derniers détails de son histoire, fausse ou vraie. Certains de ces détails firent palpiter violemment le cœur de Flaviana. Serait-elle véritablement sur le chemin qui la conduirait vers son fils?... L'inconnu racontait qu'étant venu rôder sur les quais de la gare, avant le départ du Nord-Express, il avait eu la surprise de reconnaître un camarade de son frère aîné dans le premier valet de chambre du prince, en train d'organiser le wagon-salon destiné à son maître. L'homme, mis en confiance par ce qu'Alexis lui rappelait de leur enfance voisine sur les bords du Dniéper, s'ouvrit presque aussitôt à lui:

—«Tu peux me rendre service, Alexis,» dit-il. «Mais agis discrètement, car tu me ferais perdre ma place. Si tu te montres malin, je réponds de t'obtenir une position chez le prince. Une aubaine pour toi, puisque tu cherches du travail.

—«J'acceptai, comme bien vous pensez, madame,» continua le jeune garçon. «Alors il m'expliqua que le prince ne prenait pas le train. Lui seul, premier valet de chambre, partait, et devait l'attendre à Liége avec le bagage personnel. Omiroff, profitant de ce que tout le monde, et même sa maison, le croyait en route, courrait à un rendez-vous dans une maison de campagne voisine de Paris. On ne m'a pas dit «un rendez-vous 183 d'amour», madame, ajouta le narrateur, croyant discerner l'émoi de la jalousie sur le visage troublé de Flaviana.

—Serait-ce?...» balbutia-t-elle inconsciemment. Et elle pensait: «Une démarche tellement secrète!... S'agirait-il de l'enfant qu'il a enlevé... Oh!... mais, c'est probable... mon Dieu!» Tout haut, la danseuse s'écria:—«Et vous savez, vous, où s'est rendu le prince? C'est là que vous me conduisez?... Nous y allons?...

—Je l'espère.

—Vous n'en êtes pas sûr?...

—Madame, ai-je eu tort?...

—Non... non!... Sur la moindre probabilité je serais partie... Ah!...»

Son regard, tendu en avant, dévorait l'espace. Elle n'écoutait plus que distraitement l'explication, d'ailleurs embrouillée, du Petit-Russien. Le valet de chambre du prince, informé au dernier moment, et à la gare même, qu'il devait se mettre en voyage sans son maître, n'aurait pas été fâché de faire prévenir un autre domestique, resté à l'avenue de Messine, et avec lequel il était particulièrement lié. La chose était d'importance pour les deux compères. Alexis s'était chargé de la commission.

Cet imbroglio d'antichambre ne parvenait même pas au cerveau, plein de pensées frémissantes, de Flaviana. Sous l'influence de son obsédante anxiété, elle demanda:

—«Mais, cette campagne?... Qu'en savait-on?... 184 Vous a-t-on dit?... Et qu'y venez-vous faire?»

Alexis n'hésitait pas dans ses réponses. Peu lui importait qu'elles fussent absolument vraisemblables, qu'elles coïncidassent. L'auto l'emportait où il voulait. Si proche du but, il ne s'inquiétait plus d'un faux pas.

La campagne?... Rien de plus simple. Le fameux valet de chambre, si confiant avec lui, en avait surpris le numéro de téléphone, son maître lui ayant fait demander la communication, ce matin: le 18, à Mériel. Ensuite, avec Alexis, ils avaient cherché dans un annuaire. Ça s'appelle le Vieux-Moutier.—«Et voyez pourquoi je supposais que ça ne doit pas être un rendez-vous d'amour... Paraîtrait que le prince a dit—mon ami l'a entendu:—«Vous en répondez sur votre tête... Pas de brutalités... Si je le trouve seulement mal en train, ou maigri...» Enfin, on aurait cru qu'il parlait d'un prisonnier, ou d'un cheval de course...

—D'un enfant!...» murmura Flaviana, comme malgré elle.

Et tout son corps trembla, dans la frénésie de son espérance.

—«D'un enfant... peut-être... en effet,» fit le jeune Russe, comme éclairé par cette idée. Et, dans la précipitation de ce qui surgissait en lui, il posa cette question,—insensée, n'eût été sa logique secrète:—«Un enfant... de quel âge?...» Puis, aussitôt:—«Vous seriez la mère?... Ce serait vous!...»

185 Dans l'auto galopante, il y eut une minute de silence,—un silence humain, poignant, qui passait, emporté à une vitesse folle, à travers le profond silence de la nature.

On atteignait au but de la course. La voiture venait d'escalader, presque sans ralentir, la côte rude au-dessus de Mériel. Maintenant elle semblait courir vers le vide. Car, au delà du plateau dénudé, la route s'abaissait brusquement, comme coupée par un précipice. En face, des moutonnements de forêts, une colline haute, dont la ligne avait de la grandeur. A gauche, des lointains immenses, fondus dans des brumes froides, sur lesquels un soleil rouge, net et rond comme une énorme hostie, roulait, ensanglanté, mystérieux, hostile.

Les yeux élargis de Flaviana ne voyaient pas cette désolation du paysage. Ils s'attachaient éperdument au visage de son compagnon. Ils y virent poindre une espèce d'attendrissement, de pitié. Les noires prunelles bohémiennes s'adoucirent. La voix chuchota:

—«N'ayez pas peur... Oh! je crois comprendre... Ce n'est donc pas l'amour qui vous fait courir vers cet homme?

—L'amour de lui?... Non.

—Vous le haïssez?»

Flaviana n'osa répondre. A qui se livrait-elle? Dans quel piège s'était-elle jetée? Mais l'autre reprit:

—«Bon... Vous le haïssez. Alors je puis tout 186 vous dire... Vous êtes une mère... Mais, moi, je suis une femme. Voilà mon secret... N'ayez donc pas peur de moi.

—Une femme!...»

Flaviana parcourut d'un coup d'œil la silhouette gracile. L'espèce d'étonnement physique l'empêcha de trouver un mot. Puis elle n'eut plus le temps de parler. La créature aux yeux sauvages venait de siffler le chauffeur, et la voiture s'arrêtait.

—«Quoi!... Où sommes-nous?

—Tout près du Vieux-Moutier, madame. Aussi permettez-moi de monter sur le siège, à côté du mécanicien. J'aurai l'air de son aide, de quelqu'un à votre service. Nul ne me remarquera. C'est mieux pour vous.

—On vous connaît donc?

—On ne me reconnaîtra pas. Mais, à vos côtés, dans votre voiture, le pauvre garçon que je parais éveillerait trop de curiosité—trop pour vous, trop pour moi.

—Soit!... Comme vous voudrez.»

Avec un intérêt qui suspendait toute pensée, Flaviana regarda ce svelte corps androgyne, aux mouvements vifs et souples de fauve, qui filait, s'effaçait, puis se retrouvait sur le siège de l'auto, redressé, correct, comme d'un inférieur qui sait se tenir à sa place.

Presque aussitôt, dans la route en pente rapide, juste à l'entrée sombre de la forêt, une ouverture parut à gauche, et une grille monumentale 187 se dressa. Au delà, serpentait une allée carrossable, entre une immense pelouse semée de groupes d'arbres et un talus boisé. Malgré l'hiver, on avait l'impression d'une propriété soigneusement entretenue. Contre la grille, s'appuyait une maisonnette de concierge.

Flaviana descendit de voiture et s'avança pour sonner. Mais, tout à coup, son cœur battit avec une telle violence qu'elle en demeura haletante, suffoquée. Que faire devant ce qu'elle croyait apercevoir? Un geste faux pouvait tout perdre.

Dans le parc, au tournant d'un massif, une automobile déboucha, s'avançant vers la grille—une forte limousine, de haut luxe, conduite par un mécanicien empaqueté de fourrures, d'un passe-montagne et d'un masque à lunettes, comme pour un long voyage. A côté de lui, bras croisés, un valet de pied, emmitouflé également. Ce n'est pas l'aspect de cet équipage qui bouleversait Flaviana. Mais, à l'intérieur, tandis que la voiture tournait, prise en écharpe par un rayon rouge du tragique soleil de décembre, la danseuse avait distingué nettement, comme en une vision, un enfant blond, que tenait debout contre elle, en le caressant, une femme au costume d'Arlésienne.

Ce fut un éclair, une image fantasmagorique, où flambait, allumée de pourpre, la chevelure dorée de l'enfant. Puis l'auto vira, se trouva venir de face, dans la terne atmosphère. Et Flaviana ne la distinguait plus qu'en masse obscure, éblouis qu'étaient ses yeux du bref rayonnement, 188 et l'âme également sillonnée de clartés fulgurantes.

«Mon petit... mon petit à moi!...» balbutiait son cœur.

Car,—la certitude l'aveuglait,—cet enfant était celui qu'on avait enlevé à Delchaume.

Immobile, devant la grille, Flaviana n'osait même plus tirer le bouton du timbre. Saisie par une espèce de fascination, d'enchantement terrible, elle tremblait de tout dissiper par une imprudence. Et nul projet, nul raisonnement, nulle impulsion de ruse ou de hardiesse, ne se dessinait dans son cerveau affolé. Involontairement, elle se tourna, comme pour chercher un secours moral, une inspiration, vers l'étrange guide qui l'avait amenée là.

Le soi-disant Alexis n'avait pas quitté le siège de la voiture, qui stationnait à quelques mètres. Cette femme,—puisque c'en était une,—ne percevait pas son trouble. Ses noirs yeux sauvages,—plus sauvages et plus noirs,—se fixaient avec intensité vers le parc, sans doute vers l'auto, qui s'approchait sans hâte. La haine qui en jaillissait impressionna la danseuse, même à une telle minute. Pourtant, elle n'eut pas l'idée que cette haine menaçât l'enfant.

De la maison de garde sortit une jeune fille qui, ayant vu venir la limousine, dans la direction du dehors, se disposait à ouvrir la grille. Mais le mécanicien lui fit un signe, et, aussitôt, stoppa.

189 La superbe auto se trouvait maintenant à une cinquantaine de mètres. Son conducteur, en descendant, comme il le fit, pour venir à pied jusqu'à l'entrée, démasqua l'intérieur. Seulement, le miroitement de la glace, l'ombre du talus, empêchaient Flaviana de bien distinguer la tête blonde, dont elle voyait bouger,—avec quel frémissant délice!—la claire chevelure.

Une voix la fit revenir à elle-même.

A travers la grille, sans toucher la poignée de la serrure, le mécanicien au visage invisible, dont on apercevait seulement la barbe brune, assez longue, lui demanda ce qu'elle voulait:

—«Visiter le Vieux-Moutier,» répondit la danseuse.

—«A cette saison? Et à cette heure?» fit l'autre, soupçonneux.

—«Vous en venez bien,» riposta la jeune femme, avec une vive présence d'esprit. «Et vous ne me direz pas que vous y demeurez, puisque c'est une ruine, tout à fait inhabitable, d'après les guides. N'est-ce pas, mademoiselle?»

La jeune fille de la loge, ainsi interpellée, et qui restait là, curieusement, s'esquiva sans répondre.

—«Il faut une permission de la mairie de Mériel,» objecta l'homme.

—«Êtes-vous le propriétaire, monsieur? ou le gérant?

—Qu'est-ce que cela peut vous faire, madame?

190 —Je vous aurais donné mon nom, et, si vous avez l'autorité de lever une consigne...

—Vous donnerez votre nom à la mairie. Il faut une autorisation signée du maire.

—Qu'à cela ne tienne! Alexis!» appela-t-elle.

Le jeune garçon bondit du siège.

—«Retournez avec l'auto jusqu'à Mériel. Vous demanderez une carte à la mairie, pour visiter. Une carte à mon nom: mademoiselle Flaviana, du National-Lyrique. Moi, j'attendrai ici.

—Vous êtes la danseuse-étoile?» demanda le sévère gardien du Vieux-Moutier.

Elle ne s'en cacha pas. Sa physionomie trop connue lui interdisait l'incognito. Et d'ailleurs, qu'y gagnerait-elle? Toutefois son beau et célèbre visage n'était pas si populaire que cet individu ne l'ignorât—à moins qu'il ne crût bon de feindre.

—«Montrez-moi,» dit-il, «quelque chose, une carte, une enveloppe de lettre, qui me prouve que vous êtes bien la personne que vous dites, et vous n'aurez pas besoin d'autre autorisation.»

Docile à tout—pourvu qu'on lui ouvrît cette grille, mon Dieu!...—la jeune femme tira au hasard, de son petit sac, quelques papiers. Quoi?... Elle ne savait... Ah! tiens, une carte postale, une facture... Et, justement—ça tombait bien—son coupe-file... Voilà. L'homme les saisit. Et, au lieu de les parcourir d'un coup 191 d'œil, il les examina minutieusement. Peut-être se donnait-il le temps de prendre un parti.

Le cœur de Flaviana, ses yeux, tout son être se tendait vers la grande limousine arrêtée—si près... et si loin!... Que devint-elle lorsque la portière s'ouvrit, et qu'elle vit descendre la femme et l'enfant?

C'était bien le fils adoptif de Delchaume, le petit François, si souvent serré contre son sein tandis qu'elle l'appelait tout bas son petit Serge, sans croire elle-même à cette révélation prodigieuse de son instinct maternel.

Oh! se tenir là, tranquille et froide, ne pas crier vers lui, qui accourrait, qui la reconnaîtrait. Comment en conserver la force? Mais quoi! Il y avait cette grille fermée, ces gens à l'intérieur... deux hommes... Un autre peut-être dans la maison de garde. De son côté... qui?... Elle seule. L'autre femme... y pouvait-elle compter? Le chauffeur de louage... un mercenaire, un inconnu.

Rapidement, elle calculait. Oh! si elle avait pu risquer une lutte de vive force!... En attendant, elle demeurait impassible, suivant de ses larges doux yeux sombres les ébats du petit être, que cette Arlésienne—elle avait l'air d'une brave femme, d'une bonne nourrice tendre—faisait un peu courir dans l'allée pour lui épargner l'ennui de l'attente.

Tous deux d'ailleurs s'éloignaient, disparaissaient maintenant derrière l'auto.

192 Un contact effleura le bras de Flaviana. Tressaillante, elle mit quelques secondes à se rendre compte. La femme travestie, le soi-disant Petit-Russien aux yeux de braise, lui désignait furtivement,—avec quelle face livide, quel regard meurtrier!—celui qui, de l'autre côté de la grille, prolongeait la lecture d'un banal document d'identité présenté par Flaviana.

Évidemment, il se perdait dans des réflexions profondes, ce chauffeur hermétique. Tout à fait absorbé, tenant le papier de la main droite, il appuyait machinalement l'autre à la grille. Cette main gauche, passant entre deux barreaux, se crispait nerveusement sur une arabesque de fer. Et c'était sur cette main que se fixaient à présent, avec une intensité terrible, les noirs yeux de gitane. Telle était l'expression de la maigre face brune, que Flaviana, comme fascinée, ne vit plus que cela: ce visage contracté d'adolescent,—de femme,—et cette main, que regardaient ainsi les tragiques yeux noirs. Un gant de peau de renne, couleur d'amadou, la couvrait. Et soudain, une horreur confuse glaça Flaviana, car elle crut voir l'index de peau s'aplatir, se casser mollement, comme s'il n'eût pas contenu un doigt vivant, de chair et d'os.

Au même instant, quelque chose brilla, une lame de canif. La danseuse retint à peine un cri. Sa compagne de route, avec une dextérité, une rapidité inouïes, tranchait net le bout de ce doigt. Il y eut un imperceptible grincement du 193 fil de l'acier sur le fer de la grille. L'homme qui lisait n'avait pas bougé. Il n'avait rien perçu, rien senti. L'index de son gant était vide.

Lorsqu'il tourna la tête et leva les yeux, il ne crut pas que la visiteuse, ni le jeune homme qu'il prenait pour un domestique, eussent fait le moindre mouvement. Tous deux très proches de lui, ils le touchaient presque entre les barreaux. Mais quoi d'étonnant à ce qu'ils eussent l'allure empressée? Le jour baisserait bientôt, et si cette visite du Vieux-Moutier n'était pas un prétexte...

—«Voici votre papier, madame. Vous allez pouvoir entrer. Mais... sans votre voiture, n'est-ce pas?

—Est-ce que la ruine est loin?» balbutia la danseuse, qui, déjà, faisait en pensée les quelques bonds follement agiles qui lui permettraient de saisir son enfant.

—«Non, madame... Au bout de cette avenue, on tourne un peu à droite, et, tout de suite, on la voit. La jeune fille du gardien vous accompagnera, pour vous ouvrir les salles.»

Il appela.

—«Olga!»

La jeune personne reparut.

—«Madame va visiter. Ouvre-lui.»

Sur cet ordre, donné très haut, le chauffeur ajouta plus bas quelques mots dans une langue étrangère. Puis, il tourna sur ses talons, avec l'esquisse d'un salut, et se dirigea vers sa voiture. 194 En l'apercevant, qui revenait, l'Arlésienne saisit l'enfant, remonta vite dans la limousine avec lui. Une indicible détresse s'empara alors de Flaviana. La fille du garde rentrait dans la maisonnette.

—«Mademoiselle!... mademoiselle!...» implora une voix sans timbre, une voix qui faisait mal.

—«Pardon, madame,» dit l'autre, revenant avec une serviable hâte.

—«Ouvrez-moi. On vous a dit de m'ouvrir.

—Mais oui... madame.»

Et elle retournait.

—«Où donc allez-vous?

—Chercher les clefs. Mon père a les clefs, là, dans notre loge. Oh! ce ne sera pas long.»

Tout en disant: «Ce ne sera pas long», l'astucieuse péronnelle restait là, ne bougeait plus, s'autorisait des questions de la dame pour s'attarder. Éperdue, Flaviana tira de son petit sac sa bourse en or. Toute prudence lui échappait. Et cependant, elle sentait maintenant que sa mystérieuse compagne la retenait, l'avertissait, par petites secousses, de son vêtement.

—«Cette bourse, ma mignonne, vous l'aurez. Mais ouvrez... ouvrez!

—Je ne peux pas, madame...» Et la fillette écartait ses deux mains vides.—«Il me faut les clefs. Et encore, peut-être serai-je obligée d'attendre mon père. C'est si dur, cette grille! Mais je vais essayer.»

195 Elle disparut dans la maisonnette.

Là-bas, la grande limousine, ayant retrouvé son conducteur, se mettait en mouvement. Mais non pour continuer vers la sortie. Elle recula, grimpa presque sur le talus pour prendre du champ, accomplit un court et savant virage, puis s'élança vers la profondeur du parc.

Flaviana, comme une folle, s'accrocha aux barreaux de la grille, fit le geste vain de les secouer. L'angoisse fut trop forte. Elle cria:

—«Serge!... mon fils!... François!... C'est moi, petit François!... Au secours!... Personne ne vient donc à mon aide!...»

Une voix dit à son oreille:

—«Laissez-moi... Laissez-moi faire!... Taisez-vous, au nom du ciel! Contenez-vous!... J'ai compris ce qu'il a dit en russe... Écoutez... vite... vite!... écoutez.»

Éperdue, égarée, Flaviana, de ses beaux yeux pleins de prière, regarda l'étrange créature, cette femme qui lui semblait malgré tout le jeune garçon dont elle avait si bien l'apparence.

—«Voilà,» reprit celle-ci. «Je connais cet homme. C'est bien à lui qu'Omiroff téléphonait, comme je m'en suis doutée. Le prince doit être ici. Entrez, puisque vous pensez obtenir quelque chose de lui. Vous avez chance de le découvrir, de le rencontrer. Moi, je reste... Et je parlerai au misérable dont j'ai coupé le gant tout à l'heure... Vous avez vu?...

—Où lui parlerez-vous?

196 —Ici même. Il va revenir. Il a ordonné de laisser la grille ouverte, après vous avoir fait attendre, pour qu'il puisse sortir à toute vitesse.

—Alors vous ne l'arrêterez pas.

—«Je l'arrêterai,» déclara l'inconnue avec une force impressionnante.

—«Mais l'enfant... mon enfant... s'il l'emmène?...»

La femme pâlit plus encore, s'écarta, trembla. Puis se ressaisissant:

—«Tant mieux pour lui, en ce cas! murmura-t-elle. Et, après une brève hésitation:—«Il n'y a pas d'autre tactique possible. Tenez, madame, voici qu'on vous ouvre la grille... à moitié, pour que votre auto n'entre pas. Je sais maintenant qui vous êtes, madame Flaviana. Moi, je m'appelle Katerine Risslaya. Si vous ne me retrouvez pas ici tout à l'heure, ne doutez pas de la pauvre fille que je suis. Je vous le jure... ils expieront leurs crimes... Et ils vous rendront votre enfant.»

197

VIII
PRISE AU PIÈGE

Lorsque Flaviana, que suivait la fille du portier, se fut avancée assez loin dans l'avenue descendant aux ruines, un homme sortit à son tour de la loge. Il vint ouvrir le second battant de la grille. Et alors il se planta, sifflotant, au beau milieu, avec un air rogue, comme un chien de garde, prêt à se jeter sur qui entrerait. Son regard plein de méfiance alla du mécanicien de louage, qui dormait sur son siège, au jeune homme que la visiteuse avait laissé là, à l'attendre. Pour celui-ci, le regard se fit particulièrement hargneux.

—«Eh bien, mon petit père,» lui dit Katerine en russe,—et elle ricana,—«on dirait que ma figure ne te revient pas.»

Le gaillard faillit tomber à la renverse.

—«Comment?... vous parlez... vous savez le russe, mon garçon?

—Je sais bien d'autres choses,» riposta-t-elle,—toujours avec son mauvais rire,—«Mais ça n'est pas pour ta barbe, petit père. C'est pour 198 celui qui va revenir par ici, et qui sera content de les connaître.

—Tu feras bien de ne pas te mettre sur son chemin, car il sera pressé.

—Il trouvera le temps de m'écouter, je t'en réponds.

—Tu as du toupet, gamin.»

Le portier réfléchit un instant, puis demanda:

—«Si tu avais à lui parler, pourquoi ne l'as-tu pas fait tout à l'heure?

—Apparemment parce que ça ne m'a pas convenu.

—Était-ce à cause de la dame? Ça n'est pas une Russe, ta patronne, hein?

—Si on te le demande, tu diras que tu n'en sais rien,» fit Katerine, qui possédait un répertoire abondant de ces facéties parisiennes.

Qui l'eût observée avec plus de perspicacité que ce gardien obtus, enfermé dans ses rigoureuses consignes, se fût effrayé du contraste entre la physionomie tendue, blêmie d'audace, de résolution, et l'aisance vulgaire des propos.

Lorsque Katerine vit reparaître, lancée à une vive allure, la limousine conduite par le chauffeur à la main estropiée, elle fouilla rapidement dans une poche intérieure de son veston, et en retira à demi un objet long, en forme de tube.

Mais, comme la voiture devenait plus distincte, tout à coup, à travers les glaces, un reflet doré brilla... les touffes d'une chevelure mousseuse, bouclant sous le béret d'un garçonnet.

199 —«Ah!» soupira Katerine, «l'enfant est encore là...»

Avec regret, elle renfonça l'objet mystérieux, et elle courut se poster en travers de la sortie, d'où le concierge, lui saisissant le bras, essaya vainement de l'écarter.

Pour ne pas écraser ces individus en lutte, force fut au chauffeur de ralentir. Alors, à pleins poumons, Katerine lui cria:

—«Flatcheff, rappelle-toi les réunions avec Ivan Toulénine, chez Pierre Marowsky. Je viens te sauver. Il faut que tu m'entendes.»

Si ces paroles émurent l'homme à qui elles s'adressaient, rien ne s'en put deviner. Son visage restait invisible derrière le masque formé par la mentonnière de la casquette, les lunettes, le voile. Cependant il arrêta complètement sa machine, et se pencha, d'un âpre mouvement, vers ce jeune homme qui l'interpellait.

Celui-ci s'avança, tout proche, retira le chapeau de feutre, dont le bord mou, rabattu, cachait en partie son visage, et secoua des boucles noires, qui, libérées, tombèrent, moites et luisantes, sur son front. La bouche rouge esquissa un sourire, tandis que les prunelles dures, pareilles à des éclats d'anthracite, luisaient impénétrablement.

—«Katerine!...» murmura l'homme.

—«Oui, Katerine,» dit-elle. «Je viens te rejoindre. N'es-tu pas toujours mon chef, mon maître?... Pourquoi ne m'as-tu pas dit?... Je 200 t'aurais aidé, au lieu de ces fous furieux. C'est à toi, à toi que j'étais... Pas à leur imbécile de cause.»

L'homme invisible ne bougea pas d'abord. A travers leurs petites vitres, ses yeux indiscernables étudiaient la figure ardente.

C'était vraisemblable, la basse adoration de cette créature sauvage, à l'ignominieuse jeunesse, l'attraction servile vers lui, qui avait dominé, conduit, maté, joué les autres! Avec quelle face de passion avide elle l'écoutait autrefois! Mais aussi, ce pouvait être un piège.

Le crépuscule tombait sur le parc, sur les bois, sur la campagne profonde. Au sud-ouest, une crevasse sanglante marquait la place de l'horizon où s'était englouti le sinistre soleil. Tout se taisait. Le portier, prudemment, s'était éclipsé, dans sa loge. Au fond de la voiture, l'enfant dormait sur les genoux de l'Arlésienne.

—«Doutes-tu de moi, maître?» chuchota Katerine Risslaya. «Tiens, regarde. Voici l'engin qu'ils ont fabriqué pour te mettre en pièces. Je devais le lancer contre toi. C'est ton modèle. Tu le reconnais. Va, prends-le. Sers-t'en pour me massacrer. Je te bénirai encore. Et je mourrai heureuse. Car je t'aurai averti, préservé d'eux...»

Flatcheff se tourna vers le domestique, assis à côté de lui sur le siège, et qui n'avait pas décroisé les bras, pas prononcé un mot,—impassible comme s'il n'entendait pas le russe, que parlaient les deux interlocuteurs. Cependant, il le comprenait. 201 Car ce fut dans cette langue que le faux Ivan Toulénine, l'espion d'Omiroff, le traître de la Petite-Barrerie, lui commanda:

—«Rentre dans la voiture, Sémène. Mais laisse ta peau d'ours à celle-ci, qui gèlerait dans son mince habit d'homme, au train dont nous irons.»

Tandis que l'échange se faisait, Flatcheff avait saisi l'étui meurtrier, que lui tendait Katerine. Ses doigts experts sentirent osciller le contrepoids qui, maintenant toujours l'engin dans le même sens, empêchait le mélange explosible de se produire. Sans ajouter une réflexion, il plaça l'objet contre sa poitrine, dans une pochette intérieure, avec le sang-froid de l'habitude. Car c'était un vieux cheval de retour. Et, s'il avait pu se vendre très cher au pire ennemi de ses anciens alliés, son expérience, ses aventures, son audace, ses condamnations même, lui valaient cette abominable fortune.

A peine Katerine installée à côté de lui, il lança son auto à une vitesse folle.

—«Où allons-nous?» demanda-t-elle.

Il ne répondit pas.

Cependant, comme on traversait un pont, au-dessus d'une rivière que Katerine supposa être l'Oise, le conducteur ralentit un peu, et lança dans l'eau, de toute sa force, pour le faire tomber au large, loin de tout être vivant et de toute œuvre humaine, l'engin dont il avait hâte de se débarrasser.

202 Bientôt après, on rentra dans les bois. La nuit de décembre s'y amassait. Mais elle n'était pas tellement close, qu'on ne vît encore, de temps à autre, au fond d'une allée, ou parmi le lacis triste des arbres, les éclaboussures rouges, persistantes, du couchant. Elles s'obstinaient, comme le sang versé, que rien ne lave.

La bruyante voiture, en s'arrêtant tout à coup, fit apparaître la réalité lugubre. Ce fut comme si des flots de ténèbres et de silence se refermaient sur elle.

Flatcheff descendit et fit descendre Katerine. Puis il appela l'homme qui s'assoupissait, à l'intérieur tiède et capitonné de la voiture.

—«Sémène, arrive!»

L'autre obéit. Un gaillard au rude visage, d'une taille gigantesque, véritable hercule.

—«Qu'allez-vous me faire?» demanda Katerine.

Et elle commença de trembler.

—«Ne crains rien, si tu as dit vrai,» proféra Flatcheff. «Mais si je trouve sur toi la moindre chose en contradiction avec ton histoire, nous aurons un compte à régler, ma petite. Fouille-la,» ordonna-t-il à Sémène. «Et vas-y avec précaution, au cas où elle garde un joujou comme celui de tout à l'heure.»

Dans l'auto, des cris d'enfant s'élevèrent. Le petit François, réveillé en sursaut, s'effarait. De son rêve, où il revoyait sa nounou Favier, son papa Raymond, tous les visages de tendresse, il 203 surgissait de nouveau brusquement dans l'étrangeté des choses et des êtres. En ce moment, la nuit compliquait tout. Son petit cœur creva.

—«Nounou!... nounou!... Papa!... Je veux ma nounou!...» sanglotait-il.

—«C'est moi ta nounou, mon chérubin,» chuchotait câlinement l'Arlésienne.

—«Ça n'est pas vrai!... Tu es vilaine!... Ça n'est pas vrai!...» criait le bambin, la frappant de ses poings minuscules.

Les petits êtres ont de ces révoltes, qui déconcertent devant des forces tellement disproportionnées aux leurs. Ils ne connaissent ni la prudence, ni la résignation. Et il en est ainsi des jeunes animaux comme des jeunes enfants. Craintifs de tout, ils ne le sont pas de la violence humaine. Sans doute, parce qu'à part de monstrueuses exceptions, elle ne saurait s'exercer contre eux. De cela, ils ont une singulière conscience.

François, dans son cœur de quatre ans, percevait autour de lui l'imposture, et il en suffoquait. Bien traité, gâté, choyé même,—car sa grâce était irrésistible,—il avait peu souffert,—après les premières heures de désolation et d'épouvante,—parce qu'on lui disait: «Tu reverras nounou Favier. Papa viendra te chercher demain.» Mais peu à peu on lui tenait un autre langage. On affirmait: «Les autres t'ont menti.»—«C'est moi ta nounou,» prétendait l'Arlésienne. Et Flatcheff le bandit avait l'audace de déclarer 204 à cet innocent:—«Ton papa Delchaume t'avait volé. Il n'est pas ton papa. Tu ne dois plus l'aimer. Je suis chargé de te conduire à tes vrais parents.» Une indignation au-dessus de son âge soulevait alors cette petite âme, qui ne pouvait l'exprimer. Et c'est avec la même suffocation de fureur qu'il refusait de répondre au nom de Pierre, qu'on prétendait lui donner.

—«Je m'appelle Serge-François. Je ne m'appelle pas Pierre,» protestait-il.

Sa fierté, sa résistance, son énergie puérile, divertissaient ses ravisseurs, en les attendrissant malgré eux. Au Vieux-Moutier, où ils le cachèrent pendant quelques jours, Boris Omiroff ne put le voir, l'entendre, sans une espèce d'émotion. Le prince ne résista pas à la curiosité qu'il avait de cet enfant, son neveu, le fils de son frère. Il voulut la satisfaire avant de partir pour la Russie. Et, comme il avait d'ailleurs besoin de se concerter avec Flatcheff sur les mesures à prendre, il combina cette expédition en auto jusqu'à Mériel, pendant que tout le monde,—et même les gens de sa maison, avenue de Messine,—le croyait dans son wagon-salon, emporté par le Nord-Express. Au Vieux-Moutier, dont il s'était rendu acquéreur plusieurs années auparavant, des chambres habitables, aménagées dans une partie de l'ancien couvent, qu'on ne visitait pas, l'attendaient toujours, avec un personnel restreint, mais dévoué, aveuglément fidèle, tenu par l'argent comme par la crainte, et sans cesse à 205 ses ordres. Depuis l'affaire de la Petite-Barrerie, c'est là que Flatcheff se tenait, dans une prudente retraite.

Chose plus facile qu'on ne croit: maintenir certains mystères. Pour tout le pays, le Vieux-Moutier était un but de promenade, qui attirait les touristes. On délivrait des permissions de le visiter à la mairie de Mériel. Un certain va-et-vient n'étonnait donc personne, non plus que la rigueur des consignes. La rapidité des autos permettait aux gens enfermés là de s'approvisionner au loin. La sauvagerie du site, sa difficulté d'accès, son éloignement, à l'orée de la forêt, s'opposaient à tout voisinage immédiat. Nul fournisseur, nul habitant du pays, nul visiteur, n'avait jamais pénétré dans l'appartement secret, dont les fenêtres dominaient un débris de cloître, qui, surplombant le vide, les masquait d'en bas, tandis que la porte intérieure, dissimulée entre deux demi-colonnes, ouvrait dans une galerie obscure où rien ne fixait l'attention.

Là, Boris Omiroff avait caché le fils de son frère Dimitri. Seul avec l'enfant, il l'examina, l'étudia, le questionna. Son sang courut plus orgueilleusement dans ses veines à constater la marque de sa race, dans la beauté, l'intelligence, la précoce dignité du petit être. Mais la fugace émotion fut vite noyée de haine. N'était-ce pas là l'enfant d'une ballerine, l'étranger, l'ennemi? Ce bébé inconnu, adversaire fragile, pourrait un jour,—qui sait?—se dresser contre lui, et prétendre 206 à l'expulser, lui, Boris Omiroff, du patrimoine héréditaire. La merveille de l'Ukraine, la demeure fabuleuse où ses ancêtres avaient reçu les tsars comme des égaux, s'évoqua, déroula le serpentement sans fin de ses remparts, la masse énorme de ses donjons, de ses tours, la légèreté aérienne de sa chapelle au sommet de la colline, sa ceinture de forêts, et cette nappe d'argent que le Dniéper étend à ses pieds, par les longues nuits du Nord, sous la lune immobile.

