The Project Gutenberg EBook of Lettres à Sixtine (1921), by Remy de Gourmont (1858-1916) This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Lettres à Sixtine (1921) Author: Remy de Gourmont (1858-1916) Release Date: January 23, 2006 [EBook #17590] Language: French Character set encoding: UTF-8 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LETTRES SIXTINE (1921) *** Produced by Carlo Traverso, Rénald Lévesque and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) LETTRES À SIXTINE REMY DE GOURMONT SIXIÈME ÉDITION PARIS MERCVRE DE FRANCE XXVI, RVE DE CONDÉ, XXVI MCMXXI BALLADE DE LA ROBE ROUGE A Mme B. C. Couleur de sang, couleur de cardinal, Couleur de feu, couleur de seigneurie, Couleur de lèvre et couleur de fanal, Couleur de rêve et couleur de féerie, Couleur d'amour: votre Sorcellerie N'avait besoin de tant pour me charmer; Mais, sans regret, sans peur, sans fourberie, En robe rouge, il faut bien vous aimer. La soie éclate ainsi qu'un air royal. Dans sa gloire et dans sa forfanterie, Et brûle comme un baiser nuptial, Et brille comme une joaillerie, Lorsqu'un rayon bleu, gente tricherie, En l'ombre tiède est venu s'allumer: Vaincu, l'on dit tout bas: Je vous en prie... En robe rouge, il faut bien vous aimer. De l'encensoir, l'encens sacerdotal Monte et fume, odorante rêverie: Approchons du tabernacle augustal Où trône, sous la noble draperie Et dans la pourpre et dans l'orfèvrerie Le Saint des Saints. Comment? C'est blasphémer? Mais non, ce n'est rien qu'une allégorie: En robe rouge, il faut bien vous aimer. ENVOI Princesse, un poète, en sa flânerie, Cisela ce coffret, pour enfermer, Sous un triple vantail, le cœur qui crie: En robe rouge, il faut bien vous aimer. 14 janvier 1887. A GUSTAVE DORÉ Sur ton œuvre penchés tous deux, Tous deux penchés, et tête à tête, Passaient féeriques sous nos yeux La femme avec l'homme et la bête. Tu sais le livre où Francesca S'arrêta pâle à telle page? Telle page où son cœur chanta: Je n'en lirai pas davantage. Penchés tous deux,--au vol des doigts Tournaient les feuilles envolées.-- Fais qu'elle pense une autre fois Au vol des heures envolées! B. N., 29 janvier 1887. Mardi soir, 22 mars. J'espère, Madame, que vous ne serez pas venue rue de Richelieu aujourd'hui. J'ai dû m'en aller à trois heures écrire des adresses sur des enveloppes bordées de noir, quelqu'un de ma famille étant mort. Demain encore, absence de toute la journée. Comme la cérémonie définitive me laissera libre vers deux heures, je n'aurai pas l'innocence de me précipiter vers le collier; irai m'ébattre au Louvre, où, en semaine, les Philistins sont en nombre modéré: Peut-être cela va-t-il vous donner l'idée qu'il y a longtemps que vous n'avez vu la Victoire,--aux pieds de laquelle je vous attendrai jusqu'à trois heures; plus tard, et jusqu'à la fin, je me _rassérénerai_ parmi les primitifs italiens. Si un mauvais sort veut que vous ayez d'autres projets, je passerai chez vous demander un peu de musique et un peu de causerie, vers 7 h.; si absente, je reviendrai à 7h.-1/2.--Si, enfin, je ne vous rencontre pas, je serai très malheureux. VITRAIL ROMANTIQUE Les dalmatiques d'or qu'arrête un lourd fermail, Les yeux illuminés de mystère et de joie, Les fronts auréolés et les chairs du vitrail, Topazes et grenats où le soleil flamboie C'est vers ce rêve, ayant dépassé le portail, qu'elle s'avance, lente et riante. La soie blonde de ses cheveux fins, sous le fin tramail, comme une ardente gloire, irradie et rougeoie: «On pouvait se vêtir de pourpres, de soleils, de flammes, de brocarts, jadis, au temps des reines, porter des passions rouges, des ors vermeils. «Les corps ne devaient être, et les esprits, pareils, ni de neige trempé le sang hautain des veines, ni les cœurs avec soin enfermés dans des gaines.» 5 avril 1887. RONDEL Honneste mort ne me desplaist. FRANÇOIS VILLON. Honnête mort ne me déplaît, Si vous raillez encore, madame. D'amour qui ne va jusqu'à l'âme, Mieux que d'aimer mourir me plaît. Hélas! C'est ainsi qu'il lui plaît De s'amuser! Eh bien, madame, Honnête mort ne me déplaît. Hélas! Non plus ne me déplaît Sa grâce à me déchirer l'âme. Faites-moi donc mourir, madame; Puisque le jeu si fort vous plaît, Honnête mort ne me déplaît 7 avril 1887. NOTE ÉCRITE LE 14 AVRIL 1887. De ces minutes d'ineffable et profonde joie, première caresse rendue, premiers abandons, premières étreintes, doux et crucifiants émois du désir; de ces minutes telles que de les avoir senties c'est avoir vécu et senti la passion; de ces minutes dont il est vain de vouloir rendre le charme surhumain, la plus pénétrante, au souvenir, c'est celle où je sentis sur mon front pâli par le désir s'appuyer sa main tiède... Les mots sont faibles et plient sous le poids. Rien de tel ne fut jamais exprimé par aucun poète... Et celle qui me fit sentir cela--qui sans se donner fut à moi de désir--celle-là est l'inoubliable, celle qui à jamais sera aimée--Tout s'efface de ce qui faisait le vague intérêt de la vie--et un point reste: elle. Il semble qu'on puisse prendre tout en patience, pourvu qu'elle vienne. Tout peut passer, pourvu qu'elle demeure. Banalité toute écriture--La passion s'écrit dans le sang, dans la chair--et quel dieu est en vous quand on aime ainsi! IN MANUS Nello man vostra dolce donna mia. CINO DA PISTOIA En vos mains, chère, je remets le dernier souffle de ma vie, afin qu'en ce monde jamais votre mémoire ne m'oublie. Je n'avais d'autre volonté que le caprice de ma Reine, d'autre culte que sa beauté, ni d'autre crainte que sa peine. J'avais pour soleil ses cheveux, son esprit était mon empire; j'avais pour infini ses yeux, et ma gloire était son sourire. De peur qu'en la tombe où je vais Mon amour soit ensevelie, En vos mains, chère, je remets, Le dernier souffle de ma vie. 21 avril 1887. LITANIES Janua cœli. Porte du jardin royal, Porte du ciel, ouvre-toi. Fleur de l'arbre nuptial, Porte du ciel, ouvre-toi. Fleur du rameau lilial, Porte du ciel, ouvre-toi. Aube au regard sidéral, Porte du ciel, ouvre-toi. Ironie impériale, Porte du ciel, ouvre-toi. Rayon de joie aurorale, Porte du ciel, ouvre-toi. Secret du rire augural, Porte du ciel, ouvre-toi. Gloire du sourire astral, Porte du ciel, ouvre-toi. Gloire du parfum vital, Porte du ciel, ouvre-toi. Harmonie empyréale, Porte du ciel, ouvre-toi. Mystique senteur florale, Porte du ciel, ouvre-toi. LES JACYNTHES L'odeur des jacynthes vibrait dans l'encens, l'orgue avait des plaintes à troubler les saintes, l'odeur des jacynthes vibrait dans l'encens. L'église ancienne s'endormait dans un mystère, Crypte où d'obscurs martyrs reposent en poussière, Salle de manoir féodal: Nous étions là, dans l'ombre, assis tous deux, les plinthes d'un pilier nous cachaient; vous aviez des jacynthes, fleur au parfum impérial. L'odeur des jacynthes vibrait dans l'encens, l'orgue avait des plaintes à troubler les saintes, l'odeur des jacynthes vibrait dans l'encens. Un peu de ta main brûlait dans ma main, par nos doigts ardents le fluide humain passait en nos chairs, noyait nos pensées, et, cœurs galopants, gorges oppressées, nos désirs prenaient le même chemin. Ils allaient, dépassant la voûte, vers la rive où jamais le doute en sa frêle nef n'aborda, mais, ô lamentable déroute! ils se sont querellés en route et la raison les rencontra. L'odeur des jacynthes vibrait dans l'encens, l'orgue avait des plaintes à troubler les saintes, l'odeur des jacynthes vibrait dans l'encens. Et je songeais: Comment tenir à la tempête Sans ce bras pour gouvernail; et sans cette tête pour étoile, comment tenir à la tempête sans elle? Et je songeais encore: Quel serait mon soleil sans la caresse, et la splendeur, et le vermeil éclat de ses cheveux, quel serait mon soleil sans elle? Il ferait nuit sans la clarté de ses yeux bleus; la pourpre des matins pâlirait dans mes cieux, plus de midis, sans la clarté de ses yeux bleus, sans elle. Avec elle, la vie est un puissant parfum dont l'émanation berce et ranime l'un et l'autre de mes jours: quel serait leur parfum, sans elle? Pour elle, il n'est ni mal, ni souffrance, ni deuil qu'on ne porte avec joie, ayant passé le seuil de sa maison: il n'est que souffrance et que deuil, sans elle. Par elle, je veux vivre, et par elle mourir: ma force est le baiser qui me fait défaillir et me marque au fer chaud, car il faudrait mourir, sans elle. En elle, j'ai mis tout, jusqu'à mon infini: l'univers est à moi, quand sa bouche a souri, et Dieu n'est qu'un fantôme, il n'est pas d'infini, sans elle. L'odeur des jacynthes vibrait dans l'encens, l'orgue avait des plaintes à troubler les saintes, l'odeur des jacynthes vibrait dans l'encens. Un peu de ta main brûlait dans ma main, par nos doigts ardents le fluide humain passait en nos chairs, noyait nos pensées et cœurs galopants, gorges oppressées, nos désirs prenaient le même chemin. Ainsi, chère, ta vie a passé dans la mienne, Plus rien ne demeure en moi qui ne t'appartienne: Je voudrais le graver en toi, qu'il t'en souvienne, Ainsi, chère, ma vie a passé dans la tienne. L'odeur des jacynthes vibrait dans l'encens, l'orgue avait des plaintes à troubler les saintes, l'odeur des jacynthes vibrait dans l'encens. 1er mai 1887. VAINS BAISERS Qu'importe, s'ils sont vains, puisque j'y bois ton âme. Quel parfum mets-tu sur ta bouche? Si dans un tel baiser tu ne fus pas à moi, Si quelque volonté te retenait encore, Si, madone de chair, tu veux que l'on t'adore Et qu'on souffre-de toi Si l'heure différée était l'heure impossible, L'heure chimérique et qui ne sonnera pas Si l'instant doit venir, où, statue impassible, Tu me dédaigneras Si ces mains repoussaient les miennes Si ces yeux se faisaient cruels Si le gouffre noir où vont les choses anciennes Dévorait ces amours faits pour être éternels. Conserver comme note. 2 mai 1887, matin. 2 mai (suite). Quels seraient les obstacles? Illusions nées des promesses de la vie?--Si mortes. Devoir?--Lire J. Simon pour s'en dégoûter. Deuils laissés?--Cela passe. Œuvre à faire?--Duperie. Lâcheté?--Zut! cela me regarde. Dimanche, 15 mai 1887, 10 h. Je suis parti, j'ai marché, dîné, causé comme un halluciné et pendant deux jours, chère, jusqu'à ce que je vous revoie, j'aurai devant les yeux cette figure adorée voilée par la contrariété dont je suis la cause. Je sors et je me réfugie dans un café où je vous écris ceci sans être bien sûr que je vous l'enverrai, ni même que vous le lirez demain matin, puisque votre système m'est connu de n'ouvrir vos lettres qu'à de certains moments. Voilà cette sottise et cette brutalité des hommes, de ceux qui ne sont pas même des plus indélicats, de ne pas prévoir l'effet d'une soudaine déception. Comme elle m'est pénible, trois fois chère adorée, cette pensée que je vous ai été cruel, même involontairement, car volontairement je ne le pourrais. A peine sorti, j'eus cette idée d'envoyer une dépêche, de rentrer, mais l'impression était causée, hélas! et rien sur le moment n'aurait pu l'effacer. Et ce recul, cet éloignement instantané que vous avez senti et manifesté contre moi! Vous n'avez rien dit, mais est-ce que je ne lis pas en vous, est-ce qu'un seul des traits de votre visage peut se contracter sans que j'en subisse l'impression? J'ai beau faire, je vous vois toujours telle que je vous ai quittée, et c'est irréparable. Oh! de vous avoir causé un chagrin je m'en veux et je ne puis rien que d'en souffrir, moi aussi. Je souffre de cela plus que de tous les doutes, de toutes les sécheresses que j'ai pu éprouver depuis que vous m'êtes clémente. Peut-il être rien de plus dur que de faire naître même une légère contrariété dans une femme que l'on aime si intimement que la moindre de ses souffrances se répercute au centuple en soi-même? Et tout cela pour une si petite cause? Il n'est pas de petites causes, il n'est que de petits effets, et comment aurai-je pu supporter légèrement votre attitude froissée? Tous les reproches, soyez-en bien sûre, sont pour moi, je ne me pardonne pas, toute autre impression à part, d'avoir commis cette faute. Demain, peut-être, quand vous aurez ces phrases, tout cela ne vous semblera que phrases et j'aurai manqué au principe de n'évoquer que les impressions qui se peuvent instantanément partager. Si tout cela demain est absurde, du moins vous en dégagerez le sentiment et vous aurez de mon écriture comme amende honorable. Écrire ce qu'on sent, le dire est également impossible, peut-être à un certain degré, quand les sensations dépassent les mots, quand rien, il semble, ne les rend, tant elles sont profondes, ni les gestes, ni les abandons, ni les étreintes. Voyez comme je suis imprudent; non pas seulement j'essaie de dire, mais j'ose écrire avec sincérité, et si je parais fou, qu'importe? je ne suis pas faux. Après tout c'est un extrême plaisir que d'être sincère, même en étant incohérent. Croyez-vous que je le sois, sincère, en ce moment? Peut-être que non, car je reste en deçà, et je ne puis dire tout ce que je pense qu'en disant: je ne dis pas tout. Peut-être vaut-il mieux, comme vous, se taire tout à fait que de n'arriver qu'à un à peu près. Enfin, je suis bien puni de ma sottise et j'y reviens toujours, puisque je vous ai toujours devant les yeux telle que je vous ai quittée. Que je ne vous fasse pas une nouvelle peine en vous écrivant ceci, je n'ai que ce que je mérite et je voudrais souffrir cent fois plus, comme châtiment. Avoir mis une tristesse dans vos yeux, une dureté dans votre regard, une contraction dans vos lèvres, de l'ironie dans vos paroles, de la raideur dans vos gestes, de la froideur dans vos mains chères! Ainsi je vous ai été odieux, haïssable pendant un instant, au moins? Peut-être, pourtant, avez-vous été un peu dure, ma chère âme, peut-être auriez-vous pu me laisser partir sous une impression moins déprimante, je m'exagère si facilement les côtés attristants des choses. Mais je sais aussi que cela a été tout à fait spontané chez vous et involontaire. Vous pouviez dissimuler, vous en avez la force, je préfère que vous vous laissiez aller à vos impressions, dussé-je en souffrir, et, si vous le permettiez, orgueilleuse, je vous en saurais gré. Je ne vous reverrai donc pas d'ici deux jours, et dans deux jours, je ne vous aurai qu'au vol. Au moins, aurez-vous surmonté votre impression? Je ne vous reverrai pas sans crainte, tellement vous avez le pouvoir, comme Zeus dans l'Olympe, de faire en moi le calme et la tempête, la nuit et le jour d'un froncement de vos sourcils ou d'un sourire de vos lèvres. Oh! il y a une telle intonation de votre voix d'une si pénétrante et si infinie douceur qu'on irait dans les supplices pour l'entendre. C'est ainsi et riante que je veux, en imagination, vous voir et vous entendre ces deux jours, que je le voudrais si j'avais la légèreté d'oublier que je ne l'ai pas mérité. Adieu, ma chère vie. 10 h.