The Project Gutenberg eBook, Yvonne, by Édouard Delpit This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Yvonne Author: Édouard Delpit Release Date: April 20, 2013 [eBook #42563] Language: French Character set encoding: UTF-8 ***START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK YVONNE*** E-text prepared by Clarity, Hélène de Mink, and the Online Distributed Proofreading Team (http://www.pgdp.net) from page images generously made available by Bibliothèque nationale de France (http://gallica.bnf.fr) Note: Images of the original pages are available through Bibliothèque nationale de France. See http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k68756p Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. La publicité de l'éditeur a été déplacée à la fin du livre. YVONNE PAR ÉDOUARD DELPIT PARIS CALMANN LÉVY, ÉDITEUR ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES 3, RUE AUBER, 3 1890 Droits de reproduction et de traduction réservés. A MADAME LA PRINCESSE BRANCOVAN GRANDE DAME ET GRANDE ARTISTE _TRÈS HUMBLE HOMMAGE DE L'AUTEUR_ E. D. YVONNE I Sous les ruissellements du soleil, la campagne semblait se recueillir. Les mûriers penchaient leurs feuilles, les fleurs courbaient la tête. Pas un souffle de vent parmi les trembles, un chant d'oiseau le long des haies, une voix humaine à travers l'espace. Seul, le bruit du Rhône précipitant ses flots. Au loin, dans la fluidité de l'espace, Viviers, son antique cathédrale, ses jardins célèbres; puis des hameaux, des granges, des maisons enfouies sous les arbres comme une odalisque sous ses voiles. Des montagnes aux contours étranges encadraient le paysage, à l'horizon. Sur les bords du fleuve se déroulait un interminable écheveau de terres coupées de collines, arides pâturages où les troupeaux étendus dormaient, avec leurs bergers. Un de ces troupeaux était gardé par un enfant d'une douzaine d'années, qui dormait aussi, la tête appuyée sur une pierre. Ses cheveux blonds, son teint blanc, malgré le hâle, dénotaient une origine étrangère au Vivarais. Les bras bien modelés, que laissait voir la manche ouverte, montraient par endroits des plaques bleuâtres, et la figure délicate conservait jusque dans le sommeil une expression de crainte et de souffrance. Sa lassitude était extrême, sans doute, car il n'ouvrit pas les yeux lorsque de légères brises, venues du fleuve, ramenèrent la vie dans la plaine. Le troupeau, livré à lui-même, commença de brouter les mûriers et se dispersa tout à coup devant deux chasseurs de papillons--des enfants, comme l'autre--qui l'effarouchaient de leurs poches de gaze. Quand le dormeur s'éveilla, moutons et chiens avaient disparu. Croyant rêver encore, il examina les alentours déserts. Une frayeur le prit. D'un bond il escalada la colline, les pieds nus insensibles aux morsures des pierres. Si loin que portât son regard, il ne put découvrir la trace des fugitifs. Il redescendit vers le fleuve, continua de courir au bord de l'eau, appelant, épiant, cherchant. Alors, les tempes baignées de sueur, épuisé de fatigue, mourant d'épouvante, il se laissa choir sur la rive. Qu'allait-il faire? Que dirait M. Benoît, le terrible _granger_, son maître, devant ce désastre d'un troupeau perdu? Jamais il n'oserait rentrer. Des pâtres de son âge, qui ramenaient leur bétail, car c'était maintenant presque la tombée du jour, passèrent près de lui, sur le chemin. Il s'enquit d'eux si, par grand bonheur, ils ne lui pouvaient donner quelque indication. Même dans l'innocente enfance il y a déjà de l'homme mauvais: des injures accueillirent sa demande; des mots atroces dits le rire aux dents, ce soufflet d'une tare jetée en plein visage, comme une honte dont on est responsable, n'eût-on rien fait au monde pour la mériter. De ces lèvres d'anges--quels anges!--s'échappaient, incomprises peut-être, à coup sûr sanglantes d'intention, les appellations habituelles: «Rebut d'hospice... Être sans père ni mère...» Il courba la tête. La bande s'excitait en parlant, sa colère montait contre l'audacieux, l'intrus, le paria. Et comme il faisait mine de se défendre, elle se rua sur lui, ramassa des pierres et l'en poursuivit, criant: «A l'enfant trouvé! à l'enfant trouvé!» avec autant de répulsion et d'ardeur qu'elle eût crié au loup. Peut-être la pitié n'est-elle pas un instinct. Le malheureux s'abattit contre la haie où il dormait tout à l'heure. Il était à bout. Qu'on le tuât, ce serait fini, tant mieux! Un secours lui vint dans la personne des chasseurs de papillons. A leur vue, les pâtres s'arrêtèrent, chuchotèrent deux noms: «M. Gaston... mademoiselle Blanche...» et déguerpirent. Ce n'était point le compte de «M. Gaston», qui se lança, furieux, sur leurs pas, agitant son roseau garni de gaze et s'époumonant derrière eux: --Je le dirai à mon père. Je le dirai. Au lieu de l'imiter et de courir sus aux agresseurs, la petite fille s'approcha de leur victime. --Ils t'ont blessé avec leurs pierres? --Non, mademoiselle. --Que leur avais-tu fait? --Je les interrogeais sur mon troupeau. Je l'ai perdu. Comme je suis un enfant trouvé, ils ne veulent pas que je leur parle. Des larmes brillaient en ses yeux bleus. Il paraissait si triste; la petite fille se jeta à son cou, dans un besoin de consoler, surprise que personne ne l'aimât, le pauvre, n'admettant point que quelqu'un subît cette grosse injustice de vivre sans tendresse. Il avait l'air affectueux et doux, il était gentil malgré ses haillons et on le traitait en bête sauvage! Elle le questionna de nouveau: --Comment t'appelles-tu? --Robert. --Eh bien, Robert, je serai ton amie. Gaston, revenu de sa belliqueuse expédition, n'était pas sans remords: leur espièglerie seule mettait en fuite le troupeau de Robert et risquait de faire lapider l'enfant. --Je ne sais où il est, dit-il; c'est nous qui l'avons effrayé pendant que tu dormais. Notre granger va t'aider à le rassembler. Tu seras un peu en retard, voilà tout. Le soir, quand Robert retrouva son taudis, il n'y retrouva pas son sommeil accoutumé. Pour le retard, M. Benoît lui labourait l'échine à coups de gaule; à peine en sentait-il les meurtrissures, il songeait à l'étreinte charitable de deux bras d'enfant, aux baisers de lèvres vermeilles sur son visage de conspué. Autrefois, on l'embrassait ainsi, on le berçait ainsi d'un sourire. Les chants célestes lui bourdonnant au cœur, un peu de joie suffisait à les y faire renaître. En arrivant chez M. Benoît, voilà bien des années, il gardait des tendresses, des attaches, des regrets de choses que, depuis, obscurcissait le temps. A force de mauvais traitements et de misères, M. Benoît s'imaginait les avoir tués; une fée venait de les ressusciter. Robert cherchait à grouper ses souvenances lointaines, figures effacées de personnes, paroles sans suite, bribes d'airs harmonieux; il cherchait à revivre l'époque, perdue dans la brume, où il riait. Peut-être que d'y penser lui ferait revoir son pays. Son pays! Ce n'était pas comme le Vivarais, cela ne se ressemblait point. Le Vivarais était beau; mais, là-bas! Il se rappelait une nappe sans limites, bleue avec des moirures vertes, pailletée d'or et d'écume blanche, qui rejoignait le ciel et qui grondait. Il la voyait autrefois, autrefois, quand on l'embrassait. A dater de ce jour, l'existence animale, la seule possible chez Benoît, cessa brusquement. Il ne faut aux fleurs, pour éclore, qu'une goutte de pluie et un rayon de soleil. Une amitié rouvrait le trésor d'il ne savait quelles richesses intimes l'emplissant de joies inespérées et du bonheur de vivre. Dans la rosée des aurores, sur le sommet des coteaux, il écoutait les mille voix de la nature saluer le lever du jour. Sous la brûlure des rudes midis, dans le silence accablé de la plaine, il écoutait les harmonies profondes sourdre de l'assoupissement des solitudes. Le soir, oublié de tous, couché au bord du fleuve, il écoutait les cadences argentines sortir du cliquetis des flots. C'était une fête continuelle, peuplée de fantômes involontaires, de visions brillantes, de formes inexplicables, où se détachait le pur éclat de deux yeux châtain clair, très tendres, fouillant les siens. La complicité de l'âme fait les trois quarts de nos bonheurs. Il était heureux, quoique son pain restât aussi noir, M. Benoît aussi brutal, aussi dure sa vie. Il cueillait des fleurs dans la montagne, et, en passant devant la Riveraine, maison de mademoiselle Blanche, les offrait à la petite fille, qui jouait toujours sur la pelouse le soir; elle disait un «merci» gracieux, en demandait d'autres pour le lendemain. Fruits sauvages, insectes bizarres, nids d'oiseaux, pierres curieuses, ce fut un tribut quotidien. Il pouvait donc revenir, et lui, qui ne possédait rien, donner quelque chose! Mademoiselle Blanche battait des mains à chaque offrande. L'excès même de sa joie faillit en compromettre la durée, car madame Laffont, sa mère, en prit ombrage. D'abord tolérante, elle se fatigua vite de ce quasi-pèlerinage, où la dévotion risquait de tourner à la camaraderie. Afin de supprimer des rapports inadmissibles entre enfants de conditions si différentes, elle interdit le jardin aux heures où passait Robert. Madame Laffont était de ces femmes excellentes, mais d'un maniement difficile, que la vie au grand air, la nécessité de commander à beaucoup de serviteurs, peut-être aussi certaines dispositions naturelles font d'une brusquerie masculine et qui vous disent: «Comment vous portez-vous?» avec des trépidations de tonnerre. Les termes suraigus dont elle usa pour notifier sa volonté provoquèrent une tempête de sanglots. M. Laffont en vit le résultat sous la forme de paupières aussi gonflées que rouges. Il s'enquit du motif et leva la défense. Il raillait les préjugés de sa femme. A l'âge de Blanche, on pouvait recevoir les bouquets d'un gamin. On le devait même. Si les déshérités n'ont qu'une manière de témoigner leur reconnaissance, il est bon que les privilégiés n'y mettent point d'entrave. Au surplus, dans le cas particulier, Robert, par sa tenue parfaite et sa réserve, tranchait sur le commun de son espèce. La sévérité était donc hors de propos. Madame Laffont eut un plongeon de soumission, doublé d'une toux à ébranler les murailles. Un jour que M. Laffont se promenait à quelques portées de fusil de la Riveraine, tandis qu'il côtoyait un ravin désert, un phénomène assez singulier captiva son attention: on chantait au-dessus de sa tête. Le fait, en soi, n'offrait rien de miraculeux, ni même d'extraordinaire; mais là où il se compliquait, c'est qu'on chantait une berceuse de Schumann. En ces montagnes, parmi ce peuple de pâtres, cela ne laissait point de rompre en visière à toutes les traditions. Qui diantre pouvait être le virtuose? Il gravit la pente, gagna le sommet du tertre. Au milieu de ses moutons, Robert, couché sur le dos, les mains sous le crâne, avait les yeux perdus dans le rêve. --Comment! c'est toi? dit le propriétaire de la Riveraine. D'où sais-tu ce que tu chantes? --On m'endormait autrefois avec cet air. La fin m'échappe. --La reconnaîtrais-tu, si tu l'entendais? M. Laffont fredonna quelques notes. Robert le dévorait des yeux. --Oui, oui, dit-il. Et de sa voix pure, d'un bout à l'autre, sans hésiter cette fois, il modula le chef-d'œuvre retrouvé. M. Laffont s'assit près de lui. Cet instinct musical l'émerveillait, l'attirait vers la créature aux traits fins, qui chantait à la manière des rossignols, sans les leçons de personne. --Tu n'es pas du pays. D'où es-tu? --Je l'ignore. J'ignore même depuis combien d'années je suis aux Mérilles, chez M. Benoît. Mais là où j'étais avant d'être ici, on m'aimait. L'enfant poussa un soupir qui remua M. Laffont. --Pauvre petit! dit le père de Blanche, en mettant une caresse aux boucles emmêlées des cheveux blonds. C'était prendre le cœur de Robert, qui conta tout d'une haleine le peu qu'il savait de l'autrefois, son existence misérable, ses récents bonheurs et sa gratitude pour Blanche. M. Laffont songeait, en l'écoutant, que Dieu venait, selon toute apparence, de placer un devoir sur sa route. Avant de rentrer à la Riveraine, il alla chez Benoît, le pressa de questions. D'où tenait-il Robert? Quelle était sa famille? L'autre se barricadait avec rage dans l'hospice des Enfants-Trouvés. Une famille, à ceux qu'on ramassait en pareil lieu? M. Laffont insista: Robert se rappelait ses parents, son pays, dépeignait la mer, gardait un souvenir vague, pourtant positif, de choses que le très bas âge ne remarque pas; il n'était donc plus au berceau lorsqu'on le prenait aux Mérilles. Soutenu par le regard de sa femme qui, derrière l'interlocuteur, faisait des signes impérieux, Benoît s'embrouillait à dessein en des apostrophes contre le pâtre et des dithyrambes à leur gloire personnelle, dont la conclusion la plus nette fut que sa digne moitié et lui représentaient la charité dans ce bas-monde, où Robert incarnait l'ingratitude. L'embarras, la colère, les refus de répondre accrurent chez M. Laffont la certitude d'un mystère intéressant sur la piste duquel il remerciait la berceuse de Schumann de l'avoir mis, que l'attitude bizarre du rustre rendait plus piquant, et qu'il se promit de tirer au clair. Un formidable geste de menace ponctua sa sortie. Ah! le vagabond parlait, se souvenait, faisait devant les curieux craquer sa peau? on la lui tannerait donc. --Prends garde! dit la femme. Ta main est lourde. Tu vas le tuer ou l'estropier. Avec l'intonation paisible d'une bonne commerçante soucieuse avant tout des profits de la caisse, elle ajouta: En trouverions-nous un autre pour le remplacer, comme la dernière fois? Un grognement de bête accueillit l'observation. Benoît détestait qu'on lui ressassât l'histoire: un petit disparu, sans que personne s'en fût douté, un second venant à point et laissant les comptes en règle à l'endroit de l'hospice. Tête d'enfant pour tête d'enfant. Rien ne se ressemble davantage--à distance. --D'ailleurs, et la dame? reprit la ménagère. --Elle se soucie bien de lui! Elle recommandait de le traiter comme un cheval; cela revenait à dire de le supprimer. M. Laffont appartenait à une famille fixée de temps immémorial dans le Vivarais. Jadis considérable, le patrimoine, à la révolution de 1830, se trouva presque dévoré. M. Laffont se contenta des bribes: entre sa femme, son fils et sa fille, elles lui permettaient encore le bonheur. Tout le pays appréciait son excessive bonté, sa façon d'être douce aux plus humbles. Cette bonté traditionnelle fut à peine en éveil au sujet de Robert, qu'il mit tout en œuvre afin de se guider dans ce méandre obscur. Il commença d'abord; et sous cape, une sorte d'enquête. Le maître des Mérilles, jadis obéré de dettes, levait en peu de temps ses hypothèques, arrondissait son domaine, grâce à un legs, disait-il. Certains parlèrent d'absences mystérieuses de madame Benoît, suivies de l'apparition du pâtre Robert, quelque sept ou huit ans plus tôt. La version générale fixait à sa naissance l'entrée de Robert aux Mérilles: il venait de l'hospice de Lyon et l'administration le laissait là, sans doute par oubli. M. Laffont se perdait en ces contradictions. Le premier valet de charrue des Mérilles, Antoine, y jeta une pointe de drame: tout le monde avait raison et tout le monde avait tort. Oui, l'arrivée de Robert datait de sept ans, quoiqu'il fût là depuis le berceau, soit douze années; Robert était un joli garçon, bien découplé, blond, facile à vivre, quoiqu'on l'eût connu petit, malingre, avec des cheveux couleur d'étoupe, plus méchant qu'une fouine. Il se passait des choses bizarres à la barbe du bon Dieu, et même à celle de la justice; mais on le hacherait en morceaux, lui Antoine, avant d'obtenir une parole sur un sujet aussi délicat. Madame Benoît le tenait en quelque estime; on en causait assez dans le bourg, les commères aux veillées s'y affilaient la langue; on ne manquerait pas de croire qu'il se voulait débarrasser du mari en l'envoyant aux galères. --Surtout, monsieur, mettons que je ne vous ai rien conté. Si l'un des enfants a pris la place de l'autre, tant mieux, c'est leur affaire; et s'il y en a un d'enterré dans un creux du Rhône, tant pis, qu'il y reste! L'accusation était grave, M. Laffont répugna de s'y arrêter. Mais plus s'épaississait le mystère, plus il se livrait aux conjectures. La moins invraisemblable fut que Robert était né d'une faute dissimulée avec la complicité des Benoît. Ceux-ci recevaient apparemment le prix de leur silence; ils se tairaient toujours. Alors à quoi se résoudre? Faire çà et là venir l'enfant, cultiver ses dispositions naturelles, lui faciliter les moyens de s'affranchir d'une existence misérable? Sans doute, mais après? L'heure de l'abandon sonnerait vite, la situation à la Riveraine interdisant de trop lourds sacrifices; que deviendrait Robert, une fois seul, dénué de ressources, avec des soifs de gloire, si vraiment ses instincts d'artiste étaient une vocation? Aurait-il l'énergie de se créer une place au soleil? Mieux valait le laisser à son ignorance. On ne regrette pas l'inconnu. Et de ceux qui, partis enfiévrés par le rêve, s'en reviennent meurtris par la réalité, le martyrologe est si long! Toutefois, avant de se décider, il voulut le revoir. Inutilement il le chercha dans la campagne. Le petit pâtre ne gardait plus le troupeau des Mérilles, madame Benoît le remplaçait. Plusieurs jours s'écoulèrent. Blanche se plaignit d'être oubliée. Que devenaient les fleurs sauvages, les pierres curieuses, les nids d'oiseaux, et celui qui, d'habitude, les apportait chaque soir? De son côté, Gaston fouilla en vain les bords du Rhône, les coteaux ardus, les haies de mûriers. Aussi madame Laffont triomphait-elle. Jamais sa voix sonore ne lança d'aussi claires fanfares. Le triomphe fut de courte durée, Blanche et Gaston ayant décidé leur père à les conduire aux Mérilles. --Aux Mérilles! Ce cri de révolte eût rendu l'ouïe aux sourds. Elle le couvrit, par déférence conjugale, d'un fracas d'ordres lancés de droite et de gauche, d'autant que, si elle n'en pouvait croire ses oreilles, force lui était bien d'en croire ses yeux qui lui montraient le trio déjà loin dans l'avenue. La maison était déserte, les travailleurs vaquaient au loin, dans les champs. Comme Blanche poussait la porte d'une étable, elle se cramponna, très pâle, contre Gaston: Robert était là, gisant sur un tas de paille, le corps couvert d'ecchymoses, un genou luxé. Près de lui, une jatte d'eau et un morceau de pain. M. Laffont resta stupéfait. Antoine, avec ses sous-entendus, n'inventait donc rien? Le malingre, aux cheveux d'étoupe, avait donc vécu, puis cessé de vivre? Et un autre supplice recommençait le supplice ancien? Les lois permettaient de semblables choses, la barbarie en pleine civilisation, le meurtre raffiné, lent, inexorable, sans personne pour l'empêcher ou le punir. On ne calcule pas sous le coup de certaines émotions. Il prit Robert en ses bras, fit signe aux enfants de le suivre et, d'une traite, gagna la Riveraine. --Tu es fou! vociféra madame Laffont, l'entendant presser les domestiques, faire dresser un lit dans sa chambre, demander le médecin. Il s'occupait bien d'elle! L'état de Robert, il se l'imputait à crime, s'en jugeant responsable. Le pauvre être, sans doute, serait encore sur ses jambes si l'on ne s'était mêlé d'interroger l'odieux Benoît, ou si, l'interrogatoire fini, l'on eût pris le parti que commandait la charité la plus vulgaire. Madame Laffont, mielleuse d'aspect, clama plus qu'elle ne dit: --Que comptes-tu faire? --L'élever avec Gaston. --Dans notre position de fortune?... --Un cheval de moins à l'écurie, un enfant de plus à table, cela fait la balance. Nous sommes même capables d'en être plus riches. Il souriait, parce que sa résolution était inébranlable; les airs de gaieté cachaient une arrière-pensée de devoir. Comme d'habitude, elle se résigna, en bramant sur un autre sujet. Adoption absurde; mais, le maître décrétant, l'esclave se soumettait, du moins à l'extérieur. Il s'en fallut toutefois que Robert montât dans ses tendresses. Celui-ci se croyait le jouet d'une hallucination. Peu de jours après, il put se lever et commencer sa nouvelle existence. A la vérité, l'apparition et le courroux de Benoît jetèrent une ombre sur ses premières extases. Le paysan n'entendait point qu'on le dépouillât de haute lutte. Pour un peu, il eût crié au vol. L'attitude de M. Laffont l'assouplit comme une liane. Il trembla même à de certains mots, mit sur le compte d'une ivresse fictive ses brutalités envers le pâtre et, la tête dérangée par la vision d'un petit spectre aux cheveux d'étoupe, chercha sa justification dans une avalanche de preuves: oui, l'ancien nourrisson était mort, tout naturellement, de sa belle mort, et Robert tenait sa place pour obliger une personne que lui, Benoît, ne connaissait point. C'était le secret de sa femme. Jamais elle n'avait consenti même à dire le nom. Tout ce qu'il savait, c'est que, découverte, l'existence de Robert mettrait en péril l'honneur et la vie de bien des gens. M. Laffont ne crut pas devoir jouer au justicier. Du maudit, il se contenterait de faire un heureux. Sur un point, d'ailleurs, ses incertitudes cessèrent: à n'en pas douter, Robert était d'une origine élevée. Le luxe relatif de la Riveraine le laissait très calme. Lorsque Gaston ou Blanche lui montraient des objets inconnus aux pauvres chaumières du pays, il en devinait l'emploi. Son protecteur, en l'étudiant, surprit des éclairs de fierté douce, une étonnante délicatesse contre lesquelles n'avaient pu prévaloir les humiliations ni la rude poigne de la misère. Il était de bonne trempe, ce cœur comprimé si longtemps. Et la petite fée des premières extases, comme elle planait naguère sur les abandons du désespoir, s'incarna dans les poussées de fièvre du bonheur. Robert la cherchait, l'entendait, la voyait partout. Elle était le meilleur de lui-même, sa sœur et son étoile, sa conscience vivante marchant devant lui. Riche des trésors accumulés, il avait encore des provisions de tendresse pour son bienfaiteur, pour Gaston, même pour l'orageuse madame Laffont, quoiqu'elle lui fût souvent revêche. Les années passèrent. Les deux jeunes gens travaillaient ensemble. L'ancien pâtre des Mérilles s'était rapidement mis au niveau de l'héritier un peu paresseux de la Riveraine. Sa prompte intelligence se doublait d'une véritable soif de science. D'ailleurs, le désir de contenter son père adoptif aurait suffi à lui faire faire des prodiges. Ses merveilleuses dispositions musicales permirent à M. Laffont de se livrer à l'enseignement de son art favori. M. Laffont était un incomparable virtuose auquel le génie créateur faisait totalement défaut. Il excellait à traduire l'âme des maîtres, mais ses propres inspirations grondaient pêle-mêle en son cerveau, comme les ruches incapables d'essaimer faute d'une reine. Sa science profonde ne parvenait pas à tirer du chaos l'idée mère autour de laquelle se coordonneraient les autres. Cette stérilité était sa plaie secrète. Elle le rongeait, sans que personne, autour de lui, soupçonnât les luttes solitaires et cruelles entre de superbes envolées et la paralysie géniale. Aussi quelle passion à suivre les progrès de Robert! Son élève serait-il plus heureux que lui? Le souffle divin le traverserait-il? L'impuissant donnerait-il au monde en cet artiste une œuvre plus belle encore que toutes les œuvres inutilement rêvées? Bientôt la blessure saignante se cicatrisa. Robert, à son insu, y versait le baume de ses premières mélodies. --Tu seras ma gloire, disait M. Laffont, en posant la main sur la tête bouclée tendue vers lui. Ce bonheur du père centupla celui de Robert. Le cœur était à l'étroit dans sa poitrine pour contenir le trop-plein de ses allégresses. Des pensées tumultueuses affluaient à son esprit, qui devait beaucoup de sa maturité précoce à la vieille géhenne des Mérilles. De ce temps, les derniers mois avaient été d'une influence énorme. La voix des choses, dans ses journées de garde, l'appelait vers les espaces mystérieux où maintenant il continuait d'errer, ravi par le cantique des harmonies universelles. Au seuil de ce pays des songes, devenu sa seconde patrie, surgissait une figure radieuse, le sourire d'une sœur, la grâce d'un enfant. Et l'enfant l'avait pris par la main et conduit où il était. S'il se souvenait des misères passées, c'était pour mieux apprécier les félicités présentes. S'il pouvait dire à toutes les douleurs: «Je vous connais comme moi-même», il pouvait dire à toutes les joies: «Je vous connais comme elle». Et par elle, pour elle, il formulait les unes et les autres en notes d'un rythme pénétrant, tour à tour sanglots ou fanfares. Blanche écoutait, près de M. Laffont en extase. M. Laffont les contemplait alors, elle, l'enthousiaste, si jolie, Robert superbe, la taille élancée, avec sa distinction native, ses yeux bleus tantôt pleins de flammes, tantôt alanguis de tendresses. On eût dit qu'il les associait, en son for intérieur, pour quelque future et commune destinée où, lui disparu, sa fille trouvât dans l'artiste le guide et l'appui de sa jeunesse. Car il ne se sentait pas bien depuis plusieurs semaines. Un jour, ses enfants l'entouraient. Assis au salon, il suivait à travers les vitres les nuages chassés par le vent vers la Méditerranée. La mélancolie de l'hiver le pénétrait. Tant de lassitude l'accablait qu'une angoisse l'oppressa. Serait-ce la fin? Il fallait savoir la vérité, à cause de Robert. Que deviendrait Robert, sans lui? Instinctivement, ses yeux le cherchèrent. Il était là, presque agenouillé devant son fauteuil, épiant sur ce cher visage les ravages du mal. --Joue-moi quelque chose, dit M. Laffont. --J'ai commencé une «chanson d'avril», la voulez-vous? Les gaietés de la chanson d'avril expirèrent sous les doigts du musicien. Une tristesse l'envahissait qui, malgré lui, pleurait sur le clavier. Que signifiait-elle donc? Son père était souffrant, rien de plus. Il l'aurait voulu bercer, endormir avec de joyeux accords; pourquoi son âme se lamentait-elle en un déchirement plus fort que sa volonté? Robert se raidit, tenta de commander au rythme, mais le rythme égrena, comme un collier de perles, les larmes qu'il ne pouvait retenir. M. Laffont regarda Blanche: elle frissonnait. --Oui, dit-il, tu as compris, il m'aime bien, il chante pour moi le chant du cygne. Robert devina plus qu'il n'entendit. En un bond, il fut aux pieds de son bienfaiteur. --Je ne suis pas inspiré, aujourd'hui. --Si... si... La main tremblante du malade chercha la tête où se plaisaient tant ses caresses, les yeux devinrent fixes. Il était mort, un dernier sourire creusé au coin des lèvres, une dernière larme perlant aux cils. Les cris de désespoir de madame Laffont ne furent égalés que par ses hurlements de fureur contre Robert; c'était lui, son infernal vacarme qui empêchaient d'appeler au secours. Avoir le cœur de martyriser un piano pendant que se mourait celui auquel il devait tout! Un autre l'aurait prévenue, elle était à côté, elle eût sauvé son mari... En un quart d'heure, l'excellente femme se dédommagea de la contrainte subie durant des années. Il n'aurait pas fallu la pousser beaucoup pour qu'elle fît de Robert un assassin. Quoi qu'il en soit, elle prenait la direction souveraine de la maison et commença tout de suite son rôle de maîtresse sans partage. Gaston et Robert ne pensaient qu'à leur chagrin. Une épouvante les glaçait en face du coup navrant. Ils se sentaient désarmés et s'appuyaient l'un sur l'autre, comme pour tirer une force de leurs deux faiblesses. Quand le mort fut dans la bière, Blanche vint lui dire un suprême adieu. Son visage était gonflé de pleurs, elle apparaissait très pâle sous sa robe noire. Robert la prit contre lui. --Ma pauvre sœur! ma pauvre petite orpheline. Elle eut un brisement de la voix: --Et toi, dit-elle, deux fois orphelin, maintenant! Madame Laffont restait, en réalité, plus absolue maîtresse qu'elle ne l'imagina d'abord, son mari n'ayant pas laissé de testament. Le malheureux homme ne prévoyait guère une fin si prompte. Or, non seulement l'introduction de Robert chez eux n'avait jamais été du goût de madame Laffont, mais sa rancune se doublait de ses déceptions maternelles: Robert était plus beau et plus travailleur que Gaston. Elle eut quelques entrevues, aux Mérilles, avec les Benoît; puis, un beau matin, elle annonça qu'elle emmenait les garçons à Paris. --Pourquoi faire? demanda Gaston. --Pour que tu y achèves tes études. --Avec Robert? --Tu verras bien. Le lendemain, les trois voyageurs quittaient la Riveraine. Blanche embrassa tristement ses frères et resta sur la route, leur envoyant des baisers. Tant qu'il put la voir, Robert demeura penché à la portière. Quand la silhouette se fut effacée dans le lointain, quand le dernier morceau de terre de la Riveraine eut disparu, il se blottit en son coin, désolé mais résolu devant l'incertain où madame Laffont le conduisait d'un air de victoire. II --Madame la baronne reçoit-elle? demanda un valet de chambre debout au seuil du boudoir. Il n'obtint aucune réponse, fit deux pas vers une chaise longue où une femme était étendue, et répéta: «Madame la baronne...» Il n'eut pas le temps d'achever, on l'interrompit brusquement: --J'ai commandé de me laisser tranquille. --La personne insiste tellement... --Qui? --Une étrangère. --Dites que ce n'est pas mon heure. Le valet de chambre s'éclipsa, suivi d'un bâillement et du bruit d'une lettre froissée par de petites mains nerveuses. La baronne Léonie de Randières en froissait souvent de pareilles depuis quelque temps; jamais, peut-être, elle n'y mit cette impatience. Elle était en un de ces jours noirs où l'on n'a plus la force de se mentir à soi-même, surtout quand personne ne pousse au mensonge. La lettre venait du dernier homme qu'elle eût distingué, un contre-amiral, en croisière aux Indes. L'enjouement du style, la rondeur, l'absence de toute sentimentalité témoignaient jusqu'à l'évidence que désormais, pour l'auteur, la destinataire entrait dans le cadre des amies respectables. Plus de traces du piédestal où Léonie éprouvait tant d'orgueil à se laisser mettre et d'où elle éprouvait encore plus de plaisir à se laisser choir. Au dire des méchantes langues, ç'avait été une variation de socles continuelle. Peut-être se vengeait-on par là de sa chance d'antan, lorsque, jolie certes, mais pauvre, elle épousait un vieillard millionnaire. Quoi qu'il en soit, les apparences sauves, sa tenue extérieure d'une correction toujours parfaite, elle gardait ses entrées dans les salons les plus collet monté où ses alliances, son nom et la fortune héritée du mari permettaient de faire grande figure. Par malheur, une ombre s'étendait sur la grande figure, l'ombre des soleils couchants, qui gagne de proche en proche et avec une telle rapidité! C'en était effrayant. Depuis deux ou trois hivers, elle essayait bien encore de nourrir quelque illusion, le contre-amiral avait la galanterie de l'y aider. Lui parti, l'illusion tomba. Des lassitudes, des énervements, jusqu'aux lettres indiennes plaidaient contre l'éternelle jeunesse. Il fallait abdiquer, son règne était clos. Alors que lui restait-il? Rien dans le présent, rien dans l'avenir. Quant au passé... Certaines cendres ne se refroidissent jamais, sans quoi l'enfer lui-même finirait par être habitable. Léonie, en veine d'examen de conscience, se rembrunit de plus en plus. Quelque chose de son passé la brûlait, ainsi qu'un fer rouge: un amour extravagant, de l'adoration et de la fureur, tout au début de son mariage, un gentilhomme breton, presque aussi jeune qu'elle... Comme elle l'avait aimé! Comme il l'avait trahie! Comme elle s'était vengée! Oui, cruellement. En éprouverait-elle du remords? Pourquoi? Elle rendait le mal pour le mal. A vie brisée, vie empoisonnée. Quittes! Eh! non, en dépit d'elle-même, elle ne s'absolvait plus. Si lâche qu'eût été la trahison, sa vengeance était impardonnable. Elle s'étourdissait jusqu'ici, noyée dans le tourbillon de tous les plaisirs, cherchant et trouvant l'oubli dans l'émotion de toutes les heures. Mais seule, avec ses songeries... Le valet de chambre reparut. --Cette dame refuse de s'en aller. Léonie prit la carte. --Madame Laffont. Une quêteuse sans doute. Faites entrer. Du temps qu'elle n'était pas la maîtresse absolue, madame Laffont avait la spécialité de remplir avec tapage les volontés d'autrui; dans l'exécution de ses propres desseins, elle apportait plus de calme. Elle s'avança fort correctement vers la baronne de Randières, la salua d'un air tranquille et, s'effaçant pour désigner Robert: --Je vous amène, dit-elle, l'enfant que vous avez confié à madame Benoît, aux Mérilles. --Mon Dieu! Les pupilles dilatées, les bras en avant, Léonie recula, titubant, jusqu'à la chaise longue où elle tomba écrasée. Robert ne la quittait pas des yeux. Elle se cacha le visage, incapable de supporter l'éclair de ces prunelles bleues qui la transperçait, et balbutia: --Je le croyais mort. Madame Laffont fut assez satisfaite de l'effet produit; on ne niait pas, il fallait profiter de l'effarement. --Il y a sept ans que Robert n'est plus aux Mérilles. Vous l'ignoriez, je vois. Mon mari l'avait recueilli. Les Benoît n'ont pu s'y opposer, M. Laffont ayant découvert certains détails très graves qui les mettaient à sa merci. Léonie se dressa, comme mue par un ressort. On savait l'origine de l'enfant? --Non, reprit la veuve impassible. C'est le seul point qu'il ne lui ait pas été donné d'éclaircir. Mais il connaissait le subterfuge au moyen duquel on a fourni à Robert un état civil qui n'est pas le sien. --Passons, passons. Que désirez-vous? --Il l'a donc recueilli, instruit, élevé avec notre fils. Par malheur, il est mort. Mes modestes ressources ne me permettent pas de faire profiter un étranger du patrimoine de mes enfants. J'ai voulu, néanmoins, remplir jusqu'au bout mon devoir envers lui. C'est à vous que je devais le ramener, je vous le laisse. Et, s'adressant au jeune homme, immobile en son coin: Adieu, Robert, dit-elle. Après sept ans d'existence commune, Robert s'était attaché à madame Laffont, la femme de son bienfaiteur, la mère de Blanche et de Gaston. Malgré l'antipathie jamais dissimulée, il comptait du moins sur une étreinte affectueuse, un mot de revoir, et, non contente de le bannir du foyer familial, elle le quittait presque en ennemie. C'était lui déchirer deux fois le cœur, comme si se brisait le dernier lien par où il tînt encore à la Riveraine. Rien du cher passé ne subsisterait plus derrière elle. --Je vous en prie, supplia-t-il, ne m'abandonnez pas tout de suite. Elle fit un petit signe de la tête, répéta tranquillement: «Adieu!» salua madame de Randières en vieille connaissance et sortit. Pour la première fois, Robert eut une révolte. La conduite de madame Laffont l'ulcérait; l'attitude de l'inconnue, le mystère qui planait entre eux le martyrisaient. Évidemment cette femme lui tenait de près, puisqu'elle disposait de sa vie quand il était enfant. Au sort qu'elle lui faisait à cette époque, il pouvait calculer son degré d'affection. C'était en de pareilles mains qu'on le remettait. Peut-être le croyait-elle complice d'une démarche où saignaient toutes ses fiertés. Il éprouva le besoin de protester, de s'affranchir par avance d'une tutelle dont il ne voulait à aucun prix. --Madame, s'écria-t-il, si l'on m'avait averti, je ne serais point devant vous. Pouvais-je prévoir qu'on m'allait jeter à votre tête, comme vous m'avez jeté dans un coin, jadis? Léonie sortait de sa stupeur. Oh! ces yeux, cette voix! --Je m'en vais donc, continua Robert. Mais, avant de sortir, je veux savoir qui je suis. Comme elle frissonnait, il reprit: --Oh! ne craignez rien. Je n'ai ni le moyen ni le désir de m'imposer. Je souhaite d'être fixé, pour pleurer mes parents s'ils sont morts, pour les plaindre s'ils sont vivants. Voilà tout. Madame de Randières était en proie à un trouble excessif. Elle hésitait, le visage livide, les lèvres mordues jusqu'au sang, afin de les contraindre au silence. Surtout le regard de Robert--ce regard qu'elle essayait de fuir--l'attirait. --Il m'est défendu de vous répondre, dit-elle. --Je n'insiste pas. Il s'inclina, prêt à sortir. Une question l'arrêta: --Connaissez-vous quelqu'un à Paris? --Personne. --Et vous vous en allez seul, au hasard? Avez-vous des ressources? Avec un geste d'insouciance, un vaillant sourire éclairant sa figure, il répondit: --La Providence, madame. Il n'est guère d'ennemis avec lesquels on ne puisse transiger. La conscience est parmi les intraitables. Celle de Léonie alla bon train sur la route des flagellations. La misérable qu'elle était! Oh! l'épouvantable histoire, impossible à rayer de sa vie! Si, du moins, elle avait le courage de réparer! Non, de la peur, une lâcheté nouvelle. Le monde, son passé d'extérieur irréprochable, les sinistres conséquences d'une heure de fièvre où d'autres que Robert expiaient l'amour trahi... comment faire pour que cela ne se dressât point devant elle, glaçant sa volonté? Certes, elle aurait pu tendre la main à Robert, lui dire... Eh! que dire, sans se condamner! Parti, elle le revoyait, avec l'implacable fixité du remords, elle revoyait ces yeux où brillait l'éclair d'autres yeux, elle entendait cette voix pareille à une autre voix. L'obsession la suivit partout, ressuscitant sous ses pas le fantôme des jours disparus. Il était près d'elle, au Bois, dans sa voiture; près d'elle, au théâtre, dans sa loge; près d'elle, à chaque heure du jour et de la nuit. Cette ressemblance frappante qui la pétrifiait, tout le monde ne l'allait-il pas remarquer? On mettrait vite un nom sur ces traits. Elle se figurait Robert rencontré, interrogé, reconnu... Le hasard a de ces fatalités. Robert invoquait la Providence; la Providence n'avait qu'une manière de le protéger: en la châtiant. D'ailleurs, ce serait justice. Et précisément parce que ç'eût été justice, Léonie tremblait. Elle eut une série de jours mortels. Madame Laffont demeurait invisible, Robert ne reparaissait point. Qu'était-il devenu? Peut-être mourait-il de faim! S'il revenait, elle serait bonne, se l'attacherait, le conduirait à l'étranger pour finir son éducation--et le dépayser. Elle s'occupait de lui avec une sorte de passion. Afin de s'étourdir, elle se lança dans des œuvres de charité. Autrefois, elle se fût lancée ailleurs. Cette volte-face méritoire était le résultat moins des lettres du contre-amiral que de la brusque alerte qui secouait sa vie. Au demeurant, une recrue précieuse, vaguement imprégnée encore des parfums de Satan. On l'accueillit à bras ouverts et, séance tenante, on la chargea d'organiser une fête de bienfaisance dont les apprêts lui valurent une jolie provision de migraines. Elle se donna un mal infini, lança ses amis à travers les coulisses, cueillit leurs étoiles, pâlit sur le programme et, quand elle crut les choses faites, se heurta de toutes parts à d'inextricables difficultés: amours-propres en souffrance, rhumes sur commande, _veto_ de directeurs. Elle ne savait à quel diable se vouer. Un matin, elle sonna: --Qu'on aille me chercher Willmann. C'était un vieux professeur de violoncelle, avec qui de temps à autre elle faisait de la musique de chambre. Beaucoup de talent, mais si entêté aux chemins de la bohème qu'il s'était fermé les autres. Aussi disait-il: «La misère est une parricide: je l'engendre, elle me dévore.» Il connaissait tout Paris et, seul, pouvait tirer madame de Randières d'embarras. Elle le mit au courant de ses ennuis: ils surgissaient justement la veille de la solennité. Pas moyen de retarder. Comment faire? S'il ne la sauvait point, elle ne le reverrait de sa vie. --Voilà bien la justice des femmes, grommela Willmann. Enfin!... Tenez-vous spécialement à une cantatrice? --Oui, puisque le numéro du programme... --Pauvre raison, chère madame. Où serait la part de l'imprévu? A la place de la demoiselle, je vous offre un monsieur... --Célèbre? --Du tout. C'est ce qui fait son mérite. Willmann avait aux yeux des pointes de malice. Ses doigts tambourinaient sur les bras du fauteuil quelque marche guerrière. Il haussa les épais sourcils blancs où s'embroussaillait son regard--sa manière de hausser les épaules--Célèbre! Est-ce qu'on est célèbre quand on a le droit de l'être? --Voulez-vous d'une merveille, chère madame? --Si j'en veux! --Alors laissez-moi faire. La bride sur le cou. Je ne puis cependant pas m'engager avant d'avoir vu... Elle l'interrompit: --Mais c'est demain, Willmann. --Demain, parfaitement. J'ai bien l'honneur... Si vous ne me revoyez pas ce soir, dormez tranquille. Ce sera la preuve qu'on a ce qu'il vous faut. Le lendemain, Léonie retrouva ses forces de mondaine pour jeter le dernier coup d'œil aux préparatifs, distribuer ses grâces, remercier tous ceux qui répondaient à son appel. On la félicitait: charmant, exquis... saynète délicieuse... programme _di primo cartello_... sans compter l'imprévu, le clou de Willmann. D'où venait-il, celui-là? quelle était sa spécialité? Elle souriait, n'en sachant rien elle-même, goûtant la joie du triomphe, fière de la belle recette à verser entre les mains de sa présidente. Tout à son bavardage, elle ne remarqua point l'entrée de l'artiste amené par Willmann. Les premiers accords lui firent tourner la tête. Elle réprima un cri et resta sans souffle. Robert! Robert, dont le jeu pathétique, tombant comme du ciel sur l'auditoire, le charmait, l'électrisait, le bouleversait jusqu'aux entrailles. Il y avait, dans l'assistance, vingt personnes: la duchesse de Serples, la chanoinesse de Guderille, madame de Lunney, combien d'autres! capables de mettre un nom sur ce visage. On allait l'interroger, s'enquérir de sa vie, elle le voyait la montrant du doigt, elle l'entendait répondre: «Cette femme vous renseignera.» Elle voulait fuir et demeurait immobile, prise par la fatalité qui s'appesantissait sur ses épaules, la condamnait à subir, dans des transes d'une curiosité poignante, la catastrophe prévue depuis deux mois. Elle ne pouvait se rassasier: là, devant elle, Robert! Cette tête qui se transfigurait, vivant la pensée éblouissante du maître, qui la hantait ces derniers temps, non souriante comme à présent, mais terrible comme un de ses plus terribles souvenirs, elle n'avait pas plus la force de s'en détourner que le corps de l'abîme où le vertige attire. Les applaudissements éclatèrent. --Un amour, votre artiste, lui cria la vicomtesse de Lerdre, mariée de la veille, à dix-huit ans, et trouvant déjà tous les hommes «des amours». L'astre nouveau, levé au firmament de l'art, eut une ovation enthousiaste. Il était si jeune, si beau, si plein des tempêtes intérieures où se révèle le génie! On l'entourait et l'accablait d'éloges, de questions; il répondit avec beaucoup de simplicité, d'un ton un peu farouche, mais exempt de gêne ou d'orgueil. --Enfin, d'où le tient-on, ce prodige? insista la petite de Lerdre; on le dit orphelin, est-ce vrai? --Oui, répliqua madame de Lunney, Willmann l'assure et prétend que depuis la mort de son père il travaille pour vivre. Qu'était le père? La vieille duchesse intervint: --Il a, ce jeune homme, une beauté remarquable. Elle me rappelle les Kercoëth. --Miséricorde! Dieu le préserve d'autres points de ressemblance avec les Kercoëth! dit la chanoinesse de Guderille. --C'étaient de belles âmes, prononça la duchesse. Léonie était plus blanche que ses dentelles. Willmann lui conduisit Robert. --Avais-je raison? Et, présentant l'artiste: monsieur Robert. Robert s'inclina comme s'il la voyait pour la première fois. Elle essaya de le complimenter, les paroles s'arrêtèrent dans sa gorge. --Vous êtes souffrante? interrogea Willmann. --La chaleur... Le violoncelliste lui offrit le bras pour la mener hors de la foule, tandis que la duchesse de Serples retenait Robert et disait: --J'ai eu bien bien du plaisir à vous entendre, monsieur, j'en ai plus encore à vous regarder: vous éveillez en moi de si vieux souvenirs! L'air frais du dehors remit madame de Randières. Elle s'accrochait, toujours vacillante, au bras de Willmann, mais des roses commençaient à lui monter aux joues. Elle se dégagea de ses songeries et, d'une voix brève: --Comment le connaissez-vous? --Ah! par ma foi, d'une façon originale et que je crois inédite: par l'intermédiaire d'un escalier. --Je parle sérieusement. --Et moi donc! Voici l'histoire. Elle date, au plus, de huit jours. Deux fois par semaine, je fais de la musique chez un commerçant dont l'héritière--des millions, s'il vous plaît--a d'étonnantes prétentions artistiques. On ne se figure point comme les bourgeois... --Vite, vite, Willmann. --Après le dîner, la respectable tribu, composée du père, de la mère et de la fille, passe au salon. Le père s'endort au coin de la cheminée à droite, la mère au coin de la cheminée à gauche... --Willmann, vous êtes insupportable. --Aussi ce que j'ai de peine à me supporter!... Les patriarches endormis, nous mettons, la fille et moi, Chopin en pièces. La légende d'Orphée n'est pas un mythe. Par bonheur pour l'auditoire, il n'y en a pas. On pourrait, à la rigueur, en avoir un, dans la personne des commis de M. Duparc--il s'appelle Duparc, mon commerçant--mais je les soupçonne et les félicite, ces jeunes gens, de préférer leur lit. Ils grimpent aux mansardes, dans la maison, pendant que nous nous livrons à notre vacarme. --Je ne vois pas... --Vous allez voir, chère madame. Depuis deux mois, je remarquais, chaque fois que je m'en allais, une ombre accroupie sur les marches de l'escalier. --Ah! ah! --C'est ce que je me dis. Cela me parut bizarre. Il y a huit jours, je saisis mon ombre au collet et lui demande ce qu'elle fait là. L'ombre me répond qu'elle écoute. Comme c'était son droit, je n'aurais pas poussé l'interrogatoire plus loin, si elle n'eût ajouté: «Le piano est atroce, mais le violoncelle bien remarquable.» Je fus flatté, parce que, moi, la vérité, d'où qu'elle vienne, même dans une cage d'escalier... Je voulus quelques éclaircissements: «Vous êtes musicien?