The Project Gutenberg EBook of Un bon petit diable, by Comtesse de Segur This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Un bon petit diable Author: Comtesse de Segur Release Date: July 22, 2004 [EBook #12993] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK UN BON PETIT DIABLE *** Produced by Renald Levesque La Comtesse de Segur UN BON PETIT DIABLE A MA PETIT FILLE MADELEINE DE MALARET Ma bonne petite Madeleine, tu demandes une dedicace, en voici une. La Juliette dont tu vas lire l'histoire n'a pas comme toi l'avantage de beaux et bons yeux (puisqu'elle est aveugle), mais elle marche de pair avec toi pour la douceur, la bonte, la sagesse et toutes les qualites qui commandent l'estime et l'affection. Je t'offre donc Le Bon Petit Diable escorte de sa Juliette, qui est parvenue a faire d'un vrai diable un jeune homme excellent et charmant, au moyen de cette douceur, de cette bonte chretiennes qui touchent et qui ramenent. Emploie ces memes moyens contre le premier bon diable que tu rencontreras sur le chemin de ta vie. Ta grand'mere, COMTESSE DE SEGUR nee Rostopchine. I LES FEES Dans une petite ville d'Ecosse, dans la petite rue des Combats, vivait une veuve d'une cinquantaine d'annees, Mme Mac'Miche. Elle avait l'air dur et repoussant. Elle ne voyait personne, de peur de se trouver entrainee dans quelque depense, car elle etait d'une avarice extreme. Sa maison etait vieille, sale et triste; elle tricotait un jour dans une chambre du premier etage, simplement, presque miserablement meublee. Elle jetait de temps en temps un coup d'oeil a la fenetre et paraissait attendre quelqu'un; apres avoir donne divers signes d'impatience, elle s'ecria: "Ce miserable enfant! Toujours en retard! Detestable sujet! Il finira par la prison et la corde, si je ne parviens a le corriger!" A peine avait-elle acheve ces mots que la porte vitree qui faisait face a la croisee s'ouvrit; un jeune garcon de douze ans entra et s'arreta devant le regard courrouce de la femme. Il y avait, dans la physionomie et dans toute l'attitude de l'enfant, un melange prononce de crainte et de decision. Madame Mac'Miche:--D'ou viens-tu? Pourquoi rentres-tu si tard, paresseux? Charles:--Ma cousine, j'ai ete retenu un quart d'heure par Juliette, qui m'a demande de la ramener chez elle parce qu'elle s'ennuyait chez M. le juge de paix. Madame Mac'Miche:--Quel besoin avais-tu de la ramener? Quelqu'un de chez le juge de paix ne pouvait-il s'en charger? Tu fais toujours l'aimable, l'officieux; tu sais pourtant que j'ai besoin de toi. Mais tu t'en repentiras, mauvais garnement!... Suis-moi." Charles, combattu entre le desir de resister a sa cousine et la crainte qu'elle lui inspirait, hesita un instant, la cousine se retourna, et, le voyant encore immobile, elle le saisit par l'oreille et l'entraina vers un cabinet noir dans lequel elle le poussa violemment. "Une heure de cabinet et du pain et de l'eau pour diner! et une autre fois ce sera bien autre chose. --Mechante femme! Detestable femme! marmotta Charles des qu'elle eut ferme la porte. Je la deteste! Elle me rend si malheureux, que j'aimerais mieux etre aveugle comme Juliette que de vivre chez cette mechante creature... Une heure!... C'est amusant!... Mais aussi je ne lui ferai pas la lecture pendant ce temps; elle s'ennuiera, elle n'aura pas la fin de Nicolas Nickleby, que je lui ai commence ce matin! C'est bien fait! J'en suis tres content." Charles passa un quart d'heure de satisfaction avec l'agreable pensee de l'ennui de sa cousine, mais il finit par s'ennuyer aussi. "Si je pouvais m'echapper! pensa-t-il. Mais par ou? comment? La porte est trop solidement fermee! Pas moyen de l'ouvrir... Essayons pourtant..." Charles essaya, mais il eut beau pousser, il ne parvint seulement pas a l'ebranler Pendant qu'il travaillait en vain a sa delivrance, la clef tourna dans la serrure; il sauta lestement en arriere, se refugia au fond du cabinet, et vit apparaitre, au lieu du visage dur et severe de sa cousine, la figure enjouee de Betty, cuisiniere, bonne et femme de chambre tout a la fois. "Qu'est-ce qu'il y a? dit-elle a voix basse. Encore en penitence! Charles:--Toujours, Betty, toujours. Tu sais que ma cousine est heureuse quand elle me fait du mal. Betty:--Allons, allons, Charlot, pas d'imprudentes paroles! Je vais te delivrer, mais sois bon, sois sage! Charles:--Sage! C'est impossible avec ma cousine; elle gronde toujours; elle n'est jamais contente! Ca m'ennuie a la fin. Betty:--Que veux-tu, mon pauvre Charlot. Elle est ta protectrice et la seule parente qui te reste! Il faut bien que tu continues a manger son pain. Charles:--Elle me le reproche assez et me le rend bien amer! Je t'assure qu'un beau jour je la planterai la et j'irai bien loin. Betty:--Ce serait bien pis encore, pauvre enfant! Mais viens, sors de ce trou sale et noir. Charles:--Et qu'est-ce qu'elle va dire? Betty:--Ma foi, elle dira ce qu'elle voudra; elle ne te battra toujours pas. Charles:--Oh! pour ca non! Elle n'a plus ose depuis que je lui ai si bien tordu la main l'autre jour... Te souviens-tu comme elle criait? --Et toi, mechant, qui ne lachais pas! dit Betty en souriant. Charles:--Et apres, quand j'ai dit que ce n'etait pas expres, que j'avais ete pris de convulsions et que je sentais que ce serait toujours de meme. Betty:--Tais-toi, Charlot! Je crois que sa peur est passee, et puis c'est tres mal tout ca. Charles:--Je le sais bien, mais elle me rend mechant; mechant malgre moi, je t'assure." Betty fit sortir Charles, referma la porte, mit la clef dans sa poche, et recommanda a son protege de se cacher bien loin pour que la cousine ne le vit pas. Charles:--Je vais rejoindre Juliette. Betty:--C'est ca; et comme c'est moi qui ai la clef du cabinet, ce sera moi qui l'ouvrirai dans trois quarts d'heure; mais sois exact a revenir. Charles:--Ah! je crois bien! Sois tranquille! Cinq minutes avant l'heure, je serai dans ta chambre." Charles ne fit qu'un saut et se trouva dans le jardin, du cote oppose a la chambre ou travaillait sa cousine. Betty le suivit des yeux en souriant. "Mauvaise tete, dit-elle, mais bon coeur! S'il etait mene moins rudement, le bon l'emporterait sur le mauvais... Pourvu qu'il revienne!... Ca me ferait une belle affaire! --Betty! cria la cousine d'une voix aigre. --Madame! repondit Betty en entrant. Madame Mac'Miche:--N'oublie pas d'ouvrir la prison de ce mauvais sujet dans une demi-heure, et qu'il apporte Nicolas Nickleby; il lira haut jusqu'au diner pendant que je travaillerai. Betty:--Oui, Madame; je n'y manquerai pas." Au bout d'une demi-heure, Betty alla dans sa chambre; elle n'y trouva personne. Charles n'etait pas rentre; elle regarda a la fenetre..., personne! "J'en etais sure! Me voila dans de beaux draps, a present! Qu'est-ce que je dirai? Comment expliquer?... Ah! une idee! Elle est bonne pour Madame, qui croit aux fees et qui en a une peur effroyable. On lui fait croire tout ce qu'on veut en lui parlant fees. Je crois donc que mon idee est bonne; avec tout autre, ca n'irait pas. --Betty, Betty! cria la voix aigre. Betty:--Voici, Madame. Madame Mac'Miche:--Eh bien? Charles? envoie-le-moi. Betty:--Je l'aurais deja envoye a Madame, si j'avais la clef du cabinet; mais je ne peux pas la trouver. Madame Mac'Miche:--Elle est a la porte, je l'y ai laissee. Betty:--Elle n'y est pas, Madame; j'y ai regarde. Madame Mac'Miche:--C'est impossible; il ne pouvait pas ouvrir par dedans. Betty:--Que Madame vienne voir. Mme Mac'Miche se leva, alla voir et ne trouva pas la clef. Madame Mac'Miche:--C'est incroyable! je suis sure de l'avoir laissee a la porte. Charles!... Charles!... Veux-tu repondre, polisson!" Pas de reponse. Le visage de Mme Mac'Miche commenca a exprimer l'inquietude. Madame Mac'Miche:--Que vais-je faire? Je n'ai plus que lui pour me lire haut pendant que je tricote. Mais cherche donc, Betty! Tu restes la comme un constable, sans me venir en aide. Betty:--Et que puis-je faire pour venir en aide a Madame? Je ne suis pas en rapport avec les fees! Madame Mac'Miche, effrayee:--Les fees? Comment, les fees? Est-ce que vous croyez... que... les fees...? Betty, l'air inquiet:--Je ne peux rien dire a Madame: mais c'est extraordinaire pourtant que cette clef... ait disparu... si... merveilleusement...--Et puis, ce Charlot qui ne repond pas! Les fees l'auront etrangle... ou fait sortir peut-etre. Madame Mac'Miche:--Mon Dieu! mon Dieu! Que dis-tu la, Betty? C'est horrible! effroyable!... Betty:--Madame ferait peut-etre prudemment de ne pas rester ici... Je n'ai jamais eu bonne opinion de cette chambre et de ce cabinet." Mme Mac'Miche tourna les talons sans repondre et se refugia dans sa chambre. "J'ai ete obligee de mentir, se dit Betty; c'est la faute de ma maitresse et pas la mienne, certainement; il fallait bien sauver Charles. Tiens! je crois qu'elle appelle. --Betty!" appela une voix faible. Betty entra et vit sa maitresse terrifiee, qui lui montrait du doigt la clef placee bien en evidence sur son ouvrage. Betty:--Quand je disais! Madame voit bien! Qu'est-ce qui a place cette clef sur l'ouvrage de Madame? Ce n'est certainement pas moi, puisque j'etais avec Madame!" L'air epanoui et triomphant de Betty fit naitre des soupcons dans l'esprit mefiant de Mme Mac'Miche, qui ne pouvait comprendre qu'on n'eut pas peur des fees. "Vous etes sortie d'ici apres moi, dit-elle en regardant Betty fixement et severement. Betty:--Je suivais Madame; bien certainement, je n'aurais pas passe devant Madame. Madame Mac'Miche:--Allez ouvrir le cabinet et amenez-moi Charles, qui merite une punition pour n'avoir pas repondu quand je l'ai appele." Betty sortit, et, apres quelques instants, rentra precipitamment en feignant une grande frayeur. "Madame! Madame! Charlot est tue,... etendu mort sur le plancher! Quand je disais! les fees l'ont etrangle." Mme Mac'Miche se dirigea avec epouvante vers le cabinet, et apercut en effet Charles etendu par terre sans mouvement, le visage blanc comme un marbre. Elle voulut l'approcher, le toucher; mais Charles, qui n'etait pas tout a fait mort, fut pris de convulsions et detacha a sa cousine force coups de poing et coups de pied dans le visage et la poitrine. Betty, de son cote, fut prise d'un rire convulsif qui augmentait a chaque coup de pied que recevait la cousine et a chaque cri qu'elle poussait; la frayeur tenait Mme Mac'Miche clouee a sa place, et Charles avait beau jeu pour se laisser aller a ses mouvements desordonnes. Un coup de poing bien applique sur la bouche de sa cousine fit tomber ses fausses dents; avant qu'elle eut pu les saisir, et pendant qu'elle etait encore baissee, Charles se roula, saisit les faux cheveux de Mme Mac'Miche, les arracha, toujours par des mouvements convulsifs, les chiffonna de ses doigts crispes, ouvrit les yeux, se roula vers Betty, et, lui saisissant les mains comme pour se relever, lui glissa les dents de sa cousine. "Dans sa coupe", dit-il tout bas. Les convulsions de Charles avaient cesse; son visage si blanc avait repris sa teinte rose accoutumee; les sourcils seuls etaient restes pales et comme impregnes de poudre blanche, probablement celle que les fees avaient repandue sur son visage, et que l'agitation des convulsions avait fait partir. Betty, moins heureuse que Charles, ne pouvait encore dominer son rire nerveux. Mme Mac'Miche ne savait trop que penser de cette scene; apres avoir promene ses regards courrouces de Charles a la bonne, elle tira les cheveux du premier pour l'aider a se relever, et donna un coup de pied a Betty pour amener une detente nerveuse; le moyen reussit: Charles sauta sur ses pieds et s'y maintint tres ferme, Betty reprit son calme et une attitude plus digne. Madame Mac'Miche:--Que veut dire tout cela, petit drole? Charles:--Ma cousine, ce sont les fees. Madame Mac'Miche:--Tais-toi, insolent, mauvais garnement! Tu auras affaire a moi, avec tes f..., tu sais bien! Charles:--Ma cousine, je vous assure... que je suis desole pour vos dents... Madame Mac'Miche:--C'est bon, rends-les-moi. Charles:--Je ne les ai pas, ma cousine, dit Charles en ouvrant ses mains; je n'ai rien,... et puis, pour vos cheveux... Madame Mac'Miche:--Tais-toi, je n'ai pas besoin de tes sottes excuses; rends-moi mes dents et mes boucles de cheveux. Charles:--Vrai, je ne les ai pas, ma cousine; voyez vous-meme." La cousine le fouilla, chercha partout, mais en vain. Betty:--Madame ne veut pas croire aux fees; c'est pourtant tres probable que ce sont elles qui ont emporte les dents et les cheveux de Madame. --Sotte! dit Mme Mac'Miche en s'eloignant precipitamment. Venez lire, Monsieur! et tout de suite." Charles aurait bien voulu s'esquiver, trouver un pretexte pour ne pas lire, mais la cousine le tenait par l'oreille; il fallut marcher, s'asseoir, prendre le livre et lire. Son supplice ne fut pas long, parce que le diner fut annonce une demi-heure apres; les fees avaient donne une heure de bon temps a Charles. Les evenements terribles qui venaient de se passer effacerent du souvenir de Mme Mac'Miche la faute et la punition de Charles: elle le laissa diner comme d'habitude. A peine Mme Mac'Miche eut-elle mange deux cuillerees de potage, qu'elle s'apercut d'un corps dur contenu dans l'assiette; croyant que c'etait un os, elle chercha a le retirer et vit... ses dents! La joie de les retrouver adoucit la colere qui cherchait a se faire jour; car, malgre sa credulite aux fees et la frayeur qu'elle en avait, elle conservait ses doutes sur le role que leur avaient fait jouer Betty et Charles; elle se promit d'autant plus de redoubler de surveillance et de severite, mais elle n'osa pas en reparler, de peur d'eveiller la colere des fees. Charles redemanda du bouilli. Madame Mac'Miche:--Ne lui en donne pas, Betty; il mange comme quatre. Charles:--Ma cousine, j'en ai eu un tout petit morceau, et j'ai encore bien faim. Madame Mac'Miche:--Quand on est pauvre, quand on est eleve par charite et qu'on n'est bon a rien, on ne mange pas comme un ogre et on ne se permet pas de redemander d'un plat. Tachez de vous corriger de votre gourmandise, Monsieur." Charles regarda Betty, qui lui fit signe de rester tranquille. Jusqu'a la fin du diner, Mme Mac'Miche continua ses observations malveillantes et mechantes, comme c'etait son habitude. Quand elle eut fini son cafe, elle appela Charles pour lui faire encore la lecture pendant une ou deux heures. Force d'obeir, il la suivit dans sa chambre, s'assit tristement et commenca a lire. Au bout de dix minutes il entendit ronfler: il leva les yeux. Bonheur! la cousine dormait! Charles n'avait garde de laisser echapper une si belle occasion; il posa son livre, se leva doucement, vida le reste du cafe dans la tabatiere de sa cousine, cacha son livre dans la boite a the, son ouvrage dans le foyer de la cheminee, et s'esquiva lestement sans l'avoir eveillee. Il alla rejoindre Betty, qui lui donna un supplement de diner. Betty:--Ne va pas faire comme tantot et disparaitre quand ta cousine te demandera. Elle se doute de quelque chose, va; nous ne reussirons pas une autre fois. Cette clef que j'avais si adroitement posee sur son ouvrage! Ton visage enfarine, tes convulsions, les miennes; tout ca n'est pas clair pour elle. Charles:--Je me suis pourtant trouve bien a propos pour rentrer a temps dans ma prison! Charles:--C'est egal, c'est trop fort! Elle croit bien aux fees, mais pas a ce point. Sois prudent, crois-moi." Charles sortit, mais au lieu de rentrer chez sa cousine, il ouvrit comme le matin la porte du jardin et courut chez Juliette. Voila trois fois qu'il y va; nous allons le suivre et savoir ce que c'est que Juliette. II L'AVEUGLE "Comment, te voila encore, Charles? dit Juliette en entendant ouvrir la porte. Charles:--Comment as-tu devine que c'etait moi? Juliette:--Par la maniere dont tu as ouvert; chacun ouvre differemment, c'est bien facile a reconnaitre. Charles:--Pour toi, qui es aveugle et qui as l'oreille si fine; moi, je ne vois aucune difference; il me semble que la porte fait le meme bruit pour tous. Juliette:--Qu'as-tu donc, pauvre Charles? Encore quelque demele avec ta cousine? Je le devine au son de ta voix. Charles:--Eh! mon Dieu oui! Cette mechante, abominable femme me rend mechant moi-meme. C'est vrai, Juliette: avec toi, je suis bon et je n'ai jamais envie de te jouer un tour ou de me facher; avec ma cousine, je me sens mauvais et toujours pret a m'emporter. Juliette:--C'est parce qu'elle n'est pas bonne, et que toi, tu n'as ni patience ni courage. Charles:--C'est facile a dire, patience; je voudrais bien t'y voir; toi qui es un ange de douceur et de bonte, tu te mettrais en fureur." Juliette sourit. "J'espere que non, dit-elle. Charles:--Tu crois ca. Ecoute ce qui m'arrive aujourd'hui depuis la premiere fois que je t'ai quittee; a ma seconde visite, je ne t'ai rien dit parce que j'avais peur que tu ne me fisses rentrer chez moi tout de suite; a present j'ai le temps, puisque ma cousine dort, et tu vas tout savoir." Charles raconta fidelement ce qui s'etait passe entre lui, sa cousine et Betty. "Comment veux-tu que je supporte ces reproches et ces injustices avec la patience d'un agneau qu'on egorge? Je ne t'en demande pas tant, dit Juliette en souriant; il y a trop loin de toi a l'agneau; mais, Charles, ecoute-moi. Ta cousine n'est pas bonne, je le sais et je l'avoue; mais c'est une raison de plus pour la menager et chercher a ne pas l'irriter. Pourquoi es-tu inexact, quand tu sais que cinq minutes de retard la mettent en colere? Charles:--Mais c'est pour rester quelques minutes de plus avec toi, pauvre Juliette; il n'y avait personne chez toi quand je t'ai ramenee. Juliette:--Je te remercie, mon bon Charles; je sais que tu m'aimes, que tu es bon et soigneux pour moi; mais pourquoi ne l'es-tu pas un peu pour ta cousine? Charles:--Pourquoi? Parce que je t'aime et que je la deteste; parce que, chaque fois qu'elle se fache et me punit injustement, je veux me venger et la faire enrager. --Charles, Charles! dit Juliette d'un ton de reproche. Charles:--Oui, oui, c'est comme ca; elle a recu des coups dans la poitrine, au visage; j'ai fait cacher par Betty (qui la deteste aussi) ses vilaines dents dans sa soupe; je lui ai arrache et dechire sa perruque; et quand elle va s'eveiller, elle va trouver sa tabatiere pleine de cafe, son livre et son ouvrage disparus; elle sera furieuse, et je serai enchante, et je serai venge! Juliette:--Vois comme tu t'emportes! Tu tapes du pied, tu tapes les meubles, tu cries, tu es en colere, enfin; tu fais juste comme ta cousine, et tu dois avoir l'air mechant comme elle. --Comme ma cousine! dit Charles en se calmant; je ne veux rien faire comme elle, ni lui ressembler en rien. Juliette:--Alors sois bon et doux. Charles:--Je ne peux pas; je te dis que je ne peux pas. Juliette:--Oui, je vois que tu n'as pas de courage. Charles:--Pas de courage! Mais j'en ai plus que personne, pour avoir supporte ma cousine depuis trois ans! Juliette:--Tu la supportes en la faisant enrager sans cesse; et tu es de plus en plus malheureux, ce qui me fait de la peine, beaucoup de peine. Charles:--Oh! Juliette, pardonne-moi! Je suis desole, mais je ne peux pas faire autrement. Juliette:--Essaye; tu n'as jamais essaye! Fais-le pour moi, puisque tu ne veux pas le faire pour le bon Dieu. Veux-tu? Me le promets-tu? --Je le veux bien, dit Charles avec quelque hesitation, mais je ne te le promets pas. Juliette:--Pourquoi, puisque tu le veux? Charles:--Parce qu'une promesse, et a toi surtout, c'est autre chose, et je ne pourrais y manquer sans rougir, et..., et... je crois... que j'y manquerais. Juliette:--Ecoute, je ne te demande pas grand'chose pour commencer. Parle, crie, dis ce que tu voudras, mais ne fais pas d'acte de vengeance, comme les coups de pied, les dents, les cheveux, le tabac, le livre, l'ouvrage, etc.; et tu en as fait bien d'autres! Charles:--J'essayerai, Juliette; je t'assure que j'essayerai. Pour commencer, je vais rentrer, de peur qu'elle ne s'eveille. Juliette:--Et tu remettras le livre, l'ouvrage? Charles:--Oui, oui, je te promets. Ah! ah! et le tabac! ajouta Charles en se grattant la tete; il sentira le cafe. Juliette:--Fais une belle action; avoue-lui la verite, et demande-lui pardon. Charles, serrant les poings:--Pardon? A elle, pardon? Jamais! Juliette, tristement:--Alors fais comme tu voudras, mon pauvre Charles; que le bon Dieu te protege et te vienne en aide! Adieu. --Adieu, Juliette, et au revoir, dit Charles en deposant un baiser sur son front. Adieu. Es-tu contente de moi? --Pas tout a fait! Mais cela viendra, avec le temps... et de la patience, dit-elle en souriant. Charles sortit et soupira. "Cette pauvre, bonne Juliette! Elle en a de la patience, elle! Comme elle est douce! Comme elle supporte son malheur,... car c'est un malheur,... un grand malheur d'etre aveugle! Elle est bien plus malheureuse que moi! Demander pardon! m'a-t-elle dit... A cette femme que je deteste!... C'est impossible: je ne peux pas!" Charles rentra avec un sentiment d'irritation; il entra dans la chambre de sa cousine, qui dormait encore, heureusement pour lui; il retira le livre de la boite a the, et voulut prendre le tricot cache au fond du foyer: mais, en allongeant sa main pour l'atteindre, il accrocha la pincette, qui retomba avec bruit; la cousine s'eveilla. "Que faites-vous a ma cheminee, mauvais sujet? --Je ne fais pas de mal a la cheminee, ma cousine, repondit Charles, prenant courageusement son parti; je cherche a retirer votre ouvrage qui est au fond. Madame Mac'Miche:--Mon ouvrage! au fond de la cheminee! Comment se trouve-t-il la dedans? Je l'avais pres de moi. Charles, resolument:--C'est moi qui l'y ai jete, ma cousine. Madame Mac'Miche:--Jete mon ouvrage! Miserable! s'ecria-t-elle se levant avec colere. Charles:--J'ai eu tort, mais vous voyez que je cherche a le ravoir. Madame Mac'Miche:--Et tu crois, mauvais garnement, que je supporterai tes sceleratesses, toi, mendiant, que je nourris par charite!" Charles devint rouge comme une pivoine; il sentait la colere s'emparer de lui, mais il se contint et repondit froidement: "Ma nourriture ne vous coute pas cher; ce n'est pas cela qui vous ruinera. Madame Mac'Miche:--Insolent! Et tes habits, ton logement, ton coucher? Charles:--Mes habits! ils sont rapes, uses comme ceux d'un pauvre! Trop courts, trop etroits avec cela. Quand je sors, j'en suis honteux... --Tant mieux, interrompit la cousine avec un sourire mechant. Charles:--Attendez donc! Je n'ai pas fini ma phrase! J'en suis honteux pour vous, car chacun me dit: "Il faut que "ta cousine soit joliment avare pour te laisser vetu comme tu es". Madame Mac'Miche:--Pour le coup, c'est trop fort! Attends, tu vas en avoir." La cousine courut chercher une baguette; pendant qu'elle la ramassait, Charles saisit les allumettes, en fit partir une, courut au rideau: "Si vous approchez, je mets le feu aux rideaux, a la maison, a vos jupes, a tout!" Mme Mac'Miche s'arreta; l'allumette etait a dix centimetres de la frange du rideau de mousseline. Pourpre de rage, tremblante de terreur, ne voulant pas renoncer a la raclee qu'elle s'etait propose de donner a Charles, n'osant pas le pousser a executer sa menace, ne sachant quel parti prendre, elle fit peur a Charles par l'expression menacante et presque diabolique de toute sa personne. Voyant son allumette prete a s'eteindre, il en alluma une seconde avant de lacher la premiere et resolut de conclure un arrangement avec sa cousine. Charles:---Promettez que vous ne me toucherez pas, que vous ne me punirez en aucune facon, et j'eteins l'allumette. --Miserable! dit la cousine ecumant. Charles:--Decidez-vous, ma cousine! Si j'allume une troisieme allumette, je n'ecoute plus rien, vos rideaux seront en feu! Madame Mac'Miche:--Jette ton allumette, malheureux! Charles:--Je la jetterai quand vous aurez jete votre baguette (la Mac'Miche la jette); quand vous aurez promis de ne pas me battre, de ne pas me punir!... Depechez-vous, l'allumette se consume. --Je promets, je promets! s'ecria la cousine haletante. Charles:---De me donner a manger a ma faim?... Eh bien?... Je tire la troisieme allumette. Madame Mac'Miche:--Je promets! Fripon! brigand! Charles:--Des injures, ca m'est egal.! Et faites bien attention a vos promesses, car, si vous y manquez, je mets le feu a votre maison sans seulement vous prevenir... C'est dit? Je souffle." Charles eteignit son allumette. "Avez-vous besoin de moi? dit-il. Madame Mac'Miche:-Va-t'en! Je ne veux pas te voir, drole, scelerat! Charles:--Merci, ma cousine. Je cours chez Juliette. Madame Mac'Miche:--Je te defends d'aller chez Juliette. Charles:--Pourquoi ca? Elle me donne de bons conseils pourtant. Madame Mac'Miche:--Je ne veux pas que tu y ailles." Pendant que Charles restait indecis sur ce qu'il ferait, la cousine s'etait avancee vers lui; elle saisit la boite d'allumettes que Charles avait posee sur une table, donna