-3/4. Lundi, 16 mai 1887, 7 h.-1 /2. O mon amie, nos esprits sont bien frères. Tous deux, nous sentons si vivement qu'un coup d'épingle nous est un coup de poignard; dans ce qui vous est arrivé hier je me reconnais, combien de fois une de vos ironies m'a mis dans cet état où l'on voit tout s'effondrer, où l'on a la sensation d'être descendu soudain dans un abîme de ténèbres. Je réponds, non pas à votre mot, où j'ai vu un sourire, mais à vos pages, où j'ai vu une ombre. Plus qu'hier, après les avoir lues, j'ai eu l'impression d'un désastre; j'ai refermé le coffret qui s'entr'ouvrait et si maladroitement qu'il ne se rouvrira peut-être plus. Et j'ai piétiné dessus, car il s'agit de votre cœur,--et vous dites cela, et vous le croyez, vous me le faites croire. Je suis comme Dante, dans la forêt mystique et terrible, qui n'ose se reporter à son impression, tant elle lui est dure; et moi je dois m'y replonger, vos lignes que je relis depuis que je les ai, la perpétuent en moi. Ainsi les devoirs et les obligations sociales que je subis une fois tous les deux mois vous semblent mettre une barrière entre nous. Il est vrai, je n'ai pas une certaine indépendance qui me serait précieuse, on ne défait pas en un instant les conditions d'une vie qui n'était pas destinée à Celle qui est venue, puisqu'Elle n'était pas attendue, puisqu'on la fuyait. Je ne prétendais qu'à faire ma tâche, qu'à mettre lentement en œuvre mon talent, sans autre but qu'une lointaine et chimérique satisfaction. Pratique, je ne l'ai pas été, je n'ai pas su faire deux parts de ma vie, l'une au rien qui en était le fond, l'autre au peut-être qui aurait dû en être l'espérance. Je sens l'amertume de mon imprévoyance, mais pourquoi faut-il que vous la sentiez aussi?--Il y a des minutes, vous l'avez éprouvé--vis-à-vis de vous je ne sais ce que c'est--où la cristallisation s'arrête, où reparaissent les parties noires et frustes du rameau. Vous l'avez écrit, il m'a fallu le comprendre. Ainsi vous savez que je ne suis qu'une illusion pour vous? Vous voyez ce que je serai; c'est être bien près de voir ce que je suis. Dès qu'on s'arrête, en gravissant certaines montagnes à pic, on redescend; et voudriez-vous redescendre avant d'avoir atteint le faîte? Dites, voudriez-vous redescendre jamais? O mon amie, vous êtes trop exigeante. Vous cherchez l'introuvable et vous vous étonnez de ne le point rencontrer. Pourtant déjà vous en avez souffert, voulez-vous donc souffrir toujours et n'être jamais heureuse. Seriez-vous comme ceux dont vous me parliez hier qui n'aiment que ce qu'ils cherchent, qui ne peuvent ou ne veulent plus aimer ce qu'ils ont rencontré? Vous interrogez l'avenir, question inutile; l'avenir, avec de certaines âmes, est semblable au présent. Pour moi, avec vous, marcher vers l'avenir me semblerait une ascension vers un bonheur toujours plus grand; je ne vous ai jamais pénétrée un peu plus sans vous aimer davantage, ou, s'il ne m'est pas possible de vous aimer plus, sans trouver à chaque pas nouveau de nouveaux motifs de m'attacher à vous. Oh! non, le présent ne me suffit pas. Le présent passe et l'avenir demeure. Mais comment vous prendre quand vous vous faites insaisissable, quand vous glissez dans les bras du lutteur, comme ces athlètes grecs frottés d'essences pour laisser moins de prise à l'adversaire. Vous ne vous donnez pas, et si je vous prends vous vous reprendrez. Je sais cela, je puis en souffrir à mourir, mais cela ne m'arrête pas, et si j'étais seul à souffrir, la souffrance me serait indifférente et même chère. Le navire a mis à la voile, le vent souffle, il faut lui céder ou faire naufrage. Déjà vous me voyez sur les brisants; vous me pardonnez d'avance ce que je ne serai pas. Savez-vous ce que je suis pour savoir ce que je ne serai pas! Cruelle analyste, ne me reprochez pas mon analyse; la vôtre est plus impitoyable, car elle est moins volontaire. Oui, je vous ai analysée, sous les jours les plus défavorables; et toujours vous êtes ressortie victorieuse du creuset. L'indulgence, vous n'en avez pas besoin; faut-il que j'aie la perspective d'avoir besoin de la vôtre? Compagnon de route,--déjà de cette association, vous parlez comme d'un rêve, et c'est cela pourtant que je veux être, tout ou rien. Non, mon amie, pas d'abnégation, c'est trop amer. Ne pardonnez pas, Reine, aux Normands qui pilleront votre royaume; exterminez-les ou faites alliance avec eux. Aimez-moi ou détestez-moi. Soyez ma vie ou soyez ma mort. 8 h.-1/2. P. S. Mais, ma chère âme, ce n'est pas une mise en demeure. Soyons ce que nous n'avons jamais cessé d'être. Dites, que tout cela ne serve qu'à nous attacher davantage. Oh! vous êtes, vraiment toute ma vie. Demain. Mercredi matin, 9 h., 18 mai 1887. Pourquoi ne pas vous écrire un peu, mon amie, quand je ne puis vous voir. C'est encore un moyen de me rapprocher de vous, de passer des minutes avec vous, et après pourquoi ne pas vous envoyer mon écriture qui vous forcera de passer avec moi l'instant que votre sagesse me refuse? Ce que vous avez dit hier soir, il m'a bien fallu le comprendre, sinon l'admettre. Certainement cela me fera des intermittences pénibles, mais j'ai trop foi en vous pour m'abandonner à en souffrir sans cesse. Si l'avenir ne m'appartient pas, je m'en apercevrai toujours trop tôt, si je dois être replongé dans les ténèbres, je n'y veux pas plus songer qu'à la mort inéluctable dont la nécessité ne saurait gâter nos joies présentes. Et là, n'est-ce pas, il n'est point question d'inéluctable? C'est une bataille à gagner ou à perdre, je veux la gagner et je suis sûr que vous m'aimez assez pour m'y aider. J'aurais pu vous avoir comme adversaire, car enfin, si je vous étais demeuré indifférent, je ne vous aimerais pas moins et ce serait être vaincu d'avance; je vous ai pour alliée, votre sincérité m'en assure et je me sens très fort. Vous ne me désespérez pas, et, quoi que vous fassiez; vous ne me désespérerez pas, car vous ne pouvez faire que je ne vous aime plus et mon point d'appui est là. Éprouvez-moi, vous jugerez de ma résistance et vous prendrez confiance en moi. Quand même il ne s'agirait que d'un peut-être, je m'y attacherais encore désespérément, parce que j'ai mis ma vie là et que je ne veux pas et que je ne peux pas la reprendre. Laissez-moi donc marcher avec confiance, ne me montrez pas le précipice. Je ne vous questionnerai plus, j'en sais assez. Il me suffît des minutes sombres que je passe loin de vous, qu'au moins rien ne voile les minutes radieuses que me fait votre présence; je n'admets pas que la peur de l'avenir me gâte le présent. Les joies que vous me donnez font de moi un privilégié; mesurez-les, mais ne les supprimez pas. A demain, puisqu'il faut attendre jusque-là, ma très chère princesse. Addio, carissima vita mia. Samedi 21 mai, 11 h. du soir. Je retrouve sur un carnet cette note: «Samedi, 2 avril Journée décisive. La passion l'emporte. Analyse, raisonnement, etc., finis. Moment heureux. Pourquoi aujourd'hui seulement, puisque depuis des semaines, je l'aimais!» Et en une rêverie extrêmement douce me reviennent présents les commencements et les hésitations premières de cette passion qui m'a pris ma vie. D'abord, ce ne fut rien. Je la vis sans trouble. Puis je pensais à des causeries avec elle et jamais l'occasion ne s'en présentait. Nulle idée de lui plaire; seulement un agrément quand je la trouvais. Je la perds de vue. Elle est quelque part dans le Midi. Un jour Mme V... me dit qu'en lui écrivant elle a mis un mot pour moi. Je suis plus flatté que touché. Alors je songe à lui plaire intellectuellement. Même je commence à parfois m'intéresser à elle. Son retour annoncé m'est comme une fête. Elle arrive, s'assied agitée, me jette son manchon, privilège, m'éblouit: je sens quelque chose. Ce manchon est un peu d'elle que je tiens et que je pétris; mouvement nerveux. Un soir elle sort avec R... Mouvement de jalousie. Une histoire singulière qui me laisse froid; je ne devais m'en inquiéter que plus tard. Une fois je la reconduis. Rien. Je vais chez elle. Éblouissement. J'ai senti la coquetterie de me plaire et j'y réponds: Il y a quelque chose. Les samedis me deviennent précieux. J'y songe toute la semaine. Deux mois passent. Musique. Causeries. Je ne pense à rien qu'au plaisir du moment. Ce doit être vers la fin de février. Je me trouve perplexe. Sentirais-je autre chose qu'un plaisir de sympathie? Je m'observe. Je dois paraître extrêmement froid. J'exagère la réserve, j'ai des mots de détachement à glacer toute velléité. Je me mens à moi-même. Après le dernier étonnement je m'étais laissé aller à des vers, Ballade, A G. Doré. Ceux-ci furent mal reçus; l'ironie m'avait buté. Je la crois absolument rebelle même à une fantaisie. Buté à cela, je m'observe mal, je me figure plus insensible qu'elle-même. Décidément je ne sens rien. Puis, brusquement, un soir, je vois clair. Elle me joue du Beethoven et je me cramponne au fauteuil pour ne pas la saisir et la baiser à pleine bouche. Je souffre, il n'y paraît rien. C'est fini. Je l'aime. Le dirai-je jamais? Je décide que non, persuadé d'être reçu froidement, avec cette ironie qui me glace. Un soir, comme je la quitte, sa main reste dans la mienne. Il y a un pas de fait, j'irai jusqu'au bout. Trouvé le Vigny. Quelles heures douces à l'écouter me lire ces vers. Sa voix n'a aucune émotion, je doute. Cela n'a été qu'un abandon momentané. Je parle. Un mot. On ne me repousse pas.. Le lendemain, nos têtes se frôlent. Je ne pense qu'à un baiser avant de partir. Le livre tombe. Elle est dans mes bras. C'est une sensation de bonheur telle que j'aurais pu m'en évanouir. Elle m'aime. 23 mai 1887, lundi, 11 h. soir. Je sors de chez ces bourgeois, ma très chère amie, et je sens le besoin de me plonger, d'imagination, dans un océan de parfums, vos cheveux, vos yeux, vos lèvres, les étoffes de votre corsage. Si vous trouvez cela excessif, déjà écrit, du moins vous l'aurez lu, si vous le détruisez. De vous comparer à ce milieu ce serait ridicule, mais combien ce monde me fait plus encore sentir tout votre prix, et l'impossibilité de vivre sans vous et parmi eux. Pourtant, qu'ils me reçoivent d'une façon engageante, mais combien je les dédaigne et que je m'y ennuie! Je ne puis guère vous dire de longues phrases, étant cramponné par X..., l'homme pratique, mais c'est une satisfaction d'écrire en face de lui des choses qu'il ne saurait comprendre. Tel est l'effet d'un jour sans vous voir, et il faut se mettre, même illusoirement, en communication avec vous et vous dire ce que je sentirais si j'étais près de vous. Il me semble, après vingt-quatre heures d'absence, que je suis loin, très loin, dans un autre pays, dans un autre monde, et je ne me retrouve qu'en m'épanchant vers vous. Inutiles peuvent vous paraître ces quelques lignes incohérentes; il me les faut. A demain, ma très chère amie et très chère reine, je vous aime uniquement. Vendredi 27 mai 87, 9 h. 1 /2 du matin. Prends-moi tout ou rends-moi ma liberté. Dis-moi oui, ou dis-moi non. Laisse-moi t'aimer ou laisse-moi te haïr? Que veux-tu faire de cette moitié de moi-même que tu t'es asservie? Hier, je le disais, encore je le pense aujourd'hui; il y a des instants où je voudrais te faire souffrir. Et je ne sais. D'un bout la passion touche à l'extrême sagesse qui est de vouloir être heureux, de l'autre à l'extrême folie qui est de se vouloir damner avec ce que l'on aime. Bientôt je ne saurai plus où j'en suis. De ce résultat, si vous ne m'aimiez pas, vous pourriez être très fière, _peut-être_. Il n'est point donné à toutes de troubler à cette profondeur un organisme intelligent. _Peut-être_, car cela dépend, _peut-être_, de l'organisme même et de son pouvoir de sensation. Sentez-vous que la phase fatale viendra où, sans avoir atteint le faîte, lassés, nous retomberons. Vous l'ai-je écrit déjà, ou dit? Cela me hante. Il vaudrait mieux s'empoisonner et mourir avec une illusion d'éternité. Si ce qui vous reste de raison et de raisonnement doit encore demeurer longtemps ferme sur la brèche, en vérité cela vaudrait mieux. D'implorer votre abnégation, non. Ce mot a suffi pour m'arrêter. Je donnerais librement et joyeusement ma vie et tu marcherais au sacrifice. Épargne-moi cette ironie: attendons que les convenances sociales descellent tes lèvres. Attendons, orgueilleuse, car tu m'aimes et c'est l'orgueil qui te roidit. Peut-être aussi que je parle comme un homme et toi comme une femme. Sois considérée, il le faut. Et pendant ce temps, l'heure divine a peut-être sonné. Nous le saurons un jour. O la plus amère des misères, avoir touché cette joie et, aveugle, l'avoir laissée fuir. Mais il doit en être ainsi. Le bonheur est un illogisme dont la vie ne souffre pas l'accomplissement. Et, au fond, ce n'est qu'un rêve gros d'une désillusion; l'heure divine, un réveil. Sais-tu que je n'ai presque plus de plaisir à te voir, que bientôt je te redouterai comme une douleur. C'est comme si j'étais amoureux de la Madone de Botticelli et que je la voulusse emporter. Le désir, d'abord pénible, doux quand est venue l'espérance, s'exacerbe en une torture quand l'impossible s'est dressé devant lui. Oh! tu n'as pas dit impossible. Il y a des conditions qui se peuvent réaliser, des obstacles qui se peuvent aplanir. Soit, mais le tout est de savoir si d'ici là je ne te haïrai pas. Pourquoi ton baiser, hier soir, m'a-t-il brûlé ainsi? C'était bien le fer chaud qui me marque à ton servage, mais si l'esclave se révoltait? Oh! ce baiser, il y avait de quoi te coucher sur le sol, la terre nue, ou sur l'herbe mouillée qui me tentait. Comme j'ai été raisonnable! J'ai été raisonnable comme une femme qui s'aime davantage que celui qu'elle aime. Et après m'être vaincu, comme je faiblissais, ma tête s'appuyant à ton épaule, tu m'as relevé impatiente. A la bonne heure. C'était me dire qu'il faut être fort; et aussi, toutes ces écritures sont de la faiblesse. 