Boris repoussa brutalement l'enfant, et appela Flatcheff.

—«Rends-le à cette femme d'Arles dont tu réponds,» ordonna-t-il. «Puis reviens m'expliquer encore ton projet. Et tâche qu'il me convienne.»

Le projet de Flatcheff convint à Boris.

L'Arlésienne, naguère venue en service à Paris, séduite par un réfugié russe, un certain Fédor Kourgane, s'était mariée avec cet homme, et l'avait attiré dans son pays. Là, tous deux crevaient de faim, après avoir essayé divers métiers. D'ailleurs, mal vus et méprisés, victimes de préjugés locaux, ils ne rêvaient que d'émigrer. On leur fournirait les fonds nécessaires à leur passage en Amérique, plus une somme qui serait pour eux une petite fortune. Et ils emmèneraient avec eux l'enfant. On n'en entendrait plus parler.

—«Tu connais ces gens-là, Flatcheff?» demanda le prince.

207 —«Parfaitement. J'ai toujours eu l'œil sur Kourgane, à cause de vous, Excellence.

—Était-il des complots contre moi?

—D'aucun complot. C'est un homme tranquille, trop content d'avoir échappé aux suites d'une première affaire, où on l'avait entraîné. Chat échaudé, il craint l'eau, même froide.

—Quel est son métier?

—Il essaie de vendre de fausses vieilleries, près des Arènes. Mais on débine tous les trucs maintenant. Le commerce ne marche guère.

—Et la femme? Qu'est-ce que c'est?

—Mauricette?... Une bonne créature. Elle adore les mioches. Le petit ne sera pas malheureux avec elle.

—En effet, elle a plutôt une figure plaisante. Et l'enfant semble déjà habitué à elle. C'est toi qui l'as fait venir? Depuis quand est-elle ici?

—Dès le lendemain de l'enlèvement du gosse. Il me fallait une femme. Le petit clampin criait jour et nuit. La fille du garde m'a bien aidé. Mais le citoyen n'était pas commode. Et Votre Excellence m'avait interdit les grands moyens.

—Tu m'as obéi, au moins? Tu ne l'as pas rudoyé, ce pauvre moutard?

—Oh! ma foi non.»

Boris fixa des yeux sévères sur le cruel et sournois visage. Puis il reprit légèrement:

—«Bast! tout ça en fera un homme. Il n'aura pas cette éducation de poule mouillée qu'on donne aux marmots français.»

208 Et, rêveur, il ajouta:

—«Plus tard... Si je n'ai pas de fils... On pourra voir.

—Comment!» cria Flatcheff stupéfait. «Votre Haute Noblesse aurait l'idée?...

—Tu n'as pas remarqué?...» reprit le prince, du même ton songeur. «C'est tout le portrait de mon frère Dimitri.

—Oh! Excellence... Alors, les Kourgane?...

—Défends-leur de quitter Arles tout de suite.

—Quelle imprudence!

—Assez, Flatcheff. Écoute-moi. Tu vas conduire là-bas la femme et l'enfant. En auto. Ne prends pas le train. Je te donne Sémène pour ton service. A Arles, tu verras comment vivent ces gens, ce qu'ils désirent. Tu m'en aviseras avant de rien décider. Je vais réfléchir. L'Europe est assez grande pour qu'on trouve un endroit perdu où l'on puisse les installer, les surveiller...

—Mais Votre Haute Noblesse avait résolu...

—De me débarrasser absolument de ce petit. Eh bien... Je ne sais plus. J'y penserai... Il ressemble trop à mon frère.

—Vous le haïssiez, votre frère Dimitri. Vous avez été si content de sa disgrâce... de sa...

—Tais-toi, vieux bandit, ou je t'écrase!...» avait crié le prince, dans une de ces soudaines fureurs, qui montaient en lui surtout aux minutes où il n'était pas d'accord avec lui-même.

Et comme il s'irritait de se sentir démonté, 209 troublé, il donna à Flatcheff un ordre de départ immédiat.

—«Que je ne te voie plus, ni le mioche, ni cette Arlésienne! Moi, je pars, en auto également, pour rejoindre à Cologne mon personnel et mes bagages. De là, par le Nord-Express... à Pétersbourg. Que je trouve un télégramme de toi, n'est-ce pas? Pour la suite... attends mes ordres. Ne bouge pas d'Arles. Je... je t'y enverrai peut-être d'autres instructions.»

Il hésita. Puis, rapidement, très bas:

—«Tu as sans doute raison pour le petit. Mais, diable, un enfant!... Ah! j'aurais dû avoir plus de résolution au moment de sa naissance, quand il n'était qu'une larve informe, sans véritable existence.»

Flatcheff eut une toux brève. Les regards des deux hommes se croisèrent, puis se détournèrent aussitôt.

C'est moins d'une demi-heure après cette conversation que Flatcheff, précipitant son départ, avait rencontré Flaviana à la grille. Comme le parc ne possède pas d'autre sortie possible pour une auto, à cause des accidents de terrain, des hauteurs, des déclivités abruptes, c'est à cette même grille que Flatcheff revint, après avoir donné le change à sa visiteuse.

L'apparition de Katerine, tout d'abord, le terrifia. Comme tous les êtres capables de trahison, cet homme était lâche. En outre, quelle stupeur! Avec ses maquillages savants, la transformation 210 complète de sa physionomie, sa retraite au Vieux-Moutier, la légende de sa fuite à l'étranger établie par la police, la protection dont l'entouraient les agents russes aux ordres d'Omiroff, comment imaginer qu'à peine sortie de prison, une de ses victimes se dresserait en face de lui?... Accablante minute. Katerine eut tout le loisir de jeter la bombe, là, dans l'avant de l'auto, aux pieds mêmes du conducteur. Avec quelle joie forcenée elle eût accompli l'acte! Peu lui importait sa vie, à elle. Ainsi, elle sauvait Tatiane, à qui le sort attribuerait peut-être le dangereux rôle, l'œuvre de justice, l'anéantissement de l'abominable agent provocateur. Oui, elle sauvait Tatiane. Et elle la vengeait. Elle vengeait la fiancée de Pierre Marowski, séparée pour cinq ans,—peut-être pour toujours: leur vie était si hasardeuse!—de celui qu'elle aimait. Quelle tentation!... Mais elle avait aperçu l'enfant dans la voiture. Elle n'avait pas voulu lancer l'horrible engin. Et alors une autre idée lui était venue. Elle ne se souciait guère de la cause, ni du martyr déchiqueté à la Petite-Barrerie, ni de l'exemple, terrifiant pour les traîtres, que devrait être le châtiment du faux Toulénine. Tatiane... Il n'y avait que Tatiane. C'est pour elle que Katerine avait trouvé en soi de telles ressources d'adresse et d'audace. Pour elle que, sous des vêtements d'homme, qui la rendaient à la fois méconnaissable et plus alerte, la sauvage fille avait rôdé, épié, guetté,—souple, cauteleuse, 211 comme une maigre louve des steppes.

Ce matin, à la gare du Nord, elle avait eu cette chance de reconnaître dans le valet de chambre du prince, un garçon de son pays, et elle l'avait conquis tout de suite en se faisant passer pour le jeune frère d'un ancien camarade à lui, en rappelant ces choses d'enfance, de village natal, auxquelles nul cœur ne résiste. Katerine, grâce au coup de téléphone, à l'indication de l'annuaire, identifia cette retraite campagnarde, qui devait être la maison mystérieuse du prince. Là, sûrement, se terrait le Judas de la Petite-Barrerie, Toulénine-Flatcheff, le sinistre factotum d'Omiroff. Mais comment se rendre là-bas? Comment y arriver à temps? Car, sans doute, le maître et le misérable valet repartiraient ensemble pour la Russie. Katerine, désespérée, ne possédait même pas sur elle de quoi prendre le train. A tout hasard, elle courut à l'hôtel de l'avenue de Messine. Du moins, elle pénétrerait dans cette demeure, elle s'y assurerait ses entrées en se liant avec l'ami du valet de chambre, auquel celui-ci l'adressait. Sur le seuil, elle avait rencontré Flaviana.

Et voici pourquoi, quelques heures plus tard, entre les futaies pleines de nuit, sur la route forestière entrevue dans le cercle lumineux des phares, à côté de l'auto, où gémissait et s'encolérait une voix enfantine, Katerine, en face de Flatcheff et de Sémène, crut sa dernière heure venue.

212 On la fouilla consciencieusement. Les deux gaillards à qui elle avait affaire ne se souciaient guère d'épargner sa délicatesse féminine. A vrai dire, ils ne s'occupèrent pas plus de ce détail que si elle avait été le garçon dont elle portait le costume. D'ailleurs, ce n'était pas cela non plus qui pouvait contrister ou effaroucher la pauvre fille. Hasardeuse créature, elle en avait vu bien d'autres. Rester vivante. Ne pas livrer les secrets de Tatiane. Atteindre le terrible but dont elle s'hypnotisait. Voilà ce qui tendait et enflammait l'âme primitive, dans ce corps précocement usé, que maniait la hardiesse indifférente d'un chenapan et d'un larbin.

Quand Flatcheff se fut bien assuré que les vêtements masculins de Katerine Risslaya ne cachaient aucun explosif, aucune arme, aucun papier inquiétant, qu'elle s'était vraiment livrée à lui sans possibilité de lui nuire, ou même de se défendre, sa prudence accepta ce dont tout d'abord sa vanité s'accommodait. Cette fille était demeurée entièrement sous sa puissance. Il l'avait fanatisée. Elle revenait à lui, aussitôt libre. Et, pour lui plaire, elle trahissait. Quoi de plus acceptable pour un être pareil? La vilenie des autres semblait de toute évidence à sa propre vilenie. Et, suivant sa logique, une Katerine Risslaya, ramassée dans la boue par Tatiane, devait se retourner tôt ou tard contre sa bienfaitrice. Il eut un rire de joie affreuse, dont se troubla le sommeil des beaux arbres fiers, aux branches 213 desquels se fixaient une à une, brodées par une fée mystérieuse, les petites étoiles du givre.

—«Eh bien, Katinka, tu es une fameuse luronne. Bravo, ma fille. Tu n'y perdras rien. On ne manque pas de braise au service d'Omiroff. Excepté ici, où elle ne chauffe guère...»

Et il rit plus fort, de son à peu près sur le mot «braise», qu'il venait de prononcer en français.

—«On gèle,» ajouta-t-il. «Mais grimpe tout de même sur le siège, à côté de moi. Car j'ai encore à te parler. Tout à l'heure, Sémène te cédera la place à l'intérieur.»

Lorsque, de nouveau, la voiture dévora la route, Flatcheff soumit Katerine à un interrogatoire, sur la façon dont elle l'avait retrouvé, sur ce qu'elle connaissait de Flaviana, et quelle était l'idée de cette femme en se présentant au Vieux-Moutier.

—«Si c'est une ancienne bonne amie de Son Excellence, qui venait pour l'embêter, elle se sera cassé le nez,» observa-t-il. «Il faudrait être plus maligne qu'elle n'en avait l'air pour découvrir notre petit père Boris Wladimirovitch dans son monastère. Quand ce diable-là se fait ermite... ah! ah...»

Flatcheff riait encore. Décidément, il était très gai.

«Tu ne le seras pas longtemps, misérable!» pensait la sombre fille, assise à son côté sous la même lourde et chaude peau d'ours.

Elle s'étonnait qu'il ne parlât pas de Flaviana 214 comme de la mère du petit garçon, qui, maintenant couché sur la banquette, dans les vêtements de laine et de fourrure, dormait, derrière eux, du profond sommeil de l'enfance. Mais le suppôt du prince, au moment de la naissance secrète, confiné à son rôle de valet complice, ne possédait pas encore l'autorité du faux Toulénine. On ne lui confia que ce qu'il devait savoir pour ses diverses missions, dont l'une fut d'aller enlever la jeune doctoresse. Lorsque, plus tard, le prince lui avoua qu'il s'agissait de son neveu, Boris ne revint pas sur la personnalité de la mère. «Une cabotine,» dit-il simplement. Car l'orgueilleux grand seigneur gardait à son immonde acolyte tout le mépris indispensable, ne s'ouvrant à lui que suivant l'occasion, par nécessité ou par caprice.

Pendant des heures, l'auto dévora les chemins, crevant le noir sans fin des campagnes taciturnes, traversant à un galop de foudre, avec des clameurs de bête furieuse, les villages ensommeillés. Puis, on stoppa dans une ville, plus muette et vide qu'un décor de rêve, devant un hôtel dont Katerine, sous une lanterne, discerna l'enseigne: Hôtel du Chevreuil, avec la forme vague d'un quadrupède, qui s'effaçait sur la tôle délavée. Un souper était servi, des chambres prêtes.

Quand les voyageurs se séparèrent pour dormir, Flatcheff dit à Katerine:

—«Ma fille, tu vas partager la chambre de Mauricette et du petit. Comprends-moi bien. J'ai 215 cru tes boniments. Toutefois la prudence et mes consignes m'ordonnent d'agir comme si je me méfiais. Donc, je suis responsable de ce que tu feras, et je te garde. Ça doit te faire plaisir. Mais tant que tu seras sous ma coupe, tu ne communiqueras avec personne. Si l'on te surprend écrivant un mot, glissant un papier, faisant un signal, on m'avertit, et je te casse la tête.»

Pour achever ce discours, Flatcheff enleva son espèce de passe-montagne, ses lunettes, avec le demi-voile où elles s'incrustaient. D'un geste qui fit horreur à Katerine, il arracha même sa barbe.

La malheureuse fille contint un cri de répulsion. Elle reconnaissait le visage infâme,—le faux Toulénine qui leur prêchait la guerre sociale, la propagande meurtrière, l'audace héroïque.—Elle le voyait face à face, l'apôtre qui trouvait des accents enflammés pour soulever leurs âmes, dans la mansarde de Pierre Marowsky, et qui n'était que ce reptile hideux, ce scorpion rampant, gonflé de venin: un agent provocateur.

L'homme eut son ignoble rire:

—«Comment me préfères-tu, la belle? En Toulénine ou en Flatcheff?—Au fait, c'est vrai: tu es amoureuse de moi. C'est enivrant... Et je te ferais bien les honneurs de mon beau physique,—avec ou sans barbe,—je te recevrais volontiers dans l'intimité, Katinka de mon cœur... Seulement, pas cette nuit. Pour quelque temps encore, j'aime mieux avoir, auprès de toi, les 216 yeux ouverts que fermés. C'est donc Mauricette qui aura le privilège de voir émerger de cette défroque de mâle ta gracieuse forme féminine, et de dormir en ta compagnie.»

Il reprit un sérieux terrible pour ajouter, sortant de sa poche un revolver:

—«Et, je te le répète... Je saurai tout... Si quelque chose ne me paraît pas clair, tu pourras faire tes paquets pour l'autre monde. Rappelle-toi que, pour Bibi» (il se désigna d'un air de fatuité canaille), «c'est tout bénéfice d'exterminer de la bonne petite vermine comme toi. Le patron m'en saurait gré, la police itou. Je ne risquerais pas un cheveu. Tiens-toi donc pour avertie.»

Ce fut tellement sinistre, cet avertissement, reçu sous le canon braqué du revolver, dans le corridor du louche hôtel provincial, où l'humidité sentait le moisi, où l'on devinait des mouchards embusqués derrière les portes, que Katerine, malgré son fatalisme et sa résolution, frissonna.

La vue du bel enfant, au sommeil paisible, près de qui elle passerait la nuit, fut alors d'une telle douceur pour la malheureuse, que les larmes lui en vinrent aux yeux, à elle qui, depuis si longtemps, n'avait pleuré.

Comme elle les contenait, d'un battement de paupières, elle rencontra le regard de Mauricette, l'Arlésienne. La gêne anxieuse de ce regard l'étonna. Elle dit brusquement:

217 —«Vous savez bien que je suis une femme, comme vous, malgré ces frusques. Vous ne pouvez pas avoir peur de moi, puisque vous êtes chargée de m'espionner.

—Oh! vous espionner...

—Enfin...

—Ça n'est pas mon métier. Kourgane, mon mari, m'a recommandé d'obéir... J'obéis. Sans ça... Mais il y a une chose qui m'occupe...

—Laquelle?

—L'enfant qui est là... ce petit amour... Vous ne pensez pas, dites, qu'on veuille lui faire du mal?

—Quoi!» s'écria Katerine amèrement. «C'est vous qui me questionnez!... Et l'on m'a mise sous votre surveillance, comme si l'on se défiait de moi.»

Elle équivoquait prudemment. Mauricette Kourgane mit un doigt sur ses lèvres.

—«Quoi que nous disions,» fit-elle, «je crois sage de parler très bas. Je n'aime pas beaucoup ce qui se passe. Et l'on nous offre trop d'argent pour que ce soit de la fameuse besogne. Mais c'est l'affaire de mon homme, de Fédor. Tout ce que je sais, c'est qu'on m'a mis ce chérubin dans les bras, et qu'il faudra me couper en morceaux avant que de lui faire du mal.

—Pour ça, je serai avec vous, de tout mon cœur,» s'écria Katerine.

Les deux femmes se sourirent. Leur défiance mutuelle tombait un peu. Pourtant, ni l'une ni 218 l'autre n'osa se livrer. Et elles n'en dirent pas davantage. Seulement, avant de se coucher, elles se penchèrent ensemble vers le petit Serge-François.

L'Arlésienne avait mis l'enfant dans son lit, à elle,—un de ces vastes lits de province, où elle s'étendrait à côté de lui sans même le réveiller. Il dormait, le visage tout rose dans ses cheveux blonds, un petit bras rejeté au-dessus de sa tête, avec la menotte à demi ouverte. Ses longues paupières mettaient, sur les joues un peu ardentes, l'ombre large de leurs cils. Entre les mignonnes lèvres, d'une merveilleuse fraîcheur, les dents laiteuses brillaient.

Sous la contemplation des deux femmes, il eut un léger soupir, s'agita, nerveux, puis retomba dans sa paix émouvante.

—«Mignon!...» dit l'une.

—«Petit trésor!...» fit l'autre.

Même écho de maternité, vibrant sous la ronde poitrine de la paysanne arlésienne comme dans le maigre sein flétri de la vagabonde des steppes et des bouges. Lien qui les unit toutes. Partout, toujours, devant tout enfant, les femmes sont mères. Ces deux-là, parce qu'il y avait un petit être abandonné, se sentirent en alliance secrète. Elles se souhaitèrent le bonsoir presque avec amitié.

Le lendemain, ce fut de nouveau la course en auto, folle, abasourdissante, ne laissant même pas dans les cerveaux engourdis le ressort nécessaire 219 à la réflexion. Toute la journée, on longea le Rhône. Dans l'intimité de la voiture, en la préoccupation commune de distraire l'enfant, quand il ne sommeillait pas, la vague sympathie ébauchée la veille au soir s'affirma entre Mauricette et Katerine. L'Arlésienne disait:

—«Vous êtes donc Russe, comme mon homme?» Et elle ajoutait, la voix niaise:—«C'est-y aussi dangereux pour les femmes d'être Russe... Parce que, lui... il en a, du micmac et de l'embêtement!...»

«Si elle n'est pas tout à fait ignorante et naïve, elle est très forte. Ne nous livrons pas,» pensait Katerine.

Aussi, lorsque Mauricette, berçant le bébé sur ses genoux, soupira:

—«Pauvre ange!... Est-ce beau?... Dire qu'il a peut-être une maman... ce chérubin-là!...»

L'autre, bien que remuée par l'accent sincère, se garda bien de raconter comment elle avait surpris ce qu'elle croyait être un secret redoutable pour Flaviana.

Malgré l'intention manifestée par Flatcheff de coucher la nuit même à Arles, dût-on y arriver très tard, une panne les força d'y renoncer. A plus de deux heures du matin, ils se trouvèrent en face d'Avignon, rompus, épuisés, et le courage leur manqua pour aller plus loin.

Cette fois, point de gîte retenu, prêt à les recevoir, point d'hôtelier complaisant. Ayant traversé 220 le Rhône sur le pont suspendu, et pénétré en ville par la porte de l'Oulle, tout de suite ils se trouvèrent place Crillon. Là, devant la façade cossue, les lanternes allumées toute la nuit, la porte cochère accueillante d'un hôtel, ils ne pensèrent plus à rien qu'à la joie de quitter leur trépidante voiture, et d'étendre leurs membres crispés sur des lits immobiles, entre des murs silencieux.

Dans le va-et-vient que causa leur arrivée, le domestique Sémène se trouva seul, un instant, avec Katerine Risslaya,—du moins seul Russe, car c'était dans la cour, où le garçon de remise l'aidait à ranger l'auto, tandis que sa compatriote revenait chercher quelques effets de l'enfant, oubliés dans la voiture.

Rapidement, le grand valet de pied sussura en petit-russien à l'oreille de Katerine:

—«N'oubliez pas de mettre vos chaussures à la porte, ce soir. Et demain, quand vous serez bien seule, regardez sous la semelle intérieure...»

Vivement elle leva les yeux. Mais déjà l'impassible valet s'était détourné, et prenait des mains du garçon un seau d'eau, dans lequel il trempait la longue brosse pour nettoyer les roues de la voiture.

Katerine Risslaya ne s'endormit pas.

Le matin, elle fut debout avant les autres. Aussitôt, elle ouvrit la porte, sur le couloir. Les chaussures n'avaient pas encore été remises en 221 place. Lorsque enfin elle eut les siennes, elle ne se trouvait pas seule, et ne réussit pas à l'être un instant jusqu'au départ. Il lui fallut donc remonter dans l'auto sans avoir l'explication des singulières paroles. Elle chercha les yeux du moujick, et ne les rencontra pas.

«Une épreuve...» se dit-elle. «Un piège que me tend Flatcheff. Ne nous y laissons pas prendre.»

Malgré tout, par instants, ses orteils, nerveux, s'agitaient dans ses souliers, et elle appuyait fortement le pied par terre. Qui sait?... Là, peut-être, gisait un secret qui changerait la face des choses.

Ce fut seulement à Arles, chez les Kourgane, qu'elle put satisfaire son anxieuse curiosité.

Dans la rue du Refuge, près des Arènes, ils habitaient une petite maison, avec un bout de jardin,—ou plutôt un enclos poussiéreux, tout encombré de vieilles pierres, de statues mutilées, de débris de chapiteaux, dont Fédor faisait commerce. Au rez-de-chaussée du logis, une salle en désordre, vrai capharnaüm, offrait aux clients, sous prétexte d'antiquités, des vaisselles ébréchées, des japoneries de bazar, des bibelots Louis-Philippe, des dentelles et des soieries fanées, revendues par des caméristes de cocottes, et surtout de la pacotille allemande, boîtes, tabatières et pendules à musique, dont le mauvais goût et la bizarrerie s'imposaient à quelques flâneurs ignares comme étant «de l'époque», sans 222 que jamais ils songeassent à demander: «Laquelle?»

L'unique étage se trouva suffisant pour loger les nouveau-venus. D'ailleurs, Flatcheff ne réclamait qu'un minimum d'espace, pour mieux exercer sa surveillance.

Katerine se sentait, sous le regard de cet homme, telle qu'une hirondelle sous l'œil d'un épervier.

«Tant pis!» se disait-elle. «Me voilà donc liée à lui jusqu'à la minute favorable où il me sera possible de le tuer. Je ne pourrais pas servir Tatiane autrement, ni révéler à Flaviana ce qu'ils vont faire de son fils, car je serais prise, et peut-être lynchée sur-le-champ par ces gens-là. Mais si je lui avais jeté la bombe, et qu'elle m'eût démolie en même temps, comme c'était probable, le résultat aurait été le même. Du moins, j'aurai épargné cet amour de petit mioche. Pauvre môme!... Il est si beau qu'on ne voudra jamais lui faire du mal.»

C'est en quoi Katerine se trompait. Mais elle n'y songeait pas en ce moment, où, tremblante d'émotion et de stupeur, elle retirait de sa chaussure un papier adroitement glissé par Sémène sous la doublure de la semelle, légèrement décollée. Elle lut:

«Pierre Marowsky s'est évadé. Il sait où vous êtes. Vous le verrez bientôt.»

L'ivresse et la frayeur bouleversèrent également 223 Katerine. La pensée de Flatcheff surprenant ce papier l'affola tellement que, sans réfléchir, elle le déchira, le mâcha, l'avala. Ensuite elle frémit à l'idée:

«C'est lui qui me donne cette fausse nouvelle. Il attend... pour voir si je la lui apporte.»

Quelle alternative!... quel doute!... Et la réflexion même lui était interdite. Impossible de s'attarder. Son geôlier était aux aguets. Mais un éclair l'illumina. Depuis ce matin... Oui, depuis ce matin, où le papier avait été mis là, jusqu'à maintenant... Flatcheff... Il aurait dû la considérer plus curieusement, s'étonner qu'elle n'eût pas lu encore, lui en faciliter l'occasion.

Un sourd espoir, tellement prodigieux qu'elle s'efforçait de le refouler, de ne pas trop l'entendre, s'insinuait... Pierre Marowsky en liberté... Tatiane heureuse... Et ces deux êtres, pour qui elle était prête à mourir, reliés à elle, sachant tout d'elle, mystérieusement. Mais alors?... Sémène serait d'accord avec eux? Qui donc était-il, en réalité, ce domestique muet, qui paraissait, sous les ordres de Flatcheff, un si modeste comparse?

224

IX
L'ALLÉE DES TOMBEAUX

Ce soir-là,—un soir d'hiver, mais que le climat de Provence faisait doux comme plus d'un soir de l'été parisien, trois hommes fumaient, causant à voix basse, dans le jardinet des Kourgane.

C'était Flatcheff, en compagnie du marchand d'antiquités et de Sémène.

Assis sur des pierres, ou sur le sol, contre un grand débris de portique, ils échangeaient des propos qui semblaient les effrayer eux-mêmes. Car les mots s'égrenaient, difficilement, en monosyllabes, chacun des interlocuteurs attendant qu'un autre s'expliquât. Dans l'ombre très noire de la maison et du portique,—d'autant plus noire qu'alentour tout était bleu de lune,—on ne distinguait que les étincelles rougeâtres, intermittentes, d'une cigarette et de deux pipes. Autour des trois nocturnes causeurs, c'étaient des gestes estropiés de statues, des bras dressés, des torses érigeant leurs épaules sans tête, des jambes lancées dans une course que ne ralentissaient plus le fardeau du corps, des colonnettes, des stèles, 225 des feuilles d'acanthe. Marbres soi-disant antiques, et qui, sous la lune, prenaient la blancheur savonneuse du carrare fraîchement tiré de sa montagne. L'encrassement artificiel ne résistait pas à cette neigeuse clarté. Heureusement, ce n'était pas l'heure d'en faire accroire aux Anglais de passage. On s'occupait à une autre besogne chez Fédor Kourgane.

Le marchand demandait, de cette voix involontairement étouffée que prennent les gens qui ont peur de ce qu'ils disent:

—«Tu es sûr, Flatcheff?

—Absolument sûr.

—Ma femme m'avait dit...

—Tu vas écouter les femmes, maintenant!...

—Paraît qu'il avait l'air de s'y intéresser.

—Quand on a une épine dans le pied, je te réponds qu'on s'y intéresse.

—Pas comme ça.

—Ai-je ses ordres, ou non?

—Il te l'a dit, positivement?

—Positivement?...» répéta Flatcheff, qui ricana. «On voit bien, Kourgane, que tu n'as jamais été dans la confidence d'un barine. Avec les seigneurs, c'est en les devinant qu'on se fait bien venir, surtout pour des histoires de ce genre. Mais, tout empoté que tu sois, tu aurais compris, si tu avais entendu le prince crier:—«Allez!... partez... emmenez le petit et son Arlésienne de malheur... Que je ne les voie plus!...»

Dans l'ombre les voix se turent. Les blanches 226 statues mutilées semblèrent frémir. Mais c'était une vapeur qui passait sur la lune. Il y eut aussi comme un froissement imperceptible, dans le coin le plus ténébreux, en arrière du portique. Un seul des trois hommes l'entendit, ou du moins s'en inquiéta. Ce fut Sémène, le valet silencieux.

Il se leva nonchalamment, fit deux pas comme pour se dégourdir, puis un troisième pour cogner sa pipe contre l'angle d'une pierre, et la vider de sa cendre. Ce troisième pas l'amenait à l'extrémité du portique,—un bout de mur plein, avec des colonnes engagées. Vivement il regarda derrière. D'abord il ne distingua que du noir. Mais aussitôt se dessina une face pâle, où luisait un regard affolé. Une autre pâleur maintenant: deux mains qui se levaient, qui se joignaient en un élan de prière. Sémène, toujours muet, vint reprendre sa place.

Flatcheff déclarait, après un blasphème:

—«Ah! il sera bien content quand la chose sera faite. Et moi donc!... Pensez-vous que j'aie la vocation de devenir bonne d'enfant? Cependant, je ne ferai plus autre chose que de veiller sur ce damné moucheron tant qu'il existera. Moi qui veux rentrer en Russie, et jouir enfin du fruit de mes peines. J'ai assez trimé... J'ai assez risqué ma peau. La preuve c'est que je ne la rapporte pas tout entière...»

Hors de l'ombre, dans le rayon de la lune, une main s'étendit, à laquelle manquaient le pouce et deux phalanges de l'index. Chair amoindrie 227 entre les marbres brisés. Seule mutilation historique, authentique. Un Anglais en eût certainement réclamé le moulage.

Le colloque dura encore un moment. Flatcheff expliquait son projet... Et quelle facilité, quelle sécurité! Aucune trace... rien.

—«Justement, toi, Kourgane, tu es outillé... Tu as des instruments, des leviers, des cordes. C'est ton affaire, soulever des blocs de ce genre.

—Eh bien, et ces bras-là,» observa Sémène en se tapant les biceps. «On peut se passer d'outils avec ça.»

Kourgane objecta:

—«Mais ma femme, Mauricette?... Comment lui enlever son moutard? Elle en raffole déjà. Comment empêcher qu'elle nous suive?

—Bah! c'est la moindre des choses. N'a-t-elle pas confiance en Katerine? C'est Katerine qui trouvera le prétexte. Elle nous amènera le petit, au bon endroit, au bon moment.

—On peut compter sur Katerine?...

—Je la tiens,» proféra Flatcheff, avec un sifflement qui soulignait étrangement ces trois mots.

Un frisson, un soupir glissèrent contre la pierre du portique. Sémène toussa brusquement, et s'écria:

—«Voilà le vent qui se lève.»

Et il ajouta très haut, comme s'il donnait un ordre, lui, le pauvre être de servitude:

—«Allons! il faut rentrer.

228 —Qu'est-ce qui te prend? Tu as peur de t'enrhumer?» firent les autres, en se tordant de rire.

Cette nuit-là, Katerine, tout comme Flatcheff, qui jouait au maître, mit ses chaussures dehors, pour que le domestique les brossât. Chez les Kourgane, elle aidait Mauricette au ménage. Car elle avait repris des vêtements de femme,—les uns prêtés par son hôtesse, les autres parcimonieusement payés par son tyran. Elle nettoyait ses chaussures avec celles de l'autre femme et de l'enfant. Mais, ce soir, elle risqua la tentative de les mettre à sa porte. Et l'anxiété du résultat fut telle que, dans la maison endormie, elle se leva, sans allumer de lumière, et s'en alla tâter le plancher du couloir, au profond des ténèbres, pour savoir si l'on avait emporté ses souliers.

Elle ne les trouva plus. Sémène avait dû les prendre avec ceux de Flatcheff.

Sémène... Qu'était-ce que cet homme?... Nul doute qu'il ne l'eût vue, tout à l'heure, qu'il ne l'eût surprise aux aguets, l'oreille tendue à la conversation terrible. Un instant, elle s'était crue perdue. Il allait parler, révéler sa présence, son espionnage. Flatcheff la tuerait sur-le-champ. Ah! qu'il la tuât du coup, sainte Vierge! qu'il ne la réservât pas pour une lente vie de tortures!... Mais, tandis que la rude créature, malgré son énergie, défaillait d'effroi, elle entendit les sinistres causeurs poursuivre leur conciliabule, sur le même ton, sans que rien les interrompît. 229 Sémène se taisait... d'une complicité tacite avec elle. Était-ce possible? Et alors... L'avertissement serait vrai?...

Le matin suivant, Katerine, en inspectant ses chaussures, vit, du premier coup d'œil, que la semelle intérieure avait été soulevée. Quel émoi! quelle palpitation du cœur! Un minuscule papier apparut, où se distinguaient de fins caractères russes.


«Consentez à tout. N'ayez crainte. Celui qui paraît commander obéit à son destin


Un désappointement étreignit Katerine. Cet ordre: «Consentez à tout,» la troublait. Consentir à quoi? Même à l'effroyable crime entrevu: l'assassinat d'un enfant? Que lui dirait-on d'autre pour s'assurer qu'elle n'entraverait rien? Pas un mot sur Pierre Marowsky, cette fois. S'il était libre, s'il s'entendait avec Sémène, pourquoi n'accourait-il pas? Et cette phrase: «Celui qui paraît commander obéit à son destin,» que signifiait-elle? Elle semblait viser Flatcheff. Mais ce pouvait être aussi bien quelque ironique formule de résignation.

Katerine fit disparaître ce papier comme le précédent. Mais ses dents, qui le déchirèrent, n'y trouvèrent pas la même violente saveur d'espérance.

Vers la fin de l'après-midi, comme le jour déclinait,—dans un ciel pur, d'un bleu qui pâlissait sans perdre sa transparence de cristal,—Flatcheff dit à Katerine:

230 —«Viens te promener un peu avec moi. J'ai à te parler.»