prestement deux soufflets et un coup de pied dans les jambes de Charles stupefait, s'elanca hors de sa chambre et ferma la porte a double tour. "Amuse-toi, mon garcon, amuse-toi la jusqu'au souper; je vais donner de tes nouvelles a Juliette!" cria Mme Mac'Miche a travers la porte. III UNE AFFAIRE CRIMINELLE Charles, furieux de se trouver pris comme un rat dans une ratiere, se jeta sur la porte pour la defoncer; mais la porte etait solide; trois fois il se lanca dessus de toutes ses forces, mais il ne reussit qu'a se meurtrir l'epaule; apres le troisieme elan il y renonca. "Mechante femme! Mon Dieu, que je la deteste! Et Juliette qui voulait que je lui demandasse pardon! Une pareille megere!... Que puis-je faire pour me venger?..." Charles regarda de tous cotes, ne trouva rien. "Je pourrais bien dechirer son ouvrage qu'elle a laisse; mais a quoi cela servirait-il? elle en prendra un autre! Que je suis donc malheureux d'etre oblige de vivre avec cette furie!" Charles s'assit, appuya ses coudes sur ses genoux, sa tete dans ses mains et reflechit. A mesure qu'il pensait, son visage perdait de son expression mechante, son regard s'adoucissait, ses yeux devenaient humides, et, enfin une larme roula le long de ses joues. "Je crois que Juliette a raison, dit-il; elle serait moins mechante si j'etais meilleur; je serais moins malheureux si j'etais plus patient, si je pouvais etre doux et resigne comme Juliette!... Pauvre Juliette! Elle est aveugle! Elle est seule tout le temps que sa soeur Mary travaille! Elle s'ennuie toute la journee!... Et jamais elle ne se plaint, jamais elle ne se fache! toujours bonne, toujours souriante!...il est vrai qu'elle est plus vieille que moi! Elle a quinze ans, et moi je n'en ai que treize... C'est egal, a quinze ans je ne serai pas bon comme elle! Non, non, avec cette cousine abominable, je ne pourrai jamais m'empecher d'etre mechant... Tiens! qu'est-ce que j'entends? dit-il en se levant. Quel bruit!... Qu'est-ce que c'est donc?... Et cette maudite porte qui est fermee! Ah! une idee! Je brise un carreau et je passe." Charles saisit une pincette, donna un coup sec dans un des carreaux de la porte qui etait vitree, et engagea sa tete et ses epaules dans le carreau casse; il passa apres de grands efforts et en se faisant plusieurs petites coupures aux mains et aux epaules, une fois dehors, il descendit l'escalier, courut a la cuisine, ou il n'y avait personne; puis a la porte de la rue, qu'il ouvrit. Il se trouva en face d'un groupe nombreux qui escortait et ramenait Mme Mac'Miche; un homme en blouse suivait, mene, tire par ceux qui l'accompagnaient; Mme Mac'Miche criait l'homme jurait, l'escorte criait et jurait; a ce bruit se melaient les cris discordants de Betty, qui, pour complaire a Mme Mac'Miche, accablait d'injures et de reproches tous les gens de l'escorte. La porte se trouvant ouverte par Charles, tout le monde entra: On placa Mme Mac'Miche sur une chaise, Betty tira de l'eau fraiche de la fontaine et bassina les yeux de sa maitresse qui ne cessait de crier: "Le juge de paix, je veux le juge de paix, pour faire ma plainte contre ce monstre d'homme, qui m'a aveuglee. Qu'on aille me chercher le juge de paix! Betty:--On y est alle, Madame; M. le juge de paix sera ici dans un quart d'heure. Madame Mac'Miche:-Qu'on garde bien le scelerat! Qu'on le garrotte! Qu'on ne le laisse pas echapper! L'Homme en blouse:--Est-ce que je cherche a m'echapper, la vieille? En voila-t-il des cris et des embarras pour un coup de fouet! J'en ai donne je ne sais combien dans ma vie; c'est le premier qui amene tout ce tapage. Betty:--Je crois bien! Un coup de fouet que vous lui avec lance dans les yeux, mauvais homme! L'Homme en blouse:--Et pourquoi qu'elle m'agonisait de sottises? Sapristi! quelle langue! On dit que les femmes l'ont bien pendue! Jamais je n'en avais vu une pareille! Quel chapelet elle m'a defile! Un Homme:--Ce n'etait pas une raison pour frapper avec votre fouet. L'Homme en blouse:--Tiens! mais... c'est que la patience echappe a la fin; avec ca que je n'en ai jamais eu beaucoup. Autre Homme:--Une femme, ce n'est pas un homme; on rit, on ne tape pas. L'Homme en blouse:--Une femme comme ca! Tiens! ca vaut deux hommes, s'il vous plait." Toute l'escorte se mit a rire, ce qui augmenta l'exasperation de Mme Mac'Miche. Betty voyait que sa maitresse n'etait pas serieusement blessee; elle riait aussi tout bas, et employait toutes ses forces a la faire tenir tranquille. Elle continuait a lui bassiner les yeux, qui commencaient a se degonfler. Charles s'etait prudemment tenu eloigne de sa cousine, et avait demande a un jeune homme de l'escorte ce qui s'etait passe. "Il paraitrait que la dame a failli etre renversee par ce charretier en blouse qui traversait la route pour faire boire ses chevaux. Elle s'est mise en colere, il faut voir! Elle lui en disait de toutes les couleurs; lui se moquait d'elle d'abord, puis il a riposte... il fallait voir comment! Ca marchait bien, allez! Avec ca que nous etions groupes autour d'eux et que nous riions. Vous savez... tant que c'est, la langue qui marche, il n'y a pas de mal. Mais c'est qu'elle lui a mis la main sur la figure! Alors le charretier est devenu de toutes les couleurs, et il lui a lance un coup de fouet qui l'a malheureusement attrapee juste dans les yeux... Elle est tombee sur le coup; elle a crie, elle s'est roulee; elle a demande M. le juge de paix. Et puis, comme le monde s'arretait et commencait a s'attrouper, Mlle Betty est accourue, l'a emmenee, et nous avons force l'homme a nous suivre pour faire honneur a M. le juge, afin qu'il ne vienne pas pour rien. Et voila." Charles, content du recit, s'approcha tout doucement de sa cousine pour voir de pres ses yeux, toujours fermes et gonfles. Pendant qu'il regardait le gonflement et la rougeur extraordinaire des paupieres, et qu'il cherchait a voir si elle avait reellement les yeux perdus comme elle le disait, Mme Mac'Miche les entrouvrit, vit Charles et allongea la main pour le saisir; Charles fit un saut en arriere et se refugia instinctivement pres de l'homme en blouse, ce qui fit rire tous les assistants, meme le charretier. "Elle ne dira toujours pas que je l'ai aveuglee, dit l'homme en riant. Je te remercie, mon garcon; je craignais, en verite, de lui avoir creve les yeux. C'est toi qui nous as demontre qu'elle y voyait. Madame Mac'Miche:--Pourquoi est-il ici? Par ou a-t-il passe? Betty, renferme-le. Betty:--Je ne peux pas quitter Madame dans l'etat ou elle est. Que Madame reste tranquille et ne s'inquiete de rien. Madame Mac'Miche:--Mauvais garnement, va! Tu n'y perdras rien." Charles jeta un regard sur l'homme, comme pour lui demander sa protection. L'Homme:--Que veux-tu que j'y fasse, mon garcon? Je ne peux pas te venir en aide. Il faut que tu te soumettes; il n'y a pas a dire." Mais Charles n'entendait pas de cette oreille; il ne voulait pas se soumettre, et, se souvenant de la defense de sa cousine d'aller chez Juliette, il sortit en disant tout haut: "Je vais chez Juliette. Madame Mac'Miche:--Je ne veux pas; je te l'ai defendu. Empechez-le, vous autres; arretez-le; amenez-le-moi. Charretier, je vous pardonnerai tout, je ne porterai pas plainte contre vous, si vous voulez saisir ce mauvais garnement et lui administrer une bonne correction avec ce meme fouet qui a manque m'aveugler. L'Homme:--Je ne le toucherai seulement pas du bout de mon fouet. Que vous a-t-il fait, cet enfant? Il vous regardait tranquillement quand vous avez voulu vous jeter sur lui; il s'est refugie pres de moi, et, ma foi, je le protegerai toutes les fois que je le pourrai. Madame Mac'Miche:--Ah! c'est comme ca que vous me repondez. Voici M. le juge de paix qui vient tout justement; vous allez avoir une bonne amende a payer. L'Homme:-C'est ce que nous allons voir, ma bonne dame. Le Juge:--Qu'y a-t-il donc? Vous m'avez fait demander pour constater un delit, madame Mac'Miche? Madame Mac'Miche:--Oui, Monsieur le juge, un delit enorme, qui demande une eclatante reparation, une punition exemplaire! Cet homme que voici, qu'on reconnait a son air feroce (tout le monde rit, le charretier plus fort que les autres), oui, Monsieur le juge, a son air feroce; il se dissimule devant vous, il fait le bon apotre; mais vous allez voir. Cet homme m'a jetee par terre au beau milieu de la rue, m'a injuriee, m'a appelee de toutes sortes de noms, et, enfin, m'a donne un coup de fouet a travers les yeux, que j'en suis aveugle. Et je demande cent francs de dommages et interets, plus une amende de cent francs dont je beneficierai, comme c'est de toute justice." Le charretier et son escorte riaient de plus belle; leur gaiete n'etait pas naturelle; elle donna au juge, qui etait un homme de sens et de jugement, quelques soupcons sur l'exactitude du recit de Mme Mac'Miche. Il se tourna vers le charretier. "La chose s'est-elle passee comme le raconte Madame? L'Homme:--Pour ca non, Monsieur le juge, tout l'oppose. Madame est venue se jeter contre moi sur la route, au moment ou je me tournais pour voir a mes chevaux; elle est tombee les quatre fers en l'air; faut croire qu'elle n'etait pas solide sur ses jambes; mais ca, je n'en suis pas fautif. Voila que je veux la relever; elle me repousse,... bonne poigne, allez!... et me dit des sottises; elle m'en dit, m'en defile un chapelet qui m'ennuie a la fin; ma foi j'ai pris la parole a mon tour, et je ne dis pas que je n'en aie dit de salees; on n'est pas charretier pour rien. Monsieur le juge sait bien; les chevaux,... ca n'a pas l'oreille tendre. Et quand je m'emporte, ma foi, je lache tout mon repertoire. Mais voila que Madame, qui n'etait pas contente, a ce qu'il semblerait, me lance une claque en pleine figure. Ma foi, pour le coup, la moutarde m'a monte au nez et... je suis prompt, Monsieur le juge,... pas mechant mais prompt... Alors j'ai riposte... avec mon fouet... On n'est pas charretier pour rien, Monsieur le juge... Les chevaux, vous savez, ca se mene au fouet. Le malheur a voulu qu'elle presentat les yeux en face de mon fouet, ma foi, il etait lance et il a touche la ou il a trouve de la resistance. Mais ca ne lui a pas fait grand mal, allez, Monsieur le juge; elle a beugle comme si je l'avais ecorchee, mais elle y voit comme vous et moi; la preuve, c'est qu'elle vous a vu entrer, et je me moque bien de ses dommages et interets; je suis bien certain que vous ne lui en accorderez pas un centime. Les Temoins:--Monsieur le juge, c'est la pure verite qu'il dit; nous sommes tous temoins. Madame Mac'Miche:--Comment, malheureux, vous prenez parti contre moi, une compatriote, pour favoriser la sceleratesse d'un etranger, d'un miserable, d'un brigand! Le Juge:--Eh! eh! Madame Mac'Miche, vous allez me forcer a verbaliser contre vous. Restez tranquille, croyez-moi; si quelqu'un a tort, c'est vous, qui avez injurie et frappe la premiere; et si vous intentiez un proces, c'est vous qui payeriez l'amende, et non pas cet homme, qui me fait l'effet d'etre un brave homme, quoique un peu prompt, comme il le dit. Je n'ai plus rien a faire; je me retire et je viendrai tantot savoir de vos nouvelles et vous dire deux mots." Avant que Mme Mac'Miche fut revenue de sa surprise et eut pris le temps de riposter au juge de paix, celui-ci s'etait empresse de disparaitre; le charretier et l'escorte le suivirent, et Mme Mac'Miche resta seule avec Betty, qui riait sous cape et qui etait assez satisfaite de l'echec subi par cette maitresse violente, injuste et exigeante. A sa grande surprise, Mme Mac'Miche resta immobile et sans parole; Betty lui demanda si elle voulait monter dans sa chambre; elle se leva, repoussa Betty qui lui offrait le bras, monta lestement l'escalier comme quelqu'un qui y voit tres clair, et s'apercut, en ouvrant la porte de sa chambre, qu'un des carreaux etait brise. Madame Mac'Miche:--Encore ce malfaiteur! Ce Charles de malheur! C'est par la qu'il s'est fraye un passage. Betty, va me le chercher; il m'a narguee en disant qu'il allait chez Juliette; tu l'y trouveras." IV LE FOUET; LE PARAFOUET Pendant que se passait ce que nous venons de raconter. Charles etait alle chercher du calme pres de sa cousine et amie Juliette; il l'avait trouve seule comme il l'avait laissee; il lui raconta le peu de succes de son bon mouvement, et le moyen qu'il avait employe pour se preserver d'une rude correction. Juliette:--Mon pauvre Charles, tu as eu tres grand tort; il ne faut jamais faire a ta cousine des menaces si affreuses, et que tu sais bien ne pas pouvoir executer. Charles:--Je l'aurais parfaitement executee; j'etais pret a mettre le feu aux rideaux, et j'etais tres decide a le faire. Juliette:--Oh! Charles, je ne te croyais pas si mauvais! Et qu'en serait-il arrive? On t'aurait mis dans une prison, ou tu serais reste jusqu'a seize ou dix-huit ans. Charles:--En prison! Quelle folie! Juliette:--Oui, mon ami, en prison; on a condamne pour incendie volontaire des enfants plus jeunes que toi! Charles:--Je ne savais pas cela! C'est bien heureux que tu, me l'aies dit, car j'aurais recommence a la premiere occasion. Juliette:--Oh non! tu n'aurais pas recommence, d'abord par amitie pour moi, et puis parce que Betty aurait cache toutes les allumettes et ne t'aurait pas laisse faire. Charles:--Betty! Elle deteste ma cousine; elle est enchantee quand je lui joue des tours. Juliette:--C'est bien mal a Betty de t'encourager a mal faire." Ils continuerent a causer, Juliette cherchant toujours a calmer Charles, lorsque Betty entra. "Je viens te chercher, Charlot, de la part de ta cousine qui est joliment en colere, va. Bonjour, Mam'selle Juliette; que dites-vous de notre mauvais sujet? Juliette:--Je dis que vous pourriez lui faire du bien en lui donnant de bons conseils, Betty; il doit a sa cousine du respect et de la soumission. Betty:--Elle est bien mauvaise, allez, Mam'selle! Juliette:--C'est fort triste; mais elle est tout de meme sa tutrice; c'est elle qui l'eleve... Charles:-Ah! ouiche! Elle m'eleve joliment! Depuis que je sais lire, ecrire et compter, elle ne me laisse plus aller a l'ecole parce qu'elle pretend avoir les yeux malades; elle me garde chez elle pour lire haut, pour ecrire ses lettres, faire ses comptes, et toute la journee comme ca. Juliette:--Cela t'apprend toujours quelque chose, et ce n'est pas deja si ennuyeux. Charles:--Quelquefois non; ainsi, elle me fait lire a present Nicolas Nickleby; c'est amusant, je ne dis pas; mais quelquefois c'est le journal, qui est assommant, ou l'histoire de France, d'Angleterre; je m'endors en lisant; et sais-tu comment elle m'eveille? En me piquant la figure avec ses grandes aiguilles a tricoter. Crois-tu que ce soit amusant? Juliette:--Non, ce n'est pas amusant, mais ce n'est pas une raison pour te mettre en colere et te venger, comme tu le fais sans cesse. Betty:--Je vous assure, Mam'selle, que si vous etiez avec nous, vous n'aimeriez guere Mme Mac'Miche, quoiqu'elle soit votre cousine aussi; mais je crois que vous nous aideriez a..., a..., comment dire ca?... Juliette, souriant:--A vous venger, Betty; mais en vous vengeant, vous l'irritez davantage et vous la rendez plus severe. Charles:--Plus mechante, tu veux dire. Juliette:--Non; pas mechante, mais toujours en mefiance de toi et en colere, par consequent. Essayez tous les deux de supporter ses maussaderies sans repondre, en vous soumettant: vous verrez qu'elle sera meilleure... Tu ne reponds pas, Charles? Je t'en prie. Charles:--Ma bonne Juliette, je ne peux rien te refuser! j'essayerai, je te le promets; mais si, au bout d'une semaine, elle reste la meme, je recommencerai. Juliette:--C'est bon; commence par obeir a ta cousine et par t'en aller; arrive bien gentiment en lui disant quelque chose d'aimable." Charles se leva, embrassa Juliette, soupira et s'en alla accompagne de Betty. Il ne dit rien tout le long du chemin; il cherchait a se donner du courage et de la douceur, en se rappelant tout ce que Juliette lui avait dit a ce sujet. Il arriva et entra chez sa cousine. Madame Mac'Miche:--Ah! te voila enfin, petit scelerat! Approche,... plus pres..." A sa grande surprise, Charles obeit, les yeux baisses, l'air soumis. Quand il fut a sa portee, elle le saisit par l'oreille; Charles ne lutta pas; enhardie par sa soumission, elle prit une baguette et lui donna un coup fortement applique, puis deux, puis trois, sans que Charles fit mine de resister; elle profita de cette docilite si nouvelle pour abuser de sa force et de son autorite; elle le jeta par terre et lui donna le fouet en regle, au point d'endommager sa culotte, deja en mauvais etat. Charles supporta cette rude correction sans proferer une plainte. "Va-t'en, mauvais sujet, s'ecria-t-elle quand elle se sentit le bras fatigue de frapper; va-t'en, que je ne te voie pas! Charles se releva et sortit sans mot dire, le coeur gonfle d'une colere qu'il comprimait difficilement. Il courut dans sa chambre pour donner un libre cours aux sanglots qui l'etouffaient. Il se roula sur son lit, mordant ses draps pour arreter les cris d'humiliation et de rage qui s'echappaient de sa poitrine. Quand le premier acces de douleur fut passe, il se souvint de la douce Juliette, de ses bonnes paroles, de ses excellents conseils; apres quelques instants de reflexion, ses sentiments s'adoucirent; a la colere furieuse succeda une grande satisfaction de conscience; il se sentit heureux et fier d'avoir pu se contenir, de n'avoir pas fait usage de ses moyens habituels de defense contre sa cousine, d'avoir tenu la promesse que lui avait enfin arrachee Juliette, et qu'il resolut de tenir jusqu'au bout. Entierement calme par cette courageuse resolution, il descendit chez Betty, a la cuisine. Betty:--Eh bien! que t'a dit, que t'a fait ta cousine, mon pauvre Charlot? Je n'ai rien entendu; elle ne s'est donc pas fachee. Charles:--Elle l'etait deja quand je suis arrive; et je t'assure qu'elle me l'a bien prouve par les coups qu'elle m'a donnes. Betty:--Et toi? Charles:--Je me suis laisse faire. Betty, surprise:--Le premier t'aura surpris, et tu ne t'es pas mefie du second. Mais apres? Charles:--Je l'ai laissee faire; elle m'a jete par terre, m'a roule, m'a battu avec une baguette qui n'etait pas de paille ni de plume, je t'en reponds. Betty:--Et toi? Charles:--J'ai attendu qu'elle eut fini; quand elle a ete lasse de frapper, je me suis releve, je suis alle dans ma chambre, ou je m'en suis donne, par exemple, a sangloter et a crier, mais de rage plus que de douleur, je dois l'avouer; puis j'ai pense a Juliette; le souvenir de sa douceur a fait passer ma colere, et je suis venu te demander si tu ne pourrais pas me donner quelque vieux morceau de quelque chose pour doubler le fond de ma culotte; elle a tape si fort, que si la fantaisie lui prenait de recommencer, elle m'enleverait la peau. Betty, indignee:--Pauvre garcon! Mauvaise femme! Faut-il etre mechante! Un malheureux orphelin! qui n'a personne pour le defendre, pour le recueillir." Betty se laissa tomber sur une chaise et pleura amerement. Cette preuve de tendresse emut si bien Charles, qu'il se mit a pleurer de son cote, assis pres de Betty. Au bout d'un instant il se releva. "Aie, dit-il, je ne peux pas rester assis; je souffre trop." Betty se leva aussi, essuya ses yeux, etala sur un linge une couche de chandelle fondue, et, le presentant a Charles: "Tiens, mon Charlot, mets ca sur ton mal, et demain tu n'y penseras plus. Attache la serviette avec une epingle, pour qu'elle tienne, et demain nous tacherons de trouver quelque chose pour amortir les coups de cette mechante cousine. C'est qu'elle y prendra gout, voyant que tu te laisses faire! Je crains, moi, que Mlle Juliette ne t'ait donne un triste conseil. Charles:--Non, Betty, il est bon; je sens qu'il est bon; j'ai le coeur content, c'est bon signe." Charles appliqua le cataplasme de Betty, se sentit immediatement soulage, et retourna chez Juliette, sa consolatrice, son conseil et son soutien. En passant par la cuisine, il vit Betty occupe a coudre ensemble deux visieres en cuir vernis provenant des vieilles casquettes de son cousin Mac'Miche; il lui demanda ce qu'elle faisait. "Je te prepare une cuirasse pour demain, mon pauvre Charlot; quand tu seras couche, je te batirai cela dans ton pantalon." Charles rit de bon coeur de ce parafouet, fut enchante de l'invention de Betty, et allait sortir, lorsqu'il s'entendit appeler par la voix aigre de sa cousine. Betty se signa; Charles soupira et monta de suite. Madame Mac'Miche:--Venez lire, mauvais sujet; allons, vite, prenez votre livre." Charles prit le livre, s'assit avec precaution sur le bord de sa chaise, et commenca sa lecture. Mme Mac'Miche le regardait avec surprise et mefiance. "Il a quelque chose la-dessous, se disait-elle, quelque mechancete qu'il prepare et qu'il dissimule sous une feinte douceur. Il n'a jamais ete si docile; c'est la premiere fois qu'il se laisse battre sans resistance. Qu'est-ce? Je n'y comprends rien. Mais s'il continue de meme, ce sera une benediction de lui administrer le fouet... et comme c'est le meilleur moyen d'education, je l'emploierai souvent... Et pourtant..." Charles lisait toujours pendant que sa cousine reflechissait au lieu d'ecouter; au moment ou sa voix fatiguee commencait a faiblir, il fut interrompu par le juge de paix. "Peut-on entrer, Madame Mac'Miche? Etes-vous visible? --Toujours pour vous, Monsieur le juge. Tres flattee de votre visite. Charles, donne un fauteuil a M. le juge." Charles se leva, ne put retenir un geste de douleur et un aie! etouffe. "Qu'as-tu donc, mon ami? tu marches peniblement comme si tu souffrais de quelque part", lui dit le juge. Mme Mac'Miche devint pourpre, s'agita sur son fauteuil, et dit a Charles de se depecher et de s'en aller. Mais Charles, qui n'etait pas encore passe a l'etat de douceur et de charite parfaite que lui prechait Juliette, ne fut pas fache d'avoir l'occasion de reveler au juge les mauvais traitements de sa cousine. Charles:--Je crois bien, Monsieur le juge, que je souffre; ma cousine m'a tant battu avec la baguette que voila pres d'elle, que j'en suis tout meurtri. Madame Mac'Miche! dit le juge avec severite. Madame Mac'Miche:--Ne l'ecoutez pas, Monsieur le juge, ne le croyez pas, il ment du matin au soir. Charles:--Vous savez bien, ma cousine, que je ne mens pas, que vous m'avez battu comme je le dis; et c'est si vrai, que Betty m'a mis un cataplasme de chandelle; voulez-vous que je vous le fasse dire par elle? Cette pauvre Betty en pleurait. --Madame Mac'Miche, reprit le juge, vous savez que les mauvais traitements sont interdits par la loi, et que vous vous exposez... Madame Mac'Miche:--Soyez donc tranquille, Monsieur le juge; je l'ai fouette, c'est vrai, parce qu'il voulait mettre le feu a la maison ce matin; vous ne savez pas ce que c'est que ce garcon! Mechant, colere, menteur, paresseux, entete; enfin, tous les vices il les a. Le Juge:--Ce n'est pas une raison pour le battre au point de gener ses mouvements. Prenez garde, Madame Mac'Miche, on m'a deja dit quelque chose la-dessus, et si les plaintes se renouvellent, je serai oblige d'y donner suite." Mme Mac'Miche etait vexee; Charles triomphait: ses bons sentiments s'etaient deja evanouis, et il forma l'horrible resolution d'agacer sa cousine pour la mettre hors d'elle, se faire battre encore, et, au moyen de Betty, aposter des temoins qui iraient porter plainte au juge. "Je n'en serai pas plus malade, pensa-t-il, grace aux visieres de mon cousin defunt, et elle sera appelee devant le tribunal, qui la jugera et la condamnera. Si on pouvait la condamner a etre fouettee a son tour, que je serais content, que je serais donc content!... Et Juliette! Que me dira-t-elle, que pensera-t-elle?... Ah bah! j'ai promis a Juliette de ne pas etre insolent avec ma cousine, de ne pas lui resister, mais je n'ai pas promis de ne pas chercher a la corriger; puisque ma cousine trouve que me maltraiter c'est me corriger et me rendre meilleur, elle doit penser de meme pour elle, qui est cent fois plus mechante que je ne le suis." V DOCILITE MERVEILLEUSE DE CHARLES. LES VISIERES Charles tres content de son nouveau projet, sortit sans que sa cousine osat le rappeler en presence du juge; il descendit a la cuisine, fit part a Betty de ce qu'avait dit le juge de paix et de l'idee que lui-meme avait concue. Betty-:--Non, Charlot, pas encore; attendons. Puisque les visieres te garantiront des coups de ta cousine, tu ne pourras pas prouver que tu en portes les marques. Ils enverront un medecin pour t'examiner, et ce medecin ne trouvera rien; tu passeras pour un menteur, et ce sera encore elle qui triomphera. Attendons; je trouverai bien quelque chose pour te garantir quand les visieres seront usees." Charles comprit la justesse du raisonnement de Betty, mais il ne renonca pas pour cela a la douce esperance de mettre sa cousine en colere sans en souffrir lui-meme. "Seulement, pensa-t-il, j'attendrai