The Project Gutenberg EBook of Francois le Bossu, by Comtesse de Segur This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Francois le Bossu Author: Comtesse de Segur Release Date: July 24, 2004 [EBook #13013] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK FRANCOIS LE BOSSU *** Produced by Renald Levesque COMTESSE DE SEGUR FRANCOIS LE BOSSU A MA PETITE FILLE CAMILLE DE MALARET Chere et bonne Camille, la Christine dont tu vas lire l'histoire te ressemble trop par ses beaux cotes pour que je me prive du plaisir de te dedier ce volume. Tu as sur elle l'avantage d'avoir d'excellents parents; puisses-tu, comme elle, trouver un excellent Francois qui sache t'aimer et t'apprecier comme mon Francois aime et apprecie Christine! C'est le voeu de ta grand'mere, qui t'aime tendrement. COMTESSE DE SEGUR, nee ROSTOPCHINE. I COMMENCEMENT D'AMITIE Christine etait venue passer sa journee chez sa cousine Gabrielle; elles travaillaient toutes deux avec ardeur, pour habiller une poupee que Mme de Cemiane, mere de Gabrielle et tante de Christine, venait de lui donner: elles avaient taille une chemise et un jupon, lorsqu'un domestique entra. "Mesdemoiselles, Mme de Cemiane vous demande au jardin, sur la terrasse couverte". GABRIELLE --Faut-il y aller tout de suite? Y a-t-il quelqu'un? LE DOMESTIQUE --De suite, mademoiselle; il y a un monsieur avec madame. GABRIELLE --Allons, Christine, viens. CHRISTINE --C'est ennuyeux! je ne pourrai pas habiller ma poupee, qui est nue et qui a froid. GABRIELLE --Que veux-tu! il faut bien aller joindre maman, puisqu'elle nous fait demander. CHRISTINE --Moi, seule a la maison, je ne pourrai pas l'habiller; je ne sais pas travailler. Mon Dieu! que je suis malheureuse de ne savoir rien faire. GABRIELLE --Pourquoi ne demanderais-tu pas a ta bonne de lui faire une robe? CHRISTINE --Ma bonne ne voudra pas: elle ne fait jamais rien pour m'amuser. GABRIELLE --Comment faire, alors?... Si je t'en faisais une? --Toi, tu pourrais? dit Christine, en relevant la tete et en souriant. GABRIELLE --Je crois que oui; j'essayerai toujours. CHRISTINE --Tout de suite? GABRIELLE --Non, pas tout de suite, puisque maman nous attend pour promener; mais quand nous serons revenues, nous travaillerons a ta robe. CHRISTINE --Mais, en attendant, ma pauvre fille a froid. GABRIELLE --Je vais l'envelopper dans ce vieux petit manteau tu vas voir; donne-la moi. Gabrielle prend la poupee, l'enveloppe de son mieux et la met dans un fauteuil. GABRIELLE --La! elle est tres bien! Viens, a present; maman nous attend. Depechons-nous. Christine embrasse Gabrielle, qui l'entraine hors de la chambre; elles arrivent en courant a une allee couverte ou se promenait leur maman avec un monsieur et un petit garcon qui etait un peu en arriere. Gabrielle et Christine le regardent avec surprise. Il etait un peu plus grand qu'elles, gros, d'une tournure singuliere; sa figure etait jolie, ses yeux doux et intelligents, il avait une physionomie tres agreable, mais l'air craintif et embarrasse. Christine s'approche, lui prend la main: --Viens, mon petit, jouer avec nous; veux-tu? L'enfant ne repond pas; il regarde d'un air timide Gabrielle et Christine. --Est-ce que tu es sourd, mon petit? demanda Gabrielle amicalement. --Non, repondit l'enfant a voix basse. GABRIELLE --Et pourquoi ne parles-tu pas? Pourquoi ne viens-ru pas avec nous? L'ENFANT --Parce que j'ai peur que vous ne vous moquiez de moi comme les autres. GABRIELLE --Nous moquer de toi? Et pourquoi cela? Pourquoi les autres se moquent-ils de toi? --Vous ne voyez donc pas! dit le petit garcon en relevant la tete et les regardant avec surprise. GABRIELLE --Je te vois, mais je ne comprends pas pourquoi on se moque de toi. Et toi, Christine, vois-ru quelque chose? CHRISTINE --Non, pas moi; je ne vois rien. --Alors, vous voudrez bien m'embrasser et jouer avec moi? dit le petit garcon en souriant et en hesitant encore. --Certainement, s'ecrierent les deux cousines en l'embrassant de tout leur coeur. Le petit garcon semblait si heureux, que Gabrielle et Christine se sentirent aussi toutes joyeuses. Au moment ou ils s'embrassaient tous les trois, la maman et le monsieur se retournerent. Ce dernier poussa une exclamation joyeuse. --Ah! les bonnes petites filles! Ce sont les votres, madame? Elles veulent bien embrasser mon pauvre Francois! Pauvre enfant! il en a l'air tout heureux! MADAME DE CEMIANE --Pourquoi donc paraissez-vous surpris que ma fille et ma niece accueillent bien votre petit Francois! Je m'etonnerais du contraire. M. DE NANCE --Je serais bien heureux, madame, que tout le monde pensat comme vous; mais l'infirmite de mon pauvre enfant le rend si timide! Il est si habitue a se voir l'objet des railleries et de l'aversion de tous les enfants, qu'il doit etre heureux de se voir fete et embrasse par vos bonnes et charmantes petites filles. --Pauvre enfant! dit Mme de Cemiane en le regardant avec attendrissement. Les enfants s'etaient rapproches. Gabrielle et Christine tenaient chacune une main du petit garcon qu'elles faisaient courir, et qui riait de tout son coeur de cette course forcee. GABRIELLE --Maman, le petit garcon nous a dit qu'on se moquait de lui et que personne ne voulait l'embrasser. Pourquoi? il est tres bon et tres gentil. Mme de Cemiane ne repondit pas; le petit Francois la regardait avec anxiete; M. de Nance soupirait et se taisait egalement. CHRISTINE: --Monsieur, pourquoi se moque-t-on du petit garcon? M. DE NANCE Parce que le bon Dieu a permis qu'il fut bossu a la suite d'une chute, mes enfants; et il y a des gens assez mechants pour se moquer des bossus, ce qui est tres mal. GABRIELLE Certainement, c'est tres mal; ce n'est pas sa faute s'il est bossu, il est tres bien tout de meme. --Ou donc est-il bossu? Je ne vois pas, dit Christine en tournant autour de Francois. Le pauvre Francois etait rouge et inquiet pendant cette inspection de Christine. "Mon Dieu! mon Dieu! pensait-il, si elle voit ma bosse, elle fera comme les autres, elle se moquera de moi!" Mme de Cemiane etait embarrassee pour faire finir Christine sans que M. de Nance s'en apercut: Gabrielle commencait aussi a examiner le dos de Francois, lorsque Christine s'ecria: "Voila! voila! je vois! C'est la, sur le dos! Vois-tu Gabrielle?" GABRIELLE --Oui, je vois; mais ce n'est rien du tout. Pauvre garcon! tu croyais que nous nous moquerions de toi? Ce serait bien mechant! Tu n'as plus peur, n'est-ce pas? Comment t'appelles-tu? Ou est ta maman? FRANCOIS --Je m'appelle Francois; maman est morte, je ne l'ai jamais vue: et voila papa avec votre maman. CHRISTINE --Comment, c'est ce monsieur qui est ton papa? M. DE NANCE --Pourquoi cela vous etonne-t-il, ma bonne petite? CHRISTINE --Parce que vous etes tres grand et lui est si petit, vous etes maigre et lui est si gras. MADAME DE CEMIANE --Quelle betise tu dis, Christine! Est-ce qu'un enfant est jamais grand comme son papa? Si vous alliez vous amuser avec Francois, ce serait mieux que de rester ici a dire des niaiseries. M. DE NANCE --Laissez-moi vous embrasser, mes bonnes petites filles; je vous remercie de tout mon coeur d'etre bonnes pour mon pauvre petit Francois. M. de Nance embrassa a plusieurs reprises Gabrielle et Christine, et il alla rejoindre Mme de Cemiane. Les enfants, de leur cote, entrerent dans le bois pour ramasser des fraises. CHRISTINE --Tiens, Francois, viens par ici: voici une bonne place; regarde, que de fraises! Prends. prends tout. FRANCOIS --Merci, ma petite amie. Comment vous appelez-vous toutes deux? GABRIELLE --Je m'appelle Gabrielle. CHRISTINE --Et moi, Christine. FRANCOIS --Quel age avez-vous? GABRIELLE --Moi j'ai sept ans, et Christine, qui est ma cousine, a six ans. Et toi, quel age as-tu? --Moi... j'ai... deja dix ans, repondit Francois en rougissant. GABRIELLE --C'est beaucoup, dix ans! C'est plus que Bernard. FRANCOIS --Qui est Bernard? GABRIELLE --C'est mon frere. Il est tres bon. Je l'aime beaucoup, Il n'est pas ici a present; il prend une lecon chez M. le cure. FRANCOIS --Ah! moi aussi je dois aller prendre une lecon chez le cure, tout pres d'ici, a Druny. GABRIELLE --C'est comme Bernard; il y va aussi a Druny. Tu es donc pres de Druny. FRANCOIS --Tout pres! Il faut dix minutes pour aller de chez nous chez le cure. GABRIELLE --Pourquoi n'es-tu jamais venu nous voir? FRANCOIS Parce que je ne demeurais pas ici; papa etait en Italie pour ma sante; les medecins disaient que je deviendrais droit et grand en Italie; et, au contraire, je suis plus bossu qu'avant, ce qui me chagrine beaucoup. GABRIELLE --Ecoute, Francois, ne pense pas a cela; je t'assure que tu es tres gentil; n'est-ce pas Christine? CHRISTINE --Je l'aime beaucoup, il a l'air si bon! Toutes deux embrasserent Francois qui riait et qui avait l'air heureux; et tous les trois se mirent a cueillir des fraises. Gabrielle et Christine eurent toujours soin de designer les meilleures places a Francois pour qu'il se fatiguat moins a chercher. Au bout d'un quart d'heure, ils avaient rempli un petit panier que Gabrielle tenait a son bras. "A present nous allons manger, dit Gabrielle en s'essuyant le front. Il fait chaud, cela nous rafraichira. Tiens, Francois, assois-toi la, sous le sapin, pres de Moi, et toi, Christine, mets-toi de l'autre cote; c'est Francois qui va partager." FRANCOIS --Et dans quoi les mettrons-nous? nous n'avons pas d'assiettes. GABRIELLE --Nous allons en avoir tout a l'heure. Que chacun prenne une grande feuille de chataigner; en voici trois. Chacun prit sa feuille, et Francois commenca le partage; les petites filles le regardaient faire. Quand il eut fini: "C'est tres mal partage, dit Gabrielle; tu nous as presque tout donne; et il t'en reste a peine." ---Tiens, mon bon petit, en voici des miennes, dit Christine en versant une part de ses fraises dans la feuille de Francois. ---Et en voila des miennes, dit Gabrielle en faisant comme Christine. FRANCOIS --C'est trop, beaucoup trop, mes bonnes amies. GABRIELLE --Du tout, c'est tres bien: mangeons. FRANCOIS --Comme vous etes bonnes! Quand je suis avec d'autres enfants, ils prennent tout et ne m'en laissent presque pas. II PAOLO Les enfants finissaient de manger leurs fraises et ils sortaient du bois, quand ils virent arriver un jeune homme de dix-huit a vingt ans qui tenait son chapeau a la main, et qui saluait a chaque pas en s'approchant des enfants. Puis il resta debout devant eux, sans parler. Les enfants le regardaient et ne disaient rien non plus. "Signora, signor, me voila", dit le jeune homme saluant encore. Les enfants saluerent aussi, mais un peu effrayes. "Sais-tu qui c'est", dit Francois a l'oreille de Gabrielle. GABRIELLE --Non; j'ai peur. Si nous nous sauvions? "Signora, signor, se souis venou, me voici", recommenca l'etranger saluant toujours. Pour toute reponse, Gabrielle prit la main de Christine et se mit a courir en criant: "Maman, maman, un monsieur!" Elles ne tarderent pas a rencontrer Mme de Cemiane et M, de Nance qui les avaient entendues crier et qui accouraient aussi, craignant quelque accident. "Qu'y a-t-il? Ou est Francois?" demanda M. de Nance avec anxiete. --La, la, dans le bois, avec un monsieur fou qui va lui faire du mal, dit Christine tout essoufflee. M. de Nance partit comme une fleche et apercut Francois debout et souriant devant l'etranger, qui se mit a saluer de plus belle? M. DE NANCE --Qui etes-vous, monsieur? Que voulez-vous? L'ETRANGER, saluant. --Moi, ze souis invite de venir se signor conte. C'est vous, signor Cemiane. M. DE NANCE --Non, ce n'est pas moi, monsieur; mais voici Mme de Cemiane. L'etranger s'approcha de Mme de Cemiane, recommenca ses saluts, et repeta la phrase qu'il venait de dire a M. de Nance. MADAME DE CEMIANE --Mon mari est absent, monsieur, il va rentrer; mais veuillez me dire votre nom, car je ne crois pas avoir encore recu votre visite. --Moi, Paolo Peronni, et voila une lettre de signor conte Cemiane. Il tendit a Mme de Cemiane une lettre, qu'elle parcourut en reprimant un sourire. "Ce n'est pas l'ecriture de mon mari", dit-elle. PAOLO --Pas ecritoure! Alors, quoi faire? Il invite a diner, et moi, povero Paolo, z'etais tres satisfait. Z'ai marce fort; z'avais peur de venir tard. Quoi faire? MADAME DE CEMIANE --Il faut rester a diner avec nous, monsieur; vos amis ont voulu sans doute vous jouer un tour, et vous le leur rendrez en dinant ici et en faisant connaissance avec nous. PAOLO --Ca est bon a vous; merci, madame; moi, ze souis pas depuis longtemps ici; moi, ze connais personne. Le jeune homme raconta comme quoi il etait medecin, Italien, echappe a un affreux massacre du village de Liepo, qu'il defendait avec deux cents jeunes Milanais contre Radetzki. "Eux sont restes presque tous toues, coupes en morceaux; moi ze me souis sauve en me zetant sous les amis morts; quand la nouit est venoue, moi ramper longtemps, et puis ze me souis leve debout et z'ai couru, couru; le zour, ze souis cace dans les bois, z'ai manze les frouits des oiseaux, et la nouit courir encore zousqu'a Zenes; pouis z'ai marce et z'ai dit Italiano! et les amis m'ont donne du pain, des viandes, oune lit; et moi ze souis arrive en vaisseau en bonne France; les bons Francais ont donne tout et m'ont amene ici a Arzentan; et moi, ze connais personne, et quand est arrivee oune lettre dou signor conte Cimiano, moi z'etais content, et les camarades de rire et toussoter, et oune me dit: "Va pas, c'est pour rire"; mais moi, z'ai pas ecoute et z'ai fait deux lieues en oune heure; et voila comment Paolo est venu zousqu'ici... Vous riez comme les camarades; c'est drole, pas vrai?" Mme de Cemiane riait de bon coeur; M. de Nance souriait et regardait le pauvre Italien avec un air de profonde pitie. "Pauvre jeune homme!" dit-il avec un soupir, Et ou sont vos parents? "Mes parents?..." Et le visage du jeune homme prit une expression terrible. "Mes parents, morts, toues par les feroces Autrichiens; fousilles avec les soeurs, freres, amis, dans les maisons a eux! Tout est brule! et avant battous, pour les punir eux, parce que moi, Italien, z'ai alle avec les amis pour touer les Autrichiens messants et barbares. Voici l'Autrice! voila le Radetzki! [1]" [Note 1: Marechal autrichien, celebre par la repression cruelle de la revolte des Lombards en 1849.] MADAME DE CEMIANE --Pauvre garcon! C'est affreux! M. DE NANCE --Malheureux jeune homme! Etre ainsi sans parents, sans patrie, sans fortune! Mais il faut avoir courage. Tout s'arrangera avec l'aide de Dieu; ayons confiance en lui, mon cher monsieur. Courage! Vous voyez que vous voila chez Mme de Cemiane sans savoir comment. C'est un commencement de protection. Tout ira bien; soyez tranquille. Le pauvre Paolo regarda M. de Nance d'un air sombre et ne repondit pas; il ne parla plus jusqu'au retour au chateau. Les enfants resterent un peu en arriere pour ne pas se trouver trop pres de ce Paolo qui inspirait aux petites filles une certaine terreur. --Qu'est-ce qu'il disait donc des Autrichiens? demanda Christine. Il avait l'air si en colere. GABRIELLE --Il disait que les Italiens brulaient des Autrichiens, et que ses soeurs battaient... leurs habits, je crois; et puis qu'ils tuaient tout, meme les parents et les maisons. CHRISTINE --Qui tuait? GABRIELLE --Eux tous. CHRISTINE --Comment, eux tous? Qu'est-ce qu'ils tuaient? Et pourquoi les soeurs battaient-elles les habits? Je ne comprends pas du tout. GABRIELLE --Tu ne comprends rien, toi. Je parie que Francois comprend. FRANCOIS --Oui, je comprends, mais pas comme tu dis. C'est les Autrichiens qui tuaient les pauvres Italiens, et qui brulaient tout, et qui ont tue les parents et les soeurs de l'homme et ont brule sa maison. Comprends-tu, Christine? CHRISTINE --Oui, tres bien; parce que tu le dis tres bien; mais Gabrielle disait tres mal. GABRIELLE --Ce n'est pas ma faute si tu es bete et que tu ne comprends rien. Tu sais bien que ta maman te dit toujours que tu es bete comme une oie. Christine baissa la tete tristement et se tut. Francois s'approcha d'elle et lui dit en l'embrassant: --Non, tu n'es pas bete, ma petite Christine. Ne crois pas ce que te dit Gabrielle. CHRISTINE --Tout le monde me dit que je suis laide et bete, je crois qu'ils disent vrai. GABRIELLE, l'embrassant. --Pardon, ma pauvre Christine, je ne voulais pas te faire de peine; j'en suis fachee; non, non, tu n'es pas bete; pardonne-moi, je t'en prie. Christine sourit et rendit a Gabrielle son baiser. La cloche sonna pour le diner, et les enfants coururent a la maison pour se nettoyer et arranger leurs cheveux. Le diner se passa gaiement, grace a l'aventure de l'Italien, que Mme de Cemiane avait presente a son mari, et a l'appetit vorace du pauvre Paolo, qui ne se laissait pas oublier. Quand le roti fut servi, il n'avait pas encore fini l'enorme portion de fricassee de poulet qui debordait son assiette. Le domestique avait deja servi a tout le monde un gigot juteux et appetissant, pendant que Paolo avalait sa derniere bouchee de poulet; il regardait le gigot avec inquietude; il le devorait des yeux, esperant toujours qu'on lui en donnerait. Mais, voyant le domestique s'appreter a passer un plat d'epinards, il rassembla son courage, et, s'adressant a M. de Cemiane, il dit d'une voix emue: --Signor conte, voulez-vous m'offrir zigot, s'i vous plait? --Comment donc! tres volontiers, repondit le comte en riant. Mme de Cemiane partit d'un eclat de rire; ce fut le signal d'une explosion generale. Paolo regardant d'un air ebahi, riait aussi, sans savoir pourquoi et mangeait tout en riant; excite par la gaiete, par les rires des enfants, il rit si fort qu'il s'etrangla; une bouchee trop grosse ne passait pas. Il devint rouge, puis violet; ses veines se gonflaient; ses yeux s'ouvraient demesurement. Francois, qui etait a sa gauche, voyant sa detresse, se precipita vers lui, et, introduisant ses doigts dans la bouche ouverte de Paolo, en retira une enorme bouchee de gigot. Immediatement tout rentra dans l'ordre; les yeux, les veines, le teint reprirent leur aspect ordinaire, l'appetit revint plus vorace que jamais. Les rires avaient cesse devant l'angoisse de l'etranglement; mais ils reprirent de plus belle quand Paolo, se tournant la bouche pleine vers Francois, lui saisit la main, la baisa a plusieurs reprises. --Bon signorino! Pauvre petit! tou m'as sauve la vie, et moi ze te ferai grand comme ton pere. Quoi c'est ca? ajouta-t-il en passant sa main sur la bosse de Francois. Pas beau, pas zoli. Ze souis medecin, tout partira. Sera droit comme papa. Et il se mit a manger sans plus parler a personne; il se garda bien de rire jusqu'a la fin du diner. Bernard avait aussi fait connaissance avec Francois pendant le diner. --Je suis bien fache de n'avoir pas pu rentrer plus tot, dit Bernard. J'etais chez le cure; j'y vais tous les jours prendre une lecon. FRANCOIS --Et moi aussi, je dois aller chez le cure pour apprendre le latin. Je suis bien content que tu y ailles; nous nous verrons tous les jours. BERNARD --J'en suis bien aise aussi; nous ferons les devoirs probablement. FRANCOIS --Je ne crois pas; quel age as-tu? BERNARD --Moi, j'ai huit ans. FRANCOIS --Et moi dix ans. BERNARD --Dix ans! Comme tu es petit! Francois baissa la tete, rougit et se tut. Peu de temps apres qu'on fut sorti de table, on vint annoncer a Christine que sa bonne venait la chercher pour la ramener a la maison. Christine lui fit demander si elle pouvait rester encore un quart d'heure, pour emporter sa poupee vetue de la robe que lui faisait Gabrielle; mais, habituee a la severite de sa bonne, elle se disposa a partir et a dire adieu a sa tante et a son oncle. GABRIELLE --Attends un peu, Christine; je vais finir la robe dans dix minutes. CHRISTINE --Je ne peux pas; ma bonne attend. GABRIELLE --Qu'est-ce que ca fait? elle attendra un peu. CHRISTINE --Mais maman me gronderait et ne me laisserait plus venir. GABRIELLE --Ta maman ne le saura pas. CHRISTINE --Oh oui! ma bonne lui dit tout. La tete de la bonne apparut a la porte. --Allons donc, Christine, depechez-vous! CHRISTINE --Me voici, ma bonne, me voici! Christine courut a sa tante pour dire adieu. Francois et Bernard voulurent l'embrasser; ils n'eurent pas le temps; la bonne entra dans le salon. LA BONNE --Christine, vous ne voulez donc pas venir? Il est tard; votre maman ne sera pas contente. CHRISTINE Me voici, ma bonne, me voici! GABRIELLE Et ta poupee? tu la laisses? --Je n'ai pas le temps, repondit tout bas Christine effaree; finis la robe, je t'en prie; tu me la donneras quand je reviendrai. La bonne prit le bras de Christine, et, sans lui donner le temps d'embrasser Gabrielle, elle l'emmena hors du salon. La pauvre Christine tremblait; elle craignait beaucoup sa bonne, qui etait injuste et mechante. La bonne la poussa dans la carriole qui venait la chercher, y monta elle-meme; la carriole partit. --Christine pleurait tout bas; la bonne la grondait, la menacait en allemand, car elle etait Allemande. LA BONNE --Je dirai a votre maman que vous avez ete mechante; vous allez voir comme je vous ferai gronder. CHRISTINE --Je vous assure, ma bonne, que je suis venue tout de suite. Je vous en prie, ne dites pas a maman que j'ai ete mechante; je n'ai pas voulu vous desobeir, je vous assure. LA BONNE --Je le dirai, mademoiselle, et, de plus, que vous etes menteuse et raisonneuse. CHRISTINE, pleurant. --Pardon, ma bonne; je vous en prie, ne dites pas cela a maman, parce que ce n'est pas vrai. --Allez-vous bientot finir vos pleurnicheries? Plus vous serez mechante et maussade, plus j'en dirai. Christine essuya ses yeux, retint ses sanglots, etouffa ses soupirs, et, apres une demi-heure de route, ils arriverent au chateau des Ormes, ou demeuraient les parents de Christine. La bonne l'entraina au salon; M. et Mme des Ormes y etaient; elle la fit entrer de force. Christine restait pres de la porte, n'osant parler. Mme des Ormes leva la tete. --Approchez, Christine; pourquoi restez-vous a la porte comme une coupable? Mina. est-ce que Christine a ete mechante? MINA --Comme a l'ordinaire, madame; madame sait bien que mademoiselle Christine ne m'ecoute jamais. CHRISTINE, pleurant. --Ma bonne, je vous assure... MADAME DES ORMES --Laissez parler votre bonne. Qu'a-t-elle fait, Mina? MINA --Elle ne voulait pas revenir, madame; apres m'avoir fait longtemps attendre, elle se debattait encore pour rester avec sa cousine; il a fallu que je l'entrainasse de force. Mme des Ormes s'etait levee; elle s'approcha de Christine. MADAME DES ORMES --Vous m'aviez promis d'etre sage, Christine? CHRISTINE --Je... vous assure,... maman,... que j'ai ete... sage,... repondit la pauvre Christine en sanglotant. --Oh! mademoiselle, reprit la bonne en joignant les mains, ne mentez pas ainsi! C'est bien vilain de mentir, mademoiselle. MADAME DES ORMES, a Christine. --Ah! vous allez encore mentir comme vous faites toujours! Vous voulez donc le fouet? M. des Ormes, qui n'avait rien dit jusque-la, approcha de sa femme. M. DES ORMES --Ma chere, je demande grace pour Christine. Si elle a ete desobeissante, elle ne recommencera pas... MADAME DES ORMES --Comment, si? Mina s'en plaint continuellement et ne peut pas en venir a bout... a ce qu'elle dit. M. DES ORMES, avec impatience. Mina, Mina!... Avec nous, Christine est toujours parfaitement sage; elle obeit avec la docilite d'un chien d'arret. MADAME DES ORMES --Parce qu'elle a peur d'etre punie. Voyons, Mina, vous m'ennuyez avec vos plaintes continuelles; vous exagerez toujours. Mme des Ormes questionna Christine, malgre l'humeur visible de Mina, dont M. des Ormes examina la physionomie fausse et mechante. Mme des Ormes finit par douter de la culpabilite de Christine, qu'elle remit a Mina pour la faire coucher, en lui recommandant de ne pas la gronder. Quand M. des Ormes se trouva seul avec sa femme, il lui dit avec emotion: --Vous etes severe pour cette pauvre enfant, vous croyez trop aux accusations de cette bonne, qui se plaint pour un rien. MADAME DES ORMES --Vous appelez la desobeissance un rien? M. DES ORMES --A savoir si elle a desobei. MADAME DES ORMES --Comment, si elle a desobei? Puisque Mina le dit! M. DES ORMES --Mina ne m'inspire aucune confiance; je l'ai surprise deja plus d'une fois a mentir; et, de plus, je crois qu'elle deteste cette petite. MADAME. DES ORMES --Ce n'est pas etonnant! Avec elle, Christine est toujours desagreable et maussade. M. DES ORMES --Ce qui prouve que Mina s'y prend mal. Mais, vous etes trop severe avec Christine, parce que vous ne surveillez pas assez ce qui se passe, et que vous ajoutez foi aux plaintes de la bonne, Christine a une peur affreuse de cette Mina! De grace, mettez-y plus de soin et de surveillance. MADAME DES ORMES --Ah! je vous en prie, parlons d'autre chose. Ce sujet m'impatiente. M. des Ormes soupira, quitta le salon, et, curieux de voir ce que faisait Mina, il alla voir si Christine se consolait de sa triste journee; il entra chez elle. Christine etait dans son lit, et, seule, elle pleurait tout bas. M. des Ormes s'approcha, se pencha vers le lit de sa fille. --Ou est ta bonne, Christine? CHRISTINE --Elle est sortie, papa M. DES ORMES --Comment? elle te laisse toute seule? CHRISTINE --Oui, toujours quand je suis couchee. M. DES ORMES --Veux-tu que je l'appelle? --Oh! non! non! Laissez-la, je vous en prie, papa, s'ecria Christine avec effroi. --Pourquoi as-tu peur d'elle? Christine ne repondit pas. Son pere insista pour savoir la cause de sa frayeur; la petite finit par repondre bien bas: --Je ne sais pas. Ne pouvant en obtenir autre chose, il quitta Christine, triste et preoccupe. Sa conscience lui reprochait son insouciance pour elle et le peu de soin qu'il prenait de son bien-etre, sa femme ne s'en occupant pas du tout. Quand il rentra au salon, il trouva Mme des Ormes d'assez mauvaise humeur; il ne lui reparla plus de Christine ni de Mina, mais il forma le projet de surveiller la bonne et de la faire partir a la premiere mechancete ou calomnie dont elle se rendrait coupable. III DEUX ANNEES QUI FONT DEUX AMIS Peu de jours apres, M. des Ormes fut appele a Paris pour une affaire importante; il aurait desire y aller seul, mais sa femme voulut absolument l'accompagner, disant qu'elle avait a faire des emplettes indispensables; elle se rendit en toute hate chez sa belle-soeur de Cemiane pour lui annoncer son depart. MADAME DE CEMIANE --Et Christine, l'emmenez-vous? MADAME DES ORMES --Certainement non; que voulez-vous que j'en fasse pendant mes courses, mes emplettes? Je n'emmene que ma femme de chambre et un domestique. MADAME DE CEMIANE --Que deviendra donc, Christine? MADAME DES ORMES --D'abord, mon absence durera a peine quinze jours; elle restera avec sa bonne, qui n'a pas autre chose a faire qu'a la soigner. MADAME DE CEMIANE --Il me semble que Christine la craint beaucoup; ne pensez-vous pas qu'elle soit trop severe? MADAME DES ORMES --Pas du tout! Elle est ferme, mais tres bonne. Christine a besoin d'etre menee un peu severement; elle est raisonneuse, impertinente meme, et toujours prete a resister. MADAME DE CEMIANE --Je ne l'aurais pas cru! elle parait si douce, si obeissante! Je la ferai venir souvent chez moi pendant votre absence, n'est-ce pas? MADAME DES ORMES --Tant que vous voudrez, ma chere; faites comme vous voudrez et tout ce que vous voudrez, pourvu qu'elle reste etablie aux Ormes avec sa bonne. Adieu, je me sauve, je pars demain, et j'ai tant a faire! Mme des Ormes rentra, s'occupa de ses paquets, recommanda a Mina de mener souvent Christine chez sa tante de Cemiane, et partit le lendemain de bonne heure. Cette absence devait etre de quinze jours; elle se prolongea de mois en mois pendant deux ans, a cause d'un voyage a la Martinique que dut faire M. des Ormes, qui avait place la une grande partie de sa fortune. Mme des Ormes voulut a toute force l'accompagner, car elle aimait tout ce qui etait nouveau, extraordinaire, et surtout les voyages. Pendant ces deux ans, les Cemiane et M. de Nance ne quitterent pas la campagne, heureusement pour Christine, qui voyait sans cesse Gabrielle, Bernard et leur ami Francois. Christine concut une amitie tres vive pour Francois dont la bonte et la complaisance la touchaient et lui donnaient le desir de l'imiter. Elle allait souvent passer des mois entiers chez sa tante, qui avait pitie de son abandon. Mina etait hypocrite aussi bien que mechante, de sorte qu'elle sut se contenir en presence des etrangers, et que personne ne devina combien la pauvre Christine avait a souffrir de sa durete et de sa negligence. Christine n'en parlait jamais, parce que Mina l'avait menacee des plus terribles punitions si elle s'avisait de se plaindre a ses cousins ou a quelque autre. Paolo aimait et protegeait Christine; il aimait aussi Francois, auquel il donnait des lecons de musique et d'italien, ce qui lui faisait gagner cinquante francs par Mois, somme considerable dans sa position, et suffisante pour le faire vivre. Il avait aussi quelques malades qui l'appelaient, le sachant medecin et peu exigeant pour le payement de ses visites. D'ailleurs, il passait des semaines entieres chez M. de Nance. Ces deux annees se passerent donc heureusement pour tous nos amis. On avait tous les mois a peu pres des nouvelles de M. et Mme des Ormes; ils annoncerent enfin leur retour pour le mois de juillet, et cette fois ils furent exacts. L'entrevue avec Christine ne fut pas attendrissante; son pere et sa mere l'embrasserent sans emotion, la trouverent tres grande et embellie: elle avait huit ans, avec la raison et l'intelligence d'un enfant de dix pour le moins. Son instruction ne recevait pas le meme developpement; Mina ne lui apprenait rien, pas meme a coudre; Christine avait appris a lire presque seule, aidee de Gabrielle et de Francois, mais elle n'avait de livres que ceux que lui pretait Gabrielle; Francois ignorait son denument, sans quoi il lui eut donne toute sa bibliotheque. Le lendemain du retour de M. et Mme des Ormes, ils recurent un mot de Mme de Cemiane, qui leur demandait de venir passer la journee suivante avec eux et d'amener Christine. "Il faut, disait-elle, que je vous presente un nouveau voisin de campagne, M. de Nance, qui est charmant; et un demi-medecin italien, fort original, qui vous amusera; il me fait savoir, par un billet attache au collier de mon chien de garde, qu'il viendra chez moi demain. Amenez-nous Christine; Gabrielle vous le demande instamment." MADAME DES ORMES --Je suis bien aise que votre soeur fasse quelques nouvelles connaissances dans le voisinage; nous en profiterons et nous les engagerons a diner pour la semaine prochaine. M. DES ORMES --Comme vous voudrez, ma chere; mais il me semble qu'il vaudrait mieux attendre qu'ils nous eussent fait une visite. MADAME DES ORMES --Pourquoi attendre? Si l'un est charmant et l'autre original, comme dit notre soeur, je veux les avoir chez moi; ils nous amuseront. M. des Ormes garda le silence, comme d'habitude, devant l'opposition de sa femme. Elle courut dans sa chambre pour preparer sa toilette du lendemain. Elle ne songea pas a Christine, mais M. des Ormes prevint la bonne qu'ils emmeneraient Christine avec eux. Les yeux de Christine brillerent: elle eut peine a contenir sa joie; sa bouche souriait malgre elle, et ses joues s'animerent d'un eclat extraordinaire; mais la presence de sa bonne arreta tout signe exterieur de satisfaction; elle resta silencieuse et immobile. La journee lui parut interminable; le lendemain elle s'eveilla de bonne heure; sa bonne dormit tard, et la pauvre Christine attendit deux grandes heures le reveil de Mina. La certitude d'avoir une journee de liberte mit la bonne de belle humeur; elle ne brusqua pas trop Christine, ne lui arracha pas les cheveux en la peignant, ne lui mit pas trop de savon dans les yeux en la debarbouillant, l'habilla proprement, et lui donna pour son premier dejeuner un peu de beurre sur son pain, douceur a laquelle Christine n'etait pas accoutumee, car la bonne mangeait habituellement le beurre et le chocolat au lait destines a Christine, et ne lui donnait que du pain et une tasse de lait. La matinee s'avancait, personne ne venait chercher Christine; elle commencait a s'inquieter, surtout quand elle entendit les allees et venues qui annoncaient le depart, et enfin le bruit de la voiture devant le perron. Elle n'osait rien demander a sa bonne, mais son visage s'attristait, ses yeux se mouillaient, lorsque la porte s'ouvrit, et M. des Ormes entra. S'avancant vers elle: --Christine, nous partons; es-tu prete? CHRISTINE --Oui, papa, depuis longtemps. M. DES ORMES --Pourquoi tes yeux sont-ils pleins de larmes? Aimes-tu mieux rester a la maison? CHRISTINE. --Oh non! non, papa! J'avais peur que vous ne m'oubliassiez. M DES ORMES --Ma pauvre fille, je ne t'oublie pas, tu le vois bien. Allons vite, pour ne pas faire attendre ta maman. Christine ne se le fit pas dire deux fois et courut a son pere, qui l'emmena precipitamment. Il entendait la voix mecontente de sa femme; elle arrivait au perron et appelait: --Philippe, ou etes-vous donc? Ou est M. des Ormes? Pourquoi Christine ne vient-elle pas? --Me voici, madame, repondit le domestique sortant de l'antichambre. Monsieur est monte chez mademoiselle. MADAME DES ORMES --Allez leur dire que je les attends. M. DES ORMES --Ne vous impatientez pas, ma chere; j'etais alle chercher Christine. MADAME DES ORMES --Bonjour, Christine. Pourquoi n'es-tu pas venue chez moi? CHRISTINE --Maman, j'attendais ma bonne, qui m'avait defendu de sortir sans elle. MADAME DES ORMES --Mina a toujours des idees baroques! Quelle necessite d'enfermer cette enfant et de l'empecher de venir dans ma chambre! Et toi, Christine, si tu avais eu un peu d'esprit, tu n'aurais pas attendu la permission de Mina... Comme tu es rouge, Christine; tu n'es pas jolie, ma pauvre fille! M. DES ORMES --Il est impossible de savoir si elle a de l'esprit puisqu'elle ne parle guere, devant nous, du moins; et, quant a sa laideur, je ne puis vous l'accorder, car elle vous ressemble extraordinairement. M. des Ormes sourit malicieusement en disant ces mots, et voulut aider sa femme a monter en voiture; mais elle le repoussa en disant avec humeur: "Laissez-moi; je monterai bien sans votre aide". Il prit Christine dans ses bras et voulut la mettre dans la voiture, pres de sa mere. "Mettez-la sur le siege, dit Mme des Ormes; elle va chiffonner ma jolie robe ou elle la salira avec ses pieds". M. des Ormes placa Christine sur le siege, pres du cocher. --Faites bien attention a la petite, dit-il en la lui remettant. LE COCHER --Que monsieur soit tranquille, j'y veillerai, elle est si mignonne, si douce, pauvre petite! Ce serait bien dommage qu'il lui arrivat quelque chose. Christine n'avait pas dit un mot tout ce temps; elle osait a peine respirer, tant elle avait peur d'augmenter l'humeur de sa mere et d'etre laissee a la maison. Quand la voiture partit, elle poussa un soupir de satisfaction. --Vous avez quelque chose qui vous gene, mademoiselle Christine? demanda le cocher. CHRISTINE --Non, au contraire; je suis contente que nous soyons partis! J'avais si peur de rester a la maison. LE COCHER --Pauvre petite mam'selle! Votre bonne vous rend la vie dure tout de meme. CHRISTINE --Oh! taisez-vous, je vous en prie, bon Daniel; si ma bonne le savait! LE COCHER --C'est vrai tout de meme! Pauvre petite! vous n'en seriez pas plus heureuse. CHRISTINE --Mais je vais voir Gabrielle, qui est si bonne pour moi! et le petit Francois, qui est si bon! et mon cousin Bernard, que j'aime tant Je suis heureuse, tres heureuse, je vous assure! --Aujourd'hui, dit Daniel en lui-meme; mais demain ce sera autre chose. Christine ne parla plus, elle songea avec bonheur a la bonne journee qu'elle allait passer; la route n'etait pas longue, on ne tarda pas a arriver, car il n'y avait que trois kilometres du chateau des Ormes a celui de M. et Mme de Cemiane. Gabrielle et Bernard se precipiterent a la rencontre de leur cousine, que M. des Ormes avait fait descendre de dessus le siege. "Viens vite, lui dit Gabrielle, j'ai habille une poupee comme une mariee; viens voir comme elle est jolie! Elle est pour toi". Mme des Ormes etait deja entree au salon, et Christine se laissa aller a la joie; Gabrielle et Bernard l'emmenerent dans leur chambre, ou elle trouva sa poupee etendue sur un joli petit lit et habillee en robe de mousseline blanche, avec un voile comme pour une premiere communion. Christine ne cessait de remercier Gabrielle et Bernard aussi, qui avait travaille avec le menuisier au petit lit de la poupee. Francois ne tarda pas a se joindre a ses amis; Christine lui temoigna sa joie de le revoir. Pendant que son coeur se dilatait et que sa langue se deliait, Mme des Ormes faisait la gracieuse avec M. de Nance que lui avait presente Mme de Cemiane et l'Italien qui saluait et qui faisait son possible pour plaire a Mme des Ormes, afin d'etre engage a aller la voir, ce qui lui ferait une connaissance de plus. Il avait bien vite devine que c'etait a Mme des Ormes qu'il fallait plaire pour etre admis chez elle; aussi ne cessa-t-il de chercher les occasions de lui etre agreable; elle laissa tomber une epingle qui attachait son chale, Paolo se precipita a quatre pattes pour la chercher. MADAME DES ORMES --Ce n'est pas la peine, monsieur Paolo: une epingle n'a rien de precieux. PAOLO --Oh! oune epingle portee par vous, bella signora, est oune tresor. MADAME DES ORMES --Joli tresor! Voyons, monsieur Paolo, finissez vos recherches; je vous repete que ce n'est pas la peine. PAOLO --Zamais, signora; ze resterai ploye vers la terre zousqu'a la trouvaille de ce tresor. "Madame la comtesse est servie!" annonca un valet de chambre. Chacun se dirigea vers la salle a manger; Paolo restait a quatre pattes, Il se releva sur ses genoux quand tout le monde fut sorti. "Per Bacco! dit-il a mi-voix en se grattant la tete; z'ai fait oune sottise... Quoi faire? ils vont manzer tout! Et cette couquine d'epingle, quoi faire? Ah! z'ai oune idee! Bella! bellissima! ze vais prendre oune epingle sour la table et ze dirai: "Voila, voila votre epingle! Ze l'ai trouvee!" Il sauta sur ses pieds, saisit une des epingles qui garnissaient une pelote a ouvrage posee sur la table et se precipita vers la salle a manger d'un air triomphant. --Voila, voila, signora! Ze l'ai trouvee! --Ah! ah! ah! dit Mme des Ormes, riant aux eclats, ce n'est pas la mienne! Elle est blanche, la mienne etait noire! --Dio mio! s'ecria le malheureux Paolo consterne de ce qu'il venait d'entendre! c'est parce que ze l'ai frottee a... a... mon horloze d'arzent. --Voyons, monsieur Paolo, finissez vos folies et mangez votre omelette, dit M. de Cemiane a demi mecontent; le dejeuner n'en finira pas, et les enfants n'auront pas le temps de s'amuser et de faire leur peche aux ecrevisses. Paolo