2 mai, midi 1/2. Relu cette explosion d'invectives que je ne renie ni ne regrette. Seulement, aujourd'hui, je suis moins noir, même pas noir du tout; mais demain je le puis être autant et davantage.--La partie est-elle égale? Moi, _je l'aime sans conditions_. C'est sagesse que d'en mettre, et preuve d'expérience. Se fier à elle. Et en tout, aucune certitude. Oh! la charmante, fine, longue et acérée épingle avec laquelle je jouais hier: un jour, qui sait? une arme pareille ou toute autre me sera une grande tentation. Finis. Vendredi, 27 mai 87, 4 h. Je travaille et voilà que soudainement, sans à propos, son image me vient aux yeux;--et comme un être en qui la volonté est dominée par une maîtrisante idée, je me sens dire des lèvres: Dieu, que j'aime cette femme. Samedi matin, mai 87. Copie de notes indéchiffrables que j'écrivis hier soir, à minuit, en rentrant. --Que d'amertume, mon amie, ce soir, et entre deux êtres qui s'aiment, car si j'aime à l'excès, vous aimez assez pour comprendre mon affection, en sentir le prix. Ne croyez pas m'avoir épuisé ni avoir trouvé en moi tout ce qui s'y trouve. Que ne puis-je avec vous et pour vous? De l'ambition, celle qui est compatible avec mes facultés et mon esprit, je l'ai à un très haut degré; et les moyens de parvenir, vous m'aiderez à les trouver. Ce n'est pas cela qu'il vous faut?--Je ne puis ni ne voudrais me changer. Aimez-moi tel que je suis. Amère misère d'avoir rencontré la femme à aimer, celle qui vous prend tout et ne pouvoir réaliser son rêve; et comprendre qu'en ses abandons même, ce rêve murmure: ce n'est pas cela, ce n'est pas toi, tu n'es qu'une moitié! Tu dépends de trop de choses, de trop de personnes. Ce qu'il me faut, tu ne peux me le donner. Penser que ces impressions, ces abandons, ces heures d'union, tout, tout cela ne reviendrait plus, que cette femme qui est ma vie, un autre l'aurait en récompense d'une ambition heureuse. Allez à ces joies de l'orgueil, vous y trouverez encore autre chose, l'amertume d'avoir senti la passion vraie vous frôler le cœur et de n'avoir pas su lui attacher les ailes. Vous dominerez, vous irez à vos goûts, vous rendrez des services à des vaniteux, vous ferez des satisfaits,--et pas un heureux. Va, passe, tu ne sauras peut-être pas ce que tu perds, car est-ce un bien, est-ce un mal, la passion qu'on ne partage que jusqu'à la sympathie? Va, passe, monte, et quand tu serais au pouvoir, quand tu serais le pouvoir, tu pleurerais, si tu as des larmes, les baisers où il y avait une âme, où un être digne de toi se livrait tout entier. Tu cherchais cela, ô ma trop chère Fragilité, et l'ayant trouvé, tu le laisserais! Oh! dans cette amertume tu aurais un souvenir très doux. Souvent le souvenir de la chose passée, Quand on le renouvelle est doux à la pensée. Tu aurais le souvenir d'avoir été aimée comme plus on ne peut l'être. Et tu ne serais pas appelée parjure. Tu ne m'as rien promis à moi, rien, ni par les mots, ni par de l'écriture; rien, je n'ai eu que tes baisers et tes étreintes, que tes lèvres collées à mes lèvres, que tes bras autour de mon cou, que tout le contact abandonné de tout toi;--oh! pas tout, eh bien! j'ai eu ton désir et ta volonté, et ton âme. M'aimais-tu pas, ces heures, ce jour? Je ne t'appellerai pas parjure, parce que je ne te perdrai pas. Réalisons le possible, attendons; ne te sacrifie pas, mais ne me sacrifie pas non plus. Ai-je dit, écrit des choses qui te peinent; efface, brûle ces pages où brutalement s'étale un matin d'observations. Est-ce que ma passion te fait peur? Pourquoi cesserais-tu de m'aimer? Dis que ce n'est pas vrai. Tu es à moi. Tu seras à moi. Moi seul puis t'aimer. Mais vois donc clair, lis donc en toi, tu m'aimes. Et dire qu'il n'y a pas en tout cela le quart de ce que je sens--que moi qui me vante d'écrire exactement ce que je veux écrire--quand il s'agit de moi-même les mots me manquent. 3 juin 1887. Pas deux jours de suite, ni deux jours différents, même, je n'éprouve des sensations pareilles. Instrument sur lequel on peut jouer à l'infini des mélodies diverses. Je souffre ou je jouis de ma vie perpétuellement et jamais sur le même mode: variété de rythmes. --Il est assuré que de telles alternatives peuvent amener après d'étranges excitations des phases de lourde dépression. --Est-ce ma vie que je joue après tout? Assez invraisemblable. Aussi, et dans le fond, je sais où je vais. L'alternative est entre un absolu de joies et le néant. C'est avoir la partie belle. Lundi matin, 6 juin 1887. Je m'éveille et prends conscience de moi, ce matin, ma chère âme, dans une joie extrêmement douce. Vous êtes habile en l'art des compensations et celles d'hier furent des heures divines encore que parfois torturantes, encore qu'incomplètes. Mais l'abandon suprême était dans votre désir et dans votre volonté; ainsi, et en dépit des momentanés obstacles, vous êtes à moi pour jamais. Ce n'est pas par l'abnégation, mais la libre passion qui sans cesse rejoignait nos lèvres, livrait sur les vôtres votre âme et votre vie; et, en échange, n'avez-vous pas bu, aussi, sur les miennes, jusqu'à la dernière goutte, toute ma vie épandue vers vous? De tels moments, adoucis encore à distance, dans le souvenir, par l'apaisement de la chair, suffiraient pour effacer de l'existence les douleurs passées, les amertumes futures. Si nous n'avions que cela, mon amie, notre part serait belle encore et privilégiée.--Comme vous avez bien dompté mon orgueil d'homme, de me faire trouver douce l'abdication des droits que me donne votre tendresse. Me suis-je pas remis entre vos mains, disant que vous seriez juge de l'heure, que je ne veux rien tenir que de votre absolue liberté. C'est à cela, et cela seul, que je dois tendre; écarter tout ce qui, de mon côté, nous sépare, comme vous, puisque le but est unique et que nous ne pouvons souffrir que de vils obstacles entravent notre bonheur et notre définitive union. L'immense joie ce me sera de sentir votre vie liée à ma vie par le ferme lien de nos volontés, de pouvoir vous nommer: Celle qui jamais ne sera séparée de moi,--_questa, che mai da me non fia divisa_. Tant voudraient boire à la source où l'on oublie,--moi j'ai bu à la source qui fait qu'on n'oublie pas. En chaque parcelle de mon être, il y a un peu de vous, et tout entière, tu es en moi dans une intime pénétration. Pour t'arracher de moi, il faudrait me dissoudre et m'annihiler.--Et je me laisse aller à cette pensée, qui se prolonge en une rêverie, que sans toi je ne pourrais vivre, et que je veux vivre pour toi. Ame, esprit, sensibilité, tendresse,--intelligence, charme, perfection physique,--chef-d'œuvre, comment ne pas t'aimer, comment ne pas t'adorer, mon impériale beauté, chère dominatrice de mes pensées? Lundi, 10 h.--et de toutes les heures de ma vie. Lundi, 6 juin, soir, 9 h. ENVOI Je rêvais à ces lignes, comme je me levais, ce matin, et un peu plus tard--plus tard pour les penser plus longtemps,--je les écrivis. J'ai du plaisir à écrire de vous, compensation que je me donne quand m'assiège l'idée que je ne vous verrai de la journée. Puis, quand c'est fait, je me demande: faut-il mettre cela à la poste? A quoi bon? Sait-elle pas ce que je pense? Si je ne suis pas un livre ouvert, suis-je pas, au moins, un livre entr'ouvert? Mais je pense au plaisir que j'aurais à lire un peu de votre âme mise en des mots, avec de l'encre indélébile, sur du beau papier, et j'envoie. --Ainsi soit-il! 13 Juin 1887. Πέμπώ σοι μύρον ήδύ, μύρω παρέχων χάριν, ού σοι αύτή γάρ μυρίσαι καί τό μύρον δύνασαι. (Anthol., v, amator 91.) Je t'envoie ces parfums--ces vers pleins de parfums--; à toi qui parfumes les parfums. 'Ημίθεος δ'ό φιλών άθάνατος δ'ό φαμών. (IB., 94.) Demi-Dieu celui qui te donne un baiser; Dieu celui auquel tu le rends. CONCORDANCES I Un reflet rose tombe des rideaux cramoisis; D'un lent baiser d'amour troublant la nuit naissante, La lumière alanguie meurt pleine de tendresse; Un reflet rose tombe des rideaux cramoisis. Le bruit des rues fait grâce à leurs oreilles lasses; Ils échappent enfin au flot vain des paroles. Le silence est très doux dans l'ombre cramoisie, Le bruit des rues fait grâce à leurs oreilles lasses. Sur les coussins, sur la fourrure qui caresse, Vêtue des plis étranges d'une soie japonaise, Elle s'assied, souriante, et s'étend un peu lasse Sur les coussins, sur la fourrure qui caresse. II De ses doigts s'exhalait une odeur délicate, Comme l'assemblage exquis de fleurs sobres et rares Ou l'effluve des prés qu'un vent d'été caresse; De ses doigts s'exhalait une odeur délicate. O pénétrante odeur dont émane un désir, Odeur moins désirable, pleine de moins d'ivresse Que celle que dérobe la robe, ô délicate Et pénétrante odeur dont émane un désir. Aux parfums de la chair en leur loyale essence Cèdent les élixirs, toutes les quintessences: Un seul effleurement l'exalta au désir Des parfums de la chair en leur loyale essence. O chair faite de fleurs roses, blanches et bleues, Dont la sève circule avec le sang des veines, Sa peau moite en distille la plus subtile essence, O chair faite de fleurs roses, blanches et bleues. III Sur le bras, il posa d'abord ses lèvres chaudes, Au poignet où la vie passe et bat plus sensible, Où la peau est très blanche et les veines très bleues; Sur le bras, il posa d'abord ses lèvres chaudes. Sur la tempe où plus blonds s'ébrouent les cheveux fins A deux bras enlaçant le cou d'un cercle étroit, Il posa, il laissa longtemps ses lèvres chaudes Sur la tempe où plus blonds s'ébrouent les cheveux fins. Pour les yeux, les grands yeux dont il sait le pouvoir, Diamants bleus ayant les paupières pour écrin Il trouva des caresses plus douces, peut-être afin De capter les grands yeux dont il sait le pouvoir. IV Puis il parla, disant des mots longtemps pensés Où, tel qu'un faucon, l'aile alourdie par l'orage, Son âme luttait, voulant dompter l'amer pouvoir. Il parla, murmurant des mots longtemps pensés: --«C'est l'amer pouvoir dont tu m'ensorcelles, Pliant mon vouloir à ta volonté, Qui régit les rêves de mon lourd sommeil, Et les heures brèves des brèves journées, Toutes les minutes de mes heures brèves Et l'insaisissable instant, trépassé; Amer et pourtant d'une douceur telle Que rien n'en rappelle la suavité, Car les forts anneaux de la double chaîne, Ce sont les baisers que ta bouche martèle.» V Et ses yeux dévoraient déjà les larges lèvres Qu'un Dieu semble avoir faites exprès pour le baiser; Il se plut à redire tout haut cette pensée, Et ses yeux dévoraient déjà les larges lèvres. La divine harmonie de leurs désirs unis Absorba le murmure mourant des autres phrases; A peine songeaient-ils, buvant à pleines lèvres La divine harmonie de leurs désirs unis. 14 juin 1887. 16 juin 1887, jeudi matin. Vous devez trouver, mon amie, que je me suis conduit comme une femme, hier soir, en me laissant aller à manifester très visiblement une impression désagréable. Pourtant je n'attache aux mots qu'une importance relative, en tant que mot; tout dépend de l'accent, du sous-entendu, de l'état d'esprit de la personne qui les articule; mais j'ai beau ne pas vouloir être nerveux, je ne me puis défendre d'être extrêmement impressionnable: au moindre appel, d'interminables imaginations se déroulent devant moi jusqu'aux conséquences dernières. Je m'accuse de mon impression d'hier, non comme d'un crime, mais comme d'une ridicule aberration. Voilà donc que ce mot, Réagis, sort de vos lèvres,--et aussitôt je me figure deux êtres, qui, après être joyeusement et librement montés au sommet, près d'atteindre la cime, se mettent à redescendre péniblement. Ni vous ni moi ne sommes capables de cette cruelle interprétation; c'est quelque mauvais esprit qui passait. Est-il pas aussi permis de manquer parfois de sang-froid lorsque la vie même est en jeu, la vie, ou tout au moins ce qui en fait l'unique intérêt, et c'est la même chose. Celui qui aurait toute sa fortune sur un navire et croirait le voir s'enfoncer et couler serait-il pas pardonnable d'avoir de l'angoisse et d'en laisser soupçonner un peu? J'ai mis ma vie en viager sur votre cœur: je puis bien craindre la tempête. Vous ne voudriez pas me voir dans une absolue sécurité; s'il en était ainsi, c'est que je ne vous aimerais pas comme je vous aime; étant donné mon caractère, ce serait un mauvais signe, signe que je laisse aller les choses en fataliste. J'y suis naturellement porté, mais quand il s'agit de vous, c'est très différent: ma volonté très nette s'affirme de ne vous perdre jamais. Je ne me vois pas sans vous et mon imagination ne va pas jusque-là, à moins d'une momentanée aberration, vite dissipée. Aime-moi, ma chère vie, aime-moi comme je t'aime et nous serons heureux. COMMUNION Avant d'avoir aimé, voudrais-tu donc haïr? Pourquoi par de tels mots nous créer des tristesses, Perpétuer en nos cœurs l'amer souvenir Où le Doute se fait un lit pour ses faiblesses? Voudrais-tu donc haïr avant d'avoir aimé? Voudrais-tu que, manquant aux divines promesses, L'écrin mystérieux des sens restât fermé? Donne-moi, chère, les joyaux de tes caresses, Répands tous les saphirs et tous les diamants Sans les compter, comme un fleuve ardent de tendresse Afin que sur la nef des purs enchantements, S'embarquent radieux nos jours et nos jeunesses. Mais l'heure t'appartient: à toi de l'évoquer; C'est à toi de céder au baiser qui te presse, Ou de roidir ton corps; c'est à toi d'abdiquer Ou de barder ton cœur d'une triple sagesse. Qu'elle sonne aujourd'hui, qu'elle sonne demain Cette heure que parfois j'attends avec détresse, Je ne faiblirai pas; ma vie est en tes mains: Seule, de nos bonheurs tu restes la maîtresse. O chère, gardons-nous des doutes, qui sont vils; Que rien de nos amours n'entame la noblesse;, Les arguments du cœur ne sont jamais subtils: On aime et sans réserve on répand sa richesse. Chère, je crois en toi, je crois en tes yeux bleus, En ton cœur droit, en ta voix douce, en tes caresses; Je crois en ton sourire, en l'éclat radieux De ton corps, en ton âme, ô chère, en ta tendresse. Nous, haïr? O blasphème! Et les baisers promis? Non, l'âme veut sa joie, et la chair, ses ivresses, Des plaisirs où les sens vibrent sans compromis, Et la communion sous les doubles espèces. Mardi 28 juin 1887. Color, che son sospesi. DANTE INF. 11 53. Les tortures sont douces aux pieds de mon amie: le plaisir, appelé tout bas, sommeille encore, la peine, avec le doute, enfin s'est endormie. L'Alighier de Florence, descendu chez les morts, vit des âmes semées parmi les airs, légères comme feuilles d'automne au cruel vent du nord: ces âmes flottaient du paradis à l'enfer, pareilles, en leur vol, à la troupe des nuées qui va frivolant sans cesse entre ciel et terre: elles ne sont pas élues et ne sont pas damnées: la géhenne éternelle les ignore; pourtant les joies de l'éternel amour leur sont fermées. Ainsi je vais, les yeux tristes et souriants, les pieds cloués au sol, le front dans l'infini, presque vivant, prêt à la vie, prêt au néant: les tortures sont douces aux pieds de mon amie. 30 juin 1887. SYMBOLES Les ors, les violets, les verts, les pourpres fiers Éclatent dans le bleu naissant de l'orient. Les doutes, les désirs, les ardeurs, les colères Troublent l'océan bleu de l'âme qui m'est chère. Pourpres et violets s'entremêlent, arrêtant Au seuil le Dieu Soleil qui revient des enfers. Les doutes, les colères closent pour un moment Cette âme sans laquelle mon âme est un néant. Ça et là, des ors, tels que des flammes légères; Plus haut planent les verts ardents et transparents. Les désirs s'envolant sur le dos des chimères Montent vers l'infini, vers l'infinie lumière. Il apparaît, soleil, amour, tout fulgurant, Brûle de ses baisers le sein nu de la terre. Ame, livre ta grâce, Beauté, livre tes sens Aux profondes caresses qui sont des talismans. 