a demain, quand ma culotte sera doublee." Il alla, suivant son habitude, chez Juliette, qui l'accueillit comme toujours avec un doux et aimable sourire. Juliette:--Eh bien, Charles, quelles nouvelles apportes-tu? Charles:--De tres bonnes. A peine rentre, ma cousine m'a battu avec une telle fureur, que j'en suis tout meurtri, et que Betty m'a mis un cataplasme de chandelle. Juliette, interdite:--C'est cela que tu appelles de bonnes nouvelles? Pauvre Charles! Tu as donc resiste avec insolence, tu lui as dit des injures? Charles:--Je n'ai rien dit, je n'ai pas bouge; je l'ai laissee faire; elle m'a donne deux coups de baguette, et, voyant que je ne resistais pas, puisque je te l'avais promis, elle m'a battu comme une enragee qu'elle est. Juliette, les larmes aux yeux:--Mon pauvre Charles! Mais c'est affreux! Je suis desolee! Et tu as ete en colere contre moi et mon conseil? Charles:--Contre toi, jamais! Je savais que c'etait pour mon bien que tu m'avais fait promettre ca... Mais contre elle, j'etais d'une colere! oh! d'une colere! Dans ma chambre, je me suis roule, j'ai sanglote, crie; et puis j'ai ete mieux, je me suis senti content de t'avoir obei. Juliette, attendrie:--Bon Charles! Comme tu serais bon si tu voulais! Charles:--Ca viendra, ca viendra! Donne-moi le temps. Il faut que tu me permettes de corriger ma cousine. Juliette:--Comment la corrigeras-tu? Cela me semble impossible! Charles:--Non, non; laisse-moi faire; tu verras! Juliette:--Que veux-tu faire, Charles? Quelque sottise, bien sur! Charles:--Du tout, du tout; tu verras, je te dis; tu verras!" Charles ne voulut pas expliquer a Juliette quels seraient les moyens de correction qu'il emploierait; il lui promit seulement de continuer a etre docile et poli; il fallut que Juliette se contentat de cette promesse. Charles resta encore quelques instants; il sortit au moment ou Marianne. soeur de Juliette, rentrait de son travail. Marianne avait vingt-cinq ans; elle remplacait, pres de sa soeur aveugle, les parents qu'elles avaient perdus. Leur mere etait morte depuis cinq ans dans la maison qu'elles habitaient; leur fortune eut ete plus que suffisante pour faire mener aux deux soeurs une existence agreable, mais leurs parents avaient laisse des dettes; il fallait des annees de travail et de privations pour les acquitter sans rien vendre de leur propriete. Juliette n'avait que dix ans a l'epoque de la mort de leur mere; Marianne prit la courageuse resolution de gagner, par son travail, sa vie et celle de sa soeur aveugle, jusqu'au jour ou toutes leurs dettes seraient payees. Elle travaillait soit en journees, soit a la maison. Juliette, tout aveugle qu'elle etait, contribuait un peu au bien-etre de son petit menage; elle tricotait vite et bien et ne manquait pas de commandes; chacun voulait avoir soit un jupon, soit une camisole, soit un chale ou des bas tricotes par la jeune aveugle. Tout le monde l'aimait dans ce petit bourg catholique; sa bonte, sa douceur, sa resignation, son humeur toujours egale, et par-dessus tout sa grande piete, lui donnaient une heureuse influence, non seulement sur les enfants, mais encore sur les parents. Mme Mac'Miche etait la seule qui n'eut pas subi cette influence: elle ne voyait presque jamais Juliette, et n'y venait que pour lui dire des choses insolentes, ou tout au moins desagreables. Mme Mac'Miche aurait pu facilement venir en aide a ses cousines, mais elle n'en avait garde et reservait pour elle-meme les dix mille francs de revenu qu'elle avait amasses et qu'elle augmentait tous les ans a force de privations qu'elle s'imposait et qu'elle imposait a Charles et a Betty. Nous verrons plus tard qu'elle avait une autre source de richesses que personne ne lui connaissait; elle le croyait du moins. Il y avait trois ans qu'elle avait Charles a sa charge. Betty etait dans la maison depuis quelque temps; elle s'etait attachee a Charles, qui lui avait, des l'origine, temoigne une vive reconnaissance de la protection qu'elle lui accordait; elle eut quitte Mme Mac'Miche depuis longtemps sans ce lien de coeur qu'elle s'etait cree. Charles laissa donc Juliette avec sa coeur Marianne, et il courut a la maison pour s'y trouver a l'appel de sa vieille cousine. "Il ne faut pas que je la mette en colere aujourd'hui, dit-il; demain, a la bonne heure!" Charles rentra a temps, ecrivit pour Mme Mac'Miche des lettres, qu'elle trouva mal ecrites, pas lisibles. Charles:--Voulez-vous que je les recopie, ma cousine? Madame Mac'Miche, rudement:--Non, je ne veux pas. Pour gacher du papier? Pour recommencer a ecrire aussi mal et aussi salement? Toujours pret a faire des depenses inutiles! Il semblerait que Monsieur ait des rentes! Tu oublies donc que je te nourris par charite, que tu serais un mendiant des rues sans moi? Et au lieu de reconnaitre mes bienfaits par une grande economie, tu pousses a la depense, tu manges comme un loup, tu bois comme un puits, tu dechires tes habits; en un mot, tu es le fleau de ma maison." Charles bouillait; il avait sur la langue des paroles poliment insolentes, doucement contrariantes, enfin de quoi la mettre en rage. "Oh! si j'avais mes visieres!" se disait-il. Mais comme il ne les avait pas encore, il avala son humiliation et sa colere, ne repondit pas et ne bougea pas. Mme Mac'Miche recommenca a s'etonner de la douceur de Charles. "Je verrai ce que cela veut dire, se dit-elle, et si ce n'est pas une preparation a quelque sceleratesse;... il a un air... que je n'aime pas,... quelque chose comme de la rage contenue... Par exemple, si cela dure, c'est autre chose... Mais de qui ca vient-il?... Serait-ce Juliette? Cette petite sainte n'y touche se donne le genre de precher, de donner des avis... Je n'aime pas cette petite; elle m'impatiente avec cette figure eternellement calme, douce, souriante. Elle veut nous faire croire qu'elle est heureuse quoique aveugle, qu'elle ne desire rien, qu'elle n'a besoin de rien. Je la crois sans peine! On fait tout pour elle! On la sert comme une princesse... Paresseuse! Sotte! Et quant a ce drole de Charles, je le fouetterai solidement, puisqu'il ne se defend plus." Elle ne s'apercut pas qu'elle avait parle haut a partir de: "Je n'aime pas cette petite", etc.; elle releva la tete et vit Charles, toujours immobile, qui la regardait avec surprise et indignation; elle s'ecria: "Eh bien! que fais-tu la a te tourner les pouces et a me regarder avec tes grands betes d'yeux effares, comme si tu voulais me devorer? Va-t'en a la cuisine pour aider Betty; dis-lui de servir le souper le plus tot possible; j'ai faim." Charles ne se le fit pas dire deux fois et s'esquiva lestement; il raconta a Betty ce que venait de dire sa cousine sans se douter qu'elle eut parle tout haut. "Il faut avertir Juliette et te revolter ouvertement, dit Betty. Charles:--Non, j'ai promis a Juliette d'etre poli et docile pendant une semaine; je ne manquerai pas a ma promesse; ce qui ne m'empechera pas de la faire enrager... innocemment, sans cesser d'etre respectueux a l'apparence... quand j'aurai mes visieres. Betty:--Tu les auras demain, mon pauvre Charlot; compte sur moi; je te preserverai tant que je pourrai. Charles:--Je le sais, ma bonne Betty, et c'est parce que tu m'as toujours protege, console, temoigne de l'amitie, que je t'aime de tout mon coeur comme j'aime Juliette; elle aussi m'a toujours aime, encourage et conseille... Seulement, je n'ai pas souvent suivi ses conseils, je l'avoue. Betty:--Avec ca qu'ils sont faciles a suivre! Il faut toujours ceder, toujours s'humilier, a l'entendre! Charles:--Il me semble, moi, qu'elle a raison au fond; mais je n'ai pas sa douceur ni sa patience; quand ma cousine m'agace, m'irrite, m'humilie, je m'emporte, je sens comme si tout bouillait au dedans de moi, et si je ne me retenais, je crois en verite que, dans ces moments la, j'aurais une force plus grande que la sienne, que ce serait elle qui recevrait la rossee et moi qui l'administrerais. Betty:--Mais il faut dire a Juliette ce que sa cousine pense d'elle. Charles:--A quoi bon? Ce que j'ai entendu ferait de la peine a la pauvre Juliette et ne servirait a rien; elle sait que ma cousine ne l'aime pas, ca suffit." Le souper ne tarda pas a etre servi tout en causant; Mme Mac'Miche fut avertie, descendit dans la salle et mangea copieusement, apres avoir maigrement servi Charles, qui n'en souffrit pas cette fois, parce que Betty avait eu soin de lui donner un bon acompte avant de servir sur table; il mangea donc sans empressement et ne redemanda de rien; la cousine n'en pouvait croire ses yeux et ses oreilles. Charles modeste et paisible, sobre et satisfait etait pour Mme Mac'Miche un Charles nouveau, un Charles metamorphose, un Charles commode. Apres son souper, Mme Mac'Miche, fatiguee de sa journee accidentee, donna conge a Charles, disant qu'elle allait se coucher. Charles, qui, lui aussi, avait soutenu plus d'une lutte, qui avait souffert dans son coeur et dans son corps, ne fut pas fache de regagner sa couchette miserable, composee d'une paillasse, d'un vieux drap en loques, d'une vieille couverture de laine rapee et d'un oreiller en paille: mais quel est le lit assez mauvais pour avoir la faculte d'empecher le sommeil, a l'age heureux qu'avait Charles? A peine couche et la tete sur la paille, il s'endormit du sommeil, non du juste, car il etait loin de meriter cette qualification, mais de l'enfance ou de la premiere jeunesse. VI AUDACE DE CHARLES. PRECIEUSE DECOUVERTE. Le lendemain, jour desire et attendu par Charles, ce lendemain qui devait lui apporter la satisfaction d'une demi-vengeance, ce lendemain qui devait etre suivi d'autres lendemains non moins penibles, arriva enfin, et Charles revetit avec bonheur la culotte doublee, cuirassee par Betty. C'etait bien! Un coup de massue eut ete amorti par ce reste providentiel des casquettes du cousin Mac'Miche, mort victime de la contrainte perpetuelle que lui imposait l'humeur belliqueuse de sa moitie. Une maladie de foie s'etait declaree. Il y succomba apres quelques semaines de rudes souffrances. Charles entra rayonnant a la cuisine, ou l'attendait son dejeuner, au moment ou la cousine entrait par la porte opposee pour faire son inspection matinale. Charles salua poliment, prit sa tasse de lait et plongea la main dans le sucrier; la cousine se jeta dessus. Madame Mac'Miche:--Pourquoi du sucre? Qu'est-ce que cette nouvelle invention? Vous devriez vous trouver heureux d'avoir du lait au lieu de pain sec. Charles:--Ma cousine, je serais bien plus heureux d'y ajouter le morceau de sucre que je tiens dans la main. Madame Mac'Miche:--Dans la main? Lachez-le, Monsieur! Lachez vite!" Charles lacha, mais dans sa tasse. "Voleur! brigand! s'ecria la cousine. Vous meriteriez que je busse votre lait. Charles:--Comment donc! Mais j'en serais enchante, ma cousine; voici ma tasse." Charles la presenta a sa cousine stupefaite; la surprise lui ota sa presence d'esprit accoutumee; elle prit machinalement la tasse et se mit a boire a petites gorgees en se tournant vers Betty. Charles, sans perdre de temps, saisit la tasse de cafe au lait qui chauffait tout doucement devant le feu pour sa cousine, mangea le pain mollet qui trempait dedans, se depecha d'avaler le cafe et finissait la derniere gorgee, quand sa cousine, un peu honteuse, se retourna. Madame Mac'Miche:--Tu mangeras donc du pain sec pour dejeuner? Charles:--Non, ma cousine, j'ai tres bien dejeune; c'est fini. Madame Mac'Miche:--Dejeuner? Quand donc? Avec quoi? Charles:--A l'instant, ma cousine; pendant que vous buviez mon lait, je prenais votre cafe au lait avec le petit pain qui mijotait devant le feu. Madame Mac'Miche:--Mon cafe! mon pain mollet! Miserable! Rends-les moi! Tout de suite! Charles:--Je suis bien fache, ma cousine; c'est impossible! Mais je ne pouvais pas deviner que vous les demanderiez; je croyais que vous preniez mon dejeuner pour me laisser le votre. Vous etes certainement trop bonne pour manger les deux dejeuners et me laisser l'estomac vide! Madame Mac'Miche: Voleur! gourmand! tu vas me le payer!" La cousine saisit Charles par le bras, l'entraina pres du bucher, prit une baguette, jeta Charles par terre comme la veille, et se mit a le battre sans qu'il fit un mouvement pour se defendre. De meme que la veille, elle ne s'arreta que lorsque son rhumatisme a l'epaule commenca a se faire sentir. Charles se releva d'un air riant; les visieres l'avaient parfaitement preserve; il n'avait rien senti. Il crut pouvoir s'en aller, mais non sans avoir lance une phrase vengeresse. "Je vais aller me faire panser chez M. le juge de paix, ma cousine. Madame Mac'Miche:--Imbecile! Je te defends d'y aller. Charles:--Pardon, ma cousine, M. le juge me l'a recommande: et vous savez qu'il faut se soumettre a l'autorite. Il m'a recommande de venir me faire panser chez lui a la premiere occasion. Madame Mac'Miche:--Serpent! vipere! Je te defends d'y aller." Charles ne repondit pas et sortit, laissant sa cousine stupefaite de tant d'audace. "C'est qu'il ira! s'ecria-t-elle au bout de quelques instants apres etre rentree dans sa chambre. Il est assez mechant pour le faire! Quelle malediction que ce garcon! Quel serpent j'ai rechauffe dans mon sein! Coquin! Bandit! Assassin! Et tout juste, je l'ai battu tant que j'ai eu de bras; il doit en avoir de rudes marques; avec ca qu'hier je ne l'avais deja pas menage et qu'il doit en rester quelque chose. Mon Dieu M. le juge! que va-t-il dire, lui qui n'etait deja pas trop content hier! Il m'a dit des choses que je n'attendais pas de lui, que je ne lui pardonnerai jamais... Et comment a-t-il su que ce petit gredin de Charles avait de l'argent place chez moi par son pere? J'ai bien jure mes grands dieux que c'etait une invention infernale, une atroce calomnie, mais il n'avait pas trop l'air de me croire. Pourvu qu'il n'aille pas lui en parler! De vrai, il me coute bien cent a cent vingt francs par an! Mais je profite du reste; c'est une compensation des ennuis que me donne ce garcon que je deteste." Ce ne fut qu'au bout de quelques minutes qu'elle eut la pensee de courir apres Charles et d'empecher de vive force sa visite chez le juge de paix; mais il etait trop tard: quand elle descendit a la cuisine, Charles n'y etait plus. Madame Mac'Miche:--Ou est-il? Ou est ce brigand, cet assassin? Betty:--Quel brigand, Madame, quel assassin? Je n'ai rien vu qui y ressemblat. --Il est ici, il doit etre ici! continua Mme Mac'Miche hors d'elle. --Au voleur! a l'assassin! cria Betty en ouvrant la porte de la rue. Au secours! on egorge ma maitresse!" Plusieurs tetes se montrerent aux portes et aux fenetres; Betty continua ses cris malgre ceux de Mme Mac'Miche, qui lui ordonnait de se taire. Betty riait sous cape, car elle avait bien compris que le voleur, l'assassin, etait Charles, quelques voisins arriverent, mais, au lieu de voleurs et d'assassins ils trouverent Betty aux prises avec Mme Mac'Miche, qui l'agonisait de sottises et qui cherchait de temps en temps a donner une tape ou un coup de griffes, que Betty esquivait lestement; les voisins riaient et grommelaient tout a la fois pour avoir ete deranges sans necessite. "Ah ca! avez-vous bientot fini, Mme Mac'Miche? dit le boucher, qui prenait parti pour Betty. Voila assez crier! On n'entend pas autre chose chez vous! C'est fatigant, parole d'honneur! Mes veaux ne beuglent pas si fort quand ils s'y mettent. Faudra-t-il qu'on aille encore chercher M. le juge de paix?" Betty cacha sa figure dans son tablier pour rire a son aise; Mme Mac'Miche lanca un regard furieux au boucher et se retira sans ajouter une parole. Dans les circonstances difficiles ou elle se trouvait, la menace de faire intervenir le juge de paix coupa court a sa colere et la laissa assez inquiete de ce qui allait arriver de la visite de Charles au juge. Pendant qu'elle attendait, qu'elle avait peur, qu'elle tressaillait au moindre bruit, Charles avait couru chez Juliette, a laquelle il fit, comme la veille, le recit de ce qui etait arrive. "Eh bien, Juliette, que me conseilles-tu a present? Faut-il toujours que je me laisse battre par cette femme sans coeur, qui n'est desarmee ni par ma patience, ni par ma docilite, ni par mon courage a supporter sans me plaindre les coups dont elle m'accable? Juliette, emue:--Non, Charles, non! C'est trop! Reellement, c'est trop! Tu peux, tu dois eviter ces corrections injustes et cruelles. Charles, vivement:--Mais, a moins de la battre, du moins de lui resister par la violence, comment puis-je me defendre? Elle n'a pas de coeur; rien ne la touche; et je ne consentirai jamais a la prier, la supplier, la flatter! Non, non, ce serait une bassesse; jamais je ne ferai rien de pareil. Juliette, affectueusement:--Voyons, Charles, ne te monte pas comme si je te poussais a faire une platitude; je ne te conseillerai rien de mauvais, je l'espere. Mais je ne peux pas t'encourager a la frapper, comme tu dis. Tache de trouver des moyens innocents dans le genre des visieres; tu as de l'invention, et Betty t'aidera. --De quoi est-il question? demanda Marianne qui entrait. Par quel hasard es-tu ici des le matin, Charles?" Charles mit Marianne au courant des evenements. "Ce qui me desole, ajouta-t-il, c'est de lui devoir le pain que je mange, l'habit que je porte, le grabat sur lequel je dors. Marianne:--Tu ne lui dois rien du tout; c'est elle qui te doit. J'ai presque la certitude que ton pere avait place chez elle cinquante mille francs qui lui restaient et qui sont a toi depuis la mort de ton pere!" Charles bondit de dessus sa chaise. Charles:--Cinquante mille francs! j'ai cinquante mille francs!... Mais non, ce n'est pas possible! Elle me dit toujours que je suis un mendiant! Marianne:--Parce qu'elle te vole ta fortune. Mais sois tranquille, il faudra bien qu'elle te la rende un jour. Je ne l'ai decouvert que depuis peu, et j'en ai parle au juge de paix, en le priant d'avoir l'oeil sur ma cousine par rapport a toi; ensuite, mon cousin ton pere, m'en a dit quelque chose plus d'une fois pendant sa derniere maladie, mais vaguement, parce que ta cousine Mac'Miche etait toujours la; enfin, j'ai trouve ces jours-ci, en fouillant dans un vieux portefeuille de ton pere, qui me l'avait donne quand il etait deja bien mal, et que j'avais garde en souvenir de lui, sans penser qu'il put rien contenir d'important; j'ai trouve le recu de cinquante mille francs; ce recu est ecrit de la main de ta cousine, et je le conserve soigneusement. Charles:--O Marianne, donne-le-moi vite! que j'aille demander mon argent a ma cousine. Marianne:--Non, je ne te le donnerai pas, parce qu'elle te l'arracherait des mains et le mettrait en pieces, et tu n'aurais plus de preuves; et puis, parce que tu es trop jeune pour avoir ta fortune; il faut que tu attendes jusqu'a dix-huit ans, et ce sera M. le juge de paix qui te la fera rendre. Juliette:--Et puis, qu'as-tu besoin d'argent a present? qu'en ferais-tu? Charles, vivement:--Ce que j'en ferais? Je payerai de suite tout ce que vous devez, pour que vous puissiez vivre sans privations, et que tu ne sois pas toujours seule comme tu l'es depuis trois ans, pauvre Juliette! Juliette, touchee:--Mon bon Charles, je te remercie de ta bonne volonte pour nous, mais je ne suis pas malheureuse; je ne m'ennuie pas; tu viens souvent me voir; nous causons, nous rions ensemble; et puis je tricote, je suis contente de gagner quelque argent pour notre menage; et quand je suis fatiguee de tricoter, je pense, je reflechis. Charles:--A quoi penses-tu? Juliette:--Je pense au bon Dieu, qui m'a fait la grace de devenir aveugle... Charles:--La grace? Tu appelles grace ce malheur qui fait trembler les plus courageux? Juliette:--Oui, Charles, une grace; si j'y voyais, je serais peut-etre etourdie, legere, coquette. On dit que je suis jolie, l'en aurais de la vanite; je voudrais me faire voir, me faire admirer; le travail m'ennuierait; je n'obeirais pas a Marianne comme je le fais, je ne t'aimerais pas comme je t'aime; je n'aurais pas la consolation de penser a l'avenir que me prepare le bon Dieu apres ma mort, et que chaque heure de la journee peut me faire gagner, en supportant avec douceur et patience les privations imposees aux pauvres aveugles. Charles, emu:--Tu vois bien que tu as des privations? Juliette:--Certainement! De grandes et de continuelles, mais je les aime, parce qu'elles me profitent pres du bon Dieu; ainsi je voudrais bien voir ma chere Marianne, qui fait tant pour moi; je voudrais bien te voir, toi, mon bon Charles, qui me temoignes tant de confiance et d'amitie... J'ai perdu la vue si jeune, que j'ai un bien vague souvenir d'elle, de toi, de tout ce que voient les yeux. Mais... j'attends... et je me resigne. --O Juliette! Juliette! s'ecria Charles en sanglotant et en se jetant a son cou. O Juliette, si je pouvais te rendre la vue! pauvre, pauvre Juliette!" Juliette essuya une larme que laissaient echapper ses yeux prives de lumiere; et, entendant les sanglots de sa soeur se joindre a ceux de Charles, elle l'appela. "Marianne! ma soeur! ne pleure pas! Tu me rends la vie si douce, si bonne! Si tu savais combien je suis plus heureuse que si je voyais!" Marianne s'approcha de Juliette, qu'elle serra contre son coeur. "Juliette! je t'aime! Je ne puis faire grand chose pour toi, mais ce que je fais, c'est avec bonheur, avec amour, comme je le ferais pour ma fille, pour mon enfant. Tu es tout pour moi en ce monde, tout! Jamais je ne te quitterai; je prie Dieu qu'il me permette de te survivre, pour que j'adoucisse les miseres de ta vie jusqu'a ton dernier soupir!" Charles ne disait plus rien; il pleurait tout bas et il reflechissait; tous les bons sentiments de son coeur se reveillaient en lui, et il comparait ses emportements, ses desirs de vengeance, son orgueil avec la douceur, la charite, l'humilite de Juliette. "Juliette, dit-il en essuyant ses larmes, je veux devenir bon comme toi; tu m'aideras, n'est-ce pas? Je vais rentrer; je tacherai de t'imiter... Pourvu que cette mechante femme ne me force pas a redevenir mechant comme elle! Juliette:--Demande au bon Dieu de te venir en aide, mon pauvre Charles; il t'exaucera. Au revoir, mon ami! Charles:--Au revoir, Juliette; au revoir, Marianne. Cet apres-midi. j'espere." Charles sortit tout emu et formant d'excellentes resolutions; nous allons voir si son naturel emporte, developpe encore par la mechancete de sa cousine Mac-Miche, peut etre contenu par la volonte forte et vraie qu'il manifestait a Juliette. VII NOUVELLE ET SUBLIME INVENTION DE CHARLES Charles rentra... Apres avoir quitte l'interieur doux et paisible de ses jeunes cousines, il rentra dans celui tout different de Mme Mac'Miche. Betty le recut d'un air effare. "Vite, vite, Charlot, ta cousine te cherche, t'attend; je l'entends aller, venir, ouvrir sa fenetre; monte vite." Charles soupira et monta lentement, les yeux et la tete baisses, bien decide a ce contenir et a ne pas s'emporter. Au haut de l'escalier l'attendait Mme Mac'Miche, les yeux brillants de colere. Mais quand Charles leva la tete, quand elle vit la trace de ses larmes, sa physionomie exprima une joie feroce; et, au lieu de le gronder et de le battre, elle se borna a le pousser rudement en lui disant: "Depeche-toi donc; tu avances comme une tortue. Ah! ah! monsieur a enfin les yeux rouges! Tu ne diras pas cette fois que tu n'as pas pleure? Charles:--Je suis fache, ma cousine, de vous enlever la satisfaction de m'avoir fait pleurer, repondit Charles dont les yeux et le teint commencaient a s'animer; j'ai pleure, il est vrai, mais ce n'est pas de la douleur que m'ont causee vos coups; j'ai pleure d'attendrissement, de tendresse, d'admiration! --Pour moi! s'ecria Mme Mac'Miche fort surprise. Charles:--Pour vous? Oh! ma cousine!" Et Charles sourit ironiquement. Madame Mac'Miche, piquee:--Je m'etonnais aussi qu'un mauvais garnement comme toi put avoir un bon sentiment dans le coeur. Charles, ironiquement:--Ma cousine, je suis juste, et il ne serait pas juste de vous ennuyer d'une tendresse que vous ne recherchez pas et qui n'a pas de raison d'exister. Madame Mac'Miche:--Tu as bien dit! Je serais contrariee, mecontente de te voir de l'affection pour moi; et je te defends de jamais en avoir. Charles, de meme:--Vous etes sure d'etre obeie, ma cousine. Madame Mac'Miche:--Impertinent! Charles:--Comment? C'est impertinent de vous obeir? Madame Mac'Miche:---Tais-toi, Je ne veux pas que tu parles! Je ne veux plus entendre ta sotte voix... Prends mon livre et assois-toi." Charles prit le livre d'un air malin, legerement triomphant, et s'assit. La cousine le regarda et fut surprise de n'apercevoir aucun symptome de souffrance dans les allures de Charles. "C'est singulier! pensa-t-elle; je l'ai pourtant fouette d'importance. Eh bien! Charles, commence donc!" Charles tenait le livre ouvert et lisait, mais aucun son ne sortait de sa bouche. Madame Mac'Miche:--Ah