ne se le fit pas dire deux fois; il se mit a table et avala son omelette avec une promptitude qui lui fit regagner le temps perdu. Mme des Ormes regardait souvent Christine et la reprenait du geste et de la voix. "Tu manges trop, Christine! N'avale donc pas si gloutonnement!... Tu prends de trop gros morceaux!..." Christine rougissait, ne disait rien; Francois, qui etait pres d'elle, la voyant prete a pleurer, apres une dixieme observation, ne put s'empecher de repondre pour elle: "C'est parce qu'elle a tres faim, madame; d'ailleurs, elle ne mange pas beaucoup; elle coupe ses bouchees aussi petites que possible". Mme des Ormes ne connaissait pas Francois; elle le regarda d'un air etonne. MADAME DES ORMES --Qui etes-vous, mon petit chevalier, pour prendre si vivement la defense de Christine? FRANCOIS --Je suis son ami, madame, et je la defendrai toujours de toutes mes forces. MADAME DES ORMES --Qui ne sont pas grandes, mon pauvre ami. --Non c'est vrai; mais j'ai papa pour soutien si j'en ai besoin. MADAME DES ORMES, d'un air moqueur --Oh! oh! voudriez-vous me livrer bataille, par hasard? Et ou est-il, votre papa, mon petit Esope? --Pres de vous, madame, reprit M. de Nance d'une voix grave et severe. MADAME DES ORMES, tres surprise. --Comment? ce petit... ce... cet aimable enfant? M. DE NANCE --Oui, madame, ce petit Esope, comme vous venez de le nommer, est mon fils; j'ai l'honneur de vous le presenter. MADAME DES ORMES, embarrassee. --Je suis desolee..., je suis charmee!... je regrette... de ne l'avoir pas su plus tot. M. DE NANCE --Vous lui auriez epargne cette nouvelle humiliation, n'est-ce pas, madame? Pauvre enfant! il en a tant supporte! Il y est plus fait que moi! FRANCOIS --Papa! papa! je vous en prie, ne vous en affligez pas! Je vous assure que cela m'est egal! Je suis si heureux ici, au milieu de vous tous! Bernard, Gabrielle et Christine sont si bons pour nous! Je les aime tant! --Et nous aussi nous t'aimons tant, mon bon Francois, dit Christine a demi-voix en lui serrant la main dans les siennes. --Et nous t'aimerons toujours! Tu es si bon! reprit Gabrielle en lui serrant l'autre main. BERNARD --Et partout et toujours, nous nous defendrons l'un l'autre; n'est-ce pas, Francois? Mme des Ormes etait restee fort embarrassee pendant ce dialogue; M. des Ormes ne l'etait pas moins qu'elle, pour elle; M. et Mme de Cemiane etaient mal a l'aise et mecontents de leur soeur. M. de Nance restait triste et pensif. Tout a coup Paolo se leva, etendit le bras et dit d'une voix solennelle: --Ecoutez tous! Ecoutez-moi, Paolo. Ze dis et ze zoure que lorsque cet enfant, que la signora appelle Esoppo, aura vingt et oune ans, il sera aussi grand, aussi belle que son respectabile signor padre. C'est moi qui le ferai parce que l'enfant est bon, qu'il m'a fait oune enorme bienfait, et... et que ze l'aime. M. DE NANCE --C'est la seconde fois que vous me faites cette bonne promesse, monsieur Paolo; mais si vous pouvez reellement redresser mon fils, pourquoi ne le faites-vous pas tout de suite? --Patience, signor mio, ze souis medecin. A present, impossible, l'enfant grandit; a dix-huit ou vingt ans, c'est bon; mais avant, mauvais. M. de Nance soupira et sourit tout a la fois en regardant Francois, dont le visage exprimait le bonheur et la gaiete. Il causait d'un air fort anime avec ses amis; tous parlaient et riaient, mais a voix basse, pour ne pas troubler la conversation des grandes personnes. IV LES CARACTERES SE DESSINENT Le dejeuner etait fort avance, Bernard demanda a sa mere s'il pouvait sortir de table avec Gabrielle, Christine et Francois. La permission fut accordee sans difficulte, et les enfants disparurent pour s'amuser dans le jardin. CHRISTINE --Mon bon Francois, comme je te remercie d'avoir pris ma defense! Je ne savais plus comment faire pour manger comme maman voulait. FRANCOIS --C'est pour cela que j'ai parle pour toi, Christine: je voyais bien que tu n'osais plus manger, que tu avais envie de pleurer. Ca m'a fait de la peine. CHRISTINE --Et moi aussi, j'ai eu du chagrin quand maman a eu l'air de se moquer de toi. FRANCOIS --Oh! il ne faut pas te chagriner pour cela! Je suis habitue d'entendre rire de moi. Cela ne me fait rien; c'est seulement quand papa est la que je suis fache, parce qu'il est toujours triste quand il entend se moquer de ma bosse. Il m'aime tant, ce pauvre papa! BERNARD --Oh oui! il est bien meilleur que ma tante des Ormes, qui n'aime pas du tout la pauvre Christine. CHRISTINE --Je t'assure, Bernard, que tu te trompes. Maman m'aime; seulement, elle n'a pas le temps de s'occuper de moi. BERNARD --Pourquoi n'a-t-elle pas le temps? CHRISTINE --Parce qu'il faut qu'elle fasse des visites, qu'elle s'habille, qu'elle essaye des robes! Et puis elle a des personnes qui viennent la voir! Et puis ils sortent ensemble! Et puis... beaucoup d'autres choses encore. FRANCOIS --Et toi, qu'est-ce que tu fais pendant ce temps? CHRISTINE --Je reste avec ma bonne; et c'est ca qui est terrible! Elle est si mechante, ma bonne! FRANCOIS --Pourquoi ne le dis-tu pas a ta maman? CHRISTINE --Parce ma bonne me battrait horriblement; elle dirait des mensonges a maman, et je serais encore grondee et punie. FRANCOIS --Pourquoi ne dis-tu pas a ta maman que ta bonne est une mechante menteuse? CHRISTINE --Maman ne me croirait pas; elle croit toujours ma bonne. FRANCOIS --Alors, moi, je vais le dire a papa pour qu'il le dise a ta maman. CHRISTINE --Non, non, Francois, je t'en prie, ne dis rien; ma bonne me gronderait et me battrait bien plus, et maman ne me croirait pas. Je n'en parle qu'a toi, parce que je t'aime plus que tout le monde. FRANCOIS --Mais tu es malheureuse, pauvre Christine, et je ne peux pas supporter cela. CHRISTINE --Mais non! quand je suis ici, avec toi surtout, je suis tres heureuse; j'y viens presque tous les jours; et quand ma bonne n'est pas avec moi, je ne suis pas malheureuse. FRANCOIS --Je voudrais bien que papa allat chez toi. CHRISTINE --Pourquoi n'y vient-il pas? FRANCOIS Parce que ta maman voit beaucoup de monde; elle est tres elegante, et papa n'aime pas cela. CHRISTINE --Mais il vient chez ma tante; c'est la meme chose! FRANCOIS --Il dit que non; que vous etes tous tres bons, que ta tante et ton oncle ne font pas d'elegance, qu'ils recoivent simplement et sans toilette, et je ne sais quoi encore que j'ai oublie. Bernard et Gabrielle, qui s'etaient eloignes, reviennent. BERNARD --C'est ennuyeux de ne rien faire! Si nous commencions notre peche aux ecrevisses? GABRIELLE --Oui, oui, commencons; demandons les pechettes, la viande crue, les paniers. BERNARD --Mais il nous faut quelqu'un pour nous aider. FRANCOIS --Voici tout juste M. Paolo; mais il ne nous voit pas. Les enfants se mirent a crier: "Monsieur Paolo! par ici!" Paolo se retourne et s'avance vers eux a pas precipites. Il salue: --Messieurs, mesdemoiselles..., a quel service vous voulez Paolo? Le voici! FRANCOIS --Mon bon monsieur Paolo, voulez-vous nous aider a arranger nos pechettes pour prendre des ecrevisses? PAOLO --Oui, signor; tout pour votre service. Paolo reconnaissant, n'oublie jamais ni bon ni mauvais. Tous coururent chercher ce qu'il leur fallait, et revinrent pres du ruisseau; Paolo allait, venait, deployait les pechettes, les mettait dans l'eau. "Pas la, pas la, monsieur Paolo, criaient les enfants; il y a des branches qui accrochent la pechette". Paolo changeait de place. "Pas la, pas la! criaient Bernard et Gabrielle: il n'y en a pas; il n'y a que des pierres." PAOLO --L'ecrevisse aime les pierres, signor Bernardo. BERNARD --Quand les pierres sont dans l'eau, mais pas quand elles sont perchees en l'air. PAOLO --L'ecrevisse a des pattes, signor Bernardo. BERNARD --Pour marcher dans l'eau, mais pas pour en sortir, grimper et tomber. PAOLO --L'ecrevisse a oune queue, signor Bernardo. BERNARD --Pour se soutenir dans l'eau, mais pas en l'air. PAOLO --L'ecrevisse a oune peau dure, signor Bernardo. BERNARD --Ah bah! Vous m'ennuyez, monsieur Paolo! Je vous dis que les pechettes sont tres mal la! Donnez-les-moi, que je les place comme il faut. PAOLO --Voila, signor Bernardo. Paolo tendit la pechette deja accrochee a une racine qui sortait d'un rocher. Bernard la prit et la placa avec deux autres dans un recoin ou venaient se refugier quelques ecrevisses. Pendant qu'il arrangeait ses pechettes, Paolo restait immobile, un peu honteux, un peu mecontent et n'osant le temoigner. Francois et Christine s'apercurent de son embarras, et s'approcherent de lui: "Mon cher monsieur Paolo, lui dit tout bas le petit Francois, prenons les quatre pechettes qui restent, et allons les mettre pres d'un rocher ou vous vouliez mettre les autres; je suis sur qu'il y a des ecrevisses par la." --Voua croyez, signor excellentissimo? dit Paolo d'un air joyeux. CHRISTINE --Oui, oui, Francois a raison, mon pauvre monsieur Paolo; venez avec nous. Paolo sourit et saisit les pechettes oubliees; il les arrangea, les placa tres habilement et attendit patiemment les ecrevisses; elles ne tarderent pas a arriver en foule, si bien que lorsque Bernard leva sa pechette en criant d'un air triomphant: "J'en ai trois!" Paolo leva les siennes et s'ecria avec une voix retentissante: "Z'en ai dix-houit et des souperbes!" BERNARD --Dix-huit! Pres de ce rocher? Pas possible! Bernard et Gabrielle coururent aux pechettes de Paolo, et compterent en effet dix-huit belles ecrevisses. --C'est vrai, dit Gabrielle, M. Paolo a raison. --Et Bernard a eu tort! dit Christine a Gabrielle en s'eloignant. Il a fait de la peine a ce pauvre M. Paolo, qui est tres bon et tres complaisant. GABRIELLE --Oui, mais il est si ridicule! CHRISTINE --Qu'est-ce que ca fait, s'il est bon? GABRIELLE --C'est vrai, mais c'est tout de meme ennuyeux d'etre ridicule. CHRISTINE --Gabrielle, est-ce que tu n'aimes pas Francois? GABRIELLE --Si fait, mais je ne voudrais pas etre comme lui. CHRISTINE --Et moi, je le trouve si bon, que je l'aime cent fois plus que Maurice et Adolphe de Sibran, qui sont si beaux. GABRIELLE --Pas moi, par exemple; Francois est bon, c'est vrai; mais quand il y a du monde, je suis honteuse de lui. CHRISTINE --Moi, jamais je ne serai honteuse de Francois, et je voudrais etre sa soeur pour pouvoir etre toujours avec lui. GABRIELLE --Je serais bien fachee d'avoir un frere bossu! CHRISTINE --Et moi, je serais bien heureuse d'avoir un frere si bon! --Signorina Christina dit bien, fait bien et pense bien, dit Paolo, qui s'etait approche d'elles sans qu'elles le vissent. GABRIELLE --Comme c'est vilain d'ecouter, monsieur Paolo, Vous m'avez fait peur. PAOLO, avec malice --On a toujours peur quand on dit mal, signorina. GABRIELLE --Je n'ai rien dit de mal. Vous n'allez pas raconter tout cela a Francois, je l'espere bien? PAOLO --Pourquoi? Puisque vous n'avez rien dit de mal! GABRIELLE --Non, certainement; mais tout de meme je ne veux pas que Francois sache ce que nous avons dit. PAOLO --Pourquoi? puisque... FRANCOIS --Monsieur Paolo, monsieur Paolo, venez m'aider, je vous prie, a prendre les ecrevisses et les mettre dans une terrine couverte. PAOLO --Pourquoi vous m'appelez, puisque c'est fini, signor Francesco? FRANCOIS, rougissant --Parce que j'avais besoin de vous..., de votre aide. --Non, non, ce n'est pas ca? dit Paolo en secouant la tete; il y a autre chose... Dites le vrai; Paolo sera discret, ne dira rien a personne. FRANCOIS --Eh bien! c'est parce que Gabrielle etait embarrassee et que voua la tourmentiez; j'ai voulu la delivrez. PAOLO --Vous avez entendu ce qu'elles ont dit. FRANCOIS --Oui, tout; mais il ne faut pas qu'elles le sachent. PAOLO --Et vous venez au secours de Gabrielle? c'est bien ca! c'est bien! Ze vous ferai grand comme le signor papa! Vous verrez. Francois se mit a rire; il ne croyait pas a la promesse de Paolo, mais il etait reconnaissant de sa bonne volonte. La peche continua quelque temps, peche miraculeuse, car ils prirent en deux heures plus de cent ecrevisses, grace a Paolo et a Francois, qui placaient bien les pechettes, et qui saisissaient les ecrevisses au passage. La journee s'acheva tres heureusement pour tout le monde; Mme des Ormes, enchantee d'avoir deux personnes de plus a inviter, fut charmante pour M. de Nance, qu'elle engagea a venir diner chez elle le surlendemain avec Francois; M. de Nance allait refuser, quand il vit le regard inquiet et suppliant de son fils; il accepta donc, a la grande joie de Christine et de son ami Francois. Mme des Ormes invita Paolo, qui salua jusqu'a terre pour temoigner sa reconnaissance; M. et Mme de Cemiane promirent aussi de venir avec Bernard et Gabrielle. En s'en allant, Mme des Ormes permit a Christine de se mettre dans la caleche, sa toilette ne devant plus etre menagee; Christine etait si contente de sa journee, qu'elle ne pensa a sa bonne qu'en descendant de voiture; heureusement que la bonne n'etait pas rentree et que Christine, aidee de la femme de Daniel, eut le temps de se deshabiller, de se coucher et de s'endormir avant le retour de Mina. V ATTAQUE ET DEFENSE Le lendemain, sa vie de misere recommenca; habituee a souffrir et a se taire, elle se consola par la pensee du diner du lendemain, qui devait la reunir a sa cousine et a son ami Francois. Mme des Ormes fut tres agitee le jour du diner; elle avait une toilette elegante a preparer, une coiffure nouvelle a essayer, les apprets du diner a surveiller. Un nouveau cuisinier qui n'avait pas encore fait de grands galas, lui donnait de vives inquietudes; elle craignait que quelque chose ne fut pas bien; elle fit une douzaine de descentes a la cuisine, des visites innombrables a l'office, brouillant tout, grondant les domestiques, leur donnant des ordres contradictoires, aidant elle-meme a piquer un gigot de mouton qui devait etre presente comme du chevreuil, dressant des corbeilles de fruits qui s'ecroulaient avant que le sommet de la pyramide eut recu ses derniers ornements. Son mari la suppliait de ne pas tant s'agiter, de laisser faire les domestiques. --Vous les retarderez au lieu de les aider, ma chere, votre agitation les gagne et ils ne font que courir et discourir sans rien terminer. MADAME DES ORMES --Laissez-moi tranquille; vous n'y entendez rien, vous ne m'aidez jamais et vous voulez donner des conseils! Ces domestiques sont betes et insupportables; ils ne comprennent rien; si je n'etais pas la tout serait ridicule et affreux. M. DES ORMES --Mais pourquoi tout ce train pour un diner de famille? MADAME DES ORMES --De famille? Vous appelez famille M. de Nance et son fils, M. et Mme de Sibran et leurs fils, M. Paolo, M. et Mme de Guilbert et leurs filles! M. DES ORMES --Comment! vous avez invite tout ce monde? MADAME DES ORMES --Certainement! Je ne veux pas faire diner M. de Nance en tete-a-tete avec nous et avec ma soeur et son mari. M. DES ORMES --Je crois qu'il l'aurait mieux aime que de se trouver avec un tas de gens fort peu agreables et qu'il n'a jamais vus. MADAME DES ORMES --C'est bon! Vous n'y entendez rien, je vous le repete; laissez-moi faire!... Grand Dieu! trois heures! Ils vont venir dans une heure! Je ne suis ni coiffee, ni habillee. Mme des Ormes sortit en courant. M. des Ormes leva les epaules et rentra dans sa chambre pour oublier, a l'aide d'une melodie ecorchee sur son violon, les bizarreries de sa femme et le joug qui pesait sur lui. Christine, qui n'avait pas autant d'embarras de toilette que sa mere, fut prete de bonne heure et vit arriver, peu d'instants apres, son oncle et sa tante de Cemiane avec Bernard et Gabrielle, puis M. de Nance avec Francois et Paolo, puis les Sibran et les Guilbert. Mme des Ormes ne paraissait pas encore; M. des Ormes semblait un peu embarrasse, faisait des excuses de l'absence de sa femme, qui, disait-il, avait eu beaucoup d'occupations. Enfin. Mme des Ormes fit son apparition au salon dans une toilette resplendissante qui surprit toute la societe; elle provoqua les compliments, fit remarquer ses beaux bras (trop courts pour sa taille), sa peau blanche (blafarde et epaisse), sa taille parfaite (grace a une epaule et a un cote rembourres), ses beaux cheveux (crepus et d'un noir indecis). M. et Mme de Cemiane souffraient du ridicule qu'elle se donnait; les autres s'en amusaient et s'extasiaient sur les beautes qu'elle leur signalait et qu'ils n'auraient pas apercues sans son aide. Pendant ce temps, les enfants, au nombre de huit s'amusaient et causaient dans un salon a cote. Maurice et Adolphe de Sibran examinaient avec une curiosite moqueuse le pauvre Francois, qu'ils ne connaissaient pas encore; Helene et Cecile de Guilbert chuchotaient avec eux et jetaient sur Francois des regards dedaigneux. --Qui est ce drole de petit bossu? demanda Maurice a Bernard. BERNARD --C'est un ami que nous voyons depuis deux ans environ, et qui est tres bon garcon. MAURICE --Bon garcon, j'en doute; les bossus sont toujours mechants; aussi il faut les ecraser avant qu'ils vous ecorchent, et c'est ce que nous faisons, Adolphe et moi. BERNARD --Celui-ci ne vous ecorchera ni ne vous mordra: vous repete qu'il est tres bon. MAURICE --Bah! bah! laissez donc. Mais faites-nous faire connaissance avec lui. BERNARD --Tres volontiers, si vous voulez etre bons pour lui. MAURICE --Soyez tranquille, nous serons tres polis et tres aimables. BERNARD --Francois, voici Maurice et Adolphe de Sibran qui veulent faire connaissance avec toi. Francois s'approcha de Bernard et tendit la main main aux deux Sibran. "Bonjour, bonjour, mon petit, dirent-ils presque ensemble; vous etes bien gentil, et je pense que vous savez deja parler et causer". Francois regarda d'un air etonne et ne repondit pas. --Je ne sais pas votre nom, continua Maurice, mais je le devine sans peine: vous etes sans doute parent d'un homme charmant qui s'appelait Esope et qui est tres celebre par une excroissance qu'il avait sur le dos. --Et sur la poitrine aussi, repondit Francois en souriant; et vous savez sans doute, messieurs, puisque vous etes si savants, que son esprit est aussi celebre que sa bosse; et, sous ce rapport, je vous remercie de la comparaison, tres flatteuse pour moi. Tout le monde se mit a rire; Maurice et son frere rougirent, parurent vexes et voulurent parler, mais Christine s'ecria: --Bravo, Francois! C'est bien fait! Ils ont voulu te faire une mechancete, et ce sont eux qui sont rouges et embarrasses. MAURICE Moi! rouge, embarrasse? Est-ce qu'un jeune homme comme moi (il avait douze ans) se laisse intimider par un pauvre petit de cinq a six ans tout au plus? CHRISTINE Vraiment! Vous lui donnez cinq a six ans? Vous devez le trouver bien avance pour son age? Il a mieux repondu que vous, et il connait Esope mieux que vous. --Les enfants tres jeunes ont quelquefois des idees au-dessus de leur age, dit Maurice tres pique. CHRISTINE C'est vrai! De meme que les jeunes gens ont quelquefois des paroles au-dessous de leur age. Mais je vous previens que Francois a douze ans, et qu'il est tres avance pour son age. MAURICE M. Francois a douze ans? Je ne l'aurais jamais cru. Moi aussi, j'ai douze ans. CHRISTINE Douze ans! Je ne l'aurais jamais cru! MAURICE Quel age me croyez-vous donc? Quatorze? Quinze? CHRISTINE Non, non; cinq ou six tout au plus. --Christine, tu defends bien tes amis, dit Gabrielle en l'embrassant. --Et ses amis en sont bien reconnaissants, dit Francois en l'embrassant a son tour. --Et nous t'en aimons davantage, dit Bernard, l'embrassant de son cote. --Et moi aussi, il faut que j'embrasse la signorina, s'ecria Paolo en saisissant Christine et en appliquant un baiser sur chacune de ses joues. --Ah! vous m'avez fait peur, dit Christine en riant. Je ne merite pas tous ces eloges; j'etais fachee que Maurice et Adolphe fissent de la peine a Francois, et j'ai repondu sans y penser. HELENE, riant --Il faudra prendre garde a Christine quand elle sera grande. FRANCOIS --Elle est bien bonne et ne dit jamais de mechancetes a personne pourtant. ADOLPHE, avec ironie. --Vous trouvez? Ce que c'est que d'avoir de l'esprit! CHRISTINE --Et du coeur. BERNARD --Ah ca! quand finirons-nous nos disputes a coups de langue? Si nous sortions avant le diner? Nous avons encore une heure. --Sortons, repondirent toutes les voix ensemble. Et tous se dirigerent vers le jardin. Maurice et Adolphe etaient de mauvaise humeur; ils entraverent tous les jeux, et, n'osant se moquer tout haut de Francois, ils en rirent tout bas, ainsi que de Christine, avec Helene et Cecile. Apres avoir rejete plusieurs jeux, ils accepterent enfin celui de cache-cache; on se divisa en deux bandes: l'une se cachait, l'autre cherchait. Maurice et Adolphe choisirent pour leur bande Helene et Cecile; Francois et Bernard prirent Gabrielle et Christine; le sort designa les premiers pour se cacher, les seconds pour chercher. Quand ces derniers entendirent le signal, ils se precipiterent dans le bois pour chercher; mais ils eurent beau courir, fureter, chercher partout, ils ne trouverent personne. Ils se reunirent pour decider ce qu'il y avait a faire. --Retourner a la maison, dit Bernard. --Faire tous ensemble le tour du petit bois, en criant: "Nous renoncons, dit Gabrielle. --Leur crier qu'ils sont tricheurs, dit Christine. --Suivre le conseil de Bernard, et revenir a la maison en passant par les serres et le jardin des Fleurs, dit Francois. Ce dernier avis prevalut: ils firent une fort jolie promenade et rentrerent pour l'heure du diner; l'autre bande n'etait pas encore de retour; Bernard et Francois commencerent a s'inquieter et dirent a leurs peres ce qui etait arrive. MM. de Cemiane et de Nance en firent part a MM. de Sibran et de Guilbert et tous les quatre allerent a la recherche de la bande revoltee et rentrerent sans l'avoir retrouvee. VI LES TRICHEURS PUNIS Le diner fut retarde; mais, personne ne revenant, on se mit a table fort agite et inquiet. On mangea quelques morceaux a la hate; puis les hommes se disperserent dans le parc pour chercher les absents; les dames rentrerent au salon, ou bientot les quatre enfants firent leur apparition, echeveles, leurs vetements en lambeaux, rouges et suants, inondes de larmes. Un Ah! general les accueillit; les meres s'elancerent, vers leurs enfants. --Petits imbeciles! s'ecria Mme de Sibran. --Petites sottes! s'ecria de meme Mme de Guilbert. --Hi! hi! hi! nous... nous... sommes perdus..., repondirent les filles. --Hi! hi! hi! nous... avons ete... poursuivis par... deux gros dogues, reprirent les garcons. LES FILLES --Hi! hi! hi! Ils ont manque nous devorer! LES GARCONS --Hi! hi! hi! Il fait noir, on n'y voit plus. MADAME DE SIBRAN --C'est votre faute, mauvais garcons. Pourquoi vous etes-vous sauves... MADAME DE GUILBERT --C'est bien fait! Cela vous apprendra a tricher, mechantes filles. --Faites sonner la cloche pour faire rentrer ces Messieurs, dit Mme des Ormes au valet de chambre. La cloche ne tarda pas a faire revenir les peres et leurs amis; les enfants, perdus et retrouves, furent encore grondes, et le diner recommenca, moins lugubre que dans sa premiere partie. Bernard, Gabrielle, Christine et Francois avaient peine a reprimer une violente envie de rire chaque fois qu'ils jetaient les yeux sur leurs malheureux camarades, dont les cheveux en desordre, les vetements dechires, les visages et les mains griffes, rouges, gonfles et suants, contrastaient avec l'avidite qu'ils deployaient devant chaque plat qu'on leur servait. Quand leur appetit fut un peu satisfait. Gabrielle leur demanda comment et ou ils s'etaient perdus. CECILE --Nous voulions tricher et aller au dela du carre que vous nous aviez fixe pour nous cacher, et nous sommes entres dans le bois; nous avons couru pour revenir a la maison sans que vous nous vissiez; mais nous nous sommes trompes de chemin et nous avons marche longtemps, bien longtemps, sans savoir ou nous etions. Maurice et Adolphe avaient peur et pleuraient... MAURICE, interrompant. --Pas du tout, je n'avais pas peur, et je riais. CECILE --Tu riais? Ah! ah! joliment! Tu pleurais, mon cher, et c'est Helene qui te rassurait et qui te consolait. Laisse-moi finir notre histoire... Nous marchions ou plutot nous courions toujours en avant, lorsque deux chiens enormes et tres mechants s'elancent d'un hangar et veulent se jeter sur nous; nous crions: Au secours! Nous courons, les chiens courent apres noua, nous attrapent, se jettent sur nous l'un apres l'autre, dechirent nos vetements, nous barrent le chemin et nous forcent, en aboyant apres nous, a retourner sur nos pas. Un bonhomme sort de la maison et appelle les chiens: "Rustaud! Partavo!" Les chiens nous quittent et l'homme vient a nous. "--Mes chiens vous ont fait peur, messieurs, mesdemoiselles? Faites excuse! Ils sont jeunes, ils sont joueurs; ils ne vous auraient pas mordus tout de meme. "Nous pleurions tous et nous ne pouvions repondre: l'homme s'en apercut. "--Est-ce que ces messieurs et ces demoiselles ont quelque chose qui leur fait de la peine? Si je pouvais vous venir en aide, disposez de moi, je vous en prie. "--Nous sommes perdus", lui repondit Maurice en sanglotant. MAURICE, interrompant. --Ah! par exemple! Je sanglotais? Moi? J'avais froid et je grelottais: voila tout. CECILE --Froid? Par un temps pareil? Tu suais et tu sues encore; je te dis que tu sanglotais. Laisse-moi raconter; ne m'interromps plus. "--Perdu? D'ou etes-vous donc, messieurs, mesdemoiselles? nous demanda l'homme. "--Nous venons du chateau des Ormes. "--Ah bien, vous serez bientot de retour: vous etes dans le parc. "--Mais le parc est si grand que nous ne savons plus comment revenir. "--Je vais vous ramener, messieurs, mesdemoiselles; excusez: mes chiens, s'il vous plait, ils ne savaient pas a qui ils avaient affaire". --L'homme nous a ramenes jusqu'au chateau, et j'ai bien dit a Maurice et a Adolphe que c'etait leur faute si nous nous etions perdus, parce qu'ils voulaient jouer un mauvais tour a Francois et a Christine. MAURICE --Ce n'est pas vrai, mademoiselle: vous avez triche tout comme moi et mon frere. HELENE --Parce que vous nous avez persuadees; n'est-ce pas, Cecile? CECILE --Oui, c'est tres vrai; tu es furieux contre Francois parce qu'il t'a riposte tres spirituellement, et contre Christine parce qu'elle a defendu Francois; et je trouve qu'elle a bien fait et que tu as mal fait. Les parents ecoutaient le recit et la discussion; Mme des Ormes la termina en disant: --Christine se mele toujours de ce qui ne la regarde pas; on dirait que Francois a besoin d'elle pour se defendre. Je te prie, Christine, de te taire une autre fois. CHRISTINE --Mais, maman, ce pauvre Francois est si bon qu'il ne veut jamais se venger, et... MADAME DES ORMES --Et c'est toi qui te jettes en avant, sottement et impoliment. Si tu recommences, je t'empecherai de voir Francois... Va te coucher, au reste: dans ton lit, du moins tu ne feras pas de sottises. M. de Nance comprit le regard suppliant de Christine et l'air desole de Francois. --Madame! dit-il a Mme des Ormes, veuillez m'accorder la grace de Mlle Christine; en la punissant de son acte de courage et de generosite, vous punissez aussi mon fils et tous ses jeunes amis. Vous etes trop bonne pour nous refuser la faveur que nous sollicitons. MADAME DES ORMES --Je n'ai rien a vous refuser, monsieur. Christine, restez, puisque M. de Nance le desire, et venez le remercier d'une bonte que vous ne meritez pas. Christine s'avanca vers M. de Nance, leva vers lui des yeux pleins de larmes, et commenca: --Cher monsieur..., cher monsieur..., merci... Puis elle fondit en larmes; M. de Nance la prit dans ses bras et l'embrassa a plusieurs reprises en lui disant tout bas: --Pauvre petite!... Chere petite!... Tu es bonne!... Je t'aime bienl... Ces paroles de tendresse consolerent Christine; ses larmes s'arreterent, et elle reprit sa place pres de Francois, qui avait ete fort agite pendant cette scene. Paolo n'avait rien dit depuis le commencement du diner, qui avait absorbe toutes ses facultes; mais on se levait de table, il avait tout entendu et observe; il s'approcha de Francois et lui dit: --Quand ze vous ferai grand, vous donnerez soufflets au grand vaurien, le Maurice. --Pourquoi? lui demanda Francois surpris. PAOLO --Pour venzeance; c'est bon, venzeance. FRANCOIS --Non, c'est mauvais; je pardonne, j'aime mieux cela Notre-Seigneur pardonne toujours. C'est le demon qui se venge. --Qui vous a appris cela? demanda Paolo avec surprise. FRANCOIS --C'est mon cher et bon maitre, papa. CHRISTINE --J'aime beaucoup ton papa, Francois. FRANCOIS --Tu as raison, il est si bon! Et il t'aime bien aussi. CHRISTINE --Pourquoi m'aime-t-il? FRANCOIS --Parce que tu m'aimes et parce que tu es bonne. CHRISTINE --C'est drole! C'est la meme chose que moi, Je l'aime parce qu'il t'aime et qu'il est bon. Il etait tard; le diner, retarde d'abord, interrompu ensuite, avait dure fort longtemps. De plus, les habits dechires de Maurice et d'Adolphe, les robes et jupons en lambeaux de Mlles de Guilbert, rendaient impossible un plus long sejour chez Mme des Ormes. Mais, en se retirant, Mme de Guilbert engagea a diner chez elle, pour la semaine suivante, toutes les personnes qui se trouvaient dans le salon, y compris les enfants. VII PREMIER SERVICE. RENDU PAR PAOLO A CHRISTINE Francois repondit poliment a l'adieu que lui adresserent Maurice et Adolphe, un peu embarrasses vis-a-vis de lui depuis qu'ils savaient que M. de Nance etait son pere. M. de Nance passait dans le pays pour avoir une belle fortune; et il avait la reputation d'un homme excellent, religieux, charitable et pret a tout sacrifier pour le bonheur de son fils. Son grand chagrin etait l'infirmite du pauvre Francois qui avait ete droit et grand jusqu'a l'age de sept ans, et qu'une chute du haut d'un escalier avait rendu bossu. Quand Mme de Guilbert l'engagea a diner, il commenca par refuser; mais, Mme de Guilbert lui ayant dit que Francois etait compris dans l'invitation, il accepta, pour ne pas priver son fils d'une journee agreable avec ses amis Bernard, Gabrielle et surtout Christine. Toute la societe se dispersa une heure apres le depart des Sibran et des Guilbert. Christine promit a ses cousins de demander la permission d'aller les voir le lendemain dans la journee. --Tache de venir aussi, Francois; noua nous rencontrerons tous en face du moulin de mon oncle de Cemiane. FRANCOIS --Non, Christine; il faut que je travaille; je passe deux heures chez M. le cure avec Bernard, et je reviens a le maison pour faire mes devoirs. Et toi, est-ce que tu ne travaillea pas? CHRISTINE --Non, je lis un peu toute seule. FRANCOIS --Mais la personne qui t'a appris a lire ne te donne-t-elle pas des lecons? CHRISTINE --Personne ne m'a appris; Gabrielle et Bernard m'ont un peu fait voir comment on lisait, et puis j'ai essaye de lire toute seule. --Moi, z'apprendrai beaucoup a la signorina, dit Paolo, qui ecoutait toujours les conversations des enfants. Moi, ze viendrai tous les zours, et signorina saura italien, latin, mousique, dessin, mathematiques, grec, hebreu, et beaucoup d'autres encore. CHRISTINE --Vraiment, monsieur Paolo, vous voudrez bien? Je serais si contente de savoir quelque chose! Mais demandez a maman; je n'ose pas sans sa permission. -Oui, signorina; z'y vais; et vous verrez que ze ne souis pas si bete que z'en ai l'air. Et s'approchant de Mme des Ormes qui causait avec M. de Nance: --Signorina, bella, bellissima, moi, Paolo, desire vous voir tous les zours avec vos beaux ceveux noirs de corbeau, votre peau blanc de lait, vos bras souperbes et votre esprit magnifique; et ze demande, signora, que ze vienne tous les zours; ze donnerai des lecons a la petite signorina; ze serai votre serviteur devoue, ze dezeunerai, pouis ze recommencerai les lecons, pouis les promenades avec vous, pouis vos commissions, et tout. MADAME DES ORMES --Ah! ah! ah! quelle drole de demande! Je veux bien, moi; mais si vous donnez des lecons a Christine, il faudra un tas de livres, de papiers, de je ne sais quoi, et rien ne m'ennuie comme de m'occuper de ces choses-la. Paolo resta interdit; il n'avait pas prevu cette difficulte. Son air humble et honteux, l'air afflige de Christine, toucherent M. de Nance, qui dit avec empressement: --Vous n'aurez pas besoin de vous en occuper, madame; j'ai une foule de livres et de cahiers dont Francois ne se sert plus, et je les donnerai a Christine pour ses lecons avec Paolo. MADAME DES ORMES --Tres bien! Alors venez, mon cher monsieur Paolo, quand vous voudrez et tant que vous voudrez, puisque vous etes si heureux de me voir. PAOLO --Merci, signora; vous etes belle et bonne; a demain. Et Paolo se retira, laissant Christine dans une grande joie. Francois enchante de la satisfaction de sa petite amie, M. de Nance heureux d'avoir fait a si peu de frais le bonheur de la bonne petite Christine, de Paolo et surtout de son cher Francois; quand ils furent seuls, Francois remercia son pere avec effusion du service qu'il rendait a la pauvre Christine, dont il lui expliqua l'abandon. Il lui raconta aussi tout ce qui s'etait passe entre elle et Maurice, et tout ce qu'elle lui avait dit, a lui, de bon et d'affectueux. --J'aime cette enfant, elle est reellement bonne! dit M. de Nance; vois-la le plus souvent possible, mon cher Francois; c'est, de tout notre voisinage, la meilleure et la plus aimable. VIII MINA DEVOILEE Le lendemain du diner, Christine se leva de bonne heure, parce que sa bonne etait invitee a une noce dans le village, et qu'elle voulait se debarrasser de Christine le plus tot possible. --Allez demander votre dejeuner, dit Mina quand Christine fut habillee; je n'ai pas le temps, moi; j'ai ma robe a repasser. Et prenez garde que votre papa ne vous voie; s'il vous apercoit, je vous donnerai une bonne lecon de precaution. Christine alla a la cuisine demander son pain et son lait; elle regardait de tous cotes avec inquietude. --De quoi avez-vous peur, mam'selle demanda le cocher qui dejeunait. CHRISTINE --J'ai peur que papa ne vienne et qu'il ne me voie. LE CUISINIER --Qu'est-ce que ca fait! Votre papa ne vous gronde jamais. CHRISTINE --Ma bonne m'a defendu que papa me voie a la cuisine. LE COCHER --Mais puisque c'est elle qui vous a envoyee! CHRISTINE --C'est qu'elle va a la noce, et elle repasse sa robe. LE COCHER --Et elle vous plante la comme un paquet de linge sale! Si j'etais de vous, mam'selle, je raconterais tout a votre papa. CHRISTINE --Ma bonne me battrait, et maman ne me croirait pas. LE COCHER --Mais votre papa vous croirait! CHRISTINE --Oui, mais il n'aime pas a contrarier maman... Il faut que je m'en aille; voulez-vous me donner mon pain et mon lait pour que je puisse dejeuner? LE CUISINIER --Mais vous ne pouvez pas emporter votre chocolat, mam'selle! il vous brulerait. CHRISTINE --Je n'ai pas de chocolat; je mange mon pain dans du lait froid. LE CUISINIER --Comment? Votre bonne vient tous les jours chercher votre chocolat. CHRISTINE --C'est elle qui le mange; elle ne m'en donne pas. LE CUISINIER --Si ce n'est pas une pitie! Une malheureuse enfant comme ca! Lui voler son dejeuner! Tenez, mam'selle, voila votre tasse de chocolat, mangez-le ici, bien tranquillement. CHRISTINE --Je n'ose pas; si papa venait! --Venez par ici, dans l'office; personne n'y entre; on ne vous verra pas. Le cuisinier, qui etait bon homme, etablit Christine dans l'office et placa devant elle une grande tasse de chocolat et deux bons gateaux. Christine mangeait avec plaisir cet excellent dejeuner, lorsqu'a sa grande terreur elle entendit la voix de sa bonne. MINA --Monsieur le chef, le chocolat de Christine, s'il vous plait. LE CUISINIER, d'un ton bourru: --Je n'en ai pas fait. LA BONNE --Comment? vous n'avez pas fait le dejeuner de Christine? LE CUISINIER, de meme. --Si fait! Vous avez envoye demander un morceau de pain sec et du lait froid: je les lui ai donnes. LA BONNE --Il me faut son chocolat pourtant. LE CUISINIER --Vous ne l'aurez pas. LA BONNE. --Je le dirai a madame. LE CUISINIER --Dites ce que vous voudrez et laissez-moi tranquille. Mina sortit furieuse; elle dut attendre le reveil de Mme des Ormes pour porter plainte contre le cuisinier; elle attendit longtemps, ce qui augmenta son humeur. Christine, inquiete et effrayee, n'osa pas rentrer dans sa chambre; elle resta dehors jusqu'a l'arrivee de Paolo, qu'elle attendait et qu'elle considerait comme son protecteur, meme vis-a-vis de sa mere; il ne tarda pas a paraitre avec un gros paquet sous le bras. L'accueil empresse et amical de Christine le toucha et augmenta sa sympathie pour elle. --Tenez, signorina, dit-il, voici un gros paquet pour vous. CHRISTINE --Pour moi? Pour moi? Qu'est-ce que c'est? PAOLO --C'est M. de Nance qui vous envoie des livres, des cahiers, des plumes, des crayons, un pupitre, toutes sortes de choses pour vos lecons; seulement, il vous prie de ne pas montrer tout cela, et de ne parler que des livres, qu'il a promis devant votre maman. CHRISTINE --Pourquoi ca? PAOLO --Parce qu'on pourrait croire que votre maman vous refuse ce qu'il vous faut, et que cela lui ferait du chagrin. CHRISTINE --Oh! alors, je ne dirai rien du tout; dites-le a ce bon M. de Nance, et remerciez-le bien, bien, et Francois aussi. Mais, si on me demande qui m'a envoye ces choses, qu'est-ce que je dirai pour ne pas mentir? PAOLO --Si on vous demande, vous direz: "C'est bon Paolo qui a apporte tout. Et c'est la verite. Mais on ne demandera pas. Le papa croira que c'est la maman, et la maman croira que c'est le papa". Pendant que l'heureuse Christine rangeait ses livres, papiers, etc., dans sa petite commode, et commencait une lecon avec Paolo, Mme des Ormes s'eveillait et recevait les plaintes de Mina contre le chef, qui refusait le chocolat de Christine. MADAME DES ORMES --Dieu! que c'est ennuyeux! Vous etes toujours en querelle avec quelqu'un, Mina. MINA --Madame pense pourtant bien que je ne peux laisser Christine sans dejeuner. MADAME DES ORMES --Je le sais, mais vous pourriez arranger les choses entre vous, sans m'obliger a m'en meler. Que voulez-vous que je fasse a present? Que je fasse venir cet homme, que je le gronde! Quel ennui, mon Dieu, quel ennui! Allez chercher mon mari; dites-lui que j'ai a lui parler. MINA --Si madame prefere, j'irai chercher le chef. MADAME DES ORMES --Mais non; c'est precisement ce qui m'ennuie. MINA --Si madame voulait lui donner un ordre par ecrit, ce serait mieux que de deranger monsieur. MADAME DES ORMES --Quelles sottes idees vous avez, Mina! Que j'aille ecrire a mon cuisinier, quand je peux lui parler! Allez me chercher mon mari. MINA --Mais, madame... MADAME DES ORMES --Taisez-vous, je ne veux plus rien entendre: allez me chercher mon mari. Mina sortit, mais se garda bien d'executer l'ordre de sa maitresse; irritee des retards qu'eprouvait sa toilette pour la noce, elle se promit de se revenger sur la pauvre Christine, seule