--Un peu.»--La conversation liée, j'apprends que j'avais affaire à un commis de Duparc. Je l'emmène chez moi pour voir ce dont il était capable. Ah! bon Dieu! il n'était pas plutôt assis devant le clavier que je prenais sa mesure. Un amant retrouvant sa maîtresse. Quelle poigne, quelle âme! «Toi, mon petit, lui dis-je, tu iras loin. Je m'en charge.» --Il ne vous a rien dit de son arrivée à Paris? --Pas un mot. Pourquoi? Au lieu de répondre, Léonie donna l'ordre à un domestique d'aller chercher Robert de la part de Willmann. --Il faut que je lui parle. Laissez-nous seuls quand il viendra. Willmann eut l'air surpris de ce besoin de tête-à-tête. Robert approchait, il courut à sa rencontre et, tout haut: --Madame la baronne désire causer avec toi. Dans un souffle, il ajouta: Prends garde, mais tâche de la séduire. La séduire! Robert y était bien disposé, quand sa présence lui gâtait tout le plaisir de la soirée! Elle s'avança la main tendue, un peu vibrante: --Vous ne m'avez pas reconnue, tout à l'heure? --Je vous ai reconnue, madame; mais j'imaginais que je ne devais point le témoigner. --Parce que vous me gardez rancune? --Parce que je ne tiens pas à vous être désagréable. Cet excès de délicatesse la toucha. --Comme vous m'avez préoccupée! Je comptais vous revoir, j'ignorais ce que vous étiez devenu; j'en étais, je vous assure, très malheureuse. Un incrédule sourire plissa les lèvres de l'artiste. Il planta ses yeux fiers dans les yeux de la baronne. Se moquait-elle de lui? Non, elle ne se moquait pas. Sur sa figure éclatait un air de sincérité qui l'interdit. Si mal qu'elle l'eût accueilli naguère, elle pouvait avoir changé d'avis à son égard. Il se courba légèrement devant elle. --Vous êtes trop bonne, madame. Elle lui prit le bras d'un geste très doux, voulant le gagner à ses projets, déroutée par une conquête qui ne ressemblait pas à celles dont on lui prêtait la spécialité triomphante. Elle l'entraîna dans un coin de la serre, ne sachant encore par où risquer la démarche. S'il refusait pourtant! Ils resteraient seuls tandis que s'achevait la fête; aurait-elle le loisir de le convaincre et de le décider? Elle le fit asseoir près d'elle. --Racontez-moi tout ce qui vous est arrivé depuis que je ne vous ai vu. --Cela en vaut-il la peine? --Je vous en prie. --J'ai marché devant moi le long des rues; j'entrais demander de l'ouvrage quand je voyais des écriteaux. N'ayant aucune référence à fournir, on me refusait partout. Je n'avais pas un centime dans la poche, de sorte que, la nuit venue, mon gîte me paraissait problématique. Paris n'a pas, comme le Vivarais, des lits d'herbe sèche contre les haies. J'étais fatigué d'avoir marché huit heures, sans m'arrêter, à jeun. Dans une rue étroite où il me sembla que le vent soufflerait moins fort, les encoignures de portes m'attiraient. J'en choisis une pour y passer la nuit. Mais un gardien de la paix me commanda de circuler. Engourdi par le froid, la fatigue, la faim, je n'eus pas la force d'obéir. Il m'emmena au poste, on me fit boire un cordial et je dormis sur le lit de camp. Pendant que Robert parlait, Léonie buvait ses paroles. Sous la fixité de ce regard, il éprouva comme un malaise et s'interrompit un moment. --Continuez, continuez, dit-elle. --Le lendemain, le commissaire, en me congédiant, m'offrit quelques pièces de monnaie. Je refusai, naturellement. Du travail, pas l'aumône. Je le lui dis, je contai mes recherches inutiles; j'ajoutai que j'avais, au lycée Henri IV, un camarade d'enfance, le fils de mon père adoptif; on saurait par lui si j'étais un vagabond. Le commissaire fit une enquête et le résultat fut, séance tenante, une place chez un de ses amis, M. Duparc. Depuis, je travaille toute la semaine; le dimanche, je vais voir Gaston et, les soirs, je me rends chez M. Willmann, où je joue les airs préférés de ma sœur Blanche. Ce récit, fait avec beaucoup de simplicité, sans ombre de rancune contre le sort, sans une allusion à celle qui l'écoutait, remuait étrangement Léonie. Quand il eut fini de parler, elle dit d'un ton bref: --Cette existence ne saurait durer. Vous allez venir chez moi. --Chez vous, madame?... Je vous remercie. --Vous n'avez pas à me remercier. Je n'aurais pas dû, lorsque vous franchissiez mon seuil, vous le laisser repasser. --Je m'explique mal, sans doute, madame. Votre proposition me touche, mais je ne l'accepte pas. --Pourquoi? Il hésita un instant. Il avait tant de choses à répondre, de si grosses tempêtes au cœur, de si graves questions aux lèvres! Que signifiait cette comédie? A quoi tendait une hospitalité si cruellement refusée hier, si bizarrement offerte aujourd'hui? A quel titre, enfin, ce brusque intérêt, après les marques indéniables d'une haine vieille de dix-neuf ans? Il conserva son sang-froid et dit: --Je désire ne point aliéner mon indépendance. --Vous la garderez tout entière. Je serai votre amie, rien de plus, une amie dévouée, qui vous aidera de toutes ses forces, à réaliser vos rêves de gloire. --Tant de générosité me flatte; mais j'entends faire mon chemin seul, en ne demandant l'aide que de Dieu. --Soyez franc, s'écria Léonie, s'il s'agissait de Willmann, non de moi, vous accepteriez. Et, lui saisissant les mains, rapprochant son visage du visage de Robert, elle ajouta, connue dans un transport de passion blessée: Avoue-le, tu refuses parce que c'est moi. Je te devine, tu me hais. Tu me hais de t'avoir abandonné aux Benoît, de ne t'avoir pas ouvert les bras devant madame Laffont. Et ce qu'il y a de terrible là-dedans, c'est que tu as raison de me haïr. J'ai été mauvaise, sans entrailles, implacable. Aussi, j'avais perdu la tête, c'est mon excuse. Je ne savais pas ce que je faisais. Et je ne te connaissais pas. A présent, je te connais. Tu es le fantôme de mes veilles, ma conscience, plus que cela: mon cœur, puisque, à force de te redouter, je me suis mise à t'aimer. Oui, de cette tendresse irraisonnée, instinctive, qu'on a pour l'œuvre de sa chair, parfois, hélas!--comme représailles divines--pour l'œuvre de ses cruautés. Si tu veux te venger de moi, persiste à me repousser. Le remords me tue, aide-le. Une sorte d'effroi s'était emparé de Robert. --Que m'êtes-vous donc, madame, pour me tenir un pareil langage? --Moi?... Je suis... Elle s'arrêta, épouvantée de ce qu'elle allait dire, et, d'une voix où toutes ses terreurs suppliaient: --Oh! ne me le demande jamais, jamais! J'ai tant besoin de ton pardon, je te suis la cause de tant de maux! --Mon Dieu! bégaya Robert qu'affolait une pensée soudaine; seriez-vous ma mère? Elle poussa un cri. Sa mère! Brusquement elle roula sur le sol, comme une masse sans connaissance. III Le surlendemain Willmann vint prendre Robert au saut du lit. --Enlevée, la permission, à la pointe de la baïonnette! En route. --Quelle chance, mon ami! Vous avez obtenu?... --Bah! il n'y fallait même pas de baïonnette. Le hasard a de ces bouffonneries. Le proviseur me connaît, moi qui me figurais n'être connu de personne. Il est vrai que la montagne Sainte-Geneviève est un des pics de la bohème et la bohème mon royaume de ce monde... --Ainsi, Gaston?... --M'est confié pour toute la journée. Je le fais sortir, te le passe et me sauve, car j'ai deux ou trois rendez-vous, ce matin. Ils prirent d'un pas allègre le chemin du lycée Henri IV. Sa nouvelle existence cloîtrée pesait fort au jeune Laffont. A dix-huit ans, troquer son indépendance, la liberté des vastes champs contre l'étouffement des murs, c'est un rude coup. Gaston souffrait d'autant plus que, profondément atteint par la mort de son père et résolu de devenir le soutien de sa mère et de sa sœur, il lui fallait regagner tout un arriéré de paresse. Aussi s'absorbait-il dans le travail, ce qui doublait l'ennui de la prison d'une sorte d'isolement au milieu de ses camarades. Ceux-ci, mis en verve de malice par sa simplicité, ses candeurs de rural, le tourmentaient à plaisir. Il laissait faire, avec des rages intérieures. Ses seules joies étaient les visites de Robert. Tous deux retrouvaient alors un peu de leur bonheur ancien, se contaient leurs déboires, se consolaient l'un l'autre, et, réconfortés par l'amitié, revoyaient les jours déjà lointains de la Riveraine, les travaux communs sous l'œil vigilant du père, les courses vagabondes au bord du Rhône, et les grâces de la petite sœur restée dans le nid d'où ils étaient tombés. Ce dimanche-là, ce ne fut pas une médiocre surprise pour Laffont d'être dehors, au grand air, entre Robert et Willmann. --Vous me remercierez une autre fois, mes petits, grommela le vieil artiste, dont on étreignait le bras. Je vous ai donné la clef des champs. Usez, n'abusez pas. Moi, je vous lâche. Oui, oui... des affaires... As-tu encore de l'argent, toi? --Ne vous inquiétez pas. --Hein?... Drôle de garçon!... Fier comme un Castillan! Mais nous autres, artistes... Et, poussant Gaston du coude, l'index au front: Tous un grain. Sur les quais, il quitta les jeunes gens, lestés de conseils sages et d'indications qui l'étaient moins, telles que restaurants à la mode, cafés du high-life, etc. --Il croit, dit Gaston, que le Pactole coule chez nous. Robert, sans répondre, tapota la poche de son gilet, où sonnait le tintement de pièces d'or. --Bah? fit l'autre, surpris. Moi qui comptais, en fait d'agapes, manger de l'air et boire du soleil. D'où cela te vient-il? --De mon premier concert. Ils marchaient le long de la Seine, sous les gaietés du ciel, remontant vers le Jardin des Plantes, au hasard. Robert disait tout, la rencontre de Willmann, la fête, le gros succès, l'entretien avec madame de Randières, et, quand il la voyait à ses pieds, sans connaissance, son angoisse douloureuse. Ne se sentant ni le courage ni même la force de la secourir, il appelait, des domestiques enlevaient la baronne, elle n'était plus rentrée dans les salons. Le lendemain, branle-bas général chez Duparc. Willmann y semait des tempêtes, apportait de nouveau les propositions faites la veille, le morigénait de la belle manière de ne s'être pas précipité sur l'aubaine et l'avertissait que Duparc lui rendait de grand cœur sa liberté, puisqu'il s'agissait d'un avenir superbe. --Qu'as-tu répondu? --Je me suis donné jusqu'à demain pour la réflexion... Tu trouves sans doute que je n'ai même pas à réfléchir; il fallait refuser? Gaston savait l'histoire de la présentation, la fuite hautaine de chez madame de Randières. D'instinct, cette femme lui était odieuse. Qu'elle eût des remords tardifs, tant mieux, il ne l'en plaignait pas. Mais il se rappelait les dégoûts, vaillamment réprimés, de Robert pour le genre de travail devenu son gagne-pain; il connaissait les soifs de sa nature d'élite, les rêves de gloire entrevus par le père et que la dure nécessité risquait d'anéantir en stérilisant le cerveau dans le combat pour la vie. S'envoler en plein éther, ouvrir l'aile aux souffles caressants, quelle tentation! Quand elle triompherait des révoltes de la première heure, oserait-il blâmer? Il demanda: --Crois-tu que chez elle, tu puisses être heureux? --Ce n'est pas de moi qu'il s'agit. --De qui, alors? --De cette femme qui mit tant de zèle à me bannir de son existence et met tant de passion à m'y faire rentrer, qui m'inspire de la répulsion et dont la pensée me suit cependant partout, qui sait d'où je sors et refuse de me le dire, et se trouve mal quand je l'interroge. Suis-je sûr d'avoir le droit de la repousser, de la détester? Ma mère, peut-être! --En ce cas, elle t'a dégagé de tes devoirs de fils. --Elle ne le pouvait pas. Un fils n'est jamais un juge. Rien ne le dégage de ses devoirs. Et, puisque je suis dans l'incertitude, le mien est, à tout prendre, quand elle m'appelle, d'obéir. Gaston lui serra la main. Un attendrissement le gagnait devant cette figure où, dans le lointain des ans, il revoyait l'expression souffreteuse du petit pâtre des Mérilles dormant sous sa haie de mûriers. --Tu as raison, dit-il, et vaux mieux que moi. Notre père t'approuverait. --Cela me suffit. J'irai chez madame de Randières, pour alléger ses remords, si elle en a. Ils remontaient depuis longtemps la Seine, absorbés en leur pensées, ne remarquant pas le chemin parcouru. Le ciel, au-dessus d'eux, riait, dans la sérénité du printemps. Le bruit de la grande ville, derrière, n'arrivait plus que comme une sourde clameur. Ils avaient atteint la banlieue, au delà des fortifications, dans la direction d'Alfort. --Où diable sommes-nous? questionna Gaston. La singulière campagne, pleine de légumes, avec des bicoques au milieu de jardins à tenir dans la poche! --Voilà pourtant un vrai parc, là-bas, autour de ce chalet. Regarde, on dirait une villa italienne. Elle est charmante, vue d'ici. --Pour moi, dans ce paysage, rien ne vaut un coin de notre Vivarais. --Ni surtout la Riveraine. Cela est positif. As-tu faim? --Je dévorerais. Il doit être une heure indue. --Midi, déclara Robert en levant la tête, habitué, par son enfance, à prendre le soleil pour guide. Cherchons une auberge. Ils la trouvèrent près du chemin de halage. Une petite maison très propre, où l'hôtesse les accueillit avec empressement. On dressa la table sous une tonnelle, afin de leur épargner le voisinage des mariniers de la salle commune. Ces dents de jeunes loups saccagèrent. Puis, comme la journée était splendide et que le soleil radieux invitait au _farniente_, ils allèrent se coucher dans l'herbe, au bord de l'eau. Les prés descendaient jusqu'au fleuve, constellés de pâquerettes et de chicorée sauvage. Quoi qu'en eût dit Gaston, le paysage ne manquait pas de grâce. Les fleurs et la verdure des demeures rustiques piquetaient la monotonie des terres maraîchères, et la grande villa italienne se dressait à l'horizon d'un air d'attirante mélancolie. Ces premiers beaux jours ont une pénétration de vie étrange; Robert en subissait l'influence. Ses pensées du matin s'évaporaient dans les transparences de l'atmosphère. Il cueillait autour de lui les minces étoiles blanches épanouies sous le velours des prés. Et devant cette moisson embaumée, sa poitrine se gonfla: «Je ne lui en porterai plus jamais. Pauvre petite sœur!» La Riveraine et sa fée, aux regards d'ange, lui parlaient tout bas. Mais Gaston le poussa du coude. Les deux jeunes gens restèrent pétrifiés. De taille moyenne, svelte comme un sylphe, vêtue d'un peignoir de cachemire blanc magnifiquement brodé, les pieds chaussés de mules de satin, une créature courait dans la prairie et paraissait jouer avec un compagnon imaginaire. Elle était tête nue au soleil, sans ombrelle et sans gants. Des boucles blondes, pareilles à de l'or en fusion, lui tombaient jusqu'à la ceinture. Pas une ride au front, de la blancheur des nacres. Elle était idéalement belle. Mais dire son âge eût été malaisé, tant les contrastes se heurtaient: il y avait de l'enfant dans la turbulence de ses pas, de la femme dans la passion de certains gestes tragiques, de l'aïeule dans la fugitive lassitude des traits, quelques poses découragées, tremblantes comme chez les vieillards. Elle passait de l'un à l'autre de ces aspects avec une mobilité incroyable. Elle ramassait des fleurs, courait après les papillons, se roulait parmi les herbes, avait de brusques éclats de rire, çà et là des cris poignants, s'arrêtait raide, tendait les bras à l'air qui, enveloppant ses doigts chargés de bagues, semblait lui donner la sensation d'un baiser. Alors, de ses lèvres plissées en un énigmatique sourire, des mots incohérents sortaient, avec la suavité d'un appel d'amour. --C'est une folle! dit Gaston. --Qu'elle est belle! chuchota Robert. Il ne la quittait pas du regard. Une émotion de plus en plus forte l'étreignait, à mesure qu'elle avançait vers lui, les yeux sur ses yeux, le sourire de sphinx toujours creusé au coin de la bouche. Elle s'arrêta comme une somnambule et, sur un ton d'évocation sépulcrale, elle dit: --Il est là, mon orgueil. Il rit, il est beau, il est là. Je n'ai plus peur. Elle demeurait immobile en face de Robert. A la rencontre des grands yeux bleus stupéfaits, ses grands yeux bleus fixes prenaient de la vie. Ainsi, en heurtant l'épée, la froide épée jette des étincelles. Aux pointes des pupilles dilatées s'allumaient de rouges éclairs. Elle demeurait immobile, muette, concentrée en elle-même, dans l'attitude cauteleuse de la panthère prête à bondir sur sa proie, la proie qu'elle découvrait là, en ce jeune homme éperdu et tremblant à deux pas d'elle. Sous les longues boucles fauves, la figure de statue revêtait une expression de douleur allant jusqu'à la cruauté. Lui contemplait. Gaston le saisit par le bras afin de le soustraire à l'horrible fascination, de rompre le charme sinistre, dont il constatait et redoutait la puissance. --Prends garde! Il faut se méfier des fous. Ote-toi de son chemin. Et il l'écarta. La femme tressaillit. Elle ne comprenait pas. Il y avait quelque chose en face d'elle, ce quelque chose soudain s'évanouissait. Elle passa ses mains sur sa figure, cherchant encore, toujours, droit devant elle. Où était-ce? Qui le lui prenait? Cette fête d'un instant, cette joie d'une minute, qu'en faisait-on? Une détresse poignante marbra son visage, la souffrance familière, aiguë. Puis, comme appelée par une voix secrète, où ses effarouchements s'apaisaient: --Il rit, il est là! dit-elle. La physionomie tout à coup sereine, elle descendit d'un pas cadencé, en modulant un air insaisissable, vers la berge. Les fleurs ont, sous la brise, ces ondulations adorables. Mais le brasillement du fleuve la frappa de terreur. Elle poussa un cri déchirant, un de ces cris d'angoisse qui bouleversent, entra dans l'eau, tendit les bras en avant, faisant mine de s'accrocher aux flots qui se brisaient sous ses mains et glissaient, insensibles, entre ses doigts. Son geste machinal semblait fouiller l'onde. Elle marcha d'abord sans perdre pied. Autour de sa robe blanche, les nappes bleues élargissaient leurs cercles. Et les gaies hirondelles voltigeaient, insoucieuses, autour d'elle. Bientôt le courant, plus fort, la roula dans son manteau d'azur. Avant que Gaston eût fait un geste, Robert s'était précipité. En quelques brasses vigoureuses, il l'atteignit. Il souleva sa tête hors de l'eau. Leurs regards de nouveau croisés, elle poussa le même cri, l'enlaça d'un élan sauvage et, le serrant contre elle comme une mère son enfant, disparut avec lui. --Au secours! au secours!... gémissait Gaston. De l'auberge, des prés, des maisons éparses on accourut. A son tour, Gaston plongea, frémissant à l'idée qu'il aurait affaire peut-être à deux cadavres. La berge se couvrait de monde, dans un tohu-bohu de bruits, d'appels, de vaines clameurs. Quelqu'un fendit la foule, sauta dans une barque et rama vers les trois corps. Le moyen, pour n'être pas héroïque, était le plus sûr; naturellement, personne n'y songeait. C'était un homme de haute taille, aux cheveux grisonnants, la figure énergique et belle. En un clin d'œil, il fut auprès de Gaston. --Monsieur, ne les lâchez pas, et donnez-moi la main. Laffont se cramponna et, pêle-mêle avec les autres, fut hissé à bord. Les bras de la folle étaient tellement crispés autour du cou de Robert qu'on eut toutes les peines du monde à dénouer l'étreinte. Sur la berge, des domestiques en grand émoi répondaient aux mille questions posées de toutes parts: «Depuis le matin, on courait après madame la marquise... Elle s'était échappée, ils ne savaient comment... durant une courte absence de monsieur le marquis... lui qui ne la quittait jamais, la veillant nuit et jour... si admirable de dévouement. Dès son retour, à la première nouvelle, il était comme frappé au cœur... et trois heures de recherches inutiles!...» --Pauvre homme! psalmodia l'aubergiste. Quelques minutes de plus, ce n'en aurait pas moins été pour lui un fier débarras. Il suffit de le regarder. Quand on est triste de cette façon!... L'hôtelière, d'un mouvement de tête, indiquait celui qui venait de recueillir les trois épaves et accostait à la rive. Triste, il l'était, certes, par les yeux, le pli navré des lèvres, une sorte de brisement de tout l'être. La foudre, un jour, avait dû s'abattre sur lui. Mais à le voir près du corps inanimé de la folle, on sentait que toute sa vie--ce qu'il en restait, du moins--était là. Dès que la marquise eut repris ses sens, des voitures, mandées en hâte, transportèrent tout ce monde à la villa italienne. Le marquis avait donné l'ordre d'amener chez lui les jeunes gens et ne s'occupait que de sa femme, étendue sur les coussins du landau. Sa voix palpitait: --Yvonne, m'entendez-vous? me voyez-vous? Il se penchait sur elle, la berçait: Yvonne, je vous en supplie, répondez-moi. Elle gardait un mutisme farouche. Visiblement, une idée fixe l'obsédait. Lui ne se lassait pas, opiniâtre en son impuissante tendresse, ivre de l'avoir encore vivante contre lui, après l'affreux péril. --Yvonne, mon Yvonne, je vous en conjure... Comme on descendait devant le perron de la villa, Robert et Gaston furent les témoins d'une scène pénible. Un accès de fureur s'emparait de la marquise, elle refusait de rentrer, voulait retourner au fleuve, se débattait aux bras de son mari, criant: --Il est sous la mer. Je l'ai vu. Je le veux, je le veux! Une paysanne d'âge mûr, vêtue du costume bas-breton, se précipita, les paupières gonflées, hors d'elle-même, par l'inquiétude des dernières heures. --Seigneur Jésus! monsieur le marquis, dans quel état elle nous revient! Le marquis, taillé en hercule, fléchissait presque sous les mouvements désordonnés de la malheureuse. Il avait peine à la retenir. La paysanne tenta de lui venir en aide. --Non, Annick, commanda-t-il, ne la touchez pas, vous lui feriez mal. Occupez-vous de ces messieurs. Ils ont failli se noyer pour la sauver. D'un dernier effort, il enleva Yvonne et franchit le seuil de la maison avec son cher fardeau. --Entrez, messieurs, dit Annick. Elle fit allumer un feu de corps de garde, apporter des vêtements et des cordiaux, et laissa les jeunes gens réparer leurs avaries. --Singulière aventure, déclara Gaston, qui finit mieux qu'elle n'a commencé. Willmann en ferait des gorges chaudes, car nous jouons au terre-neuve. Robert s'assit à l'écart, le front dans les mains. Le silence n'était point pour plaire à son compagnon, qui le gourmanda: --Vrai, tu n'es pas communicatif. Robert! Robert!!... Ah! tu daignes lever la tête. Quel air! ma parole, on dirait que tu reviens de l'autre monde. --Ma foi! soupira Robert. Au bout d'une demi-heure, Annick se présenta, chargée d'un message du marquis: il s'excusait de ne pas se montrer encore, ne pouvait quitter la marquise, les priait de se considérer comme chez eux. --Et ce que je vous dis de sa part, poursuivit la paysanne, je vous le dis aussi de la mienne. Je vous appartiens, après ce que vous avez fait pour elle. Ce «pour elle» contenait bien des choses. C'était la prise de possession du maître par le serviteur, l'affirmation d'un sentiment presque aussi robuste que la maternité. --Y a-t-il longtemps qu'elle est folle? demanda Robert. --Plus de treize ans, monsieur. --Treize ans! --Ah! c'est terrible. La meilleure des créatures! Le bon Dieu n'avait rien fait d'aussi bon qu'elle. --Comment cela est-il venu? --Un enfant qui s'est noyé, son fils, à cinq ans, pendant une grande marée. Pauvre ange! toute leur joie. On n'a jamais retrouvé son corps. Cela lui a pris la raison. Les médecins disent qu'elle ne peut pas guérir. --Comme elle aimait son enfant! --Si vous saviez! Les premières années, elle était furieuse. La vue de la mer redoublait ses crises. A chaque instant, nous croyions que son délire allait l'emporter, que la douleur la tuerait. Elle n'a tué que l'intelligence. --Son mari est plus à plaindre qu'elle, hasarda Gaston. --Il n'a jamais voulu la quitter, reprit Annick. Il est venu s'installer ici, où les soins sont plus faciles. Nous constations un peu de mieux: elle le reconnaissait par moments, elle oubliait le petit corps que l'Océan roule sur les galets. Mais vous avez entendu ses cris tout à l'heure? La paysanne se signa et poursuivit, à voix basse: --Elle aura vu le cadavre, qu'on n'a pu mettre en terre sainte. C'est lui qu'elle allait chercher dans la Seine, et, ne l'ayant pas trouvé, maintenant elle est perdue. Priez pour elle, messieurs! Ceux qui ont une mère doivent prier pour celles qui n'ont plus d'enfants. Ceux qui ont une mère!... L'autre jour, Robert avait presque failli croire qu'il en avait une. Avant de les faire ramener à Paris, le marquis vint les saluer. --Messieurs, je vous dois une existence qui m'est précieuse. Je m'en souviendrai toujours. Souvenez-vous, de votre côté, que le marquis de Kercoëth est à votre disposition absolue. --C'est attacher trop d'importance, répondit Robert, à une action toute naturelle. Voulez-vous me permettre de vous demander des nouvelles de madame de Kercoëth? --Hélas! elle est dans un état cruel d'agitation. --Puisse Dieu la prendre en pitié! Je le souhaite de toute mon âme. --Merci... bégaya le marquis en serrant avec violence la main de Robert. Merci surtout de l'avoir sauvée. La nuit tombait. On ne pouvait distinguer les traits de M. de Kercoëth. Mais Robert sentit sur ses doigts la brûlure d'une larme. IV Quelques jours plus tard, accompagné par Willmann, Robert franchissait encore une fois le seuil de l'hôtel de Randières. Ce ne fut pas sans tristesse. Il tâcha de la dissimuler de son mieux et ne laissa voir à la baronne qu'une réserve d'ailleurs pleine de déférence. Elle courut à lui, le remerciant d'être venu, de considérer cette maison comme la sienne, de la traiter, elle, comme une vieille amie. Il la dévisageait de son franc et droit regard qui mettait du feu aux joues de Léonie. Le trouble visible de cette femme, la cordialité de ses paroles l'émouvaient plus qu'il n'aurait voulu. --Je tâcherai, dit-il, que rien de moi ne vous fasse, un jour, regretter vos bontés. Elle eut un tressaillement. Ses paupières s'abaissèrent comme pour jeter un voile sur le fond de sa conscience où tant de craintes se mêlaient aux remords et que Robert semblait fouiller. Elle répondit avec un soupir: --Puissiez-vous être heureux par moi! Willmann ne comprenait pas trop. De la raideur chez celui-ci, de l'agitation chez celle-là... Bah! gaucheries d'un premier début. L'habitude aidant, tout marcherait à merveille et Robert tournerait vite au profit de son art le bénéfice d'une adoption dont le vieux sceptique s'efforçait de considérer simplement le côté maternel pour n'en pas découvrir le côté scabreux. --Je vous demande seulement, chère madame, observa-t-il, de laisser des épines à vos roses. Sans quoi, vous tueriez son génie. --A Dieu ne plaise! fit-elle d'un ton léger qui masquât son émotion. Je vais même vous consulter, séance tenante, sur mes obligations professionnelles de mère, de mère, insista-t-elle, à demi inclinée vers Robert. Le jeune homme se torturait l'esprit. Il devait une parole de gratitude, quelque effusion de cœur en réponse à la sollicitude excessive et fébrile qui l'accueillait. Mais l'esprit n'obéit pas toujours au cœur. Rien ne lui venait. Léonie et Willmann discutèrent le choix des professeurs et le système d'éducation; l'un tenait à l'exclusive poussée de la carrière artistique, l'autre réclamait en plus le bagage nécessaire aux hommes du monde, depuis les grades universitaires jusqu'aux compléments de rigueur: le sport, l'escrime, toutes les dorures enfin qui n'étaient ni du goût ni dans les idées de Willmann. Tandis qu'ils opposaient les arguments, Robert se taisait. On eût dit qu'il s'agissait d'un inconnu. Cette prise de possession le laissait en une indifférence parfaite. La liberté aliénée par devoir, sa vie tout entière lui semblait murée, lourde, écœurante, pareille aux Saharas où la mort devient la délivrance. Accepter, la soif aux dents, les perspectives d'une steppe aride, se désenchanter d'heure en heure et frémir sans cesse près de cette créature mystérieuse aux métamorphoses inexplicables, dompter ses rancœurs afin de se grandir dans le monde, à quoi bon quand on ne porte en soi que le dégoût? Certes, il eût mieux valu, l'autre jour, mourir dans les bras de la folle. Pauvre folle! Elle croyait voir en lui le fantôme obstiné de sa démence, l'enfant perdu sous les flots, l'être pour qui l'incurable tendresse survivait à la raison. Cette maternité saignante lui montrait mieux sa pénurie d'âme, à lui que n'avait aimé aucune mère, qui, faute d'idole, refoulait l'instinct de ses adorations filiales. Maintenant, à ce front encore jeune, à ce visage régulier, à cette voix le frappant comme dans un songe, il les devait peut-être sans compter, sans marchander; or, rien ne tressaillait en sa poitrine. A mauvaises mères, mauvais fils. En était-il un, quoi qu'il tentât? Fallait-il regretter deux fois de n'être pas resté dans la Seine, à dormir le dernier sommeil contre la marquise de Kercoëth? Tout à coup, il pensa au mari de la folle. Qu'étaient ses minces soucis près des peines de cet homme? Voilà qui pouvait s'appeler une douleur! Joies emportées, agonie quotidienne entre le cadavre perdu d'un enfant et le cadavre vivant d'une femme, et pas une heure de défaillance! Pour quelques gouttes de fiel sucées à la place du lait maternel, lui se croyait ivre, trébuchait... le marquis de Kercoëth, au milieu de décombres atroces, demeurait ferme et droit dans la désolation, sans une plainte! Eh bien! c'était là le modèle à choisir et, avec l'aide de Dieu, la résignation stoïque qu'il convenait d'imiter. Cependant Léonie et Willmann discutaient toujours. Ni l'un ni l'autre ne voulait démordre de ses préférences. L'artiste appela Robert à la rescousse. --On te laisse le choix. Prononce. --Sur quoi? --Sur celui de nos systèmes qui te va le mieux. Tu as entendu le pour et le contre. --Je n'ai rien entendu. Je ferai ce que désire madame. --Courtisan! Tous trois se dirigèrent vers l'appartement destiné à Robert. C'était, au fond de la cour, un pavillon isolé. La cour, spacieuse, ressemblait à une serre. En été, de hauts marronniers la remplissaient d'ombre; en hiver, des corbeilles de fleurs éclatantes mettaient la pourpre et l'azur de leurs velours sur la pelouse fine et fraîche. Au fond, se dressait le pavillon tapissé de glycine et de rosiers Bancks. --Un nid d'amoureux, murmura Willmann. A leur rencontre, un trousseau de clefs à la main, s'avançait l'intendant de la baronne. Il salua, puis ouvrit les portes. --Monsieur Robert, Legouet, mon homme de confiance, dit madame de Randières. Il est à votre service. Legouet salua plus profondément encore. Tandis qu'il se relevait, ses yeux coururent à la dérobée sur le nouveau maître. L'examen, d'une seconde à peine, dut lui produire un effet bizarre, car sa physionomie prit soudain un air d'effarement. Ses yeux, malgré lui, se reportèrent sur le jeune visage et s'y fixèrent. --Quand vous voudrez, Legouet, dit Léonie impatientée. Le pavillon se composait de quatre pièces, meublées avec un goût charmant. Dans le cabinet de travail, un superbe Pleyel tenait la place d'honneur. Willmann tomba en extase. Robert, gêné, ne savait trop quelle contenance prendre. Madame de Randières fit signe à son intendant, et tous deux disparurent. --Eh bien, demanda Willmann, tu te figures rêver? --Trop de luxe. --Annibal, gare à Capoue! --Soyez sans crainte, mon ami. Des Capoue de ce genre, jamais je ne ferai mes délices. En n'échappant pas à Léonie, les longs regards de Legouet l'avaient irritée. Dès qu'elle fut seule avec son intendant, elle le prit à partie: --Qu'aviez-vous à toiser M. Robert? --A toiser... Mon Dieu, madame la baronne... --Cela me déplaît. --C'est que, madame la baronne... Volontiers, Legouet fût rentré sous terre. Il bredouillait des excuses et se barricadait dans son dévouement. --Je le connais, votre dévouement, interrompit madame de Randières. Mais vous donne-t-il le droit d'être indiscret? Voilà trente ans que vous êtes dans la famille. Ne me forcez pas à l'oublier. Je reçois et j'installe chez moi qui bon me semble. Ce n'est point votre affaire. Si vous avez des curiosités, gardez-les pour vous. Une vraie colère. Legouet était stupéfait, d'autant qu'il se sentait sans reproche. Oui, la vue de Robert l'avait frappé, parce que Robert était beau, parce qu'il ressemblait à... Diable! diable! au fait, cette ressemblance... Ah! par exemple! Des idées lui affluèrent au cerveau, toute une histoire obscure s'éclaircit. Il s'expliquait que la baronne se fût emportée. Elle entendait qu'on eût des yeux pour ne point voir, elle l'avait même dressé aux cécités de commande. Aussi courba-t-il en sage le dos sous la bourrasque. Willmann avait emmené Robert chez les professeurs qu'il comptait lui donner. Les visites finies, Robert revint à l'hôtel, moins triste qu'il n'en était sorti. L'accueil de ses maîtres futurs, l'aménagement du travail, le but à conquérir dissipaient la mélancolie du matin. On frappa à sa porte. C'était Legouet: --Je prie monsieur de m'excuser. Je tiens à lui présenter son valet de chambre. Il s'appelle Firmin. C'est moi qui l'ai choisi, J'espère avoir eu la main heureuse. --Un valet de chambre, pour moi? dit Robert, Qu'en ferai-je? Je n'en ai jamais eu. L'observation interloqua Legouet. Un jeune homme né de parents si riches! N'en croyant pas ses oreilles: «Monsieur n'a jamais eu?...» Il s'arrêta. On ne questionne point ses maîtres. Seulement, comme il aperçut un sourire aux lèvres de Firmin, il grommela de façon que ce dernier fît son profit du correctif: --C'est juste: au collège!... Monsieur dînera-t-il chez lui ou chez madame la baronne? --Chez moi. --Vous avez entendu, Firmin? Allez. Monsieur sonnera quand il aura besoin de vous. L'autre sortit. Legouet continua: --J'ai défendu à Firmin d'ouvrir cette malle. Elle doit contenir des pièces graves, des papiers d'importance. --Mais non, mais non, dit en riant Robert. --Alors, je la défais. --J'y arriverai bien seul, voyez plutôt. En un tour de main la malle fut ouverte et vidée. --A quelle heure, demain matin, monsieur veut-il recevoir le chemisier, le tailleur et le bottier? --Je ne veux pas les recevoir du tout, n'ayant aucun besoin d'eux. L'intendant jeta un coup d'œil expressif sur le mince bagage épars dans la chambre. Cette pauvreté le déconcertait et déroutait ses idées. Un instant il demeura muet, regardant Robert ranger ses partitions, ses quelques livres et les premiers manuscrits datés de la Riveraine. Certaines pages étaient noires de ratures faites par la main de M. Laffont, qui leur donnaient, aux yeux de Robert, un prix inestimable et lui rappelaient de tendres souvenirs. Legouet exhiba un élégant portefeuille, et, le posant sur le secrétaire: --J'ai l'ordre de remettre à monsieur le premier mois de sa pension. --Ma pension? fit Robert, à cent lieues de là, perdu, avec ses manuscrits, dans les lointains de la Riveraine, les hauts peupliers bercés au vent, la pelouse où jouait Blanche jadis. --L'argent de poche. Un flot de sang sauta aux joues de Robert. --Oh! de l'argent! cria-t-il. C'est trop. Reprenez cela. --Puisque j'ai reçu l'ordre... --Reprenez, vous dis-je! Sa colère produisait sur le vieillard une impression pénible. L'air de chagrin avec lequel il fut obéi le calma tout à coup. Très doucement, il ajouta: --Remerciez madame de Randières. Informez-la que je refuse. Quant à vous, mon ami, veuillez excuser mon emportement. Resté seul, il s'assit contre une table, le front dans ses paumes brûlantes. Hélas! il le connaissait, le pain de la charité. Hors le temps si court passé chez Duparc, jamais il n'en avait mangé d'autre. Aux Mérilles, à la Riveraine, aujourd'hui, qu'était-il? un pauvre, vivant de pitié. Jusqu'à présent, il n'avait pas senti crier son orgueil. Trop malheureux chez les Benoît, trop aimé chez les Laffont. Mais ici, tout le blessait comme une injure, tout l'humiliait comme une grâce. Et des larmes ruisselèrent entre ses doigts. Une main toucha son épaule: --Pourquoi pleurez-vous? Elle! c'était elle! --Legouet me quitte à l'instant. Je suis désolée... C'est une restitution, Robert. Pour le repos de ma conscience, acceptez-la. Il eut envie de crier: «Je vous tiens quitte, laissez-moi en paix!» Il se contenta de répliquer: --Pour le repos de votre conscience, je suis ici. N'en demandez pas davantage. --Ah! comme vous vous raidissez contre moi! J'ai tant besoin, au contraire, d'être aimée de vous! Elle se penchait vers lui. Cette tête mélancolique et belle, ces rayonnantes prunelles d'azur que voilaient par instants les paupières, ce timbre harmonieux où passait une involontaire âpreté la bouleversaient. Elle souhaitait de le prendre entre ses bras comme un enfant, elle n'osait, il l'intimidait. Elle ne savait que répéter dans une prière: «J'ai tant besoin d'être aimée de vous!» A dater de ce jour, il devint sa pensée fixe. Un sentiment d'une violence extrême grandissait en elle, une pure tendresse faite de désespoir et de remords, aussi de jalousie. Même à l'époque où le seul amour vrai qu'elle eût connu lui mettait la fièvre aux tempes, elle n'éprouvait rien de comparable. Toutes ses préoccupations se concentraient en un point unique: Robert. Elle s'ingéniait à lui plaire, à deviner ses désirs, à l'entourer de mille attentions, mendiant la récompense d'un sourire. Elle avait avec Legouet d'interminables conciliabules, et chaque fois Legouet se posait ce point d'interrogation: «Puisqu'elle l'aime si fort, pourquoi l'a-t-elle si longtemps abandonné?» Mais coupable déjà, selon lui, du crime de lèse-respect, il ne permettait pas à ses perplexités de s'aventurer plus loin. De son culte pour la baronne, il eut bientôt fait de reporter la moitié sur Robert; le partage fut facile, car ses sympathies étaient payées de retour. Robert ne l'appelait que «le bon Legouet», «le cher Legouet», «le brave Legouet», ce qui ravissait l'intendant, faute d'habitude, madame de Randières et le défunt baron l'ayant peu gâté. Rien que de l'entendre, il se passait les poings sur les yeux pour y essuyer une larme furtive, et, malgré sa résolution de laisser tranquilles les secrets de la baronne, il soupirait aux jouissances analogues dont on le sevrait depuis vingt ans. D'après ses calculs, en effet, Robert devait avoir plus de vingt ans, quoiqu'il en parût, dix-huit à peine. Il se remémorait certaines dates, des circonstances... Ce qui semblait dur à ce vieux serviteur d'aristocrates, c'était d'appeler «monsieur Robert» tout court un fils de noble dont il croyait pouvoir, aussi bien que la baronne elle-même, nommer le père. Dire que, s'il était jadis le témoin muet de bien des choses, jamais pourtant il n'avait soupçonné l'existence de ce petit. Quel dommage qu'on n'eût pas eu pleine confiance! L'exil de l'enfant aurait été moins long; on serait allé le voir en catimini, lui porter quelques effluves du foyer de famille... Maintenant, il se dédommageait, le couvant avec des vigilances exquises, doublant d'une sorte de tendresse d'aïeul sa vénération pour le sang des maîtres. Matin et soir, Robert passait prendre des nouvelles de madame de Randières. Elle le recevait dans son boudoir ou sa chambre à coucher, et multipliait les grâces afin de le garder le plus possible. Mais, sur-le-champ, il retournait au travail. Willmann s'ébahissait de tant de zèle. Pas une sortie hors des heures de cours et une promenade à cheval au saut du lit. Ce qui confondait encore plus l'entendement du violoncelliste, c'était le refus de suivre madame de Randières dans le monde. Quand elle était seule chez elle, le soir, il allait faire un peu de musique ou causer. Il lui témoignait une déférence filiale, sans parvenir toutefois à tempérer sa froideur, qu'il n'abandonnait vraiment que le dimanche, à l'arrivée de Gaston. Par contre, il rayonnait alors. Léonie, au courant de leur intimité, tâcha de se concilier ce tout-puissant ami. Elle y déploya d'autant plus d'ardeur qu'elle devinait une hostilité sourde. Bientôt elle le consulta, d'un air de confidence, chaque fois qu'elle surprenait chez Robert un redoublement de mélancolie. --Est-ce donc là le fond de sa nature? --Non, madame. Il est souvent rêveur, mais très expansif, très en dehors. A la Riveraine, il était le boute-en-train par excellence, joyeux, tendre. Elle soupirait. Ni tendre ni joyeux à présent. Cependant, Legouet contait les scènes d'allégresse émue quand le dimanche ramenait Laffont et que tous deux tombaient dans les bras l'un de l'autre. Ainsi l'exubérance, la fougue affectueuse n'étaient mortes que pour elle. Une fois, elle dit à Gaston: --Le croyez-vous heureux? --Je n'en sais rien, madame. --Moi qui fais tout mon possible! --Trop tard, apparemment. --Trop tard?... Que voulez-vous dire? --Son cœur, plus que son corps, a souffert aux Mérilles. Les coups passent, les meurtrissures restent. Un sanglot serra la gorge de Léonie, dont les lèvres tremblèrent. --Chacun son tour! songea l'impitoyable Gaston, qui sortit presque de l'allure d'un justicier. Robert l'attendait dans la cour. On attelait un phaéton. Elle se mit à la croisée pour l'apercevoir. Peut-être avait-il plus de gaieté loin d'elle? Mais non, il causait à peine avec Gaston et Legouet. Un seul moment, il s'anima. Son regard lançait des éclairs. Puis ils sautèrent en voiture. Elle fit monter l'intendant. --Vous avez remarqué sa tristesse, Legouet? --Il y a trois jours qu'elle dure, madame la baronne. A quelques mots prononcés devant moi, j'en devine les raisons... Une femme, une malade, paraît-il. Tous les matins, il allait s'informer d'elle, à cheval, évidemment aux environs de Paris et, depuis trois jours, il ignore ce qu'elle est devenue. --Quel groom l'accompagne dans ses promenades? --Aucun. Seulement, une fois il m'a parlé d'Alfort. --Legouet, sachez quelles personnes demeurent par là. En descendant l'escalier, l'intendant ruminait l'ordre. Rien de plus facile que l'exécution; mais elle ressemblerait terriblement à de l'espionnage. Or, il était bien loisible «au petit» d'avoir ses secrets, peut-être. Ne faut-il point que jeunesse se passe? Un combat se livrait en Legouet entre ses habitudes d'obéissance et ses prédilections. La victoire resta «au petit». Robert se doutait peu de ces complaisances secrètes. De plus en plus il s'acharnait au travail, ayant même proscrit l'excursion du matin. A peine eut-il le temps de remarquer une absence de la baronne, partie en juin pour la mer. Il est vrai que l'absence fut de courte durée: il manquait à madame de Randières. Elle s'était si bien laissé prendre à son charme, il s'était si bien implanté dans sa vie qu'il lui devenait indispensable. Elle redoutait de trouver au retour le pavillon vide. Sans cesse elle parlait de lui, désireuse de l'imposer à son monde, volontairement aveugle aux sourires équivoques, sourde aux perfides allusions, certaine de dominer la situation un jour ou l'autre, comme il lui arrivait si souvent naguère. Une alliée lui vint du côté où elle l'aurait le moins cherchée, redoutable à de certains égards, précieuse à beaucoup d'autres, la vieille duchesse de Serples. Une existence immaculée, ses alliances, sa parenté,--elle tenait à toute l'ancienne aristocratie de Bretagne,--son influence, qu'eût amplement justifiée un tact incomparable joint à une excessive délicatesse d'esprit, constituaient pour Robert autant de garanties de succès. Léonie fut radieuse de lui conquérir ce patronage. Elle avait dépeint ses embarras de veuve sans enfant, presque sans famille, car sa tante de Gauleins, une seconde mère, plus qu'octogénaire, entêtée de province, refusait de venir à Paris et jouait à la fermière sur les terres de Karenthal. Il fallait être mademoiselle de Gauleins pour trouver du bonheur dans l'administration de landes, de bruyères et de friches. Elle, au bout d'un mois, y serait morte d'ennui. --Vrai, ma petite? observait la duchesse. Moi qui croyais, au contraire, que Karenthal... Je vous y ai connue fort gaie, quand j'étais à