Project Gutenberg's La conquête d'une cuisinière I, by Eugène Chavette

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Title: La conquête d'une cuisinière I
       Seul contre trois belles-mères

Author: Eugène Chavette

Release Date: October 3, 2005 [EBook #16795]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA CONQUÊTE D'UNE CUISINIÈRE I ***




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LA CONQUÊTE D'UNE CUISINIÈRE I



SEUL
CONTRE TROIS BELLES-MÈRES



PAR



EUGÈNE CHAVETTE




I


—Des femmes, parbleu! aies-en dix à la fois, vingt... cent même!... Ce n'est pas moi qui t'en blâmerai, puisque je te prêche d'exemple. Mais ce que je ne veux pas, ce que je t'interdis formellement, c'est ce qu'on appelle vulgairement un collage.

Ainsi s'exprimait le plus vieux de deux déjeuneurs attablés dans un cabinet du café Anglais, ayant vue sur le boulevard. Après un succulent repas, ils en étaient au moment du moka.

Après s'être humecté le palais d'une gorgée de café, le parleur reprit la parole:

—Non, non, cher neveu, pas de concubinage! Pas de cette liaison bête à ton âge, qui vous endort à l'heure d'être frétillant, qui abrutit ces belles années de la jeunesse qu'un homme doit employer à jeter sa gourme afin de faire, plus tard, un bon mari!

Le second convive, un fort beau garçon de vingt-cinq ans, allait répliquer, mais son morigéneur ne lui en laissa pas le temps.

—Quand ta mère, ma bonne et chère soeur, est morte, reprit-il, elle te laissait une quarantaine de mille francs. J'ai eu la main heureuse à te placer cette somme qui te donne, aujourd'hui, 3,000 francs de rente. Ajoutons-y les trois autres mille francs de ta place, puis, enfin, les quatre mille que, bon an mal an, tu me soutires à l'aide de carottes plus ou moins longues; c'est donc un total d'une dizaine de mille francs, plus que suffisants pour un jeune homme qui, comme toi, n'est pas complètement oisif... Que, ces dix mille francs, tu les manges à droite et à gauche, avec la brune et la blonde, bravo!... mais qu'ils ne te servent qu'à lutter stupidement contre la gêne d'un collage, pouah! pouah! mon très cher neveu!

Et, après cette tirade, l'ennemi du concubinage huma une nouvelle gorgée de café.

Le neveu, puisque neveu il y avait, prit un petit air étonné pour demander:

—Mais, mon oncle, à propos de quoi me dites-vous cela?

Sans abaisser sa tasse qu'il se passait et repassait sous le nez pour régaler ses narines de l'arôme du moka, l'oncle regarda son neveu en face et répliqua d'un ton doucement grondeur:

—Ne fais donc pas la bête, Gontran! As-tu, par hasard, la prétention de rouler un vieux singe de ma sorte?... Jadis, neuf fois sur dix, je te trouvais chez toi quand j'allais t'y voir. Depuis trois mois, à chaque visite, j'ai beau sonner à tour de bras, tu me laisses le nez devant la porte fermée après que, j'en suis certain, tu m'as reconnu par quelque trou invisible, donnant sur le carré... Je la connais, cette blague-là; je la faisais autrefois à mon bottier. Or, si tu ne me laisses plus mettre le pied dans ton domicile, c'est parce que tu y vis maritalement avec une donzelle... Voyons, Gontran, regarde-moi bien en face et soutiens-moi le contraire!

N'osant pas nier, le neveu tenta d'atténuer sa faute:

—Ah! mon oncle, si vous la connaissiez! Jolie, distinguée, bien élevée, avança-t-il.

—Ta! ta! fit moqueusement l'oncle; si je la connaissais, je trouverais qu'elle ressemble à beaucoup d'autres de ma connaissance... Je la vois d'ici ta perle. Une monteuse de coups qui pose à l'élève de Saint-Denis, à la princesse en sucre, grimaçant au moindre mot de gaudriole, faisant ses yeux sur le plat en broyant sur le piano la Dernière Pensée de Weber... Ah! si tu savais comme, à moi aussi, on a tenté de me pousser la Dernière Pensée de Weber! Mais je ne me laissais pas engluer, attendu que ce n'est pas de ce côté-là que je cherche, avec les femmes, d'où vient le vent. Aussi, dès la seconde séance de piano, je filais à la sourdine en me disant: «A un autre la mijaurée! Je ne la prête pas, je la donne!»

Après cette profession de foi, débitée d'une voix railleuse et pleine d'une fatuité passablement ridicule, l'oncle reposa sur la table sa tasse vidée, en ajoutant d'un ton un peu sec:

—Donc, neveu, tu me feras le plaisir de lâcher ta belle et de courir à d'autres amours moins collantes. Je tiens à te trouver libre du plus petit lien quand viendra le jour où je t'aurai obtenu la fiancée que je guette depuis longtemps pour toi.

Puis, en appuyant sur les mots:

—C'est dit, Gontran, n'est-ce pas? Dès demain, plus de collage, ajouta-t-il.

Cette fois, le jeune homme tenta, sinon de gagner sa cause, au moins d'obtenir un délai.

—Mais, mon oncle, dit-il, je ne puis, du jour au lendemain, abandonner une pauvre femme sans ressources.

—C'est juste! fit l'oncle.

Il fouilla dans sa poche, dont il tira un portefeuille qu'il ouvrit en poursuivant:

—J'avais prévu ton objection et préparé ma réponse. Tiens, voici dix mille francs que tu donneras à ta dulcinée en l'invitant à aller jouer ailleurs sa Dernière Pensée de Weber.

Et il posa sur la table, devant le jeune homme, un paquet de billets de banque.

Ensuite, comme s'il regardait la question complètement vidée, il passa à un autre sujet:

—Car, reprit-il, je veux te voir bel et bien marié, mon garçon, et si mes espérances se réalisent, la fille que, je te le répète, j'ai en vue pour toi, te fera des plus riches... Une dot énorme, mon cher!

—Oh! riche, répéta Gontran avec ironie, pensez-vous que les grosses dots des filles aillent tout droit aux garçons sans le sou comme moi?

—Comment! sans le sou comme toi! Ah çà! est-ce que tu te figures que ma succession ne te produira que des cailloux?... Sans parler des deux cent mille francs que je te donnerai le jour du mariage, tu peux compter encore, après moi, sur soixante mille livres de rente... Seulement, neveu, je te préviens que je te les ferai attendre le plus tard possible.

Ce disant, l'oncle avait redressé son torse vigoureux, qu'il se mit à palper du plat de ses mains en continuant d'une voix joyeuse:

—Car le coffre est bon et durera longtemps... Une santé de fer... J'en suis encore à connaître un simple mal de tête.

Le neveu vit le joint pour adresser une douce flatterie au péché mignon de son oncle.

—Dame! fit-il avec une sorte d'admiration, il fallait que votre santé fût vraiment de fer pour avoir résisté à tant de conquêtes... car vous les comptez par centaines, vos conquêtes.

Agréablement chatouillé en son amour-propre d'homme à bonnes fortunes, l'oncle dodelina la tête en disant d'une voix attendrie:

—Le fait est qu'elles ont été nombreuses, les brunes, blondes et rousses qui ont égayé mon existence.

—Et nombreuses aussi seront celles qui l'égayeront encore.

—Heu! heu! j'ai cinquante-cinq ans! fit l'oncle d'un ton un peu attristé.

—Allons donc! Qu'importe l'âge quand le coeur a toujours vingt ans et que, comme vous disiez, on possède une santé de fer!... Vous êtes de la même étoffe que le duc de Richelieu qui, à quatre-vingts ans, dit-on, ne s'en tenait pas qu'au simple mot pour rire.

—Oh! oh! lâcha modestement le quinquagénaire, quatre-vingts ans! Je ne suis pas aussi ambitieux.

—Mettons soixante-dix. Oui, vous avez encore quinze années sur la planche à cueillir les myrtes.

—Je ne demande pas mieux que de te croire, Gontran, modula gentiment l'oncle, caressé doucement par l'espérance.

Le neveu crut le moment propice pour plaider la cause de sa maîtresse, condamnée par ce juge si plein d'indulgence pour lui-même. Il allait entamer son exorde, quand l'oncle reprit d'une voix qui s'enorgueillissait de son dire:

—Mais dans toutes ces conquêtes, que tu chiffres toi-même par centaines, pas un seul collage!!! pas un seul collage! tu m'entends?

Et, ramené ainsi à la question, il montra au jeune homme le paquet de billets de banque, restés sur la nappe, en ajoutant:

—Mets-moi ça dans ta poche et, dès demain, tu sais? ta demoiselle dehors! que mon exemple te serve de leçon.

Ensuite, revenant à ses moutons, il reprit:

—Soixante-dix ans, c'est beaucoup dire... mais, baste! ça durera ce que ça durera! Le jour où il me faudra dételer, alors j'userai de la consolation que je me suis ménagée pour mes vieux jours.

—La consolation? répéta le neveu sans comprendre.

—Oui. Tout à l'heure je te disais que le coffre était solide... Et l'estomac donc!!! Un estomac à digérer des cailloux! Jusqu'à ce jour les femmes ont été ma seule pierre d'achoppement. Jamais je n'ai été bâfreur, ni soiffeur. L'estomac a donc gardé ses forces vives. Quand viendra l'heure où les femmes seront devenues des pommes trop vertes pour mon âge, alors je m'abandonnerai à la bonne nourriture.

—Autrement dit la gourmandise.

—Oui, la gourmandise, ce réel et sérieux plaisir de la verte vieillesse, plaisir qui ne trompe pas et qui se présente deux fois par jour. Avec un bon estomac, partant un bel appétit, et soixante mille livres de rente, la gourmandise vous conduit agréablement à la fin de votre carrière.

—Alors vous cultiverez les petits plats?

—Je ne te dis que ça, mon neveu.

—Vous hanterez les grands restaurants?

—Du tout! du tout! fit l'oncle vivement.

—Où trouverez-vous donc alors vos fameux petits plats fins?

—Chez moi, parbleu! Oui, les grands restaurants flattent le palais, j'en conviens... mais, à la longue, avec leurs sauces et leurs épices, ils empâtent le goût et échauffent l'intestin... Une cuisine ne peut-elle pas être à la fois saine et délicate, quand elle est surveillée et bien dirigée?... Aussi, chez moi, aurai-je toujours un oeil vigilant sur mes fourneaux, un nez inquiet dans mes casseroles.

A ce programme énoncé par son oncle, Gontran haussa les épaules en disant:

—En vous y prenant de la sorte, vous ne mangerez que d'affreuses ratatouilles.

—Pourquoi?

—Parce que tout bon chef ne vous tolérera pas ainsi perpétuellement sur son dos... Vous ne pourrez conserver aucun artiste culinaire et vous en serez réduit à des marmitons empoisonneurs.

L'oncle secoua la tête en disant:

—Pas plus un chef qu'un marmiton ne toucheront à mes casseroles, attendu que jamais la main d'un homme, c'est mon avis, ne vaut, pour certaines préparations, celle d'une femme.

—Ah! vous prendrez une cuisinière?

—Oui, j'aurai un cordon bleu de premier ordre.

—Heu! heu! fit ironiquement le neveu.

—Pourquoi ton heu! heu!

—Parce que vous dites tranquillement que vous aurez un cordon bleu de premier ordre, et que vous n'avez pas l'air de vous douter qu'il vous serait peut-être plus facile de dénicher un merle blanc.

—J'y mettrai le prix. Avec de l'argent, il n'est rien qu'on ne puisse se procurer, déclara l'oncle avec l'aplomb d'un homme qui possède soixante mille livres de rente.

En même temps qu'il faisait cette réponse, l'oncle avait machinalement regardé, par la fenêtre, le trottoir du boulevard où se croisaient les nombreux passants.

Tout à coup il se leva brusquement de table en s'écriant d'une voix joyeuse:

—Eh! mais, c'est la belle Caroline Pistache qui passe là-bas! D'où diable sort-elle? Voici un siècle que je ne l'ai vue... il faut que je la rattrape.

Et, tendant la main à Gontran en guise d'adieu, il s'élança vers la porte du cabinet à la poursuite de mademoiselle Pistache. Pourtant, sur le seuil de la pièce, il se retourna pour lancer cette dernière recommandation:

—Et, tu sais, lâche ton collage.

Puis il disparut, laissant le jeune homme avec la carte à payer, mais ayant toujours devant lui, sur la table, le paquet des dix billets de mille francs.




II


En arrivant sur le trottoir, l'oncle s'assura de l'avance qu'avait sur lui le gibier qu'il allait chasser.

Cent mètres au plus le séparaient de la demoiselle Pistache qui filait, trottant menu et découvrant un fort joli bas de jambe, car l'asphalte un peu boueux du trottoir l'obligeait à retrousser ses jupes.

—Demeure-t-elle toujours rue Rougemont ou va-t-elle me mener au diable? Bast! j'en ai vu bien d'autres! se dit-il en se lançant sur la piste.

Oui, il en avait vu bien d'autres, car c'était un ardent et infatigable suiveur de femmes que cet aimable homme qui, de ses nom et prénom, s'appelait Athanase Fraimoulu.

Quand son neveu, en évaluant ses conquêtes par centaines, avait trouvé en lui l'étoffe d'un Richelieu, il avait eu tort et raison. S'il fallait s'en tenir à la quantité, oui, un Richelieu. Mais si l'on jugeait par la qualité, ce n'était plus qu'un Richelieu à l'échalote (qu'on nous permette le mot), car Athanase Fraimoulu n'était pas difficile sur la catégorie de ses victimes. D'où qu'elle vînt et quelle que fût sa position, sous le chapeau ou sous le bonnet, toute belle fille attirait son hommage. Commune viande de boucherie lui plaisait mieux que fines cailles et, comme il avait argent en poche et qu'il n'aimait pas soupirer longtemps aux étoiles, il triomphait uniquement des vertus de composition facile. «Mon beau Nanase, mon Tatase chéri,» double abréviatif de son petit nom, que lui murmuraient au passage, sur le boulevard, les prêtresses du plaisir, le faisait se rengorger tout superbe comme un dompteur au milieu des bêtes féroces qu'il a vaincues.

Une passion aussi absorbante aurait dû le conduire à l'égoïsme le plus parfait. Pourtant, il n'en était rien. Tant qu'un jupon n'était pas sous les yeux de Fraimoulu, on trouvait en lui un homme bon, serviable et, surtout, intelligent. Il avait reporté sur son neveu Gontran Lambert, l'affection profonde qu'il avait eue pour sa soeur, la mère du jeune homme, morte veuve d'un inventeur qui l'avait ruinée en poursuivant les plus stupides recherches. Fraimoulu avait placé le peu de la succession maternelle qui revenait à Gontran et, de ses propres deniers, il avait pourvu à l'éducation de son neveu. Au sortir du collège, il avait placé le jeune homme chez un architecte. «Quand le bâtiment marche, tout marche», s'était-il dit, en poussant son neveu vers une profession qu'il comptait lui faciliter avec ses écus. La preuve en était dans ces deux cent mille francs, mis, par lui, de côté pour la dot de Gontran qu'il voulait marier et bien marier.

Depuis deux ans, Athanase Fraimoulu avait en vue, pour son neveu, un excellent parti. Il le couvait avec soin, le surveillait, l'isolait de toute compétition dangereuse. Deux fois, il était parti pour entamer l'affaire avec les parents de la jeune fille, mais la fatalité avait voulu que ces deux fois-là fussent par un jour de pluie et l'amoureux Athanase, l'une et l'autre fois, avait été détourné de son droit chemin par une jolie jambe de femme à suivre.

A cette double distraction, il s'était donné pour excuse que cette poire de mariage à cueillir n'était pas encore tout à fait mûre. De plus, Gontran, un peu trop jeune pour le ménage, n'avait pas eu le temps, suivant son expression, de «jeter ses gourmes».

Mais, aujourd'hui, tout était à point. L'heure était venue. Aussi Fraimoulu s'était-il bien promis, tout aussitôt après avoir déjeuné avec son neveu, de se rendre d'une seule traite chez le papa de la demoiselle visée par lui, et, séance tenante, de lui bâcler l'affaire.

Par malheur on l'a vu, Fraimoulu avait proposé, mais le mollet de Caroline Pistache, qui passait, avait disposé.

Nous suivrons donc Fraimoulu qui, pour oublier son neveu, n'avait pas cette fois à se donner l'excuse qu'il ambitionnait du fruit nouveau, car il avait été déjà le «petit Tatase» de mademoiselle Pistache.

Arrivé à vingt mètres de celle qu'il poursuivait, il maintint cette distance, réglant son pas sur celui de la belle dont son regard admirait les rondeurs du bas de la jambe que les jupes retroussées mettaient à découvert.

—Elle demeure toujours rue Rougemont, pensa-t-il en voyant sa prochaine proie dépasser le faubourg Montmartre.

Il pressa le pas, et, déjà il avait raccourci la distance de moitié quand, soudain, il fit un brusque arrêt en murmurant, tout ébahi d'admiration:

—Sapristi! la magnifique créature!!! D'où diable Pistache la connaît-elle?

En effet, mademoiselle Pistache avait suspendu sa marche, arrêtée au passage par une autre femme marchant à sa rencontre.

Quiconque aime les beautés plantureuses aurait partagé l'admiration de Fraimoulu pour celle qu'il traitait de créature magnifique. C'était une femme d'une trentaine d'années, aux robustes formes, aux traits réguliers, mais massifs, à l'opulente chevelure, tout éclatante de force et de santé... un Rubens! comme on dit.

Vêtue d'une robe de laine, bien ajustée sur ses formes rebondies et fermes, elle portait un tablier de soie noire et, sur ses cheveux un peu ébouriffés, s'étalait un bonnet de linge dont les rubans flottaient sur son dos. A son bras était passé un panier à carré long, muni d'un double couvercle.

C'était elle, à ce moment, qui parlait et ce qu'elle racontait devait être du dernier drôle, car Pistache, en l'écoutant, pouffait de rire...

Cependant, Athanase, arrêté sur place et les yeux dardés étincelants sur la femme au panier, se disait en interrogeant sa mémoire:

—Mais je la connais, cette superbe brune. Je l'ai déjà vue... Oui, mais où ça?... Je demanderai tout à l'heure à Pistache des renseignements qui m'éclaireront sur l'endroit où je me suis rencontré avec ce morceau de roi.

Et, tout curieux de savoir ce que le morceau de roi pouvait conter de si cocasse à Pistache, qui s'en tenait les côtes, Athanase, tournant le dos aux deux femmes et feignant d'admirer les oeuvres en montre du fameux marchand de bronzes Barbedienne, s'approcha des causeuses à petits pas de côté.

—Ah! quelle roublarde tu fais! bégayait Pistache, secouée par le rire. Alors tu lui as flanqué un béguin?

—De premier choix. A ce point qu'il s'est débarrassé de sa femme... Je le tiens sous le boisseau, mon cher bourgeois. Je ne lui laisse voir qu'une seule personne, son docteur.

—Mais si ce médecin allait se tourner contre toi?

—Pas moyen, ma chère.

—Pourquoi?

—Parce que le docteur en question est Gustave, que je lui ai fait prendre pour médecin.

—Et il en tient toujours pour toi, le beau Gustave?

—Un véritable enragé.

Sans doute que Pistache se crut suffisamment éclairée sur ce point, car elle aborda un autre sujet.

—Mais que devient la jeune fille dans tout ça? Elle est d'âge à être mariée?

—Aussi est-il question de lui chercher un mari. Au fond, je ne lui en veux pas, moi, à cette petite. Je pousse d'autant mieux à son mariage que ça lui fera quitter la boîte. Alors j'aurai l'autre bien entièrement sous la patte.

Puis, après un temps d'une seconde:

—Avant quatre ans, j'aurai des plumes dans mon édredon, je te le promets, ajouta la belle au panier.

—Il a donc un fort sac?

—Un sac monstre.

En plus que tout ce qui venait d'être dit entre les deux femmes demeurait inintelligible pour Fraimoulu aux écoutes, il lui était impossible, même avec la clef du mystère, d'y comprendre goutte, car, tout le temps, il avait été distrait par la question qui se dressait en son cerveau.

—Où donc ai-je déjà rencontré cette remarquable bacchante?

Et, avec l'espoir que sa mémoire s'éclaircirait par une nouvelle contemplation du visage de ladite bacchante, Athanase se retourna.

Alors Pistache le reconnut.

Sans doute que c'était conviction intime chez Pistache que l'agréable doit toujours céder le pas à l'utile. Si grand plaisir qu'elle trouvât aux confidences de son amie, elle rompit l'entretien par une courte phrase, à voix basse, qui, malgré son laconisme, devait désigner Fraimoulu, car la femme au panier, après un court regard sur Athanase, prit congé de sa camarade par cette simple phrase:

—Alors, bonne chance.

Puis, en même temps que Pistache s'éloignait, elle continua sa route en sens inverse, se croisant avec Fraimoulu qu'elle toisa, au passage, d'un second regard.

—Quels yeux! de vrais diamants! pensa Athanase en se remettant en marche sur la piste de Pistache.

Mais dans l'estimation amoureuse de celui qui la suivait, l'aimable fille, dont le mollet, pourtant, se montrait découvert de dix centimètres plus haut, avait perdu soixante-quinze pour cent.

Tout enthousiasmé par sa rencontre avec la femme au panier, Fraimoulu, en suivant Pistache, ne marchait plus poussé par l'unique désir de s'entendre appeler «mon petit Nanase» par la nymphe qui le précédait.

—Il faudra qu'elle m'apprenne le nom de cette épatante Erigone... A coup sûr, un mot de Pistache me rappellera où je l'ai vue... car, c'est certain, je me suis déjà rencontré avec cette splendidissime créature... oui, splendidissime, je maintiens le mot, faute d'en trouver un plus fort, se disait-il, en proie à un frisson qui lui montait le long de la colonne vertébrale.

Mademoiselle Pistache tourna dans la rue Rougemont après un imperceptible mouvement de tête qui lui fit voir Athanase toujours sur la piste.

A son tour, celui-ci doubla l'angle en maintenant une distance de vingt pas entre lui et celle que, naguère encore, il appelait sa proie.

Arrivée devant sa porte, mademoiselle Pistache, avant de pénétrer sous la voûte, crut devoir adresser à son poursuivant le plus aimable sourire.

Vingt pas, nous l'avons dit, séparaient Fraimoulu de la porte où venait d'entrer la belle.

Sur ces vingt pas, notre héros en fit cinq, puis, tout à coup, il s'arrêta, la figure convulsée par l'effroi, l'oeil hagard, les pieds comme cloués sur le trottoir.

—Sacrebleu! sacrebleu! sacrebleu! murmura-t-il d'une voix saccadée par une vive et désagréable émotion.

Néanmoins, après une minute d'attente, il se remit et voulut continuer sa marche.

Mais, à son huitième pas, à cinq mètres tout au plus de la porte de Pistache, il s'arrêta plus brusquement que la première fois.

—Encore!!! bégaya-t-il d'un ton désespéré.

Et comme, à ce moment, Pistache, inquiète du retard de celui qu'elle comptait voir arriver sur ses talons, montrait sa tête à une fenêtre de l'entresol, il se produisit un fait extraordinaire.

Ce grand suiveur de femmes, cet adorateur des belles, ce fanatique du beau sexe montra le poing à Pistache en grondant avec fureur:

—Va-t'en au diable! satanée femelle! Engeance maudite!

Et, tournant le dos, il remonta la rue.

Était-il bien possible que, pour Fraimoulu, le sexe charmant fût subitement devenu une engeance maudite? Quelle cause terrible avait motivé l'effroi et la colère du galant chevalier des belles au point de lui faire renier sa devise: «Tout pour les dames»? Ce devrait être, tout à la fois, bien sérieux et bien désespérant, car lui qui, naguère, arpentait le trottoir d'une allure si délibérée, s'en allait maintenant, d'un pas mou, en murmurant tout navré:

—Toisé! fini!! ratiboisé!!!

Cette marche ne le conduisit pas loin. Dès qu'il eut tourné sur le boulevard, il pénétra dans la première maison d'angle, monta deux étages et sonna à une porte sur laquelle se voyait une plaque portant ces mots: Cabillaud, docteur-médecin.

A son coup de sonnette vint ouvrir une sémillante blonde d'une vingtaine d'années, à l'oeil gai, au nez en trompette et qu'à son tablier blanc, maculé de quelques gouttes de sang qui devait être celui d'une volaille, il était facile de reconnaître pour la cuisinière de céans.

Vingt minutes auparavant, Athanase serait tombé en arrêt devant cette accorte fille. Il n'y fit pas plus attention qu'un chien mis en présence d'une toile de Raphaël et demanda, d'une voix anxieuse de recevoir une réponse négative:

—M. Cabillaud est-il chez lui?

—Lequel? Ils sont deux, dit la cuisinière.

—Le médecin.

—Tous deux sont médecins.

—Celui qui a une verrue sur le nez.

—Ah! bon! Le père, alors.

La cuisinière dégagea l'entrée et, quand Fraimoulu eut pénétré dans l'antichambre, elle lui montra une porte en ajoutant:

—Tenez, frappez sans crainte de les déranger. Voici plus d'un quart d'heure que je les entends rire là dedans comme des bossus. Je serais bien venue pour les écouter; mais, par malheur, j'ai à plumer un poulet, et je ne puis quitter ma bête pendant que le corps est encore chaud.

Après ce double renseignement donné sur son habitude d'écouter aux portes et sur le moment opportun pour plumer une volaille, la cuisinière quitta le visiteur pour retourner à son poulet.

Ils riaient si bien comme des bossus qu'ils n'entendirent pas les trois coups frappés à la porte par Athanase qui, faute de réponse, se décida à ouvrir.

A son entrée, un vieux monsieur, au nez enrichi d'une monstrueuse verrue, se tordait de rire sur un fauteuil en bégayant:

—Ah! elle est bonne celle-là! Comment as-tu pu l'inventer d'une pareille force? Moi, dans ma longue carrière de médecin, j'ai dû quelquefois en pousser à mes malades, mais, au grand jamais, je ne...

S'il n'acheva pas sa phrase, c'est que la vue de son visiteur, apparaissant sur le seuil du cabinet, lui coupa la parole. En une seconde, il fut sur pied, le visage redevenu grave, s'écriant d'une voix aimable:

—Eh! bonjour, mon cher client! Entrez donc, je vous prie!... Aujourd'hui ou demain, je me proposais justement de passer chez vous.

Et comme, après avoir fait deux pas, le client s'était arrêté en regardant le deuxième individu qui se trouvait dans le cabinet, le docteur s'empressa d'ajouter, en montrant le personnage:

—Oui, de passer chez vous pour vous présenter mon fils Gustave, reçu médecin depuis six mois, auquel je cède ma clientèle, car l'âge est venu pour moi de prendre du repos.

Pendant que le fils Gustave, qui était un garçon taillé en forces, s'inclinait devant Athanase, le père continua en riant:

—Oui, je veux vous céder à mon fils, cher monsieur Fraimoulu, quoique, permettez-moi le reproche, vous soyez un bien mince client, car votre santé de fer défie tous les médecins de la terre.

Ensuite, avant que Fraimoulu pût répliquer:

—Tenez, continua-t-il, je sais si bien qu'avec vous la médecine perd son temps, que, tout à l'heure à votre entrée, l'idée m'est venue que vous vous présentiez en ami qui veut me faire le plaisir d'accepter mon dîner... Hein! n'est-ce pas que j'ai deviné?

Sur ce, toujours sans attendre de réponse, le médecin réunit le bout de ses doigts sur sa bouche et envoya un baiser au plafond en s'écriant:

—J'ai une cuisinière, voyez-vous? un cordon bleu hors ligne!!! La déesse des fritures!!!

—La fée des sauces! ajouta le docteur Cabillaud fils, renchérissant sur l'admiration paternelle.

—Qui n'a pas sa pareille au monde pour les poulets à la thurgovienne!!! appuya le père.

—Ni pour le soufflé d'andouilles!!! insista Gustave.

A cet éloge, Fraimoulu répondit par un mouvement triste de la tête et cette phrase débitée d'une voix émue:

—Vous vous trompez, docteur.

—Quoi! vous connaissez quelqu'un plus fort que Clarisse sur le soufflé d'andouilles? fit Cabillaud père comprenant à tort.

—Non, docteur, je veux dire que vous vous trompez à propos de ma santé que vous prônez à M. votre fils... Elle s'est détraquée!

—Pas possible! fit sincèrement Cabillaud.

—Comme je vous l'affirme.

—Détraquée... depuis longtemps?

—Il y a vingt minutes à peine.

Et, toujours de sa voix émue, Fraimoulu continua en traînant ses mots:

—Je viens d'être prévenu, comme vous m'en aviez averti jadis, par ce que vous appelez le signal d'alarme. Il y a vingt minutes, dis-je, j'étais dans la rue, foulant le trottoir dont je sentais, sous mon pied, le dur de la dalle en granit. Tout à coup cette sensation a disparu et, alors, il m'a semblé que...

—... Que vous marchiez sur du gazon? dit vivement Cabillaud père.

—... Que vous fouliez un tapis? demanda en même temps Cabillaud fils.

—Précisément! avoua le pauvre Fraimoulu en soupirant.

Après cet aveu, les deux docteurs se regardèrent, puis le papa, en grattant sa verrue, prononça gravement:

—Mauvais signe!

—Vilain pronostic! déclara Gustave.

Et les deux médecins s'unirent en choeur pour dire:

—Première menace de la paralysie générale!!! Il faut renoncer au beau sexe!... Dételez, dételez vite.

—Je le sais, accentua piteusement Athanase. Au moment où j'ai éprouvé cette singulière sensation, je me suis aussitôt souvenu de ce que vous m'avez dit, docteur, il y a deux ans, à propos de mon intrépidité avec les dames: «Tant mieux pour vous si vous faites feu qui dure. Seulement soyez prévenu que si, un jour, tout à coup, vous vous sentez marcher sur un tapis, cela vous sera un sérieux avertissement qu'il faut mettre les amours au rancart.»

—Oui, et j'ai même ajouté: «Charmant joujou que la femme! mais, au contraire des autres joujoux que finissent par casser ceux qui s'en amusent, c'est elle qui, un beau jour, démolit son joueur.»

—Alors je suis démoli?

—Pas encore, mais vous êtes prévenu qu'il est urgent de donner votre démission. Quand on ne tient pas compte de l'avis, on ne tarde pas à devenir gâteux... Voyons, là, dites-le franchement, avez-vous un intérêt quelconque à devenir gâteux? Y tenez-vous?

—Mais non! mais non! fit naïvement Athanase.

—Alors, de la sagesse.

—Tout de même, geignit Fraimoulu, une existence de Caton, c'est bien triste!

—Vous remplacerez vos amours par la menuiserie, avança Cabillaud père d'un ton consolateur.

—Ou le cor de chasse, proposa Gustave.

Athanase secoua la tête en homme qui ne trouvait pas de son goût les compensations offertes et, bien timidement, répliqua:

—Sans penser qu'il m'en faudrait user si tôt, je m'étais réservé une consolation pour mes vieux jours.

—Laquelle?

—La boustifaille.

Cabillaud eut un brusque sursaut d'admiration qui donna à sa verrue des tremblements de gélatine secouée, et croisant les mains:

-Oh! comme vous êtes dans le vrai! La table, il n'y a que ça de sérieux en ce bas monde! s'écria-t-il, les lèvres humides et l'oeil pétillant de gourmandise. Il parut que c'était le péché de famille, car Gustave s'empressa d'ajouter:

—Vénus en personne serait devant moi que j'hésiterais à lui donner la préférence sur le soufflé aux andouilles de Clarisse et le canard à l'andalouse de...

Au moment de prononcer le nom de la personne qui excellait dans la confection du canard à l'andalouse, le jeune docteur s'arrêta et, bien vite, remplaça le nom par cette conclusion:

—Bref, avec un bon estomac, la vie sera encore pleine de charmes pour vous.

Ainsi doucement poussé vers la voie qui lui restait à suivre, Fraimoulu se montra reconnaissant:

—Aussi, dit-il, j'espère que, dès aujourd'hui, vous me permettrez de vous compter au nombre de mes convives futurs.

—Nous répondrons à votre premier appel, promit Cabillaud père qui, pour un bon repas, aurait refusé d'être cité dans les journaux comme étant mort victime du devoir, par un temps d'épidémie.

—Appel que je vous adresserai aussitôt que j'aurai trouvé un bon cordon bleu, acheva Fraimoulu.

A ces mots, Cabillaud avança les lèvres en moue, secoua la tête d'un air de doute et prononça:

—Trouver un bon cordon bleu! voilà le hic... Ça n'est pas facile!!!

Athanase eut la même réponse qu'il avait faite à son neveu, quand ce dernier, lui aussi, avait émis le doute qu'une bonne cuisinière fût d'une découverte facile.

—En y mettant le prix, on y arrive.

Mais cette réponse parut peu rassurer le docteur à la verrue qui s'adressant à son fils:

—Chez qui pourrions-nous bien, dans nos connaissances, débaucher une bonne cuisinière pour monsieur?

Il se consulta:

—Parbleu! ajouta-t-il, chez le bon Camuflet qui en possède trois.

—Trois!!! Ce monsieur a donc une bien nombreuse famille à nourrir! s'exclama Athanase.

—Non, il est tout seul et ne mange, jamais qu'au restaurant.

Fraimoulu avait belle occasion de s'étonner encore sur le compte de ce M. Camuflet, mais il en fut détourné par un souvenir qui lui traversa l'esprit.

—Ne vous donnez pas tant de peine pour moi, dit-il, car, au nombre de mes amis, je compte un homme qui me choisira ce phénix de main de maître.

Devant cette assurance, les deux docteurs s'inclinèrent, et, après avoir insisté inutilement pour qu'il restât à dîner, afin d'apprécier le poulet à la thurgovienne et le soufflé d'andouilles de leur cuisinière Clarisse, ils le laissèrent partir.

En sortant de la maison, Fraimoulu alla se jeter en fou sur un monsieur qui, la bedaine tendue, le nez en l'air, passait tout mélancolique.

—Ah! mon brave Ducanif, c'est le ciel qui t'envoie! s'écria-t-il en reconnaissant le monsieur qu'il avait failli renverser.




III


M. Ducanif, qui frisait la cinquantaine, était un petit homme grassouillet, rougeaud à lunettes en or.

Du moment que quelqu'un vous aborde en s'écriant: «C'est Dieu qui t'envoie!» il y a toujours gros à parier que ce quelqu'un doit avoir quelque chose, voire un service, à vous demander. Or Ducanif, qui était d'avis que tout ici-bas se paye, prit la balle au bond et, comme c'était à l'approche de l'heure du dîner, répliqua par cette demande:

—Offres-tu un verre de vermouth? Nous causerons plus à l'aise, assis dans un café.

—Dix verres de vermouth, s'ils te sont agréables! s'écria Fraimoulu en lui montrant les tables de la devanture d'un café situé à dix pas d'eux.

—Je t'écoute, débuta Ducanif aussitôt que les deux consommations leur eurent été servies.

—Mon vieux camarade, il me faut une bonne cuisinière... Bonne n'est pas assez; une excellente... ou plutôt un cordon bleu de premier mérite... Bref, une artiste hors ligne!!! Je paierai, sans barguigner, les appointements qu'on exigera.

A mesure qu'Athanase avait formulé son désir, Ducanif avait écouté d'un air ahuri, et lorsque son ami eut cessé de parler, il demanda sur le ton du plus profond étonnement:

—Pourquoi diable t'adresses-tu à moi pour te procurer une bonne cuisinière?

Ce fut au tour de Fraimoulu d'avoir la voix prodigieusement étonnée quand il répondit:

—A qui, pour avoir un cordon bleu, puis-je mieux m'adresser qu'à toi?

—Parce que?

—Mais, dame! parce que, dans Paris, tu tiens le plus achalandé de tous les bureaux de placement de domestiques des deux sexes.

—Bureau où j'ai déjà gagné plus de trente mille livres de rente, appuya complaisamment Ducanif.

Puis, revenant à la question.

—En quoi cela concerne-t-il ta demande? reprit-il en ayant l'air de chercher une concordance.

—Ah ça! fit Athanase dérouté, est-ce que, parmi les domestiques des deux sexes que tu places, tu ne comprends pas les cuisinières?

—Si bien, au contraire, mon vieux. Bon an, mal an, j'en place environ deux mille... Ah! fichtre! les cuisinières, c'est le meilleur article de mon métier!... De mes trente mille livres de rente, j'en dois les trois quarts aux cuisinières!

—Et, sur ces deux mille cuisinières, tu ne peux m'en fournir une?

—Ah! distinguons! Tu m'en demandes une bonne, toi!... Oui, j'en place deux mille par an, mais des mauvaises, rien que des mauvaises, des archi-mauvaises! Avec des bonnes, il n'y a pas d'eau à boire. Il y a belle lurette que j'aurais fermé boutique si je m'étais bêtement mis à placer de bonnes cuisinières.

Et comme Fraimoulu ouvrait les yeux hébétés de l'homme qui ne comprend pas:

—Ecoute bien et suis mon raisonnement, reprit-il.

Ensuite, se rengorgeant superbe:

—Moi, poursuivit-il, je ne procède pas comme mes confrères... c'est-à-dire naïvement. Je traite la question sévère, logique... A Paris, la moyenne des appointements d'une cuisinière est de 50 francs par mois, 600 francs par an. Or toute fille que je place me doit une prime de 3% sur les émoluments de la première année, c'est-à-dire 18 francs, prime qui devient exigible au bout de quinze jours passés dans la place. Jusqu'à ce délai, elle ne me doit rien. Quand la maison ne lui convient pas et qu'elle la quitte avant la quinzaine, je la replace... Tu comprends, hein?

—Parfaitement.

—Donc, que j'envoie une bonne cuisinière, la voici qui s'installe dans la maison du bourgeois; elle y jette des racines, elle y vit et y meurt... me bouchant un trou pendant des années, et tout ça pour ses misérables 18 francs une fois donnés... mettons 20 francs, attendu que depuis peu j'ai inventé de faire aussi payer 2 fr. au bourgeois qui se fait inscrire pour l'envoi d'un domestique.

Alors, se croisant les bras, et de la voix d'un homme qui sait avoir cent fois raison, Ducanif continua:

—Voyons, je t'en fais juge... Est-ce que si je ne plaçais que de bonnes cuisinières, tous les débouchés, au bout d'un certain temps, ne seraient pas fermés?... Alors que deviendrait mon bureau de placement???

Cela dit en adressant au ciel un regard désespéré, Ducanif retrouva un joyeux sourire pour ajouter:

—Tandis qu'en ne fournissant que de mauvaises cuisinières, c'est autre chose... Un nanan, un vrai et copieux nanan pour celui qui est dans ma peau.

—Ah! vraiment! fit Athanase.

—Suis toujours mon raisonnement et sois toujours juge. Dans les deux milliers d'indignes fricoteuses que je colloque, chaque année, à la bourgeoisie, il en est trois cents qui forment mon meilleur bataillon. Celles-là, avant la fin du mois, on les fiche à la porte en leur payant les huit jours, afin de s'en débarrasser plus vite. Vingt jours d'appointements, les huit jours de congé et le denier à Dieu reçu en entrant leur complètent plus que leur mois, même après défalcation faite des 18 francs de ma prime. Tu comprends encore, n'est-ce pas?

—Parbleu! lâcha Fraimoulu de plus en plus abasourdi par ce nouveau jour sous lequel son ami lui faisait entrevoir son industrie de placeur.

—Dans mon bataillon d'élite, continua Ducanif, chacune fait en moyenne dix places par an. Multiplie les 18 francs de prime par ces dix places, c'est donc une somme de 180 francs que me rapporte annuellement chaque mauvaise cuisinière; ajoutes-y dix fois 2 francs que me paye le bourgeois qui vient se faire inscrire pour avoir une autre maritorne. Total: 200 francs.—Mettons dix années consécutives de ce manège, et nous arrivons au chiffre de deux mille francs que m'aura produit chacune de ces gaillardes.

Ensuite, en appuyant:

—Et mon bataillon, je le répète, compte trois cents de ces drôlesses d'élite! continua Ducanif radieux.

Puis, avec le ton du plus souverain mépris:

—Oui, chacune deux mille francs en dix années... tandis que celle que tu appelles «une bonne cuisinière», que j'ai placée, il y a dix ans, n'a pas quitté sa place et ne m'a rapporté que sa misérable prime de 18 francs.

Et avec une profonde conviction:

—Hein! fit-il avec force, dis-moi à présent s'il est de mon intérêt, à moi qui veux amasser une honnête fortune, de coller de bonnes cuisinières aux bourgeois???

Athanase était si bien convaincu qu'il se contenta de dire:

—Alors une chose m'étonne.

—Laquelle?

—C'est qu'avec ton fameux bataillon... et au bout de vingt-deux années d'exercice... tu n'aies encore amassé que trente mille livres de rente.

Sans doute que, dans l'existence de Ducanif, il existait une fissure par laquelle s'échappait une grande partie de son argent, car il demeura une seconde interdit. Mais évitant de répondre à l'observation, il revint vivement à son sujet:

—Maintenant, reprit-il, je crois inutile de te dire, cher ami, que je suis complètement à ta disposition s'il te plaît d'avoir une servante voleuse, coureuse, gourmande ou malpropre, etc., etc... Dis un mot et, dès demain, je t'en enverrai de quart d'heure en quart d'heure.

Au lieu d'accepter la proposition, Fraimoulu soupira tristement.

—Bigre de bigre! maugréa-t-il tout découragé et commençant à comprendre qu'un cordon bleu habile, honnête et de conduite, n'était pas d'une découverte facile.

Tout à coup, il regarda Ducanif en face.

—Mais alors, fit-il, pour toi-même, c'est donc une ratatouilleuse infecte qui manipule ta cuisine?

Une seconde fois, Ducanif, à cette question, parut interloqué; mais, surmontant vite son trouble, il répondit d'un ton de prêche:

—L'homme, dit-on, passe deux fois, dans sa vie, à côté de son bonheur. C'est à lui de le saisir!... Il faut croire que c'est une de ces deux fois-là que j'ai eu la chance de rencontrer Héloïse.

Et, sur ce nom, ainsi que Fraimoulu l'avait vu faire une heure auparavant au docteur Cabillaud père à propos de sa cuisinière Clarisse, Ducanif envoya du bout de ses doigts un baiser dans les airs en disant:

—Mon Héloïse vous fait des fricots que c'est à se mettre à genoux devant... Tiens! accepte mon dîner aujourd'hui et tu pourras te vanter d'avoir mangé des mets des dieux.

—Non. Pas aujourd'hui, mais demain si tu veux, répondit Athanase.

—Demain, c'est dit. Héloïse nous fera un canard aux ananas dont tu te lécheras les babines jusqu'aux oreilles.

—Est-ce qu'elle confectionne aussi le soufflé d'andouilles comme le cordon bleu d'une de mes connaissances? demanda Fraimoulu, voulant un peu rabattre l'orgueil de Ducanif en mettant son Héloïse en défaut devant un plat inconnu.

Mais à cette question Ducanif s'écria:

—Tiens! tu connais donc le docteur Cabillaud?... Une fine mouche, le gaillard.

—Il est mon médecin depuis plus de trente-cinq ans.

—Trente-cinq ans! Alors ce n'est pas le mien. C'est, au plus, si ce cher Gustave a atteint la trentaine.

—Tu parles alors du fils... Ah! Gustave Cabillaud est ton médecin?

—Mon médecin et mon ami... Il vient dîner à la maison deux fois par semaine... C'est sur sa demande que mon Héloïse a bien voulu apprendre à sa Clarisse le secret du soufflé d'andouilles. En revanche, celle-ci lui a révélé le poulet à la thurgovienne.

Et, en garçon qui sait rendre justice à qui de droit, Ducanif continua avec de petits hochements de tête approbateurs:

—Le fait est que la Clarisse de la maison Cabillaud est aussi une grande artiste culinaire. Pour le mal que je te veux, je te souhaite de trouver la pareille de Clarisse ou d'Héloïse.

—Il n'y a donc vraiment pas moyen de se procurer cette pareille? lâcha Athanase agacé. Du moment que Cabillaud et toi avez trouvé chacun le vôtre, pourquoi ne dénicherais-je pas aussi cet oiseau rare?

—Alors par un miracle... Adresse-toi au ciel... Va-t'en faire un tour à Lourdes... Ou bien fais...

Au lieu de continuer, Ducanif s'arrêta soudainement, les yeux écarquillés, la bouche ouverte, en homme surpris par une idée subite; puis après s'être secoué pour se débarrasser de cette sorte de torpeur, il s'écria joyeusement:

—Saperlipopette! J'ai ton affaire! Je ne pensais pas à Cydalise!... Une perle aussi, celle-là! Une vraie perle! Médaillée d'Angleterre, au club des Gourmands, pour sa sauce «prince de Galles» et ses «queues de boeuf Victoria»... deux merveilles! En voilà une qui te ganterait bien.

—Je la retiens! je la retiens! je la couvrirai d'or! bégaya Fraimoulu palpitant d'émotion et qui s'était senti lui venir l'eau à la bouche en écoutant l'éloge de ladite Cydalise.

Mais l'enthousiasme venait de s'éteindre chez Ducanif qui reprit avec hésitation:

—Seulement, reste à savoir si Cydalise est définitivement partie de chez M. Grandvivier.

—Qu'est-ce que M. Grandvivier?

—Un honorable magistrat chez lequel Cydalise est entrée il y a environ deux ans et où elle vit heureuse comme le poisson dans l'eau... C'est cela qui me fait dire: Reste à savoir si elle est sortie de cette maison qui, pour elle, est un vrai paradis.

Après avoir cru toucher au but, se voir ainsi le nez cassé, cela suffisait pour motiver le ton hargneux d'Athanase, qui gronda:

—Alors, pourquoi venir me prôner les médailles de ta fameuse Cydalise?

Ducanif parut ne pas s'apercevoir de cette mauvaise humeur, et baissant la voix:

—Voici la chose, dit-il mystérieusement. Il y a environ deux mois, Cydalise est venue à mon bureau pour me demander de lui trouver une autre place. Comme je m'étonnais de ce désir de quitter une maison où elle taille et rogne en maîtresse absolue, où son maître qui, jamais, ne met le nez dans ses comptes, lui témoigne un intérêt qui se traduit à chaque instant par des cadeaux ou une augmentation d'appointements... car elle gagne le traitement d'un chef de division de ministère... bref, comme je lui faisais ressortir tous les avantages de cette place qu'elle voulait quitter, elle a longtemps hésité à me répondre; puis, tout à coup, paraissant vouloir se soulager d'un secret qui l'étouffait, elle m'a fait cette singulière réponse: «Oui, mais, dans cette boîte-là, j'ai peur!!!» Puis, pâle comme une morte et frissonnant de tous ses membres, elle a répété: «Oh! oui, j'ai peur... et grand'peur!... Pour sûr, j'y laisserai mes os!... Je sens ça d'avance!» Et, après ces mots, elle se remit à trembler de plus belle.

—Eh! eh! dis donc, est-ce que ton honorable magistrat, M. Grandvivier, le maître de Cydalise, serait un sombre coquin? demanda Fraimoulu qui avait écouté de toutes oreilles.

—Non, fit carrément Ducanif; sur le compte de M. Grandvivier, pas un seul mot à dire. C'est un homme froid... ou, plutôt, triste... de moeurs austères, de la plus irréprochable conduite et dont je répondrais sur ma tête.

—Alors, c'est sans doute quelque autre membre de la famille qui fait ainsi peur à Cydalise? avança Fraimoulu.

—Non, pour cette raison que le magistrat vit seul. Il a bien une fille, mais, il y a un an, la jeune fille, qui a seize ans environ, ayant paru faible de la poitrine, son père l'a envoyée dans le midi de la France, où habite sa famille.

—Mais alors d'où vient cette terreur de Cydalise qui la pousse à quitter la place? insista Fraimoulu.

—Ah! là-dessus, mon vieux, je n'en sais pas plus que toi! J'ai eu beau tourner et retourner la belle pour lui faire achever sa confession, j'y ai perdu mon latin. Probablement qu'elle se repentait de ce qu'elle avait lâché, aussi n'ai-je pu lui arracher un seul autre mot.

—Et tu l'as revue?

—Non... et comme voici deux mois que la scène s'est passée sans qu'elle ait reparu, c'est ce qui fait dire qu'elle sera restée chez M. Grandvivier.

La conquête de Cydalise devait tenir au coeur de Fraimoulu, car il proposa:

—Si demain j'allais m'assurer de ce qui en est? Où demeure le magistrat?

—Rue de Turenne, 174.

Athanase qui aimait mieux, dans son intérieur, avoir journellement sous les yeux un visage agréable qu'un museau de dogue, demanda, tout en inscrivant l'adresse sur son carnet:

—Quel genre de femme, ta Cydalise?

—Une brune, jeune, bien en point, de la plus complète fraîcheur.

Ces renseignements donnés, Ducanif revint à la charge en disant:

—Je crois que tu en seras pour une démarche inutile.

De ces transitions successives de l'espérance au découragement, il était résulté pour Fraimoulu un agacement nerveux dont les dernières paroles du placeur amenèrent l'explosion. Pourquoi, tout comme un autre, ne mettrait-il pas la main sur un cordon bleu? Non, ce ne devait pas être impossible à découvrir. Est-ce que Ducanif n'avait pas Héloïse? MM. Cabillaud père et fils ne jouissaient-ils pas de leur Clarisse? M. Grandvivier ne possédait-il pas Cydalise?... Non, le cordon bleu n'était pas introuvable! La preuve en était qu'à lui, Fraimoulu, on avait cité tantôt un monsieur qui, pour lui tout seul, en avait trouvé trois... Oui, trois!

En entendant cela, Ducanif tressauta de surprise.

—Trois! répéta-t-il; ce monsieur-là s'est donc chargé de nourrir tout un arrondissement?

—Non, il vit seul avec ses trois cuisinières et, le plus drôle, c'est qu'il va prendre tous ses repas au restaurant.

—Que me chantes-tu là? fit Ducanif en ouvrant des yeux énormes.

—Je puis même te dire le nom du monsieur qui m'a été cité par Cabillaud père... il se nomme Camuflet... Le connais-tu?

—Non, dit Ducanif après avoir interrogé sa mémoire, et je regrette de ne pas le connaître... Avoir trois cuisinières et ne pas s'en servir!... Il doit y avoir là-dessous un motif curieux à apprendre.

—Et que j'apprendrai peut-être, car mon intention est d'aller dire à ce M. Camuflet: «Puisque vous en avez trois dont vous ne faites rien, cédez-m'en au moins une.»

Encore une fois, Ducanif lui jeta un bâton dans les roues.

—Oui, fit-il, mais qui sait si ces femmes ne sont pas des gargoteuses?... Ce qui donne à le croire, c'est que le maître mange en ville.

—Si elles étaient des gargoteuses, il ne les garderait pas à son service. Du moment qu'il les conserve, c'est qu'il reconnaît leur talent.

—Alors, pourquoi ce Camuflet ne mange-t-il pas chez lui?

Ils auraient pu tourner longtemps dans ce cercle vicieux, si Ducanif n'en était sorti en disant:

—Le motif inconnu qui fait que ce M. Camuflet garde trois cuisinières s'opposera peut-être, si tu lui en demandes une, à ce qu'il n'en possède plus que deux... Aussi te répéterai-je, à ce sujet, ce que je te disais à propos de Cydalise: Je crains que tu ne fasses une démarche inutile.

Décidément Ducanif était un taquin qui se plaisait à décourager les gens. La bile se remua donc encore chez Fraimoulu qui répliqua avec aigreur qu'il se faisait fort de trouver facilement—et il appuya sur le «facilement»—une bonne cuisinière sans avoir à vaincre tous ces obstacles dont des mauvais plaisants voulaient l'effrayer. Il connaissait des vingt et trente bourgeois de ses amis qui s'étaient procuré des cuisinières excellentes—et il appuya aussi sur le «excellentes» par le moyen le plus simple: ils s'étaient tout bonifacement adressés à leurs fournisseurs, au boucher, à l'épicier, au fruitier, etc., etc.

Pour ce qui l'avait concerné, la sortie rageuse de Fraimoulu avait laissé Ducanif impassible; mais, en entendant parler des cuisinières procurées par les fournisseurs, il se tordit sur sa chaise en riant à ventre déboutonné au nez de son ami déconcerté.

—Je les vois d'ici tes perles de talent, d'ordre, d'économie et de propreté fournies à leurs clients par le boucher ou l'épicier! balbutiait-il d'une voix que saccadait son hilarité.

Il finit par se calmer et consulta sa montre, ce qui lui fit faire un saut de surprise en s'écriant:

—Six heures passées! C'est Héloïse qui va me montrer un nez long, elle qui m'avait recommandé l'exactitude en m'annonçant, pour le dîner, deux plats qui n'aiment pas attendre... C'est bien décidé, tu ne veux pas venir dîner ce soir à la maison?

—Non; c'est dit pour demain.

Sur ce, les deux amis quittèrent le café, et comme c'était en partie le chemin de Fraimoulu, il fit un bout de conduite à son ami.

Trente mètres plus loin Ducanif s'arrêta devant la boutique d'un boucher en disant:

—Entrons là, mon vieux. Je veux que tu juges des cuisinières modèles que certains fournisseurs coulent aux bourgeois, leurs clients.

La bouchère, une gaillarde haute en couleur, se tenait dans la vitrine lui servant de comptoir, ce qui lui donnait l'air d'une pendule sous globe.

Le maître boucher et son garçon s'occupaient, chacun, de servir sa pratique, représentée par deux filles en bonnet.

—Je suis à vous, mon cher Ducanif, cria le maître boucher, ne voulant pas quitter son acheteuse.

—Faites, mon bon, faites, répondit le placeur en poussant Fraimoulu du côté des balances dans lesquelles le garçon boucher était en train de peser un morceau de viande pour la cliente qu'il servait.

—Heu! heu! fit la cuisinière, elle a un fier évent, votre marchandise, mon gros.

—Bah! vous leur accommoderez ça à la provençale, ma belle! Sans l'ail, les bouchers ne s'en tireraient pas.

Tout en enveloppant la viande dans un papier, il cria au comptoir:

—Un kilo huit hectos!

—Comment, huit hectos!... il n'y en a que deux! souffla au placeur Athanase, qui avait suivi le pesage.

Cependant la cuisinière avait gagné le comptoir où par le guichet, elle échangeait son argent contre la facture que lui passait la bouchère en disant:

—Vous savez, mon enfant, que si vous ne vous trouvez pas bien dans la place que nous vous avons procurée, il ne faudra pas craindre de vous adresser encore à nous.

Et, ce disant, après lui avoir rendu sa monnaie, que la cuisinière avait enfermée dans sa bourse, elle lui glissa encore une poignée de sous que la fille, cette fois, fit disparaître dans une autre poche.

—Sa remise sur les six hectos comptés en trop, sans parler du sou par livre qui se règle à la fin du mois... Et les bourgeois vont manger une viande bien fraîche! murmura à son tour le placeur à Athanase.

Cependant, au fond de la boutique, où le maître boucher servait sa cliente, s'éleva une voix criarde et mécontente qui disait:

—Mais elle est dégoûtante, votre côtelette! Rien que de la graisse!... Je n'en voudrais pas pour mon chien.

—Oh! oh! ma gentille Clara, faisait le boucher d'un ton de doux reproche, comme vous devenez difficile! Vous avez pourtant déjà accepté bien d'autres morceaux de viande!

—Ah! je vous trouve bon dans ce rôle-là, père Charot. Oui, j'en ai accepté bien d'autres... mais c'était pour mes bourgeois... tandis que cette côtelette est pour moi.

La voix du boucher vibra d'un immense et sincère repentir en répondant aussitôt:

—Que ne le disiez-vous d'abord, ma gracieuse! Venez par ici, je vais vous en choisir une dont vous me donnerez des nouvelles. Hein! est-ce assez beau et riche en chair?

Comme d'autres chalands entraient, Ducanif fit filer Athanase, après avoir crié à la maîtresse bouchère:

—Nous revenons à l'instant. Nous allons jusqu'au marchand de tabac.

Quand ils furent sur le trottoir:

—Eh bien! demanda le placeur, qu'en dis-tu? Voici deux échantillons des perles procurées aux bourgeois par les fournisseurs. Si tu veux continuer l'étude, je connais un épicier chez lequel nous pouvons entrer.

—J'y renonce! articula lugubrement Athanase.

Après quoi, d'une voix désespérée:

—Est-il donc vraiment impossible de se procurer une bonne cuisinière? gémit-il.

—Je te l'ai déjà dit: espère en un miracle... Adresse-toi au ciel. Va-t'en faire un pèlerinage à Lourdes, goguenarda Ducanif.

Il tendit la main à son ami.

—Adieu jusqu'à demain. N'oublie pas que nous nous mettrons à table à six heures.

Avec l'insouciance de l'homme heureux, sans se douter qu'il retournait le poignard dans la plaie d'Athanase, il prit son congé par cette phrase:

—Quand tu aura tâté de la cuisine de mon Héloïse, alors tu comprendras ce que c'est qu'un cordon bleu!

Fraimoulu remonta vers les boulevards et entra pour dîner dans un des plus célèbres restaurants. A chaque plat qui lui fut servi, il murmura sous l'empire de son idée fixe:

—Ce mets aurait gagné cent pour cent à être apprêté par la main d'une femme.

Il regagna son domicile, sombre et rêveur, les poings serrés, la tête en feu. Devant la porte de sa maison, la crise éclata.

—Oui, oui, accentua-t-il rageusement, j'aurai un cordon bleu!... me fallût-il, pour cela, déclarer la guerre aux Ducanif, Grandvivier, Cabillaud et... surtout... à cet égoïste nommé Camuflet, qui a l'audace d'en avoir trois pour lui tout seul... et de ne pas s'en servir!!!

Sur les dix heures, quand il fut couché, le calme se fit un peu en son cerveau. Alors un souvenir lui revint à l'esprit et il murmura:

—Dire que j'ai passé deux heures avec Ducanif et que j'ai complètement oublié de lui parler de mon neveu Gontran! Au fait, demain, je dîne chez lui. Devant sa femme et sa fille, j'entamerai la question du mariage et nous terminerons l'affaire en famille.

Là-dessus, il s'endormit.

Mais l'obsession vint hanter son sommeil. Il se vit sur le bord d'un vaste fleuve de sauce qui charriait des poulets à la thurgovienne et des soufflés d'andouilles, tandis qu'une voix aiguë et gouailleuse répétait ces mots:

—Pas de cordon bleu!!!




IV


Athanase Fraimoulu habitait, rue Vivienne, un immeuble à lui appartenant, fort belle maison qui contribuait pour une grosse part aux soixante mille livres de rente qu'il possédait.

Jusqu'à ce jour, un fort modeste logement de garçon, composé de deux pièces, avait suffi au célibataire qui ne mangeait pas chez lui. Maintenant que sa santé lui ordonnait impérieusement la vie d'intérieur, le local devenait trop exigu.

Donc, en ouvrant les yeux après sa nuit secouée par le cauchemar, la première pensée qui vint à l'esprit d'Athanase, homme logique, fut que tout d'abord, avant de se procurer une cuisinière, il fallait avoir une cuisine.

Chaque matin, il était d'usage que le concierge montât chez le propriétaire pour lui offrir ses services au saut du lit. Cette fois, quand le fonctionnaire se présenta, Fraimoulu l'accueillit par cette question:

—L'appartement du second sur le devant est-il toujours vacant?