cause, pensait-elle, de ces ennuis. "Ou est-elle cette petite sotte? Je ne l'ai pas vue depuis ce matin". Elle alla a sa recherche; ne l'ayant pas trouvee dans le jardin, elle rentra de plus en plus mecontente et finit par trouver Christine dans le salon, prenant une lecon d'ecriture avec Paolo. --Qu'est-ce que vous faites ici, Christine? Rentrez vite dans votre chambre! lui dit-elle rudement. Christine allait se lever pour obeir a sa bonne, dont elle redoutait la colere, lorsque Paolo, la faisant rasseoir: --Pardon, signorina, restez la; nous n'avons pas fini nos lecons. Et vous, dona Furiosa, tournez votre face et laissez tranquille la signorina. --Laissez-moi tranquille vous-meme, grand Italien, pique-assiette; je veux emmener cette petite sotte, qui n'a pas besoin de vos lecons, et je l'aurai malgre vous. Paolo saisit Christine, l'enleva et la placa derriere lui; Mina s'elancant sur lui, recut un coup de poing qui lui aplatit le nez, mais qui redoubla sa fureur et ses forces; d'un revers de bras elle repoussa Paolo et attrapa Christine, qu'elle tira a elle avec violence. "Si vous appelez, je vous fouette au sang!" s'ecria-t-elle, tirant toujours Christine que retenait Paolo. Au moment ou Paolo, craignant de blesser la pauvre enfant, l'abandonnait a l'ennemi commun, Mina poussa un cri et lacha Christine. Une main de fer l'avait saisie a son tour et la fit pirouetter en la dirigeant vers la porte avec accompagnement de formidables coups de pied. C'etait M. des Ormes, qui, inapercu de Paolo et de Christine, etait entre par une porte du fond, et, assis dans une embrasure de fenetre, assistait a la lecon. Quand Mina fut expulsee de l'appartement, M. des Ormes rassura Christine tremblante et serra la main de Paolo. M. DES ORMES --Ma pauvre Christine, est-ce qu'elle te traite quelquefois aussi rudement que tout a l'heure. CHRISTINE --Toujours, papa: mais ne lui dites rien, je vous en supplie: elle me battrait plus encore. M. DES ORMES --Comment, plus? Elle te bat donc quelquefois? CHRISTINE --Oh oui! papa, avec une verge qui est dans son tiroir. --Miserable! scelerate! dit M. des Ormes, pale et tremblant de colere. Oser battre ma fille! --Monsieur le comte, dit Paolo, si vous permettez, ze pounirai la dona Furiosa a ma facon; ze la foustizerai comme un rien. M. DES ORMES --Merci. monsieur Paolo; cette punition ne convient pas en France. Je vais en causer avec ma femme; continuez votre lecon a la pauvre Christine, qui est depuis plus de deux ans avec cette megere. M. des Ormes entra chez sa femme; elle pensa qu'il venait appele par Mina. --Vous voila, mon cher! Je vous ai prie de venir pour que vous parliez au cuisinier, qui refuse a Christine son dejeuner; et grondez-le, je vous en prie; ca m'ennuie de gronder, et cette Mina est si assommante avec ses plaintes continuelles. M. DES ORMES --Mina est une miserable; je viens de decouvrir qu'elle battait Christine. MADAME DES ORMES --Allons! en voila d'une autre. Comment croyez-vous ces sottises, et qui vous a fait ces contes? M. DES ORMES --C'est moi qui ai vu et entendu de mes yeux et de mes oreilles. MADAME DES ORMES --Mais puisque, au contraire, Mina s'est plainte que le cuisinier ne donnait pas a Christine son chocolat! Elle prend donc le parti de Christine! M. DES ORMES --Que m'importe les plaintes de Mina? Je l'ai vue et entendue traiter Christine et Paolo comme elle ne devrait pas traiter une laveuse de vaisselle, et je suis venu vous prevenir que je l'ai chassee du salon et que je la chasserai de la maison. MADAME DES ORMES --Encore un ennui; une bonne a chercher! Pourquoi vous melez-vous des bonnes? Est-ce que cela vous regarde? M. DES ORMES --Ma fille me regarde, et, a ce titre, la bonne me regarde aussi. Quant a ce chocolat, je parie que c'est quelque mechancete de Mina. MADAME DES ORMES --Vous accusez toujours Mina; verifiez le fait; parlez au cuisinier. M. DES ORMES --C'est ce que je vais faire, ici, et devant vous. MADAME DES ORMES --Non, non, pas devant moi, je vous en prie; c'est a mourir d'ennui, ces querelles de domestiques. M. DES ORMES --C'est plus qu'une querelle de domestiques, du moment qu'il s'agit de votre fille. M. des Ormes avait sonne; la femme de chambre entra. M. DES ORMES --Brigitte, envoyez-nous le chef ici, de suite. Cinq minutes apres, le chef entrait. LE CHEF Monsieur le comte m'a demande? M. DES ORMES --Oui. Tranchant; ma femme voudrait savoir s'il est vrai que voue ayez refuse ce matin a Mina le chocolat de Christine. LE CHEF --Oui, monsieur le comte; c'est tres vrai. M. DES ORMES --Et comment vous permettez-vous une pareille impertinence? LE CHEF --Monsieur le comte, Mlle Christine venait de manger son chocolat dans l'office. M. DES ORMES --Dans l'office! Ma fille dans l'office! Qu'est-ce que tout cela? Je n'y comprends rien. LE CHEF --Je vais l'expliquer a monsieur le comte, qui comprendra parfaitement. Mlle Christine ne mange jamais son chocolat. M. DES ORMES Pourquoi cela? --Parce que c'est Mlle Mina qui l'avale pendant que Mlle Christine mange du lait froid et son pain sec. Ce matin, la pauvre petite mam'selle (qui nous fait pitie a tous, par parenthese) est venue chercher son pain et son lait; je l'ai cachee dans l'office pour qu'elle mangeat son chocolat une fois en passant, et quand Mlle Mina est venue le chercher, je l'ai refuse. Voila toute l'affaire. M. DES ORMES --Pourquoi pensez-vous que Christine ne mange pas son chocolat le matin? LE CHEF --Parce que la servante a vu bien des fois comment ca se passait, et que Mlle Christine nous l'a dit elle-meme. M. DES ORMES --C'est bien, Tranchant, je vous remercie; vous avez bien fait, mais vous auriez du me prevenir plus tot. LE CHEF --Monsieur le comte, on n'osait pas. M. DES ORMES --Pourquoi? LE CHEF --Monsieur le comte, c'est que.., madame... n'aurait pas cru... et... monsieur comprend... on avait peur de... de deplaire a madame. Tranchant sortit. M. des Ormes, les bras croises, regardait sa femme sans parler. Mme des Ormes etait confuse, embarrassee, et gardait le silence. --Caroline, dit enfin M. des Ormes, il faut que vous fassiez partir aujourd'hui meme cette mechante femme. MADAME DES ORMES --Dieu! quel ennui! Faites-la partir vous-meme; je ne veux pas me meler de cette affaire; c'est vous qui l'avez commencee, c'est a vous de la finir. M. DES ORMES, severement --C'est vous qui la terminerez, Caroline, en expiation de votre negligence a l'egard de Christine. Moi je ne pourrais contenir ma colere en face de cette abominable femme qui rend depuis plus de deux ans cette malheureuse enfant l'objet de la pitie de nos domestiques, meilleurs pour elle que nous ne l'avons ete. Chassez cette femme de suite. MADAME DES ORMES --Et que ferai-je de Christine? Ah!... une idee! je vais prendre Paolo pour la garder. M. DES ORMES --C'est ridicule et impossible! Mais il est certain que Christine serait bien gardee; Paolo est un homme excellent; on dit beaucoup de bien de lui dans le pays. En attendant que vous ayez une bonne (et il faut absolument en chercher une), dites a votre femme de chambre de soigner Christine. M. des Ormes sortit, riant a la pensee de Paolo bonne d'enfant. Mme des Ormes sonna, se fit amener Mina, lui donna ses gages, et lui dit de s'en aller de suite. Mina commenca une discussion et une justification; Mme des Ormes s'ennuya, s'impatienta, se mit en colere, cria, et, pour se debarrasser de Mina, apres une discussion d'une heure et demie, elle lui doubla ses gages, lui donna un bon certificat et promit de la recommander. IX GRAND EMBARRAS DE PAOLO Pendant que Mina faisait ses paquets et se promettait de se venger de Christine en disant d'elle tout le mal possible, Paolo continuait et achevait la lecon de Christine; il fut enchante de l'intelligence et de la bonne volonte de son eleve, qui, des la premiere lecon, apprit ses chiffres, ses notes de musique, quelques mots italiens, et commenca a former des a, des o, des u, etc. Quand Mme des Ormes entra au salon, elle la trouva rangeant avec Paolo ses livres et ses cahiers. --Ah! vous voila, mon cher monsieur Paolo! Je viens vous demander de me rendre un service. --Tout ce que voudra la signora, repondit Paolo en s'inclinant. --Je viens de renvoyer Mina, que mon mari a prise en grippe; je ne sais que faire de Christine. Aurez-vous la bonte de venir passer vos journees chez moi pour la garder et lui donner des lecons? Paolo, etonne de cette proposition inattendue et dont lui-meme devinait le ridicule, resta quelques instants sana repondre, la bouche ouverte, les yeux ecarquilles. --Eh bien! continua Mme des Ormes avec impatience, vous hesitez? Vous etiez pret a executer toutes mes volontes, disiez-vous. PAOLO --Certainement, signora... sans aucun doute... mais.., mais... MADAME DES ORMES --Mais quoi? Voyons, dites. Parlez... PAOLO --Signora... ze donne des lecons... a M. Francois. MADAME DES ORMES --Combien gagnez-vous? PAOLO --Cinquante francs par mois, signora. MADAME DES ORMES --Je vous en donne cent... PAOLO --Mais, le pauvre Francois... MADAME DES ORMES --Eh bien! vous aurez deux heures de conge par jour; vous emmenerez Christine chez le petit de Nance. PAOLO --Mais..., signora, ze demeure bien loin..., M. de Nance est loin..., pour revenir, c'est loin. MADAME DES ORMES --Mon Dieu! que de difficultes! Vous logerez ici... Voulez-vous, oui ou non? Christine le regarda d'un air si suppliant qu'il repondit presque malgre lui: --Ze veux, signora, ze veux, mais... --C'est bien, je vais faire preparer votre chambre. Venez dejeuner. Viens, Christine. Paolo suivit, abasourdi de son consentement, qu'il avait donne par surprise, Christine avait l'air radieux; elle lui serra la main a la derobee et lui dit tout bas: "Merci, mon bon, mon cher monsieur Paolo". A table, Mme des Ormes annonca a son mari que Paolo allait demeurer au chateau et qu'il se chargeait de Christine. M. des Ormes eut l'air surpris et mecontent, et dit seulement: --C'est impossible! Caroline, vous abusez de la complaisance de M. Paolo. MADAME DES ORMES --Mais non; je lui donne cent francs par mois. Paolo devint fort rouge; le mecontentement de M. des Ormes devint plus visible; il allait parler, lorsque Mme des Ormes s'ecria avec humeur: --De grace, mon cher, pas d'objection. C'est fait; c'est decide. Laissez-nous dejeuner tranquillement... Voulez-vous une cotelette ou un fricandeau, monsieur Paolo? PAOLO --Cotelette d'abord; fricandeau apres, signora. Mme des Ormes le servit abondamment, et lui fit donner du vin, du cafe, de l'eau-de-vie. Quand on eut fini de dejeuner, elle lui demanda d'emmener Christine dans le parc. M. DES ORMES --Je vais emmener Christine; il faut bien que ce soit moi qui me charge de la promener ce matin, puisqu'il n'y a personne pres d'elle. Viens. Christine. Il emmena sa fille, la questionna sur Mina, se reprocha cent fois de n'avoir pas surveille cette mechante bonne et d'avoir livre si longtemps la malheureuse Christine a ses mauvais traitements. Paolo se rendit ensuite chez M. de Nance. Francois fut le premier a remarquer l'air effare et l'agitation du pauvre Paolo. FRANCOIS Qu'avez-vous donc, cher monsieur Paolo? Vous Est-il arrive quelque chose de facheux? PAOLO --Oui..., non..., ze ne sais pas..., ze ne sais quoi faire. M. DE NANCE --Qu'y a-t-il donc? Parlez, mon pauvre Paolo. Ne puis-je vous venir en aide. PAOLO --Voila, signor! C'est la signora des Ormes. Je donnais une lecon a la Christinetta; bien zentille! bien intelligente! bien bonne! Et voila la mama qui me dit..., qui me demande..., qui me force... a garder la Christina, a venir dans le sateau, a promener, elever, soigner la Christina... Elle sasse la Mina; c'est bien fait; la Mina! que canailla! que Fouria!... Mais comment voulez-vous! Quoi pouis-ze faire? Le papa pas content! Ah! ze le crois bien! Moi Paolo, moi homme, moi medecin, moi maitre pour lecons, garder comme bonne oune petite signora de huit ans! c'est impossible! Et moi comme oune bete, ze dis oui, parce que la povera Christinetta me regarde avec des yeux... que ze n'ai pou resister. Et pouis me serre les mains; et pouis me remercie tout bas si zoyeusement, que ze n'ai pas le courage de dire non. Et pourtant, c'est impossible. Que faire, caro signor? Dites, quoi faire? M. DE NANCE --Dites que vous donnez des lecons pour vivre. PAOLO --Z'ai ait; elle me donne deux fois autant. M. DE NANCE --Dites que vous m'avez promis de donner des lecons a mon fils. PAOLO --Z'ai dit: elle me donne deux heures. M. DE NANCE --Dites que vous demeurez trop loin pour revenir le soir chez vous. PAOLO --Z'ai dit; elle me fait preparer une sambre au sateau. M. DE NANCE --Sac a papier! quelle femme! Mais Quelle prenne une bonne. PAOLO --Elle n'en a pas. Ou trouver? M. DE NANCE --Ma foi, mon cher, faites comme vous voudrez; mais c'est ridicule! Vous ne pouvez pas vous faire bonne d'enfant. N'y retournez pas; voila la seule maniere de vous en tirer. PAOLO --Mais la povera Christina! Elle est seule, malheureuse. La maman n'y pense pas; le papa n'y pense pas; la poveretta ne sait rien et voudrait savoir; ne fait rien et s'ennouie; ca fait pitie; elle est si bonne, cette petite! Francois n'avait encore rien dit; il ecoutait tout pensif. FRANCOIS --Papa, dit-il, me permettez-vous d'arranger tout cela? M. Paolo sera content, Christine aussi, et moi aussi. M. DE NANCE --Toi, mon enfant? Comment pourras-tu arranger une chose impossible a arranger? FRANCOIS --Si vous me permettez de faire ce que j'ai dans la tete, j'arrangerai tout, papa. M. DE NANCE --Cher enfant, je te permets tout ce que tu voudras, parce que je sais que tu ne feras ni ne voudras jamais quelque chose de mal. Comment vas-tu faire? FRANCOIS --Vous allez voir, papa. Vous savez que je suis grand, c'est-a-dire, ajouta-t-il en souriant, que j'ai douze ans et que je suis raisonnable, que je travaille sagement, que je me leve, que je m'habille seul, que je suis presque toujours avec vous. M. DE NANCE --Tout cela est tres vrai, cher enfant; mais en quoi cela peut-il arranger l'affaire de Paolo. FRANCOIS --Vous allez voir, papa. Vous voyez d'apres ce que je vous ai dit, que je n'ai plus besoin des soins de ma bonne, que j'aime de tout mon coeur, mais qu'il me faudra quitter un jour ou l'autre. Je demanderai a ma bonne d'entrer chez Mme des Ormes pour me donner la satisfaction de savoir Christine heureuse. M. DE NANCE --Ta pensee est bonne et genereuse, mon ami; elle prouve la bonte de ton coeur; mais ta bonne ne voudra jamais se mettre au service de Mme des Ormes, qu'elle sait etre capricieuse, desagreable a vivre. Elle est chez moi depuis ta naissance; elle sait que nous lui sommes fort attaches; elle t'aime comme son propre enfant, et il vaut mieux qu'elle reste encore pres de toi pour bien des soins qui te sont necessaires. FRANCOIS --Pour les soins dont vous pariez, papa, nous avons Bathilde, la femme de votre valet de chambre; elle m'aime, et je suis sur que ma bonne serait bien tranquille, la sachant pres de moi. Voulez-vous, papa? Me permettez-vous de parler a ma bonne? M. DE NANCE --Fais comme tu voudras, cher enfant; mais je suis tres certain que ta bonne n'acceptera pas ta proposition. Francois remercia son pere et courut chercher sa bonne; il l'embrassa bien affectueusement. --Ma bonne, dit-il, tu m'aimes bien, n'est-ce pas, et tu serais contente de me faire plaisir? LA BONNE --Je t'aime de tout mon coeur, mon Francois, et je ferai tout ce que tu me demanderas. FRANCOIS --Je te previens que je vais te demander un sacrifice. LA BONNE --Parle; dis ce que tu veux de moi. Francois fit savoir a sa bonne ce que Paolo venait de lui raconter; il lui expliqua la triste position de Christine, son abandon; il dit combien Christine l'aimait, combien elle lui etait attachee et devouee, et combien il serait heureux de la savoir aimee et bien soignee. Il finit par supplier sa bonne de se presenter chez Mme des Ormes pour etre bonne de Christine. LA BONNE --C'est impossible, mon cher enfant; jamais je n'entrerai chez Mme des Ormes, je serais malheureuse, chez elle et loin de toi. FRANCOIS --Tu ne serais pas malheureuse, puisqu'elle ne s'occupe pas du tout de Christine et que Christine est tres bonne; et puis tu serais tout pres de moi. LA BONNE --Mais je serais obligee de rester pres de Christine et je ne pourrais pas te voir. FRANCOIS --Tu demanderas a venir ici tous les jours, et papa te fera reconduire en voiture. Je t'en prie, ma chere bonne, fais-le pour moi; ce me sera une si grande peine de savoir Christine malheureuse comme elle l'a ete avec cette mechante Mina. La bonne lutta longtemps contre le desir de Francois; enfin, vaincue par ses prieres et par l'assurance que Bathilde resterait pres de lui, elle y consentit et elle permit a Francois de la faire proposer chez Mme des Ormes. X FRANCOIS ARRANGE L'AFFAIRE Francois courut triomphant annoncer a son pere la reussite de sa negociation, et Paolo fut charge d'aller de suite offrir a Mme des Ormes, la bonne de Francois. Paolo, enchante de se tirer de l'embarras ou l'avait plonge la proposition etrange de Mme des Ormes, approuva vivement l'idee de Francois, et alla en toute hate la faire accepter par M. et Mme des Ormes, Il rencontra a la porte du parc, M. des Ormes avec Christine. "Signor! lui cria-t-il du plus loin qu'il l'apercut, he! signor! (M. des Ormes s'arreta), ze vous apporte oune bonne nouvelle, oune nouvelle excellente; la signora sera tres heureuse. --Quoi? qu'est-ce? repondit M. des Ormes avec surprise. Quelle nouvelle? PAOLO --Z'apporte oune bonne excellente, Oune bonne admirable, oune bonne comme il faut a la signorina. La signora votre epouse veut Paolo pour bonne, c'est impossible, signor; n'est-il pas vrai? M. DES ORMES --Tout a fait impossible, mon cher monsieur Je ne le permettrai sous aucun pretexte. PAOLO --Bravo, signor! Ni moi non plus, malgre: que z'ai dit oui. Mais voila oune bonne admirable que ze vous apporte. M. DES ORMES --Qui donc? Ou est cette merveille? PAOLO --Qui? la dona Isabella, bonne de M. de Nance Ou est-elle? chez M. de Nance, son maitre, qui n'a plus besoin de la dona, puisque le petit Francois est avec son papa. M. DES ORMES --C'est tres bien, mais je ne veux pas livrer la pauvre Christine a une seconde Mina, et je veux savoir ce que c'est que cette Isabelle. PAOLO --Oh! signor! cette Isabella est oun anze, et la Mina est oun demon. Le petit Francesco aime la Isabella comme sa maman, et la petite Christina deteste la Mina comme oune diavolo (diable). C'est oune difference cela; pas vrai, signor? Avec la Mina, Christinetta etait oune pauvre miserable; avec la Isabella, elle sera heureuse comme oune reine! Voila, signor! Ze cours chercher la Isabella. Et Paolo courait deja, lorsque M. des Ormes l'appela et l'arreta. --Attendez, mon cher; donnez-moi le temps d'en parler a ma femme. PAOLO Pas besoin, signor. Vous verrez la Isabella, vous la prendrez, et la signora votre epouse dira: "C'est bon". Dans oune minoute, ze serai de retour". Cette fois, Paolo courut si bien que M. des Ormes ne put l'arreter. Christine avait ete si etonnee qu'elle n'avait rien dit. --Connais-tu cette Isabelle que recommande Paolo? lui demanda M. des Ormes. CHRISTINE --Non, papa; je sais seulement que Francois l'aime beaucoup, qu'elle est tres bonne pour lui, et qu'il etait tres fache qu'elle cherchat a se placer. --C'est Dieu qui me l'envoie, se dit M. des Ormes; je ne peux pas faire la bonne d'enfant avec toutes mes occupations au dehors. C'est assommant d'avoir a promener une petite fille! Que Dieu me vienne en aide en me donnant cette femme dont Paolo fait un si grand eloge. Je n'en parlerai a ma femme que lorsque j'aurai termine l'affaire. M. des Ormes rentra avec Christine, qui se mit a lire, a ecrire, a refaire tout ce que Paolo lui avait appris le matin. Une heure apres, Mme des Ormes entra au salon. --Que fais-tu ici toute seule, Christine? CHRISTINE --Je repasse mes lecons de ce matin, maman. MADAME DES ORMES --Ici! au salon? Tu as perdu la tete! Est-ce qu'un salon est une salle d'etude? Emporte tout ca et va-t'en faire tes lecons ailleurs. Ou as-tu pris ces livres, ces papiers? Et de la musique aussi? Tu ne comprends rien a tout cela. Reporte-les ou tu les as pris. CHRISTINE --C'est ce bon M Paolo qui m'a tout apporte. MADAME DES ORMES --Paolo? C'est different! Je ne veux pas depenser mon argent en choses aussi inutiles. Emporte ca dans ta chambre; ne laisse rien ici. Christine commenca a mettre les livres et les papiers en tas; la porte s'ouvrit, et Paolo entra au salon suivi d'Isabelle. --Signora, madama, dit-il en saluant a plusieurs reprises, z'ai l'honneur de presenter la dona Isabella. Mme des Ormes, etonnee, salua la dame qui accompagnait Paolo, ne sachant qui elle saluait. --C'est la dona Isabella: voila, signora, oune lettre de M. de Nance. De plus en plus surprise, Mme des Ormes ouvrit la lettre, la lut et regarda la bonne; l'air digne et modeste, doux et resolu de cette femme lui plut. MADAME DES ORMES --Vous desirez entrer chez moi? D'apres la lettre de M. de Nance, je n'ai aucun renseignement a prendre; vous aviez six cents francs de gages chez M. de Nance; je vous en donne sept cents et tout ce que vous voudrez, pour que je n'entende plus parler de rien et qu'on me laisse tranquille, Entrez chez moi tout de suite: je n'ai personne aupres de ma fille. Tenez, emmenez Christine avec ses livres et ses paperasses. Monsieur Paolo, vous allez lui donner la lecon la-haut dans sa chambre. --Et le piano, signora? --Je ne veux pas qu'elle touche au piano du salon; faites comme vous voudrez, ayez-en un ou vous pourrez, pourvu que je n'aie rien a acheter, rien a payer, et qu'on ne m'ennuie pas de lecons et de tout ce qui les concerne. Au revoir, monsieur Paolo; allez, Isabelle: va-t'en, Christine. Et elle disparut. Paolo tout demonte, Isabelle fort etonnee, Christine tres ahurie, quitterent le salon; Christine succombait sous le poids des livres et des cahiers; Isabelle les lui retira des mains; Paolo les prit a son tour des mains d'Isabelle. --Permettez, dona Isabella, c'est trop lourd pour vous. Mais... ou faut-il les porter, signorina Christina? CHRISTINE --En haut, dans ma chambre. Qui est cette dame? demanda-t-elle tout bas a Paolo. PAOLO --C'est la bonne que vous a donnee votre ami Francois; c'est sa bonne, dona Isabella. CHRISTINE --C'est vous, madame Isabelle, que Francois aime tant? Il m'a bien souvent parle de vous... Et vous voulez bien quitter le pauvre Francois pour rester avec moi? ISABELLE --Oui, mademoiselle; j'ai du chagrin de quitter mon cher petit Francois; j'aurais voulu rester encore l'ete pres de lui, mais il m'a tant suppliee de venir chez vous, que je n'ai pu lui resister. Je ne sais pas quand votre maman desire que j'entre tout a fait. Ne pourriez-vous pas le lui demander, mademoiselle? CHRISTINE --Je n'ose pas; il vaut mieux que ce soit M. Paolo, que maman a l'air d'aimer assez. Mon bon monsieur Paolo, voulez-vous aller demander a maman quand Mme Isabelle, bonne de Francois, peut entrer ici? PAOLO --Ze veux bien, signorina; mais si votre mama est facee, comment ze ferai pour vous donner des lecons? CHRISTINE --Non, non, mon bon monsieur Paolo, elle vous ecoutera; allez, je vous en prie. PAOLO --Oh! les yeux suppliant! Ze souis oune bete, ze cede toujours. Quoi faire? Obeir. Et Paolo se dirigea a pas lents vers l'appartement de Mme des Ormes, pendant que Christine faisait voir a sa future bonne celui qu'elle devait habiter. Il y avait deux jolies chambres, une pour la bonne, une pour Christine; Isabelle parut tres satisfaite du logement et se mit a causer avec Christine en attendant la reponse de Paolo. Paolo avait frappe a la porte de Mme des Ormes. "Entrez", avait-elle repondu. --Ah! c'est encore vous, monsieur Paolo. Que vous faut-il? Est-ce une simple visite ou quelque chose a demander? PAOLO --A demander, signora. La dona Isabella demande quand elle doit entrer? MADAME DES ORMES --Mais tout de suite; qu'elle reste, puisqu'elle y est. PAOLO --C'est impossible, signora; elle n'a rien que sa personne cez vous; tout est reste cez M. de Nance. MADAME DES ORMES --J'enverrai chercher ses effet, chez M. de Nance. PAOLO --C'est impossible, signora; elle n'a pas dit adieu a son petit Francois, a M. de Nance, a personne. MADAME DES ORMES --Elle ira demain en promenant Christine. PAOLO --Mais, signora, elle aime de tout son coeur le petit Francois et elle voudrait s'en aller pas si vite, tout doucement. MADAME DES ORMES --Dieu! que vous m'ennuyez, mon cher Paolo! Qu'elle fasse ce qu'elle voudra, qu'elle vienne quand elle pourra, mais qu'on me laisse tranquille, qu'on ne m'ennuie pas de ces bonnes, de Christine, de Francois. Que je suis malheureuse d'avoir tout a faire dans cette maison. PAOLO --Mais, signora, la Christina est votre chere fille; il faut bien que vous fassiez comme toutes les mama. MADAME DES ORMES --Allez-voua me faire de la morale, mon cher Paolo? Je suis fatiguee, ereintee, j'ai mille choses a faire: je dois diner demain chez Mme de Guilbert; il est quatre heures, et je n'ai rien de pret, ni robe, ni coiffure. Jamais je n'aurai le temps avec toutes ces sottes affaires. Faites pour le mieux, mon cher Paolo; arrangez tout ca comme vous aimerez mieux, mais de grace, laissez-moi tranquille. Mme des Ormes repoussa legerement Paolo, ferma la porte et sonna sa femme de chambre pour se faire apporter ses robes blanches, roses, bleues, lilas, vertes, grises, violettes, unies, rayees, quadrillees, mouchetees, etc., afin de choisir et arranger celle du lendemain. Paolo remonta chez Christine, raconta a sa maniere ce qui s'etait passe entre lui et Mme des Ormes. Il fut decide que Paolo donnerait a Christine sa lecon, qu'il remmenerait Isabelle chez M. de Nance et qu'elle viendrait le lendemain assez a temps pour habiller Christine, qui devait aller diner chez Mme de Guilbert. XI M. DES ORMES GATE L'AFFAIRE Paolo tombait de fatigue de ses allees et venues de la journee; il resta a diner chez M. de Nance, auquel il raconta la facon bizarre dont Mme des Ormes avait accepte Isabelle. Francois fut heureux de la certitude du bonheur de son amie Christine; mais, une fois la chose assuree, il sentit peniblement le vide que laisserait dans la maison l'absence de sa bonne. Il comprit mieux le sacrifice qu'il avait genereusement concu pour le bien de sa petite amie, quand il fut accompli. Encore une nuit passee sous le meme toit, et sa bonne ne serait plus la pour l'aimer, le consoler dans ses petits chagrins, le caliner dans ses petits maux. Sa tristesse fut de suite apercue par son pere, qui en devina facilement la cause. --Ton sacrifice est accompli, cher enfant, et malgre le chagrin que te causera l'absence de ta bonne, tu auras toujours la grande satisfaction de penser que tu es l'auteur d'une nouvelle et heureuse vie pour ta petite amie; peut-etre serait-elle tombee encore sur une femme mechante comme Mina, ou tout au moins indifferente et negligente. Avec Isabelle, il est certain qu'elle sera aussi heureuse que peut l'etre un enfant neglige par ses parents, et ce sera a toi qu'elle devra non seulement son bonheur present, mais le bonheur de toute sa vie, car elle sera bien et pieusement elevee par Isabelle. --C'est vrai, papa, c'est une grande consolation et un grand bonheur pour moi aussi, et je vous assure que je ne regrette pas d'avoir donne ma bonne a Christine; que je suis tres content... Le pauvre Francois ne put achever; il fondit en larmes; son pere l'embrassa, le calma en lui rappelant que sa bonne restait dans le voisinage, qu'il pourrait la voir souvent, et que Christine, qui avait un excellent coeur, lui tiendrait compte de son sacrifice en redoublant d'amitie pour lui. Ces reflexions secherent les larmes de Francois, et il resolut de garder tout son courage jusqu'a la fin. Le lendemain, quand Isabelle dut partir, il demanda a son pere la permission d'accompagner sa bonne jusque chez Christine. M. DE NANCE --Certainement, mon ami; mais qui est-ce qui te ramenera? FRANCOIS --Paolo, papa, qui est chez Christine pour ses lecons; nous reviendrons ensemble dans la carriole qui portera les effets de ma bonne, et il me donnera ma lecon d'italien et de musique au retour. M. DE NANCE --Tres bien, mon ami; je te proposerais bien de te mener moi-meme, mais je crains d'ennuyer M. et Mme des Ormes, qui m'ennuient beaucoup: la femme par sa sottise et son manque de coeur a l'egard de sa fille, et le mari par sa faiblesse et son indifference. Francois partit donc avec Isabelle; ils prefererent aller a pied pendant qu'une carriole porterait les malles au chateau des Ormes. Ils firent la route silencieusement; Francois retenait ses larmes; la bonne laissait couler les siennes. ISABELLE --Cher enfant, pourquoi m'as-tu demande d'entrer chez Mme des Ormes? J'aurais pu encore passer deux ou trois mois avec toi. FRANCOIS --Et apres, ma bonne, il aurait fallu tout de meme nous separer! Et tu aurais ete placee loin de moi, tandis que chez Christine je pourrai te voir tres souvent. Si tu avais pu rester toujours chez papa!... Mais tu as dit toi-meme que, n'ayant rien a faire depuis que je sortais sans toi, que je couchais pres de papa, que je travaillais loin de toi, tu t'ennuyais et que tu etais malade d'ennui. Tu cherchais une place, et en entrant chez Christine tu restes pres de moi, tu me fais un grand plaisir en me rassurant sur son bonheur, et tu seras maitresse de faire tout ce que tu voudras, puisque Mme des Ormes ne s'occupe pas du tout de la pauvre Christine. --Tu as raison, mon Francois, tu as raison, mais... il faut du temps pour m'habituer a la pensee de vivre dans une autre maison que la tienne, ne pas t'embrasser tous les matins, et tant d'autres petites choses que j'abandonne avec chagrin. Francois pensait comme sa bonne, il ne repondit pas; ils arriverent au chateau des Ormes, ils monterent chez Christine, qui finissait sa lecon avec Paolo. En apercevant Francois elle poussa un cri de joie et se jeta a son cou. Francois, deja dispose aux larmes, s'attendrit de ce temoignage de tendresse et pleura amerement. --Francois, mon cher Francois, pourquoi pleures-tu? s'ecria Christine en le serrant dans ses bras. Dis-moi pourquoi tu pleures. FRANCOIS --C'est le depart de ma bonne qui me fait du chagrin mais je suis bien content qu'elle soit avec toi; elle t'aimera; tu seras heureuse, aussi heureuse que j'ai ete heureux avec elle. CHRISTINE --Mais alors... pourquoi l'as-tu laissee partir de chez toi? FRANCOIS --Pour que tu sois heureuse. Parce que je craignais pour toi une autre Mina. CHRISTINE, l'embrassant. --Francois, mon bon cher Francois! que tu es bon! Comme je t'aime: Je t'aime plus que personne au monde! Tu es meilleur que tous ceux que je connais! Pauvre Francois! cela me fait de la peine de te causer du chagrin. Et Christine se mit a pleurer. Isabelle fit de son mieux pour les consoler tous les deux, et elle y parvint a peu pres. Au bout d'une demi-heure, Francois fut oblige de s'en aller. Christine demanda a Isabelle de le reconduire jusque chez lui, mais l'heure etait trop avancee; il fallait s'habiller et partir pour aller diner chez Mme de Guilbert. --Nous nous retrouverons dans deux heures, dit Christine a Francois; et tu verras aussi ta bonne parce que maman a dit qu'on me remmenerait a neuf heures et que ce serait ma bonne qui viendrait me chercher. "Quel bonheur!" dit Francois qui partit en carriole avec Paolo et le domestique, apres avoir bien embrasse sa bonne et Christine, et tout console par la pensee de les revoir toutes deux le soir meme. Isabelle commenca la toilette de Christine, et sans la tarabuster, sans lui arracher les cheveux, elle l'habilla et la coiffa mieux que ne l'avait jamais ete la pauvre enfant. Elle remercia sa bonne avec effusion, l'embrassa, lui dit encore combien elle etait heureuse de l'avoir pour bonne et voulut aller joindre sa maman. Elle ouvrait la porte, lorsque M. des Ormes entra. M. DES ORMES --Comment! deja prete? Qui est-ce qui t'a habillee? Comme te voila bien coiffee? Avec qui es-tu ici? CHRISTINE --Avec ma bonne, papa; c'est elle qui m'a coiffee et habillee. M. DES ORMES --Quelle bonne? d'ou vient-elle? Que veut dire ca? (Encore une sottise de ma femme, pensa-t-il). J'en avais une qu'on m'a recommandee et que j'attends depuis le dejeuner. Je suis fachee, madame, dit-il en s'adressant a Isabelle, que vous soyez installee ici sans que j'en aie rien su; mais je ne puis confier ma fille a une inconnue, et je vous prie de ne pas vous regarder comme etant a mon service. ISABELLE --Je croyais vous obliger, monsieur, d'apres ce que m'avait dit Mme des Ormes, en venant de suite pres de mademoiselle; mais du moment que ma presence ici vous deplait, je me retire; vous me permettrez seulement de rassembler mes effets que j'avais ranges dans l'armoire. L'air digne, le ton poli d'Isabelle frapperent M. des Ormes, qui se sentit un peu embarrasse et qui dit avec quelque hesitation: --Certainement! prenez le temps necessaire; je ne veux rien faire qui puisse vous desobliger; vous coucherez ici si vous voulez. ISABELLE --Merci, monsieur, je prefere m'en retourner chez moi. Adieu donc, ma pauvre Christine; je vous regrette bien sincerement, soyez-en certaine. Christine pleurait a chaudes larmes en embrassant Isabelle. M. des Ormes regardait d'un air etonne l'attendrissement de la bonne et les larmes de Christine, qui s'ecria dans son chagrin: --Dites a mon bon Francois que je voudrais etre morte; je serais bien plus heureuse. M. DES ORMES --Ah ca! Christine, tu perds la tete. Quelle sottise de te mettre a pleurer parce que je ne garde pas une bonne que je ne connais pas, que personne ne connait et qui est ici depuis quelques instants, je pense! Christine voulut repondre, mais elle ne put prononcer une parole. Isabelle ramassa promptement le peu d'effets qu'elle avait sortis de sa malle, embrassa une derniere fois Christine, et se disposa a partir en disant: --J'enverrai demain chercher la malle, monsieur; vous permettrez peut-etre que je la laisse ici; mais si elle vous gene, je demanderai a M. de Nance de vouloir bien l'envoyer chercher de suite. M. DES ORMES --M. de Nance! vous le connaissez! ISABELLE --Oui, monsieur; je viens de chez lui. M. DES ORMES --Comment, vous seriez...? Mais ne vous a-t-il pas donne une lettre pour moi? ISABELLE --Non. monsieur; j'en avais une pour madame qui m'a arretee de suite; mais je vous assure que je regrette bien de m'etre presentee; si j'avais prevu ce qui arrive, je m'en serais bien gardee. M. DES ORMES --Mon Dieu! mais... j'ignorais que vous fussiez la personne que devait envoyer M, de Nance; je ne savais pas que vous eussiez vu ma femme; restez, je vous en prie, restez. ISABELLE --Non, monsieur; il pourrait m'arriver d'autres desagrements du meme genre et je ne veux pas m'y exposer; habituee a etre traitee par M. de Nance avec politesse et meme avec affection, un langage rude, une mefiance injurieuse me blessent et me chagrinent. Adieu une derniere fois, ma pauvre Christine; le bon Dieu vous protegera. Francois et moi, nous prierons pour vous. En finissant ces mots, Isabelle salua M. des Ormes et sortit. Christine se jeta dans un fauteuil, cacha sa tete dans ses mains et pleura amerement. Elle ne pouvait aller diner ainsi chez Mme de Guilbert; M. des Ormes, fort contrarie d'avoir agi si precipitamment, reflechit un instant, laissa Christine et alla trouver sa femme. Mme des Ormes finissait sa toilette et mettait ses bracelets. M. DES ORMES --Vous avez arrete une bonne tantot? MADAME DES ORMES --Non; hier pour aujourd'hui. M. DES ORMES --Pourquoi ne me l'avez-vous pas dit? MADAME DES ORMES --Parce que le choix d'une bonne me regarde, que vous n'y entendez rien et que je ne suis pas obligee de vous demander des permissions pour agir comme je l'entends. M. DES ORMES --Votre cachotterie est cause d'un grand desagrement pour nous. Ne connaissant pas cette bonne, je l'ai renvoyee. MADAME DES ORMES, stupefaite --Vous l'avez renvoyee! Mais vous avez perdu le sens! Jamais je ne retrouverai une femme sure comme cette Isabelle! Courez vite; retenez-la, dites-lui de venir me parler. M. DES ORMES, embarrasse --C'est trop tard; elle est partie. MADAME DES ORMES, avec colere --Partie! c'est trop fort! c'est trop bete! c'est mechant pour Christine que vous pretendez aimer, grossier pour moi qui ai choisi cette femme, injurieux pour cette pauvre bonne, et impertinent pour M. de Nance qui me la recommande comme une merveille. M. DES ORMES --Je suis desole vraiment... MADAME DES ORMES --Il est bien temps de se desoler quand la sottise est faite. Et voila l'heure de partir pour ce diner! Brigitte, allez chercher Christine". Cinq minutes apres, Christine entra, les yeux et le nez rouges et bouffis, les cheveux en desordre, la robe chiffonnee. MADAME DES ORMES --Quelle figure! Qu'est-ce qui t'est arrive pour te mettre en cet etat? Tu ne peux pas aller ainsi faite chez Mme de Guilbert. Il faut te recoiffer et te rhabiller. Va chercher ta bonne. --Ma bonne est partie, dit Christine en recommencant a sangloter. MADAME DES ORMES --Ah! c'est vrai! Alors, viens tout de meme comme tu es. M. DES ORMES --Elle ne peut pas aller chez Mme de Guilbert sanglotante, decoiffee et chiffonnee. MADAME DES ORMES --Taisez-vous et laissez-moi faire; je sais ce que je fais. Viens, Christine. Mme des Ormes repoussa son mari, monta dans la voiture, prit Christine pres d'elle et dit au cocher: "Chez M. de Nance". M. DES ORMES --Comment! vous ne m'attendez pas? Vous allez chez M. de Nance? Pour quoi faire? c'est ridicule. MADAME DES ORMES --Je sais ce que je fais, et vous, vous ne savez pas ce que vous faites. Allez, Daniel. Daniel partit, laissant M. des Ormes stupefait et tres mecontent. Une demi-heure apres, il fit atteler une petite voiture decouverte et partit de son cote. XII MME DES ORMES RACCOMMODE L'AFFAIRE Mme des Ormes arriva chez M. de Nance au moment ou la voiture de ce dernier avancait au perron. M. de Nance attendait seul et fut tres surpris de voir Mme des Ormes et Christine descendre de leur voiture. MADAME DES ORMES --Monsieur de Nance, attendez un instant; ou est Isabelle? Il faut que je lui parle. M. des Ormes a fait une sottise comme il en fait si souvent. Ne connaissant pas Isabelle, il l'a prise pour une aventuriere et l'a fait partir, ne sachant pas que je l'eusse vue et arretee. Il est fort contrarie, je suis desolee, Christine est desesperee, et il faut que je voie Isabelle et que je la ramene chez moi. M. DE NANCE --Madame, a vous dire vrai, je ne crois pas que vous reussissiez, car elle doit etre fort blessee du procede de M. des Ormes; elle n'est pas encore de retour; revenant a pied par la traverse, elle sera ici dans un quart d'heure. MADAME DES ORMES --Eh bien! je l'attendrai chez vous Je ne