Kercoëth, chez mon neveu, avant leurs malheurs. Toujours est-il que madame de Serples, séduite par la jeunesse et la beauté de Robert et ce _déjà vu_ qui la remuait profondément, abonda dans les idées de la baronne, la félicita d'une adoption que Dieu récompenserait sans doute, et fit taire les mauvaises langues prêtes à la calomnie. Cependant Robert marchait droit son chemin, trop vite, à dire vrai. Ses examens en Sorbonne, ses prix au Conservatoire, une mélodie publiée avec succès flattaient, à des titres divers, la vanité de la baronne et celle de Willmann; mais sa santé paya les triomphes. Un cercle de bistre assombrit ses yeux, une pâleur d'anémie alanguit son visage. En outre, le départ de Gaston pour la Riveraine le laissait dans un désarroi de cœur contre lequel les forces physiques ne réagissaient plus. Willmann, la baronne et Legouet y épuisèrent leur sollicitude. L'atmosphère de Paris lui semblait étouffante. C'était là-bas qu'il eût souhaité d'aller, là-bas, avec Gaston, près de Blanche, sous le toit où s'était abritée son enfance, vers le sol où M. Laffont reposait. Madame de Randières résolut de l'emmener à Évian. Le médecin conseillait le grand air et les distractions; la duchesse de Serples écrivait, des bords du lac, que le malade les y trouverait à foison. Par malencontre, quelques jours avant le départ, une dépêche de mademoiselle de Gauleins manda sa nièce à Karenthal. L'octogénaire, se croyant mourante, se disait déjà morte. L'hésitation n'était pas permise; Léonie hésita pourtant. Aller en Bretagne? En Bretagne, d'où elle fuyait un soir avec horreur, où, depuis, elle n'osait plus remettre les pieds! Non, surtout à présent, Robert dans sa vie... On a bientôt fait de se créer d'insurmontables obstacles que la réalité se charge d'aplanir. Dans le cas de madame de Randières, la simple réflexion suffit. Mademoiselle de Gauleins l'avait élevée, entourée d'un dévouement sans bornes, sacrifiant à son éducation jusqu'aux dernières parcelles d'une fortune modeste. Notez qu'elle s'en était bien trouvée plus tard: le baron mort, on la laissait maîtresse absolue à Karenthal; mais, sans elle, eût-on jamais épousé M. de Randières et ses millions? N'était-elle pas, d'ailleurs, le plus probe et le plus intelligent des régisseurs? Sa manie d'exploitation agricole et industrielle confinait au génie; depuis qu'elle s'occupait des intérêts de sa nièce, les revenus étaient doublés. Donc, reconnaissance pour le passé, reconnaissance dans le présent. Elle était malade, elle appelait, il fallait partir... Et Robert?... Robert à Karenthal, jamais! Léonie décida de s'en aller seule en Bretagne, tandis qu'il gagnerait Évian sous l'escorte de Legouet. En apprenant à son jeune maître ce plan nouveau, l'intendant poussait des soupirs à fendre les rocs. Mademoiselle de Gauleins hors de service, plus de direction pour Karenthal. Karenthal avait besoin de Legouet, une terre de huit cents hectares, avec des pâturages immenses où s'élevaient des troupeaux de bêtes, avec ses carrières d'ardoise, ses pierres de taille, ses minerais de fer, toute une exploitation qu'on ne pouvait ainsi négliger sans compromettre la fortune de madame de Randières. Et madame la baronne l'envoyait à Évian, madame la baronne incapable de donner une quittance, bonne à se laisser piller comme en un bois. --Est-ce à cause de moi qu'elle ne vous emmène pas? demanda Robert. --Elle suppose que vous préférerez la belle société à la solitude. C'est pourtant un fier pays, la Bretagne, rude, sauvage, je sais bien, qu'est-ce que cela prouve? Votre pavillon ici est plus triste que notre château, d'où l'on entend gronder la mer. L'Océan vaut bien le lac de Genève. Vous ne vous ennuieriez pas. --J'en suis sûr, mon brave Legouet. --Alors, monsieur... si vous me permettez un conseil... demandez à madame la baronne de la suivre. Elle refusera d'abord, pour vous être agréable; mais, en insistant... --Elle acceptera pour faire plaisir à l'excellent Legouet, qui s'en ira régenter pierres, minerais et carrières. Ai-je compris? --Je crois, en effet, qu'il y a un peu de cela, répondit l'intendant, ravi du succès de sa démarche. La demande de Robert atterra Léonie. Elle ne sut pas cacher son émotion. Quelle fantaisie le prenait? C'était un caprice bizarre... elle ne pouvait l'emmener à Karenthal, il n'y fallait point songer. Telle était son agitation, et même l'âpreté de ses mots, que Robert se crut coupable d'une indiscrétion grave. Pour la première fois qu'il descendait à une prière, vraiment il était mal inspiré. Sa mine témoigna de sa déconvenue. Léonie aussitôt masqua le refus péremptoire sous un entassement de motifs frivoles où les distractions recommandées par le médecin occupèrent le premier rang. Legouet devinait donc juste: elle ne résistait que pour lui être agréable? Sur ce terrain, la lutte redevint possible, la lutte sous forme d'insistance câline, destinée à mettre aux mains du vieil intendant les rênes convoitées de Karenthal. Madame de Randières était toute troublée. Robert enjôleur, Robert caressant! Il lui vint des bouffées d'espoir, mais une crainte la saisissait aussi, celle de ne plus pouvoir rien refuser, quand il demanderait de la sorte. Comme il la tenait par ses moindres fibres! Jusqu'à la faire consentir à un voyage où, par lui, elle courrait de sûrs dangers. Car elle consentait enfin, soit qu'elle voulût répondre à ses premières avances, soit qu'elle craignît l'éveil des soupçons. Le soir même, on partit pour Karenthal. Mademoiselle de Gauleins s'exagérait son état. La vie ne faisait pas mine, le moins du monde, de la quitter; seulement ses jambes s'étaient paralysées et, pour elle, ses jambes, c'était sa vie. Léonie regretta la promptitude mise à s'alarmer et s'installa d'assez méchante humeur. Elle aurait été désolée que sa tante fût morte, elle ne l'était pas moins de son déplacement inutile. Nous marions ainsi en nous les sentiments les plus contradictoires. Toutefois elle reçut la récompense de sa bonne action, car des jours de grande intimité suivirent. Elle se faisait l'ombre de Robert, épiait son visage, contrôlait ses sorties, le voulait constamment avec elle, donnant pour prétexte que le spleen à Karenthal la tuerait sans lui. Accaparement jaloux, mêlé de tendresse et d'inquiétude. Il subit patiemment cette tyrannie, quoiqu'il la trouvât pesante. Ses nerfs en étaient agacés. Aussi, malgré le rapprochement de toutes les heures qui, en d'autres circonstances, eût tressé peut-être un lien solide entre ces deux âmes, gardait-il, sous ses déférences et ses attentions, le même fond de froideur réservée. Elle s'était opposée à ce que Legouet fît venir les chevaux de Paris. En vain l'intendant formulait-il une protestation timide en faveur de la distraction favorite de Robert. --Il courrait le pays. Non, répondait-elle sèchement. Legouet se rattrapa sur les produits locaux, dont il peupla les écuries. Robert le déclara la perle des hommes et, dès le lendemain, enfourcha une horreur de petit rouan qui prit, à travers la campagne, le galop d'une grande personne. Ah! la joyeuse échappée! L'air frais fouettait le sang. Des odeurs balsamiques montaient au cerveau. Un sourd et profond murmure, porté par le vent, caressait l'oreille. On eût dit d'un orchestre gigantesque accompagnant en sourdine l'hymne des bruyères sous les frissons de la rosée. Robert humait à pleins poumons les senteurs venues de là-bas, devant lui, de l'Océan invisible encore. Au galop éperdu de sa bête, il allait, le cœur attiré, plongeant dans la nature, comme si, délivré d'un long esclavage, il reprenait possession de lui-même et de ce sol dont les aspects mélancoliques le jetaient en des extases semblables à des rêves lointains. Et n'était-ce pas le rêve de ses premières années, le seul ineffaçable souvenir qui le poursuivît durant ses gardes solitaires sur les montagnes du Vivarais, cette nappe d'azur, sans limites, confondue avec le ciel, et soudain découverte à l'horizon? L'empoignement de son immensité, il l'éprouvait jadis en face d'un spectacle pareil. Ce rythme des flots, ces sauts prodigieux et ces engouffrements d'écume, il les retrouvait dans le balancement de sa mémoire, dans le balancement de ses anciens sommeils. Il arrêta son cheval. Les nuages plaquaient des ombres sur la mer et la faisaient triste. La compagne rendue était à l'unisson de sa vie. Naïvement, il lui en sut gré. Que pleurait-elle ainsi, d'une plainte éternelle? Et lui, que pleurait-il de sa petite enfance dont il ne restait pas plus de traces que sur le sable, après les marées? Vers la gauche, défiant les vagues, une pointe de terre surplombait, village à demi noyé dans la brume, grimpant le long des rocs, couronné d'une grosse masse noire encadrée de verdure. Ce coin de côte devait avoir tenté les peintres, car il le connaissait, il l'avait déjà vu, certainement. En dépit du brouillard, il en reconstituait les détails, lorsque le soleil troua le rideau. Les nuées lentes montèrent, dégageant la falaise, planèrent encore un instant comme un vol de mouettes, avant de gagner le large, et peu à peu se fondirent. Une pluie d'or inonda l'imposante silhouette d'un vieux château gothique dominant le village, au sommet du rocher. Il regardait: un manteau de lierre couvrait les flancs du manoir, qui perdait, sous l'irradiation céleste, ses apparences de colosse morose. Au pied, l'Océan cadençait le jeu des vagues. La joie succédait à la tristesse, dans la lumière succédant à la brume. Ainsi la Riveraine remplaçait les Mérilles, puis ce bonheur intime, les angoisses récentes. Robert regagna Karenthal au pas. Une sorte de torpeur l'envahissait, un invincible besoin de silence et de solitude. En descendant de cheval, au lieu d'aller saluer la baronne et mademoiselle de Gauleins, il s'enfuit dans le parc, pour jouir en paix de ses sensations nouvelles. Le ciel découpait à travers les feuilles des ogives de clarté douce et pâle. Le temps marcha sans qu'il s'en aperçût. Il aurait souhaité que sa solitude ne fût point violée, qu'il pût vivre ainsi, sans vivre, extasié, presque inconscient. Un froissement de branches le rejeta dans le réel: madame de Randières venait à lui. Pour n'être pas importuné, il abaissa les paupières et feignit de dormir. Il la devinait debout, arrêtée, l'observant. Bientôt un souffle courut dans ses cheveux, sur son front. Il fit un mouvement, ouvrit les yeux, elle s'éloignait d'une allure hâtive. Cette femme, s'il était jadis pour elle un objet de haine, maintenant, à coup sûr, il était sa plus grande, son unique tendresse. L'en récompensait-il assez mal! Ce baiser maternel, donné en fraude, lui pesa comme un reproche. Depuis six mois, elle ne se démentait point, toujours bonne, toujours affectueuse; lui, s'estimant la victime d'un devoir filial, le remplissait en bourreau. Certes, il y avait inégalité dans le départ des rôles. Il était coupable et se promit de ne plus l'être. Sa résolution prise, il se dirigea vers le château. Léonie, qu'il trouva en chemin, le salua de la tête, sans une allusion à la rencontre d'où elle venait d'emporter un rayon de joie. --Je suis en retard, n'est-ce pas? La faute en est à ce pays qui m'ensorcelle. --Et vous endort, répliqua-t-elle en souriant. --Croyez-vous? J'ai peur d'avoir été un ingrat, parce que j'étais un incrédule. Mais la foi me gagne. Elle murmura: --Dieu bon! c'est vous qui me pardonnez. Puis, avec une brusquerie de femme inquiète: Vos paroles disent-elles bien tout ce qu'elles semblent dire? Il ne faut pas me donner une espérance que vous tromperiez ensuite. C'est si doux et j'ai tant besoin de croire! Robert, j'ai fait de vous mon bien le plus précieux. Si quelqu'un vous arrachait à moi, j'en mourrais. --Qui peut essayer? --Le sais-je! dit-elle, affolée. Qui?... votre père... --Mon père! Navrée et confuse d'un emportement qu'elle n'avait pu dompter, elle se voila le visage. Il frémissait. Le mot de Léonie bourdonnait à ses oreilles. Son père! Il n'était donc pas orphelin? Il existait donc quelqu'un au monde de qui le sang coulait en ses veines, avec celui de l'étrange créature penchée sur lui, et qui pouvait le prendre à madame de Randières? Oh! si elle voulait s'expliquer enfin! Mais de quel droit la questionner et la faire rougir? --Quoi qu'il arrive, dit-il, mes sentiments ne changeront pas. Ils allèrent, bras dessus bras dessous, rejoindre mademoiselle de Gauleins, occupée avec Legouet. Robert fit compliment du petit rouan de la matinée, ce qui charma l'éleveur émérite qu'était la vieille fille et l'empêcha de voir les sourcils subitement froncés de sa nièce. En vérité, c'était bien la peine de consigner les chevaux à Paris, s'il s'en trouvait à Karenthal! --De quel côté vous êtes-vous promené? interrogea mademoiselle de Gauleins. --Du côté de la mer, vers le sud. Il y a là un village très pittoresque et un château superbe au sommet. --Kercoëth. --Kercoëth! cria Robert. Il revoyait la marquise, la folle, courant à la Seine. C'était là-bas, sur ces roches, que l'enfant noyé... Pauvre, pauvre folle! Cependant Léonie avait changé de couleur, Legouet promenait des regards humides de sa maîtresse à son maître, tandis que mademoiselle de Gauleins expliquait comment la grande lande, domaine de l'État, séparait seule les terres de Karenthal de celles de Kercoëth, que le pays était splendide, que la mer y était particulièrement belle, quoiqu'on n'aimât point à la regarder de la terrasse du château, depuis le terrible accident... --Assez, ma tante! interrompit Léonie. Je vous en supplie, assez! Ne parlez pas de Kercoëth, Kercoëth porte malheur. Elle se tourna vers Robert, maintenant si loin, en proie à une songerie opiniâtre, et lui rappelant ses derniers mots dans le parc: --Vous avez dit: «Quoi qu'il arrive!» fit-elle avec angoisse. Il prit sa main et y posa les lèvres: --Oui, quoi qu'il arrive! V L'air de Bretagne opérait à miracle sur Robert. La sève de jeunesse, ralentie sous le poids de chagrins trop lourds, puis d'un travail immodéré, bouillonnait en ses veines, le jetant aux exercices violents et dangereux. Il y déployait une vigueur extraordinaire pour sa frêle apparence. Léonie s'inquiéta. Legouet reçut l'ordre de veiller avec soin. Modérer tant d'ardeur n'était pas chose facile. Legouet professait, du reste, sur la liberté due aux jeunes gens des opinions diamétralement opposées à celles de madame de Randières. En principe, il estimait que les femmes n'y entendent rien et qu'elles ont tort de se mêler de ce qui n'est point leur affaire. Appréciation plus juste que respectueuse. D'une théorie orthodoxe en présence de la baronne, loin d'elle il se dédommageait par la pratique. S'il évita de contrecarrer d'une manière trop ouverte des désirs nettement formulés, il s'arrangea de façon que Robert pût se livrer à toute la fantaisie de ses goûts. L'autre naviguait par les temps les plus abominables, domptait les étalons du haras de Karenthal, faisait un métier à se rompre vingt fois les reins. Legouet ne bronchait pas, quoiqu'il fût interloqué de tant de hardiesse. Il mâchonnait entre ses dents que bon chien chasse de race, car c'était la pensée à laquelle il revenait toujours, obstiné en ses admirations: sang de premier choix dans un corps d'aristocrate. Astreignez de pareilles créatures à la prudence du commun! Il évoquait les temps de sa virilité, l'époque où un être comme Robert le stupéfiait de ses vertigineuses audaces. Sous l'impression de ce souvenir, un jour, témoin d'un vrai coup de folie, il s'écria: --Tout son père! En un clin d'œil, il fut harponné, secoué, sommé de s'expliquer. Lui pestait en son for: langue maudite, incorrigible bavard! Il cherchait un biais. --Pas d'échappatoires, commanda Robert. Parlez, je le veux. --Vous ne le voudrez plus, si vous réfléchissez... Un bon serviteur ne trahit pas ses maîtres. --Me croyez-vous capable d'abuser de votre confiance? --Moi, vous faire cette injure, monsieur! --Alors? --C'est que... en vérité... Voyez-vous, on ne nous avertit pas, nous autres... Nous faisons des suppositions, mais nul n'est infaillible. Je me suis déjà trompé dans ma vie. Enfin, je vous le jure, je ne possède aucun secret. --Vous venez de vous écrier... --Un mot involontaire... --Jailli du cœur. --Oh! des lèvres, tout au plus. --Vous me mentez, Legouet. C'est très mal, vous me mentez. --Je vous?... Mais non, mais non. Je suis une vieille bête, voilà la vérité. On se figure des choses... on rapproche des dates... Qu'est-ce que cela prouve? La curiosité n'est pourtant pas mon défaut. Mais il y a des ressemblances si étonnantes! Et vous ressemblez tellement à une personne... --Laquelle? --Vous avez si bien le talent de vous faire aimer de tous, comme elle!... Alors, alors... de conjectures en conjectures... Mais je ne sais rien. --Mon bon Legouet! --Puisque je vous le dis. --Mon brave Legouet! --Laissez-moi. Vous m'embrouillez l'esprit. Je vous répète, je ne sais rien. Si madame la baronne a des secrets, je mange son pain, mon devoir est d'être aveugle et muet. Vous commettriez une mauvaise action en essayant de violenter ma conscience. --C'est juste, répondit mélancoliquement Robert. Moi aussi, je mange son pain; je devrais me taire et ne jamais fouiller autour de mon berceau. Qui me blâmera pourtant de chercher d'où je viens, ne fût-ce que pour aimer à mon tour cette... personne aimée de tous? Devant un tel cri, Legouet n'était pas de complexion à demeurer impassible. Malgré ses belles résolutions: --Un gentilhomme! dit-il. Et son torse, après s'être redressé, s'inclina de nouveau dans un hiérarchique salut de cérémonie. --Le rang, peu m'importe; le nom, je ne le demande plus. Parlez-moi de lui. Quel homme est-il? Le vieillard se découvrit et, d'une voix qu'assourdissait l'émotion: --Entre tous, le plus noble et le plus dévoué. L'honneur même. Un éclair d'orgueil traversa les pupilles bleues. Mais elles s'assombrirent aussitôt. --Vous devez vous tromper, mon bon Legouet; s'il était ce que vous le dépeignez, je l'aurais connu. Ils traversaient les vastes pâturages où mademoiselle de Gauleins avait établi un haras. Libres entre des barrières roulantes, les chevaux, en groupe, saluaient de ruades leur passage. D'habitude, Robert empoignait la crinière du premier venu, lui sautait sur le dos et, malgré les révoltes, sans selle, sans bride, sans éperons, à la force du genou, l'enlevait brusquement et, les fossés franchis, les obstacles vaincus, le ramenait, docile, au point de départ. Cette fois, les hennissements, pareils à des bravades, le laissèrent indifférent. Ses amertumes remontaient. Legouet n'y tint plus: --Monsieur Robert!... mon cher monsieur Robert! Lui continuait de marcher, l'âme en dehors du présent. --Il ne faut pas vous affliger. Voit-on le fond des choses? La vie est rude, surtout pour le grand monde qui a son quant-à-soi. Où les petites gens se tirent d'affaire, les autres sombrent souvent. Tenez, je n'ai peut-être pas le sens commun, j'en mettrais pourtant ma tête au feu: jamais venue d'enfant n'a donné plus de joies que la vôtre. Robert aurait pu répondre que ces joies s'étaient traduites par un singulier déploiement de haine; il rentra chez lui sans desserrer les lèvres. Il pensait aux paroles échappées à la baronne sur son père, les rapprochait de celles de Legouet, voulait s'interdire ce travail douloureux et, néanmoins, se laissait envahir par l'ardente curiosité. Si son père était honoré, vénéré de tous, pourquoi madame de Randières redoutait-elle son intervention? A bien comprendre Legouet, il ne pouvait se faire connaître, mais il avait eu des entrailles paternelles. Peut-être se rappelait-il, peut-être souffrait-il?... Robert en tressaillait jusqu'aux moelles. Le sentiment qui l'agenouillait jadis devant M. Laffont ployait à cette heure ses genoux devant l'apparition impalpable et réelle. Il la plaçait sous l'auréole des vertus de M. Laffont. Puis les doutes l'agitaient de nouveau. Ce modèle des perfections humaines, ce père idéal n'existait qu'en ses songes. Les Mérilles, avec leurs misères, en étaient la meilleure preuve. Eh! non, les Mérilles ne prouvaient rien. Le couple Benoît trompait ses parents. Madame de Randières avait eu des rages quand l'ami Gaston contait les tribulations du pâtre. Au reste, se souvenait-il de ces temps pénibles? Un peu encore, comme les chairs gardent la sourde morsure d'un membre coupé. En ce moment, des trésors d'indulgence et de tendresse l'emplissaient. Il était résolu à ne plus rien chercher. De quel droit l'eût-il fait? Seulement, il lui en coûta de se tenir parole. Son ordinaire concentration d'esprit s'accentua. Léonie, aux aguets, crut qu'il s'ennuyait de leur solitude. Elle profita d'un voisinage--celui des Maubryan--pour en rompre la monotonie. Les Maubryan, installés près de Karenthal depuis quelques années, à Saint-Gaël, s'étaient discrètement préoccupés de mademoiselle de Gauleins à l'époque où celle-ci se réputait morte. Chaque jour ils envoyaient prendre de ses nouvelles; ils étaient même venus sans qu'on pût les recevoir. Tant de sollicitude valait bien une visite, et la visite créerait sans doute des ressources. Bonne noblesse angevine, position de fortune médiocre, mais honorable: rien de plus naturel que de lier connaissance. Un après-midi, elle fit atteler une victoria et partit avec Robert pour Saint-Gaël. La journée était chaude, le temps orageux, les chevaux manifestaient des velléités d'impatience. On arriva pourtant sans encombre et l'on tomba dans une cour qui ne visait en rien aux effets d'une cour d'honneur. Des trois fils de la maison, solides gaillards aux vêtements rustiques, l'un raccommodait un filet de pêche, l'autre fourbissait un fusil, le troisième dressait un chien au rapport. Les voix se mêlaient dans un continuel appel de noms: «Gaspard!--Edmond!--Albin!» M. de Maubryan circulait à travers leur désordre. Sur le perron, encombré de bruyères en fleurs, une jeune fille composait un bouquet. --Ah! mon Dieu! des sauvages, dit la baronne. Robert, sans répondre, descendit pour lui présenter la main. L'occupation et la pose de mademoiselle de Maubryan lui rappelaient Blanche Laffont; c'en était assez: l'étrangère devenait une amie. Il l'examinait à la dérobée, tandis que le maître du logis s'empressait autour de madame de Randières. Les trois jeunes gens firent au nouveau venu un accueil cordial. Tout de suite on se sentait attiré. Léonie présenta Robert à madame de Maubryan: --Un enfant que j'aime à l'égal d'un fils, et que je vous prie de considérer comme tel. Les habitants de Saint-Gaël n'étaient pas aussi sauvages que le prétendait la baronne. Leur intérieur, quoique fort simple, le disait de reste. Des revues, quelques livres, un piano témoignaient d'une dose appréciable de civilisation. Les manières distinguées de madame de Maubryan, un peu guindées peut-être, ne paralysaient ni son affabilité ni son entrain. Léonie fut conquise. Elles se découvrirent des amis communs, et la conversation tourna vite à une quasi intimité. De sorte que l'orage, qui menaçait au départ de Karenthal, avait eu tout le temps de mûrir lorsque madame de Randières parla de s'en aller. Et Saint-Gaël de jeter les hauts cris: s'en aller par un temps pareil! --Il est positif, observa Gaspard, le fils aîné, le marin de la bande, qu'avant un quart d'heure la tempête donnera du fil à retordre. --Restez dîner, demanda madame de Maubryan. --Vous seriez si aimable, madame! ajouta la jeune fille au bouquet, la jolie Constance, en rougissant jusqu'à la racine des cheveux. Léonie tint bon: elle s'était oubliée, mademoiselle de Gauleins avait passé tout l'après-midi seule, elle serait inquiète si elle ne les voyait pas revenir. --Écrivez-lui un mot. --Non, non, je vous assure... une autre fois. La voyant décidée, Edmond et Albin, chasseurs rompus aux méandres du pays, indiquèrent au cocher, pendant que la baronne achevait ses adieux, une nouvelle route, excellente. --Elle vous raccourcira le chemin de plus de trois kilomètres. --Vous ne sauriez vous tromper. A la première bifurcation, prenez la droite, vous tomberez juste sous Kercoëth. Madame de Randières donnait des poignées de main, envoyait des sourires: --A bientôt! à bientôt!... Vous, marchez rondement! dit-elle au cocher. Lorsqu'ils eurent franchi les portes de Saint-Gaël, Léonie se tourna vers son compagnon: --Eh bien, Robert, comment trouvez-vous nos voisins? --D'excellentes gens, fort aimables. Ils ont surtout une façon de rire... --N'est-ce pas? Dites-moi, mon ami, cela vous va donc, le rire? Sérieux comme vous êtes... --La loi des contrastes, sans doute. --Et la jeune fille, qu'on appelle Constance, je crois? --Elle m'a paru d'une grande timidité. --Ce qui n'est point la caractéristique de notre singulière époque. --Aussi est-ce chez moi un compliment. Sa réserve lui sied à ravir. Elle est jolie, ajouta Robert, l'esprit à la Riveraine, non plus à Saint-Gaël. Léonie se pencha vers lui: --Vous ne savez pas? Si la réserve de mademoiselle de Maubryan vous a plu, la vôtre, je me figure, lui a produit un effet analogue. Je n'en suis pas surprise, car vous êtes charmant, quand vous voulez, comme tout à l'heure. Deux yeux noirs de ma connaissance disaient bien des choses... Avez-vous compris ce qu'ils disaient? --Je n'ai pas vu, répondit simplement Robert. Le vent commençait à souffler. Gaspard prophétisait juste: la tempête était proche. Les nuages, d'abord immobiles, se cherchaient dans le ciel, et peu à peu, descendus ensemble sur la mer, sur les plaines, sur le silencieux horizon, cachant là-haut ce qu'il pouvait rester d'azur, bâtissaient une coupole sombre, lourde, qui semblait se rétrécir à mesure, manger l'espace et vouloir emprisonner la terre. Léonie eut un geste nerveux, elle étouffait. --Ces messieurs vous ont donné rendez-vous demain à Karenthal? --Oui, pour m'emmener avec eux. J'aurais eu mauvaise grâce à refuser. Si pourtant, madame, cela vous contrarie... --Oh! du tout. Je veux qu'ils vous fassent rire à votre tour. Leur société vous distraira. --Je vous prierai d'observer que je n'ai pas besoin d'eux. --Allons donc! vous vous ennuyez. --Moi? --Certainement. Je l'ai vu. Vous mourez d'envie de retourner à Paris. --Non, je vous assure. Il y a bien mes études, mais j'ai le temps. Il y a aussi ce pauvre Willmann; mais, en vérité, puisque Gaston est à la Riveraine... Vous l'avouerai-je? je suis si bien en Bretagne! J'y éprouve un sentiment si étrange, si doux, né d'une sorte de filiation... --Quelle idée! fit Léonie, de plus en plus nerveuse. --Elle est toute simple. Ce pays s'adapte merveilleusement à mes goûts et à mon caractère. Nous sommes pétris du même limon. Comme il serait prétentieux de croire qu'il procède de moi, il est plus vraisemblable d'admettre que je procède de lui. Les affinités naturelles ne s'improvisent pas. Elles sont, par une force supérieure à nous. Ainsi d'autres trouveraient cette lande lugubre; je la trouve superbe. Il montrait le tapis de bruyères que la vitesse de la marche déroulait et faisait fuir. Léonie n'écoutait plus. Ses regards interrogeaient autour d'elle, sous le dôme abaissé des nuages, à travers l'enveloppement des choses, l'horizon circonscrit: --Je ne me reconnais pas, où sommes-nous? --Dans la grande lande de l'État. Sans les nuages, vous apercevriez devant nous Kercoëth. --Hein? --Nous allons passer à ses pieds. --Aux pieds de la falaise rompue? --Edmond et Albin de Maubryan l'expliquaient tout à l'heure à haute voix. Et elle n'y prenait point garde, ce nom ne la frappait point! On la conduisait sur une pareille route, elle que son souvenir seul!... Un coup de tonnerre la fit tressauter. --Robert, qu'on arrête! je vous en prie! Qu'on retourne à Saint-Gaël! --Ce ne serait pas raisonnable. Nous sommes beaucoup plus près de Karenthal. --Oh! mon Dieu! mon Dieu! --Vous avez peur, madame? Si elle avait peur!... Eh! non, après tout, non; elle ne voulait pas avoir peur. Mais venir justement passer là, contre cet horrible endroit!... Les éclairs se succédaient, zébrant de feu les nuées noires pendues aux falaises en de longs voiles de crêpe déchirés. Le vent du large poussa contre eux une pluie serrée, froide, furieuse, des vagues de pluie, comme si la mer voisine, qui rugissait, montant à l'assaut des roches impassibles, leur jetait sa houle au visage. Léonie frissonnait. Ses yeux, fixes, s'enfonçaient au coin de la falaise, où la tempête semait des trombes. Les chevaux, fouettés par l'ondée, aveuglés par l'éclair, allaient un train de vertige qu'aidait la rapidité de la pente. A un brusque détour du chemin, une forme humaine apparut. C'était, au milieu de la chaussée, tenant vaillamment tête à la rafale, une grande paysanne, droite et ferme, efflanquée comme un spectre. Elle marchait, tâtonnant la route de son bâton. Léonie poussa un cri, le cocher héla de tous ses poumons, dans le vacarme des éléments et des choses. Au lieu de se garer, la paysanne se tourna lentement vers l'équipage qui l'allait broyer. Le visage décharné, les pupilles éteintes, l'aveugle tâtonnait toujours de son bâton, cherchant un des talus pour refuge. Soit qu'elle ne crût pas le danger si proche, soit que la pluie et le vent la gênassent, ses mouvements s'exécutaient avec calme. Les chevaux, lancés à toute vitesse, la touchaient déjà. Impossible de les arrêter court. Le timon l'atteignit en pleine poitrine et l'envoya rouler quelques pas plus loin. Trois ou quatre tours de roue, la voiture lui passait sur le corps. En un clin d'œil, Robert se trouva suspendu aux naseaux des bêtes qu'il rejeta de côté violemment et fit stopper de force. Puis il courut à la femme étendue par terre. Léonie était restée sans voix. Un tremblement l'agitait, en ses yeux se lisait de l'effroi. Elle ne pouvait les détourner de l'aveugle immobile. Celle-ci n'était pas évanouie, mais ses forces l'avaient abandonnée. Une des jambes, frôlée par les roues, laissait couler un sang clair; à mesure, l'eau du ciel balayait ce sang. Les orbites, aux paupières rouges, s'ouvraient, larges, dans le vide, quêtant sans doute un introuvable rayon de lumière. --Essayez de marcher, dit Robert, en la mettant debout. L'aveugle vacilla. Elle allait retomber. --Appuyez-vous sur moi, je vais vous aider à monter dans la voiture. Elle poussa un soupir et se laissa faire. Plus elle approchait, soutenue par son guide, plus Léonie se pelotonnait sur elle-même, s'enfonçant dans son coin, voulant reculer, reculer encore, doutant s'il ne valait pas mieux se jeter à terre et fuir. --Prenez-la près de vous, lui dit Robert. Elle est blessée. Rien de grave, j'espère. Nous la soignerons au château, où il est indispensable de rentrer le plus vite possible, car vous êtes ruisselante de pluie. Moi, je monte sur le siège. Léonie balbutia plutôt qu'elle ne répondit: --Comme il vous plaira. Le son de cette voix secoua si profondément l'aveugle que Robert crut à une défaillance. Il la souleva dans ses bras et la mit à côté de la baronne. En un bond, il était à son nouveau poste; la voiture repartit. Le chemin devenait difficile, plein de pierres cassées. Il se retourna, pour savoir si l'aveugle ne souffrait pas des cahots. Ce qu'il vit le stupéfia: la capote relevée rapprochait les deux femmes. Léonie avait une rigidité de statue. On ne la devinait vivante qu'au claquement des dents. Et sa compagne la cherchait, avec une expression farouche où saillait le ravage des traits. Elle la cherchait, palpant la robe, touchant la poitrine, gagnant le visage, les doigts sûrs, comme si les yeux éteints se fussent rallumés au bout de ces doigts. Des exclamations gutturales grondaient. Il y devinait d'âpres reproches, des menaces, mais le sens exact lui en échappait. C'était du bas breton. Le cliquetis des mots augmenta. Les gestes se mêlèrent aux paroles en malédictions tragiques. L'aveugle se leva toute droite, rejeta la capote derrière elle et continua ses invectives, tandis qu'à l'aide de son bâton, au risque de se rompre les os, elle fouillait, voulant le marchepied, pour descendre. Robert arracha les brides des mains du cocher, scia la bouche des chevaux, dont les jarrets ployèrent, sauta sur la route et eut le temps juste d'amortir la chute. --Elle allait se tuer, fit-il. --Si bon lui semble! riposta Léonie. Prenez les guides, dépêchons-nous, ramenez-moi. Le cocher reconduira cette femme chez elle. --Ramenez madame la baronne, commanda Robert. C'est moi qui me chargerai de cette femme. Le cocher n'en demandait pas davantage. Il toucha les chevaux et l'attelage fut bientôt hors de vue. Robert, sous l'impression de cette scène, se trouvait passablement désorienté. Qu'y avait-il entre ces deux créatures? A moins que celle-ci n'eût perdu la raison? A peine ce coin de Bretagne connaissait-il madame de Randières, elle n'y venait plus depuis des années. L'aveugle était à moitié couchée sur le talus. Des soupirs de colère lui gonflaient encore la poitrine. Il s'informa doucement: --Vous êtes-vous fait mal de nouveau? --Non. --Vous pouviez être écrasée. --Elle l'espérait bien. Et, ressaisie par sa fureur, la paysanne se dressa, les deux poings tendus dans la direction où s'éloignait l'équipage, faisant de grands gestes désolés. Robert s'embrouillait de plus en plus. Elle ne perdait la raison qu'à l'égard de Léonie. --Prenez mon bras, dit-il. --Non. --Pourquoi? --Rien de Karenthal. Je préfère crever là. Cette fois, c'était précis, elle nommait Karenthal. Sans l'écouter, il enlaça la taille maigre, l'entraînant, la portant presque. --Laissez-moi! --Ainsi, blessée, sous la pluie? --Qu'est ce que ça me fait? --Ça me fait beaucoup, à moi. Dieu commande d'aimer son prochain comme soi-même et si mon prochain m'abandonnait dans l'état où vous êtes... Aussi quelle idée d'avoir peur de venir chez madame de Randières! On vous y eût très bien soignée. --Elle, sans doute, n'est-ce pas? --D'abord, et moi par-dessus le marché. L'aveugle haussa les épaules. Décidément rien à tirer d'elle; c'était une obstination de vieille, quelque rancune ancienne, avivée par l'accident et la rencontre. --Voyons, reprit Robert, vous allez me dire où vous demeurez. --Vous le savez de reste, observa-t-elle brutalement. --Je vous affirme que non, et, comme je suis loin d'être sorcier, j'aimerais mieux un renseignement que votre colère. --Où sommes-nous? --En face du château de Kercoëth. Habitez-vous le village? --En dehors, sous le château, une chaumière. --Celle, peut-être, qui est toute seule, vers la plage? --Oui. Elle ne résistait plus, s'aidant, au contraire, afin d'abréger le chemin. Au bout de quelques minutes, elle dit: --Que faites-vous à Karenthal? --J'y suis avec madame de Randières, à cause de la santé de mademoiselle de Gauleins. L'aveugle s'arrêta, le palpa, prononça des mots inintelligibles, avec un ricanement mauvais, puis retomba dans un silence farouche, jusqu'à la porte de sa maison. Le logis était propre et confortablement meublé. De hauts landiers de cuivre brillaient dans l'âtre où dansaient des flammes sous le chaudron, plein d'une épaisse bouillie de blé noir. Un flambeau bénit, de cire jaune, brûlait entre une miniature représentant un homme fort élégant, mais à la figure un peu brouillée par le temps, et la traditionnelle image de sainte Anne d'Auray. Devant l'image, une jeune fille était prosternée, qui se leva au bruit de la porte. --Déjà, grand'mère? Puis, apercevant l'inconnu: Vous avez eu besoin qu'on vous reconduisît? Je pensais que vous attendriez dans l'église la fin de l'orage. Si j'avais su, je serais allée à votre rencontre. Mais vous êtes transie, mon Dieu! Entrez vite. --Que faisais-tu, Guilmette? interrogea l'aïeule. --Je priais pour le père. L'Océan est mauvais sur les récifs. --C'est par des temps pareils, prononça l'aveugle, que les morts se lèvent de leur couche d'algues. Robert, fatigué d'un patois auquel il n'entendait rien, mit Guilmette au courant de l'accident et s'offrit pour les soins à donner. Tandis qu'il parlait, la jeune fille l'examinait, les yeux démesurément agrandis, stupéfaite. Elle se signa, comme en face d'un fantôme. Mais il fallait s'occuper de la blessée; elle s'y employa du mieux que le lui permit son trouble. Robert vint à son aide. Il avait porté l'aveugle sur le lit, où elle ne tarda pas à s'endormir d'un sommeil lourd. Les regards de Guilmette l'enveloppaient et le gênaient. A qui cette petite en avait-elle? Cependant, Guilmette reprenait de l'assurance. Évidemment, ce fantôme n'en était pas un. Elle répondit même à ses observations. Bien qu'elle ne parlât point un français aussi correct que celui de l'aïeule, elle était suffisamment claire et, de son côté, comprenait tout. Elle sortit d'un bahut des vêtements d'homme, les offrit à leur hôte, qui refusa, et fit monter, plus pétillantes, les flammes de l'âtre pour qu'il pût au moins se réchauffer. L'orage, dans le lointain, grondait toujours. Les clameurs de l'Océan se mêlaient aux derniers coups de tonnerre, plainte énorme apaisant quelque gigantesque convulsion de la nature. Et Robert considérait, à côté de l'image de sainte Anne, le portrait près duquel priait tout à l'heure Guilmette. --C'est le marquis Alain, dit-elle en éteignant le flambeau bénit, le frère de lait de mon père. Il n'habite plus Kercoëth. --C'est du marquis de Kercoëth que vous parlez? --De notre maître, oui, monsieur. --Alors, demanda vivement Robert, vous savez où il est depuis son départ d'Alfort? Le désir de revoir la folle, la belle et malheureuse créature sauvée un jour par lui, de nouveau le mordait au cœur. Oh! si cette enfant voulait dire... Mais elle remuait la tête, en signe de refus ou d'ignorance. Elle ajouta seulement, à cause de la contrariété peinte sur le visage de l'interlocuteur: --Grand'mère vous renseignerait mieux que moi. M. Alain lui écrit. Robert s'approcha de l'aveugle. Elle était immobile, la respiration courte, en proie, sans doute, à des rêves tourmentants. --Elle dort, dit-il. Je n'ai pas le courage de la réveiller. Je reviendrai. --Pour rien, peut-être. Elle ne vous connaît pas. Elle ne répond qu'aux gens dont elle est sûre. --M. de Kercoëth se cache donc? --A quel propos se cacherait-il? riposta fièrement Guilmette. --Je suis allé bien des fois au château, les serviteurs m'ont accueilli poliment, mais on ne m'a jamais permis d'entrer. Aussi puis-je supposer... --M. de Kercoëth ne se cache pas, n'ayant fait de mal à personne. Il évite le monde, voilà tout, depuis le malheur qui l'a frappé, qui nous a frappés en même temps. --Son enfant noyé, n'est-ce pas? --Le petit comte Hugues. --Pourquoi ce malheur vous a-t-il frappés, vous autres? --Après le petit comte Hugues, l'Océan a pris mon grand-père et mes sept oncles. De la famille, grand'mère, mon père et moi, nous restons seuls, pas pour longtemps, je pense. Nous y passerons à notre tour. M. Alain a beau défendre, nous irons jusqu'au bout du vœu, le vœu de grand'mère: retrouver le corps du petit comte. Grand-père et mes sept oncles sont morts en le cherchant. Par bonheur l'Océan les a rendus: ils reposent en terre sainte. Il y a encore mon père et moi. Et, désignant le lit où gisait l'aïeule: Elle est trop vieille, maintenant. Et puis, elle a eu à pleurer pour M. Alain, qu'elle a nourri, pour tous les autres; tant de larmes lui ont mangé les yeux. Ce n'est pas fini, puisqu'il y a encore le père et moi. --Vous? presque une enfant! --D'abord, je suis très forte; ensuite, je vais à l'Océan surtout quand le temps est beau. Mais, si le père doit mourir aussi, j'irai par tous les temps. Un vœu est un vœu. Il faut peut-être la vie de toute notre famille pour racheter le bonheur de Kercoëth. --Comment s'appelle votre père? --Jean-Marie Auvray. --C'est pour lui que vous priiez, lorsque nous sommes arrivés? --Pour grand'mère surtout, afin que la sainte Vierge ne la laisse pas porter au cimetière après ses huit fils et sa petite-fille, sans l'avoir consolée en bénissant le vœu. Ces paroles s'imprégnaient d'une foi si naïve, d'une telle simplicité d'héroïsme que Robert en était profondément ému. Tout à coup on frappa du dehors, et Legouet exhiba sur le seuil une mine ravagée. L'excellent Legouet perdait de son impassibilité ordinaire. Voir Robert en un pareil lieu lui dérangeait les esprits. --Madame la baronne est très inquiète. Aussi par ce temps de chien! Une voiture fermée vous attend sur la route, venez, madame la baronne désire que vous veniez tout de suite. Il tenait à la main un panier et l'alla poser sur une table. --Qu'est-ce que cela? demanda Guilmette. --Du vin et du cognac pour Renotte. --Remportez! Grand'mère refusera, vous le savez. Kercoëth donne ce qu'il faut, quand il faut quelque chose. Nous appartenons à Kercoëth, nous! Legouet présentait ses doigts engourdis aux flammes du foyer, n'ayant pas l'air d'entendre. --Allons-nous-en, monsieur Robert. --Remportez! commanda violemment Guilmette. --Non, ma foi. J'ai le poignet fatigué. Tu donneras à un pauvre. En route, monsieur. Robert alla de nouveau regarder celle qui dormait. Le sommeil était calme. La figure, détendue par le repos, se revêtait d'une expression de douceur profonde. Seuls, les rides du front et des joues, le bleuissement des paupières sous les yeux à jamais morts indiquaient une souffrance familière et quotidienne. Il s'inclina devant Guilmette: --A demain, mademoiselle, pour avoir des nouvelles de votre grand'mère. Guilmette, à travers les vitres, suivit la silhouette gracieuse, peu à peu effacée... Il paraissait être bon: comment alors habitait-il Karenthal? Les chevaux partis: --Vous avez de singulières idées, dit Legouet. Vous ne me répondez pas?... A quoi pensez-vous? --Au dévouement qu'inspirent les Kercoëth. --La vieille chanson de Renotte. Si vous prenez ses histoires au pied de la lettre!... Elle divague souvent. Robert allait objecter que Renotte n'avait pas desserré les dents; la scène de la victoria, ce qu'il apprenait de Guilmette, surtout ce nom des Kercoëth joint aux incidents de l'après-midi le mirent sur ses gardes. Sachant Legouet bavard, il trouva bon de le laisser bavarder. L'autre ne s'en fit pas faute. --Oui, elle divague. Elle aimait tant le marquis! Plus que ses propres fils, monsieur. Ces Auvray étaient de rudes hommes, de braves garçons, dévoués à leur mère, jusqu'à la mort; mais ils n'avaient pas les grâces enjôleuses de M. Alain, et Renotte était fière de voir ce beau gentilhomme rester pour elle le petit caressant d'autrefois. Elle les lui a sacrifiés. Elle les aimait pourtant. Seulement, elle aimait mieux M. de Kercoëth. Et, je vous prie de le croire, elle n'aime ni ne hait à moitié. C'est la passion en chair et en os. Quand le malheur a frappé le marquis, elle s'en serait prise au monde entier. Que la catastrophe soit l'effet du hasard, elle ne l'admet pas. Elle suppose un crime. Elle déclare qu'on a jeté le comte Hugues dans la mer, du haut de la falaise rompue, ce qui est faux. --Qu'est-ce qui le prouve? --La façon d'agir de M. Alain. Il a été le premier à défendre la personne que Renotte accusait. --Renotte a sans doute ses motifs. Vous connaissez son vœu? J'en voulais demander la date, vous êtes arrivé, je la lui demanderai demain. Les moindres détails de ce drame m'intéressent. La figure de Legouet prit l'agréable teinte de l'émeraude. Il ouvrait déjà la bouche pour dissuader Robert; une réflexion lui vint: mieux valait le satisfaire. Les curiosités risquent, si on les endigue, d'enlever tout obstacle et de causer nombre de dégâts; tandis qu'avec un grain de diplomatie... --Bah! dit-il, vous n'aurez pas besoin de vous déranger. Ce... drame, je peux vous le conter aussi bien que Renotte. --Soit! J'écoute. VI L'intendant plongea la main dans les mèches grises de ses cheveux et toussa deux ou trois fois avant de donner un libre cours à son éloquence. Élevé sans doute ailleurs qu'à l'école du divin Racine, il ne se fit pas scrupule de remonter au déluge et même plus haut. A l'entendre, le marquis de Kercoëth, dans sa jeunesse, était un homme incomparable: intelligence de premier ordre, grâce de premier choix. Aussi chiffra-t-il ses conquêtes par un total bientôt digne de celui de don Juan. Parmi le tas, il y eut des passions partagées. La famille fermait volontiers les yeux, attendu le va-et-vient de ces sentiments où la mairie et l'église demeuraient étrangères. Le père, d'ailleurs, au déclin de l'âge, comptait prémunir à temps sa race contre l'éventualité d'une extinction. Son autorité faisait loi. Un beau jour, il décréta le mariage d'Alain avec sa cousine Yvonne de Kercoëth, héritière de la branche cadette. Une alliance aussi naturelle reconstituerait en un seul faisceau l'antique et riche patrimoine. Alain n'eut garde d'élever une objection, mais il se fit accorder du répit. Sa cousine lui était presque inconnue, et il se trouvait au mieux de certaine liaison déjà vieille de trois années. Une habile temporisation lui parut le parti le plus sage. Elle finirait bien par lasser l'adversaire, tout en laissant au fiancé récalcitrant