—Cela dépend de monsieur, répondit obséquieusement le portier.

—En quoi?

—Après être resté longtemps sans amateurs, le local a fini par en trouver un. Hier, sur les deux heures, s'est présenté un monsieur. Il a dit qu'il s'en accommoderait, si le propriétaire lui accordait quelques petits changements qu'il compte demander. Il m'a prévenu qu'il reviendrait aujourd'hui pour s'entendre avec vous.

La veille encore, Fraimoulu se serait réjoui d'avoir trouvé un locataire pour son appartement inoccupé; mais aujourd'hui le local convenait trop bien à la réalisation du nouveau mode de vie qu'il allait mener pour qu'il se souciât du preneur qui s'offrait. Il ouvrait la bouche pour refuser le locataire en question, quand il en fut empêché par le concierge qui poursuivit:

—Le malheur veut que ce soit boucher un trou pour en voir s'ouvrir un autre; car en même temps que je louais presque le second étage, j'étais prévenu par M. Picador, le locataire du premier, qu'il renonçait à son appartement. Telle est même sa hâte de s'en aller qu'il m'a prévenu que, si vous consentez à la résiliation du bail, il abandonnerait ses six mois de loyer d'avance.

Ce M. Picador était un trop bon locataire pour que Fraimoulu lâchât le personnage, qui avait encore quatre années de bail. De plus, le logement du second lui convenait en tous points. Mieux valait donc tout à la fois s'y installer et d'un autre côté laisser l'appartement du premier, pendant quatre années encore, sur les reins de M. Picador.

La résolution d'Athanase était arrêtée.

—Je prends l'appartement du second étage pour moi, annonça-t-il au portier. En conséquence, vous annoncerez au visiteur d'hier qu'il doit renoncer à cette location... Quant à M. Picador, vous l'avertirez que je lui refuse de rompre son bail.

Puis curieusement, il demanda:

—Mais à propos de quoi M. Picador, qui se plaisait si fort hier encore dans son appartement, veut-il donc, à cette heure, si prestement décamper?

—Autant que j'ai pu comprendre par le peu qu'en a dit le valet de chambre, qui n'est pas grand causeur, il paraît que c'est à propos de la cuisinière.

A ce mot, Fraimoulu dressa l'oreille.

—La cuisinière? répéta-t-il. Cette fille est-elle experte en son état?... Est-ce qu'il la congédie?

—Non, il la garde... Quant à son talent, le valet de chambre dit qu'elle en sait juste assez pour apprêter de la mort aux rats.

Pourquoi M. Picador, au prix de l'abandon de six mois d'avance, quittait-il son appartement à propos d'une cuisinière qu'il conservait, bien qu'elle cuisinât si mal? Il y avait là un mystère qui allait intriguer le propriétaire, s'il n'eût été distrait par cette phrase du portier:

—Il est un moyen qui concilierait tout en vous permettant d'empocher les six mois d'avance de M. Picador.

—Quel moyen?

—Que monsieur laisse partir M. Picador et prenne son local en laissant l'appartement du deuxième étage à M. Grandvivier.

—Hein! Grandvivier!!! fit le propriétaire en tressaillant à ce nom.

—Oui, c'est ainsi que se nomme le locataire venu hier pour la location du deuxième étage.

—N'a-t-il pas une tournure de magistrat? insista Fraimoulu ayant en tête le maître de la fameuse Cydalise.

—J'ignore si c'est la tournure d'un magistrat, mais elle est celle d'un monsieur qui ne rit pas tous les jours. Un grand sécot à favoris grisonnants et menton rasé, froid comme un marbre, triste comme la pluie.

—Et il s'appelle Grandvivier?

—C'est le nom qu'il m'a donné, ainsi que son adresse, pour que j'aille aux références... Il demeure rue de Turenne, 174.

—C'est bien le maître de Cydalise! pensa Fraimoulu, heureux de voir venir sous sa main celui dont il voulait conquérir la cuisinière.

Cependant le concierge avait continué:

—Ah! par exemple, ce monsieur, avec son air de porter le bon Dieu en terre, m'a rudement étonné en me parlant de ses projets pour l'appartement... Il compte y donner des dîners, des fêtes, des bals... Il n'a pourtant pas l'allure d'un enragé meneur de cotillons.

A ce qui étonnait tant son portier, Fraimoulu, en se rappelant les détails fournis par Ducanif, trouva facilement une explication:

—Sans doute, se dit-il, que le magistrat va faire revenir près de lui sa fille qu'il avait envoyée dans le Midi à cause de sa poitrine faible. Afin de la marier, il veut la produire dans ces bals qu'il projette de donner.

A ce moment une voix cria du dehors:

—Anatole! Anatole!

—C'est mon épouse qui m'appelle du bas de l'escalier. Sans doute affaire de service. Monsieur permet-il que j'aille me montrer par-dessus la rampe? demanda le portier.

—Faites, dit Fraimoulu.

Et, deux secondes après, on entendit la voix de l'épouse d'Anatole qui criait:

—Dis au propriétaire que c'est le monsieur qui est venu hier pour l'appartement à louer. Il attend dans la cour. Dois-je le laisser monter?

—Allez le chercher, Anatole, commanda le propriétaire accouru sur le carré.

Au bout de cinq minutes, M. Grandvivier fit son entrée, conduit par le concierge qui se retira aussitôt.

—Bigre! on peut le mettre derrière n'importe quel corbillard, il aura toujours l'air d'être de la famille du mort conduit en terre! pensa Athanase à la vue de l'air profondément triste du magistrat.

L'appartement convenait parfaitement à M. Grandvivier qui, sans marchander sur le prix, était tout disposé à le louer si le propriétaire consentait à modifier la disposition de certaines pièces. Il s'agissait de deux cloisons à déplacer. Elles étaient pour ainsi dire, volantes. Cela ne nuirait en rien à la solidité des plafonds. Du reste, le locataire prendrait à sa charge tous les frais et le travail s'exécuterait sous les yeux de l'architecte du propriétaire.

—Je n'ai pas d'architecte, avoua Athanase.

—Alors je me permettrai, pour notre mutuelle tranquillité, de vous présenter un de mes amis, très compétent dans la partie, un ancien entrepreneur, retiré des affaires après grosse fortune faite, du nom de Camuflet, proposa le magistrat.

En entendant ce nom, le propriétaire eut peine à retenir sa surprise. Était-ce le Camuflet qui avait trois cuisinières dont il ne se servait pas??? Où demeurait-il?

M. Grandvivier ajouta qu'une importante affaire judiciaire dont il s'occupait actuellement, retarderait de quinze jours au moins son emménagement. Cela ferait que les travaux auraient le temps d'être exécutés. Fraimoulu, impatient de savoir à quoi s'en tenir à propos de Camuflet, plaida le faux pour savoir le vrai.

—Camuflet? répéta-t-il, mais j'ai un ami de collège s'appelant ainsi... Il demeure rue Bossuet.

—Le mien habite la rue Méhul.

—Oui, Méhul! Bossuet! je me trompais de musicien... Oui, rue Méhul, 18.

—Mon ami est au 29.

—Alors, ce n'est pas le même, avoua Fraimoulu sachant, maintenant, la rue et le numéro.

Et, tout joyeux de sa ruse, il se promit d'aller au plus vite, à l'adresse indiquée, s'assurer si ce Camuflet était le même qui se payait trois cordons bleus inutiles.

Entre le propriétaire et le magistrat, l'affaire de la location fut conclue séance tenante et M. Grandvivier partit avec son bail en poche.

—Au lieu du deuxième étage, j'habiterai le logement de M. Picador. Le magistrat, qui se propose de donner des bals, fera danser sur ma tête... Pour me consoler de ce futur désagrément, je bénéficie des six mois de loyer d'avance abandonnés par M. Picador, se dit Fraimoulu en quittant son immeuble sur les onze heures pour aller déjeuner.

Quitter son logement pour prendre le vaste local de M. Picador nécessitait pour Athanase un supplément notoire de meubles et, surtout, une batterie de cuisine. De là vint qu'après son déjeuner, pris au restaurant, Fraimoulu entra chez son tapissier, habile homme qui s'engagea, en quarante-huit heures, à lui monter son appartement au complet.

—Cuisine comprise? appuya le propriétaire.

—Cuisine, et même, si vous le désirez, cuisinière comprise... Cela ne rentre pas dans mon assortiment; mais, pour vous être agréable, je puis m'en charger... Je m'adresserai à mon boucher qui...

—Non! non! s'écria Fraimoulu avec terreur en se rappelant quels échantillons de cuisinières fournissaient les bouchers.

Quand Athanase sortit de chez son tapissier, il était environ deux heures. Jusqu'à six heures, moment où il irait dîner chez Ducanif, il avait un long temps à tuer... Que ferait-il?... Alors le démon de la curiosité vint le tenter en lui rappelant cette adresse de Camuflet qu'il avait surprise à M. Grandvivier.

—Si j'allais le voir? se demanda-t-il.

Le mystère du monsieur aux trois cuisinières dont il n'usait pas intriguait trop Athanase pour qu'il pût résister à son désir.

Vingt minutes après, il était devant le numéro 29 de la rue Méhul. En somme, il avait son entrée toute faite chez ce monsieur. Il se présenterait pour parler des cloisons à changer, dont M. Grandvivier devait confier la surveillance à son ami.

—M. Camuflet est-il chez lui? s'informa-t-il à la loge qui, en ce moment, contenait portier et portière.

Le mari regarda sa femme en demandant:

—A-t-il rompu sa laisse?

—Non, il n'a pu encore décamper, répondit la portière.

—Au troisième, la porte en face, enseigna le concierge après cette réponse.

En arrivant sur le carré du troisième étage, Athanase hésita fort à sonner. Derrière la porte qui lui avait été désignée retentissait une tempête de piailleries féminines. Deux cents pintades n'auraient pu arriver ensemble à produire un pareil tintamarre.

Au bruit de la sonnette que Fraimoulu s'était décidé à agiter, le silence se fit tout à coup, puis un pas traînant résonna et la porte fut ouverte par un petit homme d'une quarantaine d'années.

C'était M. Camuflet en personne.

A la demande d'un entretien adressée par son visiteur, il marcha en avant pour le guider vers la pièce qui lui servait de bureau.

Sur leur passage, plus l'ombre d'une femme! C'était à croire, pour Fraimoulu, que ses oreilles l'avaient trompé.

Seulement, l'air qu'on respirait dans le local était saturé des senteurs culinaires les plus disparates. Cela vous prenait au nez et à la gorge et vous soulevait le coeur. Un affamé de la Méduse, en respirant ce composé étrange, aurait immédiatement perdu l'appétit.

En vingt mots, Athanase eut expliqué l'affaire des cloisons, et ce que M. Grandvivier attendait de la complaisance de M. Camuflet.

—Croyez que je surveillerai ce travail au mieux de votre intérêt commun, promit le petit homme.

Fraimoulu, qui suffoquait, avait hâte de s'en aller sans plus rien demander. Il se leva donc en disant:

—Je pars, car je crains de vous avoir dérangé au moment où vous alliez vous mettre à table.

—Ah! oui, vous dites cela à cause de l'infection qui règne ici... En ce moment, il y a sur le feu, une soupe aux choux, une autre à la bière, et une troisième à l'oignon.

Et, après avoir ouvert une fenêtre pour faire rentrer un peu d'air respirable, Camuflet ajouta d'un ton tranquille:

—Ça empoisonne, c'est la vérité, mais ça possède aussi son bon côté. Par ces fortes chaleurs, je n'ai pas une seule mouche ici... Elle n'y vivrait pas!




V


Fraimoulu, tout à l'heure si pressé de s'en aller, avait, maintenant, deux bonnes raisons pour rester. La fenêtre, qui venait d'être ouverte, lui rendait l'atmosphère moins suffocante, et puis il se sentait pris par le désir d'étudier le personnage qu'il avait sous les yeux. Alors seulement il remarqua que Camuflet, en tenue complète d'homme prêt à sortir, était en grand deuil. A portée de sa main, sur un bureau, se trouvait son chapeau entièrement entouré d'un crêpe.

La mine, pourtant, ne répondait pas aux vêtements, car, sous ce costume funèbre, Camuflet montrait une face souriante et il y avait un accent d'ironie dans sa voix quand il reprit:

—Oui, monsieur, en ce moment, sur trois feux, en trois pièces différentes, cuisent trois soupes diverses sous l'oeil de trois surveillantes... Et, après ces trois soupes, viendront trois fricots... Et à ces fricots succéderont d'autres ratatouilles... Quotidiennement, il en est ainsi du matin au soir pendant la semaine.

—Et le dimanche? demanda à tout hasard Fraimoulu, un peu démonté par cette confidence.

—Le dimanche, c'est pis encore!... car c'est le jour réservé aux fritures. C'est à n'y pas tenir, même avec toutes les fenêtres ouvertes!!!

Que Fraimoulu voulût encore détourner une des trois cuisinières de Camuflet! Oh! non! Le désir lui en était bien passé en sentant l'horrible fumet de leurs préparations. Mais il ne lui en restait pas moins à savoir pourquoi le petit homme avait trois personnes attachées à ses fourneaux.

Il lâcha donc son plomb de sonde en disant:

—Il paraît que vous avez un bel appétit, puisque, pour le contenter, il vous faut une triple cuisine en permanence.

—Jamais, jamais vous ne me feriez goûter, même du bout du doigt, aux abominables préparations qui se confectionnent ici! appuya Camuflet avec une profonde répulsion.

Et, pour mieux affirmer son dire:

—Tenez, ajouta-t-il, la dépense pour la cuisine, depuis seize mois... j'ai fait le compte ce matin... a dépassé vingt-trois mille francs! Eh bien! de cette énorme somme, il ne m'est pas entré un sou dans l'estomac... Un seul sou, vous m'entendez?

Certes, oui, Athanase Fraimoulu entendait, mais il n'en comprenait pas plus ces trois cuisines séparées.

Cependant Camuflet continuait:

—Et j'aurais ici des chats, que j'aimerais mieux les conduire dîner avec moi au restaurant, que les laisser manger de pareilles drogues.

—Mais alors, qui les mange, ces drogues? se risqua à demander Athanase.

—Celles-là mêmes qui les préparent, répondit Camuflet avec un sourire féroce.

Une question bien simple vint aux lèvres de Fraimoulu qui la lâcha:

—Puisque ces trois femmes ne font pas votre affaire, pourquoi ne pas les congédier?

A cette demande, Camuflet secoua tristement la tête et d'une voix désespérée:

—Impossible! murmura-t-il.

Comme Athanase ouvrait ses yeux tout grands étonnés, il continua en débitant:

—Voilà où conduit une nature trop sensible... comme la mienne... Voilà où amène l'abus trop immodéré du mariage.

—Ah! bah! fit Fraimoulu qui, faute de comprendre, se permit cette exclamation peu compromettante.

Mais l'étonnement d'Athanase devint aussitôt de la stupéfaction; car, après n'avoir rien compris, il comprit tout à coup trop bien en entendant Camuflet ajouter, tranquille comme Baptiste, cette phrase renversante:

—Oui, il m'est impossible de renvoyer de chez moi ces trois femmes, qui y sont entrées chacune à la suite d'un légitime mariage.

—Un légitime mariage!... répéta Athanase, tressautant à cette révélation.

—Tout ce qu'il y a de plus légitime.

—Toutes les trois!...

—Oui, toutes les trois, insista Camuflet.

Sur ce, il poussa un énorme soupir, qu'il fit suivre de cet aveu:

—Oui, monsieur, je me suis marié trois fois.

Pendant que Fraimoulu contemplait ce petit homme qui, comme la chose la plus naturelle du monde, lui avouait être trigame, Camuflet continua:

—Si jamais vous commettez l'imprudence de vous marier trois fois, gardez-vous bien de la monstrueuse bêtise dont je me suis rendu coupable celle de...

Au lieu d'achever il s'arrêta brusquement, le regard tendu par-dessus l'épaule d'Athanase.

Ce dernier, du reste, sentait, depuis un instant, un courant d'air lui chatouiller la nuque. En plus de la fenêtre ouverte devant lui, une autre ouverture avait dû s'opérer derrière lui. Le silence subit et le regard de Camuflet, joints à ce courant d'air, firent donc que Athanase tourna la tête pour se rendre compte de ce qui se passait dans son dos.

Alors, sur le pas d'une porte, qui s'était doucement ouverte, il aperçut une vieille dame, au nez crochu, à l'oeil mauvais, à la bouche mince et pincée, qui, si elle était d'une bonne nature, ne payait vraiment pas de mine.

Et, au même moment, sur le pas de deux autres portes, apparurent deux autres dames, ni moins vieilles, ni moins renfrognées.

—Le pauvre diable est trigame à bien laid marché! pensa Fraimoulu qui, après une courte inspection des charmes du trio, ramena son regard tout apitoyé sur Camuflet.

Mais ce dernier avait quitté son siège et, grave au possible, il prenait son chapeau en disant:

—Je vous le répète, monsieur le commissaire de police, la justice se trompe à mon égard. Je suis innocent de ce crime dont M. Grandvivier, le juge d'instruction, me soupçonne... Quand et pourquoi aurais-je caché le cadavre de cette malheureuse sous les feuilles du parquet?... Mon arrestation, c'est certain, ne saurait être longtemps maintenue... Je suis prêt à vous suivre... Marchons!

Sur ce «Marchons», Camuflet se dirigea prestement vers la quatrième porte qui conduisait à la sortie de l'appartement et disparut avant que les trois femmes, stupéfaites en entendant parler d'arrestation, pussent faire la plus petite tentative pour le retenir.

Du premier coup, Athanase avait compris que cette scène n'avait d'autre motif, pour Camuflet, que de se soustraire à quelque désagréable assaut dont les trois harpies allaient l'assaillir. En conséquence, il suivit le petit homme, après lui avoir donné la réplique en répétant:

—Marchons!

Sur le carré de l'étage inférieur, il rejoignit Camuflet qui l'attendait en riant de tout son coeur.

—Hein! fit-il, croyez-vous que j'ai bien pris la poudre d'escampette?... Je me suis rappelé à temps l'affaire que mon ami Grandvivier instruit en ce moment et j'en ai tiré parti.

Ensuite, avec une sorte de terreur:

—Filons vite, ajouta-t-il, car l'idée pourrait leur venir de me poursuivre!

Bien lui en avait pris de détaler, car, pendant qu'il descendait à la hâte, Fraimoulu, qui le suivait d'un pas plus compté, aperçut, en levant les yeux, les têtes des trois mégères, avancées par-dessus la rampe, qui suivaient Camuflet, leur échappant, de ce regard que doit avoir le requin pour la proie qui s'est soustraite à sa voracité.

Sur le trottoir, à vingt pas de la maison, Athanase retrouva son homme qui lui tendit joyeusement la main en disant:

—Encore une fois, merci d'avoir bien voulu contribuer à ma délivrance!

Et il ponctua sa phrase d'un «ouf!» tellement gonflé de satisfaction, qu'il suffisait pour faire comprendre à quel point le malheureux appréciait cette délivrance.

Fraimoulu, avant de quitter l'homme aux trois femmes, crut bon de faire un petit bout de morale qui prouvât du moins que, sur l'article mariage, il ne partageait pas les vues larges de Camuflet.

—Vous me semblez mener une bien triste existence, avança-t-il d'un ton grave.

—Une existence de damné.

—Moi, à votre place, je n'hésiterais pas à aller vivre à l'étranger... ce qui aurait pour vous deux avantages.

—Oui, dont le premier serait de me délivrer des trois diablesses qui me tourmentent, approuva Camuflet.

Cela dit, il devint subitement pensif, puis, au bout d'une minute, il demanda:

—Mais quel est donc le second avantage que, selon vous, me procurerait mon passage à l'étranger?

—Est-ce que vous ne vous en doutez pas un peu? fit Fraimoulu étonné par la question.

—Non, sur mon honneur!

Athanase vit qu'avec ce coupable endurci il fallait mettre les points sur les i. Alors, traînant sa phrase il débita d'un ton sévère:

—Quand ce second avantage ne consisterait qu'à vous soustraire à une condamnation aux travaux forcés, il vaut la peine qu'on en tienne compte.

Camuflet leva les yeux au ciel et se gratta le nez pantomime assez habituelle aux gens qui cherchent à deviner un problème, et finit par dire:

—A propos de quoi cette condamnation aux travaux forcés!

—Mais à propos de ces trois créatures que, suivant ce que vous m'avez avoué, trois mariages légitimes ont réunies sous votre toit.

—Oh! oh! accentua Camuflet d'un ton qui contestait, oui, ce que j'ai fait là est idiot, archi-bête, d'une stupidité dont on trouve peu d'exemples... Mais, en somme, cela prouve une nature sensible, un bon coeur... qualité que je ne sache pas punissable des galères.

—Jadis, on vous eût pendu pour cela.

—Pendu! répéta Camuflet dont toute la physionomie attestait ses vains efforts pour comprendre.

Devant cet individu qui paraissait n'avoir nulle conscience de sa faute, Fraimoulu mit les pieds dans le plat.

—Ah çà! fit-il sèchement, parce que la bigamie est défendue, pensez-vous donc que la trigamie soit autorisée?

—Où voyez-vous de la trigamie dans mon affaire? demanda naïvement Camuflet qui, décidément, perdait pied.

—Ne m'avez-vous pas dit que vous vous étiez marié trois fois?

—Et je vous le répète encore... Tel que vous me voyez, à quarante ans, je suis déjà trois fois veuf.

A cette révélation, Fraimoulu bondit de surprise en s'écriant:

—Alors, ça fait six fois!...

—Six fois quoi?

—Que vous vous êtes marié!... Trois femmes mortes... et les trois autres que je viens de voir chez vous et qui, je répète encore ce que vous m'avez dit, sont entrées sous votre toit par suite d'un mariage légitime.

Ce fut au tour de Camuflet d'exécuter un bond d'étonnement. Mais à peine fut-il retombé sur ses pieds qu'il éclata de rire en disant:

—Mais non! mais non! Vous m'avez mal compris!!! Oui, je me suis marié trois fois.. Oui, je suis devenu trois fois veuf...

—Bon! bon!... mais les trois autres dames qui tout à l'heure, vous ont fait fuir? insista Fraimoulu.

—Celles-là sont mes trois belles-mères que j'ai commis la faute de garder.

Puis, avec un grand sérieux, Camuflet ajouta d'un ton repentant:

—Et, si grande que soit ma faute, je ne pense pas qu'elle se punisse des travaux forcés!

Une sincère admiration, celle qu'on éprouve à contempler un phénomène extraordinaire, s'empara de Fraimoulu.

—Vous vivez avec trois belles-mères, vous!!! s'exclama-t-il.

—Oh! je vis, je vis... le moins possible! confessa Camuflet.

Bonnes ou mauvaises, les émotions étaient de courte durée chez l'infortuné qui, en adjoignant trois belles-mères à son existence, s'était, pour ainsi dire, donné son purgatoire sur terre. En un clin d'oeil, il passa du découragement à l'insouciance.

—Baste! dit-il, en faisant claquer ses doigts, on arrive encore à se donner du bon temps!

—Oui, quand on parvient à rompre sa laisse, comme m'a dit votre concierge, ajouta Fraimoulu se souvenant du propos.

—Seulement, reprit Camuflet en riant, il me faut imaginer bourdes sur bourdes... comme, tout à l'heure, celle de me faire arrêter pour le crime dont mon ami Grandvivier poursuit en ce moment l'enquête.

—Ce n'est donc pas de votre invention, ce crime dont vous avez parlé?

—Le crime révélé par la trouvaille d'un cadavre de femme sous un parquet? Non, je ne l'ai pas inventé; il est bien véritable... Voici plus de cinq semaines que ce cher juge d'instruction s'occupe de l'affaire... Ah! elle le tracasse fort, allez!

Un souvenir revint alors à l'esprit de Fraimoulu. Il se rappela que, le matin, quand M. Grandvivier s'était présenté pour lui louer son appartement, il avait annoncé son intention de retarder de quinze jours son installation dans le nouveau local afin de pouvoir, auparavant, terminer une affaire judiciaire qui absorbait tout son temps.

—Il parlait, à coup sûr, de ce crime que les journaux ont appelé «l'affaire du cadavre sous un parquet», affirma Camuflet.

—M. Grandvivier a-t-il trouvé le coupable? demanda Athanase.

—Voici un grand mois qu'il tient sur le gril un bateleur de foire, paillasse, escamoteur, je ne sais quoi. Il faut croire que ce prévenu est innocent ou qu'il ne se laisse pas engluer, car Grandvivier n'en finit pas avec lui.

—Est-ce aux soucis que lui donne cette affaire qu'il faut attribuer l'air profondément triste de ce magistrat? demanda Fraimoulu, qui se souvint combien était lugubre, à sa visite du matin, celui qui allait devenir son locataire.

—C'est pourtant vrai qu'il est la tristesse en personne, ce pauvre vieil ami... Et dire que je l'ai connu gai comme un pinson!... Voici près d'un an qu'il a tourné comme ça au noir.

—Ne se peut-il pas, d'après ce qu'on m'a dit, que cette humeur sombre soit motivée par le mauvais état de santé de sa fille qu'il a été obligé d'envoyer dans le Midi? avança Fraimoulu en tirant parti de la confidence de Ducanif sur le juge d'instruction.

—C'est possible... Le coup a dû être d'autant plus terrible pour le père que la maladie de sa fille est venue comme un coup de foudre. La dernière fois que je vis Angèle, elle était fraîche et alerte... Huit jours après, quand je revins chez Grandvivier, sa fille n'était plus là, et il m'apprit qu'il avait été contraint de se séparer de son enfant dont la santé avait exigé un séjour dans le Midi.

Fraimoulu crut devoir une consolation à Camuflet, dont la voix s'était émue en parlant de la fille de son ami.

—Eh bien! fit-il, je vais vous annoncer une bonne nouvelle. En me louant l'appartement, M. Grandvivier m'a fait part de son intention d'y donner des bals... Donc il compte rappeler sa fille, qui doit avoir recouvré sa complète santé.

—Ah! tant mieux! dit joyeusement Camuflet; alors le bon temps va revenir! car, voyez-vous, on s'amusait chez Grandvivier, et surtout...

Il fit une pause pour se passer sensuellement la langue sur les lèvres, puis:

—Et surtout, on y dînait bien.

—Oui, c'est vrai; on m'a beaucoup vanté la cuisinière du magistrat, une nommée Cydalise qui, paraît-il, fait une cuisine remarquable.

Camuflet, à cet éloge, secoua la tête en disant d'un air un peu étonné:

—Cuisine dont elle ne profite guère, la brave fille... Depuis quelque temps, elle maigrit, elle maigrit que ça fait pitié... Elle doit avoir en tête quelque papillon noir qui la tarabuste... mais elle n'en souffle mot... Et Grandvivier, auquel j'en ai parlé, n'en sait pas plus que moi sur le secret qui tourmente sa cuisinière.

Fraimoulu l'avait belle à répéter ce que lui avait conté Ducanif sur cette terreur mystérieuse qui poussait Cydalise à quitter une maison où, disait-elle, elle «laisserait ses os», mais il jugea prudent de n'en pas ouvrir la bouche.

—Peut-être Cydalise souffre-t-elle de quelque passion contrariée? avança-t-il.

—Ou a-t-elle pris trop à coeur la maladie de sa jeune maîtresse? supposa Camuflet plus moral.

Tout en causant, ils avaient, à petits pas comptés, gagné, par les boulevards, l'entrée du passage des Panoramas. Alors Camuflet s'arrêta et tendant la main à Athanase:

—Encore une fois merci, mon cher libérateur, dit-il en riant, car sans vous je n'aurais pu me délivrer seul de mes trois belles-mères.

—Oh! ce soir, elles prendront leur revanche de votre prétendue arrestation pour complicité dans le crime du «cadavre sous le parquet»... Oui, ce soir, elles vous repinceront.

—Ce soir! répéta le triple veuf; mais je compte bien ne pas les revoir avant trois ou quatre jours!... Oui, quatre jours que j'aurai censément passés sur la paille humide des cachots avant de parvenir à faire reconnaître mon innocence.

Et, poussant un gros soupir:

—Ah! fit-il, quel malheur que j'aie quarante ans! Comme je leur aurais glissé la blague du volontariat d'un an... dans l'infanterie de marine... en garnison au loin, en Cochinchine, par exemple!

Puis, se remettant à rire tout en secouant la main d'Athanase, il ajouta:

—Adieu, mon libérateur... ou plutôt, au revoir, car je compte vous rendre ma visite, quand j'irai dans votre immeuble, m'occuper de ces cloisons dont votre locataire Grandvivier me charge de surveiller le changement.

Sur ces derniers mots, l'homme aux trois belles-mères, tout frétillant de satisfaction de s'être conquis quatre ou cinq jours de vacances, entra dans le passage des Panoramas et disparut aux yeux d'Athanase.

Ce dernier interrogea sa montre. Il s'en fallait encore d'une heure qu'il fût l'instant d'aller dîner chez Ducanif. Jusqu'à la rue Caumartin où demeurait le placeur, il avait devant lui soixante minutes à flâner de ce bon pas du badaud parisien qui fait ses quatorze lieues en quinze jours.

Il partit donc tout rêvant, d'abord à Camuflet et à ses trois belles-mères, puis à cette Cydalise qui, poussée par une épouvante mystérieuse, voulait quitter la maison du magistrat Grandvivier, cette place où elle faisait «ses choux gras».

En même temps que, mentalement, il employait cette locution, il lui en revint une autre, synonyme et tout aussi figurée qu'il avait entendue la veille. «Avant quatre ans, j'aurai des plumes dans mon édredon», dit cette belle fille, qu'il avait écoutée, quand elle causait, avec Pistache, devant la la boutique de Barbedienne.

—J'avais déjà vu cette fille... mais où donc? se répéta-t-il en interrogeant encore sa mémoire tout aussi inutilement que la veille.

Si lentement qu'il allât, Fraimoulu avait fini pourtant par faire du chemin: il se trouvait sur le boulevard des Capucines, à la hauteur du café de la Paix, dont la devanture s'étendait de l'autre côté de la chaussée, le long du trottoir parallèle à celui qu'il suivait.

Alors l'idée lui vint que, pour faire honneur aux bonnes choses qu'avait promises à son estomac son amphitryon Ducanif en lui prônant sa cuisinière Héloïse, il était utile au préalable de bien nettoyer la place par un verre d'absinthe ou de bitter ou de toute autre boisson apéritive.

En conséquence, il se mit en devoir de traverser la chaussée afin de gagner le café de la Paix.

A ce moment, le long de la bordure du trottoir, stationnait une voiture de place, dont le cocher, assis sur son siège, était absorbé par la lecture d'un journal.

—Oh! oh! fit Athanase étonné en reconnaissant la personne qui occupait cette voiture immobile.

La surprise de Fraimoulu avait même le droit d'être double, d'abord à propos de l'individu et puis à cause de l'emploi qu'il faisait de son temps. Ce personnage était le magistrat Grandvivier. Par la fente du store soigneusement baissé de la portière qui faisait face au café de la Paix, le juge d'instruction dardait, sur les consommateurs attablés en plein air, devant le café, un regard tellement dur, cruel, implacable, qu'Athanase, qui l'examinait par l'autre portière restée entr'ouverte, en fut presque effrayé.

—Mazette! il en veut solidement à celui qu'il guette! pensa-t-il.

Ensuite une idée lui venant:

—Est-ce qu'il est à l'affût de l'assassin de la femme cachée sous le parquet? se demanda-t-il.

Mais cette supposition ne lui tint pas longtemps à l'esprit. M. Grandvivier surveillant un assassin aurait eu le regard curieux, inquiet peut-être, mais ses yeux n'auraient pas trahi cette haine féroce qu'Athanase y lisait. Son visage, d'une pâleur livide, n'aurait pas été si affreusement convulsé par une colère froide.

Non, ce n'était pas le magistrat qui épiait de la sorte, par la fente du store... C'était l'homme, rien que l'homme, la vengeance au coeur, surveillant un ennemi mortel.

—A qui, diable, en a-t-il ainsi? se demanda Fraimoulu qui, ayant passé derrière la voiture, promenait de loin ses regards sur les nombreux consommateurs assis devant le café.

Ils étaient là plus d'une centaine. Impossible donc était de deviner, dans le nombre, celui qu'espionnait le magistrat.

Soudain, du milieu d'un groupe de buveurs, se leva un monsieur qui, après coups de chapeau et poignées de main échangées avec ses voisins, se faufila entre les tables et les chaises, gagna le milieu du trottoir et, prenant le courant des promeneurs, suivit le boulevard dans la direction de l'église de la Madeleine.

Machinalement, les yeux d'Athanase s'étaient fixés sur le partant, qu'ils accompagnaient dans sa marche.

C'était un grand garçon d'une trentaine d'années, à la moustache blonde fièrement retroussée, à la physionomie quelque peu effrontée, à l'allure dégingandée. Il s'en allait droit devant lui, l'air bravache, en homme qui croit le trottoir à lui seul, coudoyant, sans gêne ni la moindre excuse, ceux qui ne lui dégageaient pas assez vite le passage.

Fraimoulu n'avait pas encore quitté son homme du regard, quand, derrière lui, retentit une voix, brève et fébrile, qui disait:

—Cocher, suivez-moi de loin...

Cette voix était celle de M. Grandvivier qui venait de sortir de la voiture.

Les yeux fixés sur le même jeune homme à moustache blonde, ce qui l'empêcha de reconnaître Fraimoulu quand il passa près de lui, le juge d'instruction traversa la chaussée et, à vingt pas de distance, se mit sur la piste du marcheur.

—Voilà celui contre lequel mon magistrat me paraît avoir une bien mauvaise dent, pensa Fraimoulu.

A nouveau, il interrogea sa montre. Vingt minutes le séparaient encore de l'heure de se mettre à table chez Ducanif.

—Si à mon tour, je suivais le Grandvivier? se demanda-t-il.

Et, tout aussitôt, il se remit en marche, mais sans quitter son trottoir, ce qui lui permettait de voir tout à la fois le magistrat et celui dont ce dernier tenait la piste.

Arrivé à l'angle de la rue Caumartin, le jeune homme tourna dans la rue.

Sans doute que le juge d'instruction, coutumier des habitudes de son gibier, savait qu'il n'allait pas loin dans la rue, car, au lieu de doubler le coin, il s'arrêta à l'angle, avançant un peu la tête pour regarder où allait entrer celui qui s'éloignait.

Quant à Fraimoulu, du point où il se trouvait sur le trottoir, la rue Caumartin lui apparaissant toute en enfilade, il vit le jeune homme pénétrer dans la seconde maison à droite.

—Tiens! fit-il, juste là où habite Ducanif.

M. Grandvivier était remonté dans sa voiture, qui s'éloignait, quand Athanase entra aussi dans la maison, se proposant de demander à son ami si, par hasard, il ne connaissait pas le jeune homme blond.

Au troisième étage, il sonna.

A la vue de la personne qui lui ouvrit, il sursauta de surprise. C'était la splendide créature, cette même Erigone qui, la veille, se promettait, avant quatre ans, d'avoir de la plume dans son édredon.

Son ébahissement parut avoir échappé à la belle fille. Elle lui fit passage en disant:

—M. Ducanif va revenir tout de suite. Il est chez un locataire de la maison. Il remonte dans un instant.

Quand Fraimoulu, derrière la servante qui le conduisait au salon, traversa la salle à manger, la vue de la table préparée lui fit se dire:

—Bon! rien que quatre couverts: Ducanif, sa femme, sa fille et moi. Pas d'étranger qui m'aurait gêné pour plaider la cause de mon neveu Gontran devant la famille.

Il fut un peu étonné, à son entrée dans le salon où l'avait introduit la cuisinière, de le trouver désert.

—Ces dames sont sans doute encore à leur toilette, se dit-il en excusant les maîtresses de la maison de ne pas être là pour recevoir leurs invités.

Il n'eut pas le temps de s'impatienter, car, tout aussitôt, retentit la voix de Ducanif qui criait:

—Il est au salon? Très bien! Je vais l'y rejoindre... Héloïse, je n'ai pas besoin de vous recommander de déployer tous vos talents pour mon ami Fraimoulu qui, je vous en avertis, est une fine fourchette.

Une demi-seconde après cette recommandation, le placeur entrait dans le salon.

Au lieu de remarquer d'abord que sa femme et sa fille avaient manqué pour accueillir son hôte, il vint droit, la main tendue, à Athanase en disant:

—J'étais à la fenêtre quand tu as traversé la chaussée du boulevard devant la rue Caumartin. En te voyant arriver, je me suis aperçu que j'avais complètement oublié de te prier d'amener ton neveu.

—Tu m'aurais dit d'inviter Gontran que je me serais bien gardé de faire ta commission, répliqua Fraimoulu saisissant le joint pour planter le premier jalon du mariage qu'il projetait pour son neveu.

—Pourquoi n'aurais-tu pas amené ce brave Gontran? demanda Ducanif surpris.

—Parce que j'aime mieux qu'il ne soit pas là pour assister à la demande que, tout à l'heure, à propos de ta fille, j'ai l'intention de vous adresser à toi et à ta femme.

Au dernier mot, la figure de Ducanif devint subitement penaude.

—Ah! oui, ma femme, dit-il avec embarras... Tu ne sais donc pas?... C'est vrai, j'ai omis de t'avertir...

—M'avertir de quoi? fit Fraimoulu dressant l'oreille à ce ton qui sonnait mal pour ses espérances.

—Que je ne vis plus avec ma femme, continua Ducanif avec effort. Oh! une séparation sans scandale... toute à l'amiable... pour cause d'incompatibilité d'humeur.

Athanase se trouvait là devant un de ces cas pour lesquels a été inventé le proverbe: «Entre l'arbre et l'écorce, il ne faut pas mettre le doigt.» Il n'insista donc pas au sujet de l'épouse.

—Mais, fit-il, et ta fille?

—Je l'ai laissée à sa mère... mais crois bien que ma tendresse paternelle ne l'oublie pas un seul instant... je m'occupe d'elle, je veille sur son avenir.

—Oui, car elle est à l'âge d'être mariée, dit Athanase prenant ce biais pour revenir à son but.

—Je le sais, je le sais, répéta Ducanif.

Fraimoulu jugea l'instant opportun pour donner l'assaut.

—Aussi, reprit-il, avais-je pensé que mon neveu Gontran ferait pour toi un excellent gendre.

—Un gendre! répéta Ducanif dont le visage exprima un nouveau trouble.

—Ou, si tu l'aimes mieux, un mari pour ta fille... Je lui donne deux cent mille francs de dot... et après moi, il trouvera un joli magot de soixante mille livres de rente.

L'oncle avait attribué le trouble du placeur à la joie que devait lui causer ce parti qu'on lui offrait pour sa fille. Il tendit donc la main à Ducanif en disant:

—Allons! tope là! C'est convenu, n'est-ce pas? Nous consulterons les enfants pour la date du mariage.

Mais, au lieu de «toper» comme il y était invité, Ducanif se prit les cheveux à poigne-main en s'écriant tout désespéré:

—Sapristi! vieux camarade, pourquoi viens-tu si tard!!! Voici trois jours que ma parole est engagée.

—Tu as fait choix d'un gendre?

—Oui, un jeune et charmant garçon.

—Aussi bon parti que l'est mon neveu... et aimé de ta fille? insista Fraimoulu.

Était-ce que Ducanif n'avait pas entendu cette double question ou qu'il n'y voulait pas répondre? Toujours est-il qu'après avoir regardé à droite et à gauche dans le salon il s'écria tout à coup:

—Eh! mais, j'y pense! Où est donc Gustave?

—Quel Gustave?

—Gustave Cabillaud, mon médecin... le fils du vieux Cabillaud, ton docteur... car il est des nôtres, ce soir, à dîner.

Fraimoulu n'était pas homme à jeter le manche après la cognée. Il revint donc à la charge en demandant:

—Ainsi, il n'y a plus de chance pour Gontran?

Mis de la sorte au pied du mur, Ducanif parut hésiter. Puis, avec cette espèce d'emportement que mettent certaines gens à se tirer d'un mauvais cas, il répliqua:

—Eh! mon cher, pouvais-je supposer que ton neveu voulait de ma fille... lui qui vit maritalement avec une maîtresse!

—Cette liaison est rompue! affirma l'oncle, ne doutant pas que Gontran eût obéi à un ordre qu'il avait appuyé de dix beaux billets de mille francs.

—Rompue! répéta Ducanif. Alors, pas depuis longtemps, car il y a tout au plus deux heures que j'ai rencontré ton neveu avec sa particulière au bras... une personne fort jolie et des plus distinguées, ma foi!

Cette nouvelle, loin d'émouvoir Athanase, le confirma dans sa certitude que Gontran s'était résigné. Il pensa que, lors de la rencontre de Ducanif, son neveu devait conduire son Ariane à quelque gare de chemin de fer où il allait l'emballer pour la province.

Il revint donc, plus entêté, à ses moutons.

—Après tout, dit-il, un mariage convenu n'aboutit pas toujours à se conclure. Et maintenant que je t'ai parlé de Gontran, tu réfléchiras.

Ducanif, parut-il, était décidé à ne pas éterniser la question, car, une fois encore, il rompit les chiens en disant:

—C'est bien drôle que tu n'aies pas trouvé Gustave en entrant au salon! Je l'y avais laissé quand après avoir reconnu, par la fenêtre, que tu m'amenais pas ton neveu, je suis descendu à l'étage en dessous pour inviter le baron.

—Quel baron?

—Monsieur de Walhofer, un baron belge qui habite ma maison... Tu vas le voir... je te le recommande comme un vrai type! En voilà un auquel il ne faudrait pas marcher sur le pied! Il compte ses duels par centaines!

—Et comment as-tu fait la connaissance de ce Belge si friand de la lame?

Ducanif fut empêché de répondre par l'entrée du docteur Cabillaud fils qui arriva en rabattant sur ses mains l'extrémité des manches de son habit.

—Qu'étiez-vous donc devenu, mon cher Gustave? s'écria Ducanif tout aimable.

—Je reviens de la cuisine où j'ai été me passer un peu d'eau sur les mains... et m'enquérir des plats miraculeux que nous prépare votre Héloïse, répondit tranquillement le docteur.

—Mazette! il a mis le temps à se passer de l'eau sur les mains! pensa Fraimoulu.

Soudain, sans qu'il pût se rendre compte pourquoi le souvenir s'éveillait en lui, lui revint encore à la mémoire, nette, précise, la conversation, sur le boulevard, entre Héloïse et mademoiselle Pistache où la cuisinière se vantait d'avoir englué son maître avec l'aide d'un médecin, du petit nom de Gustave, qui était fou d'elle. Athanase croyait toujours entendre les gorges chaudes que faisaient les deux filles sur ce patron crédule et berné, dont la fortune était visée par Héloïse. En pensant que Ducanif, séparé de sa femme et de sa fille, était, pour ainsi dire, au pouvoir de cette servante et de ce grand gas dont le visage trahissait les appétits de toutes sortes, Fraimoulu sentit un petit frisson lui courir dans le dos et, inquiet sans savoir pourquoi, se posa cette question:

—Est-ce que mon vieux Ducanif n'est pas dans de mauvais draps?

Cependant le docteur, qui l'avait reconnu, était venu à lui avec un empressement joyeux.

—Eh! fit-il, c'est mon cher malade... car vous êtes mon malade, attendu que mon père vous a donné à moi en me cédant sa clientèle... Eh bien! êtes-vous toujours décidé à vous abandonner uniquement au régime de la gourmandise? Oui, n'est-ce pas? puisque je vous trouve près de vous asseoir à l'excellente table de Ducanif... Bon début de traitement!... Excellent début en vérité!

Si gaiement qu'eût été débitée cette tirade, elle sonna faux à l'oreille de Fraimoulu, troublé par ses préventions.

—Vous êtes-vous assuré d'un bon cordon bleu? continua Gustave. Hein! mon père vous a-t-il trompé en vous affirmant que c'était fruit rare?... Mais vous y arriverez, j'en ai le pressentiment.

Après un petit coup d'oeil donné à la pendule, le docteur éprouva le besoin de jeter une pierre dans le jardin de Ducanif en formulant ce conseil:

—Et quand vous aurez votre cordon bleu, tenez la main à la plus grande exactitude pour l'heure des repas.

Ensuite, comme si cela ne suffisait pas, il fixa la pendule en ajoutant:

—Six heures huit minutes! Est-ce que vous avancez, mon bon Ducanif?

Le placeur avait tout d'abord deviné le reproche sous-entendu sur le retard à se mettre à table.

—Mon cher Gustave, répliqua-t-il, je vous demande un peu d'indulgence pour mon dernier convive, le baron de Walhofer.

—Le baron de Walhofer? répéta le docteur d'un ton qui interrogeait sur le personnage dont il semblait entendre le nom pour la première fois.

—Ils ne se connaissent pas, pensa Fraimoulu.

—Un Belge du meilleur monde, dont, tout dernièrement, j'ai fait connaissance et que je vous présenterai dans un instant... Un parfait garçon.

—Oui, mais peu exact! prononça sèchement Gustave après un nouveau coup d'oeil à la pendule.

—Il faut dire que je l'ai invité il y a un quart d'heure... et comme bouche-trou, riposta le placeur à l'excuse du retardataire.

La figure du médecin parut s'étonner de cette invitation qui datait d'un quart d'heure.

—J'ai oublié de vous apprendre que M. de Walhofer habite dans la maison même, ajouta Ducanif.

Fraimoulu n'avait cessé de surveiller le docteur.

—Décidément, ils ne se connaissent pas, se répéta-t-il.

Un coup de sonnette se fit entendre.

—Le voici! annonça Ducanif qui alla attendre l'arrivant sur le seuil de la porte du salon.

Effectivement, c'était le baron. Il entra, raide, plein de morgue, sans le plus petit mot qui plaidât pour son inexactitude, se contentant d'adresser un fort bref salut aux deux invités de son amphitryon.

—Oh! voilà un déplaisant bonhomme, souffla le docteur à Fraimoulu qu'à son air ahuri il jugeait partager son impression première au sujet de l'arrivant.

Le médecin se trompait sur le motif de l'ébahissement d'Athanase. Si ce dernier s'était troublé à la vue du baron, c'est qu'il venait de reconnaître en lui ce même jeune homme que M. Grandvivier, une heure auparavant, épiait du fond de sa voiture, d'un regard si plein de haine, et qu'il avait, au départ du café, suivi jusqu'à l'entrée de la rue Caumartin.

—A table! et rattrapons le temps perdu! cria gaiement Ducanif après qu'il eut achevé les présentations.

Et, montrant le chemin, il passa dans la salle à manger, suivi par le baron et le docteur, marchant de front, qui laissaient Athanase un peu en arrière.

Au moment de passer la porte, les deux hommes s'arrêtèrent, l'un et l'autre voulant, par politesse, se céder le pas: il y eut entre eux, pour ce fait, un rapprochement.

—Oh! oh! pensa, tout tressaillant, Fraimoulu qui marchait derrière eux.

Si prestement qu'eut été exécuté le geste, il avait vu le docteur glisser un petit papier dans la poche du gilet de celui que, cinq minutes auparavant, il avait paru ne connaître nullement et pour lequel il avait, tout bas, exprimé à Fraimoulu son sentiment d'antipathie.

—Ducanif est joué par un trio de coquins, pensa-t-il en réunissant dans sa pensée Gustave, le baron et Héloïse qui, à ce moment, posait la soupière sur la table.

Le médecin s'était chargé de servir. Il tendit à Athanase la première assiette de potage en disant:

—A l'oeuvre on reconnaît l'artisan. Cher monsieur, goûtez cela: on a prévenu Héloïse que vous étiez fin connaisseur, et elle a répondu qu'elle attendait sans crainte votre jugement.

—Excellent! déclara Fraimoulu après sa cuillerée avalée en adressant un regard de félicitation à Héloïse qui, debout derrière Ducanif, faisait face au docteur.

—Ah! voyez-vous, reprit Gustave, l'Héloïse de notre excellent Ducanif n'a pas sa pareille pour la bisque.

—En exceptant la Clarisse des MM. Cabillaud, riposta le placeur en renvoyant à la cuisinière du docteur l'éloge qui était adressé à la sienne.

—Disons tout de suite que Clarisse et Héloïse sont sans rivales, accorda le médecin.

Au souvenir de Grandvivier et de son affût en voiture, la curiosité poussa Fraimoulu à voir quel effet produirait sur M. de Walhofer le nom du magistrat.

—Sans rivales! sans rivales! répéta-t-il en riant, on m'a pourtant cité un autre grand cordon bleu, dont on m'a fort vanté le mérite.

Sans regarder Ducanif qui, après avoir fourni des renseignements tout confidentiels, ne devait pas se soucier d'être mis en cause, il ajouta en guettant en dessous le baron:

—C'est une certaine Cydalise, actuellement au service d'un magistrat appelé Grandvivier.

M. de Walhofer, penché sur son assiette, allait porter sa cuillère à ses lèvres. Au nom de Cydalise, il avait suspendu son geste. A celui du juge, il avait reposé la cuillère, écoutant de toutes ses oreilles, mais sans lever le front.

—Et, pour entrer chez vous, cette fille quittera la maison du magistrat?... Elle y est donc mal? demanda naïvement le docteur.

Tout doucettement, et sans autre but que de poursuivre son épreuve en répétant le nom du magistrat, Fraimoulu répondit:

—Elle y est très bien, paraît-il. Seulement j'ignore quel chagrin ou remords tourmente cette Cydalise, mais elle a peur chez M. Grandvivier.

Cette fois, l'effet fut immédiat. Le baron releva brusquement sa face devenue livide, et son regard, aigu comme une pointe d'acier, alla se poser sur Fraimoulu.

—Oh! mauvais oeil! pensa ce dernier qui, sous cet examen, montrait sa physionomie la plus paterne.




VI


S'il est vrai, quand on parle d'eux, que les oreilles «cornent» aux absents, celles de M. Grandvivier devaient lui bruire fortement à l'heure du dîner chez Ducanif.

Quel était cet homme taciturne, grave, triste qui pourtant, sous son apparence glaciale, était susceptible d'une passion violente, s'il faut croire la férocité haineuse qui convulsait son visage alors que, derrière le store de sa voiture, il surveillait le baron de Walhofer?

Que s'était-il passé entre ces deux hommes?

Pour le savoir, il faut, momentanément, quitter Ducanif et ses convives et remonter de quelques années dans la vie du magistrat.

M. Grandvivier était riche et même fort riche. Son père, gros manufacturier de Lille, lui avait laissé un fort bel héritage qu'il avait quintuplé, il ne s'en cachait pas du reste, par d'heureuses spéculations ou plutôt par une bonne action alors que Paris, bouleversé par d'immenses travaux, était une mine d'or pour toute industrie qui touchait au bâtiment.

M. Grandvivier s'était intéressé au sort de deux Lillois, ses compatriotes, hardis et courageux garçons, venus à Paris en quête de la fortune et auxquels, pour réussir, il ne manquait qu'une seule chose: l'argent des débuts.

Le magistrat leur fournit largement les fonds utiles pour commencer en grand, et bientôt, grâce à l'activité des associés, la maison Camuflet et Bazart fut des mieux connues sur la place.

Rien n'était plus disparate que le caractère des deux associés. Camuflet, petit homme actif, ingénieux, jovial, s'était chargé des comptes, des travaux à obtenir, des marchés à débattre. Bazart, peu parleur, tête froide, résolu, conduisait les ouvriers et surveillait les travaux. De ces deux caractères opposés était résultée une entente parfaite qui, jointe à la probité et à l'intelligence des deux Lillois, les mit promptement en possession d'une grosse fortune. Reconnaissants envers celui qui leur avait facilité cette réussite, ils avaient fait la part de M. Grandvivier qui, après l'avoir longtemps refusée, finit par l'accepter.

Une fois riche, les associés pensèrent à se marier. Camuflet se laissa prendre aux charmes de la fille d'une fruitière et, se disant qu'au lieu de demander au mariage une dot que sa fortune le mettait en droit d'exiger, il valait mieux employer son argent à faire une heureuse, il épousa la jeune fille.

Bazart fut plus ambitieux: il visa une fille de la bourgeoisie, petite princesse élevée dans du coton, fort jolie, il est vrai, mais volontaire, coquette, légère et qui, en épousant l'entrepreneur enrichi, ne vit que ses écus et pensa qu'elle aurait facilement raison de cet homme rude et un peu farouche.

Dans de pareilles conditions, le bonheur, on le comprend, n'était pas possible entre les époux. Le ménage alla de mal en pis jusqu'au moment d'une violente scène qui fit brusquement tout éclater.

Quand il s'était marié, Bazart s'était promis, au bout d'une année, de se retirer des affaires pour se consacrer tout entier à sa femme. Dans ce but, il avait fait venir de Lille un sien neveu dont il voulait faire son successeur.

Par malheur, il connaissait mal ce jeune homme qui avait grandi loin de ses yeux. Dire que ce neveu avait une mauvaise nature, capable de vilaines actions, serait beaucoup s'avancer. C'était un composé de qualités et de défauts: il était courageux, serviable, bon coeur; mais, par contre, il était ivrogne, coureur et surtout paresseux à l'extrême. Bref, il justifiait en tous points le sobriquet de la Godaille qui lui avait été octroyé par ses compagnons de chantier.

Du reste, la Godaille était fort aimé par les pratiques de cabaret qu'il régalait généreusement, grâce à l'argent de l'oncle Bazart, et qu'il amusait par son esprit loustic, grandement trivial, mais des mieux variés.

Quand il avait sa pointe de vin en tête, la Godaille grimpait sur une table et, d'abondance et d'improvisation, débitait à ses auditeurs, qui se tordaient de rire, une série de calembredaines que le plus difficile bateleur de foire aurait été fort heureux, pour sa parade, de pouvoir réciter du haut de ses tréteaux. Ajoutons que la Godaille était un fort bel homme de vingt-quatre ans, ce qui contribuait pour beaucoup à encourager son humeur libertine.

Tel était le garçon que Bazart avait voulu se donner pour successeur et que, alors qu'il ne le connaissait pas encore bien, il avait amené sous son toit pour lui faire partager la vie de famille.

Avant d'en dire plus long sur l'existence conjugale de Bazart, qu'on sache que Camuflet, de son côté, était parfaitement heureux avec son épouse, la fille d'une fruitière. Elle lui faisait une telle vie de coq en pâte que quand elle mourut au bout d'une année de mariage, le cher homme avait si bien pris goût aux douces dorloteries du ménage, qu'il s'empressa de se remarier. Toujours imbu que sa fortune suffisait pour deux; il ne regarda pas encore à la dot, et, comme la fille de sa portière lui alla à l'âme avec son nez en trompette, il épousa la fille de sa portière.

Le désintéressement de Camuflet eut sa récompense, car sa deuxième épouse fit son bonheur... Hélas! bonheur fort court! Six mois, après, elle mourut d'une indigestion de choucroute.

C'était vraiment du guignon. Aussi Camuflet en fit-il une maladie. Faute d'une compagne dévouée pour veiller sur lui, il fallut demander des soins à une personne étrangère. Le médecin du veuf éploré lui amena donc une garde-malade.

A entendre cette dame, le malheur l'avait conduite à administrer des tisanes, à manipuler des cataplasmes et à poser des sangsues. Elle avait connu de hautes destinées, alors qu'elle s'appelait madame Buffard des Palombes, du nom de son noble époux, mort général en chef au service de M. de Tonneins, ancien avoué de Périgueux qui était devenu roi d'Araucanie.

Aussi l'illustre dame répétait-elle à satiété qu'elle n'était pas née pour son métier, et, lorsque le besoin d'une irrigation émolliente s'imposait au malade, elle lui mettait au préalable un bandeau sur les yeux, tant elle rougissait d'être vue dans l'exercice de certaines pratiques de sa profession.

Quand Camuflet alla un peu mieux, madame Buffard des Palombes se déchargea de bien des petits soins à donner sur sa fille qu'elle s'adjoignit. Il faut croire que le chemin pour aller à l'âme de Camuflet était praticable pour toutes les formes de nez, car celui de la demoiselle, qui était aquilin, lui alla encore à l'âme. Aussi deux mois plus tard, Camuflet, redevenu solide et vaillant, épousa la fille de sa garde-malade.

Décidément, l'ex-entrepreneur avait la main heureuse, car la troisième madame Camuflet ne fut pas inférieure à ses devancières dans la tâche de créer à à son mari des jours de miel. Il eût été parfaitement heureux sans deux chagrins qui vinrent l'atteindre. Bien qu'un moraliste ait dit qu'il y a toujours dans le malheur d'autrui quelque chose qui nous fait plaisir, Camuflet qui n'était pas égoïste, fut profondément affecté du malheur qui fondit sur les deux hommes qu'il aimait le plus: son bienfaiteur M. Grandvivier et son ancien associé Bazart.

Le magistrat, veuf depuis quinze années, avait une fille qu'il chérissait. Tout à coup une maladie, sorte de coup de foudre qui frappa son enfant, contraignit le père, du jour au lendemain, à s'en séparer en l'envoyant au loin, sous un climat plus chaud. Était-ce l'angoisse de son coeur paternel et la douleur de la séparation qui affectaient le moral du juge? Toujours fut-il que cet homme gai, aimable, de relations charmantes, dont la maison s'ouvrait joyeusement aux visiteurs, dont la table s'offrait fréquemment aux intimes, devint sombre et triste. Ce devait être, à coup sûr, la pensée de sa fille qui lui torturait incessamment le cerveau, car, chaque fois qu'il lui était parlé de son enfant, son visage se faisait plus morne.

Quant à Bazart, son ménage était devenu un enfer dont la Godaille était le diable qui fit éclater la chaudière. Il avait la réputation d'un casse-coeur, et nous le répétons, il était beau garçon, ce cher la Godaille. D'un autre côté, la femme de son oncle était jolie, coquette et légère. De plus, elle jouait à la femme incomprise, dont les aspirations ne trouvaient pas à se satisfaire devant la nature inculte et grossière de son mari. Le fait était que Bazart s'entendait mieux à conduire un chantier de cinq cents compagnons qu'à mener la seule femme qui fût entrée dans sa vie. Sa parole rude et peu châtiée, qui faisait obéir les ouvriers, détonnait d'une façon agaçante aux oreilles de sa femme rebelle. Pour elle, son mari était une brute, et de ce que Bazart, patient comme toutes les natures énergiques, rongeait son frein, elle avait conclu que cette brute était de celles qu'on arrive à museler.

—Mon ours! disait-elle quand elle avait à parler de son mari.

Mais il n'est ours si bien apprivoisé qui ne gronde quand il est par trop aguiché.

A propos de la Godaille, la jalousie fit éclater Bazart. Il y eut une scène terrible qui offrit cette particularité qu'à mesure qu'elle se prolongea, le mari, qui avait débuté par la fureur, calma le ton de sa voix qui ne vibra plus que sèche, froide, résolue, trahissant une colère sourde et contenue, vingt fois plus terrible que celle qui fait explosion.

Alors madame Bazart eut peur.

Une heure après, comme l'entrepreneur était dans son bureau, on frappa à la porte.

C'était la Godaille, portant un paquet qui contenait ses hardes.

—Mon oncle, puis-je vous parler? demanda-t-il d'une voix franchement émue.

Bazart le regarda dans les yeux pendant une seconde, parut réfléchir, puis d'un ton sec:

—J'écoute, dit-il.

—Il y a dans ma peau un bambocheur, un ivrogne, un paresseux, un propre à rien, oui, tout cela est vrai et je n'y contredis point.