Étonnée, vaguement inquiète aussi, elle quitta, côte à côte avec lui, la maison des Kourgane.

—«Écoute,» lui dit-il. (Il parlait le dialecte petit-russien, et par conséquent ne se préoccupait guère des passants, d'ailleurs bien rares.) «Le moment est venu de montrer que tu m'es dévouée.

—Tant mieux!» fit-elle, tandis que la flamme de ses yeux noirs se baissait vers le pavé.

—«Observe bien le chemin que nous suivons,» reprit Flatcheff, «tu le referas ce soir. C'est pourquoi je t'emmène à la brune, pour que les choses aient le même aspect. La lune luira. Tu verras donc presque plus clair que maintenant. Nous n'allons pas loin. Fais attention. Il ne faut, quand tu reviendras seule, ni te tromper, ni questionner personne.»

Afin de laisser librement s'exercer sa faculté d'observation, l'homme ne lui parla plus.

Ils tournèrent les Arènes, suivirent un dédale de petites rues, puis se trouvèrent sur une large avenue. Quelques feuilles persistaient encore sur les micocouliers, plantés en double rang, le long de chaque trottoir. A travers les branches, vers le couchant, le ciel paraissait en or. La lente vie méridionale arrêtait sa nonchalance sur les bancs poussiéreux, dans le soir tiède. Des gamins, jouant au bouchon, regardèrent avec stupeur les deux Russes, qui traversaient en ligne droite, sans 231 se soucier de les interrompre. Des indigènes eussent fait le détour, si encore ils ne se fussent attardés à juger les coups.

Au delà de l'avenue des Alyscamps, une espèce de sentier, tout de suite, les conduisit dans un endroit sauvage. Des eucalyptus, avec leur feuillage métallique et sombre, faisaient brusquement la nuit. Les pieds butaient sur un terrain inégal. A gauche, Katerine vit s'ouvrir en contre-bas une espèce d'esplanade herbue, et briller l'eau d'un réservoir. Puis la pente s'accentua. Par une barrière ouverte, on franchit la voie du chemin de fer. Quelques pas encore...

Katerine s'arrêta, exhalant une exclamation,—saisie par l'étrangeté de la perspective,—un peu terrifiée, mais surtout bouleversée, au fond de son âme sauvage, par une involontaire admiration. Émouvante poésie, capable de l'arracher à elle-même, dans une telle heure! Des arbres, des pierres sépulcrales, une église en ruines... Une longue avenue, baignée par un glauque crépuscule, tandis, qu'au fond, sur l'or du couchant, à travers les branches nues et noires, pleuvaient les roses des parterres mystiques, des roses de sang et de feu.

Jamais, jamais plus, l'allée triste et magnifique, l'Allée des Tombeaux, suprême vestige des Alyscamps d'Arles, n'arrachera aux lèvres des hommes ce cri, dont la surprise de leurs cœurs saluait sa funèbre beauté. Les énormes peupliers centenaires, qui, même en ce jour de décembre, 232 amaigris, défeuillés, formaient encore une double muraille, si majestueuse, au-dessus des sarcophages alignés,—ces peupliers, semblables à des ifs géants, tels qu'on en voit dans les sublimes jardins de la Villa d'Este, près de Tivoli, et dans les jardins Giusti, à Vérone, ont été coupés durant l'automne de 1909. Non pas entièrement, mais à la moitié de leur hauteur. Leurs cimes aiguës, tombées pour toujours, ont brisé dans leur chute l'enchantement. Qu'est devenu ce lieu incomparable, aujourd'hui dépourvu de leur élan, de leur frisson, de leur ombre, de leur enivrante nostalgie?

Devant les yeux de la fille des steppes, ils se dressaient encore, tandis qu'à leurs pieds se pressait la foule des sarcophages énormes. Au bout de la mélancolique avenue, l'église Saint-Honorat, sa tour romane, ses cintres à jour, ses arceaux croulants, découpaient, ruine précieuse comme un bijou, leurs formes charmantes, sur un ciel d'une flamboyante douceur.

—«Où sommes-nous? Est-ce un cimetière?...» balbutia Katerine.

Émue, recueillie, sa voix n'exprimait plus la crainte, mais l'extase qu'il y aurait à mourir là. Par une réminiscence qu'elle ne s'expliquait pas, les horizons sans bornes du Dniéper, les soirs déchirants où le soleil mourait dans les brumes de pourpre, au lointain des solitudes, lui oppressaient l'âme, comme dans sa petite enfance. Les années infâmes de sa vie s'effacèrent, dans l'absolution 233 de l'émoi surhumain. Un sanglot creva sur ses lèvres.

—«Viens,» dit Flatcheff, qui lui saisit le poignet.

Elle se laissa faire, souhaitant qu'il eût résolu de la tuer là. Mais il la conduisait dans un chemin pire que celui de la mort.

Bientôt tous deux marchèrent parmi l'immobile armée des sépulcres. La multitude, l'énormité de ces cuves de pierre stupéfiaient la jeune femme. Un grand nombre étaient béantes et vides. D'autres s'écrasaient sous leur couvercle massif. Quelques-unes s'élevaient sur un piédestal. Et il y en avait d'orgueilleuses, enfermées entre des grilles, isolées dans une chapelle encore debout.

Pas un être vivant, sauf les deux Russes. Les Alyscamps sont un des lieux les plus solitaires du monde. Quand un voyageur n'y promène pas sa rapide curiosité, personne ne s'y aventure. Les Arlésiens, qui laissèrent saccager leur nécropole fameuse par le tracé de la voie ferrée, par la construction d'une usine à gaz, et,—tout récemment,—par ce sacrilège, la décapitation des peupliers, les Arlésiens, qui firent commerce des sculptures funèbres, qui vendirent aux antiquaires les reliques de leur passé, évitent la désolation de cette avenue, où ils ne rencontrent que des remords et le fantôme gémissant de la Beauté.

—«Regarde bien où tu es, maintenant,» ordonna 234 Flatcheff, arrêtant soudain sa compagne. «Tu as des points de repère... Tiens, ce caveau, avec sa flèche gothique, au bord même de l'avenue. Il sera très distinct, ce soir. La lune l'éclairera en plein, tandis qu'ici, en face, nous serons dans l'ombre. D'ailleurs, dès que je t'apercevrai, je sifflerai... comme cela.»

Il émit une modulation perçante. Des chauves-souris s'effarèrent. Un faible écho répondit.

Docilement, Katerine examinait les objets d'alentour, pour se rappeler. En cet endroit plus écarté, la ruine et la solitude devenaient le hideux abandon. Des détritus de l'usine à gaz, amoncelés contre une barrière vermoulue, s'épandaient jusqu'auprès des pierres sacrées. Des odeurs méphitiques flottaient. Dans le soir vert, on distinguait l'effroyable laideur des dégagements et des dégorgements de l'usine. Le mirliton gigantesque de sa cheminée, crachant une fumée aux volutes lourdes, opaques, infectes, narguait par sa hauteur l'élégance fuselée des nobles arbres. Il semblait perversement leur envoyer ses immondices, que les ondulations de l'air portaient vers eux. Fâcheux symbole.

Katerine, suffoquée par l'âcre odeur, s'appuya contre un sarcophage. Ce mouvement lui fit remarquer de surprenants détails. Le couvercle de ce sarcophage,—formidable masse de pierre,—bâillait comme celui d'une boîte qu'on entr'ouvre. Deux rondins de bois, placés verticalement, entre son rebord et le rebord de la cuve, 235 le maintenaient ainsi soulevé. Autour de ces rondins, de fortes cordes étaient enroulées et liées. Leur libre extrémité pendait en dehors. Et cette disposition semblait faite pour qu'en tirant vigoureusement et simultanément les cordes, les rondins arrachés laissassent retomber le poids écrasant du couvercle. Des outils, un cric, des leviers, rangés tout près, attestaient un travail récent. Enfin, un sac, gonflé d'une poudre blanche, qui parut à Katerine du plâtre, se dissimulait mal parmi des éboulis tout proches.

—«Quel est donc l'ouvrage qu'on fait là?» demanda-t-elle, frissonnante d'un pressentiment sinistre.

—«Tu le verras cette nuit,» prononça Flatcheff.

Et il eut un sourire abominable.

—«Cette nuit?

—Oui, puisque tu viendras. Tu nous rejoindras ici,—pas avant une heure du matin, à cause de ces imbéciles d'Anglais, qui choisissent toujours le clair de lune pour visiter les Alyscamps. Mais, à partir de minuit,—quand les douze coups ont sonné pour les amateurs de spiritisme et d'apparitions,—plus personne. Tu nous trouveras, moi, Kourgane et Sémène.

—Pour quoi faire?

—Tu le verras... je te dis... Ah! tu nous amèneras l'enfant.

—L'enfant?» répéta Katerine, défaillante.

—«Oui. Toi seule le peux. Tu demanderas à 236 Mauricette de le coucher dans ta chambre. J'ai suggéré le changement au petit. Ça l'amusera. Il aime que tu l'endormes avec les chants de la steppe. Tu lui promettras une histoire de loups. Rien n'est plus facile. Mauricette a confiance en toi.

—Mais il criera, il appellera...» balbutia Katerine.

—«Tu l'emporteras tout endormi. S'il est trop lourd, tu le mettras ensuite à terre. Mais jusqu'au tournant des Arènes... un poussin de quatre ans—tu es assez forte.

—Mon Dieu!» s'écria la malheureuse fille, dont les yeux s'élargissaient d'épouvante. «Vous voulez le tuer!...

—Qu'est-ce que ça peut te faire, à toi?» riposta Flatcheff.

—«Un enfant!...

—Il ne souffrira pas. Un tour de pouce,»—fit-il, en avançant le seul qu'il eût encore,—un horrible pouce, à la première phalange trop longue, et spatulée,—«puis, houp! là dedans, avec ce sac de chaux versé dessus, et le couvercle retombé... Il faudra mille ans pour retrouver sa trace.»

Le misérable désignait la monstrueuse cuve de pierre, avec sa cavité bâillante. L'imagination horrifiée de Katerine y vit glisser le petit corps... De la chaux... Il avait pensé à cela, l'infernal scélérat, à cette substance insinuante, corrosive, qui, du beau petit être ferait une poussière 237 informe, desséchée, sans même ce reste de vie,—vie effroyable,—qui s'appelle la décomposition. Rien n'émanerait, pas une odeur. Le couvercle hermétique cacherait, pour des siècles peut-être, en effet, le secret d'un tel crime. D'ailleurs, parmi tous ces sépulcres, comme celui-là était bien choisi, hors des ferveurs artistiques, éloigné de l'avenue à la grâce funèbre, dans le voisinage odieux et empesté de l'usine!

Serait-ce possible? Les beaux Alyscamps voileraient-ils une pareille chose? Aucune âme indignée ne jaillirait-elle d'un de ces milliers de sépulcres, pour empêcher l'œuvre d'abomination?

—«Tu sais, Katerine,» reprit l'homme,—ou plutôt celui qui avait une face d'homme,—«il te faut choisir. Ou tu nous amèneras l'enfant... ou c'est toi que nous irons chercher pour te faire finir la nuit de ce côté. Et tu la trouveras plutôt longue à finir, je t'en réponds.»

La chair de la malheureuse se hérissa. Tant de cruauté luisait sur ce visage, qu'elle devina une passion de tortionnaire, la préférence qu'il aurait à la trouver rebelle, pour assouvir sa fantaisie d'un supplice. L'innocent... on n'oserait pas le martyriser, tout de même. Puis, c'est trop fragile... ça meurt trop vite.

Pour mieux la persuader, Flatcheff lui démontra qu'elle se perdrait sans sauver le petit. Après tout... quoi!... Ils n'avaient qu'à le prendre. Mauricette ferait un peu de musique... Et puis?... Quand elle serait fatiguée de se lamenter, il faudrait 238 bien qu'elle se tînt tranquille. Elle ne livrerait pas son homme, pour un mioche qu'elle ne connaissait pas quinze jours avant, et qui ne lui était de rien.

—«Seulement, n'est-ce pas? si nous pouvons éviter qu'elle s'en mêle...» conclut le bandit. «Parce que, tant qu'elle croira pouvoir l'empêcher, elle risquera peut-être une folie. Après... faudra bien qu'elle se résigne.»


De neuf heures à minuit, ce soir-là, Katerine, debout à sa fenêtre, regarda monter la lune au-dessus des Arènes. Pétrifiée, elle ne sentait pas la fatigue d'être immobile. Son corps, son âme, engourdis d'une même stupeur, la laissaient indifférente à tout, sinon à la lente ascension de ce disque implacable, qui mettait dans le ciel des transparences d'argent, et se reflétait en scintillante pâleur parmi les découpures d'encre des arcades gigantesques. Quand elle serait là-haut, la lune fatidique, juste au-dessus de la tour carrée dont le moyen âge a surchargé le colosse romain, il faudrait bien que Katerine prît un parti. Jusque-là, elle ne penserait pas, elle ne prévoirait pas, elle ne songerait pas. Elle s'abîmerait dans l'horreur des choses. Elle ne serait qu'une palpitation de souffrance, à cette fenêtre perdue, dans la splendeur de la nuit, devant ces murailles séculaires, entre lesquelles des malheureux, sous la dent des bêtes ou le fer des gladiateurs, avaient hurlé leur agonie.

239 Quel silence!... mon Dieu!... quel silence!

Les trois hommes étaient partis,—les trois complices. Ils s'étaient éloignés bruyamment, gaiement, sous prétexte d'une partie de cartes au cabaret. Mais ils n'avaient quitté la maison qu'après avoir vu les deux femmes se disputer, en jouant, le privilège de garder leur petit pensionnaire. Katerine le réclamait. Mauricette ne voulait pas le céder. L'enfant riait d'abord. Puis, tout à coup, fondait en larmes.

—«C'est moi que tu veux, mon bijou?» demandait Mauricette.

Il secouait sa tête aux boucles dorées.

—«C'est moi?» s'écriait Katerine.

Et le pauvre petit, dans une explosion de sanglots:

—«Non, non!... c'est nounou... et pépé Fa, et papa Raymond... Papa!... papa!...

—Tu le verras ce soir, ton papa, si tu vas dormir gentiment dans la chambre de Katerine,» prononça Flatcheff, adoucissant sa voix en câlinerie.

La Risslaya regarda cet homme. Elle avait vu des bêtes fauves. Étant toute petite, une nuit, à travers la steppe, elle se trouvait dans le traîneau de ses parents, poursuivi par une bande de loups. Leurs yeux luisants... leur souffle... Elle en garderait éternellement l'épouvante... Mais c'étaient des bêtes carnassières, qui suivaient franchement leur instinct. Celui-là!... celui-là!... Il supportait, levés vers lui, les beaux yeux du petit garçon,—ces 240 yeux bleus le jour et noirs à la lumière, mais toujours rayonnants d'une même candeur. Maintenant, une joie émouvante les emplissait.

—«Je verrai papa?...

—Puisque je te le dis.

—On me réveillera, alors?... Tu me dis de dormir.

—On te réveillera.

—Oh! Katine... Katine, emmène-moi faire dodo... Ne chante pas, ne me dis pas un conte. Je veux dormir tout de suite... tout de suite... pour voir plus tôt papa.» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La lune parvint au-dessus de la tour,—de la sinistre tour—énorme cube d'ombre dominant la ruine argentée.

Katerine se tourna. Elle regarda le petit lit. Aucune lumière n'était allumée dans la chambre. Mais, dans la nuit si claire, elle distingua parfaitement la tête bouclée sur l'oreiller, le visage délicieux,—un de ces visages d'enfants dont les peintres ont fait ceux des anges sans en exagérer la grâce. Elle s'approcha, se pencha. Le petit ouvrit des yeux éblouis de rêve, dit: «papa...» puis referma les paupières aussitôt, retomba dans le sommeil.

Katerine le baisa doucement, très doucement, sur le front, et sortit.

Par les rues silencieuses de la petite ville, elle s'en alla. Des Arènes aux Alyscamps, le trajet 241 n'est pas long. La jeune Russe marchait avec lenteur. Parfois elle s'arrêtait, en hésitant. Irait-elle?... L'idée de fuir la hantait. Mais comment fuir? Où se réfugier? La malheureuse fille ne possédait pas un centime. Mendier son pain jusqu'à Paris, où elle retrouverait Tatiane... cela ne lui faisait pas peur. Encore fallait-il s'éloigner assez vite, par des chemins assez sûrs, pour n'être pas rattrapée par son persécuteur. Rien n'était moins aisé, dans ce lieu totalement inconnu, surtout avec un tel homme.

«Mieux vaut,» pensa Katerine, «risquer le tout pour le tout.»

Sa main, crispée sur sa ceinture, y palpa le manche d'un couteau de cuisine, un couteau pointu, dérobé chez les Kourgane. Son plan était arrêté. Elle dirait aux trois hommes que l'enfant s'était réveillé, qu'il avait crié, et que Mauricette s'était opposée par force à ce qu'elle l'emmenât. On la laisserait bien aller jusqu'au bout de la phrase avant de la malmener. L'excuse était si vraisemblable. Cela lui donnerait le temps de prendre son couteau bien en main et de viser la poitrine de Flatcheff,—où elle l'enfoncerait jusqu'au manche. Après... les autres feraient d'elle ce qu'ils voudraient. Elle aurait accompli sa mission. Et, qui sait? Peut-être ainsi sauverait-elle l'innocent? Sémène et Kourgane, délivrés du joug odieux, n'auraient pas le cœur de tuer le petit ange. Plus rien ne les y inciterait.

Décidément, c'était cela qu'il fallait faire. De 242 l'énergie, elle n'en manquait pas. De l'adresse, de l'agilité,—une agilité de chat sauvage,—comment ne pas compter sur ces dons-là? Elle sentait se détendre le rapide ressort de ses muscles. Et, rendue allègre par sa résolution, elle bondissait maintenant d'un pas élastique, parmi les alternatives d'ombre et de lune. Sans peine, avec son instinct de nature, elle retrouva le chemin.

La clarté, bleuâtre, étincelante par places, mourait à d'autres en des ténèbres tragiques. L'Allée des Tombeaux offrait cette magie que ne lui prêteront plus les resplendissants clairs de lune, puisque les rayons de rêve feront apparaître plus distincts, plus lamentables, les moignons d'arbres—tout ce qui reste de ses sublimes peupliers. Lieu d'une beauté incomparable, que n'émouvait pas l'abomination humaine, l'horrible mystère mêlé à son mystère de grâce. Les Alyscamps, au clair de lune, c'était vraiment ces Champs-Élysées immortels, dont ils portent le nom,—un séjour de l'au-delà, un asile surhumain.

Katerine, se glissant entre les sarcophages, aperçut bientôt le caveau gothique, désigné par Flatcheff comme point de rendez-vous. Du côté éclairé de l'allée, il s'érigeait dans une blancheur de lune.

La forme noire de Katerine l'atteignait à peine que vibra la strideur modulée du signal de Flatcheff. La misérable créature s'arrêta, pénétrée, 243 malgré tout son courage, d'un effroi sans nom. Angoisse qu'elle n'avait pas prévue, et qui la paralysait. C'en était fait. Elle était bien perdue. Ces hommes, dans l'ombre... elle ne les voyait pas. Eux, déjà, savaient qu'elle venait seule, qu'elle n'amenait pas l'enfant. Marcher de leur côté, c'était aller vers le coup mortel, inattendu, invisible... Elle voulut leur crier la phrase préméditée. Mais comment élever la voix, au sein de la nuit redoutable, dans ce champ de sépulcres? Suffoquant d'épouvante, elle envia ceux qui habitèrent ces cuves profondes, sous l'étouffement des couvercles de granit. Et la folle invocation lui revint, monta éperdument de son cœur: «Aucune âme indignée ne surgira-t-elle de ces milliers de tombes pour anéantir le bandit, pour en délivrer la terre?»

Hallucinée, elle crut à l'illusion du prodige. Du sarcophage le plus proche se levait l'ombre vengeresse. Dieu!... Eh quoi?... quelle ressemblance!... Ce spectre prenait des traits humains... Ah! elle divaguait, en effet... N'imaginait-elle pas reconnaître Pierre Marowsky?

Un cri,—un horrible cri,—un rugissement de fauve, jaillit de l'obscurité.

Aussitôt, ce fut une réalité merveilleuse. Tout fut clair, simple, déterminé d'avance. N'était-ce pas ce qui devait arriver?... La déviation brusque du sort effaçait le possible de tout à l'heure. Dans l'irruption de la délivrance, Katerine oublia qu'elle fut une minute la créature d'indicible 244 misère, vers qui nulle aide ne se tendrait dans l'horreur irrévocable. Pierre Marowsky, bondissant hors de sa cachette, avait déjà rejoint ceux qui l'attendaient: Kourgane et Sémène. Dès que les deux hommes l'eurent vu se dresser,—averti par le signal que Flatcheff pourtant ne lui destinait pas—ils avaient abattu sur le traître leurs quatre mains rudes, et ils l'immobilisaient. C'est alors qu'il jeta la clameur furieuse, dont le choc ouvrit à la vérité l'âme incrédule de Katerine.

Celle-ci le considérait de tout près, maintenu qu'il était par les deux autres. Elle vit, sur cette face de scélérat, la terreur sans espoir dont elle-même se convulsait quelques minutes auparavant. Terreur qui n'était rien encore, avant que l'agent provocateur eût discerné la silhouette, puis le visage, de Marowsky. Lorsqu'il se fut rendu compte, le lâche n'essaya même pas de faire bonne contenance. Il serait tombé à genoux, sans la vigueur des bras qui le retenaient. Des balbutiements de petit garçon qu'on va châtier, des supplications, des explications imbéciles, se pressèrent sur ses lèvres:

—«Mon bon Marowsky! Mais tu ne sais pas, sans doute... J'allais te faire délivrer... Ce n'est pas en ennemi que tu viens, au moins... Ah! que tu aurais tort... Écoute... Mais, d'abord, reconnais-moi... Reconnais ce Toulénine, ton chef... ton vieil ami...»

Ses mains prisonnières, par une saccade brusque, 245 parvinrent à saisir sa fausse barbe, qu'il arracha. Ignoble geste... Ils distinguèrent, alors, sous la lune, tout ce qu'une face humaine peut dévoiler d'abjection. La lividité tressaillante de ses traits, ses yeux de démence, sa bouche tordue de mensonge et de vile humilité inspiraient trop de dégoût pour laisser naître la compassion.

Marowsky le contempla une seconde, puis, sans lui répondre, dit aux deux autres:

—«Attachons-le d'abord. Ensuite, vous lui parlerez.»

Ils le ligotèrent avec une des cordes fixées aux rondins qui soutenaient le couvercle du sarcophage et qu'ils en détachèrent. Ils le ficelèrent ainsi, debout contre un arbre. Puis ils lui passèrent autour du cou un nœud coulant fait avec la seconde corde. Ils en fixèrent l'extrémité à une branche qu'ils abaissèrent, et que Marowsky, avec cette force qui arrêtait des meules, retint à la hauteur de sa poitrine. Flatcheff constata que lorsque son ennemi lâcherait cette branche, elle remonterait comme un ressort qui se détend, entraînant la corde, et qu'il serait étranglé. Il perçut même ce dialogue, qui devait lui enlever toute espèce de doute, s'il lui en restait:

—«Dis donc, Pierre,» observa Sémène, «as-tu mesuré la secousse? Si elle est trop forte, cela pourrait détacher la tête... Nous aurions du sang. Il n'en faut pas.»

Marowsky ne répondit que par un signe. Alors Sémène se tourna vers Flatcheff:

246 —«Je suis,» dit-il, «Sloutvine, un élève du professeur Kachintzeff, le père de Tatiane. J'étais du complot à la suite duquel, lui, innocent, il fut envoyé en Sibérie. Je sais que tu l'avais dénoncé. Voici quatre ans que je me suis fait domestique, que j'ai servi patiemment, pour obtenir des références, pour arriver dans une maison comme celle d'Omiroff. Depuis l'affaire de la Petite-Barrerie, je n'ai pas cessé d'être en rapport avec Pierre et Tatiane. Nous t'avons condamné à mort. Nous allons t'exécuter.»

Kourgane, à son tour, s'approcha.

—«Flatcheff, j'étais de bonne foi quand j'ai pris la résolution de vivre tranquille, en France, et d'abandonner la cause révolutionnaire. Jusqu'à hier même, je refusais à Sémène d'agir contre toi, malgré tes crimes,—malgré l'abomination de la Petite-Barrerie. Mais tu as voulu tuer un enfant... Ça, c'était trop. Je suis avec ceux qui t'ont condamné à mort. Nous allons t'exécuter.»

La face de Flatcheff penchait vers sa poitrine. Immobile dans ses liens, il paraissait déjà mort,—mort de peur. Pourtant il souleva sa tête ballottante. Ses yeux égarés cherchèrent quelqu'un. Ils aperçurent, contre un sarcophage blanc, une robe noire de femme.

—«Katerine!...» soupira le damné. «Katerine... dis-leur quelque chose... Aie pitié... Ah!...»

La robe noire glissa dans le reflet lunaire, s'enfonça, fondit dans l'obscurité. La sauvage 247 Risslaya même ne pouvait endurer la scène affreuse. Elle s'enfuit entre l'alignement des sépulcres. Mais elle murmura résolument:

—«Ils font bien.»

Elle s'éloignait à temps. Marowsky lâcha la branche. On eût dit d'un bras implacable. Le peuplier des Alyscamps accomplit le geste qui tue.

(Est-ce donc cette œuvre-là que ses frères expient avec lui, décapités de leurs cimes, dépoétisés, séchant sous l'opprobre?)

Le rite fut exécuté d'un élan net, formidable. La tête ne se détacha pas comme l'avait craint Sémène. Mais le corps tressauta dans ses liens, et le coup sec brisa la nuque.

Vivement, Pierre et ses compagnons détachèrent le mort, le glissèrent à l'intérieur du sarcophage, vidèrent par-dessus lui le sac de chaux, qui, dans l'humidité des tissus, deviendrait de la chaux vive, consumerait la triste dépouille. Puis, rattachant les cordes aux rondins, ils s'y attelèrent,—Sémène et Kourgane d'un côté, le seul Marowsky de l'autre. Un signal, un effort... Les morceaux de bois sautèrent ensemble. Le monolithe énorme retomba d'un seul coup.

Bruit lugubre, qui retentit dans toute l'Allée des Tombeaux, et que répercutèrent les ruines. Bruit qui s'éteignit peu à peu, sauf dans le cœur de ces trois hommes, marchant, silencieux, sous la lune. Les profondeurs de leurs âmes en tremblèrent longtemps encore, pendant que la paix—une 248 paix infinie,—redescendait sur les beaux Alyscamps.

Un peu de poussière humaine dans un sépulcre... Était-ce là de quoi troubler ce Jardin de la Mort? La lune, entre les branches nues, glissait,—comme elle glissa aux hivers des siècles... de tant de siècles! Et il n'y eut qu'un secret de plus, parmi les innombrables secrets que chuchotent aux parois des tombes ceux qu'on y couche, éperdus de souvenirs et désespérés de ne plus vivre.

249

X
LA RENCONTRE DU PASSÉ

Lorsque Flaviana, à la grille du Vieux-Moutier, s'était décidée à suivre la fille du garde, elle avait d'abord marché sans prendre conscience de ce qui l'entourait. Le décor, entrant dans ses yeux, n'allait pas jusqu'à son âme. Ce parc, dont l'hiver agrandissait les perspectives, ressemblait à tous les parcs. Peu lui importaient les détours des allées, ni la façon dont les arbres se groupaient sur les pelouses. Revoir l'enfant,—hélas! elle ne l'espérait guère. La volonté de le lui soustraire était apparue trop déterminée. Mais, du moins, rencontrer Omiroff, afin de le convaincre par les arguments, les engagements qu'elle apportait, c'est vers quoi se tendait son regard comme sa pensée. Le reste n'existait pas. Aussi ne saisissait-elle aucune des explications que lui donnait sa conductrice relativement à l'historique du monastère et des jardins. Toutefois, au moment où celle-ci lui dit:

—«Regardez, madame, d'ici vous commencez à découvrir l'abbaye.»

Flaviana, dont les yeux se levaient machinalement, 250 s'arrêta net, jetant une exclamation étouffée.

—«C'est beau, n'est-ce pas?» observa la jeune fille.

La visiteuse ne répondit rien, se remit en marche, tournant la tête de côté et d'autre, examinant le paysage que, tout à l'heure, elle ne regardait pas. Son attention, si brusquement éveillée, avait quelque chose d'halluciné, de troublant.

Celle que Flatcheff avait appelée Olga, étonnée par l'allure bizarre de la dame, essaya de la faire parler, en répétant:

—«Vous trouvez cela beau, n'est-ce pas?

—J'ai vu... j'ai déjà vu...» balbutiait Flaviana,—moins pour répondre que pour s'affirmer la réalité d'une incroyable sensation. «Oui... j'ai certainement vu cette allée de sapins, cet étang... Et, là-bas, cette arche coupée en deux, cette muraille couverte de lierre...»

Soudain, elle interrogea la jeune fille:

—«C'est bien une abbaye en ruines? Ce n'est pas une maison d'habitation?

—C'est l'abbaye... le Vieux-Moutier... Oui, madame.

—On ne l'habite pas?» insista la danseuse.

—«Oh! non, madame. Comment voulez-vous?... De grandes salles ouvertes à tous les vents... Vous allez voir...»

Elles entrèrent.

251 Effectivement, l'ancienne demeure de l'Ordre des Feuillants ne semblait pas un logis très hospitalier, surtout en ce glacial après-midi de décembre. Flaviana parcourut, au rez-de-chaussée, la salle du chapitre et le réfectoire, dont les colonnes, à chapiteaux de feuillage, se trouvent aujourd'hui enterrées d'un mètre au-dessus de la base. La terre inégale, pénétrée d'humidité, lui glaçait les pieds, sans qu'elle y prit garde, à travers ses fines chaussures. Le crépuscule amoncelait des ombres entre les ogives. Et, dans ce lieu lugubre, la jeune femme, découragée, n'essaya même plus de renouer ses souvenirs.

Vivement, elle s'engagea dans l'escalier de pierre, tournant en vis dans la tourelle octogonale.

En haut, la vue saisissante la dérouta davantage. L'ancien dortoir s'ouvrait devant elle, immense, malgré sa division en deux travées, que séparent d'admirables colonnes. Mais l'effet impressionnant venait de la double rangée de baies énormes formant autant de vides par où le rouge soir entrait, et dans lesquels se découpaient des tableaux du parc hivernal: groupes d'arbres aux grands gestes nus et tragiques,—profondes allées au sol feutré de rouille, aux lointains de gaze violette,—miroirs d'eau où mourait une lumière d'opale, nappes glauques de ciel parmi l'éboulis des nuages... Quels nuages!... Lourds, cuivrés, sulfureux, livides, où fleurissait tout à coup la plus éblouissante touffe de neige, tandis qu'ailleurs leur flanc d'un noir bleuâtre se liserait 252 de feu. Tout cela entrait dans la salle aux arceaux gothiques, par les vastes ouvertures qui ajouraient la muraille. Les reflets du soir chargeaient d'une teinte verte, surnaturelle, l'atmosphère enclose dans l'antique dortoir.

Flaviana se sentit écrasée de mystère. Un infini de désolation noyait sa pauvre angoisse. Qu'espérait-elle, dans la formidable détresse d'une telle heure, d'un tel lieu? Anéantie, ivre des suggestions désespérantes de ce féroce crépuscule, elle sortit, se tenant aux murs. Mais un cri jaillit de ses lèvres, tandis qu'elle se redressait, galvanisée.

—«Petite!...» jeta-t-elle à la fille du garde.

Et comme celle-ci se retournait:

—«Petite malheureuse!... Pourquoi m'avez-vous menti?... On habite ici... Où sont-ils, ceux qui demeurent dans cette ruine?... Où est la grande chambre voûtée?... Vous savez, la chambre... Ah! cette fois, j'en suis sûre... C'est bien ici qu'ils m'ont apportée... Si j'avais su pour quelle agonie!...»

La jeune Olga, terrifiée, l'implorait:

—«Je vous en supplie... je vous en supplie, madame... Parlez plus bas!...

—Ah! vous craignez qu'on ne m'entende.

—Non, mais... c'est l'abbaye... On dit que les moines reviennent... Il ne faut pas leur manquer.

—Vous êtes bien rusée, mon enfant... Sont-ce les revenants, dites-moi, qui se tiennent au 253 chaud?... Tenez, là... tout près, de l'autre côté de ce mur.»

Violemment, avec la force irrésistible de ses nerfs, Flaviana saisissait le poignet de la jeune fille, lui appliquait la main contre la paroi. La pierre était chaude. Un dégagement de cheminée passait sans doute dans l'épaisseur de la muraille. Ou peut-être la cheminée même s'y creusait. De bonnes bûches crépitaient là, tout contre.

Quel était l'hôte qui s'égayait à leur flamme?

—«Le prince Omiroff... Montre-moi comment aller à lui. Je te donnerai ce que tu voudras, ma mignonne... Parle... voyons... Aie pitié d'une mère... On ne saura pas que c'est toi. Ne pourrais-je deviner?... trouver?...»

Au nom d'Omiroff, la fille du garde s'était convulsée de frayeur. Elle protestait: «Non... non!» éperdue, avec des sanglots dans la voix. Rien à tirer d'une épouvante aussi sincère. Flaviana le comprit.

—«Eh bien!» s'écria-t-elle, «j'irai seule. Il y a des issues, des portes...»

Elle s'élancait...

Une grosse voix monta. De rudes accents, que répercutaient les échos des salles, des couloirs.

—«Père!...» appela la jeune fille.

Et, courant vers l'escalier, elle répondit en russe, avec animation.