10-12 juillet 1887. 18 juillet 1887, 4 h. 1/2. Tu aurais voulu, mon amie, ne pas me voir aujourd'hui pour que je t'écrive. Ne sais-tu pas qu'il y a des choses qui ne s'écrivent guère et que celui qui est heureux est moins expansif que celui qui souffre. Il aurait fallu m'être dure ce matin pour recevoir ce soir des phrases amères, éloquentes aussi. Est-ce que tu aurais aimé me faire souffrir sitôt après m'avoir rendu aussi heureux que peut l'être une humaine créature! Nous avons eu, en ces mois passés, des heures noires, des angoisses, des défaillances qui plus d'une fois nous firent douter de nous-mêmes, du bonheur possible; pourtant nous l'avons atteint. Garde-le-moi; tu tiens ma vie. Comme je t'aime et comme je vais t'aimer, non pas davantage, serait-ce possible, que je ne l'ai fait jusqu'ici, mais autrement, il me semble, sans plus de doutes, car je ne douterai jamais de toi. Il y a si longtemps que je t'aime; et comme la joie suprême, toujours attendue, toujours fuyante, a été radieuse! Toute tu m'appartiens, et moi aussi je suis à toi sans restriction aucune. Et sans cet abandon absolu, sans ce don mutuel, nous ne pouvions que vivre inquiets, incomplets, torturés par cette sensation du désir jamais désaltéré. Et peut-être aura-t-il été bon que nous ayons attendu ainsi; cela donne à ton abandon un prix plus rare encore. Mais songe, maintenant que nous nous aimons sans craindre le lendemain, songe que nous aurions pu nous haïr! Et j'en souris aujourd'hui, tant cela me paraît absurde, de cette idée, qui hier encore me torturait. CHANT ROYAL DE L'ÉDEN JÉSUS, le chimérique empire, où tu règnes en doux Seigneur, n'est pas l'oasis où j'aspire ni l'idéal de mon bonheur. Ce monde désolé, que blesse un cœur hautain, en sa noblesse, m'a fait un génie amer, noir, fait de dédain et de savoir: je ne crains le gel ni la flamme, Jésus, il n'est en ton pouvoir, l'éden que je veux pour mon âme. L'éden que je prétends élire n'est pas plus vaste que mon cœur: j'y vois des lacs bleus où se mire mon regard, en joie ou douleur, soit que la brume ou la liesse avive ou voile leur tendresse, lacs si profonds qu'on y peut voir le jour, le matin et le soir, ciel qui s'éteint, ciel qui s'enflamme: et je contemple en ce miroir l'éden que je veux pour mon âme. Mousses dont la blondeur attire vers le charme de leur fraîcheur; Source où tout deuil et tout martyre n'est plus que joie et que douceur, fontaine d'extase et d'ivresse, ô réconfort de la détresse, apaisement du désespoir, permets que, plein de nonchaloir, désaltéré par ton dictame je trouve en toi, sans plus douloir, l'éden que je veux pour mon âme. Harmonieux et fier navire au rythme indolent et vainqueur, ô nef, qui jamais ne chavires, berce ma peine et ma langueur: double voile qu'un souffle presse et qu'une âme parfois oppresse, prends pour passager mon espoir, vogue, ô nef qui sais m'émouvoir! O nef à la rose oriflamme, ton vol blanc me fait entrevoir l'éden que je veux pour mon âme. Autel aux piliers de porphyre où s'évapore la douleur, c'est sur ton marbre que j'aspire à l'holocauste de mon cœur: autel tout rempli d'amour, laisse qu'après le sacrifice, ivresse, alors que se meurt l'encensoir, je me fasse, ô doux reposoir, pendant que ton encens me pâme, à genoux devant l'ostensoir, l'éden que je veux pour mon âme. ENVOI Roi des Cieux, je sais mon devoir, mais tu ne voudrais recevoir ce chant où des grâces de femmes montrent en un secret miroir l'éden que je veux pour mon âme. CONTRE-ENVOI Reine dont j'aime le pouvoir, daigne de mes mains recevoir ce chant où ta grâce de femme révèle en un secret miroir l'éden que je veux pour mon âme 19-21 juillet 1887 On n'aime qu'une fois, mais comme il y a les apprentissages de la pensée, il y a les apprentissages du sentiment. Pour sentir comme pour penser profondément, il faut une force de cœur ou une force d'esprit qui n'est acquise qu'à celui qui a vécu. 31 juillet 87. JEUNESSE DE NOTRE JOIE PROSE La jeunesse de notre joie a poussé verdoyante. Elle a des feuilles, plante robuste et bien venue, des feuilles vertes, pareilles à des fers de lance, pour darder nos cœurs. Des fers de lance pour darder nos cœurs et leur faire saigner des larmes d'amour. Elle a des fleurs qui s'ouvrent rouges, toutes rouges, pour que le sang de nos cœurs n'y fasse point de taches. Des fleurs toutes rouges, toutes parfumées, pour que l'essence de leur odeur nous grise en des rêves d'amour. Elle a des gouttes blondes, distillées au long de sa tige, des gouttes blondes dont le baume cicatrise les blessures de nos cœurs. Notre joie, nous l'avons plantée en un coin dérobé du monde, et arrosée de nos larmes d'amour, et ensoleillée de nos sourires d'amour. La jeunesse de notre joie a poussé verdoyante. Ses feuilles pendant le jour ont poussé, et pendant la nuit, ses fleurs. Longtemps, chétive, et douteuse à la vie, elle lutta, guettée par la mort. La mort qui dessèche les plantes et les cœurs, les rêves et les feuilles, les âmes et les fleurs. Guettée par la mort, elle est entrée dans la vie, car nous l'avons arrosée de nos larmes d'amour, et ensoleillée de nos sourires d'amour. Tu sais quel soir elle prit racine et parmi quelles effusions. Nos âmes, l'une vers l'autre, se répondaient, débordantes, comme des vases mystiques, pleins de ciel. Nos âmes débordantes de ciel, et nos cœurs débordants d'amour. Tu sais quel soir elle prit racine, la jeunesse de notre joie. 14-15 août 1887. Dimanche, 21 août 1887, 8 h. 1/2, 9 h. Il me semble, mon adorée chérie, que je t'ai aimée et que je t'aime aujourd'hui, plus que jamais. C'est comme si une fleur nouvelle avait fleuri, donnant une nuance nouvelle et un nouveau parfum; je ne sais quoi. La peine est éloquente, l'excès du bonheur l'est aussi, éloquent, c'est-à-dire qu'il lui faut se dépenser au dehors en phrases;--et je suis de ceux qui écrivent mieux qu'ils ne parlent. A te sentir si charmante, si tendre, _si donnée à moi_, j'éprouvais comme une sensation neuve, une plénitude d'amour. D'autres fois, peut-être, tu as été ainsi, oui, tu l'as été, mais je ne l'avais pas senti de même; nous n'avions pas encore correspondu si profondément. Le sentiment et la sensation vraies s'avivent à se répéter, au lieu de s'émousser; on se pénètre plus intimement; on comprend mieux tout, les moindres gestes, les regards, les mouvements des lèvres où l'âme s'épanouit en floraison de baisers. Chaque fois c'est une plus complète prise de possession mutuelle, et tu es difficile à conquérir; en toi, en moi aussi, peut-être, il y a des instants qui déroutent, quand nos fiertés se rencontrent front à front. Mais comme au fond de nos êtres nous nous aimons et quelle joie de le penser et de le repenser! Je suis heureux par toi, ma chère âme, et je ne l'avais jamais été. Tu me fais vivre comme je ne croyais pas pouvoir vivre, avec une énergie de sensation que je n'éprouvai jamais. Comme tu es bien toute ma vie, comme tu me tiens de partout, comme tu m'enveloppes de toi. Il y a plus dans le ciel et sur la terre que dans toute la philosophie, comme il est dit dans Hamlet, il y a plus de joies dans tes baisers, dans tes sourires, dans tes paroles, dans tes étreintes, plus de joies que n'en a promis jamais le plus fou des rêves. Je t'aime, je t'aime, je t'aime, et j'écrirais cela toute la nuit que je n'aurais pas dit encore combien je t'aime. Raffinement ou profanation: ayant écrit cela je vais rue d'U. Journal de voyage, 2 septembre. Sèvres.--Toutes ces mêmes choses vues ensemble hier. Est-ce possible que nous nous soyons quittés et que nous ne nous retrouvions pas ce soir! Je t'ai vue suivant le train des yeux, goûtant l'amertume de l'éloignement graduel... Et déjà il y a des lieues entre nous et une tristesse m'envahit-elle. _Versailles_.--Une famille monte--des Allemands,--cinq enfants.--Je change de compartiment--je suis très mal.--L'ennui va s'aggraver.--Seul c'était possible.--Cela devient horrible.--Pourtant je me fais à mon voisinage qui est convenable et ne pouvant guère écrire qu'aux arrêts du train, je lis. Je pense à toi et je te vois, mais je ne veux pas trop appuyer, que le voyage ne soit pas trop pénible. Avec cela, je ne suis pas sans inquiétude de toi. Si je ne te laissais pas, j'aurais un certain plaisir à ce voyage--c'est bien différent. Je sens que je n'ai besoin que de toi et que la vie, même momentanée, n'est possible qu'avec toi. Ces quinze jours qu'on nous vole, c'est trop, mais nous les rattraperons. En pensant constamment au retour, cela ira peut-être. 10 _h_. 45.--Je me retrouve presque seul--un jeune médecin militaire qui admire le paysage, les églises et ressemble au Comte de Paris.--Plus de femmes, on peut fumer une cigarette, et, il semble, respirer. Que fait-elle, à cette heure? Il me faudrait un horaire de ta vie, d'avance, savoir où tu es à chaque instant, quels gestes, quel regard; si tu marches, si tu es assise, quelle robe; il me faudrait l'impossible, t'avoir. Cela va être très dur.--Des lettres de toi--Une aujourd'hui--samedi--que je l'aie dimanche. Je respire le parfum de tes gants et de ton sachet. Je lis un peu de l'_Éducation sentimentale_: «Le bateau pouvait s'arrêter, ils n'avaient qu'à descendre et cette chose, si simple, n'était pas plus facile cependant que de remuer le soleil.» Je pourrais reprendre le train de Paris, revenir, retrouver ses lèvres, ce soir, ce soir même--et cette chose si simple... J'ai eu la faculté de me résigner. M'aurait-elle communiqué son esprit de révolte?--ou bien y aurait-il des possessions si absolues qu'elles ne souffrent pas d'intermittence. C'est comme si on vous coupait en deux moitiés. Je me trouve fort désemparé, faisant avec ces mots tremblés comme autant d'efforts vains vers l'union dont chaque tour de roues m'éloigne. L'analyse de mes impressions te mettra au moins un peu de moi sous les yeux. Quelles heures divines hier et quelle journée pour lendemain. Sens-tu que Versailles nous a encore serrés l'un à l'autre d'un nœud nouveau? Et je crois que nous irons toujours ainsi nous unissant davantage. _1 h_.--L'uniforme réussit--ce qui est difficile--à lier conversation--je le renseigne vaguement sur le paysage, puis je reprends mon crayon. Je suis devenu assez expert à écrire au roulis et cela seul me réveille. Dormir aujourd'hui, tout seul, ne me dit rien; penser ne me va guère mieux. C'est une rêverie vague et triste avec des ressauts douloureux. Et je me sens moins abandonné que toi--je serai forcément un peu distrait; celui qui part a encore le moins mauvais lot. 2 _h_.--Je sens, à mesure que j'approche, une tristesse me poigner, plus vive. Comme tu as pénétré ma vie, comme tu l'as pétrie, comme tu l'as faite tienne. Jamais, sûrement, je ne croyais éprouver, pour qui que ce soit, une tendresse pareille. Je croyais _en avoir été_ capable, mais que le temps était passé. Celle qui m'est chère a trouvé une belle réserve de passion, et c'est elle qui l'a découverte. Lui, il ne s'en doutait pas, se jugeant _scepticisé_, regrettant parfois amèrement une faculté qui dormait seulement. Tu m'as fait une belle vie, et si je ne t'aimais pas, je t'adorerais. Les choses que je revois me semblent différentes et indifférentes. J'ai laissé à tes doigts, dans le dernier contact, toute mon impressionnabilité. Tout va glisser sur moi; pour aller jusqu'au cœur, toi seule, maintenant, sais le chemin. Adieu, carissima, je t'envoie toutes mes pensées, tous mes baisers, bien vains, hélas. Manoir de Mesnil-Villeman Gavray (Manche). Bonjour, ma chère adorée, je me suis levé assez tard. Vaguer par les jardins, me refamiliariser avec les choses, me reposer les yeux aux verts, aux pourpres, aux violets des feuilles, me mène jusqu'à 10 h. et je remonte vivre un peu avec toi, en cette chambre, au second étage, avec une vue de hêtres, de marronniers, de toutes sortes d'arbres qui sont mon horizon, où j'ai rêvé jadis, où je me retrouve comme étranger. Hier, à la gare, une grande victoria m'attendait et, demi couché sur les coussins de vieille soie brochée, un peu usée et fanée, je songeais comme Berthe serait bien et ferait bien à côté de moi. J'arrive et c'est une sensation de dépaysement; la maison, peuplée pourtant, a des airs de chose vide; au sortir du bruit, elle semble muette. Les objets, les personnes, la nature, le monde sont vraiment ce que nous les faisons, ce que nous les voyons, et je me demande, plus que jamais, si les choses existent ailleurs que dans notre cerveau, si elles ont une réalité en dehors de notre pensée et de notre conscience. Ce qui vit, ce qui est pour moi, en ce moment, ce sont les deux petits coins de Paris, où elle se meut, où elle respire; chez toi et chez moi c'est là que je suis resté. Sûrement il m'est agréable de voir ma famille, que j'aime beaucoup pour mille raisons, sans nombrer les autres, mais ce n'est pas la même case; je manque de tes baisers. Si seulement, par-ci, par-là, j'avais le bout de tes doigts que j'aime tant à sentir à mes lèvres! Comme consolation, je me repose, je suis au vert, je vais accumuler de la tendresse, de la force, comme une machine que l'on maintiendrait jour et nuit sous pression. Elle sera bien aise de savoir qu'on m'a trouvé _bonne mine_; si les mauvaises langues savaient cela, seraient-elles vexées. De fait, je sens que je me porte fort bien. L'action, surtout une certaine action, m'est nécessaire; autrement, l'imagination fait des siennes et le système nerveux s'en ressent avec le reste. Je ne me fais pas à cette idée que nous sommes séparés, et hier soir, montant me coucher, j'eus un moment de spleen tel que la tête me tournait presque. La fatigue du voyage l'emporta et ce matin les rêves sont moins noirs. Il y aura encore des moments durs, ceux où je me trouve seul. Toi aussi, tu vas souffrir, ma toute aimée, et c'est cela surtout qui m'est pénible. Voilà que je m'attendris. Non, soyons forts, comme nous le fûmes hier, sur le quai, nous souriant le cœur, plein d'amertume. Quelles heures divines j'ai eues avec toi, comme tu as ensoleillé ma vie! Ton cœur me tient chaud, tes baisers me rafraîchissent, tes yeux m'éclairent. Fais-toi de belles robes pour me réjouir encore plus; mets ta volonté à bien dormir, bien calmer tes nerfs; je t'en prie, sors beaucoup, fais des courses, fussent-elles inutiles. Tu ne sais pas comme ce que tu m'as dit l'autre jour me fait peur: rassure-moi. Adieu et à demain, ma chère poésie, ma chère âme, ma chère chair. Un jour de passé, bientôt deux. Lundi, il y aura une lettre à la Bibliothèque, si je ne puis l'envoyer rue de Var. Mardi chez toi. P.S. Le voyage de ma sœur est remis à plus tard. De même celui de mon frère. Manoir de Mesnil-Villeman Samedi, 3 septembre 1887 6 _h_.