le bénéfice des déférences platoniques. Par malencontre, le hasard rompit ses calculs et les événements tournèrent à leur guise. Il avait vu sa cousine autrefois, dans un lointain très vague où il la traitait en petite sœur; de la petite sœur était sortie une ineffable créature, au maintien sérieux et fier, à la taille ravissante, aux formes sculptées dans le marbre. Il s'éprit d'elle, éperdument. Non, certes, il n'avait jamais aimé, jamais, ni celle-ci ni celle-là, ni--l'oublieux--la toute-puissante encensée hier. La vie de son cœur datait de sa nouvelle rencontre avec Yvonne. Il l'adorait. Et, pour le coup, l'adoration était véritable. Mais la liaison? Une Calypso sur la conscience est un poids. Il devait, au surplus, tant de reconnaissance!... Aussi, pressé par son père, inventait-il encore des prétextes dilatoires, au supplice de ses mensonges. Les jeunes filles ont parfois des clairvoyances que les vieilles gens feraient bien de leur prendre. Yvonne devina et fut désespérée. En outre, elle surprit un jour une femme de leur monde serrant de trop près le cousin. A dire vrai, celui-ci résistait; Yvonne n'en annonça pas moins son immédiate entrée au couvent. Il y eut dans Kercoëth et aux alentours un vacarme indescriptible. Le pays s'émut. Quoi! un obstacle séparait ces deux êtres, tout entiers l'un à l'autre? On fut vite édifié: l'obstacle était une personne considérable de la région, mariée à un jaloux brutal, capable de la tuer s'il découvrait la trahison. Et les racontars de marcher leur train. Oh! ma chère! Ah! ma chère!... Les yeux du mari laissaient certainement à désirer, mais ses oreilles étaient excellentes. L'incroyable disposition des bruits à se propager en province alarma la maîtresse d'Alain, qui le conjura de se marier, afin d'y couper court. Il ne se le fit point dire deux fois et c'est ainsi qu'Yvonne fut sauvée du couvent. En se donnant le ciel, Alain se gardait quand même un enfer, car l'autre n'abdiqua aucun droit. Elle avait prétendu mettre l'amant sous pavillon neutre et faciliter par là les moyens de contrebande. Elle s'aperçut que le pavillon était de guerre et que l'hypocrite Alain s'y drapait à outrance. Dès lors éclata une lutte sourde. Comme le destin a toujours l'air de se moquer des gens, quelques mois après les justes noces, deux incidents survinrent qui, avec plus de hâte, les auraient sans nul doute empêchées: le vieux marquis de Kercoëth mourut, suivi de près par l'époux de l'abandonnée. Toutes les craintes de celle-ci s'envolèrent en compagnie de l'âme irascible du défunt. Elle put se livrer à ses fureurs, qui doublèrent lorsque naquit le fils d'Yvonne. C'était un vrai bijou. Dès l'âge de trois ans, on vit qu'il serait beau de l'héréditaire beauté des Kercoëth. Au rebours de ce qui se passe souvent, l'orgueil maternel accrut la tendresse conjugale. Alain était plus que l'idole, il était le père. Yvonne n'entendait pas qu'on touchât à son bien et, sentant les menées de la rivale vaincue, se chassa du cœur tout ce qu'elle y gardait encore de secrète pitié. Peut-être eût-elle dû se souvenir que, veuve à temps, la vaincue serait aujourd'hui la victorieuse, sinon par reconnaissance d'amour, au moins par scrupule d'honneur. La jalousie transforma l'ange en bourreau. Ce n'est pas qu'elle eût à se plaindre: son mari n'avait d'yeux que pour elle; seulement, il avait aussi des airs de compassion qui l'exaspéraient. Elle afficha son bonheur, le promena sur les grands chemins, dans les châteaux, le donna tant qu'elle put en spectacle, pour que l'autre fût dévorée de rage. La rage opéra en conscience. Mais, tout abandonnée qu'on pût être, on espérait quand même. Trois années de fièvre ne s'effacent pas ainsi. Des genoux usés sur un tapis ne peuvent qu'y retomber. Une occasion, et... L'occasion ne demande jamais mieux que de naître. Les hautes falaises furent témoins d'un rendez-vous, auquel le marquis n'avait pu se dérober. Ils étaient là, face à face, elle, altière et vindicative, lui passablement ennuyé. Elle remua toutes ses foudres: rien! Elle passa aux moyens tragiques: larmes, pâmoisons, se traîna, folle, à ses pieds: rien! Soudain un rire insultant vint la fouetter au visage. Yvonne, tenant par la main le petit Hugues, se dressait devant eux. La vue de la misérable, pantelante, désespérée, au lieu de l'attendrir, avivait sa haine. Ah! ce n'était pas fini? la comédie se jouait toujours? Après le premier adultère, le second, le mari mort ne gênant plus; elle, grâce à Dieu, vivait, et se défendrait, défendrait son foyer, son bonheur, sa vie. Elle n'était plus la résignée, jadis prête à prendre le voile, elle avait pour elle la triple puissance d'un honneur intact, d'un amour pur et de sa maternité. Yvonne souffrait en parlant. C'était l'explosion longtemps contenue, l'enjeu suprême dans une heure décisive. Cette rivale encore aux pieds d'Alain, ce torse superbe encore secoué de sanglots, et qui peu à peu se relevait, puis lentement tout ce beau corps debout, les larmes mangées par la honte, laissant aux yeux la transparence d'un voile où s'accentuait l'éclat fulgurant du regard, est-ce que tout cela n'allait pas vaincre à son tour et foudroyer le bon droit? Lui ne songeait qu'aux souffrances de son Yvonne. Il aurait voulu la saisir dans ses bras; l'emporter loin, bien loin, l'arracher à cette scène odieuse. Déjà il l'enlaçait. --Faites! cria la maîtresse. Mais prenez garde, madame! Vous ne le connaissez pas comme je le connais à présent. Les douleurs auxquelles il m'a condamnée seront tôt ou tard votre partage. Prenez garde! prenez garde! --Je n'ai pas peur, répliqua Yvonne. De tous mes talismans, voici le meilleur. Ses doigts se posèrent avec orgueil sur les boucles dorées de l'enfant. --Votre fils? Dieu vous l'ôtera. Je le maudis, votre fils; je vous maudis, vous! --Ah! je vous le défends! cria Kercoëth, en Breton superstitieux. Elle est la pureté, il est l'innocence. Je vous défends de les maudire. La veuve eut un haussement d'épaules et disparut le long des falaises. Elle fit mieux, elle disparut du pays. On n'entendit plus parler d'elle, et Alain reprit bientôt sa sérénité, troublée par les invocations sacrilèges. Le petit comte Hugues devenait adorable. Les paysans, les marins le saluaient comme l'héritier du maître; puis, raffolant de sa grâce, l'embrassaient comme leur propre enfant. Il tournait presque à la légende. Ceux qui l'apercevaient en partant pour la pêche étaient sûrs de ramener leurs bateaux pleins. Ceux qui s'en allaient dans les pâturages, s'ils le voyaient passer, trouvaient la journée moins longue. Et, debout sur la terrasse du château, devant l'Océan couronné de neige, il entendait les mouettes claquer leurs ailes lourdes au-dessus de son front, comme pour lui faire signe de les suivre vers les lointains perdus dans les brumes. Car il avait une passion pour l'Océan. Son plus grand plaisir était d'aller pêcher dans les flaques d'eau que laissait derrière elle la marée descendante. Sa gouvernante, vieille fille de quarante-cinq ans, l'accompagnait. Or, par une forte marée de juillet, la gouvernante rencontra sur la plage des bohémiennes qui lui proposèrent la bonne aventure. C'est à peu près la seule façon qu'aient les vieilles filles de se marier. «Vous épouserez un brun, riche, beau...» Sous-entendu: «Parce que vous êtes blonde, pauvre et laide.» La science des contrastes. Le poison était doux, la gouvernante en but à longues gorgées. Hugues, ne se sentant plus surveillé, courut vers les creux des falaises chercher des crabes dans le remous des vagues. Les vagues, paraît-il, roulèrent cette poupée rose et l'emportèrent. Ce fut une journée terrible. En un instant, le pays fut sur pied. Le désespoir des Kercoëth était indicible. Une fourmilière humaine fit la côte toute noire. On battit un à un les recoins des falaises, on plongea dans les entonnoirs profonds, pleins même à marée basse. Peines inutiles. Très avant dans la nuit, on était encore là; les fils Auvray avaient pris la mer et parcouraient les moindres anfractuosités du rivage, on attendait leur retour. Ils rentrèrent découragés. Peu à peu la foule se dispersa; il ne resta plus sur la plage que les huit fils Auvray autour de leur mère, tandis qu'Yvonne, suivie d'Alain et d'Annick, marchait, marchait, sans une parole. Sous la lune blafarde, elle épiait les roches, elle scrutait le sable; le sable n'avait pas gardé la trace de son enfant, les roches ne lui avaient même pas gardé son corps. Au point du jour, les Auvray poussèrent une exclamation: c'était, à l'horizon, la voile du père. Il revenait des récifs explorés au large. Yvonne entendit et courut jusqu'au pied de la falaise rompue, débarcadère habituel d'Auvray. En voyant le hardi marin, au lieu de sauter vivement à terre, descendre avec une lenteur embarrassée, elle se mit à trembler de tout son corps. Kercoëth l'étreignit contre sa poitrine, des sanglots qu'il pouvait à peine contenir lui déchiraient la gorge. En cet homme gisait leur dernier espoir. Et quel espoir! un cadavre fait et rejeté par l'Océan. Derrière eux, Annick, Renotte, ses huit gars solides demeuraient immobiles, transis de peur. Là-bas, dans un évasement des roches, accompagnée d'un serviteur, une femme regardait. Auvray s'avança d'un pas lourd. Entre ses hautes épaules, la tête ployait vers le sable, immobilisée, dans la pose de toute la longue quête nocturne. A peine osa-t-il la relever en présence du marquis et d'Yvonne. Un rude marin pourtant, aux attendrissements difficiles. Enfin, il se mit à genoux devant Yvonne, comme pour lui demander pardon, et, d'une voix rauque: --Voilà, dit-il. C'étaient, trouvés sur le récif de la Corne, à deux lieues au large, le chapeau et le tablier du petit comte Hugues. Yvonne prit les épaves et y enfouit son visage. Tous pleuraient, tant la douleur muette de cette mère était navrante. Alors, la femme, là-bas, sortit de son observatoire. Elle surgissait de nouveau, la rivale jadis bravée; elle surgissait, ivre encore de haine, les yeux secs devant un pareil deuil, s'en faisant un triomphe. --Au fond de l'Océan, votre talisman, s'écria-t-elle. Je vous avais prévenue que Dieu vous l'ôterait. L'Océan ne vous le rendra pas. --Vous voulez donc l'achever! gronda Kercoëth. Il se tourna, glacé d'effroi, vers Yvonne. Yvonne riait, d'un rire heurté, métallique, intarissable. Il la saisit, la secoua, l'appela: --Yvonne!... mon Yvonne!... Le rire continuait, avec des déchirements convulsifs, sans qu'une larme vînt humecter les paupières brûlantes. --Elle est folle, je suis vengée! dit l'implacable créature. Vous n'avez, monsieur, qu'une chance de la guérir: c'est de lui retrouver son fils. N'y comptez pas, cela ressemblerait trop à un miracle, et les miracles!... Une main brutale s'abattit sur son poignet. Renotte était plantée devant elle. --On le lui rendra, son fils; tu m'entends, toi! Mort, c'est possible; mais on le lui rendra. Je jure que le corps de notre cher petit comte dormira près de ses pères. Et je fais vœu à sainte Anne: dès ce jour, tous les jours, à toute heure du jour, quelque temps qu'il fasse, y eût-il des tempêtes du diable, quand les plus hardis n'oseraient sortir, un de mes Auvray sortira, le cherchera. Tu t'es vengée aujourd'hui, Dieu nous vengera plus tard. Tu te réjouis trop de notre malheur pour n'en être pas la cause. Va-t'en, mauvaise chrétienne, va-t'en, ou je ne réponds plus de moi. Auvray étendit le bras: --Dieu a tout vu, dit-il, et fera justice. Femme, j'accepte ton vœu; je le remplirai pour ma part. Les huit fils, le bras étendu, répétèrent: --Moi aussi, mère, moi aussi. Et ces êtres à demi sauvages, surexcités par la catastrophe, leur nuit d'angoisses, la folie d'Yvonne, commencèrent à gronder autour de la «mauvaise chrétienne». Le serviteur de celle-ci s'était précipité au secours de sa maîtresse, Kercoëth l'aida à la sauver. Ils l'allaient jeter à la mer. ... L'excellent Legouet s'était animé au cours de ce récit. Robert, avide, écoutait. Tout à coup, il l'interrompit: --La jeter à la mer? Comme ils auraient bien fait! Un monstre, un monstre... --Oh! monsieur, s'écria l'intendant, songez à ses souffrances. Elle était moins coupable que vous ne le supposez. Elle avait ses raisons pour haïr. On l'avait abandonnée; or, elle était... mère, elle aussi. --Triste mère, celle qui ne respecte pas la mort d'un enfant! Legouet voulut protester; mais, devant la mine indignée de Robert, le rouge lui montait au front. Des terreurs le prenaient d'avoir trop parlé. Cependant, ne valait-il pas mieux qu'il contât lui-même l'histoire? Dite par Renotte, elle eût fatalement amené le nom de la rivale. Et cette rivale s'appelait la baronne de Randières! Il tenta une diversion dans la gamme variée des choses banales. --Allons, monsieur, remettez-vous. Nous arrivons. Si madame la baronne... --Connaissez-vous la marquise de Kercoëth? Pas moyen de quitter la piste! --Oui, monsieur, soupira l'intendant. --Comme elle est belle! Legouet tressauta: --Vous la connaissez donc, vous? --Je l'ai vue. --A Paris? --A Maisons-Alfort. Depuis, sa pensée ne m'a plus quitté. Dans mes veilles, dans mon sommeil, elle me hante. Legouet, je donnerais tout au monde pour passer ma vie auprès d'elle, pour avoir le droit de la garder toujours et de toujours la regarder. Legouet demeurait stupide. Une passion, maintenant? Ah! certes, il savait la marquise capable de l'inspirer; mais une passion chez le fils de la baronne de Randières pour la femme du marquis de Kercoëth! C'était abominable. Par quel prodige la folle, invisible à tous, lui était-elle apparue? --Quand je songe, reprit Robert avec véhémence, qu'une misérable... --Monsieur! supplia tout haut Legouet, tandis que tout bas il se disait: «Parlez donc de la voix du sang!» --Oui, qu'une misérable lui a tué son enfant. --Ah! non, par exemple. On ne le lui a pas tué. L'Océan est seul coupable. La preuve, c'est que Renotte a remué ciel et terre pour démontrer le crime et n'y a pas réussi. Tenez, un pâtre prétendait que deux femmes avaient entraîné le petit Hugues vers la falaise rompue, en étouffant ses cris, au moment où les bohémiennes disaient la bonne aventure à la gouvernante. Eh bien, M. de Kercoëth l'a fait venir, et le pâtre a reconnu qu'il tenait cette histoire de Renotte. Il avait, à la vérité, vu deux femmes, mais elles causaient avec la gouvernante, pendant que le petit comte Hugues pêchait les crabes seul. --Où est cet individu? --Il a quitté le Morbihan. --On l'aura payé pour mentir et renvoyé ensuite. --C'est ce que raconte Renotte, dit étourdiment Legouet. --Et je la crois, et je comprends sa soif de vengeance, puisque je la partage. L'intendant demeura bouche bée. Dans quelle galère s'étaient-ils tous embarqués! Et comme la baronne était sage de ne pas vouloir de cette excursion en Bretagne! Léonie, à l'entrée de Robert, l'examina de loin, anxieusement. Il s'approcha de son air habituel, le visage était impassible; évidemment, l'incident de leur promenade n'avait pas eu de suite. Elle se mit à en plaisanter, railla sa frayeur devant Renotte. S'imaginait-on! Aussi ces allures de sorcière, et puis, sans doute, l'énervement de l'orage... Robert acquiesçait. Il prit le même ton léger pour parler du vœu. Léonie ne parut attacher aucune importance à l'affaire. --Ah! ah! on vous l'a dit... --Oui... Guilmette, la petite-fille de votre... sorcière. --Je me rappelle, en effet, certain vœu. Une _vendetta_ chez les Corses. Des bruits qui ont couru... vous vous souvenez, ma tante? --Hugues de Kercoëth assassiné, prononça mademoiselle de Gauleins. --Noyé, ma tante, noyé. Renotte crie partout à l'assassin, malgré la défense de... du marquis... enfin, du père de l'enfant. Mais les interdictions n'empêchent pas les légendes. La Bretagne en est peuplée. Seulement, celle-là est lugubre. Par contre, j'en sais de charmantes. Débordée par le flux de ses paroles, un peu affolée par la situation, voulant arracher Robert à l'histoire maudite, elle débita les rêveries exquises où gronde l'âpre poésie de l'Océan. Robert n'écoutait pas. Il se représentait, là-bas, sur la terrasse du château, près du petit comte Hugues, le blanc tournoiement des mouettes. Le lendemain, Edmond et Albin de Maubryan, avec leurs fusils et leurs chiens, vinrent le prendre. Ils chassèrent toute la matinée et rentrèrent à Saint-Gaël par la route de Kercoëth. L'itinéraire permit à Robert de quitter quelques minutes ses compagnons. Il frappa chez les Auvray. Guilmette ouvrit, et, tout de suite: --Grand'mère va bien, monsieur, très bien. --Et ce n'était pas la peine de vous déranger, dit Renotte. --Pourquoi? je tenais à prendre de vos nouvelles... --Et à me poser des questions. Guilmette m'a prévenue. --Une seule. --Oui, l'adresse. Je ne sais pas. --Vous ne savez pas? Voyons, à quel propos me traiter si brusquement? Je ne vous ai jamais fait de mal. Je vous en prie, dites-moi où demeure le marquis de Kercoëth. --Non. Vous êtes de Karenthal. --Vous haïssez donc bien les gens de Karenthal? --De toutes mes forces. --Alors, adieu, madame. Un déjeuner solide attendait les chasseurs à Saint-Gaël. Constance y avait appliqué tous ses talents de bonne ménagère, elle y apporta toutes ses rougeurs de vierge troublée. Elle soignait leur hôte, avec des hésitations charmantes, l'écoutait à plein cœur et lui souriait si doucement que Robert s'en trouvait heureux. Ils eurent, dans la journée, des entretiens pareils aux causeries d'autrefois avec Blanche. Un sentier à travers champs menait en une demi-heure de Saint-Gaël à la plage; le soir, madame de Maubryan y conduisit sa bande. Chemin faisant, Constance moissonnait des fleurs sauvages. Robert se souvint encore des gerbes cueillies pour Blanche aux flancs des monts du Vivarais et demanda à la mère la permission d'en ramasser pour sa fille. La mère consentit, la fille devint pourpre. Lorsque Constance fut seule dans sa chambre, en face de ce bouquet où se mariaient toutes les couleurs de la flore locale, elle rêva, ce qui ne lui était jamais arrivé, et, depuis, elle continua de rêver. Robert venait presque chaque jour, tantôt seul, tantôt accompagné de Léonie. Constance et lui faisaient de la musique. Il notait les ballades du pays, improvisait en son honneur, s'oubliait parfois dans une envolée brusque de l'âme, traduite par le clavier en sanglots profonds, et, se reprenant soudain, redescendait aux mièvreries délicates, comme les grondements tragiques de l'Océan s'apaisent peu à peu et se changent en murmures. Il enveloppait ainsi la jeune fille d'effluves extatiques. L'amitié, qu'on dit supérieure à l'amour, lui ressemble souvent et peut, sans savoir, donner le change. Robert portait à Constance une affection véritable. Il se sentait mieux compris d'elle que de ses frères. Ceux-ci, braves cœurs, esprits honnêtes, laissaient trop percer la rudesse d'une éducation campagnarde et certains préjugés de caste, surtout de province, dont s'étonnait Robert, élevé dans les hautes et larges idées de M. Laffont. Aussi, bien que leur compagnie lui plût, n'opposait-il aucune résistance aux accaparements quelque peu tyranniques de la sœur. Elle s'ingéniait à le retenir près d'elle sous mille prétextes, qu'il déclarait toujours excellents. Sur un mot, il lui sacrifiait chasses et pêches. Les frères s'ébahissaient, M. de Maubryan souriait, madame de Maubryan approuvait. Elle approuvait d'autant mieux, que d'habiles questions faites à la baronne l'avaient édifiée sur le compte de Robert. Lorsque le couple s'éloignait, les fils partis, le mari occupé ailleurs, madame de Maubryan suivait d'un œil satisfait ses allées et venues à travers les ombrages du jardin. Il lui semblait qu'elle assistait au triomphe de sa fille. Cependant Constance y perdait le repos, car Robert ne se déclarait pas. Allusions, réticences, airs de mélancolie subite, il ne voyait et ne comprenait rien. Ce qu'il aimait en mademoiselle de Maubryan, c'était le souvenir de Blanche et aussi ce charme d'une société féminine, indispensable à de certaines natures. Pour lui, Constance était jolie, il avait plaisir à la contempler, il contemplait. Elle disait de gentilles paroles, fort agréables à écouter, il écoutait. Voilà tout. Peut-être, en plus, ceci: quelque chose comme une attirance fraternelle, lorsque les petits yeux noirs se fixaient sur lui, tour à tour rieurs et graves. Un matin, les quatre jeunes gens ayant projeté de pêcher en pleine mer, Constance ne fit pas mine de le retenir. Elle lui prit le bras, les accompagnant jusqu'au rivage. Gaspard, Edmond et Albin se hâtaient, elle ralentit sa marche. Elle voulait parler, elle n'osait pas. Sur le visage, dans l'allure, l'oppressement du souffle, on devinait une agitation extraordinaire, un combat intérieur, des à-coup de résolution et d'incertitude. --Qu'y a-t-il, mademoiselle? demanda Robert. Elle poussa un soupir. Fallait-il oser? que penserait-il d'elle ensuite? Elle répondit: --Rien. --Je me figurais... --Eh bien, si! reprit-elle très bas. Il y a que je suis malheureuse. --Malheureuse? gâtée comme vous l'êtes? avec les tendresses qui vous entourent? --Suis-je sûre d'en être entourée? Êtes-vous sûr qu'aucune ne me manque? Supposez que ce soit celle-là surtout à laquelle je tienne. --En ce cas, il vous suffirait de vouloir pour l'avoir. --Bien vrai? --Bien vrai. Leurs yeux se rencontrèrent. Tout l'amour de Constance illuminait les siens. Robert comprit. Ah! l'aveugle, l'imprudent qu'il était! --Ohé! le retardataire, cria Gaspard. Lui, navré, n'entendait pas, ne savait plus. Pauvre Constance! elle lui inspirait tant de pitié! Gaspard vociférait: «Robert! Robert!... Vous êtes insupportable. Nous sommes prêts à parer.» La douceur triste des grandes pupilles bleues continuait à se poser sur elle. Constance n'y vit que la caresse d'un aveu. Ses joues se teintèrent de rose, l'éclat des dents menues brilla dans un sourire radieux. --Allez, allez, mon ami, mes frères perdraient patience. La barque loin du rivage, quand il devint impossible d'y démêler les silhouettes confondues, elle lança un baiser dans l'espace et, courant presque le long du chemin de Saint-Gaël, fit irruption chez sa mère. --Maman!... si tu savais, maman! Jamais elle n'avait parlé de sa passion croissante, maintenant elle ne tarissait plus: il ne s'était pas expliqué, les mots n'expliquent rien; mais il l'avait regardée, oh! de quel regard! mais il l'aimait comme elle l'aimait! Pas de bonheur plus grand... Quel rêve longtemps caressé! Du premier jour, maman!... Robert à elle! Robert, son mari! Que de fois elle avait pleuré! Comme, à cette heure, elle bénissait la vie! --Constance, Constance, calme-toi. --Eh! le puis-je, maman! Madame de Maubryan s'effraya d'une telle explosion. Avec la superbe injustice des mères, elle trouvait tout simple que Robert s'éprît de Constance, moins simple que Constance s'éprît de Robert... avant d'en avoir demandé la permission. Elle s'avouait sa propre imprudence, se querellait, s'accusait en son for intérieur. Du mieux qu'elle put, elle calma l'effervescence de sa fille; puis, croyant le feu aux poudres, sans prévenir personne, elle courut à Karenthal. La baronne devait être, la première, instruite de l'événement. Elle la pria de sonder le cœur de Robert: il importait de couper court à une intimité compromettante pour le repos de sa fille, si Robert ne songeait pas à l'épouser. Moins affolée, ou mieux fixée à l'endroit de Léonie, elle eût différé une démarche où, quoi qu'il advienne, la dignité de Constance se trouvait engagée. La baronne sourit, au fond, de la naïveté de madame de Maubryan. Cette amourette l'amusait. Et que Robert était sournois! Ne lui rien confier d'une idylle dont ils se fussent divertis ensemble! Car il était parfaitement naturel que Robert fît la cour à Constance. Par exemple, il serait fort absurde qu'il l'épousât. Le rôle des jeunes hommes de son âge consistait à traverser toutes les flammes en salamandres. Léonie garda pour elle ses réflexions philosophiques et se tira d'affaire à l'aide des roueries de la femme du monde. Robert s'ennuyait avant l'invention de Saint-Gaël; puisque Saint-Gaël le distrayait, les portes lui en resteraient ouvertes. Tant pis pour la garnison. --Vous ne m'étonnez qu'à moitié, chère madame, dit-elle. Il m'avait semblé remarquer... Ainsi, mademoiselle votre fille?... --A perdu la tête, chère madame, littéralement perdu. --A ce point! Voyez-vous ce Robert!... Oui, oui, ce serait un joli couple. Seulement Robert est bien jeune. --Beaucoup trop jeune. Constance aussi. --N'est-ce pas? --Il faudrait attendre. --Voilà, nous attendrons, chère amie. D'autant que sa volonté fixe est de se créer un nom dans les arts. Cela prendra du temps. Moi, je l'en aurais dissuadé: a-t-il besoin de travail, étant mon unique héritier? Maintenant, je dois vous avertir en toute franchise: hors son ambition, ses autres projets me sont lettre close. Personnellement, je vous remercie de votre communication et ne m'opposerai jamais à une alliance où les qualités et la gentillesse d'une des parties compensent certains avantages auxquels l'autre est en droit de prétendre. Madame de Maubryan se sentit blessée de l'allusion à la médiocrité de leur fortune; mais, en l'honneur de sa fille et par prudence maternelle, son salut d'adieu fut d'une cordialité charmante. Elle regagna Saint-Gaël, l'esprit calmé, pleine d'espoir, convaincue que tout marchait à merveille. Ce qui marchait bien mieux, c'était la barque où filaient Robert et les Maubryan. L'entrain, la gaieté de ceux-ci dissipèrent vite la mélancolie de celui-là. Les aveux de Constance ne lui apparaissaient plus que dans une brume confuse. Il se demandait même s'il ne s'était pas mépris au sens de ses regards. La mer était belle, la journée fut délicieuse. La pêche finie, on hissa la voile, et les vagues chantèrent de nouveau contre les flancs de la barque poussée par la brise. Edmond dormait à l'avant, Albin fumait, accroupi sur les paniers grouillants. Gaspard, accoté au mât, jetait par instants un ordre bref à Robert, qui tenait le gouvernail. Gaspard était le capitaine du canot. A bord, ses frères lui devaient l'obéissance passive, car nul ne connaissait mieux ce coin de l'Océan. De fait, les plus rudes pécheurs le traitaient presque en confrère. A deux cents mètres du récif de la Corne, Albin montra une barque s'engageant dans les aiguilles de granit qui font des parages de ce récif un endroit redouté. --C'est Jean-Marie Auvray, dit-il. --L'imbécile! grommela Gaspard. --Pourquoi? interrogea Robert. --Parce que, à gauche de la Corne, on passe; à droite, on casse. Robert tourna la tête: la barque de Jean-Marie sautait au remous des brisants. Il mit le cap sur la Corne. Gaspard poussa un cri: --Robert!... mais, sacredieu! que faites-vous? Nous allons droit aux brisants. --Puisqu'il y a un homme en danger de mort. --Vous pouvez dire un homme perdu. --Il remplit un vœu. --Moi, je réponds de la vie de mes frères et de la vôtre. Albin, bas la voile! Edmond, aux rames! La manœuvre s'exécuta en un clin d'œil. Robert ne sourcillait pas. Il pointait toujours sur Jean-Marie. Gaspard s'empara du gouvernail et changea la direction. Encore une minute, ils entraient dans le gouffre. Il y était, Jean-Marie, tout près d'eux, mais de l'autre côté de la Corne, entre les pointes d'aiguille mettant sur la couleur verte de l'eau leurs taches grises, tranquilles, où guettait la mort. Un craquement, un bouillonnement d'écume, et les quatre jeunes gens ne virent plus rien. L'embarcation d'Auvray venait de couler à pic. --Pauvre, pauvre Renotte! balbutia Robert. Soudain, à portée du bras, entre les vagues, il aperçut une masse noire qui passait. Se pencher, la saisir, tirer à lui fut l'affaire d'une seconde. --Lâchez! commanda Gaspard. Nous chavirons. L'équilibre s'était en effet rompu sous le double poids de la masse inerte où se cramponnait Robert. Une nappe d'eau ruissela le long des parois intérieures. --Mais lâchez donc! hurla de nouveau Gaspard. Robert, les doigts crispés à sa proie, les muscles tendus, tourna lentement la tête et dit: --Je ne veux pas. La brise avait fraîchi, l'Océan devenait tumultueux, un paquet de mer s'engouffra dans la barque. --Et d'un. Au second, bonsoir! fit placidement Edmond, une des rames quittée, pour désigner l'énorme montagne d'eau qui les allait prendre par le travers. Albin et Gaspard finirent par où ils auraient dû commencer: ils se précipitèrent à l'aide de Robert. Au moment où Jean-Marie fut déposé au pied du mât, la montagne, au lieu de l'engloutir, soulevait la barque et, comme un fétu de paille, l'emportait loin de la Corne, avec elle. --La théorie du centre de gravité, observa Edmond. Le fils de Renotte avait une large entaille au front, la poitrine et les jambes labourées par les roches. Somme toute, avaries médiocres. D'énergiques frictions, quelques gorgées d'eau-de-vie le ranimèrent. L'entrain général reparut, à mesure qu'on s'éloignait de cette Corne du diable où cinq existences venaient de se jouer. Albin frappa sur l'épaule d'Auvray. --Mon brave, regardez monsieur. Vous lui devez de fameuses actions de grâces. Le regard alourdi du marin croisa celui de Robert et s'abaissa tout à coup, comme dans un éblouissement. Puis, essayant de se soulever, s'appuyant des coudes aux cordages par terre, de nouveau il entr'ouvrit les paupières. La stupeur de Guilmette, le jour où le jeune homme lui ramenait l'aïeule, il l'éprouvait à son tour, mais sans aucun sentiment d'effroi. Gaspard le prit à partie: --Vous n'avez pas le sens commun. Est-ce qu'un marin va où vous êtes allé? C'est tenter Dieu. Nous avons failli nous noyer en votre honneur. Si vous trouvez cela drôle!... Moi, je vous aurais carrément planté là. Le pêcheur ne semblait pas entendre. Sur son visage tanné flottait le vague du songe, tandis que ses bons yeux ronds, fixés sur Robert, se remplissaient de larmes. Robert, gêné devant lui comme il l'avait été devant Guilmette, se joignit à Gaspard, au moins pour les reproches: --M. de Maubryan a raison, Jean-Marie. S'il vous était arrivé malheur... --J'étais sûr de ne rien risquer. --Vous couriez à votre perte et vous saviez y courir. --Non, non! Les Maubryan éclatèrent de rire. Très amusant, ce pêcheur, avec ses tranquilles convictions. Sans eux, il ferait, pour le moment, une assez vilaine grimace dans l'eau. Un pur hasard les avait conduits du côté de la Corne. Leur intervention était toute fortuite. Et ce gaillard, en train de rendre l'âme cinq minutes plus tôt, déclarait... Robert, moins disposé qu'eux à la gaieté, interrogea doucement: --Pourquoi donc étiez-vous sûr de ne rien risquer? --J'avais fait une neuvaine à sainte Anne pour la supplier de m'indiquer la place où je rencontrerais le petit comte Hugues. J'ai rêvé cette nuit qu'elle me commandait d'aller aux aiguilles de la Corne: j'y suis allé. Tous ceux qui se trouvaient là connaissaient le vœu de Renotte, tous croyaient en Dieu, ils inclinèrent le front. A leur grande surprise, au milieu du silence provoqué par ses paroles, Jean-Marie, d'un ton bref, posa cette question à Robert: --Monsieur, de quel pays êtes-vous? --Ma foi, répondit mélancoliquement le jeune homme, je serais bien en peine de le dire. Je ne connais pas plus mon pays que mon père. Auvray eut un haut-le-corps. Ses yeux s'arrondissaient davantage, un tremblement agitait ses membres et on l'entendit marmotter: «Sainte Anne! sainte Anne!» Le front des Maubryan s'était rembruni. Quelle histoire contait là Robert? Une boutade, sans doute, mais d'un goût détestable en tout cas. --Vous avez tort, mon ami, dit Albin. On ne rit pas des choses sérieuses, et plaisanter... --Je ne plaisante en aucune façon. Je n'ai le droit de me réclamer de personne. --Pas même de votre mère? Robert hésita, une rougeur intense empourpra ses joues, car il allait, selon lui, mentir. Les autres attendaient sa réponse. A voix basse, il répondit: --Pas même de ma mère. Les trois frères se sentirent les coudes. Un enfant trouvé, leur commensal, leur camarade, leur intime! Pourquoi cette longue supercherie? Se fussent-ils commis avec un individu pareil? Il n'appartenait à aucune caste, il venait on ne sait d'où. La société--leur société--n'avait pas de place pour de telles gens. Cerveaux frustes aux idées étroites, ils voyaient un abîme entre eux et Robert, une souillure par Robert sur eux. De très bonne foi, ils se croyaient contaminés au voisinage. Jean-Marie examinait encore, toujours, dans un besoin de se convaincre. La fièvre le dévorait. Des questions se pressaient sur ses lèvres: --Ah! si j'osais, monsieur... Où vous a-t-on élevé? --Je ne me rappelle pas ma première enfance. J'ai dû naître près de la mer. --Près de la mer! --Il me semble. Ce que je me rappelle exactement, en revanche, c'est mon existence, tout petit, chez des paysans du Vivarais. Un homme de grand cœur eut pitié de moi, me tira de leurs griffes, se mit à m'aimer comme il aimait son fils et sa fille. Aussi, quand il est mort... La voix de Robert s'altéra. Le souvenir de cette heure lointaine le brûlait encore chaque fois qu'il l'évoquait. Une larme coula sur la joue hâlée du pécheur. --Alors, reprit le jeune homme, je suis venu à Paris: un professeur de musique m'a pris en amitié, m'a présenté à madame de Randières, et madame de Randières a bien voulu s'intéresser à moi. Voilà toute mon histoire; vous voyez, elle n'a rien de palpitant. Il la disait, avec l'arrière-pensée de prévenir des soupçons outrageants pour la baronne. Mais sa sollicitude n'était plus de saison, les Maubryan gardèrent une attitude raide et digne. Tout oreilles, Jean-Marie ne soufflait mot; il écoutait encore, quand l'autre s'était tu. Lorsqu'on débarqua, Robert vit qu'Auvray titubait sur ses jambes. --Le sang perdu, sans doute, dit-il à Gaspard. Nous ne pouvons le laisser là. --Si je ne craignais que notre retard inquiétât ma mère... --Eh bien! je vais l'accompagner chez lui; vous m'excuserez à Saint-Gaël. --Certainement, certainement! firent en chœur les trois frères, qui détalèrent avec un effarouchement pudique. Robert et Jean-Marie prirent le chemin de la chaumière où, dernièrement, l'aveugle recevait si mal le protégé de Léonie. A peine le reçut-elle mieux cette fois. Pour que le rude visage se détendît, il fallut que Guilmette énumérât toutes les blessures de son père, affaibli par la marche ou l'émotion au point d'être incapable de prononcer une parole, expliquât comme il avait failli mourir, puisqu'on le ramenait ainsi, sans la barque, les vêtements encore humides. Les yeux de Jean-Marie allaient de la miniature à Robert, de Robert à l'image de sainte Anne d'Auray, et ces mots passaient dans un souffle: «sainte Anne! sainte Anne!» Robert se disposant à partir, Auvray fit un signe; le jeune homme revint sur ses pas. --Que désirez-vous, mon ami? Renotte grommelait déjà et cherchait à s'interposer, lorsqu'elle s'arrêta, pétrifiée. Jean-Marie venait de répondre: --Je voudrais tant vous revoir! Quoi! l'hôte de Karenthal? Son fils voulait revoir cet homme tenant, on ne savait par quels liens, à leur plus cruelle ennemie? Il songeait à l'accueillir dans leur maison, lui qu'elle en écartait chaque fois de toutes ses forces! Qu'est-ce que cela signifiait? Ses yeux sans vie roulaient dans leurs orbites. Jean-Marie répéta: --Monsieur, je voudrais vous revoir. --Demain, sans faute, je vous promets. Quand Robert fut dehors, un vertige le prit. Où tendait cet enchaînement de faits bizarres? A quel drame le hasard le mêlait-il coup sur coup, et, pour y jouer un rôle, qu'était-il donc? qu'était-il enfin? Les signes de croix de Guilmette à leur première entrevue, puis ses regards à la dérobée; l'attitude de Jean-Marie deux heures plus tôt, puis sa demande de le revoir; cette insistance... Sous son crâne, un monde d'idées se croisaient, se mêlaient, lui jetaient une angoisse poignante. Oui, qu'était-il enfin? L'abandonné, l'enfant trouvé, dont le visage faisait frémir deux de ses semblables, dont le père et la mère vivaient sans se laisser connaître--quoique l'une l'eût repris sous son toit, quoique l'autre, au dire de Legouet, l'eût aimé jadis--cet être-là, qu'était-il? qu'était-il? Sur la lande, parmi les bruyères où jouait la brise, il s'attardait, rêveur opiniâtre, arrêté devant le mystère de sa vie, l'énigme de son berceau. Il s'assit, n'en pouvant plus. Les insectes, autour de lui, chantaient en paix leur complainte. La nuit tranquille venait. Un calme religieux envahissait tout, hors son cerveau en tumulte. Là s'arrêtait l'universel repos. C'était un bourdonnement confus d'espoirs et d'incertitudes, le choc perpétuel des invraisemblances et des réalités. Puisque sa mère était la baronne de Randières et puisque les amis des Kercoëth la haïssaient--oh! de quelle haine incurable!--lui qu'ils savaient son hôte, son protégé, presque son fils, pourquoi, sauf Renotte, l'enveloppaient-ils d'une sorte de tendresse? Quel visage aimé leur rappelait son visage? celui du petit Hughes? mais Hughes était mort depuis longtemps. Serait-ce alors?... La fièvre le brûlait davantage à mesure qu'il s'enfonçait en ses muettes investigations. Il craignait de se laisser aller sur une pente trop séduisante. Cependant avait-il le droit de s'arrêter, parce qu'il entrevoyait dans le lointain l'irradiation d'un point lumineux qui l'éblouissait? Hélas! depuis toujours il marchait parmi les ténèbres. Il tenta de reprendre le passé, le jour où se noyait la folle, le soir où le marquis de Kercoëth le remerciait. C'était un soir très sombre. Il ne distinguait pas le visage. Serait-ce celui-là? Ses pensées se coordonnèrent. Une à une, il reconstituait des scènes récentes: d'abord la première fois, la terreur de madame de Randières, une phrase de la duchesse de Serples: «Vous éveillez en moi de si vieux souvenirs!»--l'ahurissement de Legouet, Guilmette, Jean-Marie... Ah! oui, oui, oui, son père? eh bien, il le connaissait à présent; son père, c'était le marquis de Kercoëth. Si madame de Randières le cachait, à des centaines de lieues, presque dans une tombe, c'est qu'elle était encore mariée à l'époque de sa naissance. Si elle redoutait aujourd'hui l'intervention du père, c'est qu'un autre fils peut consoler d'un fils mort. Toute l'histoire contée par Legouet se précisait. Il était l'enfant de ces deux créatures, l'une aperçue un jour, pour toujours peut-être, l'autre aimée déjà, parce qu'elle l'avait porté dans ses entrailles. Il venait d'eux et ne pouvait venir d'ailleurs; c'était leur sang qui coulait en ses veines. Une ressemblance égarait Guilmette et Jean-Marie. C'était bien le fils du marquis de Kercoëth qu'ils revoyaient, mais ce n'était pas le pauvre petit Hughes. Il dormait, son frère, au fond des vagues mauvaises, et Renotte, avec ses accusations, était stupide, puisque madame de Randières était sa mère!... A Karenthal, Robert trouva sens dessus dessous le salon d'ordinaire si correct de tenue; mademoiselle de Gauleins et la baronne donnaient les marques de la plus vive agitation, il y avait dans l'air une odeur de poudre. De fait, madame de Maubryan venait de passer par là, comme sur un champ de bataille, et les hostilités se terminaient à peine. Elle était arrivée, haut le front, droit à Léonie: --M. Robert est-il rentré? --Pas encore, chère madame. --Tant mieux, madame. --Tiens! nous supprimons le «chère»? interrogea la baronne avec une pointe d'ironie. --Nous supprimerons bien autre chose, s'il vous plaît. --Mais ce qu'il vous plaira... madame. --D'abord, et avant tout, ma communication de ce matin. --Ah! oui, l'amour de mademoiselle de Maubryan? --Hein? fit la vieille tante. --C'est-à-dire l'amour de M. Robert, riposta la châtelaine de Saint-Gaël. --Permettez! rectifia Léonie. Si Robert aime votre fille, je n'en sais rien; mais je sais par vous que votre fille adore Robert. Madame de Maubryan toussa. Le coup de boutoir l'étranglait. Quelle maladresse, sa visite du matin! Aussi pouvait-on deviner ce que venaient d'apprendre Gaspard, Edmond et Albin? --Alors, répliqua-t-elle, vous saurez de plus ceci: ma fille appartient à une famille honorable, ma fille n'est pas faite pour un... anonyme. --Qu'est-ce que c'est qu'un anonyme? demanda mademoiselle de Gauleins. Léonie fronça les sourcils. Elle s'était amusée de la brusque invasion inexpliquée de cette femme commandant et décommandant les gendres comme un _sleeping car_; mais voici qu'on mettait en avant plus que la personnalité de Robert, son état civil; toute envie de rire passa, surtout lorsque madame de Maubryan eut donné à mademoiselle de Gauleins des détails précis. Or, elle y appuyait, l'excellente dame, faisait un agréable mélange d'abus de confiance et d'escroquerie morale, entassait, comme une montagne de forfaits, les visites quotidiennes, les tête-à-tête dans les recoins mystérieux, les sentimentalités cachant d'abominables perfidies. Constance était si candide! On avait résolu de la prendre dans un piège! C'était odieux, infâme... --Et j'entends qu'on les supprime, ces visites. --Avec joie, dit la baronne d'un ton de suprême outrage. --Et j'entends que ce monsieur se supprime lui-même, en disparaissant du pays. A cette dernière injonction, Léonie se dressa, et, désignant la porte: --Robert ne me quitte pas. Et moi, je n'ai d'ordres à recevoir de personne. Assez! Madame de Maubryan sortit, mais avec la dignité d'un dompteur descendant de sa cage à bêtes. Dès qu'elle eut tourné les talons, la baronne se livra sur les meubles, sur les livres, sur tout ce qu'elle rencontrait, à un joli accès de fureur. --Là! là! ma belle, disait mademoiselle de Gauleins. --Ah! ma tante! imaginez-vous une pareille effronterie? Des hobereaux sans le sou! Qu'ils la gardent, leur fille! La leur ai-je demandée? Robert ne l'aime pas... --Tu es sûre? L'interrogation tranquille calma subitement Léonie. S'il l'aimait pourtant? --Moi, vois-tu, reprit la vieille, j'estime beaucoup Robert, je lui porte un intérêt véritable et peut-être l'épouserais-je... si j'avais seulement soixante ans de moins. Parce que je le connais, parce qu'il a sa valeur personnelle. Madame de Maubryan n'est pas obligée de partager nos goûts. Tu recueilles un enfant perdu, c'est ton droit; tu me l'amènes, je le reçois, c'est mon affaire; mais qu'il entre dans une autre famille, sans pouvoir nommer la sienne, dame! je comprends qu'on y regarde à deux fois. Il y a des sentiments--des préjugés, si tu veux--que nous n'avons inventés ni l'une ni l'autre. Madame de Maubryan a été maladroite, mais elle y obéissait, avec quelque mérite, car elle sacrifie à un scrupule sérieux--élevé, somme toute,--des avantages que sa fille retrouvera malaisément. Crois-moi, Robert, né de simples pêcheurs, avait plus de chances d'épouser la petite que le futur héritier de la baronne de Randières, né de parents inconnus. A mesure que mademoiselle de Gauleins parlait, un abattement profond s'emparait de Léonie. Elle poussa un soupir et demeura longtemps silencieuse. --Ma tante, dit-elle enfin, cette situation est intolérable. Des humiliations, des chagrins pour Robert? Non, non, je n'en veux pas. Je lui donne la fortune de mon mari parce qu'elle est à moi, je ne puis lui donner son nom. Mais, ma tante, ma bonne tante, si quelque âme dévouée, une personne vénérée de tous... Voyons, ma tante, vous avez été jeune... --Il y a si longtemps! --Vous avez aimé. --Jamais de la vie. --Enfin, vous pourriez avoir aimé. Supposez-le un moment. Supposez que, par des circonstances extraordinaires, invraisemblables, n'étant pas libre d'épouser, n'étant pas libre non plus de commander à votre cœur... vous... --Dieu me pardonne! tu me demandes de reconnaître Robert? Léonie baissa la tête: --Il porterait noblement votre nom. --Qui est son père? interrogea mademoiselle de Gauleins. Encore faut-il, puisque tu prétends me faire endosser une de tes fautes... --Ma tante!... essaya de protester Léonie. --Oh! tu le sens bien, dès le début, j'ai vu clair. Qui aurait l'impertinence de croire que, à près de soixante ans, j'ai jeté mon bonnet par-dessus les moulins, et surtout la sottise d'admettre qu'il s'est trouvé quelqu'un pour le ramasser? On dira que je te couvre, et l'on aura raison. --Eh bien, oui, c'est une de mes fautes, la plus grande. J'ai soif de la réparer. Mademoiselle de Gauleins s'attendait à l'aveu. Elle en fut pourtant remuée, car cette femme, suppliante et coupable, elle l'avait dressée au bien, élevée pour la vertu. --J'aurais préféré, dit-elle, que tu ne m'en fisses pas la confidence. Je refuse d'être complice d'une mauvaise action. Le père est-il vivant? --Oui. --Est-il libre? --Non. --C'est un galant homme? Léonie hésita, ses joues pâlirent; elle répondit, la lèvre contractée: --Il passe pour tel. --Alors c'est à lui de couvrir Robert de sa protection. --Jamais! --Il refuserait? La baronne courut à sa tante, la saisit aux poignets et, secouant ce chétif être inerte dont elle oubliait les souffrances d'infirme: --Vous ne comprenez donc