Une lueur s'éleva dans la tourelle. L'homme gravissait les marches, apportant une lanterne.

—«Ben, quoi?» fit-il,—adoptant cette fois 254 le français, qu'il parlait d'ailleurs aisément.—«On ne visite pas si tard. Faudrait voir tout de même à vous en retourner, madame, sauf votre respect.»

Ce gros homme, avec une face couperosée par l'alcool, sous une tignasse fauve plantée jusqu'aux sourcils, n'était pas d'un aspect rassurant. Mais la fièvre d'un désir plus fort que la peur emportait Flaviana.

—«Mon brave homme... voilà tout ce que j'ai d'argent sur moi... Voilà mes bagues, ma bourse en or... Allez seulement dire mon nom au prince... Que je lui parle cinq minutes... Il ne peut me refuser cela!...

—Quel prince?...» fit le garde, prenant soudain l'air hébété.

—«Madame croit qu'on habite ici, parce que ce mur est chaud,» expliqua sa fille, qui eut un rire sournois.

—«Et tu n'as pas montré à Madame?...» dit l'autre avec une fausse bonhomie.

Surprise, Olga ne répliqua rien.

—«Venez, madame... C'est vrai qu'il y a l'ancienne chambre du prieur... On y fait du feu par les temps d'humidité, pour que tout ne tombe pas de moisissure. Si vous voulez la voir... Oh! elle n'a rien d'intéressant. Voilà pourquoi on ne fatigue pas les personnes à y aller. C'est pas d'un accès facile.»

Tout en bavardant, de sa voix grasse et rauque, à laquelle il affectait de donner des inflexions 255 gracieuses, l'homme s'engageait dans un couloir.

—«Mais, nous tournons le dos,» objecta Flaviana.

—«Parbleu... Il faut monter, puis redescendre. Pas de communication de ce côté... Y a toute une aile qui manque... Je vous dis... Pas facile... Vous allez voir... Mais, n'est-ce pas?... quand il s'agit de contenter le monde...»

La danseuse le suivit. On la jouait. Elle n'en doutait plus. Mais comment faire? Le couloir cessa. Ou plutôt il continuait à ciel ouvert. Ce n'était plus qu'une marge de pierre, surplombant le vide. Un reste de jour éclairait encore suffisamment ce hasardeux chemin.

—«Voilà... Ça vous tente toujours?... Vous voulez continuer?» demanda le garde, narquois.

—«Oui,» dit Flaviana.

Son pied de danseuse, son pied sûr et léger ne trébucherait pas.

Cependant elle faillit s'abattre, non de vertige, mais d'un convulsif émoi. A travers le parc, maintenant brumeux, ténébreux, elle voyait fuir des phares rapides,—deux étoiles mouvantes, soudain éclipsées, puis reparues. Omiroff partait. Demain il serait hors de France, il filerait vers Pétersbourg, vers l'Asie, chaque jour plus loin, emportant son secret... tout l'espoir...

Peu s'en fallut que Flaviana ne bondît—une hauteur de douze mètres!—Elle se voyait courant après la voiture, par les raccourcis des pelouses, la rattrapant... N'avait-elle pas des 256 ailes, qui la soulevaient à son gré? Sa miraculeuse légèreté lui sembla sans bornes. Mais la folle impulsion ne se traduisit pas en acte. La jeune femme se raidit, cramponnée à une saillie de la muraille. Encore deux pas, et elle fut à l'abri.

Machinalement, elle continuait à marcher derrière son guide. Une morne désespérance la glaçait. On pouvait ouvrir devant elle les appartements secrets du Vieux-Moutier... Elle savait bien qu'elle n'y trouverait personne.

On lui fit monter des marches, on lui en fit descendre d'autres—pour l'égarer, gagner du temps. Elle allait, d'un pas somnambulique, la pensée déjà détachée de ce lieu, combinant des plans, des projets, enfiévrée par l'énergie des résolutions nouvelles. Mais une porte fut poussée. Un tressaillement profond secoua Flaviana. Des ondes froides parcoururent sa chair.

—«La chambre du prieur,» fit la voix vulgaire à son oreille. «Vous voyez bien... Elle n'a rien de curieux. Le feu, dans la cheminée... c'est rapport à l'humidité, à la moisissure. Faut bien sécher tout ça de temps en temps.»

C'était là!... Entre ces murs, son fils était né... Voilà ce décor, qui ne s'évoquait en elle qu'avec un frisson. Combien lugubre jadis à ses yeux, dans la palpitation des ailes de la mort. Cette voûte, ces fenêtres barricadées, cadenassées, aveuglées de volets intérieurs. Cette haute cheminée, où dansaient les flammes dont la clarté réveillait ses souvenirs. Elle avait vu ces jeux d'ombre et de 257 lumière sur ces mêmes sculptures, à travers les heures somnolentes où elle se croyait déjà hors de la vie. Surtout elle reconnaissait la terrible figure de pierre, le dragon grinçant, en relief sur cette espèce de console, qu'on appelle en architecture un corbeau, et qui reçoit la retombée de l'arc doubleau de la voûte. Ah! comme elle s'était fixée en sa mémoire, la sinistre figure! Étrange conception du moyen âge, allégorie de monstre, figurant la laideur du péché. Il en existait deux dans cette salle, et, en regard, deux têtes d'ange. Et c'était la face la plus diabolique, la plus grimaçante que, par hasard, Flaviana devait contempler, en face de son lit.

Elle le chercha du regard, ce lit, où elle avait tant souffert. Il n'était plus là. Quelques sièges, une table, traînaient dans la vaste pièce, sans la meubler. Mais un indice restait d'une récente présence. Un encrier sur la table, une bougie éteinte, dont l'odeur fumeuse flottait encore, des papiers épars, une plume, attestaient qu'on venait d'écrire là. Avant que le garde eût prévu son mouvement, la visiteuse s'élança, saisit la plume, en fit glisser la pointe sur son gant clair. Une raie se dessina. L'encre était encore fraîche.

—«C'est sans doute la plume du prieur?» s'écria la jeune femme ironiquement. «Une plume de fer à l'époque des plumes d'oie, et une encre que les siècles n'ont pas séchée!... Le saint patron de l'abbaye fait donc des miracles?»

L'homme eut un rire de malice brutale.

258 —«Vous pouvez rire. Vous n'essayez plus de me donner le change. Votre tâche est remplie. Vous m'avez occupée pour laisser le temps à votre maître de s'éloigner. Et l'enfant aussi est loin, n'est-ce pas?... Maintenant, laissez-moi sortir. J'ai hâte d'être dehors... Tenez, voici pour votre peine. Délivrez-moi le plus tôt possible.»

Elle tendit au garde une pièce d'or. Sa voix, son geste, indiquaient une résignation accablée.

D'un pas lassé, presque lourd, cette créature aérienne parcourait à présent les corridors dallés, descendait les escaliers, aux marches usées par les sandales et l'ourlet des robes de bure. Cette fois, son guide la conduisit par le chemin le plus direct, sans lui faire repasser le dangereux balcon. Ils furent vite en bas.

Alors, sans plus s'occuper du gardien ni de sa fille, laquelle, d'ailleurs, s'était éclipsée, Flaviana s'achemina, par l'allée carrossable, vers la grille. Mais, à plusieurs reprises, elle se tourna pour regarder ces murs qu'elle avait cru ne jamais retrouver, ne jamais revoir. Une pâleur flottait, plus le jour, pas encore la nuit. L'édifice ruineux y formait une masse de ténèbres. Quelques lignes distinctes, un faîtage, une galerie de colonnettes, un clocheton, se découpaient. En revanche, l'épaisseur du lierre mettait un noir plus noir sur tout un pan de façade. L'âme fascinée de Flaviana y revenait avec son regard.

Comme la souffrance nous attache à certains coins du monde où elle nous a visités! D'avoir 259 vécu là les premières heures de son amour brisé, de sa maternité frustrée, d'y avoir enduré les affres des tortures physiques, et la sensation plus horrible d'un anéantissement mortel, la funeste torpeur du chloroforme, Flaviana sentait un lien l'attacher à ces pierres et retenir des lambeaux de son cœur, tandis qu'elle s'en allait par les tristes allées du parc. Elle aurait voulu s'arrêter en ce lieu, méditer, pleurer, fouiller dans sa douleur éteinte, dans sa douleur présente... Pourquoi?... Peut-être pour assouvir le plus profond besoin de nous autres vivants, qui est de sentir la vie, d'interroger les muets témoins qui nous ont vus la vivre dans sa plus frémissante intensité. Attirée pourtant par la hâte d'agir, de courir à la poursuite de son enfant, Flaviana, dans ce soir d'hiver, regrettait de ne pouvoir s'attarder au Vieux-Moutier.

Étrange lieu... Étrange soir... Étrange regret...

Cette femme était la belle danseuse, dont le sourire, demain soir, flotterait sur une salle d'Opéra pleine jusqu'au cintre, tout électrisée de sa grâce, parmi la fantasmagorie des lumières... Et elle s'en allait, dans la nuit, parmi les souffles de terre et de tombe, avec une âme tout éperdue d'espace, de ténèbres, de souvenirs et de fatalité.

Les heures que nous vivons dans le secret de nous-mêmes participent de l'éternité plus que les autres. Il y a des moments terrestres, et il y a des moments universels. La tristesse et la solitude 260 élargissaient l'existence de la frêle étoile de théâtre jusqu'à l'incommensurable songe des étoiles du firmament.

En arrivant à la grille du parc, Flaviana fut ressaisie par l'immédiate réalité. Sur le siège de son auto de louage, le chauffeur dormait. Elle eut quelque peine à l'éveiller, et, lorsqu'il eut les yeux ouverts, à le tirer de son ahurissement. Il roulait des prunelles effarées, ne se reconnaissant pas, ne se rappelant pas où il était.

—«Ah! oui, madame... Bien... C'est vous qui m'avez pris au garage de la Grande-Armée. Mais, nom d'un chien! qu'il fait noir. Ah! ça, la nuit est donc tombée tout d'un coup.

—Je vous ai fait attendre longtemps,» dit bénévolement la voyageuse.

—«Ah! pardieu, non. Il n'y a pas cinq minutes que je me suis mis à pioncer comme ça.

—Où est la jeune femme... non, je veux dire... le jeune homme, que j'ai laissé avec vous?...

—Le jeune homme?... Quel jeune homme?...»

Ce ne fut pas chose aisée de débrouiller ce cerveau tout appesanti de sommeil, et qui, peut-être, mijotait encore dans quelques vapeurs d'alcool condensées par l'air froid. Enfin, une vague réminiscence en sortit.

—«Le jeune homme qui avait des yeux en coup de pistolet?... Oui... Ben, il est monté sur le siège avec un camarade... le siège d'une auto, une chouette guimbarde, partie en balade il n'y a qu'un instant.»

261 Flaviana essaya de savoir s'il s'agissait de la première auto, celle qui emportait l'enfant,—ou de la seconde, dans laquelle Omiroff était parti (car elle les imaginait distinctes, et en cela elle ne se trompait pas). Mais c'en était trop pour les facultés d'observation du somnolent chauffeur. Flaviana remonta donc en voiture, non sans la crainte d'accrocher en route quelque charrette de paysan dépourvue de lanternes, avec un conducteur capable de s'endormir peut-être la main au volant.

Toutefois, elle voulut se persuader que la disparition de cette femme bizarre, cette Katerine Risslaya (le nom lui restait nettement dans la mémoire), devait lui laisser une espérance. Qui sait?... Qu'elle fût avec l'enfant, pour le protéger, avec le prince, pour lui arracher quelque concession, pour le menacer de secrètes représailles, son rôle ne pouvait manquer d'être efficace.

«Ne doutez pas de moi, si vous ne me retrouvez plus ici,» avait-elle dit.

Une indéniable sincérité émanait de cette créature, que Flaviana cherchait vainement à définir.

«Comme j'ai bien fait de lui laisser voir que je suis la mère!... Oui, c'est providentiel... Une femme... elle compatira... Mon petit!... mon petit!... Oh! si seulement elle peut m'apprendre ce qu'ils en ont fait, où ils l'ont emporté!...»

Dans le cœur de la brillante ballerine, l'image 262 de la fille hasardeuse, à figure de bohémienne, vêtue en jeune voyou, persistait, douce et chère comme celle d'une amie. Elle la revoyait à son côté, l'implorait, lui parlait. Dans l'ombre de la voiture, elle se surprit les mains jointes, disant tout haut:

—«Ramène-le-moi!... Ramène-le-moi, pauvre inconnue!... De quelle tendresse je t'entourerai!... Ah!... que ne ferai-je pas!...»

Lorsqu'on dut s'arrêter à l'octroi de Paris, le chauffeur, qui paraissait maintenant tout à fait réveillé, et guilleret de rentrer dans la lumière, dans l'animation de la capitale, vint se planter à la portière.

—«Où faut-il conduire Madame?»

Cette question interloqua Flaviana comme si elle n'y avait pas songé. Mais les idées indistinctes roulant dans sa tête pendant la durée du trajet allaient déterminer sa résolution. Elle n'hésita pas longtemps.

Le chauffeur, devant son silence, proposa:

—«Au garage, avenue de la Grande-Armée, où Madame m'a pris?...

—Non,» dit-elle. «Place Vendôme, à l'hôtel du Danube.»

Sa pensée secrète avait répondu pour elle. Un étonnement lui resta du son de sa voix, des paroles prononcées. Puis, autour de l'impulsion agissante, les raisonnements vinrent se grouper:

«Je sais qu'il est à Paris. Les fleurs qu'il fait toujours porter dans ma loge étaient hier soir plus 263 délicates, d'un arrangement plus personnel. Il a dû les choisir lui-même. Puis, son fauteuil, à l'orchestre, est resté vide. Durant son absence, un ami l'occupe toujours. Sûrement, il se trouvait dans la salle, mais réfugié au fond de quelque baignoire, comme il lui arrive souvent.»

Depuis son duel avec le prince Omiroff, Frederick de Hawksbury témoignait à l'égard de Flaviana, sinon moins de ferveur, du moins plus de discrétion—une discrétion que la jeune femme elle-même jugeait exagérée. Elle éprouvait pour ce galant homme, qui l'avait servie si chevaleresquement, une affection faite surtout de reconnaissance et d'estime, mais où se mêlait un peu de cette grâce tendre qui, même en dehors de l'amour, fleurit l'amitié entre un jeune homme et une jeune femme. Elle eût souhaité qu'il le sentît et qu'il s'en contentât. Il le sentait trop. Et, loin de s'en contenter, il en souffrait. Lord Hawksbury affrontait naguère la froideur et les rebuffades de celle qu'il adorait, sans désespérer de la conquérir. Mais il ne pouvait maintenant supporter de la voir déployer pour lui un charme si suave, presque câlin, de rencontrer ce regard si doux dont elle interrogeait ses yeux, comme pour lui dire: «Pauvre ami, je vous aime bien. Voyons... ne voulez-vous pas guérir? Nous serions de si bons camarades!» Ah! cela était plus loin de l'amour que l'indifférence! Et quelle image cruellement décevante, du bonheur que cette divine créature pouvait donner!

264 Il venait donc maintenant la voir danser, sans être aperçu par elle. Il ne fréquentait plus les coulisses du National-Lyrique. Approcher Flaviana devenait pour lui une épreuve d'autant plus redoutable que l'étoile, peinée d'une telle sauvagerie, manifestait davantage ses sentiments délicieux, essayant de le mettre en confiance, de l'apprivoiser.

Elle ne le comprenait pas. Les femmes comprennent difficilement qu'on les fuie parce qu'on les aime. C'est l'effet d'un amour très haut, d'un amour rare, et l'expérience qu'elles en font n'est pas fréquente. Si subtil que fût le cœur de Flaviana, il restait féminin, et, par conséquent, impitoyable pour certaines souffrances masculines. Autrement, aurait-elle osé la démarche qu'elle tentait? Même sa passion maternelle eût été troublée d'un remords. Mais comment ne pas abuser de la puissance? Et quelle puissance détient une femme qui se sent aimée?

Les conjectures de Flaviana se montrèrent exactes. Hawksbury était à Paris. Et la complicité du hasard voulut qu'il se trouvât justement chez lui quand l'étoile vint le demander à l'hôtel du Danube. Il la reçut, malgré toutes les résolutions de sagesse. La surprise d'une telle visite brisa son courage, l'émut à trembler. D'ailleurs, il se dit: «Pour qu'elle vienne, c'est qu'elle a besoin de moi, comme lors du duel...» Or, il pouvait résister à tout, sauf à la tentation de se dévouer pour la chère idole.

265 Dans le salon de son appartement d'hôtel, que, malgré l'arrangement, les bibelots, il ne sauvait pas de la banalité, l'Anglais eut presque un sursaut d'étonnement devant sa visiteuse. Les fatigues de l'après-midi, les longues heures à se dévorer dans l'auto, les affres du Vieux-Moutier, l'énervement, le froid de l'âme, le froid du corps, dévastaient la délicate physionomie de Flaviana. Son long visage, étiré, fondait, s'effaçait, brûlé par la flamme noire des yeux agrandis, mangé par le cerne de bistre élargi autour de leurs paupières. Ces yeux ombreux, profondément enchâssés, semblaient se creuser encore sous la retombée des bouclettes brunes, que le poids du chapeau et les souffles humides du parc avaient rabattues jusqu'aux sourcils. La danseuse était si pâle que ses lèvres mêmes,—toujours fraîches et souvent avivées par le bâton de rouge, semblaient décolorées. La clarté du plafonnier électrique, tombant durement de haut, soulignait ce que son visage, tragiquement beau à cette minute, avait d'éprouvé, de défait.

—«Flaviana!...» murmura lord Hawksbury.

Dans le trouble où le jetait cette apparition, cette physionomie éperdue, il ne sut que proférer son nom. Mais il se fût jeté à ses pieds, il eût offert tout ce qu'il était, tout ce qu'il possédait, tout ce qu'il pouvait, qu'il n'eût pas mieux exprimé la folie de son inquiétude et la folie de son dévouement.

L'impassibilité, la morgue anglo-saxonne, glissaient, 266 dévoilaient l'expression même de son âme, comme fût tombé un masque mal attaché.

—«Flaviana!...»

Elle lui dit,—haletante, un peu confuse, mais emportée par la fougue intérieure d'une femme qui veut plier à son espoir les circonstances et qui n'admet pas d'objections:

—«Lord Hawksbury, vous vous rappelez la démarche que votre cousine, lady Maud Carington, a faite auprès de moi, au commencement de l'été dernier?

—Comment l'aurais-je oubliée?» demanda Frederick.

Son regard eut tant de signification et un si mélancolique reproche, qu'un peu de rose aviva la pâleur de Flaviana. Ce jour-là, en effet, il accompagnait sa cousine. Et n'avait-il pas montré à quel point il aimait la danseuse, puisqu'il l'avait suppliée de porter son nom, de devenir une des plus grandes dames de la hautaine aristocratie anglaise, sa femme, la comtesse de Hawksbury.

—«Lady Maud,» reprit l'étoile, «me demandait d'abandonner mon art, de cesser de danser, d'accepter, pour vivre, une pension que son mari et elle-même me feraient quand elle serait princesse Omiroff. De mon consentement dépendait celui de sa mère à son mariage. Car la duchesse de Carington ne supporte pas l'idée que sa fille ait une ballerine pour belle-sœur. Et je serais sa belle-sœur, la veuve du prince Dimitri Omiroff.»

267 L'Anglais inclina la tête, laissa tomber un seul mot:

—«Exact.

—Eh bien,» s'écria Flaviana, «je consens à tout maintenant... à tout ce que peuvent souhaiter de moi Boris et sa fiancée.

—Sa fiancée...» répéta Hawksbury avec un geste dubitatif.

—«Ne l'est-elle pas? Ne le sera-t-elle pas officiellement dès qu'on connaîtra ma soumission? Le prince n'est-il pas parti pour aller jusqu'en Asie au-devant d'elle, comme l'annoncent les journaux?

—C'est possible...

—Alors?...

—Je ne sais...» dit Frederick. «Mais je crois que ma cousine Maud a aimé un Boris Omiroff suivant son cœur et son imagination... Pas le vrai, pas celui qui existe.

—On ennoblit toujours ce qu'on aime.

—Oui... Mais quand la différence est trop grande... un jour ou l'autre... on s'aperçoit...

—Comment lady Maud se serait-elle aperçue?... De si loin! N'est-elle pas depuis plusieurs mois en Extrême-Orient? L'image emportée n'a pu que grandir dans un cœur comme le sien.

—Cela se peut. Pourtant la déposition qu'elle m'a prié de faire, à ce procès des nihilistes...»

Flaviana l'interrompit.

—«Mais Boris, lui, l'aime toujours... Il en est fou. Il traverse tout l'ancien continent pour la revoir plus tôt.

268 —Traverser un continent...» soupira Hawksbury, d'un ton qui signifiait: «S'il ne s'agissait que de cela pour obtenir l'amour que je souhaite!...»

—«Enfin,» reprit fiévreusement la danseuse, «il est parti. Il part aujourd'hui. Je connais son itinéraire. Il voyage en auto jusqu'à Cologne, où il prendra le Nord-Express.

—Pardon,» rectifia l'Anglais. «Il a pris le Nord-Express aujourd'hui même.»

Et, comme pour offrir la preuve de son assertion, il étendit la main vers une table où traînait un journal.

—«Non, non,» fit-elle. «Je sais mieux... Je suis fixée. Boris Omiroff, à l'heure actuelle, est en auto, filant à toute vitesse vers la Belgique. Le premier train qu'il puisse prendre est celui qui partira de Paris, demain, à une heure. Quelqu'un qui monterait dans ce train, serait sûr de le rattraper, ou même d'être en avance sur lui.»

Les claires prunelles de Hawksbury,—prunelles d'une froideur aiguë quand l'amour n'y mettait pas sa trouble ardeur, s'enfoncèrent jusqu'à l'âme de Flaviana. Leur perçante interrogation la bouleversa. Elle joignit les mains.

—«Vous me devinez, Hawksbury. Pourquoi me regardez-vous si durement?»

Les paupières de Frederick battirent. Son expression changea.

—«Vous regarder durement... vous!» s'exclama-t-il d'une voix sourde. Et ses yeux maintenant 269 se veloutaient d'un attendrissement passionné.—«Non,» reprit-il. «Mais vous me faites peur. Jamais je ne vous ai sentie plus loin de moi. Quelque chose de si fort est en vous!... Et qui doit être si étranger à mon existence, à mes sentiments!...»

Elle garda le silence. Cependant,—malgré «ce quelque chose de si fort», perçu par l'intuition de l'amour malheureux, la jeune femme put se dégager assez d'elle-même pour avoir pitié de lui. Il avouait sa peur comme un enfant, cet homme tellement bardé de fierté, d'impassibilité héréditaires. Toutefois, devant l'irrévocable des lèvres muettes, des yeux détournés, il retrouva la maîtrise de soi.

—«Vous dites que je vous devine, princesse Omiroff. Je devine ceci: vous désirez que, demain, je prenne le Nord-Express pour rejoindre mon futur cousin par alliance, le prince Boris, et que je lui transmette vos résolutions, dont l'effet sera de faciliter son mariage.

—Faciliter!... Et même le rendre possible, ce mariage auquel il tient avec toute la fougue de sa nature. Oui, lord Hawksbury, j'ai passé la journée à chercher le prince... Je ne l'ai pas rencontré. Maintenant, il est parti. Et la négociation que j'avais à lui proposer n'est pas de celles qu'on peut traiter par correspondance, ni confier à des tiers. Vous, vous seul... Ah! si vous consentiez à vous en charger!... Malgré votre duel avec Boris, je sais que vous n'êtes pas ennemis. 270 Vous vous considérez mutuellement avec cette courtoisie qui est la parure des gentilshommes.... la coquetterie de leur honneur, si j'ose dire.

—Madame, vous avez prononcé le mot «négociation». C'est donc un échange que vous offrez à Boris?

—Un échange, oui.

—Que lui demandez-vous donc en retour de vos concessions?

—Mon fils.

—Votre fils!»

Lord Hawksbury, pétrifié, attendait l'explication.

—«Oui, mon fils,» répéta Flaviana. «L'enfant de son frère Dimitri, qu'il a cru faire disparaître, pour hériter de mon mari. Il héritera. Je consens à tout. Voilà ce qu'il faut qu'il sache. Voilà ce que je voulais lui crier. La fortune, le nom même... qu'il garde tout! L'état civil de mon petit Serge est constitué tout à fait en dehors de la famille Omiroff. Je n'y changerai rien. Je ne veux que mon enfant... vous entendez, Hawksbury... Mais il faut que Boris sache au plus tôt dans quel état d'âme je suis. Et qu'il y croie, surtout, qu'il y croie! Vous pouvez faire cela, mon ami... Vous seul... Vous vous porterez garant de ma sincérité. Et cela vaudra mieux que tous mes serments, à moi. Suivez-le, rattrapez-le, convainquez-le. Mais, si vous avez la moindre pitié pour moi, hâtez-vous!... Qui sait 271 où l'on a emporté mon enfant... ce qu'il adviendra de lui!...

—Pardon,» dit lord Hawksbury.

Il gardait son apparence flegmatique. Il n'y faisait peut-être pas effort,—d'abord parce que telle était sa plus intime nature, la forme même de son inconscient, puis parce qu'il voulait savoir. Toute son application tendue à démêler l'énigme, refrénait ses sentiments.

—«Pardon,» répéta-t-il. «Mais ce Boris Omiroff est donc un misérable?

—Qu'importe!... Si ses deux mains me tendaient mon enfant, je baiserais ses deux mains,» déclara Flaviana.

—«Quand vous l'a-t-il pris?

—Quand je l'ai mis au monde. Je suis restée assez longtemps entre la vie et la mort, sans aucune connaissance de ce qui se passait autour de moi. On me fit croire que le cher petit être n'avait pas vécu.»

Hawksbury resta muet. L'horreur du crime consternait sa pensée.

—«Vous êtes sûre de cela, madame?» questionna-t-il. «Et vous êtes sûre que votre enfant vit?

—Je l'ai vu tout à l'heure.

—Vous l'avez vu!...

—Oui... oui... je l'ai vu. C'est le portrait de son père... Ah! si vous saviez!...»

Le beau visage meurtri s'illuminait. Flaviana frémissait toute. Ses bras s'entr'ouvraient, prêts 272 à saisir son trésor. Un émoi radieux la transfigura.

«Que demanderai-je encore du cœur de cette femme?» pensa Frederick avec une admiration amère. «Combien l'amour d'un homme doit y peser peu au prix de l'amour pour son enfant!»

Mais elle poursuivit:

—«Toutes les preuves, je vous les donnerai. Seulement le récit serait trop long. J'ai reconstitué les circonstances une à une. Pour le moment il faut me croire... Me croyez-vous? Consentez-vous à me venir en aide?»

Il ébaucha un mouvement. Elle l'arrêta.

—«Avant de répondre, sachez tout, lord Hawksbury. Je vous dois la vérité. C'est une amie que vous aiderez, une amie résolue à n'être jamais autre chose pour vous. Je ne serai pas votre femme, Frédéric. Et peut-être même... oui, peut-être deviendrai-je la femme d'un autre.»

Elle rougit légèrement. Puis elle apparut de nouveau très pâle, plus pâle que lui. Tous deux se considérèrent en silence. Flaviana levait des yeux pleins de douleur et de douceur, des yeux qui demandaient pardon. Ceux de l'Anglais furent d'abord impénétrables. Puis ils s'emplirent d'une tristesse immense. Et, tout à coup, il y passa comme le sourire d'une ironie mêlée d'attendrissement.

—«Une vraie Française!» prononça-t-il. «Dans le cœur d'une femme française, l'amour maternel est un maître qui subordonne tout à 273 lui. Vous êtes mère, Flaviana, je ne le savais pas. L'homme que vous épouserez vous devra sans doute à votre enfant. Est-ce que je me trompe?

—Vous ne vous trompez pas, mon ami.

—Que n'ai-je rencontré ce petit-là sur ma route!» soupira Hawksbury, avec une grâce sentimentale qu'on n'eût guère attendue de lui. «Je lui aurais dit volontiers: «My little fellow, give me only the second best place in your mother's beautiful heart, and I shall be too happy. [1]»

[1] «Mon petit homme, donne-moi seulement la seconde meilleure place dans l'admirable cœur de ta mère, et je serai trop heureux.»

Ce fut d'une si imprévue délicatesse, l'évocation du petit être, d'un charme si émouvant pour Flaviana, qu'elle pleura.

Lord Hawksbury répéta encore, en la regardant comme s'il la voyait sous un aspect tout nouveau:

—«Ainsi, vous êtes mère... vous êtes mère...»

Ce fait, dont il avait peine à se convaincre, semblait transformer ses sentiments. L'amour n'était pas moindre. La résignation devenait plus acceptable. S'il perdait la femme, il ne perdait pas en elle cette âme de passion merveilleuse, qu'il croyait entrevoir, et qu'il ne pouvait sans frénésie se représenter versant son ivresse divine à un autre homme.

Le flegmatique Anglo-Saxon, sous ses dehors de glace, s'était incendié l'imagination à désirer 274 en la danseuse la créature de volupté, d'orgueil, de mystère, que l'art substituait à la femme. Le regard qu'en scène elle fixait avec un si brûlant appel sur des yeux invisibles, le sourire qu'elle offrait éperdument à quelque idéal baiser, c'était cela qu'il voulait d'elle. Maintenant il découvrait que, non seulement il ne posséderait pas ce regard, ce sourire, mais que nul ne les posséderait jamais. En Flaviana, l'amante que Dimitri avait emportée dans un rêve sans égal, loin du théâtre, loin du monde, loin de la vie, ne ressusciterait pas.

—«Vous êtes mère... vous êtes mère...» murmurait celui qui rêva, lui aussi, un rêve pareil, de surhumaine extase.

Et le sens profond de ces trois mots coulait en lui comme une onde désillusionnante, mais apaisante. Désormais, alors même qu'il la verrait bondir, ailée, énigmatique, étourdissante, avec une fièvre enivrée sur sa pâleur splendide, il reconnaîtrait le signe de douleur, le geste des bras ouverts, le cri du sein gonflé, cette mère appelant son petit, cette fière créature prête à baiser les mains d'un Omiroff s'il lui apportait son enfant.

—«Madame,» dit Hawksbury, «vous avez bien fait de venir à moi. Je serai tellement heureux de vous servir!

—Même après ce que je vous ai confié?

—Je vous suis reconnaissant de votre franchise.

275 —Vous l'aurez tout entière. Je vous nommerai...

—Ne nommez personne.

—Cependant...»

Elle rougit plus ardemment que s'il l'avait pressée d'achever.

—«Pensez-vous que je n'aie pas deviné déjà, Flaviana?

—Comment?

—Sans doute. Raymond Delchaume est l'homme de votre destinée. Il sera le père adoptif de votre enfant. Les circonstances... je les ignore. Est-ce qu'elles importent? Je vous ai dit un jour que vous aimiez cet homme. J'ai été férocement jaloux de lui. Je voudrais encore être à sa place. Et pourtant...»

Il hocha la tête, et se tut.

—«Vous avez un très noble cœur, Frédéric de Hawksbury. Il n'y a pas d'homme aussi généreux que vous.»

L'Anglais, maintenant, allait et venait dans le salon. Brusquement, il s'écria, d'un ton tout à fait changé:

—«Oui... je veux bien partir demain pour la Russie, courir après Omiroff, le rattraper... en route ou là-bas. Voyager m'est facile... je suis libre. Donner une leçon à ce gaillard-là... je ne demande pas mieux. Je l'ai déjà fait, je suis prêt à recommencer. Mais, diable! n'exigez pas que je travaille à faciliter son mariage avec ma cousine Maud.

276 —Si elle l'aime...» hasarda Flaviana.

—«Elle ne l'aimerait pas, connaissant le bandit qu'il est. Votre révélation...

—L'orgueil et l'ambition poussent à des crimes les êtres effrénés tels que lui. Mais, s'il me rend mon fils, il aura tout effacé. Tranquille héritier des Omiroff, il sera le grand seigneur un peu autoritaire, un peu emporté, voilà tout, tel que beaucoup de sa race. Son alliance peut flatter la fierté d'une femme, même de la fille du duc de Carington. Il est fou d'elle, il ne la rendra pas malheureuse. Comment saurait-elle?... Pourquoi?...»

Hawksbury eut un âpre sourire. Et son refrain de tout à l'heure revint à mi-voix, non cette fois sans un secret reproche:

—«Comme vous êtes mère!...» Et il expliqua: «Vous, si souverainement bonne, vous décréteriez le malheur d'une fille charmante, pour retrouver votre enfant. Je tâcherai qu'on vous le rende. Mais pas à ce prix.»

Sa voix s'affirma, d'une gravité singulière. Il dit encore:

—«Vous ne savez pas ce que c'est que lady Maud Carington. Si je ne vous avais pas rencontrée, j'aurais cru impossible à une femme de surpasser tant de noblesse dans la grâce, et surtout tant de loyauté.»

Il se tut, rêveur. Et, telle fut sa profonde distraction, pendant une minute, qu'il ne vit pas Flaviana s'approcher de lui à le toucher. Mais il 277 sentit sur son bras le contact d'une main légère, tandis qu'affectueusement des mots glissaient à son oreille:

—«Puisse-t-elle vous consoler!... Non, ce n'est pas pour Omiroff que doit fleurir un tel amour.»

278

XI
LE PRIX DE LA VIE

—«Comment!» s'écria Flaviana, entrant précipitamment, dès son retour, dans la chambre de Bertile, «tu n'as pas vu le docteur Delchaume?»

Un cri de joie, d'une joie aiguë jusqu'à la souffrance, aussitôt noyé dans un sanglot, lui répondit. L'étoile s'agenouilla près de la chaise longue, où Bertile cédait à une crise nerveuse.