pars pas avant d'avoir arrange cette affaire. Un peu contrarie, M. de Nance lui offrit le bras et la mena dans le salon, ou ils trouverent Francois qui venait de rejoindre son pere; il fit un cri de joie en voyant Christine et une exclamation de surprise en apercevant ses yeux rouges et les traces de ses larmes. FRANCOIS --Christine, qu'as-tu? Pourquoi viens-tu? Qu'est-il arrive? --Ta bonne est partie, dit Christine, recommencant a sangloter. FRANCOIS --Partie! Ma bonne! Et pourquoi? CHRISTINE --Papa l'a renvoyee. FRANCOIS --Renvoye ma bonne! ma pauvre bonne! et pourquoi? CHRISTINE --Je ne sais pas; il ne la connaissait pas. Francois resta muet; combattu entre la joie de revoir sa bonne pour quelque temps encore et le chagrin de Christine, il ne savait ce qu'il devait regretter ou desirer, Mme des Ormes expliquait a M. de Nance la gaucherie de M. des Ormes; M. de Nance, ne sachant s'il devait l'accuser avec Mme des Ormes ou combattre l'accusation, gardait le silence. En ce moment on vit Isabelle passer dans la cour et rentrer; Francois et Christine coururent a elle. "Amenez-la, amenez-la!" criait Mme des Ormes. Francois et Christine la firent entrer de force dans le salon. Mme des Ormes courut a elle: --Ma chere Isabelle, je viens vous chercher. Vous allez revenir chez moi; M. des Ormes n'a pas le sens commun; il ne vous connaissait pas, et il voulait avoir, il attendait Isabelle, bonne de Francois de Nance; c'est donc pour vous avoir qu'il vous a renvoyee si brutalement! Mais n'y faites pas attention; il est honteux et desole; Christine ne fait que pleurer; tout le monde est dans le chagrin. Vous reviendrez, n'est-ce pas? ISABELLE --Madame, je dois avouer que la maniere dont m'a parle M. des Ormes m'a fort peinee, et que je crains d'avoir a recommencer des scenes de ce genre. MADAME DES ORMES --Jamais, jamais, ma bonne Isabelle; croyez-le et soyez bien tranquille pour l'avenir. Je defendrai a mon mari de vous parler; personne ne trouvera a redire a rien de ce que vous ferez; Christine vous obeira en tout. --Oh oui! en tout et toujours, s'ecria Christine, se jetant au cou d'Isabelle. --Ma bonne, ne repousse pas ma pauvre Christine, lui dit tout bas Francois en l'embrassant. ISABELLE --Mes chers enfants, je veux bien oublier ce qui s'est passe, mais M. des Ormes voudra-t-il a l'avenir me traiter avec les egards auxquels m'a habituee M, de Nance? MADAME DES ORMES --Oui, je vous reponds de lui, ma chere Isabelle; il ne s'occupe pas de Christine, vous ne le verrez jamais; je ne sais quelle lubie lui a pris aujourd'hui. ISABELLE --Alors, puisque madame veut bien me temoigner la confiance que je crois meriter, je suis prete a retourner chez madame. Mais Mlle Christine est toute decoiffee et chiffonnee; elle ne peut pas diner ainsi avec ces dames. MADAME DES ORMES --Vous viendrez avec nous et vous l'arrangerez la-bas ou en route; ca ne fait rien. Voyons, partis tous; nous sommes en retard, Monsieur de Nance, venez avec moi dans ma voiture; les enfants et Isabelle suivront dans la votre. M. de Nance, trop poli pour refuser cet arrangement, offrit le bras a Mme des Ormes et monta dans sa caleche. Isabelle et les enfants monterent dans le coupe de M. de Nance. Ils arriverent tous un peu tard chez les Guilbert, mais encore assez a temps pour n'avoir pas derange l'heure du diner. Quelques instants apres, M. des Ormes entra; il avait perdu du temps en faisant un detour pour s'expliquer avec Isabelle au chateau de Nance; tout le monde en etait parti, et lui-meme vint les rejoindre chez les Guilbert. Apres avoir salue M. et Mme de Guilbert, il s'avanca vivement vers M. de Nance. --J'ai bien des excuses a vous faire, monsieur, du mauvais accueil que j'ai fait a la personne recommandee par vous, mais j'ignorais que vous eussiez ecrit a ma femme, qu'elle eut vu la bonne de Francois, qu'elle l'eut prise de suite, et comme je ne connaissais pas de vue cette bonne, que je tenais beaucoup a elle precisement, et que je l'attendais d'un instant a l'autre, j'ai craint quelque originalite de ma femme; elle a deja pris, sans aucun renseignement, cette Mina que j'ai renvoyee, et j'ai craint pour Christine une seconde Mina; je suis fort contrarie de ma bevue, et je voua demande de vouloir bien faire ma paix avec la bonne de Francois et d'obtenir d'elle qu'elle rentre chez moi pour le bonheur de Christine. M. DE NANCE --Mme des Ormes est deja venue arranger votre affaire, monsieur; Isabelle a repris son service pres de Christine; elle est ici avec les enfants. M. DES ORMES --Mille remerciements, monsieur; je suis heureux de savoir par vous cette bonne nouvelle. Le diner fut annonce, et M. des Ormes quitta M. de Nance pour offrir son bras a Mme de Sibran; on se mit a table. Les enfants dinaient a part dans un petit salon a cote; les jeunes Sibran et les Guilbert regardaient d'un air moqueur Francois et Christine qui avaient tous deux les yeux rouges; la toilette de Christine avait ete imparfaitement arrangee. --Pourquoi Mina t'a-t-elle si mal coiffee et habillee, Christine? demanda Gabrielle. CHRISTINE --D'abord, je n'ai plus Mina. GABRIELLE --Plus Mina! Que j'en suis contente pour toi! Pourquoi est-elle partie? CHRISTINE --C'est papa qui l'a chassee hier matin. BERNARD --Chassee? racontez-nous cela, Christine; ce doit etre amusant. HELENE --Est-ce qu'il a mis sa meute apres elle? MAURICE --Oui, sa meute composee du chien de garde et d'un basset. CHRISTINE --Je ne vous raconterai rien du tout, puisque vooe parlez ainsi de papa et de ses chiens. CECILE --Oh! je t'en prie, Christine? CHRISTINE --Non, je le dirai apres diner a Bernard et a Gabrielle; mais a vous autres, rien. CECILE --Tu es ennuyeux, Maurice, avec tes mechancetes. MAURICE --Je n'ai rien dit de mechant; demande au chevalier de la Triste-Figure [2]. [Note 2: Surnom donne a un fou nomme don Quichotte.] CHRISTINE --Qui appelez-vous comme ca? MAURICE --Votre chevalier, ebouriffe comme vous, et qui a les yeux gonfles comme vous, ce qui fait croire qu'on vous a administre une correction a tous les deux. CHRISTINE --On administre des corrections aux mechants comme vous, a des garcons mal eleves comme vous. Francois est toujours bon, et s'il a les yeux rouges, c'est par bonte pour moi et pour sa bonne. Et s'il a l'air triste, c'est parce qu'il est bon: il est cent fois mieux avec son air triste et doux que s'il avait l'air sot et mechant. ADOLPHE --Avec ca, il a une belle tournure, une belle taille. CHRISTINE --Attendez qu'il ait vingt ans, et nous verrons lequel sera le plus grand et le plus beau de vous deux. MAURICE --Ha, ha, ha! quelle niaiserie? attendre huit ans! Christine, rouge et irritee, allait repondre, lorsque Francois l'arreta. FRANCOIS --Laisse-les dire, ma chere Christine! Ces pauvres garcons ne savent ce qu'ils disent: ne te fache pas, ne me defends pas. Quel mal me font-ils? Aucun. Et ils se font beaucoup de mal en se faisant voir tels qu'ils sont. Tu vois bien que toi et moi nous sommes venges par eux-memes. BERNARD --Bien repondu, Francois! bien dit! Tu sais joliment te defendre contre les mechantes langues. FRANCOIS --Je ne me defends pas, Bernard, car je ne me crois pas attaque. Je calme Christine qui allait s'emporter. Bernard, Gabrielle et Mlles de Guibert se moquerent de Maurice et d'Adolphe, qui finirent par ne savoir que repondre a Francois et a Christine, et, tout en riant et causant, le diner s'avancait et on en etait au dessert. Maurice et Adolphe, pour dissimuler leur embarras, mangerent si abondamment que le mal de coeur les obligea de s'arreter. Les autres enfants firent des plaisanteries sur leur gloutonnerie. HELENE --On dirait que vous mourez de faim chez vous. CECILE --Ou bien que vous ne mangez rien de bon a la maison. BERNARD --Vous serez malades d'avoir trop mange. GABRIELLE --Et personne ne vous plaindra. Maurice et Adolphe, mal a l'aise et honteux, ne repondaient pas; ils avaient fini leur repas. On sortit de table; tout le monde descendit au jardin; les enfants se mirent a jouer et a courir, a l'exception de Maurice et d'Adolphe, qui resterent au salon a moitie couches dans des fauteuils. Ils avaient complote de s'emparer de quelques cigarettes qu'ils avaient vues sur la cheminee, et de fumer quand ils seraient seuls; leurs parents leur avaient expressement defendu de fumer, mais ils n'avaient pas l'habitude de l'obeissance, et ils firent en sorte qu'on ne s'apercut pas de leur absence. XIII INCENDIE ET MALHEUR M. de Guilbert proposa une promenade en bateau; on devait traverser l'etang, qui tournait comme une riviere et qui avait un kilometre de long; on devait descendre sur l'autre rive, et assister a une danse a l'occasion de la noce d'une fille de ferme de M. de Guilbert. On s'embarqua en deux bateaux; on recommanda aux enfants de ne pas bouger; les messieurs se mirent a ramer. M. de Nance avait place Francois pres de lui, et Christine s'etait mise entre Francois et sa cousine Gabrielle. Quand on debarqua, la noce etait tres en train; on dansait, on chantait; on avait l'air de beaucoup s'amuser; les danseurs accoururent aussitot pour inviter Mlles de Guilbert, Gabrielle et Christine; Bernard engagea a danser une des petites filles de la noce; les mamans, les papas danserent aussi; au milieu de l'animation generale, personne ne s'apercut de l'absence de Maurice et d'Adolphe; a neuf heures, M. de Nance parla de depart. --Mais il n'est pas tard, dit Mme des Ormes. M. DE NANCE --Il est neuf heures, Madame, et, pour nos enfants, je crois qu'il est temps de terminer cette agreable soiree. MADAME DES ORMES --C'est ennuyeux, les enfants! Ils gatent tout! Ils empechent! Ne trouvez-voua pas? M. DE NANCE --Je trouve, Madame, qu'ils rendent la vie douce, bonne, interessante, heureuse enfin; et, s'ils empechent de gouter quelques plaisirs frivoles, ils donnent le bonheur. Le plaisir passe, le bonheur reste. MADAME DES ORMES --C'est egal, on est bien plus a l'aise pour s'amuser sans enfants. Le jour baissait, et M. de Guibert avait fait allumer les lanternes du bateau, qui faisaient un effet charmant; elles etaient en verres de differentes couleurs, et formaient lustres aux deux bouts du bateau. Toute la societe du chateau se rembarqua et on s'eloigna. M. et Mme de Sibran s'apercurent enfin que Maurice et Adolphe ne les avaient pas accompagnes, ce qu'Helene expliqua par le malaise qu'ils eprouvaient pour avoir trop mange. On etait arrive au quart du trajet, a un tournant d'ou l'on decouvrait le chateau, et on vit avec surprise des jets de flammes qui eclairaient l'etang; chacun regarda d'ou ils venaient, et on s'apercut avec terreur qu'ils s'echappaient des croisees du chateau; les rameurs redoublerent d'efforts pour aborder au plus vite; de nouveaux jets de flammes s'echapperent des croisees de l'etage superieur, et quand on put debarquer, les flammes envahissaient plus de la moitie du chateau. M. de Nance fit rester les dames et les enfants sur le rivage; fit promettre a Francois de ne pas chercher a le rejoindre, et courut avec les autres pour organiser les secours. Les domestiques allaient et venaient eperdus, chacun criant, donnant des avis, que personne n'executait. M. de Sibran, fort inquiet de ses fils, les appela, les chercha de tous cotes; personne ne lui repondit; les domestiques, trop effrayes pour faire attention a ses demandes, ne lui donnaient aucune indication. M. de Guilbert ne s'occupait que du sauvetage des papiers, des bijoux et effets precieux; on jetait tout par les fenetres, au risque de tout briser et de tuer ceux qui etaient dehors. Il n'y avait pas de pompe a incendie, pas assez de seaux pour faire la chaine, personne pour commander; a mesure que les flammes gagnaient le chateau, le desordre augmentait; on avait heureusement pu sauver tout ce qui avait de la valeur, l'argent, les bijoux, les tableaux, le linge, les bronzes, la bibliotheque, etc. Mais tous les meubles, les tentures, les glaces furent consumes. M. de Guilbert travaillait encore avec ardeur a sauver ce que le feu n'avait pas atteint; M. de Sibran, eperdu, continuait a appeler et a chercher ses fils; M. de Nance avait demande aux domestiques ce qu'etaient devenus les jeunes de Sibran. --Ils sont sans doute dans le parc, Monsieur; on suppose qu'ils auront mis le feu au salon, ou ils etaient restes seuls, et qu'ils se sont sauves; on n'a trouve personne dans les salons quand on s'est apercu de l'incendie. Au rez-de-chaussee il ne leur etait pas difficile de s'echapper. M. de Nance, rassure sur leur compte et se voyant inutile, retourna pres de ces dames, pensant a l'inquietude qu'avait certainement eprouvee Francois en le voyant s'exposer aux accidents d'un incendie, et aussi a l'inquietude terrible de Mme de Sibran pour ses deux fils, qui etaient tres probablement restes au salon, d'apres le dire du valet de chambre. Un cri de joie salua son retour. Francois se jeta a son cou; il l'embrassa tendrement, et il sentit un baiser sur sa main; Christine etait pres de lui, l'obscurite croissante l'avait empeche de l'apercevoir! il la prit aussi dans ses bras et l'embrassa comme il avait embrasse Francois. Ensuite il chercha Mme de Sibran, qui etait profondement accablee et qui, assise au pied d'un arbre, pleurait la tete dans ses mains. --Eh bien! mes enfants? dit-elle avec inquietude. M. DE NANCE --Je crois qu'ils sont avec M. de Sibran, Madame; ils ne tarderont pas a venir vous rassurer. MADAME DE SIBRAN --Dieu soit loue! ils sont en surete! Les avez-vous vus? Ou etaient-ils? M.DE NANCE --Je ne saurais vous dire. Madame, Nous etions tous trop occupes pour avoir des details. Mais, comme le disait le domestique que j'ai questionne, il est clair qu'ils ne pouvaient courir aucun danger, quand meme ils se seraient trouves dans le foyer de l'incendie; au rez-de-chaussee, a six pieds de terre, il ne pouvait rien leur arriver. MADAME DE SIBRAN --Vous avez raison, mais un incendie est toujours si terrible; Dieu vous benisse, mon cher Monsieur, pour les nouvelles rassurantes que vous etes venu me donner, et que mon mari... Un grand cri, cri de detresse et de terreur, interrompit sa phrase inachevee, A une mansarde du chateau, eclairee par les flammes, apparurent deux tetes livides, epouvantees, criant au secours; c'etaient Maurice et Adolphe, MM. de Sibran, des Ormes et les domestiques etaient en bas; leur cri d'epouvante avait repondu au cri de detresse des enfants. M. de Sibran se laissa tomber par terre; M, des Ormes, les mains jointes, la bouche ouverte, repetait: "Mon Dieu! mon Dieu!" mais ne bougeait pas. Les domestiques criaient et couraient. Mme de Sibran se releva et se precipita pour secourir ses fils, mais Dieu lui epargna la douleur de voir ses efforts inutiles, en la frappant d'un profond evanouissement. "Pauvre femme! dit M. de Nance la regardant avec pitie; elle est mieux ainsi que si elle avait sa connaissance. Francois, ne bouge pas d'ici, je te le defends; je vais tacher de sauver ces infortunes." --Papa, papa, ne vous exposez point! s'ecria Francois les mains jointes. --Sois tranquille, je penserai a toi, cher enfant, et Dieu veillera sur nous. Et il s'elanca vers le chateau. "Des matelas, vite des matelas!" cria-t-il aux domestiques epouvantes. A force de les exhorter, de les pousser, de repeter ses ordres, il parvint a faire apporter cinq ou six matelas, qu'il fit placer sous la mansarde ou etaient encore Maurice et Adolphe, enveloppes de flammes et de fumee. M. DE NANCE. --Jetez-vous par la fenetre, il y a des matelas dessous. Allons courage! Maurice s'elanca et tomba maladroitement, moitie sur les matelas et moitie sur le pave. M. de Nance se baissa pour le retirer et faire place a Adolphe; mais avant qu'il eut eu le temps de l'enlever, Adolphe se jeta aussi et vint tomber sur les epaules de son frere, qui poussa un grand cri et perdit connaissance. --Malheureux! s'ecria M. de Nance, ne pouviez-vous attendre une demi-minute? --Je brulais, je suffoquais, repondit faiblement Adolphe. Et il commenca a gemir et a se plaindre de la douleur causee par les brulures. M. de Nance remit Adolphe aux mains des domestiques, qui l'emmenerent a la ferme, et lui-meme s'occupa de faire revenir Maurice: mais ses soins furent inutiles; les reins etaient meurtris ainsi que les epaules; les jambes, qui avaient porte sur le pave, etaient contusionnees et brisees; il demanda qu'on allat au plus vite chercher un medecin, etendit Maurice sur l'herbe, et engagea M. de Sibran a donner des soins a ses fils au lieu de se lamenter. --Ma femme! ma femme! dit M. de Sibran avec desespoir. M. DE NANCE --Que diable! mon cher, ayez donc courage! Que votre femme s'evanouisse, on le comprend. Mais vous, faites votre besogne de pere, et voyez ce qu'il y a a faire pour secourir vos fils. M. DE SIBRAN --Mes fils! mes enfants! Ou sont-ils? M. DE. NANCE Ils sont contusionnes et brules; Maurice, la, pres de vous et Adolphe a la ferme. --Maurice! Maurice! Il s'ecria M. de Sibran en se jetant pres de lui. Maurice poussa un gemissement douloureux. M. DE NANCE --Prenez garde! ne lui donnez pas d'emotions inutiles, faites-lui respirer du vinaigre, bassinez-lui le front et les tempes, mais ne le secouez pas! Mettez deux matelas pres de lui, et tachons de l'enlever pour le placer dessus. M. de Sibran demanda du monde pour l'aider a transporter Maurice. M. de Nance appela M. des Ormes, lui repeta ce qu'il y avait a faire en attendant le medecin, et retourna pres de ces dames. Il prit de l'eau dans son chapeau, en jeta quelques gouttes sur la tete et le visage de Mme de Sibran, toujours evanouie, lui bassina a grande eau les tempes, et le front, et demanda a ces dames de continuer jusqu'a ce qu'elle reprit ses sens. Mme des Ormes et Mme de Guilbert s'en chargerent et apprirent par M. de Nance le triste etat de Maurice et d'Adolphe. --Qu'est-ce qui a cause l'incendie, papa? demanda Francois? Ou est ma bonne? --Ta bonne va bien, mon enfant; elle est allee donner des soins a Adolphe. Quant a l'incendie et ce qui l'a occasionne, personne ne le sait; les domestiques etaient tous a table; il n'y avait au salon que Maurice et Adolphe; on ne comprend pas comment le feu a pris au salon, et comment ces deux garcons se sont trouves dans les mansardes. Maurice est encore sans connaissance, et Adolphe gemit et ne parle pas; tous deux sont fortement brules et doivent souffrir beaucoup. Mme de Sibran etait revenue a elle pendant que M. de Nance parlait aux enfants consternes. On lui dit que ses fils etaient sauves; M. de Nance lui expliqua de quelle maniere et comment la precipitation d'Adolphe avait contusionne Maurice. --On a ete chercher un medecin, ajouta-t-il, et je pense qu'on pourra sans inconvenient les transporter chez vous, madame. Apres quelques autres explications a ces dames et aux enfants, Mme de Guilbert lui demanda si toutes les chambres du chateau avaient ete atteintes et consumees, et s'il n'y avait plus de logement pour elle et sa famille. M. DE NANCE --Tout est brule, madame, mais on a pu sauver les effets d'habillement et les objets de valeur. MADAME DE GUILBERT --Qu'allons-nous devenir? Ou irons-nous? M. DE NANCE --Si J'osais vous offrir un refuge provisoire, madame, je vous demanderais de vouloir bien accepter mon chateau; je n'en occupe qu'une petite partie avec mon fils; le reste est a votre disposition. MADAME DE GUILBERT --Merci. monsieur de Nance; je suis bien reconnaissante de votre offre; si mon mari m'y autorise, je l'accepterai pour quelques jours, jusqu'a ce que nous trouvions a nous loger. Ce sera une gene pour vous, je le sais, et je vous suis d'autant plus obligee. M. DE NANCE --Trop heureux de vous venir en aide dans un si grand embarras, madame. MADAME DE GUILBERT --Permettez-vous que nous nous installions chez vous des cette nuit? M. DE NANCE --Certainement, madame. Je retourne chez moi pour donner les ordres necessaires. Viens, Francois; nous allons bientot partir, mon ami. Mmes des Ormes et de Cemiane proposerent a Mme de Sibran de la ramener pres de ses fils. "Apres quoi nous retournerons chacune chez nous; les pauvres enfants doivent etre harasses de fatigue". dit Mme de Cemiane. XIV HEUREUX MOMENTS POUR CHRISTINE Ils se dirigerent tous vers la pelouse ou se trouvait Maurice avec son pere, toujours morne et accable, et MM. des Ormes et de Cemiane. Maurice avait retrouve sa connaissance et la parole; il se plaignait de ses brulures, de vives douleurs dans les jambes, dans les reins; il ne pouvait faire un mouvement sans gemir. Mme de Sibran s'agenouilla pres de lui sans parler; ses larmes tomberent ameres et abondantes sur le visage de son fils noirci par la fumee, et qui exprimait une souffrance aigue. Elle deposa un baiser sur son front, puis resta immobile et silencieuse. Elle demanda a ces dames de la laisser pres de son fils et d'emmener leurs enfants. Elle pria M. de Sibran de faire porter Maurice pres d'Adolphe, afin qu'elle les eut tous deux sous les yeux. M. de Nance se chargea de la commission et s'eloigna avec Francois, que Christine n'avait pas quitte un instant. Isabelle vint les joindre pour chercher Christine et la faire monter dans la voiture de Mme des Ormes. Mais quand ils arriverent dans la cour ou etaient les voitures, ils trouverent Mme des Ormes partie. N'ayant trouve ni Christine ni Isabelle, elle s'en etait informee; on lui avait repondu qu'elles avaient sans doute ete emmenees par M. des Ormes; ne poussant pas plus loin ses recherches, elle etait partie pour les Ormes. L'effroi de Christine en se voyant oubliee fut de suite calme par M. de Nance, qui lui dit: --Ma petite Christine, je t'emmenerai avec Francois et Isabelle, et tu coucheras chez moi avec Isabelle qui nous sera fort utile pour preparer les logements des Guilbert. --Merci, cher Monsieur de Nance, repondit Christine en lui baisant la main qui tenait la sienne. Comme vous etes bon! Comme Francois est heureux! et comme je suis contente pour lui que vous soyez son papa! --Merci, papa! mon cher papal s'ecria Francois dont les yeux brillerent de joie. Montons vite en voiture, de peur que Mme des Ormes ne revienne chercher Christine. Christine sauta dans la voiture pres de M. de Nance; Francois s'elanca en face d'elle; Isabelle, pres de lui: et M. de Nance, souriant de l'inquietude de Francois et de Christine, dit au cocher d'aller bon train. Quand ils arriverent, il chargea Isabelle d'installer Christine dans l'ancienne petite chambre de Francois donnant dans celle d'Isabelle; Francois, tout joyeux, mena Christine dans cette petite chambre, l'embrassa ainsi que sa bonne, et alla se coucher dans la sienne, pres de son pere. Il n'oublia pas dans sa priere de remercier le bon Dieu de lui avoir donne un si bon pere et une si bonne petite amie, et il s'endormit heureux et reconnaissant. M. de Nance, au lieu de se reposer des fatigues de la journee, veilla, avec Isabelle et Bathilde, a l'arrangement des chambres destinees aux Guilbert, maitres et domestiques: tout etait pret quand ils arriverent. Il les recut a la porte du chateau, les installa chacun chez eux, leur recommanda de demander tout ce qu'ils desiraient, et s'echappa a leurs remerciements mille fois repetes, en rentrant dans son appartement: il embrassa son petit Francois endormi et se coucha apres avoir, lui aussi, remercie le bon Dieu de lui avoir donne un si excellent fils. Christine dormit tard et se reveilla le lendemain tout etonnee de ne pas connaitre sa chambre; elle ne tarda pas a se ressouvenir des evenements de la veille, et son coeur bondit de joie quand elle pensa qu'elle reverrait Francois et M, de Nance et qu'elle dejeunerait avec eux, chez eux. A peine Isabelle l'eut-elle habillee et lui eut-elle fait faire sa priere, que Francois entra; Christine courut a lui et se jeta dans ses bras. --Oh! Francois, garde-moi toujours chez toi! Je me sens si heureuse ici! mon coeur est tranquille comme s'il dormait. FRANCOIS --Je serais bien, bien content de te garder toujours, mais ton papa et ta maman ne voudront pas. CHRISTINE --Pourquoi? qu'est-ce que ca leur fait? Tu vois bien qu'ils m'ont oubliee hier dans ce chateau brule. FRANCOIS --C'est parce que tout le monde etait agite par cet incendie, Tu vas voir qu'ils vont t'envoyer chercher... En attendant, je viens t'emmener pour dejeuner. Je dejeune toujours avec papa, et j'ai dit que tu dejeunerais avec nous. Veux-tu? CHRISTINE --Merci, merci, mon bon Francois. Quelle bonne idee tu as eue! Francois embrassa sa bonne, qui les regardait avec tendresse, et, prenant la main de Christine, ils coururent tous deux chez M. de Nance qui ecrivait en attendant Francois. --Bonjour, mon bon cher papa, dit Francois en lui passant les bras autour du cou. Il se sentit en meme temps embrasse de l'autre cote, et deux petits bras entourerent aussi son cou. C'etait Christine, qui faisait comme Francois. Il sourit, les embrassa tous deux. --Bonjour, chers enfants; vous voila deja ensemble? --Cher Monsieur de Nance, gardez-moi toujours avec vous et avec Francois. Je serais si heureuse chez vous! je vous aimerai tant! autant que Francois, dit Christine en l'entourant toujours de ses bras. M. DE NANCE --Ma pauvre chere enfant, j'en serais aussi heureux que toi; mais c'est impossible! Tu as un pere et une mere. --Quel dommage! dit Christine en laissant tomber ses bras. M. de Nance sourit encore une fois et l'embrassa. --Notre dejeuner est pret, dit-il. Nous avons bon appetit; mangeons. Il servit a Christine et a Francois une tasse de chocolat, et prit lui-meme une tasse de the. Les enfants mangerent et causerent tout le temps; leurs reflexions amusaient M. de Nance; leur amitie reciproque le touchait; il regrettait, comme Christine, de ne pouvoir la garder toujours; son petit Francois serait si heureux! Mais il se redit ce qu'il les avait dit deja: "C'est impossible!" Apres les avoir laisses jouer quelque temps: --Je crois, ma petite Christine, dit-il, que je vais a present faire atteler la voiture pour te ramener chez tes parents, qui doivent etre inquiets de toi. --Deja! s'ecrierent les deux enfants a la fois. --Eh oui! deja, mais vous vous reverrez bientot et souvent. Isabelle te menera promener de notre cote, et Francois ira se promener avec moi du cote des Ormes; vous jouerez pendant que je lirai au pied d'un arbre; et puis nous ferons des visites au chateau et a ta tante de Cemiane quand tu y seras. M. de Nance fit atteler; il monta dans la voiture avec Francois, Christine et Isabelle; un quart d'heure apres, ils descendaient au chateau des Ormes. Ils trouverent M, et Mme des Ormes dans le salon. MADAME DES ORMES --Ah! vous voila, Monsieur de Nance; c'est fort aimable de m'avoir vous-meme ramene Christine; je pensais bien que quelqu'un s'en serait charge. M. DES ORMES --Comment est-ce M. de Nance qui nous amene Christine? D'ou venez-vous donc, mon cher Monsieur? M. DE NANCE --De chez moi, Monsieur. MADAME DES ORMES --Ah! c'est que vous ne savez pas, mon cher, que j'ai laisse Christine hier soir chez les Guilbert, la croyant avec vous. Ce n'est pas etonnant! Cet incendie etait si terrible! Mais j'ai bien pense ce matin, en la sachant encore absente, que M. de Nance ou bien ma soeur de Cemiane l'aurait emmenee et nous la ramenerait. M. DES ORMES --Vous abusez de l'obligeance de M. de Nance, Caroline. MADAME DES ORMES --Pas du tout. Je suis bien sure que M. de Nance est tres heureux de me rendre ce service. M. DE NANCE --Celui-la, oui, Madame; je vous l'affirme bien sincerement. --Vous voyez bien, dit Mme des Ormes triomphante. Vous croyez toujours que les autres pensent comme vous Je suis persuadee, moi, que si j'avais a faire un voyage, et si je demandais a M. de Nance de garder Christine chez lui en mon absence, il le ferait avec plaisir. M. DE NANCE --Non seulement avec plaisir, Madame, mais avec bonheur. Essayez, vous verrez. MADAME. DES ORMES --Que vous etes aimable, Monsieur de Nance! M. DES ORMES --Caroline, ne faites donc pas des suppositions impossibles, Monsieur de Nance, voulez-vous rester a dejeuner avec nous? M. DE NANCE Merci bien, Monsieur; j'ai chez moi nos pauvres voisins incendies, et je ne les ai pas encore vus Aujourd'hui. M. de Nance partit avec Francois quelques instants apres; Christine monta dans sa chambre avec Isabelle. XV TRISTES SUITES DE L'INCENDIE Aucun evenement extraordinaire ne vint plus troubler la tranquillite des chateaux voisins. Christine continua a voir Francois, Gabrielle et Bernard, presque tous les jours, tantot chez eux, tantot au chateau des Ormes. Francois s'attachait de plus en plus a Christine, et, grace au desir qu'avait Isabelle de se rapprocher de lui, ils se retrouvaient dans leurs promenades et aussi dans leurs visites au chateau de Cemiane. M. de Nance, cedant au desir de Francois, donnait souvent des dejeuners et des gouters aux enfants des environs; c'etaient les beaux jours de Francois et de Christine. Paolo continuait avec un succes marque ses lecons a ses deux eleves. Mme des Ormes avait voulu que Paolo les donnat a Christine sans payement, mais M. des Ormes, qui redoutait le ridicule, plus encore qu'il ne craignait l'humeur de sa femme, les paya assez largement pour fermer la bouche aux mauvaises langues; car dans le voisinage on s'amusait beaucoup de l'avarice de Mme des Ormes pour tout ce qui concernait sa fille. La vie se passait donc heureuse et calme pour Francois et Christine; pour M. de Nance, qui n'etait heureux que par son fils: pour Isabelle, qui aimait beaucoup Christine a cause de la tendresse qu'elle temoignait a Francois, et aussi a cause des charmantes qualites qui se developpaient par les soins de cette bonne intelligente et par ceux de M, de Nance. Ce dernier portait a Christine une affection paternelle, et il cherchait a suppleer a la direction qui manquait a la pauvre enfant du cote de ses parents, par des conseils, toujours ecoutes et suivis avec reconnaissance. Mme des Ormes oubliait sans cesse sa fille pour ne s'occuper que de toilette et de plaisirs. M. des Ormes, faible et indifferent, avait, comme nous l'avons vu, des eclairs de demi-tendresse qui ne duraient pas; tranquille sur le sort de Christine depuis qu'il la savait sous la direction sage et devouee d'Isabelle, il ne s'occupait pas de sa fille, et cherchait, comme sa femme, a passer agreablement ses journees. Tous deux laissaient a Isabelle liberte complete d'elever Christine selon ses idees; c'est ainsi qu'aidee de M. de Nance elle donna a Christine des sentiments religieux et des habitudes qui lui manquaient; elle la menait au catechisme avec Francois, qui fit cette annee sa premiere communion sous la direction du bon cure du village et guide par son pere, dont la piete touchait et encourageait Francois et Christine. Des les premiers temps qui suivirent l'entree d'Isabelle chez Christine, ils eurent occasion d'exercer la vertu de charite a l'egard de Maurice et d'Adolphe. Les brulures d'Adolphe le faisaient souffrir beaucoup, mais ce n'etait rien aupres de ce que souffrait Maurice. Outre des brulures, le medecin lui avait trouve les reins et le dos contusionnes et devies et les jambes toutes disloquees. On les transporta chez eux la nuit meme de l'incendie; et ce fut apres qu'ils furent installes dans leurs lits, que les deux medecins appeles commencerent a panser les brulures et a remettre les membres demis et brises. Paolo avait demande a assister a l'operation; il voulut donner des conseils, et faire autrement que ne faisaient les medecins pour remettre les membres disloques et brises. Mais on se moqua de ses avis, et on refusa de les suivre. Paolo se retira en branlant la tete, et dit le lendemain a M. de Nance: "Mauvais, mauvais pour le Maurice! Sera bossou et horrible; les zambes mal arranzees; tres mal! C'est abouminable! Moi z'aurais fait bien; pas comme ces zens imbeciles". Maurice poussa des cris lamentables pendant cette operation, qui dura une demi-heure environ. Maurice se trouvait dans l'impossibilite de remuer, a cause des appareils qui maintenaient ses jambes et ses epaules; il fallait le faire boire et manger, le moucher et l'essuyer comme un petit enfant; il se desolait, se fachait; ses coleres et ses agitations augmentaient son mal. Les premiers jours sa vie fut en danger, et personne ne put le voir; mais, apres un mois, M. de Nance demanda si Francois ne pouvait pas venir le distraire et le consoler; M. et Mme de Sibran accepterent la proposition avec joie, et ils annoncerent a leurs fils la visite de Francois. --Pourquoi l'avez-vous acceptee, dit Maurice en gemissant. Il va triompher de me voir si malade; Adolphe et moi, nous nous sommes moque de sa bosse, et il doit nous en vouloir. MADAME DE SIBRAN --Mon pauvre ami, tu t'ennuies tant et tu souffres tant, que ton pere et moi nous avons juge utile de te donner une distraction. MAURICE --Jolie distraction! ADOLPHE --Agreable passe-temps! Malgre l'humeur qu'ils temoignaient ils ne voulurent pas que Mme de Sibran ecrivit a Francois pour l'empecher de venir. Le lendemain, Francois arriva a une heure; ni Maurice ni Adolphe ne bougerent ni ne parlerent quand il entra chez eux et qu'il leur dit bonjour d'un air affectueux. FRANCOIS --Vous avez bien souffert et vous souffrez encore beaucoup?... Pas de reponse. FRANCOIS --Nous avons ete tous bien tristes de votre accident... Papa a envoye tous les jours savoir de vos nouvelles... Des que j'ai su que vous alliez un peu mieux, j'ai bien vite demande la permission de venir vous voir... Vous surtout, pauvre Maurice, qui ne pouvez pas faire un mouvement... Je voua fatigue peut-etre?... Dites-le moi franchement; je reviendrai demain ou apres-demain... Le pauvre Francois etait un peu embarrasse; il ne savait s'il devait rester ou s'en aller; il attendit encore quelques minutes, et, Maurice et Adolphe persistant a garder le silence, il se leva. --Adieu, Maurice; adieu, Adolphe; je reviendrai vous voir avec papa, et je ne resterai pas longtemps, pour ne pas vous fatiguer. Le bon Francois sortit un peu triste du mauvais accueil que lui avaient fait ces garcons dont il avait deja eu tant a se plaindre; mais, toujours bon et genereux, il se dit: --Il ne faut pas leur en vouloir, a ces pauvres malheureux! Ils souffrent; peut-etre que le bruit leur fait mal... Je verrai une autre fois a leur parler de choses qui les amusent. Christine savait qu'il avait ete voir les Sibran; le lendemain, elle alla chez lui savoir de leurs nouvelles. --Ils souffrent toujours beaucoup, repondit Francois. CHRISTINE --Ont-ils ete contents de te voir? FRANCOIS --Je ne sais pas; ils ne me l'ont pas dit. CHRISTINE --T'ont-ils raconte comment le feu avait pris au salon? FRANCOIS --Non, je ne leur ai pas demande. CHRISTINE --De quoi avez-vous donc cause? FRANCOIS --Mais ils n'ont pas cause; j'ai parle tout seul. CHRISTINE --Ah! mon Dieu! est-ce que leur langue est brulee! FRANCOIS, souriant. --Non; seulement ils ne parlent pas... Christine le regarda attentivement. CHRISTINE --Francois... ils t'ont fait quelque mechancete, et tu ne veux pas le dire. Je le vois a ton air embarrasse. --Et tu as devine, Christine, dit M. de Nance en riant. Ils ne lui ont pas dit un mot, pas repondu un oui ou un non; ils ne l'ont pas regarde. Et Francois veut y retourner. CHRISTINE --Tu es trop bon, Francois! Je t'assure que tu es trop bon. Ne trouvez-vous pas, cher monsieur? M. DE NANCE --On n'est jamais trop bon, ma petite Christine, et rarement on l'est assez. En retournant chez Maurice et Adolphe, Francois fait un double acte de charite, il rend le bien pour le mal, et il visite des malheureux qui souffrent et qui ont longtemps a souffrir encore, surtout Maurice. Cette seconde visite les touchera peut-etre; et, s'ils voient souvent Francois, ils deviendront probablement meilleurs. CHRISTINE --C'est vrai cela; on est toujours meilleur quand on a passe quelque temps avec Francois et avec vous... Et c'est pourquoi je serais si contente de ne jamais vous quitter tous les deux!.., Si vous vouliez?... --Pauvre chere enfant, dit M. de Nance en l'embrassant, n'y pense pas; c'est impossible. CHRISTINE --Quand je serai vieille, et que je serai ma maitresse, je viendrai chez vous et j'y resterai toujours. M. DE NANCE --Alors, nous verrons; nous avons le temps d'y penser. En attendant, va jouer avec Francois; j'ai a travailler. CHRISTINE --Qu'est-ce que vous faites? A quoi travaillez-vous? M. DE NANCE --Tu es une petite curieuse. Je travaille a un livre que tu ne comprends pas. CHRISTINE --Vous croyez? Je crois, moi, que je comprendrai. De quoi parlez-vous? M. DE NANCE --De l'education des enfants, et des sacrifices qu'on doit leur faire. CHRISTINE Ce n'est pas difficile a comprendre. Il faut faire comme vous, voila tout. Je comprends tres bien tous les sacrifices que vous faites a Francois. Je vois que vous restez toujours a la campagne pour l'education de Francois; que vous ne voyez que les personnes qui peuvent etre utiles ou agreables a Francois; que vous me laissez venir si souvent vous deranger et voua ennuyer chez vous, pour Francois; que vous m'apprenez a etre bonne et pieuse, pour Francois; que voua m'aimez enfin pour Francois; que vous... M. DE NANCE, l'embrassant. --Assez, assez, chere enfant; tu es trop modeste pour ce qui te regarde et trop clairvoyante pour le reste. Dans l'origine, je t'ai aimee et attiree pour Francois, mais je t'ai bien vite aimee pour toi-meme, et, apres Francois, tu es la personne que j'aime le plus au monde. Francois le sait bien; nous parlons souvent de toi, et nous nous entendons tres bien pour t'aimer. CHRISTINE, se jetant a son cou. --Je suis bien contente de ce que voua me dites la! Comme je vous aime, cher, cher monsieur de Nance! Et comme cela m'ennuie de vous appeler monsieur! J'ai toujours envie de vous dire: PAPA. M. DE NANCE --Ne fais jamais cela, mon enfant; ce serait mal. CHRISTINE --Pourquoi mal? M. DE NANCE --Parce que ce serait presque un blame pour ton papa; c'est comme si tu disais: M. de Nance est meilleur pour moi que mon vrai papa, et je l'aime davantage. CHRISTINE --Mais... ce serait la verite. M. DE NANCE --Chut! ma Christine: chut! Que personne ne t'entende dire pareille chose. Christine resta un instant sans parler, la tete appuyee sur l'epaule de M. de Nance. M. DE NANCE --A quoi penses-tu, Christine? CHRISTINE --Je pense que je suis tres heureuse de vous avoir connus, vous et Francois. Il est si bon, Francois! M. DE NANCE, souriant. --Oui, il est bien bon, mais prends garde qu'il ne s'impatiente de perdre son temps a nous regarder au lieu de jouer. CHRITINE --Est-ce que cela t'ennuie? Francois? FRANCOIS --Oh non! pas du tout. J'aime beaucoup A t'entendre dire des choses aimables a papa et a l'entendre te repondre. CHRISTINE --Iras-tu demain chez Maurice? FRANCOIS --Oui, certainement; je l'ai promis. CHRISTINE --Veux-tu que