--Décidément, non, il ne sera guère distrait, la vie est trop lente; entre chaque phrase il y a place pour une pensée vers elle. Sorti un peu par une des avenues, allé jusqu'au village: peu récréatif. Me voyez-vous, mon amie, dans ce cadre champêtre. Non, puisque vous ignorez le cadre. Pourtant toutes les campagnes se ressemblent par un point: le fond du tableau est vert. Que de vert! J'en étais déshabitué à ce point. Les chemins eux-mêmes sont verts et aussi verts les troncs des arbres habillés de mousses. Après la secousse que j'ai éprouvée--secousse, est-ce le mot?--quelque chose d'approchant--après le don de moi-même, je ne retrouve pas ici ce que je croyais y avoir laissé. Puis, pour presque une semaine encore, ma sœur est absente et c'est une contrariété; sa présence m'eût été plus agréable que jamais, elle seule pouvait faire passer un peu plus vite les heures. 10 _h_.-1/2.--Je monte à ma chambre, las de n'avoir rien fait, sans courage même à écrire des mots pour elle. L'étoffe rayée dont il est question se fait encore dans le pays. On en trouve à raies violettes ou bleues sur fond noir; on en peut commander de tel dessin et couleur que l'on veut. L'idéal en ce genre c'est, je crois, rouge et orange par bandes d'inégale largeur. Ce que l'on obtient maintenant est, paraît-il, de moins beau tissu. La largeur est de un mètre. Je tâcherai d'en trouver d'anciennes. Il y aura du houx dans mes bagages et beaucoup d'autres verdures. Je tâcherai de lui en envoyer des spécimens dans des lettres et elle dira ce qui lui plaît. Je ne pense qu'à elle et m'ingénie à épuiser la liste de ce qu'elle a demandé. Pourquoi faire, me dit-on, cette étoffe?--Couvrir un fauteuil, faire un tapis de table, une tenture. Prendre un air innocent et détaché est amusant. J'aimerais beaucoup être à demain. J'aurais une lettre d'elle. Si je ne l'avais pas ce serait une grosse déception. Sa belle grande écriture sur l'enveloppe; l'adresse sur le côté gommé, le timbre de travers; à moins qu'on n'ait dissimulé son originalité par prudence. _Dimanche matin, 4 septembre_.--J'ai rêvé de la lettre que j'attends et j'y pense tout d'abord en me levant. Je n'ai jamais lu beaucoup de son écriture, elle ne m'a pas gâté d'épanchements écrits. Son caractère est ainsi. Mais je sais lire dans ses yeux, sur ses lèvres fermées et je comprends les hiéroglyphes de ses gestes, de sa démarche, les mouvements de ses membres chers, le rythme de sa respiration. Il fait un affreux temps gris. Pourtant devant moi, le soleil, de temps en temps, entre deux nuages, illumine un grand laurier-palme aux feuilles vernies. J'essaie de m'amuser un peu par les yeux, mais sans conviction; rien ne me réveille. Ce matin la sensation de l'absence s'exacerbe, devient une souffrance. Nous avons déjà subi bien des cruelles nécessités, mais celle-ci est vraiment trop amère. A demain, ma Berthe chère, ma chère femme. J'ai au doigt un des anneaux de la chaîne, tu as l'autre et notre pensée, du moins, nous tient magnétiquement unis. Manoir de Mesnil-Villeman Lundi, 5 septembre 1887. _Lundi, 3 h_.--Je viens seulement de recevoir ta lettre, que j'attendais hier, et qui me parvient un jour en retard par suite d'une stupide erreur de la poste. Quelle déception hier, et quelles heures, quelles lignes noires j'ai écrites (que je n'envoie pas). La contrariété a été telle que j'ai été malade toute la soirée, toute la nuit, jusqu'à ce matin, où j'ai repris vie en attendant le facteur. J'ai parcouru les pages en attendant de les pouvoir lire seul et je les tiens dans ma main toute pleine de toi et de ton cœur. Ce sont de singulières vacances, un singulier repos que je prends, toujours en une perpétuelle tension de pensées, les yeux vers toi. Je te voyais restée debout sur le quai, maintenant je te vois sur ce banc où nous avons fait, plus d'une fois, de longues poses tristes à l'idée de nous quitter pour douze heures, et maintenant ce sont des jours. J'avais bien peur de la crise que tu as éprouvée; pleurer, tu as pleuré et c'est moi qui... Ne te fais pas d'idées si noires, ô ma chère femme, pense au retour. Quand tu auras cette lettre, huit jours bientôt seront passés et il s'en faudra d'une semaine que nous nous retrouvions. La séparation est ce qu'il y a de plus cruel au monde; si elle était irréparable, éternelle, celui de nous qui demeurerait ne demeurerait pas longtemps. Partir avec toi, s'endormir avec toi pour toujours, ce ne serait rien, et au contraire ce serait peut-être l'infini. Quoique nous souffrions, nous avons la bonne part, ma chère reine, nous nous aimons uniquement, nous ne vivons que de la vie l'un de l'autre, c'est la plus grande somme de délices qu'il soit donné à une créature humaine d'éprouver. Tu m'as fait cette joie, je te dois tout; il me semble que c'est de toi que je tiens l'existence et hors de toi je n'en voudrais pas. C'est bien la Vie Nouvelle, la _Vita Nuova_, qui a commencé avec ton amour. Je puis écrire comme Dante, à cette date: Ici commence la Vie nouvelle. Et j'aurais pu dire encore comme lui, quand je te vis, la première fois, si j'avais eu de justes pressentiments: Voilà un Dieu plus fort que moi, il va me dominer. Comme lente et douce a été notre mutuelle pénétration jusqu'au jour, où, par ma faute peut-être, commencèrent des luttes douloureuses. N'en regrettons rien. Le présent dépend du passé, et qui sait si ce n'est pas cela qui devait faire la force de notre passion de nous être tant et si longtemps désirés? Je t'ai respectée, je t'ai traitée comme une reine de qui on attend le signal, auquel on ne le donne pas; c'est ainsi que je trouvais en toi quelque chose que les autres n'ont pas; c'est que je ne voulais pas forcer l'éclosion de la fleur, c'est que je te voulais amener à ce point où en te donnant tu te donnais pour toujours, sachant que c'était pour toujours. Je me sens comme forcé de le dire encore, tant cela me paraît étrange: Tout est changé ici; je ne reconnais rien; là où tu n'es pas, rien ne m'intéresse. La passion que tu cherchais, tu l'as créée, et quel chef-d'œuvre tu as fait! Tu auras été un jour sans lettre. Ce que j'avais écrit était trop noir. Tu as assez de tes tristesses sans que j'y accumule les rêveries d'un homme malade. Avec ta lettre, au moins, je vais vivre un peu. Au bois de Montlouvel Mardi 4h., 6 septembre. Sortant de ce bois sombre touffu comme une chevelure, je m'assieds au bord d'un ruisseau, entre deux hautes murailles de verdure. Il y a une odeur de menthe, près de l'eau, les mouches font un bourdonnement doux, pareil à un très lointain chant d'église, les moucherons tournent en cercle à la surface du courant, ça et là, un à un s'y jettent, font de petits ronds qui s'entrecroisent, viennent mourir au bord, coupés, et frangés par les brins d'herbe retombant tout du long.--Un frelon passe avec son rapide vrombissement. En haut le front des arbres secoue un peu sa chevelure à un léger et lent coup de vent. Le ciel pommelé se reflète dans l'eau très limpide. Énervant, le silence est dominé, des fois, par le mugissement d'un bœuf. Je pense à peine, un peu en torpeur, avec assez de lucidité, cependant, pour noter par à peu près ce que je vois et ce que j'entends. Quelle amusante dînette on ferait là et quelle amusante baignade dans cette sorte de petit bassin, Diane dont je serais mieux que l'Actéon, qui ne me ferait pas mordre par ses chiens, qui me mordrait elle-même de ses belles dents aiguës! Sur le dessin d'un si vague penser, Amour ourdit la trame de ma vie, pour le moment, je rêve de cela, rêve et vain rêve! Ah! nous aurons cela une fois, et depuis les naïades et les dryades, les bois ni les eaux n'en auront tant vu. Je suis un peu mélancolisé de n'avoir pas reçu de son écriture aujourd'hui, mais je relis la lettre d'hier et, encore que l'ayant triste, je l'ai près de moi, elle, ma si chère dominatrice. Mon chagrin s'en est aiguisé comme dit le bonhomme Homère que j'ai pris avec moi; chagrin aigu, qui s'enfonce dans la chair comme un coin; c'est assez cela et la solitude est la meule où il s'appointit encore. Hier je parlai de mon départ; ce sera le jeudi. Nous voici à moitié, ma courageuse amie. On s'est bien étonné d'un si bref séjour, mais il n'y aura pas d'objection; et nous aurons encore deux jours à nous, sans le dimanche. Si elle mettait une lettre à la poste pour moi vendredi, il la faudrait adresser: chez Mme de Longueval à Geffosses, par Gouville (Manche). Sauf cela, je ne bougerai pas, serai de retour chez moi lundi. Pour l'endroit ci-dessus, les lettres mettent parfois deux jours. Il en est de même chez moi quelquefois. Mercredi matin, 7 septembre. Bonjour, ma toute charmante. Je viens de passer la nuit la plus agitée, déjà, en rêve, dans les joies du retour. Au réveil, c'est une tristesse. Lu un peu. Il y a quelque chose de moi dans le Frédéric de l'_Education sentimentale_: «Il tremblait de perdre par un mot tout ce qu'il croyait avoir gagné, se disant qu'on peut ressaisir une occasion et qu'on ne rattrape jamais une sottise. Il voulait qu'elle se donnât et non la prendre. L'assurance de son amour le délectait comme un avant-goût de la possession, et puis le charme de sa personne lui troublait le cœur plus que les sens. C'était une béatitude infinie, un tel enivrement qu'il en oubliait jusqu'à la possibilité d'un bonheur absolu.» Il est venu, le bonheur, et je te le dois. Une autre ne m'eût rien donné de ce qui dore maintenant ma vie. Oh! comme je t'aime! quelle éternelle soif de tes baisers, de tes étreintes! Adieu, mon orgueilleuse, envoie-moi beaucoup de ton écriture. Tu n'as qu'à te laisser aller à ta sincérité pour me dire des choses, pour trouver de ces mots qui me bouleversent de joie. Ton anneau me fait bien plaisir: je veux le porter toujours. Jeudi, 1 h., 8 septembre. Beaucoup de pages de toi, ma si chère amie, quelle joie! Je n'avais pas eu un moment à moi hier ni ce matin, et je me lève de table --nous déjeunons--pour que tu aies un mot de moi demain. Mardi sans lettre t'a causé une déception: ce n'est pas que je voulusse t'infliger la peine du talion, mais j'ai eu bien des jours vides, aussi, moi. La famille, de vagues distractions, tout cela ne me cache pas la vision de toi. D'avoir reçu ta lettre je me sens comme grisé; je sens qu'il y a dedans des heures de rêveries, des heures à vivre, avec toi, du moins avec un reflet de toi. Je ne réponds pas à tes pages, à peine les ai-je regardées, d'un œil gourmand, qui aurait voulu tout absorber d'un trait, mais qui, trop précipité, n'a rien lu;--seulement vu ton écriture qui est quelque chose de toi et ce papier où tu t'es penchée, sur lequel tu as respiré. L'enveloppe est de bon augure. Songe que nous poursuivons non seulement un succès, mais une vengeance. Je veux que cette femme qui a essayé de te salir soit humiliée, avilie aux yeux de tous, je la veux misérable, me réservant d'avoir pour elle la pitié la plus insultante. C'est tant pis pour ceux qui touchent à toi. Ils en seront châtiés si les circonstances servent mes plans. Ils ont voulu nous séparer. Est-ce bien amusant? Que de jouissances il y aurait dans une revanche. Je suis féroce comme un Peau Rouge, quand il s'agit de toi. Samedi tu auras une lettre à la Bibliothèque et Dimanche une autre chez toi. Puis tous les jours jusqu'à mon retour. J'ai envie de pleurer de ne pas t'avoir. Adieu. J'ai répondu au Cazajeux. Il y aura peut-être un second voyage à faire rue de Rome. Manoir de Mesnil-Villeman. Jeudi soir, 11 h., 8 septembre 87. Enfin, je les relis ces pages. D'abord, les parcourir à peine c'est tout ce que je pus faire. Pas un moment de solitude et je viens seulement d'être libre. Toute la journée, un mot m'était resté dans la tête sur lequel je veux un commentaire. Insurgée! Je le comprends bien un peu, mais il y a là-dedans beaucoup de choses que je voudrais voir écrites. Au moins aujourd'hui j'ai des nouvelles de la veille; le trou est moins large. Je sais qu'hier cette feuille était encore sous ses doigts, qu'elle y écrivait non sans une certaine colère de me voir toujours mélancolisé à la même place. Mon séjour ici est presque à sa fin; je n'y passerai plus qu'un jour, entre deux expéditions, la semaine prochaine, mardi; il faut m'y écrire à partir de Dimanche. Mercredi matin, j'arrive chez la Mère grand et jeudi soir--pas avant, hélas!--je prends le train pour être à Paris vendredi matin. Vers cinq heures moins le quart, je mettrai la clef dans la serrure, rue de l'Université, et tu seras là et nous serons payés de nos peines; au moins nous auront-elles valu ce moment du retour.