Il fit une petite pause, puis continua:

—Mais il y aussi un honnête garçon qui ne toucherait pas au bien d'autrui et qui garde sa reconnaissance à qui lui a voulu du bien... et vous m'avez voulu du bien, mon oncle, vous qui pensiez à faire de moi votre successeur... Fichue idée, entre nous, que vous aviez eue là, car tout aurait été bien vite bu et mangé!... Aussi, mon oncle, je vous ai aimé et je vous aime du plus profond de mon coeur. J'aurais eu dans le coco une pocharderie de huit jours que je me serais dégrisé subitement rien qu'à vous entendre me souffler: «J'ai un service à te demander.» Croyez-vous à tout ce que je vous dis là, mon oncle?

—Oui, articula Bazart.

—Eh bien, je vous jure qu'avec votre femme, nix de nix, vous me comprenez? Pour moi, elle était sacrée.

Était-ce un piège que tendait Bazart au jeune homme, pour mieux se renseigner? Il haussa les épaules et riposta ironiquement:

—Oh! toi ou d'autres!

—Des autres, je n'en dis rien, attendu que je n'en sais rien, reprit la Godaille évitant le piège; je ne parle que pour moi. Je n'ai eu qu'un tort à me reprocher... celui, me sachant un vaurien, de ne pas avoir détalé en vous plantant là avec vos bonnes intentions à mon égard.

Et il montra son paquet de hardes en ajoutant:

—Il n'est jamais trop tard pour bien faire. Voyez mon baluchon.

—Alors tu me quittes? demanda Bazart dont un éclair étrange alluma l'oeil.

—Inutile de me garder ma soupe au chaud ce soir.

—Sans argent?

—J'ai encore vingt francs gagnés avant-hier au billard.

—Que vas-tu devenir?

—Ni plus mauvais ni meilleur; de cela je réponds. Quant au reste, va comme je te pousse! Je trouverai toujours bien à me mettre un morceau de pain sous la dent.

—Tu ne me demandes rien?

—Si, mon oncle. Je vous demande de me donner une bonne grosse poignée qui me prouve que vous ne gardez rien sur le coeur contre le fils de votre soeur.

—Adieu! dit Bazart en lui tendant la main.

La poignée de main fut échangée et, sans un mot de plus, la Godaille s'éloigna, suivi du regard par son oncle qui, en même temps, eut un singulier sourire.

Le lendemain, Bazart, tout désolé, se présenta chez le commissaire de police pour lui déclarer que, depuis la veille au soir, sa femme avait disparu du domicile conjugal.

Il fut franc dans le récit de la scène qui avait eu lieu, avoua sa jalousie, confessa la brutalité de son langage dans ses reproches, conta le départ de la Godaille et, tout pleurant de repentir, finit sa déposition en s'écriant:

—Où est-elle allée?

A quoi le commissaire de police qui en avait vu bien d'autres et qui n'était pas tenu d'être sensible, répondit tout crûment:

—Parbleu! Elle est allée rejoindre la Godaille dont elle est folle... Ces mauvais sujets-là font souvent commettre pis que pendre aux femmes.

Et en guise de péroraison:

—Vérifiez votre caisse. Je serais fort étonné qu'elle fût partie les mains vides, conseilla-t-il.

De retour chez lui, Bazart ouvrit sa caisse en présence de deux témoins et constata qu'il lui manquait vingt-cinq mille francs.

A la seconde visite du mari abandonné chez le commissaire de police pour lui dénoncer le vol des vingt-cinq mille francs, ce dernier sourit. Le cas n'était pas de ceux où il est dit: «Cherchez la femme.» Cette fois, il s'agissait de chercher l'homme.

—On le cherchera et, soyez-en certain, on vous le trouvera. Avant peu, nous aurons des nouvelles de maître la Godaille, promit-il.

Mais, en secouant la tête d'un air de doute, Bazart avoua ne pouvoir se décider à croire le jeune homme coupable. Non, la scène des adieux n'était pas une comédie qu'il jouait. Il voyait encore son neveu tout ému quand, après s'être jeté son paquet sur l'épaule, il s'était éloigné en fredonnant, pour cacher son trouble, l'air de: Viens, gentille dame.

A ces mots, le commissaire éclata de rire.

—«Viens, gentille dame. Viens, je t'attends», récita-t-il gouailleusement. Il me semble que le gaillard ne pouvait mieux choisir son air pour inviter votre femme à le suivre.

Ensuite, rentrant dans le vif de la question, il demanda à quelle heure madame Bazart pouvait avoir filé avec l'argent volé!

Sur ce, Bazart recommença tristement le récit que, la veille, son désespoir avait rendu incomplet. Tout de suite après le départ de la Godaille, il avait voulu aller retrouver sa femme pour s'efforcer de raccommoder les choses. Mais, la main sur le bouton de la porte de son épouse, le courage lui avait manqué. Alors il s'était dit que mieux valait laisser quelques heures à l'apaisement de sa femme qui, furieuse d'avoir été malmenée, ne voudrait, sur le moment, entendre à rien. En conséquence, il avait quitté la maison et dîné en ville. Après avoir vagué par les rues pour tuer le temps, il était rentré chez lui sur les onze heures du soir. Alors il avait trouvé son domicile vide, mais le soupçon ne lui était pas encore venu que sa femme se fût enfuie. Il avait pensé que, comme cela était arrivé pour plusieurs brouilles, elle avait été conter ses peines chez Camuflet, un de leurs bons amis, lequel, après l'avoir calmée, allait la lui ramener.

—Chez vous, personne, à votre retour, n'a pu vous renseigner sur l'heure du départ de votre épouse? demanda le commissaire.

—Personne.

—Vous n'avez pas de domestique?

—Si; mais ma cuisinière m'avait demandé le matin même une permission de spectacle. Elle était donc absente quand je revins chez moi.

Après ce renseignement donné, Bazart essuya ses yeux mouillés de larmes et continua:

—Décidé à ne pas laisser la nuit passer sur notre brouille, je m'installai dans la chambre de ma femme pour y attendre son retour. Par malheur, la journée avait été rude pour moi; j'étais harassé de fatigue. Un sommeil lourd vint me surprendre sur mon fauteuil. Quand je m'éveillai, la pendule marquait quatre heures et ma femme n'était pas encore revenue. Jusqu'au moment où je vins vous faire ma déclaration, j'errai comme un corps sans âme, dédaignant de répondre à la cuisinière dont une exclamation m'avait pourtant mis à même de pouvoir à peu près préciser le moment où ma femme avait dû partir. Je vous l'ai dit, nous avions accordé à ma servante une permission de spectacle et, pour qu'elle fût libre plus tôt, nous étions convenus qu'elle disposerait sur la table les restes froids de notre déjeuner du matin. Cette exemption d'une cuisine à faire lui avait donc permis de s'en aller à six heures. Or, le lendemain matin, quand cette fille, descendue de sa chambre, voulut desservir la salle à manger, elle s'aperçut aussitôt d'un détail que mon trouble m'avait empêché de remarquer, c'est-à-dire que les plats étaient restés intacts sur la table... Donc ma femme n'avait pas dîné.

—Alors, fit le commissaire, suivant votre estime, madame Bazart a dû quitter la maison aussitôt après le départ de votre cuisinière pour le spectacle?

—Je le crois.

—Et quand la Godaille était-il venu pour vous faire ses adieux?

—Trois quarts d'heure environ auparavant.

—Tout de suite après, vous, n'osant pas affronter la scène du raccommodement, vous êtes alors parti de chez vous pour n'y rentrer qu'à onze heures du soir?

—Oui.

—C'est donc entre sept et onze heures que votre femme, soit seule, soit aidée par la Godaille, qui serait rentré après vous avoir vu partir, a fait le coup des 25,000 francs et a décampé avec cette poire pour la soif... de son cher la Godaille?

Malgré cette preuve des 25,000 francs, la conviction ne s'était pas faite en l'âme du pauvre Bazart, qui balbutia en larmoyant:

—Si la malheureuse avait été se jeter dans la Seine!

—Alors les 25,000 francs ont dû être volés en pièces de cent sous, afin de se donner du poids pour aller au fond de l'eau, dit, avec une ironie sèche, le commissaire, froissé qu'on ne prît pas son dire pour parole d'évangile.

—Repassez dans huit jours, finit-il en forme de congé.

Pendant ces huit jours, Bazart fatigua tous les échos à leur réclamer sa femme. Vingt fois, il se présenta chez M. Grandvivier pour lui demander un moyen de retrouver la fugitive.

Soit qu'il eût assez déjà de la peine secrète qui le rongeait sans se mêler de celle d'un autre, soit qu'il pensât que c'était un mauvais moyen que faire rentrer de force au domicile conjugal celle qui s'en était si carrément éloignée, M. Grandvivier lui donna ce conseil banal:

—De la patience! Attendez! Elle reviendra d'elle-même.

Bazart avait aussi été chez Camuflet. Mais celui-ci pouvait-il compatir à l'infortune de son ex-associé, quand, lui-même, il venait d'être frappé par un terrible malheur... La veille, il avait perdu sa troisième femme! Le dernier rejeton de la grande race des Buffard de Palombes, après avoir plongé son mari, pendant huit mois, dans un océan de félicités, avait quitté ce bas monde à la suite d'un refroidissement.

Trois femmes en trois ans!!!

Si les femmes, on l'a vu, faisaient le bonheur de Camuflet, lui, par contre, il faut le reconnaître, portait la guigne aux femmes.

Après les huit jours écoulés, Bazart retourna tout droit chez le commissaire, qui, en le voyant, s'écria:

—Nous avons fini par avoir des nouvelles de votre la Godaille... Il avait fait un fier chemin quand on l'a rejoint. On n'a pu le rattraper qu'au bout de la France, à Perpignan, dans une troupe de saltimbanques de foire où il s'était engagé... On dit que ce garçon n'a pas son pareil pour faire la parade!

L'éloge de la Godaille ne suffisait pas à Bazart qui demanda vivement:

—Et ma femme?

Le commissaire se gratta l'oreille.

—Ah! oui, votre femme? fit-il. Sur ce point, j'ai de regret de vous annoncer que nous sommes sans la plus petite notion.

—Mais vous m'aviez dit qu'en retrouvant la Godaille vous auriez infailliblement la piste de mon épouse... Il fallait arrêter mon neveu, l'interroger.

—Eh! eh! arrêter!!! Comme vous y allez, vous! On a usé d'abord du moyen le plus prudent, c'est-à-dire qu'on a mis le garçon en surveillance avec l'espoir qu'on le pincerait allant, en tapinois, rendre visite à madame Bazart enfouie dans quelque cachette des environs... Peine inutile! Notre paillasse, et toujours au grand jour, ne s'est jamais éloigné de plus de deux cents mètres de la baraque des saltimbanques... Devant cet insuccès, on a changé de batteries.

—Ah! fit Bazart, se reprenant à l'espérance que lui avaient enlevée ces premiers renseignements.

Le commissaire continua:

—A défaut de la femme, on tâcha de retrouver l'argent. Si la Godaille se livrait à des dépenses exagérées, c'était la preuve qu'à un moment ou à un autre il avait été rejoint par madame Bazart qui, grâce à vos vingt-cinq mille francs, lui avait ravitaillé les poches... De ce côté-là, on s'est cassé le nez. Le paillasse est endetté chez plusieurs aubergistes et il est en retard, avec ses camarades, d'une assez forte somme perdue au jeu... J'insiste sur ce détail, car il est tout à son honneur.

—A son honneur! répéta Bazart étonné.

—Oui, à son honneur! appuya le commissaire. Cette perte au jeu prouve chez le saltimbanque un fonds de probité, car, paraît-il, à manier les cartes, il possède une habileté de prestidigitateur qui, s'il le voulait, lui rendrait le gain au jeu des plus faciles... Le chef de la troupe de saltimbanques, qu'on a interrogé adroitement, a avoué qu'à je ne sais plus quelle ville d'eau du Midi, où il s'était arrêté pour donner une représentation, son paillasse la Godaille avait vertement envoyé promener une société de Grecs qui lui offraient une forte somme s'il voulait mettre à leur service son adresse aux cartes.

—Le fait est que souvent il a exécuté, devant moi, les plus étonnants tours de cartes. Il me prévenait; j'avais le nez dessus, et, malgré ça, je n'y voyais que du feu, avoua Bazart.

Et, revenant vite à son cruel souci:

—Mais ma femme?... insista-t-il.

—Nous en sommes réduits à cette supposition que madame aura filé droit sur l'Espagne avec le magot. Pour dérouter les soupçons, la Godaille se sera engagé dans cette troupe qu'il savait s'en aller à l'autre bout de la France. Aujourd'hui qu'il est à Perpignan, un beau matin il sautera par-dessus la frontière pour aller rejoindre la belle et ses écus.

Cela dit, le commissaire termina la séance en répétant sa phrase:

—Repassez dans huit jours.

A la fin de cette autre huitaine, quand Bazart reparut, le commissaire secoua la tête en disant avec une franchise un peu crue:

—Nous avons fait fausse route. C'est pour un autre pigeon que le paillasse que votre colombe a déserté son colombier... En ce moment, la Godaille est à Toulouse. Loin de filer en Espagne, il s'est attaché à la troupe qui peu à peu remonte la France. Quant à madame Bazart, pas l'ombre d'une nouvelle!

Le mari abandonné fut immédiatement repris par ses idées noires et éclatant en sanglots:

—Elle se sera suicidée! gémit-il.

Pendant cette quinzaine de jours écoulés, le commissaire avait appris, par ses informations, bien des frasques de l'épouse en fuite. Il chercha donc à consoler son homme, qui prenait le cas trop au tragique.

—Les vingt-cinq mille francs emportés sont loin de prouver des idées de suicide.

Malgré cet argument péremptoire, Bazart n'en prit nullement son parti. Pendant plus de quatre mois, il fit insérer dans tous les journaux une note qui promettait le pardon le plus complet à l'épouse rentrée au bercail. Grâce à cette publicité, son infortune conjugale fut connue de ses nombreuses connaissances qui, en le voyant passer triste, jaune, amaigri, ne se faisaient pas faute d'en gouailler:

—Est-il bête d'aimer ainsi une rien du tout!

—Pour sûr, il a du plomb dans l'aile; un de ces matins, on nous annoncera qu'il est mort.

—Ou qu'il est devenu fou.

Seul, M. Grandvivier n'abandonna pas l'infortuné. Faisant trêve au chagrin secret qui, lui-même, le dévorait, il cherchait à relever le moral de Bazart. Seulement, chose étrange, ce n'était pas la résignation ni la clémence qu'il lui prêchait:

—On attend son heure et, tôt ou tard, on se venge! lui disait-il d'un ton sec.

Attendait-il aussi son heure? Avait-il donc à se venger, lui, ce magistrat qui employait tout le temps que ne réclamaient pas ses fonctions en de longues promenades où, obsédé par une sombre préoccupation, il marchait, tête baissée, semblant chercher une idée qui le fuyait toujours?

C'est ainsi qu'un jour, se trouvant à Saint-Mandé où l'avait conduit une de ses longues courses à l'aventure, le juge voulut revenir par la barrière du Trône et le faubourg Saint-Antoine. A mesure qu'il avançait vers la barrière, M. Grandvivier aurait pu entendre un vacarme qui allait toujours grandissant, s'il n'eût été absorbé par ses lugubres méditations.

On était aux environs de la fête de Pâques. Ce monstrueux charivari était causé par les musiques discordantes des nombreuses baraques de saltimbanques que la fameuse foire au pain d'épice avait amoncelées sur la place.

Il était trop tard pour revenir sur ses pas, quand le magistrat reconnut l'obstacle qui se dressait sur son passage. Sa route était obstruée par la cohue des badauds figés devant les différents tréteaux à écouter les boniments des bateleurs.

M. Grandvivier s'engagea dans la foule.

Il avait franchi la moitié de la place quand, soudain, il s'arrêta et releva la tête au son d'une voix, de lui connue, qui criait:

—«Supposons que vous soyez dans une soirée du grand monde où on s'embête à vingt francs par tête. Tout à coup vous vous rappelez que vous avez un jeu de cartes dans la poche de votre habit. Alors vous vous approchez de la maîtresse de la maison et vous lui dites: Duchesse, je vous parie dix litres que je vais distraire tous ces mufles qui sont là bâillant, chez vous, comme des merlans sur le sable...»

Dans ce saltimbanque, costumé en paillasse, M. Grandvivier, du premier coup d'oeil, reconnut la Godaille, le neveu de son ami Bazart.

Tout en donnant ainsi à la foule un échantillon du langage du grand monde pour engager un pari, la Godaille tenait un jeu de cartes que, par le pincement des doigts, il faisait voler, en une sorte de demi-guirlande arrondie, d'une main à l'autre.

A cette vue, M. Grandvivier tressaillit. Son oeil s'éclaira joyeux, un sourire parut sur ses lèvres, et il murmura:

—Oh! l'idée tant cherchée!!!




VII


Était-ce la vue du bateleur qui avait causé à M. Grandvivier l'éclair de sa satisfaction dont, un instant, s'était illuminé son visage assombri? Était-ce... ce qui eût alors complètement dérouté quiconque connaissait le juge... la grâce et la prestesse avec lesquelles la Godaille maniait ses cartes? Un observateur eût été d'autant plus embarrassé de préciser que, subitement, la physionomie du magistrat reprit son expression navrée et qu'il murmura d'un ton découragé ces mots mystérieux:

—Oui, mais comment?

Tant que dura la parade du paillasse, dont il parut ne pas entendre un mot, il resta immobile, comme cloué au sol, et le regard obstinément fixé sur le jeune homme.

Lorsque, après son boniment terminé, le paillasse fut rentré dans la baraque et que le public se mit à escalader les marches de l'estrade pour assister à la représentation, M. Grandvivier, au lieu de continuer sa route, demeura encore sur place. Du saltimbanque disparu, son regard s'était reporté sur les toiles dont la peinture grotesque avait la prétention de retracer toutes les séductions qui attendaient les curieux à chaque séance. Parmi ces tableaux grossiers, il en était un montrant une table garnie de gobelets, de muscades, de cartes éparpillées et laissant voir à mi-corps un monsieur en habit noir et cravate blanche. Au-dessus de la tête de ce monsieur si bien mis s'étalait une banderole portant ces mots: Séance de tours de cartes et de prestidigitation amusante par M. la Godaille, le célèbre escamoteur dont la plus haute société a su apprécier le talent.

—Oui, mais comment? se répéta encore le juge, quand, après cinq minutes passées devant ce tableau, il se remit en marche.

Il voulait sans doute apprendre à Bazart sa rencontre avec la Godaille, car il se rendit chez son ancien protégé. La servante qui vint ouvrir lui annonça que son maître était absent et, comme elle avait la langue bien pendue, elle dauba sur son bourgeois avec une brusquerie affectueuse. Ah! la vie lui était bien triste, au cher homme, depuis la fuite de madame, c'est-à-dire depuis une année. Plus il allait, plus il devenait morose et renfrogné... Il en deviendrait fou... il l'était même déjà un brin.

Oui, il était un tantinet détraqué.

Est-ce qu'il n'allait pas, deux ou trois fois par jour, fumer sa pipe dans la chambre de sa femme? Devinez dans quelle position... Couché tout de son long sur le parquet, et toujours à la même place, devant la dalle du foyer. Alors, sans doute dans sa rêverie de fumeur, il croyait revoir l'épouse disparue, car il souriait et poussait de petits cris de satisfaction en se vautrant de plus belle sur son parquet.

Grandvivier laissait bavarder la servante, écoutant avec surprise cette révélation de la fantasque lubie du mari délaissé.

Et la fille continuait sur le compte de son maître. Ah! oui, il l'aimait, la chambre de celle qui l'avait tant trompé avec le tiers et le quart!... Elle lui coûtait cher, cette chambre! Pour elle il avait refusé bien des cent mille francs... trois fois le prix de la maison, véritable masure dont il était propriétaire et dont, malgré sa résistance, il allait être délogé par une expropriation pour cause d'utilité publique qui, sur l'emplacement de la bicoque, devait faire passer une grande voie. Il avait plaidé et archiplaidé pour garder sa baraque debout. S'il était absent aujourd'hui, c'était parce que, en ce moment même, l'affaire se jugeait en dernier ressort. Une fois le jugement rendu, l'expropriation lui laisserait tout au plus une semaine pour déguerpir.

Là, vrai! la main sur la conscience, ne fallait-il pas qu'il fût déjà un peu fou, ce pauvre monsieur, pour s'obstiner, quand on lui en offrait un si grand prix, à vouloir garder une aussi vieille cassine qui ne se tenait encore debout que par miracle, malsaine, sombre, construite à l'ancienne mode, avec moitié des chambres en contre-bas et moitié exhaussées d'une marche; de quoi se casser vingt fois le cou?

La domestique disait la vérité et le juge, pendant qu'elle jacassait, se souvint qu'avant de se marier, Bazart, au premier étage où il voulait loger sa future épouse, avait fait poser un second parquet, en surélévation sur le premier, afin de mettre les chambres de plain-pied, et aussi pour diminuer la hauteur des pièces, véritables halles impossibles, à chauffer en hiver.

—Alors c'est aujourd'hui que votre maître va définitivement être contraint par jugement à déguerpir? dit le magistrat pendant que la bavarde reprenait haleine.

—Oui, l'expropriation va nous mettre sur le pavé... Avec ça que nous serons bien à plaindre quand nous serons installés dans un logement salubre et plus gai, ajouta la servante en reconduisant le juge.

A cent mètres de la demeure de Bazart, M. Grandvivier ne pensait plus à l'entrepreneur. Il avait été repris par cette idée qui lui était montée au cerveau à la vue de la Godaille.

—C'est là le moyen! Oui, mais comment? se disait-il.

Et cette même phrase, il se la répéta pour la vingtième fois, le soir, la tête sur l'oreiller avant de s'endormir.

Le lendemain, à l'aube, il fut brusquement tiré de son sommeil par son valet de chambre qui lui disait d'une voix altérée:

—Monsieur, Clarisse est là qui veut vous parler.

—Quelle Clarisse? fit le juge encore à demi endormi.

—La servante de M. Bazart.

—Ne pouvait-elle remettre sa visite à une heure moins matinale? Ce qu'elle veut me dire ne doit pas être tant pressé. Sans doute quelque commission de son maître.

En voyant le juge si rétif à s'éveiller tout à fait, son valet de chambre n'usa plus de précaution, et dit vivement:

—M. Bazart a été assassiné cette nuit!...

En un clin d'oeil, M. Grandvivier fut sur pied et s'habilla à la hâte pour recevoir Clarisse.

Bien que complètement affolée, cette fille, avant d'avertir la police, avait voulu d'abord consulter celui qu'elle savait être le meilleur ami de son maître défunt.

Ce matin, en pénétrant dans la chambre de M. Bazart pour lui apporter la tasse de tilleul qu'il avait l'habitude de boire à son réveil, elle avait trouvé la chambre vide et le lit non foulé. Certaine que son maître était rentré la veille, elle avait cherché ailleurs et dans l'ancienne chambre de madame, juste à cette même place du parquet où il avait l'habitude de s'étendre pour fumer sa pipe, elle l'avait vu couché au milieu d'une mare de sang et le coeur percé d'un couteau laissé dans la blessure. Ce couteau, long et affilé, était une pièce du service à découper. Il avait été pris dans un des tiroirs du buffet de la salle à manger.

L'assassin, d'un seul coup, avait eu raison de sa victime, car aucune trace de lutte n'apparaissait dans la chambre.

La secousse que lui avait donnée la vue de ce cadavre ébranlait encore tout le système nerveux de la cuisinière Clarisse, qui parlait fébrilement et à mots précipités.

La veille, quand M. Bazart était revenu du tribunal, il avait perdu son procès. Au lieu de s'emporter, il était calme; mais, sous cette apparence tranquille, la domestique avait deviné une rage sourde contre ceux qui l'expropriaient.

—Dans dix jours, les maudits auront le droit de jeter bas cette maison! avait-il dit.

—Avec le prix qu'on vous en donne, vous aurez de quoi en acheter deux autres plus belles, avait répliqué Clarisse.

Au lieu de répondre, il avait bourré et allumé sa pipe, puis il avait été s'étendre sur le parquet à sa place accoutumée, et s'était mis à fumer.

M. Grandvivier, curieux de connaître tout ce qui avait précédé la mort de son ami, interrompit le récit de la servante pour demander:

—Et, pendant qu'il fumait, vous a-t-il paru jouir de cette satisfaction qui, m'avez-vous dit hier, triomphait de sa tristesse habituelle et lui faisait pousser de petits cris de joie en se roulant sur le parquet?

—Oui, il riait, mais pas comme les autres jours. Son rire était nerveux, saccadé. De plus, il parlait tout haut, si haut même que je l'entendais de la salle à manger où je me tenais, inquiète de son état.

—Et que disait-il?

—Cela se rapportait à l'expropriation.

—Précisez.

—Il disait comme cela: «Moi qui croyais que ça durerait jusqu'après ma mort!» Alors il ricanait lentement, puis il ajoutait: «Baste! quand ils démoliront, je ne serai plus là pour les voir. Je serai au diable!» Ce qui me prouva que la démolition de la bicoque lui tenait tant au coeur qu'il s'en irait au loin pour ne pas assister à son renversement.

—Cet état d'irritation a-t-il duré jusqu'au soir?

—Oh! non, car une heure après, du fond de ma cuisine, je les entendais rire l'un et l'autre à qui mieux mieux.

—L'un et l'autre? Quel était donc cet autre?

—M. Frédéric, parbleu!

—Quel est ce M. Frédéric?

—Le neveu de M. Bazart.

—Celui qui porte le sobriquet de la Godaille et qui fait partie d'une troupe de saltimbanques? demanda vivement le juge.

—Lui-même! Il paraît qu'il travaille, en ce moment, à la foire au pain d'épice. Alors il avait pensé à rendre visite à M. Bazart qu'il n'avait pas vu depuis un an.

—Comment votre maître a-t-il reçu son neveu? dit M. Grandvivier après un tressaillement causé par cette entrée en scène de la Godaille.

—A bras ouverts et en s'écriant: «Tu arrives à propos, tu tombes à pic, garçon!» Cela était dit convulsivement et, coup sur coup, il le répéta tant et tant que M. Frédéric, étonné, finit par lui demander: «Pourquoi donc trouvez-vous que je tombe si bien à pic?» Un instant, mon maître eut la vraie réponse sur les lèvres... De ça, j'en suis certaine... puis, il hésita une seconde et enfin répondit; «Mais pour prendre ta part d'un excellent dîner que Clarisse va nous préparer.» Après quoi, brusquement, il montra une chaise à son neveu, en ajoutant: «Mets-toi là, garçon, et tiens-toi tranquille pendant que je vais écrire deux lettres pressées.—Faites, mon oncle, dit M. Frédéric. Tout en écrivant, l'oncle disait: «J'ai eu des torts à ton égard, neveu, et je tiens à les réparer.» Là-dessus, le jeune homme se mit à rire en répondant: «Oh! des torts! Pas le moins du monde!» Et mon maître, qui avait fini sa première lettre et était en train de la mettre dans sa poche, riposta: «Si, si, j'ai eu des torts et, je le répète, je tiens à les réparer.» Il faisait allusion à la vieille histoire qui avait eu lieu entre eux à propos de madame Bazart. Cependant, cette fois en silence, il écrivait sa seconde lettre. Assis devant son bureau, il nous tournait le dos. Quand il eut fini, il plia le papier, le glissa dans une enveloppe sur laquelle il écrivit une courte ligne. Seulement, cette lettre, au lieu de la glisser dans sa poche, il la serra dans un tiroir de son bureau qu'il repoussa en disant: «Au besoin, Frédéric, il faudra te souvenir du papier que je viens de placer dans ce tiroir.» Et, sans laisser à M. Frédéric le temps de demander une explication, il s'écria:

—Maintenant, garçon, pendant que Clarisse va nous fricoter à la hâte un bon dîner, raconte-moi tes aventures depuis le jour de notre séparation.

Une heure après, ils étaient à table. Gai comme autrefois, M. Frédéric, sans pour cela en perdre une bouchée, débitait un tas de cocasseries à M. Bazart qui en riait à ventre déboutonné.

Sur les dix heures, mon maître m'appela. Il tira de sa poche celle des deux lettres qu'il y avait mise et me dit gaiement:

—Tu vas aller porter cette lettre à la poste. En revenant, tu monteras te coucher! Il est inutile que tu veilles à nous attendre. Histoire de vider encore une ou deux bouteilles et, après, Frédéric est assez grand garçon pour s'en aller sans qu'on le reconduise. Là-dessus, je partis porter la lettre à la poste...

M. Grandvivier interrompit encore le récit de Clarisse pour demander:

—A qui était adressée cette lettre?

—Voilà ce qu'il me serait difficile de vous apprendre, attendu que je ne sais pas lire, avoua la servante.

—Et puis? prononça le juge en l'invitant à achever son histoire.

—Et c'est ce matin, en descendant de ma chambre, que j'ai trouvé mon maître mort, avec son couteau dans le coeur... Alors je suis accourue ici pour demander ce que j'avais à faire.

—Il faut, mon enfant, aller tout droit chez le commissaire de votre quartier et lui répéter mot pour mot ce que vous venez de me conter.

—Bon! fit Clarisse en marchant vers la porte.

Mais elle s'arrêta pour se retourner.

—J'y pense, dit-elle. On ne va pas inquiéter M. Frédéric, n'est-ce pas? Il est bien évident que le brave jeune homme est tout à fait innocent de l'assassinat de son oncle.

Au lieu de répondre franchement, M. Grandvivier la poussa vers la porte en disant:

—Puisque je vous recommande de tout répéter au commissaire!

Quand il fut seul, cet homme si profondément attristé d'habitude éclata d'un long rire de joie immense.

—Ils vont arrêter la Godaille!!! se dit-il tout frissonnant de bonheur.

Un coup frappé à la porte lui fit retrouver son calme. C'était son domestique qui lui apportait les lettres arrivées par la première distribution du matin.




VIII


Quand la police tient sa proie à portée, elle profite de l'occasion avec un notable empressement. Elle commença donc par étendre la main sur la cuisinière Clarisse après qu'elle eut achevé sa déposition sur la mort violente de son maître Bazart et, une heure après, la Godaille, arrêté à sa baraque, était bel et bien coffré.—En somme, neveu et servante étaient les deux dernières personnes qui avaient approché de la victime.

A la même heure, M. Grandvivier se trouvait en visite chez le procureur général qui, en même temps qu'il était son chef, comptait au nombre de ses bons amis. Le juge se plaignait un peu qu'on eût négligé, depuis quatre mois, de lui confier une cause à instruire. A ce reproche, son supérieur répondait que, le sachant fort affecté par le mauvais état de santé de sa fille, il avait cru lui être agréable en ne compliquant pas ses inquiétudes paternelles d'un travail à suivre.

Comme il s'excusait ainsi, on remit au procureur un pli dont la suscription portait à l'angle ce seul mot qui résumait la teneur de la lettre: Assassinat.

—Puisque tu te plains d'être laissé au repos, voici une affaire qui se présente bien à point pour t'en faire sortir, dit le procureur en ouvrant la lettre, dont le contenu n'était autre que le rapport, rédigé par le commissaire de police, sur l'assassinat de Bazart.

Et, séance tenante, il lui confia l'instruction de cette dramatique affaire.

M. Grandvivier, coutumier des habitudes du Palais n'avait-il rendu à son chef cette visite matinale que pour se trouver juste là quand arriverait le rapport sur le meurtre et s'en faire donner l'instruction? Il faut le supposer, car, en s'en allant de chez le procureur, son regard trahissait une satisfaction farouche.

—Le saltimbanque me fournira ma vengeance, pensait-il avec un frisson de haine en joie.

En magistrat actif qu'il était, il décida pour le jour même, sur le lieu du crime, de confronter les prévenus avec le cadavre de la victime. Pour cette confrontation, suivant l'usage, afin qu'il examinât la blessure et la position du corps, il s'adjoignit un certain docteur Cabillaud père qui, du vivant de Bazart, avait été son médecin.

En attendant l'arrivée des prévenus, le juge et le médecin avaient à faire l'examen préparatoire d'où résulterait le procès-verbal du docteur.

Cabillaud étudia la position du cadavre, inspecta longuement la blessure, considéra le couteau qu'il avait retiré du corps, puis promena lentement son regard dans la chambre, cherchant une trace quelconque de lutte entre Bazart et son meurtrier.

Tout cela, sans mot dire et en caressant l'énorme verrue qui ornait une des ailes de son nez.

Quand, pour y déposer le couteau ensanglanté, il s'approcha de la table près de laquelle se tenait le juge qui, un pli au front, l'avait regardé agir, ce dernier lui dit en montrant l'arme:

—Un seul coup a suffi. Il est certain que Bazart a dû être surpris par son assassin.

Le médecin, à ces mots, regarda le juge et, se remettant à caresser sa verrue:

—Euh! euh! fit-il. Etes-vous sûr, mon magistrat, qu'il y ait eu un assassin?

Pour toute réponse, M. Grandvivier lui montra du doigt le cadavre étendu à leurs pieds.

—Oui, oui, je sais bien, reprit le docteur; voici, là, un corps dont le coeur a été traversé par un couteau; mais, je le répète, cela prouve-t-il qu'il y ait eu un assassin?

Et, lentement:

—Telle n'est pas mon opinion, ajouta-t-il.

—Alors, suivant vous?... interrogea le juge.

—Selon moi, il n'y a pas eu assassinat... il y a eu simplement suicide.

Une lueur de mécontentement brilla dans l'oeil du juge, mais elle fut de trop courte durée pour avoir été surprise par Cabillaud. Celui-ci reprit d'un ton qui affirmait:

—Oui, mon opinion est que M. Bazart s'est tué.

—Pourquoi ce suicide alors?

—Ah! voilà ce qui est à chercher. Peut-être est-ce par suite du chagrin que lui causait l'abandon de sa femme... chagrin noir, incessant, qui, pour peu qu'il s'y soit joint quelque vive contrariété, l'a conduit au suicide.

M. Grandvivier, à l'appui de ce que le docteur avançait, aurait pu se souvenir combien Bazart avait été exaspéré par l'expropriation qui allait renverser sa maison, mais il n'en fit rien. Comme, à ce moment, un grand bruit, se produisant au rez-de-chaussée, annonça l'arrivée des prévenus et de leurs gardiens, il fit un salut de tête au médecin en disant d'un ton sec:

—Jusqu'à ce que j'aie interrogé les prévenus, vous me permettrez de ne pas être de votre avis.

Avec Clarisse, la Godaille et les agents, était arrivé aussi le greffier du juge, un vieux bonhomme auquel une bronchite mal soignée faisait cracher ses poumons dans les crises répétées d'une toux horrible à entendre.

—Vous auriez pu vous dispenser de venir, mon brave Seuffray, lui dit affectueusement le juge.

Mais il avait affaire à un maniaque du devoir qui posa sa serviette sur la table, étala ses papiers et prépara plume et encre en disant:

—Un petit rhume, monsieur Grandvivier, un simple petit rhume.

Suivant la différence de leur tempérament, l'attitude des prévenus n'était pas la même. Clarisse, à demi hébétée, pleurait à chaudes larmes. La Godaille, tout fiévreux, était muet et dédaigneux, mais on devinait en lui une colère contenue qui ferait explosion au premier mot.

Grandvivier commença l'interrogatoire par la femme à laquelle il demanda, en lui montrant le cadavre:

—Reconnaissez-vous le mort?

—Oui, c'est mon pauvre maître, balbutia-t-elle. Dire que le voilà trépassé, lui qui riait hier de si bon coeur!

A cette réponse, le juge lança un coup d'oeil au docteur qui avait parlé de suicide motivé par un chagrin profond et, pour qu'il fût bien appuyé sur ce point, il reprit:

—Ah! il riait, dites-vous?

—Comme un bienheureux. C'était à croire qu'il ne songeait plus à cette expropriation qui, depuis deux mois, ne lui avait pas permis de dérager.

C'était donc là cette contrariété, vive et persistante qui, jointe à son désespoir de mari abandonné, devait, suivant le docteur, avoir poussé Bazart à se tuer. A son tour, Cabillaud père adressa au magistrat un regard qui semblait lui demander d'insister sur cet autre point d'où sortirait la preuve qu'il avait raison. Mais Grandvivier, au lieu de comprendre, prit comme on dit, le taureau par les cornes en disant d'une voix sévère:

—Fille Clarisse Pommier, vous êtes prévenue de complicité dans l'assassinat de votre maître.

Le juge d'instruction était de ceux qui procèdent par un coup de foudre, ne laissant pas aux prévenus pour échafauder leur défense en préparant les réponses, le temps que leur fourniraient trop de questions préparatoires. Mais, quoi qu'il fît, il ne pouvait empêcher que Clarisse, au lieu de penser qu'elle était devant un juge, ne vît en lui que l'ami de son maître, ami auquel, le matin même, elle était venue conter, en toute franchise, comment les choses s'étaient passées.

Il arriva donc que l'effet qui aurait dû résulter de cette attaque ex abrupto fut tout contraire de celui attendu. La servante, loin de prendre l'accusation au sérieux, crut à une plaisanterie et, son désespoir s'apaisant, elle s'écria naïvement:

—Est-ce que je ne vous ai pas tout conté? Vous savez bien que j'étais montée pour me coucher, en revenant de porter la lettre que mon maître m'avait envoyée mettre à la poste... Où donc aurais-je vu votre assassin, puisque je n'ai quitté ma chambre que ce matin?...

En entendant parler de la lettre, un imperceptible tressaillement avait agité M. Grandvivier. Sans répondre à la servante, et comme c'était d'une confrontation et non pas encore d'un véritable interrogatoire en règle qu'il s'agissait, il fit un signe aux agents de police en disant:

—Emmenez cette femme dans une pièce du rez-de-chaussée et attendez mes ordres.

—Je n'en aurai pas pour longtemps, n'est-ce pas, mon bon monsieur Grandvivier? demanda Clarisse, dont l'épouvante première s'était dissipée depuis qu'elle avait vu qu'elle avait affaire au vieil ami de son maître.

Puis, sans se douter de la gravité de sa situation, elle suivit ses gardiens.

Alors M. Grandvivier se tourna vers le saltimbanque.

—Frédéric Bazart, demanda-t-il, reconnaissez-vous ce cadavre?

—Oui, c'est celui de mon oncle que j'ai quitté hier plein de vie et de gaieté?

—A quelle heure?

Cette question fit éclater l'indignation du jeune homme qui s'écria:

—Ah ça! vous allez donc la continuer, votre sinistre plaisanterie de prétendre que j'ai tué le pauvre cher homme? Quand l'aurais-je frappé? Est-ce que je ne puis pas rendre compte de mon temps minute par minute. Je suis parti à onze heures. J'ai pris mes jambes à mon cou et, vingt minutes après, j'arrivais à ma baraque sur le champ de foire où dix témoins vous attesteront que j'ai passé la nuit.

Il y allait aussi tout naïvement, le brave garçon, et ne s'attendait guère à cette question:

—De neuf heures, moment où la domestique est allée se coucher, jusqu'à onze heures, instant que vous avouez pour celui de votre départ, vous reconnaissez être resté seul, absolument seul, avec votre oncle?

—Oui... et Dieu sait si nous avons ri!...

Sans tenir compte de cette réponse, le magistrat posa cette question:

—N'y avait-il pas eu, il y a une année, une cause de brouille entre vous et le défunt?

—Ah! oui, à propos de sa femme... Mais cela était si bien tombé à l'eau que mon oncle, pas plus tard qu'hier, en reconnaissant combien, jadis, ses soupçons avaient été injustes à mon égard, m'a répété qu'il avait, envers moi, des torts à réparer.

Pas plus que la première fois, le juge ne s'arrêta sur cette réponse et, continuant:

—Savez-vous ce qu'est devenue madame Bazart? demanda-t-il lentement.

La question parut à la Godaille si peu intéresser sa situation, qu'il répondit gouailleusement:

—On ne me l'avait pas donnée à garder.

—Vous persistez à nier?

—A nier quoi?

—Que, dans la soirée d'hier, alors que, la servante partie, vous êtes resté seul avec M. Bazart, il ne s'est pas rallumé, entre vous, une querelle au sujet du passé?

Par une inspiration subite, le saltimbanque se redressa en répondant, le doigt tendu vers le bureau du défunt:

—J'ai le pressentiment que vous trouverez là une preuve que mon oncle n'avait plus contre moi l'ombre d'une rancune. Hier, devant moi, mon oncle a tracé un écrit qu'il a, ensuite, mis sous une enveloppe sur laquelle il a encore écrit quatre ou cinq mots; puis il l'a serrée dans le bureau en me disant:

—Au besoin, garçon, tu te souviendras que je place ce papier dans ce tiroir à ton intention. C'est le deuxième tiroir à gauche.

M. Grandvivier se leva, ouvrit le tiroir désigné, en tira l'enveloppe et, à haute voix, lut la suscription suivante:

—«Ceci est mon testament», prononça-t-il.

Puis, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, il décacheta l'enveloppe dont il fit sortir le papier et, cette fois, il lut en silence.

Après avoir passé l'écrit à son greffier pour qu'il le joignît au dossier, le juge adressa au jeune homme cette question qui, en somme, résumait la teneur du papier:

—Saviez-vous que, par cet écrit, M. Bazart vous nommait son héritier?

—Ah! le brave cher homme! s'exclama la Godaille avec un attendrissement qui ne contenait aucune intonation de cupidité satisfaite.

Cependant le docteur Cabillaud avait écouté de toutes ses oreilles. Quand il avait été question du testament, il avait légèrement secoué la tête.

—J'en suis pour ce que j'ai dit, pensa-t-il. Le Bazart s'est tué... son testament, fait hier, est une preuve à l'appui du suicide. Pour que ce juge, que j'ai prévenu, ne s'en aperçoive pas, il faut qu'il sache bien peu son métier... Un âne, quoi!

Comme si le juge craignait que certaine réponse fût faite à la question qu'il allait poser, il y eut une petite hésitation dans sa voix quand il demanda:

—Avant le testament, votre oncle, suivant la déclaration de la fille Clarisse, a écrit aussi une lettre que, deux heures plus tard, il lui a donnée à porter à la poste.

—C'est vrai.

—La fille Clarisse, ayant déclaré ne pas savoir lire n'a pu dire à qui cette lettre était destinée. Pouvez-vous désigner ce destinataire?

—Non.

Quand la Godaille fit cette réponse, le docteur Cabillaud était en train d'examiner la figure du juge.

—Tiens! pensa-t-il, on dirait que voilà un «non» qui lui fait plaisir!

Dans le but d'amener le prévenu à se troubler quand il entendrait réitérer la même question, M. Grandvivier redemanda lentement:

—Vous reconnaissez bien que, de neuf heures, instant où la cuisinière est partie, jusqu'à onze heures, moment de votre prétendu départ, vous êtes resté seul avec M. Bazart?

Si le juge s'était proposé de démonter le saltimbanque du sang-froid qu'il avait recouvré, il obtint réussite complète, car le jeune homme s'écria furieusement:

—De quoi? mon prétendu départ? Est-ce que vous allez prétendre que c'est pendant que nous étions seuls que j'ai assassiné mon oncle!!!

Et, avec une ironie amère:

—Ah! fit-il, si, quand le bonhomme me répétait que je tombais à pic, il voulait dire que j'arrivais à propos pour être accusé d'être son assassin, il ne se trompait guère!

Puis, avec exaspération:

—Mais, enfin, à tout il faut une raison. Dites-moi un peu pourquoi j'aurais tué mon oncle?

Le jeu du magistrat devait être d'irriter son homme à l'extrême, car en posant le doigt sur le testament il répondit:

—Peut-être par impatience d'hériter.

Le motif allégué manqua son effet. Au lieu de redoubler la colère du bateleur, elle le fit éclater d'un long rire méprisant.

—Pour ses écus! Je m'en souciais bien de ses écus!... Et puis, est-ce que je savais, quand il l'a écrit devant moi, qu'il faisait son testament en ma faveur?

—Il a pu vous l'apprendre pendant ces deux heures durant lesquelles vous êtes resté seul avec lui.

La colère de la Godaille s'était changée en une moquerie amère et provocante.

—Et c'est en l'apprenant que, selon vous, j'ai été pris de cette fameuse impatience!

Au lieu de répondre directement, le juge, en le regardant en face, articula, à mots pesés, cette phrase qui, tout en paraissant ne pas se lier à ce qui précédait, contenait une accusation:

—Et, à défaut que vous étiez prévenu de la teneur du testament, ne saviez-vous pas que vous restiez son seul héritier, après l'étrange disparition de la personne à laquelle la tendresse de M. Bazart aurait pu laisser l'héritage?

L'irritation nerveuse du saltimbanque lui fit encore pousser un long éclat de rire convulsif.

—Ouais! fit-il avec une amertume narquoise, n'allez-vous pas aussi m'accuser d'avoir tué madame Bazart!!! Allez-y, pendant que vous y êtes!

Ensuite, se calmant:

—Oh! non, continua-t-il, la poupée a filé bien tranquillement, au grand jour, sans se cacher... Et si mon oncle, au lieu de s'en aller promener pour ne pas affronter la colère de la particulière, était entré chez elle, il l'aurait trouvée en train de faire ses malles et ses caisses... Si je dis ses caisses, c'est qu'elle a dû les clouer, car c'étaient des poum! poum! qui ont retenti pendant une demi-heure. Que mon oncle fût resté à la maison au lieu de fuir devant l'orage, il eût entendu le vacarme... ça s'entendait même des chambres de bonnes.

A mesure que la Godaille parlait, le magistrat, l'oreille tendue, l'avait écouté, immobile comme l'araignée qui guette la mouche s'empêtrant dans sa toile. Comment la Godaille, qui était parti avant que Bazart quittât la maison, savait-il ce qui s'était passé après la sortie de l'oncle? Il était donc revenu en l'absence de Bazart? Pourquoi? Dans quel but? Il avait donc vu partir son oncle et savait trouver sa femme seule au logis, puisque, ce jour-là, la cuisinière Clarisse, qui avait la permission de spectacle et qu'on avait exemptée d'un dîner à faire, avait déjà pris le large?

—Oui, avait continué le jeune homme, je crois les entendre encore ses poum! poum! C'était à croire qu'au lieu de clouer ses caisses elle démolissait la cassine... Il est vrai que, si elle avait vu décamper son mari, elle n'avait pas à se gêner puisqu'elle se savait seule au logis.

—Alors, comment vous y trouviez-vous? demanda brusquement M. Grandvivier, jugeant que le prévenu s'était suffisamment enferré.

A cette question, la Godaille resta bouche béante, l'oeil troublé, jeté hors de garde.

—Eh! eh! pensa le docteur Cabillaud qui avait suivi la scène, pas si bête que je le croyais, ce juge... S'il voulait conduire son homme à se couper, il y est parvenu... Est-ce que, vraiment, il n'y aurait pas suicide? La suite va me le dire.

Mais le médecin n'était pas destiné à entendre cette suite, car le juge, soit qu'il fût sincère, soit qu'il jugeât utile de se débarrasser de l'écouteur, se tourna vers lui en disant:

—Mille pardons, docteur, de vous avoir oublié! Au lieu de vous laisser captif dans ce coin, j'aurais dû vous rendre la liberté qui vous est nécessaire pour aller écrire votre rapport. Je compte que vous me l'adresserez ce soir... Adieu donc, et, encore une fois, excusez-moi!

Devant ce congé en règle, Cabillaud père ne pouvait résister. Il se leva en disant:

—Dans deux heures, vous aurez ce rapport.

L'opinion du médecin devait importer au juge. Un peu imprudemment, il demanda:

—Avez-vous changé d'avis, docteur?

Il est supposable que Cabillaud voulut se venger d'être ainsi remercié en indiquant au prévenu le système de défense qu'il avait à suivre, car il riposta d'un ton sec:

—Changé d'avis? Non, mon rapport conclura toujours au suicide.

Sur cette pichenette moralement administrée à l'amour-propre du juge, Cabillaud sortit en caressant sa verrue.

L'incident avait donné au saltimbanque le temps de retrouver son sang-froid. C'était un avantage sur lui que le juge venait de perdre. Aussi, pour le regagner, il allait reprendre l'interrogatoire, quand son greffier Seuffray fut pris d'une épouvantable quinte de toux qui le plia en deux sur son procès-verbal.

—Un petit rhume! un simple petit rhume! répétait encore ce fanatique du devoir que deux mois à peine séparaient du tombeau et qui voulait mourir sur son papier timbré.

Cette crise décida le juge à en finir.

—Emmenez le prévenu, commanda-t-il aux agents qui surveillaient le bateleur.

Le lendemain, avec l'autorisation du juge d'instruction, le corps de Bazart fut conduit au cimetière.

Parmi ceux qui suivaient le corbillard se trouvait la cuisinière Clarisse qu'une ordonnance de non-lieu avait remise, le matin même, en liberté. La malheureuse fille pleurait à chaudes larmes.

Aussitôt le corps descendu dans le trou, le docteur Cabillaud, qui avait tenu à conduire à sa demeure dernière ce client dont il n'avait pas la mort à se reprocher, rattrapa la cuisinière qui s'éloignait.

—Vous voici sans place, ma chère fille? débuta-t-il en taquinant sa verrue.

—Hélas! soupira la cuisinière.

—J'ai dîné une fois chez votre défunt maître, et il me souvient encore de certain délicieux soufflé d'andouilles... En avez-vous toujours la recette, mon enfant?

—Oui, monsieur.

—Et aussi celle des foies de canard à la Voltaire?

—Aussi.

Alors Cabillaud se redressa, tout grave, pour donner du sérieux à sa proposition, puis, en homme qui accepte les exigences de la vie parisienne, modula de sa voix la plus persuasive:

—Quatre-vingts francs par mois et on ne chicanera pas sur le beurre... Au besoin, un cousin dans les pompiers... et vous ferez vous-même le marché!!! Est-ce là une place qui vous convienne?

Clarisse tourna vers lui ses yeux encore humides de larmes et demanda:

—Et le café au lait le matin?

—Une soupière de café au lait! promit Cabillaud en veine de générosité.

—Alors, c'est dit.

Tout peureux que quelque roi, qui passerait, lui enlevât la perle qu'il venait de conquérir, le gourmand docteur la fit aussitôt monter dans le fiacre qui allait les conduire tous deux à son logis.



La société d'expropriation n'avait plus besoin d'attendre jusqu'à la fin du délai de dix jours qu'elle avait accordé à Bazart pour déménager.

Donc, le lendemain même de l'enterrement, une bande de démolisseurs s'abattit sur la masure que le défunt Bazart avait si énergiquement défendue contre la mise à bas.

Au bout de huit jours, une sinistre nouvelle, qui fut confirmée par la hâte que mirent les gens de police et de justice à accourir, se répandit dans tout le quartier.

En déposant le parquet du premier étage, les ouvriers avaient reconnu que ce parquet avait été rapporté après coup pour diminuer la hauteur des pièces. Entre ce nouveau parquet et l'ancien se trouvait un vide d'une profondeur de plus d'un mètre. De ce vide, les ouvriers avaient tiré une longue caisse d'un poids tel qu'il avait fallu deux hommes pour la soulever. Le contenu de cette caisse devait craindre fort l'évent, car elle était faite en feuilles de zinc très épais et soigneusement soudée sur tous les points.

Après avoir détaché, à coups de hachettes et de pioches, la feuille de zinc supérieure, ceux qui venaient d'exécuter cette opération reculèrent d'horreur en reconnaissant ce que contenait ce coffre.

C'était le cadavre d'une jeune et jolie femme que l'absence d'air, sous son enveloppe métallique, avait assez préservée de la décomposition pour qu'on pût constater que la victime, avant d'être enfermée là, avait été tuée à l'aide d'un instrument contondant, soit un lourd marteau, qui lui avait brisé le côté gauche du crâne.

Entre les deux parquets, on découvrit, encore déchiquetés par les rats, des monceaux de robes, chaussures, chapeaux, linge de corps, bref, tout un trousseau de femme.

Et dans la victime, on ne tarda pas à reconnaître la belle madame Bazart que, depuis plus d'une année, on accusait d'avoir déserté, avec ses malles pleines, le toit conjugal pour suivre un amant.




IX


Cependant la Godaille était toujours en prison, où il était tenu au secret le plus sévère.

Deux fois, à une semaine d'intervalle, il avait été amené dans le cabinet du juge d'instruction qui, à chacune de ces séances de deux heures, l'avait tourné et retourné sans pouvoir lui tirer rien qui le trahît comme coupable du meurtre de Bazart.

Le mot de «suicide», prononcé par Cabillaud, n'était pas tombé dans l'oreille d'un sourd. Le saltimbanque s'était d'autant mieux accroché à ce moyen de défense que, dans les longues heures de sa captivité, où son cerveau travaillait sans cesse, sa mémoire avait coordonné une série de souvenirs qui, de cette supposition première, faisaient une réalité.

Oui, son oncle songeait à se tuer quand, à son arrivée, il s'écriait: «Tu tombes à pic!» Cela ne signifiait-il pas qu'il avait dû se dire qu'il fallait songer, avant de sauter le pas, à léguer son bien? Le «Tu tombes à pic!» devait répondre, dans l'esprit de l'oncle, à cette autre phrase: «Je ne savais de qui faire mon héritier, je ne songeais pas à toi; mais te voici pour te rappeler en personne à mon souvenir... Tu tombes à pic!» Et, là-dessus, l'oncle s'était mis à écrire le testament en sa faveur... et cela, d'autant mieux que, pour s'exciter à cette générosité, il répétait en écrivant: «J'ai eu des torts envers toi, mon garçon; je tiens à les réparer.»

Puis, encore, il se rappelait cette lettre que l'oncle avait fait mettre à la poste par Clarisse. Est-ce qu'il n'était pas possible que, dans cet écrit, Bazart prévînt un ami de son suicide, afin que personne ne fût inquiété quand, le lendemain, il serait découvert avec son couteau dans le coeur? Quel était cet ami? Pourquoi ne venait-il pas avec la lettre à la main? Ne l'avait-il pas reçue? S'était-elle perdue?

Bref, le saltimbanque s'était si bien persuadé du suicide de Bazart, qu'il avait échafaudé sur ce point tout son système de défense pour le jour où il comparaîtrait encore devant le juge d'instruction.

Ce jour vint le lendemain.

Aussitôt en présence de M. Grandvivier, la Godaille, avec son thème tout prêt, attendit la première phrase du juge pour produire ses arguments.

On comprendra donc facilement combien grande et terrible fut sa surprise, quand, au lieu du début attendu, le magistrat commença par cette terrifiante question:

—Niez-vous avoir eu connaissance du meurtre de madame Bazart, dont on vient de découvrir le cadavre caché sous un parquet.

A ce nouveau coup de massue, le malheureux bateleur, l'oeil hagard, pantelant de tous ses membres, étranglé par l'émotion qui lui serrait la gorge, retomba lourdement sur le siège qu'il venait de quitter.

Le magistrat allait continuer. Il en fut empêché par une crise de toux si violente du greffier que, tout ému de l'état de son employé, qui semblait près de mourir suffoqué, il souleva doucement le vieillard qu'il conduisit vers la porte en disant:

—Il faut être raisonnable, mon cher Seuffray. Allez vous reposer aujourd'hui... Demain, vous serez des mieux portants... Oh! ne craignez pas de me laisser seul avec le prévenu! Les gardes ne veillent-ils pas dans le couloir, à la portée de ma voix?

Certes, il n'était guère à craindre, l'infortuné bateleur, tout brisé par la terreur, affolé par cette nouvelle accusation qui se dressait contre lui.

Quand il eut reconduit son greffier, le juge revint se remettre de l'autre côté de la table en face de la Godaille.

C'était la première fois qu'ils se trouvaient seuls en présence.

La vue de celui qu'il regardait comme son bourreau galvanisa le jeune homme qui, serrant entre ses mains son crâne où bourdonnait un commencement de folie, tomba à genoux en bégayant d'une voix désespérée:

—Par pitié, cessez de me torturer ainsi! Que me voulez-vous? Que me voulez-vous?

—Ce que je vous veux? répéta le juge après un silence pendant lequel, en regardant le saltimbanque, il avait semblé hésiter.

Alors il porta la main sous le revers de son habit et de sa poche il tira un jeu de cartes qu'il jeta sur la table en ajoutant:

—Je veux, la Godaille, que vous m'appreniez à faire sauter la coupe.

Paralysé par une stupéfaction indicible, La Godaille, pendant vingt secondes, demeura muet, fixant sur le juge des yeux égarés, croyant avoir mal entendu, ou, plutôt, se demandant si la folie qui, tout à l'heure, lui battait aux tempes, ne s'était pas déclarée. Mais non, le jeu de cartes était bien là, devant lui, sur la table, et, instinctivement, il avança la main pour le toucher.

Au contact de cet engin de son métier, il éprouva un frémissement dans les doigts et, sans qu'il eût conscience de son acte, il se mit à manier et à battre les cartes avec une surprenante adresse.

Alors il releva la tête et vit le regard du magistrat fixement attaché sur ses mains. A cette vue, la frayeur le reprit et, comme si les cartes lui brûlaient les doigts, il les rejeta sur la table en s'écriant:

—Non! non! c'est encore un piège que vous me tendez... Un traquenard comme celui de l'autre jour quand vous m'avez conduit à avouer que, revenu dans la maison de mon oncle, après lui avoir fait mes adieux, j'avais entendu le vacarme des coups de marteau de madame Bazart clouant ses caisses.

Et avec l'accent d'une sincérité indéniable:

—Pourtant, reprit-il, mon retour n'était pas un bien gros crime. Si j'ai entendu les poum! poum! de madame Bazart, c'est parce que j'étais revenu pour chercher Clarisse que je devais conduire à ce spectacle que lui avaient permis ses maîtres. C'était une partie carrée projetée depuis longtemps avec Adèle, la cuisinière d'une dame Badubois, et son bon ami, un grand diable qui, le lendemain, entrait dans les cuirassiers.

Ensuite de cet aveu, la Godaille, repris d'exaspération sourde, serra les poings en grondant.

—Et c'est parce que j'ai parlé de ces coups de marteau entendus que vous m'accusez aussi de la mort de madame Bazart dont, me dites-vous, on vient de retrouver le cadavre.

Quand le jeune homme eut fini de parler, M. Grandvivier vint se placer devant lui et, après lui avoir doucement posé ses mains sur les épaules, il le regarda dans les yeux en disant d'une voix attendrie:

—Mon cher la Godaille, je vous reconnais pour un bon et honnête garçon... Je vous sais innocent des deux crimes dont vous êtes prévenu.

Avant que le bateleur fût revenu de l'ébahissement causé par ces paroles, le juge avait continué:

—Ces coups de marteau, que vous attribuiez à madame Bazart étaient donnés par votre oncle qui venait de tuer sa femme et qui, se croyant seul au logis, s'occupait à faire disparaître le cadavre sous le plancher. Durant plus d'une année, pendant qu'on croyait madame Bazart au loin, son mari, avec la joie féroce de la vengeance satisfaite, allait s'étendre chaque jour sur cette partie du parquet qui recouvrait le cadavre de celle qui l'avait si souvent trompé... Ce crime, je l'ai connu avant la découverte du corps.

—Alors, pourquoi m'accusiez-vous de ce..., commença la Godaille qui n'acheva pas, car le magistrat, après un geste de main pour lui imposer silence avait continué:

—De là venait la résistance faite par votre oncle à la Société d'expropriation qui voulait démolir sa maison. En jetant la masure à bas, on trouvait la preuve de son crime. Quand il eut perdu tout espoir de garder sa maison, alors il se tua... J'ai été le premier à connaître son suicide.