pas? Il me le prendrait! Il me le prendrait tout entier: son corps, sa tendresse, son respect! --J'avoue, en effet, que je ne comprends pas. Il n'est pas libre, disais-tu? La riposte interloqua madame de Randières. Ses tortures, qu'elle croyait finies, ne faisaient-elles que commencer? Ce fut à ce moment que Robert parut. Il portait encore au visage le rayonnement de ses dernières méditations. Il se sentait heureux. Le poids écrasant du passé, il l'avait sorti de son cœur, laissé dans la bruyère de la lande. Sans prendre garde au tohu-bohu du salon, à l'émotion de la tante et de la nièce, il enveloppa la baronne des caresses de ses yeux. --Bonsoir, mon enfant, dit mademoiselle de Gauleins d'un ton singulièrement remué, où l'on sentait l'affection instinctive se fondre en une tendresse d'aïeule. Venez ici, près de moi. Il obéit avec l'empressement qui, dès les premiers jours, lui conciliait les bonnes grâces de la vieille fille. Debout devant elle, il souriait. --Vous êtes superbe, Robert, savez-vous? Son regard alla chercher Léonie, comme pour restituer à qui de droit cet hommage inattendu. --Vous êtes-vous amusé aujourd'hui? --Oui et non. Nous avons failli sombrer au retour, sur les aiguilles de la Corne, où la barque de Jean-Marie Auvray a coulé à pic. Dès les premiers mots, madame de Randières avait tressauté. --Jean-Marie est mort? demanda-t-elle avidement. --Grâce à Dieu, nous l'avons repêché. Mais il revenait de loin, de si loin même que le plongeon l'a mis en humeur de causer. Comme il connaissait les Maubryan et ne me connaissait pas, il m'a demandé mon histoire. Je la lui ai dite, si tant est que c'en soit une. La baronne, immobile, s'effaçait dans un recoin de la pièce, loin de l'éclat des lampes. Mademoiselle de Gauleins fit signe à Robert de s'incliner et, le baisant au front: --Vous avez eu raison. Les innocents n'ont pas à se cacher. Seulement, je vous préviens, mon enfant, votre franchise vous coûtera cher peut-être. Madame de Maubryan nous quitte à peine. Ses fils l'ont avertie. Vous vous êtes fermé Saint-Gaël et, si vous aimiez Constance... --Je ne l'aimais pas, mademoiselle. Je suis donc doublement heureux d'avoir parlé. Je craignais, ce matin, d'être en passe de commettre une indélicatesse à mon insu. Désormais, j'aurai moins de réserve avec les hommes, mais j'en aurai davantage avec les jeunes filles. De la sorte, on ne me suspectera de vouloir tromper personne. --Bravo!... Et revenons à Jean-Marie. Comment! sa barque a coulé... --A pic. --Et la vôtre s'est trouvée juste à point... Contez-moi, cela me distraira. Tous ces Auvray m'agréent fort, Renotte entre autres, quoiqu'elle soit étrange avec moi. Robert s'exécuta, n'oubliant ni la neuvaine à sainte Anne, ni le rêve du pêcheur qui le poussait aux brisants, afin d'y rencontrer le petit comte Hughes. ... Trois heures plus tard, Léonie, mystérieusement sortie du château, y rentrait, le visage hâve, les vêtements imprégnés de senteurs marines, les bottines souillées du sable où elles s'étaient enfoncées. Au lieu de gagner sa chambre, elle frappa chez Legouet. --Je pars pour Paris au point du jour. M. Robert me suivra. Ne l'informez qu'au dernier moment. Et qu'il ne voie personne avant le départ; vous m'entendez, personne. VII Léonie fut stupéfaite de la docilité de Robert: il ne sourcillait pas. Dans le train qui les emportait, Karenthal, mademoiselle de Gauleins, Legouet laissé derrière semblaient à mille lieues de sa pensée. Pas un geste de surprise, pas une question. Il contemplait la fuite éperdue des paysages, s'occupait de la baronne çà et là, ou, très prosaïquement, dormait. Madame de Randières y trouvait son compte. Elle eût même souhaité qu'il dormît jusqu'au complet achèvement de ses desseins. Mais ceux-ci l'obligeaient à une halte de quelques jours dans Paris. Le surlendemain de leur arrivée, elle eut la preuve que Robert avait moins dormi en route qu'elle ne supposait. Il entra chez elle de son air toujours gracieux, s'assit pour causer, comme si le sujet de la conversation allait être la chose la plus naturelle du monde, et lui dit à brûle-pourpoint: --Vous m'avez fait donner l'ordre de vous accompagner à Paris, je me suis empressé de vous obéir. Maintenant que nous y sommes, voulez-vous me permettre de vous demander les motifs d'un départ si précipité de Karenthal? La baronne arrangea quelques plis de sa robe et répondit sur le ton d'une indifférence fort bien jouée: --Je vous expliquerai plus tard. --Pourquoi pas tout de suite? --Vous me prenez à un mauvais moment. J'ai la tête ailleurs. --Il est cependant indispensable que vous m'écoutiez. --Je vous écoute, mon ami; mais ne me forcez pas de parler. --Soit!... Eh bien, j'avais un grand intérêt, un intérêt... poignant à rester en Bretagne. Comme Léonie détournait les yeux, il ajouta:--Voulez-vous que je vous dise lequel? Je crois savoir de qui je suis né. Je suis le fils de M. de Kercoëth, n'est-ce pas? Son nom, surtout sur mes lèvres, vous est odieux; mais n'est-ce pas que je suis bien son fils? Il parlait doucement, presque avec crainte. Cependant ses paroles la glaçaient de terreur. Elle avait tout prévu, hors une attaque directe, la mise en demeure où le silence serait un aveu, où l'aveu serait encore pis que le silence. Lui, croyant lire au fond de cette âme, s'inclina, plein de respect. --Oh! je jure Dieu, dit-il, si vous m'aviez laissé là-bas quelques heures de plus, je ne vous aurais pas interrogée. Je serais arrivé seul à la vérité; du moins j'y serais arrivé sans vous, car rien de moi ne veut, ni ne doit vous atteindre. Restez où vous êtes, où je trouve juste que vous soyez: à la première place. Seulement, comprenez ceci: je n'ai pas le droit de chercher ma mère; car elle rougirait peut-être, si elle m'entendait lui dire: «Eh bien, oui, je sais... et je t'aime!» Mais mon père... ah! mon père, c'est autre chose. Or, je suivais des traces qui me paraissaient sûres, et vous m'emmenez soudain... Dites, dites, n'est-ce pas que je suis le fils de M. de Kercoëth? Léonie se raidissait, prise entre l'émotion et la colère. Que répondre? Elle était prête aux sacrifices les plus rudes, pour expier d'abord, et pour garder Robert; mais ce sacrifice: confesser un crime! non, non, cela était au-dessus des forces. Et puis, quoi? que réparerait-elle? il était irrévocablement mort au monde, l'enfant sur qui s'était assouvie sa rage d'abandonnée. Revînt-il au grand jour, quel en serait le résultat pratique? L'on ne tire rien des vieilles tombes et les larmes qu'elles ont coûté creusent d'ineffaçables sillons. --Où avez-vous l'esprit? dit-elle. --Répondez-moi, je vous en conjure. --Ce n'est pas ma faute si vous divaguez. --Ainsi, je me trompe? --Oui. Elle mentait. Il suffisait de l'observer pour en être convaincu. --Alors, expliquez-moi ce que nous faisons ici. --Notre situation réciproque est étrange, répliqua-t-elle avec hauteur. Quels que soient vos titres à ma tendresse, avez-vous le contrôle de ma conduite? Nous sommes ici parce que j'ai besoin d'y être; dans quelques jours, nous serons ailleurs, parce que j'ai besoin d'y aller. Et je ne supposais guère que mes moindres actions me vaudraient un interrogatoire. --Aussi ne vous ai-je point interrogée en quittant Karenthal. --Par contre, depuis un quart d'heure, vous vous dédommagez amplement. --Vous êtes le seul être auquel je puisse parler à cœur ouvert, je suis venu à vous. C'est le contraire de toutes mes habitudes, rendez-moi cette justice, et convenez que j'y dois être poussé par des circonstances exceptionnelles. Jusqu'ici, de nous deux, vous seule aviez fait allusion à mon père. Quand vous l'avez évoqué, je me suis imposé silence. Pour que j'ose, à mon tour, devant vous, aborder ce sujet, il faut bien qu'une nécessité impérieuse m'y force. Cela ne signifie point que je m'arroge une tutelle. --Là!... vous vous emportez. --C'est que vous me traitez en petit garçon. Si vous saviez pourtant ce qui se passe dans mon cerveau! Il se frappa la poitrine d'un geste violent.--Et ce qui se passe là! Elle eut un élan de compassion: --Je vous défends de souffrir. --Alors, empêchez-moi de voir, ou, quand je vois, de comprendre. Expliquez autrement que par de cruelles paroles l'énigme insupportable où, grâce à vous, je me débats. Vous vous plaignez de mes questions, à qui donc les adresserais-je? Qui m'a contraint d'habiter ici? Qui s'est emparé de ma vie et l'a faite sienne? J'étais résolu de marcher seul; qui m'a tendu la main avec des prières, avec des larmes? Dieu m'en est témoin--et je vous le dis, parce qu'il faut bien, enfin, que je vous le dise--si vous ne m'aviez montré la soumission presque comme un devoir, je me serais révolté. Car rien ne m'attirait, oh! je vous le jure, rien. Je suis venu en dépit de moi-même, honteux de vos bienfaits si vous ne me les deviez pas, honteux encore si vous me les deviez, tant il me semblait en être indigne, puisque j'étais indigne d'en savoir clairement les motifs. L'afflux des lourdes pensées battait sous ses tempes. Toute la rancœur des derniers mois s'échappait de ses lèvres; les longues méditations solitaires, dans un brusque déchaînement de l'âme, éclataient. --Je me suis tu cependant, reprit-il. Mais les faits s'accumulaient, s'entassaient sous mes yeux. Est-ce ma faute si j'ai de la mémoire? Et je me souviens... Je me souviens que, appelée en Bretagne, vous avez d'abord refusé de m'emmener avec vous. Je me souviens de l'insistance nécessaire pour obtenir de vous suivre. A Karenthal, toutes mes sorties étaient épiées, Legouet était devenu mon ombre. Le hasard d'une promenade m'a conduit devant Kercoëth, vous l'avez su, je vous ai vue frémir de l'apprendre et pâlir. Je vous ai vue en face de la Renotte... Ah! les gens de Kercoëth haïssent bien les gens de Karenthal. Cette haine s'est reportée sur moi. Pas tout entière pourtant; si la Renotte est aveugle, son fils et sa petite-fille ne le sont pas. Or, ceux-là... Tenez, quand je suis entré dans votre salon tout à l'heure, je vous assure, je n'avais pas l'intention de vous dire ces choses. Mais elles m'étouffent. Ah! je ne suis pas le fils de M. de Kercoëth? Alors pourquoi refusiez-vous de m'emmener en Bretagne, pourquoi m'y surveillait-on, pourquoi surtout, dès que vous avez été mise au courant de ma rencontre avec Jean-Marie Auvray, avons-nous disparu en une nuit comme des malfaiteurs? Il était devant elle, les bras croisés, les traits anxieux, attendant une réponse. La réponse ne vint pas. Léonie avait pris le système que les femmes trouvent le plus commode en certaines occurrences: elle se tamponnait les yeux de son fin mouchoir de dentelle. Plus Robert se montrait logicien, plus elle s'applaudissait de s'être enfin résolue à un parti qui déblaierait la situation, celui de quitter la France. Elle ne se dissimulait guère que, sitôt prévenu, il lui alignerait encore une belle rangée de points d'interrogation; elle se résignait pourtant à les subir, se fiant au hasard du soin de l'en dépêtrer à son avantage. --En premier lieu, dit-elle, nous n'avons pas disparu comme des malfaiteurs. En second lieu--je suis bien fâchée que vous m'obligiez à des détails de... ménage--ma présence à Paris était indispensable: j'avais à faire un gros déplacement de fonds. L'imperceptible tressaillement qui, à cette dernière parole, courut sur le visage de Robert, fut néanmoins saisi au passage. Elle en prit texte à diversion. --Par parenthèse, dit-elle, si vous aviez besoin d'argent... Sa surprise fut extrême quand elle s'entendit répondre: --Vous êtes très riche? --Oui, très riche. --Assez pour me donner, séance tenante, cinq cent mille francs? --Séance tenante... c'est un peu brusque, et puis c'est un peu... beaucoup. --Écoutez, dit-il, je n'ai jamais mendié. Pourtant, il me les faut. Il me les faut absolument. Donc, je les mendie. A vous, puisque M. de Kercoëth... --Encore ce nom! --Vous aurais-je parlé de lui sans raison grave? Cinq cent mille francs! Qu'était-ce que cette aventure? Robert avait besoin d'une pareille somme? Depuis quand, bon Dieu? Pourquoi faire? Ils ne se quittaient pas, elle savait par le menu son existence, le jeu lui était en horreur, ce n'était assurément pas le séjour de Karenthal qui pouvait lui valoir des dettes. Une maîtresse?... bah! d'ailleurs, dans de tels prix!... --A quoi destinez-vous cet argent? demanda-t-elle. --A sauver la Riveraine. La gestion de la fortune laissée par M. Laffont avait été très imprudente. Madame Laffont s'était prise aux prospectus alléchants d'une banque réputée sérieuse, les Minerais de la Loire, organisée sous un haut patronage politique, et capable d'amener le Pactole dans toutes les bourses. Il ne s'agissait de rien moins que de quintupler le capital qui aurait le bon esprit de se prêter à la fécondation. Elle y porta son mince avoir et eut le tort d'y joindre celui de ses enfants. Et, comme elle déclarait ne rien entendre à la finance, ce qui aurait dû suffire à calmer ses ardeurs de néophyte, elle eut le tort plus grand de donner ses pleins pouvoirs à l'homme d'affaires dont l'entremise l'avait conduite au coupe-gorge des Minerais de la Loire. En un tour de main, elle fut dévalisée, le «haut personnage» ayant mis les mers entre ses nombreux créanciers et lui, et le courtier marron ayant couvert la Riveraine d'hypothèques, avant de prendre son vol de l'autre côté de la frontière. La fortune liquide des Laffont se trouvait donc entièrement dissipée, et la propriété en gage. La sollicitude des enfants cachait encore à leur mère le plus possible du désastre; mais c'était pis que la ruine, c'était la misère. --Ah! dit philosophiquement Léonie. Robert trouva ce «ah!» dépourvu d'élan. --Comprenez, insista-t-il, la misère! --Aussi, quelle démence de la part de cette femme!... --Elle a cru faire pour le mieux. Nous n'avons pas à la juger. --C'est elle qui vous écrit? --Je vous ai dit, elle ne sait presque rien encore. C'est Gaston. --Et comme cela, tout simplement, en camarade, à la bonne franquette, il vous demande cinq cent mille francs? Un geste de colère coupa la raillerie. --Il ne me demande rien du tout. Il connaît ma situation. Il a même eu la délicatesse de me taire longtemps leurs soucis, de crainte de m'affliger. Il ne m'écrivait plus, son silence m'inquiétait, je lui ai envoyé dépêche sur dépêche et, de guerre lasse, il a fini par m'avouer la vérité. Je suis venu à vous. --Et, au lieu de dire franchement ce dont il s'agissait... --J'ai tâché d'abord de me fixer sur le compte de M. de Kercoëth. --Que lui voulez-vous, je vous prie, quand je suis là? --Lui dire: «Je ne peux rien solliciter de madame de Randières, j'ignore si elle est ma mère; mais vous êtes mon père, sauvez mes bienfaiteurs.» --Eh bien! on les sauvera, soyez tranquille. Un silence s'établit entre ces deux êtres. Léonie avait au coin des lèvres une expression sarcastique; il s'en allait d'une aumône, elle la trouvait forte, s'y résignait pourtant, mais montrait un enthousiasme médiocre. --Sans reproche, observa-t-elle, un autre que vous me remercierait. --En ce cas, je refuse, par respect pour les Laffont et pour moi. Ils repousseraient une charité avec indignation, je ne suis d'humeur ni à les diminuer ni à me flétrir. --Je ne vous comprends plus. --C'est que nous parlons tous deux une langue différente. Autant je donnerais ma vie pour ceux de la Riveraine, autant je dois garder leur dignité et mon honneur. --Votre honneur? En quoi est-il mêlé à ces questions? Écoutez, Robert: je vous assure, je ne tiens guère à l'argent, c'est le moindre de mes soucis; mais cinq cent mille francs sont une somme. Vous vous blessez de mes airs; que voulez-vous? je joue mal la comédie. D'ailleurs, je puis vous l'avouer: je serais disposée--ma fortune vous appartient--à n'importe quel sacrifice où je vous verrais directement intéressé; mais, pour des étrangers... --Des étrangers, ceux dont j'ai mangé le pain, sous le toit desquels j'ai dormi pendant des années, sans qui je serais mort à la peine, sous les coups, comme un maudit? Eh! voilà bien ce qui fait que je ne me pardonne pas de vous avoir tendu la main pour eux: j'ai cru que vous aviez une dette à leur payer, je me trompais; je vous estimais leur obligée, vous ne l'êtes pas. Non, il n'y a rien de commun entre vous et les bienfaiteurs du misérable enfant abandonné aux Mérilles. Vous aviez raison de trouver ma démarche indiscrète; moi, je suis stupide de l'avoir tentée. Dans une hypothèse absurde, égaré du reste par vos paroles, vos attitudes, vos actes, j'ai accepté de vivre au milieu de votre luxe et de subir votre semblant de maternité. Les gens comme moi ne peuvent savoir, n'est-ce pas? Je ne l'accepte plus. Par cela seul que les Laffont vous sont étrangers, je vous suis étranger comme eux. Alors que fais-je chez vous? A quel titre m'y avez-vous pris? Quel droit aviez-vous sur mon existence? Aucun. Vous m'avez retrouvé sur votre route, vous avez eu pitié, jamais je ne l'oublierai; mais je rougirais de recevoir plus longtemps des bienfaits que vous ne me deviez pas. Je m'en vais, adieu. Elle se précipita sur lui. Certes, elle ne prévoyait point que cette scène, où le spectre du père s'évoquait comme une menace, servirait à établir l'identité de la mère et qu'il jugerait, par son cœur à lui, de son cœur à elle. Les choses étaient venues d'une manière si heurtée, si soudaine! C'est vrai, comment n'y songeait-elle pas? Il devait tout aux Laffont; en sa nature impressionnable d'artiste, il n'admettait pas que les sentiments des autres restassent au-dessous de sa propre reconnaissance. Ah! ce métier difficile de la mère!... Pourtant, c'étaient bien des entrailles de mère qu'elle avait pour lui. La seule idée de sa disparition la glaçait d'épouvante, elle ne pouvait plus se passer de cet enfant. Violemment elle l'étreignit contre sa poitrine, le gardant plus fort, lui qui voulait s'en aller, le suppliant de ne pas la briser. --Car vous me briseriez, Robert. Je ne peux vous dire... Il y a des choses... Je vous jure que, chez moi, vous êtes chez vous... c'est plus qu'un devoir d'y rester, c'est une charité. Vous en parliez tout à l'heure, je vous la demande à mon tour. Ces mots, il les connaissait, il les avait entendus déjà, par eux il était venu s'installer sous ce toit, sans que le bonheur en fût résulté. --J'ai besoin de voir clair, dit-il. --Dans quelques jours... oui, accordez-moi une semaine, je vous dirai tout. --Je saurai de qui je suis né? --Vous le saurez. Elle reprit d'un ton plus bas: Quant à cette somme d'argent... --N'en parlons plus... puisque je dois être fixé dans quelques jours. Madame de Randières poussa un soupir de délivrance, dès que le jeune homme eut disparu derrière les tentures. Sa cause était gagnée. Une semaine?... Avant deux fois quarante-huit heures ils seraient loin, loin... Alors elle lui dirait toute la vérité... mitigée par des correctifs, et il ne penserait plus à M. de Kercoëth que pour le maudire. Ah! qu'il l'effrayait avec ses emportements! Et cette Guilmette, cette Renotte, ce Jean-Marie Auvray, toute la race odieuse de là-bas!... Cependant, Robert était rentré chez lui, dans le petit pavillon enguirlandé de roses où Firmin, le valet de chambre choisi par Legouet, remplaçait très mal, à son goût, le brave intendant si facile aux causeries. Vingt-quatre heures plus tard, les enfants de M. Laffont marchaient, enlacés, dans une des avenues de la Riveraine, tenant une lettre sous leurs yeux. --Ce pauvre Robert a perdu la tête, dit Gaston. --Est-ce qu'on sait! répliqua Blanche. Lentement, à voix haute, elle relut les lignes déjà lues dix fois, comme pour leur donner de la consistance à force de s'y appesantir: «Continuez de tout cacher à _notre_ mère. Faites prendre patience aux créanciers. Avant huit jours, vous aurez de mes nouvelles.» --As-tu remarqué, il souligne _notre_ mère? --Parbleu! je ne doute pas de son cœur. Seulement, comme il y va! huit jours. Pas plus de temps pour un miracle?... Ce serait trop beau. --Puisqu'il l'écrit! --D'abord il ne l'écrit pas. Nous aurons de ses nouvelles, mais les nouvelles peuvent être désastreuses. Et puis avec un cerveau comme le sien, plein de chimères! --Tu es décourageant. --De peur de reprendre trop vite courage. Car, malgré moi, ces vilaines pattes de mouche... il a une écriture affreuse. --Mais non. --Je trouve... Bref, elles me détendent l'esprit. Il nous a toujours porté bonheur. Jamais nous n'avons vécu plus tranquilles que pendant ses années de la Riveraine. Et, depuis son départ... il est vrai que notre père était parti, de son côté! Enfin, la lecture de cette lettre m'a produit l'effet d'une résurrection; je ne vivais plus, à présent je respire. Blanche prit la tête de son frère entre ses deux mains et y plaqua plusieurs gros baisers. --Dans le tas, combien pour moi? demanda-t-il d'un air ironique. --Méchant!... Va toujours le remercier. Une impatience tenant de la fureur était devenue l'élément de Robert. Il ne se possédait plus, ne savait que faire de lui-même, par où tuer ses journées, comment rayer de sa vie les heures qui précéderaient celle des suprêmes révélations. L'idée surtout des angoisses de la Riveraine brochant sur les siennes lui donnait la fièvre. --Tu es une machine sans soupape, disait Willmann. Un beau matin, tu éclateras. Car il transformait le vieux professeur en compagnon de son désarroi. Ensemble, ils arpentaient Paris dans tous les sens, s'attardant aux quartiers déserts ou se lançant en pleine foule du boulevard et des Champs-Élysées. --Pour des artistes, grommelait Willmann, nous sommes pas mal bourgeois. Ce qui nous distingue du reste des bipèdes, ce sont nos mains, et nous ne jouons que des pieds. Si encore tu m'expliquais... On ne traîne pas les gens à sa remorque sans dire où ils vont. --Puisque je n'en sais rien moi-même. --Parfait!... Et le prix de Rome? --Je m'occupe bien du prix de Rome. --Toi, tu es tout mon portrait, concluait avec orgueil Willmann qui, sa vie durant, professa le plus souverain mépris à l'égard de la villa Médicis, ce «cul-de-sac de la gloire». Parfois, la fatigue coupait les jambes du violoncelliste. Il implorait son ténébreux bourreau. --Même le train-éclair s'arrête... accorde-moi cinq minutes. Ils s'asseyaient alors à la porte de quelque café ou dans les fauteuils en face du palais de l'Industrie, au défilé des équipages, Willmann sabrant tout. --Cette petite vicomtesse de Lerdre... hein? est-elle assez jolie! une vertu comme je les aime... Tu ne m'écoutes pas, Robert. La connais-tu? --Qui? --La vertu de la petite vicomtesse de Lerdre. Ah! la chanoinesse de Guderille. Gare! Si elle me voit, elle va se signer. Sainte femme! je lui représente le diable, et, en sa qualité d'hermine... Je lui ai dit un jour: «Vous, vous ne mourrez jamais.» Comme elle feignait de ne pas comprendre, j'ai ajouté: «Vous ne trouverez personne pour vous faire une tache.» C'est ce dont elle enrage. L'hiver dernier, elle a passé en revue toute l'artillerie de la plus harmonieuse des villes du Nord: Douai. Elle y possède un pied-à-terre. L'artillerie de Douai a refusé de lui rendre la pareille, malgré certains soupers fins aux Palmiers, chez Boussard, le Bignon des bords de la Scarpe. Des soupers à l'emporte-pièce. Mais les pièces sont demeurées imprenables. Willmann, selon sa méthode, haussa les sourcils qui lui tenaient lieu d'épaules et, tout à coup, se découvrit: --Tiens! je croyais la duchesse de Serples à Évian. Salue, elle vient de sourire à mon coup de chapeau; ce sourire t'est destiné, je suppose. A l'âge de la vieille duchesse, les hommes du mien... Au reste, mon petit, irréprochable sur toute la ligne, celle-là. De l'or en barre. --Êtes-vous reposé? --Quand tu voudras. Bon, voici madame de Lunney; gentille, gentille, par malheur on ne lui connaît pas d'amants. Symptôme grave. Napoléon disait... --Allons, venez. Et Robert, suivi de son singulier mentor, plongeait de nouveau dans la cohue, pour oublier, pour se fuir, pour échapper à la pensée. Ses endroits de prédilection, au grand désespoir de Willmann, c'étaient les rues plus calmes de la banlieue, les tranquillités d'Auteuil et de Passy. On eût dit que la paix du dehors détendait un moment ses nerfs, que ses curiosités, indifférentes auprès du grand public, s'éveillaient au contact des humbles, qu'il se retrouvait en sa sphère parmi de vrais arbres et de vrais hommes. Jamais il ne se dirigeait du côté de Maisons-Alfort, mais la vue de la Seine le captivait. Il s'accoudait aux rampes des quais, dans une sorte de léthargie. --Tu n'espères pas que je te suivrai jusqu'en ce marécage? demandait Willmann, mis mal à l'aise par ces contemplations opiniâtres, le cerveau çà et là traversé d'un vague soupçon de suicide. Un dimanche, ils passaient devant une chapelle de très humble apparence, presque une église de village. L'orgue chantait, les sons leur en arrivèrent en bouffées mélodieuses. Ils se placèrent contre un pilier, derrière la foule. L'office allait finir. Willmann poussa Robert du coude. --A gauche, devant moi. C'était deux rangs plus haut un homme à cheveux blancs, d'une mise fort correcte, agenouillé, le visage enfoui dans les mains; aux tressaillements saccadés et convulsifs de tout le corps, on devinait des sanglots. --Cela fait pitié, grommela le vieillard. Robert contemplait. La peine inconnue trouvait un écho chez lui. Il la sentait profonde, il l'aurait voulu soulager. L'homme gardait sa prostration de douleur. L'office terminé, il ne se releva point. Le flot des assistants s'écoula, l'orgue ne chantait plus et sur l'autel on éteignait les grands cierges. Alors une stupeur envahit Robert: l'homme s'était incliné devant le tabernacle et, s'en allant, l'avait frôlé. Le visage était fier, énergique, d'une pâleur d'ivoire. --Viens-tu? dit Willmann. Dehors, l'autre marchait vite, déjà loin. Sa rapide allure contrastait avec la blancheur de ses cheveux. Robert planta là son vieux compagnon et se mit à courir. Celui qu'il brûlait de rejoindre venait de pousser une massive porte cochère; elle retomba lourdement sur ses talons. --Attrape! gronda le violoncelliste. Il comptait que Robert allait rétrograder et il lui préparait un petit cours de civilité puérile et honnête: le mauvais goût des ingérences intempestives, le respect des larmes du prochain, surtout quand le prochain vous est parfaitement étranger; mais il resta bouche béante: Robert sonnait, poussait la porte, s'y engouffrait à son tour. Ah! par exemple!... Il se promena de long en large, car il ne donnait pas trois minutes à l'intrus pour être éconduit. De fait, le jeune homme fut arrêté au passage. --Vous désirez? --Parler à la personne qui vient d'entrer ici. --Monsieur ne reçoit pas. --Il me recevra, moi. --Qui doit-on annoncer? --M. Robert. On l'introduisit dans un cabinet de travail, au rez-de-chaussée. Les persiennes mi-closes laissaient par leurs interstices tomber dans la pénombre l'or joyeux du soleil. Un pas viril sonna sur le marbre de l'antichambre. Il se retourna et reconnut, debout dans la lumière projetée du dehors, en face de lui, le marquis de Kercoëth. --Vous avez souhaité de me voir, monsieur? Il avait peine à ne pas se précipiter. Vaincu par l'émotion, un peu tremblant: --Oui, je vous ai aperçu tout à l'heure, dans l'église, et vous paraissiez si malheureux... Le hasard nous a déjà mis en présence, un jour où madame de Kercoëth... au bord de la Seine... --Vous, c'est vous! Kercoëth lui avait saisi les mains et les étreignait: Oh! la bonne inspiration! Que de fois j'ai voulu vous dire combien me touchait votre sollicitude! Car, je l'ai su, chaque matin vous veniez à Maisons-Alfort prendre des nouvelles de ma chère malade. Juste à l'heure de vos visites, un accès terrible s'emparait d'elle. En ces moments, je ne laisse à personne le soin de la veiller; il m'était impossible d'aller à vous. Je ne savais ni votre adresse, ni même votre nom. J'avais donné ordre qu'on vous les demandât, mais ma pauvre maison est si mal organisée, avec nos alertes continuelles... --Madame de Kercoëth est toujours dans le même état? --Hélas! depuis son accident, des hallucinations épouvantables l'ont prise. Chaque matin, elle affirmait entendre son fils. Un jour, elle s'est à moitié jetée par la fenêtre, sous prétexte de répondre à ses appels. Devant la persistance du mal, les médecins ont conseillé de la changer de milieu. Peut-être cet horizon de la Seine, l'inconscient souvenir de la rude secousse enfantaient-ils les visions. Une fois déjà, le déplacement nous avait réussi. Je l'ai transportée en ce quartier désert, mais elle n'y a pas retrouvé le calme qui suivit son départ de Bretagne. La science se déclare impuissante. Voici trois mois que l'agitation a fait place à une insensibilité plus dangereuse; si rien ne survient qui l'en arrache, ses jours sont comptés. Elle refuse toute nourriture; elle se meurt d'inanition. Nous en sommes là. Et c'est atroce. Et je ne puis plus que crier vers Dieu. --Monsieur, demanda brusquement Robert, madame de Kercoëth est-elle musicienne? --Elle adorait la musique jadis. J'ai essayé: un artiste de grand talent a usé près d'elle son répertoire; elle ne semblait même pas l'entendre. --Un indifférent! Monsieur, permettez-moi de tenter l'épreuve, je suis sûr que je la réveillerai. --Suivez-moi, dit le marquis. Ils traversèrent l'antichambre et pénétrèrent dans une pièce très haute de plafond, aux murs capitonnés, aux tapis épais, où les angles et le bois des meubles disparaissaient sous les étoffes moelleuses destinées à amortir les coups. La folle, étendue comme un blanc spectre sur une chaise-longue, n'était plus que l'ombre de la belle et gracieuse créature qui chantait naguère et ramassait, là-bas, des fleurs dans les prés. Aux joues creuses, les couleurs s'étaient fondues. Les yeux, toujours magnifiques, s'enfonçaient dans l'orbite estompé d'un cercle bleu, et se fixaient droit devant eux en quelque contemplation terrifiante. Les lèvres, serrées à peine, laissaient passer un souffle. Les mains amaigries, où l'azur des veines saillait sous la peau, pendaient de chaque côté du corps, dans un affaissement des muscles pareil à un évanouissement. Le marquis donna l'ordre d'apporter un piano et s'approcha de sa femme: --Yvonne! appela-t-il. Le silence était lugubre entre ces trois êtres, pâles comme la mort. --Yvonne, reprit Kercoëth en désignant Robert, Yvonne, reconnaissez-vous monsieur? Elle demeura immobile, ainsi qu'un marbre, sans baisser les paupières ni remuer les prunelles. --Et moi, Yvonne, insista-t-il, me reconnaissez-vous? je suis Alain. Yvonne, pourquoi ne me répondez-vous plus? Mais toutes les caresses étaient impuissantes. Le courage de Robert s'ébranla, des larmes lui montaient aux yeux. Cependant il fallait tenter l'expérience; il vint au piano. Ah! si Dieu daignait l'inspirer! Il préluda lentement, avec des sons voilés, observant le blanc spectre insensible couché à quelques pas de lui. Et, peu à peu, la sonorité croissait, le rythme devenait plus pressant; il joua les airs bretons notés pour Constance durant son séjour à Karenthal, les complaintes éplorées, les tendres chansons d'amour... La folle ramena les mains sur sa poitrine et ferma les yeux. --Elle entend, songea Robert. Il joua un cantique à la Vierge que, dans la baie de Kercoëth, les pécheurs fredonnaient devant lui, il pensa à Jean-Marie Auvray qui peut-être le disait aussi dans les tempêtes, et, dominé par l'émotion, par l'étrangeté du lieu, par la vision de la folle, il laissa son inspiration déployer les ailes, ses doigts courir; le clavier pleura et gronda tour à tour, comme une voix humaine racontant des détresses d'âme. La marquise se souleva, prêta l'oreille, étendit les mains et vint près du piano. Elle était là, derrière, l'effleurant de son souffle... Il s'arrêta, dompté par l'angoisse. Elle se pencha sur sa tête, qu'un rayon de soleil éclairait; ses doigts menus caressaient l'or des cheveux. Sa voix pure monta, répéta la dernière phrase musicale. Robert lança au marquis un regard triomphant. Maintenant il suivait le chant de la folle, le soutenant par de sourds accords brisés, et, quand elle eut fini, il recommença tout le morceau, tandis que, joyeuse, elle donnait sa pleine voix, comme une fauvette en liberté. M. de Kercoëth observait cette scène avec stupeur: un nuage rosé courait sous la pâleur d'Yvonne, elle souriait à quelque invisible chœur céleste; quant à Robert, à peine l'avait-il regardé le jour de l'accident. Tout à l'heure, dans son cabinet, l'ombre lui voilait le visage. Mais, à mesure qu'il l'examinait, des frissons le secouaient jusqu'aux moelles. La longue cohabitation avec une folle ne l'atteignait-elle pas dans sa raison? Car son trouble était absurde. Parce que ce jeune homme était blond et remarquablement beau, ce n'était pas un motif pour y retrouver le type distinctif de ceux de sa race. L'eût-il du reste, que prouverait ce hasard? Toutes les ressemblances de la terre n'empêchaient pas le pauvre petit Hughes de dormir sous son tombeau mouvant. Mais cette ressemblance était pourtant bien réelle. Il en éprouvait du bonheur, sans savoir pourquoi; mirage, illusion, rêve d'insensé, qu'importe? Ah! le doux étranger qui s'implantait en vainqueur dans sa solitude, par les services inoubliables, par la sympathie réciproque les poussant les uns vers les autres! Au péril de ses jours il arrachait la marquise à la mort; il la sauvait de nouveau en la rattachant, par l'harmonie, à une existence misérable sans doute, vide de pensées et de joies, mais qu'Alain eût voulu prolonger de toutes les minutes de la sienne propre. Quoi d'étrange si, de lui à Robert, un lien se formait, presque aussi fort que ceux du sang? Quand Robert, tout à l'heure, lui envoyait son regard de triomphe, ils avaient échangé un monde de sentiments, s'étaient compris sans se parler, fondus en un dévouement unique, heureux tous deux, guettant l'éveil de l'âme et la fuite des torpeurs mortelles. Yvonne s'était animée enfin, perdait la raideur de ses mouvements automatiques; l'intelligence sommeillait toujours, mais une étincelle de l'ancienne lumière intérieure jaillissait, comme ces points d'or aperçus la nuit qui révèlent au voyageur égaré les prochaines demeures des hommes. Robert resta longtemps au piano. Tantôt la folle écoutait, tantôt elle chantait. De peur de rompre le charme, il n'osait lui adresser la parole. Quand il la vit épuisée, il se risqua: --Madame, vous devriez prendre quelque nourriture. Nous recommencerons après. --Ensemble alors? dit-elle gracieusement. --Si vous le voulez. En un instant, le maître d'hôtel, averti, eut apporté ce qu'il fallait. Yvonne se mit à manger de bon appétit. Robert consultait le marquis du regard et la servait; elle recevait ses soins avec une évidente satisfaction, ne paraissant pas prendre garde que d'autres personnes fussent près d'eux. Elle s'inclina vers le jeune homme: --J'avais faim, j'avais soif. Elle eut un rire d'enfant, fredonna quelques _notes_, puis, s'adressant au marquis: --Monsieur de Kercoëth, demanda-t-elle sur un ton de cérémonie, comment ne vous asseyez-vous pas à ma table? --J'attendais votre permission, Yvonne. Elle lui tendit le front: --Embrassez-moi, monsieur. Il y a si longtemps que je ne vous ai vu! Il obéit, radieux d'être reconnu. L'un près de l'autre, Robert trouvait qu'ils faisaient un couple exquis. Tout à coup, elle repoussa les plats et, d'une voix caressante: --Alain, dit-elle, rejouez-moi l'_andante_, je vous prie. M. de Kercoëth n'était pas musicien. Il fit signe à Robert, qui courut au piano. Elle approuvait de la tête, l'air satisfait, se reprenant aux friandises du dessert, suivant le rythme de la mélodie. Puis elle s'étendit sur sa chaise longue et, dès que Robert approchait de la fin: «Encore, suppliait-elle, jouez toujours, Alain, toujours...» On aurait dit un enfant que l'on berçait. Son corps souple ondulait en mesure, tout l'être vibrait avec les harmonies plaintives et s'alanguissait peu à peu sous les notes alanguies, bientôt mourantes, comme les derniers échos d'une harpe éolienne. Elle s'était endormie. Les deux hommes sortirent de la chambre, sur la pointe des pieds, en retenant leur souffle. Dehors, Alain se jeta dans les bras de Robert. --Ah! mon ami, mon enfant... D'où venez-vous? Oui, c'est Dieu qui vous envoie, car il y a là un miracle. --Me permettez-vous de revenir? --Vous permettre!... Je vous en conjure. --Merci, monsieur... Depuis que j'ai eu le bonheur de voir madame de Kercoëth, mon rêve était de la servir comme le dernier de ses serviteurs. Le marquis le dévorait des yeux, toujours obsédé par cette ressemblance, par le souvenir plus lancinant que jamais du fils mort qui promettait d'être si beau. Il aurait le même âge. Robert comprit que la pensée du petit Hughes passait entre eux. M. de Kercoëth dit: --Vous avez forcé mon cœur, il est pour vous celui d'un père. --D'un père! balbutia Robert en se détournant pour cacher son trouble. Avec un geste fou, il saisit les mains du marquis, y colla ses lèvres et s'enfuit, tant il avait peur de crier: --Mais regardez-moi donc: je suis bien votre image et bien votre fils! VIII En rentrant au pavillon, Robert trouva un mot de la duchesse de Serples: elle traversait Paris, venant d'Évian et sur le point d'aller en Sologne pour la saison des chasses; la baronne dînait chez elle avec des amis communs; elle le priait d'accompagner madame de Randières. Jusqu'ici Robert s'était refusé à suivre Léonie dans le monde. La volte-face des Maubryan devant l'irrégularité de sa position n'était pas pour lui donner grande envie de se départir d'une réserve prudente. Mais un attrait le gagnait à la vieille duchesse, la peine qu'elle prenait de lui écrire leva tous ses scrupules. Ils le ressaisirent en bloc dès qu'il eut, avec Léonie, franchi le seuil des salons. A de certains sourires, un frisson lui courut sur l'épiderme. Une douzaine de personnes étaient disséminées autour de la duchesse. Celle-ci le présenta d'un air de bienveillant intérêt, les visages se composèrent par enchantement. Elle l'entretint quelques minutes, puis le confia aux soins de son petit-fils, Urbain de Martigue, gentil garçon de l'âge de Robert, qui s'occupa cordialement de l'artiste. Mais, derrière les éventails, des mots se chuchotaient, mal entendus par Robert, qui l'inquiétaient pourtant, car il les devinait à l'adresse de madame de Randières. Aussi l'amabilité d'Urbain s'épuisait-elle en pure perte, quand un grand tapage de jupes marqua l'apparition de la vicomtesse de Lerdre, la vertu court-vêtue dont avait glosé l'irrespectueux Willmann. C'était un astre de fraîche date, escorté de satellites d'honneur, comme tout astre de conséquence. Urbain, un des plus fidèles, alla tournoyer dans son orbite, et Robert fut happé par un mélomane enthousiaste du talent qui... du talent que... Les mélomanes sont une espèce dangereuse, ils ne lâchent plus. Robert dut subir toutes les formules de l'admiration, doublées d'un étalage de science passablement fastidieux. Son interlocuteur se trouvait flatté d'obtenir une attention scrupuleuse. Il pouvait en rabattre, les oreilles ouvertes devant lui étaient uniquement prises à la causerie de deux femmes placées tout près, l'une, la sèche et maigre chanoinesse de Guderille, avec ses yeux perçants et ses lèvres amères, l'autre, madame de Lunney, avec sa beauté discutable et son indiscutable bonté; la chanoinesse, dragon des mœurs, confiait à sa voisine ses indignations. --Des horreurs, ma chère, des horreurs! Elle-même serait incapable d'étiqueter ses amants. Un imbroglio, toute une escadre. --Par allusion au dernier, le contre-amiral? dit en souriant madame de Lunney. --Au dernier? _Chi lo sa!