--Si je n'avais pas un volume à t'écrire j'en resterais là ce soir, rêvant à ce moment où je nous vois, et il y a encore presque une semaine. Il m'a été impossible de négocier un plus prompt retour, sans être forcé à de trop invraisemblables imaginations, et aussi sans amener des contrariétés. Songe que l'année passée et d'autres années, au lieu de couper huit jours à mon congé, je l'allongeais frauduleusement de toute une semaine! Ainsi, ô ma chère amie, tu l'as dit, tu l'as écrit: Cette littérature on veut donc bien s'y intéresser. C'est la dernière joie que tu pouvais me donner; tu la tenais en réserve. Maintenant seulement, rien de toi ne m'échappe; j'aurai ton intelligence, aussi, comme ton âme et comme ta beauté. Il aurait été dur, souvent, très dur de travailler près de toi à des choses auxquelles tu serais demeurée étrangère. Travailler avec toi, compris, encouragé et aidé par toi; c'est le plus complet bonheur que je pouvais imaginer. Il me semblait que les heures que je donnais au travail, je te les volais; elles seront à toi comme les autres, et c'est pour toi que je travaillerai. Arriver pour moi je le voulais, avec une énergie souterraine, sans en avoir l'air, et d'ailleurs sans me sentir talonné par une ambition immédiate. Si tu me tends la main, si tu me dis d'arriver pour toi, comme cela devient différent. Sais-tu que pour bien travailler il faut un but extérieur et qu'une satisfaction égoïste est insuffisante pour tel qui n'a pas l'égoïsme invétéré. Tu me fus bien cruelle, un soir--ou une après-midi, un vendredi que je restai chez moi--en me disant, ou en ayant l'air de me dire qu'il était fâcheux que j'eusse à travailler. Tu fis que j'eus comme un remords, comme une honte, de ce qui jusque-là avait été l'unique mobile de ma vie. Je t'aurais sacrifié tout, même cela. Mais je savais, au fond de moi, que tu voulais tout le contraire, que je m'y prenais mal, et que le moment viendrait où ce dernier lien nous lierait. (A demain la suite. J'irai à la poste moi-même et tu auras dimanche matin un _paquet_ timbré de Coutances.) Jeudi, minuit, 8 septembre 87. Que ne pouvons-nous pas faire à nous deux? Encore que nous ayons mille points communs, nous avons des dons différents qui se complètent, s'emboîtent. Il eût été bien dommage, en vérité, que nous ne nous soyons pas rencontrés; je crois que nous pouvons nous répéter cela sans errer. Pour ce qui est de moi, je fusse certainement resté très désemparé, avec une moitié de voilure et, comme gouvernail, l'indifférence. A quoi bon aurait pu être ma devise, corrigée, il est vrai, par le tout ou rien? mais aurais-je atteint le Tout? Tu m'as fait sentir d'inaccoutumées vibrations, en ces six mois où lentement je pénétrai ton intimité. Et voici qu'en écrivant ces mots, toute la suite des jours se déroule, clairs ou sombres, marqués de larmes ou marqués de tressaillements, des jours, aucun pareil, où j'ai vécu la vie de sentiment la plus profonde, d'une intensité à briser toutes les cordes de l'instrument. Je t'aime de toutes les joies, aussi de toutes les tortures qui nous furent communes. Ces jours, celui où je gardai un instant ta main dans la mienne; nous étions debout, tu me parlais, tu me fixais, je crois, un rendez-vous, et je n'entendais rien, je ne me souvins que plus tard; celui où tu ne me repoussas pas, mais encore ironique; ces lectures où plus de fluide m'entrait par les doigts au contact de ta main que par ta voix de syllabes dans les oreilles; celui où tu te laissas aller, la sensation de ta joue contre la mienne, de tes bras qui se joignaient autour de mes épaules: tu m'aimais, tu devenais différente de voix, de regard, de geste, transfigurée; et celui où toute abandonnée, tu me donnas la joie de ton corps, heureuse de me faire heureux, et moi qui aurais répandu ma dernière force et mon dernier souffle pour te sentir encore, encore, vibrante entre mes bras! Vendredi matin. Rien de toi ne me fait peur, pas plus cette activité cérébrale,--ce tigre endormi, paraît-il,--que le reste. Je ne veux pas qu'elle reste en friche ni qu'il demeure une seule de tes facultés sommeillantes. Je sais tout ce que tu es et tout ce que tu vaux et je serais coupable, pour toi comme pour moi, de souffrir que la moitié du trésor restât enfouie. Tu veux me faire arriver le plus tôt possible et crois que je vais reculer. Non pas. Au contraire, je retiens comme un plan de vie intellectuelle tout ce passage de ta lettre; c'est le but que je voulais atteindre et tu ne peux te figurer quelle satisfaction cela a été pour moi de te voir ainsi décidée. Avoir l'inespéré bonheur d'une femme aussi complète et n'en jouir qu'à moitié... ce serait comme si, de mon côté, je cherchais à te dérober mes côtés intellectuels. Nous devons nous pénétrer de toutes parts et ne faire qu'un vraiment, d'intelligence, comme d'âme et de sensations. Ne crois pas, ma chère femme, que tu sois si malhabile à l'expression de tes sentiments. Ils débordent tes phrases; tu ne dis pas ce que tu sens, tu le racontes, tu le décris par le côté extérieur et tu m'en donnes la vision. Dans tel mot je trouve toute ton âme, car maintes fois je l'ai trouvée dans un geste. Et je t'aime comme tu es, et je ne te veux pas différente; j'ai moins besoin des phrases que de la réalité de ton amour. Et tu m'aimes et je suis ta vie comme tu es la mienne, tous tes actes ne me l'ont-ils pas dit. Il y a bien des sortes de langage, tous sont bons, pourvu qu'ils soient sincères. Ne prends pas même pour un regret ce que j'ai dit; je t'aime trop pour vouloir que rien de toi soit changé. Vendredi, midi, 9 septembre. Je commence une autre feuille sans espoir de là mener bien loin avant déjeuner. Il y a beaucoup de choses dans les pages d'hier, auxquelles je veux répondre très longuement. Tout à l'heure, sous les pommiers et sur l'herbe, couché de mon long, un chien, pas un petit, un épagneul, sa patte sur moi, je sommeillais lâchement, et me disais que le véritable plaisir est encore de faire plaisir à autrui, un certain autrui, et que le vrai bonheur est celui que l'on donne à l'être qu'on aime. Je voudrais te donner tout ce qui te manque, privations dont tu ne saurais te plaindre, encore que tu en souffres. Mon amie, à notre âge, la famille est celle que l'on se fait à soi-même: un être suffit à cela; pourtant, comme tu le sens, l'autre famille, l'héréditaire répond à un besoin différent (comme tu as des cordes cachées que nul n'a su faire vibrer,--aveugles!); eh bien! pourquoi la mienne te serait-elle fermée? Les préjugés contre lesquels nous aurions à lutter, tu les connais, il faudrait pouvoir s'imposer. Pour cela, être indépendant. Ma mère est trop intelligente pour ne pas comprendre, et l'un comme l'autre m'aiment trop pour ne pas accepter le choix que j'aurais fait. On a renoncé à chercher à me marier à une pintade; on sait, tout en ne sachant pas mon avenir fixé, que je ne consulterai jamais que moi-même et que je veux une collaboratrice d'une fécondité tout intellectuelle. Tu vois qu'il y a un ordre d'idées auquel je n'ai renoncé qu'en apparence et que, te disant certaines choses, un soir, dans le petit jardin de la rue de la Planche, je ne parlais pas en l'air. Ta fierté m'est aussi chère qu'à toi et sois sûre, quoi que je fasse, qu'elle n'aura jamais la moindre atteinte à souffrir. Est-ce que cela ne se peut écrire ces idées particulières qui te hantent et t'attristent encore? Pour moi, je ne vois rien au delà de ces quinze jours, qu'un ennui cette année, un ennui et annuel. Pourquoi songer à ce que nous deviendrions l'un sans l'autre? En somme, c'est songer à la mort, méditation vaine et dangereuse: il faut vivre comme si on ne devait jamais mourir. Ne sois point indifférente à ta santé, mon amie; veille à tes forces, fais-le pour moi et surmonte une répugnance à manger seule dont tu finirais par souffrir. Ayant naturellement l'esprit très pessimiste, il n'est aucune hypothèse néfaste qu'à certains moments je n'ai roulée dans ma tête; mais c'était pire jadis. Maintenant je me sens une responsabilité, je ne m'appartiens plus. Je pouvais arranger ma vie de façon bizarre, disposer de mes jours en prodigue, je ne puis plus me laisser aller vers le Nirvana, le néant, bercé par de noires fantaisies. Que j'aie consenti à ne point faire un pas vers le bonheur, cela m'était permis; je n'engageais que moi; c'est aujourd'hui très différent. Je suis heureux de cet idéal bonheur, tout de sentiment que peu d'êtres peuvent atteindre, je crois, et je veux l'être pour que tu le sois aussi. Il y a entre nous, une sorte de mysticisme qui enveloppe, d'un charme très doux, notre intimité; ça a été une de tes habiletés et de tes délicatesses de le maintenir toujours; c'est comme un parfum. _Vendredi, 4 h_.--En effet, il serait amusant de déloger la vieille et de s'insinuer à sa place. Il y a un grand pas de fait, et sans plus préjuger que vous ne voulez le faire vous-même, je crois qu'on tirera un parti quelconque de cette rencontre. Hasard bien intelligent qui donnerait du même coup la vengeance et le succès: il me semble que, momentanément, s'il était en mon pouvoir de choisir, je sacrifierais le succès à la vengeance. Tu ne me croyais pas capable de sentiments violents? D'autant plus violents, peut-être, qu'ils se dissimulent davantage. Si tu m'avais repoussé; il y a deux mois, dans le moment le plus aigu de notre crise, il est probable que j'aurais disparu tranquillement; j'entends repoussé sans motif extérieur; mais s'il y avait eu une rivale et que je l'eusse découvert, j'aurais été capable d'une colère terrible et de ses suites. Absurdité, peut-être, mais si la passion se raisonnait elle-même, elle ne serait plus la passion. Penser que maintes fois j'ai manqué te perdre! Il est donc dangereux d'aimer trop et pour dépasser la mesure on peut dépasser le but aussi! C'est là une leçon qui ne me servira pas: d'ailleurs, l'expérience en a été faite et comme elle n'a pas tourné contre moi, je ne sais que croire. Oui, cela arrive, en effet, qu'une femme, malgré son instinctive intuition, ne devine pas, mais c'est différent et d'aimer trop n'y fait rien. Il faut aimer trop pour aimer comme il faut et tant pis pour celles qui ne sentent pas le prix d'une passion absolue. Comme je te vois le plus souvent, quand la vision de toi me vient, et c'est à toute heure,--tu es assise chez moi, dans ton fauteuil, je suis à tes genoux et tu bois du thé avec des mouvements d'oiseau. Il n'y a pas un geste qui me ravisse davantage; sérieuse, tu relèves la tête avec une grâce fière. Tu ne m'as pas accompagné ici; c'est moi qui ne t'ai pas quittée! Il me semble, à de certaines fois, que je suis toujours là-bas, mais, par une singulière ubiquité, je me vois près de toi, j'assiste, en spectateur, à notre intimité. Je n'ai pas eu de lettre aujourd'hui? En trouverai-je une à Geffosses? Tu n'avais rien à craindre en m'écrivant souvent. On est extrêmement discret à mon égard et tes deux lettres n'auraient été même vues par personne, si je n'avais laissé traîner exprès l'enveloppe de la seconde. Il en est de même de celles que j'envoie, et je ne varie l'adresse que pour échapper aux curiosités du facteur et des gens. Non plus, on ne me questionnait jamais, et comme c'est pareil pour toutes choses, que je ne parle que lorsqu'on m'interroge, il n'y a guère d'épanchements intimes. Je refoule tout à peu près en la même manière que toi. Ma mère, seule, saurait tirer quelque chose de moi par des procédés que je ne pénètre pas, qui sont peut-être très habiles, ou, tout simplement, maternels. Toi seule, en somme, a descellé mes lèvres, et encore, tu le vois, si j'écris volontiers tout ce que je pense, je le parle difficilement. Le premier mot me coûte: il faut une impulsion extérieure; la volonté ne suffit pas. Mon séjour aura été bien gâté par l'absence de ma sœur et vois comme je n'étale guère mes sentiments: je n'ai pas fait une seule allusion à ce regret. Avec ce caractère, il doit être assez difficile d'arriver à me connaître, et ni l'un ni l'autre nous ne nous sommes pénétrés du premier coup. Tu t'es révélée très lentement à moi. Sûrement que la personne à qui j'adressais la Ballade de la Robe rouge et celle qui lit cette écriture n'est pas pour moi la même femme. Ton masque d'ironie a bien failli me décourager et cela fût arrivé, si parfois d'inconscientes manifestations ne s'étaient fait jour,--presque imperceptibles, à la vérité, mais suffisantes à montrer qu'il y avait là un cœur et qu'on pouvait le faire battre. 7 h.-1/2--Dans le Bois (recopié). Aux heures attristées par la mort du soleil, Quand la mélancolie avec la nuit s'éveille, éveillant le troupeau des ombres qui sommeillent, avant qu'au bleu obscur du ciel diminué n'éclatent les étoiles, ces diamants cloués, clouant les draperies royales de l'Empyrée, à ces heures très douces aux simples, salutaires, je me sens submergé soudain par une mer amère, dont les flots sont des doutes, des mystères... 