ca! vas-tu lire, petit drole? Faut-il que je continue la schlague de ce matin?" Pas de reponse; Charles restait immobile et muet. Madame Mac'Miche:-Attends, attends; je vais te rendre la voix!" La cousine prit sa baguette placee pres d'elle; mais quand elle se leva, Charles en fit autant et courut a la porte. Mme Mac'Miche le poursuivit et l'attrapa par le fond de sa culotte pendant qu'il tournait la clef dans la serrure, difficile a ouvrir. Mme Mac'Miche le lacha de suite en faisant un "Ah!" de surprise et resta immobile. "Polisson! gredin! s'ecria-t-elle. C'est comme ca que tu m'attrapes! C'est comme ca que tu me trompes! Ah! tu as du carton dans ta culotte! Et moi qui m'etonnais de te voir si leste et degage comme si tu n'avais pas recu plus de coup que tu n'en pouvais porter! Ah! tu n'as rien recu! Attends, je vais te payer capital et interets." Mais Charles avait reussi a ouvrir la porte; il courait deja, et, avant de disparaitre, il lui lanca cette phrase foudroyante: "Les interets de mes cinquante mille francs places chez vous par mon pere! Merci, ma cousine. Je vais prevenir le juge de paix." Mme Mac'Miche resta petrifiee; la baguette qu'elle tenait s'echappa de ses mains tremblantes; elle s'ecria, en joignant les mains d'un geste de desespoir: "Il le sait!... Il va le dire au juge de paix, qui a deja entendu parler de ces cinquante mille francs... Mais il n'a aucune preuve... Et ce Charles de malediction!... comment l'a-t-il su? qui a pu le lui apprendre?... Personne ne doit le savoir; je l'avais fait si secretement, et mon cousin etait deja si malade, qu'il n'a pu le dire a personne. Il ne voyait que Marianne, et bien rarement encore,... et toujours en ma presence. Et le recu! il l'a brule, il me l'a dit. Est-ce que Charles se serait empare de ma clef? Aurait-il fouille dans mes papiers?... Si je savais!... je l'enfermerais dans une cave dont j'aurais seule la clef!... personne que moi ne lui porterait sa nourriture!... et il y mourrait!... Il faut que je voie; il faut que je m'en assure." Mme Mac'Miche tira d'une poche placee sur son estomac une clef qui ouvrait une caisse masquee par une vieille armoire et scellee dans le mur; avec cette clef, d'une forme etrange et particuliere, elle ouvrit la caisse, en tira une cassette dont la clef se trouvait dans un coin a part sous des papiers, ouvrit la cassette et trouva tout en ordre. Elle compta ce qu'elle avait de revenus, de capitaux. "J'avais cent vingt mille francs, dit-elle; j'en ai deux cent mille a present; plus, les cinquante mille francs de ce Charles, dont il n'aura jamais un sou, car personne n'a de preuve ecrite de ce placement de son pere; et l'argent a ete depuis replace en mon nom!... Voici encore les economies de l'annee... en or, en belles pieces de vingt francs." Elle compta. "Onze mille trois cent cinquante francs... J'ai donc depense dans l'annee mille cent cinquante francs. C'est beaucoup! beaucoup trop! C'est Charles qui me coute cher! Sans lui, je n'aurais pas Betty! je vivrais seule!... C'est bien plus economique, et plus agreable, par consequent... A qui le donner?..." Pendant qu'elle reflechissait, tout en maniant et contemplant son or, Charles etait alle rejoindre Betty. Apres lui avoir raconte ce qui l'avait tant emu chez Juliette, et les bonnes resolutions qu'il avait formees: "N'est-ce pas desolant, ma bonne Betty, dit-il, que ma cousine m'empeche d'etre bon? Je le voudrais tant! Je suis si content quand j'ai pu retenir mes emportements, ou mes sentiments de haine et de vengeance!... Mais je ne peux pas! Avec elle, c'est impossible! Ah! si je pouvais vivre chez Juliette! comme je serais different! comme je serais doux, obeissant!... Betty:--Doux! Ah! ah! Doux!... Jamais, mon pauvre Charlot! Tu es un vrai salpetre! un torrent! un volcan! Charles:--C'est elle qui me fait tout cela, Betty!... Ah! mais, une chose importante que j'oublie de te dire, c'est qu'elle a decouvert que ma culotte etait doublee. Betty:--Mon Dieu! mon Dieu! nous sommes perdus! A l'avenir, quand elle voudra te battre, elle t'arrachera ta pauvre culotte, qui ne tient deja a rien. Que faire? Comment l'empecher? Charles:--Ecoute, Betty, ne t'afflige pas; j'ai une bonne idee qui me vient! Tu sais comme ma cousine est credule, comme elle croit aux fees, aux apparitions, a toutes sortes de choses du genre terrible et merveilleux? Betty:--Oui, je le sais; mais que veux-tu faire de ca? Nous ne pouvons recommencer la scene de l'autre jour. Charles:--Non, pas tout a fait; mais voila mon idee: nous allons decouper deux tetes de diables dans du papier noir; nous ferons des cornes et une grande langue rouge; nous aurons de la colle, et tu colleras ces tetes sur ma peau a la place que couvraient les visieres de mon cousin Mac'Miche; quand ma cousine voudra me battre, je la laisserai m'arracher ma culotte, et tu juges de sa frayeur quand elle verra ces deux tetes de diables qui auront l'air de la regarder." Betty, enchantee de l'invention, se mit a rire aux eclats; elle ne tarda pas a entendre te pas lourd de Mme Mac'Miche, qui, inquiete d'entendre rire si franchement, descendait sans bruit, croyait-elle, pour surprendre Betty en faute. "La voila mon Dieu! la voila! dit tout bas Betty. Charles:--Tant mieux! je vais preparer les diables." Avant que Betty eut eu le temps de demander a Charles des explications. Mme Mac'Miche entra. "De quoi riez-vous? Pourquoi Charles est-il ici? Est-ce une mechancete que prepare ce petit scelerat? Oh non! ma cousine! soyez tranquille. Je riais parce que le juge de paix m'a dit: "Tu es un vrai diable! Je parie que tu en portes les marques." Et moi j'ai repondu: "Ce ne serait pas, etonnant, car les fees m'ont promis tout a l'heure de me proteger". Et le juge a eu si peur qu'il m'a mis a la porte, criant que j'attirais les fees dans sa maison. Et Betty me disait que si j'etais reellement protege par les fees, tous ceux qui me toucheraient leur appartiendraient. Madame Mac'Miche, effrayee:--Il n'y a pas de quoi rire dans tout cela; c'est tres bete!... C'est une tres mauvaise plaisanterie, et je vous prie de ne pas la recommencer avec moi. Et prenez garde que cela ne vous arrive tout de bon! Vous etes si mechants, que les fees pourraient bien s'emparer de vous... Charles:--Ce serait tant mieux, car a mon tour je m'emparerais de vous et je vous donnerais aux fees." Charles, en disant ces mots, regarda fixement sa cousine et s'efforca de prendre une physionomie si extraordinaire, que Mme Mac'Miche, de plus en plus alarmee, sentit tout son corps trembler et ses cheveux se dresser sur sa tete. Charles fit une gambade, une culbute, un saut vers la porte et disparut. Mme Mac'Miche crut qu'il avait disparu sur place, tant elle etait troublee des paroles de Charles. Madame Mac'Miche, tremblante:--Betty, Betty! crois-tu reellement que ce mauvais sujet soit ami des fees? Betty, faisant semblant de trembler aussi:--Madame! Madame! Je crois..., je ne sais pas,... j'ai peur! Ce serait terrible! Qu'allons-nous devenir, bon Dieu! Aussi, Madame l'a trop mis hors de lui! Madame l'a trop battu! Dans son desespoir, il se sera retourne du cote des fees. Madame Mac'Miche, tremblante:---Mais il n'a rien senti, puisque j'ai decouvert qu'il avait double le fond de sa culotte avec du carton. Betty:--Du carton! Et ou aurait-il eu du carton? Qui est-ce qui lui en aurait donne? Madame voit: c'est quelque tour des fees. Madame Mac'Miche:-Mon Dieu! Betty, cours vite a la fontaine de Fairy-Ring, va me chercher de l'eau [1]; nous en jetterons partout; sur lui aussi, sur ce maudit, quand il viendra." Betty partit en courant. [Note 1: L'eau de fontaine passe pour avoir la vertu de chasser les Fees, et de les empecher de faire du mal] VIII SUCCES COMPLET Charles avait ete jusque chez Juliette; il entra comme un ouragan. "Juliette, Marianne, donnez-moi quelques sous, de quoi acheter une feuille de papier noir. Marianne:--Que veux-tu faire de papier noir, Charles? Charles:--C'est pour faire deux tetes de diable pour faire peur a ma cousine. Juliette:--Charles, Charles, te voila encore avec tes projets mechants! Pourquoi lui faire peur? C'est mal. Charles, affectueusement:--Ne me gronde pas avant de savoir ce que je veux faire, Juliette. Ma cousine a decouvert, en me saisissant pour me battre... --Encore! s'ecria douloureusement Juliette. Charles:--Encore et toujours, ma bonne Juliette; elle a donc decouvert que le fond de ma culotte, etait double; elle croit que c'est du carton. Et deja elle m'a menace de m'enlever ma culotte la premiere fois qu'elle me battrait. Alors j'ai imagine avec Betty de decouper deux tetes de diables avec des langues rouges que Betty me collera sur la peau pour remplacer les visieres; et quand ma cousine m'enlevera ma culotte et qu'elle verra ces diables, elle aura une peur epouvantable et elle n'osera plus me toucher. Tu vois que ce n'est pas bien mechant." Marianne et Juliette se mirent a rire de l'invention du pauvre Charles. Marianne fouilla dans sa poche, en retira quatre sous et les donna a Charles en disant: "C'est le cas de legitime defense, mon pauvre Charlot. Tiens. voici quatre sous; s'il t'en faut encore, tu me le diras." Charles remercia Marianne et disparut aussi vite qu'il etait entre. Marianne:--Ce pauvre Charles! il me fait pitie, en verite! Je ne comprends pas qu'il supporte avec tant de courage sa triste position. Juliette:--Pauvre garcon! Oui, il a reellement du courage. Je le gronde souvent, mais bien souvent aussi j'admire sa gaiete et sa bonne volonte a bien faire. Marianne:--Il faut dire que tout ca ne dure pas longtemps; en cinq minutes il passe d'un extreme a l'autre: bon a attendrir, ou mauvais comme un diable. Juliette, riant:--Oui, mais toujours bon diable." Charles acheta pour deux sous de papier noir, un sou de papier rouge et un sou de colle; il rentra a la cuisine par la porte du jardin, avec precaution, regardant autour de lui s'il apercevait l'ombre de la tete de Mme Mac'Miche, ecoutant s'il entendait son souffle bruyant. Tout etait tranquille; Betty etait seule et travaillait pres de la fenetre. Betty, ma cousine est-elle chez elle? dit Charles a voix basse. Betty:--Oui; elle a fait assez de tapage, je t'en reponds; la voila tranquille, maintenant; prends garde qu'elle ne nous entende." Charles repondit par un sourire, fit voir a Betty son papier noir et rouge, sa colle, lui fit signe de n'y pas toucher et disparut. Il ne tarda pas a rentrer, tenant a la main un diable en papier pour ombres chinoises; il le calqua, avec un morceau de charbon, au revers blanc de la feuille noire, et pria Betty de le decouper en ployant la feuille double pour en avoir deux d'un coup. Puis il traca sur le papier rouge une grande langue qu'il eut double par le meme moyen. Quand Betty eut termine les decoupures, elle mit un peu d'eau chaude dans la colle, l'etendit sur l'envers des diables et les colla sur la peau de Charles, qui riait sous cape de la peur qu'aurait sa cousine. Il etait bien decide a la provoquer, a l'agacer, jusqu'a ce qu'elle cedat a l'instinct mechant qui la portait sans cesse a le maltraiter. Betty lui recommanda de bien laisser secher la colle, de ne pas marcher, de ne pas s'asseoir surtout, jusqu'a ce que ce fut bien sec. Charles resta donc immobile pendant un quart d'heure environ. Au bout de ce temps, ils entendirent remuer, s'agiter dans la chambre de Mme Mac'Miche; puis elle appela: "Betty! Betty!" Betty monta, mais lentement, car elle craignait que les diables de Charles ne fussent pas encore bien colles, et il ne fallait pas surtout les laisser monter dans le dos ou descendre le long des jambes. Elle recommanda a Charles de tourner le dos au feu et de s'en approcher le plus pres possible. "Madame me demande? dit Betty entr'ouvrant la porte. Madame Mac'Miche:--Certainement, puisque je t'appelle." Betty attendit les ordres de Mme Mac'Miche, qui la regardait, mais ne disait rien. Betty:--Est-ce que Madame est souffrante? Madame Mac'Miche:--Non, mais... je suis mal a mon aise; je suis inquiete... Ou est Charles? Est-il rentre? Betty:--Il est en bas, Madame; il est rentre depuis longtemps. Madame Mac'Miche:--Et... quel air a-t-il? Betty:--L'air gai et resolu; je crois bien que nous nous sommes trompees, et qu'il n'y a rien en lui... de... des..., enfin Madame sait ce que je veux dire. Madame Mac'Miche:--Oui, oui, je comprends; il vaut mieux, en effet, ne pas trop parler de..., des..., tu sais? Betty:--Madame a raison. Madame demande-t-elle autre chose? Madame Mac'Miche:--Non..., oui..., c'est que je m'ennuie, et je voudrais avoir Charles pour qu'il ecrivit une lettre que je vais lui dicter. Betty:--Je vais l'envoyer a Madame. Madame Mac'Miche:--Tu es sure qu'il n'y a pas de danger, qu'il a une figure... ordinaire? Betty:--Pour ca, oui, Madame, comme d'habitude... Madame sait. Madame Mac'Miche:--Oui, une sotte, mechante, detestable figure... Envoie-le-moi de suite." Avant de partir, Betty secoua les oreillers du canape, arrangea les tabourets, en mit un sous les pieds de sa maitresse, essuya la table, tira les plis des rideaux, etc. Madame Mac'Miche:--Que fais-tu donc? Va me chercher Charles; je te l'ai deja dit." Betty poussa encore quelques meubles et descendit enfin a la cuisine, ou elle trouva Charles se rotissant de son mieux. Betty:--Est-ce sec, mon pauvre Charlot? Ta cousine te demande pour ecrire une lettre. Charles:--Sec, sec comme du parchemin; j'y vais. Nous allons avoir une scene terrible; laisse la porte ouverte et si tu m'entends crier, arrive vite: c'est qu'elle aura devine la farce et qu'elle me battrait pour de bon." Charles monta. "Vous me demandez pour ecrire, ma cousine? dit-il d'un air patelin; me voici a vos ordres." La cousine le regardait d'un air mefiant. "Tiens, tiens, comme il est doux!... N'y aurait-il pas de feerie la. dessous?... pensa-t-elle. Ecris, dit-elle tout haut, et prends garde que ce soit bien propre et lisible." Charles s'assit devant la table, prit une plume et attendit. Voici ce que dicta la cousine: "Monsieur et cher ami, j'ai quelques petites economies a placer; bien peu de chose, car mon neveu m'occasionne une depense terrible; mais en me privant de tout, je parviens encore a mettre quelques sous de cote. Faites-moi savoir comment je puis vous envoyer cet argent; la poste est trop chere. Je vous salue tres amicalement. " Celeste Mac'Miche." La cousine prit la lettre, la signa; mais avant de la ployer et de la cacheter, elle voulut la relire. Charles ne la quittait pas des yeux et souriait en voyant le visage de Mme Mac'Miche s'empourprer et ses yeux s'enflammer. "Miserable! s'ecria-t-elle. --Pourquoi cela, ma cousine? dit Charles naivement. Madame Mac'Miche:--Comment, petit scelerat, tu oses denaturer, changer ma pensee! Tu oses encore redire ce mensonge infame que tu as invente ce matin! Charles:--Je n'ai ecrit que la verite, ma cousine. Madame Mac'Miche:--La verite! Attends, je vais te faire voir ce que te vaut ta verite." Et Mme Mac'Miche se jeta sur sa baguette. Voici ce qu'avait ecrit Charles: "Monsieur et cher ami, j'ai beaucoup d'argent a placer; beaucoup, parce que mon neveu Charles ne me coute presque rien; je le prive de tout, et je parviens ainsi a mettre de cote les interets presque entiers des cinquante mille francs que son pere a places chez moi avant sa mort au nom de son fils", etc., etc. Mme Mac'Miche, se souvenant du carton qu'elle avait decouvert le matin, arracha les boutons qui maintenaient la culotte de Charles; elle allait commencer son execution, quand elle apercut les diables qui lui presentaient les cornes et qui lui tiraient la langue; en meme temps elle vit de la fumee s'elever et tourner autour de Charles, et elle se sentit suffoquee par une forte odeur de soufre. Les bras tendus, les yeux hagards, les cheveux herisses, elle resta un instant immobile; puis elle poussa un cri qui ressemblait a un rugissement plus qu'a un cri humain, et tomba tout de son long par terre. Ce cri epouvantable attira Betty, qui resta ebahie devant le spectacle qui s'offrit a sa vue: Mme Mac'Miche etendue a terre, tenant encore la baguette dont elle voulait frapper le malheureux Charles; et celui-ci, tournant le dos a la porte, n'ayant pas encore rattache sa culotte ni rabattu sa chemise, penche vers sa cousine qu'il cherchait a relever. Mais chaque fois qu'elle se sentait touchee par Charles, elle se roulait en poussant des cris; Charles la poursuivait, elle roulant pour lui echapper, lui suivant pour la secourir, et presentant toujours a Betty les diables qui avaient eu un si brillant succes. Betty parvint enfin a approcher Mme Mac'Miche et a dire a l'oreille de Charles: "Va-t'en, disparais; j'arrangerai ca." Charles ne se le fit pas dire deux fois et s'echappa en maintenant a deux mains sa culotte qu'il reboutonna promptement; il remit sur la cheminee la boite d'allumettes, diminuee de six, qu'il avait adroitement fait partir au moment meme ou Mme Mac'Miche le deshabillait, et qui avaient si heureusement contribue a augmenter l'effroi de la cousine. "Qu'est-il arrive a Madame? s'ecria hypocritement Betty, qui avait compris toute la scene et qui avait peine a dissimuler un sourire. Madame etait donc seule? Je la croyais avec Charles. Madame Mac'Miche:--Chasse-le, chasse-le! Il est possede! Le juge avait raison; je ne veux pas qu'il me touche! Chasse-le! Betty:--Mais Madame accuse Charles a tort; il n'est pas ici; il n'y etait pas. Madame Mac'Miche:--Il y est! Je suis sure qu'il y est! Ce sont ces fees qui le cachent. Cherche-le; chasse-le! Betty:--Mon Dieu! Madame me fait peur. Il n'y a ni Charles, ni fees. Madame Mac'Miche:-Si fait, si fait! Il a le diable dans sa culotte! Deux diables! Betty:--Oh! Madame! les diables n'auraient pas le mauvais gout de se loger dans une place pareille! Ca leur ferait une demeure pas trop propre, avec ca que la culotte de ce pauvre Charles est si vieille en si mauvais etat. Madame Mac'Miche:--Je te dis que je les ai vus, de mes yeux vus! Ils m'ont fait les cornes et ils m'ont tire la langue. Et Charles etait tout en feu et enveloppe de fumee. Betty:--C'est donc ca qu'on sent un drole de gout chez Madame? Madame Mac'Miche:--Je crois bien! ca sent le soufre! le parfum favori des fees et du diable. Betty:--Ah! mon Dieu! c'est pourtant vrai! Mais Charles, ou est-il? Madame Mac'Miche:--Les fees l'auront emporte! Il n'y a pas de mal! Pourvu qu'elles ne le lachent pas. Betty:--Oh! Madame! C'est pourtant terrible! Ce pauvre garcon! Jugez donc! en societe des fees! C'est ca qui est mauvaise compagnie! Dieu sait ce qu'il y apprendrait!... Mais... je crois que je l'entends a la cuisine; je vais voir." Et avant que Mme Mac'Miche eut pu l'arreter, Betty courut a la cuisine pour prevenir Charles de ce qui venait de se passer, pour lui expliquer le role qu'il allait avoir a jouer, et pour lui dire de ne pas la dementir quand elle soutiendrait a Mme Mac'Miche qu'il n'y avait ni fees ni diables empreints sur sa peau. Elle remonta, amenant Charles par la main. Mme Mac'Miche poussa un cri d'effroi. Betty:--Madame n'a pas besoin d'avoir peur. Tout ca, c'est quelque chose qui a passe devant les yeux de Madame. Que Madame le regarde; il n'a rien du tout, ni feu ni fumee. Madame Mac'Miche, avec terreur:--Oui! mais les diables! les diables! Betty; hypocritement:--Il n'y a rien du tout; pas plus de diables que sur ma main. Que Madame voie elle-meme! Defais ta culotte, mon garcon! N'aie pas peur, c'est pour rassurer ta pauvre cousine!" Charles obeit et se retourna vers sa cousine au moment ou Betty disait: "Madame voit! Il n'y a rien, que quelques marques des coups deja anciens." Mme Mac'Miche regarda, poussa un nouveau cri de terreur, et, d'un geste desespere, indiqua a Betty de faire sortir Charles. Betty obeit et resta en bas, ou elle donna un libre cours a sa gaiete; Charles rit aussi de bon coeur, et triompha du succes de son stratageme. Il avait fait bien mieux encore! Le traitre avait saisi la lettre dictee, signee par Mme Mac'Miche et l'enveloppe preparee d'avance; il apprit ainsi l'adresse de l'ami de Mme Mac'Miche, qu'il avait ignoree jusqu'alors. Betty riait et s'occupait du diner, pendant que Charles pliait, cachetait la lettre et completait ainsi le tour qu'il venait de jouer a sa cousine. Quand le diner fut pret, Mme Mac'Miche refusa de descendre, de peur de se trouver en presence de Charles, qu'elle croyait toujours en rapport avec les fees. Betty eut beaucoup de peine a la rassurer et a lui persuader qu'elle n'aurait rien a craindre de Charles en ne le touchant pas et en ne se laissant pas toucher par lui. Ce dernier raisonnement convainquit Mme Mac'Miche; quand elle entra, elle se hata de jeter quelques gouttes d'eau de la fontaine des fees sur elle-meme, et, en se mettant a table, elle en lanca une si forte dose a la figure de Charles, qui ne s'attendait pas a cette aspersion, qu'il en fut aveugle: il fit un mouvement involontaire accompagne d'un "Ah!" bien accentue. Madame Mac'Miche:--Tu vois, tu vois, Betty, l'effet de l'eau de la fontaine sur ce protege des fees. Charles:--Mais vous m'en avez jete dans les yeux, ma cousine! Comment voulez-vous que j'aie reprime un premier mouvement de surprise? Betty:--Mon Dieu oui! Ce n'est pas l'eau des fees qui l'a fait tressaillir, c'est l'eau dans les yeux." Mme Mac'Miche ne dit plus rien; elle se mit a table et mangea silencieusement en ayant bien soin de ne laisser Charles toucher a aucun des objets dont elle faisait usage. Apres diner elle examina la physionomie de Charles; elle n'apercut rien de suspect sinon une violente envie de rire qu'il comprimait difficilement. Madame Mac'Miche:--De quoi ris-tu, petit Satan? Charles:--De la frayeur que je vous inspire, ma cousine; vous venez de me regarder d'un air terrifie que je ne vous avais pas vu encore. Madame Mac'Miche:--Si j'avais su plus tot faire societe avec un ami des fees tu m'aurais vue te regarder ainsi toutes les fois que je te voyais. Charles:--Mais je ne comprends pas, ma cousine, pourquoi vous me comptez parmi les camarades des fees. Je crains, moi, que ce ne soit vous qui soyez en faveur pres d'elles, puisque vous voyez des choses que Betty ne voit pas. Madame Mac'Miche, hors d'elle:--Tais-toi! tais-toi!... Horreur!... Moi amie des fees!... Et tu oses dire un pareil blaspheme! Ah! si je ne craignais de te toucher, tu me le payerais cher! Charles:--Je remercie bien vos amies les fees de la terreur qu'elles vous inspirent. Madame Mac'Miche:--Betty, Betty, ote-le! Mets-le ou tu voudras; je ne veux plus le voir, l'entendre!" Et Mme Mac'Miche monta dans sa chambre, prit son chale, son chapeau, et sortit en menacant Charles du poing. Celui-ci etait enchante du bon service que lui avaient rendu ses diables en papier. IX MADAME MAC'MICHE SE VENGE Au lieu d'aller faire la lecture a sa cousine, Charles se trouvait libre; il profita de son loisir pour aider Betty a oter le couvert, a laver la vaisselle, a recurer les casseroles; Betty voulut en vain l'en empecher. Charles:--Laisse, laisse, Betty, je ne trouve pas souvent l'occasion de te rendre de petits services; ne m'enleve pas cette satisfaction; je t'aime et je ne peux jamais te le prouver. Betty:--Je t'aime bien aussi, mon pauvre Charlot, quoique tu sois un peu diable quelquefois. Charles:--Oh! mais pas avec toi, Betty? Betty:--Avec moi, jamais. Et que vas-tu faire quand nous aurons fini? Moi, j'ai mon linge a raccommoder. Charles:--Et moi, j'irai chez Juliette; j'aiderai la-bas a leur menage; j'y trouve toujours a faire." Charles continua son travail, qu'il ne laissa pas inacheve. Quand tout fut nettoye, range, mis en ordre, il embrassa Betty et courut chez Juliette; elle pleurait. Charles lui saisit les mains et les baisa. "Juliette, ma bonne Juliette, qu'as-tu? Pourquoi pleures-tu? Juliette:--Oh! Charles, Charles! Je viens de voir ma cousine Mac'Miche; j'ai bien du chagrin! Charles:--La mechante! la miserable! Que t'a-t-elle dit? Qu'a-t-elle fait? Dis-moi vite, Juliette, que je tache de te venger! Juliette:--Helas! mon pauvre Charles, si j'ai du chagrin, c'est par rapport a toi. Ma cousine m'a dit qu'elle allait te mettre des ce soir chez les freres Old Nick, ces deux messieurs nouvellement etablis a une demi-lieue du bourg, dans le Fairy's Hall, ou ils prennent les enfants detestes de leurs parents, ou bien les pauvres abandonnes. Ces deux freres ont une espece de pension particuliere ou les enfants sont, dit-on, si terriblement traites... Charles:--Comment? on m'enfermera la, dans ces vieilles ruines du vieux chateau, ou il revient, dit-on, des esprits? On m'enfermera, et je ne te verrai plus, toi, Juliette, qui es ma providence? toi qui fais pres de moi l'office de mon ange gardien? toi qui as conserve en moi le peu de bon que j'avais? Juliette:--Oui mon ami, oui; elle te mettra la-bas, et je ne t'entendrai plus, je ne pourrai plus te conseiller, te consoler, te