Comme le bateleur ouvrait la bouche, M. Grandvivier lui interdit la parole d'un nouveau geste:

—Car, poursuivit-il, c'était à moi qu'était adressée la lettre écrite devant vous par Bazart et qu'il avait chargé Clarisse de mettre à la poste. Cette lettre, par laquelle votre oncle m'annonce son suicide, en m'en avouant le motif, est la meilleure preuve de votre innocence.

—Puisque vous me saviez innocent, pourquoi... commença encore la Godaille.

Il fut interrompu à nouveau par le juge qui, en lui montrant le jeu de cartes, répéta:

—Parce que je veux que vous m'appreniez à faire sauter la coupe.

Pour avoir changé de cause, l'ébahissement de la Godaille n'en était pas moins grand. De ses deux yeux surpris, il contemplait cet homme, sévère et sérieux, qui voulait être initié à la science coupable de tricher au jeu et se demandait si, subitement quelque chose ne s'était pas détraqué en son intelligence.

M. Grandvivier comprit ce qui devait se passer dans l'esprit du saltimbanque. Alors, d'une voix sèche et dure, il demanda:

—La Godaille, savez-vous ce que c'est que la haine... celle qui vous mord sans cesse au coeur... celle qui ne connaît ni pitié ni merci!

—Oh! oui! fit le bateleur dont l'oeil s'alluma.

—Vous avez donc un ennemi mortel?

—Oui, oui, répéta le jeune homme. Il y a, de par le monde, un chenapan qui peut prier le bon Dieu de ne jamais se rencontrer avec moi dans un petit coin, car je le tuerais sans miséricorde, aussi froidement qu'il a égorgé mon pauvre Carambol, un doux garçon, qui n'aurait pas fait de mal à une puce.

Et, avec une fureur subite, le saltimbanque tendit en avant ses poings crispés et grinça entre ses dents:

—Que je le tienne jamais sous ma coupe, le Belge maudit! Il apprendra si le bâton et la savate ont été inventés pour battre le beurre!!!

Au mot de «Belge», un nuage avait passé sur le front de M. Grandvivier, mais si promptement qu'il avait déjà disparu quand le juge demanda:

—Combien faudra-t-il de temps pour apprendre ce que je vous demande?

La Godaille prit dans ses mains celles du juge et les examina:

—Bonnes mains! longs doigts bien effilés! Avec du zèle, vous en saurez autant que le maître en trois leçons... Il ne vous restera plus qu'à vous exercer dans le silence du cabinet.

—Alors, mon brave la Godaille, s'il me faut trois leçons, j'ai un second service à vous demander, prononça le magistrat.

—Quel service?

—Celui de vous garder encore trois jours en prison.

—Hum! hum! fit d'abord le bateleur.

Puis, brusquement:

—Va comme il est dit! s'écria-t-il. Tenez, mon magistrat, il y a une heure, pour moi, vous ne valiez pas un clou... A présent, je vous aime parce que je me rappelle tout le bien que, maintes fois, mon oncle m'a dit de vous qui avez été son protecteur, de vous qu'il voyait en proie à une souffrance secrète, dont il ignorait la cause... Eh! eh! j'en ai doutance de cette cause, moi auquel vous venez d'avouer la bonne haine qui vous tient au coeur!... Contre qui? Ça ne me regarde pas, mais je parierais contre un coquin, contre un sacripant à punir... le pareil de mon Belge... Or, comme pour arriver à se venger d'un gredin, tous les moyens sont bons, et qu'il vous plaît de savoir faire sauter la coupe... en vous donnant ma leçon, j'ai l'intime conviction que, si étrange qu'elle soit, je rends service à un honnête homme dont je n'ai pas besoin de connaître le secret qui le fait agir.

Là-dessus, la Godaille prit les cartes et, faisant allusion à ce que lui avait encore demandé le juge, il ajouta en riant:

—Baste! trois jours de prison de plus, je n'en serai ni plus gras ni plus maigre.

Là-dessus il tendit le paquet au juge:

—Attention! commanda-t-il.

Cependant, en dehors du cabinet, dans le couloir se trouvaient les gardes, l'oreille tendue, tout prêts à accourir au premier appel du magistrat qui, privé de son greffier, était resté seul avec un bandit coupable de deux assassinats.

Et il était heureux qu'ils fissent si bonne garde, car, sans eux, un indiscret, qui aurait pu s'approcher de la porte et l'entr'ouvrir pour écouter, aurait été diantrement étonné d'entendre la voix du prévenu qui disait, en hachant ses phrases:

—De la souplesse dans le poignet, un doigté agile, pas de raideur dans les articulations... Là, répétez la première position... Attention! Cartes dans la main gauche... Divisez le jeu en deux paquets, en serrant le paquet supérieur entre la jointure du pouce et la partie du métacarpe qui répond à la naissance de l'index... Votre paquet inférieur également serré entre le même point de métacarpe et la première jointure du doigt médium et du doigt annulaire... L'index et le petit doigt doivent rester seuls parfaitement libres... Bravo! Parfait!... Vous tenez votre première position.

Et l'indiscret, que nous supposons écoutant à la porte entre-bâillée, aurait, si grande qu'elle fût, senti sa surprise se doubler, en entendant la voix grave du juge répliquer:

—Oui, mais c'est le passage de la première à la deuxième position qui m'est difficile.

—Vous êtes trop modeste. A juger par votre début et en vous exerçant un peu, avant huit jours vous pourrez faire sauter la carte sous le nez du préfet de police... Voyons, répétons-le, ce passage qui vous semble si difficile. Nous disions donc que nous avons l'index et le petit doigt libres... Repliez-les maintenant et glissons-les sous le paquet inférieur.

Grandvivier, paraît-il, fautait à ce difficile passage, car la voix de la Godaille reprenait vivement:

—Sous le paquet inférieur, vous dis-je!... Tenez, comme cela.

Pour mieux indiquer la glissade en question, le professeur avait dû prendre la main gauche de l'élève entre les deux siennes pour guider le mouvement des deux doigts malhabiles.

—Là, de cette manière! pas de raideur! disait-il.

Et il ajouta avec impatience:

—Mais allez donc!

Puis, après une petite pause:

—Ah! bon! je vois ce qui vous arrête. Vous regardez la cicatrice que j'ai à la main gauche... c'est un souvenir de mon Belge! un joli coup de couteau. Mais c'est du bien de sa grand'mère: tôt ou tard, ça lui reviendra, je vous le jure!

Après ces mots, prononcés d'un ton qui sonnait la haine, la voix du saltimbanque redevint calme pour ajouter:

—Conserver le pouce dans la même position, déployer les quatre autres doigts pour donner au paquet la position renversée!

Et la leçon continua:

Au bout d'une heure, un coup de sonnette appela les gardes dans le cabinet du juge.

—Emmenez cet homme, commanda le magistrat en leur désignant le prévenu qui se tenait tellement abattu sur son siège qu'il fallut le soulever sous les bras.

Il s'en allait morne et désespéré entre ses deux gardiens quand, tout à coup, il s'arrêta pour dire:

—Reconduisez-moi au juge.

—Remettez la causette à demain, conseilla le brigadier dont l'estomac sonnait l'heure de la soupe.

—Non, j'ai un aveu à faire, déclara le prisonnier en poussant un énorme soupir qui prouvait que cet aveu l'étouffait.

Les deux gardes ramenèrent leur homme au cabinet du juge qui se préparait à partir.

—C'est le prévenu qui veut avouer, annonça le brigadier en poussant la Godaille dans la chambre dont il referma la porte.

Quand il fut seul avec le magistrat, le saltimbanque dit en riant:

—Je me suis fait ramener parce que j'avais oublié de vous donner un bon conseil. Ayez toujours au fond de votre poche une bille ou une noix que vous ne cesserez de rouler entre vos doigts... Rien ne vaut ça pour délier les articulations et donner de la souplesse au doigté.

Un coup de sonnette fit reparaître les gardes qui reprirent leur prisonnier.

—Il n'était pas long, votre aveu, dit le brigadier quand on se fut remis en marche.

—Et pourtant il a fâché le juge tout rouge, déclara le prisonnier d'un air étonné.

—Que lui avez-vous donc avoué?

—Que je préférais la liberté à la prison.

—Il ne faut jamais plaisanter avec les juges ni avec les chevaux qu'on ne connaît pas. On s'en trouve toujours mal, conseilla gravement le brigadier.

Après la seconde sortie de la Godaille, le magistrat avait rassemblé ses papiers et il allait partir, quand une voix se fit entendre à la porte entre-bâillée du cabinet:

—Puis-je entrer? Êtes-vous seul? Je ne vous dérange pas? S'il en est autrement, j'attendrai.

A cette voix, Grandvivier avait reconnu celui qui parlait sans se montrer.

—Entrez, mon cher Camuflet, répondit-il.

C'était, en effet, l'ancien associé de Bazart, l'homme triplement veuf. Il se laissa tomber lourdement sur un siège et, avec un accent qui aurait attendri les pierres les plus dures, il s'écria en se prenant les cheveux à poigne-mains:

—Que le ciel vous préserve de jamais vivre avec trois belles-mères!!




X


Le magistrat n'avait pas vu Camuflet depuis un grand mois. Après l'avoir connu boulot, joufflu et coloré, il le retrouvait plus jaune qu'un coing, les joues pendantes, la mine penaude. L'aspect lamentable du petit homme, et l'exclamation navrée dont il avait ponctué son apparition, firent comprendre au juge qu'il allait être pris pour confident, et il accepta cet emploi.

—Je partais, dit-il. Vous allez me faire un pas de conduite à mon domicile et, chemin faisant, vous me conterez vos petites peines.

—Petites peines! Dites mes tortures! s'exclama Camuflet en le suivant.

Et ils n'étaient pas encore à plus de vingt pas du cabinet que le petit homme commençait ainsi:

—Vous savez que le mariage ne m'a pas du tout réussi?

Grandvivier aurait pu objecter au triplement veuf que c'était plutôt à ses trois femmes défuntes que le mariage n'avait pas réussi, mais il se contenta de répondre par cette banale consolation qui rimait bien avec le ton désolé de Camuflet.

—Les plus malheureux sont ceux qui restent.

—Oui, geignit Camuflet, surtout ceux qui restent avec trois belles-mères!

Et, les yeux au ciel, les dents serrées, les poings fermés, tout crispé de la tête aux pieds, il articula rageusement:

—Oh! comme Fénelon était dans le vrai!

—Qu'a dit Fénelon à propos de belles-mères? Rafraîchissez-moi la mémoire.

—Si ce n'est Fénelon, c'est Bourdaloue... je ne sais plus au juste lequel... mais l'un d'eux a dit: «Faites-vous faire une belle-mère en sucre, rien qu'en sucre, toute en sucre, et passez-lui votre langue sur la joue, vous la trouverez toujours amère!!!»

Jugeant oiseux de défendre Fénelon d'avoir énoncé une pareille opinion, Grandvivier, gardant son sérieux, reprit:

—Trois belles-mères! Permettez-moi de vous demander pourquoi vous vous êtes mis dans une position aussi...

Comme le juge cherchait un mot poli, Camuflet s'écria aussitôt:

—Aussi phénoménale... car je suis un phénomène!... Ainsi m'a appelé un ami auquel je demandais ce que j'avais à faire et qui m'a répondu: «Fais-toi voir au cirque.» Quand j'ai consulté le commissaire de police pour qu'il m'aidât à retrouver ma liberté, il m'a dit qu'il ne voyait pas d'autre moyen que de me faire enfermer dans une maison de fous, et il a ajouté: «Pas n'est besoin que vous alliez chercher des docteurs aliénistes; le premier médecin venu n'hésitera pas à vous délivrer un certificat de folie...»

Le magistrat écoutait, évitant un geste ou un mot qui montrât qu'il était de l'avis du commissaire de police. Du reste, mot ou geste, Camuflet ne lui aurait pas laissé le temps de l'exprimer, car il repartit de plus belle:

—Ah! j'en endure de raides! Trois mariages dans la vie, cela établit des dates, n'est-ce pas? Eh bien, quand le souvenir du passé me remet en mémoire un fait quelconque d'un de mes trois ménages, si je m'avise de dire:

—«C'était du temps de ma chère Sophie.»

Aussitôt les deux autres belles-mères se redressent jalouses, et glapissantes, les doigts crochus:

—«Vous avez donc oublié ma pauvre Agathe?» hurle l'une.

—«Ne vous souvient-il plus de ma Perpétue?» beugle l'autre.

Et ce sont des avalanches de reproches d'ingratitude, accompagnés de déluges de larmes pendant lesquels verres, vaisselle, glaces valsent à ce point que mon faïencier, chez qui je vais en ravitaillement tous les mois, me fait la même remise que pour les colonies.

Une question vint naturellement aux lèvres du juge:

—Alors, pourquoi avez-vous gardé ces dames?

Camuflet secoua la tête et avec un lyrisme larmoyant:

—Quand on a cueilli l'orange, est-ce une raison pour délaisser l'oranger? répondit-il.

Sans s'arrêter à cette poétique métamorphose de belles-mères en orangers, le juge continua:

—Était-ce délaisser ces dames que les envoyer vivre à part avec une pension?

—Quand j'y ai pensé, il était trop tard. Elles étaient à même le râtelier et ne voulaient plus le quitter... Tenez! écoutez l'histoire de mes trois mariages... Quand j'ai demandé ma première femme à sa mère: «Jamais je ne me séparerai de ma fille!!!» s'est écriée la maman, qui tenait une fruiterie-crémerie. J'étais donc dans l'alternative, pour épouser, ou de me mettre fruitier, ou de faire vendre son fonds à la belle-mère. J'ai opté pour le dernier parti.

Camuflet s'arrêta pour envoyer un soupir à la mémoire de sa première femme, puis continua:

—Quand une indigestion de choucroute me fit veuf, je dis à la maman: «Restons ensemble pour la pleurer!» Pour ne pas l'humilier par cet hospitalité gratuitement offerte, comme je me trouvais sans cuisinière, j'ajoutai: «Engourdissez votre douleur en faisant des ratas,» et elle alla pleurer dans ses casseroles.

«Ce serait vouloir ma mort que de me séparer de mon enfant!» me répondit pareillement la portière à laquelle je demandai la main de sa fille pour en faire ma seconde femme. Autre alternative: ou de partager la loge de ma belle-mère ou de lui arracher le cordon des mains pour l'installer chez moi... où elle rencontra la belle-mère numéro 1 ... Elles n'avaient pas encore eu le temps de se prendre aux cheveux quand un refroidissement, attrapé sur les chevaux de bois, me replongea dans le veuvage. Je dis alors aux mamans de mes défuntes: «Le malheur vous fait soeurs. Aimez-vous en vous aidant l'une l'autre à cuisiner.» Je me trouvai donc ainsi avec deux belles-mères.

—Et deux cuisinières, appuya le juge.

—Oui, mais nul calcul d'égoïsme n'avait dicté ma conduite, car je partageais mon dégoût entre les ratas de la crémière et les ratatouilles de la portière. Je dus même à cette circonstance de constater combien est fausse cette croyance populaire que le meilleur ragoût de mouton est celui fait par une portière.

Content d'avoir éclairé la religion de son ami sur cette fausse réputation accordée aux portières, Camuflet poursuivit:

—Quand l'amour m'incita à rallumer pour la troisième fois les flambeaux de l'hymen, j'ai cru que les grands airs de ma nouvelle belle-mère, haute dame belge Buffard des Palombes, imposeraient aux deux premières... Huit jours après, elles l'appelaient: «la mère Tisane», et la guerre était allumée.

—Et elle s'est continuée à votre troisième veuvage, interrompit Grandvivier qui voulait s'être débarrassé du narrateur avant d'atteindre sa maison.

—Oui, guerre d'autant plus acharnée que c'est, entre ces trois harpies qui se cramponnent à la place, à qui fera déguerpir les autres. Et, fait inouï, ces créatures qui se craignent et se haïssent au point de ne pas oser manger la même pitance... ce qui fait que toute l'année, j'ai trois cuisines différentes sur le feu... ces mégères, dis-je, ne s'entendent que sur un seul point: faire de ma vie un long martyre... Six fois j'ai pris un autre domicile; six fois, le lendemain, en rentrant sous mon nouveau toit, je les ai retrouvées installées, elles et leur triple cuisine, m'attendant pour m'accuser d'ingratitude... Pour moi, elles ont sacrifié leur avenir.

«J'ai perdu l'habitude de la fruiterie pour vous suivre. A mes fruits j'allais joindre la marée. Sans vous, à cette heure, je serais riche?» me dit le numéro 1.

«Pour mon malheur, j'ai quitté ma loge. Celle qui m'a succédé a épousé le propriétaire!» gémit le numéro 2.

Quant à la noble Belge Buffard des Palombes, elle se redresse grave et triste en me disant:

«A quoi bon rentrer dans la carrière des sangsues et des irrigations émollientes? J'ai perdu, grâce à vous, ma main et mon coup d'oeil.»

Alors devant ces trois femmes, dont, à leur dire, j'ai causé l'infortune, je baisse la tête et je me tais. Ayant renoncé à la lutte, je me contente de profiter de toutes les occasions qui s'offrent de faire des fugues de trois ou quatre jours.

Après ce récit de son infortune débité sur un ton tragique, Camuflet baissa la voix comme pour demander:

—Et voulez-vous que je vous fasse un aveu, monsieur Grandvivier?

—Faites, mon ami.

—Eh bien! après mes quelques jours de liberté, quand je rentre à la maison où j'ai laissé ces trois femmes enfermées, nez à nez, savez-vous la pensée qui m'obsède?

—Non, dites.

—Je regrette qu'il n'en soit pas des belles-mères comme des rats! Vous savez ce qu'on dit? On prend trois rats qu'on enferme dans une boîte. Le lendemain on ouvre la boîte et, au lieu des rats, on ne trouve plus que les trois queues... ils se sont entre-dévorés.

Cela confessé, Camuflet, reconnaissant que la plus grande part de son malheur pouvait s'attribuer à lui-même, termina en répétant sa jolie phrase:

—J'ai eu tort de les garder, me dira-t-on; mais, quand on a cueilli l'orange, est-ce une raison pour délaisser l'oranger?

Dans le narré du petit homme, une particularité avait intrigué le magistrat.

—Mais, dit-il, ces trois dames sont donc seules au monde, sans aucune famille, sans le moindre parent que vous les enverriez rejoindre avec une belle pension?

—Seules! seules! seules! articula Camuflet.

—Toutes trois veuves, alors?

—Toutes trois veuves. Le n° 1 a vu son époux le fruitier écrasé par une voiture de choux. Le n° 2, en se réveillant le matin, a trouvé son mari pendu au cordon de sa loge... Les étrennes avaient été mauvaises, paraît-il... Quant au n° 3, noble dame Buffard des Palombes, son époux le général est mort au champ d'honneur, là-bas, en Araucanie.

—Et aucune n'avait d'autre enfant que la fille épousée par vous?

—Toutes n'avaient qu'un enfant.

—Et elles ne se connaissent plus de parents?

—Seules! seules! Plus de famille! Pas l'ombre d'une relation! affirma Camuflet.

Néanmoins, après une courte réflexion, il ajouta ce mot plein d'hésitation:

—Pourtant...

—Pourtant... quoi? insista le juge.

—Pourtant, se décida à dire le triple veuf, trois découvertes, que j'aie récemment faites, devraient me faire hésiter à certifier qu'elles n'ont pas l'ombre d'une relation.

—Trois découvertes? répéta le juge tendant l'oreille à quelque révélation qu'il prévoyait burlesque.

Camuflet prit un air mystérieux:

—Oui, trois découvertes étranges. L'autre matin, en entrant dans la chambre de madame Craquefert... c'est le n° 1... il m'a semblé sentir comme une odeur de pipe. Et, notez-le, chez moi, il n'y a que les cheminées qui fument.

Camuflet de plus en plus mystérieux, baissa encore la voix pour continuer:

—Avant-hier, à mon retour d'une caravane de trois jours, devinez ce que je trouve sur le parquet, devant la cheminée de madame Giraudon, le n° 2? Devinez un peu... Hein! vous ne devinez pas? Vous donnez votre langue au chat? Sachez donc que j'ai trouvé l'empreinte, en boue noire et épaisse, d'un pied d'une taille... Oh! mais d'une taille!... Avec un second de cette taille, on ferait un pont.

Après avoir un peu respiré, Camuflet continua:

—Quant à la grande dame belge, madame Buffard des Palombes, pas plus tard que ce matin, comme elle avait étendu son tablier mouillé à sécher sur la pendule du salon, le hasard a fait que j'ai regardé dans une des poches. J'y ai vu une carte de visite dont j'ai lu le nom... attendez que je me le rappelle... un nom baroque, ma foi!... C'est drôle! je l'ai sur le bout de la langue et il ne me revient pas.

Les fort longues confidences de Camuflet, faites en marchant, avaient fini par amener les deux causeurs à cent mètres de la demeure de Grandvivier. Désireux de se séparer du petit homme qui, le nez en l'air, cherchait toujours le nom, le juge lui secoua la main en disant:

—Me voici à ma porte. Pardon, cher ami, de vous avoir tant détourné de votre retour. Merci et adieu!

—Attendez donc! je vais me souvenir du nom de la carte, insista Camuflet gardant dans la sienne la main que lui avait tendue le magistrat.

—Si vous le trouvez, vous me le direz à votre première rencontre; rien ne presse, dit Grandvivier, en cherchant à dégager ses doigts.

Camuflet poussa un cri de joie.

—Je le tiens! dit-il. C'est le baron de Walhofer.

A son cri de joie, le petit homme fit presque aussitôt succéder un hurlement de douleur.

—Eh! eh! vous m'écrasez la main... Mazette! Vous avez la poignée de main vigoureuse!

—Pardon! fit le juge en souriant. C'est un mouvement nerveux qui m'a pris quand j'ai reconnu tout à coup mon impolitesse à votre égard... Dire que vous m'avez reconduit jusqu'à ma porte et que je vous laissais partir sans vous avoir seulement offert de partager mon dîner.

Tout en secouant sa main, que le juge avait broyée au nom de Walhofer, Camuflet ouvrit des yeux étincelants de gourmandise.

—Ce n'est pas de refus, dit-il. Avec votre fameuse cuisinière Cydalise, on peut d'avance compter sur une vraie gobichonnade.




XI


L'immeuble de la rue de Turenne, où demeurait M. Grandvivier, possédait, entre cour et jardin, un pavillon, composée d'un rez-de-chaussée et d'un étage, surmonté de combles, que le juge louait en totalité.

Jadis soigné et tout fleuri, le jardin, où la fille du magistrat avait tant couru en ses premières années, était devenu inculte depuis le départ de la jeune malade.

Du reste, la satisfaction d'avoir un jardin au coeur de Paris était malheureusement payée par les désagréments du voisinage. Sur les trois faces de ce carré verdoyant prenait vue le derrière des maisons mitoyennes, masures à la façade noire et délabrée, aux plombs infects, aux fenêtres ignobles, où s'étalaient, séchant au soleil, les loques des habitants de ces taudis. Mettait-on le pied dans le jardin, on était aussitôt épié par ces locataires curieux.

A ces contrariétés, il fallait joindre l'inquiétude de ne pas se savoir en parfaite sécurité contre un voisin mal intentionné, car le mur, qui séparait le jardin des cours de ces habitations, était si peu élevé qu'il n'aurait même pu être un obstacle pour le malfaiteur le moins ingambe.

Au prix exorbitant où se taxe le terrain à Paris, ce jardin représentait un gros capital improductif. Longtemps il avait appartenu à un propriétaire assez riche pour dédaigner la spéculation, mais tout dernièrement l'immeuble et ses dépendances avaient passé aux mains d'un acquéreur qui se proposait d'utiliser le jardin en y élevant des constructions de rapport. En conséquence, M. Grandvivier avait reçu un congé qui l'obligeait, sous peu à changer de résidence.

Sans s'étonner de cette invitation à dîner faite après coup, Camuflet avait suivi le magistrat jusqu'au pavillon où un perron de trois marches donnait accès dans le vestibule.

—Vous permettez que je vous laisse seul un moment? dit M. Grandvivier à son hôte en lui ouvrant la porte d'un petit salon du rez-de-chaussée où ce dernier l'attendrait pendant qu'il irait déposer dans son cabinet la serviette gonflée de papiers qu'il rapportait du Palais.

Mais Camuflet refusa l'attente et, avec la familiarité d'un habitué de la maison, il répondit gaiement:

—Non, non. J'aime mieux descendre à la cuisine faire à Cydalise une petite visite intéressée, car, en lui apprenant que je suis votre convive, cela stimulera son amour-propre de grande artiste culinaire.

Au fond, le veuf, plus gourmand que deux chattes, désirait connaître le menu afin de décider à l'avance sur quels plats il aurait à restreindre son appétit pour pouvoir le faire charger à fond sur d'autres.

Pendant que le magistrat montait à l'étage supérieur, il enfila donc l'escalier qui conduisait à la cuisine installée dans le sous-sol.

—Il y a un siècle qu'on vous a vu, monsieur Camuflet. s'écria Cydalise en saluant le familier de la maison. Restez-vous à dîner aujourd'hui?

—Oui, ma toute belle; aussi suis-je venu pour me recommander à vos meilleures sauces.

Mais tout à coup:

—Oh! oh! lâcha-t-il avec étonnement après avoir examiné la cuisinière, qui s'offrait à lui bien éclairée par une des fenêtres du sous-sol.

—Quoi, monsieur Camuflet? fit Cydalise.

—Etes-vous ou avez-vous été malade, mon enfant? demanda le petit homme.

—Est-ce que vous me trouvez changée?

—Que sont devenues vos joues fraîches et vos belles couleurs?

Cydalise sembla chercher un peu sa réponse, puis elle finit par dire:

—Je souffre, depuis un mois, de migraines atroces. C'est le charbon de mes fourneaux qui me vaut ça... M. Grandvivier devrait bien me laisser partir... Un peu de campagne me remettrait... J'ai besoin de m'éloigner d'ici.

Pendant qu'elle prononçait les derniers mots, elle eut un léger frisson et son regard, passant par le soupirail du sous-sol, alla se poser sur le haut d'une des masures du fond du jardin dont l'étroite ouverture laissait apercevoir le dernier étage.

—Avant peu, M. Grandvivier va déménager. Peut-être le nouveau domicile vous donnera-t-il une cuisine mieux aérée que ce sous-sol, avança Camuflet qui, en gourmand intéressé, ne tenait pas à voir partir d'une maison où il avait son couvert la cuisinière qui faisait tant de plats délicieux.

—Non, rien ne me vaudra l'air de la campagne, affirma Cydalise en secouant la tête.

Il y avait dans sa voix un tremblement qui fit croire à Camuflet que la fille se sentait plus malade qu'il ne la voyait; son égoïsme de goinfre se laissa donc attendrir et il demanda avec empressement:

—Voulez-vous que je fasse part à M. Grandvivier de votre désir de quitter son service?

—Il le connaît.

—Ah! fit Camuflet étonné, et il refuse de vous rendre la liberté... vous sachant malade?

—Il dit que je m'écoute trop, fit Cydalise avec une hésitation qui donnait à douter que ce fût bien là ce qu'avait répondu son maître.

Mais ce détail échappa au triple veuf qui s'empressa d'avancer cette proposition:

—Voulez-vous que je me fasse votre avocat près de M. Grandvivier pour appuyer une nouvelle requête?

—Je vous en serai obligée, dit la cuisinière après une pause durant laquelle elle avait semblé se consulter.

Dans son désir d'obliger celle qui voyait sa santé menacée sérieusement si son congé ne lui était accordé, Camuflet passa à l'ennemi en disant:

—Et puis, ma belle, après que votre maître vous aura encore refusé, il vous restera toujours une ressource.

—Laquelle?

—De prendre, un beau matin, la clef des champs.

—Ah! oui... m'enfuir? dit Cydalise dont un nouveau frisson secoua tout le corps comme si, à prendre la fuite, elle voyait un terrible danger.

Craignant que le juge, redescendu de son cabinet, fût là-haut à l'attendre dans le petit salon, Camuflet, qui n'avait rien vu du trouble de la cuisinière, se résuma en ces mots:

—C'est convenu. Entre la poire et le fromage, je demanderai votre liberté à M. Grandvivier.

Et il s'empressa de remonter l'escalier après avoir lancé cette recommandation dernière, qui exigeait la juste rémunération du service qu'il allait rendre:

—Surtout, un bon dîner!

Quand il entra dans le petit salon, M. Grandvivier l'y avait précédé. Le retour de Camuflet était assez bruyant pour faire tourner la tête au juge qui se montrait de dos à l'arrivant. Il n'en fut rien pourtant, car le juge resta immobile devant la croisée qui éclairait sur le jardin, les regards attachés sur les rideaux qui tombaient devant les vitres.

—S'amuse-t-il à contempler les broderies de la mousseline? pensa le veuf étonné.

Quand il se fut approché du magistrat qui ne l'avait pas entendu venir, tant il était absorbé dans sa distraction, Camuflet constata que ce n'étaient pas les rideaux qui captivaient l'attention du magistrat. Ces rideaux étaient d'un tissu si fin que, s'ils eussent été relevés, ils n'auraient pas mieux laissé voir le jardin.

—Que peut-il ainsi examiner? se demanda Camuflet qui, en se penchant de côté, chercha les yeux du juge pour connaître la direction du regard.

—Peste! quels yeux furibonds! se dit-il.

Et, comme il avait découvert que M. Grandvivier, à l'abri derrière ce rideau qui le cachait sans lui rien laisser perdre de la vue des objets du dehors, avait les yeux tournés vers le haut de la maison qui, derrière le mur de séparation, se dressait au fond du jardin, Camuflet, à son tour, regarda dans la même direction.

A une fenêtre du quatrième étage de cette maison était accoudé un jeune homme d'une trentaine d'années, à la figure hardie, aux longues moustaches blondes, qui, pour le moment, semblait n'avoir pas de meilleur passe-temps que de savourer l'arôme du tabac qu'il était en train de fumer dans une de ces courtes pipes qu'on a baptisées du vulgaire nom de brûle-gueule.

La pipe, du reste, s'accordait avec la mise du jeune homme qui était vêtu d'une blouse malpropre et coiffé d'une casquette ignoble.

—Ce n'est pas à ce garçon qu'il en veut? se dit Camuflet après avoir encore regardé les yeux étincelants et la figure convulsée cruellement du magistrat.

Camuflet étant un homme qui aimait à chercher la cause de tout effet, il finit par se donner cette explication de la fureur sourde du juge:

—A moins que ce ne soit parce que ce fumeur crache dans son jardin.

Ensuite, pour que son hôte ne le surprît pas en flagrant délit d'espionnage, il regagna, sur la pointe du pied la porte qu'il rouvrit brusquement en s'écriant:

—Me voici! Pardon, cher ami, de m'être fait attendre!

Quand M. Grandvivier, à cette bruyante entrée, se retourna vers son invité, son visage avait retrouvé l'expression froide qui lui était habituelle.

—Eh bien, demanda-t-il, Cydalise est-elle prête à nous servir?

En réponse à cette question, Camuflet n'eut qu'à montrer la porte sur le seuil de laquelle venait d'apparaître le valet de chambre qui annonça:

—Monsieur est servi!

Jadis la maison avait compté une nombreuse domesticité; mais depuis qu'il s'était séparé de sa fille, le magistrat l'avait réduite à Cydalise et à ce valet de chambre, vieux serviteur de vingt années, dont le dévouement l'aurait fait se jeter au feu pour son maître.

Camuflet s'était engagé à parler pour la cuisinière entre la poire et le fromage; mais, à peine à table, il plaida pour le cordon bleu.

—Savez-vous, débuta-t-il, que j'ai trouvé bien mauvaise mine à Cydalise? Elle m'a semblé être assez gravement malade. N'êtes-vous pas d'avis qu'un congé de trois mois, passés à la campagne, la remettrait du bon côté?

—Est-ce elle qui vous a chargé d'obtenir de moi ce congé? demanda tranquillement M. Grandvivier.

—Ma foi, oui! confessa Camuflet trouvant plus court d'employer la franchise.

Le juge se tourna vers son valet de chambre.

—Va chercher Cydalise, commanda-t-il.

—L'affaire est dans le sac, se dit Camuflet avec la conviction que la cuisinière avait sa cause gagnée.

Quand Cydalise se présenta, elle était pâle et tremblante. Le juge darda dans ses yeux un regard froid et sinistre, en même temps qu'il demandait d'une voix qui contrastait avec le regard, car elle était douce et affectueuse:

—Est-il vrai, Cydalise, que vous ayez témoigné, devant M. Camuflet, le désir de quitter ma maison?

La servante, plus pâle encore, ferma les yeux devant ce regard implacable qui semblait lui brûler la vue et répondit d'un ton qu'elle s'efforçait de raffermir:

—Mais non, mais non!... M. Camuflet aura voulu plaisanter.

—La peste soit des femmes et de leurs caprices! pensa Camuflet ahuri par cette réponse.

Cependant le juge avait continué:

—Je profite de l'occasion pour vous annoncer, Cydalise, qu'en récompense de vos bons services j'augmente vos appointements de cent francs.

—Ah! Parfait! je comprends! La finaude s'est servie de moi pour tirer une carotte à son maître! pensa alors Camuflet en se donnant cette explication du revirement de la cuisinière.




XII


A l'annonce de l'augmentation de ses appointements, Cydalise s'était inclinée sans mot dire, puis elle s'était éloignée, toujours pâle et frémissante encore de ce frisson qui l'avait secouée sous le regard aigu de son maître.

—Ah! Cydalise! fit M. Grandvivier au moment où elle allait disparaître. En passant dans le salon, aérez cette pièce qui sent un peu le renfermé... Ouvrez la fenêtre sur le jardin.

Le trouble du cordon bleu avait échappé à Camuflet dont l'attention avait été subitement accaparée par un canard-bigarade que le valet venait de servir sur la table, devant son nez.

M. Grandvivier était resté l'oreille tendue, semblant attendre l'exécution de son ordre.

—Cydalise! cria-t-il encore aussitôt que le grincement de la crémone de la fenêtre du salon lui eut annoncé, de loin, qu'il était obéi.

A cet appel, la cuisinière reparut sur le seuil de la salle à manger. Son émotion de tout à l'heure n'était rien à côté de celle qui la torturait maintenant, après avoir ouvert la fenêtre. Le teint livide, les yeux agrandis par l'épouvante, les lèvres convulsives, s'appuyant, pour ne pas tomber, au chambranle de la porte, elle attendit que son maître lui fît savoir pourquoi il l'avait rappelée.

L'ordre d'ouvrir la fenêtre sur le jardin avait-il quelque chose qui concernât l'individu que, vingt minutes auparavant, le magistrat avait regardé si haineusement fumer sa pipe à la croisée de son taudis? Après cet ordre exécuté, le maître voulait-il constater l'effet produit sur la cuisinière? S'il en était ainsi, rien n'en témoigna, car, sans paraître avoir remarqué l'émotion de cette fille, il dit gaiement:

—Je vous ai rappelée, Cydalise, pour vous faire souvenir que M. Camuflet est très friand de ces «panequets» que vous préparez si bien.

—Oh! oui!!! fit goulûment le petit homme qui, s'arrachant à son extase devant le canard-bigarade, tourna vers le cordon bleu un regard tout suppliant de bien lui soigner cette friandise.

Alors, avant qu'elle eût disparu, il remarqua le visage décomposé de la servante.

—Décidément cette fille est malade! dit-il au juge. Elle a eu beau nier, je vous atteste qu'elle m'avait véritablement chargé de vous demander un congé.

—Peuh! peuh! fit insoucieusement M. Grandvivier, c'est tout au plus un malaise qui tient à la mauvaise ventilation du sous-sol où est établie la cuisine. J'aviserai à ce que le nouvel appartement que je vais chercher ait une cuisine vaste et, sur tout, bien aérée... car vous savez qu'un congé m'oblige à déménager bientôt?

—Vous regretterez votre jardin... C'est si agréable d'avoir un peu de verdure sous les yeux! avança Camuflet ne pensant plus à Cydalise.

—Oui, fit le juge, c'est agréable... mais ça n'est pas, non plus, sans ennuis. On n'est pour ainsi dire pas chez soi. A peine met-on le pied dans les allées qu'on se trouve immédiatement surveillé par un voisin.

—Comme celui qui, tout à l'heure, fumait sa pipe à la fenêtre du cinquième étage de la bicoque qui ferme le fond de la propriété, dit Camuflet se rappelant le fumeur, à l'allure de chenapan, qu'il avait surpris le magistrat épiant, à travers le rideau, d'un regard chargé de tant de haine.

M. Grandvivier tourna vers lui un visage étonné:

—Un mauvais chenapan? répéta-t-il.

—Ou, du moins, en ayant tout l'air. Un garçon d'une trentaine d'années, à longues moustaches blondes...

—Je ne l'ai pas encore remarqué, dit le juge d'un ton tellement naturel que Camuflet, au souvenir de ce qu'il avait vu, se demanda aussitôt:

—Ah çà! si ce n'était pas ce drôle qui, pourtant, devait lui crever la vue, que regardait-il donc dans la maison en face d'un si mauvais oeil?

En plus que Camuflet ne se serait pas permis d'aller contre l'affirmation d'un amphitryon chez lequel on dégustait si fine cuisine, il fut dispensé d'insister sur ce point par M. Grandvivier qui détourna brusquement la conversation par cette demande:

—Si nous parlions du baron de Walhofer?

—Walhofer? Quel Walhofer? fit Camuflet qui avait la mémoire courte.

—Ce baron, m'avez-vous dit, dont vous avez trouvé la carte dans la poche du tablier de celle de vos belles-mères qui s'appelle madame Buffard des Palombes... Quel homme est-ce, ce baron?... Jeune? Vieux?...

—Mais, cher ami, je ne le connais pas autrement que de nom... rien que de nom... par sa carte prise dans la poche du tablier.

—Ah! je croyais!... fit négligemment M. Grandvivier dont pourtant l'oeil avait trahi une expression de mécontentement à cette réponse.

Puis, après une courte pause, il ajouta en souriant:

—Moi, à votre place, je tiendrais à connaître ce baron.

—A quoi bon?

—Qui sait si ce n'est pas pour vous un futur libérateur?...

—De qui ou de quoi diable peut-il me délivrer? lâcha le petit homme ahuri.

—Parbleu! de la belle-mère en question!... Rien ne vous dit que ce baron ne soit pas un soupirant qui la convoite en mariage?

A cette supposition, Camuflet tressauta sur sa chaise en s'écriant:

—Mais elle a ses cinquante-six ans sonnés, la bonne dame!

—Le baron a peut-être la soixantaine. A tout âge, le coeur est jeune, affirma M. Grandvivier.

Camuflet partit d'un éclat de rire.

—Sapristi! fit-il, je ne demanderais pas mieux qu'il en fût ainsi!... Et bien volontiers, je fournirais une petite dot pour être débarrassé de noble dame Buffard des Palombes.

Et, se laissant aller à l'espérance:

—Que dis-je! reprit-il; je fournirais même trois dots, si trois amoureux voulaient me faire la maison nette de mes trois belles-mères.

M. Grandvivier appuya sur la corde sensible.

—Vous avez dit que chez madame Craquefer, votre numéro 1, vous aviez surpris une odeur de fumée de tabac. N'est-ce pas aussi, là, quelque soupirant qui a laissé trace de son passage?... C'est comme ces deux grands pieds tout boueux qui avaient laissé leurs empreintes sur le parquet: ne se peut-il pas aussi que ces pieds appartiennent à un coeur gonflé d'amour pour votre numéro 2?... Oui, j'ai le pressentiment que bientôt vos trois dames vous quitteront pour convoler à de justes noces.

—Oh! fit Camuflet avec indulgence, ces noces ne seraient pas «justes» que, pourvu qu'elles me débarrassassent de mes belles-mères, je m'en accommoderais encore.

M. Grandvivier, à coup sûr, poursuivait un but secret, car il revint à ses moutons en disant:

—D'abord et avant tout, je voudrais, à votre place, avoir le coeur net au sujet du baron de Walhofer.

—Pourquoi lui plutôt que les autres?

—Vos dames se jalousent, n'est-ce pas?

—Si les autres en voyaient une se mordre le nez, elles chercheraient aussitôt à se mordre le front.

—Donc, si, en sous-main, vous favorisez le mariage de l'une, il y aura chez les autres une rage envieuse du conjungo qui vous rendra vite votre liberté... Favorisez donc le baron de Walhofer... Celui-là, vous le connaissez au moins de nom... Tâchez, pourtant, d'en savoir plus sur son compte; ce qu'il est, d'où il vient, quelles sont ses ressources, ses ambitions, ses projets, etc.

—Dès demain, je me mettrai sur la piste. Aussitôt le baron découvert, je ne quitterai plus ses talons.

—Sans qu'il s'en aperçoive, bien entendu.

—Oui, bien entendu! promit Camuflet tout palpitant de l'espoir d'être bientôt délivré du trio qui empoisonnait, tout à la fois, son existence par des tracasseries et son appartement par la puanteur d'une triple cuisine.

—Vous connaissez trop bien l'intérêt que je vous porte pour ignorer combien je serai heureux d'être tenu au courant de vos découvertes, dit M. Grandvivier.

—Demain même, si j'ai du neuf, j'arriverai ici, à toutes jambes, pour vous le conter.

—Demain, soit! accorda le juge, mais dans la soirée, car mon après-midi sera prise par le Palais. Faites mieux, cher ami. Au lieu de vous présenter dans la soirée, venez encore me demander à dîner.

—Accepté! prononça sans barguiner Camuflet, pris par son faible pour les bons morceaux.

Une heure plus tard, quand le petit homme, tout gonflé par une digestion laborieuse, quitta le juge, ce dernier le suivit des yeux comme il traversait la cour et murmura:

—Mon espion sans le savoir.

Cependant son convive s'éloignait en repassant dans sa mémoire tous les incidents de sa soirée:

—J'aurais pourtant juré que c'était bien le fumeur à longues moustaches que le magistrat guettait d'un si mauvais oeil quand je l'ai surpris à l'affût derrière son rideau... Il a dit non... Alors que regardait-il de façon si hargneuse... Aurait-il maintenant la manie de faire des cachotteries?

A cette pensée, il sourit au souvenir d'une remarque qu'il avait faite.

—En fait de manies, il en a contracté, depuis peu, une assez cocasse. Il y a gros à parier qu'il ne s'est pas aperçu qu'après le dessert il n'a cessé de rouler entre ses doigts une grosse boulette de mie de pain... Est-ce qu'il a l'intention d'apprendre le piano? Alors ce serait pour s'assouplir les articulations.

Après le départ de son convive, M. Grandvivier était remonté à son cabinet de travail. Quelqu'un qui l'eût surveillé du jardin l'aurait vu écrire ou compulser des pièces judiciaires, car les rideaux de ses fenêtres, qu'il avait oublié de tirer, permettaient, à travers les vitres dégagées, d'apercevoir du dehors tous ses faits et gestes, éclairé en plein qu'il était par la lampe posée sur son bureau.

Au coup de onze heures, qui sonnaient à une église voisine, M. Grandvivier se leva, prit la lampe et passa dans sa chambre voisine. Dans cette pièce, les rideaux doublaient la vitre, mais à travers leur mince tissu filtrait la lueur de la lampe.

Pendant longtemps encore, cette lueur se montra. M. Grandvivier lisait sans doute dans son lit en attendant l'arrivée du sommeil.

Tout à coup l'obscurité se fit à la fenêtre. Le magistrat avait dû éteindre sa lampe en se sentant s'assoupir.

Voilà tout ce qu'un guetteur aurait pu voir du dehors. Mais ce dont il ne pouvait se douter, c'était que le magistrat n'était ni couché ni endormi.

Aussitôt après avoir éteint sa lampe, il était venu se poster derrière le rideau et, à travers les dessins à jour de la guipure, il s'était mis, lui à présent dans l'ombre, à surveiller le jardin éclairé par un splendide clair de lune.

Au fond apparaissait le mur de clôture, se détachant en noir sur les façades des masures blanchies par la lune.

Après une longue attente, une tête apparut à la crête de ce mur, puis un buste, enfin un homme enjamba le chaperon et sauta dans le jardin.

—Il a été pris à l'ancien signal de la fenêtre du salon ouverte par Cydalise! ricana doucement le juge de façon sinistre.

A ce moment, l'inconnu longeait un massif de lilas dans la direction de la maison. Il allait à petits pas, évitant de faire craquer le sable de l'allée.

—Si je le tuais d'un coup de fusil? se demanda M. Grandvivier.

Mais vivement:

—Non, non, dit-il, l'autre m'échapperait peut-être... il me faut frapper ensemble les deux misérables qui, seuls au monde, connaissent le secret de ma pauvre fille.

Dans l'ombre, il montra le poing à l'homme disant d'une voix étranglée par la colère:

—A bientôt, bandit!



Et ce fut le lendemain que le juge vint chez Athanase Fraimoulu lui louer son appartement,—le même jour où Fraimoulu, en quête d'une bonne cuisinière, se présenta chez Camuflet qu'on lui avait dit en posséder trois, visite dont profita le triple veuf pour prendre la poudre d'escampette en faisant passer Athanase pour un commissaire de police venant l'arrêter comme complice dans l'affaire de «la Femme sous le parquet»,—le même jour encore où Fraimoulu, après avoir surpris le juge au guet dans un fiacre, était venu dîner chez son ami Ducanif, repas qu'il comptait partager avec l'épouse et la fille du placeur et qui, à la place des deux femmes, l'avait mis en face du docteur Cabillaud fils et du baron de Walhofer.




XIII


Le lendemain matin de la soirée passée chez son ami Ducanif, le brave Athanase Fraimoulu se réveilla de méchante humeur. Il avait vu s'en aller à veau-l'eau ce projet de mariage avec mademoiselle Ducanif qu'il avait si longtemps caressé au profit de son neveu Gontran.

Si Ducanif ne lui avait pas déjà annoncé qu'il s'adressait trop tard à lui, car il avait déjà disposé de la main de sa fille, Fraimoulu n'aurait pas manqué de se demander s'il était prudent de faire entrer son neveu dans une famille où la mère et la fille vivaient d'un côté, pendant que, de l'autre, le père était accaparé par un trio de coquins.

Tout en s'habillant, Athanase repassait dans sa mémoire ses observations de la veille.

—Oui, pensait-il, Ducanif, à n'en pas douter, est entre les pattes de ce trio qui s'entend, comme larrons en foire, pour le dépiauter. Les gredins sont déjà parvenus à l'isoler en le séparant de sa femme et de sa fille... La fortune de Ducanif va la danser!

Là-dessus, Athanase Fraimoulu, en se rappelant les détails, résumait la situation. Selon lui, la cuisinière Héloïse et son amant, le docteur Cabillaud fils, le beau Gustave, devaient avoir été seuls d'abord à essayer le coup. Ensuite, soit qu'ils eussent eu besoin de s'adjoindre un auxiliaire en appelant le baron, soit que M. Walhofer fût venu de lui-même, en dogue affamé et menaçant qui a senti une copieuse pâtée, et se fût imposé, le trio s'était complété. Le bon accord régnerait-il toujours entre eux?

A cette question qu'il s'adressait, Fraimoulu secouait la tête. Heu! heu! Walhofer lui avait semblé être un mâtin qui, à l'heure du partage, montrerait de terribles crocs à ses associés Gustave et Héloïse. Il serait le troisième larron qui volerait l'âne. Quel rôle s'était-il donné dans la comédie, ce baron qui, pour mieux surveiller le pigeon à plumer, était venu se loger dans la maison de Ducanif!

Quand Fraimoulu avait proposé son neveu Gontran pour gendre à Ducanif, ce dernier n'avait-il pas annoncé qu'il avait engagé déjà sa parole ailleurs? Est-ce que le baron ne serait pas, par hasard, celui qui devait épouser la fille?

Fraimoulu n'avait pas la prétention de se poser en devin, mais il pouvait prédire que mademoiselle Ducanif n'aurait pas une existence de miel avec ce baron de Walhofer qui, la veille, avait mangé fort, bu sec et très peu parlé. Malgré cette tenue prudente de celui dans lequel il suspectait un aventurier, Athanase n'en avait pas moins éprouvé la plus mauvaise impression.

Quand il eut achevé sa toilette, Fraimoulu avait pris résolument son parti de l'échec subi par son projet de marier son neveu Gontran à mademoiselle Ducanif.

—Baste! fit-il, le monde ne manque pas d'autres filles à marier...

Un souvenir lui donna sa fin de phrase:

—... Quand ce ne serait que la fille de mon très prochain locataire, M. Grandvivier. L'intention où il est, a-t-il dit, de donner des bals et des dîners dans son nouveau logement laisse à supposer que mademoiselle Grandvivier, complètement guérie, va revenir près de son père... Je n'ai pas compté avec le magistrat, mais j'ai l'idée que Gontran trouverait des écus de ce côté-là.

En pointant ainsi ses visées, Athanase pensa combien un magistrat, sur la décence et les moeurs, devait chercher la petite bête, et il s'applaudit fort d'avoir exigé de Gontran qu'il menât une existence moins irrégulière.

Oui, mais ce dernier s'était-il résigné? Un doute vint à l'esprit de Fraimoulu en se rappelant cette exclamation de Ducanif, alors qu'il lui proposait Gontran pour gendre: «Eh! mon cher, pouvais-je supposer que ton neveu voulait de ma fille, lui qui vit maritalement avec une maîtresse!...» Et comme il avait répliqué en affirmant que cette liaison était rompue, Ducanif avait ajouté: «Alors, pas depuis longtemps, car il y a tout au plus deux heures que j'ai rencontré Gontran avec sa particulière au bras... Une personne très jolie et fort distinguée».

Du moment que son neveu avait accepté les dix mille francs qui devaient faciliter la rupture, Fraimoulu était convaincu que Gontran avait obéi; mais comme deux certitudes valent encore mieux qu'une seule, l'oncle, dont la toilette était terminée, mit son chapeau en se disant:

—Je vais aller chez Gontran pour voir si la place est nette.

Fraimoulu, en partant, trouva la cour encombrée de meubles. C'était le déménagement de M. Picador, ce locataire tant pressé de décamper qu'il avait offert l'abandon de ses six mois d'avance si Athanase voulait lui résilier son bail; ce à quoi le propriétaire avait consenti puisque, contraint par ordre des médecins à modifier sa vie, il lui fallait un appartement plus confortable que l'exigu local de célibataire, ne mangeant jamais chez lui, qui lui avait suffi jusqu'à ce jour.

Cet appartement, situé au-dessous de celui que M. Grandvivier avait loué la veille, était bien vaste pour lui; mais ne se pouvait-il pas qu'une fois Gontran marié, celui-ci consentît à venir vivre avec sa femme sous le toit de son oncle.

A cette perspective qui promettait une existence moins sombre au vieux diable se faisant ermite, l'oncle secoua la tête en répétant son refrain:

—Mais, pour que Gontran se marie, il faut qu'il ait quitté sa maîtresse.

Il se mit donc en route pour aller au domicile de son neveu, situé sur le boulevard Saint-Martin.

Chemin faisant, il continua ses réflexions. Après tout, si son neveu et sa future femme ne voulaient pas habiter avec lui, il égayerait son existence par la société de quelques bons amis qu'il traiterait de son mieux. Oui, mais pour faire festoyer ses amis il lui fallait cette introuvable bonne cuisinière. Où la dénicherait-il? La veille, il avait pensé à détourner celle de son prochain, mais son envie était sinon éteinte, du moins fort refroidie. A coup sûr il n'irait pas prendre une des trois cuisinières de M. Camuflet qu'on lui avait dit en posséder trois. En plus qu'il savait maintenant à quel titre elles étaient chez ce monsieur, il croyait sentir encore l'odeur des ragoûts infects qui l'auraient asphyxié, si Camuflet n'avait pas ouvert la fenêtre.

Il avait aussi songé à soudoyer Héloïse, le cordon bleu de Ducanif. Mais à celle-là il croyait prudent de renoncer. La gaillarde n'aurait pas lâché la proie pour l'ombre. Cette proie, elle la tenait en la personne de son maître le placeur, et Fraimoulu prévoyait dans l'avenir de Ducanif une catastrophe où seraient mêlés le baron de Walhofer et le médecin Cabillaud fils.

Des cuisinières émérites qui lui avaient été citées, restait encore Clarisse et Cydalise.

Clarisse au docteur Cabillaud père, le savant à la verrue? Il serait toujours temps de s'occuper de celle-là quand il aurait échoué près de cette fameuse Cydalise, la cuisinière du juge, que Ducanif lui avait tant prônée lorsqu'il lui avait annoncé en confidence qu'elle allait quitter son maître. Quand M. Grandvivier serait venu habiter sa maison, Fraimoulu aurait cette fille bien à portée pour l'attirer à son service. Du moment que Cydalise ne voulait plus rester chez le juge, il se dit que ce ne serait pas tâche difficile que de s'attacher l'illustre cordon bleu.

Et, tout certain de son triomphe, Fraimoulu se léchait d'avance les babines à la pensée des plats succulents qui, dans l'avenir, se succéderaient sur sa table.

Tout en réfléchissant, il avait atteint la maison où habitait Gontran Lambert, son neveu.

Il monta, d'un pas alourdi par la cinquantaine, les cinq étages qui conduisaient au logement du jeune homme. D'habitude, il donnait un coup de sonnette brutal, qui produisait un vacarme de sonnerie. Les dix dernières fois qu'il s'était présenté, Fraimoulu s'était si bien cassé le nez devant la porte toujours obstinément fermée, malgré ses coups de sonnette réitérés, qu'il s'était dit:

—Si mon bandit de neveu et sa drôlesse n'ont pas quelque trou par lequel ils puissent apercevoir qui sonne et, par cela, juger s'ils doivent ouvrir, c'est qu'ils me reconnaissent à mon coup de sonnette.

Cette fois, son coup de sonnette fut doux, presque timide. Tout en souriant de sa ruse, il attendit en tendant l'oreille.

—On vient ouvrir. Mazette! ce n'est nullement un pas d'homme, car il est diantrement léger, pensa-t-il en soufflant comme un phoque, car s'il avait l'oreille fine, il possédait, par contre, une respiration courte, qui s'était mal accordée des cinq raides étages qu'il lui avait fallu grimper.

Donc, soit qu'il se fût trompé en croyant entendre un pas léger, soit que les rauques sifflements de sa respiration eussent annoncé l'ennemi à la personne qui allait ouvrir, la porte demeura fermée.

Après deux autres coups de sonnette, demeurés inutiles, Fraimoulu se résigna au seul parti qu'il avait à prendre, celui de descendre les cinq étages si péniblement montés. Ah! dame! il n'était pas précisément à la gaieté, ce pauvre Athanase, et il n'eût pas fallu lui marcher fort sur le pied pour le mettre hors de lui. Quoi! ce gamin de Gontran le faisait poser!

Quand il passa devant la loge, il crut indigne de faire bavarder le concierge qui, du reste, l'ayant vu déjà plus de vingt fois, le connaissait pour l'oncle de son locataire.

—Vous direz à mon neveu que je suis venu pour le voir, se contenta-t-il de dire.

Quand il fut sur le trottoir, Athanase consulta sa montre, qui lui accusa neuf heures.

—Mon neveu ne va chez son architecte qu'à dix heures... il ne pourra donc pas me prétendre qu'il était déjà parti à son bureau.

Et, en forme de conclusion, il ajouta:

—Le brigand n'a pas congédié sa princesse!... Ils vont rire de moi en gobelotant avec les dix mille francs que j'ai donnés comme un vrai serin.

Mais Fraimoulu connaissait son neveu bien à fond; il se rétracta aussitôt:

—Non, non, pensa-t-il. Gontran est un honnête garçon qui m'eût renvoyé mon argent si sa résolution eût été de ne pas rompre... Or, pas de restitution... donc, rupture.

A sa rentrée dans sa maison, le portier, qui causait avec le facteur sur le pas de la loge, s'écria en l'apercevant:

—Tenez! voilà justement monsieur!... il va vous donner la signature que vous demandez.

—Lettre recommandée! annonça le facteur à Athanase en lui présentant son livret à signer.

Au pied de l'escalier Fraimoulu ouvrit la lettre. Elle contenait dix billets de mille francs et la carte de Gontran avec ces mots écrits sous le nom:

«Mon cher oncle,

»Je vous renvoie les billets de banque, oubliés par vous, dans le restaurant où nous déjeunions hier quand vous m'avez quitté si précipitamment pour rejoindre mademoiselle Pistache.»

A cette restitution, qui parlait d'elle-même, Athanase fut pris d'un accès de colère qu'il exhala en ces mots:

—Mon satané polisson a gardé sa poupée!... J'irai, moi, la faire décamper!!!

Pour un rien, il y serait même allé tout de suite: mais il réfléchit que c'était avoir une prétention niaise que de vouloir surprendre un ennemi sur ses gardes. Cela, en somme, ne le mènerait qu'à venir carillonner sur le carré, comme ce matin. Pour faire déguerpir quelqu'un d'un endroit, il faut soi-même se trouver dans cet endroit. Or il ne pouvait pas regarder son expédition de la matinée comme une entrée dans la place. Il était donc à présumer qu'il en serait de même à tout nouvel assaut.

Fraimoulu était un de ces têtus qui, une fois qu'ils veulent n'importe quoi, le veulent bien et que les obstacles à vaincre rendent ingénieux. Son ardent désir de se trouver en face de la femme qu'il se promettait d'expulser lui souffla une ruse de guerre.

—Dussé-je me déguiser en charbonnier, j'entrerai la première fois en me présentant par l'escalier de service! se promit-il.

Il déjeuna chez lui de plats que le concierge avait été lui chercher dans un restaurant voisin.

C'était d'autant plus exécrable que le portier, en passant devant la loge, avait emprunté la sauce de chaque mets pour se corser un certain ragoût de veau qu'il trouvait un peu fade et dont, après ce mélange, il se promettait une fête.

Ce déjeuner lui fit oublier son neveu pour ressusciter plus vive son ambition de posséder un cordon bleu.

—Quand j'aurai Cydalise!!! pensa-t-il, ne doutant pas de la facilité qu'il trouverait à s'attacher cette fille, qui voulait quitter son maître actuel.

Le portier lui apporta son café.

—Pourquoi les pauvres gens n'auraient-ils pas aussi des douceurs? s'était dit ce fonctionnaire en passant encore devant sa loge. Il s'était donc mis de côté une demi-tasse à déguster à la suite de son ragoût «corsé», puis, après avoir comblé le vide dans la cafetière du propriétaire par une addition d'eau chaude qu'il avait sur le feu pour sa barbe, il avait monté ce café baptisé, qu'il plaça devant Fraimoulu en annonçant:

—Il y a en bas un monsieur qui demande à vous parler. Dois-je le faire monter?

Sa mésaventure avec son neveu ne laissait pas à Fraimoulu assez de patience pour écouter le premier venu.

—Un importun, sans doute? dit-il au portier pour qu'il complétât ses renseignements sur celui qui demandait audience.

—C'est un monsieur qui m'a d'abord demandé à visiter l'appartement qu'a loué hier M. Grandvivier, afin, a-t-il dit, de se rendre compte de petits travaux à exécuter pour le locataire et autorisés par vous. Après cette visite, il s'est informé si vous étiez visible.