j'y aille avec toi? FRANCOIS --Oui, si papa veut bien t'emmener. M. DE NANCE --Tu ne peux pas y aller, Christine: tu as neuf ans; tu ne peux pas faire des visites a des grands garcons de treize et onze ans. CHRISTINE --C'etait seulement pour que Francois ne s'ennuie pas chez eux que je demandais a y aller, car je les deteste... c'est-a-dire je ne les aime pas beaucoup. M. DE NANCE --Tu as bien fait de te reprendre, chere petite, car ton deteste n'etait pas charitable; a present, mes enfants, allez-vous-en; vous m'empechez d'ecrire. Les enfants allerent rejoindre Isabelle et jouerent quelque temps. Paolo arriva pour donner a Francois ses lecons; et ils se separerent en disant: "A demain!" XVI CHANGEMENT DE MAURICE Le lendemain, avant la visite de Christine, qu'elle faisait toujours un peu tard, vers trois heures, a cause des lecons que lui donnait Paolo, Francois retourna avec son pere chez les Sibran; il monta, comme la veille, chez Maurice et Adolphe, qui le virent entrer avec surprise. Maurice rougit et voulut parler, mais il ne dit rien. FRANCOIS --Bonjour, Maurice; bonjour, Adolphe; j'espere que vous allez un peu mieux aujourd'hui... Vos yeux sont plus animes et vous etes moins pales... Je ne vous ferai pas une longue visite... comme hier... seulement pour vous raconter que M. de Guilbert va demain s'etablir a Argentan, ou il a trouve une maison a louer, pendant qu'il fait rebatir son chateau brule... Il parait qu'il ne perdra rien, parce que la compagnie d'assurances lui paye tous ses meubles et son chateau... Adieu, pauvre Maurice; adieu, Adolphe; je prie toujours le bon Dieu qu'il vous guerisse bientot. Francois leur fit un salut amical et se dirigea vers la porte. "Francois!" appela Maurice aune voix faible. Francois retourna bien vite pres de son lit. MAURICE --Francois! pardonnez-moi; pardonnez a Adolphe. Vous etes bon, bien bon! Et nous, nous avons ete si mauvais, moi surtout! Oh! Francois! comme Dieu m'a puni! Si vous saviez comme je souffre! De partout! Et toujours, toujours! Ces appareils me genent tant! Pas une minute sans souffrance! FRANCOIS --Pauvre Maurice! Je suis bien triste de ce terrible accident. Je ne puis malheureusement pas vous soulager: mais si je croyais pouvoir vous distraire, vous etre agreable, je viendrais vous voir tous les jours. MAURICE --Oh oui! Bon, genereux Francois! Venez tous les jours; restez bien longtemps. FRANCOIS --A demain donc, mon cher Maurice; a demain, Adolphe. Des qu'il fut sorti, le regard douloureux de Maurice se reporta sur son frere. --Pourquoi n'as-tu rien dit, Adolphe? Comment n'as-tu pas ete touche de la bonte de ce pauvre Francois, que nous avons recu si grossierement avant-hier et qui veut continuer ses visites, malgre notre mechancete? ADOLPHE --Je deteste ce vilain bossu; les bossus sont toujours mechants; c'est toi-meme qui l'as dit. MAURICE --J'ai mal dit, car Francois est bon. ADOLPHE --Est-ce qu'on sait s'il est bon ou mechant? MAURICE --Ce qu'il fait nous prouve qu'il est bon. S'il vient demain, je t'en prie, sois poli pour lui, et parle-lui. Adolphe ne repondit pas; Maurice etait fatigue, il ne dit plus rien. En revenant a la maison avec son pere, Francois lui raconta avec bonheur ce que lui avait dit Maurice, M. de Nance partagea le triomphe de Francois et lui fit voir combien la bonte et l'indulgence reussissaient mieux que la colere et la severite. --Continue ta bonne oeuvre, cher ami, peut-etre s'ameliorera-t-il tout a fait. C'est un vrai bonheur quand on peut rendre bons les mechants. Christine fut enchantee du resultat de cette seconde visite, et encouragea Francois a continuer et a tacher de ramener aussi Adolphe a de meilleurs sentiments. Pendant deux mois, Francois retourna tous les jours chez les Sibran. Adolphe guerit de ses brulures au bout d'un mois; il resta rebelle aux sollicitations de Maurice et insensible a la bonte, a l'amabilite de Francois. Le pauvre Maurice, au contraire, de plus en plus touche de la genereuse affection que lui temoignait Francois, devint plus doux, plus endurant, plus resigne de jour en jour; au bout de ces deux mois, Je medecin lui permit de se lever et de faire usage de ses membres remis. Quand il se leva, sa faiblesse le fit retomber de suite, sur son lit; un second essai, plus heureux, lui permit de s'appuyer sur ses jambes et de se tourner vers la glace; mais de quelle terreur ne fut-il pas saisi quand il vit ses jambes tordues et raccourcies, une epaule remontee et saillante, les reins ployes et ne pouvant se redresser, et le visage, jusque-la enveloppe de cataplasmes ou d'onguent, couture et defigure par les brulures! Adolphe l'avait ete aussi, mais beaucoup moins. Le malheureux Maurice poussa un cri d'horreur et retomba presque inanime sur son lit. Mme de Sibran se jeta a genoux, le visage cache dans ses mains, et M. de Sibran quitta precipitamment la chambre pour cacher son desespoir a son fils. --Mon Dieu! mon Dieu! criait Maurice, ayez pitie de moi! Mon Dieu! ne me laissez pas ainsi! Que vais-je devenir? Je ne veux pas vivre pour etre un objet d'horreur et de risee. Puis, se relevant et se regardant encore dans la glace: --Mais je suis horrible, affreux! Francois lui-meme reculera d'epouvante en me voyant! Lui est bossu, c'est vrai, mais son visage, du moins, est joli, ses jambes sont droites... Et moi! et moi!... Maman, maman, secourez-moi; ayez pitie de votre malheureux Maurice! Mme de Sibran releva son visage inonde de larmes, et, regardant encore Maurice, l'horreur et le chagrin dont elle fut saisie lui firent craindre un evanouissement; au lieu de repondre a l'appel de son fils, elle se releva et courut rejoindre son mari pour unir sa douleur a la sienne. Maurice resta seul en face de la glace; plus il examinait ses difformites nouvelles, plus elles lui paraissaient hideuses et repoussantes; sa paleur rendait plus apparentes les coutures et les plaques rouges de son visage; sa faiblesse faisait ployer ses reins et ses jambes. Pendant qu'il continuait l'examen de sa personne, la porte s'ouvrit doucement, et Francois entra. Toujours attentif a eviter ce qui pouvait peiner ou blesser les autres, il reprima, non sans peine, un cri de surprise et de frayeur a la vue de l'infortune Maurice, qu'il devina plus qu'il ne le reconnut. Maurice se retourna, l'apercut et examina l'impression qu'il produisait sur Francois. Il ne put decouvrir que l'expression d'une profonde pitie et d'un sincere attendrissement. FRANCOIS --Mon pauvre ami! Mon pauvre Maurice! Quel malheur! Mon Dieu, quel malheur! Francois soutint dans ses bras Maurice pret a defaillir; il le fit asseoir, resta pres de lui, et pleura avec lui et sur lui. --Du courage, mon ami, lui dit-il apres quelques instants; ne perds pas l'espoir de redevenir ce que tu etais. Tu es faible a present, tu ne peux pas te redresser ni te tenir sur tes jambes; dans quelques jours, quelques semaines au plus, tu retrouveras des forces et tu te tiendras droit comme avant. MAURICE --Non, non, Francois; je sens que je ne me tiendrai jamais droit. Et mes jambes?... Comment se redresseraient-elles? elles sont contournees et tortues. Et l'epaule? Comment s'aplatirait-elle et redeviendrait-elle ce qu'elle etait? Regarde-moi et regarde-toi. Eh bien! moi qui me suis tant moque de ton infirmite, qui t'ai ridiculise et tourmente, j'en suis reduit a envier ton apparence. Je n'oserai jamais me montrer; je ne sortirai plus de ma chambre. FRANCOIS --Tu auras tort, mon pauvre Maurice; tu te rendras malade, tu t'ennuieras horriblement et tu souffriras bien plus. MAURICE --Crois-tu que ce soit agreable de voir tout le monde rire et chuchoter, d'entendre crier les petits enfants: Un bossu, un bossu! Venez voir un bossu! FRANCOIS. souriant. --Ce n'est pas agreable, je le sais mieux que tout antre; c'est triste et penible. Mais on se resigne a la volonte du bon Dieu et on s'y habitue un peu. Et puis, comme on est heureux quand on trouve quelqu'un de bon qui vous temoigne de la pitie, de l'amitie, qui prend votre defense, qui vous aime parce que vous etes infirme! Ce bonheur-la, Maurice, compense ce qu'il y a de penible dans ma position. MAURICE --Tu pourrais dire notre position... Ce que tu m'as dit me fait du bien; je ne me sens plus aussi desespere; peut-etre, en effet, serai-je moins difforme dans quelque temps. Francois resta longtemps chez Maurice; quand il le quitta, le desespoir des premiers moments etait calme; il promit a Francois d'esperer, de se resigner et d'obeir docilement aux prescriptions du medecin, quand meme il ordonnerait les promenades a pied et en voiture. Adolphe ne parut pas, tant que Francois resta chez Maurice; il n'avait pas encore vu son frere leve. Quand Maurice fut seul, Adolphe entra; il poussa un cri en voyant la difformite de Maurice. ADOLPHE --Mon pauvre Maurice, que tu es laid! Quelle tournure tu as! Quelles epaules! Quelles jambes! Et ta figure!... En verite, je te plains! c'est affreux! c'est horrible! MAURICE, tristement. --Je le sais, Adolphe; je le vois sans que tu me le dises. ADOLPHE --Toi qui te moquais tant de Francois, tu es bien pis que lui! Si tu voyais la figure que tu as! MAURICE --Je l'ai vue dans la glace. ADOLPHE --Et tu n'as pas eu peur en te voyant? MAURICE --Non, j'ai pleure... Et le bon Francois a pleure avec moi. ADOLPHE --Ce qui veut dire que je dois pleurer aussi... Je t'en demande bien pardon; je suis tres fache de ce qui t'arrive, mais il m'est impossible de pleurer comme un enfant parce que tu as eu le malheur de devenir difforme! MAURICE --Comme c'est mal ce que tu dis, Adolphe! Francois m'a console, m'a encourage; et toi, qui es mon frere et qui devrais me plaindre, tu ne trouves rien a dire pour me consoler de ce grand malheur. ADOLPHE --Francois a pleure avec toi parce qu'il est bossu, lui; mais moi, que veux-tu que je fasse, que je dise? MAURICE --Adolphe. Laisse-moi seul, je t'en prie; ton indifference me peine; elle m'afflige pour toi. ADOLPHE --Pour moi? tu es bien bon! Je suis tres fache de ce qui t'arrive, mais quant a pleurer et en mourir de chagrin, je laisse cette satisfaction au sensible Francois. Adieu, je sors avec papa; nous allons t'acheter quelque chose pour te consoler; nous serons de retour dans une heure. Adolphe sortit. Maurice joignit les mains avec un geste de desespoir et gemit tout haut sur l'insensibilite de son frere; il en fit la comparaison avec Francois, et il se demanda d'ou pouvait venir cette difference. Il crut comprendre qu'elle provenait de l'education differente qu'ils avaient recue: Adolphe et lui, eleves legerement, sans religion, sans principes, ne vivant que pour le plaisir et la dissipation; Francois, eleve pieusement, serieusement, quoique gaiement, pratiquant la religion et la charite, s'oubliant pour les autres et faisant passer le devoir avant le plaisir. "Il faut que j'en parle a Francois, se dit-il, et si j'ai devine juste, je changerai de maniere de penser et de vivre, et je crois que j'en serai plus heureux." XVI HEUREUSE BIZARRERIE DE MADAME DES ORMES Christine arriva le lendemain comme d'habitude pour savoir des nouvelles du malade; les larmes lui vinrent aux yeux quand elle sut combien l'incendie et la chute avaient defigure le pauvre Maurice, et le desespoir dans lequel il etait plonge a l'arrivee de Francois; elle fut tres contente du second succes de son ami. CHRISTINE --Je suis sure que tu finiras par le rendre excellent. C'est comme moi; tu m'obliges a devenir bonne, rien que par amitie pour toi. Je ne sais ce que je serais capable de faire pour toi. FRANCOIS --Tu ne ferais pas de mauvaises choses, bien certainement. CHRISTINE --Oh non! d'abord parce que tu ne m'en conseillerais jamais, et puis parce que je te ferais de la peine et a ton papa aussi en faisant mal. FRANCOIS --Bonne Christine! je plains le pauvre Maurice, s'il doit rester infirme, de n'avoir pas une chere petite Christine comme moi. CHRISTINE --Il n'a qu'a prendre pour amie une des demoiselles Guilbert. FRANCOIS --Ce ne sont pas des Christine. Un domestique entra. --M. de Nance demande M. Francois et Mlle Christine. --Vous nous demandez, papa? dit Francois. --Oui, chers enfants; je recois un petit mot de Mme des Ormes qui me demande d'aller de suite chez elle avec toi, Francois, et avec toi, Christine; je ne sais pas ce qu'elle desire de nous. Il faut y aller, mes enfants; appretez-vous, nous irons a pied par les prairies. Les enfants et Isabelle furent prets en cinq minutes; M. de Nance les attendait sur le perron; ils coururent gaiement en avant. M. de Nance les suivait avec Isabelle. --Que peut me vouloir Mme des Ormes? se demandait-il. Elle est si bizarre, si absurde, que je crains toujours quelque sottise dont ma petite Christine serait victime... et mon pauvre Francois aussi par consequent... Je vais le savoir bientot, au reste; la voici qui vient au-devant de nous. Effectivement, Mme des Ormes, ne pouvant attendre patiemment l'arrivee de M, de Nance, accourait comme une jeune personne de quinze ans, cueillant une fleur, poursuivant un papillon, gambadant et pirouettant. MADAME DES ORMES --Venez vite, monsieur de Nance, que je vous dise une bonne nouvelle. M. des Ormes vient d'acheter un hotel a Paris, superbe hotel! Je donnerai des bals, des concerts... Non, pas de concerts; je n'aime pas la musique. Des tableaux vivants; c'est charmant. Vous figurerez dans mes tableaux vivants; vous ferez le roi Assuerus, et moi la reine Esther, et mon mari l'oncle Mardochee; ah, ah, ah! mon mari en Mardochee avec une grande barbe blanche! N'est-ce pas que ce sera amusant? --Tres amusant, madame, repondit gravement M de Nance; mais ce n'est pas pour cela que vous m'avez fait venir avec les enfants? MADAME DES ORMES --Si fait, si fait; c'est pour vous proposer de venir demeurer avec nous dans mon hotel; vous prendrez le rez-de-chaussee, que je vous louerai dix mille francs, mais a la condition que, les jours de reception, on soupera dans votre appartement. M. DE NANCE --C'est impossible, madame. D'abord je ne joue pas la comedie; ensuite je passe mes hivers a la campagne avec mon fils. MADAME DES ORMES --A la campagne! Quel dommage! J'avais si bien arrange tout cela! Vous auriez fait un superbe Assuerus". M. de Nance ne put s'empecher de sourire: tout cela lui parut d'un tel ridicule, que pour le faire sentir a Mme des Ormes et pour l'en degouter, il lui dit: --Prenez Paolo, madame! Ordonnez-lui de laisser pousser sa barbe et ses moustaches; il jouera tout ce que vous voudrez. MADAME DES ORMES --Tiens! c'est une idee. Quand vous serez chez vous, envoyez-moi Paolo. Adieu, mon cher monsieur de Nance; au revoir, je pars demain. Christine, dis adieu a tes amis, nous partons demain. CHRISTINE --Francois, mon cher Francois! je ne veux pas le quitter! Laissez-moi avec lui, maman; je vous en supplie, ne m'emmenez pas. FRANCOIS --Madame, madame, laissez-moi ma chere Christine! Je serai si malheureux sans elle! De grace, je vous en prie, ne l'emmenez pas. Et tous deux se jeterent en sanglotant au cou l'un de l'autre. MADAME DES ORMES --Eh bien! eh bien! qu'est-ce que cela? Quelle scene absurde! Vas-tu finir de pleurer, Christine. Cela m'ennuie de voir pleurer. CHRISTINE --Je pleurerai toujours tant que je serai separee de Francois. MADAME DES ORMES --Je t'enverrai a Seraphin, a Franconi. CHRISTINE --Je ne veux pas de Seraphin sans Francois; je veux rester avec Francois. MADAME DES ORMES --Dieu! quel ennui! Que vais-je devenir avec une figure pleurante en face de moi? Mon bon monsieur de Nance, de grace, venez faire Assuerus. M. DE NANCE --Impossible, madame: je ne me ferai jamais comedien. MADAME DES ORMES --Que faire alors? Venez a mon secours. M. DE NANCE --Madame,... M. de Nance hesita. MADAME DES ORMES --Quoi, quoi? dites, dites, mon cher monsieur de Nance. Delivrez-moi de cet ennui; je ne peux pas supporter la lutte. M. DE NANCE --Madame... je vous offre un moyen de vous en delivrer. Laissez-moi Christine; vous serez bien plus libre, sans aucun embarras, aucune gene. MADAME DES ORMES --Mais pour vous quel ennui! quelle charge! M. DE NANCE --Non, madame; je jouirai d'abord du bonheur de ces deux enfants, et puis de la satisfaction de vous rendre un service, quelque leger qu'il soit. MADAME DES ORMES --Leger? mais c'est un enorme service que vous me rendez. C'est vrai! Cette pauvre Christine! elle serait sans cesse derangee de sa chambre pour mes soirees, mes diners: elle serait mal, tres mal. Chez vous elle sera tres bien; c'est une chose decidee alors. Je vous l'envoie demain avec Isabelle. Seulement, comme j'ai besoin de mes chevaux et de mes gens, je l'enverrai dans la charrette de la ferme avec ses effets. M. DE NANCE --Ne derangez personne, madame, j'irai prendre moi-meme Christine et Isabelle. MADAME DES ORMES --Merci, cher monsieur; vous me rendez un service d'ami; je vous en remercie infiniment. Envoyez-moi Paolo pour Assuerus. M. de Nance, delivre de son inquietude pour Francois et Christine, rit bien franchement a la pensee de Paolo en Assuerus. Mais il promit de l'envoyer le soir meme. Il allait s'eloigner, lorsque Mme des Ormes le rappela. --Monsieur de Nance!... cher Monsieur de Nance, vous etes si bon, que vous voudrez bien, j'en suis sure, completer votre obligeance en prenant Christine aujourd'hui meme; j'ai tant a faire! M. des Ormes est parti ce matin; je dine chez ma belle-soeur de Cemiane; je ne verrai pas Christine; alors j'aime mieux vous la donner de suite. M. DE NANCE --De tout mon coeur, chere Madame: quand faut-il que je vienne la prendre? MADAME DES ORMES --Tout de suite! Remmenez-la, et envoyez votre carriole pour ses effets, qu'Isabelle mettra dans une malle. Adieu, Christine; adieu, ma fille; sois bien sage, bien obeissante; ne fais pas enrager ce bon M. de Nance, qui veut bien de toi. Au revoir, dans six ou sept mois. Elle embrassa Christine sur les deux joues, serra la main de M. de Nance, et s'eloigna en courant et sautillant comme elle etait venue. Quand elle se fut eloignee, Christine et Francois, dont le coeur bondissait de joie, se jeterent dans les bras l'un de l'autre, puis Christine se jeta dans ceux de M. de Nance, qu'elle embrassait en repetant: --Mon pere! mon pere! mon bon pere! Vous m'avez sauvee! Que je vous aime, cher, cher pere! Il M. de Nance, attendri, lui rendit ses baisers. --Chere enfant! Oui, je suis ton pere d'adoption; tu sais si je t'aime tendrement. Et il reunit dans ses bras ces deux enfants dont l'un etait a lui, et dont fautre lui etait seulement confie, mais il les aimait presque d'une egale tendresse. La rentree au chateau de Nance fut triomphale; des cris de joie annoncerent a Bathilde le sejour de Christine au chateau. Le diner, la soiree furent une fete et un eclat de rire continuel. Christine se coucha, installee dans la maison de son cher Francois et fut longtemps a s'endormir, tant la joie l'agitait. Francois etait au moins aussi heureux; et M. de Nance l'etait plus serieusement et plus profondement. XVIII PAOLO, PRIS, S'ECHAPPE Aussitot apres etre rentre, M. de Nance envoya chercher Paolo et le fit mener de suite chez Mme des Ormes, qui l'attendait avec impatience. Des qu'elle l'apercut, elle courut a lui. MADAME DES ORMES --Arrivez, arrivez vite, mon cher Paolo; j'ai besoin de vous. M. de Nance vous a-t-il parle? PAOLO --Non, Signora; il m'a seulement dit, avant que z'aie pou descendre de la voiture: "Partez vite, mon cer, "Madame des Ormes vous attend. Et la voiture m'a remmene si vite que z'en avais le vertize, Ce bon M. de Nance, il a des ceveaux qui courent comme des diavolo. MADAME DES ORMES --Bon! c'est tres bien! Je pars demain pour Paris; je laisse Christine a M. de Nance; mon mari a achete un hotel charmant, je donnerai des soirees, des bals et j'ai besoin de vous. PAOLO --De moi! Oh! Signora! ze ne sais pas danser, voltizer en tournant comme la sarmante Signora des Ormes. Ze ne peux vous servir a rien et z'aime mieux rester avec M. de Nance. MADAME DES ORMES --Du tout, du tout. J'ai besoin de vous pour mes charades; vous ferez Assuerus. PAOLO --Quoi c'est des sarades, Signora? Quoi c'est Souerousse? MADAME DES ORMES --Des charades sont des choses charmantes; je vous expliquerai cela plus tard. Assuerus est un roi; ce sera vous. PAOLO --Mais ze ne peux pas etre roi, Signora. Ze ne souis qu'un pauvre medecin italien. MADAME DES ORMES --Que vous etes nigaud, mon cher! Vous ne serez pas roi pour de bon, ce sera pour rire; et je serai votre Esther, votre femme. PAOLO, effraye. --Oh! Signora, c'est impossible! Ce bon M. des Ormes! Non, non! Ze ne pouis pas accepter ca, Signora. Ze souis trop zeune pour que vous soyez ma femme. MADAME DES ORMES --Mais puisque je vous dis que tout cela est pour rire, pour s'amuser. Il faut absolument que je voua emmene. PAOLO --Signora, de grace! laissez-moi avec M. de Nance mon bon ami. Ze souis trop bete pour etre un roi. MADAME DES ORMES --Ca ne fait rien, Assuerus etait tres bete. Vous allez coucher ici; je vous emmenerai demain avec moi. Brigitte, faites preparer un lit pour M. Paolo, je l'emmene a Paris. Sans adieu, mon cher Paolo. Brigitte, faites preparer un diner pour M. Paolo. Je pars; a demain. Mme des Ormes sauta dans un coupe, qui s'eloigna rapidement. Paolo resta sur le perron sans voix et sans mouvement. Revenant a lui enfin et se frappant la tete de ses poings: --Imbecile! qu'ai-ze fait? Elle va m'emmener! ze ne veux pas moi avoir oune femme si horrible et si ridicoule! Ze veux la laisser au pauvre M. des Ormes!... Quel diable d'Assouerous! Ze ne souis pas Assouerous! ze souis le pauvre Paolo, et ze veux etre le pauvre Paolo et rester avec le bon M. de Nance qui ne me fait zamais enrazer comme cette femme ridicoule. Et ze veux rester et donner des lecons a mon petit Francois... Quel bon garcon!... Et a ma Christinetta!... Quelle bonne, douce demoiselle! Si vive, si gaie, et qui vous entortille avec ses grands yeux bleus si doux, et qui rient toujours... Quoi faire? Ze vais parler a M. de Nance; ze me moque bien du diner de la Signora; ze ne veux pas de son diner, moi. Paolo partit en courant, malgre les cris de Brigitte, et arriva tout essouffle chez M. de Nance au moment ou les enfants venaient de se coucher. M. DE NANCE Qu'y a-t-il donc, mon pauvre Paolo? Vous arrivez comme un homme poursuivi par des loups. PAOLO Oh! caro Signor, z'aimerais mieux une bande de loups que Mme des Ormes; ze me souis sauve ce vous; elle veut m'emmener, me faire roi Assouerous, m'epouser. C'est impossible, Signor! impossible! Ze ne veux pas etre son mari! Ze ne veux pas sasser ce pauvre M. des Ormes! Quoi faire Signor! elle va me relancer partout; a Arzentan, ce vous, partout! M. de Nance riait a se tenir les cotes; il calma le pauvre Paolo, lui expliqua ce que Mme des Ormes voulait de lui, et qu'elle serait la vie qu'il menerait a Paris. Paolo fremit, pria M. de Nance de le cacher jusqu'apres le depart de sa persecutrice et de lui permettre de venir passer quelques jours chez lui, de peur que Mme des Ormes ne le fit enlever a Argentan. M. de Nance lui promit secours et protection, consentit volontiers a le garder tant qu'il voudrait rester a Nance, et lui demanda ou il avait dine. PAOLO --Noulle part, Signor! Cette femme m'a fait perdre la tete et l'appetit. M. DE NANCE --Vous aller diner ici, mon pauvre Paolo. Je vais dire qu'on vous prepare a diner et a coucher. Pendant que Paolo tremblait d'etre enleve, Mme des Ormes se fachait et grondait tous ses gens pour avoir laisse echapper ce pauvre Paolo. Elle commanda qu'on allat au petit jour a Argentan, et qu'on le lui ramenat de gre ou de force; mais le lendemain la carriole revint sans Paolo, qu'on n'avait pu trouver nulle part. Grande colere de Mme des Ormes, qui n'avait plus le temps d'aller a sa recherche: elle partit furieuse, arriva de meme et trouva a redire a tout ce que son mari avait fait dans l'appartement; elle donna divers ordres contraires a ceux qu'avait donnes M. des Ormes, et, aussitot arrivee, elle annonca qu'elle aurait une grande soiree dans quinze jours, vers le 15 decembre. Et des le lendemain elle commenca sa vie dissipee et tourbillonnante visites, emplettes, diners, spectacles, soirees, se couchant a trois et quatre heures du matin, se levant a midi, une vie de femme du monde, c'est-a-dire de folle. Elle se mit a organiser les charades, mais elle trouvait difficilement des acteurs et actrices. Quand on sut qu'elle voulait faire le role d'Esther, personne ne voulut faire Assuerus. Dans son desespoir, elle ecrivit a Paolo: "Mon cher, mon bon Paolo, je vous demande de grace de me donner huit jours. Prenez demain le chemin de fer; descendez chez moi, dans mon hotel, rue de la Femme-Sans-Tete, 18. Je ne vous garderai que huit jours au plus; et comme je ne veux pas vous faire perdre l'argent que vous font gagner vos lecons, je vous donnerai cinq cents francs le jour de votre depart. J'ai absolument besoin de vous; sans vous, ma fete est manquee. Si vous me refusez, je ne vous reverrai de ma vie et je vous defendrai de voir Christine. Ne repondez pas, mais arrivez vite." "CAROLINE DES ORMES." Quand Paolo recut cette lettre, il retomba dans le desespoir; M. de Nance, apres avoir ri de la perseverance de Mme des Ormes, conseilla a Paolo de se rendre a ses voeux et de prendre le chemin de fer de midi qui l'amenerait a Paris a quatre heures. Paolo soupira, pleura meme, se tapa la tete et partit, maudissant la signora et ses charades. Il etait attendu; on le recut avec enthousiasme; sans lui donner le temps de se reposer, Mme des Ormes l'entraina dans le salon ou se faisaient les repetitions; tous les acteurs y etaient; ils accueillirent Paolo avec des eclats de rire que ne justifiaient que trop son air effare, etrange, son attitude embarrassee et son apparence miserable; car pour menager son habit de parade, il avait mis sa redingote rapee et tachee, des souliers ferres, le reste a l'avenant, Mme des Ormes le trainant par la main, le presentant a tout le monde: --Voici mon Assuerus, disait-elle; commencons la repetition. On placa Paolo sur une estrade; l'un lui leva le bras, l'autre la jambe; on lui ouvrit la bouche, on lui tira le nez, on herissa ses cheveux; tous riaient a se tordre, excepte Paolo, qui, impatiente de ces plaisanteries et de ces rires, bondit de dessus l'estrade au milieu du salon, et cria avec colere: --Ze ne veux pas qu'on me tiraille comme un veau qu'on egorge. Ze veux qu'on me respecte et qu'on me donne a manzer. Si la Signora me fait des farces comme ca, moi, Paolo, ze prends la dilizence et m'en retourne a Arzentan. Toute la societe rit de plus belle, mais se retira devant les yeux enflammes et les gestes furieux de Paolo, Mme des Ormes lui expliqua que c'etait une repetition, qu'on allait lui servir un bon repas; elle le flatta, le calma, et puis elle sonna pour qu'on le menat dans sa chambre. Elle pria ces messieurs et ces dames de ne pas se decourager, que tout irait bien maintenant qu'elle tenait son Assuerus, et qu'elle se chargeait de lui faire repeter son role et ses pauses. Le jour de la representation arriva. Le salon etait plein de monde; deux tableaux avaient ete passablement executes. Esther et Assuerus, qui excitaient d'avance les rires de l'assemblee, etaient attendus avec impatience; enfin la toile se leva. Assuerus, raide comme un soldat au port d'armes, le sceptre sur l'epaule en guise de fusil, regardait les spectateurs d'un oeil hebete et terrifie; Esther, demi-agenouillee devant lui, les bras tendus, le regardait d'un oeil suppliant. "Abaissez, votre sceptre sur ma tete", avait-elle dit tout bas, au moment ou la toile allait se lever. Assuerus l'abaissa, mais trop tard, convulsivement et si durement que le sceptre tomba de tout son poids sur la tete de Mme des Ormes; le coup etait si violent, si imprevu, qu'elle ne put s'empecher de porter la main a sa tete en poussant un leger cri, Assuerus, eperdu, jeta sceptre, couronne et manteau, sauta a bas de l'estrade et disparut. Mme des Ormes se releva, regarda d'un air courrouce ses invites, qui riaient a qui mieux mieux, s'approcha de la rampe et voulut parler; sa grande bouche ouverte, son nez osseux et detache, ses pommettes saillantes, son front bas, son air oie enfin, redoublerent les eclats de rire; on n'avait jamais vu pareille Esther, Mme des Ormes, furieuse, se retira, se promettant de se venger sur Paolo de l'echec qu'elle subissait. Mais Paolo n'y etait plus; devinant la confusion et la colere de Mme des Ormes, il fit lestement un paquet de ses effets, mit dans son portefeuille les cinq cents francs que lui avait donnes M. des Ormes le matin meme, et courut au chemin de fer pour y attendre le premier depart. Le lendemain, de bonne heure, il etait a Nance, racontant sa mesaventure qu'il benissait puisqu'il lui devait d'etre debarrasse de Mme des Ormes. Les enfants furent enchantes de le revoir; il leur raconta les beautes de Paris telles qu'il les avait vues et jugees, et les ennuis des repetitions, des diners et des soirees de Mme des Ormes tels qu'il les avait eprouves. Peu de jours apres, il recut une lettre furieuse de son Esther; elle le traitait de mal eleve, de brutal, de goujat, de voleur meme, pour avoir accepte et emporte les cinq cents francs que son mari avait eu la sottise de lui donner. "Ze les ai bien gagnes, se dit Paolo en riant; quant a ses inzures, ze m'en moque et je m'en bats l'oeil et le mollet. Mas ze vais la defourioser. Ze vais lui dire des soses... des soses qui lui feront ouvrir sa grande bouce comme oune bouce de crocodile". Et se mettant a table, il ecrivit: "O signora! o bella, o adorable! comment est-il possible qu'Assouerous reste comme oune homme de carton devant la belle Esther! Z'ai fait tomber sur votre ceveloure admirable, sur vos ceveux eparpilles, mon sceptre de bois, z'ai donne une calotte sans le vouloir, ze vous zoure, signora bella. Et pouis, la douleur de votre douleur a si rempli de douleur ma cetive personne, que moi, Paolo, roi Assouerous, ze me souis sauve et z'ai couru comme un derate zousqu'a la dilizence du cemin de fer. Pardonnez, signora de mon coeur, signora de mon ame, et recevez encore votre humble, soumis et eternel esclave." "PAOLO PERONNI". Il faut que ze montre a M. de Nance; c'est zoliment zoli ce que z'ai ecrit. --Monsieur de Nance, signor, venez, ze vous prie, lire ma reponse, dit Paolo en entrant chez M. de Nance. Vous me direz si ce n'est pas sarmant. Voici la lettre, voila la reponse. M. de Nance sourit a la lecture du style de Mme des Ormes, et eclata de rire en lisant la reponse de Paolo. Celui-ci, enchante de l'effet qu'il avait Produit, attendait, en ouvrant la bouche jusqu'aux Oreilles, que M. de Nance temoignat tout haut son admiration. M. DE NANCE, lui rendant les lettres. --Mon cher Paolo, votre lettre est, dans son genre, aussi ridicule que celle de Mme des Ormes. Elle vous injurie comme un Auvergnat, et vous lui repondez par une moquerie par trop evidente. PAOLO --Cer monsieur de Nance, ze ne souis pas bete, quoique z'aie l'air d'oune imbecile; c'est comme ca qu'il faut faire avec cette signora absourdissima. Elle croit qu'elle est souperbe, ze lui dis qu'elle est souperbe; elle croit que ze l'adore. Voila la signora ensantee; ze zouis peut-etre le seul qui dise comme elle; alors elle pardonne et ne se fasse pas quand ze viens donner des lecons a ma Chnstinetta. Voila pourquoi z'ai ecrit comme oune imbecile. M. DE NANCE -Nous verrons si vous avez devine juste, mon cher Paolo; je le desire pour vous. Deux jours apres, Paolo entra triomphant chez M. de Nance, et lui presenta une lettre. --Prenez, signor, lisez, voyez si Paolo est oune bete! "Mon bon et cher Paolo, votre charmante lettre m'a touchee et m'a bien fait regretter les injures que je vous ai ecrites. Pauvre Paolo! Pardonnez-moi; je vous accepte pour esclave et je vous traiterai en bonne maitresse. Adieu. mon esclave. Je m'amuse beaucoup, je donne des bals; je danse toute la nuit." "CAROLINE DES ORMES". --Folle! dit M. de Nance en levant les epaules. Que je suis heureux d'avoir pu tirer ma chere Christine de cette maison de folie et de dissipation! XIX CHRISTINE EST BONNE MAURICE EST EXIGEANT L'hiver se passait doucement et agreablement au chateau de Nance. Francois et Christine accompagnaient M. de Nance dans ses promenades de proprietaire, aidaient a la plantation des arbres, au trace des chemins, etc. Elles etaient precedees et suivies des lecons de Paolo et de M. de Nance. Francois sacrifiait quelquefois une promenade pour aller voir le pauvre Maurice, toujours si heureux de ces visites; Maurice questionnait beaucoup Francois, lui demandait des conseils et en profitait au point d'avoir amene un changement complet dans son caractere. Il devenait doux, humble, raisonnable. Adolphe, tout en reconnaissant ce changement favorable, s'eloignait de plus en plus de son frere et detestait Francois chaque jour davantage. Maurice sortait depuis quelque temps, mais il ne s'etait encore fait voir a personne. Un jour, il demanda a Francois si M. de Nance voudrait bien lui permettre d'aller le voir au chateau. Francois l'assura que M. de Nance serait charme de le recevoir ainsi que Christine. MAURICE --Christine? Je croyais Mme des Ormes partie depuis longtemps. FRANCOIS --Oui, il y a trois mois qu'elle est partie, mais elle nous a laisse Christine et Isabelle. MAURICE --Christine est avec toi? Comme tu es heureux d'avoir une si bonne et si gentille petite fille! FRANCOIS --Oui, tu dis vrai! tres heureux! Si tu la connaissais mieux, tu verrais comme elle est bonne, devouee, aimable, gaie, charmante! Et comme elle nous aime, papa et moi! Elle nous dit, tout en riant, des choses si aimables, si affectueuses, que nous en sommes attendris, papa et moi. MAURICE --Oh oui! Je la connais bien. FRANCOIS --Je ne t'en parlais jamais, parce que je croyais que tu ne l'aimais pas. MAURICE --Je la detestais comme je te detestais quand j'etais mechant; mais, a present que je me souviens comme elle te defendait, comme elle t'aimait, je l'aime moi-meme beaucoup, et je voudrais qu'elle m'aimat. Quand pourrai-je venir chez toi? FRANCOIS --Veux-tu venir demain? je previendrai papa. MAURICE --Tres bien; au revoir, a demain a deux heures. Ils se separerent et Francois annonca la visite de Maurice. M. de Nance en fut bien aise pour Francois, qui formait la une nouvelle et agreable intimite. Le lendemain, quand Maurice entra, embarrasse et honteux de sa ridicule apparence, Francois et Christine coururent a lui. Christine fut presque effrayee et repoussee au premier aspect, mais, surmontant sa repugnance par un sentiment de bonte, elle s'approcha de Maurice et l'embrassa. --Pauvre Maurice, dit-elle, je sais combien vous avez souffert; j'ai tout su par Francois. MAURICE --Qui m'a pardonne comme vous me pardonnez, bonne Christine. Dieu m'a bien puni de mes mechantes moqueries a l'egard du bon Francois. Je riais de votre amitie pour lui, de votre genereuse defense contre mes ignobles attaques. A present je comprends le bonheur d'etre aime et defendu par un ami, et j'envie son heureux sort d'avoir une amie telle que vous. CHRISTINE --Moi! je suis une pauvre petite amie qui doit tout a Francois et a M. de Nance! Sans eux, je serais ignorante, sotte, mechante. MAURICE --Ignorante, peut-etre! Mais sotte et mechante, jamais. --Bonjour, mon bon Maurice, dit M. de Nance qui entrait. Vous voila bien mieux, mon ami; et votre courage se soutient; je sais par Francois combien vous etes patient, resigne et... ameliore, pour tout dire. MAURICE --C'est Francois qui m'a fait du bien par sa bonte, monsieur. Moi qui avais ete mechant pour lui, et lui... M. DE NANCE --Ne parlons pas du passe, mon ami; et profitons du present. Venez nous voir souvent; nous sommes tres heureux ici, Ma petite Christine est gaie comme un pinson, douce comme une colombe et bavarde comme une pie: j'entends, une pie bien elevee et raisonnable, ce qui la rend tres agreable et jamais incommode. Christine sourit et baisa la main de M. de Nance. Maurice voulut lui prendre le bras, car il marchait peniblement avec ses jambes tortues; le premier mouvement de Christine fut de ceder a sa repugnance et de reculer; mais, rencontrant le regard peine de Francois, elle se rapprocha et tendit son bras a Maurice. MAURICE --Vous aimez peut-etre mieux courir ou marcher en liberte, Christine? CHRISTINE --Non, non, je vais vous aider a marcher; cela me fera plaisir. Appuyez-vous bien, Maurice, n'ayez pas peur; je peux vous soutenir. MAURICE --Bonne Christine, serez-vous aussi mon amie comme vous l'etes de Francois? CHRISTINE --Comme de Francois, jamais. Je ferai ce que je pourrai pour vous, je vous aiderai, je vous amuserai, je vous rendrai des services. Mais pour Francois, c'est autre chose. Je ne peux aimer personne comme j'aime Francois et M. de Nance. Francois etait enchante de cette declaration si franche de Christine; Maurice redevenait triste; bientot il se plaignit d'eprouver de la fatigue, et on rentra; apres une demi-heure de conversation, il se leva, dit adieu a tout le monde et s'en alla. Christine courut a lui, lui offrit son bras; il l'accepta en souriant tristement. --Christine, dit-il en la quittant, je suis bien malheureux, et je n'ai pas un ami. CHRISTINE --Vous avez Francois. Et Francois vaut tous les amis du monde. Adieu, Maurice, a bientot, j'espere. Christine rentra dans le salon. Elle s'approcha de M. de Nance, qui lisait dans un fauteuil, et, lui passant un bras autour du cou. --Mon pere, dit-elle. --Ah! ah! ceci annonce une confidence ou une confession, dit M. de Nance en l'embrassant et en posant son livre. Voyons, de quoi s'agit-il, mon enfant? --Mon pere, repeta-t-elle tout bas, Maurice me repugne: je le deteste; je sais que c'est mal. Je voudrais ne pas le toucher et il veut que je lui donne le bras. Et j'ai ete bien fausse, car je lui ai offert mon bras pour l'aider a s'en aller et je lui ai dit: "A bientot, j'espere", quand je voudrais ne le revoir jamais. M. DE NANCE --Tu n'as pas ete fausse, ma fille; tu as ete bonne; tu as senti que ton aversion etait injuste et tu as voulu la vaincre. Mais pourquoi le detestes-tu? CHRISTINE, s'animant. --C'est depuis qu'il m'a demande de l'aimer comme j'aime Francois. En moi-meme, je le trouvais sot et ridicule. Lui! Maurice! que je connais a peine, l'aimer comme j'aime Francois, comme je vous aime, vous qui etes si bon pour moi depuis quatre ans! Francois qui est mon frere, vous qui etes mon pere! Que j'aime un etranger comme vous! C'est bete et sot! Et pour cela, je ne peux plus le souffrir. --Ma chere enfant, repondit M. de Nance en l'embrassant a plusieurs reprises, tu as raison de nous aimer plus que les autres, car nous t'aimons de tout notre coeur; mais il ne faut pas que tu te moques de ceux qui te