faire du bien. te calmer, t'adoucir, te temoigner l'amitie que j'ai pour toi. Oh! Charles. si tu es malheureux, je suis bien malheureuse aussi. Toi et Marianne, vous etes les seuls que j'entende avec plaisir pres de moi, avec lesquels je ne me gene pas pour demander un service, pour dire ma pensee, que j'attends avec impatience, que je vois partir avec regret." Juliette pleura plus fort. Charles se jeta a son cou, l'embrassant, maugreant contre sa cousine, rassurant Juliette. Charles:--Ne t'afflige pas, Juliette, ne t'afflige pas; je n'y resterai pas; je te promets que je n'y resterai pas; si la vieille megere m'y fait entrer aujourd'hui, avant quinze jours je serai pres de toi; je te soignerai comme avant. Je te le promets. Juliette:--C'est impossible, mon pauvre Charles, une fois que tu seras la, il faudra bien que tu y restes. Charles:--Je m'en ferai chasser, tu verras. Juliette:---Comment feras-tu? Ne va pas commettre quelque mauvaise action. Charles:--Non, non, seulement des farces... Mais avant de me laisser coffrer, je vais jouer un tour a ma cousine, et un fameux, dont elle ne se relevera pas. --Charles! s'ecria Juliette effrayee, je te le defends! Je t'en prie. ajouta-t-elle doucement et tristement. Charles:--Mais, ma bonne Juliette; je ne veux ni la battre ni la tuer; je veux seulement ecrire a M. Blackday, qui fait ses affaires, pour le supplier de venir a mon secours, de me defendre contre ma cousine, et de me debarrasser de sa tutelle, afin que je puisse loger ailleurs que chez elle. Il n'y a pas de mal a cela, n'est-ce pas? Juliette:--Non, mon ami, aucun, et tu feras bien d'ecrire a ce monsieur. Charles:--Puisque tu approuves, je vais ecrire tout de suite. Juliette:--Oui, mets-toi a la table de ma soeur; dans le tiroir a droite, tu trouveras ce qu'il faut pour ecrire; je ne te derangerai pas, je tricoterai." Charles s'assit pres de la table et se mit a l'ouvrage. Il ecrivit longtemps. Quand il eut fini, il poussa un soupir de satisfaction. "C'est fait! Veux-tu que je te lise ma lettre, Juliette? Juliette:--Certainement, je serai charmee de l'entendre. Charles, lit:-"Monsieur, je ne vous connais pas du tout, et je crains que vous me connaissiez beaucoup et mal par ma cousine Mac'Miche. Je suis si malheureux chez elle que je ne peux plus y tenir; elle me bat tellement, malgre toutes mes inventions pour moins sentir mes coups, que j'en ai sans cesse des meurtrissures sur le corps; Betty, la servante, et Marianne et Juliette Daikins, mes cousines, certifieront que je dis la verite. Je voudrais etre bon, et cela m'est impossible avec ma cousine Mac'Miche. Voila qu'elle veut m'enfermer dans le chateau de MM. Old Nick ou on ne recoit que les scelerats. Et puis, elle me dit toujours que je suis un mendiant, et je sais qu'elle a cinquante mille francs qui sont a moi, puisque c'est mon pere qui les a places chez elle; vous n'avez qu'a en parler a M. le juge Ide paix, il vous dira comment il le sait. Je vous en prie, mon bon Monsieur, faites-moi changer de maison, placez-moi chez mes cousines Daikins, qui sont si bonnes pour moi, qui me donnent de si bons conseils, et qui cherchent a me rendre sage. Chez elles, je pourrai le devenir; chez ma cousine Mac'Miche, jamais. "Adieu, Monsieur; ayez pitie de moi, qui suis votre reconnaissant serviteur. "Charles Mac'Lance." --C'est bien, dit Juliette; seulement, avant de demander a venir demeurer chez nous, tu aurais du en parler a ma soeur. Je ne sais pas si elle voudra se charger de ton education. Charles:--Et toi, Juliette, voudras-tu me laisser demeurer avec toi? Juliette:--Oh! moi, tu sais bien que j'en serais enchantee; je te ferais prier le bon Dieu avec moi; tu me lirais de bons livres; tu me conduirais a la messe, puis chez des pauvres. Je serais bien heureuse, moi! Charles:--Eh bien, Juliette, si tu le veux, tu le demanderas a Marianne qui t'aime tant, et qui ne te refusera pas. Tu le demanderas, n'est-ce-pas? Juliette:--Mais, mon pauvre Charles, nous ne savons pas si ce monsieur t'ecoutera, s'il fera ce que tu lui demandes. Attendons qu'il t'ait repondu. Charles:--A propos, moi qui oublie de lui donner mon adresse chez toi!" Charles ajouta au bas de sa lettre: "Rue du Baume Tranquille, n deg. 3, chez Mlles Daikins." Ca fait que lorsque la reponse arrivera, Marianne l'ouvrira, te la lira, et me la remettra quand je viendrai. Je vais aller porter ma lette a la poste avec celles de ma cousine; elles sont dans ma poche." Charles mit les lettres dans le post-office, et, avant de rentrer chez Juliette, il passa a la maison pour raconter a Betty ce qu'il venait d'apprendre des mechantes intentions de Mme Mac'Miche. Mme Mac'Miche n'etait pas rentree. En sortant de chez Juliette, elle avait ete chez M. Old Nick et lui avait propose de prendre Charles en pension. "A-t-il pere et mere? demanda Old Nick d'un ton bourru. Madame Mac'Miche:--Ni pere, ni mere, ni oncle, ni tante. Je suis sa seule parente, et c'est pour cela que je l'ai pris chez moi et que je dispose de lui sans que personne ait a s'en meler. C'est un garcon insupportable, odieux, qui a tous les vices, ce qui n'est pas etonnant, car... je crois..., je soupconne... qu'il est aide,... soutenu par..., par... les fees, ajouta-t-elle en parlant tres bas et regardant autour d'elle avec crainte. Old Nick:--Hum! Je n'aime pas ca... Je n'aime pas a avoir affaire a..., a...ces dames. Il faudra augmenter sa pension d'apres cela. --Comment! s'ecria Mme Mac'Miche avec effroi. Augmenter... la pension?... Mais je me trompe peut-etre; ce n'est qu'une supposition,... une idee. Old Nick:--Idee ou non, vous l'avez dit, ma bonne dame. Ce sera six cents francs au lieu de quatre cents. Mme Mac'Miche voulut en vain prouver a Old Nick qu'il avait tort d'ajouter foi a des paroles dites en l'air. Il tint bon et refusa de la debarrasser de Charles a moins de six cents. Elle consentit enfin en soupirant et en formant le projet de ne rien payer du tout. Madame Mac'Miche:--Vous voulez donc bien a ces conditions, Monsieur Old Nick, vous charger de mon vaurien? Il est difficile; je vous ai prevenu; on n'en vient a bout qu'en le rouant de coups. Old Nick:--Soyez tranquille, Madame; nous connaissons ca. Nous en viendrons a bout; j'en ai deja une douzaine qui m'ont ete confies pour les reduire; ils ne resistent plus, je vous en reponds. Nous vous rendrons le votre docile comme un agneau. Madame Mac'Miche:--Je ne vous le redemanderai pas; gardez-le tant qu'il vivra; je n'y tiens pas. Old Nick:--Et nous convenons que j'en ferai ce que je voudrai, que personne ne viendra le visiter, que sa pension sera payee regulierement tous les trois mois, et toujours d'avance, sans quoi je ne le garde pas un jour... Je n'aime pas, ajouta Old Nick, en se grattant l'oreille, qu'il soit soupconne d'etre en rapport avec... les dames[2]... Mais puisqu'il paye deux cents francs de plus... je le prends tout de meme. Quand me l'enverrez-vous? [Note 2: En Ecosse on nomme les fees le moins souvent possible, de peur de les attirer; en parlant d'elles on dit: the ladies, les dames.] Madame Mac'Miche:--Demain matin; ce soir, si vous voulez. Old Nick:--Va pour ce soir; je l'attends. Madame Mac'Miche:--Bon! C'est convenu pour ce soir." Mme Mac'Miche allait sortir: Old Nick la retint et dit: "Nous n'avons pas regle le payement de la pension; trois mois d'avance, payes ce soir en amenant le garcon. Madame Mac'Miche:--C'est bien, c'est bien, je vous enverrai ca. Old Nick:--Avec l'enfant? Madame Mac'Miche:--Oui, oui, vous me l'avez deja dit." Et Mme Mac'Miche, qui n'aimait pas qu'on lui parlat argent, s'eloigna precipitamment. Elle rentra chez elle au moment ou Charles sortait pour retrouver Juliette, apres avoir mis Betty au courant des projets de sa cousine et de sa resolution a lui bien arretee de les contrarier par tous les moyens possibles. Madame Mac'Miche:--Restez la, Monsieur; Betty, fais un paquet des effets de ce vaurien, et mene-le de suite chez M. Old Nick, a Fairy's Hall." Betty consternee ne bougea pas. Madame Mac'Miche:--Tu n'entends pas ce que je te dis? Betty:--Madame n'aura pas le coeur de placer ce pauvre Charles chez M. Old Nick? Madame sait que cette maison, c'est pis que les galeres; l'on y bat les enfants, que c'est une pitie. Madame Mac'Miche:--Il ira chez M. Old Nick. Betty:--Si Charles quitte la maison, je n'y resterai certainement pas sans lui. Madame Mac'Miche:--Tant mieux, va-t'en de suite; je voulais tout juste te dire de chercher une condition." Betty ne dit rien; elle monta dans sa chambre, fit sa petite malle, alla faire le paquet de Charles, auquel elle ajouta quelques effets a elle, comme mouchoirs, bas, gilets tricotes, et descendit tenant sa malle d'une main, et de l'autre le petit paquet du pauvre Charles. "Viens, mon ami, lui dit-elle, tu ne seras pas plus malheureux ni plus battu chez le mechant Old Nick que tu ne l'as ete ici; il n'y a pas de regret a avoir en cette maison. --Je ne te verrai plus, Betty? dit tristement Charles. Betty:-Qui sait? Je vais tacher de me placer chez M. Old Nick; il cherche toujours des servantes. Peut-etre y a-t-il place pour moi des aujourd'hui. Charles:--Quel bonheur, Betty! Je ne serai pas tout a fait malheureux, te sachant si pres de moi." Avant de franchir le seuil de la porte, il se retourna vers Mme Mac'Miche, qui voyait echapper sa proie avec satisfaction et colere: d'une part, la joie du gain qu'elle ferait ne payant pas la pension de Charles et n'ayant plus a l'entretenir; d'autre part, la rage de n'avoir plus personne a tourmenter, et de les voir partir heureux de la quitter. "Adieu, ma cousine, dit Charles; quand je serai grand, je viendrai vous redemander mes cinquante mille francs, interets et capital, comme vous disiez." Mme Mac'Miche prit un balai pour faire ses derniers adieux a Charles mais d'un bond il avait deja rejoint Betty quand le balai retomba et brisa un carreau de la porte. Ils se sauverent, laissant Mme Mac'Miche crier et pleurer sur son carreau casse; elle ne voulut pas faire la depense d'un carreau neuf et boucha l'ouverture avec une feuille de papier qu'elle fit tenir avec le reste de la colle de Charles. X DERNIER EXPLOIT DE CHARLES Charles:--Betty, laisse-moi faire mes adieux a Marianne et a Juliette avant d'entrer dans cette maison. Je n'y resterai pas longtemps; dans peu de jours, j'espere etre revenu chez Juliette. Betty:--Et moi, donc! Tu me laisseras chez ce vieux Old Nick? Charles:--Je t'avertis, precisement pour que tu ne t'engages pas pour longtemps. Betty:--Bien mieux; j'entrerai a l'essai, a la journee. Charles:--Tres bien; et en sortant de la, nous irons chez Juliette. Betty:--Mais tu parles d'en sortir comme si tu en etais certain. Ils voudront te garder une fois qu'ils te tiendront. Charles:--Pas de danger, va; je leur rendrai la vie dure, et puis ma cousine ne payera pas; je ne leur serai pas profitable. Betty:-Toujours le meme! Tu ne reves que tours a jouer. Charles:--Puisqu'on m'oblige toujours a la vengeance! Betty:--Juliette va te precher, va! Nous voici justement arrives; reste avec elle pendant que j'irai voir a Fairy's Hall si je peux m'y caser le temps que tu y seras." Betty deposa sa malle et le paquet de Charles chez les Daikins, et partit pour arranger son affaire. "Eh bien, Charles, quelles nouvelles? demanda Juliette avec plus de vivacite qu'elle n'en mettait ordinairement. Charles:--Elle t'avait bien dit: Betty va me mener ce soir a Fairy's Hall. Juliette:--Pauvre, pauvre Charles! J'esperais encore qu'elle n'aurait pas le coeur de le faire. Charles:--Coeur! Si elle en avait un, oui; on pourrait esperer. Mais ou est-il son coeur? Dans son coffre-fort. Juliette:--Et quand on met son coeur avec son argent, la malediction de Dieu est dans la maison. Charles:--Aussi je suis bien aise d'en etre sorti; j'aurai quelques mauvais jours a passer, je le sais; mais apres je serai ici avec vous. As-tu vu Marianne? Lui as-tu parle? Juliette:--Non, pas encore; mais elle ne tardera pas a rentrer pour souper, Je voudrais bien que tu fusses delivre de M. Old Nick dans quelques jours, comme tu dis; mais... Charles:--Mais tu ne le crois pas. Tu verras. En attendant, Juliette, il faut que j'aille faire une visite au juge de paix. Juliette:--Pourquoi faire? Il ne peut rien pour toi. Charles:--Si fait; je vais le prevenir de ce que fait ma cousine et de la lettre que j'ai ecrite a l'ami de ma cousine Mac'Miche; et puis je lui demanderai de me proteger et de me faire demeurer chez vous. Au revoir, Juliette." Charles sortit et revint une demi-heure apres; il avait l'air enchante. "J'ai bien fait d'y aller. Juliette; M. le juge a ete tres bon pour moi; il m'a demande l'adresse de l'ami de ma cousine Mac'Miche; il m'a promis de venir voir Marianne pour les cinquante mille francs de mon pere. Il m'a donne en riant la permission de me faire renvoyer de Fairy's Hall et de venir demeurer chez toi, si Marianne veut bien permettre; et comme je lui disais que vous etiez pauvres, il m'a dit qu'il retirerait mon argent de chez ma cousine, et qu'il le confierait a Marianne, qui sera ma tutrice. Je serai bien content de tout ca, et que Marianne soit ma tutrice!" Juliette partagea le bonheur de Charles, et tous deux firent des projets d'avenir, dans lesquels Charles devait mener la vie d'un saint. Quand Betty rentra, elle les trouva heureux de ce prochain espoir. Betty:--J'entre ce soir chez le vieux Old Nick, moyennant qu'il ne me paye pas les journees d'essai que j'y passerai. Juliette:--Comment vous a semble la maison, Betty? Betty:--Pas belle, pas bonne; sale, triste; les enfants ont l'air miserable; les maitres ont l'air mauvais; les domestiques ont l'air malheureux. Charles:--Mais... alors... toi, ma bonne Betty, tu seras malheureuse? Betty:--Ah bah! Quelques jours seront bien vite passes. Et puis, je saurai me defendre: j'ai bec et ongles, et tant que tu seras la, j'y serai aussi. Juliette:--Merci, Betty, merci pour mon pauvre Charles." Charles sauta au cou de Betty. "Et moi aussi, ma bonne, ma chere Betty, je te remercie du fond du coeur. Et quand je serai ici, tu viendras aussi, et je payerai tout avec mon argent. Betty:--Ha! ha! ha! Comme tu arranges ca, toi! Nous verrons, nous verrons; en attendant, faisons nos adieux a Juliette et marchons a la victoire, car nous en viendrons a bout, a nous deux." Marianne entra au moment ou Charles demandait a l'attendre; il lui raconta tout ce qui venait d'arriver, sa lettre a l'ami de sa cousine Mac' Miche, sa visite au juge, son vif desir de venir demeurer chez elles, etc. Marianne ecouta attentivement, reflechit un instant, parla bas a Juliette, qui commenca par pleurer, ensuite elle parla vivement, et finit par baiser les mains de Marianne et par l'embrasser tendrement. Marianne:--Juliette me le demande; je veux bien te prendre, Charles; mais a la condition que si tu tourmentes Juliette, si tu me desobeis, si tu te mets en colere... Charles:--Jamais, jamais, Marianne; jamais, je le jure! Je serai votre esclave; je ferai tout ce que voudra Juliette, j'embrasserai ma cousine Mac'Miche si Juliette me l'ordonne; je serai doux, doux comme Juliette. Betty, riant:--Veux-tu te taire, vif-argent! Tu en dis trop! La bonne volonte y est, mais le naturel aussi. Tu seras aussi bon, aussi obeissant, aussi doux que tu pourras l'etre; mais tu seras toujours salpetre." Charles regarda d'un air inquiet Marianne qui paraissait ebranlee, et Juliette qui semblait mecontente. Juliette, vivement:--Puisque Charles promet, nous pouvons le croire, Betty; il n'a jamais manque a sa parole. D'ailleurs il serait cruel et coupable de lui refuser son dernier asile; il n'a de parents, apres Mme Mac'Miche, que Marianne et moi; et si nous le refusons il sera a la merci du premier venu. N'est-ce pas, Marianne?... Reponds, Marianne, je t'en conjure. Marianne, avec hesitation:--Je crois comme toi que c'est un devoir pour nous; il depend de Charles de le rendre agreable ou penible. Charles:--Croyez-en ma parole, Marianne; vous n'aurez pas a regretter votre acte de condescendance envers Juliette et de charite envers moi. Juliette:--Oh! Charles! charite! Pourquoi dis-tu cela? Charles, emu:--Parce que c'est reellement une charite que vous me faites; tu le sens bien, quoique tu ne veuilles pas l'avouer, de peur de me blesser. Mais ce qui est vrai ne me blesse jamais, Juliette; le mensonge et l'injustice seuls m'irritent. Marianne:--Allons, allons, tout ca est la verite vraie; c'est superbe. c'est touchant; mais il faut partir, pour arriver avant le coucher de M. Old Nick." Charles embrassa affectueusement Marianne, tres tendrement Juliette, courut a la porte, et sortit sans tourner la tete, de peur de voir Juliette pleurer son depart." Ni lui ni Betty ne dirent mot jusqu'a la porte de Fairy's Hall. Betty frappa, on ouvrit, et ils franchirent le seuil de leur prison. Un homme de la maison fut charge de les conduire au concierge. Betty lui adressa quelques questions qui n'obtinrent aucune reponse: l'homme etait sourd a ne pas entendre le tonnerre; c'etait lui qui etait sonneur de la maison. concierge et fouetteur. "Du monde, monsieur, dit l'homme sourd en introduisant Betty et Charles dans le cabinet de M. Old Nick. Old Nick:--C'est vous qui entrez a mon service et qui m'amenez ce garcon? Betty:--C'est moi, Monsieur, qui entre chez vous gratis, a l'essai et qui vous amene Charles Mac'Lance dans les memes conditions. Old Nick:--He quoi! gratis? J'ai demande trois mois payes d'avance. Ou sont-ils? donnez-les-moi. Betty:--Mme Mac'Miche ne m'a rien donne. Monsieur, qu'un petit paquet des effets de Charles. Old Nick, sechement:--Je ne recois jamais un eleve sans etre paye d'avance. Va-t'en, mon garcon; je n'ai pas besoin de toi. Betty:--Monsieur ne veut pas de Charles? Old Nick:--Sans argent, non. Betty:--Allons, nous allons nous en retourner. Bien le bonsoir, Monsieur. Old Nick, vivement:--Pas vous, pas vous! Je vous garde; j'ai besoin de vous. Betty:--Je n'entrerai pas ici sans Charles, Monsieur. Old Nick:--Ah ca! mais qu'est-ce qui vous prend, la fille? Je vous ai prise gratis; mais lui doit payer. Betty:--C'est Mme Mac'Miche que ca regarde; moi, je ne quitte pas mon eleve. Old Nick:--Ah! c'est votre eleve! Ecoutez, je veux bien le garder huit jours; mais au bout de ce temps, si je ne suis pas paye du trimestre, je le flanque a la porte (elle m'aura toujours servi huit jours pour rien: ca payera plus que la nourriture de ce garcon, se dit-il). Toi, va a l'etude, mon garcon; et vous, allez a la cuisine; ma femme y est seule; il faut l'aider." Betty mena Charles jusqu'a la porte qu'on lui indiqua, et alla elle-meme a la recherche de la cuisine. Lorsque Charles entra a l'etude, tous les yeux se porterent sur lui: le surveillant le regardait d'un oeil sournois et mefiant; les enfants examinaient le nouveau venu avec surprise; son air decide et espiegle semblait annoncer des evenements inaccoutumes et interessants. Cette premiere soiree n'offrit pourtant aucun episode extraordinaire. Charles n'avait pas de devoirs a faire; il s'assit sur l'extremite d'un banc et s'y endormit. Il fut reveille en sursaut par un gros chat noir qui lui laboura la main d'un coup de griffe; Charles riposta par un coup de poing qui fit degringoler par terre ce nouvel ennemi du repos et de la douceur de Charles. Le chat se refugia en miaulant sous le banc ou surveillant. Celui-ci lanca au nouveau venu un regard foudroyant et sembla indecis entre la paix ou la guerre. Apres un instant de reflexion il se decida pour une paix... provisoire. Deux jours se passerent assez paisiblement pour Charles; il employait utilement son temps a faire connaissance avec les usages de la maison et avec les enfants, dont il observa les caracteres divers; il eut bientot reconnu ceux, tres nombreux, auxquels il pouvait se fier et ceux, tres. rares, qui le trahiraient a l'occasion. Il les interrogea sur les bruits qui couraient dans le bourg, de fees qui troublaient le repos des nuits, d'apparitions de fantomes, d'hommes noirs, etc. Tous en avaient connaissance, mais jamais personne n'avait vu ni entendu rien de semblable; ce qui n'empecha pas Charles de concevoir des projets dont les fees devaient etre la base principale. Charles voyait souvent Betty, car c'etait elle qui aidait a la cuisine. qui faisait les chambres, qui balayait les salles d'etude, etc. Il la tenait au courant de tout, et Betty devait lui venir en aide pour divers tours qu'il projetait. Pendant ces deux jours, Charles n'avait pas encore travaille avec ses camarades; on l'avait laisse prendre connaissance des etudes et de la discipline severe de la maison; il avait ete temoin de plusieurs punitions, lesquelles se reduisaient toutes au fouet plus ou moins severement applique. Il n'avait eu aucun demele avec les surveillants, ne s'etant pas encore trouve en rapport de travail avec eux; mais il avait eu quelques discussions avec le protege des surveillants, un gros chat noir qui semblait l'avoir pris en haine et qui ne perdait aucune occasion de le lui temoigner. Charles lui rendait, avec usure, ses sentiments d'antipathie et ses mauvais procedes; ainsi, des les premiers jours de son arrivee, il se trouva en tete-a-tete avec son ennemi dans un cabinet retire; tous deux se precipiterent l'un sur l'autre. Charles attrapa un coup de griffe formidable qu'il paya d'un bon coup de poing. Le chat sauta a la poitrine de Charles, qui le saisit a la gorge, maintint avec son genou la tete et le corps de son antagoniste, tira de sa poche une ficelle, qu'il attacha a la queue du chat apres avoir attache a l'autre bout une boule de papier; puis il ouvrit la porte et lacha l'animal, qui disparut en un clin d'oeil, trainant apres lui ce papier dont le bruit et les bond, lui causaient une frayeur epouvantable. Charles etait rentre dans l'etude lorsque le chat s'y precipita a la suite d'un eleve qui arrivait; chacun tourna la tete a ce bruit. Le maitre appela son favori, le delivra de son instrument de torture et promena un regard furieux et scrutateur sur tous les eleves; mais il ne put decouvrir aucun symptome de culpabilite sur ces physionomies animees par la curiosite et par une satisfaction contenue. Tous avaient a se plaindre de la mechancete de ce chat, et tous triomphaient de sa premiere defaite. Le maitre interrogea les eleves et n'obtint que des reponses insignifiantes; Charles parut innocent comme les autres; son premier mot fut: "Pauvre bete! comme c'est mechant!" L'affaire resta donc a l'etat de mystere, et le coupable demeura impuni. C'etait la premiere fois que chose pareille arrivait; les eleves, plus fins que le surveillant, flairerent le savoir-faire du nouveau venu, et lui accorderent une part plus grande dans leur estime et leur confiance. Il fallut pourtant que Charles commencat a travailler comme les autres. Le troisieme jour, apres une serie d'executions auxquelles assisterent les enfants comme d'habitude, Boxear, le surveillant, signifia a Charles qu'il allait desormais assister aux lecons et faire ses devoirs comme ses camarades. Charles en fut satisfait. C'etait du nouveau pour lui; il avait le desir d'apprendre et il ecouta avec une attention soutenue. Apres la lecon on commenca l'etude; les eleves se placerent devant leurs pupitres; Charles n'en avait pas encore, il demanda ou il devait travailler. Boxear:--A votre pupitre, Monsieur. Charles:--Lequel, Monsieur? Boxear:--Le premier vacant." Charles en apercut un inoccupe pres du surveillant; c'etait celui du remplacant. Charles alla s'y placer. Boxear se retourna vers lui, croisa ses bras et le regarda d'un air indigne: "Avez-vous perdu la tete, petit drole? dit-il. Est-ce la place d'un eleve, pres de moi, sur une estrade? Charles:--Ma foi! Monsieur, est-ce que je sais, moi? Est-ce que je peux deviner, moi? Vous me dites: le premier vacant; j'apercois celui-ci, je le prends. Boxear:--Ah! Monsieur est beau parleur! Monsieur est raisonneur! Monsieur est insubordonne, revolutionnaire, etc. Voila comme nous venons a bout des beaux parleurs (il lui tire les cheveux); des raisonneurs (il lui donne des claques); des insubordonnes (il lui donne des coups de regle); des revolutionnaires (il lui donne des coups de fouet). Allez, Monsieur, chercher un pupitre vacant." Charles n'avait pas pousse un cri, pas laisse echapper un soupir; les visieres du cousin Mac'Miche, qui occupaient toujours leur poste de preservation, avaient ete pour beaucoup dans ce courage heroique; il jeta un coup d'oeil dans la salle et alla prendre place pres d'un garcon de son age a peu pres et qui avait des larmes dans les yeux. "Celui-ci est bon, se dit-il; il ne me trahira pas a l'occasion." Le maitre l'examinait avec attention; "il ne sera pas facile a reduire, pensa-t-il; pas une larme, pas une plainte! Il faudra bien pourtant en venir a bout." "Minet!" appela le maitre. Le chat noir a l'air feroce repondit