_ c'est comme si vous vous figuriez que Kercoëth a été le premier. Quand je pense que la duchesse la reçoit! Elle n'ignore rien pourtant. --Madame de Randières ne s'est jamais affichée. --Vraiment? Et la jalousie de la marquise de Kercoëth? --Rivalité de jolies femmes. Léonie a été remarquablement belle, elle l'est même encore. Qu'elle ait eu des tentations, c'est dans l'ordre; qu'elle y ait succombé, c'est dans sa nature. Mais elle a sauvé les apparences. Mettons qu'elle est habile. Le dragon leva au ciel son regard puritain. Voilà comme les mœurs se perdent! une tolérance scandaleuse, la résolution de ne voir clair que si l'on vous crève les yeux. Ayez donc de la vertu! --Ma chère, vous dites des choses épouvantables. De pareilles théories, c'est la fin des fins. Aussi la contagion gagne-t-elle. Témoin cette petite de Lerdre que s'arrachent tous ces imbéciles, Urbain de Martigue en tête. Une mariée de ce printemps, qui déjà ne sait plus où ramasser son bonnet... Une autre baronne de Randières, avec le même avenir et la certitude de trouver un jour chez une autre duchesse de Serples autant d'égards. --A la condition d'avoir autant de prudence. --Cela vous suffit? Tenez! vous parlez comme une pécheresse. --Vous me faites trop d'honneur, répliqua tranquillement madame de Lunney. Pas une phrase ne s'était perdue pour Robert. Le passé honteux de Léonie ne lui laissait plus un doute. Madame de Lunney, malveillante de parti pris, comme la chanoinesse, il aurait pu croire à de la méchanceté; mais elle ne témoignait aucun sentiment hostile, elle acquiesçait simplement à de sanglantes accusations. Il s'étonna de les raisonner avec ce sang-froid qui repoussait l'excuse; il souffrait, son dégoût était plus fort que la révolte de son affection; il se demandait avec terreur si la boue de son origine submergeait toute indignation généreuse. Lui qui s'efforçait de vénérer cette femme à l'égal d'une mère, dans l'écroulement du respect ne devait-il pas être en proie à la douleur, au lieu d'analyser les faits brutaux qu'il venait d'apprendre?... Au bout des salons en enfilade, les portes s'ouvrirent sur l'immense salle à manger. Le mélomane courut à la chanoinesse. Robert, derrière un groupe d'habits noirs, assista au défilé des couples, assez près de la duchesse, qui, au bras d'un grand vieillard, laissait passer ses invités. Alors le frappa ce soufflet: --Le jeune homme que madame de Randières traîne après elle est-il son fils ou son amant? La duchesse tressauta. --Y pensez-vous, mon cousin? Le cousin était abominablement sourd. Il continua en brave, sur un ton qu'il supposait discret, sonore comme une fanfare: --Ne me foudroyez pas ainsi, je vous demande... Elle a toujours eu la rage des blonds, à commencer par Kercoëth. Urbain, sur un signe de sa grand'mère, s'approcha vivement avec la comtesse de Lerdre et présenta l'artiste que l'évaporée entraîna, mit près d'elle à table, parlant, riant, cherchant à l'étourdir, tandis que le sourd, à droite de la duchesse, soupçonnant enfin une lourde bévue, se retranchait dans sa dignité d'homme susceptible. La duchesse lui avait labouré les côtes, seule voie par où l'on eût accès en son entendement. Ce fut d'abord pour sa vieille amie que madame de Lerdre s'essaya au rôle du Léthé; la charmeresse poursuivit son manège pour Robert lui-même. Celui-ci, quoiqu'il essayât de réagir, ne parvenait pas à reprendre ses esprits; coup sur coup, on l'atteignait trop profondément. La vicomtesse, se piquant à la tâche, recueillit çà et là de simples monosyllabes. Cependant il fut bientôt plus prolixe. --Seriez-vous assez bonne pour me dire le nom de ce monsieur, là-bas? --Celui de gauche? --Non, l'autre. Le son de voix, en dépit d'une apparente indifférence, avait comme un brisement. Pauvre garçon! Si ce n'était pas une pitié!... Et joli, avec cela, un vrai cœur. --Vous vous occupez des vieillards? Soit dit sans reproche, je trouverais plus spirituel de me donner la préférence. On m'a gâtée sous ce rapport, mais vous ne me gâtez guère. Je ne vous inspire pas. Vous êtes difficile. Vous aimeriez peut-être mieux la vieille Guderille? Savez-vous comment l'appelle cette peste de Willmann? l'hermine. --A-t-il des fils? --Willmann? --Ce monsieur. --Nous y revenons. C'est tout à fait une passion. En quoi cela vous intéresse-t-il? --En rien. Curiosité pure. Je demande... --J'ai entendu et je réponds, ce que, par parenthèse, vous négligez de faire depuis le commencement du dîner. Il n'a qu'un petit-fils, lequel est à Londres pour le quart d'heure, à moins qu'il ne soit autre part. On ne sait jamais. --Il s'appelle, ce petit-fils? --Le vicomte de Lerdre. --Votre... --Oui, mon mari... dit-on. Robert fronça les sourcils. L'accaparement charitable dont il s'était vu l'objet, à sa grande surprise, avait pour cause l'insulte entendue; cette jeune femme cherchait à l'en distraire. Et c'était à elle qu'étourdiment il posait des questions. L'insulteur était le grand-père du mari; évidemment, elle allait prendre ombrage de son insistance. Il s'efforça de donner le change et devint, à partir de ce moment, un voisin acceptable; il riait enfin, causait, parlait théâtre et musique, ce qui n'empêcha pas la vicomtesse, en sortant de table, de courir tout conter à madame de Serples. --Me voyez-vous déjà veuve? Si encore j'étais sûre... mais il est capable de se faire tuer. Ce serait bien dommage, car il est gentil. La duchesse sut gré à Robert de n'avoir fait aucun esclandre chez elle. Mais plus il se contenait, plus elle le sentait résolu à obtenir une réparation. Aussi avait-on idée de ce vieux comte de Lerdre criant une pareille chose à tue-tête! Elle appela Robert, le garda longtemps près d'elle, autant par sympathie que pour marquer à tous l'estime particulière où elle le tenait. Quoique la douceur de ses paroles, ses délicates attentions ne pussent cicatriser la blessure, Robert la portait en vaillant; elle lisait en lui la révolte contenue de sa fierté aux abois, le défi d'une âme sans reproche, impatiente de la honte; cependant, son pur regard, quand il rencontrait madame de Randières, se troublait, des rougeurs ombraient alors ce front de marbre; le malheureux enfant, comme il devait souffrir! Cruellement, en effet. Il se demandait s'il était possible que, hanté ainsi que d'un instinct par le culte de l'honneur et celui de la mère idéale, la mère chaste et sublime, une Yvonne de Kercoëth, il fût le fils de la baronne de Randières. «Son fils... ou son amant,» disait M. de Lerdre. Un insupportable malaise l'avertissait des curiosités en éveil, le chuchotement des voix lui semblait un bourdonnement d'outrages, l'amplification sourde de la phrase brutale; il souriait à la duchesse, une tempête grondait en lui. Non, elle ne pouvait être sa mère, celle qui l'abandonnait d'abord, puis le recueillait comme un étranger, celle qui l'exposait à de pareils soupçons. Être l'amant... l'amant payé! Certes, elle devait bien prévoir cette monstruosité-là, et, tranquille, sans un remords, elle le condamnait au mépris public. Avec une grâce infinie, la duchesse l'entretint de son plaisir à le recevoir, de ses craintes que sa maison un peu morose de vieille femme ne l'effarouchât, de son désir qu'il y revînt pourtant, surtout qu'il ne se repentît pas d'être venu ce soir. Ils se comprenaient l'un l'autre, sans une seule allusion plus directe aux choses où peinait leur esprit. Il devinait ses réticences, elle entendait sa réponse intime: il ne regrettait pas d'être venu, il lui garderait avec le souvenir ému de ses bontés une reconnaissance profonde, car chez elle on lui avait rendu un triste mais grand service, on lui ouvrait les yeux. --Monsieur, dit-elle, je ne pars que dans trois jours et voudrais causer avec vous; je vous attends après-demain, à quatre heures. Léonie s'étonna, quand Robert la mit en voiture, de son refus de l'accompagner. --Où allez-vous donc? --Chez Willmann. --Il m'en veut toujours à cause des Laffont, pensa-t-elle. Robert marchait de l'allure rapide des gens qu'obsède une idée. Il eut le désappointement de trouver porte close chez Willmann, le bohème s'offrait une villégiature sur les hauteurs de Meudon. Il se remit à marcher, au hasard, sans but, tout aux événements de la soirée. Ses incertitudes lui devenaient intolérables, le délai réclamé par madame de Randières n'était plus admissible, il fallait en finir; dès le lendemain, il demanderait une explication catégorique, quels liens les unissaient, quels droits elle avait sur lui; une fois fixé, il s'inspirerait de sa conscience pour arrêter un plan de conduite. L'air froid de la nuit et la fatigue d'une longue course ayant calmé ses nerfs, il rentra et s'endormit du sommeil lourd des cerveaux trop surmenés. Quand il s'éveilla, le soleil filtrait à travers les persiennes. Ses pâles rayons lui rappelèrent ceux de la veille, à peu près à la même heure, dans le cabinet du marquis de Kercoëth. Tandis qu'il évoquait ce souvenir et la haute stature d'Alain et le prodige de la folle calmée, l'angoisse récente lui revint avec toute l'acuité de souffrance de son orgueil blessé, de sa détresse solitaire. Alors, poussé par un de ces instincts qui dominent sans qu'on cherche à les raisonner ou à les comprendre, il se leva rapidement et, quelques instants plus tard, il sonnait à la porte de M. de Kercoëth. La poignée de main qui l'accueillit, la voix grave et douce qui souhaitait la bienvenue ramenèrent en lui une paix profonde. Il oublia ses propres impressions pour ne songer qu'à Yvonne et à la joie de la revoir. M. de Kercoëth le considérait avec une émotion contenue, un trouble de plus en plus grand, comme si, depuis vingt-quatre heures, toutes ses pensées eussent, en dépit de la raison, bâti quelque chimérique espérance. Robert ne se rassasiait pas de sa vue. Et ces deux hommes faisaient des efforts pour ne se pas jeter dans les bras l'un de l'autre. Ils ne parlaient que de la marquise. Robert racontait son admiration pour l'amour maternel de madame de Kercoëth, il répétait son rêve de la servir comme le dernier de ses serviteurs, afin--non de consoler, tâche impossible--mais de bercer son mal. Il disait que ce rêve, maintenant, touchait à la réalité, puisque le marquis y donnait son consentement. Et, la gorge serrée, la respiration courte, Alain écoutait, n'osant dire un mot, de peur que la cruelle et chère illusion ne s'évanouît tout à coup. Annick l'envoya prévenir que la malade se trouvait en proie à une agitation extraordinaire, déchirait les tentures, renversait les meubles, poussait des cris. --Mon Dieu! mon Dieu! dit Kercoëth. Moi qui commençais d'espérer! --Monsieur, supplia Robert, permettez-moi de vous suivre. Le marquis sans répondre prit son bras. A mesure qu'ils approchaient, la clameur se faisait plus distincte, tantôt plaintive, tantôt furieuse. --Vous allez assister à un triste spectacle, soupira-t-il. Devant la porte de la folle, deux domestiques se tenaient prêts à porter secours. Kercoëth fit entrer Robert. Près de la croisée, dans une confusion de meubles épars, de coussins lacérés, Yvonne debout, les mains tendues au ciel, criait d'une voix déchirante: «Il est là... tout près... je l'entends... je le veux.» Elle saisit à poignée les boucles en désordre sur ses épaules, y crispant ses doigts, reculant jusqu'au milieu de la pièce, ondoyant avec une grâce féline et se ramassant enfin sur elle-même pour bondir vers la fenêtre. Kercoëth devina son intention et l'enlaça. Un instant, elle resta immobile, les yeux fermés. Elle écoutait le silence. Un brusque mouvement la dégagea: les paupières relevées, elle venait d'apercevoir Robert. Elle repoussa son mari. --C'est Alain, dit-elle. Laissez-moi, monsieur. Il faut que je lui parle. Le véritable Alain défaillait. La ressemblance qui le harcelait depuis la veille était donc bien frappante, puisqu'elle apparaissait même au pauvre être privé de raison. Yvonne contemplait Robert; coquettement, elle rejeta derrière ses épaules le voile des lourds cheveux. --Vous lui avez échappé, Alain? conjura-t-elle d'un ton indéfinissable. --Oui, chuchota Robert aussi ému que le marquis. --Elle vous poursuivra encore. --N'ayez pas cette frayeur. --Cette frayeur? Les mots, en arrivant, semblaient mourir, ainsi qu'un écho, dans on ne savait quel vide béant sous les tempes charmantes. Elle saisit la main du jeune homme et l'appuyant à son front: --Je suis brisée, Alain. Robert la sentit chanceler. Il l'enveloppa d'un bras protecteur. --Vous usez vos forces. Soyez calme. Avec mille précautions, plein d'un respect attendri, chancelant d'ailleurs lui-même, il la posa sur la chaise longue. Elle se laissait faire, obéissante, soumise, tenant toujours cette main qui détendait tout son être. Le marquis suivait la scène éperdument. --Alain, dit tout à coup Yvonne, entendez-vous Hughes? Où est-il? --Reposez-vous, balbutia Robert. Il dort. --Il dort! répéta la mère. Elle souriait. Des mots inintelligibles entr'ouvraient ses lèvres, doux comme la caresse faite aux berceaux. Le valet de chambre du marquis vint lui parler à l'oreille. Kercoëth eut un geste de surprise et sortit aussitôt. Yvonne, à présent, n'avait plus besoin de Robert. Le sommeil réparateur était descendu sur elle. Il la contempla longuement, mit un pieux baiser furtif au bout des doigts de neige et quitta la pièce à son tour. On le prévint que le marquis était occupé. Il chargea de l'avertir qu'il reviendrait dans la journée. Lorsque Alain franchit le seuil de son cabinet de travail, il ne se possédait plus. Quoi! Jean Marie Auvray à Paris! Jean-Marie qui jamais ne voulait quitter la mer, quoiqu'on l'en suppliât, qui refusait obstinément de se faire relever du vœu. Ébranlé par les émotions subies depuis la veille, Alain se jeta au cou de son frère de lait. --Toi!... Vite, vite, qu'y a-t-il? --Sainte Anne d'Auray nous a exaucés. Le marquis devint pâle comme un suaire. Cette nouvelle, n'était-ce pas le corps du petit Hughes rendu par les flots? Alors, tout ce qui lui affluait au cœur d'espoirs, d'imaginations, chimères que la vue d'un être vivant permettait de retenir, tout était l'œuvre d'une réalité menteuse. Il dit, avec des tremblements dans la voix: --Tu as retrouvé?... --Oui. Aux aiguilles de la Corne, parmi les brisants, où ma barque a coulé à pic. --Aux aiguilles de la Corne! C'est là que ton père découvrit le chapeau et le tablier. --Parfaitement, approuva Jean-Marie. Donc, je me noyais. Les roches me labouraient la tête et le corps. En m'enfonçant sous les vagues, je me disais: «Tu es f... tu es perdu.» Mais je gardais malgré tout ma confiance en sainte Anne. Je refaisais le vœu, parce que, vous savez, la dernière prière d'un mourant... --Mon brave Jean-Marie, dit Kercoëth en posant sa main blanche sur la rude épaule du marin, comme tu m'aimes! Le pêcheur planta sur son maître un regard de chien fidèle. --Tout de même, déclara-t-il. Mais il faut vous rendre cette justice: vous le méritez bien. Pour lors, je barbottais ferme quand deux bras m'empoignent. Dame! je ne les ai guère sentis, un poids m'étouffait, et j'avais dans les oreilles tout le tintamarre de l'Océan. Joli quart d'heure, je vous en réponds. Peu à peu voilà que je respire, j'aperçois la bonne lumière du bon Dieu et, en face de moi, vous. --Moi? --Vous, à vingt ans. Sainte Anne d'Auray est une fameuse sainte. «Va là,» on y va, et ça y est. Car je n'ai pas besoin de l'ajouter, c'est votre fils. --Vivant?... Voyons, Jean-Marie... --Puisque c'est votre portrait, puisqu'il ne sait pas où il est né, puisqu'il se rappelle seulement qu'il est né aux bords de la mer, d'où on l'a emmené pour être pâtre chez des paysans. --Un enfant trouvé? --Sans père ni mère, élevé par la baronne de Randières. Alain eut un soubresaut: --Hein? par la baronne de... --Ah! vous pensez comme je pense, à présent. Est-ce naturel, cette ressemblance chez cette femme? Il était à Karenthal avec elle. Legouet le traite comme son maître, la baronne comme son fils. Ce n'est pas tout. Le soir même de mon naufrage, devinez qui Guilmette a rencontré près des barques: madame de Randières. Elle l'a reconnue, malgré son capuchon et deux ou trois voiles, mais l'autre n'a pas reconnu Guilmette. J'avais dit à la petite: «Va-t'en prendre les avirons de la seconde barque; nous les donnerons à la chapelle en cadeau, car nous n'avons plus à tenir la mer.» Guilmette exécutait la consigne, quand madame de Randières l'accosta: «Mon enfant, vous savez, les Auvray?--Oui, madame.--Ils ont eu un malheur aujourd'hui. Leur barque s'est perdue.--Oui, madame.--Je désire leur venir en aide, s'ils ont besoin d'en acheter une autre, à cause d'un vœu dont j'ai entendu parler.--Vous êtes bien bonne, madame; mais le vœu est exaucé, ils n'auront pas besoin d'acheter une autre barque.» Le lendemain, avant le lever du jour, il ne restait plus à Karenthal que mademoiselle de Gauleins et Legouet. Madame de Randières avait disparu, avec le petit comte Hughes. Ces détails multiples offraient une précision, en tout cas une concordance étrange. Kercoëth était ébranlé. D'autre part, comment admettre que son fils fût resté quinze ans, à son insu, entre les mains de madame de Randières? surtout, si elle avait commis le crime de le lui prendre, qu'elle l'eût pris pour l'adopter? Non, elle le haïssait trop, elle haïssait trop Yvonne et jusqu'à l'innocent... elle n'aurait pas eu de pitié, elle était à un de ces moments où l'on accepte même une monstruosité; mais, le moment passé, le temps écoulé, sa colère se fût évanouie, elle aurait frémi de briser froidement deux existences, jour par jour, en assistant de loin à leur brisement; elle était vindicative et violente, mais non sans cœur. Alain pensait tout haut, ce qui avait le mérite de tenir Jean-Marie au courant d'impressions que d'ailleurs il ne partageait pas. Le marin ne cherchait guère sa route dans le dédale des observations psychologiques; il avait coutume d'aller droit devant lui. --Monsieur le marquis, dit-il, rappelez-vous le pâtre des dunes. Il a d'abord parlé d'un enlèvement par deux femmes, du côté de la falaise rompue, pendant que les bohémiennes disaient la bonne aventure à la gouvernante. --Il s'est rétracté. --Ce qui prouve qu'il a menti au moins une fois. --En tout cas, je saurai quel est ce jeune homme qui habite avec madame de Randières. --Et qui se nomme Robert. Robert! D'un bond Alain gagna la porte, laissant Jean-Marie stupéfait. C'est de Robert qu'il était question? Il ne doutait plus, ah! non certes, il ne doutait plus. C'était son fils, la créature qui le frappait comme le type idéal de sa race. Il s'expliquait son trouble en le contemplant, l'empire exercé sur Yvonne et cette tendresse où s'avivaient les regrets paternels, quand il posait les yeux sur lui. C'était son fils, l'être si beau, vaillant et tendre, qu'Yvonne appelait Alain! On le perdait gracieux petit ange, l'esprit encore enveloppé des nimbes du paradis; il le retrouvait radieux d'intelligence, de grâce et de force, tel qu'il le pouvait rêver, chair de sa chair, ce fils dont depuis si longtemps il était affamé, que maintenant il voulait manger de caresses. Mais Robert était parti. Il lui sembla qu'il le perdait une seconde fois, qu'il éprouvait de nouveau l'affreux déchirement, sur la falaise de Kercoëth, le matin où le père Auvray rapportait, des récifs de la Corne, les épaves disant la fin tragique. Léonie, dans son boudoir, parcourait un roman dont elle ne lisait pas une ligne, ennuyée de n'avoir pas encore vu Robert. Il n'avait pas déjeuné avec elle, n'était même pas venu s'informer de sa santé; que se passait-il? La rancune à propos des Laffont? Puisqu'elle avait promis... ou à peu près. Elle entendit marcher et se crut enfin au terme de ses impatiences. C'était un valet de chambre porteur d'une carte. --Ce monsieur assure que madame la baronne l'attend. Au simple examen de la carte, Léonie était demeurée sans voix. --Faut-il introduire? Avant qu'elle pût protester, fuir, échapper à la résurrection, le marquis de Kercoëth s'avançait vers elle. Il était pâle. Ses cheveux blancs donnaient au visage toujours jeune une majesté dont elle fut frappée. Il y avait quinze ans qu'ils ne s'étaient rencontrés, et cet homme, transformé par la douleur, elle sentait une épouvante à le voir surgir tout à coup. C'était sa victime, c'était surtout son ennemi. La crainte d'une défaite, plus que le remords, l'assiégeait. --Vous, monsieur? J'étais loin de prévoir... Cependant il était inutile de forcer les portes, elles se seraient ouvertes devant vous. --Aussi n'ai-je pas attendu l'ordre d'être introduit. Vous deviez bien penser, en effet, que tôt ou tard il me faudrait une explication. --A quel sujet? --Au sujet de mon fils Hughes. --Vos gens de Kercoëth vous ont renseigné dès le premier jour. Ils disent que je l'ai assassiné, répondit-elle avec insolence, les bras croisés, debout, la taille bien cambrée, défiant le marquis du regard. --Vous ne l'avez pas assassiné. --C'est heureux. --Mais vous l'avez volé. Il habite sous votre toit. Léonie eut un éclat de rire qui sonnait horriblement faux. Elle se recula pour se soutenir à la cheminée, le sol se dérobait sous elle. --Vous parlez de Robert, je présume. --Nierez-vous qu'il soit mon fils? --Non, monsieur. --Vous avouez!... Ah! je devrais... Non, je resterai calme. Seulement, vous comprenez à présent ce qui m'amène. --Si peu que je vous serai obligée d'être plus clair. --Je viens chercher mon fils. --De quel droit? --Parce que je suis son père. --Que suis-je donc, moi? --Vous!... --La mère, monsieur, cela compte-t-il, ou non? Elle le vit chanceler; sa voix monta, stridente: Par un concours de circonstances qui m'échappe, vous apprenez l'existence de cet enfant, votre premier mouvement est de me croire criminelle. Savez-vous qui l'est, de nous deux? C'est le fils de votre chair, vous en concluez que ce n'est pas celui de mes entrailles. Et il vous le faut, comme s'il ne me le fallait pas! Vous venez chercher Robert? Qui s'est occupé de lui, depuis qu'il est au monde? Vous ou moi? Pas plus que je ne peux lui donner mon nom, vous ne pouvez lui donner le vôtre; mais il y a entre nous cette différence que, de longues années, j'ai vécu avec sa pensée, tandis que vous ignoriez jusqu'à son existence. Il serait étrange qu'à la dernière heure ce scrupule vous prît d'être un père, surtout qu'il vous autorisât à me donner des ordres, comme s'il restait rien de commun entre la baronne de Randières le marquis de Kercoëth. --Ce qui serait encore plus étrange, repartit Alain, ce serait d'admettre votre silence avec moi, lorsqu'un mot... --Étais-je libre? --Je l'étais, moi. Vous m'avez contraint à me marier. --Nous étions perdus autrement. Rassemblez vos souvenirs, monsieur. A cette époque, je ne jouais pas seulement ma vie, je jouais celle de mon enfant. Vous dire la vérité, c'était lier votre honneur. Je m'y suis refusée, non pour vous ni pour moi, mais à cause de l'être innocent qui venait de nous et qui serait mort avec nous. Voilà pourquoi je me suis tue et vous ai poussé au mariage. Alain ne protestait plus, ces révélations l'écrasaient. --Depuis, continua la baronne, vous m'avez fui. Vous vous êtes enfermé dans vos joies de fiancé heureux, d'époux, que sais-je! Vous avez voyagé, vous n'êtes rentré à Kercoëth que pour la naissance de votre fils légitime. L'héritier du nom, vos nouvelles ivresses vous rendaient si fier que votre mémoire même s'était débarrassée de moi. J'étais impitoyablement et toujours rebutée. Quel accueil eussent reçu mes confidences? --Je ne me suis jamais dérobé à un devoir, si lourd qu'il fût, dit gravement le marquis. Douter de moi, c'était me faire injure. --Non, répondit madame de Randières avec un accent moins âpre, vaincue peut-être par le mirage de l'autrefois; non, je n'ai point douté de vous, mais votre sollicitude d'homme d'honneur, à défaut d'autres sentiments, m'eût été un supplice. Je ne voulais pas avoir de la pitié par l'enfant; je voulais reconquérir par l'amour un amour semblable au mien. J'ai tenté de lutter avec mes seules armes, j'ai été vaincue, alors je vous ai haï; j'ai même haï Robert, parce qu'il venait de vous. A la mort de Hughes, le désespoir d'Yvonne et le vôtre m'ont causé une atroce joie. Je l'ai crié à votre femme, c'était ma vengeance, je lui devais assez de larmes pour me réjouir des vôtres, et je me promis que jamais mon fils ne vous consolerait du fils d'Yvonne. Le marquis inclinait la tête, non plus en adversaire terrassé, mais en juge qui pèse les raisons. Il lui semblait que, si les raisons alléguées avaient quelque poids, le ton en enlevait toute la valeur; qu'elles sonnaient faux, ces paroles tombant une à une, lentement, avec des airs de recherche; qu'au demeurant, c'était là une mère peu naturelle, après avoir été une femme peu charitable, celle qui confessait sa haine pour l'enfant, afin de souligner sa haine pour le père. Au bout d'un moment, il demanda: --Vous avez les preuves? --Quelles preuves? --Il ne suffit pas de déclarer une chose. Les lois ont de sages prévisions, il faut justifier pour elles la chose que l'on déclare. Supposez que je dise à un tribunal: «J'avais un fils. Il a disparu. Malgré toutes les recherches, ses traces n'ont jamais été retrouvées. Les uns croient à un assassinat, les autres à un enlèvement, un petit nombre--un très petit nombre--à une mort accidentelle. Or, voici ce jeune homme. Regardez-le et regardez-moi. J'affirme que c'est mon fils. Seulement madame, qui ne le conteste pas, affirme en outre que c'est le sien. Je suis incrédule. Veuillez inviter madame à prouver son dire.» Savez-vous ce que fera le tribunal? Il ordonnera une enquête où les moindres faits de votre vie passeront au laminoir, où l'on vous suivra jour par jour, heure par heure. Et, à moins qu'on n'établisse la filiation de l'enfant... --Puisque j'étais mariée, monsieur, objecta Léonie, sans prendre garde à l'imprudence de son interruption. --Voilà justement ce qu'on vous opposera. Pour la loi, dans un cas pareil, le mari n'est pas un empêchement, c'est un auxiliaire. Il y a même un adage latin... --Mais enfin, monsieur... --Madame, moi, je ne suis pas le tribunal. D'ailleurs, laissons ce point sur l'importance duquel j'insisterai avant peu. Il ne s'agit pas de tribunaux en ce moment, il s'agit de Robert. Voulez-vous que nous nous en rapportions à lui? --Je tiens à son estime, je l'aime d'une affection sans bornes, sa tendresse est ma vie. Monsieur, vos soupçons, outrageants pour moi, me seraient funestes dans son esprit, quelque absurdes qu'ils soient. Et Dieu sait s'ils le sont! Car, enfin, dans quel but aurais-je choisi le fils de ma rivale pour me consacrer à son bonheur? --Dans le but de vous venger: vous avez réussi, puisque Yvonne est folle. Léonie se leva. Elle venait de percevoir dans une galerie latérale le son d'un pas connu. Impossible qu'Alain et Robert se trouvassent en présence devant elle. --Vous exigez des preuves, monsieur, je les fournirai. Je ne vous retiens plus. --Au revoir donc, madame. Comme le marquis sortait par une porte, Robert entrait par l'autre. Celui-ci crut reconnaître la silhouette élégante derrière les tentures. La surprise le cloua sur place. --Le marquis de Kercoëth, ici! Déjà il faisait mine de le rejoindre, Léonie l'arrêta au passage: --D'où le connaissez-vous? Les tentures étaient retombées. Ils s'examinaient, face à face, elle nerveuse, irritée, lui résolu de rompre les dernières entraves. Elle reprit avec violence: --Il y a trop de secrets entre nous. --Et ils me lassent, prononça Robert. Je n'ai plus la patience d'attendre. --Encore un interrogatoire! --Quels liens nous unissent? Elle frémissait de colère. «Alain le pousse, songeait-elle; où se sont-ils rencontrés?» Elle sut mettre à son visage un masque doux et triste. --Ces liens mêmes devraient me défendre. Car, pour répondre, voyez, je baisse le front. C'est à quoi l'on tient, sans doute: en me diminuant, on s'exhausse. Une volonté vous mène, je la devine, une volonté qui n'est pas la vôtre et me martyrise.... Cruel enfant, vous fouillez mon âme. Nos liens... hélas! hélas! votre cœur ne vous les a-t-il pas révélés? Un flot de sang colora les joues de Robert. Ses yeux, détournés de ceux de la baronne, se fixaient au sol. Léonie eut la cuisson d'une brûlure. --Voilà tout, voilà tout? Vous ne trouvez rien à dire! De vraies larmes montaient à ses paupières. Il fit un pas vers elle pour donner le premier baiser filial. Malgré lui, une sorte de répulsion le paralysait. Entre eux se dressait ce que la chanoinesse nommait «une escadre». --Allons, assez de mystères! commanda Léonie. Vous avez changé, pourquoi? Vous avez souhaité d'être instruit, pourquoi? Il y a un motif, lequel? --Dispensez-moi... Ah! ce marquis de Kercoëth, paraître lui avait suffi; voilà ce qui restait de l'édifice. --On m'a calomniée, hein? Le misérable qui sort d'ici, l'être hypocrite, audacieux, méprisable... Emportée par la colère, elle ne se surveillait plus. Elle entassait contre Alain d'odieuses accusations, le dépeignait sous un jour abominable et ne prenait pas garde au ravage de ses mots. Lui se labourait la poitrine pour s'obliger au silence. N'y tenant plus enfin: --Dans aucune circonstance, dit-il, M. de Kercoëth ne m'a parlé de vous. Ce n'est pas lui qui vous a outragée; c'est, hier, la chanoinesse de Guderille; c'est, hier encore, le comte de Lerdre. Celui-ci mêle mon nom à ses infamies. Mais cela est mon affaire, non la vôtre. La vôtre est d'être défendue par moi. J'entends qu'on vous respecte. Le bruit public me donnait pour père le marquis de Kercoëth, et je m'en réjouissais: le bruit public est faux, puisque vous le déclarez un misérable. Je le vénère plus que tout homme au monde, je le trouve, par son martyre, grand parmi les grands; mais je dois vous croire, puisque vous êtes ma mère, et le tuer, puisqu'il vous a flétrie. Je le tuerai. --Robert! --Vous ne pouvez m'en dissuader. --Il a les cheveux blancs. --Tant pis! s'écria le jeune homme en la foudroyant des yeux. Ce n'est pas un vieillard comme le comte de Lerdre. Je m'imagine que vous hésiteriez à faire de moi un parricide. Vous le désignez à ma fureur, c'est bien pour que j'en tire vengeance. Soyez heureuse, j'y vais. --Robert!... Robert!... --Laissez-moi. --Je te le défends! --Sur ce chapitre, je ne consulte personne. --La colère m'a entraînée trop loin. --Une juste colère, après tout. Laissez-moi passer. --Non, non... Mais tu ne comprends donc pas... Elle s'attachait à lui, tremblante de l'état où elle le voyait, du crime monstrueux auquel son mensonge le poussait. Oh! cette idée qu'il provoquât l'homme dont le sang coulait dans ses veines!... Robert s'arrêta, et, lui relevant brusquement le front, plantant son regard droit dans le sien: --C'est mon père? --Oui, balbutia-t-elle. --Un homme d'honneur? --Oui. --Auquel vous n'avez rien à reprocher? --...Rien. --Pardieu! J'en étais si sûr!... Mais alors pourquoi, pourquoi donc me mentez-vous? Elle s'était écroulée sur un fauteuil, perdue en ses sanglots, le sein soulevé par des spasmes. Il sortit, sans avoir le courage de lui adresser un mot de compassion. N'avait-il pas été souffleté par elle dans son père et ne portait-il pas au front la souillure que toute mère coupable imprime à l'enfant? Chez lui, quelqu'un l'attendait, qui le saisit avec transport, le broyant contre lui, disant à travers ses pleurs: --Mon fils!... mon fils bien-aimé!... Ah! les chaudes caresses! ah! cette douce joie, les premières larmes de bonheur quand on s'appuie à l'épaule d'un père! IX Jean-Marie, mis au courant de l'entretien de Kercoëth avec madame de Randières, poussa des cris d'indignation. Sainte Anne le tromper? Sainte Anne envoyer un fils de louve à la place du fils de la marquise Yvonne? Pareille supposition était un sacrilège. --Vous n'avez plus la foi. --Mais, mon pauvre Jean-Marie... --Vous ne l'avez plus; vous êtes un égoïste, simplement. Vous vous faites votre lot, ayant tout de même votre petit, tandis que l'autre reste déshéritée. Prenez-le comme il vous plaira, moi j'y trouve à redire. Et Jean-Marie, qui portait à Kercoëth une tendresse pourtant robuste, s'aperçut que, dans ses dévotions, le malheur d'Yvonne passait avant celui d'Alain. Peu à peu il plaçait au-dessus de toute créature celle que le corps seulement rattachait à la terre, dont l'esprit s'était effondré sous le désastre de sa maternité. Celle-là était l'emblème vivant de la douleur, une sainte, ainsi que la glorieuse patronne d'Auray, l'étoile fixe de ses longues courses aventureuses. Ne la nommait-il pas, soir et matin, en ses prières? La douce image ne soutenait-elle pas son énergie, quand l'accablante immensité se faisait morne, noire, assombrissait sa rude nature avec d'invincibles mélancolies, quand les brouillards cachaient les écueils et voilaient le perfide abîme? Pour Alain, il eût affronté toutes les morts; mais à Yvonne se consacrait sa vie, sa vie d'humble sacrifié luttant toujours contre les fureurs de l'Océan. Il le comprenait bien, en ce moment: c'était à cette femme recevant sans une larme dans ses grands yeux navrés les épaves présentées à genoux par le vieux père Auvray qu'il s'était voué, pour elle qu'il tenait coûte que coûte un serment, pour elle qu'il cherchait le corps de Hughes. Aussi ne se gênait-il plus. Robert revendiqué, volé par la baronne, il se sentait de taille à soulever des montagnes. Et il n'attendait pas même un merci de la bouche d'Yvonne. Son dévouement était fait d'abnégation absolue et de mystique adoration. Si Renotte aimait Yvonne pour Alain, lui, maintenant qu'il ne voyait plus la commune catastrophe confondre ces deux êtres en une seule victime, abandonnait l'heureux afin de rester fidèle à la malheureuse. --Nous avons beau être frères de lait, déclamait-il, vous ne pouvez pas m'en vouloir... Alain laissait s'épandre ce généreux emportement; le front soucieux, la poitrine pleine de soupirs, il ne songeait guère à l'interrompre. Sa joie, en pressant Robert dans une étreinte délicieuse, un instant lui engourdissait sa peine, mais il continuait de la porter au flanc. Avec l'apparition de Robert, tout changeait, sauf la douleur, puisque la folie demeurerait l'hôtesse sinistre de sa maison. Les félicités inattendues versaient du baume sur la plaie, mais elles étaient incapables de la cicatriser. Robert fût-il né d'Yvonne, Yvonne n'en pouvait plus rien savoir. Près de la tombe vide de l'enfant restait la tombe où dormait la raison de la mère. --Tu vois bien, dit-il en poursuivant tout haut ses pensées, qu'il y a là une chose irrémédiable. Ne t'imagine pas que j'accepte en aveugle les déclarations de madame de Randières. Cependant elles ont des apparences trop vraisemblables pour que j'ose jeter un soupçon dans l'esprit de Robert. Je ne saurais lui enseigner le mépris, car son mépris risque d'être un crime; je ne saurais même lui laisser un doute, car il n'hésiterait pas entre ces deux créatures si peu comparables, et madame de Randières a dit la vérité peut-être. Quelle serait ensuite sa déception! Aussi te prié-je de ne le troubler en aucun cas de tes suppositions, quoique je les partage, en dépit de moi, au fond du cœur. --Je vous obéirai, grommela Jean-Marie. Celui-ci ne savait plus au juste ce qu'il éprouvait pour Robert. En tant que fils d'Yvonne et d'Alain, ah! sainte Vierge! mais de madame de Randières... eh bien! même en cette qualité, il lui inspirait une espèce de sentiment confus où la pitié l'emportait de beaucoup sur la répulsion. Au surplus, l'incertitude était une chose intolérable, il en fallait sortir à tout prix. --Monsieur le marquis, ce jeune homme peut nous donner des indications. L'avez-vous interrogé? Alain eut un sourire radieux, où se reflétaient toutes les joies retrouvées. --Je n'ai fait, je crois bien, que l'embrasser. J'étais resté longtemps chez madame de Randières. Puis, je l'avais attendu chez lui. A cause d'Yvonne, j'ai craint de m'attarder. Mais il va venir, il me l'a promis. Et, tiens, le voilà. Le timbre de l'hôtel retentissait, en effet. Alain courut à la porte. Et Jean-Marie songeait: «Elle n'aurait donc rien dans ce bonheur, elle!» Kercoëth saisit Robert, comme les grands aigles enserrent la proie à cacher au fond de leurs rocs. Magie de l'être où l'on se voit palpiter et revivre! Il oubliait tout devant l'apparition, et les étreintes se mêlaient passionnées des deux parts. --Je te rendrai, mon Robert, tout notre arriéré de tendresse. Des circonstances cruelles nous ont réparés, nous voici réunis pour toujours. Lui ne trouvait rien à dire, pris à la douceur de ce mot, répété sans cesse: --Mon père... mon père!... Ils se tenaient enlacés, se dévisageant, se reconnaissant mieux, même chair et même âme. Et le béret de Jean-Marie tournait entre ses doigts calleux, ses lèvres étaient mordues jusqu'au sang, car pour un rien il eût pleuré, le rude marin, ce qui ne tire d'aucune perplexité. Non, mais plus il observait, plus il était convaincu des mensonges de madame de Randières et des mérites de sainte Anne. Kercoëth dit à son fils: --Tu connais Jean-Marie. --Si je le connais. --Dame! marmotta l'autre, avec mon fourbi du dimanche... --Il ne change pas le cœur, répliqua le jeune homme. Jean-Marie, gêné mais flatté, se déroba sous un air bourru et mâcha une phrase inintelligible où, tout en obéissant à son maître, il se donnait la satisfaction d'obéir à son propre élan; il répondit, de façon à n'être pas entendu: --Toi, tu es le petit comte Hughes. Cependant Kercoëth reprenait Robert, l'entraînait au divan, le dévorait des yeux. Il était si beau, son fils, tant de noblesse lui rayonnait au front, tant d'intelligence et de fierté dans le regard! --Parle-moi. Que je t'entende, que je sois sûr de ne pas rêver. Conte-moi ta vie. Je n'en sais rien, vois-tu, rien absolument. Il me faut les plus petits détails, les moindres choses, tout, tout, tout.. Jean-Marie s'apprêtait à sortir, déjà au seuil de la porte; il se ravisa et, sans souffler mot, se laissa glisser imperceptiblement dans un fauteuil. Kercoëth et Robert ne s'occupaient plus de lui. L'un écoutait, l'autre parlait. Des larmes gonflaient les paupières d'Alain, à mesure que se déroulait la première enfance aux Mérilles, son cortège de misères quotidiennes, d'ordres barbares, de coups. C'était lui que, dans Robert, Léonie poursuivait; Robert subissait tant de tortures parce qu'il était son fils. Mais alors cette femme, une voleuse? Car enfin, des entrailles maternelles... Eh! ne vit-on jamais de marâtre! La nature, plus tard, ne recouvrait-elle point ses droits? Non, les Mérilles ne prouvaient rien, sinon la haine de Léonie, implacable à cette époque, désarmée par la suite. Robert entendait les battements du cœur angoissé de ses angoisses anciennes. Cette chaude tendresse l'imprégnait. Il la comparait au glacial accueil de madame de Randières, le jour où madame Laffont le conduisait chez elle. Entre ces deux affections, quelle différence! Comme M. de Kercoëth frémissait, se récriait, ne faisait qu'un avec lui! Au premier mot de la ruine des Laffont, un seul instinctif élan: --Tant mieux! tant mieux! une occasion de leur montrer ma gratitude. --Vous leur viendrez en aide? --Ma fortune est à eux et je serai encore leur débiteur. Robert mit à nu les moindres replis du dedans. Il ne cacha ni ses révoltes d'orgueil à la première entrevue avec la baronne, ni ses hésitations quand il s'agit de vivre auprès d'elle, ni son trouble en rencontrant Yvonne. Là, depuis, venaient ses pensées, vers la mère folle, vers le père malheureux. Leur souvenir l'aidait dans sa tâche de soumission. Il conta son séjour en Bretagne, les confidences de Legouet, les espérances nées de tant de faits bizarres, bientôt changées en conviction... Il allait toujours, ne sachant plus rien taire, pas même ses humiliations de la veille chez la duchesse de Serples et son cruel entretien de tout à l'heure avec Léonie. Pas une de ses paroles n'était perdue. Cette confiance, cette tendresse débordante, jusqu'à ce son de voix, grisaient Kercoëth d'une ivresse presque douloureuse, tant elle était profonde. Ce fils supérieur à la misère et à l'opulence, qui gardait intactes ses qualités natives, l'avait aimé même étranger; que lui importait la récente déloyauté de Léonie? il ne lui en voulait pas, il adorait son enfant. Mais, s'il s'occupait peu de se défendre lui-même, en revanche, il le défendrait, celui-là; il le ferait respecter par le monde, puisque le monde se mêlait de juger. --Je n'entends plus que tu souffres, dit-il. Tu vas venir chez moi. Mon intention n'est pas de t'enlever à madame de Randières, quoique ce fussent peut-être des représailles méritées. Tu l'iras voir tous les jours, tu resteras bon pour elle, il faut néanmoins sortir de la situation fausse où l'on t'a mis. Nous chercherons un moyen de ménager les intérêts de madame de Randières, mais les tiens passent d'abord. Mon devoir est d'ôter les obstacles de ta route. Ne crains rien, j'y arriverai. Chaque fois que la santé d'Yvonne me le permettra, je te conduirai dans le monde. A mon côté, tu n'entendras, je te le garantis, aucune parole blessante. Les Kercoëth ont toujours marché tête haute. Tu es Kercoëth, marche comme eux. Demain, je t'accompagnerai chez ma cousine de Serples, que je me reproche d'avoir négligée depuis quinze ans. Tous ceux qui te témoignent de la sollicitude peuvent compter sur moi; les autres compteront avec moi. Un sourire de gratitude illumina le visage de Robert. --Que vous êtes bon, mon père! Oui, je serai fier d'avoir la garantie de votre honneur. Mais je tiens si peu au monde! N'y retournez pas pour m'imposer. Restons ici, laissez-moi me consacrer avec vous à la tâche qui vous absorbe, permettez à votre fils d'être aussi le fils de... de... je cherche un nom et n'en trouve pas d'assez doux. Je vous l'ai déjà dit: toute mon ambition, du jour où je l'ai connue, était de la servir. Aujourd'hui, quand rien ne paralyse plus mes épanchements, je puis bien ajouter que j'y étais porté par le sang et que, né de vous, je voudrais lui rendre celui qui est né d'elle... Il hésita et reprit à voix basse: --Pour réparer le mal que lui a fait... ma mère. --Dieu te bénisse, Robert! Dieu te bénisse, mon enfant! --Ma mère!... continua le jeune homme. Jamais elle ne m'aima comme Hughes fut aimé de la sienne. Il n'y a que les immaculées pour de telles tendresses. Bienheureux ceux qui sortent d'entrailles saintes!... Moi, je sens toujours une marque de feu à mon visage. Ah! je pardonne les Mérilles, l'abandon, tout ce que j'ai enduré jusqu'à hier... mais ce que j'ai appris hier soir... --Mon enfant! --Et vous insulter encore! --N'y pense plus. --Je ne le puis. Je ne peux davantage oublier le reste. Il y a au fond de moi un inexplicable ferment de révolte. Je l'ai toujours eu, toujours. Cela s'était calmé, endormi, cela n'avait pas disparu. Vous me blâmez, n'est-ce pas? Vous me trouvez mauvais? Sans doute la part de sang qui ne me vient pas de vous. Je souhaiterais de me rendre meilleur, je comprends bien que c'est là un sentiment contre nature; mais tout seul il me serait impossible de réagir. Si vous ne me donnez de votre vertu, mon père, je serai mauvais fils. Un bruit de chaises renversées les tira de leur causerie. C'était Jean-Marie, dont la satisfaction se traduisait involontairement de la sorte et qui tamponnait ses yeux à coups de poing, attestant sainte Anne que jamais Breton n'avait eu plus de foi en elle ni plus de sujet d'éternelle reconnaissance. Le soir, tandis que Robert faisait de la musique à Yvonne, le marquis avait un long entretien avec son frère de lait. Ils continuaient à différer d'avis et s'animaient par moments d'une façon extraordinaire. --Il la déteste, quoi! cette femme. --Mais non. --Mais si. Je l'ai bien entendu, peut-être! Je l'aurais embrassé pour la peine. Et vous voulez me faire croire maintenant... Allons donc! --Dans tous les cas, sois sage. --On sera sage, on se taira, on fera l'imbécile devant le petit. Tout de même, c'est enrageant, parce qu'enfin, voyons, monsieur le marquis, du moment qu'il la déteste... --Robert a un cœur à ne détester personne. Jean-Marie ne pouvait comprendre certaines délicatesses gênantes de M. de Kercoëth. Il avait de furieux accès de colère, mais il était habitué à vaincre les grosses difficultés, ou à les tourner quand elles étaient inabordables de front. Aussi, à la suite de la conférence, embrassa-t-il Alain sans rancune. Il quittait l'hôtel, lesté de nombreux chèques signés du marquis. Après avoir exploré quinze ans les tourbillons de l'Océan, Jean-Marie Auvray partait à la découverte de secrets plus malaisés à surprendre au milieu des tourbillons humains que la trace d'un petit enfant dans la mer immense. Alain entra chez Yvonne. Elle écoutait Robert. Le merveilleux talent de l'artiste opérait des prodiges. Un sourire de sphinx relevait le coin des lèvres, les yeux de la folle suivaient en l'air une vision. Kercoëth, en passant devant elle, la fit tressaillir. Elle porta son regard du jeune homme qui finissait de jouer à son mari, et le visage prit une expression de terreur. C'était le prélude ordinaire des grandes crises. Elle se leva d'un bond, souple et sauvage. Une main à l'épaule de Robert, elle le contemplait. Sa voix sans inflexions dit: --Alain... Alain... --C'est moi, Yvonne, qui suis Alain, fit M. de Kercoëth. --Oui, murmura-t-elle, en tournant la tête vers lui, c'est vous. Et vous aussi! reprit-elle, revenue à Robert. Là et là... jeune et vieux. Elle resta quelques secondes absorbée, envahie peut-être par le mystère du phénomène. Kercoëth baisa tendrement les boucles blondes éparses sur le front mat, et ses mots tremblaient un peu quand il désigna son fils: --Là, c'est Robert qui vous fait de la musique. Robert. Moi, je n'ai aucun talent. Il en a beaucoup, lui. Et il est heureux de le mettre à votre service. Remerciez-le, Yvonne. Cela lui fera plaisir. Un pli s'était creusé entre les deux sourcils, les prunelles brillaient d'une lueur étrange, la figure fine avait revêtu une expression d'une incroyable dureté. Elle fascinait Robert haletant. Kercoëth supplia: --Yvonne, ne le regardez pas ainsi! Il tâchait de se glisser entre eux, car Yvonne l'effrayait et il voyait le profond émoi de son fils. Elle le repoussa violemment. --Pourquoi le cacher?... pourquoi? Elle se pencha de plus en plus sur Robert, le couvrant toujours de ce regard magnétique qui, jadis, épouvantait Gaston au bord de la Seine. Robert songeait qu'elle devinait en lui madame de Randières et qu'elle l'allait haïr! Cette pensée le bouleversa au point de faire jaillir ses larmes. Que n'était-il Hughes? Ah! Dieu! qu'il aurait voulu l'être! Mais les sourcils d'Yvonne se détendirent. A la dureté des traits succéda de la stupeur. D'un geste caressant, elle passa les mains sur les joues ruisselantes de Robert, puis examina, au bout de ses doigts, les perles liquides qu'elle venait de cueillir. Un étonnement la tenait immobile. Elle cherchait un mot, un mot qui se dérobait. Enfin, elle balbutia: --Des larmes! Et, se couvrant le visage, elle ajouta d'un accent navré, où ne sonnait plus la folie, où le cri devenait humain, naturel, comme s'il sortait des entrailles meurtries: --J'avais oublié ce que c'était que des larmes. --Elles lui ont noyé le cœur, dit Robert. --Yvonne, s'écria M. de Kercoëth, je vous demande d'aimer Robert. Elle répéta plusieurs fois ce nom inconnu: --Robert... Robert... Robert... Sa charmante figure s'était apaisée. Une inexprimable douceur y rayonnait. --Oui, Alain, dit-elle, de toutes mes forces, autant que vous. Madame de Randières avait bientôt regretté ses emportements contre le marquis. L'excitation tombée, elle s'était rendue compte de sa maladresse. Tenter de noircir un père qu'on admirait par avance--sans qu'elle sût ni pourquoi ni comment--c'était de bien mauvaise politique. Elle s'enlevait le beau rôle et faisait le jeu de l'adversaire. Elle espéra qu'un grand luxe de démonstrations rétablirait l'équilibre. Coûte que coûte, il fallait non seulement garder, mais augmenter son empire. Elle se rendit au pavillon de Robert. On se réconcilierait tous deux, au bénéfice des Laffont. Firmin l'informa que son maître était absent et ne dînerait pas à l'hôtel. La baronne courut chez Willmann, Willmann lui indiquerait sans doute le domicile de M. de Kercoëth, l'origine des relations. Par malheur, la villégiature de Meudon offrait encore des charmes au vieux violoncelliste. Elle commença de s'alarmer. Comme elle était seule! Si, du moins, Legouet se trouvait à Paris, elle le ferait aller, venir... où? de quel côté se tourner? Ses inquiétudes augmentèrent, à mesure que le temps passait. Elle prit le parti de regagner l'hôtel. Ses nerfs ébranlés ne lui laissaient pas un moment de repos. La soirée lui parut d'une longueur interminable. Tout parlait de Robert, le grand piano silencieux où tant de fois avait vibré son inspiration, le fauteuil où il s'asseyait sous l'orbe de la lampe pour lui faire la lecture. Quelles habitudes elle contractait depuis quelques mois, qui transformaient son existence et que rien ne parviendrait à remplacer! Était-ce bien elle, la femme frivole d'autrefois, arrivée à une aussi complète sujétion du cœur? Il y avait donc vraiment eu au fond d'elle-même des instincts de maternité, refoulés longtemps, toujours raillés, et qui prenaient leur revanche, grandis à son insu dans le désenchantement des heures vides, comme une vengeance du ciel la punissant de n'avoir pas voulu être mère ou de l'avoir voulu trop tard? La nature a de ces énigmatiques représailles. La créature impitoyable pour Hughes subissait des douleurs pareilles à celles d'Yvonne. Sa poitrine se serrait dans la terreur d'une catastrophe qu'elle se refusait à prévoir pour ne pas s'affoler complètement. Le passé se levait, déroulant le long écheveau des jours disparus, amours, ivresses, frayeurs, jalousie, haine, vengeance, les scènes atroces après les délirantes extases. Le souvenir de sa fureur implacable, endormie dans sa nouvelle passion, la faisait frémir, à présent que cette passion était menacée. De toute la nuit, elle ne put fermer l'œil. Elle s'exaspérait à ressasser