11 h. La cloche du dîner me coupa les ailes,--du même coup dissipa l'océan dont la marée montait et j'en suis resté là de mes vers rythmiques et de mes assonances. Je reprends les pages lues et relues, cherchant s'il y a des choses demeurées sans réponse. Dieu! que d'écriture tu vas recevoir! J'ai réservé cela pour le morne Dimanche. Puisqu'on les demande j'y aurais bien joint les rêvasseries noires écrites l'autre jour et pas envoyées, mais je les ai brûlées; il n'y a guère de regret à en avoir; ce n'était pas de l'insurrection, mais de la maladie. De fait, je fus malade et cela pourrait être donné en exemple, dans les physiologies, comme preuve de l'influence du moral sur la bête. Cette extrême nervosité fit croire, un jour, à un bonhomme qui m'observait et se croyait sagace, que j'étais féminin, sensitivement. Au fait, je suis peut-être une âme tendre! Quels bavardages j'envoie à mon amie! Mais je sais qu'elle m'écoute, et si la tête ne me bourdonnait pas un peu, je serais capable de remplir encore un carré de papier. Pour envoyer le plus mince soupçon d'échantillon, il faudrait avoir sous la main de ces rayures et je n'en ai pas encore. Je tâcherai de circonvenir ma mère qui en a dans un coin, mais sous quel prétexte? S'il faut en faire faire, ce n'est plus cela; j'espère en trouver à Coutances. Pour la robe, la Gr. M... est malade et ce sera peut-être difficile. Voilà des déceptions. Le reste va tout seul, encore que les cuillers ont manqué rester en route; enfin, il est convenu qu'on me fera cet avancement d'hoirie. Il faudrait dépoétiser le parfum de la petite feuille pour dire son nom. J'en sème dans les pages, mais, Psyché, tu ne sauras pas son nom. Les jours maintenant peuvent se décompter. Bientôt,--Enfin--Adieu, ma chère âme. Dimanche je t'écrirai du bord de la mer, mais comme là le courrier est le matin, il n'est pas sûr qu'on ait la lettre lundi. Je ferai mon possible. Je te dois bien cette illusoire compensation d'une lettre quotidienne. Une lettre, c'est une joie, je le sais bien quand je vois ton écriture. De cette vieille ville de Coutances, Samedi, 10 septembre, 4 h. J'espérais trouver ici de l'étoffe rayée. En voici, dans une enveloppe séparée qui me semble parfaite pour un manteau--le manteau de nos rêves. Je crois qu'il n'y a qu'ici qu'on trouve cela. C'est fait sur métier à la main par les seuls paysans. Je puis en avoir à bon marché la quantité qu'il faut. La largeur est de 1 m. 10 environ. En répondant avant six heures et en adressant la lettre à _Coutances (Manche), Poste restante_; j'aurais le temps d'en prendre en revenant de Geffosses. Si l'on n'est pas encore décidé, j'ai l'adresse de la bonne femme et on pourra s'en procurer plus tard. Trouvé ici une _cuvette_ originale, peut-être impossible:--un vieux bassin de cuivre--ancien, en bon état--qui bien écuré et nettoyé serait d'un joli ton jaune--Trouvé des ciseaux. Mon écriture est-elle lisible--J'écris dans le jardin de la vieille maison, l'intérieur étant trop mélancolisant avec ses volets clos, l'odeur de moisi. Une machine dont on héritera peut-être; bon pour un conte d'Edgar Poe. Déjeuné chez un brave homme de poète, non sans talent, mais un peu provincialisé. Une fête pour lui et pas un moment désagréable pour moi. Une petite pluie fine pour voyager; peu récréatif, pas plus que les chemins de fer de ce pays où l'on est plus secoué qu'en un vieil omnibus. Singulière ville. Je passe dans les rues, on me regarde, on me signale; des vieilles gens, des ecclésiastiques me saluent très bas; un libraire veut me vendre un vieux christ en ivoire; j'entends mon nom murmuré par les boutiquiers sur leurs portes. Les corneilles de la Cathédrale ont un cri particulier; il y en a plein l'air, par moments. Dans les rues un bruit de sabots. Impression funèbre et grotesque. Geffosses, samedi soir. Que j'ai une amie précieuse! Comment, je tenais beaucoup à avoir cet article sur Carducci dont j'avais vu le titre et elle trouve moyen de se le procurer! C'est de la sorcellerie pure! Ainsi, sans me le dire, on savait qu'il faut me tenir au courant de la littérature italienne. La surprise est charmante, toute utilité à part, et me cause un plaisir très vif et très inattendu. Comment savait-on encore que je tiens à noter tout ce qui paraît sur Leopardi? Les autres nouvelles littéraires sont également bonnes à savoir. Ceci s'appelle entendre la collaboration. On peut communiquer l'article du Voltaire. Mon bonhomme de poète, qui l'a lu le trouve de son goût, supérieur aux ordinaires articles de journaux.--Je trouve très agréable cette manière _d'agir des tendresses_; tu as été aussi tendre en lisant et en notant pour moi qu'en m'écrivant de jolies choses. Je le prends ainsi, tu vois, mon amie, que ce n'est pas décourageant.--C... a toujours eu l'habitude des cartes postales; j'en ai de lui toute une collection; je ne crois pas qu'il en ait autant de moi. C'est un garçon qui fait des économies de politesse pour sa petite famille. Si mon second article passe au Voltaire--et si ce n'est là, ce sera ailleurs--il est à prévoir que mon nom sera répété plus d'une fois. Bien lancé, ce paradoxe sur la pucelle pourrait servir de thème aux patriotes pour qui les gloires sacrées de la France, etc..., de thème pour me dauber, ce qui serait réjouissant. Le Voltaire, pourrait bien avoir eu peur de cela; et pourtant, il y a celle de son patron! Oui, mais il y a aussi la gloire la plus pure, etc...--J'apporterai le cachet en question, à moins, ce qui est invraisemblable, que mon père ne s'y oppose. A la vérité, il n'y a que celui-là où ses armes soient seules; les autres ont, accolées aux siennes, celles de ma mère. Très juste le passage sur ceci, qu'il faut penser à se maintenir, une fois arrivé. Quant à cette crainte d'arriver trop vite, je la crois chimérique. Je puis arriver, à mon âge, sans danger, ne me sentant aucunement dans la voie de la stérilité, au contraire. Puis, une fois arrivé, c'est-à-dire connu, si au lieu d'un but général on a des buts particuliers, telle œuvre, tel succès spécial, un genre différent de celui dans lequel on s'est fait connaître, une bataille à gagner sur un terrain neuf, le théâtre.--Il y a eu, ai-je appris aujourd'hui, un article de Marcel Fouquier dans _LE XIXe SIÈCLE_ (vers mars ou avril), où il notait que j'avais été le premier à parler en France du poète américain. Peut-être qu'avec la complicité de Paul T... on pourrait feuilleter quelques numéros de ce journal; à moins que le temps manque, et, en ce cas, je le ferai moi-même à mon retour. M'adresser les lettres mises à la poste lundi, à _Coutances, poste restante_; celle mise à la poste mardi, au _Château de la Motte, Bazoches-en-Houlme (Orne)_. Mercredi, elle pourrait arriver trop tard; ce jour, moi, je t'écrirai pour la dernière fois. Jeudi je serai très, très, très impatient et vendredi matin, heure dite, vers 5 h. moins le quart (le train arrive à 4 h. 15, gare Saint-Lazare, cette fois), enfin je te retrouverai. Je t'en prie, mentalement--moi je l'efface d'un trait de plume--retire le mot dont tu qualifies ta lettre. Il n'est pas vrai, et il est laid. En tout ce que tu m'écris tu me prouves que tout ce qui m'intéresse t'intéresse; n'est-ce pas aimer cela, et le dire, encore que d'une façon détournée? Pas de lettres! Gourmande, elle met le mot au pluriel. Eh bien! hier, il y en eut deux et trois enveloppes, sommes-nous contente? Elle n'a qu'à dire: encore, encore, et on lui obéit. Si j'étais en prison, je t'écrirais tout le temps,--il y à tant de manière de dire qu'on l'aime à celle qu'on aime uniquement!--mais je ne suis qu'un prisonnier en liberté. Dimanche matin. Bonjour, mon cher Sphinx, je me réveille non loin de la mer. En me penchant par la fenêtre, je l'aperçois bleue, éclatante. Le beau temps me permettra de profiter de ces deux jours pour m'y plonger un peu. Mais voilà encore, de cette fois, un plaisir bien incomplet. Geffosses, Dimanche 11 septembre, 4 h. Couché dans le sable, dans les dunes, à l'abri du vent. Par une échancrure, je vois la mer glauque sous le ciel, sous le ciel laiteux; à l'horizon, après une bande sombre, Jersey se détache dans un bleu de brume. Le sable chauffé par une journée de soleil me brûle et m'amollit; il y a comme des baisers dans l'air, et les vains désirs se fondent en une tristesse. Le halètement sourd du reflux engourdit la pensée, de même que les effluves salines aiguisent les sens. L'hallucination vient: Tu surgirais tout d'un coup d'entre les grandes herbes des dunes que je n'en serais pas étonné. C'est aussi que j'ai beaucoup vécu avec toi aujourd'hui. Je fus à la messe ce matin, il y avait de l'orgue et toute notre vie dans les églises a surgi devant moi, depuis ce vendredi du Stabat jusqu'au jour des jacynthes. Le creux de sable où je suis étendu se peuple de ta forme; tu sors de l'eau ruisselante, étincelante au soleil, comme Astarté, ou tu t'allonges sur la dune, le vent couvrant de sable menu ta peau ivoirée. Mes sens s'irritent; d'ailleurs, je suis un peu énervé; je dors fort mal; passant tous mes rêves avec toi, ce qui n'est pas calmant du tout. Cette solitude de la mer est terrible; en deux heures on est las d'esprit, sans autre lucidité que des sensations lancinantes; toute l'âme est chair. Ceux qui trouvent que ça élève l'âme à Dieu n'ont pas le crâne fait comme moi; à Trouville, peut-être, à cause du casino, mais pas à Geffosses, où je suis la seule nature respirante, en face du flot bleu. C'est vers toi qu'en un désir fou elle va, affamée de baisers. Oh! ce creux dans les dunes, encore un endroit où j'ai semé un des petits cailloux blancs, que j'ai emporté, comme le Petit-Poucet, pour retrouver le chemin de mes désirs. De longtemps, d'ailleurs, je fus obsédé par cette fantaisie, et je l'objectivai une fois, mais à l'état de désir seulement dans Patrice. Ainsi ai-je fait souvent; ce que je ne pouvais réaliser, je l'écrivais. Et voilà pourquoi je n'écrirai peut-être plus de roman d'amour; on n'écrit bien que ce qu'on n'a pas vécu. Ceci n'est pas l'opinion commune, mais vois, Balzac ne vécut jamais qu'en imagination. Ce sont deux cases très différentes, la littérature et la vie; on ferait un chapitre là-dessus s'il y avait des gens pour le lire. --Voilà des cockneys qui arrivent et des femmes d'une esthétique médiocre vont apparaître dépouillées de leur corset (il n'est pas donné à tous d'avoir une femme avec laquelle on peut railler le corset), spectacle d'un intérêt très ordinaire. Je me vautre vêtu de molleton blanc; j'en apporterai la vareuse qui avec un liseré rouge ou bleu ne lui déplaira peut-être pas comme vêture pour la maison. Le soleil baisse, le vent devient frais et cela m'apaise. Je n'ai pas pris de bain, ne voulant pas aggraver un léger mal de gorge. Puis la mer est loin, très basse et je manque un peu d'entrain. A nous deux nous y serions si bien. Ceci est un rêve très réalisable; sinon à Geffosses. Il n'y a pas des tantes sur toutes les plages de France. On aurait pu, _s'il n'y a pas encore de décision au sujet de Patrice, communiquer Merlette. Un volume déjà paru peut décider en montrant qu'on n'est pas absolument un débutant_. Gefosses, lundi soir, 12 septembre. Vous n'aurez qu'un mot de moi, aujourd'hui, mon amie. D'une longue course à la mer, de plusieurs heures de contrainte, je me trouve las. Demain, je n'aurai pas une minute à moi et pour qu'il n'y ait pas un jour sans correspondance, j'écris ce soir. En approchant de sa fin le supplice devient intolérable, par moments; puis, je me préoccupe de remplir de mon mieux le programme et je ne sais si j'y réussirai complètement. Pas de poésie dans l'âme aujourd'hui; une journée laide, sans lectures, sans écritures, sans solitude; j'ai scrupule d'envoyer à mon amie ce terne reflet d'une pensée obscurcie. C'est ma faute aussi. Peut-être si j'avais prévu rester ici aujourd'hui, aurais-je eu une lettre que je ne trouverai que demain, poste restante, à Coutances. Ces trois derniers jours vont se passer en déplacements; j'ai hâte d'être à la minute attendue et je ne parle pas encore de la minute suprême, seulement de celle où je monterai dans le train de Paris. L'autre, celle où je te toucherai, je la pressens d'une joie si aiguë que j'en ai peur, presque. Je te toucherai, oh! j'ai besoin de te toucher, de te sentir dans mes bras, de t'étreindre, de te serrer contre moi, mes lèvres à ta tempe, longtemps, longtemps; et de me mettre à tes pieds, la tête sur tes genoux; et d'avoir tes bras autour de mon cou. Je vivrais rien que de ton contact; c'est par là, lèvres à lèvres, qu'on se parle et qu'on se dit tout. Lundi soir, 11 h. Rentré dans ma chambre, et debout, sur un meuble qui me sert de pupitre, je veux passer encore un peu de temps avec toi. Je pense qu'en ce moment tu es joyeuse ou triste à cause de moi, si Patrice a réussi ou pas. Te faire partager des succès, ce serait bien bon, mais les déboires? Oh! cet éloignement m'exaspère, me rendrait fou ou stupide. Je n'en supporterais pas une heure de plus. Quand je suis parti, je ne savais vraiment pas à quoi je me condamnais, mais quand je l'aurais su! Et voici que je te revois sur le quai du départ, sans mouvement, droite, comme la statue de l'adieu, et il me semble que tu es restée là, immobile, depuis le temps et que si je revenais par là, je t'y retrouverais. J'ai encore au cœur l'angoisse de cette minute. Bonsoir, ma chère femme; je m'endors et je m'éveille avec toi; la mer gronde, le vent souffle, la nuit est sans lune, c'est l'heure des évocations. Pour racheter la laideur de ma lettre je la parfume de ces trois petites feuilles que j'ai découvertes tantôt. Mardi soir, 13 septembre. Que d'ironie! que d'ironie! et qui tombe bien à côté, cruelle, car ce bois d'où sont datés les vers n'est pas du tout l'autre; il touche à la maison. Puis l'autre je n'y ai jamais associé, dans mes désirs, personne de réel que toi. Mais j'ai l'air de me défendre. Ironie et sagesse. Que de sagesse! Et aussi que de choses peu rassurantes! Des écueils, des précipices! Dieu! quelle navigation périlleuse! Puis une ondée d'automne sur mon lyrisme! 0 mon cher porte-drapeau, te verrait-on t'arrêter; pire, faire un pas en arrière? Ainsi je ne te trouverai que, peut-être, vendredi matin? J'espère tout de même, mais puisque je n'en ai plus la certitude--où l'avais-je prise, cette certitude?--je ne fais plus qu'espérer. Enfin, à peine y a-t-il des jours entre nous, maintenant, seulement des heures. Et je n'écris plus, seulement ceci pour tenir ma promesse; je n'ai plus de mots, je n'ai plus que des baisers. Ce soir, je suis horriblement las; demain je pars d'assez bonne heure. Il faut me faire crédit. S'il y a des déceptions à mon arrivée, il y aura aussi des surprises. On a dû trouver bien risquée--_alors_! ma lettre du bord de la mer! Tant pis! J'apporte ce cachet; d'ailleurs, il n'y en a pas d'autre. Paris Bazoches 66-38-15-12 h. Infiniment content Patrice c'est l'autre qui revient pas, l'auteur ne comprend ni n'admet ce noir aucune raison valable. Il faut être à l'Université Montparnasse 4 H. Remy. Château de la Motte, jeudi matin 15 septembre. Ainsi cette même qui m'écrivait il y a quinze jours que hors de moi il n'y avait rien me raille aujourd'hui de ma tendresse, trouve qu'après quinze jours nous sommes physiquement étrangers l'un à l'autre--et cela à l'heure même où je ne l'ai peut-être jamais si passionnément désirée. Il me semble que ma vie croule dans cette chambre même où je suis né. Lâchement j'ai pleuré ce matin, en m'éveillant,--dans la sensation que tout se retirait de moi. Je la voyais s'éloigner ironique: «Ah! tu m'aimes! Eh bien, aime!» Pourquoi me torture-t-elle ainsi? Non, elle me fait vraiment trop souffrir, mon orgueil va reprendre le dessus. C'est la dernière plainte; on ne me raillera plus. C'est moi que l'on piétine; cela souffre toujours, cela ne crie plus. Je me roidis; on ne broira qu'un morceau de marbre. Ah! tu me railles d'avoir fait de toi ma vie. C'est fini, tu ne sauras plus ni ce que je pense, ni ce que je sens; j'ai mis un sceau sur mes lèvres. Quel retour, quelle nuit à passer,--et quelle arrivée! Je serai là, elle n'a qu'un pas à faire et elle ne le fera pas. Faut-il donc que ce retour soit pire que le départ! En la quittant, je la sentais à moi; qui vais-je retrouver? Mais je ne cède pas ainsi.