par un miaulement enroue qui ressemblait plutot a un rugissement, et sauta sur la table de son maitre. Celui-ci fit une grosse boulette de papier, la fit voir au chat, qui fit gros dos, leva la queue, dressa les oreilles, et suivit de l'oeil tous les mouvements du maitre, jusqu'a ce que la boulette lancee fut retombee sur la tete de Charles. Il poussa un second miaulement rauque et d'un bond fut sur la tete et sur les epaules de son ennemi, qu'il se mit a mordre et a griffer, tout en poursuivant la boulette qui roulait sous ses griffes et ses dents. Charles se defendit de son mieux, lui tira les pattes a les lui briser, lui serra le cou a l'etrangler; le chat se sentit vaincu et voulut sauter a bas, mais Charles ne lui en donna pas le temps; il l'empoigna par les pattes de derriere, et, malgre les cris desesperes de l'animal, malgre les cris furieux du maitre, il le fit tournoyer en l'air et le lanca sur le pupitre du surveillant, qui recut dans ses bras son chat etourdi et presque inanime. Les yeux du maitre lancaient des eclairs. Il descendit de son estrade, se dirigea vers Charles, le fit rudement avancer jusqu'au milieu de la salle, le forca a se coucher a terre, et commenca a le deshabiller pour lui faire sentir la durete du fouet qu'il tenait a la main. Mais a peine eut-il enleve a Charles son vetement inferieur, qu'il recula epouvante comme l'avait fait Mme Mac'Miche: les diables etaient encore a leur poste, frais et menacants. Charles devina et se releva triomphant. "Je suis un protege des fees, dit-il, j'en porte les armes; malheur a qui me touche! trois fois malheur a qui me frappe!" Boxear ne savait trop que penser; il commenca pourtant par reculer; le hasard voulut qu'en reculant il trebuchat sur un tabouret, qui le fit tomber en avant; il se trouva avoir le pied foule et le nez tres endommage; les enfants, voyant qu'il ne pouvait se relever, quitterent leurs bancs, et, sous pretexte de lui porter secours, ils lui tirerent les bras, les jambes, la tete, le faisant retomber apres l'avoir enleve et le tourmentant de toutes les facons toujours pour lui venir en aide. "Laissez-moi! criait-il; ne me touchez pas, petits gredins! Allez chercher quelqu'un pour me relever." Mais les enfants n'en continuaient pas moins leurs bons offices, malgre les hurlements du blesse. Charles trouva le moyen, dans le tumulte, de glisser a l'oreille de quelques camarades l'origine des diables qui les avaient tous effrayes; la nouvelle courut bien vite dans la salle, et Charles devint des ce moment l'objet de leur admiration et de leurs esperances. XI MEFAITS DE L'HOMME NOIR Quand le tumulte fut apaise, que des hommes du dehors furent accourus, attires par le bruit, et que le surveillant fut emporte, les enfants entourerent Charles, le feliciterent de son courage et le supplierent de se mettre a leur tete pour les venger des rigueurs cruelles de leurs maitres. Il le leur promit; la cloche sonna le souper; apres avoir mange a sa faim, quoique le repas ne fut compose que de haricots au beurre rance et de salade a l'eau et au sel, Charles passa une recreation agreable en se faisant donner de nouveaux details par ses camarades et en cherchant les moyens de tirer parti de l'homme noir et des croyances populaires sur les fees et apparitions dans ce vieux chateau. Il leur recommanda de tacher de faire parvenir aux oreilles des maitres des histoires de fantomes, et feindre des terreurs, afin de donner quelque probabilite aux tours qu'il se preparait a jouer, et pour lesquels Betty devait lui etre d'une grande utilite. Tous jurerent de ne pas le trahir et s'etonnerent de n'avoir pas recu la visite de M. Old Nick a la suite de l'accident arrive au surveillant; ils ignoraient que Boxear avait une grande terreur des fees, et qu'il n'avait ose parler a M. Old Nick de rien de ce qui eut rapport a son accident. Ils resterent inquiets jusqu'a la fin de la journee, mais personne ne les avait interroges ni grondes. Le sonneur sourd n'avait pas paru, c'etait lui qui etait charge d'administrer le fouet aux enfants. Ne pouvant etre attendri par les cris qu'il n'entendait pas, ni corrompu par les promesses, ni effraye par les menaces, il s'acquittait de son ministere avec une durete et meme une cruaute qui le faisaient hair des eleves et apprecier des maitres, dont il etait le premier soutien. La journee s'acheva assez paisiblement; l'heure du coucher sonna; Charles avait observe que la cloche se trouvait entre deux fenetres du dortoir et qu'on pouvait l'atteindre tres facilement. "Demain, dit-il, nous ne nous leverons pas a quatre heures et demie. --Il le faudra bien, repondit un des enfants; a quatre heures et demie, le sourd sonne la cloche du reveil. Charles:--Il ne la sonnera pas demain. Un camarade:--Comment? Pourquoi? Charles:--Vous le saurez demain. Dormez, dormez votre content." Les enfants ne purent rien arracher de Charles; ils se coucherent pleins de curiosite et ils s'endormirent promptement. Charles veilla longtemps. Quand il vit tout le monde profondement endormi, il se leva, ouvrit sans bruit la fenetre qui donnait sur la cloche, decrocha le battant, ferma la croisee et alla cacher le battant dans le tas aux ordures. Puis il se recoucha content de son expedition et s'endormit comme ses camarades. Le lendemain, a quatre heures et demie moins une minute, le sonneur etait a son poste; il prit la corde, la tira en cadence, comme il en avait l'habitude, et la raccrocha sans se douter qu'il n'avait produit aucun son. Cinq heures, six heures sonnerent; tout dormait encore a Fairy's Hall. Le sonneur s'etonna enfin de ce calme inaccoutume: il monta dans le dortoir: tout le monde dormait; chez les surveillants, meme silence; chez M. Old Nick, un oeil chassieux entr'ouvert donna au sonneur la hardiesse de demander pourquoi il ne trouvait personne de leve a six heures. "Six heures, malheureux! s'ecria M. Old Nick sautant a bas de son lit. Six heures! et tu n'as pas encore sonne?" Le sonneur n'entendait pas, mais il comprit que le maitre etait mecontent. "Ce n'est pas ma faute, repondit-il au hasard; j'ai sonne comme a l'ordinaire, bien exactement, et personne ne s'est leve." M. Old Nick lui fit comprendre par signes qu'il allait etre puni pour n'avoir pas sonne. Le sonneur eut beau protester de son innocence et de son exactitude, M. Old Nick lui fit comprendre qu'il aurait a payer une amende de deux francs, somme considerable pour le sonneur, qui ne gagnait que soixante francs par an. Charles s'etait eveille a quatre heures et demie au bruit leger qu'avait fait le sonneur en decrochant et en accrochant la corde; il se posta a la fenetre, et des que le sonneur fut rentre dans sa loge, il raccrocha le battant; de sorte que lorsque M. Old Nick alla examiner la cloche, il la trouva en bon etat et sonna lui-meme, a tours de bras, pour eveiller les dormeurs. Les eleves furent ravis de se sentir reposes et d'apprendre qu'ils avaient dormi jusqu'a six heures; et les surveillants, tout en feignant un grand mecontentement de cette heure et demie perdue pour le travail, s'en rejouirent interieurement et se sentirent plus disposes a l'indulgence. Quand on se reunit et que M. Old Nick interrogea maitres et eleves, personne ne put lui rien dire sur le retard de la cloche. Charles seul dit qu'il avait vu un homme noir traverser le dortoir et disparaitre par la fenetre. M. Old Nick:--Ah! ah! c'est un indice, ca! Cet homme noir, quelle taille avait-il? N'etait-ce pas un de tes camarades? Charles:--Oh! Monsieur! il etait enorme; je n'avais jamais vu un homme aussi grand. M. Old Nick:--Comment etait-il vetu? Charles:--Il avait une grande robe noire qui flottait autour de lui. M. Old Nick:--Et par ou a-t-il passe? Charles:--Ah! Monsieur, je ne sais pas; j'ai eu peur quand je l'ai vu passer a moitie dans la fenetre, j'ai ferme les yeux, et quand je les ai ouverts il n'y etait plus. M. Old Nick:--Est-ce vrai, ce que tu dis la, polisson? Charles:--Oh! Monsieur, c'est si vrai que j'ai eu du mal a me rendormir et que j'ai peur encore en y pensant." Old Nick le regarda quelques temps, hocha la tete et dit a mi-voix: "Je ne sais que croire... L'homme noir!... Comment l'aurait-il su?... C'est singulier!... tres singulier!" Et il s'en alla. Charles expliqua l'affaire a ses camarades, en recreation; il avait trouve aussi moyen de voir Betty, de la mettre au courant des evenements et de lui recommander le mechant chat. "Sois tranquille, lui avait repondu Betty, il ne l'emportera pas en paradis et il ne recommencera pas, je t'en reponds; ne t'effraye pas si tu m'entends crier: ce sera une attrape." Le dejeuner sonna, les freres Old Nick et les maitres mangeaient a part, pour faire un meilleur repas que les eleves, auxquels on servit des haricots, comme la veille, et du fromage a la pie. Mais le repas ne se passa pas sans incident. C'etait Betty qui devait apporter la soupe a la table des oppresseurs (c'est ainsi que les avaient surnommes les enfants). Dans le corridor qui precedait la salle a manger et que devait suivre Betty, on entendit un grand cri, puis un second. Un des maitres allait se lever pour voir d'ou provenaient ces cris lorsque Betty entra, tremblante, haletante: elle tenait dans les mains la soupiere destinee a assouvir la faim des maitres, mais elle tremblait si fort, qu'en la passant au dessus de M. Old Nick aine, elle en repandit sur sa tete et sur son visage, Old Nick cria a son tour; il avait la figure echaudee, il tempetait, menacait. "Pardon, Monsieur, pardon, mon respectable maitre, dit Betty d'une voix chevrotante en placant la soupiere sur la table; j'ai eu si peur dans le corridor! --Peur de quoi, sotte? repliqua Old Nick. Quand meme vous auriez vu le diable, ce n'est pas une raison pour m'echauder la tete et la figure! Je ne suis pas une tete de veau, je suppose! Betty:--Oh! Monsieur ne croit pas si bien dire! M. Old Nick:--Comment, insolente? Vous osez me traiter de tete de veau? Betty, avec indignation:--Jamais, Monsieur! jamais un veau et Monsieur ne se sont accordes dans ma pensee. Non, non, je repondais a ce que Monsieur me disait du diable. C'est que c'est tout juste lui que j'ai vu. Un grand homme noir, enorme, qui m'a barre le passage; j'ai crie, comme Monsieur peut bien penser. Puis il a enleve le couvercle de ma soupiere, il a enfonce dedans quelque chose de noir comme lui, et il a disparu. C'est alors que j'ai jete mon second cri. Et il y avait de quoi, comme Monsieur peut bien penser." Old Nick enleva le couvercle et vit flotter reellement quelque chose de noir dans la soupiere; il piqua avec sa fourchette et retira avec grande peine un chat, un enorme chat, le chat noir du surveillant. Chacun poussa un cri d'horreur et de terreur: horreur pour la fin prematuree et cruelle de leur complice; terreur, a cause de l'homme noir qui faisait sa seconde apparition dans la maison. Personne ne parla; M. Old Nick fit emporter la soupe, que tous regrettaient, mais a laquelle personne n'osa gouter. Betty alla chercher le second plat, qui arriva sain et sauf et qui fut adroitement place sur la table sans perdre une goutte de son jus. C'etait un bon morceau de boeuf braise dont Betty avait enleve un bout, qu'elle trouva moyen de glisser a Charles dans la recreation qui suivit le diner. Elle lui raconta qu'elle avait trouve le chat mort dans le bucher, probablement par suite de sa chute, et qu'elle s'en etait servie pour faire croire a seconde apparition de l'homme noir. La recreation fut troublee par cinq ou six executions ordonnees par les freres Old Nick. Le sonneur se vengea sur les malheureux enfants de la punition injuste qu'il avait subie. Charles eut soin de n'exciter la colere d'aucun des maitres; il se reservait pour les grands coups. XII DE CHARYBDE EN SCYLLA, EVENEMENTS TRAGIQUES A la fin de la journee, les eleves regretterent de ne pouvoir, le lendemain, prolonger leur nuit comme la precedente. "Soyez tranquilles, dit Charles, vous dormirez demain comme aujourd'hui. --Comment feras-tu? --Vous verrez, dit Charles; en attendant, dormez." On avait deja confiance dans le genie inventif de Charles; personne ne l'interrogea. Quand tout le monde fut endormi, il se leva, ouvrit la fenetre, fixa la corde a un crochet qui se trouvait dans le mur, a un pied au-dessus de la cloche, referma la fenetre, se recoucha et dormit jusqu'a ce qu'un petit bruit qui se fit sous la fenetre l'eveilla; il passa la tete a la croisee, vit le sourd qui sonnait tant qu'il pouvait sans amener aucun son; attendit comme la veille que le sonneur fut rentre, et decrocha la corde. Cinq heures, six heures! et, comme la veille, silence general! "C'est singulier! se dit le sourd. Comme hier! Personne ne bouge! Qu'est-ce qui leur arrive donc? Et c'est a moi que s'en prend le maitre! Comme si j'etais fautif de ce qu'ils sont un tas de paresseux... Ma foi, aujourd'hui je ne monte pas, quand ils dormiraient jusqu'a midi! tant pis pour eux! et si on veut me faire payer une nouvelle amende, je me fache et je m'en vais. C'est qu'ils seraient bien embarrasses sans moi! Je leur suis commode... et pas cher, ma foi!" Le sonneur sourd fut tire de ses reflexions par un grand coup de poing dans le dos; il se retourna brusquement: c'etait M. Old Nick qui annoncait ainsi une nouvelle explosion de colere. Le sonneur ne lui donna pas le temps de s'exprimer; il cria lui-meme contre les maitres, les eleves, les freres Old Nick, contre tout l'etablissement, menaca de s'en aller, de les denoncer au juge de paix, et termina ce flux de paroles que rien ne put arreter, en exigeant qu'on lui rendit ses deux francs de la veille, sans quoi il s'en irait de suite et ruinerait la maison, racontant ce qui s'y passait et qu'on y frayait avec les fees. Old Nick jeta au vent un flot d'injures des plus eloquentes, mais le sonneur ne pouvait en apprecier la valeur puisqu'il n'en avait rien entendu; et finalement Old Nick fut oblige de ceder, de tirer deux francs de sa poche et de les mettre dans la main du sourd. Celui-ci se radoucit et fit valoir sa delicatesse de ne reclamer aucune indemnite pour l'accusation injuste dont il avait ete l'objet. Pourtant on avait fini par s'eveiller au son de la cloche sonnee par M. Old Nick en personne; comme la veille, la surprise et la satisfaction furent grandes; on parla beaucoup de l'homme noir et de ses tours; Charles en reservait encore un pour le diner. Il s'etait assure de l'heure a laquelle le sourd allait a la cave chercher le breuvage. Ce breuvage etait un affreux melange de cidre frelate, coupe de neuf dixiemes d'eau; il demanda une permission de cabinet, se cacha dans un renfoncement noir a l'entree de la cave, attendit le passage du sonneur sourd, le suivit hardiment, mais de loin; et quand le breuvage coula a pleins bords dans le pot, Charles s'elanca sur le sonneur, et du meme bond le jeta par terre, eteignit la chandelle et renversa le pot. Le sourd cria de toute la force de ses poumons; Charles se cacha dans son coin noir; un camarade du sonneur arriva, portant aussi une chandelle; Charles profita du moment ou il se baissait et tachait de savoir ce qui etait advenu a son camarade, pour sauter sur lui comme sur le sonneur, le renverser, eteindre la chandelle, et lui souffler dans l'oreille: L'homme noir! Le camarade poussa des cris plus percants encore que ceux du sourd; M. Old Nick arriva lui-meme pour savoir d'ou provenait ce tapage. Et lui comme les autres fut renverse, roule, plonge dans l'obscurite et dans la boue de la boisson. Et lui aussi joignit ses cris a ceux de ses domestiques. Aussitot l'expedition terminee, Charles avait prestement ferme la porte, tire la clef, qu'il lanca par-dessus les toits, et s'etait depeche de rentrer a l'etude, pour y reprendre sa place et son travail. L'heure du souper etait passee; personne ne sonnait; dans les etudes, a la cuisine, on s'etonnait, on s'impatientait; enfin, mistress Old Nick, inquiete de ne pas entendre la cloche et de ne pas voir son mari, appela, chercha et entendit du bruit venant de la cave; elle se dirigea de ce cote et entendit en effet un bruit formidable; les trois prisonniers appelaient, criaient, battaient la porte, des poings et des pieds; mistress Old Nick joignit ses cris a ceux de son mari et de ses compagnons d'infortune; elle appela M. Old Nick junior, Betty, les maitres, les eleves; tous accoururent, et ce fut alors un vacarme epouvantable; les maitres donnaient leur avis, les prisonniers demandaient leur delivrance, mistress Old Nick et Betty deploraient cette inconcevable aventure; les eleves accusaient les fees, l'homme noir, et les invoquaient tour a tour. Apres une demi-heure de vociferations, Charles eut l'heureuse et intelligente pensee de faire ouvrir la porte par un serrurier; Old Nick junior courut en chercher un, et l'amena non sans difficulte, car il etait tard; la journee de travail etait finie. Le serrurier eut beaucoup de peine a ouvrir; la serrure etait solide et il fallut la faire sauter; enfin la porte ceda, et les prisonniers revirent la lumiere; elle ne leur fut pas favorable; ils etaient inondes de boisson jaunatre, couverts de la boue dans laquelle ils s'etaient roules; elle etait formee par le liquide qui coulait toujours et qui detrempait la terre de la cave. Mistress Old Nick se jeta dans les bras de son mari, qui se jeta dans ceux de Betty, qui se jeta dans ceux de Old Nick junior, mais avec une telle expansion de joie que le frere Old Nick trebucha et roula sur l'escalier de la cave; les cris recommencerent, mais moins aigus, moins assourdissants; les eleves n'y etaient plus. On les retrouva plus tard au refectoire, ou ils attendaient leur souper. Tout le monde avait si faim que M. Old Nick remit au lendemain l'enquete sur l'evenement. Betty servit les enfants, qui mangerent a peine, tant la triste position de M. Old Nick, du sonneur et de son camarade les avait peniblement impressionnes, dirent-ils. Quand les victimes de Charles furent essuyees, lavees, changees de vetements, elles vinrent se mettre a table. Les maitres mouraient de faim; Betty s'empressa de servir la soupe. "Pouah! que votre soupe est mauvaise, Betty! dit Old Nick. C'est de l'eau et du sel. Betty:--C'est Madame qui l'a faite, monsieur. --Allez nous chercher le plat de viande", dit Old Nick avec humeur. Le plat de viande fut apporte. "Horreur! s'ecria-t-il. C'est affreux! des nerfs a la chandelle! Betty:--Ah! je vois! Madame se sera sans doute trompee; elle aura verse dans les plats de ces Messieurs le ragout des enfants. Old Nick:--Va voir ca! C'est detestable! Je meurs de faim!" Betty revint d'un air consterne. "Il n'y a plus rien, Monsieur; Madame dit que c'est bien le plat des maitres qu'elle a servi." M. Old Nick n'osa pas se laisser aller a sa colere; sa femme avait fait le diner; c'etait elle qui avait verse dans le plat... Il ne disait rien, Betty s'ecria: "C'est l'homme noir, Monsieur; bien sur c'est l'homme noir! Old Nick:--Tais-toi! Ne m'ennui pas de tes sornettes! L'homme noir a bon dos. Je finirai bien par decouvrir cet affreux homme noir." Betty riait sous cape; elle savait bien ou avait passe le diner des maitres. Il etait dans les estomacs des enfants. Profitant des cris pousses a la porte de la cave, Betty avait donne a Charles ses instructions; il les avait mises a profit; les enfants s'etaient eclipses sans bruit, et l'avaient suivi a la cuisine abandonnee; ils prirent, d'apres les indications de Betty, la soupe, la viande, les legumes des maitres, et mangerent tout avec delices; ensuite Charles versa dans les casseroles videes la soupe, la viande, les: legumes destines aux enfants, et remit le tout au feu comme l'avait laisse Mme Old Nick. Ils allerent au refectoire apres avoir fini leur repas, et ils y etaient installes depuis peu d'instants quand les maitres firent leur entree. Personne ne devina le tour; et pourtant Old Nick avait des soupcons; trop de choses merveilleuses se passaient depuis quelques jours dans sa maison; il ne croyait que vaguement aux fees et a l'homme noir, et il resolut de surveiller plus que jamais les demarches des enfants, surtout celles de Charles, qu'il soupconnait plus particulierement. Les surveillants partageaient la mefiance de Old Nick, de sorte qu'a tout hasard ils donnaient a Charles, pour le plus leger manquement, des coups de fouet, des coups de pied, des coups de poing qui le mettaient hors de lui et l'excitaient a la vengeance. "Nous voici deja a lundi, pensa Charles en s'eveillant le lendemain a six heures. Aujourd'hui M. Old Nick doit faire une enquete sur les evenements; personne des camarades ne me trahira; je suis maitre de la position, et demain, mardi, je me ferai renvoyer de cette affreuse maison." Ce matin encore, la cloche n'avait pas sonne; Charles avait cette fois detache la cloche elle-meme. Quand il fut eveille a quatre heures et demie par le petit bruit accoutume, il voulut, comme les jours precedents, remettre la cloche; mais, au moment ou il approchait de la fenetre, il apercut M. Old Nick qui s'etait embusque au pied du mur pour prendre le malfaiteur; il rentra bien vite la tete, referma sans bruit la fenetre et se trouva possesseur de la cloche. "Qu'en ferai-je? pensa-t-il. La cacher dans ma paillasse est impossible; on la trouverait de suite; elle est trop grosse... Ah! une idee!" Charles prit la cloche, la porta dans un cabinet attenant au dortoir et l'y laissa. Tranquille de ce cote, il se recoucha et se rendormit. XIII ENQUETE--DERNIERS TERRIBLES PROCEDES DE CHARLES On se reveilla pourtant, on se leva, on s'habilla, on dejeuna, et, en guise de recreation, l'enquete de M. Old Nick en personne fut annoncee, et les enfants furent tous ranges autour de la grande salle d'etude. M. Old Nick entra, grimpa sur l'estrade, parcourut d'un regard majestueux toute l'assemblee, et commenca son discours: "Messieurs! Vous etes des polissons, des sacripants, des gueux, des filous, des scelerats, du gibier de potence! Vous vous soutenez tous entre vous, contre vos estimables maitres! Vous leur rendez la vie insupportable! (Un sourire de satisfaction se manifeste dans tout l'auditoire.) Je voudrais pouvoir vous fouetter tous, vous enfermer tous au cachot. C'est malheureusement impossible! Il faut donc que celui ou ceux d'entre vous qui est ou qui sont l'auteur ou les auteurs des sceleratesses recemment commises se declarent; que si leur lachete les fait reculer devant la punition exemplaire, terrible, inouie, qui leur est preparee, j'adjure leurs amis et leurs camarades de les devoiler, de les nommer, de les abandonner a ma juste colere!... Eh bien! Messieurs, j'attends!... Personne ne dit mot?... Retenue generale jusqu'a ce que le coupable soit nomme et livre. Il y aura punition separee pour chacun des mefaits, que j'appelle crimes, commis depuis quelques jours: "Trois pretendus malefices jetes sur la cloche du reveil. "Deux atrocites commises contre le chat du respectable M. Boxear. (Rires etouffes.) "Silence, scelerats!... Je continue. Premiere atrocite, papier fixe a la queue de l'innocente bete. (Sourires.) Silence! Si l'un de vous rit ou sourit, il sera considere comme un des coupables!... Je continue... Seconde atrocite, supplice epouvantable de l'innocente bete... (Old Nick parcourt des yeux toute la salle; personne n'a bouge, n'a ri, n'a souri) qu'un monstre cruel a plongee dans la soupe, dans ma soupe, Messieurs. Double punition, parce qu'il y a double crime: contre la bete et contre l'autorite la plus sacree, la mienne!... Je continue... "Trois attaques nocturnes (puisqu'il faisait nuit dans la cave, nuit eternelle!): l'une contre l'infortune sonneur, faisant les fonctions de sommelier; l'autre contre son genereux camarade qui, bravant le danger, accourait pour le partager; la troisieme, plus epouvantable, plus criminelle, plus satanique que les deux premieres, contre le chef de la maison, le maitre des maitres, contre moi-meme qui vous parle, moi votre protecteur, votre pere, votre ami. Oui, moi ici present, j'ai ete assailli, culbute, renverse, ecrase, battu, inonde, crotte, enferme par le scelerat que je cherche et que vous m'aiderez a decouvrir... (Les eleves se regardent d'un air moqueur.) Oui, je vois enfin une honnete et juste indignation se manifester dans vos regards et dans vos gestes... (Les eleves crient, sifflent, trepignent.) Assez, assez, Messieurs!... Silence!...Trois punitions pour les trois mefaits; total, neuf punitions terribles, surtout la derniere; neuf jours de cachot, neuf jours d'abstinence, neuf jours de fouet. J'ai fini. A partir de demain pas de recreations, travail incessant, etc., jusqu'a decouverte du ou des coupables. De plus, il y aura tous les jours, a partir de demain midi, trois executions jusqu'a ce que toute la maison y passe, pour punir le silence. Vous avez vingt-quatre heures pour reflechir!" Old Nick descendit de la chaire, passa devant les eleves