le bonheur récemment entré sous son toit, près de le fuir peut-être. Elle ne se connaissait au monde que deux affections pures: mademoiselle de Gauleins et Robert. L'une disparaîtrait bientôt dans la mort, Alain faisait mine de lui ravir l'autre. Elle l'exécrait, cet homme. Ses droits! Et puis?... En quoi la regardaient-ils? Elle souffrait, voilà ce qui la regardait. Pendant la matinée, Robert demeura invisible. Elle fit venir Firmin. --A quelle heure votre maître est-il sorti? --Hier, madame la baronne. --Ce matin. --C'est que... je demande pardon à madame la baronne... je n'ai pas vu monsieur depuis hier. --Il n'est pas rentré cette nuit? --Non, madame la baronne. Ainsi, c'était fini. Robert la quittait pour toujours, sans un adieu. L'ingrat! Il ne comprenait donc point que cela était impossible, qu'elle se défendrait, qu'elle le retrouverait où qu'il fût, qu'elle le disputerait comme son bien? Firmin l'avait prévenue qu'un télégramme était arrivé de bonne heure au pavillon. Elle n'osait réclamer cette dépêche quoiqu'elle brûlât d'en connaître le contenu. Que de secrets entre elle et lui! Comme il la traitait en indifférente! Dans l'après-midi, elle descendit au jardin pour chercher de l'air, car elle étouffait. Les digitales étalaient leur pourpre sur l'émeraude de la pelouse, les héliotropes embaumaient. A travers les splendeurs de la floraison automnale, le pavillon montrait sa façade coquette où les rosiers croisaient leurs guirlandes. On eût dit que les choses inanimées prenaient une voix et l'appelaient, tant elle se sentait attirée par là. Elle fit deux ou trois pas et, tout à coup, elle comprit ce qui l'attirait: près d'un massif de rhododendrons très élevés, Robert lisait la dépêche que Firmin venait de lui remettre. Du marquis de Kercoëth, évidemment! La guerre commençait, Alain voulait son fils. Mais elle le voulait aussi. Elle parlerait à Robert avant qu'il répondît. Soudain elle s'arrêta. Elle avait contourné le massif, il n'était pas seul, Kercoëth se trouvait près de lui. A son tour, le marquis parcourait le papier bleu, puis prononçait quelques paroles. La distance l'empêcha d'entendre, non de voir, et elle voyait Robert, atterré d'abord, se jeter au cou d'Alain dans un grand élan d'effusion joyeuse. Elle n'y tint plus. Sans se soucier de Firmin, qui attendait les ordres, elle marcha droit à Robert, lui saisit le bras d'un mouvement de rage jalouse et, haletante: --Qu'y a-t-il? que faites-vous là, quand je vous attends depuis hier? Il lui tendit la dépêche. Elle était de Gaston: madame Laffont se mourait. Kercoëth salua Léonie et dit à son fils: --Si tu peux faire seul une partie de tes préparatifs, ton valet de chambre ira au télégraphe. Déjà, devant elle, on ne la comptait plus pour rien. On commandait jusque dans sa maison. L'autre, comme si l'obéissance allait de soi, griffonnait quelques lignes sur la page d'un calepin, ne prenait même pas la peine d'énoncer ses projets. --Tenez, Firmin. Et vite. --Puis-je au moins savoir ce dont il est question? --Ne devinez-vous point? répliqua le marquis. Il va partir. --Sans mon aveu? D'un ton sec, pour bien faire parade de sa soumission à l'égard de M. de Kercoëth, le jeune homme répondit: --Mon père m'autorise à me rendre à la Riveraine. --A la Riveraine? Non, non. --Pourquoi? fit Alain, l'air détaché, quoiqu'un éclair furtif eût brillé sous ses paupières. Elle lui lança un regard haineux, et, se tournant vers Robert: --Vous n'irez pas, mon enfant. --Pardonnez-moi, j'irai. Blanche et Gaston pleurent, ma place est auprès d'eux. Elle comprit qu'il serait inébranlable et qu'une plus longue résistance éveillerait les soupçons de M. de Kercoëth. --Robert, Robert, dit-elle avec effort, j'ai eu bien des torts envers vous, un séjour à la Riveraine en ravivera le souvenir. C'est dans ce but qu'on vous y pousse. Allez, puisque je ne peux obtenir que vous renonciez à ce voyage. Mais n'oubliez pas, si grands qu'aient été mes torts, que je les expie cruellement à cette heure. Un spasme nerveux lui coupa la parole. Elle s'éloigna, craignant d'en trop dire. Sa douleur était réelle, Robert ne la remarquait pas, il ne remarquait qu'une chose: les allusions blessantes pour son père. --Elle vous exècre! observa-t-il. --C'est tout naturel, dit en souriant le marquis. Elle te sent si bien à moi. --Oh! certes... et plus qu'à elle. --Chut! mon enfant. Je n'ai pas le courage de t'en gronder, mais elle n'a pas la force de s'y résoudre. Aussi me prend-elle un peu pour son bourreau, moi qui l'ai si longtemps accusée d'être le mien. Je lui inspire de la répulsion. Nous ne devons lui en vouloir ni l'un ni l'autre. Allons, je la rejoins, va te préparer. Je te conduirai à la gare et j'irai t'excuser auprès de madame de Serples. Kercoëth se dirigea vers le corps de bâtiment principal. Firmin, revenu du télégraphe, ne se doutait pas que madame de Randières eût consigné sa porte. Sur la demande du marquis, il l'introduisit dans le boudoir. Elle sanglotait, la tête enfouie au fond des coussins de sa chaise longue. Cette explosion de douleur, où la feinte était inadmissible, ne pouvait que déconcerter Alain, elle battait en brèche une chère espérance. Le malheur inconsolé d'Yvonne sauta devant ses yeux et jeta de l'ombre sur ses joies. On pleure son enfant, on ne pleure pas l'enfant d'une rivale. Et pourtant... Il s'approcha de Léonie. --Madame... Elle tressaillit, se leva, farouche, et, montrant un visage baigné de larmes: --Que voulez-vous? Savoir si je souffre? Eh bien, oui, je souffre. Soyez satisfait, et laissez-moi. --Voyons, madame... --Que vous faut-il de plus? Sonder mes plaies? Elles sont insondables, grâce à vous. J'avais un fils, vous me le prenez. Il commençait à m'aimer, vous tuez sa tendresse. Tout ce qu'il me donnait, vous me le volez. Elle scandait ses phrases, avec des heurts dans la voix. --Vous vous trompez, dit doucement Kercoëth. Je ne vous prends ni ne vous vole rien. Robert sait ce qu'il vous doit et ne change pas du jour au lendemain. Permettez-moi de vous le dire, votre désespoir me confond. De quoi s'agit-il? d'un répondant naturel qui apporte sa protection. Vous devriez être la première à me remercier. Quelle mère êtes-vous donc? --Bonne ou mauvaise, mais capable de marcher seule, sans protection, sans répondant, même naturel. --Vous, oui, mais Robert? Quel avenir lui préparez-vous? --Avec ma fortune... --Sous quel nom? --Il s'en fera un. --Si on lui en laisse le moyen. Alors, avec une délicatesse infinie, mais beaucoup de fermeté, Alain souligna les dangers de la situation, mit en relief ce qu'il pouvait livrer des souffrances morales de Robert, sans trahir sa confiance et blesser gratuitement Léonie. --Ce qu'il y a dans ma vie, déclara-t-elle, ne regarde personne. --Je m'occupe et l'on s'occupe de Robert, non de vous. --En quel sens? --Réfléchissez. --Ah! je n'ai pas le temps de réfléchir. --C'est que je répugne à vous dire... Il appuyait sur les interprétations du monde: un jeune homme tombé par miracle chez une femme riche, indépendante, jeune encore, toujours belle, dont les triomphes avaient excité l'envie, dont la subite retraite la déchaînait. --Bref?... --Bref, une aventure scabreuse, salissante, infâme. Plus il s'animait, plus la lumière se faisait dans l'esprit de Léonie. L'emportement de Robert, la veille, lui revenait sous son vrai jour. Elle n'avait pris garde qu'à un détail: on la déchirait et on la traînait dans la boue, et, se croyant le fils, il s'était donné la moitié de ce déshonneur. Voilà que ce n'était pas le fils, mais l'homme qui rugissait devant elle, l'homme accusé d'un acte vil entre tous. Elle n'osait plus lever les yeux, elle bégaya: --C'est une chose affreuse, affreuse. --Vous connaissez le monde, vous deviez vous y attendre. Dans tous les cas, vous êtes avertie, maintenant. --Trop tard. --Non, puisque deux moyens vous restent de dégager son honneur. --Lesquels? --Ou confesser bravement la vérité, ce qui me paraît impossible, ou me le donner. --Ce qui reviendrait au même et me séparerait de lui pour toujours, de sorte que j'aurais la honte de l'aveu sans le bénéfice de la faute. --Vous ne pensez qu'à vous. --Eh! monsieur, qui donc y penserait? --Tant que Robert demeurera sous votre toit, son honneur y sera en souffrance. Il vous a sacrifié sa liberté, parce que vous la lui demandiez au nom de vos remords. Ces remords doivent être apaisés aujourd'hui. Ne permettez pas qu'il soit plus longtemps victime de sa générosité; car, moi, je ne permets pas qu'il soit plus longtemps victime d'une abominable calomnie. --Je suis prête à tout. Je lui constituerai la fortune que vous jugerez nécessaire. --De l'argent! l'argent de votre mari! --Mais alors, quoi? --Ou dites la vérité, ou laissez-le moi. En vain Léonie tâchait d'y échapper, le dilemme l'enserrait impitoyablement. Être hardie en face du monde, elle n'en avait pas le courage, elle n'avait pas non plus le courage de renoncer à Robert. --Ce serait au-dessus de mes forces, soupira-t-elle. --Laquelle des deux choses? --L'une et l'autre. Alain eut un éclat de triomphe: --Vous voyez bien, vous voyez bien que vous n'êtes pas la mère de mon fils! Elle se redressa de toute sa hauteur. La créature vindicative retrouvait ses instincts, la femme capable d'attendrissement faisait place à la femme capable de toutes les machinations. --Vous me tendiez un piège, monsieur? --Quand ce serait? --Inutile. A bas le masque! Ce que vous voulez, c'est Robert, non pas son honneur: Robert pour vous seul, loin de moi, sans moi. Eh bien! je le veux aussi, sans vous, loin de vous. --Et déshonoré? --J'imposerai silence à la calomnie, nous avons eu déjà maille à partir ensemble. --Elle continuera malgré vous. --Allons donc! si je m'en mêle? Soyez tranquille, elle tombera devant l'évidence. --A condition que vous reconnaissiez publiquement Robert. --Publiquement, soit. --Et légalement. --Le monde est moins dur que la loi. Celle-ci me condamnerait, puisque l'épouse a eu peur pour la mère; celui-là me croira sur parole. --Où est né Robert? interrogea le marquis. --A Karenthal. --Il est donc inscrit à la mairie de Kercoëth? Par un effort de volonté suprême, Léonie réprima un léger tremblement nerveux. Elle espérait que sa décision soudaine la débarrasserait d'Alain... jusqu'à nouvel ordre; cet homme était extraordinairement tenace, il procédait à la manière d'un juge d'instruction. --Je vais, dit-elle, vous chercher son acte de naissance. Elle était heureuse d'avoir une minute de liberté pour réfléchir, pour se remettre, avant de finir cette lutte lassante. Alain se sentait singulièrement ému. Tout son cœur lui disait que Robert et Hughes n'étaient qu'un, mais sa raison était obligée de souscrire aux faits patents, à la maternité de Léonie. Elle se montrait prête à réclamer ouvertement son fils, elle foulait aux pieds sa propre considération, elle avait hésité d'abord, elle n'hésitait plus; c'était bien là une preuve, la plus éloquente de toutes. --Voici, dit madame de Randières, en tendant un papier jauni qu'elle rapportait comme un trophée. Alain le déplia d'un geste machinal. Il n'avait plus besoin d'être convaincu. Ce fut presque sans y prêter attention qu'il lut l'en-tête: «Mairie de Lyon.» Les mots mêmes le réveillèrent. --Lyon? Vous m'avez dit Kercoëth. Il regarda de plus près, et, à mesure que se poursuivait la lecture, son visage contracté reflétait tour à tour le dégoût et la pitié. --Vous aviez mis Robert à l'hospice des Enfants-Trouvés? --Pas moi. --Cependant... Il lui plaça sous les yeux la feuille qui tremblait entre ses doigts. Madame de Randières rougit. --A cette époque, dit-elle, une personne est entrée chez moi en qualité de femme de chambre; mais, en réalité, pour me prêter ses secours... Elle a remis Robert... dès sa naissance... à une amie... venue exprès de Lyon... --Je vous préviens, je ne comprends pas le premier mot de ce que vous dites. Elle non plus ne comprenait pas. Embarquée dans toute une histoire, elle ne savait à quel saint se vouer. Elle répondit pourtant avec beaucoup de flegme: --C'est probablement votre faute. Toujours est-il que cette amie de ma femme de chambre a momentanément confié Robert à l'hospice. --Confié!... vous avez des mots sanglants. --Si vous m'interrompez toujours... --Je m'édifie. --Tant mieux!... L'hospice l'a fait inscrire sur les registres de l'état civil, puis on l'a donné à des paysans du Vivarais. --Les Benoît? aux Mérilles? --Précisément. Alain n'insista plus. Les soupçons, un moment envolés, étaient revenus avec une vitalité intense. Les explications de madame de Randières, ses embarras, cette feuille de papier, sale, graisseuse, noircie aux coins par des attouchements ignobles, avec la mention brutale: «Père et mère inconnus», ouvraient de nouveau les ailes à ses espérances. Plus que jamais, il était résolu de faire la lumière. Mais, il se réservait de la faire sans elle, en dépit d'elle. Son silence enchanta Léonie. Elle le réputait désarmé, partant vaincu. --Hier, vous me demandiez des preuves, s'écria-t-elle. J'ai tout mis en œuvre pour les effacer, vous le voyez. Cependant elles éclatent, malgré mes efforts. Kercoëth hocha la tête. Si elle nommait cela des preuves éclatantes! --Il vous serait malaisé, dit-il, d'établir vos droits avec un pareil chiffon. --Parce que? --Il sue la misère et le vice. On n'admettra jamais qu'il sort du secrétaire d'une de nos mondaines les plus élégantes. --On se dira qu'il vient de chez des paysans un peu grossiers et frustes. --Ce qui prouvera surabondamment de quelle sollicitude vous étiez remplie. Vous avez le choix entre la marâtre et la... menteuse. On ne vous fera pas l'injure de retenir le premier qualificatif. Reste le second, et que deviennent vos droits? Savez-vous ce que pensera le monde? Il pensera que, prévoyant l'infamie dont on accuse Robert, vous avez voulu la couvrir d'un mensonge encore plus infâme, et cacher la maîtresse sous la mère. Donc, il est inadmissible qu'il reste plus longtemps ici. A son retour de la Riveraine, il s'appellera Kercoëth et prendra place à mon foyer. Je lui donnerai tout le temps que je ne donnerai pas à ma femme. --Votre femme! Elle vint droit au marquis et, posant la main sur sa main, martelant les phrases, en proie à une agitation qui tenait de la fureur: --Vous, bien; que vous l'ayez, j'y consens. Mais qu'il voie Yvonne, vive près d'elle, respire le même air, cela, je refuse. --Ah!... pourquoi? --Parce que je refuse. Comme le regard bleu d'Alain semblait vouloir fouiller les replis de sa conscience, lever tous les voiles, elle ajouta précipitamment: --Dans une heure lucide... est-ce qu'on sait!... elle peut me deviner en lui. --Vous supposez aux fous un don particulier de divination? --Non, mais j'aurais peur. Je me rappelle la nature d'Yvonne. Implacable avant, elle le serait deux fois plus après. En donnant à mon fils la place du sien, vous l'outragerez dans toutes ses fibres. Qu'elle le comprenne à un moment quelconque, elle ne le supportera pas. Est-ce cela que vous voulez? Je vous cède en tout, je laisse Robert me quitter pour vous suivre; à votre tour, cédez-moi sur un point. Yvonne et moi, nous nous haïssons. Enfin, il est naturel que je sois superstitieuse, craintive, dès qu'il est question de lui. Comment ne le comprenez-vous pas? Rassurez-moi, monsieur. Donnez-moi votre parole... L'impatience gagnait Kercoëth. A mesure qu'il s'ancrait dans ses espérances, les moindres détails lui servaient d'indices. L'exagération même du langage, ces craintes au sujet d'une pauvre créature folle le confirmaient en une quasi-certitude morale. Il haussa imperceptiblement les épaules. --Vos frayeurs sont chimériques, Robert chez moi sera chez lui; malgré sa démence, Yvonne l'a presque adopté. --Elle l'a déjà vu? --A plusieurs reprises. Et, croyez-moi, si jamais elle recouvre la raison, ce ne sera pas pour se venger de vous sur Robert, ce sera pour vous pardonner à cause de lui. X Il était midi quand l'express s'arrêta au Teil. Un soleil éblouissant inondait la plaine, parée des couleurs changeantes de l'automne. En descendant du train, Robert fut salué par la voix d'un vieil ami, le Rhône, dont les murmures lointains arrivaient avec la brise et le reportaient aux temps où le fleuve berçait les chagrins et les rêves du petit pâtre des Mérilles, couché sur ses bords. Pressé de gagner la Riveraine, il chercha des yeux une voiture. La cour de la gare était vide de toute espèce de véhicule. Il consigna ses bagages et se mit en route, son sac de voyage à la main. Comme il franchissait la grille extérieure, un paysan l'aborda. --Vous allez à la Riveraine, monsieur? Je passe devant la maison. Il y a une place dans la carriole. Ne vous gênez pas. Tout à votre service. --Ma foi, dit Robert, votre proposition tombe à merveille. J'accepte avec le plus grand plaisir. --Dans un quart d'heure alors. Le cheval mange l'avoine. En un rien de temps nous filerons. --Vous êtes vraiment trop aimable. Et je vous remercie beaucoup. --Pas la peine. Entre vieilles connaissances!... Mais oui, mais oui, monsieur Robert. Je sais votre nom, vous voyez. On croit venir _incognito_, comme on dit des gros personnages, et, au bout de deux ou trois pas... Le paysan eut un rire de satisfaction vaniteuse--la vanité de sa bonne mémoire--qui lui fendit la bouche jusqu'aux oreilles. --D'abord, reprit-il, je me tâtais: «Où diable as-tu rencontré ce bonhomme-là?» Je vous remettais sans vous remettre. Mais, quand vous avez parlé de la Riveraine, peuchère! on n'est pas une bête. Ah! pourtant, vous n'êtes plus le même qu'à l'époque où nous trimions ensemble chez Benoît. Paris vous a rudement profité. Il lorgnait les vêtements de Robert d'un air moitié goguenard moitié sérieux. --Un muscadin «d'ores et déjà». Aussi, vous ne vous rappelez plus le premier valet de charrue des Mérilles. --Attendez donc. Antoine, n'est-ce pas? --Pour vous servir. Je ne sais trop pourquoi les maîtres vous détestaient, car vous étiez un joli gars. Il m'est venu des idées à ce sujet, mais j'ai eu le tort de les dire tout haut. Benoît m'a flanqué à la porte. L'imbécile! Mieux valait me traiter de bonne amitié et, s'il y avait quelque chose, me fermer la bouche avec une part du gâteau. Trop avare pour cela. Il lui en a cuit. Il a cherché mon pareil, sans le trouver, obligé d'en prendre deux à ma place. Et les Mérilles s'en allaient à la dérive. Sitôt le vieux paralysé, j'y suis rentré. Lorsqu'il mourra, je lui succéderai sur toute la ligne: terres, bêtes et veuve. --Pouvez-vous me dire comment va madame Laffont? --Au point du jour, on lui a porté le bon Dieu. Elle doit être morte à cette heure. Attendez-moi, je vais atteler. En un tour de main. Robert maudissait la distance qui le séparait de la Riveraine. Il souhaitait si fort d'arriver à temps au chevet de la malheureuse mère, pour la rassurer sur l'avenir de ses enfants. --Quand vous voudrez, monsieur. --Le plus vite possible, Antoine. Un coup de fouet cingla la croupe du cheval qui s'enleva d'un trot lourd. --Maintenant, la Riveraine est aux créanciers, continua le paysan. Madame Laffont espérait que les affaires s'arrangeraient. Mais, l'autre jour, l'huissier est venu. Mademoiselle Blanche se trouvait au village, chez un malade; M. Gaston l'accompagnait. De sorte que la pauvre dame a reçu l'huissier comme on reçoit un boulet de canon, elle est tombée tout de son long et n'a plus desserré les dents. --C'est épouvantable! Antoine secoua vigoureusement les rênes. --Oui, la ruine, ce n'est pas drôle. Tout ce qu'il appréciait dans le désastre, c'était la fortune engloutie. A ce moment, le chemin faisait un coude brusque. Robert reconnut le site gravé au fond de sa mémoire. La haie de mûriers contre laquelle il dormait, le jour où Blanche lui était apparue pour la première fois, se dressait encore le long du champ, pas plus touffue que jadis, rongée par les troupeaux qui passent; les arbres à l'entour n'avaient pas sensiblement étendu leurs ramures; le Rhône continuait de gronder en mordant les cailloux de la grève, l'immuable montagne se profilait dans le bleu flamboyant du ciel, le même soleil brillait sur la même nature. Même paysage, même horizon clair et chaud, même poésie champêtre, épanouie sous les brises du fleuve. La terre restait la terre, à jamais semblable, féconde, insensible, et la vie bouleversait les existences qui s'agitaient et s'évanouissaient comme des ombres au milieu de l'immobile création. L'abandonné, ce n'était plus le petit pâtre, c'était Gaston, c'était Blanche, première protectrice de sa misère, la première aimée, orpheline, pauvre, désolée, tandis qu'il était heureux, que le ciel souriait à la plaine ensoleillée, que toutes les voix mystérieuses s'accordaient au rythme des flots infatigables et disaient ensemble, en ce radieux automne, la joie inconsciente des choses, à l'heure où saignaient des âmes. Et les yeux de Robert se fixaient aux grands arbres, là-bas, dans le lointain, du côté de la Riveraine. Antoine respecta sa tristesse. Il est vrai qu'Antoine, obligé de mettre sa bête au pas vu le déplorable état de la route, était fort intrigué: un homme cheminait devant eux, dont la tournure le laissait perplexe. Il tutoyait tous les gens du pays, tous les mariniers du Rhône; celui-ci? serviteur! Taille trop haute pour être d'un Méridional, démarche trop balancée pour être d'un paysan. Robert l'aurait pu renseigner, car c'était Jean-Marie, portant au bout d'un bâton un paquet sur son épaule; mais, pris au cadre où brusquement allait surgir la Riveraine, il n'en détournait pas les yeux. Antoine jeta au piéton un regard qui devint méfiant quand il eut constaté que l'étranger s'enfonçait le chapeau sur les sourcils pour cacher son visage. Quelques instants après, Robert poussa une exclamation: «La Riveraine!» En un clin d'œil il fut par terre. --Merci, Antoine, merci. Prenez, pour boire à ma santé. Déjà le jeune homme courait à la porte d'entrée. --Monsieur!... monsieur!... appelait Antoine. Il s'égosillait en vain, l'autre filait d'un pas rapide. --Monsieur!... Gardez votre argent. C'est de bien grand cœur que... L'argent était de l'or. Il se gratta l'oreille. On refuse vingt sous, mais vingt francs?... Philosophe, il empocha le louis. Robert avait franchi la grille, traversé la cour et pénétré dans l'antichambre. Des personnes à l'allure bizarre descendaient l'escalier, furetaient dans les pièces... Il reconnut le juge de paix, son greffier, une femme chargée de temps immémorial des commissions du village. Derrière, se tenaient deux hommes, la mine renfrognée, des créanciers sans doute, et Gaston, très pâle. Celui-ci, à la vue de Robert, eut un cri étouffé, un cri de délivrance. Oh! toi... toi... --Ta mère? --C'est fini. Le juge de paix s'en allait suivi de ses acolytes. La commissionnaire traditionnelle l'apostropha: --Comment voulez-vous, monsieur le juge, qu'on rende à madame Laffont les mêmes honneurs qu'à son mari? Vous avez mis les scellés partout, notamment au secrétaire. --Il fallait bien, grommela le magistrat. Un des deux créanciers s'empressa d'ajouter: --Quand on est pauvre, on fait comme les pauvres. Sur cette bonne parole, le groupe de justice s'esquiva. La femme se rapprocha de Gaston. --Dites, alors, vous? Elles tiennent toujours, les commissions? Commander une messe pareille à celle de défunt votre père? Aller à Viviers acheter des étoffes noires? Eh bien! voyons la monnaie... Ah! vous n'avez pas le sou? Vous vous figurez peut-être que je payerai de ma poche? Regardez donc si j'ai une tête de dupe. Robert avait une envie considérable de bousculer l'agréable créature. Il tendit son portefeuille à Gaston. --Ferme-lui la bouche. Une femme comblée de bienfaits par ton père! --S'il vous plaît? glapit la mégère hors d'elle-même. M. Laffont m'a fait travailler; après? Cela vaut mieux que d'être recueilli en chien vagabond. --Dehors! commanda Gaston, ou je vous jette par la fenêtre. La menace et la grosseur du portefeuille la firent réfléchir; elle redevint souple comme un jonc. --Si vous tenez, dit-elle, à ce que tout soit prêt pour la cérémonie, il faut nous dépêcher. Elle reçut un billet de banque et détala. Quand les deux jeunes gens furent seuls, un sourire navré plissa les lèvres de Gaston. --Ah! l'affreuse chose, lorsqu'on a le cœur aux abois, d'être harcelé par d'ignobles soucis! Maman est morte, tuée par la certitude de notre ruine. Il est positif que la misère nous tient à la gorge. Elle nous oblige, au moment où nous devenons orphelins, à penser à tout, excepté à notre malheur. Si tu savais, pas un centime pour la faire enterrer, pour acheter notre deuil. Sans abri avant la fin de la semaine, sans pain dans quelques jours. Moi, je me tirerai d'affaire; mais Blanche? Seule, n'ayant plus que toi et moi, pas même deux hommes, tant nous sommes jeunes... A nous deux, que ferions-nous? --Il faut avoir confiance, balbutia Robert, que cette détresse bouleversait. --Avoir confiance, hélas!... Et pourtant, depuis que tu es ici, je me sens moins découragé. Il y a dans ce portefeuille de quoi parer au plus pressé; mais ta présence surtout me fait du bien. C'est un trésor que l'amitié. La nôtre n'a jamais eu un nuage, elle a grandi avec nous, elle s'est cimentée dans les larmes, autour d'un cercueil, et, quand tout nous abandonne, elle te ramène à la douleur. --Je vous aime comme vous m'avez aimé, dit simplement Robert. Je t'en conjure, ne te laisse pas abattre, je suis là. Si, pour les choses urgentes, tu n'as pas assez du contenu de ce portefeuille, dis-le moi, je télégraphierai à mon père. --Ton père? --Et quel père, Gaston! Le marquis de Kercoëth. --Tu es le fils de la folle? --Non, dit Robert avec un soupir. Je te conterai plus tard... Je voudrais voir Blanche. --Viens. Ils entrèrent dans la chambre de madame Laffont. Le lit était jonché de fleurs. La morte, dans son dernier sommeil, gardait une expression de douleur poignante. Sur le corps rigide un maigre cierge jetait des lueurs blafardes; près de la table, de l'eau bénite avec un long rameau de buis; à côté, une religieuse lisait. Robert s'agenouilla. Elle ne lui était pas très douce, la morte; mais elle idolâtrait ses enfants, elle était toujours restée digne de leur respect. Comme on la pleurait, à cette heure où ses légers travers s'oubliaient pour laisser resplendir la pureté de sa vie d'épouse et de mère! Il chassa ces pensées, afin d'éviter un rapprochement trop cruel. Au pied du lit, une ombre noire tranchait sur la blancheur des draps. Blanche, la tête enfouie dans les mains, n'avait pas remarqué sa présence, elle demeurait immobile. Robert se releva. Gaston se pencha vers sa sœur: --Blanche, il est arrivé. Lentement, la jeune fille se dressa sur ses pieds, déployant un buste aux formes élancées et sculpturales, montrant son magnifique visage, pâli par les veilles. Robert fit un pas, les mains tendues, le cœur palpitant; puis il s'arrêta. La créature superbe lui apparaissait dans une apothéose de douleur comme une divinité souffrante qu'on ne vénère qu'à genoux. Mais elle l'aperçut, se jeta sur sa poitrine, pendue à son cou, ainsi qu'au temps de l'enfance. --Mon frère... mon Robert... Lui baisait ses cheveux et frémissait de la sentir ainsi, tendre, abandonnée et simple. --Emmène-la, dit Gaston. Elle a tant besoin de repos! Il l'entraîna. Elle obéissait, ne songeant pas à se défendre contre l'influence aimée. Ils entrèrent au salon. Tristes et doux, les souvenirs s'y multipliaient. Là, M. Laffont rendait le dernier soupir, vivait entre eux sa dernière journée. La plaie nouvelle rouvrait la plaie ancienne, la mort les resserrait encore une fois l'un contre l'autre. Ils se regardèrent, presque troublés des changements survenus: Robert un homme, Blanche avec toutes les grâces de la femme. A peine se reconnaissaient-ils au dehors, eux qui se reconnaissaient si bien au dedans. Et l'intimité fraternelle peu à peu changeait, à son tour, avec la complicité de leur beauté, de leur jeunesse, de leur chagrin. Blanche disait à Robert la fin navrante, elle retrouvait la parole en retrouvant le confident. Son cœur, trop accablé, replié sur lui-même, se remettait à battre au son de cette voix; une atroce sensation de solitude l'avait glacé, voici qu'il se réchauffait près du cher compagnon des premières années et des plaisirs sans larmes, qui avaient duré si peu. Et Robert s'enivrait d'entendre. --Blanche, Blanche, laisse-moi remplacer ton père et ta mère. Je t'entourerai d'une telle adoration que je fermerai ta blessure. Il y a si longtemps que je t'aime, sans savoir ce que c'est que d'aimer. Et maintenant que je le sais, il me semble que je le sais depuis si longtemps. Sois ma femme. Elle l'écoutait, l'admirait, avec une religieuse tendresse, plongeait les yeux en ses yeux. --C'est à toi que je pense, Robert, en toi que je me réfugie dans tous mes chagrins. Tu es mon protecteur et mon appui. Je serai ta femme. Comment Dieu m'envoie-t-il la plus grande des joies, au moment où j'ai le plus de larmes à verser? --Pour qu'elle les essuie. Notre amour, scellé dans la souffrance, sera plus fort que la mort. Elle joignit les mains d'un geste pieux, évoquant les disparus. Leur perte la poignait toujours d'une manière aussi profonde; mais elle songeait que le tourment de ces âmes, ce devait être sa détresse, celle de Gaston, et qu'il venait de finir puisqu'elle venait de se donner. Le jour des funérailles, tous les paysans des environs affluèrent à la Riveraine, et Gaston attendit vainement les membres convoqués de la famille. La position précaire des orphelins faisait le vide. Une démarche de courtoisie pouvait donner lieu à de gênantes expansions, il est difficile d'être témoin d'un désespoir sans y chercher un remède; or, dans le cas actuel, le plus simple remède est une offre de services, surtout quand on tient de la nature quelque bonté de cœur. Pour ne se pas exposer à de dangereux entraînements, chacun s'était abstenu. L'égoïsme a de ces mots d'ordre. Blanche et Gaston, derrière le corbillard, ne furent suivis que de Robert et des rustiques comparses. Faute de mieux, on pria madame Benoît de porter un des coins du drap mortuaire. Le cortège s'achemina vers l'église, le long des sentiers bordés de buissons, où les baies d'églantiers étalent leurs grappes rouges sur le vert pâli des feuilles. Durant le trajet, Jean-Marie surgit à l'improviste et se confondit dans les derniers rangs. Naturellement ses voisins--tous les enterrements se ressemblent--s'occupèrent de lui bien plus que de celle qu'on emportait. D'où sortait-il? qui était-il? On s'informait tout bas, de l'un à l'autre. On aurait ainsi passé le temps jusqu'à l'église, si l'arrivée d'une calèche n'eût détourné l'attention. Cependant le cercueil venait d'être déposé sur le catafalque de bois noir, devant le grand autel. Les enfants s'étaient placés à droite, l'église s'emplissait peu à peu. L'on entendait sonner dehors les grelots de poste des chevaux, et l'on admirait la belle tournure de l'homme descendu de la calèche. Il était à l'écart, au bas de l'église, son regard allait de Robert aux orphelins. La cérémonie terminée, il suivit la foule dans le cimetière et s'approcha, comme les autres, pour jeter de l'eau bénite sur la fosse, de sorte qu'il se trouva bientôt près des porteurs du drap. Madame Benoît l'aperçut, ses dents claquèrent et ses lèvres laissèrent échapper ce nom: --Le marquis de Kercoëth! Il lui semblait qu'un trait de feu la traversait de part en part, qu'on l'examinait, qu'on lui fouillait la conscience. Pourtant le marquis de Kercoëth ne s'était pas tourné vers elle, il s'éloignait dans la direction de Robert et de Gaston. Elle remit le drap au sacristain et gagna la porte du cimetière. Jean-Marie lui barra le passage: --Dites donc, la mère, pourriez-vous m'apprendre le nom de ce monsieur qui va vers les enfants de la défunte? --Allez le lui demander. --Vous n'êtes pas aimable. Mais je vous pardonne, parce que vous avez l'air diablement pressé. Vous vous sauvez, comme si vous aviez les gendarmes à vos trousses. Elle jeta sur son interlocuteur un coup d'œil perçant. Cette face tannée, encadrée de barbe rousse, en fer à cheval, le roulis persistant du corps et l'accent lui rappelaient les Bretons de Karenthal, du temps où elle servait chez la baronne de Randières. --Enfin, quoi? dit-elle brutalement. --Je vous demande le nom de... Elle coupa la phrase d'une exclamation rauque: --Est-ce que je sais? --Il était plus simple et plus poli de me répondre tout de suite. Vous n'avez jamais vu ce monsieur? --Non. --Cherchez bien. J'ai idée que vous commettez une erreur. Consultez votre boussole. Vous n'aviez qu'une manière de faire croire que vous ne l'avez jamais vu, c'était de ne pas le reconnaître. Et je veux prendre un esquif pour une frégate de guerre, si vous ne l'avez pas reconnu tout à l'heure, à telles enseignes que vous aviez l'air d'être fort peu satisfaite. Cela gênerait-il madame Benoît, dites, mademoiselle Justine? Jean-Marie se balançait devant elle, les mains dans les poches, la mine narquoise, jouissant de sa confusion. La confusion était si réelle que madame Benoît ne niait plus; évidemment, cet homme en savait long sur son compte, il était des gens du marquis. Si elle avait pu hésiter un instant, tous ses doutes auraient disparu à cette phrase: «Je gage que vous ne vous rappelez seulement plus les falaises de Kercoëth?» Le danger lui rendit sa présence d'esprit, elle toisa le marin. --Vous êtes de Kercoëth, vous? --On s'en flatte. --Eh bien! qu'y a-t-il pour votre service? --Peuh! moi, je ne manque de rien, tandis que vous... --Moi non plus. --Tant pis, Justine, tant pis. Car précisément je voulais vous prévenir, vous allez être récompensée selon vos mérites de tout ce que vous avez fait pour ce jeune homme. Il désignait Robert, assis dans la calèche en face de Blanche, à côté de Gaston, M. de Kercoëth vis-à-vis du frère. Comment étaient-ils réunis ainsi, pareils à des gens qui se connaissent et s'aiment de vieille date? Elle ne parvenait pas à le comprendre. L'épouvante la gagnait. Toutefois, elle faisait bonne contenance, le salut dépendait de son sang-froid. --Le marquis de Kercoëth est riche, continua Jean-Marie, il est puissant. Et vous ne vous figurez pas à quel point il adore son fils. Votre fortune est certaine. Elle trépignait sur place. Se moquait-on, était-ce sérieux? Elle paya d'audace: --J'en suis fort aise, au revoir. --Certainement au revoir... Elle filait par un chemin creux, il lui emboîta le pas. --Dites donc, la mère? --Encore! --Dame, puisque c'est moi qui suis chargé de régler la note. M. le marquis trouve que madame de Randières... --Qu'est-ce que celle-là? --Bon! nous faisons la discrète. C'est sage. Mais entre nous!... Donc, M. le marquis trouve qu'on a été peu généreux. Il est si content! La paix est faite: Madame de Randières oublie certaines choses; de notre côté, nous en oublions certaines autres. Elle rend l'enfant, il rend son amitié, un coup d'éponge, ni vu ni connu. Mais il est juste que, dans ce raccommodement, vous ayez votre part. La paysanne marchait à grandes enjambées. La bonhomie de Jean-Marie ne la convainquait pas. Elle flairait un piège et s'enfermait en un mutisme absolu. Auvray prit un ton d'indifférence pour dire: --Combien de temps l'avez-vous gardé pâtre, avant de le donner à M. Laffont? Elle huma l'air avec délices. Ah! pas mieux renseigné, le bon apôtre? Un astucieux éclair traversa ses prunelles brunes. --Oh! pâtre! Entendons-nous. Il menait paître les troupeaux par plaisir, mais il était libre comme l'air. Puisqu'on pense à m'indemniser, venez ce soir aux Mérilles. Benoît y a le registre de nos dépenses. Vous saurez là-dedans tout ce que vous désirez savoir. --Convenu. --A ce soir. Alain fut profondément ému quand il franchit le seuil de la Riveraine. Cette maison paraissait lugubre, avec son air dévasté, les portes scellées, l'odeur fade de la mort infiltrée partout. En des temps meilleurs, elle avait été hospitalière à son fils: il la salua en ami. Le notaire, mandé sur son ordre, se présenta, solennel, gonflé. La conférence entre Kercoëth et l'homme de loi dura quelques minutes à peine. Le marquis avait des arguments sonnants. Les choses réglées à sa convenance, il fit prier les jeunes gens de passer au salon. --Mon cher Laffont, j'ai donné mes pleins pouvoirs à monsieur, dit-il en désignant le tabellion. Dès demain, il remplira les formalités nécessaires. A partir de ce moment, considérez-vous, je vous prie, comme maître à la Riveraine. Robert rayonnait; Blanche, une seule âme avec lui, était près de rayonner aussi; le petit ventre rondelet du notaire avait des tressautements; mais Gaston, gêné, fronçait les sourcils. --Je devine, mon enfant, reprit Kercoëth. A votre âge, élevé comme vous l'avez été, l'on a de ces fiertés-là. Rassurez-vous. Il ne s'agit pas d'un service. Quelque flatté que je fusse de vous être utile, je vous en aurais d'abord demandé la permission. Il s'agit d'une dette à payer. Le fils du marquis de Kercoëth rend au fils de M. Laffont, son bienfaiteur, une bien minime partie de tout ce que nous devons à votre père. Le petit ventre rondelet tressauta plus fort, l'excellent notaire tournait au homard. Il s'exclama: --Le fils de... --Oui, Robert, mon fils, articula M. de Kercoëth. Gaston vint à lui, toute sa loyauté écrite sur le visage: --Monsieur, il appartient à un cœur tel que le vôtre de trouver un prétexte à ses générosités. Je vous ferais injure en m'y dérobant. Je vous remercie. --Et je vous remercie avec Gaston, ajouta Blanche. Le marquis prit dans les siennes les deux mains de la jeune fille. L'aimer, elle, c'était encore aimer Robert. D'ailleurs, il la jugeait digne de porter ce nom de Kercoëth qu'il venait de donner publiquement à son fils. Leur attachement, né dans l'enfance, fortifié par la séparation, si pur et si vrai qu'aucun autre sentiment n'effleurait leurs âmes, lui inspirait un respect attendri. --Vous, dit-il, vous le rendrez heureux. Vous tiendrez noblement votre place dans la longue série des marquises de Kercoëth, qui toutes ont été grandes et dont la dernière, ajouta-t-il avec un sanglot dans la voix, est une martyre. --Dieu bénisse la marquise Yvonne! dirent ensemble les trois jeunes gens. De plus en plus, le petit ventre rondelet tressautait, quoique, pour le coup, le petit ventre ne sût guère en quel honneur. --Maintenant, je vous quitte, reprit Alain. Ne me gardez pas trop Robert. Il y a si peu de jours qu'il m'est rendu! Il monta en voiture, et les deux frères l'accompagnèrent jusqu'à la gare du Teil. Depuis longtemps, la nuit était venue, Blanche veillait pour les attendre; un coup vigoureusement frappé à la porte la fit tressaillir. Sans doute quelque paysan du village dont la femme ou l'enfant était malade? Elle courut ouvrir. Un inconnu la salua. --Mademoiselle Blanche Laffont? Moi, Jean-Marie Auvray, le... Elle l'interrompit: --Entrez, je sais, Robert m'a dit. --Mademoiselle, je suis furieux. On m'a joué, berné, roulé. Justine, celle des Mérilles. --Madame Benoît? --C'est tout un. La gueuse! elle a mis le cap sur Paris après m'avoir donné rendez-vous. Elle va demander la consigne à la baronne de Randières. --La mère de Robert? --S'il vous plaît? Ah! mademoiselle, le bon Dieu le préserve d'être fils de cette femme! Non, non. Il est bien né de la marquise Yvonne. --Que dites-vous, Jean-Marie? --Elle se mourait; depuis qu'elle l'a rencontré, elle revit. Dès qu'il approche, plus de fureurs. Il y a beau jour qu'elle ne connaît aucun visage humain, qu'elle n'aime rien au monde; et tout de suite, en le voyant, elle a cru voir M. Alain, tout de suite elle l'a aimé. Est-ce une preuve? --Alors, la baronne de Randières? D'une haleine il raconta la rivalité des deux femmes, la disparition de Hughes, le vœu de Renotte, tout ce qu'il savait enfin, jusqu'aux derniers événements et la défense de M. de Kercoëth de troubler la conscience de Robert. Il déchirait bien des voiles, sa brutale franchise montrait bien des laideurs que Blanche ne soupçonnait guère. Certains points restaient encore obscurs pour sa candeur de vierge; des rougeurs lui montaient aux joues, elle n'y prenait pas garde, suspendue aux lèvres de Jean-Marie, souffrant des humiliations de son fiancé, détestant cette baronne qu'on lui dépeignait sous les couleurs les plus crues. Elle avait abandonné Robert; c'était un monstre, fût-elle sa mère. Le brusque départ de madame Benoît la navrait. La complicité des deux femmes était évidente, puisque l'une, en danger, recourait immédiatement à l'autre. Où trouver la vérité, si elles se concertaient pour de nouveaux mensonges, quand déjà telles étaient les apparences que le père lui-même ne réussissait pas à voir clair? --Ah! mon pauvre Jean-Marie! dit-elle. --Moi, je vire de bord, séance tenante, déclara le marin. --Pour rejoindre M. de Kercoëth? --Plus souvent! Il ne nous reste qu'une chance: retrouver le pâtre qui a vu le coup et le faire avouer. J'y vais. Comme je n'ai pas le temps de m'arrêter à Paris, vous me rendriez service d'écrire à M. de Kercoëth ce qui se passe: Justine me donnant rendez-vous et dérapant avant que j'accoste. Et puis, mademoiselle, vous êtes d'ici, personne ne se méfie de vous, tâchez donc de savoir à quel moment M. Robert est arrivé chez les Benoît. Cette date doit coïncider avec la disparition du petit Hughes. --Je ferai l'impossible. Comptez sur moi. Le lendemain, sous ombre de remercier Antoine de sa récente obligeance, en réalité pour découvrir quelque indice, Blanche entraîna Robert aux Mérilles. Le valet de charrue, dans la cour, liait le cheval aux brancards de la carriole. Dès qu'il aperçut les fiancés, il planta là carriole et cheval et, dans un luxe de gestes incohérents, se précipita vers la jeune fille. --Mademoiselle... mademoiselle... Vous arrivez comme le bon pain. Je ne sais plus où donner de la tête. J'allais chercher le médecin. --Qui est malade? --Moi, le patron, tout le monde. C'est la dispute d'hier. Une dispute!... La patronne a filé. --Emportant la santé générale, dit en souriant Robert. --Emportant le magot, je crois, car le vieux est dans un état... vous ne vous faites pas idée. Ils se sont jeté à la tête tous les noms du calendrier. «Tu es une voleuse!--Toi, un faussaire et un assassin!» Tout simplement, mademoiselle. On ne se dit pourtant pas de ces douceurs pour rien. Bref, la patronne a tourné les talons après avoir prévenu qu'elle rentrerait dans trois ou quatre jours. Et le vieux était cramoisi, il tremblait comme un agneau. Le délire l'a pris. Ç'a bien été une autre affaire, nous ne pouvions le tenir. Des hurlements, une bête qu'on égorge! La bagarre a duré toute la nuit, elle dure encore. Aussi, j'attelais pour aller avertir le médecin, mais puisque vous voilà, mademoiselle... --Attends-moi, Robert, dit Blanche. --Je t'accompagne. --Non, non. Elle avait peur qu'un mot, tombé dans le délire, ne mît son fiancé sur une voie dangereuse et ne donnât l'éveil à ses soupçons. M. de Kercoëth exigeait qu'on ne troublât pas inutilement sa conscience; elle irait seule. Ballottant sa grosse tête grise sur l'oreiller de toile écrue, les cheveux hérissés sous le bonnet de coton bleu, geignant, criant, se tordant, Benoît était hideux à voir. Sa face congestionnée n'offrait plus rien d'humain. Ses yeux s'enfonçaient dans leur orbite avec une expression effarée. Des lambeaux de phrases tombaient de sa bouche, coupés par des hoquets de mort. Il sanglotait, sacrait, s'arrachait les cheveux. Blanche s'approcha, malgré son instinctive et vieille répulsion pour le bourreau de Robert. --Justine! appela Benoît. Ote-le! ôte-le! Il tendait les mains, repoussant le vide, chassant on ne savait quoi devant lui.