—«Oh! j'ai été si inquiète!... O ma Flaviana, ma petite mère, ma sœur, ma chérie!... Toi, toi!... Enfin!... tu es donc là... Et il ne t'est rien arrivé de mal!...» balbutiait la petite entre le rire et les larmes.

—«Mais je t'avais fait prévenir... pauvre mignonne! Tu ne devais pas m'attendre, même pour dîner. Est-ce que le cocher n'a pas rapporté exactement?...

—Si... Tout cela, il l'a dit à Mélanie, à qui je l'ai fait répéter plus de vingt fois. Mais que veux-tu?... J'avais peur... Ça ne se commande pas. Songe... il était moins d'une heure, et maintenant il vient d'en sonner huit. Ah! vous n'êtes 279 plus libre, ma belle étoile. Vous vous êtes donné une petite fille tyrannique, exigeante...»

Elle glissait son bras, si fluet, autour du cou de la danseuse. Sa petite figure, réduite à rien,—le nez pincé, la peau du front tendue et ivoirine, laissant transparaître la fine structure osseuse du crâne, les yeux fondus de fièvre,—exprimaient la plus tendre adoration. Beau sentiment exalté, par lequel cette âme pure, fragile, prête à se dissoudre, comme un flocon de nuée printanière au souffle de l'éternel espace, aurait communié un instant avec le grand secret frissonnant de la vie.

Mais aussitôt, Bertile prit plus sérieusement conscience de l'égoïsme dont elle s'accusait:

—«Flaviana chérie! tu dois être morte de fatigue... Et moi qui te retiens là!... Va... va vite... change-toi... mange quelque chose. Après, tu reviendras... Tu me raconteras de ta journée ce que j'en peux savoir.

—Tu peux tout savoir, mon petit ange... Les choses se sont précipitées... je n'ai pas eu le temps... Mais je te dirai... Chère petite!...»

Flaviana s'attardait, remontant les coussins sous le buste gracile, écartant les cheveux alourdis autour des tempes moites.

Comme elle s'était attachée à cette petite fille!... Quelle mélancolie, l'impuissance à la retenir dans ce monde! Énigme des existences éphémères,—de la fleur qui va s'ouvrir et que le pied foule, de l'oiselet qui tombe du nid dans la rosée glaciale, de l'enfant qui a deviné 280 l'amour, et dont les yeux éblouis se ferment sous la pierre d'une tombe. «Serge... mon fils!...» soupira ce cœur de femme, effaré par le destin. Et, comme tout, à cette minute, la contractait d'appréhension, elle reprit tout haut:

—«Je ne comprends pas... non... je ne comprends pas que Raymond ne soit pas venu.

—C'est sans doute qu'il me trouve guérie,» supposa Bertile, qui, à cette appellation intime de «Raymond» venait de fermer nerveusement les yeux. Et, détournant la tête, elle se rejeta en arrière sur l'oreiller.

Ce n'était pas le moment d'expliquer à la fillette quels intérêts différents de sa santé resserraient le lien entre Delchaume et Flaviana, donnaient le même but à leurs pensées, la même palpitation à leurs cœurs.

Dans la salle à manger, où la danseuse s'assit pour un semblant de repas, rôdait une solitude accablante. Pourquoi n'était-il pas là, celui qui, assumant la paternité de son fils, lui apparaissait, par une étrange et délicieuse confusion de sentiments, un peu le père, en effet, de leur commun trésor? L'absence de Raymond Delchaume après le sacrifice, le dévouement révélés par Frédéric de Hawksbury, semblait plus intolérable à Flaviana. L'angoisse lui crispait la gorge, au point qu'elle renonçait même à boire la tasse de thé qu'elle s'était fait servir. Mais, soudain, la sonnerie électrique vibra.

Flaviana se dressa, fit trois pas, perçut une 281 voix d'enfant, et, affolée, se jeta dans l'antichambre.

Mélanie venait d'ouvrir. Deux bambins étaient là. Hélas!... ni l'un ni l'autre ne ressemblait au sien. Mais, reconnaissant la femme qui les accompagnait, la danseuse eut un grand cri:

—«Nounou Favier!...

—Oui... moi, madame... Mais monsieur le docteur ne voulait pas... On devait préparer Madame pour ne pas qu'en me voyant... une fausse joie...

—Ah! vous ne le ramenez donc pas!...»

La paysanne secoua la tête, fondit en pleurs.

—«Allons... allons...» dit la voix, découragée mais si douce, de Flaviana. «Ne pleurez pas, ma pauvre nounou. Entrez un peu ici, tenez, dans la salle à manger. Vous veniez de la part du docteur. Qu'avez-vous à me dire?... Et qu'est-ce que ces deux petits?...

—Tu ne me reconnais pas, madame?» clama un moutard décidé. «Moi je te reconnais bien. C'est toi qu'as emmené ma sœur Berthe. Même qu'elle a de la veine de demeurer avec toi, dans un si chouette local.

—Où qu'y a des bonnes choses à manger, vrai!» flûta la gamine, se haussant sur la pointe des pieds, tandis que ses deux menottes sales s'agrippaient à la table, par-dessus la nappe blanche.

—«Donnez-leur les muffins, Mélanie,» commanda la maîtresse de maison. Et, se tournant à 282 nouveau vers la nourrice:—«Ce sont les petits Pageant, les enfants de la fruitière... Mais qu'est-ce que vous en faites, ma pauvre nounou?»

Clémence Favier, un doigt sur ses lèvres, désigna les gosses. Ils n'entendraient rien, d'ailleurs, ayant déjà la bouche pleine, et les yeux fixés sur des friandises inconnues, qu'on allait peut-être leur donner.

—«Leur mère est au plus mal. Le docteur m'a fait venir pour que j'emmène les enfants à Claire-Source.» (Un soupir.) «Ah! ça me changera de mon chérubin! Mais ce qu'elle a, c'est très contagieux. Une angine infectieuse... Alors, monsieur le docteur s'excuse auprès de Madame...

—Comment!... c'est pour cette mauvaise femme?...

—Monsieur le docteur ne la quitte pas. Et il n'a même pas pu écrire une vraie lettre. Il a griffonné ça, en me chargeant d'expliquer à Madame...»

La danseuse saisit le papier,—un feuillet réglé à doubles lignes, en page d'écriture, sans doute arraché à un cahier de Totor, et en haut duquel s'étalait, en belle cursive moulée, un exercice sur la lettre f:

Le fifre fanfaron finit fou fieffé.

Sous cet exergue incohérent, quelques lignes au crayon jaillissaient du plus profond de la profonde vie tumultueuse:

283

«Flavienne bien-aimée,

«Tout mon cœur avec vous, avec l'enfant chéri, avec NOTRE enfant. Mais dussé-je vous perdre l'un et l'autre, je ne puis quitter mon poste. Comprenez-moi... Je suis à cette heure le commandant sur la passerelle, l'aiguilleur qui, pour sauver un train bondé d'existences humaines, le dirige sur la voie où joue son enfant.

«Je me débats contre un mal infectieux, abominable, avec ma nouvelle méthode, encore tâtonnante. Si je guéris un cas si grave, ce sont des milliers de gens, dans l'avenir, arrachés à la mort... Et je ne puis aller, fût-ce une minute, près de vous, de Bertile si faible... Je risquerais de vous porter la terrible contagion.

«Mon Dieu!... Et où en êtes-vous? La police agit-elle? Si vous avez la moindre nouvelle, envoyez-la moi. Et que votre génie maternel vous soit en aide!...»

«Raymond.»

A mesure que ces lignes pénétraient l'esprit de Flaviana, le noble visage de la jeune femme s'animait d'une flamme enthousiaste. Raymond lui demandait de la comprendre. Oui, elle le comprenait. Et plus encore: cet être qu'elle avait besoin d'admirer, de qui, un instant avant, elle doutait presque,—et avec quelle douleur!—lui était restitué, dans toute la magnifique énergie de son intelligence, de son caractère, de sa généreuse 284 humanité. Elle ne l'eût pas souhaité plus grand.

—«Alors vous emmenez ces deux petits à Claire-Source?... dès ce soir?...» demanda-t-elle à Clémence Favier.

Claire-Source... quelle ingénieuse bonté encore d'y recueillir ces deux pauvres mioches!

—«Nous prenons le train de neuf heures, madame. Nous n'avons que le temps.»

Elle les expédia, avec l'ordre à Mélanie d'empaqueter, en hâte, tout ce que les armoires contenaient de pâtisseries, fruits confits, marrons glacés, et de descendre cette cargaison dans le fiacre qui les attendait. Puis, appelant la seconde femme de chambre:

—«Vite... une robe, un manteau, une écharpe...

—Madame va ressortir?...

—Oui.

—Madame ne danse pas ce soir.

—Non... C'est-à-dire... Je ne devais pas... mais on vient de m'appeler d'urgence... L'affiche a été changée au dernier moment.

—Oh! Madame qui est si fatiguée!... Madame n'a pas mangé...

—Ça ne fait rien, ça ne fait rien... Vite!...»

Un bond jusqu'à la chambre de Bertile.

—«Ma chérie, nous devons renoncer à notre bonne causerie pour ce soir... Figure-toi... Une indisposition d'Ermellina. On donne le Ballet des Elfes. Je n'ai que le temps de courir...»

285 Elle s'enfuit, sans trop regarder le doux petit visage, où chaque ombre de mélancolie accentuait une ombre plus mystérieuse, plus solennelle, descendue récemment sur le front puéril, sur les joues minces, dans les yeux lointains, et qui ne s'en allait plus. Dur de mentir à cette chère petite âme. Toutefois il le fallait bien.

Rue du Rocher, Flaviana trouva les volets clos à la fruiterie. Mais elle savait le chemin du logement. Par le couloir sordide, elle gagna la cour,—ou plutôt le fond de puits, écrasé par l'immense mur aveugle de la maison neuve. De fades odeurs flottaient dans l'humidité froide. Un papillon de gaz tremblotait au fond, faisant palpiter des ombres sinistres dans la cage moisie de l'escalier.

Flaviana monta un étage.

Elle trouva la porte ouverte, sur le palier aux carreaux déteints. Une voisine venait d'entrer, portant un bol de soupe chaude à Victor Pageant, qui ne voulait pas descendre chez le marchand de vins. Cette voisine s'effaça devant la belle visiteuse. C'était une brave femme quelconque, qui pénétrait, sans crainte, dans ce logis où sévissait un mal contagieux. Elle accomplissait simplement sa cordiale action, sans se croire héroïque le moins du monde, comme font les pauvres gens, toujours prêts à s'entr'aider. «Les microbes!...» Elle haussait les épaules. «Ah! ben, si ça devait empêcher de donner un coup de main à quelqu'un 286 dans la peine!... Y en a toujours eu, des microbes, avant que les savants ils s'en soyent doutés. On n'en mourait ni plus ni moins... On était même plus solide. Alors?...

—«Père Pageant, v'là du beau monde, pour voir vot' dame,» chuchota cette obligeante personne, qui revint vers l'intérieur. Car son obligeance s'alliait fort bien avec un brin de curiosité.

Flaviana, sans s'arrêter aux exclamations du bonhomme, marcha droit à la chambre de la malade.

La fenêtre ouverte, un feu clair de bois dans la cheminée, y assainissaient presque l'atmosphère. On avait enlevé les vieux meubles, encrassés, vermoulus, tiré le lit au milieu, accroché des rideaux en percale blanche. Une infirmière, dans sa blouse de toile, qui se tenait là, devait avoir fait ce miracle de transformer le taudis en une chambre nette de maison de santé. Il avait bien fallu,—devant l'obstination de Pageant et de sa femme, qui eussent préféré mourir tout de suite, que de laisser transporter l'un deux à l'hôpital. Une forme haute se dressa, plus haute semblait-il, dans la longue blouse de toile bise. Et il y eut un cri sourd.

—«Flavienne!... ne restez pas! je vous en supplie... A quoi peut servir cette folle imprudence?

—A vous persuader que désormais votre danger sera aussi le mien, Raymond.»

Un regard seulement répondit. Quel regard!... 287 Mais le jeune docteur dit encore, d'une voix étouffée, frémissante d'émotion:

—«Maintenant que j'en suis sûr... Maintenant que vous m'avez donné cette force divine... retirez-vous, chère... chère...»

Il n'osait achever.

—«Non, mon ami. Je pense comme la pauvre voisine qui vient d'apporter le souper de Pageant: un microbe là où il faut agir, c'est une balle là où il faut se battre. Un soldat ne doit pas y penser.

—Qu'avez-vous donc à faire ici, ma vaillante aimée?

—Quelque chose, sûrement... Et je vais le savoir.»

Flaviana, sur l'oreiller du lit, voyait se soulever des épaules osseuses revêtues d'une camisole, et une tête qu'elle eut peine à reconnaître. La figure de Célestine Pageant, brûlée de fièvre, était d'une rougeur intense. Sa maigre chevelure, d'un noir huileux, où couraient des fils gris, ramenée en arrière et réunie en une natte peu opulente, dégageait les tempes, où d'habitude voltigeaient quelques frisettes, quand ne s'y fixait pas à demeure l'escargot recroquevillé des bigoudis. Son cou tendineux sortait du col de linge, et montrait à la base, au-dessus de la clavicule, une sorte d'emplâtre formé de cette toile percée de jours qu'on applique sur les plaies suppurantes. La malheureuse femme s'efforça de parler, mais aucun son ne sortit de sa gorge, 288 entre ses lèvres desséchées et violâtres. Elle porta une main à son gosier, puis secoua la tête avec souffrance et fureur.

—«Courage!... cela ira mieux bientôt. Nous sommes tous là pour vous soigner,» dit Flaviana de sa tendre voix musicale, et en lui prenant la main.

Raymond, désespéré de voir la bouche fraîche de la charmante créature s'incliner vers l'haleine mortelle, ne put se retenir d'écarter doucement Flaviana.

—«Nous allons procéder à un nettoyage du larynx, avec Mademoiselle,» dit-il, faisant signe à l'infirmière. «Voulez-vous attendre un peu, ici, à côté? Ensuite notre malade pourra certainement vous dire quelques mots. N'est-ce pas,» ajouta-t-il gaiement, «n'est-ce pas, madame Pageant, vous serez contente de dire «merci» à cette belle et bonne étoile, qui vous apporte un rayon réconfortant?»

La fruitière fit un signe, qui était certainement de terreur pour ce cruel raclage de sa gorge auquel on la soumettait fréquemment. Toutefois, une lueur inattendue brilla dans sa prunelle, opaque et illisible comme un grumeau de cirage.

Flaviana voulut aider à l'opération, mais elle vit tant de détresse sur la physionomie de Delchaume, qu'avec son tact toujours inquiet d'exagérer, elle passa docilement dans la chambre voisine. Là, elle trouva l'ancien hercule effondré dans un coin.

289 —«Le docteur Delchaume la sauvera, mon brave Pageant.

—Dieu le veuille, madame Flaviana! Car, voyez-vous... on a beau vivre comme chien et chat... quand on pense que la maman de ses deux mioches va s'en aller dans le trou noir, on ne peut pas supporter c't'idée-là. Est-ce drôle!... quand ce diable de satané moment arrive, les torts n'existent plus. On ne se rappelle que les bons moments. On a été heureux, nous deux Célestine, au commencement, comme tout le monde. Au fond, c'était une brave femme, dure à la besogne, et qui n'aurait pas fait tort d'un sou à personne. Son vice, ç'a été sa terrible jalousie de ma pauvre petite Berthe. Mais j'étais pas toujours un agneau, moi non plus. Ah! puis elle souffre, que ça me retourne les sangs...»

Il parlait la tête penchée, les mains pendantes entre ses genoux. Les phrases lui coulaient du cœur comme malgré lui.

—«C'est vrai...» dit rêveusement Flaviana. «Vous avez raison, Pageant. Il nous faut pardonner, parce que la mort, elle, ne pardonne pas. Il y avait toujours quelque chose de beau, qu'on n'a pas assez vu, et qu'on regrette, dans les yeux de ceux qu'elle emmène...—ces yeux qui restent en nous, avec toujours un peu de reproche...»

Pageant eut l'air d'hésiter, puis il finit par dire:

—«Ça la tourmente aussi, vous savez, c't'abcès que le docteur lui a fait venir au cou.

290 —Ça la tourmente... Vous voulez dire qu'elle s'en inquiète?...

—Oui... Et puis ça tire, ça brûle, donc!

—C'est pour son bien.

—Oh! les nouveaux systèmes...» grommela le frotteur.

—«C'était aussi un nouveau système, la vaccine, quand on l'a inventée, Pageant.

—Pas la même chose... La vaccine, elle, empêche la maladie de venir.

—Mais quand la maladie est venue, Pageant, que l'ennemi est dans la place, il faut faire appel à toutes les forces capables de sauver l'organisme.

—Je vous demande pardon, madame Flaviana,» fit le brave homme. «J'suis p'têtre qu'un ignorant...—j'en suis même un pour sûr,—mais je ne comprends pas. Un abcès, ça ne donne pas des forces... Ça en ôte.»

Flaviana eut recours à une comparaison.

—«Lorsqu'un pays est attaqué, dites-moi, qu'est-ce qu'on fait? On mobilise tous les corps d'armée, on amène les troupes en grand nombre vers la frontière ouverte. Eh bien, quand un organisme vivant est attaqué, les choses se passent de même. La nature bat le rappel dans tout cet organisme, et concentre sur un point, en face des envahisseurs, qui sont les microbes, les vaillants soldats, qu'on appelle, d'un nom un peu barbare, les phagocytes. Seulement, il peut arriver que les microbes soient très redoutables, et le 291 corps dont ils font l'assaut, très débile. Alors la science essaie d'un moyen: elle mobilise la réserve, elle suscite l'ardeur, l'enthousiasme, des phagocytes paresseux, des phagocytes antimilitaristes. Et, pour cela, elle crée l'abcès artificiel, qui attire près du point menacé des renforts de défenseurs. Je vous dis cela très en gros, mon bon Pageant, car je ne suis guère plus savante que vous...

—Oh! madame...

—Mais non. Seulement vous pouvez avoir confiance dans le docteur Delchaume. Il remet en usage une chose, d'ailleurs inoffensive en soi, l'ancien cautère, dont on a tant ri, qu'on ne croyait plus bon qu'à mettre,—en proverbe,—sur une jambe de bois. Il en a obtenu des miracles dans les maladies infectieuses.

—Et alors, vous croyez?...

—Qu'il va en faire un de plus?... J'en suis certaine.»

L'infirmière parut à la porte qui séparait les deux pièces. Sur un signe, Flaviana et Pageant la rejoignirent.

La malade, soulevée sur ses oreillers, le visage moins enflammé de fièvre, la respiration presque libre, les regardait. Quand son mari fut proche, elle lui tendit la main, avec un air d'abattement et d'humilité. Puis son regard vira, et, successivement, se posa sur les visages autour d'elle. Ce pauvre homme, qu'elle avait tant tourmenté, cette rayonnante artiste, pour qui elle devait être moins 292 que rien, ce docteur déjà célèbre, et jusqu'à cette infirmière, dont elle n'aurait même pas pu dire le nom, tous ces êtres n'avaient qu'une pensée, à cette minute: sauver sa misérable existence. Et, pour accomplir cela, ils suspendaient tout, ils s'arrachaient à la domination ardente de leurs sentiments, de leurs soucis, de leurs joies,—bien plus, ils risquaient d'attraper l'abominable contagion, ils exposaient leur vie. Et tous les quatre lui souriaient du même sourire encourageant, attendri, fraternel.

Pourquoi?

Une perception confuse de ce qu'elle n'avait jamais connu, jamais éprouvé, les beaux mouvements désintéressés de l'âme humaine, pénétra en elle à travers l'étonnement, à travers la peur et l'espoir, à travers sa mortelle faiblesse et son éperdu désir de vivre. Des larmes vinrent à ses yeux, mirent une clarté céleste et tremblante sur les opaques prunelles en grumeaux de cirage. Quelque chose de splendide se refléta dans cette double goutte d'eau, suspendue entre les paupières fripées. Les mains se joignirent. Les mains rugueuses, dont nul savonnage n'arrivait à blanchir les mille petites rides noires,—les mains sèches, terreur de Titine et de Totor. Un son pénible sortit, raclant la gorge douloureuse:

—«C'est donc vrai qu'on ne va pas me laisser mourir?...» Et, sur leur affectueuse protestation:—«Je ne vaux pas cher, pourtant. On ne me 293 déteste donc pas, vous tous?... A quoi est-ce que je sers dans ce monde?

—Vous êtes mère,» dit Flaviana. «Vous élevez vos chers petits pour être des braves gens.

—Je n'aime qu'eux deux. J'ai fait du mal...»

On l'interrompit.

—«Vous allez faire un grand bien,» dit doucement Delchaume.

—«Moi!...» (Un éclair de redressement.)—«Du bien?... un grand bien?... de quelle façon?...»

Delchaume se pencha vers elle, lui parla avec une bonté, une autorité cordiale, dont Flaviana eut la surprise. Elle ne l'avait jamais vu dans son rôle de guérisseur moral auprès des êtres à l'âme disgraciée, infirme. Toujours, devant elle et devant Bertile, Raymond s'était montré l'homme à la pensée agile, à l'esprit vigoureux, dédaigneux des petitesses, des détails, et dont le cœur blessé gardait une incrédulité au bonheur. Ici, voici qu'il devenait, pour l'œuvre efficace, celui qui se simplifie, s'incline, s'oublie, qui se clarifie, pour ainsi dire. Sa voix même prenait une glissante douceur, s'insinuait comme un baume, suggestionnait, persuadait. Et son beau profil, ciselé contre la lumière d'une lampe, s'imprégnait de mâle et secourable grâce. A ce moment-là, Flaviana sentit qu'elle l'aimait.

—«Vous ne savez pas,» disait-il à Célestine Pageant,—non sans la gaieté puérile nécessaire aux malades comme aux enfants.—«Vous ne 294 savez pas... C'est moi qui vous devrai beaucoup de reconnaissance d'avoir guéri. Car votre guérison ne fait plus de doute. Vous avez été une malade docile. Vous m'avez laissé faire. Et, grâce à vous, s'affirme le succès éclatant d'une méthode nouvelle, contre toute une catégorie de terribles maladies infectieuses. Parce que vous aurez guéri, des milliers de gens guériront. D'abord, on leur racontera votre miracle, à vous... Un vrai miracle... oui. On vous a tirée de loin. Le brave papa Pageant vous le dira. Ça donnera aux désespérés la confiance, la foi en la vie, sans laquelle le plus savant docteur ne peut rien. Les médecins aussi auront la foi. Ils oseront faire ce qu'il faut. Alors... comprenez-vous maintenant? Voyez-vous tout le bien que vous aurez fait?

—Ça sera vous, docteur,» dit rauquement la malade.

Mais ses yeux rayonnaient. Un sourire qu'on ne lui connaissait pas la transfigura. Elle se sentait nécessaire—plus que nécessaire, précieuse. Son corps peu attrayant, et l'âme revêche qu'il abritait, prenaient soudain une dignité dont elle était salutairement émue. Sa vie infime de mégère querelleuse importait donc?... Ça n'était pas des mômeries, des grimaces, cette sollicitude de tous, contre laquelle son mauvais esprit s'insurgeait tout à l'heure. Elle murmura:

—«Y a de bonnes gens, tout de même.»

Puis, ne sachant comment marquer la transformation 295 qui s'opérait en elle, tout à coup, elle trouva ceci. S'adressant à Flaviana, elle dit, avec un tremblement qui n'était pas celui de la fièvre:

—«Madame, comment va notre pauvre petite Berthe?... J'ai pensé à elle quand j'ai cru mourir, l'autre nuit... J'ai du regret...» Une suffocation l'arrêta, et elle reprit dans un souffle:—«Voudrez-vous bien... dites... lui demander qu'elle me pardonne?...»

Gentiment, avec d'apaisantes paroles, on la fit taire.

—«Laissons... Il faut qu'elle repose,» commanda le médecin.

La lumière fut baissée. L'infirmière demeura. Mais, dans la pièce voisine, Pageant ayant vu que le docteur retenait leur visiteuse pour lui parler à mi-voix, s'éclipsa, par discrétion. Le brave frotteur balbutia quelques mots:—«Une commission chez le pharmacien...»

Alors ce fut là, dans cette humble salle à manger d'ouvriers, à la clarté médiocre d'une lampe à pétrole coiffée de son abat-jour en papier, que la splendide danseuse, l'étoile admirée de l'Europe, la fée légère des pays de mirage, celle à qui les souverains baisaient le bout des doigts, mit sa main dans la main du maître de son cœur, sans s'inquiéter si celle-ci ne gardait pas la menace de la mort, qu'elle venait de combattre.

Mais la révélation de leur tendresse immense fut voilée de mélancolie,—non pas à cause de l'heure, ni du décor, ni des mortelles embûches. 296 Ce qui était en eux ignore l'anxiété des veilles lugubres, la misère des choses, et ne croit qu'aux espoirs sans fin. S'ils parlèrent avec tristesse du plus merveilleux bonheur qui soit au monde, ce fut à cause de l'enfant,—de LEUR enfant—de ce petit être, à la fois un petit prince Serge et un petit François Delchaume, et surtout si fortement, si miraculeusement, l'enfant de leur amour, bien qu'il ne fût pas né de leur amour. Le retrouveraient-ils? Toute perspective enchantée leur était interdite tant que cette inquiétude, plus morne qu'un deuil, habiterait leur cœur.

Flaviana raconta l'aventure de sa journée. Que de commentaires, de raisonnements, de résolutions, de plans de campagne! Lorsque, enfin, la jeune femme sortit, laissant son ami à sa lutte contre le mal infectieux dont il ne se croyait pas définitivement vainqueur, la nuit s'avançait.

Dans la petite cour moisie, Flaviana crut voir glisser une ombre plus noire que les ténèbres, et elle eut un sursaut de frayeur. Mais, aussitôt, elle devina.

—«Mon pauvre Pageant, vous attendiez, là!... Mais il fait glacial!...

—Oh! j'étais trop heureux, madame!... Je vais maintenant vous chercher une voiture. Il y en a toujours, à côté, à la gare. Et, si vous permettez, je monterai à côté du cocher, pour être sûr qu'il ne vous arrive rien.»

Dans l'appartement de l'étoile, la bonne Mélanie veillait.

297 —«Ne m'approchez pas,» dit prudemment sa maîtresse. «Je viens de chez une malade. Vite... un bain... du linge. Et tout ce que j'ai sur moi... à l'étuve!... Vous tirerez parti pour vous de ce qu'on n'aura pas trop abîmé.

—Quel dommage! Madame sait qu'elle porte sa robe d'intérieur toute neuve... si jolie... un vrai souffle!... il n'en reviendra rien.

—Ah! Mélanie, que c'est peu de chose! Mademoiselle ne s'est pas réveillée?... Voyez donc.»

La grosse personne s'en alla sur la pointe des pieds, qui ne ressemblait guère aux pointes de la Reine des Elfes, mais qu'on n'entendait pourtant guère sur les tapis épais. Elle revint bientôt à la salle de bains, où Flaviana disparaissait jusqu'aux épaules, dans une eau qu'un produit antiseptique parfumé rendait d'une opacité laiteuse. Même, par surcroît de précaution, la danseuse y dénouait sa chevelure noire, assez courte, mais épaisse et naturellement bouclée.

—«Mademoiselle Bertile doit dormir à poings fermés. Rien ne bouge dans sa chambre, et il n'y a pas un fil de lumière sous la porte.

—Tant mieux.

—Mademoiselle m'a dit de prévenir Madame qu'elle lui a laissé un mot, à cause d'un coup de téléphone qu'elle a reçu.»

La figure brune, dans l'eau opaline, entre les nerveuses mèches qui se tordaient dans l'humidité, comme des sarments au feu, s'étonna.

298 —«Un coup de téléphone... Tiens!... A quelle heure?

—Il n'était pas neuf heures. Madame venait de partir.

—Qu'est-ce que c'était?

—Je ne sais pas,» dit la femme de charge.

Et sa face de lune bienveillante se renfrogna un peu. Curieuse à proportion de son dévouement, Mélanie ne concevait pas que ses jeunes maîtresses eussent à lui cacher quelque chose. Elle ajouta froidement:

—«Mademoiselle ne m'a rien dit. Le téléphone était resté près d'elle depuis ce matin, parce qu'elle avait attendu toute la journée une communication de Madame.

—Et elle m'a laissé un mot?

—Oui... sous enveloppe,» souligna la brave femme qui se fût si volontiers chargée d'une commission verbale.

—«Allez me le chercher.»

Le chiffon de papier, vite ouvert, vite lu, produisit sur Flaviana un effet galvanique.

—«Mélanie, mon peignoir!...» s'écria-t-elle, dressant hors de l'eau, derrière le rempart de linge aussitôt tendu, son corps effilé, noble de lignes, lisse et chaudement pâle comme un marbre grec.

A peine vêtue, par-dessus sa chemise, d'un neigeux vêtement d'intérieur, linon et dentelles, les pieds nus dans ses pantoufles de satin blanc, (car Flaviana, chez elle ou dehors, ne portait 299 que du noir ou du blanc), la danseuse s'élança chez Bertile.

Derrière elle, Mélanie repêcha, sur le lac irisé que contenait la baignoire, le billet qui y flottait, à demi submergé, comme un radeau en détresse. Il contenait si peu de mots, qu'un œil, même moins aiguisé, les eût saisis sans le faire exprès:

«Flaviana chérie,

«Je ne dors vas. Viens, à quelque heure que tu rentres.

«Ta sœurette Bertile, qui t'adore.»

«Je ne dors pas. Elle dit cela, mais le sommeil aura été le plus fort,» pensait l'étoile. Aussi fût-ce avec une silencieuse douceur qu'elle poussa la porte de la chambre. Du dedans, l'électricité jaillit. Une voix faible et frémissante s'écria:

—«Ah! enfin!... enfin!... Viens vite, chérie!... Si tu savais!...

—Quoi donc?... Mais quoi donc? Qu'est-ce qui t'agite ainsi, petite mignonne?...» demandait l'aînée, presque avec effroi.

Tendrement, elle se prêtait à l'étreinte affolée des bras si frêles, tandis que la tête blonde s'abattait contre elle, en un geste à la fois câlin et désespéré.

—«Flaviana... Est-ce vrai que tu as un enfant?...»

Ce fut au tour de la jeune femme de trembler 300 d'émotion. Et toutes deux se serraient l'une contre l'autre, éperdument.

—«C'est vrai. Je voulais te le dire ce soir même.

—Tu es inquiète de lui?

—Dieu!...»

L'anxiété du cri bouleversa Bertile, qui jeta, tout d'une haleine:

—«Rassure-toi... On veille sur lui. Des amis le suivent.

—Des amis?... Lesquels?... Mais que sais-tu?... Comment?... Oh! ma petite Bertile!... ma petite Bertile!...»

La fillette raconta. On avait téléphoné.

—«Mais qui?...

—Un inconnu... un homme. Il n'a pas voulu se nommer. Mais il m'a assuré que tu le reconnaîtrais, que tu le croirais... à certains signes.

—Alors... voyons... dis! Dis vite, dis tout... exactement... comme tu as entendu.

—Le timbre du téléphone a résonné. J'ai pensé que c'était toi... ou... le docteur. Je me sentais si seule. J'attendais... je ne sais quoi... Pardon...»

Un petit sanglot, vite retenu... Une caresse de Flaviana,—une caresse un peu distraite peut-être, toute l'âme de la mère tendue vers l'autre... vers l'absent, dont elle allait entendre parler.

Or, voici ce que Bertile lui répéta: Le mystérieux correspondant, d'abord, avait demandé Flaviana. Puis, apprenant l'impossibilité de lui parler, il avait dit:

301 —«Qui que vous soyez, écoutez et transmettez-lui mon message. Une jeune fille, avec la douce voix que vous avez, ne peut lui vouloir du mal. D'ailleurs, je n'ai pas le choix. Je téléphone d'une petite ville de la vallée du Rhône, où je passe la nuit avec mes compagnons, et avec l'enfant vers qui Flaviana tendait tout à l'heure, à travers la grille du Vieux-Moutier, des bras qui ne pouvaient être que ceux d'une mère. Elle ne me connaît pas, mais je l'ai reconnue, moi. Car je ne suis qu'en apparence un valet de pied, tel que j'en avais l'air, sur le siège de l'auto, à côté de l'homme redoutable. A travers la nuit, par une ruse que je ne pourrai sans doute renouveler de si tôt, je jette une parole rassurante à celle qui fut la femme de Dimitri Omiroff. Je réponds de son fils. Et Katerine est avec moi pour le protéger. Encore un mot: que notre silence ne l'effraie pas, même s'il dure. La plus grande imprudence serait de lui ramener tout de suite l'enfant.»

Bertile ajouta:

—«C'est à peu près, mot pour mot, ce que j'ai pu saisir. La voix s'est tue brusquement, comme suspendue par une impérieuse prudence. Il n'y a qu'une chose... importante sans doute... que je ne retrouve pas... Le nom de famille de cette Katerine. Je ne l'avais pas distingué nettement.

—N'était-ce pas Risslaya?... Katerine Risslaya?

—Il me semble... Mais... chérie... tu es si pâle! Parle-moi. Que penses-tu?...

302 —Je pense, ma Bertile, que c'est trop beau. J'ai peur de croire. Et cependant... Katerine m'a dit de ne pas douter d'elle si je ne la retrouvais plus. Elle a dû partir avec cette voiture, avec ces gens... trouver un stratagème. Et il y avait, sur le siège, un autre homme...»

Parlant à mi-voix, comme à elle-même, rapprochant les indices, supputant les chances, Flaviana n'osait s'avouer trop de confiance, tandis qu'en secret son cœur palpitait d'un irrésistible espoir.