et disparut; les surveillants le suivirent. Quand les eleves furent seuls. Charles s'ecria: "Vite, vite, un dernier tour, une derniere punition a maitre Boxear, qui porte si bien son nom!" Charles sortit de la poche de sa veste un petit pot que lui avait procure Betty; il sauta sur l'estrade de Boxear, et enduisit le siege avec la glu que contenait ce pot, puis il courut au cabinet attenant a la salle d'etude, et jeta dans la fosse le pot et la petite pelle en bois qui avait servi a etaler la glu, rentra dans l'etude, et expliqua a ses camarades ce qu'il venait de preparer. Un camarade:--Tout cela est bel et bon! Avec tes inventions tu rends les maitres et M. Old Nick plus mechants que jamais, et on nous maltraite plus qu'avant ton entree. Un autre enfant:--Et puis, parce que tu ne veux pas te decouvrir, tu vas nous faire tous mettre en retenue et nous faire fouetter impitoyablement. Charles:---Soyez donc tranquilles, mes amis! Est-ce que vous croyez bonnement que je vous laisserai porter la punition de mes crimes, comme dit Old Nick? Soyez bien tranquilles! Demain avant le diner, avant la serie promise de retenues et de fouet, je me declarerai. Le premier camarade:--Mais tu vas etre ecorche vif par ces mechants maitres! C'est terrible a penser! Charles:--Je ne serai pas ecorche, ils ne me toucheront pas, et je m'en irai tranquillement, a leur grande satisfaction, et a la mienne surtout. Deuxieme camarade:--Comment feras-tu? Charles:--Je vous le dirai demain quand ce sera fait. Mais je tiens a vous rappeler les agrements que vous a procures mon sejour ici: "Trois jours de sommeil prolonge, "La fin des persecutions du mechant chat, "Plusieurs interruptions generales de l'etude, "Enfin un bon diner et le spectacle des fureurs du vieux Old Nick et de ses amis. --C'est vrai, c'est vrai! s'ecria toute la classe. Boxear, entrant:--He bien! qu'est-ce qu'il y a? Encore des cris, des vociferations? Charles:--C'est nous, M'sieur, qui obligeons les mauvais a se declarer, et nous pensons bien que demain ils le feront. Et s'ils ne veulent pas, je parlerai pour eux; M'sieur, c'est decide. Je dirai ce que je sais. Boxear:--A la bonne heure! C'est enfin un bon sentiment que je vous vois manifester. En attendant, a vos bancs tous! A l'etude!" Les eleves se precipiterent a leurs places; le maitre prit la sienne, et chacun se mit a l'oeuvre. Une demi-heure apres, le maitre voulut se lever pour prendre un livre hors de sa portee. Vains efforts! Il semblait cloue sur son siege. "Qu'est-ce donc? s'ecria-t-il d'une voix tonnante. Que m'ont-ils faits, ces scelerats? (Il recommence ses efforts pour se lever.) Je ne peux pas...Je suis donc ficele sur cette estrade? Mais par ou? Comment?... Mais venez donc, vous autres! Aidez-moi, tirez-moi de la." Les enfants, enchantes, accoururent, tirerent, pousserent; mais Boxear ne bougeait pas. Serieusement effraye il poussa des cris, auxquels repondirent d'autres cris, partant de differents points de la maison. Il attendit, mais personne n'arrivait; il recommenca son appel et entendit les memes cris qui avaient deja repondu aux premiers. Nouveau silence. vaine attente, effroi toujours croissant. Les eleves feignaient de partager sa frayeur. "Les fees! criaient-ils. Les fees! Ce sont elles qui jettent leurs malefices sur vous! Qu'allons-nous devenir? Maitre Boxear est fixe sur son estrade, pour la vie peut-etre! Helas! helas! Boxear:--Taisez-vous, polissons! Au lieu de me venir en aide, vous me decouragez, vous me terrifiez. Allez chercher du monde, des maitres, M. Old Nick, n'importe qui." Les enfants, de plus en plus enchantes, coururent au sonneur qu'ils trouverent fixe sur son banc, comme Boxear. Des rires immoderes insulterent a son malheur. L'immobilite forcee du pere fouetteur les rendait, hardis, de sorte qu'ils ne se haterent pas de lui porter secours. Ils se contenterent de gambader autour de lui avant de disparaitre. Ils coururent dans les chambres des deux autres, qu'ils trouverent seuls, criant comme maitre Boxear, et comme lui retenus sur leurs sieges. Restait M. Old Nick; quelles ne furent pas la terreur apparente et la jouissance interieure des enfants, quand ils trouverent Old Nick aussi incapable de quitter son fauteuil que les surveillants et le sonneur! La fureur de M. Old Nick etait a son comble; mais quand il sut que ses pions et son executeur des hautes oeuvres etaient dans l'affreuse position ou il se trouvait lui-meme, il fut tellement saisi, tellement suffoque de rage, que les enfants eurent peur; ils crurent (peut-etre espererent-ils) qu'il allait mourir. Ils coururent a la pompe, remplirent les pots, les cruches qui leur tomberent sous la main, et commencerent un arrosement si copieux, si prolonge, que Old Nick perdit reellement la respiration et le sentiment, c'est-a-dire qu'il s'evanouit. "Il est mort! disaient les uns a mi-voix. --Il respire encore! disaient les autres. Versez, versez toujours! --Il faut avertir Mme Old Nick et Betty", dit Charles. Et, laissant Old Nick aux mains des camarades, il courut chercher l'une et l'autre. Mme Old Nick alla chez son mari, mais sans empressement, car elle ne l'aimait guere et desapprouvait son systeme dur et cruel envers les enfants. Betty la suivit a pas plus mesures encore, pour pouvoir dire quelques mots a l'oreille de Charles. "Parfait! dit-elle. Tout a reussi comme nous le voulions. En faisant les etudes, j'ai englue leurs sieges et le fauteuil de canne du vieux Old Nick. Quand je les ai tous entendus crier, j'ai vu que c'etait bien et que les cris du premier avaient provoque ceux des autres qui voulaient aller voir. J'ai eu de la peine avec le sourd; il etait toujours la; enfin, j'ai saisi le moment et il s'est pris comme les autres. Comment vont-ils se tirer de la, c'est ca que je ne devine pas. Charles:--Va vite les engager a se debarrasser de leur pantalon et a se faire une jupe de leur chemise; je me charge du vieux Old Nick." Aussitot dit, aussitot fait; chacun suivit le conseil et pensa pouvoir s'echapper sans etre vu, en passant par la grande cour, toujours deserte a cette heure. La fatalite voulut qu'ils debouchassent en meme temps sur la place, et ils se rencontrerent tous, honteux de leurs costumes ecossais, et talonnes par la crainte d'etre vus des eleves qui regardaient par les portes et les fenetres et dont les rires etouffes arrivaient jusqu'a eux. M. Old Nick arreta les surveillants pour les questionner; il esperait avoir quelque renseignement, quelque indice pour arriver a la decouverte d'une aventure qui lui paraissait incomprehensible; M. Boxear mit tres serieusement en avant les fees, auxquelles n'avaient pas cru les autres jusqu'ici; mais l'etrangete de ce dernier evenement ebranla leur incredulite, et jusqu'a M. Old Nick, tous crurent en elles. Apres cette deliberation, en costume aussi etrange que l'aventure qui la motivait, les conseillers extraordinaires se tournerent le dos, et chacun rentra chez soi pour retrouver sa dignite avec un pantalon. Betty ne perdit pas son temps: aidee de Charles et des enfants, elle arracha les pantalons et la glu, lava les estrades et les fauteuils, emporta les pantalons qui pouvaient la trahir, les lava a l'eau chaude et les emporta a la place qu'ils avaient occupee. Quand M. Old Nick et les surveillants rentrerent, l'un dans son cabinet de travail, les autres dans leurs etudes, leur etonnement fut grand de retrouver leur vetement mouille et ne tenant plus au siege auquel il etait si bien colle une heure auparavant. Le vieux Old Nick appela sa femme pour lui faire contempler cette nouvelle merveille. Maitre Boxear parcourut de l'oeil tous ses eleves, studieusement inclines sur leurs pupitres; M. Old Nick junior et les deux autres surveillants interrogerent leurs eleves et n'obtinrent que des exclamations de surprise, des accusations contre les fees, l'homme noir, etc. Il fallut bien attendre jusqu'au lendemain. L'etude fut troublee par quelques cris sourds et lointains, dont les maitres ne se rendirent pas compte, et auxquels ils ne firent guere attention. Les enfants riaient sous cape et se complaisaient dans leur vengeance, car ils avaient devine que c'etait le sourd, le sonneur, le fouetteur, dont ils entendaient l'appel reitere. Bientot un mouvement inaccoutume se fit entendre dans la cour; Boxear mit la tete a la fenetre, fit un geste de surprise et sortit immediatement. A peine fut-il dehors, que les enfants se precipiterent aux fenetres; un spectacle etrange excita leur gaiete. Le sourd etait dans la cour, assis sur un banc, le trainant ou plutot le portant avec lui quand il changeait de place. MM. Old Nick et les trois maitres d'etude etaient groupes pres de lui, et, moitie riant, moitie en colere, Old Nick junior s'efforcait de lui faire comprendre le moyen qu'ils avaient eux-memes employe pour sortir d'une, situation semblable. Le sourd faisait la sourde oreille; il ne voulait pas comprendre ni employer un moyen qu'il trouvait humiliant. Les freres Old Nick finirent par couper, malgre son opposition, la partie du vetement qui adherait au banc, et delivrerent ainsi leur sonneur, qu'ils envoyerent de suite a la cloche, fort en retard. Les enfants riaient a l'envi l'un de l'autre; quand ils virent l'operation terminee et chaque surveillant reprendre le chemin de son etude respective, ils se rejeterent sur leurs bancs; Boxear les retrouva tous travaillant avec la meme ardeur silencieuse qu'il avait presque admiree avant de sortir. "Ils n'ont rien vu; ils ne se sont apercus de rien, se dit-il. Je ne sais ce qu'il leur prend d'etre si attentifs a leur travail!" XIV CHARLES FAIT SES CONDITIONS IL EST DELIVRE La journee se termina sans accidents et sans nouveaux mefaits de l'homme noir ni des fees. Le lendemain, grand jour des revelations de Charles, Old Nick prevint les enfants que si les coupables n'etaient pas nommes a midi, les retenues et les executions commenceraient. Pendant l'etude de neuf heures. Charles demanda la permission de sortir. Boxear, devinant le projet de Charles, accorda la permission. Les eleves, qui le connaissaient mieux encore que Boxear, se montraient agites; ils tremblaient pour le malheureux Charles, et ils eprouvaient une certaine reconnaissance du sentiment genereux qui le portait a s'accuser pour disculper ses camarades. Charles se dirigea vers le cabinet de M. Old Nick. "M'sieur? dit-il en entrant. Old Nick:--Qu'est-ce que c'est? Que veux-tu? Charles:--M'sieur, aucun des eleves ne veut parler, personne ne veut vous indiquer les coupables; alors j'ai pense que ce n'etait pas bien, que vous deviez, comme chef de la maison, connaitre les noms de ceux qui troublent l'ordre ici. Je me suis donc decide a tout vous dire, M'sieur, mais a une condition. Old Nick:--Comment? Des conditions, a moi? Charles:--Oui, M'sieur, a vous; une condition, une seule, sans laquelle je ne dirai rien. Old Nick:--Je saurai bien te faire parler, petit drole. Charles:--Oh! Monsieur, si je ne veux rien dire, personne ne me fera parler; vous me tueriez avant d'obtenir de moi une parole." Old Nick regarda Charles avec surprise; son air calme et decide lui fit comprendre qu'avec un caractere de cette trempe on n'arrivait a rien par la violence. Il reflechit un instant. Old Nick:--Et quelle est cette condition? Charles:--Il faut, Monsieur, que vous juriez de par les fees, et sur le salut de votre maison, que vous n'infligerez aux coupables aucune penitence corporelle, aucune autre punition que de les chasser immediatement de votre maison. Cette derniere clause est indispensable pour la securite de votre interieur, car les coupables ont bien d'autres tours dans la tete dont les resultats pourraient etre tres facheux." Old Nick etait embarrasse; renoncer a la punition de faits aussi enormes, etait deroger a la discipline terrifiante de sa maison et ebranler la soumission si peniblement obtenue. Ignorer l'auteur des dernieres abominations qui s'etaient commises, garder des etres aussi entreprenants et aussi irrespectueux, c'etait preter les mains a la decadence, a la honte de sa maison; viendrait un jour ou les enfants, perdant toute crainte, toute retenue, exerceraient des represailles terribles, maltraiteraient peut-etre les surveillants et lui-meme. Il perdrait alors le profit qu'il tirait des pensions payees pour ces enfants qu'il ne pourrait garder. Il se decida donc a accorder a Charles ce qu'il demandait, quelque repugnance que lui inspirat cette concession. "Je t'accorde ce que tu exiges de moi, dit-il enfin. Charles:--Voulez-vous l'ecrire, M'sieur? ---Insolent! s'ecria Old Nick, pousse a bout. Charles:--Ce n'est pas par insolence, M'sieur, c'est pour les camarades ce que j'en fais. Vous comprenez, M'sieur, que vis-a-vis d'eux ma position est delicate, et que je leur dois de les tranquilliser pour les coupables sur les suites de ma revelation. Old Nick:--C'est bon! donne-moi une feuille de papier. Charles:--Voila, M'sieur... N'oubliez pas, M'sieur, s'il vous plait, que vous devez mettre: Je jure de par les fees et sur le salut de ma maison. Old Nick, avec humeur:--Je le sais; tu me l'as deja dit. Et il ecrivit: "Je jure de par les fees et sur le salut de ma maison de n'infliger d'autre punition aux eleves coupables que doit me denoncer Charles Mac'Lance, que celle d'une expulsion immediate, m'engageant a ne faire grace a aucun prix et a operer l'expulsion dans les deux heures qui suivront la revelation. "Fait a Fairy's Hall, ce 9 aout, fete de saint Amour, a neuf heures demie du matin, par moi, "Pancrace-Babolin-Zephir-Rustique Old Nick." ---Tiens; tu es satisfait, je pense. Et maintenant, le nom des coupables. Charles:--Pardon, Monsieur; encore cinq minutes; je vais porter ce papier a qui de droit et je reviens." Old Nick voulut s'y opposer, mais il reflechit que Charles n'avait aucun interet a ne pas achever sa revelation, et que ce papier ne pouvait servir qu'a ceux pour lesquels il etait ecrit. D'ailleurs Charles etait parti si lestement qu'il eut ete impossible de l'arreter. Il fut exact; cinq minutes apres il etait de retour, apres avoir remis le papier a Betty en lui expliquant que c'etait sa garantie contre les mauvais traitements cruels dont avaient ete menaces les coupables. "Je te le donne, dit-il pour qu'il ne prenne pas fantaisie au vieux Old Nick de le detruire en me l'arrachant des mains. --Eh bien! dit Old Nick avec humeur, parleras-tu enfin? Charles:--Oui, Monsieur, je suis pret... Le coupable de tout ce qui s'est fait depuis quelques jours, c'est... moi, Monsieur. --Toi! toi! s'ecria M. Old Nick en sautant de dessus son fauteuil et en regardant Charles avec une stupefaction profonde. Toi! Charles:--Oui, Monsieur, moi seul. Old Nick:--C'est impossible! tu mens. Charles:--Non, Monsieur, je dis vrai, tres vrai! Moi seul ai tout invente et tout execute. Old Nick:--Comment, c'est-il possible? Charles:--Je vais tout vous expliquer, Monsieur, a commencer par la cloche. Old Nick:--La cloche! C'etait toi qui empechais de sonner? Mais je te repete que c'est impossible; on t'aurait vu, entendu; d'ailleurs comment empecher une cloche de sonner?" Charles sourit et commenca ses explications. L'audace de la conception, de l'execution, la simplicite des moyens, surprirent tellement le vieux Old Nick, que, malgre son indignation, sa colere, il n'interrompit pas une fois le recit de Charles; ses narines gonflees, son visage empourpre, indiquaient la colere toujours croissante, la rage qui bouillonnait dans sa tete et dans toute sa personne. Quand Charles eut fini, Old Nick lui dit avec fureur: "Je crois, en verite, brigand! scelerat! que si tu ne m'avais extorque la promesse que j'ai signee, je t'aurais mis en pieces moi-meme, de ma main. Mais j'ai signe, tu as mis le papier en surete; je m'abstiens. Quant a te faire partir d'ici et la Betty avec toi, le plus tot sera le mieux; tu es trop dangereux dans ma maison! Tu as trop d'invention, d'imagination, de volonte, d'audace! D'ailleurs, ta pension n'etant pas payee d'avance, j'y perds au lieu de gagner. Tiens, drole, voici un billet de sortie!...Et un autre pour ta gueuse de Betty! Partez, et a ne jamais nous revoir; j'espere bien! --Amen, Monsieur, sans revoir." Charles salua, sortit et courut avertir Betty, qui partagea sa joie; elle abandonna ses casseroles, jeta son tablier, alla a la lingerie, fit en dix minutes son petit paquet et celui de Charles, et tous deux se dirigerent vers la porte a laquelle veillait le sonneur. Il ne les voyait pas, puisqu'il leur tournait le dos, et il les entendait encore moins, puisque sa surdite etait complete. Charles, s'approchant, lui tapa sur l'epaule. Le sonneur:--Quoi? Qu'est-ce? Comment osez-vous me toucher, mauvais sujet? Attendez un peu! Vous verrez aujourd'hui meme comment je touche, moi! A midi la premiere execution! Vous etes le numero 1, rien que ca! le meilleur! Avant que le bras soit fatigue, on tape plus ferme et on fait plus de besogne a la minute. C'est aujourd'hui a la minute qu'on fouette! Grande execution! M. Boxear, qui a reparti le temps, vous a designe pour cinq minutes. Je les emploierai bien, allez. Charles:--Eh bien, Betty, je l'ai echappe belle! Fais voir nos billets de sortie a ce mechant homme." Betty fit voir les billets au sonneur stupefait, qui ne put faire autrement que d'ouvrir la porte. Avant qu'elle ne fut refermee, Charles fit au portier un salut moqueur, y ajouta les cornes, un pied de nez et lui tourna le dos. Les eleves attendirent vainement le retour de Charles, dont ils etaient fort inquiets. Au diner, ne le voyant pas paraitre, ils penserent que M. Old Nick l'avait enferme dans un cachot souterrain, et pendant la recreation ils firent des suppositions plus terribles les unes que les autres sur les tortures que subissait certainement leur malheureux camarade. A la rentree de l'etude, Boxear, qui avait ete mis au courant par M. Old Nick, fit aux eleves un discours energique qui les impressionna vivement. "Il y a aujourd'hui une place vacante parmi vous, tas de polissons! Celui qui l'occupait a ete honteusement chasse par notre pere, notre juge, M. Old Nick. (Boxear enleve sa calotte et la remet.) Ce vaurien, ce malfaiteur a eu l'audace de declarer a votre maitre venerable que tous les mefaits, les crimes de ces derniers jours provenaient de lui, Charles Mac'Lance, qu'ils avaient ete concus par lui, executes par lui. La presence parmi vous d'un etre aussi corrompu, de ce veritable Mephistopheles (c'est-a-dire Diable), ne pouvait etre toleree; il a ete chasse! Il avait une complice, Betty, qui a subi la meme ignominie! Nous voici donc rentres dans l'ordre, dans le regime salutaire du fouet, qui va etre applique avec plus de rigueur que jamais, au moindre symptome d'insubordination, de negligence. Vous etes avertis! Il depend de vous que les severites paternelles, executees par la main vigoureuse du sonneur, vous atteignent ou vous epargnent." Boxear s'assit; les malheureux eleves, tremblants, mais ruminant la vengeance a l'imitation de Charles, se mirent au travail en songeant aux moyens de s'en affranchir. Nous allons les laisser continuer leur vie de misere pour suivre Charles, qui n'oubliera pas ses malheureux camarades, et qui terminera promptement leurs souffrances en leur faisant a tous quitter, sous peu de jours, la maison de Fairy's Hall par ordre du juge de paix. Mais il songea d'abord a lui-meme, et, avant d'aller chez Marianne et chez Juliette, il alla chez le juge de paix solliciter sa protection pour ne pas etre remis sous la tutelle de la cousine Mac'Miche, et pour etre confie a la direction de Marianne. XV MADAME MAC'MICHE DEGORGE ET S'EVANOUIT Le juge de paix, voyant entrer Charles:--Comment, te voila, mon garcon? Eh bien! tu n'as pas fait une longue station a Fairy's Hall Comment t'en es-tu tire? Est-ce pour longtemps? Charles:--Pour toujours, monsieur le juge! Et je viens vous demander votre appui pour ne pas rentrer chez ma cousine Mac'Miche, qui, d'ailleurs, ne veut pas de moi; et puis, pour me permettre de vivre chez mes cousines Daikins. Le juge:--Ecoute, mon ami; pour moi, ca m'est egal; mais tu ne depends pas de moi seul, Tes cousines Daikins ne sont pas riches tu le sais bien; peut-etre ne voudront-elles pas de toi. Elles n'auront pas de quoi t'entretenir. Charles:--Mais moi, je suis riche, Monsieur le juge, et je leur abandonne volontiers tout ce que j'ai. Le juge:--Tu m'en as deja touche un mot; tu m'as dit que tu avais cinquante mille francs; ta cousine Marianne m'en a parle aussi; mais la cousine Mac'Miche jure ses grands dieux que ce n'est pas vrai, que tu n'as rien. Charles:--Elle ment; elle ment, Monsieur le juge. Demandez a Marianne qu'elle vous fasse voir ses preuves; vous saurez de quel cote est la verite. Le juge:-Je verrai, je m'en occuperai, mon ami; en attendant, je t'accorde volontiers l'autorisation de vivre chez tes cousines Daikins; voila deux braves filles, et qui ne ressemblent pas a la cousine Mac'Miche! Charles:--Merci, merci, mon bon Monsieur le juge. Juliette va-t-elle etre contente, aussi contente que moi! Le juge, riant:--Juliette aime un petit diable comme toi? Allons donc! quelle plaisanterie! Charles:--Elle m'aime si bien, qu'elle pleurait quand j'ai du entrer chez M. Old Nick. Ainsi ce n'est pas de la petite affection, ca! pleurer! C'est qu'on ne pleure que lorsque le coeur est bien touche? Je sais ca, moi! Le juge, riant:--Bon! Tant mieux pour toi si Juliette t'aime; cela prouve que tu vaux mieux que je ne pensais. Va, mon ami, va chez tes cousines. Je m'occuperai de ton affaire. Justement j'entends Marianne. Charles:--Et vous donnerez ce qui m'appartient a mes cousines Daikins, Monsieur le juge, n'est-ce pas? Le juge:--Ceci ne depend pas de moi, je te l'ai deja dit. Je ferai seulement de mon mieux pour eclaircir l'affaire." Charles sortit a moitie content; il craignait d'etre a charge a ses cousines, et que Juliette surtout ne souffrit de leur position genee. Il alla du cote de la rue du Baume Tranquille, et il dut passer devant la maison de Mme Mac'Miche, rue des Combats; elle etait dans sa cuisine. Charles mit le nez a la fenetre et vit Mme Mac'Miche avec un monsieur qui lui etait inconnu; tous deux tournaient le dos a la fenetre, et causaient avec animation, surtout Mme Mac'Miche. Son bonnet de travers, ses mouvements desordonnes denotaient une vive agitation et un grand mecontentement. Charles se retira prudemment et continua son chemin. Son coeur battit plus vivement quand il tourna le bouton de la porte et quand il se trouva en presence de Juliette, qui tricotait comme de coutume. Au leger bruit qu'il fit en ouvrant la porte, Juliette se retourna vivement, ecouta avec attention. "Qui est la?" dit-elle d'une voix legerement emue. Charles sourit, mais ne repondit pas. "C'est toi, Charles?... Mais reponds donc? Je suis sure que c'est toi! --Juliette, Juliette, ma bonne Juliette! s'ecria Charles. C'est moi, oui, c'est moi! Je reviens pour ne plus te quitter; le juge l'a permis. Je vivrai avec toi!" Charles s'elanca au cou de Juliette avec une telle impetuosite, qu'il manqua de la jeter par terre; elle l'embrassa avec une grande joie. Juliette:--Mon bon Charles, que je suis contente de te savoir hors de cette horrible maison! Charles:--Horrible! tu as bien raison! horrible! c'est bien le mot! J'ai eu du mal pour en sortir, va. Juliette:--As-tu ete bien malheureux, mon pauvre Charles? Charles:--Malheureux, non! j'etais trop occupe. Pense donc quel travail pour inventer des choses affreuses, inouies, et pour les executer tout seul, sans autre aide que celle, tres rare et difficile, de Betty; il fallait arriver a me faire chasser, et pourtant a ne jamais etre decouvert. Je n'avais pas le temps d'etre triste et malheureux. Juliette:--Ainsi, tu n'as pas du tout pense a Marianne ni a moi? Charles:--Au contraire, toujours. Tout ce que je faisais, ce que j'inventais, c'etait pour vous rejoindre. Et toi, Juliette, pensais-tu a moi? Juliette:--Oh! moi, toujours. J'etais inquiete, j'etais triste. Mes journees ont ete bien penibles en ton absence, mon pauvre Charles! J'avais si peur que tu ne fisses quelque chose de mal, de reellement mal!... Tu sais que tu as toujours l'idee de te venger quand on a mal agi envers toi; et c'est un si mauvais sentiment, si contraire a la charite que nous commande le bon Dieu! Et quand tu offenses le bon Dieu, mon pauvre Charles, j'en eprouve une telle peine que je te ferais pitie si tu voyais le fond de mon coeur! Charles:--Juliette, chere Juliette, pardonne-moi. Je t'assure que ce n'est pas expres que je suis mechant. Juliette:--Je le sais, mon ami; mais tu te laisses trop aller, tu ne pries pas le bon Dieu de te venir en aide, et alors... tu n'as pas de soutien et tu tombes! Charles:--Sois tranquille, Juliette; a present que je serai avec vous deux, tu verras comme tu seras contente de moi, et comme je t'ecouterai