--Tu vois bien qu'il sort du Rhône, ôte-le donc! --Qui? demanda Blanche. --Le petit... le petit... là!... je le sens sur mes jambes... il les écrase... C'est M. Laffont qui l'y a posé... --Mon père! murmura Blanche. --Justine... le fantôme... je le vois. Il est assis au pied du lit... Justine, mets-toi devant le fantôme. Les cris montaient, farouches, dans une désespérance tragique. La jeune fille tremblait de tous ses membres; elle aurait fui, sans l'âpre désir d'arracher à cette agonie une étincelle de vérité. Y avait-il quelque chose de commun entre le fantôme et Robert, entre ce remords terrible et la destinée du fils de M. de Kercoëth? Sans savoir, à haute voix, elle se posa cette question: --Quel crime a commis cet homme? Le mot glaça la fièvre. Une subite détente rendit à Benoît la perception des choses extérieures. Il se souleva sur son séant, ses bras battirent l'air. --Un crime? fit-il. Ce n'est pas moi, c'est elle. Et, prenant pour Justine la forme immobile debout à son chevet: Coquine, les galères... tu les mérites plus que moi. C'est toi qui l'as mené ici, qui as caché l'autre, le petit... le petit mort... Il retomba lourdement. L'effort l'avait achevé, la sueur perlait à ses tempes où les mèches grises des cheveux se collaient par plaques, il râlait. Ses gémissements se fondirent en un souffle bas et saccadé, son regard devint vitreux. Blanche se sentait défaillir. Elle rejoignit Antoine qui faisait gaiement à Robert les honneurs de la grange et de ses dépendances et se tenait les côtes devant le galetas sordide d'où M. Laffont, un jour, emportait le pâtre des Mérilles. --Allons-nous-en. --Eh bien, mademoiselle? --Il est au plus bas. Elle était sombre. Le spectre qui hantait le délire du granger lui pesait d'un poids écrasant sur la poitrine. L'enfant, tué par ce misérable ou par sa femme, était-ce Hughes de Kercoëth? Alors Robert garderait toujours au cœur la plaie qu'elle s'était promis de guérir. Comme le marquis était sage de le laisser dans l'ignorance de ses propres doutes! Après avoir espéré d'être le fils d'Yvonne, il souffrirait deux fois plus de se retrouver le fils de madame de Randières. --Monsieur Robert, dit tout à coup Antoine, à ma place, épouseriez-vous la veuve? XI C'est quatre ans plus tard, au mois de juillet 1880. On a vu l'Exposition à satiété; on la fuit, pour se reposer à la campagne de l'éblouissement des yeux. Chez la duchesse de Serples, au château de Lauvigné, en Basse-Bretagne, il y a société nombreuse. La chanoinesse de Guderille, toujours miel et vinaigre--miel pour Dieu, vinaigre pour sa créature--tient tête à madame de Lunney, toujours bonne, tandis que la petite vicomtesse de Lerdre papillonne de droite et de gauche, sans paraître entendre la chanoinesse, qui la met en miettes. Flanquée de la brune Constance, madame de Maubryan, çà et là, laisse tomber un de ses aphorismes familiers sur la pratique du devoir, la fragilité des biens terrestres et le respect du foyer: --Croyez-moi, monsieur Laffont: une mère doit être le palladium de sa fille. Gaston s'incline, légèrement agacé. --Je vous crois, madame! De la tête, Constance acquiesce, moins aux paroles de l'une qu'à l'approbation de l'autre. Il pleut à torrents. On sort de la salle à manger, après le déjeuner de midi. Les hommes, bloqués par le temps, gagnent discrètement le fumoir et la salle de billard. --Vous ne suivez pas ces messieurs? demande à l'ami de Robert celle qui jadis voulut Robert pour gendre et cessa brusquement de le vouloir. --C'est que... --Bien, bien, restez. Madame de Maubryan a constaté le ravage opéré par les jolis yeux de Constance, et, comme elle jetait autrefois sa fille--un peu étourdiment--à la tête de Robert, elle est en passe de recommencer le même exercice pour Gaston. Mais elle ne marche plus à l'aventure. Ses renseignements sont pris. Si Gaston n'a pas de père, au moins lui en connaît-on un dans le passé. Cela vaut mieux que du sang noble et pas d'état civil. D'ailleurs le sang noble en l'an de grâce 1889!... La duchesse établit-elle une différence entre M. Laffont et ses autres invités? Ne fait-elle pas de lui l'intime ami d'Urbain de Martigue, son petit-fils? Les cinq cent mille francs de la terre de la Riveraine brochant sur le tout, il se présente là un parti sérieux. Constance ne se souvient plus de sa première déception; ce caprice d'une saison, la saison suivante l'emporta, volontiers elle tend la main au soupirant: madame de Maubryan rapproche les mains le plus possible. Ce matin-là, Gaston demeure moins longtemps que d'habitude auprès de la jeune fille. --Il faut que je m'en aille. --Par un temps pareil!... Où cela, bon Dieu? --A la Vieille-Ferme. --M. de Kercoëth n'a pas besoin de vous. --Merci. Quoi qu'il en soit, je lui ai promis d'y passer la journée. Nous revenons dîner ensemble à Lauvigné, où nous retrouverons Blanche et Robert. A ce soir. La pluie continue avec violence. Une rafale plus forte fait craquer les arbres du parc. Peu à peu, les hommes rentrent, ce qui donne occasion à madame de Lerdre de chatouiller de nouveau les nerfs pudiques de la chanoinesse. --Elle est indécente, ma chère. Et devant son mari, encore! proteste «l'hermine». --C'est bien la preuve qu'au fond elle ne fait aucun mal, dit madame de Lunney. La duchesse de Serples consulte l'horizon sombre, la masse abaissée des nuages. Elle appelle son petit-fils. --Urbain, penses-tu que cela dure? --Ma foi, grand'mère, vous tombez mal. Mais Gaspard vous renseignera. Gaspard!... M. de Maubryan, le pronostiqueur infaillible, le marin _di primo cartello_, déclare qu'il fera un temps superbe... demain. --Demain?... C'est une horreur!... Pourquoi pas aujourd'hui? Dans quel état vont m'arriver Blanche et Robert! --Soyez tranquille, dit Urbain. D'abord ils ne viendront peut-être que par le train de ce soir. D'ici là, quoi qu'en dise Gaspard... Et puis, Robert n'exposera ni sa femme ni son fils. Ils s'arrêteront à l'hôtel de la gare. --Alain serait bien désappointé. Voilà trois mois qu'il ne les a vus, et c'est la première séparation depuis quatre ans. --Aussi quelle singulière idée de la part de cette jeune femme, insinue la chanoinesse, d'avoir refusé de suivre le marquis et la marquise en Bretagne! --Une idée assez naturelle, observe madame de Lunney. Leur enfant a été malade; après sa guérison, ils l'ont conduit aux eaux. --Et ils viennent s'installer à Lauvigné, quand les autres sont à la Vieille-Ferme! Vous ne me ferez jamais admettre que cela aussi soit naturel. --Ils viennent chez moi, déclare la duchesse, parce que la place manque à la Vieille-Ferme. --Mais pas à Kercoëth. --Kercoëth, jusqu'à nouvel ordre, est interdit à Yvonne. Les médecins ont conseillé la Bretagne, tout en évitant l'air trop vif de la mer. De fait, Yvonne allait beaucoup mieux. La tendresse de Robert et de Blanche avait exercé sur elle une salutaire influence. Quand ils lui prodiguaient leurs soins, sous les yeux émus d'Alain, elle semblait se laisser bercer par quelque songe confus, encore insaisissable, mais doux. Cette atmosphère de caresses la réchauffait. Elle ne les connaissait pas et les aimait pourtant. Leur absence forcée depuis trois mois préoccupait Alain, cela risquait de compromettre le bénéfice de quatre années de dévouement. Yvonne redevenait la proie de tristesses dont il s'était désaccoutumé. Elle avait aussi des moments d'exaltation où elle conversait avec les absents, comme si elle eût senti leur pensée de loin concentrée sur elle et leurs âmes unies à travers l'espace. Parfois elle murmurait les mélodies composées à son intention par Robert, puis écoutait, surprise que l'écho habituel ne lui répondît pas, prêtant l'oreille, et finissant par un sourire, et chantant de nouveau pour lui, puisqu'il ne chantait plus pour elle. Au milieu des rafales de la tempête un bruit de voiture attelée en poste arriva jusqu'au salon. Urbain s'était précipité vers la porte et reparut bientôt, Blanche à son bras. --Toute seule? dit la duchesse. --Non, certes. Et mon petit Hughes? Un délicieux gamin de trois ans, tenu en laisse par sa gouvernante, car il ne demandait qu'à s'échapper à travers le tumulte de la pièce, pas du tout intimidé. --Qu'avez-vous fait de Robert? --Legouet nous attendait à la gare. Mademoiselle de Gauleins est à toute extrémité. Madame de Randières vient d'arriver à Karenthal. Legouet avait ordre de nous emmener, Robert l'a suivi, et me voilà. --Bon petit cœur! chuchota la chanoinesse à l'oreille de madame de Lerdre. C'est ce qu'on appelle laisser la corvée aux autres. --Tout le monde ne peut pas être vierge et martyre, riposta la moqueuse, pour rendre d'un coup les aménités dont on la gratifiait entre haut et bas depuis le déjeuner. Urbain et les Maubryan s'empressèrent autour de Blanche, la débarrassant de ses accessoires de voyage. --Vous devez être exténuée, ma belle? demanda madame de Serples. --Du tout. Je suis si heureuse d'être chez vous!... N'est-ce pas qu'il est superbe, mon fils? --Le portrait de sa marraine, glissa la chanoinesse. --De la Renotte? --Qui appelez-vous la Renotte, chère madame? --La nourrice de M. de Kercoëth, la marraine de Hughes. --Ah!... je croyais... comme il y a madame de Randières... --Attendez donc! interrompit la vicomtesse de Lerdre. Je l'ai vue ces jours-ci, la Renotte: une pythonisse, allure sépulcrale? Fort grand air, ma foi. --Ce que vous voudrez, insista la chanoinesse; mais étant donné que la baronne... --Oh! la baronne!... dit Blanche d'un ton singulier, peu à l'honneur de Léonie. --Excellent petit cœur! maugréa la Guderille, tandis que la duchesse conduisait Blanche aux appartements préparés pour la recevoir. Hughes se roulait dans les jupes de sa mère, en dépit de la gouvernante incapable d'en rester maîtresse. --Là! vous voici chez vous, ma chère. Et ici, à côté, monsieur votre fils. Oui, Blanche, il est superbe. C'est incroyable comme tous les Kercoëth sont les vivants portraits les uns des autres, malgré les ressemblances que va chercher, je ne sais où, cette bonne Guderille. --Madame, interrogea Blanche avec une pointe d'inquiétude, vous rappelez-vous bien le fils de la marquise Yvonne? --Si je me le rappelle! Eh! je n'ai qu'à regarder cet amour. Ses doigts effilés caressaient les boucles d'or du gracieux démon qui se cabrait d'impatience, retenu dans les chambres quand il y avait des arbres derrière les vitres. --Vous me faites bien plaisir, répondit Blanche, la mine radieuse. --Vrai?... Je ne l'aurais pas cru. --Pourquoi donc? --Ah! pourquoi... Madame de Serples montra d'un geste imperceptible la gouvernante, Blanche fit signe qu'on les laissât seules, Hughes fut emporté. --Ma foi, reprit la duchesse, autant vous dire tout de suite ma pensée: je crois Alain très malheureux. --Mon père? --Oui. Il ne s'explique pas--ni moi non plus--votre détermination de cacher l'enfant à la pauvre Yvonne. Sa vue pourrait lui faire tant de bien! Sait-on les miracles que Dieu permet à ces anges? Blanche sourit, sans répondre. Avec son exquise délicatesse, madame de Serples se défendit d'insister; mais, puisqu'elle était sur la voie des douces remontrances, elle crut opportun d'aborder un second chapitre tout aussi épineux. --Dois-je, ma chérie, vous montrer le fond du cœur? Il y a une autre querelle que, depuis longtemps, je meurs d'envie de vous faire. Et, comme vous avez la gentillesse de me traiter en vieille amie... --Vous savez, chère madame, toute ma tendresse pour vous. --C'est bien ce qui m'enhardit. De votre côté, vous savez si je vous aime, vous, Robert et Alain, et tout ce qui porte le nom de Kercoëth. Je suis de la famille; d'assez loin, mais j'en suis. A ce point que, pendant seize ans, j'ai fui Lauvigné, plein de mes souvenirs de jeunesse pourtant, parce que je pouvais, des croisées de ma chambre, apercevoir au loin, perdues dans l'horizon, les tourelles de Kercoëth vide. Vous ne sauriez donc me suspecter. Eh bien, vous, si bonne, si raisonnable en toute chose, je vous trouve trop dure pour madame de Randières. --Je ne l'aime pas, dit nettement Blanche. --Elle s'est dévouée à votre mari. Trop tard, d'accord, mais avec un dévouement absolu. Ses fautes?... Eh! chérie, l'expiation regarde sa conscience, non la femme de Robert. Quand vous lui enlevez peu à peu l'affection de son fils... --Je vous jure que non, madame. Vous le dites, je vous crois. Ou plutôt je crois que vous ignorez l'étendue du mal que vous lui faites inconsciemment. Vous avez un grand empire sur Robert. Elle le sait, elle le sent, et sa vie est un martyre. --Ce serait alors l'expiation dont vous parliez, répliqua Blanche en baissant la voix. --Comme vous êtes implacable! Si vous l'aviez vue pleurer... Je l'ai vue, moi. Elle est bien coupable dans le passé; dans le présent, elle est bien à plaindre. --En quoi?... Robert est d'une correction parfaite, d'une déférence... --Imperturbable, ainsi que sa froideur. Pour une mère... --Une mère? Ah! madame, non, non, non. --Vous voilà, chère, avec vos idées. Les Auvray ont fini par vous convaincre. --Je me suis convaincue seule. --Cependant vous n'osez rien dire à Robert. --Parce que j'en ai fait la promesse à M. de Kercoëth. --Ce qui prouve qu'Alain ne partage pas vos convictions. --Il les partage sans le dire. Il aime mieux laisser voler du respect que de faire manquer à un devoir. Provoquer la lumière? il y aurait du scandale peut-être inutile. Alors il s'en remet à Dieu du soin de récompenser ou de punir. Dieu punit, ce n'est ni sa faute ni la mienne. Robert n'a pas au cœur un atome de cette tendresse instinctive qui, par exemple, le jette malgré lui dans les bras de M. et de madame de Kercoëth. --Vous ne sentez point ce qu'il y a là de cruel pour Léonie? --Je m'en rends compte. Qu'y puis-je? --Cacher du moins vos sentiments personnels. Tenez, vous ne doutez pas de mon plaisir à vous avoir... --Mais, à votre avis, j'aurais dû suivre Robert à Karenthal? --Oui. --Vous avez raison, pour le ramener. --Mauvaise! --Sincère, voilà tout. Il est capable de rester là-bas. M. de Kercoëth en serait très chagrin ce soir. Aussi vais-je le chercher, si vous avez la bonté de me faire conduire. Il ne pleut plus. --Et puis, au fond vous reconnaissez que je suis dans le vrai. --Chère madame, je reconnais surtout que vous êtes un trésor d'indulgence et de compassion. Blanche fut très surprise, en entrant à Karenthal, des allures équivoques de Legouet. Le matin, à la gare, il insistait plus que de raison pour qu'elle accompagnât Robert; maintenant sa vue lui causait une gêne évidente. Un peu plus, il l'interceptait. --Où est mon mari, Legouet? dit-elle. --Là-haut... chez mademoiselle de Gauleins... Si madame... --Prévenez-le de mon arrivée. Elle se dirigeait vers la porte du salon. --Non, non... s'écria Legouet. Si madame veut prendre la peine de monter... Quel motif avait l'excellent homme de lui barrer le chemin du salon? Plus il y mettait de zèle, plus elle s'obstinait dans sa marche. Les perplexités de l'intendant, ses airs ahuris, tout l'effarement de son attitude trahissaient une crainte violente. Que cherchait-on à lui cacher? Encore un mystère, en cette maison qu'elle soupçonnait d'en avoir jadis trop recélé? Soit! Elle tenait à le voir en face, celui-là. Elle écarta Legouet, ouvrit la porte. Léonie et Justine, debout, se mesuraient du regard, l'une hautaine, l'autre agressive, parlant bas néanmoins, comme si toutes deux tremblaient d'être entendues. --Je vous dénoncerai, disait Justine dans un sifflement de vipère. --Faites. L'apparition de Blanche atterra la baronne et cloua l'autre sur place. Blanche s'avançait, tranquille, entre elles, l'air un peu méprisant, l'œil froidement posé sur la Benoît. --Quelle nouvelle somme d'argent demandez-vous?... Et, se tournant vers madame de Randières: Elle est donc bien forte, que vous refusiez? Elle les prenait ensemble, cette fois, non plus complices, mais ennemies, retenues à une question de tarif. Ah! certes, l'heure était venue de les confondre. Il y avait assez longtemps qu'on suppliait Dieu d'en fournir le moyen. Cependant, Léonie tentait de se remettre. La brusque entrée de Blanche, ses accablantes paroles, cela était épouvantable, moins pourtant que l'odieux marché de Justine. --Ma fille! dit-elle d'une voix affaiblie par la lutte, en enlaçant la taille de la jeune femme. Blanche se dégagea sans trop de raideur. --Donnez-lui ce qu'elle demande et chassez-la. Justine, un moment décontenancée, reprenait de l'assurance. Somme toute, un précieux auxiliaire lui était arrivé, puisqu'on insistait pour elle. On insistait aussi pour qu'elle fût chassée, mais madame Benoît s'arrêtait peu aux bagatelles de la porte. Les années décuplaient sa soif d'or, l'avarice la rongeait. Une cupidité féroce, déjà coupable de quelques crimes, capable de tous les autres, la poussait à Karenthal, dans l'espoir d'un dernier coup de fortune. Que manquait-il au bonheur complet de madame de Randières? la possession effective, sans entraves, de Robert, peut-être d'Alain. Or, il existait de par le monde une folle gênante. La folle supprimée--simple misère--la baronne devenait marquise, et madame Benoît rentière. L'or et les billets de banque, tout son avoir, qu'elle palpait d'une main nerveuse dans le sac pendu à son bras, c'était bien, mais insuffisant. Il fallait beaucoup plus. La baronne, prise de scrupules sur le tard, jouait à l'indignation; grâce à Blanche, la peur du passé mis au jour et ses propres intérêts la forceraient d'être pratique. Il était même amusant de penser que la femme de Robert venait à la rescousse. Léonie eut un élan de courage: --Elle me demande un crime. --Encore un? dit tranquillement Blanche, les bras croisés sur la poitrine, dans une pose d'insouciance. --Que voulez-vous dire? interrogea Léonie, livide. --Je veux dire qu'après trois assassinats elle ferait peut-être bien de s'arrêter. Vous aussi, madame. --Blanche!... moi?... Justine commençait à trouver moins amusant que la femme de Robert fût venue à la rescousse. Mais elle avait pour principe de tenir tête. --Trois assassinats? fit-elle. --L'enfant que vous avez enterré dans un îlot du Rhône, Antoine tombé d'un grenier où vous étiez derrière lui, votre mari enfin dont les remords parlaient trop haut. --Mais c'est abominable! rugit madame de Randières. La Benoît se redressa: --Madame la baronne n'a le droit de rien dire, puisqu'elle a profité de tout. --Ah! sortez, sortez... Ne reparaissez jamais devant moi. Sortez, vous dis-je. Blanche suivait la scène avec attention. Cette femme saisie d'horreur était sincère. Elle étendit la main vers la porte et, foudroyant Justine de son pur regard d'immaculée: --Vous avez entendu? Maintenant dénoncez, si cela vous convient. Un grondement de fureur témoigna que Justine s'avouait vaincue. Venir des Mérilles à Paris, de Paris à Karenthal, portant sur soi toute sa fortune, dans la conviction que les choses marcheront à souhait et que, la dernière besogne achevée, on se reposera comme Dieu après la création, pour rencontrer, en perspective, le tricorne d'un gendarme! Lutter?... hum! la petite, avec ses tranquillités, avait un air... Justine s'en allait à pas lents, dardant les yeux autour d'elle, dans la rage de sa défaite. Dès qu'elle fut dehors, Léonie vint à Blanche. --Sur mon salut, je vous jure... --Ne jurez pas, madame. Vous ignoriez les crimes, mais vous en étiez la cause. Justine avait ordre de garder votre secret coûte que coûte... il en a coûté cher. Reste un fait désormais indéniable: Robert ne vous est rien. --Que ma vie, mon âme, mon repos. --Ajoutez donc: «Mon fils!» et jurez, vous qui alliez jurer tout à l'heure. On vous menaçait: à quel propos? On prétend dénoncer: quoi? Ou vous êtes la mère, et commandiez de supprimer l'enfant... --Allons donc! --Eh! puisque les autres meurtres n'ont servi qu'à couvrir celui-là. Ou vous ne l'êtes point et voliez Robert. Ah! madame, il fallait qu'un jour ou l'autre éclatât la vérité. Voilà quatre ans que j'en attends l'heure; elle a sonné, Dieu merci. Léonie, plus morte que vive, sanglotait. Ce n'était pas le désespoir tragique d'une affolée, surprise tout à coup en plein bonheur par quelque drame imprévu; c'était l'horrible et silencieux effondrement de toute l'âme dans une crise sans cesse redoutée; c'était, après une vie dont chaque minute s'emplissait d'angoisses, le brisement suprême dans la suprême expiation. Toutes ses énergies s'étaient dépensées à reculer le terme fatal: il arrivait et la tuait. --Vous souffrez? questionna Blanche, involontairement attendrie. --Oui, beaucoup, répondit-elle. --Robert, dit la jeune femme à son mari qui entrait, embrasse-la, elle est malheureuse. Léonie l'enveloppa d'un regard de tant de gratitude et aussi de prières que Blanche se détourna, gagnée par l'émotion. Comme Dieu punissait la triste créature! Il lui changeait le cœur en un cœur de mère pour déchirer ensuite, une à une, toutes ses fibres. Avant de partir, elle se pencha vers la baronne: --Il ne saura rien par moi. Les larmes, en vous purifiant, vous ont relevée. Je vous laisse cette dernière consolation de réparer vous-même. Et Léonie regarda le landau qui les emportait à Lauvigné. Robert, à sa descente de voiture, trouva le marquis les bras ouverts. Un soleil radieux illuminait cette fin d'après-midi. Les hôtes de la duchesse se groupaient sur la terrasse, à l'ombre des vieux arbres. Le petit Hughes galopait avec Jean-Marie Auvray, autant que le permettait la lourde stature du pêcheur, le long des pelouses embaumées. --Il a le diable au corps, cet ange, madame Blanche... Vous revenez de là-bas, vous? --Oui, et je suis bien contente d'y être allée. J'ai vu Justine. --Pas possible, ah! si la gueuse me tombe sous la main... Parmi tous les griefs de Jean-Marie contre madame Benoît, le plus récent n'était peut-être pas le moins sensible: en lui faisant faux bond au rendez-vous donné un jour dans le cimetière de la Riveraine, elle le condamnait à courir jusqu'en Amérique après un pâtre, mort à l'hôpital la veille de son débarquement. Il était revenu, très penaud mais très furieux, en France. Madame de Serples prit Blanche à part. --Vous avez un air singulier. --Il y a du nouveau. Vous verrez avant peu. Cependant le marquis s'approchait près d'elle avec Robert et le médecin d'Yvonne, spécialiste éminent, depuis quelques jours à la Vieille-Ferme. Sur la demande du docteur, on avait remis en état le château de Kercoëth, tel qu'il était lors de la catastrophe, et la marquise y devait être transportée. Ce projet effrayait Alain. D'abord il avait exigé qu'on attendît ses enfants. Maintenant il opposait le retour probable des crises, le mugissement des vagues, oublié, mais, hélas! trop connu, cette résurrection en pleine vie où tout parlerait de la mort. --Cela risque de la tuer. --Mon cher ami, en vous donnant mon opinion, il y a quelque apparence que je la crois bonne. --Attendons le mois d'août. Juillet, docteur, est presque un anniversaire. Qu'en penses-tu, toi, mon fils? --Je n'ose rien dire, tant je vous comprends. --Pardieu! moi aussi, je comprends, s'écria le médecin. Ce n'est pas un motif. --Eh bien, soit! Demain, je la conduirai à Kercoëth, lorsque la marée sera descendue à moitié, pour qu'elle entende moins le flot. Robert était en proie à de cruelles songeries: son inquiétude, celle de son père, l'entrée à Kercoëth. Jamais il n'en avait franchi le seuil, voici qu'il l'allait habiter, comme fils de la maison, prendre la place de Hughes, renouer la chaîne brisée de la descendance... XII Sortie à pas lents--par bravade--du salon de Karenthal, Justine ne se voyait pas plutôt dehors qu'elle se mettait à une allure rapide. Blanche la déroutait, avec ses grands yeux noirs, limpides, son inquiétant sang-froid. Résolue autant que passionnée, de plus riche, honorée, puissante, elle devenait un danger sérieux; Justine en inféra que la Bretagne ne lui valait rien. Le premier village traversé fut Kercoëth. Elle s'informa d'un moyen de transport. La nuit était tombée, le courrier parti, les maisons s'allumaient pour la veillée. On eût dit qu'un mot d'ordre contrecarrait ses desseins: personne ne disposait d'une carriole, ou n'était d'humeur à la conduire à la gare la plus proche. Ne se souciant pas de coucher à la belle étoile si près de Kercoëth, elle serra contre ses jupes le sac où tenait sa fortune et descendit sur la plage, elle y aurait sans doute plus de chance. Presque immédiatement, une jeune fille l'accosta. --Vous désirez faire une promenade en mer, madame? --Non, je veux partir. --Par le bateau de Saint-Nazaire, peut-être? --Précisément, répondit Justine, à mille lieues de soupçonner l'existence du bateau de Saint-Nazaire. ---Mon père, cette nuit, pêche au flambeau. Il sera sur le passage et peut vous emmener. Il faudrait s'embarquer tout de suite. Elles se dirigèrent vers un marin prêt à déployer sa voile. Justine l'examina en dessous, mais la nuit s'épaississait de plus en plus; d'ailleurs, il avait la tête coiffée d'un capuchon de caoutchouc, le dos voûté, ce qui n'aide pas aux investigations. Allait-elle devenir poltronne? Les conventions établies, Justine et son précieux paquet installés à bord, la voile fut hissée et s'arrondit en se balançant. Le bateau fila. Un vent d'est poussait au large. En quelques minutes, le rivage et le groupe des maisons ne furent plus qu'une masse sombre, piquée de faibles lueurs qu'éteignait une à une la distance. Sous le ciel blanc d'étoiles, les vagues s'entre-choquaient avec un bruit pareil à un appel d'abîme. Le pêcheur ne remuait pas, ne desserrait pas les lèvres. Justine commença d'avoir peur: cette course silencieuse, cet homme immobile, ces ténèbres... Les courlis passaient, jetant leurs plaintes sifflantes, ballant des ailes, tout près sur leur tête. Soudain le marin amena sa voile, la barque oscilla, Justine sentit de rudes mains étreindre ses poignets. C'était une ligature de fer. En un clin d'œil, elle fut garrottée et jetée au pied du mât. Que signifiait l'attaque? Avait-on le projet de la voler? Elle cria. Son cri de détresse fendit l'ombre, le sanglot des vagues répondit seul. Ah! funeste idée d'avoir craint une nuit à Kercoëth! Le pêcheur examina la direction prise, enleva le gouvernail, alluma la torche de résine qui, pétillant sur le gril rouillé, inonda de clarté la face impassible de Jean-Marie Auvray. Justine eut froid dans les os. Elle se devinait perdue, loin de tout secours, à la merci de ce sauvage, n'ayant contre lui que Dieu, qui ne pouvait être pour elle. Car Justine venait de penser à Dieu. --Vous êtes sur la tombe de mon père et de mes sept frères, dit Jean-Marie. L'Océan les a mangés parce qu'il vous fallait de l'argent; à votre argent d'être mangé par lui. D'un coup de couteau il éventra le sac. Sa rotondité n'était pas un trompe-l'œil. De l'or et des papiers s'éparpillèrent. Les Mérilles dégorgeaient leur proie. --D'où viennent ces lettres? A cette heure elle comprit que si quelque chose au monde pouvait la sauver, c'était la vérité. --De madame de Randières, dit-elle. --Il y a là-dedans le moyen de déchiffrer toute l'histoire, je suppose? Elle inclina le front. Le marin eut un involontaire haussement d'épaules: --Vous êtes bête, Justine. M. de Kercoëth les aurait couvertes de plus d'or que vous n'en avez vu dans votre scélérate de vie. --Si vous me ramenez à terre, je vous donne la moitié de la somme et les lettres. --Oh! les lettres... Tranquillement, il les glissa dans la poche de son tricot de laine. Pas besoin de votre permission. Quant à la somme... Il coupa quelques plombs de ses filets, fit une liasse des billets et des valeurs, à laquelle il attacha les plombs, et lança le tout dans les flots. Elle poussa un rugissement de fauve. --Il y avait cent cinquante mille francs! --Pas plus?... Vous ne prenez pas cher. Il fit ruisseler l'or entre ses doigts. Le tintement des louis sonnait joyeux. Justine, les traits convulsés, la bouche tordue, regardait, aux lueurs de la torche, cette pluie jaune, brillante, ce qui restait de sa fortune. Le marin, par poignées, jetait les pièces à l'eau; elles bruissaient en ses paumes, comme écrasées par son dégoût, puis entraient dans le noir, envoyant l'ironique adieu de leur cliquetis avant de s'engouffrer. Tout disparaissait à jamais, tandis que Justine, la tête perdue, implorait, insultait tour à tour. Lui continuait sa besogne, il estimait faire œuvre de justicier; oui, tout y passait, linge, vêtements, tout ce qui appartenait à l'horrible femme et s'était souillé à son contact et aurait souillé la barque. --Voleur! voleur! Il remit le gouvernail, hissa la voile et fila dans la direction de Belle-Isle. --Je comptais, dit-il, vous déposer aux aiguilles de la Corne; mais personne n'y va, vous mourriez. Moi, je ne suis pas un assassin. Je peux naviguer par les nuits les plus noires, pas une âme de trépassé ne me poussera vers les brisants ou les gouffres. Je vous ai châtiée dans votre avarice; le reste, c'est l'affaire du bon Dieu. Je vais vous attacher sur une grosse roche, là-bas, près de Belle-Isle. La marée ne la couvre qu'en septembre. Le bateau de Saint-Nazaire vous y ramassera. Vous aurez cinq ou six heures pour écouter les esprits des eaux qui causent la nuit avec les naufragés. Elle ne comprenait plus, elle n'entendait plus, anéantie par la perte de sa fortune. Cependant lorsqu'elle se vit attachée au récif, des paquets d'eau s'abattant de toute part, lui crachant leur écume au visage, un blasphème déchira l'espace, puis ses supplications montèrent: --Ayez pitié de moi! Jean-Marie était inexorable. --Avez-vous eu pitié de la marquise Yvonne? --Je ne suis pas seule coupable. --Et du petit comte Hughes? Et de l'enfant enterré dans le Rhône? Et d'Antoine? Et de votre mari? --Monsieur... monsieur... --Restez là, mon père et mes frères, à cause de vous, sont bien restés dans les flots qui vous entourent. Quand le bateau de Saint-Nazaire, au lever du jour, passa près du rocher, une forme humaine y gesticulait, lamentable, méconnaissable, ignoble. On envoya un canot, qui recueillit une idiote. * * * * * ... Le ciel était splendide, le soleil dorait la plage et le bourg de Kercoëth. Une femme en deuil descendit d'un coupé dont les chevaux étaient blancs d'écume et sonna résolument à la grille du château. --Prévenez madame de Serples qu'on a besoin d'elle tout de suite. Je l'attends dehors. Au bout de quelques minutes, la vieille duchesse se montra. --Vous, Léonie! --Oui... Je viens de Lauvigné. Je croyais y trouver Robert et Blanche. On m'a dit... Il faut que je leur parle. --Ma pauvre amie, en ce moment... --Je sais, je sais... M. de Kercoëth et sa femme vont arriver d'un instant à l'autre. Raison de plus. Je vous le répète: il faut que je leur parle, et devant vous. La duchesse se souvint des demi-confidences de Blanche, la veille; Léonie n'était plus que le spectre d'elle-même, on aurait dit une agonisante. Quel drame se jouait-il, et pouvait-elle prendre la responsabilité d'éconduire cette femme qui semblait agir sous l'impulsion d'une volonté torturante? --Qu'il soit fait, dit-elle, selon vos désirs. Lorsque Robert sut que la baronne était là, ses respects de commande s'évanouirent. Madame de Randières dans Kercoëth! --Une mauvaise action, gronda-t-il. --Ne la condamne pas d'avance, objecta doucement Blanche. Elle les attendait au seuil de la chapelle du château. Elle les aperçut, conduits par la duchesse, et fit un signe de croix, elle qui ne savait plus prier. Ses yeux cherchèrent à percer les murs pour aller à l'invisible Dieu caché là et lui demander aide et merci. Plus les autres avançaient, plus fuyait le reste de ses forces. Enfin, ils étaient devant elle, ils la touchaient presque; elle s'agenouilla et, prête à tout dire, décidée aux aveux, ne trouva pourtant que ce mot: «Pardon, pardon...» Elle gisait, éperdue, palpitante, ses longs voiles balayaient le sol. Robert, interdit, rêvait de la voir en cet état, de voir Blanche émue, la duchesse attentive, sans que l'une ou l'autre fissent mine de relever la créature prosternée. Comme le silence seul accueillait ses paroles, Léonie comprit qu'elle devait gravir son calvaire jusqu'au bout. Elle dit: --J'ai menti. Je ne vous suis rien. Vous êtes le fils de la marquise de Kercoëth. --Moi! moi! cria Robert. Ah! son cœur m'avait reconnu, tout le mien l'avait devinée. Léonie s'affaissa davantage. Ce n'était point assez qu'elle se martyrisât, il l'écrasait de sa joie débordante. --Pardon! soupira-t-elle encore. --Mes années de misère, mes tortures morales, ce qui n'a frappé que moi, oui, du fond de l'âme, je vous le pardonne. Mais la folie de ma mère, jamais, jamais. --Robert!... On entendit le grincement des grilles, le piaffement des chevaux, Yvonne et Alain arrivaient; Blanche la releva. --Entrez dans la chapelle, et demandez à Dieu un miracle. Nous autres, nous allons le tenter. Le voyage de la Vieille-Ferme à Kercoëth s'était effectué fort tranquillement. Yvonne s'intéressait aux paysages défilant sous ses yeux, le docteur était ravi.--En apercevant la cour d'honneur vide, Alain ne put réprimer un geste de contrariété. Il pensait y voir Robert et Blanche et, par eux, détourner l'attention de la marquise; pour souhaiter la bienvenue, il n'y avait que le concierge du château, tout ahuri devant sa maîtresse. Elle était si touchante, cette créature de trente-neuf ans, qui à peine en paraissait trente! Les hauts donjons couverts de lierre où mordait encore l'éraflure des boulets anglais, la forteresse inexpugnable, au fond la chapelle, ici la grande cour, rendaient le cadre ancien à la châtelaine si longtemps attendue. Les choses inanimées la saluaient sous le soleil. Elle sentait le salut, croyait reconnaître, et passait la main sur son front pour en chasser un voile importun. --Entrez, Yvonne, dit le marquis. Elle s'avança, légère. Alain se rappelait: un jour, il l'introduisait, vêtue de blanc, fière et pâle, en ce vieux nid des ancêtres. Et, maîtresse souveraine, honorée, destinée à toutes les joies, elle était prise par toutes les douleurs. Guilmette se tenait dans le vestibule dallé d'onyx, avec un énorme bouquet de roses blanches. Yvonne saisit les fleurs, du geste gai d'un enfant, les effeuilla autour d'elle en pétales de neige, et sur ce tapis odorant marcha derrière son mari. Les portraits des aïeux, les bronzes et les marbres, et les lambris de chêne et les voûtes immobiles, comme les choses du dehors, la saluaient à leur tour. Elle allait, tranquille, habituée. A peine, devant sa chambre hésita-t-elle un instant. Le seuil franchi, elle considéra longuement tous les meubles, toucha les objets familiers, changea de place une table de jonc et s'assit enfin. Elle réfléchissait. Peu à peu une expression de triste lassitude ombra son visage, M. de Kercoëth serra le bras du médecin, à le broyer. Celui-ci lança un coup d'œil vers une porte placée près du piano, sur celle de la chambre voisine et, courant à la croisée, l'ouvrit toute grande. Le vent du large entra, portant avec lui la rumeur lointaine des flots. La marquise s'était dressée; elle écoutait, haletante. Alain chuchota: --Que faites-vous, docteur? Un geste impérieux lui commanda le silence. Yvonne s'approchait de la fenêtre. Là-bas, au pied du roc où était bâti Kercoëth, le sable de la plage brillait sous une pluie de soleil. La mer se balançait, énorme, majestueuse, couronnant d'écume la crête de ses vagues. --L'Océan! balbutia-t-elle. Une souffrance tira ses traits, les sourcils se froncèrent, les narines palpitaient. En face de l'ennemi retrouvé après dix-huit ans, ce monstre aux hurlements terribles qui lui avait dévoré son fils, la fureur allait éclater. Mais, derrière elle, monta une mélodie douce, plaintive, pleurant de douleur, peut-être de joie, chaste comme une caresse d'enfant, ardente comme un appel d'amour. Elle se retourna, s'éloigna de la fenêtre... Il était revenu, le chantre des rêves, le berceur des sommeils? Elle ne le voyait pas, le piano le lui cachait; mais elle le savait là, maintenant! Et ravie, telle qu'une fauvette à l'aurore d'un beau jour, elle lui envoya le salut de ses trilles légers. Puis elle se tut, pour le laisser répondre. N'est-ce pas ainsi qu'ils causaient tous deux? Il répondit. C'était le sanglot brisé, la peur dans l'extase, la supplication à Dieu, tout le débordement d'une âme à la fois saignante et cicatrisée, hymne de merci, cantique de prière. Elle s'étendit sur une chaise longue. Alain, dans un coin, se mordait les lèvres pour ne pas trahir son angoisse. Aussitôt le médecin ouvrit la porte de la chambre voisine, la chambre qui avait été celle du petit Hughes. De la place d'Yvonne, on apercevait, dans un fouillis de dentelles doublées de soie bleue, les fines barres blanches d'une chose charmante, moins qu'un lit, plus qu'un berceau. Elle porta la main à sa poitrine, la respiration lui manquait. Soulevée à demi, elle regardait, regardait, tandis que, tout bas, avec des sonorités paraissant venir de très loin--elles venaient de si loin, en effet!--Robert jouait la berceuse de Schumann, celle des montagnes du Vivarais, le jour où M. Laffont le rencontrait. Il se souvenait maintenant: autrefois, on l'endormait ainsi; il se souvenait du rythme, du balancement jadis imprimé à son berceau; il la retrouvait tout entière, non pas telle qu'elle avait jailli du cerveau du poète, mais telle qu'elle était tombée de l'âme de sa mère. Yvonne cria d'une voix déchirante, âpre, surhumaine: --Hughes!... Hughes!... mon petit Hughes!... je le veux. Alors, des dentelles doublées de bleu, de la chambre où avait dormi l'enfant, la Renotte sortit, l'enfant porté par elle. Blanche la dirigeait, elle l'amena devant Yvonne. L'aveugle dit dans le silence profond: --J'avais fait vœu à sainte Anne de ravoir le petit comte. Madame la marquise, regardez. Elle mit à terre le fils de Robert. L'ange frêle examinait la personne à moitié couchée qui le contemplait avidement. Elle lui sembla jolie. Comme son répertoire de mots était encore restreint, il eut un sourire de ciel--le plus éloquent des mots--et, tout de suite, sans chercher, gazouilla: --Maman... pareille à maman... D'un élan farouche, Yvonne fut sur ses pieds. Il eut peur, le petit, et se réfugia vers son grand-père. Elle courut à lui, l'arracha, brutale, aux étreintes d'Alain, serra contre elle sa proie et, grandie, frémissante, ivre de triomphe: --Hughes! Hughes! J'ai mon fils, mon fils, mon enfant. Ses joues ruisselaient de larmes, sa face rayonnait de sourires. Et les caresses, les baisers, tout l'arriéré maternel, enveloppèrent son trésor, que rassurait tant de douceur. Elle ne s'exaltait plus, il cessait de trembler. Elle le tenait, le palpait, le mangeait, les lèvres dans les boucles blondes, sur le front, sur les yeux, reconnaissant son bien, l'entourant de l'indestructible chaîne de ses bras, ses pauvres bras naguère tordus aux spasmes des démences. --Yvonne! dit Alain. Elle leva vers son mari ses regards extasiés. Mais, quittant tout à coup le petit Hughes, elle vint au marquis. Ses cheveux blancs la frappaient, ils lui marquaient le passage inaperçu des ans. La raison, au seuil du cerveau, s'arrêtait prise de stupeur; car, devant cette enfance qui la refaisait jeune mère, elle ne s'expliquait pas la neige des tempes qui le faisait presque aïeul. Kercoëth devina. Il appuya la tête de sa femme contre son épaule. --C'est que j'ai souffert, mon Yvonne. Pour l'amener peu à peu à la réalité, il ajouta: Comme vous. --Comme moi? Les flots chantaient au large. La marée basse découvrait tout le rivage. On voyait de la chambre la falaise rompue; les flaques d'eau qu'y laissait la vague fuyante miroitaient au soleil. C'était la même heure, presque à la même date. Elle avait oublié, fallait-il réveiller son souvenir? Blanche poussa vers eux Robert qui défaillait. --Mère, il ne faut plus vous mentir, dit-il. C'est moi votre fils, moi que vous avez pleuré, moi qui vous adore! Elle sourit: --Robert? --Non, Hughes, votre petit Hughes, grandi pour vous aimer. Il désigna le blond chérubin que Blanche avait toutes les peines du monde à retenir dans la chambre: On vous avait emporté votre bonheur avec moi, je vous le rapporte avec lui. Yvonne l'écoutait, comme elle l'écoutait toujours, ravie, subjuguée, esclave instinctive, puisqu'elle était la mère. Son regard revint au marquis. Elle comprenait: les deux êtres confondus en un dans la vision des heures troubles, l'un vieilli, l'autre jeune, se dédoublaient à présent et restaient pourtant les mêmes. Il était leur fils, leur chair et leur âme, c'est par là qu'il l'avait soumise. Elle comprenait: larmes, sanglots, puis un long, long espace de temps plein de cauchemars, puis la résurrection dans la joie avec un ange de plus pour lui rendre les tendresses volées de l'autre... Elle comprenait. --Mon cher ami, dit le médecin à M. de Kercoëth, vous voyez bien, vous aviez tort de trembler. --Un miracle, docteur. --Bah! demandez à votre belle-fille, voilà quatre ans qu'elle le prépare. Laissons la marquise reposer. Robert conduisit Yvonne à sa chaise longue, l'y installa pieusement et soulignait d'un baiser chacun de ses gestes, ivre, lui aussi, de ces caresses qui lui baignaient le cœur. --Mère, je veux que vous dormiez. --Tu le veux? --Oui. --Eh bien, je vais dormir, mon fils! Kercoëth, Blanche et son mari se rendirent au salon où la duchesse de Serples attendait les nouvelles. A leur mine radieuse, la vieille femme croisa les mains. --Est-ce que le bon Dieu... --Il a eu pitié, ma cousine, dit Alain. Ah! mes bien-aimés! Moi qui vous reprochais le soin jaloux avec lequel vous cachiez Hughes!... Mon pauvre Robert, tu as dû souffrir rudement. Car, je le sais, mon fils, ton mensonge, tu donnerais ta vie pour qu'il fût la vérité. --Je n'ai pas menti, mon père. --Ce que tu viens de dire à Yvonne?... --Je l'ignorais ce matin encore. Venez. Tous quatre se dirigèrent vers la chapelle. Léonie priait; à l'entrée de Blanche, elle eut un geste d'angoisse, Blanche lui fit signe, elle se leva et sortit à sa suite. --Madame, prononça Robert, je vous ai déclaré que je ne vous pardonnerais jamais la folie de ma mère. Ma mère n'est plus folle, je vous pardonne. Kercoëth roulait des yeux stupéfaits. Que s'était-il donc passé entre ces deux êtres? --Elle a tout avoué, lui chuchota la duchesse. Léonie s'inclina devant Alain. --Monsieur, je vous ai cruellement frappé, Dieu me frappe cruellement à mon tour. Je n'espère pas que vous oubliiez jamais; moi, je me rappellerai toute ma vie. Je quitte le monde, honteuse de ce que j'y ai fait, navrée de ce que j'y laisse. Elle hasarda un pas craintif vers Robert immobile. --Je vous aimais bien, Robert! Un sanglot lui coupa la voix. Elle se raidit. --Allons, c'est le châtiment... Adieu, Robert. Des années récentes, des bonheurs convoités, du beau rêve ardemment poursuivi, rien ne subsistait plus. Elle partait, sans avoir osé l'embrasser une dernière fois. Quelque temps après, au mariage de Gaston et de mademoiselle de Maubryan, Willmann, accouru pour la circonstance, apprit à la chanoinesse de Guderille que la baronne de Randières était aux Carmélites. --Elle a toutes les audaces, modula l'hermine, dites que Dieu n'est pas plein de miséricorde. --Eh! eh! riposta le vieil artiste, tant qu'il vous tiendra rigueur... car il ne m'a pas l'air de vouloir de vous. --Monsieur Willmann! --Au fait, c'est peut-être vous qui ne voulez pas de lui. Tous les jours, la marquise Yvonne traîne derrière elle son petit Hughes dans le parc, ou joue avec lui dans la cour d'honneur. La seule fantaisie à laquelle obstinément elle se refuse, c'est de descendre vers la plage. Elle ne peut s'habituer aux flaques d'eau endormies, à marée basse, le long des falaises. Et si le tyran insiste avec des colères amusantes, debout sur la terrasse du château, devant l'Océan couronné de neige, pendant que les mouettes claquent leurs ailes lourdes au-dessus de son front, elle lui dit: --Tu ne te rappelles donc pas? FIN PARIS.--IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGERE, 20.--11914-6-00. CALMANN LÉVY, ÉDITEUR DU MÊME AUTEUR Format grand in-18. CATHERINE LEVALLIER 1 vol. CHAÎNE BRISÉE 1 -- LES FILS DU SIÈCLE 1 -- PAULE DE BRUSSANGE 1 -- LES REPRÉSAILLES DE LA VIE 1 -- LA REVANCHE DE L'ENFANT 1 -- SOUFFRANCES D'UNE MÈRE 1 -- LES THÉORIES DE TAVERNELLE 1 -- LA VENGEANCE DE PIERRE 1 -- IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS.--11914-6-90. DERNIÈRES PUBLICATIONS Format grand in-18, à 3 fr. 50 le volume HENRI ALLAIS vol. Un Casque 1 L'AUTEUR DU PÉCHÉ DE MADELEINE Histoire de Souci 1 RENÉ BAZIN Les Noellet 1 DUC DE BROGLIE Marie-Thérèse, impératrice 2 ÉDOUARD CADOL Le Chemin de Mazas 1 CH. CORBIN La Comtesse de Sartènes 1 H. DE LA FERRIÈRE Henry IV 1 OCTAVE FEUILLET Honneur d'artiste 1 GRIMBLOT Mademoiselle Henri 1 GYP L'Éducation d'un Prince 1 LABARRIÈRE Rivales 1 PIERRE LOTI Le Roman d'un Enfant 1 COMTESSE DE MIRABEAU Le Prince de Talleyrand et la Maison d'Orléans 1 SAINT-SAENS Harmonie et Mélodie 1 PIERRE SALES Le Sergent Renaud 1 MAURICE SAND Le Théâtre des Marionnettes 1 LÉON SAY Le Socialisme d'État 1 LÉON DE TINSEAU Sur le Seuil 1 Paris.--Imprimerie J. CATHY, 3, rue Auber, Paris. ***END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK YVONNE*** ******* This file should be named 42563-0.txt or 42563-0.zip ******* This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/dirs/4/2/5/6/42563 Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is in the public domain in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country outside the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org 1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived from the public domain (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided that - You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." - You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm works. - You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. - You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg-tm works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread public domain works in creating the Project Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.