--Dépêche envoyée. Infiniment content. Patrice. C'est l'autre qui revient, pas l'auteur.--Aucune raison valable. Ce noir ni compris ni admis. Il faut être à l'Université. Retour M.P. 4h. Vendredi 16 septembre 7h.-1/2. Je reviens--vous étiez chez vous--vous m'avez entendu, ne m'avez pas ouvert. Quelle réponse faire à cela et à vos dernières lettres. --Quelle? Je suis mortellement triste, je m'en vais je ne sais où devant moi. Tu me rends fou ou tu me tues. Il y a un mystère. Enfin à 1 heure. Vivre jusque-là va m'être très dur. Raille, crainte de l'attendrir. Qui m'eût dit qu'après le déchirement du départ, il y aurait l'angoisse--ah! pire--du retour? INTÉRIEUREMENT Τή φιλή 12-22 septembre 87. Ne me demande plus de mots, ô mon amie, des mots doux et choisis, pour leur grâce, un à un, des mots dont le murmure épand comme un parfum, ne me demande plus de mots, ô mon amie. Ne me demande plus de phrases, mon amie, des phrases sur l'enclume au marteau martelées, des phrases qui font un bruit d'ailes envolées, ne me demande plus de phrases, mon amie. Ne me demande plus de vers, ô mon amie, des vers dont la beauté modelée à ton corps a trempé ses contours dans le rose et les ors, ne me demande plus de vers, ô mon amie. Ne me demande plus de prose, ô mon amie, de prose dont l'airain vibre et sonne, superbe: ma tendresse dédaigne et dépasse le verbe, ne me demande plus de prose, ô mon amie. Demande-moi plutôt de l'amour, mon amie, de l'amour où les cœurs se fondent, profusés, car je n'ai plus de mots, je n'ai que des baisers, demande-moi plutôt de l'amour, mon amie. Τή φιλή L'AME EN VOYAGE PROSE 24 septembre 1887. Sous la lampe rose, mes désirs se sont accomplis contre ses désirs:--- et c'était la même ombre luciolée des mêmes reflets, les mêmes étoffes aux vagues papillotements; c'était le même nid sous la lampe rose. Mes désirs se sont accomplis et pourtant l'amie était absente: il n'y avait rien de ce qui fait d'elle l'amie, ni l'enveloppement des gestes conquérants: ceci est à moi; ni le baiser qui mord; ni le tressaillement de la moelle qui s'électrise depuis le cerveau jusqu'aux orteils; ni les syllabes murmurées à peine, le cri doux et un peu fauve qui dit l'indicible; et pourtant.--oh! tristement!--mes désirs se sont accomplis. L'amie était absente, je l'ai cherchée en vain. En vain j'ai interrogé la chair en ses secrets: les secrets ont gardé leur secret. Sous la lampe rose, la même lampe rose, ce n' était plus la même amie. L'illusion m'a tendu ses lèvres, la chimère m'a livré sa beauté: l'amie était absente. Je l'ai cherchée en vain: son âme était en voyage. Et c'était pareil à un songe charnel, quand les imaginations viennent rôder, fantômes, et s'offrir, succubes. Qui donc était là? Qui avait pris sa place, sa forme, ses membres, sa grâce, quelle femme, puisque, elle, je l'ai cherchée en vain? Son âme était en voyage, quand mes désirs se sont accomplis. O statue, je t'offrais la mienne: pour t'animer, tu n'avais qu'à ne pas détourner la bouche. Une vie, c'est assez pour nous deux qui ne devons pas être séparés. Mais non: statue sous la lampe rose, son corps s'est donné seul; son âme était en voyage. LE JOUEUR DE FLÛTE PROSE I.--Leurs amours, sous le ciel d'Athènes se rythmaient à des accompagnements de flûte. Les sept trous de la syringe, en notes aiguës et douces, répétaient la musique des baisers, berçaient la langueur des attitudes et l'inattendu des étreintes: --Quel sera notre joueur de flûte? II.--Elle veut qu'un écho redise l'inexprimable harmonie des baisers qui tombent sur la chair, comme une pluie tiède: vifs et précipités par le désir qui vers le but suprême se hâte, sans respirer les parfums diffusés le long du sentier; lents et ralentis à la volonté du plaisir qui fait l'école buissonnière par monts et par vaux:-- --Quel sera notre joueur de flûte? III.--L'aveugle désir a des voies droites; il marche d'un train rapide. Aux yeux un bandeau qui lui voile le monde réel, il court haletant, le front en avant, vers l'infini qu'il n'atteindra jamais; éternelle illusion, éternellement renouvelée. Pour noter la course décevante du désir,-- --Quel sera notre joueur de flûte? IV.--Le plaisir est humain et divin; il est spirituel; ce n'est pas un instinct qui le domine, il a une âme. Il n'est pas égoïste et même ne s'épanouit qu'en autrui. La chair ne frissonne qu'aux frissons de la chair; le plaisir ne vit que du plaisir qu'il donne. Pour chanter cette chanson charmante, cette enivrante chanson, dis, ô, mon amie. --Quel sera notre joueur de flûte? V.--Désir, plaisir, passion, la passion qui en dépit de tout, des hommes ennuyés et envieux, de la société stupide et borgne, unit deux êtres, et d'une inéluctable soudure, rive en une seule deux vies; la passion rare et qui fait peur; la dévorante passion qui ne s'attaque qu'aux forts et parfois les dévore; la passion qui ne se nourrit pas seulement de rêves et d'effleurements, mais de chair et de sang, pour dire la passion, une telle passion,-- --Quel sera notre joueur de flûte? VI.--Et pour rythmer les rires où s'épand la joie de se comprendre, l'insaisissable accord des yeux, les contacts perpétués des doigts, les appels fréquents des lèvres, dis-moi, amie. --Quel sera notre joueur de flûte? VII.--Est-ce que c'est moi? Moi, que m'importe ce que j'ai senti! Je veux des baisers nouveaux et de nouveaux baisers, encore,--joncher, comme de roses, ta chair adorée. Puisque c'est moi qui t'aime, pourquoi veux-tu que je sois aussi le joueur de flûte? 9-10 octobre 87. REMY DE GOURMONT _inv. et scrips._ LE SOURIRE Assonances _Risus et amicæ laudes._ Le sourire est un dieu charmant, fait de lumière, limpide comme un vol subtil de libellules qui rase l'eau dormante et bleue des étangs clairs. Frère d'Eros, il a des ailes minuscules, et les flèches d'argent qui peuplent son carquois ont pour pointe un désir et pour barbe un scrupule. Ses yeux sont des saphirs profonds comme une joie d'amour; mais l'âme est si mobile, et la prunelle, qu'ils ont l'air d'améthystes, parfois, ou de turquoises. La bouche est rouge: elle a la grâce d'un pastel et le pourpre très doux, le velours d'un œillet; quand elle s'ouvre, il en sort soudain une étincelle. Le Sourire est un dieu charmant, mais si léger qu'il ne pose pas plus qu'un oiseau sur la branche: il voltige et s'envole, il déjoue les aguets; Quand on croit le tenir, il a fui comme un charme; pas plus qu'une hirondelle on ne le prend au piège, et s'il était captif, il mourrait dans sa cage. Il s'arrête par-ci, par-là, dans un cortège d'éclairs, jase, et d'un seul coup d'aile part en fusée, revient, s'en va, toujours courant le même arpège. Il est rayon, il est parfum, il est rosée. Il a des feux d'étoile et des phosphorescences plus douces que la lune dans la nuit argentée: lueurs comme on en voit présager la naissance et les splendeurs encore confuses de l'aurore; éclat tout plein de grâces, mélancolies, pimpances. Il est rayon, il a dans son écrin les ors, les violets, les roses, les bleus, les améthystes, les sinoples royaux, les vairs de cyclamor; les couleurs, mais surtout les nuances: les tristes, ces fleurs décolorées par l'excès des soleils; les joyeuses, ardeurs dont la gamme s'irise; les blancs trempés un peu de chair ou de vermeil, les outre-mer, ces rêves, et les glauques divins dont on faisait les yeux moqueurs des immortels. Oh! les piquants bitumes sous des yeux libertins! oh! les piquants cinabres sur des joues de déesses! Diane aux genoux blancs, et toi Vénus aux seins prédestinés! Il est parfum, et les caresses, des odeurs souveraines épicent ses baisers, tendresses parfumées, affolantes tendresses! Il est rayon, il est parfum, il est rosée: la gaîté de ses yeux se voile sous des larmes, souvent, pour étonner l'âme dépaysée, qui ne sait plus, se trouble, hésite et se demande si c'est la joie qui ment, ou si c'est la douleur, ou si le Dieu n'est pas triste et gai, tout ensemble. Le Sourire est un dieu charmant, un Dieu charmeur. ENVOI Ah! chère, il t'aime, il vient à toi, en roi. Il installe son charme et sa grâce en ton cœur: Il adore tes lèvres, tes yeux, tes dents, ta voix. 8-14 novembre 1887. REMY DE GOURMONT _inv. et scrips._ _tristis incipit; peregit_ _tristissimus_. Lundi matin, 9 h., 7 novembre 87. J'ai envie d'écrire des choses mélancoliques. Elle vient de partir. Nous ne nous étions pas quittés depuis avant-hier soir et il y a un petit moment très pénible à la voir traverser la cour. Vendredi soir, 9 h.-1/2, 26 novembre. Il ne faut pas, amie, m'en vouloir de ma soirée; elle a été bonne. Comme le Commandeur avait affaire au Figaro, nous y allons; reçus par Magnard, très bien, auquel je débite mon document Jeanne d'Arc. Très amusé de mon idée; me prie de lui envoyer l'article. Rencontré là St-Cère. Rendez-vous avec lui demain samedi à 4 h. 1/2 pour faire ensemble un article pour le supplément de samedi prochain. Le Commandeur reste pour faire une conférence. Donc vu Savaria et passé une heure avec lui. A demain. Avant 4 h., ou chez moi 7 h., car second rendez-vous avec Savaria à 5 h. 1/2. _Il tuo_. Mercredi, 9 h., 15 décembre 87. J'ai des remords, amie, d'avoir été, moi aussi, désagréable, sans aucun droit. Et en aurais-je le droit que je ne devrais pas le prendre. Mais, vois-tu, il y a des êtres qui rentrent en leur coquille sitôt qu'on les froisse, un peu, si peu, et tous deux nous en sommes. Ce n'est pas précisément mauvais caractère, du moins au fond; plutôt excès de sensibilité avec aussi pas mal d'orgueil. Te faire de la peine est tout ce qui m'en fait le plus à moi-même et l'instant d'après je souffre plus du trait que j'ai lancé que de celui que j'ai reçu. Puis c'est l'orgueil qui clôt la bouche, arrête les gestes, met une barrière momentanée entre deux êtres qui ne vivent bien qu'au contact l'un de l'autre. Tout cela est nécessité: là où il y a vie, il y a sensibilité, il y a joie, il y a souffrance et d'autant plus que le tissu vivant est plus délicat, plus plein de nerfs. Et des paroles, encore qu'elles ne soient point pensées, encore que celui qui les reçoit sache qu'elles ne sont pas pensées, des paroles peuvent blesser, parce que le mal est fait avant que le raisonnement ait eu le temps de l'arrêter. Les paroles sont terribles, les paroles sont précieuses: l'homme s'attache par la parole. Un mot où se décèle la vivacité d'un sentiment a beaucoup de pouvoir. Là est la force de l'aveu articulé, plus fort même que les actes, car il implique une plus grande domination subie et avouée, proclamée, une plus complète défaite de l'orgueil, un plus absolu détachement de soi. Je crois bien que cette traduction du proverbe arabe m'est toute personnelle. L'autre jour je le lus sans trop le comprendre et il est probable que je le comprends à ma manière. Chère, très chère, il me semble que tu es à cent lieues, n'étant plus tout près de moi; et j'écris cela sachant bien que tu le sentiras et que pour toi ce ne sera pas un enfantillage. Décidément je me persuade que beaucoup de ta mauvaise humeur est de ma faute. Moi aussi je me laisse aller à parler et à agir, comme si tu ne m'aimais pas, et cela est mal, car je sais que cela fait souffrir. Il vaudrait mieux abuser de l'être qui vous aime que de douter de lui. Si tu te souviens encore de ce que j'ai pu dire d'amer, tu l'oublieras, car je ne veux rien entre nous qui soit même l'ombre fuyante. Souviens-toi plutôt que comme un autre toi-même tes affaires, tes soucis, tes joies sont mes affaires, mes soucis, mes joies. Je t'assure qu'en ces temps derniers j'ai partagé toutes tes émotions; ne t'en es-tu pas aperçue? Quand il s'agit de toi, il ne saurait être question de dilettantisme. A quoi bon aimer, alors, si ce n'est pas pour aimer ainsi? Pourquoi se donner, si on ne se donne qu'à moitié? Mais tout homme a dans son cœur un _méchant_ qui sommeille. Ah! ma chère Berthe, si _mon méchant_ se réveille contre toi il faut lui pardonner, car il ne sait ce qu'il fait. TABLE BALLADE DE LA ROBE ROUGE A GUSTAVE DORÉ _J'espère, Madame_ VITRAIL ROMANTIQUE RONDEL NOTE (_De ces minutes_...) IN MANUS LITANIES LES JACYNTHES VAINS BAISERS _Je suis parti_ _O mon amie_ _Pourquoi ne pas vous écrire_ _Je retrouve sur un carnet_ _Je sors de chez ces bourgeois_ _Prends-moi tout_ _Relu cette explosion d'invectives_ _Je travaille et voilà que soudainement_ _Copie de notes indéchiffrables_ _Pas deux jours de suite_ _Je m'éveille et prends conscience de moi_ ENVOI _Je t'envoie ces parfums_ CONCORDANCES _Vous devez trouver, mon amie_ COMMUNIONS _Les tortures sont douces_ SYMBOLES _Tu aurais voulu, mon amie_ CHANT ROYAL DE L'ÉDEN _On n'aime qu'une fois_ JEUNESSE DE NOTRE JOIE _Il me semble, mon adorée_ _Sèvres. Toutes ces mêmes choses_ _Bonjour, ma chère adorée_ _Sortant de ce bois sombre_ _Bonjour, ma toute charmante_ _Beaucoup de pages de toi_ _Enfin, je les relis ces pages_ _Que ne pouvons-nous pas faire_ _Je commence une autre feuille_ _Aux heures attristées_ _J'espérais trouver ici de l'étoffe_ _Que j'ai une amie précieuse!_ _Bonjour, mon cher Sphinx_ _Couché dans le sable_ _Vous n'aurez qu'un mot de moi_ _Rentré dans ma chambre, et debout_ _Que d'ironie! que d'ironie!_ _Ainsi cette même qui m'écrivait_ _Je reviens. Vous étiez chez vous_ INTÉRIEUREMENT L'AME EN VOYAGE, _prose_ LE JOUEUR DE FLÛTE, _prose_ LE SOURIRE, _assonances_ _J'ai envie d'écrire des choses_ _Il ne faut pas, amie, m'en vouloir_ _J'ai des remords, amie_ _ACHEVÉ D'IMPRIMER_ le quinze juin mil neuf cent vingt et un PAR Marc TEXIER A POITIERS POUR LE MERCURE DE FRANCE End of the Project Gutenberg EBook of Lettres à Sixtine (1921), by Remy de Gourmont (1858-1916) *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LETTRES SIXTINE (1921) *** ***** This file should be named 17590-0.txt or 17590-0.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/1/7/5/9/17590/ Produced by Carlo Traverso, Rénald Lévesque and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at http://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. 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Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.