—C'est le monsieur Camuflet qui vient pour les cloisons, se dit le propriétaire en pensant au petit homme qui, la veille, quand il lui avait rendu visite, l'avait transformé en commissaire de police afin de pouvoir échapper à ses belles-mères.

Le concierge, sur le «oui» répondu par Fraimoulu, n'eut pas besoin de redescendre, car celui qu'il annonçait était monté sur ses talons et, tout aussitôt, du seuil de la chambre, se fit entendre une voix gaie qui demandait:

—Comment se porte mon libérateur? Hein! je ne suis pas long à rendre les visites qu'on m'a faites?

C'était bien Camuflet. Il s'avança en tendant la main à Athanase.

En prenant dans la sienne la main qui lui était offerte, le propriétaire eut un mouvement de surprise.

—Oh! oh! fit-il. Que vous est-il donc arrivé? Avez-vous eu une explication un peu vive avec vos belles-mères?

—Ah! oui, dit tranquillement Camuflet, vous dites cela à cause de mon oeil? Ça se voit, n'est-ce pas?

—C'est un superbe pochon.

En effet, l'oeil droit du triple veuf était entouré d'un large cercle du plus beau noir qui, s'il provenait d'un coup de poing, attestait chez celui qui l'avait octroyé un biceps de première force.

—Non, reprit Camuflet tout guilleret, ce n'est pas à mes dames que je dois ce pochon. Je l'ai attrapé dans une attaque nocturne.

—Et c'est cela qui vous rend si joyeux? demanda Fraimoulu qui venait de remarquer sur le visage de son visiteur un air de contentement qui faisait même rayonner son pochon.

—Ah! c'est que je vais vous dire... commença Camuflet.

Ensuite, après l'immense soupir de satisfaction d'un homme qui sent sa poitrine soulagée du poids de tout un monde, il s'écria:

—Je vais être délivré de mes belles-mères!!

—Par la police?

—Non, par l'amour, ou, pour mieux dire, par le mariage!

—Ah! vous allez encore vous marier? demanda Fraimoulu au hasard.

—Du tout! du tout! pas moi! Ce sont mes belles-mères qui vont se marier.

—A leur âge!

Camuflet éclata de rire.

—Oui, à leur âge... C'est aussi ce que je me suis écrié quand M. Grandvivier a fait luire à mes yeux cet espoir de délivrance. Je ne voulais pas y croire; cela me paraissait n'être qu'un conte de fées... car, du diable si je pouvais m'imaginer que chacune de mes trois vieilles folles avait son amoureux!

Et, en frappant sur un côté de sa redingote, Camuflet ajouta:

—Là, dans ma poche, j'ai une lettre de chacun des soupirants de mes belles-mères... D'un seul coup de filet, j'ai amené cette correspondance.

Tout en fouillant dans sa poche, Camuflet continua avec une feinte gravité:

—Je dois rendre cette justice à mes belles-mères que, chez elles, si le coeur a parlé, ce n'est pas pour les millions des paladins qui les courtisent... Ecoutez plutôt...

Ce disant, le veuf avait tiré trois lettres de sa poche; il en ouvrit une en poursuivant:

—Celle-ci est adressée à madame Craquefer, mon numéro 1... Elle est d'un laconisme éloquent.

Et Camuflet lut:

«Tu sais, la vieille, que j'ai besoin d'argent. Je te l'ai dit déjà une fois; je te le répète... Aboule vite, ou sinon gare à la danse... Signé: Ton Antoine

—Vous aviez raison. Ce paladin-là ne me semble pas, comme vous l'avanciez, posséder des millions, avança Fraimoulu après cette lecture.

—Et il en est de même pour le galant chevalier de madame Giraudon, mon numéro 2. Écoutez ce billet d'amour, dit Camuflet.

Il avait déplié la deuxième lettre et se mit à lire:

«Eh! la mère, est-ce qu'on oublie son Boniface dont la bourse est à sec, oh! mais à sec, que ça en fait pitié à tous les camarades! Tâche donc d'expédier au plus vite des monacos à ton chéri.»

—Mazette! fit Fraimoulu, en voici encore un qui ne nage pas dans l'or!

—Pas plus que l'amoureux de la noble Belge Buffard des Palombes dont je vais vous lire l'épître, répliqua Camuflet qui ouvrit la troisième lettre:

«Il me faut deux billets de mille francs ou je sombre au port. Prouve-moi ainsi cette affection sans bornes que tu prétends toujours éprouver pour moi...»

Comme Camuflet s'était arrêté, Fraimoulu demanda:

—C'est tout?

—Non, cela se termine par une phrase assez énigmatique, répondit Camuflet qui se remit à lire:

«J'ai deux grues couchées en joue. Laquelle? De l'une ou de l'autre, il y aura toujours des picaillons à fricoter.»

Cela lu, Camuflet regarda Fraimoulu.

—Comprenez-vous? demanda-t-il.

—Non, fit Athanase.

Mais, la curiosité l'excitant:

—Comment avez-vous pu vous procurer ces trois lettres étranges? reprit-il.

Camuflet se redressa tout fiérot et avec un sourire malin:

—En pratiquant un précepte bien connu.

—Lequel?

Diviser pour régner.

Camuflet disait la vérité. Mais, pour connaître l'exploit qui l'avait rendu maître de ces lettres et la circonstance qui lui avait valu ce superbe coup de poing sur l'oeil, il faut remonter de trente-six heures en arrière.

L'avant-veille, quand il avait quitté M. Grandvivier, après que celui-ci lui eut fait entrevoir la possibilité d'être délivré de son esclavage en mariant ses trois belles-mères, il était parti en se promettant d'arriver à découvrir, en chair et en os, ce baron de Walhofer qu'il ne connaissait encore que par le nom de la carte trouvée dans la poche du tablier de haute dame Buffard des Palombes.

—Oui, se disait-il en marchant, le conseil du juge est bon. Le tout est de donner le branle. Or, en favorisant l'union de l'illustre dame avec le baron, je verrai mes numéros 1 et 2, en vrais moutons de Panurge, courir au conjungo.

Il avait promis de revenir le lendemain chez le magistrat, qui l'attendait encore à dîner, pour lui donner des nouvelles du baron. A l'heure dite, il reparut, mais avec la mine du renard qui a manqué sa poule.

—Rien de neuf sur le Walhofer, annonça-t-il, pendant que mes mégères étaient allées aux provisions,—car chacune fait son marché séparément, tant elle aurait peur de manger quelque chose acheté par l'autre,—j'ai fureté dans tous les coins, et meubles de la chambre de madame des Palombes avec l'espoir de dénicher un portrait, une lettre, ou l'indice quelconque de la voie à suivre... Rien! rien!

Puis en riant:

—Si mauvais résultat que j'aie à vous annoncer, j'ai encore failli ne pas pouvoir venir vous en faire part. Mes trois gaillardes, qui sont à court d'argent, faisaient si bonne garde autour de moi pour m'empêcher de m'évader avant d'avoir regarni leurs porte-monnaie, que je n'aurais pu m'enfuir s'il ne s'était présenté un M. Fraimoulu se disant propriétaire d'une maison où, paraît-il, vous avez loué, ce matin, un appartement.

—C'est vrai. J'ai terminé avec M. Fraimoulu, après qu'il a été convenu de certains travaux à exécuter, pour lesquels je vous ai désigné au propriétaire.

—C'est aussi ce que m'a dit ce monsieur. Sa visite avait pour but de s'entendre avec moi sur la prompte exécution de ces travaux qu'il s'imaginait être fort pressés. A quoi j'ai répondu qu'il faisait erreur, car votre intention était de n'emménager qu'après que vous seriez parfaitement libre de l'instruction de l'affaire la Godaille... ce qui demanderait peut-être un mois.

—Sur ce point, vous vous êtes trompé, mon cher Camuflet.

—C'est pourtant vous-même qui m'avez annoncé ce délai.

—Oui, mais depuis quarante-huit heures des faits se sont présentés à moi, qui feront probablement que cette instruction, qui s'annonçait devoir être si longue, se terminera par une ordonnance de non lieu.

—Alors l'assassin de mon associé Bazart serait donc autre que son neveu le saltimbanque?

—Il n'y a pas d'assassin, pour cette raison qu'il n'y a pas d'assassinat. J'ai acquis la conviction que je me trouvais devant un suicide... Dans deux ou trois jours, je l'espère, la Godaille sera remis en liberté.

—Mais l'affaire du cadavre de madame Bazart trouvé sous un plancher?

—Tout certifie que c'est Bazart lui-même qui a vengé son honneur de mari outragé.

—Diable! il n'y allait pas de main morte à se débarrasser de ceux qui le gênaient!!! S'il avait eu trois belles-mères, lui! Voyez-vous ça d'ici?

Cette réflexion de Camuflet l'ayant ramené à ses moutons, il fit au juge le récit de sa ruse, pour prendre sa volée, d'avoir travesti Fraimoulu en commissaire de police venant l'arrêter comme complice de l'assassinat de la femme Bazart.

Ensuite, revenant à la question présente:

—Avec tout ça, continua-t-il, je ne vois pas trop comment j'arriverai à découvrir le baron de Walhofer, ce vieux soupirant de mon numéro trois.

L'intérêt mystérieux qu'avait M. Grandvivier à faire de Camuflet, à l'insu de ce dernier, un espion qu'il mettrait aux trousses du baron, lui fit jouer la comédie; il parut réfléchir, puis, en secouant la tête:

—Peut-être vous y prenez-vous mal, mon cher ami, dit-il. A votre place, je chercherais à apprendre la vérité par les deux autres belles-mères. Dans la vie commune que mènent ces dames, elles ne sont pas sans avoir surpris leurs secrets mutuels.

—Possible! Mais, voyez-vous, pour ce qui est de m'en dire un mot, jamais!... Sans qu'elles soient convenues de rien, il y a entre elles, sur ce point, une alliance complète.

—Heu! heu! fit M. Grandvivier d'un ton de doute, il n'est si ferme alliance qu'on ne puisse rompre quand on sait mettre en pratique certain précepte.

—Quel précepte!

—Diviser pour régner.

—Non, non, mes gaillardes s'entendent trop bien, je le répète, sur cet unique point: me fourrer dedans! dit Camuflet convaincu.

—Alors cherchez autour d'elles, conseilla le magistrat qui, en voyant le veuf le regarder sans comprendre, s'empressa d'ajouter: Souvent une alliance n'est pas toujours seulement défensive. Quelquefois elle est neutre. C'est-à-dire qu'à côté de ceux qui se sont engagés à se défendre mutuellement, il y a aussi cette sorte d'alliance qui consiste à regarder faire, sans prendre parti pour personne... Cherchez parmi ceux-là.

Camuflet devint rêveur.

Soudain il tressaillit en s'écriant:

—Si je couvrais d'or ma concierge. Elle doit en savoir long sur le trio.

—La concierge prendrait votre or et n'ouvrirait la bouche que pour vous berner au profit de l'ennemi... Non pas que je condamne votre idée d'employer cette femme, car elle est bonne. Seulement vous la mettez mal en pratique; il faut agir, mais sans que vous paraissiez en scène.

—Alors, comment...?

—Je vous l'ai dit: diviser pour régner.

—C'est-à-dire les mettre à couteaux tirés, sans paraître y être pour rien.

—Parfaitement.

A la fin de la soirée, le magistrat dit à Camuflet sur le point de partir:

—Vous savez du reste combien je m'intéresse à vous. N'oubliez pas de me tenir au courant de vos découvertes. Je n'ai pas besoin de vous recommander le secret sur les quelques conseils que je vous ai donnés.

—On m'arracherait plutôt le nez que de m'en tirer les vers, répondit naïvement le veuf.

Il s'en allait lentement, l'esprit à la recherche d'un moyen d'utiliser sa portière, quand, à cinquante mètres de la demeure du magistrat, un homme sortit d'une rue latérale et se mit à suivre la rue de Turenne, dans la même direction que Camuflet qui le précédait.

Cet homme était coiffé d'une casquette et vêtu d'une blouse; il marchait en fumant sa pipe.

Au moment où il avait débouché de la rue latérale, le bec de gaz, placé à l'angle, l'avait si bien éclairé que Camuflet avait pu voir son visage.

—Je ne me trompe pas, se dit-il, c'est ce garçon que M. Grandvivier, hier, à travers son rideau, regardait de façon si féroce alors qu'il fumait à la fenêtre de son taudis ayant vue sur le jardin... et que le juge, plus tard, m'a dit n'avoir pas vu.

Et, sans penser à mal, puisque c'était sa route à suivre, Camuflet continua sa marche derrière le fumeur.

Camuflet n'avait pas l'imagination prompte. En conséquence, il fut bientôt absorbé par le problème que M. Grandvivier lui avait donné à résoudre: savoir: diviser pour régner, en faisant, avec adresse, et sans paraître y avoir poussé en rien, sortir la concierge de son alliance avec les belles-mères.

—Le juge a raison, pensait-il; si mes trois numéros, d'une manière quelconque, font leurs frasques, elles doivent, à coup sûr, être protégées par le silence de mes concierges... de la portière surtout, une maîtresse curieuse qui sait bien vite votre compte de puces.

Ainsi pensif, Camuflet marchait donc tout machinalement à dix mètres derrière l'homme à la pipe et aux longues moustaches blondes qu'il avait fini par oublier complètement.

Il n'était pas loin de minuit. A cette heure, où, dans certains quartiers de Paris, le mouvement et la vie veillent encore, la solitude était profonde dans la rue de Turenne.

Le fumeur, dont la pensée n'était pas, comme celle du triple veuf, travaillée par la solution d'un problème, ne tarda donc pas à entendre le pas qui résonnait derrière lui. Tout en continuant sa marche, il tourna la tête pour voir qui lui arrivait sur les talons. Si l'obscurité de la rue et la distance lui défendaient de voir les traits de son suiveur, elles lui permettaient de constater sa petite taille et de se rassurer contre le danger d'une attaque nocturne.

A l'angle de la rue Charlot, il prit cette rue qui allait le conduire sur le boulevard. C'était aussi le chemin de Camuflet qui, pareillement, doubla l'angle et, comme celui qu'il précédait, tourna à gauche, en arrivant au boulevard. Puis, l'un croyant, après ce crochet, avoir laissé son suiveur continuer sa route en droite ligne, l'autre n'ayant pas conscience qu'il eût emboîté le pas à celui qu'il avait oublié, ils remontèrent le même trottoir.

Sur le boulevard Saint-Martin, le fumeur, à court de provision pour sa pipe, fit un quart de conversion pour entrer dans un bureau de tabac et comme, au lieu d'avancer, il resta sur place, fouillant ses poches au préalable, soit pour en tirer sa blague, soit pour vérifier s'il était en fonds, Camuflet, marchant toujours, franchit la distance et lui passa devant le nez, prenant ainsi de l'avance.

A ce passage de Camuflet dans la traînée de lumière produite par le bureau de tabac encore pleinement éclairé, le fumeur vit le triple veuf, pas assez tôt pourtant, car celui-ci l'avait déjà assez dépassé pour qu'il n'eût pu voir ses traits, mais suffisamment pour reconnaître à sa petite taille celui qu'il ne voyait plus que de dos.

—L'avorton de tout à l'heure, se dit-il, mais sans y attacher la moindre importance.

Après une courte station dans le bureau de tabac, le jeune homme aux longues moustaches reprit sa route, tout occupé de tirer sur sa pipe dont, au bureau, il avait imparfaitement allumé la nouvelle charge.

Cent mètres plus loin, la pipe était éteinte. L'homme tira de sa poche une boîte d'allumettes. Comme le vent assez vif, qui lui soufflait dans la figure, menaçait d'éteindre son allumette, il se retourna pour donner à la flamme l'abri de son individu, ce qui le mit en face de l'espace qu'il venait de parcourir.

—Oh! oh! fit-il subitement d'un ton composé de méfiance et de surprise, est-ce que ce moucheron-là me filerait, par hasard?

Dame! il y avait motif à surprise. Le petit homme qui, après l'avoir dépassé devant le bureau de tabac, aurait dû, maintenant, être bien avant, se retrouvait encore derrière lui, à une trentaine de mètres, d'autant plus visible qu'à cette heure avancée les passants n'étaient plus assez nombreux sur le trottoir pour masquer la vue de sa petite taille.

En ce bas monde, où il n'est pas de miracle, le fait était des plus simples à expliquer. Pendant que le fumeur était dans le bureau de tabac, Camuflet, au lieu de gagner du terrain, avait fait une pause devant la boutique d'un marchand de vin pour voir l'heure à l'oeil-de-boeuf placé au-dessus du comptoir, et comme sa montre était arrêtée, il l'avait remontée et mise à l'heure. C'était alors que le jeune homme, à sa sortie du bureau de tabac, avait à son tour dépassé le petit homme sans le remarquer, occupé qu'il était à tirer sa pipe dont le tabac humide se refusait à la combustion.

Étant expliqué ce qui avait causé la surprise du fumeur, il resterait encore à chercher ce qui avait éveillé sa méfiance. Il est à croire qu'il faisait partie de ceux que leur conscience tient toujours sur le qui-vive, et qui, suivant le dicton, en se sentant morveux, sont sans cesse prêts à se moucher. Bref, il devait être en situation de craindre d'être épié, car il gronda encore:

—Oui, il doit me filer. La preuve en est que, me voyant arrêté, il ne continue pas sa marche.

En effet, le veuf était resté sur place, mais non pour la cause que lui prêtait le fumeur aux longues moustaches blondes. S'il n'avançait plus, c'est qu'il venait d'être immobilisé par la joie d'avoir soudainement trouvé le moyen de mettre ses belles-mères en hostilité avec sa portière.

—Oui, oui, se répétait-il, de cette façon, je les amènerai tout gentiment à se manger le nez... et la portière, en leur tournant casaque, viendra me crier gare!...

Cependant le fumeur s'était remis en marche, mais en doublant le pas. A ce train-là, si tout à l'heure il retrouvait encore le particulier sur ses talons, c'est que, bien décidément, il le filait.

—Alors, tant pis pour toi, mon joli coco! se disait-il avec un vilain rire.

Après dix minutes d'un petit pas de course, il se retourna encore. Toujours à même distance et courant aussi, il aperçut Camuflet. Pouvait-il se douter que, si le petit homme accélérait ainsi sa marche, c'était que, maintenant qu'il tenait son idée, il lui tardait d'être rentré au logis pour bien étudier son projet.

Les circonstances transformant donc Camuflet en espion, le fumeur serra les poings et murmura entre ses dents:

—Si je te trouve encore sur mon dos au premier tournant, ton affaire est bonne!

Et bientôt, au coin de la rue Richelieu, il quitta le boulevard.

—Allons! c'est bien à moi qu'il en veut, se dit-il, quand, au même tournant, il vit apparaître Camuflet dont c'était le chemin pour gagner, par la place Louvois, la rue Méhul qu'il habitait.

Le jeune homme tenta encore une épreuve. Il entra dans la sombre rue Delayrac, déserte à cette heure avancée, car il était passé minuit. Une minute après, le triple veuf arrivait dans la rue.

Et, sans prêter la moindre attention à celui qui le précédait, absorbé, qu'il était dans ses combinaisons machiavéliques contre ses belles-mères, il s'avançait dans l'obscurité en se disant:

—Oui, excellente idée qui me permettra de diviser pour régn...

Malheureusement, il n'acheva pas le mot. Il en fut empêché par un terrible coup de poing qui venait de lui être asséné par un homme, bondissant de l'encoignure sombre d'une porte. L'attaque avait été si soudaine et, surtout, si vigoureuse, que le pauvre Camuflet n'eut pas le temps de voir son agresseur. Sous la force du coup, il s'affaissa sur le trottoir où il s'évanouit.

Après son ennemi terrassé, le jeune homme n'avait pas l'intention de s'en tenir là, car, se penchant sur le corps, il avançait déjà ses deux mains qui allaient serrer le cou de sa victime quand, tout à coup, il se releva en murmurant avec surprise:

—Eh! mais, c'est le pante aux écus!!! J'allais faire de la belle besogne, moi!... J'ai failli crever la caisse de la vieille.

Sur ce, il prit sa course et se perdit dans les détours des rues voisines en se disant:

—Après tout, un mauvais horion sur l'oeil, ce n'est pas la mort d'un homme. Si je n'en avais jamais accommodé que comme cela, j'en connais qui mangeraient encore de la soupe.

Ensuite, en souriant:

—Je ne m'étonne plus, à présent, s'il suivait le même chemin que moi... Nous allions au même endroit.

Cependant Camuflet avait repris connaissance et s'était relevé. Tout trébuchant et la main sur son oeil endolori, il regagnait son domicile en se demandant:

—A qui dois-je ce coup de poing-là? On m'a laissé ma montre et mon porte-monnaie; donc c'est une vengeance qui a dû se tromper d'individu.

Le brave garçon pouvait-il, en bonne conscience, accuser de l'aventure le jeune homme moustachu auquel il ne pensait plus depuis la rue de Turenne?

Pouvait-il aussi se douter, quand il tira la sonnette de sa porte cochère, que ce même jeune homme, de l'autre côté de la rue, caché dans l'ombre, guettait sa rentrée en se disant:

—Il en sera quitte pour un oeil au beurre noir!... Pourvu qu'à rentrer si tard il n'empêche pas la vieille de venir.

De quelle vieille parlait-il? Elles étaient trois vieilles chez le veuf.

La portière avait guetté le retour de Camuflet pour lui faire algarade au passage devant la loge. Elle lui mit son bougeoir sous le nez, ce qui lui permit de voir en quel piteux état son locataire avait un oeil, et elle grogna hargneusement:

—Il y a des gens qui se soucient peu de faire mourir le pauvre monde par la privation de sommeil. Au lieu d'aller faire le coup de poing dans les brasseries, ils devraient penser aux infortunés qui veillent à les attendre.

—Toi, ma sorcière, demain tu me feras la risette! pensa le retardaire qui fila sans répondre.

Au moment où Camuflet, étendu dans son lit, souffla sa bougie pour s'endormir, un long coup de sifflet retentit dans la rue, au pied de la maison.




XIV


Elles s'exécraient du plus fin fond de leur coeur, les trois belles-mères de Camuflet. Celle qui serait tombée à l'eau n'aurait pu compter, pour ne pas se noyer, sur un fétu de paille que lui aurait lancé une des deux autres. Des chiens de faïence se seraient, à coup sûr, réconciliés avant que, dans le trio, se fût produite une marque de conciliation.

Ce qui a été dit sur la cuisine séparée que chacune se faisait, tant leur haine était doublée de méfiance, se reproduisait dans les autres détails. Vous n'auriez pas même obtenu que celle-ci se lavât les mains dans l'eau qu'auraient montée ses rivales.

C'était, à ce sujet, la première occupation à laquelle se livraient le matin ces bonnes dames. Chacune descendait remplir à la pompe de la cour le seau d'eau nécessaire aux usages de la journée. A prix d'or, vous n'eussiez pas obtenu que ces seaux fussent déversés dans une fontaine commune.

Et il en était ainsi pour tout.

Après la provision d'eau montée, chacune partait aux vivres qu'elle comptait fricoter séparément pour ses repas de la journée. C'était, pour leur gendre, le plus doux moment de la journée, car ces dames, potinières au premier chef, jacassaient chez les fournisseurs pendant deux bonnes heures, durant lesquelles Camuflet savourait le charme d'un calme profond.

Quand, le lendemain de son pochon reçu, le petit homme s'éveilla, son premier souci fut de tendre l'oreille. A la complète tranquillité de l'appartement, il sut à quel point du programme quotidien en étaient ses belles-mères.

—Elles ont déjà monté leurs seaux d'eau et, à cette heure, elles jouent de la langue chez les marchands du quartier... Alerte! c'est le vrai moment pour moi! se dit-il, après s'être habillé en un clin d'oeil.

Il se rendit chez chacune de ses belles-mères et, trois fois, il sortit sur le carré avec un seau plein, puis, trois fois aussi, il rentra avec un seau vide qu'il alla soigneusement reporter à sa place habituelle.

Cela fait, il attendit.

Un quart d'heure après, un violent coup de sonnette se fit entendre à la porte de l'appartement. Un éléphant en fureur aurait sonné moins fort.

Camuflet alla ouvrir.

Il fut presque renversé par la portière, qui se précipita comme une trombe dans l'appartement. Ses yeux, qui lançaient des flammes, lui sortaient de la tête, une terrible colère lui contractait le visage, et, ce fut d'une voix rauque, car la rage l'étranglait, qu'elle put à grand'peine demander:

—Où sont-elles?

—Elles... qui? fit Camuflet, d'un ton des plus innocents.

—Vos saligaudes de belles-mères!...

Le mot était roide. Camuflet aurait protesté si la portière lui en eût laissé le temps, mais cette dernière reprit avec une furie croissante:

—Est-ce qu'elles se figurent, quand le propriétaire vient de me laver la tête de si rude façon, et par leur faute, que cela va se passer ainsi!

Et, avec un redoublement d'exaspération:

—Ah! çà, toutes les trois, elles étaient donc, ce matin, ivres à ne pouvoir se tenir sur leurs jambes?

Camuflet se redressa digne et sévère.

—Madame Crotin, dit-il, apprenez que mes belles-mères n'ont pas les habitudes d'ivrognerie que vous leur prêtez.

Cette réponse fit repartir de plus belle la concierge qui s'écria:

—Alors, si elles étaient de sang-froid, elles l'ont donc fait exprès pour me faire perdre ma place?... Ah! les misérables! elles me le paieront!!!

On aurait donné le bon Dieu sans confession à Camuflet tant il y avait en lui de bonhomie quand il demanda:

—Mais enfin, madame Crotin, que vous ont-elles donc fait?

—Ce qu'elles m'ont fait? répéta la portière en grinçant des dents.

Alors, en tournant sur ses talons:

—Venez le voir! dit-elle.

Camuflet suivit la concierge qui marchait vers le carré en répétant: «venez le voir! venez le voir!»

Quand ils eurent atteint le palier, la portière, avec un geste tragique, montra la descente de l'escalier en prononçant ce seul mot:

—Regardez!

Mais mot et geste suffisaient pour faire comprendre d'avance combien les coupables auraient à défendre énergiquement leurs chignons et leurs yeux contre les griffes de la portière en proie à une de ces rages bleues qui font mordre du fer.

En effet, pour une portière «ayant le respect», comme on dit, de son escalier, il y avait de quoi se fâcher tout rouge.

Depuis le carré de Camuflet jusqu'à la loge du concierge, c'est-à-dire sur une descente de trois étages, l'escalier s'était transformé en une cascade. Chaque marche s'égouttait sur la suivante avec un petit bruit charmant. On se serait cru en Suisse quand sautille, le long du rocher, l'eau produite par la fonte des glaciers.

—Ah! vous allez laver votre escalier à grande eau, chère madame Crotin? demanda Camuflet avec une ingénuité qui semblait croire que le déluge provenait du fait de la concierge.

—Puisque je vous dis que ce sont vos saligaudes de belles-mères qui m'ont joué ce mauvais tour! hurla la Crotin.

—Croyez-vous? croyez-vous? répéta Camuflet avec doute. Ces dames sont incapables d'une telle légèreté; je les connais...

Il fut interrompu par le rire gouailleur de la portière qui haussa brusquement les épaules et articula sous le nez du veuf:

—Ah! ouiche! que vous les connaissez!... Comme moi je connais le Congo!

Et comme elle tenait à son épithète, elle répéta:

—Trois vraies saligaudes qui me le paieront, je ne vous dis que ça, mon bonhomme.

Camuflet avait intérêt à ne pas laisser se refroidir, chez la Crotin, la colère qui pouvait la rendre bavarde. Il remua la tête en répliquant:

—Vous devez accuser à tort.

La bile se remua immédiatement chez le cerbère femelle qui glapit:

—De quoi! J'accuse à tort!... Est-ce qu'elles auront le toupet de nier!... Mais regardez donc vous-même... Est-ce que les traces d'eau ne vont pas se perdre sous la porte de votre cuisine? C'est parti de là!... Et pas une goutte d'eau à l'étage supérieur... Vous avez beau être aveugle sur bien des choses, ça doit pourtant vous crever les yeux.

On juge avec quelle joie secrète le triple veuf avait entendu le «Vous avez beau être aveugle sur bien des choses.» C'était l'écluse des révélations qui commençait à s'ouvrir. Il appuya donc sur la chanterelle en disant d'un ton convaincu:

—Oui, vous accusez à tort. Mes belles-mères sont des personnes d'âge... par conséquent posées, sérieuses...

Un nouveau «Ah! ouiche!» des plus railleurs, lancé par la rageuse Crotin, coupa la phrase de Camuflet qui, sans paraître avoir entendu, poursuivit:

—... Qui ne peuvent vous avoir fait une pareille farce.

—Avec ça qu'elles en sont à compter leurs farces, les mâtines! insinua la portière irritée par la contradiction.

Mais, décidé à faire le sourd, le petit homme continua en appuyant sur les mots:

—Car c'est une farce... Il ne s'agit pas d'un seau renversé par accident... Non, il y a là, répandu sur vos marches, le contenu d'au moins dix seaux, peut-être quinze, méchamment versés à la file... Oui, l'intention de vous créer un ennui est patente, avérée... Mais, je vous le répète, de cette stupide plaisanterie, j'affirme que mesdames mes belles-mères sont parfaitement incapables.

—Elles sont capables de tout! articula la concierge d'un ton sec qui accusait la plus profonde conviction.

De ce qui précède, Camuflet avait tiré la leçon que son trio n'était pas irréprochable, mais rien de précis ne lui avait été révélé. La Crotin devait avoir dans son sac des secrets qu'il fallait en faire sortir avant que sa fureur fût apaisée.

—Ceci est une vengeance, reprit-il. Cherchons ensemble de qui elle peut venir.

Et en s'appuyant une main sur le coeur:

—Je puis vous jurer, en commençant par moi, que jamais une pensée de vengeance, contre vous n'a battu sous mon sein gauche.

—Oh! vous, fit franchement le concierge, vous êtes un serin, un vrai serin, mais pas une méchante bête pour deux sous!

Avant que le veuf pût remercier la Crotin de la bonne opinion qu'elle avait de lui, cette dernière serra les poings et grinça entre ses dents:

—Mais elles, les gourgandines?

—Qui appelez-vous gourgandines? demanda innocemment Camuflet.

—Parbleu, vos trois créatures!

—Oh! oh! fit le veuf d'un ton doucement grondeur, pouvez-vous, maman Crotin, parler ainsi de trois personnes respectables?

—Vous êtes, dans le quartier, le seul de votre avis! gouailla la Pipelet, dont la furie, devenue froide tournait à l'ironie.

—... de personnes que leur âge met à l'abri du plus petit soupçon, insista Camuflet.

—Flûte! flûte! flûte pour vos femmes d'âge! débita la concierge. De la meilleure de vos fines commères, je ne donnerais pas un os de côtelette.

Il était patent pour le gendre que la Crotin avait ses trois belles-mères en piètre estime; mais sur quels faits appuyait-elle cette opinion défavorable? Dans l'espoir de lui tirer les vers du nez, il reprit donc:

—En admettant que l'infamie d'avoir inondé vos escaliers soit le résultat d'une vengeance, mes belles-mères ne peuvent avoir aucun motif de se venger de vous.

—Qui sait? lâcha la Crotin.

Après une petite pause, elle ajouta:

—Quand ce ne serait qu'à cause de la nuit dernière.

Camuflet ne commit pas la faute de demander une explication. La soupape aux révélations venait de se soulever. Il s'agissait de la laisser s'ouvrir d'elle-même béante, il donna de l'éperon en poursuivant:

—Non, il ne me souvient pas que mes dames aient eu contre vous quelque gros motif de reproche qui leur conseillât la vengeance. Non, ce n'étaient que petites peccadilles dont elles se plaignaient. Je les ai entendues dire... souvent, je l'avoue... que vous étiez bavarde, curieuse...

La colère remonta furieuse au cerveau de la Pipelet, qui se redressa l'oeil en feu.

—Ah! bavarde!... Ah! curieuse! répéta-t-elle. Est-ce que j'ai bavardé sur les hommes qu'elles reçoivent quand vous n'êtes pas là, ou qu'elles vont retrouver chez la crémière et le marchand de vin? Est-ce que j'ai été jamais curieuse d'aller entendre ce qu'elles descendent conter dans la rue, après minuit, quand vous dormez, à ceux qui les appellent à coups de sifflet ou avec leurs piiouit! Ah! bavarde! Ai-je jamais appris à l'une les manigances des autres? car chacune fait ses farces en cachette des autres. Le peu de fois qu'elles sont d'accord, c'est pour répéter que vous n'êtes qu'un idiot et vous carotter vos écus.

Tout ce qu'il entendait n'avait rien de très flatteur pour l'amour-propre du petit homme, mais il n'en jubilait pas moins de tout son coeur. Dieu savait quelle oreille avide il tendait aux sorties furibondes de la concierge! Aussi son tympan fut-il agréablement chatouillé par ces paroles de la Crotin:

—Oui, on m'a inondé l'escalier parce que, cette nuit, j'ai refusé de tirer le cordon à je ne sais laquelle des trois qui voulait aller rejoindre dans la rue le particulier qui, pendant un quart d'heure, l'avait régalé de ses coups de sifflet d'appel.

Elle vint se mettre sous le nez de Camuflet dont la face tendue étalait au grand jour son oeil au pourtour noir et tuméfié.

—Il ne vous reste qu'on oeil de bon; mais, à l'avenir, ouvrez-le... C'est un conseil que je vous donne...

Ensuite, comme si la seule présence du petit homme ne lui suffisait pas pour décharger sa bile, elle prit la rampe, et, en faisant jaillir sous la semelle de ses savates les flaques d'eau recueillies par les marches creuses, elle dévala par l'escalier en criant:

—Je vais aller attendre au passage la rentrée de vos coquines et je vous jure que je les ferai rire jaune!

Camuflet suivit un instant du regard la descente de celle qui promettait de faire passer à ses respectables dames un vilain quart d'heure. Après quoi, il rentra chez lui tout souriant.

—Je ne suis pas prophète, murmurait-il, mais je crois pouvoir prédire que la bonne harmonie entre la Crotin et mes belles-mères va être légèrement troublée.

Au chapitre particulier de chaque belle-mère, il n'avait recueilli rien de précis, mais l'ensemble des renseignements suffisait pour l'engager à ne plus s'apitoyer sur le sort de celles que, jusqu'à ce jour, il avait cru tant isolées en ce bas monde qu'il constituait leur unique relation.

Il aurait bien pu rester sur le carré à écouter par-dessus la rampe la réception promise à ses belles-mères par la Crotin. Il connaissait assez l'organe criard de ces dames pour être certain, en sachant aussi à quel diapason était accordée la portière, que le quatuor furieux qui allait être chanté dans le vestibule lui monterait bien distinct des profondeurs de l'escalier. Mais à quoi bon? Une scène bien plus curieuse et tout aussi aigre ne lui était-elle pas réservée?

Après avoir passé ensemble sous la langue de la portière, les bonnes dames, quand elles allaient se retrouver nez à nez, devaient infailliblement se prendre de bec. Car, enfin, devant ce fait de l'escalier inondé, elles ne pouvaient manquer de s'accuser mutuellement du délit. De cette scène orageuse, où la fureur ferait oublier la prudence, Camuflet avait l'espoir d'extraire d'utiles détails... espoir qui lui faisait se dire avec une satisfaction sincère:

—Je vais donc pouvoir flanquer à la porte ces très chères dames.

Effectivement au bout d'un quart d'heure, la porte de la cuisine claqua de vigoureuse façon, annonçant la rentrée des belles-mères.

L'ouragan allait se déchaîner avec violence. Camuflet, en conséquence, dressa ses deux oreilles.

Par malheur, le petit homme, tout à l'heure sur le carré ruisselant d'eau, avait pris l'humidité aux pieds à travers les minces semelles de ses pantoufles, et sa tête nue s'était refroidie entre deux airs. Des pieds et du nez, il avait gagné un bon rhume qui, au moment même où allait éclater l'orage chez les belles-mères, se traduisit par un éternuement.

A ce bruit qui leur signalait le voisinage de l'ennemi commun, les trois femmes, par suite de l'accord qui liait ces ennemies irréconciliables tant qu'il s'agissait de leur gendre, calmèrent subitement leur fureur. Au lieu des éclats d'une trombe de rage, un profond silence régna dans le logis.

Par expérience, Camuflet n'ignorait pas que les douces personnes agissaient envers lui comme les cochers de fiacre qui, dans une dispute entre collègues, soulagent leur rage en tombant à coups de fouet sur un de leurs voyageurs.

—Je ferais bien de décamper, se dit-il.

Et, sans se le répéter à quatre fois, il gagna doucement la porte du carré et fila comme un lièvre.

—Eh! monsieur Camuflet! lui cria la Crotin comme il passait devant la loge.

Quand il se fut arrêté, elle lui tendit trois lettres en disant avec le plus profond mépris:

—Voici trois lettres que le facteur vient d'apporter pour vos propres à rien. Vous les leur remettrez vous-même, car, dorénavant, je ne veux plus avoir de rapports avec ces créatures.

Elle se tourna vers son époux qui, dans un coin de la loge, ingurgitait une tasse de chocolat.

—Es-tu de mon avis, Pancrace?

—Le mieux est de ne plus se commettre avec de telles espèces, déclara dédaigneusement Pancrace.

Camuflet plaça les trois lettres dans une poche de son portefeuille et, d'une autre, il sortit un billet de cinquante francs qu'il offrit à la Crotin.

—Croyez, dit-il, que je suis au regret de l'accident arrivé. Voici de quoi payer la peine de celui qui épongera les marches.

La portière prit le billet, puis avec un attendrissement dans la voix:

—Vous êtes tout de même une vraie bête du bon Dieu... C'est pitié de voir qu'on vous en pende tant au nez! dit-elle.

Après une petite pause de réflexion:

—Venez donc causer de temps en temps avec moi, ajouta-t-elle.

—Je n'y manquerai pas, chère madame Crotin, promit Camuflet, comprenant que l'ancienne alliée de ses belles-mères passait dans son camp.

Il avait fait trois pas, quand elle le rappela:

—Accepteriez-vous un bon conseil? demanda-t-elle.

—Deux même.

—Eh bien! aussitôt que vous serez couché, ce soir, ne vous endormez pas.

—Parce que?

—Parce que, ce soir, ce sera le tour des piiouit.

Et, sur ce renseignement énigmatique, elle retourna à son fourneau sur lequel chauffait sa part de chocolat.

Camuflet prit dans son portefeuille un second billet et le tendit à la femme.

—Voulez-vous avoir l'obligeance de porter cette somme à un de mes amis? demanda-t-il.

—Sans doute. Où demeure-t-il?

—Je n'ai jamais su son adresse, déclara Camuflet qui décampa sans reprendre son billet.

—Il n'est pas déjà si bête, cet imbécile! pensa la portière en empochant le cadeau.

«Qui veut la fin veut les moyens», dit un proverbe. Puisque Camuflet avait accepté de la concierge les trois lettres adressées à ses belles-mères, ce n'était pas pour les garder intactes dans son portefeuille. Sa curiosité était d'autant plus justifiable que, depuis deux jours que sa méfiance avait été éveillée, il en découvrait de belles sur le compte des bonnes dames. Odeur de pipe chez l'une! empreintes boueuses de pieds énormes chez l'autre! carte de baron dans la poche de la troisième!... Et voilà que, tout à l'heure, on lui avait appris que ces dames connaissaient de mystérieux piiouit qui, la nuit, les faisaient descendre dans la rue, ou que, le jour, elles allaient rejoindre dans les crémeries ou chez les marchands de vin du quartier.

Dire qu'il les avait crues seules au monde sans la plus petite parenté, sans même un ami qui s'intéressât à elles... et il avait, à présent dans son portefeuille, la preuve que chacune était en correspondance réglée... Oui, avec qui?

—Ce ne doit être qu'avec des amoureux venus depuis peu, se répondait Camuflet qui se rappelait les cent fois que le trio lui avait affirmé ne plus connaître personne en cette vallée de misère qu'on appelle l'existence.

Des amoureux! à leur âge! Mais quand il les aurait appelées vieilles folles, cela n'en ferait pas moins que les amoureux existaient, qu'ils écrivaient, et que lui, Camuflet, allait se régaler de leur prose... car, tout en réfléchissant ainsi, il venait de retirer de son portefeuille les trois lettres d'amour.

Ils ne payaient pas de mine, ces billets doux qui devaient contenir un cri du coeur! L'un empoisonnait l'odeur de pipe. L'autre avait son enveloppe maculée de taches de vin. Le dernier portait la marque des doigts crasseux qui l'avaient plié... Et quelle écriture, quelle orthographe trahissait l'adresse de ces poulets.

—Mes belles-mères n'ont pas placé leur coeur dans les hautes classes! pensa Camuflet en ouvrant la première lettre.

Fichtre! non, ce n'était pas dans les hautes classes qu'aimaient ces dames!... Elles avaient même attrapé en plein dans le mille, si leur intention première avait été de viser parmi les archi-sans le sou, car, ainsi qu'on l'a vu en un chapitre précédent, toutes ces lettres, dans un style plus ou moins impérieux, réclamaient de l'argent.

—Comment! c'est ainsi que peut écrire un baron! se demanda Camuflet après avoir lu l'écrit destiné à madame Buffard des Palombes.

Pour Camuflet, cette lettre devait émaner d'autant plus infailliblement du baron qu'elle n'était pas signée, preuve certaine, selon lui, que le noble correspondant n'avait pas voulu compromettre le blason de ses pères!

—Un vieux roué, se dit Camuflet, que le fait de soupirer pour une dame de l'âge respectable de madame Buffard des Palombes ancrait dans cette conviction que l'amoureux devait avoir la soixantaine bien sonnée.

Et, au lieu de s'affliger de ce que ces lettres n'étaient que des demandes d'argent, Camuflet en était heureux.

—Tous ces soupirants qui tirent la langue après un écu vont se jeter sur la petite dot que j'offrirai, et, avant peu, un triple mariage m'aura débarrassé de mes trois belles-mères, se disait il en se frottant les mains.

Cette perspective d'un triple mariage lui souriait. A lui, homme doux, elle plaisait d'autant mieux qu'elle l'exemptait de demander la séparation à des moyens violents. Aussi, tout en marchant par les rues à l'aventure, semblable à la Jeannette de la fable de la Laitière et le Pot au lait, il faisait mille doux projets sur l'emploi de sa liberté reconquise. Le plus pressé était de faciliter le mariage du vieux baron avec le no 3. Aussitôt les nos 1 et 2, jaloux, et envieux, sauteraient d'eux-mêmes dans le conjungo... et alors, lui, libre! libre! libre!

Soudain, dans ce ciel bleu que l'espérance lui montrait, Camuflet vit apparaître un petit nuage noir. Que signifiait donc le dernier paragraphe du billet adressé à madame Buffard des Palombes?

Camuflet, reprenant l'épître dans sa poche, relut lentement la phrase énigmatique:

«J'ai deux grues couchées en joue. Laquelle? De l'une ou de l'autre, il y aura toujours des picaillons à fricoter.»

—Je consulterai M. Grandvivier, se dit le petit homme à bout d'efforts pour comprendre.

Alors il pensa à reconnaître en quel endroit le hasard de sa marche l'avait conduit. Il se trouvait à l'entrée de la rue Vivienne. Il était donc tout porté pour aller visiter ce nouvel appartement, loué par M. Grandvivier, dans lequel il avait quelques travaux à diriger.

Et voilà comment Camuflet, après avoir inspecté le local, avait rendu visite au propriétaire, M. Fraimoulu, qu'il avait trouvé achevant un exécrable déjeuner, à son retour de l'expédition chez son neveu, qui n'avait eu d'autre résultat que de le faire inutilement carillonner devant la porte de Gontran obstinément fermée.

A celui que, la veille, il avait transformé en commissaire de police pour qu'il l'aidât à échapper à ses belles-mères, Camuflet, tout heureux de la possession de ses lettres, en avait fait la lecture. Il espérait que Fraimoulu l'aiderait à déchiffrer l'énigme qui terminait la lettre adressée à dame Buffard de Palombes.

—Comprenez-vous? avait-il demandé.

A quoi, on s'en souvient, Fraimoulu avait négativement répondu. Puis, comme les affaires du petit homme l'intéressaient moins que les siennes, il reprit:

—Le travail à exécuter dans l'appartement que M. Grandvivier m'a loué sera-t-il de longue durée?

—Du tout. Avec quelques carreaux de plâtre et vingt ou trente heures de travail, ce sera chose bâclée.

—Mon nouveau locataire m'a parlé vaguement de cloisons, sans m'en préciser la place, dit Fraimoulu pour obtenir du veuf plus de détails.

—Oui, deux. Une qui doit diminuer une pièce de débarras au profit d'un cabinet de toilette.

—Et l'autre?

—Ah! fit Camuflet en haussant les épaules, pour celle-là, je ne comprends guère M. Grandvivier. Dans le logement qu'il va quitter, la cuisine est étroite et à ce point si mal aérée que sa cuisinière Cydalise en est malade.

—Dans la cuisine qu'il va trouver ici, il en sera autrement, car la pièce est vaste. La cuisinière y respirera à pleins poumons, avança Fraimoulu.

—Justement! Justement! répéta vivement Camuflet. Eh bien! croiriez-vous que c'est cette cuisine que M. Grandvivier veut diminuer avec sa cloison? «Cela fera une office pour Cydalise», a-t-il répondu à mon observation.

—Mais la cuisine, de l'autre côté du couloir, possède déjà une office, objecta Fraimoulu.

—C'est aussi ce que j'ai dit au magistrat qui m'a répliqué que cette office était trop loin et trop séparée de la cuisine. «Dans la nouvelle, Cydalise aura tout sous la main», m'a-t-il répliqué.

En somme, c'était le locataire qui payait les travaux. Il était donc maître d'en agir à son caprice et c'était là chose sur laquelle il n'y avait rien à voir pour les autres.

—Après tout, ça le regarde, dit Fraimoulu.

—Oui, mais cela diminue la cuisine d'un bon tiers... oh! oui, d'un bon tiers... et, après le travail, elle ne sera plus qu'un long boyau incommode, répliqua le triple veuf.

Il porta la main à sa poche.

—Au fait, fit-il, vous allez en juger. J'ai inscrit mes mesures et tracé une espèce de plan sur un papier que j'ai là.

Il tendit le plan à Fraimoulu en ajoutant:

—Tenez, là, au dos de cette carte de visite.

Seulement, il la présenta sur la face contraire, ce qui permit à Athanase de voir le nom.

—Baron de Walhofer, lut-il.

Et, pris de l'avide curiosité d'avoir des renseignements sur cet homme qu'il avait rencontré, la veille, à la table de Ducanif, il s'écria:

—Connaissez-vous ce baron?

—Nullement.

Comme le regard d'Athanase, qui se reportait de lui à la carte, était plein d'interrogation, Camuflet se hâta d'ajouter:

—Pas autrement que de nom... par cette carte trouvée dans la poche de ma belle-mère n° 3.

Il frappa sur la poche qui contenait les lettres.

—Et, reprit-il, j'ai tout lieu de croire que c'est de lui que vient la missive où se trouve le paragraphe incompréhensible des deux grues couchées en joue.

Style, écriture et orthographe répondaient si mal à ce jeune homme avec lequel il avait dîné que Fraimoulu haussa les épaules.

—Ne croyez donc pas cela! fit-il avec l'accent convaincu.

A ce ton, une espérance subite vint à l'esprit de Camuflet. Est-ce que son heureuse chance voulait qu'il fût en présence de quelqu'un qui pût lui donner sur le baron ces renseignements qu'il désirait si ardemment, mais qu'il ne savait où prendre.

—Connaissez-vous donc ce M. de Walhofer? demanda-t-il.

—Hier soir, nous nous sommes rencontrés à la table d'un de mes amis, avoua Athanase.

Dans le thème qu'il s'était créé, Camuflet, on le sait, voyait le soupirant de madame Buffard des Palombes sous les traits d'un vieillard. A cette rose de cinquante-cinq ans ne pouvait convenir qu'un rosier de soixante années. De là vint donc qu'il s'écria:

—Ah! vous connaissez ce vieillard?

—Quel vieillard? fit Fraimoulu dérouté.

—Le baron, parbleu!

—Le baron n'est pas un vieillard. C'est un jeune homme de trente ans au plus, affirma Athanase.

Le petit homme tenait trop à son idée pour en démordre.

—Alors, fit-il, c'est du fils que vous parlez?

—Je ne sais plus à propos de quoi j'ai entendu le baron avancer qu'il était orphelin, affirma Fraimoulu.

Ensuite, à l'appui de son dire, il continua:

—Mon baron est un blond, à chevelure coupée ras, ce qui contraste avec ses moustaches qu'il porte fort longues. Ce serait un fort beau garçon, sans certain pli, entre les sourcils, qui lui fait la visage dur... sans compter une balafre sur la joue gauche.

A mesure que Fraimoulu avait parlé, la face de Camuflet s'était empreinte de surprise. Le propriétaire était en train, trait pour trait, de lui faire le portrait de ce jeune homme que, trois jours auparavant, il avait vu fumant sa pipe, en tenue déguenillée, à la fenêtre d'une des masures qui s'éclairaient sur le jardin de M. Grandvivier.

Il confondit si bien dans sa pensée le fumeur avec le personnage dont parlait Fraimoulu, qu'il repartit:

—Je comprends que, dans ses lettres, ce baron demande deux billets de mille francs à une femme. C'est sans doute pour s'habiller, car il a triste apparence sous sa blouse en loques.

Ce fut au tour de Fraimoulu d'ouvrir des yeux étonnés.

—Une blouse! répéta-t-il. Loin d'exhiber la blouse en loques que vous lui prêtez, je vous jure que ce jeune homme, malgré sa tenue un peu raide, avait fort bon air sous l'habit noir qu'il portait chez mon ami.

—Et vous êtes certain que c'était le baron? insista Camuflet s'entêtant.

—Pour tel il m'a été présenté par le maître de la maison et tel je l'ai entendu désigner tout le long du repas par ce dernier qui, au dessert, a fini par lui donner son petit nom.

—Qui était? demanda Camuflet jugeant qu'il n'est aucun renseignement inutile à prendre.

—Alfred, s'il m'en souvient bien.

Le triple veuf avait trop à coeur de renoncer à son idée pour ne pas revenir à l'assaut.

—Est-ce qu'il ne demeure pas du côté de la rue de Turenne, votre baron? demanda-t-il.

—Nullement. Il habite le numéro 4 de la rue Caumartin, dans la maison même où j'ai dîné.

Battu sur tous les points, Camuflet se rendit. Comme depuis son lever il ne s'était pas mis une seule bouchée dans son estomac qui faisait rage, il songea à aller déjeuner.

—Pardon! je vous reprends cette carte au dos de laquelle sont mes mesures pour les cloisons, dit-il en retirant le carton des mains d'Athanase.

Puis, en le retournant sur le bon sens où s'étalait le nom du baron sans aucune adresse:

—A tant faire que d'avoir des cartes, on devrait au moins y faire imprimer aussi son domicile, dit-il.

—Donner sa carte avec une adresse, c'est se mettre à la disposition du premier venu auquel il plairait de venir vous ennuyer de sa visite... Probablement que le baron a voulu écarter ces gêneurs-là, répondit Fraimoulu.

Cinq minutes après, le triple veuf était attablé dans un restaurant. Son déjeuner fut des plus brefs, car une idée, qui s'était logée en sa tête, lui fit mettre les bouchées doubles.

—Je n'aurai pas le démenti sur cette ressemblance, se dit-il, quand il se retrouva sur le trottoir.

De son pas accéléré, il gagna la rue de Turenne. Aux environs de la demeure de M. Grandvivier, il chercha dans les rues adjacentes à retrouver les masures qui, sur leurs façades de derrière, devaient clore le jardin du magistrat.

—Ce doit être là, pensa-t-il en s'engageant dans une allée sombre et puante au bout de laquelle, dans un trou infect, il vit le portier occupé du ressemelage d'un soulier.

—Alfred est-il là-haut? demanda-t-il en se rappelant le nom de baptême appris de Fraimoulu.

—Alfred? dit le savetier. Quel Alfred? Il y en a deux dans la maison... Est-ce Boîte-à-Poivre ou bien le Tombeur-des-Crânes?

—Le blond à longues moustaches, dit Camuflet se tirant d'embarras entre ces deux sobriquets.

—Ah! bon! fit le portier. Alors le Tombeur-des-Crânes?

Après avoir prononcé le nom du Tombeur-des-Crânes avec une emphase qui attestait combien il était fier de posséder un tel locataire, le portier qui, tout en parlant, avait été occupé à enfoncer des clous dans sa semelle, releva la tête et regarda mieux Camuflet.

Alors il sourit, et d'une voix goguenarde:

—Que je suis bête, dit-il, de vous avoir demandé auquel de mes deux Alfred vous avez affaire! dit-il.

—Pourquoi? fit le petit homme.

—Parce qu'il suffisait simplement de vous regarder pour savoir tout de suite que c'est le Tombeur-des-Crânes que vous cherchez.

—Bah! Et à quoi, s'il vous plaît, voit-on ça en me regardant?

—A votre pochon. Ah! le gaillard qui vous a collé cette tape-là sur l'oeil ne vous a pas ménagé la marchandise! Il vous a copieusement servi!

Avant que Camuflet pût demander quel rapport existait entre le Tombeur-des-Crânes et le coup de poing qui lui avait enjolivé l'oeil, le savetier continua de son ton toujours gouailleur:

—Comme ça, mon bonhomme, nous disons donc que vous avez le trac?

—Quel trac? dit Camuflet.

—Ne faites donc pas celui qui ne comprend pas! Si vous aimez mieux, je dirai que vous n'avez pas de coeur au ventre... que vous refoulez devant l'occasion de montrer que vous êtes un gas à poil... Hein! C'est ça? Pas vrai?

Camuflet, ahuri, ne répondant pas, faute de deviner ce que parler voulait dire, le portier prit ce silence pour un aveu et continua en son langage qui n'avait rien de celui des cours.

—Faut pas en rougir. Tous les jours ça arrive, quoi! un particulier vous allonge une mornifle sur la frime. On ne demanderait pas mieux, en manière de rebiffe, que de lui crever la paillasse... Malheureusement, nib de courage... Alors, qu'est-ce qu'on fait?

—Oui, qu'est-ce qu'on fait? répéta Camuflet de plus en plus ébaubi.

—Alors on vient trouver le Tombeur-des-Crânes et on lui dit: «Je ne regarde pas au prix, flanquez-moi donc mon ennemi les quatre fers en l'air... Réglez-lui mon compte.» Et le Tombeur-des-Crânes, qui est bon garçon et très complaisant pour qui lui aboule des monacos, fait votre commission.

Emerveillé par l'industrie du jeune homme aux moustaches blondes, Camuflet restait bouche béante. Le savetier put continuer à son aise:

—Vous savez, le Tombeur-des-Crânes n'est pas regardant. Il règle le compte à ce que vous voulez: au sabre, à l'épée, au bâton, à la savate.

Sur ce dernier mot, le portier hocha un peu la tête d'un air triste et continua:

—La savate, ce n'est plus trop son fort depuis un mauvais atout, reçu dans le temps, qui lui alourdit la jambe... Non pas qu'il rechigne à la savate, car il y trouverait difficilement son maître, seulement il aime mieux jouer d'autre chose... C'est comme pour moi la morue. Oui, j'en mange... mais je lui préfère le gigot à l'ail.

Le savetier, après cette confession sur la morue, frappa familièrement sur le ventre de Camuflet en lui disant d'un ton paternel:

—Soyez tranquille, mon petit. Pourvu que vous ayez seulement du courage à la poche, le Tombeur-des-Crânes liquidera si amplement votre pochon, que l'autre aura du retour.

Le bavardage du savetier avait eu un bon côté, celui de fournir à Camuflet, qui n'y avait pas d'abord pensé, le prétexte pour aborder son jeune homme aux moustaches blondes. Bien que, par les renseignements du portier, il eût reconnu que le Tombeur-des-Crânes ne pouvait être le baron de Walhofer, il lui fallait, devant le savetier, motiver sa visite dans la maison à la recherche d'un des deux Alfred qui l'habitaient.

En conséquence, il remua négativement la tête en disant:

—Je ne viens pas pour mon pochon, attendu que ce coup m'est arrivé par une chute de l'impériale d'un omnibus et je ne sache pas que votre locataire se charge de corriger les omnibus.

—Ça, c'est vrai.

—Après tout le bien que j'avais entendu dire du talent à l'escrime de M. Alfred, dit le Tombeur-des-Crânes, je venais pour m'entendre avec lui sur des leçons à donner à deux de mes fils.

En avançant ce mensonge, l'intention de Camuflet était, pour tromper le savetier qui allait lui indiquer la porte et l'étage du Tombeur-des-Crânes, de faire une pause dans les escaliers, puis de redescendre, au bout d'un quart d'heure, comme s'il avait vu le locataire. Il se trouverait ainsi dégagé de la fausse piste sur laquelle l'avait lancé la ressemblance du fumeur aux moustaches, qu'il avait aperçu de chez M. Grandvivier, avec le portrait de Walhofer que lui avait fait Fraimoulu, disant avoir dîné, la veille, avec le baron.

Camuflet fut exempté de la station qu'il se proposait de faire dans l'escalier.

Le portier, qui aurait dû, s'il n'en avait été détourné par le pochon, commencer par cette déclaration, lâcha ces mots:

—Mon locataire n'est pas chez lui. Laissez votre nom et votre adresse. Je les lui remettrai la première fois que je le verrai... un de ces soirs.

—Il ne rentre donc pas régulièrement chaque jour?

—Non. Depuis qu'il a ouvert une salle d'armes par là-bas, dans les beaux quartiers, je ne le vois revenir que bien rarement dans sa chambre qu'il a conservée.

Forcé par son mensonge d'avoir l'air d'être pressé de trouver le professeur d'escrime qu'il voulait donner à ses prétendus fils, Camuflet ne put faire autrement que de demander:

—Où se trouve cette salle?

—Là-dessus je ne saurais vous répondre. D'abord le Tombeur n'aime pas trop à conter ses affaires par le menu. Ensuite, cela ne m'intéresse guère. Tout ce que je sais, c'est qu'il reparaît ici de loin en loin... Tenez, pas plus tard qu'il y a deux jours, vous seriez venu que vous l'auriez trouvé... Il a passé quarante-huit heures dans sa chambrette qu'il lui peine toujours de quitter...

A cette fin de phrase, le savetier cligna de l'oeil, puis, avec un sourire malin il articula:

—Et pour cause.

Le portier était de ces bavards qui n'attendent pas qu'on leur tire les vers du nez. Aussi, son écouteur n'ayant témoigné nulle curiosité à ce: «Et pour cause», il se hâta de dire à Camuflet, d'une voix basse, qui par suite de la proximité du nez à l'oreille, envoya aux narines du petit homme tout un parfum de chique et d'échalotes combinées:

—Oui, et pour cause, car il paraît qu'il en tient ferme pour une cuisinière du voisinage... Rien qu'un mur à sauter et il est chez sa belle.

—En vérité, dit machinalement Camuflet qui, loin de penser que ce mur franchi pouvait bien être celui qui fermait le jardin de M. Grandvivier, poursuivait une autre idée.

Il faisait bon être des locataires du savetier, car il ne rechignait pas à les faire mousser.

—Voyez-vous, reprit-il, c'est moi qui vous le dis, s'il n'arrive pas malheur à ce gaillard-là, il fera son chemin par les femmes.