demandent de les aimer, et surtout d'un malheureux infirme, sans aucune affection au monde, car on m'a dit que depuis qu'il etait difforme, son frere meme rougissait de lui. Tu vois, ma chere petite, que c'est une vraie charite d'etre bonne pour lui. CHRISTINE --Bonne, je veux bien, mon pere, mais je ne peux pas et je ne veux pas l'aimer comme j'aime Francois et vous. M. DE NANCE --Tu n'y es pas obligee, mon enfant, mais tu ne dois pas le detester. Je serai bien triste de te voir detester quelqu'un. CHRISTINE --Vous! triste? Par ma faute? Oh! mon pere! jamais je ne detesterai personne, pas meme Maurice. M. DE NANCE --C'est bien, mon enfant; je te remercie de ta promesse et de ta confiance. CHRISTINE --Je serais bien fachee de vous cacher quelque chose, mon cher pere, surtout quand c'est du mal. Francois entra au moment ou un dernier baiser de Christine terminait la conversation. FRANCOIS --Ce pauvre Maurice me fait pitie! il est parti si triste, plus triste que je ne l'ai vu depuis longtemps. CHRISTINE --Qu'est-ce qu'il a? Qu'est-ce qu'il veut? FRANCOIS --Comment, ce qu'il a? Tu as bien vu comme il est tortu, bossu, defigure? CHRISTINE --Oui, j'ai vu; il est horrible, affreux. FRANCOIS --Et bien! c'est ca qui l'attriste; il a bien vu que tu t'approchais avec repugnance, presque avec degout, dit-il. CHRISTINE --C'est vrai, mais c'est sa faute. FRANCOIS --Comment, sa faute? C'est sa chute pendant l'incendie qui l'a si terriblement defigure. CHRISTINE --Oui, mais ecoute, Francois; avant je ne l'aimais pas, parce qu'il etait mechant pour toi. Le bon Dieu l'a puni; je l'ai plaint beaucoup et je lui ai pardonne quand il est devenu bon et qu'il t'a aime. Aujourd'hui, quand il est entre, il m'a fait pitie et j'etais disposee a lui porter un peu d'amitie; mais il m'a demande de l'aimer comme je t'aime, et alors... (le visage de Christine exprima une vive emotion), alors... je l'ai,... je ne l'ai plus aime du tout. Je l'ai trouve ridicule et bete! C'est sot de sa part; cela prouve qu'il n'a pas de coeur, qu'il ne comprend pas la reconnaissance, la tendresse que j'ai pour toi et pour notre pere; il ne comprend pas que je ne peux aimer personne comme je vous aime; que je ne suis heureuse qu'ici, avec vous, et que chez maman et partout je serai malheureuse loin de vous. Et quand maman et papa reviendront je serai desolee. Christine fondit en larmes; Francois la consola de son mieux, ainsi que M. de Nance, qui lui dit qu'elle etait une petite folle; que ses parents ne songeaient pas encore a revenir; que personne ne l'obligeait a aimer Maurice: qu'elle ne lui devait que de la compassion et de la bonte. Christine essuya ses yeux, avoua qu'elle avait ete un peu sotte et promit de ne plus recommencer. --Seulement, je te demande, Francois, de ne pas me laisser trop souvent pour aller voir Maurice et de ne pas l'aimer autant que tu m'aimes. --Sois tranquille, Christine; tu seras toujours celle que j'aimerai par-dessus tout, excepte papa. XX SURPRISE DESAGREABLE QUI NE GATE RIEN Les beaux jours du printemps arriverent et rendirent la campagne encore plus agreable aux habitants du chateau de Nance; Paolo etait devenu l'homme indispensable. Devoue, affectionne comme un chien fidele, il etait toujours pret a tout ce qu'on lui demandait; pour M. de Nance, c'etaient les affaires, les comptes, l'arrangement de la bibliotheque, les courses lointaines et autres travaux, qu'il accomplissait avec un zele; un empressement que rien n'arretait. Pour les enfants, c'etaient des commissions, des raccommodages, des inventions de jeux, des lecons de menuiserie, de gymnastique, des etablissements de cabanes, de berceaux de feuillage, et mille autres inventions qui naissaient dans le cerveau fertile de ce Paolo, bizarre, ridicule, mais aimant et devoue, M. de Nance lui avait demande de venir demeurer chez lui, l'education de Francois et de Christine exigeant beaucoup de temps et de surveillance. Il lui donnait cent francs par mois pour les deux enfants. M. et Mme des Ormes semblaient avoir oublie l'existence de leur fille; excepte une lettre que M. des Ormes ecrivait a Christine a peu pres tous les mois, elle n'entendait jamais parler de ses parents. Mme des Ormes ne s'etait pas informee une seule fois de ses besoins de toilette ou de livres, de musique, de tout ce qui compose l'education d'un enfant. Christine ne songeait pas encore a ces details, mais elle avait un sentiment vague et penible de l'abandon de ses parents, et un sentiment tendre et reconnaissant de ce que M, de Nance faisait pour son education, pour son amelioration; elle eprouvait aussi, une grande reconnaissance des soins que donnait Paolo a son instruction; elle l'aimait tres sincerement; lui, de son cote, admirait son intelligence, sa facilite a retenir et a comprendre: elle venait d'avoir dix ans; elle avait commence son education a huit ans, et en piano, italien, histoire, geographie, dessin, elle etait avancee comme l'est une bonne eleve de dix a onze ans; elle avait donc regagne tout le temps perdu. Isabelle aussi lui inspirait une affection pleine de respect et de soumission. Isabelle ne cessait de remercier son cher Francois de l'avoir decidee a se charger de Christine, ( Quelle heureuse position tu m'as faite, mon cher Francois, entre toi et Christine, chez ton excellent pere; rien ne manque a mon bonheur. Puisse-t-il durer toujours! ) Il dura jusqu'a l'ete. Un jour de juillet, que les enfants, aides de M. de Nance et de Paolo, construisaient un berceau de branchages au pied duquel ils plantaient des plantes grimpantes, une femme apparut au milieu d'eux; c'etait Mme des Ormes. La surprise les rendit tous immobiles; rien n'avait fait pressentir sa visite. MADAME DES ORMES --Eh bien! Monsieur de Nance; eh bien! mon cher esclave Paolo; eh bien! Christine, vous ne me dites rien? M. de Nance salua froidement et sans mot dire. Paolo salua gauchement et devint rouge comme une pivoine. Christine alla embrasser sa mere, mais Mme des Ormes arreta une demonstration dangereuse pour son col garni de dentelles et pour sa coiffure emmelee de fausses nattes et de faux bandeaux; elle lui saisit les mains, lui donna un baiser sur le front; et, la regardant avec surprise: --Comme tu es grandie! Je suis honteuse d'avoir une fille si grande! Tu as l'air d'avoir dix ans! Et je les ai, maman, depuis huit jours. MADAME DES ORMES --Quelle folie! Toi, dix ans! Tu en as huit a peine! CHRISTINE --Je suis sure que j'ai dix ans, maman. MADAME DES ORMES --Est-ce que tu peux savoir ton age mieux que moi? Je te dis que tu as huit ans, et je te defends de dire le contraire. Puisque j'ai a peine vingt-trois ans, tu ne peux avoir plus de huit ans. Personne ne repondit; elle mentait et se rajeunissait de dix ans, car elle s'etait mariee a vingt-deux ans, et Christine etait nee un an apres son mariage. --Monsieur de Nance, continua-t-elle, je vous remercie d'avoir garde Christine si longtemps; elle a du bien vous ennuyer. M. DE NANCE --Au contraire, Madame, elle nous a fait passer un hiver et un printemps fort agreables. MADAME DES ORMES --En verite! Mais... alors,... si vous vouliez la garder jusqu'au retour de mon mari? J'ai tant a faire, tant a arranger dans ce chateau! J'ai tout justement besoin de l'appartement de Christine, car j'attends beaucoup de monde, Je serais obligee de la mettre dans les mansardes, et la pauvre petite serait tres mal. Et puis elle s'ennuierait a mourir, car je ne peux la laisser descendre au salon quand j'ai quelqu'un! Elle est trop grande pour..., pour perdre son temps. Vous me la rendrez quand je serai seule. M. DE NANCE --Donnez-la moi, Madame, quand vous voudrez et le plus que vous pourrez; mon fils et moi, nous sommes heureux de l'avoir. MADAME DES ORMES --Votre fils? Ah oui! c'est vrai! C'est ce joli petit la-bas. A la bonne heure! Il ne grandit pas comme une perche lui! il ne vous fait pas vieux par sa taille. Adieu, cher Monsieur! Paolo, venez avec moi; j'ai besoin de vous. Adieu, Christine. Mme des Ormes fit quelques pas, puis revint. --A propos, Christine, tu n'as pas besoin de venir me voir chez moi. Ne la laissez pas venir, cher M. de Nance. Je viendrai la voir chez vous... Adieu... Eh bien! ou est Paolo?.. Paolo!... mon pauvre Paolo! Il sera parti en avant dans son empressement de me voir. Et Mme des Ormes hata le pas, pour rentrer et retrouver Paolo, auquel elle voulait faire executer differents travaux dans ses appartements. M. de Nance fut quelques minutes, avant de revenir de son etonnement. Cette mere retrouvant sa fille sans aucune joie, aucune emotion, apres une separation de huit mois! ne s'occupant que de la taille et de l'age de sa fille, qu'elle veut cacher pour se rajeunir elle-meme! c'etait plus revoltant encore que l'indifference passee; et la tendresse de M. de Nance pour Christine se revoltait d'un accueil aussi froid. Francois et Christine n'etaient pas encore revenus de leur frayeur d'etre separes, et de leur stupefaction de se sentir reunis pour longtemps. CHRISTINE --Oh! Francois, Francois! quel bonheur que j'ai tant grandi! Je vais tacher de beaucoup manger pour grandir plus encore et pour rester ici avec toi. Christine et Francois sautaient et battaient des mains dans leur joie; M. de Nance rit de bon coeur de la resolution de Christine. Chacun avait compris son bonheur et se livrait a une gaiete bruyante et a des plaisanteries rejouissantes, lorsque Paolo parut, l'air encore si effraye et regardant de tous cotes si la tete de Meduse avait reellement disparu. Se voyant en famille, comme il disait, il se mit aussi a battre des mains, a gambader, a rire tout haut, au grand ebahissement de ses amis; Francois et Christine joignirent leur gaiete a la sienne; M. de Nance riait en les regardant. --Ze me souis cace derriere le gros arbre! Z'avais oune peur terrible que la signora ne m'apercout et ne me tirat de ma cacette. Quelle signora terribila! Aie! ze crois que ze l'entends. Et Paolo se precipita derriere son arbre. C'etait une fausse alerte; personne ne parut. XXI VISITES DE M. ET MADAME DES ORMES Les habitants du chateau de Nance ne s'apercurent du retour de M. et Mme des Ormes que par quelques rares apparitions du pere ou de la mere de Christine. M. des Ormes confirma la defense qu'avait faite sa femme a Christine de venir au chateau. --Ta mere a toujours du monde; elle craint que tu ne t'ennuies, que tu ne deranges tes heures de travail; et puis il faudrait venir te chercher, te ramener, ce qui serait difficile avec tous ces messieurs et dames qu'il faut promener et voiturer. Puisque M. de Nance a la bonte de te garder chez lui, nous sommes bien tranquilles sur ton compte; et je suis convaincu que tu n'es pas fachee de cet arrangement. CHRISTINE --Du tout, du tout, papa, au contraire; je suis si heureuse avec ce bon M. de Nance et mon ami Francois. M. DES ORMES --Allons, tant mieux, ma fille, tant mieux! J'espere que tu aimes M. de Nance, que tu es aimable pour lui. CHRISTINE --Je l'aime de tout mon coeur, papa, et je le lui temoigne tant que je peux. Je voulais meme l'appeler papa ou mon pere, mais il n'a pas voulu; il croit que cela vous fera de la peine. M. DES ORMES --Pas le moins du monde. Appelle-le comme tu voudras. CHRISTINE --Merci, papa, merci, je le lui dirai. Vous etes bien bon; je vous remercie bien. M. DES ORMES --Je suis bien aise de te faire plaisir, Christine, et que tu me le dises. Adieu, ma fille; je viendrai te voir souvent; mais pas de visites chez nous, ta mere m'a charge de te le rappeler. CHRISTINE --Soyez tranquille, papa, je ne viendrai pas. M. DES ORMES --A propos, as-tu su que ton oncle et ta tante de Cemiane etaient en Italie pour quelques annees! CHRISTINE --Non, papa; je croyais qu'ils reviendraient passer l'ete a Cemiane. M. DES ORMES --Ils sont alles en Suisse, puis en Italie, pour la sante de ta tante, qui souffre de la poitrine. Adieu, Christine, bien des amities a M. de Nance. A peine M. des Ormes fut-il parti, que Christine s'elanca vers l'appartement de M. de Nance. Elle entra comme un ouragan. --Papa! mon pere! Je peux voua appeler comme je le voudrai; papa me l'a permis. --Christine, Christine, dit M. de Nance en hochant la tete, tu as eu tort de le lui demander. Je t'ai deja dit que ce n'etait pas bien. CHRISTINE, avec affection. --Pas bien? pourquoi? Ne faites-vous pas pour moi ce que vous feriez si j'etais votre fille? Ne me traitez-vous pas comme si j'etais votre fille? Ne m'aimez-vous pas comme une vraie fille, comme une vraie soeur de Francois? Ne croyez-vous pas que je vous aime comme un vrai pere? Pourquoi donc m'obliger a vous parler comme a un etranger, a vous appeler monsieur? Pourquoi m'imposer cette peine? Pourquoi me defendre de vous donner le nom que vous donne mon coeur, celui que vous donne Francois, qui ne peut pas vous aimer plus que je ne vous aime! Mon pere, mon cher pere, laissez-moi vous appelez mon pere. En achevant ces mots, Christine se laissa glisser a genoux devant M. de Nance; elle appuya ses levres sur sa main, et le regarda avec ces grands yeux doux et suppliants qui faisaient de Paolo son tres humble serviteur, M. de Nance, de meme que Paolo n'y resista pas; il releva Christine, la serra dans ses bras, l'embrassa a plusieurs reprises, et lui dit d'une voix emue: --Ma fille! ma chere fille! appelle-moi ton pere, puisque ton pere te le permet, et crois bien que si je suis un pere pour toi, tu es pour moi une fille bien tendrement aimee. Christine remercia M. de Nance, lui demanda pardon de l'avoir derange de son travail, et alla raconter ce qui venait de se passer a Francois, qui s'en rejouit autant qu'elle. Elle rentra ensuite dans son appartement, ou l'attendait Paolo pour lui donner ses lecons. L'ete se passa ainsi, bien calme pour Francois et pour Christine; M. de Nance refusa toutes les invitations de M. et de Mme des Ormes. --C'est bien mal a vous, M. de Nance, lui dit un jour Mme des Ormes dans une de ses rares visites; vous refusez toutes mes invitations; vous ne voyez aucune de mes fetes, qui sont si jolies, aucun de mes amis, qui sont si aimables, qui m'aiment tant, qui sont si heureux pres de moi! Vous ne goutez a aucun de mes excellents diners; j'ai un cuisinier admirable! un vrai Vatel! M. DE NANCE --Je suis vraiment contrarie, madame, d'avoir toujours a vous refuser; mais les devoirs de la paternite s'accordent mal avec les plaisirs du monde, et je prefere une soiree passee avec mes enfants, aux fetes les plus brillantes. MADAME DES ORMES --Comment dites-vous, mes enfants? Je croyais que vous n'aviez qu'un fils. M. DE NANCE --Et Christine, madame? Ne m'avez-vous pas permis de la regarder comme ma fille? MADAME DES ORMES --Christine! Vous avez la bonte de vous en occuper vous-meme? Vous ne la laissez pas a sa bonne? M. DE NANCE --Non, madame. Je croirais manquer a la confiance que vous avez bien voulu me temoigner en me la... donnant..., car vous me l'avez bien donnee, n'est-il pas vrai? MADAME DES ORMES, riant. --Oui, oui. Gardez-la tant que vous voudrez! Mais... ou est-elle? Je suis venue pour la voir. M. DE NANCE --Je vais la faire descendre, madame; elle prend sa lecon de musique avec Paolo. M. de Nance sonna --Faites venir Mlle Christine, dit-il au domestique. MADAME DES ORMES A propos de Paolo, il y a longtemps que je ne l'ai vu. J'ai besoin de lui pour une decoration de theatre; nous allons jouer la Belle au bois dormant. C'est moi qui fais la BELLE. Tous ces messieurs ont declare que personne ne remplirait ce role mieux que moi. Ces dames etaient furieuses. Mais ils ont dit que les bras etaient tres en evidence, car je serai dans un fauteuil, les bras pendants; on dit que j'ai de tres beaux bras... Comment trouvez-vous mes bras? M. DE NANCE, froidement. --Probablement tres beaux, madame; mais je ne m'y connais pas. --Mon pere, vous me demandez!... s'ecria Christine, qui arrivait en courant le croyant seul. Ah! Christine venait d'apercevoir sa mere, que les dernieres paroles de M. de Nance avaient mise de mauvaise humeur. MADAME DES ORMES --A qui parlez-vous, si haut, Christine? Croyez-vous entrer dans une ecurie? CHRISTINE --Pardon, maman: on m'avait dit que M. de Nance me demandait. Je le croyais seul. MADAME DES ORMES --Et pourquoi l'appelez-vous votre pere? CHRISTINE --Maman, papa m'a permis d'appeler M. de Nance, mon pere, parce qu'il est si bon pour moi... MADAME DES ORMES --Ah! Ah! ah! la bonne idee! Dieu! que c'est bete a M des Ormes! M. de Nance s'apercut que les choses allaient tourner mal pour la pauvre Christine interdite, et il crut devoir intervenir. M. DE NANCE --Christine est d'une reconnaissance excessive du peu que je fais pour elle, madame. Elle croit la mieux temoigner en m'appelant son pere. Comment pourrai-je oublier qu'elle est votre fille, qu'elle me vient de vous; qu'en m'occupant d'elle, c'est a vous que je rends service; qu'elle est pour moi un souvenir perpetuel de vous? --Mme des Ormes, enchantee, serra la main de M, de Nance, baisa Christine au front. --Tu as bien raison, Christine, aime-le bien... et appelle-le ton pere, car il est cent fois meilleur que ton vrai pere. Au revoir cher monsieur de Nance; je viendrai tres souvent vous voir. Et ne craignez pas que je vous enleve Christine: non, non; puisque vous y tenez, gardez-la en souvenir de moi. Adieu, mon ami. M. de Nance la salua profondement et la reconduisit jusqu'a sa voiture. Elle y etait deja montee et M. de Nance s'en croyait debarrasse, lorsqu'elle sauta a terre et remonta le perron. --Et Paolo que j'oublie! Christine, va me le chercher... Dieu! qu'elle est grande, cette fille! dit Mme des Ormes en la regardant courir pour executer l'ordre de sa mere. C'est vraiment ridicule d'avoir une fille si grande pour son age; elle est encore grandie depuis mon retour, Ne craignez-vous pas, cher monsieur de Nance, en la laissant vous appeler son pere, qu'elle ne vous vieillisse terriblement? --Je ne crains rien dans ce genre, repondit M. de Nance en souriant. Francois a quatorze ans, et je ne cherche pas a me rajeunir. MADAME DES ORMES --Vous avez l'air si jeune. Quel age avez-vous? M. DE NANCE --J'ai quarante ans, madame. MADAME DES ORMES --Quarante ans! Dieu! quelle horreur! j'espere bien n'avoir jamais quarante ans!... Il est vrai que j'en suis loin! J'ai a peine vingt-trois ans. M. de Nance ne put reprimer entierement un sourire moqueur. MADAME DES ORMES --Vous ne le croyez pas? C'est a cause de cette ridicule taille de Christine, a laquelle on donnerait dix ans, en verite? Et c'est a peine si elle en a huit. Je me suis mariee a quinze ans. M. de Nance ne pouvait repliquer sans dire une impertinence: il se tut. --Maman, dit Christine qui revenait tout essoufflee, je ne trouve pas M. Paolo; il est sans doute parti, ne vous sachant pas ici. MADAME DES ORMES --Que c'est ennuyeux! Comment ne lui a-t-on pas dit que j'etais la. Ce bon Paolo! Il est si heureux quand il me voit! Envoyez-le-moi demain, mon cher monsieur de Nance. Adieu, a bientot. Elle monta dans son poney-duc et partit en envoyant des baisers avec ses doigts epates qu'elle croyait effiles. --C'est ennuyeux que Paolo soit parti, dit Christine; je n'avais pas fini ma lecon de piano, et je n'ai pas encore eu ma lecon d'histoire. M. DE NANCE --Il reviendra peut-etre, mon enfant; et, s'il rentre trop tard, tu viendras chez moi, je te donnerai ta lecon d'histoire. CHRISTINE --Oh! merci, mon pere! J'aime tant quand c'est vous qui me donnez mes lecons... Mais, dites-moi, mon pere, est-ce vrai que vous ne me soignez que pour maman, et que vous ne m'aimez qu'en souvenir d'elle? M. DE NANCE --Ma pauvre petite, je te soigne pour toi, je ne t'aime que pour toi. Ce que j'en ai dit a ta maman, c'etait pour adoucir sa mauvaise humeur, pour detourner son intention du reproche qu'elle t'adressait, et de crainte que ta grande tendresse pour nous ne lui donnat la pensee de te faire revenir chez elle. Tu juges quel chagrin c'eut ete pour moi, pour Francois et pour toi-meme. CHRISTINE --Je crois que j'en serais morte! Vous quitter, rentrer la-bas apres avoir ete heureuse et aimee ici, vous savoir dans le chagrin, vous et Francois! Mon Dieu! mon Dieu! oui, j'en serais morte! --Pst! pst! est-elle partie? dit une voix qui semblait venir du ciel. M. de Nance et Christine leverent la tete et virent apparaitre a une lucarne du grenier la tete de Paolo, inquiet et alarme. M. DE NANCE --Vous voila! Que faites-vous donc la-haut? Je vous croyais sorti. --Attendez Paolo oune minute, signor. Ze descends. Deux minutes apres, Paolo apparut; il paraissait content, mais encore un peu inquiet. --Ze me souis sauve; z'avais peur que la signora ne me poursuivit; z'ai couru au grenier, et, comme ze n'entendais plus rien, z'ai regarde et ze souis venu. M. DE NANCE --Mon cher, vous n'avez pas gagne grand'chose, car je suis charge de vous envoyer demain chez Mme des Ormes. Paolo fit une mine allongee qui fit rire M. de Nance, mais il fit signe a Paolo de se taire a cause de Christine. --A present, mon ami, allez continuer les lecons de ma petite Christine; finissez votre temps de galeres. --O Dio! quelle galere! avec oune si sarmante signora! si douce, si obeissante, si intellizente, si... M. DE NANCE, riant --Assez, assez, mon cher, assez. Vous allez donner de l'orgueil a ma fille. CHRISTINE --A moi, mon pere? De l'orgueil? et de quoi? Que fais-je, moi, que suivre vos conseils et ceux du bon Paolo! C'est vous et lui qui devez avoir de l'orgueil, si je fais bien; vous surtout, mon pere, vous qui m'apprenez a etre ce que dit Paolo, douce et obeissante, et a demander au bon Dieu de me rendre bonne et pieuse comme Francois. -Voyez, voyez, signor! Quel anze que cet enfant! s'ecria Paolo en joignant les mains et en s'elancant ensuite sur Christine, que, dans son admiration, il enleva de six pieds, et qu'il remit a terre avant qu'elle eut le temps de pousser un cri de frayeur. --Vous m'avez fait peur, Paolo, lui dit Christine d'un air de reproche. --Pardon. signorina, pardon, dit Paolo confus; c'etait la zoie, l'admiration. Et il rentra un peu honteux, precede de M. de Nance et de Christine. XXII MAURICE CHEZ M. DE NANCE Francois rentrait un jour de chez Maurice, qu'il continuait a voir une ou deux fois par semaine, et dont la sante et l'etat physique ne s'amelioraient guere. Ses jambes et ses reins ne se redressaient pas; son epaule restait aussi saillante, son visage aussi couture. Il s'affaiblissait au lieu de prendre des forces. Sa difformite et l'insouciance de son frere lui donnaient une tristesse qu'il ne pouvait vaincre; il allait assez souvent chez M. de Nance, ou il etait toujours recu avec amitie; Christine etait bonne et aimable pour lui; elle lui temoignait de la compassion, mais pas l'amitie qu'il aurait desire lui inspirer et qu'il eprouvait pour elle. Plusieurs fois il lui representa qu'il avait les memes droits que Francois a son affection, puisqu'il etait infirme et malheureux comme lui. --Francois n'est pas malheureux, repondit Christine; il a eu du courage; il s'est resigne... D'ailleurs,... Christine se tut. MAURICE --D'ailleurs quoi, Christine? Parlez. CHRISTINE --Non, j'aime mieux me taire. Seulement personne ne pourra faire pour moi ce qu'ont fait M. de Nance et Francois, je vous l'ai deja dit. Et je vous ai dit aussi que je ferais ce que je pourrais pour vous temoigner la compassion et l'interet que vous m'inspirez. Maurice recommencait son exhortation, Christine repondait de meme, et quand elle se trouvait seule avec M. de Nance, elle se plaignait a lui des importunites de Maurice. --Chaque fois qu'il me dit de ces choses, je l'aime moins; je le trouve de plus en plus ridicule; il demande plus qu'il ne le devrait; et comme je ne sais que lui repondre, ses visites me sont desagreables... Que faire, cher pere? Je crains de ne pouvoir m'empecher de le detester. M. DE NANCE --Non, chere petite; il t'ennuie; mais tu ne le detesteras pas, car tu penseras qu'il est l'ami de Francois... CHRISTINE --Oh!... l'ami!... Francois y va par charite. M. DE NANCE --Et toi, tu le recevras par charite. Et tu prieras le bon Dieu de te rendre bonne et charitable; et tu n'oublieras pas que tu vas faire ta premiere communion l'annee prochaine. CHRISTINE, l'embrassant --Et puis je penserai a vous et a Francois pour vous imiter; la premiere fois que Maurice viendra, vous verrez, cher pere, comme je serai bonne! Les bonnes resolutions de Christine porterent leur fruit; Maurice crut voir que Christine l'aimait enfin comme il desirait en etre aime, et il devint plus gai et plus aimable pendant ses visites. Le jour ou Francois revint de chez Maurice, comme nous l'avons dit, il avait trouve son pauvre protege fort triste; ses parents lui avaient annonce que, n'ayant pas ete a Paris depuis pres d'un an, leurs affaires s'etaient derangees et les obligeaient a y aller passer un ou deux mois; que, de plus, leur pere etait assez gravement malade et les demandait; qu'il fallait s'appreter a partir sous peu de jours, et qu'Adolphe entrerait au college des leur arrivee a Paris. --Alors, dit Maurice, j'ai supplie maman de me laisser ici et de ne pas m'exposer a la honte, aux humiliations penibles que je subirais a Paris. Maman, inquiete de ma sante, ne veut pas me quitter, et pourtant elle est obligee d'aller a Paris pour ses affaires et pour mon grand-pere. Il faut donc que je me laisse emmener, que je subisse toutes les peines que je prevois. Si papa pouvait y aller seul, je m'y resignerais encore; et quant a Adolphe, je comprends bien qu'ici il ne travaille pas, il perd son temps et il a besoin d'aller au college; mais, maman partant, il faut que je parte aussi? Quel chagrin pour moi de quitter la campagne et ma vie calme et retiree! Maman, me voyant si malheureux de ce voyage, m'a dit qu'elle ferait le sacrifice que je lui demandais qu'elle me laisserait ici, et qu'elle se separerait d'avec moi si nous avions dans le voisinage un parent ou un ami intime qui voulut bien me recevoir chez lui pendant un mois ou deux, et encore, a la condition que moi ou le medecin nous lui ecririons tous les jours pour la rassurer sur ma sante. C'est vrai que je suis malade, plus malade meme qu'elle ne le croit, car je lui cache la plus grande partie: de mes souffrances pour ne pas l'inquieter davantage. Ce fatal voyage me tuera! Et, par malheur, nous n'avons dans le voisinage aucun parent aucun ami qui puisse me recueillir! Oh! Francois, que je suis malheureux! Francois, ne trouvant aucune parole pour consoler le pauvre Maurice, pleura avec lui et l'engagea a recourir a Dieu et a la sainte Vierge. Il lui promit de lui ecrire souvent; il chercha a le rassurer sur sa sante, sur les terreurs que lui causait son sejour a Paris, et le laissa un peu moins abattu, mais bien malheureux encore. Francois vint raconter a son pere et a Christine le nouveau et vif chagrin du pauvre Maurice. --Pauvre garcon! pauvre Maurice! dit Christine; que pouvons-nous faire pour le consoler dans sa douleur? M. DE NANCE --Ses chagrins sont malheureusement de nature a ne pouvoir etre effaces; mais nous pouvons les adoucir en redoublant de soins et d'affection jusqu'a son depart. Demain, Francois pourra y retourner, et nous l'accompagnerons. CHRISTINE --Mon pere, je crois que j'ai trouve un moyen excellent de le rendre non seulement moins triste, mais heureux. M. DE NANCE --Toi, tu as trouve cela, Christine? Dis-le nous bien vite. CHRISTINE --C'est que vous allez etre... pas content. M. DE NANCE --Pas content? Pourquoi? Ton invention est donc mauvaise, mechante? CHRISTINE. --Au contraire, mon pere; excellente et tres bonne. Devinez! Ce n'est pas difficile. M. DE NANCE --Comment veux-tu que je devine, si tu ne me dis pas quelque chose pour m'aider? CHRISTINE --Et toi, Francois, devines-tu? Francois la regarda attentivement. --Je crois que j'ai trouve, s'ecria-t-il. Et il dit quelques mots a l'oreille de Christine. --C'est ca, tu as devine, repondit-elle en riant A votre tour, mon pere; vous ne devinez pas. M, DE NANCE --Hem! je crois que je devine aussi, Tu veux que je lui propose... CHRISTINE --C'est cela! c'est cela! Eh bien! papa, voulez-vous? M. DE NANCE, souriant -Mais tu ne m'as pas laisse achever! tu ne sais pas ce que j'allais dire! CHRISTINE --Si fait, si fait! Et je vous demande encore: Le voulez-vous? M. DE NANCE, avec malice --Il faut bien, puisque tu le desires si vivement. Mais je te demande instamment que ce ne soit pas pour longtemps. Huit jours au plus. CHRISTINE --Ce sera assez mon pere, pour le consoler; pourtant, j'aimerais mieux un mois que huit jours. M, DE NANCE, de meme --Nous verrons si nous pouvons nous y habituer, Francois et moi. CHRISTINE --Oh! vous vous y habituerez tres bien. Francois ira le lui demander demain. M. DE NANCE, souriant. --Il vaut mieux que tu y ailles toi-meme avec Isabelle: tu verras en meme temps la chambre que te donnera Mme de Sibran pour toi et pour Isabelle. CHRISTINE, effrayee --Quelle chambre? Pourquoi une chambre? M. DE NANCE --Mais pour demeurer chez Mme de Sibran pendant huit jours, jusqu'a son depart, comme tu le desires. CHRISTINE --Moi, demeurer la-bas? Moi, vous quitter? aller chez ce Maurice que je ne peux pas souffrir? Oh! mon pere! vous ne m'aimez donc pas, puisque vous me renvoyez avec tant de facilite! Vous ne croyez pas a ma tendresse, puisque vous me supposez le desir, la possibilite de vouloir vous quitter! Francois, tu avais devine, toi; tu m'aimes! Christine, desesperee et tout en larmes, se jeta au cou de Francois, qui regardait son pere avec tristesse. M. DE NANCE, la saisissant dans ses bras et l'embrassant. --Christine! ma fille! mon enfant! Ne pleure pas! Ne t'afflige pas! C'est une plaisanterie; je devinais tres bien que tu me demandais de faire venir Maurice ici avec nous. Tu ne m'as pas laisse achever, et j'ai profite de l'occasion pour te guerir de ta precipitation a vouloir comprendre les pensees inachevees. Je suis desole, chere enfant, du chagrin que tu temoignes! Et crois bien que je ne t'aurais jamais permis l'inconvenance que je te proposais en plaisantant; et que je tiens trop a toi, que j'aime trop, pour me separer de toi volontairement. Christine, consolee, embrassa tendrement ce pere et ce frere tant aimes, et renouvela la proposition d'avoir Maurice a Nance. M. DE NANCE --Tout ce que vous voudrez, mes enfants; je m'associe a votre acte de charite, quoiqu'il ne me soit pas plus agreable qu'a Christine; mais, comme elle, je supporterai les ennuis d'un malade etranger et je vaincrai mes repugnances. Quand Francois retourna le lendemain chez Maurice, et lui fit part de l'invitation de M. de Nance, le visage de Maurice exprima une telle joie, une telle reconnaissance, que Francois en fut touche. Il remercia Francois dans les termes les plus affectueux, et annonca le depart de sa mere pour le lendemain matin, parce qu'on avait recu de mauvaises nouvelles de son grand-pere. FRANCOIS --Alors tu viendras a Nance dans l'apres-midi? MAURICE --J'en parlerai a maman; elle le voudra bien, j'en suis sur, et alors je viendrai le plus tot que je pourrai. Mais, dis-moi, Francois, Christine ne sera-t-elle pas ennuyee de mon long sejour pres de vous? FRANCOIS --Pas du tout, puisque c'est elle qui en a eu l'idee et qui l'a demande a papa. MAURICE --En verite? Christine! Oh! qu'elle est bonne! Quelle bonne petite amie j'ai la! Francois reprima un petit mouvement de mecontentement du vol que voulait lui faire Maurice de l'amitie de Christine. Mais il reflechit que Christine n'avait pour Maurice que de la compassion, et que ce n'etait qu'un acte de charite qu'elle exercait envers lui. --A demain! lui dit Francois. --Oui, a demain, cher ami! dit gaiement Maurice. Eh bien! tu pars sans me donner la main? FRANCOIS --C'est vrai! Je n'y pensais pas! Viens de bonne heure. MAURICE --Le plus tot que je pourrai; merci, mon ami. Francois s'en retourna a Nance un peu pensif; il rencontra a moitie chemin Christine et son pere qui venaient a sa rencontre. M. de Nance demanda des nouvelles de Maurice, pendant que Christine disait a Francois: --Qu'as-tu, tu es triste! --Oui, je suis fache contre moi-meme. Et il raconta a son pere et a Christine ce que lui avait dit Maurice. --Et alors dit-il. CHRISTINE, vivement. --Et alors, tu es fache contre lui, et tu as eu envie de lui dire que je n'etais pas son amie et que tu etais et serais mon seul ami, et que je ne l'aimerais jamais comme je t'aime? Et puis, tu ne l'aimes pas; tout comme moi, dit Christine en riant et en l'embrassant. FRANCOIS. Surpris. --Tiens! comment as-tu devine? CHRISTINE --C'est que cela m'a fait la meme chose quand il m'a demande de l'aimer comme je t'aime: je le trouvais bete, je me sentais fachee contre lui, et depuis ce temps je ne peux pas l'aimer pour de bon; mais papa dit que ca ne fait rien, qu'on peut tout de meme etre bon et aimable pour lui, sans l'aimer. FRANCOIS --Je crains que ce ne soit mal de ma part, papa; c'est vrai que je ne l'aime pas. Et pourtant il me fait pitie, je le plains; mais je n'aime pas a le voir. M. DE NANCE --Et pourtant tu y vas de plus en plus, mon ami. FRANCOIS --Parce que je l'aime de moins en moins; et c'est pour me punir de ce mauvais sentiment, que je fais plus pour lui que si je l'aimais. M. DE NANCE -Tu ne peux faire ni plus ni mieux, mon ami, car tu agis par charite; tu fais donc plus et mieux que si tu agissais par amitie... Sois bien tranquille, et, quand il sera ici, continue a lui laisser croire que tu es son ami. Le bon Dieu te recompensera de ce grand acte de charite. CHRISTINE --Mon pere, vous avez raison de dire grand acte de charite, parce que c'est bien difficile d'etre avec les gens qu'on n'aime pas, comme si on les aimait. L'arrivee de Paolo interrompit leur conversation, que Francois reprit avec son pere avant de se coucher. Ils dirent beaucoup de choses que nous n'avons pas besoin de savoir, et dont le resultat fut pour Francois une tranquillite de coeur complete, un redoublement de tendresse pour Christine et de compassion pour Maurice, qu'il resolut de traiter plus amicalement encore que par le passe. XXIII FIN DE MAURICE Le lendemain, Maurice arriva pale et defait, les yeux rouges et gonfles, la poitrine oppressee. Le depart de ses parents lui avait cause une douleur profonde, malgre la promesse de sa mere de revenir des qu'il y aurait une amelioration dans la sante de son grand-pere. Quand il vit Francois et Christine qui accouraient au-devant de lui, il sourit, un eclair de joie illumina son visage; il hata le pas pour les joindre plus vite; dans son empressement, une de ses jambes accrocha l'autre, et il tomba tout de son long par terre; aussitot un flot de sang s'echappa de sa bouche: une veine s'etait rompue dans sa poitrine. Francois et Christine coururent a lui pour le relever, et, malgre leur frayeur, ils n'en temoignerent aucune, de peur d'effrayer Maurice. --Va chercher papa, dit Francois a l'oreille de Christine, qui partit comme une fleche. CHRISTINE --Mon pere, venez vite; Maurice vomit du sang: Francois le soutient. M. DE NANCE, se levant. --Ou sont-ils? CHRISTINE --Dans le vestibule. M. DE NANCE --Va vite appeler ta bonne, ma chere enfant; qu'elle apporte ce qu'il faut. Isabelle, en entendant le recit de Christine, prit une fiole d'eau de Pagliari, en versa une cuilleree dans un verre d'eau, et se hata d'arriver pres de Maurice, auquel elle fit boire la moitie de cette eau. Quelques instants apres il but l'autre moitie, et le vomissement de sang, qui avait deja diminue, s'arreta tout a fait. Isabelle obligea Maurice a se mettre au lit, malgre sa resistance. Il temoignait un tel chagrin d'etre separe de ses amis Francois et Christine, que M. de Nance lui promit de les lui amener, pourvu qu'il parlat le moins possible, ce que Maurice promit avec joie. M. de Nance ne tarda pas a ramener les enfants. MAURICE --Francois, Christine, mes chers, mes bons amis; je suis bien malade, je le sens... Je suis trop malheureux; j'ai demande au bon Dieu de me faire mourir. FRANCOIS --Oh! Maurice, que dis-tu? Tu veux donc noua quitter; tu ne nous aimes donc plus? MAURICE --C'est parce que je vous aime trop que je suis malheureux. Je voudrais etre toujours avec vous, et je vous vois si peu. Je voudrais etre avec maman et papa, et les voila partis! Je voudrais que mon frere m'aimat, et il ne me temoigne que de l'indifference. Toi, Francois, et toi, chere et bonne Christine, si vous pouviez etre mon frere et ma soeur. Mais vous ne l'etes pas! Je voudrais que vous m'aimiez de telle sorte que vous n'aimiez que moi, et cela aussi est impossible. M. DE NANCE --Maurice, vous parlez trop; je vais renvoyer vos amis si vous continuez. MAURICE --Pardon. monsieur; je ne dirai plus rien. Francois et Christine s'assirent pres du lit de Maurice et chercherent a le distraire en causant, avec M. de Nance, de leurs projets d'hiver et de l'ete prochain. Ils melaient toujours Maurice a leurs projets, pensant lui faire plaisir. Il souriait tristement; a la Longue, une larme qu'il retenait, coula le long de sa joue. FRANCOIS --Maurice, tu pleures? Souffres-tu? Qu'as-tu? MAURICE --Je ne souffre que d'une grande faiblesse. Je pleure parce que je vous aurai quittes depuis longtemps quand le printemps arrivera. M. DE NANCE --Pourquoi? Si votre bonheur et votre sante dependent de votre sejour chez moi, je ne serai pas assez cruel pour vous renvoyer, mon pauvre garcon. MAURICE --Ce n'est pas ce que je veux dire, monsieur... Je crois que je n'ai plus longtemps a vivre. FRANCOIS --Maurice, ne pense donc pas a des choses si tristes! MAURICE --Mes bons amis, le peu d'affection que m'a temoigne mon frere, le depart de maman et de papa, que je croyais ne jamais quitter dans l'etat ou je suis, la crainte de mourir loin d'eux, sans les revoir, sans recevoir leur benediction, sans les embrasser, tout cela me tue! Depuis longtemps je me sens mourir, et je le cache a mes parents; je les regrette amerement, et pourtant je suis heureux d'etre ici, parce que je veux mourir bien pieusement, et vous m'y aiderez. Vous etes tous si bons, si pieux! Chez moi, personne ne prie; personne ne parle du bon Dieu; personne n'a l'air d'y penser, Monsieur de Nance, ajouta-t-il en joignant les mains, ayez pitie de moi! Je voudrais faire ma premiere communion comme l'a faite Francois, et je ne sais comment la faire; je ne sais rien; je ne sais meme pas prier. Ayez pitie de moi! Dites, que dois-je faire? --Mon pauvre garcon, repondit M. de Nance attendri, il faut vous soumettre a la volonte de Dieu; vivre s'il le veut, et ne pas vous preoccuper de la crainte de mourir. Il faut vous soigner comme on vous l'ordonne, offrir a Dieu les chagrins qu'il vous envoie, et lui demander du courage et de la patience. Quant a la premiere communion, nous en reparlerons demain. A