La main fluette de Bertile se posa sur la sienne, si timidement, si tendrement, que, malgré la préoccupation unique, intense, la mère s'oublia dans un profond élan vers cette douce petite.

—«Chère mignonne, tu as le droit de tout savoir. Je n'ai pas de secret pour toi. Mais dans quel tourbillon la vie m'a prise! Demain... Ou plutôt: ce matin, dans quelques heures, quand tu te réveilleras, je te dirai...

—Pourquoi pas tout de suite?

—Tu es trop fatiguée. Tu as déjà veillé pour m'attendre...

—Dormiras-tu, toi, Flaviana?... Ah! tu n'oses pas l'affirmer. Eh bien, moi non plus. Restons ensemble. Et dis-moi tout, de ta tristesse... et de ton bonheur.»

Flaviana raconta tout.

Quand elle eut terminé, quand elle se pencha pour donner un baiser à Bertile, qui promettait, secouée par mille émotions, d'essayer toutefois de 303 dormir, Flaviana entendit à son oreille un chuchotement.

—«Mon étoile chérie,» murmurait la petite danseuse, «je partirai donc tranquille. Tes deux amours vaudront mieux que ma pauvre tendresse. Et je n'en suis pas jalouse!... Seulement... dis... tu ne m'oublieras pas!...»

304

XII
PLUS RAPIDE QUE LE RAPIDE

—«Why, t'is not awfully jolly... What do you think? [2]»

[2] «Vraiment, ce n'est pas d'une gaieté folle... Qu'en pensez-vous?»

Lord Hawksbury s'exprimait dans sa langue maternelle, la sachant familière à Boris Omiroff.

Ce qui n'était pas «d'une gaieté folle»—ou, traduction littérale: «pas terriblement joyeux»—c'était le paysage fuyant de part et d'autre du wagon-salon réservé au prince.

Le rapide transsibérien, ayant dépassé Omsk, filait à une vitesse vertigineuse, suivant une ligne qu'on eût dit le diamètre d'une circonférence d'eau congelée. Tellement unie était la plaine immense, sous son tapis de neige, que les légers accidents de terrain semblaient à peine de petites vagues figées. Tristesse plus poignante que la tristesse du désert, car la lumière, qui joue sur l'or des sables, qui l'anime de reflets et de mirages, ne resplendissait pas sous la lourde coupole grise de ce ciel boréal. Bien qu'on approchât de 305 midi, rien ne laissait deviner la présence du soleil derrière cette voûte immobile de plomb et d'étain, où roulaient, comme prisonnières, des vapeurs fumeuses et rouillées. Tristesse plus oppressante que celle de la mer, car les flots vivent, dans leur perpétuel mouvement. Ici, les voyageurs du transsibérien pouvaient se croire les visionnaires effarés d'une planète morte. Certains paysages lunaires doivent ressembler à ces steppes hibernales.

Et Frederick de Hawksbury répéta qu'il ne trouvait pas ce spectacle «terriblement joyeux».

—«Vous êtes difficile, mon cher adversaire,» dit Omiroff. «Moi, j'estime l'existence admirable. Elle me rapproche à toute minute d'une fiancée que j'adore. Et mes idées ne seraient pas plus souriantes si ce train où nous sommes traversait une vallée fleurie, sous un soleil radieux. D'où vous vient cette humeur morose? N'avez-vous pas pris tout à l'heure, comme je l'ai fait, une bonne douche glacée. Rien ne vous dispose aussi allégrement, et l'on ne se doute plus qu'il fait vingt-cinq degrés de froid dehors.»

Hawksbury, enfoncé dans un moelleux fauteuil tournant, les jambes allongées, les coudes calés aux deux bras du meuble, et les bouts des doigts juxtaposés suivant son habitude, considéra le prince, qui allait et venait, fumant une cigarette.

Depuis qu'il avait rejoint le Russe, pour obéir à Flaviana, il étudiait le personnage. Et, de plus en plus, sous les dehors du grand seigneur fantasque, 306 intrépide, aventureux, joyeux vivant, bon garçon, en apparence ouvert à la généreuse civilisation moderne, il retrouvait le barbare, le féodal, l'être d'égoïsme, de tyrannie, de brutalité, dont le type subsiste héréditairement là où il est conservé, préservé, maintenu par le régime autoritaire.

Pourquoi l'homme évoluerait-il quand le milieu, demeurant immuable, ne l'y contraint pas? Cette contrainte, qui ne se produit point en Russie par une évolution normale, a peu de chances de s'établir par le terrorisme révolutionnaire. La violence, généralement, appelle la violence. L'action suscite la réaction. Cependant c'est pour faire franchir au moyen âge, attardé dans l'âme slave, les étapes le séparant du vingtième siècle, que les intellectuels opprimés précipitent les temps à coups de bombes.

Quels abîmes creusent entre les hommes les siècles qu'ils ne vivent pas tous également vite!... Être des sauvages ensemble, c'est un élément de bonheur, plus certain que d'être les sociétés millénaires, où se coudoient des individus de tous les cycles historiques, où des âmes ténébreuses de l'âge de pierre, des âmes nomades des époques pastorales, des âmes crédules des temps mystiques, des âmes de guerriers, d'esclaves, de chevaliers, de moines, de courtisans, de démagogues, doivent s'enfermer dans le plus récent idéal, créé d'après la plus récente formule d'une avant-garde de l'esprit humain.

307 Il y avait certainement trois à quatre cents ans de distance entre le membre de la Chambre des Pairs et le boyard de la Petite-Russie. Tous deux se tenaient dans un élégant salon, qu'emportait à près de cent kilomètres à l'heure une machine lancée par le dernier miracle de la science sur deux lignes d'acier allant de Moscou à Vladivostock. Mais ce prodige moderne, en égalisant leurs gestes, leur façon de vivre, n'égalisait ni leurs conceptions ni leurs sentiments. Toutefois, ils se marquaient l'un à l'autre la plus parfaite courtoisie. Leur duel, n'ayant été provoqué par aucune offense grave, ne pouvait les brouiller, bien que Boris se plaignît encore plaisamment de souffrir de l'épaule. Et leur destinée semblait être de devenir cousins par alliance, Boris devant épouser lady Maud.

—«Puisque vous allez au-devant d'elle, je vous accompagne,» avait proposé Hawksbury, après avoir accepté l'hospitalité du prince dans le formidable château des Omiroff, en Petite-Russie.

Ce fut dit, ce fut fait, comme si le voyage de dix jours jusqu'à Irkoutsk n'eût été qu'une randonnée en traîneau sur les domaines du prince.

Frédéric se disait: «Peut-être obtiendrai-je enfin ce qu'espère Flaviana.» Car il s'était heurté au mutisme de Boris, à une résolution de ne rien reconnaître, de ne rien comprendre. Il s'y heurtait toujours. Mais une autre pensée occupait l'Anglais, grandissait chaque jour, plus dominatrice, 308 dans son esprit: «Je dois dessiller les yeux de ma cousine. A moins qu'elle ne soit folle, elle ne persistera pas à épouser un tel homme, un être sans scrupules, sans véritable honneur.»

D'après les dépêches échangées, les voyageurs rencontreraient à Irkoutsk la duchesse de Carington et sa fille. Trois jours de voyage les séparaient encore de cette ville. A mesure qu'on s'en rapprochait, la délicieuse figure de Maud s'évoquait plus souvent, avec une réalité plus vivante, dans la pensée de lord Hawksbury. A l'imaginer telle qu'elle était, délicate, fière, farouchement virginale, très affinée de principes, et, malgré tout, si indépendante, et d'une telle générosité d'esprit et de cœur, Hawksbury trouvait de plus en plus intolérable l'idée de son mariage avec Boris.

A se préoccuper de Maud, fiancée, de Flaviana, mère, d'étranges interpositions de sentiments se produisaient chez Frederick. Pour laquelle des deux, maintenant, éprouvait-il une anxiété plus troublante? Quel genre d'émotion le secouait soudain lorsque la brune figure, gravement passionnée, s'effaçait par instants derrière la splendeur dorée de l'auréole blonde, lorsque le sourire hautain, capricieux, puéril, mais si captivant, de l'enfant gâtée, se substituait au sourire lent, profond, magiquement triste, de la divine danseuse? L'Anglais, devant l'énigmatique Fée des Elfes, songeait en soupirant qu'il possédait la 309 clef de l'énigme, et il la voyait pressant dans ses bras un petit enfant. Rivaliser?... Impossible!... Et d'ailleurs nul aiguillon de feu ne lui en suggérait plus la frénétique envie. Mais la petite bouche railleuse et mutine de Maud le faisait songer aux baisers qu'y mettrait Boris. Et alors la piqûre d'une singulière jalousie lui perçait les moelles, éperonnait son aversion pour le Russe jusqu'à la haine, jusqu'à la rage. Quand celui-ci eut énoncé sa profession de foi joyeuse dans la vie,—ou plutôt dans les voluptés de la vie,—lord Hawksbury lui dit à brûle-pourpoint:

—«Je ne conçois pas qu'un être de jouissance et d'insouciance tel que vous ne saisisse pas l'occasion de se débarrasser à jamais d'une obsession pénible, d'une menace constante, persiste à traîner jusque dans sa vie d'homme marié le poids d'une action abominable, et bien plus dangereuse qu'abominable.»

A cette attaque directe, Omiroff ne montra ni colère, ni surprise. Il eut plutôt le mouvement de quelqu'un à l'oreille de qui résonne tout à coup un signal qu'il attendait. Suspendant sa marche en va-et-vient à travers le wagon-salon, il se planta, l'air un peu ironique, devant son interlocuteur.

—«Tiens!» s'écria-t-il, «vous ne m'aviez plus reparlé de ça depuis Moscou.

—Vous refusiez de m'écouter.

—Je n'aurais pas eu cette impolitesse.

—Vous ne me répondiez pas. Cela revient au même.

310 —Je vous demande pardon.

—Auriez-vous réfléchi, prince?

—J'ai réfléchi à ceci: c'est que, malgré ce qu'il y a de peu aimable pour moi dans vos suppositions, l'estime que j'ai pour vous, pour le cousin germain de ma future femme, doit m'engager à en tenir compte.

—Cela veut dire?...

—Qu'au lieu de m'enfermer dans un silence dédaigneux, je vous donnerai une explication... loyale.

—Loyale?

—En doutez-vous, Hawksbury?» dit Boris, sans mauvaise humeur. Et il ajouta d'un ton léger:—«Vous ne voulez pas que nous nous servions encore mutuellement de cible? Ce serait ridicule, mon cher.

—Voyons votre explication.

—Écoutez... si nous buvions d'abord une coupe de champagne,» proposa le prince, appuyant un doigt sur la sonnerie électrique. «Le perpétuel reflet de cette plaine de neige finit par me barbouiller le cœur.

—Du champagne à onze heures du matin, et à jeun!» s'écria l'Anglais.

—«Préférez-vous un cocktail. J'ai avec moi un garçon qui les compose à miracle.

—Vous avez donc tout avec vous?... Vous n'avez pourtant pas emporté votre château de l'Ukraine dans ce diable de train?

—Quelle plaisanterie! Mais non, au contraire, 311 jamais je n'ai voyagé moins confortablement. Seulement, pour les cocktails... Vous savez, ce domestique, Sémène, qui m'a rejoint à Moscou?... il a une recette!... Vous m'en direz des nouvelles.

—Va pour le cocktail,» dit Frederick, dont l'idée n'était que d'entendre au plus tôt ce que Boris avait promis de lui révéler.

Justement, ce fut Sémène qui répondit au coup de sonnette du maître,—le Sémène qu'Omiroff avait donné pour second à Flatcheff, le Sémène qui glissait des avertissements dans les chaussures de Katerine Risslaya, le Sémène qui avait joué un rôle dans l'Allée des Tombeaux.

Après plusieurs télégrammes adressés au prince comme émanant de son effroyable serviteur, de celui qui dormait sous le couvercle à jamais retombé du sarcophage, l'homme était venu lui-même. Il avait calculé le temps, pour ne rejoindre le prince, ni durant le séjour en Ukraine, ni dans le palais de la Perspective Newsky. Survenant à Moscou, au passage du voyageur, il était certain de se faire emmener. Sa prévision se réalisa. Voilà pourquoi sa taille athlétique, dans la livrée un peu voyante, apparut en se courbant à l'étroite porte du couloir.

—«Tiens! pourquoi toi?» demanda sévèrement son maître, qui attendait le premier valet de chambre, et n'admettait pas une interversion de service.

—«Votre Excellence nous excusera,» répondit 312 Sémène avec l'humilité de rigueur. «Mais la sonnerie fonctionne mal. Il doit y avoir un mélange des fils. Et alors... au tableau...

—Qu'est-ce que tu me chantes?... Allons, déguerpis. Va préparer un cocktail, et envoie-le avec une bouteille de champagne... Mais que ce soit Vassili qui l'apporte. Tu n'as rien à faire ici.»

Un instant après, Vassili, plein d'importance et de dignité, présentait le plateau d'argent, sur lequel brillait tout un attirail de verres, de brocs en cristal, de liqueurs, de chalumeaux de paille et de glace pilée. L'ayant posé sur une table, il se préparait à servir, quand le prince le congédia d'un geste. Mais aussitôt celui-ci se ravisa:

—«Dis donc, Vassili, qu'est-ce que cette histoire de sonnerie détraquée?

—La vérité, Excellence. Il y a quelque chose de dérangé.»

Le front de Boris se contracta.

—«Ah! je n'aime pas beaucoup cela. Dans un train où circulent tant de gens, je veux être chez moi, avec mon personnel, pouvoir appeler qui m'est nécessaire.»

Hawksbury l'observait. Il vit passer sur ce visage audacieux l'ombre de la terreur secrète, profonde. Boris Omiroff pouvait l'étourdir, sa terreur, il pouvait la dominer, car il était brave. Il pouvait même l'oublier, à certains moments,—mais il ne pouvait pas faire qu'elle ne vécût au fond de lui, qu'elle ne l'accompagnât partout. Il 313 se savait guetté comme une proie,—peut-être pas plus farouchement, mais pour le moins autant, qu'un certain nombre de hauts personnages officiels, ayant vécu, comme lui, dans la frénésie de l'autorité sans bornes et du bon plaisir, avec le lourd héritage de la sauvagerie de leurs pères. Serait-ce lui... serait-ce un autre... qui paierait le premier acompte de la dette rouge, qui restituerait avec son sang un peu des flots de sang versés, qui servirait d'exemple? Parfois, un brutal frisson le secouait, malgré qu'il en eût, dans le sursaut de la pensée soudaine. Cela venait d'arriver. Il avait pâli.

—«Et je parie,» cria-t-il avec une fureur grondante, «que pas un de vous n'est fichu de me réparer cette sonnerie.

—Pardon, Excellence.

—Et qui cela?... Toi, peut-être?...»

Puis, comme Vassili secouait la tête, Boris hurla:

—«Tu ne vas pas m'amener un ouvrier quelconque! Personne ne doit pénétrer dans mon wagon, tu le sais bien.

—Sans doute, Excellence.

—Les portes sont toujours fermées à clef?... Tu y veilles?... Et il n'y a pas de soufflet de communication entre ma voiture et le reste du train?

—Tout cela est en règle, suivant vos ordres, Excellence.

—Alors?...» demanda le maître, un peu radouci.

314 —«Si Votre Excellence veut bien se rappeler... Sémène... Il est très fort pour toutes ces machines d'électricité. C'est lui qui réparait les plombs sautés, les petits accidents de ce genre, à Paris.

—Comment veux-tu que je le sache?

—Votre Excellence permet-elle qu'il s'en occupe?

—Oui... Et le plus tôt possible... Tu m'entends?... Tout de suite.»

Omiroff, à cette minute—et il s'en rendait compte, d'où cette exaspération—subissait une étrange déroute de ses nerfs. Pourquoi?... Que sentait-il donc autour de lui? Rencontrant le regard de lord Hawksbury, il rougit comme on rougit à douze ans.

—«Pardonnez-moi, mon cher,» reprit-il en anglais. «J'oubliais que je vous ai promis deux mots d'explication.» Et alors, se retournant vers le valet de chambre:—«Dans dix minutes... Vassili... le temps de boire ceci tranquillement... tu enverras Sémène pour réparer cette sonnerie.»

Puis il se versa et avala d'un trait une grande rasade d'extra-dry.

Du bout d'un chalumeau, Frédéric huma quelques gouttes du cocktail.

—«Comment le trouvez-vous?... Fameux, hein?...» demanda le Russe, qui vida aussitôt sa seconde coupe.

Le sang qui, tout à l'heure, colorait son 315 visage, y revint, s'y fixa. La superbe figure s'altéra de brutalité. Les mâchoires se contractèrent, le maxillaire inférieur férocement projeté en avant. Les yeux, d'un bleu doré, se brouillèrent de fibrilles pourpres. Un sourd juron échappa au prince.

Lord Hawksbury se représenta sa belle cousine, cette Maud, douce et fraîche comme une neige d'avril sur les branches roses des pommiers en fleur. Une telle grâce d'âme et de corps!... Et la révélation pour elle—la première révélation—du véritable tempérament de cet homme!...

Omiroff achevait la bouteille de champagne.

—«Dieu! que j'avais soif!» dit-il, la bouche pâteuse, à demi ivre. Et, sans transition:—«Donc, voilà, Hawksbury... Voilà pourquoi vous ne devez pas,—non ce n'est pas digne de vous,—donner dans ces histoires de femme et d'enfant perdu... La pauvre Flaviana est folle. Elle est restée un peu fêlée depuis les événements... fâcheux pour elle, j'en conviens... La mort de mon frère... Leur fils mis au monde avant terme, dans la douleur de ce foudroyant veuvage. Aujourd'hui, savez-vous ce qui en est?... Son enfant n'existe plus. Vous entendez bien... Je vais vous en faire le serment—le serment le plus sacré pour nous autres Russes... Je vous jure que l'enfant est mort... Je vous le jure par notre tsar, notre pape, notre père!»

Hawksbury frémit. L'accent de Boris eût porté la conviction même chez un homme d'une psychologie 316 moins avertie. Celui-ci ne douta pas. Un prince Omiroff peut tout faire, sauf se parjurer par le nom de son souverain.

Au même instant, Sémène paraissait,—les dix minutes étant écoulées,—avec cette exactitude qui ne discute pas les ordres. Comme il entrait, le prince répéta,—et ce fut étrange,—avec un regard vers ce domestique, un regard comme de connivence:

—«Certes, je puis le jurer sur mon honneur, l'enfant dont il s'agit, est mort.»

Hawksbury vit distinctement l'homme en livrée tressaillir. Il eut le choc de ses yeux, levés sur lui, dans un effarement, une interrogation anxieuse, puis détournés aussitôt.

«C'est ce garçon-là,» pensa l'Anglais, «qui a dû lui apporter la nouvelle, en le rejoignant à Moscou. Le meurtrier peut-être... Et cependant... ses yeux...»

La physionomie de ce Sémène frappait Frédérick. Il eut voulu le revoir en face. Mais l'homme tournait le dos, disposait les outils, puis un paquet de fils électriques.

Une autre intuition troubla Hawksbury.

«Ne serait-ce pas depuis mon intervention, et à cause d'elle, que cet abominable Omiroff s'est décidé à supprimer le pauvre petit être? Il aura trouvé que trop de gens sont dans le secret. Ah! malheureuse Flaviana!...»

Exacte prescience. L'ordre qui décidait Flatcheff à agir, transmis dans un langage conventionnel, 317 était parti de l'Ukraine, tandis que le prince traitait Frederick en hôte pour lequel on ne saurait avoir trop d'égards, dans cette demeure de légende qu'il possédait au bord du Dniéper. Et Sémène lui avait apporté la nouvelle de la disparition éternelle de son neveu, enfermé dans le sarcophage, endormi sans souffrir, assurait-il, au moyen d'une dose énorme de chloroforme. Suivant le récit de l'étudiant transformé en valet de chambre, Flatcheff ne resterait dans le Midi de la France que le temps nécessaire pour assurer, moyennant la forte somme, le départ des époux Kourgane. Il les faisait embarquer à Marseille, à destination de quelque pays de soleil, où ils allaient finir leurs jours.

Maître de lui-même, comme en toute circonstance, le comte de Hawksbury venait de se lever, impassible, afin de quitter le salon où Sémène se préparait à réparer la sonnerie.

«Je ne poursuivrai mon chemin côte à côte avec ce diable de Russe (this devil of a Russian)», se disait-il, «que pour empêcher ma cousine de l'épouser.»

Plein de mélancolie et de dégoût, il considéra le grand corps du prince, vautré sur un divan. A la portée de Boris était une seconde bouteille de champagne, que celui-ci avait entamée sans même se servir d'une coupe. A cause des secousses du train, ou parce que le liquide coulait ainsi plus agréablement dans son gosier, Boris le buvait maintenant à la régalade. Était-ce 318 son humiliante frayeur, presque avouée, des nihilistes?... Était-ce l'évocation de sa petite victime, qui portait Boris à la distraction étourdissante de l'extra-dry?... Le fait est qu'il semblait glisser avec plaisir au vertige de l'ivresse.

—«Où allez-vous, Hawksbury? On est bien, ici. Ce garçon va avoir fini tout de suite. N'est-ce pas, Sémène?

—Je n'en ai que pour quelques minutes, Votre Excellence.

—Vous voyez, Hawksbury. Ah! moi, je n'abandonnerai pas ce divan pour un empire,» ajouta Boris, de la voix somnolente d'un homme que gagne un invincible sommeil. Il murmura encore:—«Ne manquez pas... pour déjeuner. Vous savez, à une heure, pas avant.»

Hawksbury hésita. Il ne pouvait, avant que le train s'arrêtât, quitter le wagon du Russe, puisque la communication n'existait pas entre cette voiture et les autres. Or, en dehors du salon, il n'y avait que la cabine à coucher du prince, son cabinet de toilette et les compartiments du service. Mais l'Anglais préféra s'éloigner de cet homme, se promener dans le couloir, contempler sans l'accompagnement de ses ronflements, la désolation des steppes sibériennes.

Au dehors, c'était toujours le même tapis morne de la neige, la même étendue, le même aspect de planète maudite, sous le même ciel lourd et livide.

Comme il passait devant la porte vitrée du 319 salon, Frédéric jetant machinalement un coup d'œil à l'intérieur, vit Sémène qui soulevait le tapis presque au pied du divan où reposait son maître.

«Tiens! quel drôle d'endroit pour faire passer le fil d'une sonnerie.»

Pensée fugace... Observation presque inconsciente. D'autres sujets absorbaient trop le raisonnement de l'Anglais pour que son attention pût s'arrêter à un détail. Toutefois il s'étonna tout à fait en trouvant, à un autre retour, le volet intérieur fermé. Prenant la poignée de la serrure, il fit le mouvement d'ouvrir, pour rentrer dans ce salon, où le prince l'avait prié de se considérer comme chez lui. La porte résista. On avait dû pousser le verrou. Interloqué, presque offensé, de se voir relégué ainsi dans le couloir, il réfléchit que Boris, somnolent et à moitié ivre, ne l'apercevant plus, pouvait le croire retourné dans son propre compartiment. Les wagons, durant la marche, ne communiquaient pas, il est vrai, mais un cerveau chaviré n'y regardait point de si près.

—«What a beast! (Quelle brute!)» grommela Frederick. Et, tout seul, il ne se défendit pas de sourire. «Je rentrerai quand son domestique ouvrira pour s'en aller. Mais c'est la dernière fois que je serai son hôte. Puisque l'enfant de Flaviana n'est plus,—et il faut bien en croire le serment de ce sauvage superstitieux,—je n'ai rien à faire avec cet homme, qui a trois ou quatre 320 siècles de moins que moi. Il est contemporain de son effrayant château-fort, sur le Dniéper...»

Hawksbury alluma un cigare et monologua en lui-même devant l'implacable blancheur sibérienne,—blancheur à peine trouée de temps à autre par un petit amas noir, d'où montait un peu de fumée, comme une haleine, et qui était un village.

Cela passait en éclair le long du train frénétique. Là aussi, il y avait des êtres si loin de lui, si loin! Est-ce que le progrès ne ferait qu'espacer les hommes, les échelonner à des distances infiniment plus grandes au moral que n'étaient matériellement celles des routes de la terre quand la vapeur ne les dévorait pas?

Sa rêverie absorbait Frederick. Puis tout à coup:

—«C'est drôle... ce domestique n'en finit pas...»

Une colère soudaine envahit l'Anglais. Il avait envie de s'étendre, lui aussi, sur un divan. Eh bien, si ce n'était pas dans le salon du Russe, ce serait sur son lit. Pourquoi se gêner? Il allait bien voir.

Impérieusement, Hawksbury ouvrit le compartiment où couchait Boris. La porte, cette fois, céda tout de suite.

—«Parfait, je vais en prendre à mon aise.»

Le lit, durant la journée, représentait une large et moelleuse banquette. D'un coup d'œil Frederick embrassa ce nid capitonné, où il allait s'offrir 321 une confortable revanche. Mais il tressaillit. Une ombre passait devant la fenêtre, en face de lui,—une forme agile et rapide, qui s'en allait, à contresens de la marche du train.

L'effet physique de surprise passé, le voyageur ne s'étonna pas autrement. «Mais c'est égal,» pensa-t-il, «à une vitesse pareille, je n'aurais pas cru semblable exercice possible,—même à des employés que l'accoutumance enhardit.»

Deux minutes après, étalé de tout son long, le comte Hawksbury coupait, lui aussi, par un somme, la longueur de la matinée. Il ne devait luncher qu'à une heure, et sa montre ne marquait pas encore midi.

A ce moment même, dans le dernier compartiment du wagon de seconde classe qui suivait immédiatement la voiture du prince Omiroff, deux voyageurs, un jeune homme et une jeune femme, se trouvaient seuls.

La jeune femme était blonde, avec des cheveux épais, taillés courts sur la nuque, une figure laide, ardente, où la palpitation d'une vie forte et nombreuse comme la vie d'une foule, mettait une fascination supérieure à la beauté. L'homme,—un géant,—portait une expression, au contraire, placide, concentrée, dans de grands membres aux gestes rares, comme sur un visage défiguré par un œil mort et par une cicatrice.

—«Pierre,» dit la jeune femme, «nous approchons du fleuve. Là-bas, il y a une traînée de brouillard qui marque le cours de l'Obi.»

322 Ses lèvres se crispèrent après cette remarque si simple. Et il y eut un éclair dans ses yeux d'eau phosphorescente.

—«Ma Tatiane...» murmura seulement son compagnon, en glissant un bras autour d'elle.

Mais Tatiane Kachintzeff, dardant ses larges prunelles, avec une espèce d'avidité pleine d'horreur, sur le lugubre paysage, parla comme en songe, sans s'appuyer sur son fiancé.

—«Oui... le voilà, le fleuve... le fleuve maudit... C'est là, sur ses bords, que mon père, cet être de science et de pensée, allait draguer du sable, une lourde chaîne aux chevilles... D'ici, on pourrait presque apercevoir—j'ai étudié la carte—les murs de son bagne... Ces murs entre lesquels il subit, par l'ordre d'un Omiroff, le hideux supplice... Oh! l'imaginer... Mais chaque fois que j'y pense, la folie me prend... Otez-moi cette image... Et c'est là... c'est là!...»

Elle se dressa, véritablement égarée, les mains tendues vers l'espace blême, vers des amas obscurs qui, là-bas, pouvaient être des fabriques, ou des casernes, des faubourgs de ville, vers de vagues miroitements de lac ou de fleuve, elle cria, la voix déchirée, déchirante:

—«Père!... Père!...»

Marowsky la saisit alors d'une étreinte si frémissante de pitié, qu'elle en prit conscience. Elle se tourna violemment. Puis, raidie, tragique:

—«Et toi, mon Pierre... Et toi, avec ta face balafrée, ton œil perdu, ne portes-tu pas la griffe 323 de proie enfoncée dans ta chair? N'est-ce pas Boris Omiroff qui a commandé de tirer, à ce soldat, parce que tu osais avancer la tête entre les barreaux de ta prison?...

—Je le sais... Tatiane... Je le sais. Qu'as-tu? Ne sommes-nous pas ici pour la justice?

—Elle tarde bien, la justice! Pierre, je ne voudrais pas faiblir. Pour que j'ose l'acte terrible, il faut que ce soit ici, tout de suite, en face de ce lieu qui a vu le martyre de mon père...

—Qu'importe!» dit doucement Marowsky. «Ce que nous faisons, nous ne le faisons pas pour nous, mais pour nos frères... pour l'exemple... pour l'avenir.»

Soudain, ils sursautèrent. Puis, d'un bond, Marowsky fut à la portière, l'ouvrit...

Un homme s'élança, tomba plutôt qu'il ne s'assit... Mais aussitôt se releva, et, haletant, ne pouvant encore prononcer un mot, arrêta le bras du fiancé de Tatiane, qui allait refermer la portière. Un signe de tête... Pierre aperçut, comprit. Son geste, en claquant le lourd battant, eût rompu le fil qu'apportait le nouveau venu—un fil enveloppé d'une gaine de soie verte, tel qu'il y en a dans les appartements pour les transmissions électriques de sonnerie ou de lumière. Marowsky rabattit donc d'abord le carreau et, prenant l'extrémité de ce fil, le fit passer par l'ouverture, du dehors en dedans, avant de clore la portière.

—«Ah! Sloutvine,» dit alors Tatiane. «Vous 324 voilà donc!... Trois jours!... Nous vous attendons depuis trois jours!... Mais vous venez à l'heure qu'il faut,» ajouta-t-elle, la main tendue vers le mystère du pays de neige et de silence.

Sloutvine,—le Sémène encore vêtu de la livrée des Omiroff,—passa la main sur son front.

—«C'était dur, le long du train?...» demanda Pierre.

Un haussement d'épaules. Mais pas un mot. Il n'y avait qu'à regarder ce visage blême, maculé de suie, cette bouche encore convulsive, ces mains aux ongles saignants. Oui, cela avait été dur, à la vitesse infernale du rapide, surtout pour passer d'un wagon à l'autre. Mais c'était fait. La respiration normale revenait aux poumons suffocants de Sloutvine. Il prit des mains de Marowsky le fil électrique. Les deux parties en étaient isolées. Sloutvine les démaillota, sortit de sa poche un commutateur,—une de ces vulgaires poires, munies d'un bouton sur lequel on appuie pour établir le courant. Vivement il lia sur les deux petites bornes les tronçons du fil, et revissa l'enveloppe de bois.

Alors, sans une parole, il tendit l'objet à Tatiane.

Quel recul!... quelle pâleur!...

Elle ferma les yeux, puis, les rouvrant, elle enfonça leur flamme limpide jusqu'à l'âme de Sloutvine.

—«Seul?» demandèrent ses lèvres blanches et tremblantes.

325 —«Oui.

—Vous me le jurez?

—Je le jure. J'ai enfermé l'Anglais dans le couloir. Il ne peut être atteint.

—Le train?... Les autres?... Sloutvine... il est encore temps... Aucun innocent ne souffrira?

—Aucun... Faisons vite.

—Donne...» pria son fiancé, qui craignait de la voir défaillir d'horreur.

Elle leva sur lui le fanatisme et l'amour de tout son être, scintillant sous les paupières un peu obliques.

—«Non... pour toi... Pour mon père... Pour tous nos martyrs...»

Elle pressa le bouton électrique.

Minute immobile... Leurs cœurs mouraient dans leurs poitrines... Rien ne les avertit... Était-elle accomplie, l'œuvre terrible?... Comment croire que tout était résolu par ce faible geste d'un doigt de femme?...

Les saccades régulières du train, frappant le silence formidable de leurs âmes, y roulaient en tonnerre, parmi des échos d'épouvantement.

Mais, soudain...—ne se trompaient-ils pas?...—la course effrénée du rapide semblait se ralentir. Leurs regards osèrent se chercher, s'interroger... Oui... voilà... c'en était fait... On avait dû tirer une sonnette d'alarme. Mais quelle main?... La sienne, à lui?... Vivait-il encore?...

Nulle parole ne leur vint aux lèvres. Qu'importait maintenant? Ils avaient agi suivant leur 326 conscience,—cette conscience collective qu'ils partageaient avec des milliers de leurs frères,—connus et inconnus. Ils laissaient le reste, et leur propre sort, au mystérieux vouloir de la fatalité.

Sloutvine, pourtant, par une sorte de mécanisme où ses propres sentiments n'avaient guère de part—car la peur, le souci de sa sécurité s'effaçaient dans la solennité de ce qu'il appelait sa mission, dans le sombre enthousiasme d'une telle heure—accomplit hâtivement ce que ses amis et lui-même avaient décidé d'avance.

D'abord, il coupa le fil électrique au bord de la portière, en lança le bout avec le commutateur aussi loin qu'il put, hors de la voie, tandis que la longue partie libre, déroulée par lui le long du train en venant de la voiture d'Omiroff, tombait, traînait, se tordait entre les roues, qui, bientôt, la morcelèrent.

En même temps—et tout fut fait plus vivement qu'on ne saurait le dire—Pierre Marowsky prenait, dans le filet du compartiment, un paquet qu'il jetait sur la banquette: des vêtements, vite sortis par leurs mains fiévreuses,—vêtements grossiers, salis, de paysan sibérien, un casaquin de peau de mouton, une culotte de drap, des bottes, un bonnet de fourrure râpé. Sloutvine eut instantanément changé sa livrée contre ce costume, dont la vraisemblance devint frappante lorsqu'il eut enfoui son crâne tondu sous une longue perruque aux mèches grasses, et caché 327 ses joues glabres dans les frisures d'une barbe d'aspect non moins répugnant.