L'idée qu'avait le petit homme en tête lui était soufflé par un dernier doute: Si péremptoirement qu'il lui fût prouvé qu'il s'était trompé en se mettant aux trousses du Tombeur-des-Crânes, quand il poursuivait le baron, Camuflet ne voulait pas se résigner.

En somme, «Alfred» était un petit nom, et le «Tombeur des Crânes» un sobriquet. Quel mal pouvait-il résulter de ce que, entre ce prénom et ce sobriquet, il laissât tomber le nom de Walhofer.

Il arracha donc un feuillet de son portefeuille et, tout en traçant au crayon deux renseignements faux, il dit au savetier:

—Voici mon nom et mon adresse que je vous prie, quand vous le verrez, de remettre à M. Walhofer.

A ce nom, le portier ouvrit des yeux surpris.

—Walhofer? répéta-t-il. Qui appelez-vous Walhofer?... Votre chien?

—Je croyais que, de son nom de famille, votre locataire s'appelle ainsi.

—Lui! pas le moins du monde! C'est un Dupicant, du nom de sa brave farceuse de mère... surnommée la Belle Flamande... Une rude gaillarde, allez! qui n'avait pas sa pareille pour attirer le public dans les foires... Fallait la voir avaler des cailloux et des lapins vivants!

Ensuite, tristement:

—Mais la gloire n'a qu'un temps, poursuivit-il. A cette heure, la Belle Flamande qui, entre nous, doit être fièrement dégommée, est revenue de tous ces triomphes... La déveine lui était arrivée à la suite de la mort de son homme, un hercule qui s'était cassé un ressort dans le coffre en voulant soulever une charrette trop chargée de militaires... J'étais là, quand ça lui est arrivé. Il a d'abord fait: «Hein!» puis il a lâché. «Aïe!» il a vomi le sang pas seulement de quoi remplir ce soulier d'enfant que vous voyez là... C'était la fin. Il était toisé. La veuve Dupicant en a vu de dures alors. Mais c'était une fine mouche qui s'est bien vite rattrapée aux branches.

Tout désireux de décamper, Camuflet tendait sa fausse adresse au savetier; il était tant impatient de partir qu'il n'avait plus prêté l'oreille aux derniers commérages du portier qui, au lieu de prendre le papier, continua en souriant:

—Il paraît que la Belle Flamande, aujourd'hui, est remontée sur sa bête. Je me suis laissé dire qu'elle avait trouvé le moyen de se loger dans la vie d'un bourgeois imbécile chez qui elle trouve à gogo sa pâtée.

Renonçant à voir le bavard prendre enfin son papier, Camuflet le posa sur une petite table, au milieu de vieilles savates, en disant d'un ton sec:

—Vous voudrez bien remettre cette adresse à votre locataire quand vous le verrez.

Et, sans plus tarder, il enfila l'allée au petit pas de course, poursuivi néanmoins par la voix du savetier, qui, la tête passée par le vasistas de la loge, lui criait:

—C'est pourtant le moins, quand on a fait causer le monde, qu'on offre un verre de vin.

Camuflet n'arrêta sa course qu'à deux cents mètres de la maison d'Alfred, le Tombeur-des-Crânes.

—Ouf! fit-il tout essoufflé, à quoi pensai-je en allant chercher le baron dans cette masure?... Il est vrai que la ressemblance d'Alfred, que j'avais vu fumant à sa fenêtre, répondait tellement au portrait que M. Fraimoulu m'avait fait du baron avec lequel il a dîné hier, que je suis bien excusable d'avoir voulu que les deux personnages fussent un seul et même individu... Car tout y est: cheveux ras, longues moustaches blondes, air mauvais, même cicatrice sur la joue et même âge de trente ans.

En pensant à l'âge, Camuflet eut un sourire.

—M'est avis, pensa-t-il, que, si mes trente ans m'étaient rendus, je ne les emploierais pas à m'amouracher d'une femme de cinquante-cinq... portât-elle l'illustre nom de Buffard des Palombes.

Sur cette réflexion, il pressa le pas.

—A présent, ajouta-t-il, allons rue Caumartin pour voir si l'autre paire de moustaches, dont Fraimoulu m'a donné l'adresse, est bien sur les lèvres du vrai baron.

Il modéra pourtant son pas pour trouver le prétexte sous lequel il se présenterait devant M. Walhofer.

Il ne fut pas long à l'inventer. Son nom d'entrepreneur de travaux publics était assez connu sur la place pour qu'il pût avancer que, sur le point de commencer une grande entreprise par actions, il avait besoin que son conseil de surveillance fût composé de noms à particules, parmi lesquels celui du baron belge ne serait pas déplacé.

Le trou du savetier ne ressemblait guère à la loge de la rue Caumartin. Celle-ci était presque un salon, au milieu duquel se tenait un monsieur en jaquette de velours et pantoufles brodées, qui, en retirant la calotte dont était couverte sa tête chauve, demanda poliment:

—Que désire monsieur?

—Suis-je assez heureux pour que M. le baron de Walhofer soit chez lui? débita Camuflet.

—M. le baron qui s'absente souvent pour aller chasser dans ses terres, se trouve être précisément de retour à Paris depuis hier matin, annonça le concierge.

Sur ce, il s'inclina, en ajoutant:

—Au deuxième étage, la porte en face.

En montant l'escalier, Camuflet, comparant ses deux visites, fit cette réflexion:

—Il paraît que l'un pour aller à la chasse, l'autre pour se rendre à sa salle d'arme, mes deux moustachus s'absentent souvent de leur domicile.

Camuflet était arrivé devant la porte désignée. Il avançait déjà la main vers le cordon de la sonnette quand, au-dessus de lui, à l'étage supérieur, il entendit ouvrir une porte.

—A bientôt, mon cher baron! dit une voix de femme.

—Toujours votre: «à bientôt!» et rien n'arrive, répondit, sèche et mécontente, une voix d'homme.

—N'est-ce pas aussi que vous voulez aller plus vite que les violons? répliqua la femme.

—Vous savez, Héloïse, que pour vous comme pour votre Gustave, il ne ferait pas bon vous jouer de moi, accentua durement l'homme.

—Ne faites donc pas le croquemitaine, mon bon! dit railleusement celle qu'on venait de nommer Héloïse.

Accaparé par la curiosité, Camuflet avait oublié de sonner. Il restait immobile, l'oreille tendue à ces deux voix qui se chamaillaient au-dessus de lui.

Dans sa situation d'écouteur, il y avait un côté dangereux pour Camuflet, planté devant la porte du baron. S'il sonnait, il arriverait qu'au bruit de la sonnette ceux qui causaient là-haut se pencheraient par-dessus la rampe et, en l'apercevant, s'étonneraient de ne pas l'avoir entendu monter et finiraient par en conclure qu'il devait être sur le carré depuis longtemps, l'oreille bien ouverte, en véritable indiscret curieux.

D'après ce qu'il avait entendu, car la femme avait déjà deux fois traité de baron son interlocuteur, il était évident que c'était M. de Walhofer qui sortait d'une visite chez un voisin... et qui en sortait même mécontent, à en juger par les paroles menaçantes qu'il venait de prononcer.

A se demander s'il sonnerait ou ne sonnerait pas, le triple veuf laissa au dialogue le temps de se poursuivre.

Sans relever l'épithète de croquemitaine, le baron avait repris:

—Pourquoi n'est-il pas là, votre Gustave?

—Je vous ai déjà dit qu'il n'était pas encore arrivé, répondit la femme qu'au nom d'Héloïse, que lui avait donné M. de Walhofer, on a dû reconnaître pour la cuisinière de Ducanif.

—Pas arrivé? Vous mentez! dit carrément le baron.

—Ah! dites donc, vous, le mal embouché! fit Héloïse.

—Oui, vous mentez. Car, tout à l'heure, quand de ma fenêtre je guettais le départ de Ducanif pour monter ici, j'ai vu, derrière lui, le beau docteur se glisser tout aussitôt dans la maison.

—Vous aurez mal vu, voilà tout, prononça Héloïse d'une voix qui sembla perdre un peu de son assurance.

—Je suis certain du fait... il a dû me précéder ici des quelques instants que j'ai perdus à l'attendre, en croyant qu'il entrerait d'abord chez moi, ainsi qu'il l'a déjà fait plusieurs fois, alors que je laissais, comme aujourd'hui... elle y est même encore en ce moment... ma clé sur la porte, afin qu'il n'eût pas à sonner. Étant censés ne pas nous connaître, il est inutile qu'un coup de sonnette éveille l'attention d'un voisin.

En entendant ces mots, Camuflet se retourna vers la porte du baron contre laquelle il s'était adossé pour demeurer mieux caché aux deux causeurs du palier supérieur.

—Tiens! c'est vrai! il a laissé sa clé à la serrure, se dit-il en constatant le fait.

Cependant la conversation d'en haut avait continué:

—Si Gustave vous avait précédé ici, vous l'y auriez trouvé à votre arrivée, objecta Héloïse.

—Qui sait si vous n'avez pas fait se cacher le docteur dans quelque coin de l'appartement?

—Voulez-vous visiter le logis? proposa Héloïse.

—Ou, alors, appuya le baron, il a dû s'évader d'ici à la sourdine, pendant que vous me teniez dans le salon.

—Tenez, mon cher, vous êtes absurde avec votre méfiance, articula la cuisinière impatientée. Quand il vous a donné rendez-vous ici, quelle raison aurait Gustave, à votre arrivée, de s'enfuir ou de se cacher?

—Je vous répète que je l'ai vu entrer dans la maison, insista M. de Walhofer.

—Soit! accorda Héloïse, je le veux bien. Mais ne se peut-il pas que Cabillaud, au lieu de monter directement, soit resté à causer dans la loge ou soit entré chez le locataire du premier étage, le vieux podagre dont, vous le savez, M. Ducanif lui a procuré la clientèle?... Au lieu de vous impatienter et de faire vos gros yeux, vous auriez mieux fait d'attendre Gustave... S'il est dans la maison, comme vous l'affirmez, il ne tardera pas à arriver.

Sans doute que ces raisons avaient amené chez le baron un doute qu'Héloïse lut sur sa figure, car elle ajouta d'une voix douce:

—Allons! mauvaise tête, rentrons et causons comme de bons amis en attendant le docteur.

—Oui, mais si Ducanif revenait? dit le baron hésitant.

—Oh! là-dessus, vous pouvez être tranquille. Notre imbécile ne reviendra pas avant cinq heures, répondit en riant la cuisinière.

Tout ce qu'il venait d'entendre, si étrange que cela fût, importait peu à Camuflet. Ce qu'il voulait uniquement, c'était connaître de vue le baron. Il tenait à voir le visage de celui qui faisait palpiter d'amour les cinquante-cinq printemps de madame Buffard des Palombes.

Ayant repris sa position du dos tourné à la porte du logis de M. de Walhofer, il se tenait immobile, le nez en l'air, guettant l'occasion favorable où il pût croire l'attention du baron complètement détournée par Héloïse.

Alors, vite, il avancerait la tête en dehors, dans la cage de l'escalier et lancerait son regard en haut... Un coup d'oeil est si vite donné!

Camuflet, en plus qu'il tournait le dos à la porte, était si profondément occupé à guetter l'instant propice pour couler son regard jusqu'au baron, qu'il n'avait pu remarquer un fait singulier qui se passait derrière lui.

Plusieurs fois la porte de M. de Walhofer s'était entr'ouverte sans bruit, puis elle s'était refermée comme si celui qui voulait sortir si discrètement de chez le baron en eût été empêché par le dos de Camuflet qui lui barrait le passage. A coup sûr, l'inconnu qui faisait ainsi jouer la porte ne tenait pas à être vu opérant sa sortie du logement de M. de Walhofer.

Cependant là-haut la voix de la cuisinière Héloïse avait repris:

—Est-ce décidé? Rentrez-vous pour attendre Gustave?

—Pas plus de vingt minutes, dit le baron faisant ses conditions pour n'avoir pas l'air de céder.

Camuflet comprit que M. de Walhofer, en ce moment, faisait le demi-tour à la suite de la cuisinière.

—C'est l'instant favorable pour apercevoir le bout de son nez sans être vu, pensa-t-il.

Et vivement il s'avança, sur le bout des pieds, vers la rampe, pour se pencher et regarder en l'air.

Mais il n'eut pas le temps d'achever sa manoeuvre. Une série de faits qui se produisirent coup sur coup, en une seconde, empêcha sa curiosité d'être satisfaite.

Le baron devait être plus près de la porte que l'avait conjecturé Camuflet, car ce dernier n'en était encore qu'à son second pas, quand se fit entendre le claquement de la porte que la cuisinière Héloïse refermait sur M. de Walhofer, enfin entré.

Au même moment, au bas de l'escalier, la voix de quelqu'un qui avait déjà monté quelques marches demandait en s'adressant au concierge:

—Pitois, M. le baron de Walhofer est-il sorti?

—Non, monsieur Ducanif.

—Merci. Je vais entrer lui faire une visite en passant devant sa porte... Si vous voyez Héloïse sortir, pour aller aux provisions, prévenez-la de mon retour subit et, avant qu'elle fasse ses achats, dites-lui de venir prendre mes ordres chez le baron, car il m'est tombé pour ce soir des convives inattendus.

—Mademoiselle Héloïse est encore chez vous.

—Guettez-la au passage.

—Oui, monsieur Ducanif.

Camuflet n'avait pas perdu un mot du dialogue.

—Ducanif! c'est le nom de cet ami chez lequel M. Fraimoulu m'a dit avoir dîné avec le baron, se rappela-t-il.

Puis, au souvenir du dialogue de tout à l'heure, il se dit:

—C'est lui que sa cuisinière traitait si cavalièrement d'imbécile... En le croisant sur l'escalier, je vais voir s'il a vraiment l'air aussi bête que cette fille le prétend.

Et Camuflet fit un nouveau pas pour descendre à la rencontre de Ducanif qui montait lentement.

Ce pas fut unique.

Soudainement, le petit homme se sentit la tête enveloppée dans une étoffe épaisse qui l'aveugla. Avant que la surprise lui permît un geste de résistance ou un cri d'appel, il fut saisi à bras-le-corps et enlevé de terre. Son agresseur fit quelques pas, puis le laissa reprendre pied en lâchant prise.

Camuflet ne mit que deux secondes à dégager sa tête de l'enveloppe qui l'étouffait, enveloppe qui n'était autre qu'un tapis de table. Mais, si court qu'eût été le temps, il avait suffi à son ennemi pour disparaître.

Il se trouva dans une chambre, le nez devant une porte qu'on était en train de refermer sur lui, car la serrure fit entendre un double craquement.

Entrée du baron sur les pas d'Héloïse, apparition de Ducanif et emprisonnement de Camuflet, tout s'était passé en une demi-minute.

—Où suis-je? se demanda le prisonnier en promenant son regard dans cette chambre inconnue, au milieu de laquelle se trouvait le guéridon qui avait fourni le tapis dont l'inconnu avait entouré la tête du captif.

Il ne fut pas long à deviner où il était.

Il se trouvait toujours le nez bien en face de la porte du baron.

Seulement, il avait changé de côté.

Naguère, il se tenait devant.

A présent, il se voyait derrière.

Bref, on l'avait transporté et enfermé dans le logis de M. de Walhofer.

—Quel est le fumiste qui m'a joué cette farce? se demanda-t-il tout d'abord.

Puis, avec le sentiment de sa situation, la peur le saisit.

Celui qui l'avait assailli à l'improviste sortait incontestablement du logis du baron. Que faisait-il en ce local pendant l'absence du maître? Ce devait être un voleur qui, entré dans la maison en cherchant aventure, avait profité de l'occasion offerte par la clef que le baron avait laissée sur sa porte.

Après son coup fait, le malfaiteur, au moment de sortir, avait aperçu Camuflet sur le carré, et, à l'aide du tapis et du tour de clef, il avait mis ce témoin dans l'impossibilité de le reconnaître et de le poursuivre.

—Me voici dans de jolis draps! se dit le prisonnier en pensant que, quand on viendrait le délivrer, ce serait pour le conduire devant un commissaire de police avec une jolie accusation de vol sur le dos.

Et pas le moyen de sortir!

La serrure fermée à double tour s'y opposait formellement.

—Bigre de bigre! maugréait-il.

Il eut l'espoir que, sur l'escalier de service, la sortie pouvait s'ouvrir du dedans. Mais le local était un logement de garçon, sans cuisine et, partant, sans escalier de service.

En vingt enjambées, il eut vite parcouru les trois petites pièces qui composaient le logis, pièces meublées avec ce luxe criard et tout en clinquant que les tapissiers vous fournissent dans les vingt-quatre heures. Un seul coup d'oeil suffisait pour reconnaître que le baron avait usé de ce procédé expéditif pour s'installer. Rien dans cet intérieur n'attestait la vie intime, pleine de souvenirs et d'objets aimés qui s'accrochent lentement aux murailles.

Le voleur... car dans l'idée de Camuflet, il ne pouvait avoir eu affaire qu'à un voleur..., avait-il manqué du temps nécessaire pour exécuter son vol? Ou bien possédait-il la clé des meubles? Le fait était que nulle trace d'effraction n'apparaissait. Mieux encore, rien n'était dérangé dans l'appartement. Il eût été impossible de préciser à quel meuble s'était attaqué celui qui venait de s'évader du logement après y avoir enfermé l'homme aux trois belles-mères.

—Bigre de bigre! n'en répétait pas moins Camuflet, fort alarmé de se voir en si vilaine passe.

Que répondrait-il à ceux qui le trouveraient se promenant dans le logis du baron?

La vérité même n'était pas croyable.

Nul, à commencer par lui-même, ne pourrait signaler l'aimable farceur qui mettait ainsi les gens sous clé.

—Si, si, pourtant! pensa le petit homme.

Quelqu'un pouvait avoir vu le voleur dont Camuflet était devenu le répondant. Le malfaiteur, en fuyant, devait s'être croisé avec M. Ducanif qui, à ce moment, montait l'escalier.

Tout ce qui vient d'être dit des terreurs et des affolements de Camuflet s'était passé en dix fois moins de temps qu'il en a fallu pour le détailler. La preuve en est que le petit homme fut tiré de ses réflexions par le grincement de la clé dans la serrure.

C'était Ducanif qui, comme il l'avait annoncé au concierge, venait en passant devant sa porte, rendre visite à M. de Walhofer.

Il avait vu la clé sur la serrure, il l'avait tournée et c'était seulement après la porte ouverte que, par une réflexion tardive, il s'était étonné que le baron fut chez lui avec sa porte fermée à double tour et la clé en dehors.

Il était encore en pleine surprise quand il se trouva nez à nez avec Camuflet accouru près de la porte de sortie.

Il n'y avait pas là de quoi faire cesser son étonnement.

—Que fait ce monsieur enfermé chez le baron? se demanda-t-il en rendant le profond salut que lui adressait le petit homme.

—En voilà un qui va prendre ma place, pensa de son côté Camuflet.




XV


Nous laisserons momentanément Camuflet et Ducanif nez à nez dans l'appartement du baron de Walhofer pour monter à l'étage au-dessus où nous avons vu Héloïse faire rentrer le baron, qui en était sorti mécontent de n'avoir pas rencontré le jeune Gustave Cabillaud au rendez-vous que celui-ci lui avait donné chez Ducanif en l'absence de ce dernier.

—Je vous répète que je n'attendrai pas plus de vingt minutes, avait annoncé le baron quand il eut suivi la cuisinière dans le salon où il avait déjà fait une première pause inutile.

—Gustave ne peut tarder d'arriver, si, comme vous l'affirmez, il est dans la maison... ce que je ne crois pas, du reste, dit la cuisinière.

—Je suis certain de l'avoir vu, de ma fenêtre, se glisser dans la maison, derrière Ducanif qui s'en allait.

Cette affirmation devait avoir quelque chose qui contrariait Héloïse, car elle riposta d'un ton impatient:

—Bon! bon! ne recommençons pas à nous chicaner sur ce point. Le docteur nous mettra d'accord sur ce qui en est lorsqu'il sera venu.

Elle achevait quand un coup de sonnette discret se fit entendre.

—Tenez, le voici! dit-elle en se levant pour aller ouvrir.

—Au lieu du docteur, si c'était Ducanif? avança le baron en la retenant.

Elle se dégagea en disant d'une voix gaie:

—Mazette! vous avez la tête dure, vous! Voilà dix fois que je vous répète que notre imbécile, suivant son habitude, ne reparaîtra pas avant cinq heures. Et il n'en est pas encore deux.

—Oui, mais si, par impossible, c'était Ducanif!

—Vous le saurez par quelques mots dont je saluerai à haute voix l'arrivée du crétin. Alors vous filerez par le couloir et, sitôt que je l'aurai amené ici, vous décamperez par la porte du carré que j'aurai laissée entr'ouverte.

—Convenu! fit M. de Walhofer en la laissant partir.

Héloïse courut à la porte et ouvrit.

C'était en effet Gustave Cabillaud.

—As-tu trouvé le papier? demanda vivement la cuisinière à voix très basse.

—Je l'ai dans ma poche, souffla Gustave.

Puis en montrant le salon:

—Est-il toujours là?

—Oui... et j'ai eu assez de peine à l'empêcher de redescendre chez lui... Il a deviné sans peine que tu te trouvais dans l'appartement quand il est arrivé et que tu avais filé pendant que je le gardais ici.

Sur ces paroles rapidement échangées, le docteur écarta Héloïse qui barrait le passage et s'élança vers le salon.

—Vite! vite! fit-il au baron, redescendez chez vous. Ducanif monte l'escalier derrière moi. Je l'ai entendu dire au concierge qu'il allait vous rendre visite.

—Ducanif rentrant à cette heure, c'est impossible! s'écria Héloïse.

Mais, parut-il, le temps ne permettait pas les explications et il y avait danger à ce que Ducanif, en rentrant chez lui, y trouvât le baron, car Gustave poussa Walhofer par le coude en répétant avec insistance:

—Vite! vite!

Et, pour refermer la porte derrière lui, il suivit le baron qui, comprenant sans doute, sans en demander plus, la nécessité d'une prompte retraite, partait à pas précipités.

Quand Gustave eut refermé doucement la porte de l'appartement sur les talons du fugitif, il fut rejoint par la cuisinière qui riait.

—Pourquoi lui as-tu conté cette blague du retour de Ducanif? demanda-t-elle.

—C'est la vérité. Ducanif, en ce moment, monte l'escalier et va entrer chez le baron... Je ne sais ce qui lui est arrivé, mais le fait est qu'il revient et que, ce soir, il l'a annoncé au concierge Pitois, il aura du monde à dîner.

Et, sans laisser la cuisinière parler, il appliqua son oreille à la porte qu'il venait d'entre-bâiller avec précaution et souffla:

—Chut! chut!

—Qu'écoutes-tu ainsi? demanda Héloïse après quelques secondes de silence.

—Le vacarme que va faire le baron.

—Quel vacarme?

—En rentrant chez lui pour y attendre Ducanif.

—Est-ce que tu as laissé des traces qui l'avertiront tout de suite de ton exploit?

—Avant de connaître le vol, il trouvera le voleur, dit Gustave en souriant.

Héloïse ouvrit des yeux étonnés.

—Oui, reprit le docteur avant qu'elle eût questionné, j'ai enfermé chez le baron je ne sais quel individu qui, pendant un quart d'heure, s'est tenu sur le carré, devant la porte, m'empêchant de sortir sans être vu.

—Alors cet homme pourra te reconnaître et te dénoncer au baron?

—Non; à l'aide d'un tapis de table, je l'avais mis dans l'impossibilité d'y voir.

Remettant à plus tard les explications détaillées, Gustave Cabillaud répéta:

—Chut! Chut!

On entendait le pas du baron résonner sur les marches de l'escalier.

—Au lieu d'entrer chez lui, Walhofer a continué de descendre, annonça-t-il.

—Il aura feint de sortir de chez lui pour se croiser sur l'escalier avec Ducanif. Il va remonter à son logis en ramenant mon bourgeois, supposa Héloïse.

Ils écoutèrent encore.

—C'est drôle! Le baron aurait dû déjà rencontrer Ducanif, dit le docteur qui, si promptement qu'il eût agi, ne s'était pas assez rendu compte du temps écoulé pour comprendre que Ducanif pouvait être arrivé chez M. de Walhofer.

Héloïse ne voulait pas démordre de son idée que Ducanif, réglé en ses habitudes mieux qu'un papier de musique, pût être revenu à la maison avant cinq heures.

—Tu te seras trompé en croyant reconnaître la voix de notre crétin, avança-t-elle.

—Non, fit le docteur certain de son fait. Je l'ai parfaitement entendu chargeant Pitois de te guetter au passage pour t'envoyer le rejoindre chez le baron où il allait entrer, afin de t'y donner ses ordres pour le dîner de ce soir.

—Mais il ne m'avait pas annoncé de dîner pour ce soir!

—Alors, c'est un dîner impromptu... C'est, probablement à cause de lui que Ducanif est revenu plus tôt que d'habitude, expliqua Gustave.

Ensuite, après encore avoir écouté, il reprit tout surpris:

—Que peut bien être devenu Ducanif? Voici le baron qui, ne l'ayant pas rencontré, remonte seul.

Étant enfin convaincue que son amant ne s'était pas trompé à propos de son bourgeois, la cuisinière avança cette supposition:

—Ducanif sera sans doute redescendu pour aller commander les gâteaux du dessert chez le pâtissier voisin... Affaire de cinq minutes... Il va remonter derrière les talons du Walhofer.

—Et le trouvera en train de se colleter avec le prétendu voleur qu'il aura surpris au nid, ajouta Gustave en riant:

—Crois-tu que ton homme l'aura attendu?

—Je l'ai enfermé à double tour... Quand le baron se sera aperçu du tour que je lui ai joué, il mettra infailliblement la chose sur le dos de l'autre.

Et vivement:

—Chut! chut! reprit Gustave; voici le baron remonté devant sa porte, qui met la main sur la clé... Écoutons la scène.

Mais Héloïse, prise de curiosité, demanda:

—Alors, tu as la lettre?

—Oui.

—Montre-la-moi!

—Oh! l'impatiente! fit moqueusement le docteur qui, tout en tendant l'oreille à l'ouverture de la porte, plongea deux doigts dans une des poches de son gilet.

Soudain, il se releva, l'oeil surpris, le visage inquiet.

Chacune de ses mains, alors, fouilla fébrilement l'une et l'autre poche du gilet, et ce fut quand il eut constaté l'inutilité de ses recherches que, pâle et frémissant de colère, il murmura entre ses dents:

—Tonnerre du ciel! je l'ai perdue!

A cet instant monta le bruit du claquement de la porte refermée par le baron de Walhofer en rentrant chez lui.

Alors Gustave et Héloïse se regardèrent l'un et l'autre, livides, tremblants, atterrés.

—Entre les mains du baron, cet écrit était déjà des plus dangereux pour nous... commença Gustave.

—Et du moment qu'il est tombé en celles d'un autre, nous sommes tout à fait perdus! acheva Héloïse.

Alors, d'une voix lente et sinistre:

—Cet homme, que tu as enfermé, es-tu sûr de pouvoir le reconnaître? demanda-t-elle.

—Très sûr, fit Gustave.

—Et lui, dis-tu, n'a pas vu ton visage?

—Il n'en a pas eu le temps.

—Eh bien! comme il se peut que cet homme ait trouvé le papier, il faudra le tuer s'il nous est prouvé qu'il n'en ait pas parlé ou ne l'ait pas rendu au baron.

Au lieu de s'engager par une réponse, le docteur s'élança sur le carré en disant:

—Peut-être l'ai-je perdu en montant ce dernier étage.

—Rien! souffla-t-il avec terreur quand il fut arrivé sur le carré de M. de Walhofer.




XVI


Drelin! din! din! faisait la sonnette d'une porte derrière laquelle se tenaient immobiles et souriants un jeune homme et une ravissante femme blonde d'une vingtaine d'années.

Drelin! din! recommença la sonnette.

Pendant ce carillon, la gentille blonde se pencha à l'oreille du jeune homme et lui souffla:

—Gontran, ce n'est pas ton oncle, M. Fraimoulu, qui sonne?

—A quoi le reconnais-tu, mignonne?

—Quand ton oncle a monté nos cinq étages, sa respiration exécute un bruit de trompette qui le trahit.

—Pour plus de sûreté, faisons usage de notre judas, proposa Gontran qui jugeait que deux certitudes valent mieux qu'une.

Ce disant, il avait retiré une cheville plantée dans un trou qui, allant toujours se rétrécissant, permettait au regard, par un orifice à peu près imperceptible sur le carré, de voir qui sonnait.

—Non, ce n'est pas mon oncle. Celui-ci n'a pas la tournure ni la chevelure grisonnante de mon cher parent, déclara Gontran au bout d'un court examen.

—Alors, qui est-ce? demanda la jeune femme après un soupir de satisfaction qui prouva combien elle avait redouté que ce fût Fraimoulu.

—Là-dessus, je ne saurais te renseigner, ma chérie, car notre particulier ne montre que son dos... Il faut attendre qu'il me tourne son visage.

Et tout aussitôt:

—Ah! voici sa figure! annonça Gontran.

—Eh bien? demanda la blonde.

—Non seulement je ne connais pas ce visiteur-là, mais il ne me souvient pas avoir jamais vu sa tête.

Et Gontran quitta son trou en disant:

—Je crois que nous pouvons nous risquer à ouvrir.

La blonde l'arrêta vivement.

—Non, non, dit-elle avec frayeur. Si cet inconnu était un espion envoyé par ton oncle?

—Oh! oh! fit en riant Gontran, sais-tu ma bonne Henriette, que tu fais un ogre de mon oncle qui, pour moi, n'a qu'un tort à ton égard... celui de ne pas te connaître, car il t'aimerait?

—Un vilain homme qui veut nous séparer! prononça la blonde avec des larmes dans les yeux.

—Nous séparer! Tu, tu, tu! Est-ce que je ne suis pas là pour m'y opposer, ma bellotte? dit gentiment le jeune homme en étanchant les larmes sous un baiser.

Pendant ce dialogue à voix basse, le sonneur, de l'autre côté, s'était impatienté.

Drelin! din! din! répéta la sonnette avec un vacarme beaucoup plus accentué.

Immédiatement après, on entendit une voix mécontente qui grognait:

—Que le diable étrangle le portier qui m'a fait inutilement grimper cinq étages!

—Voyons un peu la mine qu'il fait en maudissant le concierge, dit Gontran qui remit son oeil au trou.

Après quoi, tout bas à Henriette, qui s'était rapprochée pour qu'il lui communiquât ses observations:

—C'est un jeune homme, annonça-t-il... Le voici qui écrit au crayon sur un feuillet qu'il a arraché de son carnet... il plie le papier... Maintenant, il se baisse pour le glisser sous la porte... Voilà qui est fait.

Puis, retenant la blonde qui s'élançait déjà pour ramasser le papier:

—Minute! chérie, dit-il; attendons au moins que ce monsieur soit parti.

Ce fut seulement quand le bruit des pas s'était éteint dans la descente de l'escalier que Gontran prit le papier.

Il le lut à haute voix:

«Venu pour proposer une bonne affaire à M. Gontran Lambert.—Je repasserai demain.

»Signé: Frédéric Bazart

Ce nom éveilla la mémoire de Gontran.

—Frédéric Bazart! répéta-t-il. N'est-ce pas ainsi que tous les journaux, qui ont rendu compte du double crime, ont appelé celui qu'on accusait d'avoir tué l'entrepreneur Bazart et sa femme?

A ces mots, la belle blonde se mit à trembler et telle était la peur bleue que lui inspirait l'oncle Fraimoulu, qu'elle bégaya:

—Est-ce que ton oncle, pour nous séparer, songerait à me faire assassiner?




XVII


L'accusation était si monstrueusement grotesque, que Gontran éclata de rire en s'écriant:

—Ah! tu n'y vas pas par quatre chemins à suspecter les gens, toi, ma mignonne!... Je vois d'ici mon oncle se promenant avec un sac à la main et arrêtant les passants pour leur demander: «Voulez-vous assassiner la bonne amie de mon neveu? Je vais vous couvrir d'or.» Ah! non, va, ma belle, détrompe-toi! Loin d'être aussi féroce que tu le supposes, mon brave oncle Fraimoulu est le meilleur des hommes!

—C'est qu'il doit être furieux contre moi à cause de ces dix mille francs qu'il t'avait donnés pour rompre et que tu lui as renvoyés... Il peut croire que c'est moi qui t'ai poussé à agir ainsi... et j'en suis pourtant bien innocente puisque tu ne m'as tout conté qu'après avoir rendu la somme.

Le jeune homme prit entre ses mains la gracieuse tête d'Henriette, et, en scandant sa phrase de baisers sur le front de la blonde, débita d'une voix pleine de tendresse:

—Rien ne nous séparera. Tu as été, tu es et tu seras toujours la bien-aimée de mon coeur.

—Oui, mais, à résister, tu perdras les bienfaits de M. Fraimoulu.

—Baste! fit Gontran avec insouciance, les colères de l'oncle sont comme les giboulées, violentes, mais de courte durée... Et puis, est-ce que je n'ai pas trois mille livres de rente? Est-ce que je n'en touche pas autant chez mon patron, l'architecte? N'est-ce pas plus que suffisant pour vivre grandement à l'abri du besoin, surtout quand on a le bonheur de posséder, comme moi, une petite femme bien économe et pas coquette pour quatre sous?... Je n'ai que vingt-cinq ans, ma bellotte, l'âge où l'on commence sa fortune.

—Avec le mariage que t'aurait procuré ton oncle, tu aurais trouvé ta fortune toute faite.

—Ta, ta, ta! fit le jeune homme, en riant, cette fortune-là ne vaudrait pas celle que je veux gagner moi-même, car je compte bientôt me lancer... Je vais, avant peu, quitter mon architecte qui n'a plus rien à m'apprendre. Alors, vogue la galère! J'espère que la Providence des amoureux m'enverra des travaux.

Cela dit, Gontran se pencha vers l'oreille d'Henriette pour ajouter en faisant sa voix des plus tendres:

—Et, alors aussi, s'il y a mariage, ce sera celui de l'architecte débutant avec une gentille blonde adorée que tu connais.

A cette promesse de mariage, la jeune femme pâlit et, après avoir secoué la tête, murmura:

—Jamais!

—Hein! fit le jeune homme en se redressant à ce mot.

—Ta maîtresse, tant qu'il te plaira, mon bon Gontran, mais ta femme jamais! accentua Henriette d'un ton triste, mais résolu.

—Et qui s'y opposerait? s'écria Gontran.

La jeune femme fixa son amant dans les yeux, semblant attendre que, de lui-même, il devinât l'obstacle qui s'opposait à son projet; puis, contrainte à un aveu par le silence du jeune homme dont le regard anxieux l'interrogeait, elle baissa la tête et, d'une voix navrée, prononça ces deux mots:

—Mon passé!

A cette réponse, les deux bras de Gontran s'enlacèrent convulsivement autour de la taille d'Henriette qu'il attira sur son sein et, en couvrant de baisers frénétiques son doux visage ruisselant de larmes, il s'écria avec le plus douloureux accent:

—Ton passé, pauvre chérie! Mais je ne me souvenais plus de ce passé que je croyais t'avoir fait oublier à force d'amour... Est-ce parce qu'un misérable s'est rencontré sur ta route que ta vie doit être perpétuellement condamnée à l'horrible amertume du souvenir?

Comme la jeune femme, qui défaillait, s'était laissée tomber sur une chaise, il se mit à ses genoux, en continuant d'une voix chaude de tendresses infinies:

—Je t'aime! je t'adore, mon Henriette, toi, dont j'ai su apprécier l'amour, le dévouement, la loyauté! toi, dont je veux faire ma femme, car je ne saurais donner mon nom à nulle autre qui m'inspirerait une estime plus profonde!

Puis, d'un ton de doux reproche:

—Oh! la vilaine, qui se refuse au bonheur! qui dit aimer son Gontran et ne paraît pas se douter du désespoir cruel où me plongerait l'impossibilité de pouvoir t'associer à mes projets d'avenir heureux! Oh! oh! oui, la vilaine, que je déteste!

Ce disant, il l'embrassait à pleines lèvres, tout frémissant d'une passion sincère.

Ensuite, en souriant:

—Allons, gentille coupable, faites une de vos belles risettes... et on vous pardonnera, dit-il d'un ton suppliant:

Tant de confiance et d'amour rayonnait sur le visage du jeune homme que sa maîtresse sentit se fondre sa résistance à croire au bonheur de l'avenir.

Un sourire encore un peu triste parut sur sa bouche:

—Oui, mais ton oncle? objecta-t-elle encore timidement.

—Eh bien! quoi, mignonne? Mon oncle, on le domptera, on le musellera, on le forcera à rentrer ses dents et à montrer ce qu'il est sous son apparence grondeuse, c'est-à-dire la crème des hommes et la pâte des oncles, riposta Gontran retrouvant sa gaieté.

—Voilà quinze jours qu'il n'a plus reparu.

—Dame! fit le jeune homme, monter cinq étages, quand on a la cinquantaine et du ventre, pour sonner devant une porte fermée, avoue que cela n'encourage pas à revenir tous les quarts d'heure.

—Tu devrais aller le voir, conseilla Henriette.

—Tu le veux?

—Oui, mais... dit en riant la blonde qui avait oublié son chagrin.

—Mais... quoi?

—N'accepte pas ses dix mille francs.

—Henriette, je te condamne à un baiser pour avoir rappelé ce souvenir, dit Gontran avec une sévérité feinte.

Il tendit sa joue et ajouta de sa grosse voix:

—Condamnée, payez votre amende.

Et quand la condamnée eut payé son amende qu'il lui remboursa aussitôt double, il reprit:

—Puisque tu l'exiges, je vais voir l'oncle.

—Surtout évite bien d'irriter sa colère, recommanda Henriette.

—Sois donc tranquille. L'oncle, je le répète, n'est pas un tigre... Et, fût-il un tigre, je m'engage à te l'amener un jour en le conduisant au bout d'une faveur rose.

—Quinze jours sans te donner de ses nouvelles n'est-ce pas une preuve qu'il boude?

Un souvenir vint à Gontran qui se frappa le front en s'écriant:

—J'y suis! La dernière fois que j'ai vu mon oncle, il pensait à s'installer dans un local plus vaste. Si nous ne l'avons pas vu depuis quinze jours, c'est qu'il a été absorbé par les tracas de son emménagement et, surtout, par le souci de trouver une bonne cuisinière... Ah! si tu l'avais écouté me parlant de la cuisinière qu'il désire! «Une cuisinière dont les plats allécheront les anges du ciel», me disait-il en se promenant la langue sur les lèvres.

—Pars vite! commanda Henriette en tendant son front au baiser d'adieu.

Gontran avait dit vrai. Quinze jours s'étaient passés depuis que Fraimoulu était venu sonner chez son neveu.

—Monsieur Gontran, votre oncle habite, à présent, au second étage sur le devant. Vous arrivez bien, car on pend aujourd'hui la crémaillère. Il y a un festin à tout casser. Ma femme est là-haut pour leur prêter la main, dit le concierge à Gontran lorsqu'il arriva à la maison de son oncle.

Sur ce renseignement, le neveu monta chez Fraimoulu où la porte lui fut ouverte par la concierge qui «prêtait la main», suivant l'expression de son époux.

En voyant entrer son neveu dans le cabinet où, la plume à la main, il se tenait devant son bureau, Fraimoulu s'écria vivement:

—Par Dieu! mon garçon, vous tombez bien à propos, toi et ta belle écriture! Tiens, prends ma place à ce bureau. Il s'agit de me copier à plusieurs exemplaires le menu que je vais te dicter.

—Avec plaisir, mon oncle, dit le jeune homme en s'asseyant devant le bureau où l'attendaient une douzaine de cartons à encadrement gaufré.

L'oncle, son original de menu en main, se mit aussitôt à dicter:

Potages: Au lait lié,—aux laitues purée de navet,—à la bisque.

—Bigre! fit Gontran en écrivant, trois potages! Vous allez bien, mon oncle.

—Attends un peu la suite, tu vas voir. Je veux épater Ducanif, M. Grandvivier et Cabillaud père, qui sont de mes convives. Ils verront que leurs Cydalise, Clarisse et Héloïse ne sont que de la Saint-Jean à côté de ma Nadèje.

—C'est votre nouvelle cuisinière qui porte ce nom russe?

—Elle sort de chez le prince Krapouskoff qui, m'a-t-on dit, a dépensé plus de deux cent mille francs pour lui faire apprendre la cuisine dans toutes les capitales d'Europe.

—Et qui vous a dit ça?

—Ma fruitière, qui me l'a procurée. Nadèje est une encyclopédie culinaire.

Et Fraimoulu reprit sa dictée:

Relevés: Dalle de saumon génoise.—Brochet à l'indienne.—Cromeski de maquereaux au beurre de Montpellier.

Pendant que le neveu écrivait, l'oncle reprit:

—Figure-toi qu'elle arrive directement de Russie. Je l'ai pincée, pour ainsi dire, à sa descente de wagon. J'ai même été obligé de lui avancer six louis pour dégager ses malles qu'elle avait expédiées en avant et qui l'attendaient à la consigne...

Il s'interrompit pour revenir à son menu.

Entrées: Côtelettes de mauviettes.—Boudin de faisan au suprême.—Filets de volailles à la Singara.—Chartreuse d'ailerons de dindon.

Mais Fraimoulu était si fier de son cordon bleu qu'il étouffait à n'en pas parler. Il oublia donc le menu pour reprendre:

—Pour dégager ses malles, Nadèje comptait sur l'avance que devait lui faire le Président du Sénat chez qui elle allait entrer... car ce n'est ni plus ni moins qu'au Président du Sénat que je l'ai enlevée... Pour l'attacher à mon service et qu'elle n'allât pas chez le président j'ai procédé généreusement... A titre de denier à Dieu, je lui ai fait cadeau de deux mois d'appointements... Douze louis!

—Douze et six pour les malles, dix-huit, compta tout haut le neveu.

Fraimoulu revint à sa dictée.

—Nous continuons les Entrées, dit-il. Aspic d'amourettes.—Pain de volailles garni.—C'est tout. Passons à présent aux Rôtis.

—Saperlotte! fit Gontran moqueur. Savez-vous, mon oncle, que vos invités ne risqueront pas de se faire arrêter pour avoir, en sortant de votre table, volé un petit pain chez un boulanger?... Quel balthazar!!!... Et c'est vous qui avez trouvé tous ces plats-là?

—Non, ce menu est de la composition de Nadèje.

—Ça doit coûter gros.

—J'ai remis ce matin à Nadèje vingt louis pour faire sa halle.

—Dix-huit et vingt, trente-huit, additionna encore le neveu.

Et reprenant:

—Alors la cuisine, en ce moment, flambe de tous ses fourneaux? Ce doit être un beau spectacle à aller voir, proposa-t-il, curieux qu'il était de connaître le grand cordon bleu russe.

—Impossible! dit sèchement Fraimoulu.

—Parce que?

—Nadèje a fait la condition sine qua non de son entrée chez moi qu'on la laisserait seule à ses savantes compositions, qu'elle ne serait troublée dans son travail par nul profane... pas même moi... Elle craint un visiteur qui lui volerait ses recettes... Elle s'est donc enfermée dans sa cuisine qui, à l'heure dite, s'ouvrira pour le transport des plats sur la table... Tu le vois, il m'est impossible d'aller contre la foi jurée. Nadèje est capricieuse comme tous les grands artistes. Inclinons-nous donc sans...

La phrase de Fraimoulu lui fut coupée par un retentissant tintamarre de vaisselle cassée.

—En voici un qui a gagné largement sa journée, pensa le neveu.

Ensuite, à haute voix, il demanda:

—Est-ce que Nadèje prépare un fricot à l'éclat de vaisselle!

—Non; ça, c'est mon nouveau domestique.

—Fourni aussi par la fruitière?

—Non, il m'a été procuré par mon boulanger qui m'a affirmé que, dans son genre, il était une perle.

—J'aurais cru qu'il venait de votre marchand de vaisselle, moi.

—Tu comprends qu'il me fallait quelqu'un pour servir à table... pour me coiffer... pour me raser... Pietro—il s'appelle Pietro, mais il est Auvergnat—Pietro a la main un peu lourde, mais il se la fera légère dans la pratique de son nouveau métier.

—Que faisait-il donc avant d'être appelé à vous raser?

—Il était paveur.

Il faut croire que rien n'est plus faux que le dicton: «Un homme averti en vaut deux», puisque Fraimoulu, averti par Ducanif du genre de domestiques que procurent les fournisseurs, était si sincèrement enchanté de s'être adressé, pour monter sa maison, à son boulanger et à sa fruitière... Nadèje, un phénomène! Pietro, une perle! C'était, du premier coup, avoir eu la main prodigieusement heureuse.

—Ces gens-là vieilliront avec moi. On dit que la race des bons serviteurs a disparu: erreur! Ce sont les maîtres qui manquent de nez pour les découvrir, disait-il à son neveu d'un air grave.

—Alors, vous, mon oncle, vous avez eu du nez? demanda Gontran qui doutait qu'à planter des radis on récoltât des truffes.

—Tu verras Nadèje, tu verras Pietro; je ne te dis que ça.

—Si je n'ai pas encore vu Pietro, je l'ai déjà entendu.

—Tais-toi donc, mauvais plaisant! Pour quelques méchantes assiettes cassées!... Je te le répète, Pietro a la main lourde... il se la fera légère à la longue, voilà tout.

—Je n'ai pas de conseil à vous donner; mais, en attendant, moi, à votre place, pour les débuts de Pietro comme barbier, je commencerais par lui faire raser mon portier pendant un an ou deux, débita Gontran sans rire.

Mais Fraimoulu secoua la tête en homme qui dédaigne de répondre à des balivernes.

—Quant à Nadèje, reprit le neveu, je ne l'ai ni vue ni entendue. J'avoue même que j'ai grand appétit de la connaître... du moins ses oeuvres.

—Dans une demi-heure, tu les dégusteras, promit l'oncle après avoir regardé la pendule.

—Sera-t-elle exacte?

—Toujours sur le point! m'a dit la fruitière. Il paraît qu'en Russie, chez le prince Krapouskoff, c'était sur l'exactitude de Nadèje qu'on réglait les pendules.

—Moi, ce que j'en dis, c'est parce que j'ai faim... Il ne faut pas remonter jusqu'avant la grande Révolution pour trouver des cuisinières qui ne soient pas à l'heure.

—Avec Nadèje, n'aie pas ce souci. A sept heures précises, elle ouvrira la porte de sa cuisine. Alors les productions de ce génie culinaire nous seront apportées sur la table par Pietro.

—Bigre! Pourvu que le paveur auvergnat ait la main plus heureuse avec les plats qu'avec les assiettes!!! lâcha Gontran qui s'amusait de la confiance de son oncle.

Aussi revint-il à Nadèje.

—Et toujours, reprit-il, vous respecterez la condition de ne pas entrer dans la cuisine quand votre cordon bleu sera à ses fourneaux?

—Qui veut la fin veut les moyens. Je veux manger de bons morceaux, je dois donc laisser qu'on me les apprête dans ce que l'on peut appeller le silence du cabinet... Je te le redis, les grands artistes ont leurs fantaisies... Je me suis laissé affirmer que Sardou avait écrit ses meilleures pièces enfermé dans une cave.

Et, sur ce renseignement, Fraimoulu reprit la dictée de son menu à Gontran.

Tout était terminé quand apparut le premier convive. C'était le lecteur Cabillaud père, l'homme à la verrue. Il arrivait le bec enfariné par le billet d'invitation qui lui avait annoncé le début de Nadèje... «la célèbre Nadèje que le Président du Sénat voulait s'attacher à prix d'or!» disait ledit billet d'invitation.

Cabillaud père avait été trop fier de sa cuisinière Clarisse devant Fraimoulu pour que l'heureux maître de l'illustre Nadèje ne se vengeât pas un peu.

—Chez le prince Krapouskoff, elle daignait quelquefois confectionner le soufflé d'andouilles pour les chiens de ce noble Russe, lâcha Athanase, sachant que le soufflé d'andouilles était le triomphe de Clarisse.

Après le docteur à la verrue vint Camuflet.

Depuis quinze jours que lui était arrivée l'aventure de se trouver enfermé chez le baron de Walhofer, le triple veuf, autrefois si jovial, était devenu grave et inquiet.

Après l'avoir présenté à Cabillaud père, le premier soin de Fraimoulu fut de demander à l'homme aux trois belles-mères:

—Vos dames vont bien?

—Trop bien! répondit Camuflet d'une voix pleine de sous-entendus et en clignant l'oeil autour duquel une teinte d'un jaune affaibli rappelait encore le pochon reçu.

Fraimoulu avait invité le petit homme par égard pour son nouveau locataire, M. Grandvivier, qu'il voulait attirer à sa table; car, depuis une semaine, le magistrat avait quitté la rue de Turenne pour venir s'installer dans la maison d'Athanase où il occupait, on le sait, l'appartement situé au-dessus de celui du propriétaire.

—Je descends de chez M. Grandvivier qui ne tardera pas à me suivre. Il m'a chargé de l'annoncer, déclara Camuflet.

—Je n'ai risqué mon invitation à votre ami, notre digne magistrat, qu'en apprenant qu'il était délivré de l'instruction sur la mort de votre ex-associé, M. Bazart, dit Fraimoulu.

—Oui, le suicide de mon ancien copain ayant été prouvé, voici déjà une dizaine de jours qu'une ordonnance de non-lieu a remis en liberté le jeune homme prévenu de l'assassinat de Bazart.

—Le neveu du défunt, je crois?

—Son neveu et son héritier. Car, du moment qu'il a été reconnu innocent, il hérite la fortune de son oncle, en vertu d'un testament que Bazart avait écrit quelques heures avant de se tuer... Cinquante mille livres de rente environ.

Occupé qu'il était à transcrire ses menus, Gontran avait dressé l'oreille en entendant parler de celui qui, dans la journée, était venu sonner chez lui et qui, après trois carillons inutiles, avait glissé sous la porte l'écrit par lequel il annonçait son retour pour le lendemain afin de proposer une bonne affaire.

Cependant le dialogue s'était poursuivi.

—Cinquante mille livres de rente! répéta Fraimoulu. Par malheur, cette fortune fondra vite entre les mains de ce garçon auquel, s'il me souvient bien, sa dissipation et son inconduite ont valu le nom de la Godaille.

—Voilà qui vous trompe, dit Camuflet. Est-ce que l'épreuve par laquelle il vient de passer a été une leçon pour lui? Je ne sais, mais la vérité est que le jeune homme est transformé. Quand la fortune de son oncle lui donnerait le moyen de vivre à rien faire, il parle, au contraire, de consacrer sa vie à je ne sais quel but... Je tiens ces détails de M. Grandvivier, que, ce matin même, Frédéric Bazart est venu voir pour le remercier de sa liberté rendue et, en même temps, lui demander des conseils sur son nouveau plan de conduite.

La conversation fut interrompue par Cabillaud père. En homme dont la gourmandise s'impatientait, le porteur de verrue avait déjà consulté deux fois la pendule. Il s'en fallait encore de vingt minutes qu'il fût l'instant de se mettre à table.

Pendant que Camuflet et Fraimoulu avaient causé sur la Godaille, le docteur s'était adroitement échappé pour aller faire un petit tour d'inspection à la cuisine. Mais en plus qu'il s'était cassé le nez sur la porte fermée par Nadèje, il avait été accosté par Pietro, l'Auvergnat paveur. Dans un langage qui, comme sa main, avait aussi besoin de se faire à la longue, le valet de chambre débutant lui avait lâché cette phrase:

—Qu'est-ce que vous me fouchez là? Si vous voulez pas que je vous fache dancher, fouchez-moi le camp au salon attendre la choupe.

De sorte que le gourmand docteur était revenu fort penaud, alors que le triple veuf et Athanase causaient encore de la Godaille. Et comme la pendule lui avait annoncé vingt minutes avant la «choupe», il avait interrompu l'entretien par cette question:

—Serons-nous nombreux à table?

—Huit, le nombre voulu. Plus que les Grâces et moins que les Muses, annonça Fraimoulu qui possédait ses classiques de la table. Rendant à mon ami Ducanif un dîner qu'il m'a dernièrement offert, j'ai cru lui être agréable en invitant aussi les deux convives que j'avais rencontrés à sa table; votre fils Gustave et un baron de Valhofer... Joignez à ces messieurs mon nouveau locataire M. Grandvivier, et nous quatre ici présents, voilà ce nombre huit qui...

La parole fut coupée à Athanase par le vacarme d'un nouveau lot d'assiettes brisées, dans la salle à manger, par Pietro, qui continuait à se faire la main.

—J'en suis toujours pour mon conseil au sujet des débuts de Pietro comme barbier. Pendant une année ou deux, qu'il commence par raser votre concierge, souffla Gontran à son oncle.

Un coup de sonnette se fit entendre.

—Voilà Ducanif et ses amis, annonça Fraimoulu qui, au bruit de pas nombreux dans l'antichambre, devinait la prochaine apparition de plusieurs invités.

Puis, en maître de maison qui songe à mettre ses convives à l'aise par une présentation, il se pencha vers Camuflet.

—Connaissez-vous ces messieurs? demanda-t-il.

—Aucun, dit le triple veuf.

C'était, en effet, Ducanif et ses amis qui ne tardèrent pas à faire leur entrée.

—M. Camuflet, annonça Fraimoulu aux arrivants.

Puis successivement:

—M. Ducanif, dit-il au petit homme.

Un fait incontestable était que, quinze jours auparavant, Ducanif et Camuflet s'étaient rencontrés nez à nez et d'assez drôle façon dans le logis du baron. Il n'y eut pourtant dans le salut échangé entre les deux présentés, que la froideur de gens qui se trouvent pour la première fois en présence.

—M. le docteur Gustave Cabillaud, continua Athanase.

Camuflet s'inclina, sans rien qui trahît une impression quelconque devant Gustave.

—C'est celui que j'ai enfermé chez le baron, quand il écoutait Héloïse et Walhofer causant sur le carré, pensa le docteur en rendant le salut.

Comme il s'était redressé avant que Camuflet eût complètement relevé sa tête qui saluait, il enveloppa le triple veuf d'un regard sinistre en disant:

—Si c'est lui qui a trouvé la lettre, qu'en a-t-il fait? L'a-t-il rendue au baron? Pourquoi Walhofer, qui aurait dû, déjà, vingt fois, s'apercevoir du tour, n'en souffle-t-il mot?

Et il céda la place au baron, guettant en dessous la physionomie des deux hommes, pendant cette troisième présentation faite par Fraimoulu.

Le baron eut une brusque et sèche inclinaison de tête. Néanmoins, si court qu'eût été le geste, Walhofer, avant qu'il eût relevé le front, avait eu, sur les lèvres, un imperceptible sourire moqueur.

Quant à Camuflet, il est probable que, pour voir les traits du Belge, il n'avait plus retrouvé l'occasion dont il avait été privé quand on l'avait aveuglé avec un tapis de table et mis sous clé chez le baron, car d'un prompt coup d'oeil il dévisagea l'individu aux longues moustaches.

—C'est le portrait tout craché du Tombeur-des-Crânes, pensa-t-il en comparant, dans sa mémoire, le baron avec le jeune homme qu'il avait vu fumer sa pipe à la fenêtre prenant vue sur le jardin de la dernière demeure de M. Grandvivier.

Son devoir de maître étant accompli, Fraimoulu prononça:

—Là! maintenant, il ne nous manque plus que M. Grandvivier.

—Eh! eh! se dit Gustave qui, au moment où le nom du juge avait été prononcé, se trouvait, bien par hasard, avoir son regard tourné vers le baron.

Il lui avait semblé, quand on avait nommé le magistrat, qu'un nuage rapide avait passé sur le front du Belge.

Au nom du juge, Cabillaud père, le doigt tendu vers la pendule, s'était écrié:

—Alors il faut que le magistrat se dépêche fièrement, s'il veut arriver à l'heure.

En effet, l'aiguille marquait sept heures.

Et, tout aussitôt, la pendule fit entendre lentement sa sonnerie.

—Accordons les cinq minutes de grâce, proposa Fraimoulu.

—La peste soit du lambin! grommela Cabillaud père qui ne plaisantait pas avec une seule minute de retard quand il s'agissait de nourriture.

Tenant à la main ses menus pour les distribuer, tout à l'heure, sur la table, Gontran s'était approché de son oncle pour lui souffler à l'oreille:

—Sept heures! A ce moment, Nadèje doit avoir ouvert la porte de sa cuisine à Pietro.

—Ne t'ai-je pas dit que, chez le prince Krapouskoff, c'était sur l'exactitude de Nadèje qu'on réglait les pendules?

Les cinq minutes s'écoulèrent, puis cinq autres encore, sans que M. Grandvivier eût paru.

Alors, comme les invités faisaient silence, on entendit résonner un grand coup.

Ensuite un second.

Enfin un troisième.

—Tiens! souffla Gontran à son oncle, vous avez donc changé la coutume de faire annoncer de vive voix que le potage était servi? Vous préférez l'usage du théâtre où trois coups avertissent qu'on va commencer.

A ce moment, la porte s'ouvrit.

C'était Pietro, bouche béante, oeil hébété, visage empreint d'une surprise immense.

L'Auvergne n'avait vraiment pas de chance! De tous ses naturels, elle n'en possédait vraisemblablement qu'un seul du doux nom de Pietro et celui-là était un idiot... Il fallait, du moins, le juger tel à voir l'air profondément stupide avec lequel il regardait les invités.

Fraimoulu prit son air grave et sa voix sévère:

—Est-ce ainsi, Pietro, qu'on vient annoncer que le potage est servi? prononça-t-il.

—La choupe! la choupe! C'hest de la soupe que vous parla? dit le paveur se décidant à répondre.

Il éclata de rire en se tenant le ventre à deux mains, et quand sa gaieté, qui retombait en pluie sur les convives, se fut un peu éteinte, il reprit:

—La choupe! Si c'hest celle-là que vous mangea, je veux être estranguia!

Et il tourna le dos en criant:

—Venez la voir, votre choupe!

Fraimoulu en tête, on se précipita sur les pas de Pietro, chacun pressentant quelque drame menaçant son appétit.

On eut alors le mot des trois coups entendus. Ils provenaient de la porte de la cuisine, enfoncée par Pietro quand, à sept heures précises, il n'avait pas vu la communication s'ouvrir sous la main de la ponctuelle Nadèje. Le vigoureux paveur avait fait merveille. En trois coups de poing, il avait crevé les trois panneaux.

La cuisine était déserte!

Nul plat préparé n'apparaissait; aucune provision ne se voyait sur le buffet, attendant son tour de cuisson.

Seule, une marmite apparaissait sur un fourneau dont la cendre blanche attestait un feu éteint depuis longtemps.

Et quand Fraimoulu souleva la couverture de cette marmite, son étrange contenu apparut à tous les invités.

A demi plein d'eau, ce récipient renfermait, bien plié, le tablier de cuisinier de Nadèje qui, par dérision, y avait joint l'assortiment de légumes qui accompagnent la cuisson du pot-au-feu.

Après avoir trouvé cette nouvelle façon de «rendre son tablier», l'ex-cuisinière du prince Krapouskoff devait avoir décampé depuis trois heures au moins.

—Refait! prononça lugubrement Fraimoulu qui, pas une seconde, n'eut l'idée d'envoyer chez le Président du Sénat pour savoir si Nadèje n'avait pas cherché une nouvelle place chez ce haut dignitaire.