present, restez bien tranquille jusqu'a l'arrivee du medecin, que j'ai envoye chercher Isabelle ou Bathilde restera pres de vous. Soyez calme, mon ami, et remettez-vous entre les mains du bon Dieu, notre pere et notre ami a tous. M. de Nance lui serra la main. --Merci, monsieur, merci: vous m'avez deja console. --M. de Nance sortit, emmenant Francois et Christine qui pleuraient et qui envoyerent a Maurice un baiser d'adieu, auquel il repondit par un sourire. --Le croyez-vous bien malade, papa? dit Francois avec anxiete. M. DE NANCE --Je ne sais, mon ami; il est possible qu'il voie juste en se croyant pres de sa fin; il est extremement change et affaibli depuis quelque temps deja. Aujourd'hui son visage est tres altere. Le depart de ses parents l'a beaucoup afflige. FRANCOIS --Pauvre Maurice! et moi qui ne l'aimais pas! CHRISTINE --Et moi donc? Mais nous allons le soigner comme si nous l'aimions tendrement; n'est-ce pas, Francois? FRANCOIS --Oh oui! Et je l'aime reellement a present; il me fait trop pitie. CHRISTINE --Je suis comme toi, et je crois que je l'aime. Quand le medecin arriva, il traita legerement le vomissement de sang de Maurice; il l'attribua a sa chute, et pensa que ce serait un bien pour le fond de la sante; il engagea Maurice a se lever, a manger, a sortir, a faire, enfin, ce que lui permettraient ses forces. M. de Nance lui demanda pourtant d'ecrire a M. et a Mme de Sibran pour les avertir de l'accident arrive a leur fils. Lui-meme leur en raconta tous les details en ajoutant l'opinion du medecin, et promit de les avertir de la moindre aggravation dans l'etat de Maurice. Cette consultation rassura tout le monde, excepte Maurice lui-meme, qui persista a vouloir hater sa premiere communion. M. de Nance, n'y voyant que de l'avantage, et ayant recu de M. et Mme de Sibran l'autorisation de ceder a ce qu'ils croyaient etre une fantaisie de malade, fit venir tous les jours un pretre pieux et distingue, pour donner a Maurice l'instruction religieuse qui lui manquait. M. de Nance lui-meme, developpa, par son exemple et par ses paroles, la foi et la piete de Maurice; Francois lui racontait les pieuses impressions de sa premiere communion, et, un mois apres son entree chez M. de Nance, Maurice faisait aussi sa premiere communion avec les sentiments les plus chretiens et les plus resignes. La faiblesse avait insensiblement augmente, au point qu'il se soutenait difficilement sur ses jambes. Mais le medecin n'en concevait aucune inquietude et attendait une guerison complete au retour du printemps. Peu de jours apres sa premiere communion, il fut pris d'un nouveau vomissement de sang. M. de Nance s'empressa d'ecrire a M. et Mme de Sibran, en ne dissimulant pas sa vive inquietude. Le vomissement de sang ne put etre completement arrete, et plusieurs fois dans la matinee il reprit avec violence. La faiblesse de Maurice augmentait d'heure en heure, Dans l'apres-midi, il demanda Francois et Christine. --Francois, bon et genereux Francois, dit-il, je ne veux pas mourir sans te demander une derniere fois pardon de ma mechancete passee. Ne pleure pas, Francois; ecoute-moi, car je me sens bien faible. Quand je ne serai plus prie pour moi, demande au bon Dieu de me pardonner; aime-moi mort comme tu m'as aime vivant; ton amitie a ete ma consolation dans mes peines, elle a sauve mon ame en me ramenant a Dieu. Que Dieu te benisse, mon Francois, et qu'il te rende le bien que tu m'as fait! --Et toi, Christine, ma bonne et chere Christine, qui m'as aime comme un frere, comme un ami; ta tendresse, tes soins ont fait le bonheur des derniers mois de ma triste et penible existence. Que Dieu te recompense de ta bonte, de ta charite, de ta tendresse! Que Dieu te benisse avec Francois! Puisses-tu ne jamais le quitter pour votre excellent pere!... Oh! monsieur de Nance, mon pere en Dieu, mon sauveur, Je vous aime, je vous remercie, ma reconnaissance est si grande, que je ne puis l'exprimer comme je le voudrais. Que Dieu!... Un nouveau vomissement de sang interrompit Maurice. Francois et Christine, a genoux pres de son lit, pleuraient amerement; M. de Nance etait vivement emu. Maurice revint a lui; il demanda M. le cure, que M. de Nance avait deja envoye prevenir et qui entrait. Maurice recut une derniere fois l'absolution et la sainte communion; il demanda instamment l'extreme-onction, qui lui fut administree. Depuis ce moment, un grand calme succeda a l'agitation et a la fievre; il pria M. de Nance, dans le cas ou ses parents arriveraient trop tard, de leur faire ses tendres adieux et de leur exprimer ses vifs regrets de n'avoir pu les embrasser avant de mourir. --Dites-leur aussi que j'ai ete bien heureux chez vous, que je les benis et les remercie de m'avoir permis de venir mourir pres de vous. Dites-leur qu'ils aiment Francois et Christine pour l'amour de moi. Dites-leur que je meurs en les aimant, en les benissant; que je meurs sans regrets et en bon chretien. Adieu... adieu... a maman... Il baisa le crucifix qu'il tenait sur sa poitrine, et il ne dit plus rien. Ses yeux se fermerent, sa respiration se ralentit, et il rendit son ame a Dieu avec le sourire du chretien mourant. M. de Nance avait fait eloigner ses enfants avec Isabelle, pour eviter l'impression de ces derniers moments; lui-meme ferma les yeux du pauvre Maurice, et resta pres de lui a prier pour le repos de son ame. Le lendemain, de grand matin, M. et Mme de Sibran, inquiets et tremblants, entraient precipitamment chez M. de Nance. Il leur apprit avec tous les menagements possibles la triste et douce fin de leur fils. Le desespoir des parents fut effrayant. Ils se reprochaient de n'avoir pas devine le danger, de l'avoir abandonne le dernier mois de son existence, de l'avoir laisse mourir dans une famille etrangere. Ils demanderent a voir le corps inanime de leur fils, et la, a genoux pres de ce lit de mort, ils demanderent pardon a Maurice de leur aveuglement. --Mon fils, mon cher fils! s'ecria la mere, si j'avais eu le moindre soupcon de la gravite de ton etat, je ne t'aurais jamais quitte. Plutot perdre toute ma fortune et la derniere benediction de mon pere; que le dernier soupir de mon fils. Ils resterent longtemps pres de Maurice sans qu'on put les en arracher. M. de Nance se rendit pres d'eux et parvint a leur rendre un peu de calme en leur parlant de la douceur, de la resignation de Maurice, de sa tendresse pour eux, des efforts qu'il avait faits pour dissimuler ses souffrances, dans la crainte de les inquieter et de les chagriner. Il leur parla de sa piete, des sentiments profondement religieux qui lui avaient tant fait desirer sa premiere communion. Isabelle les rassura sur les soins qu'il avait recus, sur la tendresse que lui avaient temoignee M. de Nance, Francois et Christine; elle leur redit toutes ses paroles, toutes ses recommandations, et enfin elle leur representa si vivement la triste vie qu'il etait destine a mener, et ses propres terreurs devant les miseres et les humiliations qu'il pressentait, qu'ils finirent par comprendre que sa fin prematuree etait un bienfait de Dieu qui l'avait pris en pitie. Ils voulurent voir, remercier et embrasser Francois et Christine et ils pleurerent avec eux pres du corps de Maurice. Les jours suivants, M. de Nance eloigna le plus possible les enfants de ces scenes de deuil. Paolo contribua beaucoup a distraire Francois et Christine de l'impression douloureuse qu'ils avaient ressentie. --Que voulez-vous, mes sers enfants? Le pauvre Signor Maurice est mort comme ze mourrai, comme vous mourrez, comme le signor de Nance mourra, un zour. Voulez-vous qu'il vive avec les zambes crossues? Ce n'est pas zouste, ca, puisqu'il etait horrible. Pourquoi voulez-vous qu'il vive horrible? Ce n'est pas zentil, ca. Puisqu'il est heureux avec le bon Zezu et les petits anzes, pourquoi voulez-vous qu'il reste a Nance ou a Sibran, a zemir, a crier: "Mon Dieu, faites que ze meure!" CHRISTINE --C'est egal, Paolo, ca me fait de la peine qu'il ne soit plus la... PAOLO --Ca n'est pas zouste. Pourquoi voulez-vous oune si grande fatigue pour la Signora Isabella, et pour votre ser papa qui se relevait la nuit pour voir ce pauvre garcon? Et moi donc, qui vous voyais tous miserables, et qui avais les lecons toutes deranzees? "Pas de mousique auzourd'hui, Paolo, Maurice me demande de rester. Pas de zeographie, Paolo, Maurice veut zouer aux cartes; il s'ennouie." Vous croyez que c'est zouste, ca; que c'est agreable de voir mes pauvres eleves ainsi deranzes? Et pouis..., et pouis... tant d'autres sozes que ze ne veux pas dire. CHRISTINE --Quoi donc, Paolo? Dites, qu'est-ce que c'est! Mon cher Paolo, dites-le nous. PAOLO --Eh bien! ze vous dirai que ce pauvre Signor Maurice vous empecait de vous promener, de zouer, de courir, de causer, et que vous etiez si bons, si zentils pour lui... Ecoutez bien ce que dit Paolo!... non pas parce que vous aviez de l'amour pour ce garcon, mais parce que... vous aviez de l'amour pour le bon Dieu, et que vous etes tous les deux bons, sarmants et saritables. Est-ce vrai ce que ze dis? FRANCOIS --Chut! Paolo. Pour l'amour de Dieu, ne dites pas ca; ne le dites a personne. PAOLO, content --Eh! eh! on pourrait bien le dire a Signor de Nance. FRANCOIS --A personne, personne! Je vous en prie, je vous en supplie, mon bon, bon Paolo. PAOLO, hesitant --Moi,... ze veux bien,... mais... CHRISTINE --Le jurez-vous? Jurez, mon cher Paolo. -Ze le zoure! dit Paolo en etendant les bras. A force de raisonnements pareils, Paolo finit par les distraire. M. de Nance etait oblige a de frequentes absences pour les obseques du pauvre Maurice et pour venir en aide aux malheureux parents. Aussitot apres l'enterrement, M. et Mme de Sibran retournerent a Paris, ou ils avaient leur fils Adolphe et toute leur famille. A Nance on reprit la vie habituelle, tranquille, occupee, uniforme et heureuse. Pourtant la mort du pauvre Maurice attrista pendant longtemps leurs soirees d'hiver. XXIV SEPARATION, DESESPOIR L'ete suivant ramena M. et Mme des Ormes et la bande joyeuse et dissipee que M. de Nance continua a eviter. Leurs relations avec Christine ne furent ni plus tendres ni plus frequentes. Ils semblaient avoir entierement abandonne leur fille a M. de Nance. Cette position bizarre dura quelques annees encore; Christine arriva a l'age de seize ans et Francois a vingt. Christine etait devenue une charmante jeune personne, sans etre pourtant jolie; grande, elancee, gracieuse et elegante, ses grands yeux bleus, son teint frais, ses beaux cheveux blonds, de belles dents, une physionomie ouverte, gaie, intelligente et aimable, faisaient toute sa beaute; son nez un peu gros, sa bouche un peu grande, les levres un peu fortes, ne permettaient pas de qualifier de belle ni de jolie, mais tout le monde la trouvait charmante; elle paraissait telle, surtout aux yeux de ses trois amis devoues, M. de Nance, Francois et Paolo. Son caractere et son esprit avaient tout le charme de sa personne; l'infirmite de Francois, qui leur faisait eviter les nouvelles relations et fuir les reunions elegantes du voisinage, avait donne a Christine les memes gouts serieux et le meme eloignement pour ce qu'on appelle plaisirs dans le monde. M. de Nance les menait quelquefois chez Mme Guilbert et chez Mme de Sibran, mais jamais quand il y avait du monde. Une fois, il les avait forces a aller a une petite soiree de feu d'artifice et d'illuminations chez Mme de Guilbert; mais Christine avait tant souffert de l'abandon dans lequel on laissait Francois, des regards moqueurs qu'on lui jetait, des ricanements dont il avait ete l'objet, qu'elle demanda instamment a M. de Nance de ne plus l'obliger a subir ces corvees. --Comme tu voudras, ma fille. Je croyais t'amuser; c'est Francois qui m'a demande de te procurer quelques Distractions. --Francois est bien bon et je l'en remercie, mon pere, Mais je n'ai pas besoin de distractions; je vis si heureuse pres de vous et pres de lui, que tout ce qui change cette vie douce et tranquille m'ennuie et m'attriste. M. DE NANCE --J'ai en effet remarque hier que tu etais triste, mon enfant, et que tu ne prenais plaisir a rien; toi, toujours si gaie, si animee, tu ne parlais pas, tu souriais a Peine. CHRISTINE --Comment pouvais-je etre gaie et m'amuser, mon pere, pendant que Francois souffrait et que vous partagiez son malaise? Je n'entendais autour de moi que des propos mechants, je ne voyais que des visages moqueurs ou indifferents. Ici c'est tout le contraire; les paroles sont amicales, les visages expriment la bonte et l'amitie, Non, cher pere, je voudrais ne jamais sortir d'ici. M. de Nance avait compris le tendre devouement de sa fille; il n'insista pas et l'embrassa en lui rappelant que sa mere revenait le lendemain. --Il faut que j'aille la voir, dit-il. CHRISTINE --Faut-il que j'y aille avec vous, mon pere? M. DE NANCE --Non, mon enfant; tu sais qu'elle detend tes visites au chateau. --Je n'en suis pas fachee, dit Christine en souriant, quand elle me voit, c'est toujours pour me gronder; je resterai avec Francois toujours bon, toujours aimable. M. de Nance alla voir M. et Mme des Ormes; il leur representa qu'il etait oblige de mener son fils dans le Midi pour sa sante et pour d'autres motifs; qu'il etait impossible qu'il emmenat Christine avec lui, et que, malgre le vif chagrin que leur causerait a tous cette separation, il la jugeait absolument necessaire. MADAME DES ORMES --Je ne peux pas la reprendre, Monsieur de Nance; que ferais-je d'une grande fille comme Christine? Je ne saurais pas m'en occuper, la diriger; elle courrait risque d'etre fort mal elevee. M. DE NANCE --Ce ne serait pas impossible, Madame, si vous ne vous en occupez pas; mais il faut que vous preniez un parti quelconque, car enfin Christine a seize ans et elle est votre fille. MADAME DES ORMES --Elle est bien plus a vous qu'a nous. Christine n'a jamais eu de coeur, et c'est ce qui m'en a detachee, D'abord et avant tout, je ne veux pas d'elle chez moi: ma maison n'est pas montee pour cela, et mon genre de vie ne lui conviendra pas. M. DE NANCE --Alors, Madame, me permettrez-vous un conseil dans votre interet a tous? MADAME DES ORMES --Oui, oui, donnez vite. M. DE NANCE --Mettez-la au couvent pour deux ou trois ans. MADAME DES ORMES --Parfait! admirable! Mais pas a Paris! Je ne veux absolument pas l'avoir a Paris. M. DE NANCE --Le couvent des dames Sainte-Clotilde, qui est a Argentan, est excellent, Madame. MADAME DES ORMES --Tres bien. C'est arrange; n'est-ce pas, Monsieur des Ormes? Vous donnez, comme moi, pleins pouvoirs a M. de Nance? M. des Ormes, plus que jamais sous le joug de sa femme, consentit a tout ce qu'elle voulut, et M. de Nance rentra chez lui le coeur plein de tristesse, pour annoncer a ses enfants la fatale nouvelle de leur separation. Au retour de sa visite, M. de Nance fit venir Francois et Christine. --Qu'avez-vous, mon pere? dit Christine en entrant; vous etes pale et vous semblez triste et agite. --Je le suis en effet, mes enfants, car j'ai une facheuse nouvelle a vous annoncer. M. de Nance se tut, passa sa main sur son front, et, voyant la frayeur qu'exprimait la physionomie de Francois et de Christine, il les prit dans ses bras, les embrassa, et, les regardant avec tristesse: --Mes enfants, mes pauvres enfants, notre bonne et heureuse vie est finie; il faut nous separer... Ma Christine, tu vas nous quitter. CHRISTINE, avec effroi --Vous quitter?... Vous quitter? Vous, mon pere? toi, mon frere? Oh non!... non... jamais! M. DE NANCE --Il le faut pourtant, ma fille cherie; ta mere te met au couvent, parce que moi je suis oblige de mener Francois finir ses etudes dans le Midi, et que je ne puis t'y mener avec moi. --Ma mere me met au couvent! Ma mere m'enleve mon pere, mon frere, mon bonheur! s'ecria Christine en tombant a genoux devant M. de Nance. O mon pere, vous qui m'avez sauvee tant de fois, sauvez-moi encore; gardez-moi avec vous! Francois releva precipitamment Christine, la serra contre son coeur, et mela ses larmes aux siennes. M. de Nance tomba dans un fauteuil et cacha son visage dans ses mains. Tous trois pleuraient. --Mon pere, dit Christine en se mettant a genoux pres de lui et en passant un bras autour de son cou, pendant que de l'autre main elle tenait celle de Francois, mon pere, votre chagrin, vos larmes, les premieres que je vous aie jamais vu repandre, me disent assez qu'une volonte plus forte que la votre dispose de mon existence et me voue au malheur, j'obeirai, mon pere; je ne serai plus heureuse que par le souvenir; je penserai a vous, a votre tendresse, a votre bonte, a mon cher, mon bon Francois; je vous aimerai tant que je vivrai, de toute mon ame, de toutes les forces de mon coeur, j'ai ete, grace a vous, a vous deux, heureuse pendant huit ans. Si je ne dois plus vous revoir, j'espere que le bon Dieu aura pitie de moi, qu'il ne me laissera pas longtemps dans ce monde. Francois, mon frere, mon ami, n'oublie pas ta Christine, qui eut ete si heureuse de consacrer sa vie a ton bonheur. Francois ne repondit que par ses larmes aux tendres paroles de Christine. --Comment pourrai-je vivre sans toi, ma Christine? lui dit-il enfin en la regardant avec une tristesse profonde. CHRISTINE --La vie n'a qu'un temps, cher Francois... Et, se penchant a son oreille, elle lui dit bien bas: --Ayons du courage pour notre pauvre pere, qui souffre pour nous plus que pour lui-meme. Francois lui serra la main et fit un signe de tete qui disait oui. --Mon pere, dit Christine en baisant les mains et les joues inondees de larmes de M. de Nance, mon pere, le bon Dieu viendra a notre secours; il nous reunira peut-etre. Qui sait si cette separation n'est pas notre bonheur a venir? M. de Nance releva vivement la tete. --Que Dieu t'entende, ma chere fille bien-aimee! Qu'il nous reunisse un jour pour ne jamais nous quitter! Le courage de Christine excita celui de Francois; quand M. de Nance vit ses enfants plus calmes, son propre chagrin devint moins amer. Il entra dans quelques details sur leur existence future, encore animee par l'espoir de la reunion. CHRISTINE --Quand j'aurai vingt et un ans, mon pere, je pourrai disposer de moi-meme; je viendrai alors chercher un refuge pres de vous, et nous jouirons d'autant mieux de notre bonheur que nous en aurons ete prives pendant... cinq ans. --Cinq ans! s'ecria Francois. Oh! Christine serons-nous reellement cinq ans separes? M. DE NANCE --Qui sait ce qui peut arriver mon ami? Peut-etre nous retrouverons-nous bien plus tot. CHRISTINE --Vous m'ecrirez bien souvent, n'est-ce pas, mon pere? n'est-ce pas Francois? FRANCOIS --Tous les jours! Un jour mon pere, et moi l'autre. CHRISTINE --Et moi de meme, si on me le permet a ce couvent; on y est peut-etre tres severe. M. DE NANCE --Non, ma fille; la superieure est une ancienne amie de ma femme; elle est excellente et te donnera toute la liberte possible; c'est pour cette raison que j'ai indique ce couvent a ta mere, de peur qu'elle ne te placat dans quelque maison inconnue et eloignee. Ici, du moins, tu auras ta tante de Cemiane, qui revient a la fin de l'annee, apres une absence de six ans. CHRISTINE --Oui, mon pere, Gabrielle m'a ecrit que ma tante etait tout a fait remise depuis les deux ans qu'elle a passes a Madere. Et vous, mon pere, vous serez bien loin avec Francois? M. DE NANCE --Dans le Midi, chere enfant, pres de Pau, ou Francois finira ses etudes, Nous reviendrons dans deux ans avec le bon Paolo, que j'emmene. CHRISTINE --Bon Paolo! lui aussi! Plus personne! M. DE NANCE --Isabelle, seule, te restera, ma fille; et nos coeurs seront toujours pres de toi. Les journees passerent vite et tristement; Paolo partageait les chagrins de Christine; il cherchait a relever son courage. PAOLO --Cere signorina, prenez couraze! Vous serez heureuse; c'est moi, Paolo, qui le dis. CHRISTINE --Heureuse! Sans eux, c'est impossible! PAOLO --Avec eux! Que diable! deux ans sont bien vite passes!... Deux ans, ze vous dis. Christine secoua la tete. PAOLO --Vous remuez la tete comme une cloce; et moi ze vous dis que ze sais ce que ze dis, et que dans deux ans vous ferez des cris de zoie: "Vive Paolo!" Christine ne put s'empecher de sourire. CHRISTINE --Je crierai: Vive Paolo! quand vous aurez obtenu de ma mere la permission pour moi de revenir pres de mon pere et de Francois. PAOLO --Eh! eh! ze ne dis pas non! ze ne dis pas non! Cet espoir et l'air d'assurance de Paolo tranquilliserent un peu Christine, mais ce ne fut pas pour longtemps; les preparatifs de depart qui se taisaient autour d'elle, et auxquels elle eut le courage de prendre part, la replongeaient sans cesse dans des acces de desespoir. A mesure qu'approchait l'heure de la separation, ce pere et ses enfants, si tendrement unis, semblaient redoubler encore d'affection et de devouement. Le jour du depart de Christine, les adieux furent dechirants. M. de Nance voulut la mener lui-meme au couvent, mais Francois restait au chateau avec Paolo. M. de Nance fut oblige d'arracher la malheureuse Christine d'aupres de Francois pour la porter dans la voiture. M. de Nance soutint sa fille presque inanimee. La tete appuyee sur l'epaule de son pere, Christine sanglota longtemps. La desolation de M. de Nance lui fit retrouver le courage qu'elle avait momentanement perdu, et quand ils arriverent au couvent, Christine parlait avec assez de calme de leur correspondance et de l'avenir auquel elle ne voulait pas renoncer, quelque eloigne qu'il lui apparut. La superieure etait une femme distinguee et excellente. Mise au courant de la position de Christine par M. de Nance, qui lui avait raconte ce que nous savons et meme ce que nous ne savons pas, elle recut Christine avec une tendresse toute maternelle, et quand il fallut dire un dernier adieu a son pere cheri, Christine tomba defaillante dans les bras de la superieure. Quand M. de Nance fut de retour, il trouva Francois et Paolo pales et silencieux; Francois se jeta dans les bras de son pere, qui le tint longtemps embrasse. M. DE NANCE --Partons, partons vite, mon cher enfant. Ce chateau sans Christine m'est odieux. FRANCOIS --Oh oui! mon pere! Il me fait l'effet d'un tombeau! le tombeau de notre bonheur a tous. Les chevaux etaient mis, les malles etaient chargees. Les domestiques etaient d'une tristesse mortelle; personne ne put prononcer une parole. M. de Nance, Francois et Paolo leur serrerent la main a tous. Paolo, en montant en voiture, s'ecria: --Dans deux ans, mes amis! Dans deux ans ze vous ramenerai vos bons maitres, et vous serez tous bien zoyeux! Vous allez voir! En route, cocer! et marcez vite! La voiture roula, s'eloigna et disparut. La tristesse et la desolation regnerent a Nance comme au coeur des maitres. Le voyage se fit et s'acheva rapidement; mais, ni l'aspect d'un pays nouveau, ni les agrements d'une habitation charmante, ni les distractions d'un nouvel etablissement ne purent dissiper la morne tristesse de Francois et de M. de Nance. Paolo reussit pourtant quelquefois a les faire sourire en leur parlant de Christine, en racontant des traits de son enfance. Tous les jours arrivait une lettre de Christine, et tous les jours il en partait une pour elle. Peu de temps apres leur arrivee dans les environs de Pau, un espoir fonde vint ranimer le coeur et l'esprit de Francois et de son pere; chaque jour augmentait leur securite; quelle etait cette esperance? Nous ne la connaissons pas encore, mais nous pensons qu'une indiscretion de Paolo ou la suite des evenements nous la revelera un jour. L'attitude de Paolo est triomphante; son langage est mysterieux comme ses allures. M. de Nance parait heureux; il ne s'attriste plus en nommant Christine, pour laquelle il eprouve une tendresse de plus en plus vive. Mais il ne lui echappe aucune parole qui puisse expliquer le changement qui se fait en lui. Francois aussi cause plus gaiement; il ne parle que de Christine et d'un heureux avenir. Leur correspondance continue active et affectueuse. Paolo meme ecrit et recoit des lettres. Les mois se passent, les annees de meme; enfin, apres deux annees de sejour a Pau, un jour, apres avoir recu une lettre de Christine et de Mme de Cemiane et en avoir longuement cause avec son pere, Francois lui dit: --Mon pere, pouvons-nous parler a Christine aujourd'hui? Je suis si malheureux loin d'elle! --Oui, mon ami, nous le pouvons. Paolo vient tout juste de me dire qu'il m'y autorisait et qu'il repondait de toi sur sa tete. Francois serra vivement la main de son pere et le quitta en disant: --Mon pere, ecrivez et faites des voeux pour moi; j'ai peur. --Je suis fort tranquille, moi, mon ami; comment pouvons-nous douter de ce coeur si rempli de tendresse?" M. de Nance n'etait pourtant pas aussi calme qu'il le disait; quand Francois fut parti, il se promena longtemps avec agitation dans sa chambre et relut plusieurs fois la lettre de Christine. Puis il se mit a ecrire lui-meme. Pendant qu'il etait ainsi occupe, nous allons savoir ce qu'avait fait et pense Christine pendant ces deux longues annees. XXV DEUX ANNEES DE TRISTESSE Lorsque Christine se trouva seule avec la superieure, qu'elle fut assuree de ne plus revoir M. de Nance ni Francois, son courage faiblit et elle se laissa aller a un desespoir qui effraya la superieure: elle parla a Christine, mais Christine ne l'entendait pas; elle la raisonna, l'encouragea, mais ses paroles n'arrivaient pas jusqu'au coeur desole de Christine. Ne sachant quel moyen employer, la superieure la mena a la chapelle du couvent. --Priez, mon enfant, lui dit-elle; la priere adoucit toutes les peines. Rappelez-vous les sentiments si religieux de votre pere et de votre frere. Imitez leur courage, et n'augmentez pas leur douleur en vous laissant toujours aller a la votre. Christine tomba a genoux et pria, non pour elle, mais pour eux; elle ne demanda pas a souffrir moins, mais que les souffrances leur fussent epargnees. Elle se resigna enfin, se soumit a son isolement, et se promit de revenir chercher du courage aux pieds du Seigneur, toutes les fois qu'elle se sentirait envahie par le desespoir. Quand la superieure revint la prendre. Christine pleurait doucement; elle etait calme et elle suivit docilement la superieure dans la chambre qui lui etait destinee; elle y trouva Isabelle, arrivee depuis quelques instants, qui lui donna des nouvelles du depart de M. de Nance, de Francois et de Paolo; elle lui redit les paroles de Paolo, lui peignit la douleur et l'abattement de Francois et de son pere; Christine trouva une grande consolation a se retrouver avec Isabelle, qui partageait ses sentiments douloureux et ses affections. Les premiers jours se trainerent peniblement. Christine n'avait pas encore de lettres; elle ecrivait tous les jours, et recut enfin une premiere lettre de Francois: lui aussi etait triste, se sentait isole et malheureux; le lendemain M. de Nance lui donna quelques details sur leur etablissement, et la correspondance continua ainsi, animee et interessante. Six mois apres, Mme de Cemiane revint chez elle apres une absence de six annees; son premier soin fut d'aller voir sa niece et de lui mener Bernard et Gabrielle; les deux cousines ne se reconnurent pas, tant elles etaient metamorphosees; Gabrielle etait aussi grande que Christine, mais brune, avec des couleurs tres prononcees, des yeux noirs et vifs, les traits delicats; c'etait une fort jolie personne. Bernard etait devenu un grand garcon de dix-neuf ans, bon, intelligent, raisonnable, mais un peu paresseux pour le travail de college; il etait tres bon musicien, il peignait remarquablement bien, et avec ces deux talents il pretendait pouvoir se passer de grec et de latin. Leur joie de revoir Christine rejouit un peu le coeur de la pauvre delaissee: ils causerent ou plutot parlerent sans arreter pendant une heure et demie que se prolongea la visite de Mme de Cemiane. Christine ecouta beaucoup et parla peu. Sa tante l'observait attentivement et avec interet. --Ma pauvre Christine, lui dit-elle en se levant pour partir, qu'est devenu ton rire joyeux, ta gaiete d'autrefois? Tu as le regard malheureux, le sourire triste, presque douloureux. Es-tu malheureuse au couvent, mon enfant? Je t'emmenerai de suite chez moi si c'est ainsi. Christine embrassa sa tante et pleura doucement, mais amerement, dans ses bras. MADAME DE CEMIANE --Viens, ma pauvre enfant; viens! C'est affreux de t'avoir enfermee dans cette prison; tu vas venir chez moi. CHRISTINE --Je vous remercie, ma bonne tante; ce n'est pas le couvent qui fait couler mes larmes; j'y suis aussi heureuse que je puis l'etre, separee de ceux que j'aime tendrement, passionnement, de ceux qui m'ont recueillie, elevee, aimee, rendue si heureuse pendant huit ans! C'est M. de Nance qui m'a placee ici, et j'y resterai tant qu'il desirera que j'y reste. Je pleure leur absence; loin de mon pere et de mon frere, il n'y a pour moi que tristesse et isolement. MADAME DE CEMIANE --Tu ne nous aimes donc plus, Christine? CHRISTINE --Je vous aime et vous aimerai toujours, mais pas de meme; je ne puis exprimer ce que je sens; mais ce n'est pas la meme chose; je puis vivre sans vous, je ne me sens pas la force de vivre loin d'eux. MADAME DE CEMIANE --Oui, je comprends; tes lettres a Gabrielle etaient pleines de tendresse pour M. de Nance et pour Francois. Comment est-il, ce bon petit Francois? CHRISTINE, vivement. --Toujours aussi bon, aussi devoue, aussi aimable. MADAME DE CEMIANE --Oui, mais sa taille, son infirmite. CHRISTINE --Il est grandi, mais son infirmite reste toujours la meme. MADAME DE CEMIANE --Quel age a-t-il donc maintenant? CHRISTINE --Il a vingt et un ans depuis trois mois. MADAME DE CEMIANE --Ecoute, ma petite Christine, je comprends ton chagrin, mais il ne faut pas l'augmenter par la vie d'ermite que tu menes au couvent; tu aimes Gabrielle et Bernard, ils t'aiment beaucoup; ils se font une fete de t'avoir, et tu vas venir passer quelque temps avec nous. Je l'avais deja demande a ta mere, qui m'a dit de faire tout ce que je voudrais. CHRISTINE --Permettez-vous, ma tante, que j'ecrive a M. de Nance pour demander son consentement, et que j'attende sa reponse? --Certainement, ma chere petite, repondit en souriant Mme de Cemiane. Il est ton pere d'adoption, et tu fais bien de le consulter. Quatre jours, apres, Mme de Cemiane, qui avait aussi ecrit a M. de Nance, vint enlever Christine et Isabelle du couvent. Christine avait recu de son cote un consentement plein de tendresse de son pere adoptif; il lui reprochait d'avoir attendu ce consentement; il lui faisait les promesses les plus consolantes pour l'avenir, la suppliait de ne pas perdre courage, que l'heure de la reunion n'etait pas si eloignee qu'elle le croyait, etc. Gabrielle et Bernard furent enchantes d'avoir leur cousine. Christine elle-meme fut distraite forcement de son chagrin par la gaiete de ses cousins, par les soins affectueux de son oncle et de sa tante; elle retrouvait sans cesse des souvenirs de Francois et des jours heureux qu'elle avait passes avec lui dans son enfance. Gabrielle, voyant le charme que trouvait Christine a tout ce qui la ramenait a Francois et a M. de Nance, et trouvant elle-meme un vif plaisir a rappeler cet heureux temps, en parlait sans cesse; elle questionna beaucoup Christine sur la vie qu'elle menait a Nance, s'etonnait qu'elle y eut trouve de l'agrement, parlait de Paolo, de Maurice, demandait des details sur sa maladie et sa mort. --Ce qui est surprenant, dit Christine, c'est qu'on n'ait jamais su comment lui et Adolphe se sont trouves tout en haut, dans une mansarde, pendant l'incendie du chateau des Guilbert. GABRIELLE --On le sait tres bien. Adolphe l'a raconte a Bernard. Tu sais qu'ils avaient si bien dine, qu'ils se sont trouves malades apres et puis qu'ils etaient de mauvaise humeur; ils sont restes au salon; Maurice avait decouvert un paquet de cigarettes oubliees sur la cheminee; il engagea Adolphe a les fumer; ils allumerent leurs cigarettes et jeterent les allumettes, sans penser a les eteindre, derriere un rideau de mousseline, qui prit feu immediatement. Ne pouvant l'eteindre, et voyant s'enflammer la tenture de mousseline qui recouvrait les murs, ils furent saisis de frayeur; ils n'oserent pas s'echapper par les salons et le vestibule, craignant d'etre rencontres par les domestiques et d'etre accuses d'avoir mis le feu. Ils apercurent une porte au fond du salon; ils s'y precipiterent; elle donnait sur un petit escalier interieur, qu'ils monterent; ils arriverent a une mansarde, ou ils se crurent en surete, pensant que l'incendie serait eteint avant d'avoir gagne les etages superieurs. Ce ne fut que lorsque les flammes penetrerent dans leur mansarde qu'ils chercherent a redescendre; mais les escaliers etaient tout en feu, et ils se precipiterent a la fenetre en criant au secours. Avant qu'on eut execute les ordres de M. de Nance, ils furent tres brules, surtout le pauvre Maurice, qui cherchait de temps en temps a s'echapper a travers les flammes. Je m'etonne que Maurice ne vous l'ait pas raconte pendant qu'il etait chez vous. CHRISTINE -Francois s'etait apercu que Maurice n'aimait pas a parler et a entendre parler de ce terrible evenement, et il ne lui en a jamais rien dit. GABRIELLE --Mais toi, tu aurais pu le questionner. CHRISTINE --Non; Francois m'avait dit de ne pas lui en parler. XXVI DEMANDES EN MARIAGE. REPONSES DIFFERENTES Christine trouvait dans l'amitie de Gabrielle et de Bernard et dans l'affection compatissante de M. et Mme de Cemiane, un grand adoucissement a son chagrin; elle voyait sans peine comme sans plaisir quelques voisins de campagne que recevait souvent Mme de Cemiane. Les Guilbert y venaient tres souvent. Adolphe pretendait etre fort lie avec Bernard, Gabrielle et Christine, il faisait le beau, l'aimable, se moquait de tout le voisinage, et avait souvent des prises avec Christine, qui, toujours bonne, defendait vivement les absents et ripostait a Adolphe de maniere a lui fermer la bouche. Elle ne supportait pas surtout qu'il se permit la moindre plaisanterie sur Maurice, dont elle prit une fois la defense avec tant de tendresse, de pitie, d'animation, qu'Adolphe fut atterre; chacun blama sa cruelle attaque contre un frere mort, et approuva la courageuse defense de Christine. Ces querelles frequentes, bien loin d'eloigner Adolphe de Christine, la lui rendirent au contraire plus agreable; il vint de plus en plus chez Mme de Cemiane, s'occupa de plus en plus de Christine, qui restait froide et indifferente. Enfin un jour il pria Mme de Cemiane de lui accorder un entretien particulier, et, apres quelques phrases polies, il lui demanda la main de Christine. MADAME DE CEMIANE --Ce n'est pas moi qui dispose de la main de ma niece, mon cher Adolphe, c'est elle-meme avant tout; ensuite, ce sont ses parents, et enfin, et dominant tout, c'est M. de Nance, qu'elle a adopte pour pere, et qu'elle aime avec une tendresse extraordinaire. ADOLPHE --Pour commencer par Christine elle-meme, chere Madame, ayez la bonte de lui parler aujourd'hui et de me faire savoir de suite ou je dois adresser ma lettre de demande a M. et Mme des Ormes. MADAME DE CEMIANE --Je ferai ce que vous desirez, Adolphe, mais je ne suis pas aussi certaine que vous du succes de votre demande. ADOLPHE -Oh! Madame, vous plaisantez! Une pauvre fille abandonnee par ses parents, elevee par un etranger, avec un vilain bossu pour tout divertissement, enfermee ensuite dans un couvent, est trop heureuse qu'on veuille lui donner une position agreable et independante en l'epousant; elle a de l'esprit, elle sera fort riche, elle est charmante, elle me plait enfin, et je vous demande instamment de m'aider a ce mariage qui me donnera le droit de vous appeler ma tante. Adolphe baisa la main de Mme de Cemiane en l'appelant "ma tante" et s'en alla. Mme de Cemiane hocha la tete et fit appeler Christine, a laquelle elle communiqua la demande d'Adolphe. --Que dois-je lui repondre, ma chere enfant? CHRISTINE --Ayez la bonte de lui dire, ma tante, que je le remercie beaucoup de sa demande, mais que je la refuse, absolument. MADAME DE CEMIANE --Pourquoi, Christine? CHRISTINE --Je ne l'aime pas, ma tante, et je n'ai aucune estime pour lui. MADAME DE CEMIANE --Mais il est tres aimable; il est riche, il est joli garcon. CHRISTINE --Que voulez-vous, ma tante, il me deplait. MADAME DE CEMIANE --Avant de refuser si positivement, ecris a M. de Nance. Songe donc a ta position, ma pauvre enfant. Je ne dois pas te dissimuler que ta mere a beaucoup derange sa fortune par ses depenses excessives. Que deviendrais-tu si je venais a te manquer? CHRISTINE --J'ecrirai a M. de Nance, ma tante, mais pour lui dire que j'aimerais mieux mourir que d'epouser Adolphe ou tout autre. MADAME DE CEMIANE --Comment, tu ne veux pas te marier? CHRISTINE --Non, ma tante; quoi qu'il arrive, je serai plus heureuse qu'avec un mari que je ne pourrais souffrir, je le sais, j'en suis sure. MADAME DE CEMIANE --Comme tu voudras, Christine; cette aversion du mariage adoucira le coup que je vais porter a Adolphe, qui etait si sur de ton consentement, J'ecrirai de mon cote a M. de Nance pour lui raconter notre conversation. Au revoir, ma petite Christine; va faire ta lettre pendant que j'ecrirai la mienne. C'etait cette lettre de Christine avec celle de sa tante que M. de Nance lisait et a laquelle il repondait a la priere de Francois. Peu de jours apres cette demande d'Adolphe, Christine recut la reponse qu'elle attendait avec impatience; c'etait bien M. de Nance qui repondait. Elle baisa la lettre avant de la commencer, et lut ce qui suit: --Ma fille, ma bien-aimee Christine, mon Francois, ton frere, ton ami, ne se sent plus le courage de vivre loin de toi; il traine ses tristes journees sans but et sans plaisir; moi-meme, malgre mes efforts pour dissimuler mon chagrin, je souffre comme lui de ton absence. Et toi, ma Christine, tu es malheureuse, je le sens, j'en suis sur; toutes tes lettres en font foi, malgre tes efforts pour paraitre calme et gaie, Francois me sollicite aujourd'hui de te demander si tu veux mettre un terme a notre separation? Car de toi, de ta volonte, ma Christine, depend tout notre bonheur a venir. Tu t'etonnes que j'aie l'air de douter de cette volonte: mais laisse-moi te dire a quel prix, par quel sacrifice peut s'operer notre reunion. J'ose a peine te l'ecrire, ma chere enfant, si devouee, si aimante!... Veux-tu devenir ma vraie fille en devenant la femme de mon Francois? Veux-tu consacrer ta belle jeunesse, ta vie, au bonheur d'un pauvre infirme, vivre avec lui loin du monde et de ses plaisirs, t'exposer aux cruelles plaisanteries que provoque son infirmite? La vie sera pour toi serieuse et monotone, elle se continuera entre moi et ton frere: notre tendresse en sera le seul embellissement, la seule