Pendant qu'il s'habillait, Tatiane et Pierre soulevaient un des longs coussins de la banquette, et le montraient décousu d'avance sur un des côtés et à demi vidé de sa garniture intérieure. Dans ce vide, ils enfouirent la livrée dont venait de se dépouiller leur ami. Puis ils refermèrent l'ouverture à grands points cachés sous le galon.

Si promptement qu'ils eussent agi, l'arrêt du train aurait dû les surprendre avant leurs précautions achevées. Mais l'illusion de leur angoisse les avait trompés. Le rapide ne stoppait pas. Après un simple ralentissement sur une courbe de la voie, il reprenait son élan de vertige.

—«Comment!... Qu'est-ce que cela signifie?» murmura Tatiane.

—«Raté!...» s'écria Marowsky.

—«Non,» dit Sloutvine.

Les fiancés le regardèrent. Et ce fut pour eux comme un appesantissement de cauchemar, le face à face avec le moujik impossible à reconnaître, avec cet étranger, qui leur parlait de ce qu'ils n'osaient pas formuler en eux-mêmes.

—«Non,» répéta l'homme aux cheveux sales, à la barbe broussailleuse, «ce n'est pas raté. Au contraire. Mes calculs sont exacts. Le bruit n'a pas dû dépasser celui d'un coup de revolver. Ce qui m'étonne, c'est que l'Anglais, dans le couloir, n'ait pas entendu, et donné l'alarme.

328 —Mais,» observa Marowsky—la voix basse, étranglée, «si le train ne s'arrête pas, tu es perdu. Ton costume... c'était pour te mêler à des paysans... avoir eu l'air d'accourir... vers... la chose... l'accident... Un contrôleur peut t'apercevoir maintenant. Que dirons-nous?...»

Sloutvine s'approcha de la portière, voulut l'ouvrir. Mais Tatiane s'interposa.

—«C'est de la folie. Vous vous tueriez!

—Je ne veux pas vous compromettre.

—Ah! qu'importe.

—Non... Avec vos passeports si bien établis, vous deux, vous êtes insoupçonnables... Vous gagnerez Vladivostock, puis l'Amérique... le pays libre...

—Jusqu'à ce que nous revenions vers les nôtres...

—Soyez heureux,» dit Sloutvine. «Adieu...»

Il se dégageait de leur étreinte, leur assurant qu'il ne sauterait pas, qu'il se coulerait entre deux wagons, attendrait la prochaine halte. Mais soudain, leurs voix se turent, leurs gestes mollirent. Cette fois, le rapide ralentissait pour stopper. Des maisons parurent, puis des garages de wagons, des amas de charbon, une pompe pour donner de l'eau à la machine.

Comment?... Un arrêt réglementaire... Leurs yeux lurent sans y croire: Krasnoyarsk. Nul ne savait donc rien encore?

Un peu avant le quai, Sloutvine sortit, se laissa glisser à terre.

329 Tatiane et Pierre le virent se faufiler entre les ateliers, baraquements, machines au repos, dans ce dédale qui obstrue les abords d'une station de chemin de fer. Si quelque voyageur l'aperçut, il dut le prendre pour un ouvrier de la voie, ayant sauté sur le marchepied avant l'entrée en gare, et qui descendait à l'endroit de son travail.

On s'étonnait, d'ailleurs, dans le rapide, de cet arrêt inattendu, à Krasnoyarsk. Nul ne se doutait que c'était là une mesure de faveur pour le prince Omiroff. Ses gens pouvaient de la sorte apporter du wagon-restaurant ce qu'il leur était trop difficile de préparer dans leur petite cuisine ambulante de la voiture particulière,—puisque cette voiture, par excès de précaution chez leur maître, ne communiquait avec aucune autre.

Le lourd convoi se déroula peu à peu le long du quai, avec des chocs espacés, des fusées de vapeur, un halètement rauque, le bloquement des freins. Ce fut une agitation immédiate aux portières, de ceux qui s'élançaient dehors, et de la nuée de moujiks se précipitant pour rendre un service, obtenir une aubaine.

Soudain, des coups de sifflets, précipités, stridents, des gens qui courent, la figure décolorée, les yeux fous. Des soldats paraissent, les portes des salles d'attente se ferment. Une stupeur se répand. De pauvres diables, qui se hâtent au hasard, sont appréhendés brutalement. Il y a des cris sans cause, des silences qui font peur.

330 Que se passe-t-il?

Autour d'un wagon de luxe, voici des gens de police qui se postent. Un homme arrive, amené on ne sait par qui. Sur son passage, des voix, instinctivement basses: «C'est le médecin.»

Maintenant un bruit de verre qui casse. Une vitre fêlée, au wagon de luxe, achève de se détacher, tombe en dehors, se fracasse. Aussitôt, vers ce point, un fourmillement. On s'amasse, on se hisse, les têtes se dressent... Il faut voir à l'intérieur. Mais les stores sont baissés brusquement. Et il se prononce des mots, dans cette foule, des mots terribles, auxquels on n'ose pas croire.

Ce fut à cette minute seulement que Hawksbury, étendu sur le divan-couchette du prince Omiroff, se réveilla. La sensation de l'arrêt, puis des rumeurs confuses, après avoir modifié ses rêves, interrompirent tout de bon son sommeil. Avec un étrange sentiment d'angoisse, il se dressa. Un piétinement s'assourdissait, sur le tapis du couloir. Un choc heurta sa porte. On se pressait là pour passer. Tant de monde, dans ce wagon particulier, où le service se faisait si discrètement? Pourquoi? Il ouvrit.

Un uniforme de policier russe le frôla rudement. Puis une face rogue surgit contre la sienne. On l'interpella sans qu'il comprît. Même une main se posa sur son bras. Il eut un sursaut révolté.

Alors, dans le remous de ces corps indécis, par ces gestes qu'on fait sans savoir, aux instants de 331 fatalité où la pensée est suspendue, Frederick de Hawksbury se trouva à la porte du salon. Et, ce qui lui frappa les yeux, sans que son entendement démêlât rien encore de la scène incohérente, ce fut une vitre cassée sur le débris restant de laquelle coulait un filet clair de sang. Une évidence de catastrophe jaillit pour lui de ce détail, peu tragique en lui-même. Le sang venait d'une main qui s'était coupée à cette vitre dans la bousculade. Toutefois, l'horreur ambiante s'insinua toute ici dans l'âme de l'Anglais. Ce fut comme une coulée de glace entre ses épaules... Les racines de ses cheveux devinrent douloureuses.

—«Vassili!» cria-t-il, en reconnaissant la livrée voyante parmi des épaules sombres.

Le valet de chambre se tourna. Il avait un visage convulsif et mouillé de larmes. Tout de suite, ce domestique, dont le dévouement à son maître était la raison même de vivre, gémit:

—«Milord... Milord!...» d'un tel accent que les autres s'écartèrent.

Et alors voici ce qui apparut à Frederick de Hawksbury.

Boris Omiroff demeurait encore étendu sur le divan, à peu près dans la position du repos. Mais ce divan, sous son buste, était saccagé,—le bois disloqué, l'étoffe crevée, les paquets de laine et de crins soulevés, dispersés, et inondés de sang. Dans ce fouillis, la belle tête du prince russe se renversait, la face en l'air, le menton tendu, la bouche ouverte, les yeux révulsés, toute criante, 332 semblait-il, et de quel effroyable cri!... Pour muette qu'elle fût, on la voyait, cette clameur de foudroyante agonie. Elle perçait l'âme tremblante des assistants, comme s'ils l'eussent entendue.

D'un geste, Vassili montrait à l'Anglais ce qu'il fallait deviner plutôt que voir. Car nul encore n'avait osé déranger l'attitude d'immobilité terrible. Le crâne de Boris, en arrière, devait être à demi emporté. Car où donc s'achevait ce fort débris de bois garni d'une ferrure, où se répandait...—horreur!...—une substance graisseuse et rosâtre.

Dans le cou,—dans le cou solide, arrondi comme un marbre,—une espèce d'énorme écharde, fichée ainsi qu'une flèche, eût suffi peut-être à provoquer la mort.

Des réflexions s'échangérent, entre le commissaire de la gare, le chef de train, les agents. Vassili traduisit pour lord Hawksbury:

—«Ils disent que jamais engin n'a fait une aussi précise besogne. Avec quelle adresse a-t-on dû jeter cela par la portière, du dehors!... Impossible avant le ralentissement du train... Et où étiez-vous, milord? où étiez-vous?...»

Une exclamation.

Cette fois, nul truchement ne fut nécessaire. L'Anglais vit quelqu'un se relever. Un fil traînait sur le tapis, un fil électrique... Des mains le saisirent, le suivirent jusqu'à son point d'attache, à la paroi du wagon, sous le bouton de la sonnerie.

333 Hawksbury se rappela le domestique qui, tout à l'heure, réparait cette sonnerie. Devant sa vision intérieure se replaça l'image de cet homme travaillant à terre, glissant quelque chose sous le tapis, si près du divan, si près de la tête...

Il releva les yeux... Cette tête...

Ouvrant les lèvres, il allait clamer son soupçon, sa certitude. Quelque chose l'arrêta. Le regard du serviteur, le regard étrange dardé vers lui quand Boris avait affirmé la mort de l'enfant. Ce regard lui revint, plein de choses, poignant... Il se tut.

Mais un autre cria le nom du criminel. Vassili maniait à son tour le fil électrique, il se frappait le front, puis, avec une mimique indignée, expliquait au commissaire de la gare. Hawksbury ne saisit que le mot:

—«Sémène... Sémène...»

Les policiers se mirent en mouvement. Vassili s'offrit à les conduire. Il allait leur livrer son camarade.

Mais ce fut en vain qu'on chercha le valet de pied... En vain qu'on cerna la gare, qu'on mit le train en quarantaine... En vain qu'on attendit et qu'on reçut les ordres télégraphiés de Pétersbourg... En vain qu'on mobilisa les troupes de la forteresse la plus proche...

L'assassin du prince Boris Omiroff ne se retrouva pas.

Lorsque, enfin, il fallut interrompre les immédiates recherches, laisser poursuivre vers Vladivostock 334 tous les voyageurs immobilisés à Krasnoyarsk, ceux-ci, en s'éloignant, purent apercevoir, remisée sous un hangar devant lequel défila leur train, cette chose, qu'ils regardèrent en frissonnant: le wagon luxueux du prince Omiroff, avec ses vernis brillants, ses panneaux armoriés, dont les volets clos laissaient filtrer de jaunes lueurs—les cierges se consumant dans la chapelle ardente.

On attendait de faire exécuter à ce sépulcre ambulant la manœuvre des plaques tournantes, pour l'accrocher au premier train marchant vers Pétersbourg. Des popes priaient jour et nuit près du corps du dernier des Omiroff.

Boris reposait là, et sa tête, appuyée sur l'oreiller, avait été bourrée de ouate jusqu'au bord de l'horrible blessure, afin qu'elle restât d'aplomb et ne croulât pas, la face levée, dans le renversement, le cri, l'épouvante, de sa terrifique agonie.

335

XIII
LES PETITS PIEDS QUI NE DANSERONT PLUS

—«Flaviana chérie, va me chercher papa. Dis-lui de revenir... Il peut bien pleurer devant moi... Ah!... pourquoi se cacher?... Je sais...»

La voix de Bertile passait à peine, affaiblie, sifflante, hachée par une petite toux. Mais, si la fillette parlait avec effort, c'était dans un sourire. Une sérénité merveilleuse illuminait ses grands yeux clairs. Le doux regard insistant soulignait sa demande.

Troublée par son dernier mot: «Je sais,» et ne voulant rien en laisser voir, Flaviana se leva pour lui obéir.

Dans la pièce voisine,—une lingerie, transformée momentanément en chambre à coucher, par l'installation d'un lit-cage et d'une commode-toilette,—un homme étouffait ses sanglots contre ses bras, croisés au dossier de sa chaise. On voyait osciller ses épaules sous le drap fatigué d'un veston commun. Une tristesse indicible ballottait ce gros crâne grisonnant, cette tête abandonnée de pauvre être sans révolte. Pourquoi 336 souffrait-il, celui-là, et si cruellement!... lui, qui ne savait pas ce que c'était que de faire du mal?.. Quel mystère! Et quelle pitié!

Flaviana, debout derrière Pageant, n'osait lui parler, par peur de fondre elle-même en larmes. Mais une porte donnant sur le corridor s'ouvrit. Delchaume entra. Tout de suite, avec son autorité d'homme de science, il réveilla l'énergie du malheureux père.

—«Allons, mon ami... courage. Ne donnez pas ce spectacle à votre enfant.

—Je l'ai quittée exprès,» murmura l'ancien hercule.

—«Mais elle sait bien que c'était pour pleurer,» intervint Flaviana. «Elle comprend, allez... Quelle petite âme d'ange! Elle était trop exquise pour ce monde, votre Bertile.»

Pageant regardait la belle artiste. Puis il tourna les yeux vers Raymond. Tous deux se tenaient côte à côte devant lui. Et, malgré leur commisération, leur chagrin, dans le mouvement même qui les penchait ensemble vers sa douleur, il ne put les contempler sans subir le rayonnement de leur harmonie. Tandis qu'eux-mêmes, en ce moment, écartaient la pensée de leur amour, cet amour les liait comme d'une invisible guirlande, les rendait pareils d'expression, de sentiment, d'attitude. Ce n'étaient plus deux êtres indépendants l'un de l'autre. C'était un couple.

L'humble ouvrier sentit cela, profondément. Alors il eut un mot d'une intuition merveilleuse. 337 Sans amertume, comme s'il constatait une réalité presque consolante, il dit:

—«Ma Bertile s'en va pour vous avoir trop aimés, tous les deux.»

Chacun lui prit une main. Et ils se turent. A ce moment leurs trois cœurs se parlèrent. Et celui du frotteur de parquets eut un scrupule de délicatesse infinie, car il craignit d'avoir affligé les autres.

—«C'était son sort,» prononça Pageant. «Comme vous dites, madame Flaviana, l'enfant était trop bonne pour cette terre.»

«C'était son sort...» Il mit à ces trois mots une intonation qu'on ne saurait rendre. Résignation, fierté, navrement, et, sans le savoir, l'immensité du mystère. «C'était son sort...»

Quand ils rentrèrent auprès de Bertile, elle leur sourit, comme toujours. Un peu de couleur lui revenait au visage. Ses lèvres ne répétèrent plus ce qui avait tant bouleversé Flaviana, le «je sais», dévoilant la conscience de sa fin prochaine. Elle tâcha de jouer la confiance dans l'avenir, pour donner le change à leur affliction. Pourtant elle eut une exclamation involontaire:

—«Ah! ma Flaviana, je n'aurais pas voulu partir sans le revoir près de toi!»

Pageant prit le docteur à part.

—«Elle ne vous reconnaît donc plus?» questionna-t-il avec angoisse.

—«Bertile ne parlait pas de moi,» répondit Raymond.

338 Et il évita d'expliquer à ce père près de perdre son enfant, que le sien, à lui, celui de Flaviana, leur serait bientôt rendu—qu'ils l'espéraient avec ardeur, avec angoisse, que cet espoir était l'unique pensée qu'ils lisaient dans les yeux l'un de l'autre, quand ils croisaient leurs regards, même à côté de la mourante,—pourtant si chère!

Où était-il? entre quelles mains? leur petit Serge-François... Depuis la communication téléphonique reçue par Bertile, un autre message était venu, anonyme aussi, mais écrit cette fois,—ou du moins composé avec d'impersonnels caractères d'imprimerie. Plus explicite que l'autre, plus clairement rassurant, il recommandait à Flaviana la prudence, la patience. «Tant que le loup n'est pas abattu par les chasseurs,» disait l'étrange lettre, «la brebis doit préférer que l'on cache son agneau

Phrase qui fulgura tout à coup d'une signification terrible et radieuse, quand tous les journaux du monde retentirent de la nouvelle:

«Effroyable crime anarchiste. Le prince Boris Omiroff foudroyé par une bombe dans le trans-sibérien-express.»

Troublante conjoncture... Se réjouir d'un assassinat... Pourtant «lorsque le loup est abattu par les chasseurs», qui reprocherait à la brebis d'appeler son agneau, dans le ravissement de la délivrance, l'extase de le voir bondir vers elle, en sécurité, à travers la prairie?

Flaviana et Raymond n'osèrent formuler en 339 des paroles précises ce qui se levait obscurément dans leurs cœurs, ce qu'ils devinaient trop bien l'un chez l'autre. Mais, le matin où la brève dépêche s'inscrivit dans toutes les feuilles, en lettres grasses, sous la rubrique: «Dernière heure», le premier mouvement de Flaviana fut d'en rapprocher la missive anonyme. Elle plaça côte à côte, devant les yeux de Raymond, l'espèce de prédiction: «Tant que le loup ne sera pas abattu par les chasseurs», et la réalisation évidente: «Le prince Boris foudroyé par une bombe.» Ils se regardèrent... Et ce fut tout.

Depuis ce jour-là,—ce jour-là qui datait maintenant d'une semaine,—ils attendaient. A travers leur attente; ils écoutaient venir deux choses: l'une incertaine, l'autre, dont l'approche sournoise, frôleuse, devenait, hélas! inévitable. Le bonheur et la douleur s'avançaient ensemble. Mais l'une commençait à presser le pas, à courir plus vite que l'autre. Et c'est pourquoi Bertile, avec la prescience de sa petite âme déjà soulevée au-dessus de la vie, avait dit à Flaviana:

—«Je ne voudrais pas m'en aller sans le revoir auprès de toi.»


Un soir, comme la danseuse-étoile partait pour son théâtre, Delchaume arriva, pour la troisième fois de la journée.

—«Ah!» s'écria Flaviana, «je m'en irai donc avec moins d'anxiété. Promettez-moi de rester jusqu'à mon retour, mon ami.

340 —Bertile est plus mal?

—Elle est bien faible. Et je ne sais quel pressentiment me serre le cœur.

—Son père est près d'elle?

—Comme toujours. Il ne la quitte pas, depuis que je l'ai installé dans la chambre voisine.

—C'était bien, à vous, de faire cela,» dit Raymond. «Comme vous êtes bonne, Flavienne!

—Il ne s'agit pas de moi.

—Pas assez, en effet. Vous ne vous ménagez en rien. Comment pourrez-vous danser, ce soir?

—Comme d'habitude,» répondit-elle en souriant.

Raymond regarda ce sourire, sur les lèvres à l'arc allongé, frémissant, dans les yeux creusés d'ombre, où il se mélancolisait. Une palpitation d'amour lui fit trembler le cœur. D'avance, il entendit sa voix troublée dire le mot dont la clameur emplissait tout son être. Mais, d'un effort désespéré, il se contint. L'heure n'était pas venue.

Flaviana se reculait imperceptiblement, très pâle. Puis, tout de suite, ce fut comme l'évanouissement d'une flamme. Avec un geste de médecin, de frère, Raymond prit les mains de son amie,—les mains aux doigts grêles, fuselés, si fins et souples qu'ils se groupaient en faisceau comme les tiges d'un bouquet. Et, s'inquiétant toujours, à cause de l'obligation professionnelle:—«Danser?... Avec ce qui vous préoccupe... Vous qui ne dormez ni ne mangez depuis huit jours... En aurez-vous seulement la force?...

341 —Ne craignez rien,» dit l'artiste.

Et alors, elle lui expliqua. Une noblesse émanait d'elle, de son beau visage mince, de sa haute forme, dont la grâce subsistait, même dans l'immobilité.

—«La danse, pour moi,» disait-elle, «ce n'est pas un rite de joie, une pantomime de mon corps en contraste avec l'état de mon âme, une antithèse dont je puisse souffrir. Je danse comme d'autres chantent. J'entre dans mon rêve... Je libère les sentiments qui m'oppressent. Et tous, voyez-vous, Raymond, tous, ils s'évadent de moi, bien qu'en restant liés à moi. Je les exprime, en dansant, comme si je les jetais dans le rythme d'un poème. Je m'étonne qu'on ne les devine pas, qu'on ne les voie pas. Quelquefois je sens ma danse tellement triste et déchirante qu'il me semble qu'on va me crier: «Assez!... assez!...» avec des sanglots. Mais personne ne sait. Et cela vaut mieux. Vous saurez, vous, Raymond. Ne me plaignez pas. Ne croyez pas que ce soit pour moi pénible, cruel de danser...» Elle s'arrêta, saisie comme d'un frisson, et reprit plus bas:—«Une chose m'est dure, là-bas, en scène... oui. De voir toutes ces petites... Ah! quand elles viennent autour de moi... qu'elles s'approchent, puis s'éloignent... suivant les figures du ballet... Je cherche involontairement des yeux celle qui manque... Tous ces petits pieds agiles... Je pense aux petits pieds qui ne danseront plus...»

La voix de Flaviana s'altéra. D'un geste de la 342 main, la danseuse dit adieu à Delchaume. Et, précipitamment, elle s'enfuit.

Le jeune médecin resta un peu perplexe. Il n'avait pas eu le temps d'expliquer à son amie que sa soirée ne lui appartenait point entièrement. Toutefois, puisqu'elle souhaitait qu'il ne s'éloignât pas, il ferait ce qu'elle lui avait demandé, bien qu'il ne constatât guère d'aggravation dans l'état de Bertile.

Raymond décida donc qu'il travaillerait là, dans la salle à manger. Et il commença par envoyer Pageant réclamer, chez lui, à son valet de chambre, certains documents qui lui permettraient d'utiliser malgré tout les heures de la soirée. En attendant, il s'assit près du lit de la petite malade.

Bertile ouvrit les yeux, le reconnut, sourit, et laissa retomber sa tête sur l'oreiller.

Avec quelle amertume Delchaume contempla ce visage de quinze ans, dont les traits, usés comme par une lime, étaient étirés, pincés, dont les paupières bleuâtres, abaissées comme par des doigts lourds, exprimaient toute la lassitude de la vie. D'où venait, ici, l'impuissance de sa science? Il avait sauvé la marâtre, la mégère, d'une terrible maladie aiguë, et il ne pouvait rien contre la lente consomption qui détruisait ce corps frêle, où il aurait dû trouver cependant comme alliées toutes les ressources de la jeunesse.

Sous les couvertures,—légères à cause de la 343 chambre chaude,—son regard ému suivit le dessin à peine indiqué de la forme enfantine. Vers l'extrémité du lit, il chercha le relief des orteils pointant légèrement. Et il sentit dans ses yeux la brume d'une larme, en se répétant les derniers mots de Flaviana: «Les petits pieds qui ne danseront plus.»

Presque aussitôt, il tressaillit. Relevant la tête, il venait de rencontrer deux prunelles à demi-voilées, qui l'observaient.

—«Cela va, ma mignonne?...»

Elle fit comme une tentative pour se soulever.

—«Vous êtes tout seul?

—Oui.

—Papa est sorti?

—Pour moi, pour me rendre service. Il va revenir.

—Raymond, je voudrais vous demander quelque chose.»

C'était la première fois qu'elle l'appelait ainsi par son petit nom. Pris d'une émotion indéfinissable, il se pencha davantage.

—«Parlez, ma petite Bertile.

—Dites-moi que vous êtes heureux.

—Heureux?...»

Le mot, jailli dans la surprise des lèvres de Delchaume, lui laissa une brûlure dans la gorge, un remords. «Heureux...» Il n'en avait plus l'espoir, il ne s'en croyait plus le droit... Et cependant?... La seule question de cette enfant, la possibilité énoncée, la mise en présence du 344 bonheur, vers lequel se tendait tout son être, ce fut comme la brusque tombée de chaînes pesantes, un flot de lumière dans l'obscurité voulue où il murait son âme. «Heureux!...» Dès la seconde réflexion, il découvrit en lui-même l'harmonie secrète avec ce mot dont s'il s'effarait. «Heureux!...» Ah! oui... comme il pouvait l'être encore!

Humblement, très bas, avec l'émoi d'un mystère, il interrogea Bertile:

—«Pourquoi me posez-vous cette question, mon enfant?

—Parce que,» murmura-t-elle, «je veux vous l'entendre dire...»

La figure mourante s'illumina radieusement, et Raymond perçut à peine, tant ils lui parurent étranges, les quelques mots que Bertile prononça encore, dans le plus léger souffle:

—«Vous... heureux... et Flaviana... tous les deux... C'est ma part, à moi, ma part de la vie... Alors... j'y tiens...»

Elle répéta: «J'y tiens...», avec une expression si émouvante que le jeune homme en fut étreint jusqu'à une espèce d'angoisse.

Il s'inclina davantage vers la fillette, comme pour déchiffrer, dans les yeux maintenant élargis, dans les prunelles où scintillait la petite étoile d'or de la lampe électrique,—dernière petite étoile des soirs humains, dernière lueur de la chambre douce,—quel secret la fragile créature avait l'énergie de garder lorsqu'elle en mourait. 345 Et elle, se trompant peut-être à son geste, leva faiblement les mains, comme pour attirer plus près encore cette tête, si proche maintenant de la sienne...

Voulut-elle lui chuchoter quelque chose à l'oreille? Ses lèvres séchées de fièvre eurent-elles soif d'emporter un baiser que permettait la chasteté terrible de la mort?... Raymond ne le sut jamais. Car, à l'instant, un coup rapide contre la porte, et cette porte ouverte presque aussitôt, interrompirent le dialogue muet, suprême.

—«Monsieur le docteur... monsieur le docteur...» haletait la grosse Mélanie.

Les petites mains soulevées retombèrent sur la couverture.

—«Monsieur le docteur...

—Eh bien, quoi donc, ma bonne Mélanie?

—Il y a quelqu'un... Venez, venez vite!...

—Quelqu'un... Mais qui est-ce?»

Delchaume hésitait, ne pouvant admettre qu'il eût rien à faire avec une personne venue chez Flaviana. La discrétion le retenait. Quant à Mélanie, pour qu'elle s'expliquât sur son agitation et sur l'intérêt de la visite, il fallait qu'elle avouât être au courant d'une foule de choses dont la confidence ne lui avait pas été faite. Mais quel imbroglio échapperait à la divination de sa curiosité? Comme le grand naturaliste Cuvier, qui reconstituait, sur un fragment de squelette, un animal antédiluvien, la grosse femme de charge eût reconstitué le plus compliqué des romans sur 346 un bout de dialogue surpris, le moindre indice, un débris de lettre.

—«Venez, monsieur le docteur... Venez!... je vous en supplie!» répétait-elle.

—«Mon Dieu!...» s'exclama la voix faible de Bertile... «Est-ce donc lui?... Est-ce notre petit François?...»

La seule supposition fit bondir Raymond hors de la chambre. La grosse Mélanie, déplaçant plus d'air que jamais, se hâta derrière lui, pour ne rien perdre de ce qui allait se passer. Ils ne virent pas Bertile, soulevée tout à coup sur son lit par une force inattendue. Une joie immense galvanisait la petite. Ses nerfs surexcités oublièrent l'accablement, l'immense faiblesse. Elle glissa ses pieds à terre. Un instant, surprise de les voir tellement amincis, avec de si longs doigts, que les os fins dessinaient jusqu'au cou-de-pied, elle s'arrêta, et les larmes lui montèrent aux yeux. Elle aussi, à cette minute, entendit une voix en elle-même:

«Ils ne danseront plus.»

Mais aussitôt un sourire, un détachement très doux:

—«Si l'enfant est là, qu'est-ce que ça fait?»

Vite, elle cacha dans des babouches les petons maigres, secoua la tête—avec encore de l'espièglerie—pour sécher ses paupières, puis, étant parvenue à passer un peignoir, elle se dirigea, en s'appuyant aux meubles, aux murs, du côté de l'appartement où se confondaient des paroles, 347 des exclamations, et,—crut-elle,—les cris de joie d'un tout petit.

Dans la salle à manger, où Mélanie conduisit Delchaume, sous la lumière tamisée de rose de la suspension électrique, le jeune docteur ne vit tout d'abord que le large dos de Pageant.

Le bonhomme avait posé sur la table un ballot de paperasses—les documents qu'il était allé chercher rue du Général-Foy. Maintenant il se baissait, comme pour ramasser quelque chose—sans doute des feuillets échappés. Telle fut, en un éclair, l'impression de Delchaume, dont le cœur défaillit de désappointement, tandis qu'à ses yeux s'offrait, adverse à toute illusion, la carrure ample et gauche.

Combien, à certaines secondes, la forme de la vie s'imprime en nous, flamboyante, inoubliable! Jamais Raymond ne devait cesser d'avoir, en la chair vive du souvenir, l'image aperçue en ouvrant cette porte—ce pauvre dos d'humilité sous le commun veston grisâtre, la courbe des épaules inclinées, sa propre crispation à cette vue... puis la secousse, toujours prête à renaître, de ce qui surgit, de ce qui suivit...

Pageant se redressa. Il soulevait du sol un fardeau. Et voici... Merveille!... Au-dessus de son épaule, soudain, quelque chose de doré, de blond, quelque chose encore... une fraîcheur fleurie, un visage d'enfant, les lèvres en cerise mouillée, d'où le cri partit tout de suite:

—«Papa!... papa!... papa Raymond!...»

348 En enlevant joyeusement, glorieusement, de terre, le petit Serge-François, Pageant, sans savoir, le dressait de toute sa haute taille, face à celui qui entrait.

Bonne épaule de brave homme sous le commun veston grisâtre... Elle eut tout à coup la rondeur propice des nuées qui soutiennent les angelots dans les Assomptions fameuses. Petit, petit enfant!... L'enfant qu'a sauvé Francine... L'enfant de Flaviana... Deux fois aimé, deux fois sacré...

—«Toi, mon petit!... Toi!...»

Raymond étreignait le petit corps, le pressait contre sa poitrine. Et une folie le prenait. Il allait courir, comme il était, nu-tête, avec ce garçonnet entre les bras, au National-Lyrique, jusqu'à la loge de l'étoile, de la mère,—qui sait? jusque sur la scène peut-être, dans la divagation de sa joie, de la joie qu'il allait donner.

Mais le battement enivré de son cœur se suspendit tout à coup. Il posa le petit garçon à terre pour aller soutenir ce mince fantôme blanc dressé dans la baie sombre de la porte.

—«Bertile! Imprudente!...

—Mais non... Laissez... Que je sois heureuse, avec vous, encore une fois! Petit François, me reconnais-tu?...»

L'enfant s'approcha d'elle, un peu interdit. Le pâle visage, la longue robe flottante et comme vide, l'impressionnaient.

—«Mon chéri, je suis ton amie Bertile... 349 Rappelle-toi... Claire-Source... le Gros-Chêne... Viens m'embrasser, mon petit ange.»

Ce fut alors, tandis que la fillette et l'enfant refaisaient connaissance, entre les grands bras de Pageant, qui avait pris sa Berthe sur ses genoux, que Delchaume s'occupa d'une autre personne, à peine entrevue jusqu'ici dans le coin d'ombre où elle se tenait, et parmi l'émoi du moment. Vers cette personne, Raymond s'avança, comprenant qu'elle avait amené le petit garçon, et, maintenant, l'esprit plus libre, se demandant, étonné, qui elle pouvait bien être.

Quand il fut près d'elle, qui se tenait immobile et en silence, quand il distingua bien ce visage entrevu jadis entre les rideaux d'andrinople, dans la misérable chambre des étudiantes russes, puis contemplé plus longuement à la Cour d'assises, lors du procès sur l'affaire de la Petite-Barrerie, quand il rencontra l'éclair noir des yeux sauvages, Delchaume n'eut pas d'hésitation:

—«Katerine!...» s'écria-t-il, «Katerine Risslaya!...

—J'ai rempli ma mission,» dit-elle. «Quand le loup a été abattu par les chasseurs, j'ai ramené à la brebis son agneau.»

Elle se tut. Delchaume esquissa une question. Mais il en avait tant à poser, que les mots se brouillèrent. Avant qu'il les eût énoncés en ordre, la Russe reprit:

—«Voudrez-vous répéter ceci à madame Flaviana: Qu'elle se rappelle la grille du Vieux-Moutier. 350 J'ai tenu ma parole. Demandez-lui de ne pas m'oublier, de penser quelquefois à ce garçon bizarre qui l'aborda dans l'avenue de Messine, et à qui elle doit son enfant.

—Ce garçon?... Mais... C'était vous?...

—Oui.

—Ah! de quelle reconnaissance elle vous comblera. Vous allez la voir... Elle va rentrer. Vous serez témoin de son bonheur.

—Elle ne me trouvera plus ici.

—Vous ne pouvez pas l'attendre?

—Je ne le veux pas. Ce serait dangereux... pour elle... pour moi... pour...» elle s'arrêta, puis sourdement: «pour d'autres.

—Où pourrait-elle vous voir? vous remercier?

—Nulle part.

—Nous ne vous verrons plus?

—Jamais.

—Voyons... Ce n'est pas possible! Après l'immense service que vous nous avez rendu...

—Le service... il est encore plus pour nous... oui... pour nous.

—Comment?

—Le bien fait à l'innocent rachète un peu le mal qu'il a fallu faire aux coupables.»

Delchaume saisit le poignet de la jeune Russe, l'entraîna. Dans le petit salon voisin, où ils entrèrent, et dont il referma la porte, une clarté vague régnait, filtrée par le store d'une glace sans tain. Raymond n'en voulut pas d'autre, ne toucha pas les boutons électriques. Il referma la 351 porte. Puis, serrant le poignet de Katerine, qu'il n'avait pas lâché:

—«Comment cela s'est-il fait?... dites?...

—Quoi?...

—Dans le transsibérien?...»

Les mots se formulaient à peine. Tous les deux tremblaient. Dans les demi-ténèbres, Delchaume ne voyait que le regard sauvage, les yeux noirs, où s'allumaient de rouges phosphorescences.

—«Ah!...» répéta-t-elle, «le transsibérien...»