—Bien que rare, ce genre de pot-au-feu revient cher, pensa Gontran au souvenir des trente-huit louis que la voleuse avait soutirés à son oncle.

Il était sans pitié, ce cher neveu, car, malgré le désastre qui accablait Athanase, il s'approcha de lui pour demander tout bas:

—Est-il toujours utile de placer mes menus sur la table?

Fraimoulu, on le comprend de reste, n'était pas à la plaisanterie. Avoir eu la prétention d'humilier les maîtres d'Héloïse, Clarisse et Cydalise par les débuts du cordon bleu russe qui avait étudié son art dans toutes les capitales d'Europe, et n'avoir à offrir à ses convives qu'un bouillon de tablier de cuisine, c'était à s'arracher le nez du désespoir!

Il pouvait, à la vérité, se dire que Pietro lui restait, mais, ingrat envers la Providence qui lui avait laissé cette fiche de consolation, il hurla avec une rage indicible:

—Que le diable étouffe la satanée mère Chandernac, ma fruitière, qui m'a procuré cette voleuse!!! Je la danse de mes trente-huit louis!!!

En sa qualité d'ancien placeur récemment sorti des affaires, Ducanif avait la mémoire encore fraîche de bien des renseignements.

—Ah! c'est la Chandernac qui vous l'a procurée? dit-il. Alors je la connais, votre Nadèje. Une grande rousse, avec une tache dans l'oeil et une lentille sur le menton, n'est-ce pas?

—Précisément.

—Il y a gros à parier qu'elle a filé parce qu'elle a appris que je serais de vos convives. Elle savait que je démolirais les balançoires du prince Krapouskoff... Ah! c'est une jolie rouleuse que cette fille qui, de son vrai nom, se nomme Adèle!

—La Chandernac me l'avait tant recommandée! «Prenez ma tête si je vous trompe», me disait-elle.

—La Chandernac est la tante de cette fille. Elle lui a déjà procuré vingt places où elle n'a pas fait long feu. La seule maison où elle aurait chance de rester serait une maison de détention... Vous n'êtes pas le premier à qui elle ait joué le tour!

Ce disant, un souvenir revint à Ducanif qui, après avoir souri, continua:

—Dans le nombre des exploits d'Adèle, j'en connais de bien drôles. Tenez, je vais vous en conter un.

La veuve de Scarron, dit l'histoire, faute de monnaie, eut souvent à remplacer le rôti par un joyeux ou intéressant récit fait à ses convives. Mais les convives en question, au moment dudit récit, s'étaient déjà mis, si peu que ce fût, quelque chose dans l'estomac, car le rôti n'arrive pas d'emblée au début d'un repas. La preuve en est que «ventre affamé n'ayant pas d'oreilles», les invités de la Scarron n'auraient pu écouter le récit, si leurs ventres n'avaient pas déjà reçu un acompte.

Mais il n'en était pas de même pour les convives de Fraimoulu. Ils étaient à jeun, complètement à jeun.

Delà vint donc que Gontran fut sage en avançant la proposition suivante:

—Si nous faisions précéder l'histoire sur Adèle d'une soupe à l'oignon que nous ferait la portière et de deux douzaines de côtelettes aux cornichons que Pietro irait commander chez le charcutier?

Mais ce notable changement introduit dans le menu n'était pas du goût de l'affamé et gourmand Cabillaud père, auquel les cornichons ne réussissaient pas. Il est si vrai que la faim rend féroce, qu'il y eut une intonation de raillerie amère dans la voix de l'homme à la verrue quand il fit cette remarque:

—Monsieur Grandvivier, lui, a eu le bon nez de ne pas venir.

C'était vrai. Le juge n'était pas là. Dans l'émotion du désastre, on avait oublié ce huitième convive manquant à l'appel. Pourquoi cette absence qu'aucun mot d'excuse n'était venu justifier? La distance à parcourir ne pouvait atténuer cette impolitesse, puisque c'était la simple affaire d'un étage à descendre.

Surexcité par les borborygmes qui grondaient dans son estomac aux abois, Cabillaud père, toujours impitoyable pour la mésaventure d'un ami, avait continué:

—Oui, il a eu bon nez, le juge!... Un de ces nez qui flairent les mystifications!

Une mystification! Supposer que Fraimoulu avait voulu se jouer de ses invités!!!

Devant cet affront, Athanase se redressa superbe.

—En attendant l'heure de ma revanche, dit-il, permettez-moi, messieurs, de vous conduire, ce soir, au café Anglais.

Entraînant à sa suite son monde, calmé par ces bonnes paroles, Fraimoulu allait sortir de la cuisine quand, sur son passage, se plaça Pietro qui disait:

—Nous chommes chauvés! Pas bejoin de chortir pour chiqua la ratatouille, fouchtra!

Et le valet de chambre, qui rappelait si peu les Lafleur et les Bourguignon ou Comtois du dix-huitième siècle, se mit à danser une bourrée devant les convives stupéfaits, en hurlant:

—Nous chommes sauvas!

Après quoi, il se retourna pour crier:

—Viens ichi, toi, conter ta choje à ces messieurs.

A cet appel, on vit, derrière l'Auvergnat, apparaître un vieux domestique à tenue correcte qui, après s'être respectueusement incliné, commença:

—M. Grandvivier, mon maître, m'envoie à M. Fraimoulu pour...

—... Pour s'excuser de ne pouvoir être des miens ce soir? interrompit Athanase.

Le valet secoua négativement la tête.

—Non, dit-il, pour vous prier, vous et vos amis, d'accepter son dîner. Ayant appris votre mésaventure, il serait heureux de vous tirer d'embarras... En conséquence, il a fait improviser par Cydalise un repas pour lequel il réclame toute votre indulgence.

Et, pour donner le branle aux hésitants et entraîner son monde, le valet salua encore et annonça:

—Ces messieurs sont servis!

—Vite, à la choupe! à la choupe! beugla Pietro lui venant à la rescousse.

Un mouton suffit pour entraîner tout le troupeau, dit-on. Ce mouton fut Cabillaud père qui s'écria avec empressement:

—J'accepte!

—Au fait, pourquoi pas? souffla Gontran à son oncle pour le décider.

—J'accepte, dit le pauvre Fraimoulu avec cette résignation fière d'un grand capitaine vaincu rendant son épée.

—Nous acceptons, ajoutèrent les autres après cette déclaration de leur chef de file.

A la file, on rentra dans l'appartement pour prendre la route du logis de M. Grandvivier.

En passant par la salle à manger, Fraimoulu poussa un soupir de désespoir devant sa table où n'apparaissaient que les petits pains.

—Chi mochieur le veut, j'enverrai ces petits pains au pays, à mon vieux père, proposa Pietro.

—Oui, dit généreusement Fraimoulu qui, pour tout au monde, n'aurait pas mangé du pain rassis.

Cependant, Fraimoulu en tête, le groupe avait gagné l'escalier qu'il se mit à monter.

Le dernier qui venait à la suite était le baron Walhofer.

Au milieu de l'étage, il s'arrêta, semblant se consulter. Son oeil était fixe, son front plissé, ses lèvres un peu tremblantes, bref, la physionomie de quelqu'un qui se sait marcher à un danger.

Au moment d'entrer chez le juge, Camuflet qui, le dernier avant le baron, fermait la marche, se retourna pour voir s'il était suivi par le jeune homme.

En l'apercevant, arrêté sous le bec de gaz de l'escalier qui l'éclairait pleinement, le triple veuf murmura:

—C'est bien le portrait tout craché du Tombeur-de-Crânes.

A ce moment, le baron se secouait comme pour se débarrasser de sa dernière hésitation et reprenait sa montée en se disant:

—Après tout, il ne m'a jamais vu!

Et, sur les pas de Camuflet, il entra chez le juge.




XVIII


M. Grandvivier attendait les arrivants dans son salon où, en quelques mots, il les remercia d'avoir bien voulu accepter son invitation.

Par sa cuisinière Cydalise qui, de longue date, connaissait la prétendue Nadèje, il avait été prévenu qu'il fallait s'attendre à quelque vilain tour de la part de cette drôlesse.

Alors il s'était mis en mesure de venir en aide à son propriétaire, si les pressentiments de Cydalise se trouvaient justifiés. De là ce dîner d'en cas qu'il avait fait préparer.

Après ces explications données, il acquiesça à la demande de Fraimoulu qui tenait à lui présenter les convives de raccroc qu'il amenait.

—M. le baron de Walhofer, annonça Athanase en débutant par le jeune homme.

Le juge s'inclina, faisant à son invité mine autant gracieuse que le permettait son visage sévère.

—J'avais raison, il ne me connaît pas, pensa le baron en cédant la place aux autres présentations de Fraimoulu.

Cinq minutes après, on était à table.

Si improvisé que fût ce dîner, il était excellent. Cydalise s'était surpassée.

—Ouf! je suis dans la place! pensait joyeusement le baron de Walhofer en lampant un verre de chambertin de bonne date.

Tout en se promenant autour de la table pour veiller aux besoins des convives, le regard de M. Grandvivier s'était arrêté une seconde sur le baron.

—De lui-même, le misérable est venu se mettre sous ma main! pensa le juge dont personne n'eût pu soupçonner la haine qui grondait en son coeur.

On n'était pas encore à moitié du repas et déjà la société était de si joyeuse humeur, que Gontran se permit de dire:

—Je crois que c'est le vrai moment pour M. Ducanif de placer son histoire sur Adèle... la fausse Nadèje.

—Oui, oui, Ducanif, contez-nous votre histoire d'un des exploits d'Adèle, la fausse Nadèje! cria-t-on en choeur.

Ducanif ne se fit pas tirer l'oreille.

—Je commence, dit-il.

Mais il en fut empêché par Cabillaud père qui, le menton luisant de graisse, s'écriait en savourant un plat de crêtes de coq:

—Quelle sauce! quelle sauce! Je ferais le pari de manger mes bottes à cette sauce-là!

—Oh! vous seriez bien attrapé si le pari était tenu! ricana Camuflet.

—Bah! bah! fit le gourmand docteur. Après tout, je tiendrais de famille. Mon grand-père a bien mangé un soulier... C'est une histoire de table. Voulez-vous que je vous la conte?

—L'aventure d'Adèle viendra plus tard. Je cède mon tour de parole, dit Ducanif.

—En 1802, commença Cabillaud père, le théâtre de Bordeaux possédait une actrice du nom de Lanlaire qui était au mieux avec la plus haute autorité militaire de la ville. Aussi la donzelle, se sachant protégée, s'en donnait-elle à son aise avec le parterre qui un beau jour se fâcha tout rouge et siffla à outrance. L'autorité militaire fit expulser les siffleurs.

Le lendemain, tout le public était enrhumé. Dès que l'actrice voulait parler, on éternuait en masse. L'autorité militaire envoya une trentaine des enrhumés passer la nuit en prison.

Vous jugez si le parterre était furieux! Tant furieux que, le surlendemain, quand Lanlaire entra en scène, le nez lui fut écrasé par un soulier que lui décocha un spectateur qui l'avait retiré de son pied. L'autorité militaire fit cerner le théâtre et ne laissa qu'une seule issue par laquelle les spectateurs, un à un, durent défiler devant ladite autorité. Le premier spectateur qui sortit n'avait qu'un soulier; le deuxième aussi; le troisième pareillement; enfin tout le public n'avait plus qu'un pied chaussé. Lanlaire avait de l'esprit. L'aventure la fit rire et le lendemain, elle adressa ses excuses au public. Dès ce jour, tout alla bien.



Sauf Ducanif et Gontran, personne n'avait entendu un mot de l'histoire de l'homme à la verrue.

Tous avaient l'air d'écouter, mais leur attention était ailleurs.

Fraimoulu songeait à prendre une éclatante revanche de son dîner manqué. Il remuerait ciel et terre, mais il trouverait le cordon bleu qui réparerait son échec.

Camuflet, placé en face du baron, par conséquent à même de bien le dévisager, ne cessait de se répéter:

—C'est à croire que le Tombeur-des-Crânes et le baron ne font qu'un.

Si son attention n'eût été concentrée sur M. de Walhofer, Camuflet se serait aperçu du regard dont le couvait Gustave Cabillaud qui, lui, se disait:

—Est-ce cet imbécile, que j'avais enfermé chez le baron, qui possède la lettre perdue par moi après l'avoir volée? Est-ce le baron qui cache son jeu? L'a-t-il lui-même trouvée?

Car Gustave vivait dans une double angoisse résultant de deux problèmes qui se présentaient sans cesse à son esprit: le baron, qui aurait dû s'apercevoir du vol depuis longtemps, n'en soufflait mot et rien, dans sa conversation que Gustave avait adroitement dirigée sur ce point, n'indiquait qu'à sa rentrée chez lui il eût trouvé le prisonnier que l'amant d'Héloïse avait enfermé à double tour.

—Pour avoir voulu nous délivrer du baron qui nous tient, Héloïse et moi, par cette lettre, nous avons rendu notre situation pire. Au premier jour, il nous enverra quelque coup de Jarnac.

Alors un revirement de sa pensée le ramenait à Camuflet.

—Oui, se disait-il, mais si c'est ce polichinelle-là qui a ramassé la lettre... l'a-t-il comprise?... Que veut-il en faire?

Et, pour la centième fois, il se posait cette question:

—Comment a-t-il pu sortir de chez le baron où je l'avais mis sous clé?

De son côté, M. Grandvivier était-il plus attentif que les autres au récit du docteur Cabillaud? On aurait pu le croire à voir son regard fixé sur le conteur pendant que sa main droite roulait machinalement entre ses doigts agiles une boulette de pain de la grosseur d'une noix.

Oui, telle était la direction du regard du juge, mais parfois, et cela n'avait que la durée de l'éclair, ce regard s'abaissait sur le voisin de Ducanif, c'est-à-dire sur M. de Walhofer. Alors l'oeil du magistrat brillait aigu, dur, sinistre, et ses doigts roulaient plus précipitamment la boulette.

Quant au baron, il paraissait écouter, à juger par son maintien. Un peu renversé sur son siège, l'avant-bras droit allongé sur la table, jouant avec son couteau à la pointe duquel il ramassait une à une les miettes de pain qu'il posait ensuite sur le bord de son assiette, il avait les yeux baissés et semblait suivre son passe-temps. Par moments, un léger sourire apparaissait sur ses lèvres. Souriait-il au récit de Cabillaud Père? Non. En son cerveau vivait une pensée qui lui faisait se répéter avec un imperceptible frémissement de joie:

—Je suis dans la place! Il ne me connaît pas!... Tout va bien.



Cependant Cabillaud père continuait son histoire sur Lanlaire:

—Mais l'actrice, une fois en paix avec son public, n'eut plus en tête que de retrouver le coupable propriétaire du soulier qu'elle avait emporté chez elle. Elle fit si bien que ce coupable arriva un jour se rouler d'amour à ses genoux.

C'était mon grand-père.

Lanlaire promit de se rendre, mais à la condition que son soupirant, avant son triomphe, aurait mangé sinon tout, du moins partie du soulier.

L'actrice avait un chef de cuisine qui promit de faire une sauce telle que le soulier deviendrait une gourmandise. Mon grand-père, amoureux au possible, accepta la condition.



L'apparition du café, que le domestique apportait, coupa la parole à Cabillaud, fort amateur de moka.

D'un geste, M. Grandvivier arrêta son domestique.

—Non, Augustin, commanda-t-il, servez-nous le café au salon... Puis vous préparerez les tables de jeu.

Et en regardant ses convives:

—Ces messieurs désireront sans doute jouer un peu.

—Je ne déteste pas une partie de whist en digérant, avoua Cabillaud père.

Sur ce, on se leva de table pour passer prendre le café au salon.

Sa tasse prestement vidée, Gontran se rapprocha de l'homme à la verrue, qui, debout dans un coin, humait son café à petites gorgées.

—Si vous m'acheviez votre histoire? demanda-t-il. Vous disiez que votre grand-père avait consenti à manger son soulier...

Sans se faire plus prier, Cabillaud continua:

—Il le mangea, sauf le talon dont Lanlaire lui fit grâce.

—Et la suite? demanda Gontran curieux.

—La suite n'est pas drôle. Quand il voulut toucher la récompense promise, comme il approchait ses lèvres du visage de Lanlaire, celle-ci le repoussa en s'écriant:

—Pouah! vous sentez le vieux cuir! Vous me dégoûtez, vilain malpropre!

Et elle le fit mettre à la porte.

Depuis cette aventure, mon grand-père avait pris les souliers en telle aversion, qu'il ne mit plus jamais que des chaussons.



Cabillaud père avait à peine achevé son récit que Ducanif venait l'entraîner vers une table de jeu où, avec Gustave et Camuflet, ils allaient faire un whist à quatre.

—Je te fais un piquet, proposa, à son neveu, Fraimoulu, qui ne connaissait que ce jeu.

M. Grandvivier et le baron de Walhofer restaient donc seuls en présence.

—Vous n'aimez pas à jouer, monsieur le baron? demanda M. Grandvivier.

Pour toute réponse, Walhofer, en souriant, montra les joueurs d'un signe de tête donnant à entendre que, s'il ne tenait pas les cartes, c'était faute d'avoir trouvé à se caser dans les parties formées.

—Je m'offrirais bien, mais je suis un piètre joueur. C'est tout au plus si j'entends un peu l'écarté, dit le magistrat.

Puis, en indiquant une troisième table de jeu:

—Si je ne craignais d'abuser de votre complaisance, reprit-il, je vous demanderais une leçon.

Le baron crut être agréable au juge.

—Une partie d'écarté? dit-il; je suis à vos ordres.

Le magistrat avait dit vrai en se traitant de piètre joueur. C'était à peine s'il savait battre et donner les cartes et, pendant la partie, il fit faute sur faute.

—Un pigeon qui se ferait facilement plumer! pensa le baron en constatant cette maladresse et cette ignorance.

Il gagna haut la main.

—Vous le voyez, dit le juge, je suis des plus mazettes!

—A ce point que je n'ose vous offrir une revanche, avoua franchement Walhofer.

—Baste! baste! fit gaiement le magistrat, c'est en forgeant qu'on devient forgeron.

Et il offrit le jeu à couper à son adversaire pour une nouvelle partie.

A ce moment s'éleva la voix de Cabillaud père qui disait à la table de whist:

—Nous avons le trick et les honneurs.

Ensuite, profitant du répit laissé par la donne des cartes, il ajouta:

—Savez-vous, messieurs, que nous sommes des parfaits ingrats à l'égard de M. Grandvivier venu si généreusement à notre secours quand nos appétits dévorants n'avaient à se partager qu'un tablier de cuisine? Nous avons oublié de le remercier de son délicieux dîner... d'autant plus remarquable qu'il a été improvisé.

—Oh! oh! dit, en riant, le juge qui arrangeait ses cartes en main, je refuse un triomphe que je n'ai pas mérité. Si donc, messieurs, vous êtes en veine de félicitations, il faut les adresser à qui de droit; en un mot, rendre à César ce qui appartient à César.

Alors s'adressant à son domestique:

—Augustin, fit-il, dites à Cydalise de venir recevoir les compliments de ces messieurs.

Si, après cet ordre, M. Grandvivier n'eût ramené son attention sur ses cartes, il aurait pu voir le tressaillement qui, de la tête aux pieds, avait secoué le baron, devenu livide. En même temps, son oeil, plein d'une méfiance craintive, s'était fixé sur le juge, semblant redouter un piège sous ce qui venait d'être dit.

Alors M. Grandvivier s'était remis tout à sa partie et, en fixant son jeu, était en train de se consulter sur la carte qu'il avait à jouer.

En une seconde, le baron eut dompté son trouble et, pour ajouter son mot à l'éloge de Cydalise:

—La vérité, dit-il, est que vous possédez, monsieur, un cordon bleu remarquable.

—Oui, fit le juge; malheureusement, je vais être forcé de m'en séparer.

L'attente de l'arrivée de la cuisinière avait suspendu le jeu à la table de whist. En entendant ces paroles, Camuflet demanda:

—Cydalise est donc toujours malade?

—Oui. Je ne voulais pas d'abord le croire. Mais j'ai dû reconnaître qu'elle souffre d'une sorte de maladie nerveuse.

—Deux ou trois mois de calme et de repos suffisent quelquefois pour faire disparaître ce genre d'affection, avança Cabillaud père.

—Aussi, reprit le magistrat, suis-je décidé à accorder à ma domestique la permission qu'elle me demande d'aller passer quelques semaines à la campagne.

—Puis vous la reprendrez, n'est-ce pas? demanda Fraimoulu, saisi par l'espoir d'accaparer plus tard Cydalise.

A cette demande, un nuage d'inquiétude avait paru sur le front de Walhofer. Il se dissipa quand le juge répondit:

—Si je la reprendrai? Vous n'en pouvez douter... Quand ce ne serait, messieurs, que pour avoir le plaisir de vous faire apprécier une seconde fois sa cuisine.

Il finissait quand apparut Cydalise.

Fort occupée par la préparation de son dîner, la cuisinière n'avait pensé qu'à ses fourneaux. L'idée ne lui était pas venue de demander au domestique Augustin, peu causeur du reste, des détails sur les convives. Elle arrivait donc parfaitement ignorante des personnes que son maître avait reçues à sa table.

—Cydalise, dit le magistrat, je vous ai fait venir parce que ces messieurs ont tenu à vous complimenter sur le repas excellent que vous nous avez improvisé.

—Ces messieurs sont trop bons, prononça Cydalise.

Puis, lentement, elle s'inclina, tournant sur elle-même, pour répéter son salut à chaque table de jeu.

Lorsqu'elle se trouva en face de M. de Walhofer elle éprouva un violent soubresaut, fit un pas en arrière et, d'une seule pièce, tomba évanouie sur le parquet.

Cabillaud père fut aussitôt sur pied pour donner ses soins à la cuisinière.

—Rien de grave, annonça-t-il. Rien qu'une surexcitation résultant du zèle qu'elle a probablement mis à vouloir se surpasser en improvisant notre dîner... Il faudrait la porter sur son lit.

Comme le valet Augustin se baissait pour soulever Cydalise, Fraimoulu, qui en sa qualité de propriétaire, savait que l'appartement comportait deux chambres de domestiques sous les combles, dit à son neveu:

—Gontran, aide donc Augustin à la porter au sixième étage.

—Mais non, mais non! fit vivement M. Grandvivier, il n'y a pas à monter au sixième. Ayant fait exécuter une nouvelle office sur une partie de la cuisine, j'ai converti l'ancienne en une chambre de domestique sous même clé que l'appartement. C'est Cydalise qui l'occupe. Augustin n'a pas besoin d'aide pour porter la malade sur son lit.

Puis, s'adressant à Cabillaud père qui s'apprêtait à suivre le valet tenant Cydalise en ses bras:

—Mon cher docteur, dit-il, je la recommande à vos bons soins.

—Soyez sans crainte. C'est peu grave du reste. Une potion calmante des plus anodines et une bonne nuit suffiront pour que, demain, votre cuisinière soit rétablie.

Ensuite, écartant son fils Gustave qui faisait mine de l'accompagner:

—Non, reste là. J'y suffirai seul.

Et il suivit Augustin emportant l'évanouie.

Rien dans le maintien du baron de Walhofer n'avait indiqué qu'il se crût la cause de l'évanouissement de la cuisinière. Son visage n'avait exprimé qu'un sentiment de compassion.

Seulement, à la chute de Cydalise sur le parquet, une colère froide lui avait mordu le coeur.

—Maladroite maudite! avait-il pensé.

Cette fureur secrète s'était troublée en entendant le juge annoncer que Cydalise, au lieu de loger au sixième étage, avait sa chambre dans l'appartement.

—Comment pourrai-je, à présent, faire la leçon à cette poule mouillée qui n'a pas su commander à son émotion en me voyant?... Ce n'est plus facile comme là-bas, rue de Turenne... Maintenant que me voici introduit chez Grandvivier par un heureux hasard, la sotte et peureuse créature va-t-elle me trahir?

Et la rage lui incendiant, plus ardente, le cerveau, il serra les poings en se disant:

—S'il en était ainsi, malheur à elle!

Ce transport de fureur, que nul des assistants n'aurait pu deviner sous son attitude calme, s'apaisa chez le baron en entendant M. Grandvivier dire après le départ de Cabillaud:

—Voilà qui me décide à accorder à Cydalise cette clé des champs qu'elle m'a plusieurs fois demandée. J'hésitais à me séparer de cette femme qui est à la fois bonne cuisinière et domestique dévouée.

Cela dit d'un ton affectueux, le juge secoua la tête et ajouta d'un ton contrarié:

—Cela tombe mal.

L'incident avait fait abandonner les parties de jeu. Chacun se tenait autour du maître de la maison qui répéta en appuyant sur ses mots:

—Oui, cela tombe très mal.

—Vous aviez sans doute le projet de donner quelques dîners pour lesquels le talent de Cydalise va vous faire défaut? avança Fraimoulu, interprétant à sa façon le regret du magistrat.

—Non, fit le juge. Ma contrariété vient de ce que, au lieu de cette servante sur laquelle je pouvais compter, j'aurai une nouvelle figure ici, pour le moment prochain du retour de ma fille.

—Votre enfant va donc revenir? demanda Camuflet.

—Oui, dans une quinzaine de jours.

—Parfaitement guérie?

—Ayant recouvré toute sa santé, prononça gaiement M. Grandvivier.

Et, revenant à ses moutons:

—Voilà pourquoi, mon cher Camuflet, par cette cloison que je vous ai fait élever, j'ai dû rétrécir la cuisine afin d'avoir une nouvelle office, ce qui me permettait d'utiliser l'ancienne en la transformant en une chambre de bonne qui n'existait pas, sous clé, dans l'appartement... Il est nécessaire que ma fille ait, la nuit, une domestique couchée à proximité. C'est là ce qui fait que je n'ai pas envoyé Cydalise loger au sixième étage.

Cependant Fraimoulu s'était penché à l'oreille de son neveu pour lui souffler tout bas:

—Mademoiselle Grandvivier ferait joliment ton affaire! Une belle dot!... Brise donc ta stupide liaison!

Bien décidé à la résistance, Gontran, pour en finir une bonne fois, répondit sur le même ton à son oncle:

—Savez-vous la différence qui existe entre la Dame Blanche et mon mariage?

—Non, lâcha l'oncle ahuri.

—C'est que la «Dame Blanche vous regarde», et que mon mariage ne vous regarde pas du tout.

A ce moment reparut Cabillaud père, pour donner des nouvelles de la malade.

—En revenant à elle, annonça-t-il, Cydalise a eu une crise de larmes qui l'a soulagée, mieux que la potion calmante. Quand je l'ai quittée, elle s'endormait... C'est tout un paquet de nerfs que cette fille!

Cinq minutes après, tous partaient, reconduits jusqu'à la porte par M. Grandvivier.

En saluant le baron qui fermait la marche, le juge prit congé de lui par cette banalité dite d'une voix aimable:

—Enchanté de l'occasion qui m'a permis d'apprendre un peu le jeu de l'écarté.

—Oh! vous avez encore besoin de recevoir bien des leçons! répliqua en riant Walhofer.

—Aussi ai-je l'espoir que vous n'abandonnerez pas votre élève, prononça le juge.

En même temps qu'il invitait le baron à revenir, le magistrat lui tendait la main.

—Pour sûr, il ne me connaît pas! se répéta le baron en serrant la main qui lui était offerte.

Derrière la porte qu'il venait de refermer sur les partants, M. Grandvivier essuya avec dégoût sur son vêtement la main qu'avait touchée le baron.

—Gare à toi, misérable! gronda-t-il.

Puis, d'un pas lent, il se dirigea vers la chambre de Cydalise.

Le sommeil dont avait parlé Cabillaud n'était pas venu ou avait dû être de fort courte durée, car la cuisinière, à l'entrée de son maître, s'était dressée sur son séant, pâle, la figure convulsée, frissonnante de terreur. Elle tendit vers lui ses mains suppliantes en disant d'une voix brisée:

—Grâce! Pitié!

—Grâce! répéta le juge. Grâce pour qui? Pour vous ou pour lui? M'avez-vous fait grâce à moi dont vous avez brisé le coeur par la plus épouvantable torture? Avez-vous eu pitié de ma pauvre enfant que vous avez perdue, vous et votre ignoble complice?

Un instant le juge regarda cette fille anéantie par une immense épouvante, puis il reprit:

—Si c'est pour vous, Cydalise, que vous demandez grâce, à quoi bon? Vous savez que, si vous tenez votre promesse, vous n'avez rien à craindre de ma vengeance. J'ai juré et je tiendrai mon serment de m'en remettre au ciel du soin de vous punir... et, j'en ai la certitude, il vous punira... Sans qu'il vous vienne de moi, le châtiment ne saurait tarder à vous atteindre.

Après un rire qui se pouvait comparer à une sorte de rugissement rauque et féroce, M. Grandvivier poursuivit:

—Mais, pour lui, il n'en est pas de même. Je ne confierai à personne le soin de me venger... De lui-même, il est venu se mettre sous ma main... et ma main va s'abattre sur lui terrible et impitoyable!

Comme s'il croyait déjà tenir sa proie, M. Grandvivier étendit un bras menaçant en répétant son rire tout vibrant d'une haine farouche.

Il retrouva son calme pour dire d'un ton bref:

—Demain, devant témoins, je vous offrirai de vous laisser partir et vous refuserez votre liberté.

Pantelante de la terreur immense que lui inspirait son maître, Cydalise bégaya d'une voix convulsive:

—Oui, monsieur, je refuserai de quitter votre service.

Le juge fit une pause, comme si ce qu'il avait à demander lui coûtait à dire; puis avec effort:

—Depuis combien de temps n'avez-vous parlé à votre misérable complice?

A cette question, la cuisinière se mit à trembler, et elle finit par balbutier:

—Dans la dernière semaine que nous avons habité rue de Turenne, il est venu au milieu de la nuit.

Et vivement, avec le ton d'une sincérité indéniable, elle ajouta:

—Mais je vous jure, monsieur, que ce n'est pas volontairement que je l'avais attiré.

—Je le sais, dit froidement le juge. C'est moi qui, en vous ordonnant d'ouvrir la fenêtre du salon, vous ai fait lui donner le signal qui, jadis, était celui de vos rendez-vous nocturnes. Aussi l'ai-je vu franchir le mur et traverser le jardin pour aller vous rejoindre... Un moment, le désir m'est venu de l'abattre d'un coup de fusil, mais, la réflexion aidant, je l'ai laissé passer, car ma vengeance n'eût pas été ce que je la veux... Il me faut la mort de cet homme sans que rien puisse m'en accuser... et, surtout, sans que la réputation de ma fille soit effleurée par l'ombre même d'un soupçon.

Cydalise avait écouté, frémissante, les yeux agrandis par l'épouvante. Tant de haine implacable avait accentué les paroles du juge, qu'elle s'écria effarée:

—Non, vous ne m'avez pas pardonné!

—Vous avoir pardonné? répéta le magistrat en secouant la tête lentement. Vous dites vrai, non. Mais j'ai juré, devant les aveux de votre repentir, de laisser au ciel, je vous le répète, le soin de vous punir... Et mon serment, je le tiendrai si vous ne faites rien qui laisse ce misérable échapper à ma vengeance.

—Aujourd'hui, je le hais! C'est lui qui m'a perdue! prononça Cydalise avec une rage farouche.

Après un court silence, M. Grandvivier reprit:

—A votre dernière entrevue, que vous a demandé cet homme?

—Il tenait surtout à savoir si votre fille allait bientôt revenir.

Un sourire cruel passa sur les lèvres du juge.

—A cette heure, il en est assuré, dit-il, car, ce soir même, devant mes invités, j'ai pris soin d'annoncer le prochain retour d'Angèle.

Ensuite, d'une voix qui ordonnait:

—Demain, reprit-il, le chenapan rôdera autour de la maison, guettant votre première sortie, d'abord pour vous imposer de rester chez moi où vous devez servir ses intérêts... Sur ce point, vous lui laisserez croire que c'est à lui que vous cédez... Puis, pour étudier les moyens de vous revoir à sa guise dans ce nouveau domicile... Vous m'avertirez de ce qui aura été convenu à ce sujet.

Et d'un ton bref et dur:

—Vous m'avez compris? ajouta le juge.

—J'obéirai, articula péniblement la servante, secouée par un nouveau frisson et suivant d'un regard plein de terreur M. Grandvivier qui se retirait lentement.

Pourquoi Cydalise ne cherchait-elle pas à se soustraire par la fuite aux ordres de son maître? Il fallait qu'un terrible secret la mît sous la puissance du juge, car, quand elle fut seule, elle répéta entre ses dents, qui claquaient d'épouvante:

—Oui, oui, j'obéirai!




XIX


—Gontran, on sonne.

—Crois-tu, chérie?

—Oui, j'ai entendu un petit coup. Ce doit être ce jeune homme venu hier et qui nous a glissé sous la porte le mot d'écrit annonçant qu'il reviendrait aujourd'hui; ce monsieur Frédéric Bazart qui, m'as-tu dit, a, dernièrement, été accusé de deux assassinats.

—Allons voir par le trou.

Ces phrases, il est inutile de le dire, étaient échangées entre Gontran et sa maîtresse le lendemain du dîner offert par M. Grandvivier à Fraimoulu et à ses invités après le bel exploit de la fameuse Nadèje.

—Oui, c'est le visiteur d'hier, souffla Gontran à Henriette, après avoir mis l'oeil au trou qui permettait de voir quiconque stationnait sur le carré.

—Alors je vais m'enfermer dans la chambre à coucher pendant que tu le recevras dans la salle à manger, annonça tout bas la jolie blonde avant de se retirer sur la pointe du pied.

Gontran ouvrit la porte à Frédéric Bazart.

Dès qu'il fut assis dans la salle à manger où Gontran venait de l'introduire, Frédéric débuta de sa voix chaude et franche:

—Avant d'entrer en relations, monsieur, il faut d'abord bien se connaître. Il est donc bon que vous sachiez qu'il y a dix jours à peine j'étais en prison, accusé d'un double assassinat.

Avec un particulier qui procédait aussi carrément, il n'y avait qu'à l'imiter. Gontran répondit donc:

—Les journaux, en racontant l'affaire, m'avaient appris votre nom que j'ai retrouvé, hier, au bas du billet que vous aviez glissé sous ma porte... Ils m'ont aussi appris qu'une ordonnance de non-lieu avait été rendue en votre faveur.

L'ex-bateleur approcha son visage de Gontran.

—Regardez-moi dans les yeux, dit-il, et, bien sincèrement, je vous en conjure, avouez-moi si, malgré l'ordonnance de non-lieu, vous me croyez capable d'assassinat.

Le visage de l'ancien saltimbanque dénotait tant de loyauté et de franchise que Gontran n'hésita pas.

—Non, fit-il.

—Alors, dit en riant Frédéric, nous ne tarderons pas à nous entendre quand je vous aurai fait ma confession.

L'unique souci de Gontran était que l'entrevue s'abrégeât pour qu'il pût aller délivrer Henriette, prisonnière dans la pièce voisine.

—A quoi bon une confession? fit-il. Veuillez seulement me dire à quel motif je dois votre visite.

—Motif et confession ne vont pas l'un sans l'autre. Écoutez-moi, je vous prie.

Sans attendre un acquiescement à l'attention qu'il réclamait, Frédéric poursuivit:

—Avant mon arrestation, j'étais un vilain pierrot... Pas vicieux pour quatre sous, je m'en vante; mais noceur en diable, un tantinet paresseux et tout ce qu'il y a de plus loupeur... Quant à l'instruction, lire, écrire et compter, voilà tout mon bagage.

La voix du bateleur se fit grave pour continuer:

—La prison m'a changé. J'en suis sorti un tout autre homme. Avec ma liberté m'est arrivé un héritage; les soixante mille livres de rente du pauvre oncle qu'on m'accusait d'avoir tué... Une telle fortune... devinez-vous mon embarras?... à moi qui ne sais qu'en faire!

Gontran se mit à rire.

—Bien des gens, moi tout le premier, voudraient être à votre place, dit-il.

—Comprenez-moi, reprit sérieusement Frédéric. Avec mon instruction incomplète, je n'ai pas en moi assez de ressources pour combattre l'ennui qui m'attend inévitablement dans l'oisiveté que me permet ma fortune... Mes distractions d'autrefois m'inspirent aujourd'hui un profond dégoût... De plus, je n'ai que vingt-cinq ans, l'âge où l'homme a besoin d'agir, de se remuer... et moi, je vous le jure, je suis d'une nature qui aime grandement à se remuer... Alors, savez-vous ce que je me suis dit?

—Non, dit Gontran qui se laissait aller au charme de cette franchise un peu triviale.

—Je me suis dit: L'oisiveté est mauvaise conseillère, mon bonhomme; en conséquence il s'agit de mettre la charrue devant les boeufs. Quand tant d'autres demandent la fortune au travail, toi, puisque tu as la fortune, fais l'inverse, demande-lui du travail.

—Bonne idée! approuva Gontran.

—Oui, mais, en fait de travail, il faut un état. Le seul que je sache... et encore bien médiocrement... c'est celui que j'ai appris pendant l'année que j'ai passée avec mon oncle Bazart, l'entrepreneur, l'associé de la maison Camuflet et Bazart... Va donc pour la bâtisse! me suis-je écrié... Alors je suis venu vous trouver... pour vous dire: «Vous êtes jeune aussi. Vos études en architecture vous font un aide précieux pour moi. Associons-nous. Vous apporterez la science, moi je fournirai mes capitaux et je conduirai le travail.»

Cela dit, Frédéric tendit la main à Gontran en demandant de sa voix redevenue gaie:

—Hein! c'est dit? Vous acceptez? Topez là, mon associé!

Gontran hésita.

—Une question d'abord, dit-il avec étonnement.

—Je vous écoute.

—Comment se fait-il que vous soyez venu directement vous adresser à moi?

—Ah! voici la chose! On a bien raison de dire qu'à quelque chose malheur est bon... Le malheur de mon arrestation m'a valu un ami, ou, pour mieux dire, un protecteur, un Mentor qui s'est intéressé à moi. Ce protecteur est M. Grandvivier, le juge d'instruction qui était chargé d'instruire mon affaire. Quand je lui ai parlé de mon embarras devant mes écus, c'est lui qui m'a conseillé le travail et, comme j'optais pour la bâtisse, il m'a présenté à un de ses amis qui a été du bâtiment, M. Camuflet, l'ex-associé de mon oncle. C'est de ce dernier qu'est venue l'idée de mon association avec un architecte. A son tour, M. Camuflet m'a renvoyé à un M. Lebrun.

—Mon patron? fit Gontran.

—Précisément.

—Qui a refusé?

—Qui m'a répondu: «Je suis assez riche et assez vieux pour prendre mon repos. Adressez-vous à mon meilleur élève, Gontran Lambert, un garçon auquel il ne manque que des capitaux pour réussir.» Alors je suis accouru pour vous crier: Voici les capitaux! Prenez le capitaliste par-dessus le marché!

Son explication donnée, l'ancien saltimbanque tendit encore sa main à Gontran en répétant:

—Hein! c'est dit, monsieur Lambert? Vous acceptez? Topez là, mon associé!

Sans hésiter cette fois, Gontran mit sa main dans celle qui lui était offerte.

—J'accepte, dit-il.

—Et nous débuterons par une affaire que votre patron vous cède... Il s'agit de constructions à élever, rue de Turenne, sur l'emplacement d'un jardin que le propriétaire veut utiliser plus productivement... un arrière-bâtiment destiné à masquer un vilain voisinage... Tenez, M. Grandvivier, précisément, était encore, il y a deux semaines, le locataire de ce jardin qui va disparaître.

Sur ce, pris de joie, l'ex-bateleur se mit presque à danser en s'écriant:

—Bravi! bravo! me voilà sauvé de l'ennui! Je vais donc enfin m'amuser en m'éreintant à travailler... Vous pourrez donner vos plans, monsieur Lambert, vous aurez en moi un rude contremaître pour les faire exécuter.

Et éclatant de rire:

—Ah! fit-il, je le jure, il est bien mort, le La Godaille!... Non, personne n'aura plus le droit de m'appeler La Godaille!

Au nom de la Godaille, un cri de joie avait retenti dans la pièce voisine et soudain, sur le seuil de la salle à manger, apparut Henriette émue, le sourire aux lèvres, fixant sur le bateleur un regard tout étincelant de reconnaissance.

A la vue de la jolie blonde, la surprise fit reculer d'un pas Frédéric, et, la voix chaude d'affection, il s'écria:

—Ma bonne petite Henriette!

La jeune femme marcha vers lui.

—Oui, dit-elle avec attendrissement, votre petite Henriette qui n'a pas oublié son protecteur et qui, elle, vous nommera toujours La Godaille, parce que ce nom, depuis bien longtemps gravé dans son coeur, lui rappelle le compagnon dévoué qui, jadis, veilla sur elle au risque de sa vie.

Ensuite, elle lui tendit le front en demandant:

—Est-ce que vous refusez de m'embrasser, mon bon La Godaille?

Et après avoir regardé Gontran, tout stupéfait de la scène, elle ajouta en souriant:

—Gontran n'est pas jaloux. Vous pouvez vous risquer sans craindre, cette fois, un coup de couteau.

A ces mots, La Godaille pâlit.

—Oui, fit-il d'une voix devenue subitement rauque, le coup de couteau du Tombeur-des Crânes... un compte qui me reste encore à régler.

Mais cette impression haineuse fut de courte durée. La joie reparut sur le visage de La Godaille qui, appliquant ses lèvres sur le front charmant qui lui était offert, y déposa un bon gros baiser.

Certes, Gontran ne pouvait être jaloux de ce baiser tout fraternellement affectueux. Aussi fut-ce d'un ton à la fois surpris et gai qu'il s'écria:

—M'expliquerez-vous où vous vous êtes connus?

—Henriette ne vous a-t-elle donc jamais conté notre histoire? demanda La Godaille.

—Chaque fois que j'ai tenté de lui révéler tous les détails de mon passé, Gontran m'en a empêchée, dit la gentille blonde en rougissant un peu.

—Je voulais t'éviter des souvenirs trop pénibles, mignonne, dit Gontran qui se retourna vers Frédéric pour ajouter: Mais, de vous, monsieur Bazart, j'accepterai le récit tout entier.

Puis revenant à Henriette:

—Si tu nous préparais un bon petit déjeuner pour fêter M. Bazart, ton ancien ami et mon tout frais associé? proposa-t-il.

—Je vais déployer tous mes talents culinaires, dit joyeusement la jolie blonde qui comprit que son amant voulait l'éloigner.

—A présent, monsieur Bazart, je vous écoute, reprit Gontran après le départ de sa maîtresse.



—A dix-huit ans, je ne promettais guère, commença La Godaille. Vagabond, paresseux, j'avais déserté les sept ou huit métiers que ma mère, restée veuve, avait tenté de me faire apprendre. La maraude, le braconnage, les parties de bouchon étaient mon fort. Mais ce qui m'attirait surtout, c'était la société des chanteurs ambulants, des faiseurs de tours, des montreurs de curiosités, des saltimbanques. On ne me voyait qu'avec eux; je me faisais leur compère, presque leur domestique, tant j'étais curieux d'apprendre leurs tours et de deviner leurs trucs.

Ma pauvre mère crut que le déplacement était le seul moyen de m'arracher à cette vie de fainéantise qui l'effrayait pour l'avenir. Elle résolut donc de me faire quitter Lille. Mais où m'envoyer et, surtout, à qui m'adresser qui pourrait me surveiller?

J'avais deux oncles. L'un, frère de feu mon père, était entrepreneur à Paris où il était allé tenter la fortune qui lui avait souri, car, fréquemment, il envoyait des secours à ma mère. L'autre oncle, frère de ma mère, était gros cultivateur. Son mariage l'avait fixé dans le pays de sa femme, à la frontière du Nord, où il exploitait une ferme importante. En une seule enjambée, il pouvait passer d'un de ses champs en Belgique.

Entre celui de ces deux oncles auquel elle m'adresserait, ma mère opta pour le fermier. M'envoyer à Paris lui faisait trop peur. Mes instincts de vagabondage y auraient trouvé, cent fois plus nombreuses, ces tentations auxquelles il fallait me soustraire.

Un beau matin de printemps, je débarquai donc chez mon oncle le fermier, le plus gros bonnet du village de Montrel, où on le désignait sous le surnom du Père aux écus. Sa maison d'habitation, un peu distante des bâtiments d'exploitation, était la dernière du pays. Elle s'élevait au bord de la route, pour ainsi dire sur la frontière. Vingt pas plus loin, on était en Belgique, dont le premier village se nomme Reiseck.

Mon oncle put me loger à l'aise, car sa maison était dix fois trop grande pour lui. C'était une immense construction qui, avant la grande Révolution, avait fait partie d'un couvent. Vers 1825, on avait démoli le couvent pour n'en garder que ce bâtiment encore en bon état de solidité. Après être restés plus de vingt ans sans trouver un acquéreur, le bâtiment et le terrain sur lequel s'était, autrefois, étendu tout le couvent, avaient été vendus à bas prix à mon oncle.

On m'installa donc dans une des dix vastes chambres qui restaient inoccupées.

Ma première journée se passa à suivre mon oncle qui tint à me faire visiter sa ferme, ses écuries et, la nuit venue, jusqu'au lendemain, je ne fis qu'un somme.

Quand je me réveillai, il était grand jour. Le bruit de plusieurs voix qui causaient sur la route me fit aller à ma fenêtre.

En face de la maison de mon oncle, sur l'autre revers de la route, m'apparut une vaste bâtisse, dont la porte principale était surmontée d'un tableau à grotesque peinture, représentant un douanier joufflu et coloré, sanglé dans son uniforme de grande tenue et portant à la main un énorme bouquet de roses. Plus bas se lisaient ces mots: Au Douanier Galant. Ici on loge à pied et à cheval. Trudent, aubergiste.

Les voix que j'avais entendues étaient celles de six douaniers qui causaient avec l'aubergiste, un grand sec, debout sur le seuil de sa porte.

Quand j'ouvris ma fenêtre, j'entendis une voix, dominant les autres, qui disait:

—J'en suis certain. Ils ont fait le coup cette nuit. Mais, je vous le jure, Trudent, je les pincerai ou j'y perdrai mes galons et mon nom de Vernot!

—Oui, vous les pincerez, je n'en doute pas, brigadier... Mais, pour y arriver, il faudrait d'abord une chose, répondit l'aubergiste.

—Laquelle?

—Savoir où ils ont leur chenil.

—Oh! je le découvrirai avant peu; j'ai mon moyen, dit le brigadier avec un sourire de malice.

Il se retourna vers ses hommes.

—En route! commanda-t-il.

Les douaniers allaient se mettre en route quand, d'une fenêtre voisine de la mienne, partit la voix de mon oncle qui demandait:

—Qu'est-ce donc? Avez-vous encore fait buisson creux cette nuit, mon pauvre Vernot?



A ce nom de Vernot qu'il entendait pour la seconde fois, Gontran interrompit le conteur.

—Mais, fit-il, Vernot est le nom de famille d'Henriette. Ce brigadier était-il son parent?

—C'était son père, dit La Godaille. Ancien sergent-major dans la ligne, Vernot à la fin de son congé, avait obtenu de passer dans les douanes de la frontière. Intelligent, actif et des plus braves, il n'avait pas tardé à se signaler en taillant de fortes croupières aux contrebandiers. Ses premiers coups avaient été heureux et, partant, les primes qui lui étaient revenues sur ses prises avaient été grosses. Peut-être aurait-on pu mettre son activité infatigable sur le compte de son avidité. Le soldat ne se défendait pas trop sur ce point et donnait pour excuse son vif désir de pouvoir amasser une petite dot à sa fille Henriette, alors âgée de seize ans, dont la naissance avait coûté la vie à sa mère.

A l'époque dont je parle, Vernot était un homme de quarante ans. Son ardeur à pourchasser les contrebandiers, loin de s'affaiblir, avait, au contraire, été aiguisée par la persistance de la déveine qui, depuis quelques années, avait remplacé ses succès du début. Il avait beau faire, la contrebande lui passait devant le nez, sans qu'il pût étendre assez vite la main pour l'arrêter au saut de la frontière... Voilà quel était Vernot.

—Bien, continuez votre histoire, dit Gontran.



A la voix de mon oncle lui demandant s'il avait fait buisson creux, le brigadier tourna la tête de son côté:

—Malheureusement, oui, Père aux écus, répondit-il en donnant à mon parent son sobriquet.

—Si vous n'êtes pas trop pressé, venez donc me conter cela en vidant un cruchon de bière, proposa mon oncle.

Cette offre fit tressauter l'aubergiste Trudent, qui s'écria d'une voix hargneuse:

—Un cruchon de bière! Le voilà bien, ce sac à écus, qui ne se soucie pas de faire du tort au commerce des autres. Est-ce que je n'en vends pas, de la bière, moi! Ai-je besoin qu'on la donne pour rien à ma porte... Oh! que je trouve jamais l'occasion de lui faire du tort, à ce Crésus, je ne la raterai pas!

Les douaniers s'étaient mis à rire à cette sortie de l'aubergiste lésé dans ses intérêts.

—Oh! oh! fit en riant le brigadier, je vois, Trudent, que vous êtes toujours à couteaux tirés avec le Père aux écus.

—Qu'il m'offre l'occasion d'une revanche, je ne vous dis que ça! gronda l'aubergiste.

Ces paroles avaient dû être entendues par mon oncle. Il dédaigna d'y répondre et cria au brigadier:

—Amenez vos hommes, Vernot; il y a de la bière pour tout le monde.

Si je voulais satisfaire ma curiosité, il fallait me hâter de descendre dans la salle où allaient arriver le brigadier et ses camarades. J'avançai donc les mains pour refermer la fenêtre que je n'avais fait qu'entr'ouvrir, ce qui, par l'étroite fente des vantaux, m'avait laissé entendre sans être vu par l'aubergiste qui, tout franchement, venait de se déclarer comme ennemi de mon oncle.

Au moment où j'allais pousser la fenêtre, je fus surpris par un fait étrange. Les douaniers qui se dirigeaient vers la porte de mon oncle, tournaient le dos à Trudent. Alors je vis l'aubergiste détendre vivement les doigts de ses mains comme s'il voulait indiquer un nombre, puis passer une de ses mains sur la tête en tenant l'index en l'air.

A coup sûr, c'était un signal, mais à qui s'adressait-il? Bien certainement, ce n'était pas à mon oncle.

Quand j'arrivai dans la salle basse, les douaniers étaient assis devant la table, sur laquelle une servante était en train de déposer des cruchons de bière. A mon entrée, je fus accueilli par le regard méfiant de Vernot qui, dans tout étranger au pays, soupçonnait un contrebandier. Ce regard se fit aimable quand mon oncle m'eut présenté.

Sitôt la première rasade bue, mon oncle débuta:

—Comme ça, Vernot, vous n'avez pas eu de chance cette nuit?

—Ah! ne m'en parlez pas, Père aux écus. Figurez-vous un coup superbe dont j'avais eu vent et que je guettais depuis une semaine.

—Un gros passage, alors?

—Rien que de la dentelle!

—Par chiens?

—Oui, par chiens.

—Vous avez raison. C'est triste de n'avoir pas pu mettre la main sur un pareil lopin. Votre part de prime eût été bonne, dit mon oncle en s'apitoyant sur la mauvaise chance du brigadier.

—Cette aubaine-là eût grandement avancé la dot de ma petite Henriette! soupira Vernot.

—Mais, appuya mon oncle, comment vous, brigadier, un vrai malin, avez-vous été refait?

—C'est à n'y rien comprendre! gronda le brigadier. Je m'étais mis à l'affût à l'angle du bois Monsion, et j'avais embusqué mes hommes trois cents mètres plus loin, à la sente du Bas-Ternois, où les chiens passeraient après s'être engagés dans les Coudreaux. Au passage de la meute, je devais prévenir mes hommes par un coup de fusil tiré sur le chien de tête. Sur les deux heures du matin, l'animal m'apparut sur la gauche et je fis feu. Aussitôt je vis arriver la meute, trente chiens environ et, comme je m'y attendais, ils s'engagèrent dans les Coudreaux.

—Bon, me dis-je, les camarades, prévenus par un coup de feu, vont les saluer au passage.

J'attends. J'écoute. Rien! Alors je m'impatiente et je cours à mes hommes que je trouve toujours n'ayant pas encore vu apparaître un seul museau de chien.

La meute entière avait disparu, comme engloutie dans une trappe.

Nous fouillons les Coudreaux. Pas seulement la queue d'un chien! Les auxiliaires que j'avais éparpillés sur trois lieues carrées pour guetter où se réfugieraient les chiens échappés à la fusillade n'avaient vu rien passer.

Et, avec rage, le brigadier s'écria:

—Que peut bien être devenue cette satanée meute?

Après un petit temps, pendant lequel il avait vidé son verre, mon oncle lui demanda:

—Que concluez-vous de cela, brigadier?

—Que le chenil où se réfugient les chiens, que nous supposions se trouver à deux ou trois lieues dans le pays, doit exister plus près de la frontière, par ici même, dans les plus près environs.

Mon oncle se mit à rire.

—Heu! heu! fit-il, je ne vois alors que Trudent ou moi qui puissions donner asile à ces chiens. Vous savez, Vernot, que vous n'avez qu'un mot à dire pour que je vous fasse visiter ma ferme de fond en comble.

—Oh! oh! Père aux écus, pouvez-vous me croire capable de vous soupçonner? protesta le brigadier qui, à son tour, vida son verre.

—Mais, reprit mon oncle, qu'est devenu le chien sur lequel vous avez fait feu? Habile tireur comme vous l'êtes, vous ne pouvez l'avoir manqué.

—Non, et je suis certain de l'avoir vu tomber. Mais j'étais alors pressé de rejoindre les camarades. Quand je suis retourné plus tard sur mes pas, j'ai bien trouvé une mare de sang, mais de chien, néant. Quelqu'un était venu qui avait dû emporter le mort ou le blessé, car nulle piste de sang n'indiquait que la bête eût cherché à continuer sa marche... Encore un mystère que j'aurai à éclaircir.

Vernot achevait de parler quand un vacarme de trompettes et pistons se fit entendre sur la route. Nous courûmes tous à la porte pour nous rendre compte de ce charivari.

—Tiens! annonça un douanier, c'est une voiture de saltimbanques qui revient de quelque kermesse belge.

C'était en effet une voiture de bateleurs. Deux hommes qui marchaient à côté des maigres biques d'attelage, avaient jugé bon de faire, dans le village, une entrée bruyante et soufflaient à pleins poumons dans leurs instruments.

Sur la banquette du cabriolet, qui formait le devant de cette voiture, se prélassait une femme d'une quarantaine d'années, aux formes massives, dont le visage gardait quelques traces d'une beauté qui, en son temps, devait avoir séduit ceux qui ne tiennent pas absolument à la mignardise.

—C'est, ma foi! la Belle Flamande, nous annonça encore le même douanier.

La Belle Flamande, paraissait-il, était fort en réputation sur tous les champs de foire de Belgique et du nord de la France. Sa spécialité était d'avaler des étoupes enflammées, des cailloux et des lapins vivants. Elle venait, disait-on, de perdre son mari, un hercule mort de la rupture d'un vaisseau dans la poitrine pour avoir voulu soulever une charrette trop chargée de spectateurs.

Cette mort, toute récente, n'avait pas fort secoué la tendresse conjugale de la Belle Flamande, car, à l'entrée de la voiture dans notre village, elle riait de tout coeur avec un jeune blond qui, assis à côté d'elle, sur la banquette de devant, tenait les guides des deux rossinantes.

Le brigadier Vernot, je vous l'ai dit, soupçonnait, par état, un contrebandier dans tout nouvel arrivant au village. A la vue de la voiture qui allait entrer dans Montrel, il fronça le sourcil en disant:

—Pourquoi ces cocos-là reviennent-ils par la traverse au lieu de rentrer en France par la route? Ont-ils voulu éviter le poste de visite? Allons voir ça, les enfants.

Suivi de ses hommes, il marcha vers la voiture qui venait de s'arrêter devant l'auberge de Trudent. Je leur emboîtai le pas. Les saltimbanques, vous le savez, m'attiraient.

Quand nous arrivâmes, la Belle Flamande et le jeune blond avaient déjà mis pied à terre et, de l'arrière-voiture, étaient sortis un homme et une femme. Avec les deux qui jouaient de la trompette, la troupe comprenait six personnes.

S'avançant en tête, le jeune blond se dirigeait, suivi de la Belle Flamande, vers la porte de l'auberge, quand il fut arrêté par Vernot qui lui posa la main sur le bras en disant:

—Pas si vite, mon garçon! La visite d'abord.

Au contact de la main du brigadier, le blondin eut une lueur de colère dans l'oeil et il recula d'un pas comme pour se mettre en position de résistance. Il était joli garçon, ce gars-là, mais, à ce moment, tout le charme de son visage disparut pour faire place à une expression farouche. Il devait avoir le sang qui lui arrivait facilement sous les ongles.

Mais Vernot n'était pas homme à s'effaroucher pour si peu.

—De quoi! de quoi! lâcha-t-il railleusement; tu fais donc le gros dos, mon cadet?

Mais, lui aussi, avait la moutarde prompte à lui monter au nez, et son échec de la nuit était loin d'avoir calmé sa bile. Il reprit d'un ton sec:

—Allons! Plus de manières! Approche.

Immédiatement le blond poussa une sorte de rugissement de colère et tomba, bien campé sur sa jambe droite, à la garde de la savate en grinçant:

—Viens-y donc, mauvais gabelou!

Quand je dis «bien campé sur sa jambe droite», je me trompe... Car, voyez-vous, la savate, c'était et c'est encore mon fort. De la mauvaise société que j'avais fréquentée, je n'avais retiré que ce talent-là, mais j'y étais passé maître... Elle avait trop de raideur, sa jambe! Le jarret lourd, empâté, pas de détente. Moi, j'aurais eu affaire au blondin, que je lui aurais mouché le nez avec le talon de ma botte avant que sa jambe droite se fût remuée... J'ai su, depuis, que ça lui provenait d'une ruade de cheval qu'il avait reçue.

En voyant le jeune homme vouloir résister à leur chef, les douaniers s'avancèrent à l'aide, mais Vernot les fit reculer en disant:

—Tenez-vous tranquilles, vous autres. Croyez-vous que je ne suffirai pas seul à rogner ses ergots à ce jeune coq?

Et il marcha sur le blondin.

Je ne sais ce qui serait arrivé si, à ce moment, la Belle Flamande ne fût intervenue en disant:

—Laisse-toi faire, Alfred. M. le brigadier est dans son droit. Il exécute son devoir.

A ces mots, le garçon quitta sa pose de défense et, sans mot dire, mais sombre et l'oeil mauvais, il laissa la main de Vernot tâter ses poches.

Puis ce fut au tour de la Belle Flamande de se soumettre à la visite que le brigadier fit très sommaire.

Cependant les douaniers de Vernot fouillaient les autres saltimbanques. Puis vint le tour de la voiture dans laquelle le brigadier monta.

A ce moment, la Belle Flamande s'était rapprochée du blondin qui, la figure refrognée, se tenait à l'écart.

—Que t'es bête, fiston! Faut jamais résister à l'autorité. Il vous en cuit toujours! lui dit-elle à mi-voix.

—Oh! ton brigadier, je le repigerai! gronda le jeune homme en tordant sa moustache d'une main nerveuse.

—Eh! eh! fit vivement la femme alarmée, tu sais? pas de bêtises! Crois en ta mère, Alfred!