distraction. J'attends ta reponse, ma Christine, avec une anxiete que tu comprendras facilement, puisque notre bonheur en depend. Ce qui me donne du courage et l'espoir, c'est ce que tu nous dis aujourd'hui de la demande d'Adolphe, de ton refus et de ses motifs, qui nous ont remplis d'esperance, etc., etc. Christine eut de la peine a lire cette lettre jusqu'au bout, tant ses yeux obscurcis par les larmes dechiffraient peniblement l'ecriture si connue et si chere de son pere. Quand elle l'eut finie, son premier mouvement fut de se jeter au pied de son crucifix et de remercier Dieu du bonheur qu'il lui envoyait. Ensuite elle courut chez Isabelle, et, se jetant a son cou, elle lui remit la lettre de M. de Nance en lui disant: --Lisez, lisez, Isabelle; voyez ce que me demande mon pere. Cher pere! cher Francois! ils vont revenir! Je les reverrai, et nous ne nous quitterons plus jamais. Oh! Isabelle, quelle vie heureuse nous allons mener! Isabelle embrassa tendrement sa chere enfant et temoigna une grande joie de cet heureux evenement, qu'elle n'osait esperer, dit-elle, malgre qu'elle y eut pense bien des fois. CHRISTINE --Comment ne me l'avez-vous pas dit plus tot? Si j'en avais eu l'idee, j'en aurais parle a mon pere et a Francois, et nous n'aurions pas eu deux annees horribles a passer. ISABELLE --J'en ai dit quelques mots un jour a M. de Nance; il me defendit d'en jamais parler a Francois ni a vous surtout. "Je ne veux pas, me dit-il, que ma pauvre Christine, toujours devouee, se sacrifie au bonheur de Francois et au mien; elle est trop jeune encore pour comprendre l'etendue de son sacrifice; il faut que Francois passe deux ans dans le Midi avec moi et Paolo, et que ma pauvre chere Christine arrive a dix-huit ans au moins avant que nous lui demandions de se donner a nous sans reserve". CHRISTINE --Mon pere a pu croire que je ferais un sacrifice en devenant sa fille? C'est mal cela; et je vais le gronder aujourd'hui meme. En sortant de chez Isabelle, Christine alla chez sa tante. --Chere tante, dit-elle en l'embrassant, voyez le bonheur que Dieu m'envoie; lisez cette lettre de M. de Nance. Mme de Cemiane lut et sourit. MADAME DE CEMIANE --Tu vas donc accepter la demande de Francois? CHRISTINE --Avec bonheur, avec reconnaissance, chere tante; c'est la fin de toutes mes peines, le commencement d'une vie si heureuse, que je n'ose croire a sa realite. MADAME DE CEMIANE --Mais, chere enfant, as-tu reflechi a ce que te dit M. de Nance lui-meme, des inconvenients d'unir ton existence a celle d'un pauvre infirme, objet des moqueries du monde, et... CHRISTINE --J'ai pense au bonheur d'etre la femme de Francois, la fille de M. de Nance, au droit que me donnaient ces titres de vivre avec eux, chez eux toujours et toujours. Tout sera a nous tous; notre vie sera en commun; nous ne quitterons jamais Nance et nous n'entendrons pas les sottes plaisanteries et les mechancetes du monde. MADAME DE CEMIANE --Tu disais l'autre jour que tu ne voulais pas te marier. CHRISTINE --Avec Adolphe et tous les autres, non, ma tante; mais avec Francois, c'est autre chose. MADAME DE CEMIANE --Tu oublies qu'il faut le consentement de tes parents, ma chere petite. Veux-tu que je leur ecrive, si cela t'embarrasse? CHRISTINE --Oh oui! ma tante. Je vous remercie; vous etes bien bonne. C'est dommage que Gabrielle et Bernard soient sortis; j'aurais voulu leur faire voir de suite la lettre de mon pere. MADAME DE CEMIANE --Ils ne tarderont pas a rentrer. CHRISTINE --Et je vais vite repondre a mon cher pere, et vite envoyer ma lettre a la poste. Christine rentra et repondit ce qui suit a M. de Nance: "Mon cher, cher pere, que je vous remercie, que vous etes bon! que je suis heureuse! Vous voulez donc bien que je sois la femme de notre cher Francois; vous voulez bien que je sois votre fille, votre vraie fille? Et pourquoi, mon pere, mon cher pere, m'avez-vous laissee toute seule a pleurer et a me desoler pendant deux ans? Et pourquoi, vous et Francois, ne m'avez vous pas demande plus tot ce que vous me demandez aujourd'hui? Si je n'etais si heureuse, je vous gronderais, mon bon, cher, bien-aime pere de ce que je viens d'apprendre par Isabelle, et de ce que je vous raconterai plus tard: mais je n'ai que de la joie, du bonheur dans le coeur, et je n'ai pas le courage de gronder... Je n'ai pas meme relu ce que voua me dites du pretendu sacrifice que je vous fais. Ce que vous appelez plaisirs du monde est pour moi d'un ennui mortel; la vie que vous me decrivez est precisement celle que j'aime, que je desire; votre tendresse a tous deux est mon seul, mon vrai bonheur, et je n'ai besoin d'aucune distraction a ce bonheur. Ce que vous dites de l'infirmite de Francois n'a pas de sens pour moi; je l'aime comme il est; je l'ai toujours aime ainsi et je l'aimerai toujours. Avec vous et lui, je ne desirerai rien, je ne regretterai rien. Ne me quittez jamais, c'est tout ce que je vous demande en retour de ma vive tendresse. Je vous prie instamment, mon pere cheri, de vous mettre en route de suite apres la lecture de ma lettre. Si vous attendez ma reponse avec impatience, vous jugez avec quels sentiments je vous attends. Si je m'ecoutais, j'irai moi-meme vous porter cette reponse; mais je comprends que ce serait ridicule aux yeux du sot monde que vous me soupconnez de pouvoir regretter. "Au revoir donc sous peu de jours, mon pere cheri; je n'appelle plus Francois que mon mari dans mon coeur, et je suis aujourd'hui sa femme devouee et affectionnee. Bientot je signerai CHRISTINE DE NANCE. Que je serai heureuse! Je vous embrasse, mon pere, mille et mille fois, et Francois aussi. "J'oublie que je n'ai pas encore le consentement de mes parents; mais ca ne fait rien. Ma tante s'est chargee d'ecrire et de l'avoir". Lorsque M. de Nance recut cette reponse de Christine, lui aussi eut les yeux pleins de larmes de joie et de reconnaissance; la tendresse si devouee, si absolue de Christine le toucha profondement. Il appela Francois. --La reponse de Christine, mon fils. FRANCOIS --Que dit-elle, mon pere? Consent-elle? M. DE NANCE --Mon entant, je suis heureux! Quel tresor nom recevons de Dieu! Lis, mon enfant, lis, tu verras quel coeur et quelle ame. Francois lut, et plus d'une fois il essuya une larme qui obscurcissait sa vue. --Charmante et admirable nature, dit-il en rendant la lettre a son pere M. DE NANCE --Oui, mon ami, tu seras heureux autant que peut l'etre un homme en ce monde. Et moi! avec quel bonheur j'acheverai entre vous deux une vie qui n'a ete heureuse que par vous!... Je vais ecrire a ta femme, ajouta-t-il en souriant, pour lui annoncer notre depart. Va voir avec Paolo, en lui faisant part de ton mariage, quel jour nous pourrons partir. Francois ne tarda pas a revenir, suivi de Paolo, dont le visage resplendissait de joie. --Apres demain, signor, apres-demain matin a houit heures nous serons en route. Ze vais dire au valet de sambre de faire tous les paquets. Ze vais tout preparer de mon cote, avec mon ser Francois qui ne fera pas le paresseux, ze vous en reponds. M. DE NANCE --Mais croyez-vous Francois en etat de partir? PAOLO --Eh! signor mio, il peut aller en Cine sans se reposer. Que diable! voyez ce garcon; il est rezouissant a regarder. Ze vous dis que z'en reponds sur ma tete. M. DE NANCE --Tant mieux, mon cher, tant mieux! Partons apres-demain; envoyez-moi le valet de chambre; je vais lui faire payer tous mes fournisseurs et faire prevenir le cuisinier qu'il se tienne pret a partir avant nous. Allons, mon Francois, emballons, rangeons, et n'oublie pas les marbres et les curiosites destines a Christine. Francois ne se le fit pas dire deux fois, et apres avoir ecrit quelques pages de tendresse et de reconnaissance a Christine, lui, M. de Nance et Paolo commencerent leurs preparatifs de depart. XXVII CHRISTINE A REPONSE A TOUT Pendant qu'a Pau ils font leurs paquets, nous allons retourner pres de Christine, que sa tante venait de demander. --Christine, j'ai une lettre de ta mere. CHRISTINE --Vous envoie-t-elle son consentement et celui de mon pere pour mon mariage avec Francois? MADAME DE CEMIANE --Oui, mais... CHRISTINE --Quoi donc, ma tante? Vous avez l'air tout emue. MADAME DE CEMIANE --Ma pauvre petite, c'est que j'ai une nouvelle facheuse a t'annoncer. CHRISTINE --Ah! mon Dieu! est-ce que M. de Nance ou Francois... MADAME DE CEMIANE --Non, non, il ne s'agit pas d'eux. Il s'agit de ta dot. CHRISTINE --Dieu! que vous m'avez fait peur, ma tante! Je craignais un malheur. MADAME DE CEMIANE --Mais c'est un malheur que j'ai a t'apprendre! D'abord, tes parents ne te donnent pas de dot. CHRISTINE --Eh bien! qu'est-ce que cela fait, ma tante? MADAME DE CEMIANE, etonnee. --Comment, ce que cela fait? Mais M. de Nance et Francois comptaient certainement sur une dot. CHRISTINE --Je suis sure qu'ils n'y ont pas plus pense que moi. M. de Nance est assez riche pour nous trois. MADAME DE CEMIANE --Quelle drole de fille tu fais!... L'autre chose que j'ai il te dire, c'est que tes parents sont ruines. CHRISTINE --J'en suis bien peinee pour eux. MADAME DE CEMIANE -Ils sont obliges de vendre les Ormes. CHRISTINE --En sont-ils faches? MADAME DE CEMIANE --Non, ils vont s'etablir a Florence. CHRISTINE --Moi, cela m'est egal, si cela ne leur fait rien. MADAME DE CEMIANE --Mais les Ormes eussent ete a toi apres tes parents! CHRISTINE --Je n'ai pas besoin des Ormes, puisque j'ai Nance. MADAME DE CEMIANE --Nance n'est pas a toi; c'est a M. de Nance. CHRISTINE --N'est-ce pas la meme chose, puisque je resterai chez lui? MADAME DE CEMIANE --Tu es incroyable; ainsi tu n'es pas affligee de n'avoir ni dot ni fortune a venir? CHRISTINE --Moi affligee! Pas plus que si j'avais des millions. MADAME DE CEMIANE --Mais M. de Nance et Francois en seront tort contraries. CHRISTINE --Pas plus que moi, ma tante. De meme que j'aime Francois et M. de Nance et pas leur fortune, de meme c'est moi qu'ils veulent avoir et pas ma fortune. MADAME DE CEMIANE --Nous verrons ce qui arrivera. CHRISTINE --Oh! je suis bien tranquille; je leur devrai tout dans l'avenir comme dans le passe. Voila la difference; elle n'est pas grande, comme vous voyez, ma tante. Je vais ecrire a Francois le consentement de mes parents. MADAME DE CEMIANE --Et leur ruine aussi. CHRISTINE --Oui, oui, je leur en parlerai; au revoir, ma bonne tante. MADAME DE CEMIANE --Tiens, voici la lettre de ta mere. CHRISTINE --Merci, ma tante, je l'enverrai a Francois. Christine se retira chez elle et ouvrit avec repugnance la lettre de sa mere, dont elle n'avait jamais recu que des paroles desagreables. "Ma chere soeur, disait-elle, Christine n'a pas le sens commun de vouloir epouser un bossu, elle ferait cent fois mieux de se faire religieuse. Ni mon mari ni moi, nous ne lui refusons pourtant pas notre consentement; avec un mari bossu, il est clair qu'elle devra vivre a Nance sans en sortir, ce qui convient parfaitement a son peu de beaute, a son petit esprit et a ses gouts bizarres. Un autre motif nous fait donner notre consentement. J'ai eu le malheur d'etre trompee par un homme d'affaires malhonnete, et nous nous trouvons ruines, ou a peu pres; notre fortune actuelle payera nos dettes; il nous restera la terre des Ormes, que nous vendrons a un marchand de bois, moyennant une rente de cinquante mille francs; mais Christine n'aura rien, ni dot, ni fortune a venir. Nous sommes donc assez contents que M. de Nance veuille bien prendre Christine a sa charge et qu'il l'empeche de revenir, en la mariant a son pauvre petit bossu. Je vous enverrai demain notre consentement par devant notaire, afin de ne plus entendre parler de cette affaire. Des que la vente des Ormes, qui est en train, sera terminee, nous partirons pour la Suisse et puis pour Florence, ou j'ai l'intention de me fixer. Dites bien a M. de Nance que Christine n'a et n'aura pas le sou. Adieu, ma soeur; mille compliments a votre mari... Je n'ai pas meme de quoi faire un trousseau a Christine. Dites-le." "CAROLINE DES ORMES." Christine laissa tomber tristement la lettre de sa mere. "Quelle indifference! se dit-elle. Pas un mot; pas une pensee de tendresse pour moi, leur fille, leur seule enfant! Et ce bon, ce cher M. de Nance! quels soins, quelle bonte, quelle tendresse, quelle preoccupation constante de mon bien-etre, de mon bonheur! Oh! que je l'aime, ce pere bien-aime que le bon Dieu m'a envoye dans mon triste abandon! Et Francois! ce frere cheri qui depuis des annees ne vit que pour moi, comme je ne vis que pour lui et pour notre pere! Quelle joie remplit mon coeur depuis que je suis certaine d'etre a eux pour toujours! Quand donc m'annonceront-ils leur retour? Je devrais recevoir la lettre: aujourd'hui!" Apres avoir ecrit a Francois, Christine se mit a ecrire a M, de Nance en lui envoyant la lettre de sa mere. "Je ne sais pourquoi, disait-elle, ma tante a peur que la lettre de ma mere ne vous chagrine. Je suis bien sure, moi, que vous n'en eprouverez aucune peine par rapport a moi. Je vous dois tout depuis huit ans, je continuerai a tout vous devoir, cher bien-aime pere; bien loin de m'en trouver humiliee, j'en ressens plutot du bonheur et de l'orgueil; ma reconnaissance est plus solide et ma tendresse plus vive. Je suis votre creation et votre bien, et je vous reste telle que vous; m'avez recue de mes parents. Quand donc reviendrez-vous, cher pere? Quand donc pourrai-je vous embrasser avec mon cher Francois? Je viens de lui ecrire la reconnaissance dont mon coeur est rempli pour vous comme pour lui. Il faut qu'il vous lise ma lettre, afin de prendre votre bonne part de ma tendresse. Adieu, pere cheri; je vous attends chaque jour, presque chaque heure! Que je voudrais savoir l'heure de votre retour! Je vous embrasse, cher pere, encore et toujours, avec mon bien cher Francois. J'embrasse; aussi notre bon Paolo." "Votre fille, CHRISTINE". Le lendemain du depart de cette lettre, elle recut celle de Francois annoncant leur arrivee pour le jour suivant; elle fit part a Isabelle de cette bonne nouvelle, et obtint de sa tante la permission d'aller a Nance, avec Isabelle et Gabrielle, pour tout preparer au chateau; elles devaient y passer la journee, y diner, si c'etait possible, et ne revenir chez sa tante que le soir. Elle et Gabrielle furent enchantees de cette permission; Bernard voulut aussi les accompagner, mais elles lui dirent qu'il les generait dans leurs occupations de menage. --Alors, dit-il, je vais m'enfermer pour achever mon cadeau a Francois. CHRISTINE --Quel cadeau? Que lui destines-tu? BERNARD --C'est un secret. CHRISTINE --Pas pour moi, qui suis la femme de Francois! BERNARD --Pour toi comme pour Gabrielle, comme pour tout le monde. Adieu, curieuse; au revoir. Christine, qui avait retrouve toute sa gaiete, rit avec Gabrielle du pretendu mystere de Bernard. En arrivant dans la cour, Christine poussa un cri de joie; elle avait apercu le cuisinier. --Mallar! s'ecria-t-elle, mon cher Mallar, vous voila revenu? Ils reviennent demain; a quelle heure? MALLAR --A deux heures, mademoiselle, ils seront ici. CHRISTINE --Quelle joie, quel bonheur! Je viendrai les attendre, Pouvez-vous nous donner a diner aujourd'hui Mallar, a ma cousine, a Isabelle et a moi? MALLAR --Certainement, mademoiselle; seulement je prierai ces dames de m'excuser si le diner est un peu mesquin, n'ayant pas beaucoup de temps pour le preparer. CHRISTINE --Cela ne fait rien, mon bon Mallar: donnez-noua ce que vous pourrez. Allons, vite a l'ouvrage, Gabrielle; nous avons beaucoup a faire et pas beaucoup de temps. Elles travaillerent toute la journee a ranger les meubles, a mettre en ordre les affaires de M. de Nance et de Francois, a orner le salon de fleurs, a decouvrir et epousseter les bronzes et les tableaux de prix, a ranger et essuyer les livres, a faire marcher les pendules, etc. Les heures s'ecoulerent rapidement; l'heure du diner approchait. Christine emmena Gabrielle dans la bibliotheque, qui etait le cabinet de travail de M. de Nance. --Pauvre bon pere! dit Christine en s'asseyant dans le fauteuil de M. de Nance, que de fois nous sommes venus ici, Francois et moi, le deranger de son travail! Quand je passais mon bras autour de son cou, il m'embrassait et me regardait si tendrement, que je me sentais heureuse de rester la, la tete sur son epaule. Gabrielle, je prie le bon Dieu de t'envoyer le bonheur qu'il me donne: un Francois pour mari, un M. de Nance pour pere. GABRIELLE --Pour rien dans le monde, je n'epouserais un infirme, ma pauvre Christine. CHRISTINE --Qu'importe, chere Gabrielle? Si tu connaissais Francois comme je le connais, tu ne songerais pas plus a son infirmite que je n'y songe, et tu l'aimerais comme je l'aime! GABRIELLE --Oh non! par exemple! Pense donc que tu ne pourras jamais aller avec lui au bal, au spectacle! CHRISTINE --Je deteste bals et spectacles. GABRIELLE --Tu ne pourras pas du tout aller dans le monde. CHRISTINE --Je deteste le monde; il m'attriste et m'ennuie. GABRIELLE --Tu ne pourras pas aller aux promenades ni dans les environs. CHRISTINE --Je n'aime que les promenades que peut faire Francois, et je deteste les environs. GABRIELLE --Mais tu ne pourras meme pas avoir du monde chez toi. CHRISTINE --Je n'ai besoin de personne que de Francois et de mon pere; toi, Bernard et tes parents, vous ne comptez pas comme monde, et je vous verrai sans craindre les moqueries pour mon pauvre Francois. GABRIELLE --Enfin, je ne sais, mais un mari infirme est toujours ridicule; tu ne pourras seulement pas lui donner le bras; il a un pied de moins que toi. CHRISTINE --S'il est ridicule aux yeux du monde, c'est pour moi une raison de l'aimer davantage, de me devouer a lui et a mon pere pour leur temoigner ma vive reconnaisance de tout ce qu'ils ont fait pour moi; et, quant au bras, je sais marcher seule; je deteste de donner le bras. GABRIELLE --Alors tout est pour le mieux; mais je n'envie pas ton bonheur. Le diner vint interrompre la conversation des deux cousines; les domestiques restes au chateau avaient fait la grosse besogne, les chambres, les lits, etc. Le cocher recut l'ordre de se trouver le lendemain a l'heure voulue au chemin de fer, et Christine retourna chez sa tante, heureuse et joyeuse de l'attente du lendemain; elle s'attendait peu a la surprise qu'elle devait eprouver. XXVIII METAMORPHOSE DE FRANCOIS Ce lendemain si desire arriva; Christine, un peu pale, les yeux un peu battus, parut au dejeuner apres lequel elle devait aller attendre M. de Nance et Francois au chateau. MADAME DE CEMIANE --Tu es pale, Christine; souffres-tu? CHRISTINE --Non, ma tante; j'ai mal dormi: la joie m'a agitee; c'est pourquoi je me sens un peu fatiguee. Le dejeuner sembla long a Christine; des qu'Isabelle fut prete a l'accompagner, elle dit adieu a sa tante, a Gabrielle et a Bernard, et s'elanca dans la voiture qui devait l'emmener. Ses yeux rayonnaient, son visage exprimait le bonheur; arrivee a Nance, elle ne voulut pas quitter le perron, de crainte de manquer le moment de l'arrivee; l'attente ne fut pas longue; la voiture parut, s'arreta au perron, et M. de Nance sauta a bas de la voiture et recut dans ses bras sa fille, sa Christine qui versait des larmes de joie. CHRISTINE --Mon pere! mon pere! quel bonheur! Et Francois, mon cher Francois, ou est-il? Oh! mon Dieu! Francois! Qu'est-il arrive? M. DE NANCE, l'embrassant encore --Le voila, ton Francois! Tu ne le vois pas? Ici, devant toi. Et, au meme instant, Christine se sentit saisie dans les bras d'un grand jeune homme. Christine poussa un cri, s'arracha de ses bras, et, se refugiant dans ceux de M. de Nance, regarda avec surprise et terreur. FRANCOIS --Comment, ma Christine, tu ne reconnais pas ton Francois? tu le repousses? CHRISTINE --Francois, ce grand jeune homme? Francois? FRANCOIS --Moi-meme, ma Christine cherie, bien-aimee! C'est moi, gueri, redresse par Paolo. Christine poussa un second cri, mais joyeux cette fois, et se jeta a son tour dans les bras de Francois. PAOLO --Ah ca! et moi? Ze souis la comme oune buce, sans que personne me regarde et m'embrasee. Ma Christinetta oublie son cer Paolo! --Mon bon, mon cher Paolo! dit Christine en quittant Francois et en embrassant Paolo a plusieurs reprises. Non, je n'oublie pas ce que je vous dois. Si vous saviez combien je vous aime! quelle reconnaissance je me sens pour vous! Oh! Francois! cher Francois! mon coeur deborde de bonheur. Pauvre ami! te voila donc depouille de cette infirmite qui gatait ta vie! FRANCOIS --Et que je benis, ma soeur, mon amie, puisqu'elle m'a fait connaitre les adorables qualites de ton coeur et le degre de devouement auquel pouvait atteindre ce coeur aimant et devoue. --Devouement? dit Christine en souriant; ce n'etait pas du devouement: c'etait l'affection, la reconnaissance la plus tendre et la mieux meritee; je n'y avais aucun merite; j'aimais toi et mon pere parce que vous avez ete toujours pour moi d'une bonte constante, si pleine de tendresse, que je m'attendrissais en y pensant... Mais pourquoi, mon pere, ne m'avez-vous pas dit ou ecrit ce que faisait notre bon Paolo pour mon cher Francois? M. DE NANCE --Parce que le traitement pouvait ne pas reussir, et que tu pouvais en eprouver du mecompte et du chagrin. Paolo avait invente un systeme mecanique qui agissait lentement et qui pouvait ne pas avoir le succes qu'il en esperait. Je t'ai donc laissee au couvent, me trouvant dans la necessite d'habiter un pays chaud pendant deux annees que devait durer le traitement de Francois. CHRISTINE --Et pourquoi ne m'avoir pas emmenee? M. DE NANCE, souriant. --Parce que tu avais seize ans, que Francois en avait vingt, et que ce n'eut pas ete convenable aux yeux du monde que je t'emmene avec moi. CHRISTINE --Ah oui! le monde! c'est vrai. Et avez-vous recu ma lettre et celle de ma mere? M. DE NANCE Le matin meme de notre depart, mon enfant. Tu nous as parfaitement juges; bien loin de regretter ta fortune, nous sommes enchantes de n'avoir d'eux que toi, ta chere et bien-aimee personne, et d'avoir meme a te donner ta robe de noces. CHRISTINE --Embleme de mon bonheur, pere cheri! Et moi, je suis heureuse de tout vous devoir, tout, jusqu'aux vetements qui me couvrent. Les premieres heures passerent comme des minutes. Quand il fut temps pour Christine de partir: --Mon pere, dit-elle en passant son bras autour du cou de M. de Nance comme aux jours de son enfance; mon pere,... ne puis-je rester? M. DE NANCE --Chere enfant, je n'aimerais pas a te voir rentrer trop tard. CHRISTINE --Je ne rentrerais pas du tout, mon pere; je reprendrais pres de vous notre chere vie d'autrefois. M. DE NANCE --Cela ne se peut, chere petite; aie patience; dans trois semaines nous te reprendrons. CHRISTINE --Trois semaines! comme c'est long! N'est-ce pas Francois? Francois ne repondit qu'en l'embrassant. Le domestique vint annoncer la voiture, et Christine partit avec Isabelle. Le lendemain, M. de Nance vint presenter son fils a M. et Mme Cemiane et a Gabrielle et Bernard stupefaits. Paolo, le fidele Paolo, les accompagnait; il voulait etre temoin de l'entrevue. Christine etait convenue la veille, avec Francois, son pere et Paolo, qu'elle ne parlerait pas du changement survenu dans la personne de Francois. Les cris de surprise qui furent successivement pousses enchanterent Christine, firent sourire M. de Nance et Francois et provoquerent chez Paolo une joie qui se manifesta par des sauts, des pirouettes et des cris discordants. Gabrielle resta ebahie; elle ne se lassait pas de considerer Francois, devenu grand comme son pere, droit, robuste, le visage colore, la barbe et les moustaches completant l'homme fait. --Francois, dit Gabrielle en riant, ne bouge pas, laisse-moi tourner autour de toi, comme nous l'avons fait, Christine et moi, la premiere fois que tu es venu nous visiter... C'est incroyable! Droit comme Bernard, le dos plat comme celui de Christine! Comme tu es bien! comme tu es beau! Jamais je ne t'aurais reconnu! Vraiment, Paolo a fait un miracle! Ce fut une joie, un bonheur general; Paolo, M. de Nance et Christine etaient rayonnants. Pendant que les jeunes gens causaient, riaient, et que Paolo racontait a sa maniere la guerison et le traitement de Francois. M. de Nance causait avec M. et Mme de Cemiane du mariage, du contrat, et les rassurait sur la dot de Christine. --C'est moi qui me suis arroge le droit de la doter, mes chers amis, dit-il; j'ai ete son pere adoptif; je deviens son vrai pere, et je partage ma fortune avec mes deux enfants, revenu et capital. Nous en aurons chacun la moitie; j'ai soixante mille francs de revenu, chacun de nous en aura trente mille, le jeune menage comptant pour un. Nous vivrons tous ensemble; nous ne quitterons guere Nance, a ce que je vois. Ne vous occupez donc pas de la fortune de Christine; le contrat de mariage lui en donnera autant qu'a Francois. Je ne veux meme pas que son trousseau lui vienne d'un autre que moi. MADAME DE CEMIANE --Oh! quant a cela, cher monsieur, laissez-nous en faire les frais. M. DE NANCE --Pardon, chere madame; je crois avoir acquis le droit de traiter Christine comme ma fille. Faites-lui le present de noces que vous voudrez, mais laissez-moi le plaisir de lui donner trousseau et meubles. Vous le voulez bien, n'est-il pas vrai? Ne faites pas les choses a demi, et abandonnez-moi entierement ma fille, ma Christine. Ce point decide, M. de Nance demanda encore la permission de presser le contrat et le mariage, "afin, dit-il, de nous laisser rentrer dans notre bonne vie calme, qui ne peut etre heureuse et complete qu'avec Christine. M. et Mme de Cemiane consentirent a tout ce que desirait M. de Nance. Il fut convenu que, jusqu'au jour du mariage, Francois et Christine passeraient leurs journees ensemble, soit a Nance, soit chez Mme de Cemiane. La visite terminee, M. de Nance emmena Christine pour la ramener le soir chez sa tante. Il en fut de meme tous les jours; apres dejeuner, Francois venait a Cemiane; et, dans l'apres-midi, quand M. de Nance avait termine ses affaires, il emmenait ses enfants, pour voir Paolo, diner a Nance, et les ramenait achever la soiree avec Gabrielle et Bernard. Au bout de quinze jours, il annonca que tout etait en regle, que le contrat de mariage pouvait se signer le surlendemain, et le mariage avoir lieu le jour d'apres. On fit des preparatifs de soiree chez Mme de Cemiane pour le contrat, auquel on engagea tout le voisinage. Paolo prepara des surprises de chant, des vers composes pour Christine, des bouquets, etc. Le jour du mariage, on devait diner chez M. de Nance, mais il demanda a n'engager que les Cemiane, selon le desir de ses enfants. La veille du contrat, Christine recut un trousseau charmant, mais simple et conforme a ses gouts et a la vie qu'elle desirait mener. Ce fut Paolo qui fut charge de le lui remettre. --Voyez, disait-il, voyez, ma Christinetta, comme c'est zoli! Quelle zentille robe! vous serez sarmante avec toutes ces zoupes, ces dentelles, ces cacemires, et tant d'autres soses. La soiree du contrat commencait lorsqu'on apporta une caisse avec recommandation de l'ouvrir de suite, ce qui fut execute. Elle contenait un beau portrait de Christine, peint par Bernard pour Francois. Christine et Francois furent touches de cette attention et en remercierent tendrement Bernard. --C'est la ton secret, lui dit Christine. Francois fut l'objet de la curiosite et de l'admiration generales; Adolphe, qui eut l'audace d'accepter l'invitation, fut aussi etonne que furieux; il esperait pouvoir se venger du refus de Christine en se moquant de son bossu, et il ne put qu'enrager interieurement sans oser faire paraitre son deplaisir. Le jour du mariage se passa dans un tranquille bonheur; Christine, apres la messe, fut emmenee par son pere et Francois. --A vous, mon pere; a toi, mon Francois, dit Christine quand la voiture roula vers Nance; a vous pour toujours. Et, s'appuyant sur l'epaule de son pere, elle pleura. Ses larmes furent comprises par son pere et son mari, car c'etaient des larmes de tendresse et de bonheur. Arrives a Nance, ils trouverent le bon Paolo, qui, parti un peu avant, attendait les maries a la porte avec tous les gens de la maison; il embrassa la mariee, serra Francois dans ses bras, et fut serre a son tour dans ceux de M. de Nance. Christine ayant demande a passer chez elle pour enlever son voile et sa belle robe de dentelle (present de sa tante), son pere la mena dans son nouvel appartement, arrange et meuble elegamment et confortablement. Isabelle avait sa chambre pres d'elle. Christine et Francois passerent quelques heures a arranger avec Isabelle les petits objets de fantaisie dont leurs chambres etaient ornees; entre autres, les marbres et albatres que Francois avait apportes pour Christine. Elle se retrouva enfin a Nance comme jadis chez elle, et pour n'en plus sortir. XXIX PAOLO HEUREUX, CONCLUSION A partir du jour de leur mariage, Francois et Christine jouirent d'un bonheur calme et complet, augmente encore par celui de leur pere, qui semblait avoir redouble de tendresse pour eux. Il ne cessait de remercier Dieu de la douce recompense accordee aux soins paternels dont il avait fait l'objet constant de ses pensees et de sa plus chere occupation. Paolo aussi etait l'objet de sa reconnaissante amitie. --A vous, mon ami, lui disait-il souvent, je dois la grande, l'immense jouissance de regarder mon fils, de penser a lui sans tristesse et sans effroi de son avenir, Il n'est plus un sujet de raillerie: il ne craint plus de se faire voir; Christine aussi est delivree de cette terreur incessante d'une humiliation pour notre cher Francois. Je vous aime bien sincerement, mon cher Paolo, et mon coeur paternel vous remercie sans cesse. --O carissimo signor, ze souis moi-meme si zoyeux, que ze voudrais touzours les embrasser! Tenez, les voila qui courent dans le zardin apres ce poulain esappe! Voyez qu'ils sont zentils! La Christinetta! voyez qu'elle est lezere comme oune petit oiseau! Et le zeune homme! le voila qui saute une barriere. Le beau zeune homme! C'est que z'en souis zaloux, moi! Voyez quelle taille! quel robuste garcon! Et Paolo sautait lui-meme, pirouettait. --Signor mio, dit-il un jour, ze souis oune malheureux, oune profond scelerat!... Ze m'ennouie de la patrie! Il faut que ze revoie la patrie! O patria bella! O Italia! Signor mio, laissez-moi zeter un coup d'oeil sur la patrie, seulement oune petite quinzaine. -Quand vous voudrez et tant que vous voudrez, mon pauvre cher garcon; je vous payerai votre voyage, votre sejour, tout. --O signor! s'ecria Paolo, vous etes bon, vraiment bon et zenereux! Alors ze pourrai partir demain? --Certainement, mon ami, repondit M. de Nance en riant de cet empressement. Demandez malles, chevaux, voiture, quand vous voudrez. Ce soir, je vous remettrai mille francs pour les frais du voyage. Paolo serra les mains de M. de Nance et voulut les baiser, mais M. de Nance l'embrassa et lui conseilla de s'occuper de ses malles. L'absence de Paolo dura deux mois; a la fin du premier mois, il ecrivit a M. de Nance: "O signor de Nance! qu'ai-ze fait, malheureux! Pardonnez-moi! Pitie pour votre Paolo devoue!... Voila ce que c'est, signor. Z'ai retrouve oune zeune amie que z'aimais et que z'aime parce qu'elle est bonne et sarmante comme Christinetta; cette pauvre zeune amie n'a rien que du malheur; elle me fait pitie, et moi ze loui dis: "Cere zeune amie, voulez-vous etre ma femme? Il zouste comme notre cer Francois a la Christinetta; et la zeune amie se zette dans mes bras et me dit: "Ze serai votre femme", zouste comme notre Christinetta a Francois. Et moi, ze n'ai pas pense a vous, excellent signor; et ze ne veux pas vivre loin de vous, et ze ne veux pas laisser ma femme a Milan. Alors quoi faire, cer signor? Ze souis au desespoir, et ze pleure toute la zournee; et ma zeune amie pleure avec moi! Quoi faire, mon Dieu, quoi faire? Si ze reste loin de vous, ze meurs! Si ze laisse ma zeune amie, ze meurs. Alors, quoi faire? Ze vous embrasse, mon cer signor; z'embrasse mon Francois ceri, ma Christinetta bien-aimee; cers amis, conseillez votre pauvre Paolo et sa zeune amie. "PAOLO PERRONI.". M. de Nance s'empressa de faire voir cette lettre a ses enfants. --Que faire? leur dit-il en riant. Que faire? CHRISTINE --C'est de les faire venir ici, chez nous, pere cheri; nous les garderons toujours, n'est-ce pas, Francois? FRANCOIS --Oui, mon pere; je suis de l'avis de Christine. M. DE NANCE --Et moi aussi; de sorte que nous sommes tous d'accord, comme toujours. CHRISTINE --Oh! cher bien-aime pere! comment ne serions-nous pas d'accord? Nous sommes si heureux! M. de Nance ecrivit a Paolo de se marier vite et de leur amener sa jeune amie, qui resterait a Nance toute sa vie si elle le voulait, et que lui M. de Nance et Francois lui donnaient pour cadeau de noces, une rente de trois mille francs. Le bonheur de Paolo fut complet; un mois apres, il presentait sa jeune epouse a ses amis; Christine trouva en elle une jeune compagne aimable et devouee: elles convinrent que si Christine avait des filles, Mme Paolo (qui s'appelait Elena) l'aiderait a les elever. Elle eut, en effet, filles et garcons, deux filles et deux fils; Mme Paolo en eut un peu plus, trois filles et quatre fils; tous ces enfants repandirent la gaiete et l'entrain dans le chateau de Nance, dont les habitants vivent tous plus heureux que jamais. M. des Ormes, abruti, hebete par le joug de sa femme, mourut subitement peu d'annees apres le mariage de Christine. Il lui avait ecrit a cette occasion une lettre assez affectueuse et lui promettait d'aller la voir: mais il n'accomplit pas cette promesse et se contenta de lui ecrire tous les ans. Sa femme, vieille et plus laide que jamais, continue a se croire jeune et belle; elle donne des diners qu'on mange, des soirees ou l'on danse; elle a des visiteurs, mais pas d'amis; la mauvaise mere inspire de l'eloignement a tout le monde. Elle se sent vieillir, malgre ses efforts pour paraitre jeune: elle se voit seule, sans interet dans la vie; personne ne l'aime et elle deteste tout le monde. Elle a toujours repousse les avances de Christine et refuse de la voir de peur que l'age de sa fille ne fit deviner le sien. En somme, elle traine une existence miserable et malheureuse. Mme de Guilbert vint un jour a Nance annoncer a Christine le mariage de sa fille Helene avec Adolphe. Ce fut un triste menage. Helene aimait le monde et ne vivait que de bals, de concerts et de spectacles; Adolphe aimait le jeu; il y perdit une partie de sa fortune, se battit en duel, y fut blesse et perit miserablement a la suite de cette blessure. Cecile se maria avec un banquier qui lui apporta de l'argent, et qui la rendit malheureuse par son caractere brutal et emporte. Gabrielle epousa un jeune depute plein d'intelligence et de bonte; elle fut tres heureuse avec son mari et continua a venir passer tous ses etes chez sa mere a Cemiane, et a voir presque tous les jours Christine et Francois. Bernard ne se maria pas; il aima mieux aider son pere a cultiver ses terres. Il s'occupait de musique et de peinture et il passait presque tous ses hivers a Nance; Christine et Francois etaient excellents musiciens, de sorte que tous les soirs, aides de Paolo, de sa femme et de Bernard, ils faisaient une musique excellente qui ravissait M. de Nance. Un jour que Christine questionnait affectueusement Bernard sur la vie qu'il menait et qui lui semblait bien isolee: --Christine, repondit-il, je vis et je mourrai seul, Quand je t'ai bien connue, a notre retour de Madere, je me suis dit que je ne serais heureux qu'avec une femme semblable a toi, bonne, pieuse, devouee, intelligente, gaie, instruite, raisonnable, charmante enfin. Je ne l'aie pas trouvee; je ne la trouverai jamais. Voila pourquoi je reste garcon et pourquoi je suis sans cesse a Nance. Christine l'embrassa pour toute reponse, et fit part de l'explication de Bernard a Francois et a M, de Nance, qui l'en aimerent plus tendrement. Isabelle resta et est encore chez ses enfants, comme elle continue d'appeler Francois et Christine; elle soigne et eleve tous leurs enfants, et elle declare qu'elle mourra chez eux. Christine et Francois la comblent de soins et d'affections; elle est heureuse plus qu'une reine. Quant a Christine et a Francois, ils ne se lassent pas de leur bonheur; ils ne se quittent pas; ils n'ont jamais de volontes, de gouts, de desirs differents. Ils ne vont pas a Paris, et ils vivent a Nance chez leur pere. Mme de Sibran est morte peu apres la triste fin du malheureux Adolphe, M. de Sibran, bourrele de remords de l'education qu'il avait donnee a ses fils, s'est fait capucin; il preche bien et il est tres demande pour des missions. Mina est entree chez une princesse valaque, ou on lui promettait de bons gages; mais, ayant ete surprise par le prince pendant qu'elle battait une des petites princesses, le prince la fit saisir et la fit battre de verges a tel point qu'elle passa un mois a l'hopital. Quand elle fut guerie, elle voulut partir, mais le prince la retint de force et l'obligea a reprendre son service; il n'y a pas de mois qu'elle ne soit vigoureusement punie pour des vivacites qu'elle ne peut entierement reprimer. Se trouvant au fond des terres en Valachie, elle reste a la merci du prince valaque et ne peut pas sortir de chez lui. Sa mechancete se trouve ainsi justement et terriblement punie. TABLE DES MATIERES. /* I. Commencement d'amitie II. Paolo III. Deux annees qui font deux amis IV. Les caracteres se dessinent V. Attaque et defense VI. Les tricheurs punis VII. Premier service rendu par Paolo a Christine VIII. Mina devoilee IX. Grand embarras de Paolo X. Francois arrange l'affaire XI. M. des Ormes gate l'affaire XII. Mm. des Ormes raccommode l'affaire XIII. Incendie et malheur XIV. Heureux moments pour Christine XV. Tristes suites de l'incendie XVI. Changement de Maurice XVII. Heureuse bizarrerie de Mme des Ormes XVIII. Paolo pris, s'echappe XIX. Christine est bonne, Maurice est exigeant XX. Surprise desagreable qui ne gate rien XXI. Visites de M. et Mme des Ormes XXII. Maurice chez M. de Nance XXIII. Fin de Maurice XXIV. Separation, desespoir XXV. Deux annees de tristesse XXVI. Demandes en mariages; reponses differentes XXVII. Christine a reponse a tout XXVIII. Metamorphose de Francois XXIX. Paolo heureux.--Conclusion. */ End of the Project Gutenberg EBook of Francois le Bossu, by Comtesse de Segur *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK FRANCOIS LE BOSSU *** ***** This file should be named 13013.txt or 13013.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/3/0/1/13013/ Produced by Renald Levesque Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at https://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: https://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.