L'accent fut si étrange, que Delchaume eut un soupir d'horreur.

—«Il y a donc autre chose?

—Taisez-vous!...» murmura-t-elle.

Il sentit qu'elle tremblait plus fort. Il lui saisit l'autre bras.

—«Parlez, Katerine... J'ai failli être des vôtres... Rappelez-vous... à la Petite-Barrerie. Vous savez maintenant que ce n'était pas moi, le traître...»

De la tête aux pieds, elle frémit comme l'arbre sous un coup de hache.

—«Oui... oh! oui... je le sais.

—Alors... Ce que les vôtres ont accompli de fait, je l'ai accompli d'intention. J'en prends ma part...»

Elle se débattit, convulsive, lui arracha ses mains.

—«Votre part!... Ah! vous ne savez pas de quoi vous parlez...»

352 Sur la tête du jeune homme, les racines des cheveux furent comme les pointes d'aiguilles dressées. Sa nuque se glaça, tandis qu'il écoutait encore la voix de la femme:

—«Vous n'avez pas entendu le cri... le dernier... Vous n'avez pas fui quand celui qui va mourir vous appelle... Ah! votre nom vous deviendrait odieux... ne serait plus que l'écho... cet écho-là!...

—Mais,» chuchota-t-il... «vous n'étiez pas là-bas... Vous n'étiez pas dans ce train...

—J'étais ailleurs... j'étais...»

Elle chancela. Il la retint. Mais Katerine, tout de suite, avec une reprise farouche d'énergie:

—«Laissez-moi partir... Vous voyez bien qu'il le faut!... Sans l'enfant, nul ne pourrait dire qu'il m'a vue. Ramener l'enfant à sa mère... un péril!... J'ai choisi le soir... mille précautions... Maintenant, de grâce, laissez-moi. Si l'on me prenait, les autres, sans doute, seraient perdus avec moi.

—C'est vrai!» cria sourdement Raymond.

Il n'y songeait pas, jusque-là. Maintenant, il les entrevit, sous la fatalité de leur crime, ces êtres dont il avait côtoyé l'existence terrible, dont les mains résolues à tout avaient serré ses mains affinées de circonspection et chargées de science. Il avait connu la tendresse, la pitié de ces cœurs bardés de haine... Un regret le déchira.

—«Tatiane?...» demanda-t-il, «Tatiane et Pierre, où sont-ils?...

353 —En sûreté.

—Où irez-vous, Katerine?

—Les rejoindre?...

—Mais que puis-je? que puis-je pour vous?... Que pouvons-nous, Flaviana et moi?

—Vous souvenir.»

Raymond vit encore l'éclair des yeux noirs. Puis, ce fut comme une ombre qui fondait dans de l'ombre. Katerine se détournait. Il eut un geste pour la retenir, tâtonna, ne saisit que le pli d'une tenture...

—Dieu!... Où êtes-vous?... Un mot!...» gémit-il, comme un enfant qui s'effare dans les ténèbres.

Mais un pas glissait dans l'antichambre. Une porte s'ouvrit sur la lumière de l'escalier. La silhouette obscure s'y inscrivit une seconde. Tout s'éteignit dans un bruit de battant retombé, de serrure claquante.

La tragique fille s'enfonça dans la nuit hasardeuse.

354

XIV
DEUX ÉPOUSES

—«Mon enfant!... mon enfant à moi... mon petit!...» murmurait Flaviana, en étreignant son fils contre son cœur.

Assise dans une bergère basse, elle enveloppait de ses deux bras le corps gracile. Sa joue s'appuyait contre la joue du petit garçon. Et ses bras n'avaient pas d'enlacements assez souples, son visage, qu'elle roulait doucement dans les boucles blondes, sur le cou laiteux, ne s'inscrustait pas encore assez tendrement, pour satisfaire sa soif de caresses maternelles, sa griserie de possession.

—«Maman...» chuchotait le petit... «J'ai une maman!... Tu es bien ma maman, à moi, dis? Tu me garderas avec toi?... Les méchants ne m'emmèneront plus?»

Delchaume regardait cette scène. Et, contrairement à ce qu'elle eût produit sur Frederick de Hawksbury, elle augmentait son amour.

La tendresse humaine est plus nuancée que les ciels changeants. La passion du jeune savant français n'était pas de la même essence que celle 355 du grand seigneur anglais. Les deux flammes n'avaient pas surgi d'une étincelle semblable, ne s'étaient pas nourries des mêmes éléments. Ce qui devait faire tomber l'une, alimentait l'ardeur de l'autre. Frederick avait commencé de guérir, par un sentiment de distance, d'impossibilité, de désenchantement, lorsqu'il aperçut la mère dans Flaviana. Près de l'aérienne danseuse, la présence de l'enfant dissipait le rêve. Raymond, au contraire, ne venait à cette femme, de si loin dans la vie, que par cet enfant.

Ici même, tandis qu'elle s'éblouissait le cœur à répéter: «Mon fils!... mon fils...» Delchaume ignorait la jalousie,—sentiment qui eût torturé Hawksbury. Du bonheur de cette adorable créature il faisait son propre bonheur. Et c'est ainsi qu'il restait fidèle, malgré tout, à la mémoire de Francine, qu'il obéissait au vœu suprême de la sacrifiée.

Or, à cette heure où il touchait au but, ce fut encore l'enfant qui, dans son ingénuité, trouva le symbole, fit le signe du destin. Car le petit Serge, se redressant dans les bras de sa mère, et voyant le visage attendri de Raymond, s'écria tout à coup:

—«Papa!...»

Puis, avec impétuosité:

—«Viens aussi, papa!... viens m'embrasser comme maman.»

Delchaume obéit, s'avança, se pencha. Et alors le petit être, jetant un bras à son cou, tandis 356 qu'il gardait l'autre au cou de Flaviana, rapprocha leurs deux têtes.

—«Papa... et maman,» murmura-t-il, avec cette gravité mystérieuse que prend quelquefois l'enfance. «Papa... et maman...» répéta-t-il, avec une extase étonnée, un accent indicible.

De quelles profondeurs viennent les voix qui ne savent pas et qui nous parlent,—les voix d'enfants surtout? Celle-là, si pure, si douce, mais si pleine de choses, bouleversa les deux qui l'entendirent. Ils se regardèrent à travers de subites larmes. Ils se prirent la main. Raymond se mit à genoux.

—«Est-ce possible? Le voudrez-vous, Flavienne?

—Ne le savez-vous pas depuis longtemps que je veux être votre femme, mon ami?

—La femme d'un médecin, vous... princesse?

—Vous êtes bien le père d'un petit prince,» dit-elle avec malice,—une grâce, chez elle, tout imprévue.

—«Son père?... en ai-je le droit?... Réfléchissez... Vous-même, Flavienne, pouvez-vous?...»

Elle l'interrompit. Ayant de nouveau embrassé l'enfant, elle le posa à terre, puis, revenant à Raymond.

—«Mon cher fiancé,» reprit-elle. (Et que ses veux étaient beaux quand elle dit cela!) «Mon cher fiancé, écoutez-moi: Serge, à cette heure, 357 est légalement votre fils, puisque vous l'avez reconnu. J'ajouterai ma déclaration de reconnaissance à la vôtre. Quand nous serons mariés, il sera donc notre enfant légitime. Nous l'élèverons ainsi jusqu'à sa majorité. Et alors... peut-être...—nous avons le temps de réfléchir, n'est-ce pas?—lui dirons-nous l'histoire de sa naissance. S'il veut se lancer dans des revendications qui me répugneraient, libre à lui. Il sera un homme, juge et maître de ses préférences, de ses actes. Mais puissé-je avoir l'orgueil et la joie de voir mon fils choisir, de ses deux destins, celui qui l'a fait votre enfant,—et à quel prix!...

—Mais... son héritage, en Russie?... sa fortune?...

—Son héritage sera séquestré par l'État, car il n'a pas de collatéraux. Donc, il aura toujours la possibilité d'obtenir restitution ou compensation. La possibilité... entendons-nous? S'il prouve qu'il est le fils du prince Dimitri Omiroff, l'enfant qu'on inscrivit là-bas, sur la pierre tombale de leur caveau de famille. On ouvrira le petit cercueil. On y trouvera du sable, sans doute, du sable de France, pris dans le parc du Vieux-Moutier...»

La voix de Flaviana devenait rêveuse. Et la belle tête brune, soudain, s'agita, comme avec dégoût.

—«Ah! puisse-t-il mépriser des richesses qu'il devrait ramasser dans la boue et le sang! Puisse-t-il n'accepter de la vérité que le souvenir 358 de mon noble Dimitri!... Mais,» ajouta la jeune femme, «regardez-le, notre petit trésor... Est-il assez loin de ces troublantes alternatives!... Faisons comme lui... Vivons... Nous en avons conquis le droit.

—Chère Flavienne...» soupira Raymond.

Passionnément il la contemplait, et il ne se détourna pas pour observer l'enfant, comme elle l'y invitait.

Le petit Serge, accroupi sur le tapis, bâtissait une forteresse avec des cubes de bois. Quand il jugeait sa muraille assez haute, il la démolissait avec son poing minuscule, accompagnant chaque coup d'un sourd: «Boum! boum!...» qui, pour lui, représentait le bruit du canon.

Ni son père adoptif, ni sa mère, ne furent, à ce moment, frappés par la coïncidence de ce jeu. Instinct de race, qui, déjà, suscitait une image de guerre et de violence? Simple hasard plutôt, qui faisait s'amuser le fils du héros de Port-Arthur comme aurait pu s'amuser, d'ailleurs, le garçonnet du bourgeois le plus pacifique. Raymond ni Flavienne n'y prêtèrent attention. Lui, se dévorait encore de doutes, d'inquiétudes, ne pouvant croire que la divine créature lui appartînt sans regret. Une question lui brûlait le cœur, qu'il n'osait énoncer. Elle jaillit enfin de ses lèvres.

—«Mais... votre art?...

—La danse?» précisa Flaviana.

—«Oui.

359 —Quoi donc, mon ami! Avez-vous pensé que celle qui aura l'honneur de porter votre nom demanderait à monter encore sur les planches? Personne, Raymond, n'a mis dans la danse ce que j'ai voulu y mettre d'idéal. Cependant, je sais laisser à leur place les choses incompatibles. Si, comme danseuse, je n'ai jamais voulu porter le titre de princesse Omiroff, par respect pour mon mari mort, ce n'est pas, j'imagine pour promener dans les coulisses votre nom, à vous, mon cher mari vivant.

—Votre art est si grand, Flavienne! Et mon nom est si modeste.»

Elle lui ferma doucement la bouche du bout de ses doigts fins.

—«Il sera illustre, il commence à l'être, le nom de Raymond Delchaume.»

De quelle douceur eussent été les jours commençant pour eux, s'ils n'avaient pas dû se séparer de Bertile.

Elle s'éteignit le matin même de Noël, après la joie du petit arbre illuminé, qu'on avait dressé dans sa chambre pour Serge. Nulle vision plus touchante que ce visage de fillette, paré durant les premières heures de la mort d'un épanouissement mystérieux, l'air plus vivant que la veille, malgré l'ombre des longs cils clos, reposant contre l'oreiller, sous sa couronne de tresses blondes. On eût dit la petite sainte Ursule, telle que l'a peinte, à l'heure la plus attendrie de son génie, l'émouvant Carpaccio, telle qu'on la voit 360 immortellement dormir, dans son lit à colonettes, contre le mur d'une salle recueillie comme un sanctuaire, à l'Académie de Venise.

Petite sainte Ursule endormie de Venise, qui t'a vue reposer, la joue sur ta main, ne saurait t'oublier. Et toi non plus, petite Bertile, petite danseuse d'Opéra,—ceux qui ont respiré le parfum de ton âme trop tendre, et si pure, ne t'oublieront jamais. L'ange qui se glisse au matin dans la chambre d'Ursule, et qui contemple le spectacle de la terre le plus digne de lui, le sommeil d'une vierge candide, a dû venir visiter, au matin de Noël, l'humble petite fille que tu étais. Peut-être le grand lis qu'il tenait à la main est-il resté là parmi toutes les fleurs dont on t'a couverte.

Des fleurs... Combien elle en eut, Bertile, qui lui eussent fait pousser des cris d'admiration, à elle, gosseline parisienne, cherchant des violettes au mois de juin sur les coteaux de l'Oise. Mais elle ne les voyait plus.

Elle ne vit pas les lilas grêles, noués d'un ruban de satin blanc sur lequel on avait écrit à la main le mot: «Pardon!» que vint, en sanglotant, en s'agenouillant, poser à ses pieds, sa marâtre, la fruitière de la rue du Rocher. Elle ne vit pas le coussin de violettes blanches qu'apportèrent, au nom du premier quadrille, deux de ses compagnes. Elle ne vit pas les couronnes de roses blanches, les croix de jacinthes blanches, les touffes de boules de neige, traversées de 361 rubans blancs aux lettres d'argent, offrandes de la direction du National-Lyrique, du corps de ballet, des abonnés, du petit personnel. Vit-elle seulement,—ses paupières s'entr'ouvrirent-elles un instant pour cela,—la rose de Noël que Serge, amené par Flaviana, vint glisser sous sa main froide? Ou les œillets blancs si simples, trempés d'une rosée plus précieuse que des gouttes de diamant, et qui était les larmes de son père? Et ne tressaillit-elle pas, la petite Bertile, quand, le soir, toutes les portes fermées, un homme vint enfouir sa tête et resta longtemps ainsi, la face contre le drap, le cœur gonflé de l'innocent secret qu'elle n'avait jamais dit? N'eut-elle pas un suprême sourire quand, sur son front glacé, se posèrent les lèvres de Raymond?

Le corbillard, drapé de blanc, tout neigeux de pétales, et qui semblait ne porter que des fleurs, tant il en était chargé, tant était mince et légère la forme de la vie éteinte qu'enchâssait la masse odorante, s'en alla par les rues assombries de décembre.

Ainsi partit la petite danseuse, avec son rêve, dans le grand mystère.

Et les jours qui n'étaient plus les siens s'écoulèrent pour ceux qu'elle avait si tendrement aimés.

Flaviana devint la femme de Raymond Delchaume. Flaviana—ou plutôt Flavienne. Le nom de la belle étoile ne fut plus qu'un souvenir. Mais on le chuchotait encore avec admiration, 362 quand on rencontrait, le long de l'avenue du Bois, une grande jeune femme, d'une tournure, d'une démarche incomparables, en ses toilettes simples, et qui tenait par la main un petit garçon. Les hommes esquissaient un geste de regret. «Elle ne sera plus celle qui nous enchante, celle qui multiplie notre désir, celle qui, même inaccessible, semble toujours un peu promise à notre vœu passionné.»

Les promeneuses, les mères, se retournaient sur l'enfant. Quel superbe petit homme, avec sa figure charmante, ses larges yeux, sa silhouette solide et fière! Les cheveux blonds flottaient sur le col blanc. La taille se cambrait dans la blouse de velours, encerclée bas par la ceinture de cuir fauve. Et, des courtes culottes, les jambes nues sortaient, nerveuses, posant avec fermeté sur le sol les petits pieds bien en dehors.

Flavienne Delchaume faisait deux parts de sa vie: l'une consacrée à son fils, l'autre aux œuvres de toutes sortes, où la charité s'allie à la solidarité, et qui lui permettaient d'aider son mari à soulager les misères humaines.

Elle se réservait encore des heures, empruntées à son enfant ou à ses pauvres, pour une mission particulièrement douce. Elle s'occupait des fillettes qui font leur carrière de la danse. Les petites classes du National-Lyrique la voyaient souvent revenir. Les jours de ces visites, la mère Martin pouvait préparer son éponge pour la passer sur toutes les ardoises. Mais, payer les dettes 363 de friandises de ces gamines, c'était le moins que l'ex-étoile essayât de faire pour elles. Plus d'une en sut quelque chose. Plus d'une adolescente, en tutu et en chaussons roses, qui rêve d'avenir, appuyée à quelque châssis de toile peinte, en attendant l'entrée en scène, se rappelle, avec un battement de cœur, le conseil, ou l'appui discret, qui la sauva juste à point, dans une crise de découragement, de détresse, de folle inconséquence.

—«La Reine des Elfes veille sur nous,» disent ces petites.

Mais, quand Flavienne Delchaume les entend, elle rectifie:

—«Non, mes mignonnes. Je ne suis plus la Reine des Elfes. Une chère petite âme me ramène vers vous. C'est Bertile, qui se penche sur ses sœurs, et qui me demande de les aimer comme je l'aimais. Vous vous souvenez de Bertile, mes petites?»


Un jour de printemps, quelques mois après le mariage de Flavienne, une visiteuse se fit annoncer dans l'hôtel du docteur Delchaume, rue de Courcelles.

Non loin de l'ancien appartement de la danseuse, tout près de ce parc Monceau, où les saisons changeantes avaient reflété leur émouvant passé, si bien que les teintes des feuillages, les jeux de soleil et d'ombre, les floraisons successives des corbeilles, ravivaient en eux les impressions abolies, 364 Raymond et sa femme avaient choisi cette maison toute neuve pour y installer leur profonde vie à deux. La célébrité, la fortune, qui venaient au jeune savant, leur assuraient l'indépendance des contingences mesquines. Lui, sans le dire, goûtait la satisfaction et l'orgueil de mettre un cadre d'opulence et d'art autour d'une femme digne de tous les luxes, bien qu'elle fût supérieure aux préoccupations du luxe. Et, ce qu'il n'eût jamais avoué, c'était l'ambition secrète de conquérir un tel nom, de telles richesses, que son enfant adoptif n'eût jamais un regret, même furtif, même inconscient.

Ambition puérile peut-être, et tout de même pétrie de noblesse, enfiévrée d'amour. Quelle puissance de travail elle ajoutait à l'ardeur naturelle d'un esprit de premier ordre! Raymond Delchaume allait devenir un maître non moins illustre que son modèle et son ami, le professeur Perrelot.

Ce jour-là,—qui était un jour de consultation—le docteur allait descendre dans son cabinet, lorsque, devant lui, on vint remettre une carte à Flavienne.

—«C'est bien pour moi, pas pour Monsieur?» demanda la jeune femme, étonnée, avant même d'avoir jeté un coup d'œil sur la carte.

Elle recevait si peu, n'ayant encore aucunes relations mondaines. Et il était si tôt pour une visite féminine. Mais la femme de chambre affirma:

365 —«Eugène m'a bien dit... pour Madame.»

Flavienne lut le nom, et le soudain changement de son visage inquiéta son mari.

—«Faites monter cette dame, ici, à côté, dans la bibliothèque. Je vais la retrouver à l'instant.

—Mon Dieu, qui est-ce? qu'as-tu? un ennui?...» demanda Raymond dès qu'ils furent seuls.

Sa voix troublée émut Flavienne.

—«Comme tu es gentil!» dit-elle, ennoblissant d'une tendresse infinie la mignardise du mot.—«Comme tu as peur, tout de suite, pour moi, de la moindre peine!

—Je t'aime tant!...»

Lui aussi, tout ce qu'il mit d'indicible dans ces trois mots!... Il vint à elle.

—«Je t'aime tant!... Et la vie a de si effrayantes surprises!...»

La seule pensée secoua son cœur d'un frisson.

—«Mon amour!... ma Flavienne!... es-tu heureuse? M'aimes-tu?»

Déjà, comme si souvent, tous deux oubliaient la petite circonstance, cause de l'éblouissement, le souffle imperceptible qui suffisait à soulever la grande vague de leur amour. Mais elle lui mit la carte sous les yeux.

«LADY FREDERICK HAWKSBURY»

—«Comment?» fit-il.

—«Je n'en sais pas plus que toi. Ce doit être sa mère... au comte de Hawksbury.

366 —Mais... ce Hawksbury...» demanda Raymond, pâlissant, les sourcils involontairement contractés, «il t'a fait la cour, n'est-ce pas?

—C'est vrai.

—Il était follement épris de toi?

—Oh! follement...» sourit la divine créature. «Je n'ai jamais constaté qu'il fût fou. Mais je l'ai trouvé,—tu le sais,—dévoué, brave, généreux, et ne s'écartant jamais du respect le plus profond.

—Tais-toi... tais-toi!...» fit Raymond d'une voix étouffée.

Son expression de souffrance bouleversa Flavienne.

—«Qu'as-tu, mon cher aimé?

—Rien.

—Mais si... dis?»

Il essaya de rire, la serra éperdument dans ses bras.

—«C'est moi qui suis fou! Cela me fait mal de t'entendre admirer quelqu'un.

—Je n'admire pas... j'estime.

—C'est trop!... c'est trop!...»

Cette fois, il riait vraiment, se raillant lui-même. Puis, en une prière passionnée:

—«Ne fais plus ça, ma Flavienne. Que veux-tu?... Pardonne... Tu ne sais pas ce que c'est que mon amour!...»

Maintenant, il était pâle, avec des yeux de vertige. Et elle, grisée de son trouble, prit la chère tête entre ses petites mains, et, dans l'enfantillage 367 éternel de la passion, chuchota ardemment, de tout près:

—«Oui... sois jaloux, sois jaloux... Je t'adore!»

Un bruit de pas, de portes, les rappela au sang-froid. On venait de faire entrer la visiteuse dans la bibliothèque.

—«D'ailleurs,» reprit encore Raymond, «il y a quelque chose que je ne lui ai jamais pardonné, à Hawksbury.

—Quoi donc?

—D'avoir, par son duel avec Omiroff, empêché le mien. La fâcheuse susceptibilité qu'il eut là, cet Anglais!... Et la plus fâcheuse adresse, de démolir l'épaule d'un adversaire, que j'aurais, au prix de ma vie, voulu tenir en face de moi!...»

«S'il savait!» pensa Flavienne.

Et le cœur de la loyale créature se serra. Ne pas pouvoir tout dire à celui qu'on aime!... Quoi de plus dur pour une femme de son caractère! Toutefois, avouer qu'elle-même, dans son inquiétude affolée pour lui, implora l'autre, le supplia d'empêcher le duel, suscita ce champion, c'était infliger au bien-aimé une humiliation inguérissable, mettre entre eux quelque chose qui ne s'effacerait plus.

La vérité absolue dans l'amour, dans le plus grand et le plus irréprochable amour, est-ce donc une chimère inaccessible à l'imperfection humaine?

368 —«Je vais recevoir lady Hawksbury,» dit Flavienne.

—«Et moi, je descends à ma consultation. Mais,»—ajouta-t-il, sachant qu'il y gagnerait le plus doux sourire—«pas avant d'avoir passé dans la chambre de Serge. Je ne l'aurai pas tout l'après-midi, comme toi, notre mignon.»

Lorsque Flavienne poussa la porte de la pièce claire, aux vitrines blanches, remplies de reliures d'art, qu'ils avaient baptisée «la bibliothèque», elle ne put contenir un mouvement de stupeur, une exclamation légère. Devant elle, une haute et mince silhouette, de suprême élégance, un visage à l'éclat de fleur, sous une auréole mousseuse et blonde comme des fils de cocons emmêlés. Le tout surmonté d'un immense chapeau noir à plumes de saphir. Un modèle de Lawrence ou de Gainsborough.

—«Lady Maud Carington!...» s'écria Mme Delchaume. «Je croyais... on m'avait dit...»

Son regard déconcerté se reporta sur la carte de visite, qu'elle tenait encore machinalement à la main.

—«Je ne suis plus lady Maud Carington,» dit la jeune dame. (Et tout de suite l'oreille de Flavienne reconnut le gazouillis de l'accent.) «Je suis lady Frederick Hawksbury.

—Comment?... Mais alors... vous avez?...

—J'ai épousé mon cousin.»

Il y eut un silence.

369 Les deux femmes,—de beauté si diverse, mais toutes deux si séduisantes!—se considérèrent un instant. Elles semblaient hésiter entre les impulsions de leurs sentiments véritables et le souci de la meilleure attitude, sans bien démêler ni l'une ni les autres. L'Anglaise, mieux préparée puisqu'elle avait cherché la rencontre, parla la première:

—«Vous pensez, j'en suis sûre, madame, à ce jour où celui qui est aujourd'hui mon mari a, devant moi, demandé votre main?»

L'ardente ombre rose sur le teint mat de Flaviana fut l'équivalent d'une réponse.

—«Alors, je lui ai dit,» reprit l'étrangère, «que je le comprenais bien, et qu'il avait raison d'être fou de vous. Aujourd'hui, je n'ai pas changé d'avis.

—Madame...» hasarda l'ex-étoile, dont la rougeur s'accentua.

—«C'est parce que j'ai cette haute opinion de vous, que je suis venue vous tendre la main, à présent que nos destins ont changé. J'ai voulu vous annoncer moi-même mon mariage.»

Disant cela, elle s'assit sans façon, comme si elle en avait assez long à dire. Flavienne qui, ne sachant si elle venait en amie, ne lui avait pas offert un siège, en prit un à son tour. Puis, impétueusement, elle s'écria:

—«Si vous saviez, madame, comme je suis contente!... Comme je suis contente pour lord Hawksbury!...

370 —Moi aussi,» dit la délicieuse Anglaise avec un calme parfait.

—«Vous aussi?... vous êtes contente... Pour lui? ou pour vous?» demanda gaiement Flavienne.

—«Pour les deux.» Elle se reprit et ajouta:

—«Je peux dire: «Pour les trois.» Car ma mère aussi est satisfaite. Et ce n'est pas une chose facile, je vous assure, que de satisfaire la duchesse de Carington.

—C'était à cause d'elle, je me souviens,» risqua Mme Delchaume, «que vous étiez venue me trouver.

—Ah! vous vous rappelez. Ma mère s'opposait de toute sa force à mon mariage avec le prince Boris.»

Cette allusion tranquille au drame passé enhardit Flavienne, qui observa:

—«Vous avez reconnu qu'elle avait raison?

—Je n'ai rien reconnu de ce genre. Elle avait grand tort. Car, si elle ne s'était pas acharnée ainsi contre Omiroff, je ne me serais pas tant monté la tête pour lui.»

Flavienne sourit:

—«C'est un point de vue.

—Je crois bien! J'allais le rencontrer à cheval, en cachette, hors du parc. Oh! je l'ai avoué à Freddy... Tout de même, quelque chose me disait: «Il faut avoir peur de cet homme-là.» Cette voix intérieure, aussi, me faisait m'entêter. Une Carington doit braver la peur.

371 —Cependant vous êtes partie pour le Japon.

—Grâce à qui?» demanda Maud.

—«Je ne sais pas.

—Grâce au docteur Delchaume.

—A mon mari!...

—Naturellement. S'il n'avait pas provoqué Boris, le soir de la fête au Pré-Catelan, je m'enfuyais à Londres la nuit même, avec le prince, mon fiancé, et j'étais mariée le lendemain.»

Un peu abasourdie, Flavienne se contenta de la regarder.

—«Vous comprenez,» poursuivit la jeune comtesse de Hawksbury avec une grâce soudaine, «que nous soyons vos amis. Je suis venue vous le dire. Seulement, je suis venue vous le dire toute seule. Quand je jugerai que Frederick est tout à fait guéri de vous, alors je vous le ramènerai. Pour l'instant, nous ne faisons que traverser Paris.»

La conversation se trouva coupée par une voix d'enfant qui appelait:

—«Maman!... maman!...»

La porte s'ouvrit, mais elle aurait été refermée aussitôt, si Mme Delchaume ne s'était écriée:

—«Ça ne fait rien, mon chéri. Entre... Viens baiser la main de la dame.»

Le petit Serge apparut—adorable bambin—et il remplit son gentil devoir de politesse avec tant d'élégante aisance et de sérieux comique, que la visiteuse s'exclama:

372 —«What a darling!... But he is a love!...

[3] «Quel bijou! Mais c'est un amour!»

—Notre fils,» dit Flavienne en l'attirant contre elle, «notre petit Serge-François Delchaume. Vous direz à lord Hawksbury...»

L'Anglaise ne la laissa pas achever.

—«Dieux!...» s'écria-t-elle, «est-ce l'enfant?...

—C'est lui, mon fils, que votre mari...

—Freddy m'a révélé... Mais alors, vous l'avez retrouvé... Il n'était donc pas?...»

Elle n'osait prononcer le mot «mort», devant ce beau petit être et cette mère radieuse.

—«Je l'ai retrouvé... Je l'ai retrouvé, sain et sauf,» répétait Flavienne, le serrant presque convulsivement, dans le réveil de l'ancienne angoisse.

—«Oh!» dit l'Anglaise, «quel bonheur!...»

Son clair visage, ses traits menus, peu expressifs, s'imprégnaient d'une émotion inaccoutumée. Elle se leva.

—«J'ai hâte d'apprendre cela à Frederick. Il en sera si heureux!»

Les deux jeunes femmes furent de nouveau debout, en face l'une de l'autre.

—«Comme j'ai bien fait de venir!» dit lady Hawksbury.

—«Comme je vous sais gré d'être venue,» dit Flavienne Delchaume.

—«Mais,» ajouta la première, avec une 373 moue puérile, «je vais être obligée de raconter à Frederick que vous êtes plus belle que jamais, et qu'il y a trop de danger pour lui à m'accompagner ici. Quel dommage!

—Quand on est comme vous, on ne craint aucune comparaison,» affirma sincèrement Flavienne. Puis, avec une souriante malice:—«Une Carington doit braver la peur.»

Mais les yeux de l'Anglaise s'attachèrent au petit Serge. Elle prit l'enfant, le souleva dans ses bras.

—«Voilà...» déclara-t-elle. «Je sais quand j'accorderai la permission à Frederick... Quand il m'aura donné un trésor comme celui-ci.

—Je vous le souhaite,» s'écria Flavienne, s'emparant orgueilleusement de son fils. «Être mère... C'est la royauté qui nous met au-dessus de tout.»

FIN DE:
CHACUNE SON RÊVE
DEUXIÈME ET DERNIÈRE PARTIE DE:
DU SANG DANS LES TÉNÈBRES

374 375

TABLE DES MATIÈRES

I. Manuscrit de Francine 1
II. Vers la Mort 30
III. Au Fond du Labyrinthe 59
IV. Dans les Coulisses 82
V. En Cour d'assise 115
VI. La Mère 148
VII. Le Vieux-Moutier 172
VIII. Prise au Piège 197
IX. L'Allée des Tombeaux 224
X. La Rencontre du Passé 249
XI. Le Prix de la Vie 278
XII. Plus rapide que le Rapide 304
XIII. Les petits Pieds qui ne danseront plus 335
XIV. Deux Épouses 354

PARIS. TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE.—14466.

376 377 378

BIBLIOTHÈQUE DE ROMANS
de la Librairie PLON

DERNIÈRES PUBLICATIONS

PARIS. TYPOGRAPHIE PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE.—14466.

Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.






End of the Project Gutenberg EBook of Chacune son Rêve, by Daniel Lesueur

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CHACUNE SON RÊVE ***

***** This file should be named 44762-h.htm or 44762-h.zip *****
This and all associated files of various formats will be found in:
        http://www.gutenberg.org/4/4/7/6/44762/

Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
file was produced from images generously made available
by The Internet Archive/Canadian Libraries)


Updated editions will replace the previous one--the old editions
will be renamed.

Creating the works from public domain print editions means that no
one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
(and you!) can copy and distribute it in the United States without
permission and without paying copyright royalties.  Special rules,
set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark.  Project
Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
charge for the eBooks, unless you receive specific permission.  If you
do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
rules is very easy.  You may use this eBook for nearly any purpose
such as creation of derivative works, reports, performances and
research.  They may be modified and printed and given away--you may do
practically ANYTHING with public domain eBooks.  Redistribution is
subject to the trademark license, especially commercial
redistribution.



*** START: FULL LICENSE ***

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK

To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase "Project
Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
Gutenberg-tm License (available with this file or online at
http://gutenberg.org/license).


Section 1.  General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
electronic works

1.A.  By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement.  If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B.  "Project Gutenberg" is a registered trademark.  It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement.  There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
even without complying with the full terms of this agreement.  See
paragraph 1.C below.  There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
works.  See paragraph 1.E below.

1.C.  The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
Gutenberg-tm electronic works.  Nearly all the individual works in the
collection are in the public domain in the United States.  If an
individual work is in the public domain in the United States and you are
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
are removed.  Of course, we hope that you will support the Project
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
the work.  You can easily comply with the terms of this agreement by
keeping this work in the same format with its attached full Project
Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.

1.D.  The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work.  Copyright laws in most countries are in
a constant state of change.  If you are outside the United States, check
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
creating derivative works based on this work or any other Project
Gutenberg-tm work.  The Foundation makes no representations concerning
the copyright status of any work in any country outside the United
States.

1.E.  Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1.  The following sentence, with active links to, or other immediate
access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
copied or distributed:

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org/license

1.E.2.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
and distributed to anyone in the United States without paying any fees
or charges.  If you are redistributing or providing access to a work
with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
1.E.9.

1.E.3.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
terms imposed by the copyright holder.  Additional terms will be linked
to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
permission of the copyright holder found at the beginning of this work.

1.E.4.  Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

1.E.5.  Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg-tm License.

1.E.6.  You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
word processing or hypertext form.  However, if you provide access to or
distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
form.  Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7.  Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8.  You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
that

- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
     the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
     you already use to calculate your applicable taxes.  The fee is
     owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
     must be paid within 60 days following each date on which you
     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
     address specified in Section 4, "Information about donations to
     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
     you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
     does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
     License.  You must require such a user to return or
     destroy all copies of the works possessed in a physical medium
     and discontinue all use of and all access to other copies of
     Project Gutenberg-tm works.

- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
     money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
     electronic work is discovered and reported to you within 90 days
     of receipt of the work.

- You comply with all other terms of this agreement for free
     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
your equipment.

1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3.  LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
refund.  If you received the work electronically, the person or entity
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.