Le dialogue fut coupé par la seconde femme de la troupe, une fort gentille brune, qui accourut pour dire à la Belle Flamande:

—Méfiez-vous pour la caisse: le gabelou va mettre la main dessus.

En effet, du fond de la voiture, retentit la voix de Vernot qui criait:

—Qu'est-ce que c'est que cette caisse en bois, percée de trous et fermée au cadenas?... Il y a, là dedans, quelque chose qui grouille.

En trois bonds, la Flamande fut à la portière du fond de la voiture pour répondre à Vernot:

—C'est la caisse où j'enferme les lapins que je dévore tout vivants dans les foires, monsieur le brigadier.

—Il paraît que si vous les dévorez, la maman, vous ne les digérez pas, puisque vous les remettez sous clé après la représentation, goguenarda Vernot qui avait retrouvé sa bonne humeur.

—Oh! dit la Flamande qui se faisait aimable et rieuse, le «sous-clé» est une précaution contre mes artistes qui, plusieurs fois, m'ont chipé des lapins qu'ils ont fricotés sans ma permission.

Et, souriante, la voix douce, en tendant la clé:

—Voulez-vous ouvrir la caisse, monsieur le brigadier? demanda-t-elle.

—Non, pas la peine, dit Vernot se déclarant satisfait par l'explication et, surtout, par l'offre de la clé.

Il finissait de parler quand il me sembla entendre la seconde femme, la belle brune, qui soufflait à Alfred:

—Enfoncé, le gabelou!

La caisse à trous ne renfermait donc pas le contenu annoncé. Quel était donc, à défaut de lapins, l'être qui, suivant l'expression du brigadier, «grouillait» entre ces planches?

Descendu de la voiture, le brigadier procéda à un interrogatoire:

—D'où venez-vous? demanda-t-il à la Flamande.

—De la kermesse de Namur, en Belgique.

—Et vous allez?

—Pas plus loin, pour le moment, que l'auberge de Trudent, où nous comptons nous reposer pendant trois ou quatre jours, attendu que la plus prochaine foire, en France, n'arrive que la semaine prochaine.

—Très bien! prononça le brigadier qui fit à ses hommes signe de le suivre.

Quand il passa devant Alfred, ce dernier se tenait si raide, la mine tant provocante, l'oeil si menaçant, que le brigadier, agacé par cet air furibond, lui dit d'un ton gouailleur:

—Toi, un conseil, mon cadet! Mange ta colère et charrie droit, ou tu t'en trouverais mal.

Un frisson de rage contenue secoua le jeune homme, mais il ne souffla mot. Seulement, lorsque le brigadier fut à quelques pas, il répéta avec un sourire féroce:

—Toi, je te repigerai.

Tous, les saltimbanques et moi, nous étions restés à regarder s'éloigner la petite troupe. A cent pas plus loin, nous vîmes le brigadier se séparer de ses hommes, qui continuèrent leur route, tandis que lui se retournait vers nous.

—Est-ce qu'il va encore nous retomber sur le dos? demanda la Belle Flamande à l'aubergiste Trudent, qui, depuis le commencement de la scène, s'était tenu sur le pas de sa porte.

—Non, dit Trudent; le brigadier va entrer, sur sa gauche, dans le sentier qui conduit à la petite maison qu'il habite.

—Qu'il habite seul? demanda Alfred d'un ton qui me fit presque peur.

Tudieu! Il avait la rancune solide et la colère facile, ce beau blond! Il ne faisait pas bon qu'il vous en voulût.

—Non, pas seul, répondit l'aubergiste; il demeure avec sa fille et un vieux douanier estropié, du nom de Carambol, qu'il a recueilli.

—Ah! il a une fille? dit Alfred.

—Une jolie demoiselle à marier.

—Bon! fit le blondin qui suivit sa mère entrant dans l'auberge.

Ce n'était rien que ce «bon!» et, pourtant il m'émut. A l'intonation du particulier quand il le prononça, je ne sais quel pressentiment m'avertit qu'un danger menaçait la fille du brigadier.

Après être encore resté quelques minutes à regarder les saltimbanques qui déchargeaient leur voiture, je retournai près de mon oncle que je retrouvai toujours attablé devant son cruchon de bière et fumant sa pipe.

—Eh bien! garçon, me dit-il en souriant, il paraît que tu as employé là un bon quart d'heure à te distraire.

Je lui fis, de ce qui s'était passé, un récit qu'il écouta sans paraître y porter grande attention. Mais il en fut autrement lorsque j'arrivai à parler de la caisse à trous et qui était censée renfermer des lapins.

—Tu crois qu'elle ne contenait pas de lapins? me demanda-t-il avec une curiosité subitement éveillée.

—C'est à supposer. La déclaration faite par la Belle Flamande, que cette caisse renfermait des lapins, devait être fausse, puisque, quand Vernot, y ajoutant foi, a refusé la clé, j'ai entendu la seconde femme qui disait: «Enfoncé, le gabelou!»

—Et tu es d'avis que, pourtant, la caisse devait contenir un être vivant?

—Dame! oui! Le brigadier a dit que ça grouillait.

Un souvenir me revint alors.

—Oui, oui, appuyai-je, ce devait être un animal... blessé ou malade.

Mon oncle releva brusquement la tête.

—Qu'est-ce qui te fait dire cela? me demanda-t-il avec un très visible intérêt.

—C'est que, tout à l'heure, comme ils déchargeaient la voiture, j'ai vu deux saltimbanques en tirer la caisse. Comme l'un y mettait de la brusquerie, j'ai entendu l'autre lui dire: «Doucement; il se mettrait à geindre!» Et, là-dessus, ils s'y sont pris comme s'ils portaient de la porcelaine fine.

Mon oncle posa sa pipe sur la table, but lentement sa chope, l'air tout recueilli, puis finit par me dire:

—Garçon, il faut me rendre un service.

—Lequel?

—Je veux savoir quel animal contient cette caisse.

Avant que je pusse m'étonner sur son étrange curiosité, il tira de sa poche une poignée de monnaie qu'il me tendit en ajoutant:

—Voici de quoi régaler les saltimbanques et te faire leur camarade.

Et, d'un ton qui m'imposait une leçon:

—Tu sais, appuya-t-il, garde-toi bien de les interroger... Il faut que tu retrouves la caisse et que, tout seul, bien adroitement, tu arrives à savoir l'animal qu'elle garde prisonnier.

—Compris! dis-je.

Je marchais vers la porte quand il me rappela.

—Ah! dis donc, fit-il, j'oubliais de bien te recommander de revenir tout de suite m'avertir, dans le cas où l'animal en question serait...

Il s'arrêta comme s'il allait commettre une imprudence, sembla hésiter, puis se consulter, et enfin, se décidant pour la confiance, il acheva:

—... Serait un chien.

—Un chien? répétai-je étonné.

—Oui, un chien blanc, tacheté de jaune... qui, s'il est blessé, doit l'avoir été par un coup de feu... A présent, pars, mon garçon, en te disant que service et discrétion absolue te vaudront un joli billet de cent francs.

Je m'éloignai en riant de l'idée de ma mère qui m'avait expédié à mon oncle pour me soustraire aux saltimbanques dont je faisais ma société de prédilection.

En s'installant à l'auberge de Trudent, le premier souci de la troupe de la Belle Flamande, qui mourait de faim, avait été de s'attabler pour déjeuner. Ils étaient dans une pièce à gauche de la salle d'entrée. J'entendais le bruit des voix, des assiettes, des verres.

Le billet de cent francs que m'avait promis mon oncle allait m'être bien facile à gagner, car le premier objet qui frappa ma vue, en pénétrant dans la salle d'entrée, fut la caisse à trous.

Pressés qu'ils étaient de manger, les saltimbanques avaient déposé là tout ce qu'ils avaient tiré de la voiture.

Au milieu des nombreux accessoires de la troupe se trouvait donc la caisse qui, par bonheur, ce qui prouvait qu'elle avait dû être récemment ouverte,—était débarrassée de son cadenas, que je voyais posé sur le parquet.

Personne n'était là. Deux secondes me suffisaient pour lancer mon coup d'oeil. Je soulevai donc vite le couvercle.

C'était bien un chien... un chien blanc tacheté de jaune... un chien au flanc troué par une arme à feu.

Il ne me restait plus qu'à rejoindre mon oncle pour lui porter la nouvelle et toucher mes cent francs.

Je refermais le couvercle quand, tout à coup, une main se posa sur mon épaule en même temps que, derrière moi, une voix prononça ces mots:

—La curiosité est un défaut dangereux... très dangereux!

Je me retournai brusquement.

C'était le saltimbanque Alfred.

Il arrivait sans doute pour panser l'animal, car il tenait à la main un bol d'eau fraîche et des linges.

Ses yeux, fixés sur moi, avaient ce même regard mauvais dont, une heure auparavant, il avait suivi le brigadier Vernot à son départ.

En somme, je savais à quoi m'en tenir et j'avais hâte d'aller apprendre à mon oncle que la caisse renfermait un chien tel qu'il me l'avait désigné. Inutile était de laisser maître Alfred le temps de me chercher la querelle que m'annonçaient ses yeux menaçants.

Je prenais donc mon élan pour déguerpir sans avoir soufflé mot quand, soudain, je vis Alfred refermer vivement la caisse, s'asseoir sur le couvercle et me sourire après m'avoir soufflé à voix basse:

—Pas un mot du chien!

La cause de ce changement à vue devait être un homme qui allait entrer dans l'auberge et que le fils de la Belle Flamande avait aperçu avant moi.

L'arrivant était un invalide à jambe de bois, d'une soixantaine d'années, vêtu d'un vieil uniforme de douanier des plus délabrés. Il était porteur d'un panier de cave rempli de bouteilles vides.

—Eh! la maison! cria-t-il en mettant le pied sur le seuil du vestibule.

En nous voyant, il souleva son képi d'uniforme et nous demanda:

—Vous êtes de la troupe arrivée ce matin?

Nous n'eûmes pas le temps de répondre. Son appel avait été entendu par l'aubergiste qui déboucha dans le vestibule par la porte de la salle où il surveillait le repas des saltimbanques.

—Eh! c'est ce brave Carambol! s'écria-t-il.

—Oui, monsieur Trudent. Je viens pour renouveler notre provision. Au moment de nous mettre à table, nous nous sommes aperçus que nous n'avions plus que de l'eau à boire; alors mademoiselle Henriette m'a envoyé au ravitaillement chez vous, répondit l'invalide en montrant les bouteilles vides de son panier.

L'aubergiste lui prit le panier et cria:

—Craquefer!

A cet appel apparut le valet d'auberge, lourd et vilain bonhomme à qui Trudent passa le panier en disant:

—Va emplir ces bouteilles à la cave... Et, tu sais? ne confonds pas ton bec avec le goulot des bouteilles.

—Ah! mochieu Trudent, pouva-vous dire chela de ma chobriéta! protesta ledit Craquefer avec un accent plus auvergnat que sincère.

J'étais arrivé à Montrel de la veille. Trudent ne me connaissait pas pour le neveu du Père aux écus. En me voyant avec Alfred, toujours assis sur sa caisse, il me prit pour un saltimbanque de la troupe. J'aurais pu profiter de l'occasion pour décamper, mais je ne sais quelle curiosité me fit rester.

En attendant le retour de son garçon, Trudent s'était rapproché de l'invalide.

—Elle va bien, mademoiselle Henriette? demanda-t-il. Toujours jolie? Toujours excellente ménagère?

—Oui. Mon brigadier peut se vanter d'avoir la perle des filles.

—Vous vous plaisez toujours chez le brigadier, Carambol?

—En pourrait-il être autrement? Si vous saviez comme M. Vernot et sa fille sont bons pour le pauvre estropié qu'ils ont recueilli! prononça Carambol d'une voix émue.

Alfred et moi nous pouvions écouter tout à l'aise Trudent et l'invalide, car ils causaient en nous tournant le dos. Quand il avait été question du brigadier Vernot, il m'avait semblé voir s'allumer l'oeil du beau blondin. L'expression que j'en ressentis fut vite effacée par l'intérêt que m'inspira la suite du dialogue.

—Dites donc, Carambol, reprit l'aubergiste, Vernot a dû rentrer chez lui, ce matin, avec le nez long d'une aune. Il paraît, à ce qu'il m'a dit lui-même, qu'il a raté cette nuit une belle prime sur un coup de contrebande qui l'a laissé bredouille.

L'invalide secoua la tête en disant:

—Ce n'est pas tant la prime perdue qui met mon brigadier en colère.

—Quoi donc alors?

—C'est le chien.

—Quel chien?

—Le chien de tête de meute qu'il a tiré, qu'il est sûr d'avoir atteint et dont il n'a pu retrouver ni traces ni cadavre.

—Oh! pour un chien mort, voilà-t-il pas de quoi se désespérer! fit l'aubergiste moqueur.

—D'abord, rien ne dit qu'il fût mort, prononça lentement l'ex-douanier à la jambe de bois.

Dès qu'il avait été question de chien, mon regard, bien involontairement, avait été chercher celui d'Alfred, toujours assis sur la caisse. Alors ses yeux, durs et menaçants, semblèrent me répéter l'injonction qu'il m'avait adressée à l'apparition de l'invalide:

—Pas un mot du chien!

Le meilleur moyen pour moi de savoir quel prix le blondin attachait à l'animal blessé était d'écouter la suite de la conversation.

—Soit! fit Trudent; admettons que le chien ne soit pas mort. De quelle utilité, je vous le demande, pourrait-il être pour Vernot? Qu'en ferait le brigadier?

—D'abord, il le soignerait.

—Admettons encore qu'il le remette sur ses quatre pattes... Et après?

—Après? répéta Carambol en riant. Vous devez vous en douter, monsieur Trudent, si vous savez comment se fait la contrebande de dentelles sur notre frontière.

—Comment voulez-vous que je le sache? s'écria Trudent.

Il avait eu beau mettre dans sa phrase l'intonation d'une surprise un peu indignée, la voix de l'aubergiste sonna faux à mon oreille.

L'invalide ne s'aperçut de rien. Tout naïvement, il continua:

—Alors, si vous l'ignorez, je vais vous l'apprendre... Dans le pays qui veut frauder la douane, et pour le cas des dentelles, c'est, ici, la France, le contrebandier possède bien caché un chenil où sont enfermés trente, cinquante ou soixante chiens bien nourris, bien choyés, bien caressés. Ils vivent là heureux comme des rois... Une belle nuit, enfermés dans des voitures, on leur fait passer la frontière. Une fois en Belgique, la vie change pour eux. On les enferme dans un autre chenil où l'on oublie de leur donner à manger et où la pâtée est remplacée par de grandissimes schlagues que leur administrent des gens costumés en douaniers.

—Diable! lâcha l'aubergiste, les pauvres bêtes doivent alors regretter le chenil français où la vie leur était si douce.

—Justement, monsieur Trudent, justement!... Et, en même temps qu'elles regrettent ce chenil, les corrections reçues des faux douaniers leur inspirent une profonde horreur de l'uniforme.

—Bon! je comprends! De sorte que si un vrai douanier tentait de les amadouer, les chiens s'enfuiraient au bout du monde.

—Vous y êtes. Une belle nuit, on leur passe au cou un collier rempli de dentelles... Quelquefois la meute entière en emporte pour deux cent mille francs... Alors on ouvre le chenil et, à grands coups de fouet, on les fait détaler. Un seul de ces animaux n'a pas de collier, c'est le chien de tête. Généralement, c'est un chien de chasse que, sous le nez des douaniers, en ayant l'air de lui faire quêter le gibier, on a dressé à bien connaître le pays et les sentiers entre les deux chenils. C'est lui qui montre la voie aux bêtes qui pourraient s'égarer.

—Le chef de file alors?

—Oui. Vous comprenez que là où ne passeraient pas des hommes passent des chiens... et vite, je vous en réponds... En quarante minutes, ils vous avalent le chemin qu'un contrebandier à pied aurait mis deux heures à franchir... Ils courent dans l'ombre, muets, insaisissables, d'une vitesse qui s'accroît toujours, car vous devinez qu'ils n'ont pas d'autre but, d'autre désir que de regagner le chenil français, le bon chenil où ils vont bientôt se goberger... Prévenu à l'avance, le propriétaire de ce chenil en a laissé la porte ouverte. La meute arrive, elle s'y engouffre; on referme la porte et le coup est déjà fait que les douaniers, en admettant qu'ils aient vu passer les chiens, sont encore à plus d'une lieue à la poursuite de la meute qui leur a filé sous le nez comme une trombe.

L'aubergiste avait écouté, bouche béante, yeux ouverts et surpris, en homme qui entend choses inconnues.

—Le fait est qu'il est bien impossible de pincer cette contrebande-là, avança-t-il en hochant la tête.

—Il y a un moyen, appuya Carambol.

—Lequel?

—C'est de connaître l'endroit du chenil. On va s'embusquer dans son voisinage, la meute arrive et, v'lan! on fait main basse sur les marchandises, les chiens et le propriétaire du chenil.

—Oui, mais découvrir le chenil, c'est là le difficile! avança Trudent qui, en somme, ne me semblait pas être aussi ignorant qu'il voulait le paraître.

—Voilà pourquoi le brigadier Vernot est si mécontent de n'avoir pu retrouver, mort ou vivant encore, le chien de tête qu'il est certain d'avoir blessé, prononça l'invalide d'un ton prouvant qu'il partageait le déboire de celui dont il recevait l'hospitalité.

—Bah! fit l'aubergiste. En admettant qu'il eût trouvé le chien encore vivant...

—Alors le brigadier avait grande chance de découvrir le chenil. Il aurait soigné et guéri l'animal, puis, un beau matin, il aurait mis le chien en laisse et il y a cent à parier que la bête, qu'il aurait laissée deux jours à jeun, l'aurait conduit tout droit au chenil, où elle savait trouver une bonne pâtée.

—Voyez-vous ça! lâcha Trudent d'une voix qui semblait émerveillée, mais dans laquelle, suivant moi, se trahissait un petit tremblement.

Et il me parut que son tremblement s'accentuait davantage quand il demanda à Carambol:

—Vrai de vrai! Mort ou vivant, le brigadier n'a pas retrouvé son chien?

—Puisque je vous le dis, monsieur Trudent! affirma l'invalide.

—Je vous crois! je vous crois! répéta vivement l'aubergiste dont le ton, maintenant, sonnait si joyeux que la certitude m'arriva que ce gaillard-là était le contrebandier inconnu à la découverte duquel s'acharnait le brigadier Vernot.

Cependant Carambol avait repris:

—Si le chien n'est pas mort et qu'il ait été trouvé par quelqu'un, ce quelqu'un-là, pour un peu qu'il soit malin, aura une belle balle à jouer.

—En quoi faisant? s'informa Trudent repris par son petit tremblement de voix.

—Il aura deux cordes à son arc... Ou il ira trouver Vernot qui de grand coeur—car il est enragé après son contrebandier—partagera la prime de la saisie que le chien aura facilitée.

—Et la seconde corde de son arc? dit Trudent.

—Ou bien, alors, il exécutera l'idée du brigadier pour découvrir le chenil à l'aide du chien... et il fera chanter le propriétaire du chenil. Ça vaut bien une dizaine de mille francs, ce secret-là.

Tout en écoutant, mes yeux s'étaient attachés sur les deux causeurs qui, sur le pas de la porte, et nous tournant toujours le dos, devaient avoir oublié que nous étions là pour les entendre. Aux derniers mots de Carambol, je me retournai vivement vers Alfred pour lire sur son visage l'impression produite par les paroles de l'invalide qui lui dictaient la conduite à suivre.

A défaut de sa figure qu'il me fut impossible de voir, car il baissait la tête, l'acte qu'il accomplissait me prouva qu'il reconnaissait le prix de sa trouvaille. Il était en train de repasser le cadenas dans l'anneau de la caisse pour mettre le chien à l'abri d'un nouveau regard indiscret.

A ce moment, l'invalide disait:

—Il me semble, monsieur Trudent, que votre garçon ne se presse pas de me monter mon vin.

—C'est vrai! fit l'aubergiste rappelé à la mesure du temps écoulé depuis qu'il causait.

Et il se retourna en hurlant:

—Craquefer!

Alfred et moi, je le répète, Trudent devait, comme pour son garçon, nous avoir oubliés, car, en nous retrouvant derrière lui et en songeant que nous n'avions soufflé mot pendant l'entretien, ce qui prouvait que nous l'avions attentivement écouté, ses traits exprimèrent une inquiétude des plus vives.

Mais, avant qu'il pût rien dire, son garçon Craquefer apparut avec le panier de bouteilles remplies.

Le brave charabia titubait, et sa trogne resplendissait plus rouge qu'un coucher de soleil. Il était ivre comme un cent de grives.

—Ivrogne! gronda l'aubergiste en lui retirant le panier des mains.

L'Auvergnat avait sans doute un aplomb que le vin n'arrivait pas à noyer, car il répliqua en faisant claquer son ongle sur une de ses dents:

—Que je sois estranguia chi j'ai cheulement bu gros comme cha!

En s'avançant vers son valet, Trudent avait dégagé l'entrée. Comme je ne me souciais nullement de me retrouver, avant peu, en tête à tête avec Alfred, je profitai de l'occasion. En deux bonds, je fus sur la route, me dirigeant vers la demeure de mon oncle.

Mais, si prompte qu'avait été ma retraite, j'avais eu le temps de voir s'ouvrir la porte de la salle où mangeaient les saltimbanques et d'entendre la Belle Flamande, apparue sur le seuil, dire à son fils:

—Alfred, viens donc faire entendre raison à cette folle de Cydalise!




XX


Si longue qu'elle ait été à vous conter, la scène de l'auberge avait duré tout au plus une demi-heure. Quand je revins chez mon oncle, je le trouvai encore attablé devant son cruchon de bière et fumant toujours sa pipe. Depuis la veille que je le connaissais, je n'avais pas été long à m'apercevoir que le Père aux écus était, en tous points, le type le plus complet de l'homme du Nord, flegmatique, endormi, ne se faisant ni chaud ni froid des événements qu'il prend comme ils viennent.

Aussi fus-je étonné de la vivacité qu'il mit, en me voyant entrer, à me demander:

—Est-ce un chien que renferme la caisse?

—Oui, et un chien tel que vous l'avez désigné: blanc tacheté de jaune et blessé.

—Bon! fit le Père aux écus, qui tira coup sur coup sept ou huit bouffées de sa pipe.

Après un petit silence, il reprit:

—Comment t'es-tu assuré de la chose?

Je lui racontai d'une bout à l'autre ma scène avec Alfred, l'arrivée de l'invalide Carambol, sa conversation avec Trudent sur le chien et la façon d'en tirer gros profit.

Bref, je contai tout par le menu, depuis l'ivresse du valet d'auberge, l'Auvergnat Craquefer, jusqu'à l'apparition dernière de la Belle Flamande venant chercher son fils Alfred pour qu'il fît entendre raison à l'autre femme de la troupe qui s'appelait Cydalise.



Quand La Godaille avait parlé de l'ivrogne auvergnat Craquefer, son auditeur Gontran avait souri au souvenir de cet autre charabia, l'ex-paveur Pietro, que Fraimoulu avait pris comme valet de chambre et qui, la veille, s'exerçait si bien la main en cassant la vaisselle.

Mais au nom de Cydalise, que le conteur prononçait pour la seconde fois, il interrompit.

—Pardon, fit-il, ne m'avez-vous pas dit, monsieur Bazart, que vous connaissiez M. Grandvivier?

—Mon ancien juge d'instruction! Oui. Je vous ai dit aussi que, depuis ma sortie de prison, j'avais trouvé en lui un protecteur dévoué chez lequel la porte m'est et me sera toujours grande ouverte.

—Donc, si vous êtes allé chez M. Grandvivier, vous n'êtes pas sans y avoir vu sa cuisinière qui, elle aussi, se nomme Cydalise... Ces deux Cydalise, par hasard, n'en feraient-elles pas qu'une seule?

Frédéric Bazart remua la tête.

—Non, dit-il. Prétendre que, trait pour trait, je me souviens du visage de la bateleuse, ce serait mentir. Mais je me rappelle sa chevelure, ce qui me permet d'affirmer que la cuisinière n'est pas la Fille du Soleil.

—C'était le sobriquet de cette saltimbanque?

—Oui, à cause de son abondante chevelure d'un magnifique rouge ardent... La cuisinière du juge, au contraire, est brune.

Gontran aurait pu objecter que les cheveux se teignent et qu'une brune devient sans peine une rousse; mais, en ce disant qu'il y a tant d'ânes, à la foire, qui s'appellent Martin, il ne persista pas dans son idée de confondre les deux Cydalise en une seule.

Mais, pendant qu'il était en train de s'informer, il demanda, cette fois en forme de simple plaisanterie:

—Est-ce que l'Auvergnat Craquefer, le valet d'auberge, ne répondait pas aussi au doux et petit nom de Pietro?

—Jamais je ne l'ai entendu appeler ainsi.

—Bien. Continuez, je vous prie, demanda Gontran.



La Godaille reprit son histoire.

—Quand je lui eus tout conté, mon oncle mit la main au gousset de son pantalon et en tira une longue blague en cuir qui lui servait de porte-monnaie. Il y puisa cinq louis qu'il étala sur la table en me disant:

—Voilà les cent francs promis.

Puis, à côté des jaunets, il en posa cinq autres en ajoutant:

—Et voici encore cent francs à gagner.

—En quoi faisant? demandai-je émerveillé.

Le Père au écus réfléchit un peu.

—Tu m'as bien dit, n'est-ce pas? que, devant toi, cet Alfred avait remis le cadenas à la caisse.

—Oui, mon oncle.

—De sorte qu'il serait impossible d'offrir au chien... un morceau de sucre.

Etait-ce bien un morceau de sucre qu'avait voulu dire le Père aux écus! Il m'avait semblé se reprendre au moment de prononcer d'autres mots. Ce fut pour m'en assurer que je répliquai:

—Pas plus un morceau de sucre qu'un boulette empoisonnée.

J'en fus pour mon épreuve. Rien ne bougea sur le visage de mon oncle, dont l'oeil, fixé dans le vide, attestait une sorte de méditation sur ce qui lui restait à me dire.

Enfin il me regarda.

—Cet Alfred, quel homme est-ce? demanda-t-il.

—Il m'a tout l'air d'être une pratique finie.

Sur cette réponse, nouveau silence qui se prolongea si longtemps que l'impatience me prit.

—Mon oncle, dis-je, vous ne m'avez pas encore indiqué ce que j'ai à faire pour gagner les cinq autres louis.

—Va dire à cet Alfred que je veux lui parler, me répondit-il brusquement.

Et comme je m'éloignais:

—Attends un peu! me cria-t-il pour me retenir.

Je revins sur mes pas.

—Surtout, me recommanda-t-il en traînant sur les mots, fais en sorte que Trudent ne se doute de rien.



Encore une fois, Gontran arrêta le conteur par une question.

—Est-ce que cette préoccupation du Père aux écus au sujet du chien ne vous donna aucun soupçon?

—Un instant l'idée me vint que mon oncle était peut-être le contrebandier qui mettait la douane sur les dents. S'il avait le moins du monde bronché quand j'avais parlé de boulette empoisonnée, ce seul moyen de se débarrasser de l'animal, qui pouvait le compromettre, mon doute serait devenu une certitude et j'aurais abandonné mes soupçons à l'égard de l'aubergiste que, en me souvenant de la manière dont il avait interrogé l'invalide Carambol, j'accusais d'être le coupable. Ce qui, surtout me confirma dans mon idée, ce fut précisément, cette dernière recommandation de mon oncle «de faire en sorte que Trudent ne se doutât de rien». Les paroles haineuses de l'aubergiste quand, le matin, mon oncle avait offert sa bière aux douaniers, m'avaient appris que les deux hommes vivaient en profonde mésintelligence. Si mon oncle n'avait pas répondu à l'apostrophe de l'aubergiste, ce devait être parce qu'il attendait sa belle... Or, cette belle, il la tenait!... En s'emparant du chien, il possédait le moyen de se venger de l'aubergiste contrebandier. En plus de cette raison, le Père aux écus en avait une seconde d'agir de la sorte.

—Quelle seconde raison?

—Il était maire du village et, en cette qualité, tenu de venir en aide aux douaniers pour que le coupable fût pincé.

—Très bien! approuva Gontran. Poursuivez votre récit.



—Je n'avais encore fait que deux pas dehors quand une crainte m'arrêta... Que Trudent ne se doutât de rien, c'était facile à dire, mais difficile à réaliser. L'aubergiste me verrait entrer chez lui, parler à Alfred qui aussitôt prendrait le chemin de la maison de mon oncle. La méfiance viendrait donc immanquablement à Trudent.

Je rentrai au plus vite chez le Père aux écus pour lui faire part de mes réflexions.

Mon oncle n'était plus dans la salle.

Je visitai les autres pièces. Personne! Il ne pouvait être loin. Je regardai par la fenêtre, espérant l'apercevoir gagnant sa ferme. L'espace à parcourir était de deux cents mètres tout plantés de pommes de terre. Il n'aurait pas même eu le temps de franchir la moitié de cette distance. Toujours personne en vue. Comme, près de la fenêtre, s'ouvrait la porte de la cave, je me penchai et j'appelai. Cette fois, il me sembla entendre un bruit monter des profondeurs de la cave.

—Il aura été se tirer un nouveau cruchon de bière, pensai-je.

Dans ma hâte d'avoir ma leçon faite, au lieu d'attendre que mon oncle remontât, je descendis dans la cave. Elle était magnifique, cette cave, spacieuse, saine, haute de voûte, bien aérée, parfaitement éclairée; on voyait qu'elle datait du couvent démoli. Mais, si belle qu'elle fût, le Père aux écus ne s'y trouvait pas.

—Par où diable a-t-il passé? me demandais-je, tout étonné de cette disparition, en remontant l'escalier.

Une grande minute, je restai indécis sur le parti à prendre.

—Ma foi! au petit bonheur! me dis-je en me dirigeant vers l'auberge de Trudent.

A peine sorti, j'aperçus, au loin et s'éloignant, un individu, qu'à sa démarche il me fut facile de reconnaître pour le brigadier Vernot. Comme l'invalide Carambol, il portait au bras un panier qui laissait dépasser des goulots de bouteilles. Arrivé au sentier qui menait à sa demeure, il disparut dans les taillis.

—Fichtre! me dis-je en souriant, il paraît qu'on boit ferme chez le brigadier, puisque, en une demi-heure, voici le second panier qu'on vient chercher chez Trudent.

En pénétrant dans l'auberge, le premier que je vis fut l'aubergiste qui se tordait de rire au milieu du vestibule. Sans savoir qui j'étais ou, plutôt, croyant que je faisais partie de la troupe, il me reconnut pour un des deux écouteurs qui étaient présents à sa conversation avec Carambol.

—Devinez ce qui est arrivé? me demanda-t-il à brûle-pourpoint.

—Dites.

—Vous étiez là quand mon pochard de Craquefer a remonté de la cave les bouteilles remplies qu'attendait l'invalide. Il faut croire que mon maudit ivrogne, après avoir bu à la cannelle, aura trébuché et que sa glissade l'aura amené devant un autre tonneau que celui qu'il venait de téter, car il y a rempli ses bouteilles.

Trudent s'arrêta pour donner cours à un nouveau spasme de rire; puis, quand la crise se fut un peu épuisée, il bégaya:

—De sorte que Vernot, pour éviter une nouvelle course à son estropié, vient de venir lui-même me rapporter les bouteilles à changer... Au moment de se mettre à table, il s'était aperçu que mon Auvergnat leur avait servi du vinaigre d'Orléans.

Et redevenant sérieux:

—Je suis même désolé d'avoir fait attendre le brigadier qui, un bon quart d'heure durant, est resté dans le vestibule, pendant que j'étais, à côté, en train de mettre le holà!

—Ah! vos convives se disputaient?

—Ils faisaient mieux encore, ils s'assommaient... Pas tous, non... mais il y en avait un, nommé Alfred, qui battait comme plâtre la grande rouge! Ah! l'animal! tapait-il de bon coeur!... Une rude mâtine, tout de même, la grande rouge. Elle se défendait comme une diablesse enragée... Elle se serait laissé étrangler plutôt que de céder... Si je ne les avais pas séparés, Alfred la tuait...

—Quelle était la cause de la dispute?

—Je n'en sais rien. Je suis arrivé au plus fort de la dégelée... Quand je suis parti pour répondre à l'appel de Vernot qui venait changer ses bouteilles, le beau blond épongeait le sang qui lui coulait des balafres dont les ongles de la femme lui avaient sillonné la face... Quant à la Cydalise, à moitié assommée, elle rajustait son chignon en beuglant à Alfred: «Je me vengerai, tu peux y compter, je me vengerai!»

Et, avec une sorte d'admiration, Trudent ajouta:

—A rosser ainsi le beau sexe, il doit se faire adorer des femmes, votre camarade.

Je protestai contre le mot de camarade en déclinant ma parenté avec le Père aux écus.

Quand j'étais parti en me disant: «Au petit bonheur!» j'avais eu grandement raison, car le prétexte que je cherchais pour attirer Alfred chez mon oncle, sans exciter la méfiance de Trudent, me fut fourni par l'aubergiste lui-même.

En m'entendant nommer mon oncle, sa figure devint subitement hargneuse et il gronda:

—Je gagerais que je devine pourquoi il vous a envoyé, ce vieux taquin qui abuse de son autorité de maire pour tracasser le pauvre monde. Je parie que vous venez apporter l'ordre à mes saltimbanques d'avoir à venir lui faire viser leurs papiers.

—Juste, monsieur Trudent, juste! m'écriai-je en sautant sur le prétexte qui m'était offert.

—Affreux tyran! grogna encore l'aubergiste avec un accent de rage qui acheva de me prouver combien peu mon oncle était dans ses petits papiers.

Néanmoins, il alla ouvrir la porte de la chambre où se tenaient les saltimbanques et cria:

—On vient, de la part du maire, vous intimer l'ordre de porter vos papiers au visa.

—Vas-y, Alfred! prononça la voix de la Belle Flamande.

Pendant ces quelques mots, j'avais promené rapidement mon regard autour du vestibule. La caisse au chien et les nombreux bagages de la troupe qui, une demi-heure auparavant, encombraient la salle, avaient disparu. Le tout devait avoir été monté dans les chambres que les bateleurs allaient occuper durant leur court séjour.

Craignant que ma nouvelle rencontre avec Alfred pût donner lieu à un mot imprudent que recueillerait l'oreille de Trudent, j'allai attendre le beau blond sur la route.

Bientôt je le vis apparaître à la sortie de l'auberge conduit par Trudent qui me désigna du doigt en disant:

—Suivez le neveu du maire.

Neveu du maire, j'étais presque une autorité... et j'avais vu le chien dans la caisse!

Vous comprendrez donc avec quelle sombre méfiance Alfred s'avança vers moi. Quels projets ruminait-il? Je les ignorais encore. Mais le fait était qu'il arrivait à moi en ennemi qui se sent menacé.

—Le maire veut vous voir, lui dis-je.

Il alla droit au but en me demandant:

—Vous lui avez parlé du chien que vous avez découvert en ouvrant la caisse comme un vrai mouchard?

—Oui, dis-je carrément.

Puis, pour lui faire pressentir qu'il s'alarmait à tort, je lui citai le proverbe:

—Il faut puiser tandis que la corde est au puits.

A mon nouveau retour, le Père aux écus n'était pas rentré dans la grande salle dont, tout à l'heure, il avait si prestement disparu. Au bruit de mon pas, j'entendis sa voix qui, d'une pièce voisine, demandait:

—Qui est là?

Faisant signe à Alfred d'attendre pendant que je l'annoncerais, j'entrai dans cette pièce où je trouvai mon oncle, toujours la pipe à la bouche, assis devant un petit bureau et faisant des comptes. Au-dessus de ce bureau, sur un râtelier à crémaillère cloué à la muraille, s'allongeaient trois fusils, véritables armes de luxe, dont le poli et le luisant témoignaient du soin constant de leur propriétaire à les tenir en bon état.

J'abordai mon oncle en m'écriant:

—Où étiez-vous donc passé, il y a dix minutes, quand je suis revenu pour vous parler? Aviez-vous quitté la maison?

—Ah! tu es revenu? fit d'abord mon oncle un peu embarrassé.

Puis, d'un ton moqueur:

—Tu m'auras mal cherché, mon garçon.

J'étais si certain de mon fait que je répliquai:

—Je vous ai si bien cherché que j'ai même visité les caves où il m'avait semblé entendre un bruit de pas.

D'un prompt geste de la main, le Père aux écus m'imposa silence, puis me montra la porte que j'avais laissée ouverte derrière moi, ce qui permettait à nos paroles d'arriver jusqu'à Alfred attendant dans la grande salle.

Le geste avait été tant impérieux et la figure, habituellement morne de mon oncle, avait montré un si subit apeurement, que j'en restai ébahi. Je n'eus pas le temps de prononcer un mot, car, tout aussitôt, le Père aux écus me demanda:

—Et ma commission?

—Elle est faite, dis-je, je vous amène une personne de la troupe.

Mon oncle posa vivement sur ses lèvres un doigt qui me recommandait la prudence. Ensuite il prononça:

—Prie d'entrer.

Je n'eus qu'à aller sur le seuil du cabinet pour faire signe de venir à Alfred qui, du reste, devait avoir tout entendu, car il marchait déjà vers la porte.

Il entra raide et hargneux, salua à peine et tendit un papier à mon oncle en disant:

—Voici le permis de circulation pour toute la troupe, monsieur le maire.

Je m'étais reculé dans un coin, curieux d'assister à la scène. Le Père aux écus prit le papier, le lut, puis il appliqua le cachet de la mairie. Tout en accomplissant cette dernière formalité, mon oncle commença l'entretien par une phrase qui avait une façon d'égratigner quelque peu la vérité.

—Mon neveu, dit-il en montrant ses fusils, qui sait que je suis grand chasseur, m'a annoncé que vous aviez un superbe chien de chasse à vendre. Depuis longtemps j'ai trouvé de telles mazettes que, si je rencontrais une vraie bête, je ne regarderais pas au prix.

Et, à l'appui de son dire, il ajouta:

—J'irais jusqu'à mille francs.

Pendant ce début de mon oncle, j'examinais Alfred. Son visage s'était éclairci dès qu'il avait été question du chien. En même temps que son regard rusé fixait le Père aux écus, un petit sourire narquois apparaissait sur ses lèvres.

—Vous le voyez, mille francs, c'est un bon prix, insista mon oncle.

—Oui, monsieur le maire, c'est généreusement payer un chien de chasse... Je voudrais bien en avoir une vingtaine à vous vendre à ce prix-là! déclara Alfred.

Comme il n'ajoutait rien, mon oncle, après avoir un peu attendu, demanda:

—Alors, c'est dit?

—Dit... quoi? monsieur le maire.

—Que vous me cédez votre chien pour mille francs?

Alfred prit un air désolé et répondit:

—Mon chien n'est pas à vendre.

—J'en donne deux mille francs, dit le Père aux écus irrité par ce refus.

Le bateleur secoua la tête.

—Trois mille! lança mon oncle sans réfléchir.

Il avait eu grand tort de se laisser emballer de la sorte. C'était se mettre à la merci du vendeur en trahissant son ardent désir de posséder le chien. Aussi Alfred le lui fit bien sentir en répliquant tout gouailleur:

—Faut-il, tout de même, monsieur le maire, que vous soyez un fier chasseur pour payer un chien si cher!

Et, en traînant sur les mots, les yeux fixés sur ceux du maire, il continua:

—Il est juste de dire qu'il a son prix... pour un connaisseur.

Vrai! à la façon dont il pesa sur «un connaisseur», c'était à croire qu'il se fichait de mon oncle.

Quant à moi, qui savais que mon parent, au fond des choses, cherchait le moyen de se venger de l'aubergiste en le faisant pincer en flagrant délit de contrebande, je me disais:

—Il faut qu'il en veuille raide à Trudent pour payer trois mille francs un chien à demi crevé.

—Voyons, est-ce dit à trois mille francs? demanda le Père aux écus avec impatience.

Alfred secoua la tête en répétant:

—Mon chien n'est pas à vendre.

Ensuite se reprenant:

—Ou, plutôt, dit-il, il est vendu.

L'envie de se venger vous transforme drôlement un homme, car mon oncle, dont je vous ai vanté le caractère froid et apathique, en voyant sa vengeance contre Trudent lui échapper, bondit comme un élastique et, tout pâle, s'écria furieusement:

—Vendu! A qui? à qui?

Alfred sembla jouir de cette colère qui mettait hors de lui un homme si calme, puis moqueusement:

—Au brigadier Vernot, fit-il.

Mon oncle n'avait pu encore rien dire que je m'écriais:

—Tiens! vous vous êtes donc entendus ensemble, tout à l'heure, quand il est revenu à l'auberge?

A mon grand étonnement, la figuré d'Alfred changea. De railleuse, elle devint inquiète et, sans penser qu'il se contredisait avec ce qu'il venait d'avancer, il me demanda tout surpris:

—Le brigadier est-il véritablement revenu à l'auberge? Vous en êtes certain?

—Oui, pour rapporter des bouteilles de vinaigre qu'on lui avait données en place de bouteilles de vin. Quand je suis arrivé pour vous chercher, Vernot venait de partir... Il était resté plus d'un grand quart d'heure dans le vestibule à attendre Trudent qui, en ce moment-là, était occupé dans la salle où vous aviez une «conversation un peu animée» avec une demoiselle Cydalise, la Fille du Soleil... Tout cela m'a été conté par l'aubergiste lui-même que j'ai trouvé riant encore de la bévue du vinaigre au lieu de vin commise par l'Auvergnat ivrogne qui lui sert de garçon.

La surprise témoignée par Alfred en apprenant que le brigadier était revenu à l'auberge démentait si bien ce qu'il avait affirmé que mon oncle revint à l'assaut en disant:

—Soyez franc. Puisque vous n'avez pas revu le brigadier depuis ce matin, ce n'est pas à lui que vous avez vendu le chien.

Ainsi mis au pied du mur, le beau blond s'en tira en grognant avec mauvaise humeur:

—A Vernot ou à un autre, qu'importe! On peut toujours dire qu'on a vendu son chien quand on est certain que celui auquel on offrira l'animal n'osera pas vous refuser le prix qu'on exigera.

—Oh! oh! fit mon oncle, voilà de bien gros mots: «n'osera pas» et «exigera»! Il semble, à vous entendre, que cet acquéreur n'aura pas la possibilité de refuser le marché.

Une seconde fois, Alfred regarda le Père aux écus dans les yeux et répliqua:

—Il serait alors un imbécile... N'est-ce pas votre avis, monsieur le maire?

—Je ne vois pas trop en quoi... commença mon oncle qui me sembla un peu démonté.

—Ah! c'est que vous ignorez sans doute que mon chien offre une particularité qui lui donne bien du prix aux yeux de certain acquéreur.

—Quelle particularité?

—Celle d'avoir reçu dans le flanc du plomb de douanier.

—Je ne comprends pas, fit mon oncle en ouvrant des yeux étonnés.

—Voulez-vous que je vous fasse comprendre, monsieur le maire? demanda le beau blond d'un air goguenard.

—Avec plaisir.

—Je suppose que je vienne vous dire: Cher monsieur, personne ne se doute que vous êtes un fieffé contrebandier...

—Oh! oh! moi! un contrebandier! fit le Père aux écus avec indignation.

—Puisque c'est une supposition.

—Ah! oui, je l'oubliais! Continuez.

—J'ajouterais donc: Je possède le chien de tête de votre meute. Que j'aille l'offrir à la douane, l'animal la conduira tout droit à ce chenil qu'elle cherche, sans qu'il lui soit jamais venu à l'idée de vous soupçonner... Choisissez-donc entre être perdu ou m'acheter mon chien dix mille francs.

—Peste! ricana mon oncle, pendant que vous êtes en veine de suppositions, vous supposez de bien grosses sommes.

—Le chien ne vaut pas moins, affirma Alfred avec un aplomb monstre.

—Mais supposons aussi que je refuse le prix exigé?

—Alors, monsieur le maire, comme je l'ai dit tout à l'heure, vous seriez un imbécile.

Et, comme s'il croyait son audience unie, Alfred prit sur le bureau du maire sa permission visée et fit deux pas vers la porte en disant:

—Désolé, monsieur le maire, de ne pouvoir vous vendre mon chien... mais, vous le voyez, il est vendu d'avance.

Moi, j'étais confondu de l'impudence du drôle. Ce qu'on disait devant lui ne tombait fichtre pas dans l'oreille d'un sourd! Il allait mettre à profit tout ce que lui et moi, nous avions entendu Carambol détailler à l'aubergiste sur la manière de tirer argent du chien.

Celui qui, le premier, a dit que la vengeance est un plaisir des dieux ne s'est pas trompé.

Ce plaisir-là, mon oncle tenait, coûte que coûte, à le savourer à l'égard de l'aubergiste Trudent, car il cria au beau blond qui ouvrait déjà la porte:

—Attendez donc, mon garçon!

Puis, en homme prudent:

—Mais, fit-il, votre chien ne peut-il être si grièvement blessé qu'il meure? Alors, ce serait pour vous affaire manquée.

—Sur ce point, je suis bien tranquille. Dans quelques jours, l'animal, qui n'est qu'affaibli par la perte de sang, sera remis sur pattes et me conduira au contrebandier.

—Ou aux douaniers?

—Oui, si le contrebandier, je le répète, est assez imbécile pour me refuser, dit Alfred d'un ton sec.

Il y eut un petit temps employé par le Père aux écus à rallumer sa pipe; puis doucettement, il demanda:

—Si je vous les offrais, moi, ces dix mille francs?

—Je serais heureux, monsieur le maire, de vous donner la préférence.

—Et quand me livreriez-vous l'animal contre espèces?

—Tout de suite, monsieur le maire; le temps d'aller chercher la caisse à l'auberge et de vous l'apporter.

—Non, non, dit vivement mon oncle. Pas en plein jour. Je tiens, surtout, à ce que votre aubergiste ne se doute de rien.

—Il n'y verra que du feu, promit Alfred.

Du moment qu'il ménageait un coup de Jarnac à l'aubergiste, mon oncle me paraissait tout logique en faisant cette recommandation.

—Voulez-vous que je vienne pendant la nuit? proposa le fils de la Belle Flamande.

—Oui, ce soir, sur les dix heures.

—C'est convenu! dit le beau blond en s'éloignant.

A l'heure dite, Alfred fut exact. Il arriva apportant la caisse à trous, qu'il déposa avec précaution sur la table, dans la grande salle dont mon oncle avait prudemment fermé les volets.

Le jeune homme prit dans sa poche la clé du cadenas et, quand il l'eut ouvert, il souleva le couvercle.

Soudain, mon oncle pâlit.

Moi, je jetai un cri de surprise!

Alfred poussa un rugissement de fureur!

Il n'y avait pas de chien dans la caisse!

A sa place se trouvait une bûche entourée de chiffons.

Tout frémissant d'une rage immense, Alfred se tourna vers moi et me demanda d'une voix rauque:

—Ne m'avez-vous pas dit que, je ne sais plus pour quelle histoire de vinaigre, le brigadier Vernot était revenu à l'auberge?



A ce moment, l'histoire de La Godaille fut interrompue par l'entrée d'Henriette qui dit à son amant:

—N'entends-tu pas, Gontran? Voici deux fois qu'on sonne.

Et peureuse:

—Si c'était ton oncle, M. Fraimoulu, venant me faire son algarade? ajouta-t-elle.

—Allons interroger notre trou, dit Gontran qui, laissant Frédéric Bazart dans la salle à manger, passa, suivi d'Henriette, dans l'antichambre où il mit l'oeil au trou.

—Non, dit-il, c'est un docteur, M. Cabillaud père, avec qui j'ai dîné hier au soir chez M. Grandvivier. Que lui est-il arrivé? Il a la figure à l'envers.

Gontran ouvrit à l'homme à la verrue.

Aussitôt le médecin se précipita dans l'antichambre en s'écriant:

—Monsieur Lambert, je viens chez vous comme je suis allé en vingt endroits... Avez-vous vu mon fils?... Savez-vous où est Gustave?... Depuis hier soir, à sa sortie du dîner de M. Grandvivier, mon fils a disparu!




XXI


Le docteur Cabillaud père était vraiment inquiet. La veille en sortant du dîner de M. Grandvivier, il était rentré seul chez lui. A la porte du juge, il s'était séparé de son fils qui avait allégué le besoin, avant d'aller se mettre au lit, de prendre un peu l'air en faisant un bout de conduite à MM. Ducanif, Camuflet et de Walhofer.

Ce matin, Gustave n'était pas rentré.

Alors le père, pris de peur, s'était mis en quête.

Tout cela, Cabillaud l'avait débité d'une voix alarmée en suivant Gontran qui l'introduisait dans la salle à manger d'où La Godaille avait disparu. Ce dernier, craignant d'être indiscret, avait laissé la place vide en allant rejoindre Henriette dans la cuisine où elle préparait ce déjeuner dont la visite du docteur allait retarder la mise sur table.

—J'ai eu l'honneur de voir hier M. Gustave pour la première fois. En venant ici, vous n'aviez pas grande chance de l'y rencontrer, dit Gontran, après avoir fait asseoir l'homme à la verrue.

—Oui, je le sais. Aussi suis-je venu chez vous en désespoir de cause, après avoir d'abord fait ma visite chez ces messieurs.

—Que vous ont-ils appris?

—Le premier que j'ai visité, le baron de Walhofer, m'a répondu qu'à moitié du chemin il s'était séparé du groupe pour aller passer deux heures à son cercle. Le fait m'a été attesté, quand je leur ai fait visite, par MM. Ducanif et Camuflet qui m'ont dit que Gustave avait continué de les accompagner après le départ du baron.

—Et ensuite?

—Restés à trois, on s'est d'abord rendu au domicile de Ducanif qui, avant de rentrer chez lui, a assisté à un débat entre mon fils, qui insistait pour l'accompagner, et M. Camuflet qui ne voulait pas abuser de la bonne volonté de Gustave. Enfin ils son partis ensemble et M. Camuflet, que je viens d'interroger, m'a affirmé que mon fils, en le laissant à sa porte, était reparti après avoir annoncé que cette petite promenade lui avait fait grand bien et qu'il allait gagner son lit au plus vite.

—Et il n'est pas rentré?

—Non. Aussi, la frayeur dans l'âme, suis-je parti à sa recherche.

Loin de partager l'inquiétude du docteur, Gontran se mit à sourire en demandant:

—Voulez-vous me permettre une question, monsieur Cabillaud?

—Certainement.

—Quel âge a M. votre fils?

—Trente ans.

—Et, à trente ans, c'est la première fois qu'il vous cause la surprise de voir, en entrant dans sa chambre, qu'il n'a pas couché dans son lit.

—Oh! non; le gaillard m'a bronzé depuis longtemps sur ce genre de surprise.

—Eh bien, alors, pourquoi vous effrayer aujourd'hui plutôt que les autres fois?

—C'est que j'ai une raison, prononça le docteur en hochant la tête avec tristesse.

—Quelle raison?

—Depuis trois semaines, Gustave s'était rangé. Un pigeon ne rentrait pas plus régulièrement au colombier. Hier, comme je le complimentais sur ce changement d'habitudes, il m'a répondu très sérieusement: «Si un matin tu ne me trouvais pas dans mon lit, c'est qu'il me serait arrivé un malheur.»

—Avait-il le pressentiment d'un danger? Se savait-il un ennemi dont il eût à se méfier?

—Là-dessus, j'ai eu beau l'interroger, je n'ai pu lui arracher un mot de plus. Vous comprenez donc quelle a été mon angoisse quand, ce matin, devant son lit vide, je me suis rappelé sa phrase d'hier. Alors, j'ai pris ma course, et, successivement, j'ai couru aux nouvelles chez tous les convives de notre dîner d'hier. J'arrive chez vous après avoir été visiter aussi MM. Grandvivier et Fraimoulu.

—Ah! vous avez été voir mon oncle Fraimoulu?

Si grandement inquiet que fût le docteur, il ne put, au nom du propriétaire, retenir un sourire.

—A propos de votre oncle, dit-il, je dois vous apprendre que je suis arrivé à temps pour lui faire appliquer cinq cataplasmes et trois emplâtres... «Ah! vous tombez à propos!» s'est-il écrié quand il m'a vu approcher de son lit... car ma visite le surprenait au lit... Alors il m'a montré son buste. Un tigre! un vrai tigre! Il avait tout le torse moucheté de taches noires.

—Que me contez-vous là? fit Gontran ébahi. Comment mon oncle a-t-il passé à l'état de tigre?

—A cause de l'affaire d'hier soir.

—Quoi! le tour que lui a joué sa cuisinière Nadèje lui a produit un tel effet?

—Non, ce n'est pas à Nadèje que votre oncle doit d'être en pareille capilotade.

—A qui donc?

—A son valet de chambre.

—L'Auvergnat Pietro?

—Un domestique qu'il a eu le tort d'accepter d'un fournisseur, sans prendre d'autres informations.

—Un ancien paveur?

—Ah! on peut lui confier un pavé à ce garçon-là. S'il tape dessus aussi fort qu'il a cogné sur votre oncle, le pavé doit être solidement enfoncé.

Comme Gontran restait tout ahuri en attendant de plus amples renseignements, le docteur continua:

—Hier la plaisanterie de Nadèje nous laissait sans vivres... mais non pas sans liquides, car votre oncle qui, paraît-il, possède une cave de choix, avait, à l'avance, monté les vins, vins de derrière les fagots, que nous devions déguster à sa table.

—Oui. Il me l'a dit. Seize bouteilles pour huit convives.

—Quand il nous a fallu accepter le dîner que, dans notre détresse, nous offrait M. Grandvivier, votre oncle nous a suivis chez le juge sans plus songer à ses bouteilles disposées sur une étagère.

—Alors Pietro, resté seul, s'est rafraîchi la langue?

—Si bien rafraîchi que les seize bouteilles y ont passé. Après ce bel exploit, notre Auvergnat, qui se sentait la tête un peu lourde, a éprouvé le besoin de se coucher dans le lit de M. Fraimoulu qui, en descendant de chez le magistrat, a découvert l'ivrogne allongé sous ses draps... Vous devinez le reste de la scène?

—Mon oncle a jeté le pochard à bas du lit?

—Lequel pochard, ayant le réveil et surtout le vin mauvais, s'est mis à rosser M. Fraimoulu avec cette conscience du bien faire qu'on est heureux, pour tout ce qu'ils entreprennent, de constater chez tous les Auvergnats. Après quoi, il a pris son congé. Comme on était en pleine nuit, il est parti en emportant deux couverts d'argent pour s'éclairer dans l'escalier.

—Vous devez, alors, avoir trouvé mon pauvre oncle furibond.

—Dites plutôt étonné.

—Étonné? répéta Gontran; étonné de quoi?

—De ce que son ivrogne, en lui allongeant ses coups de poing, n'avait cessé de l'appeler Camuflet, en faisant suivre ce nom d'injures et de phrases incompréhensibles. C'était des: «Tiens! chaligaud!... Attrape, Fêche-Mathieu! A toi, chal chinge!...» Et plus il cognait, plus il s'animait en croyant tambouriner le cuir de M. Camuflet qu'il accusait d'avarice.

—Pietro connaissait donc M. Camuflet?

—Il devait l'avoir vu hier pour la première fois, quand ce convive de votre oncle est arrivé pour savourer le fameux dîner de Nadèje... Probablement qu'il l'a entendu nommer. Alors ce nom, resté dans sa mémoire, sera revenu dans les divagations de son ivresse... Toujours est-il qu'en daubant sur M. Fraimoulu, l'ivrogne Pietro croyait assommer M. Camuflet.

Gontran ne connaissait Cabillaud et son fils que de la veille.

Il était, en conséquence, bien excusable de chercher à se débarrasser de l'importun dont la visite retardait son déjeuner et tenait Henriette et La Godaille prisonniers dans la cuisine.

Il regarda la pendule en disant:

—Je vais me hâter de déjeuner pour aller, ensuite, rendre visite à mon oncle.

—Mieux serait peut-être de ne pas vous déranger. Qui sait si M. Fraimoulu souhaite que vous connaissiez sa mésaventure? conseilla Cabillaud père.

La pendule tintant ses onze coups ramena le médecin à ses alarmes.

—Onze heures, dit-il, le moment où Gustave et moi nous devrions nous mettre à table.

La faim rendait Gontran féroce. Il sentit que le docteur allait s'attendrir. Il ne lui en laissa pas le temps.

—Je vous fais un pari, monsieur Cabillaud, proposa-t-il. Je vous gage que, pendant que vous êtes à vous mettre martel en tête à propos de ce qu'un homme de trente ans n'a pas couché dans son lit, monsieur votre fils, rentré chez vous, doit regarder aussi l'heure et se dire avec la faim au ventre: «Pourquoi mon père ne rentre-t-il pas, lui si ponctuel à l'heure des repas?»

—Croyez-vous? dit le médecin se laissant aller à l'espérance devant cette supposition.

—Allez-y voir et, dans vingt minutes, vous serez à rire de vos angoisses de la matinée.

Ce disant, le jeune homme poussait doucement vers la porte le médecin qui répétait:

—Je le souhaite! je le souhaite!

Ses talons n'avaient pas dépassé le seuil d'un millimètre que la porte était refermée sur le médecin par Gontran qui poussa un énorme «Ouf!» de satisfaction.

Sans s'être aperçu de l'empressement qu'on avait mis à se débarrasser de lui, l'homme à la verrue regagna son domicile à pas pressés.

—Gustave doit s'impatienter de mon retard. Servez-nous vite, Clarisse, dit-il à sa cuisinière qui avait ouvert à son coup de sonnette.

—M. Gustave n'est pas arrivé pour déjeuner, dit la servante.

—Et il n'a pas reparu de la matinée?

—Non.

Un souvenir arrêta l'inquiétude qui allait reprendre le père. Quand il s'était présenté, en quête de Gustave chez Ducanif, ce dernier lui avait dit en riant:

—Je l'attends aujourd'hui même à déjeuner. Je vais le voir m'arriver avec des dents aiguisées par cette même nuit, passée dehors, dont vous vous alarmez tant à tort, mon cher ami... Votre garçon a trente ans, que diable!... et il n'est pas séminariste.

Le souvenir de cette phrase qui, en somme, n'était qu'une variante de ce que lui avait répété Gontran, fit donc que le docteur, en ne trouvant pas Gustave à son retour au logis, offrit ce leurre à ses craintes en disant à Clarisse:

—Il doit être à déjeuner chez Ducanif.

—Non, répéta encore la cuisinière.

—Qu'en savez-vous?

—Chez M. Ducanif, où, d'habitude, on déjeune à dix heures et demie, on s'est étonné de ne pas voir arriver M. Gustave. Alors M. Ducanif a envoyé sa domestique Héloïse s'informer si la disparition de votre fils, que vous lui aviez annoncée ce matin à votre visite, s'était prolongée... Vous seriez arrivé cinq minutes plus tôt que vous vous seriez rencontré avec Héloïse... Elle sort d'ici.

Et Clarisse qui, pas plus que Cabillaud père, n'ignorait certaines particularités de la vie de Gustave, ajouta en secouant la tête:

—Et Héloïse, tout comme nous, ne sait pas où M. Gustave peut bien avoir passé la nuit.



FIN DE «SEUL CONTRE TROIS BELLES-MÈRES.»

L'épisode qui suit et termine: Seul contre Trois Belles-Mères a pour titre: Le Tombeur des Crânes.




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or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     https://www.gutenberg.org

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including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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