docilement, sagement." Juliette sourit, se tut et reprit son tricot. Charles:--Sais-tu que j'ai bien faim, Juliette; j'ai mange un morceau de pain sec a huit heures, et il est midi passe. Juliette:--J'attends Marianne pour diner; mais si tu veux manger une tranche de pain, tu sais ou il est, prends-en un morceau. Charles:--Je vais manger une bouchee en attendant; je craignais que tu n'eusses dine." Comme il achevait son morceau de pain, Marianne entra. "Ah! te voila, Charlot, dit-elle en l'embrassant tu t'es donc fait chasser? Cela ne m'etonne pas, je l'avoue. Prends garde de te faire chasser aussi par Juliette, qui va t'avoir toute la journee sur le dos. Charles:--Non, Marianne, je travaillerai: j'irai chez M. le cure, chez le maitre d'ecole; ils me feront travailler, et je ne vous ennuierai pas, je ne ferai aucune sottise. Je deviens raisonnable a present. Marianne, souriant:--Ah!... Depuis quand Monsieur Charlot, etes-vous passe dans les rangs des gens sages? Charte:--Depuis longtemps; depuis que je suis malheureux. Marianne, riant:--C'est singulier que je ne m'en sois pas apercue, ni Juliette non plus. Charles:-Vous, Marianne; vous ne me connaissez pas; mais, pour Juliette, je suis sur qu'elle me trouve de plus en plus sage." Juliette sourit, Charles la pressa de repondre; elle finit par dire: "Ne parlons pas du passe et songeons a l'avenir; je parie que Charles va etre tout autre avec nous qu'avec ma cousine Mac'Miche. Charles:--Je ressemblerai aussi peu a ce que j'etais que vous ressemblez peu a la vieille cousine. Marianne:--Allons! que Dieu t'entende, Charlot! Je ne demande qu'a te rendre service et a trouver en toi un second saint Charles." Au meme instant, la porte s'ouvrit avec violence, et Mme Mac'Miche parut sur le seuil, a la grande terreur de Juliette, qui la devina a son souffle bruyant et au cri etouffe de Charles. Tout le monde garda le silence. Mme Mac'Miche pale et tremblante, s'approcha de Marianne, qui l'attendait de pied ferme. "Marianne, dit-elle d'une voix adoucie par l'emotion, qu'avez-vous dit au juge relativement a moi? --Au juge! repondit Marianne tres surprise, je ne sais ce que vous voulez dire. Je ne me souviens pas d'avoir parle au juge. --Vrai? reprit la Mac'Miche en se remettant de son emotion, Il a donc invente, menti; pour me faire parler sans doute? --M. le juge n'est pas capable de mentir", dit Charles, qui etait dans un recoin sombre de la salle, et que Mme Mac'Miche n'avait pas encore apercu. En entendant la voix de Charles, Mme Mac'Miche se retourna vivement et poussa un cri d'effroi. Madame Mac'Miche:--Le voila!... Le voila revenu, ce cauchemar de ma pauvre vie! Comment s'est-il echappe? Remettez-le la-bas! En le recevant, vous recevez une legion de fees. Chassez-le! Vite, vite! Je ne veux pas de lui, d'abord. Marianne:--Soyez tranquille, ma cousine; vous ne l'aurez pas, quand meme vous le voudriez. M. le juge me l'a confie, je le garde, il est sous ma tutelle. Madame Mac'Miche:--Et avec quoi le nourrirez-vous? Marianne:--Ceci est mon affaire, ce n'est plus la votre. Charles:--Vous savez bien, ma cousine, que vous avez cinquante mille francs qui sont a moi; vous les rendrez a Marianne, qui est ma gardienne, et nous vivrons tous la-dessus. --Scelerat! menteur! s'ecria la Mac'Miche d'une voix etranglee. Marianne, ne le crois pas; ma fille, ne l'ecoute pas. Marianne:--Pardon, ma cousine, je sais qu'il dit vrai; c'est moi qui le lui ai appris; et maintenant que vous m'y faites penser, je me souviens d'en avoir parle au juge; c'est peut-etre ce que vous me demandiez en entrant. Madame Mac'Miche:--Malheureuse! tu m'assassines! Je ne puis rien rendre; je n'ai rien. Marianne:--Tout cela ne me regarde pas; c'est M. le juge qui en sera charge par l'attorney. Madame Mac'Miche:-L'attorney! Mais c'est une infamie que ces attorneys! Ils condamnent toujours! Dans toutes les affaires ils condamnent quelqu'un! Je n'ai rien! Croyez-moi, mes cheres, mes bonnes cousines. Ayez pitie de moi, pauvre veuve... Charles, mon bon Charles, intercede pour moi. Songe que je t'ai loge, nourri, habille pendant trois ans. Charles:--Quant a ca, ma cousine, je ne vous en ai pas grande obligation; loge comme un chien, nourri comme au workhouse, habille comme un pauvre, battu tous les jours, abreuve d'humiliations et d'injures. Et pendant que vous m'appeliez mendiant, vous aviez ma fortune que vous me dissimuliez, et qui payait et au dela la depense de la maison. Mes cousines Daikins sont pauvres, elles ne peuvent pas me garder pour rien: il et juste que ma fortune passe entre les mains de ma nouvelle tutrice. Madame Mac'Miche, joignant les mains:--Mais je te dit, je te repete que je n'ai rien; rien a rendre, puisque je n'ai rien!" Charles leva les epaules et ne repondit pas. Marianne contemplait avec degout cette vieille avare, tombee a genoux au milieu de la chambre, et continuant a implorer leur pitie a tous. La scene se compliqua par l'arrivee du juge de paix, accompagne du vieux monsieur que Charles avait vu a travers la croisee chez Mme Mac'Miche. "Qu'est-ce, Madame Mac'Miche? dit le juge avec ironie; a genoux devant vos cousines? Quel mefait, quel crime avez-vous donc commis?" Mme Mac'Miche resta atterree; elle comprit que l'attitude de suppliante dans laquelle l'avaient surprise son correspondant et le juge, deposait contre elle et la faisait prejuger coupable de quelque grande faute. Elle ne trouva pas une parole pour s'excuser. "Madame Mac'Miche, continua le juge, je suis fache de vous dire que, malgre vos denegations et vos serments repetes, il parait certain que vous avez reellement detenu a votre profit la somme de cinquante mille francs appartenant a votre cousin et pupille Charles Mac'Lance, lesquels cinquante mille francs vous avaient ete confies par le pere de Charles au profit de son fils. Madame Mac'Miche, avec une force toujours croissante:--C'est faux! c'est faux c'est faux! c'est faux! Je n'ai rien a ce garcon et je ne lui dois rien. Le juge:--Prenez garde, Madame Mac'Miche. Il y a des preuves contre vous, des preuves ecrites. Madame Mac'Miche:--C'est impossible! Il n'y a rien d'ecrit; j'en suis certaine. Le juge:--Si vous persistez a nier, il faudra que je remette l'affaire entre les mains de l'attorney, et... une condamnation... serait, le deshonneur! Et puis... les frais entameraient vos capitaux, a vous appartenant." Mme Mac'Miche se roula par terre en criant: "Mon argent! mon pauvre argent! Qu'on ne touche pas a ma caisse! Je vous ferai tous condamner a la deportation... Mais vous n'y arriverez pas! Vous n'y trouverez rien! Le juge:--Calmez-vous, Madame Mac'Miche; il ne s'agit pas de vous prendre votre argent, mais de vous faire rendre celui qui ne vous appartient pas. Monsieur Blackday, veuillez parler a Madame, et lui faire voir clair dans cette affaire", ajouta le juge en souriant. M. Blackday s'avanca. "Madame, dit-il, je vous ai informee tantot que j'avais recu une lettre dictee par vous, et qui me parlait de ces cinquante mille francs; cette lettre, m'avez-vous dit, etait un tour infame de votre petit cousin, Charles Mac'Lance. Je vous ai parle d'une autre lettre que m'avait adressee ce pauvre garcon; il me depeignait sa lamentable situation; et il me reparlait de cette somme dont M. le juge de paix, disait-il, avait connaissance. J'ai ete touche de l'appel de ce pauvre orphelin, et je suis venu ici pour en causer avec vous, puis avec M. le juge de paix. Vous avez tout nie; M. le juge de paix m'a tout demontre par des informations verbales, mais incontestables, et par un papier ecrit de votre main. Vous avez, sans doute, ignore jusqu'ici cette derniere circonstance, que je crois devoir vous reveler; ce papier est le recu ecrit de votre main des cinquante mille francs de Charles, et remis a M. Mac'Lance pere, lequel l'a mis dans un portefeuille qu'il a confie a des mains sures; ce document existe encore; nous l'avons vu, M. le juge de paix et moi. Et puis, Madame, a l'epoque de la mort de M. Mac'Lance, decede dans votre maison, j'ai recu de vous, pour etre placee en votre nom, la meme somme de cinquante mille francs reclamee par Charles: comment justifierez-vous de la possession de cette somme?" Mme Mac'Miche, atterree par ces temoignages accumules, ne repondit pas: elle ne voyait ni n'entendait plus rien de ce qui se passait autour d'elle; quand le juge lui demanda une derniere fois si elle voulait restituer a Charles le capital et les interets de la somme qui lui appartenait, ou bien subir les chances d'un proces qui la ruinerait peut-etre, elle trembla de tous ses membres; effaree, eperdue, elle tira machinalement et avec effort la clef cachee dans son estomac, murmura d'une facon presque inintelligible: "Cassette..., clef, caisse... Sauvez..., sauvez tout. --Ou se trouve la caisse? demanda le juge de paix. --Le mur... derriere l'armoire..." Et, poussant un gemissement douloureux, elle ferma les yeux et perdit connaissance. Le juge de paix, la laissant aux mains de Marianne, sortit avec M. Blackday, et alla chez Mme Mac'Miche pour ouvrir la caisse et voir ce qu'elle contenait. Ils trouverent la clef dans la cassette, mais ils eurent de la peine a decouvrir la caisse, scellee dans le mur et masquee par l'armoire qu'ils ne songeaient pas a deplacer a cause de son poids; toutefois en la poussant ils decouvrirent qu'elle etait sur roulettes, et qu'elle se deplacait tres facilement. Ils ouvrirent donc la caisse, et, apres quelques difficultes pour arriver jusqu'a l'interieur, ils trouverent enfin le tresor; les papiers relatifs aux cinquante mille francs de Charles et les rouleaux d'or etaient separes des deux cent dix mille francs de valeurs de Mme Mac'Miche. Le juge les prit, les compta, dressa un proces-verbal de la rentree en possession, prit ensuite six mille francs en or, provenant des interets durant trois ans. "Je laisse a Mme Mac'Miche, dit-il, quinze cents francs pour payer la pension du pauvre Charles pendant les trois annees de privations et de martyre qu'il a passees chez elle. Je vais remettre les six mille a Marianne pour sa depense courante, et garder les cinquante mille francs pour les lui verser entre les mains quand elle sera definitivement tutrice de Charles. XVI MADAME MAC'MICHE FILE UN MAUVAIS COTON Ces messieurs rentrerent chez Marianne. ou ils trouverent Mme Mac'Miche revenue de son evanouissement, mais d'une paleur livide. En apercevant les rouleaux d'or que le juge de paix remit a Marianne, elle se dressa en poussant un rugissement comme une lionne a laquelle on arrache ses lionceaux, et retomba aux pieds du juge de paix. "Malheureusement creature! dit-il en la regardant avec degout. L'amour de l'or et le chagrin d'en perdre une partie sont capables de la faire mourir. Qu'allez-vous en faire, Marianne? Marianne:--Si vous vouliez bien vous en charger, Monsieur le juge? Ici nous n'avons pas de place; impossible de la garder. Le juge:--Ou est Betty? Si on pouvait l'avoir, elle consentirait bien, je pense, a soigner son ancienne maitresse. Charles:--Betty est restee chez sa coeur, la blanchisseuse. Marianne:--Veux-tu aller la chercher, Charlot? Elle s'etablirait chez la cousine Mac'Miche... Charles:--J'y cours;... mais... si j'emmenais la pauvre Juliette, qui est si pale: l'air lui fera du bien. Juliette:--Oh oui! mon bon Charles, emmene-moi! Je suffoque! J'ai besoin d'air et de mouvement." Charles passa le bras de Juliette sous le sien, et ils allerent ensemble proposer a Betty de reprendre son service chez Mme Mac'Miche. Betty refusa d'abord, puis elle ceda aux instances de Charles et de Juliette. "Ecoute, lui dit Charles, en la soignant tu feras un acte de charite, et tu y seras bien plus agreablement, puisque nous sommes riches a present et que tu ne manqueras de rien. D'ailleurs, si elle est trop mechante, si elle t'ennuie trop, tu t'en iras et tu viendras chez nous ou chez ta soeur. Ces raisons deciderent Betty; elle les accompagna chez Marianne. En route ils rencontrerent le charretier qui avait eu jadis une bataille avec Mme Mac'Miche et qui etait reste dans le pays; Betty lui demanda de vouloir bien l'aider a transporter sa maitresse chez, elle. Il entra donc chez Marianne, pendant que Charles, qui redoutait de mettre Juliette en presence de Mme Mac'Miche, lui proposa de continuer leur promenade en dehors du bourg. "Bien le bonjour, Madame, dit le charretier en entrant. C'est-y ca la bourgeoise qu'il faut ramener chez elle? Qu'est-ce qu'elle a donc? Elle est blanche comme un linceul. On dirait d'une morte! Betty:--Non, non, elle n'est pas morte, allez. Est-ce que les mechantes gens meurent comme ca! Le bon Dieu les conserve pour leur donner le temps du repentir; et puis pour la punition des vivants. Le charretier:--Voyons, faut-il que je l'emporte? Betty:--Oui, si vous voulez bien; elle n'est pas lourde, je pense; elle vit d'air, par economie. Le charretier, riant:--Et si elle revient, et qu'il lui prenne envie de me battre, en repondez-vous? Betty, riant aussi:--Oh! moi, je ne reponds de rien; c'est a vous a vous garer. Le charretier, de meme:--Ah mais! dites donc! c'est que je ne voudrais pas sentir ses ongles sur ma peau! Moi, d'abord je lache, ni une ni deux; au premier coup de poing je la fais rouler par terre! Betty:--Vous ferez comme vous voudrez; ca vous regarde. Le charretier:--Bon! j'enleve le colis!... Houp! j'y suis." Et Mme Mac'Miche se trouva chargee comme un sac de farine sur le dos du charretier, ses jambes pendant par derriere, sa tete retombant sur la poitrine du charretier. Betty suivait. Ils eurent a peine fait cent pas, que le fardeau du charretier commenca a s'agiter. Le charretier:--He! la bourgeoisie! ne bougez pas! C'est qu'elle remue comme une anguille! Sapristi! Tenez-lui les jambes. Mistress Betty! Elle bat le tambour sur mes mollets a me briser les os... Allons donc, la bourgeoise!... Je vais la serrer un brin pour la faire tenir tranquille. Il la serra si vigoureusement dans ses bras d'Hercule, que Mme Mac'Miche reprit tout a fait connaissance; et voulant se debarrasser de l'etau qui arretait sa respiration, elle serra et pinca cruellement le cou du charretier. Il poussa un cri ou plutot un hurlement effroyable, et ouvrant les bras il laissa tomber sa vieille ennemie sur un tas de pierres qui bordaient la route. A son tour, Mme Mac'Miche cria de toute la force de ses poumons. "Pourquoi l'avez-vous jetee? dit Betty d'un ton de reproche. Le charretier:--Tiens! j'aurai voulu vous y voir. Elle m'a pince au sang, comme une enragee qu'elle est! Betty:--Pince! pas possible! Le charretier:--Tenez, voyez la marque sur mon cou! Betty:--C'est ma foi vrai! Est-elle traitre! Elle n'avait que les doigts de libres, elle s'en est servie contre vous." Le charretier:--Je le disais bien! J'en avais comme le pressentiment... Je ne m'en charge plus cette fois. Faites ce que vous voudrez, je ne la touche pas, moi. Au revoir, Madame Betty; bien fache de vous laisser empetree de cette besogne! Vous ne vous en tirerez qu'en la laissant se calmer en se roulant sur ces pierres. Tenez, tenez! voyez comme elle s'agite! Betty, d'un air resigne:--Envoyez-moi du monde, s'il vous plait; je vais la faire porter chez elle." Le charretier, qui etait bon homme, s'en alla, mais revint peu d'instants apres avec un brancard et un ami; ils enleverent Mme Mac'Miche malgre ses cris, la poserent sur le brancard et la deposerent chez elle, sur son lit. En guise de remerciement, elle leur prodigua force injures. Le charretier:--Allez, allez toujours! Je me moque bien de vos propos et de vos claques; j'ai l'oreille et la peau dures. Ce n'est pas pour vous ce que j'en fais, c'est pour soulager Mistress Betty, qui est une brave fille et qui a une reputation bien etablie dans le pays. Au revoir, Mistress Betty! Betty:--Au revoir, Monsieur Donald, et bien des remerciments. Le charretier:--Tiens! vous savez mon nom! Comment que ca se fait? Betty:--Je l'ai su des le jour ou vous avez eu cette prise avec ma maitresse; on disait que vous deviez vous etablir dans notre bourg; et vous y etes tout de meme. Le charretier:--C'est vrai, et j'espere bien trouver une place et y rester. Allons, je vous laisse. Viens-tu Ned? Ned:--J'y vais, j'y vais. Bonsoir, Mistress Betty. Betty:--Bonsoir et merci, Monsieur Ned. Le charretier:--Ah ca! mais vous connaissez donc chacun par son nom? Betty:--Ce n'est pas malin! Vous venez de l'appeler Ned: je le repete apres vous. ---Elle a de l'esprit tout de meme", dit Donald a Ned en s'en allant. Betty, restee seule pres de Mme Mac'Miche, lui donna quelques soins qui furent repousses avec force injures. "Je veux etre seule! criait-elle. Je veux etre seule! --Je ne puis vous laisser tant que vous n'etes pas remise sur vos pieds, Madame." Mme Mac'Miche essaya de se relever; elle poussa un gemissement et retomba sur son oreiller; elle ne pouvait ni se redresser ni se retourner sur son lit. Betty, inquiete et redoutant quelque fracture proposa a Mme Mac'Miche d'aller chercher le medecin. Madame Mac'Miche:--Jamais! Je ne veux pas! Plutot mourir que payer un medecin. Betty :--Mais Madame a peut-etre quelque chose de derange dans les os. Il faut bien qu'on y voie." Et Betty s'esquive pour aller chercher M. Killer. Madame Mac'Miche:--Malheureuse, infortunee que je suis! On me vole mon argent; on veut me ruiner en medecins!... Mes pauvres cinquante mille francs! Ils les ont voles!... Et l'or! Ces pieces si jolies, si charmantes, ils les ont prises! Ah! mon Seigneur! ils m'ont pillee, assassinee, egorgee! Ce gueux de Charles! Cette scelerate de Marianne! Ils ont tout raconte a ce juge! Un mechant juge de paix de quatre sous! Il m'a devalisee!... Il m'a volee peut-etre! Il faut que j'aille voir!... Ma clef! Ils m'ont pris ma clef! Ils m'ont vole ma clef!" Mme Mac'Miche chercha encore a se lever, mais sans plus de succes que la premiere fois. "Mon Dieu! mon Dieu! s'ecria-t-elle, eclatant en sanglots! Je ne peux pas y arriver! Je ne pourrai pas ouvrir ma caisse cherie! Je ne saurai pas ce qu'ils m'ont vole, ce qu'ils m'ont laisse!... A deux pas de mon tresor, de ce qui fait ma vie, mon bonheur! Et ne pouvoir y arriver! ne pas pouvoir toucher mon or, le manier, l'embrasser, le serrer contre ma poitrine, contre mon coeur! Mon or, mon cher et fidele ami! Mon esperance, ma recompense, ma joie! Oh! rage et desespoir!" Quand Betty rentra avec le medecin, ils la trouverent en proie a une violente attaque de nerfs accompagnee de delire. Elle ne parlait que de sa caisse, de sa clef, de son or. Le medecin examina la jambe gauche, qui ne faisait aucun mouvement; il reconnut une fracture. Aide de Betty, il deshabilla Mme Mac'Miche, la coucha dans son lit, fit le pansement necessaire, mit l'appareil voulu pour que les os puissent reprendre, et recommanda du calme, beaucoup de calme, de peur que la tete ne s'engageat tout a fait. Betty crut devoir avertir Charles et les miss Daikins de ce qui arrivait a la cousine Mac'Miche. "Je vais profiter de son moment de calme, pensa-t-elle, pour courir jusque la-bas." "Vous voila deja de retour, Betty? dit Marianne, qui, aidee de Charles, servait le diner recuit, refroidi et rechauffe. Dinez-vous avec nous? Betty:--Je ne demanderais pas mieux, bien sur; mais ne voila-t-il pas que la cousine Mac'Miche a la jambe cassee a present. Marianne:--Cassee! C'est-il possible! Quand donc? Comment donc?" Betty raconta ce qui etait arrive. "Quant au charretier, continua-t-elle, il n'est pas fautif; c'est qu'elle l'a pince! Fallait voir comme son cou etait noir! La douleur lui a fait lacher prise, et... par malheur elle a roule sur les pierres! C'est la qu'elle se sera fracturee, comme dit le medecin. Marianne:--Ecoutez, Betty, dinez avec nous; nous avons tout juste de quoi; le juge nous avait donne un poulet que j'ai fait rotir; il est un peu sec a force d'avoir attendu, mais nous sommes tous jeunes, avec de bonnes dents et bon appetit. Et puis, voici une omelette pour feter le retour de Charlot. Betty:--Et Mme Mac'Miche donc qui est seule? Marianne:--Elle n'a besoin de rien, que de repos, a dit le medecin; et vous, vous avez, comme nous tous, besoin de manger. Voyez donc! Il est pres de trois heures, et nous dinons d'habitude a une heure. Viens, ma Juliette, tu es pale et fatiguee! mets-toi a table." Marianne amena et etablit Juliette a sa place accoutumee, s'assit a cote, et lui servit un morceau d'omelette bien chaude. "Eh bien, ou est Charlot? dit Marianne en regardant de tous cotes apres avoir servi Betty. Juliette:--Il va revenir, m'a-t-il dit; il nous demande de ne pas l'attendre." On ne fit plus d'observation, et les convives mangerent avec un appetit aiguise par un retard de deux heures. "C'est singulier que Charles ne rentre pas, dit Marianne en reservant la part de poulet qui lui revenait. Pourvu qu'il n'ait pas ete faire quelque sottise! --Oh non! repondit vivement Juliette. Au contraire! Marianne:--Comment, au contraire? Tu sais donc ou il est? Juliette:--Oui, il me l'a dit. Marianne:--Ou est-il? Pourquoi ne le dis-tu pas? Juliette:--Parce qu'il m'a demande de ne le dire que lorsque Betty aurait fini son diner, pour qu'elle put manger tranquillement et a sa faim. Betty:--Tiens! pourquoi cela? Ou est-il alle? Juliette:--Il est alle pres de Mme Mac'Miche, dans le cas ou elle viendrait a s'eveiller et qu'elle aurait besoin de quelque chose. Il m'a demande la permission d'y aller. C'est un bon sentiment, et je l'y ai encourage. Marianne:--Et tu as bien fait, Juliette! et Charles est un bon coeur, un brave garcon! C'est bien, ca! Ce que tu me dis m'attache a lui et me fait bien plaisir!" Juliette embrassa sa soeur; elle avait des larmes dans les yeux. Betty, qui finissait son diner, ploya sa serviette, remercia Marianne et disparut. XVII BON MOUVEMENT DE CHARLES. IL S'OUBLIE AVEC LE CHAT Charles avait ete touche de l'accident facheux arrive a sa vieille cousine; il eut la bonne pensee d'expier les tours innombrables qu'il lui avait joues, en aidant Betty a la soigner pendant sa maladie, qui pouvait etre longue. Il remit donc son diner a son retour et courut chez la cousine Mac'Miche. Quand il arriva, elle etait deja retombee dans son delire; elle appelait au secours pour garder son or qu'on lui volait; elle passait des larmes du desespoir aux cris de colere et d'effroi. Elle ne reconnut pas Charles et le supplia de lui rendre son or, son pauvre or. Charles pensa que cette grande et dangereuse agitation serait peut-etre calmee par la vue de cet or tant aime, tant regrette: il trouva une double clef qui etait dans un tiroir, ouvrit la cassette, y trouva une autre clef, celle de la caisse; et, se souvenant de la place indiquee, il poussa l'armoire, qu'il savait facile a remuer, vit la serrure dans le mur, ouvrit encore et trouva, apres quelques recherches, le tresor bien-aime; il prit les rouleaux d'or, referma le reste, et posa les rouleaux sur le lit de Mme Mac'Miche, a portee de ses mains; puis il s'assit et attendit. Elle ne tarda pas a ouvrir les yeux, a regarder ses mains vides. "Rien! dit-elle a mi-voix, rien!" Puis, apercevant ses rouleaux d'Or, elle poussa un cri de joie, les saisit, les passa d'une main dans l'autre, les baisa, les ouvrit, les compta, les baisa encore, apercut Charles et le regarda avec effroi. --"Pourquoi viens-tu? Tu veux me voler mon or? Charles:--Rassurez-vous, ma cousine! C'est moi, au contraire, qui vous l'ai rapporte. Madame Mac'Miche:--Toi! Oh! Charles! mon ami, mon sauveur! C'est toi? Eh! Charles! que tu es bon! Ne le dis a personne! Il me le reprendrait, cet infame juge! Ou le mettre? Ou le cacher? Charles:--Sous votre oreiller, ma cousine! Personne n'ira l'y chercher." Mme Mac'Miche le regarda avec mefiance. "J'aime mieux tout garder dans mes mains", dit-elle. Elle s'agita, eut l'air de chercher. "J'ai soif; Betty ne m'a rien donne." Charles courut chercher quelques groseilles dans le jardin, les ecrasa dans un verre d'eau, y ajouta du sucre et le presenta a Mme Mac'Miche. Elle but avec avidite. "C'est bon! c'est tres bon!..." Et, apres un instant de reflexion: "Ou as-tu pris le sucre? je ne veux pas acheter du sucre. Charles:--C'est celui de Marianne; c'est elle qui vous en fournira, ma cousine. Madame Mac'Miche:--A la bonne heure!... C'est tres bon! Ca me fait du bien... Donne-m'en encore, Charles." Charles lui en apporta un second verre, qu'elle but avec la meme avidite que le premier. Madame Mac'Miche:--C'est bon! je me sens mieux... Mais tu es bien sur que c'est Marianne qui paye le sucre? Charles:--Tres sur, ma cousine! Ne vous en tourmentez pas. Madame Mac'Miche:--Et Betty? Je ne veux pas la payer. Charles:--Vous ne la payerez pas; elle ne demande rien. Madame Mac'Miche:--Bon! Mais je ne veux pas la nourrir non plus. Charles:--Elle mangera chez Marianne; calmez-vous, ma cousine; on fera tout pour le mieux. Madame Mac'Miche:--Et le medecin? Je n'ai pas de quoi le payer. Charles:--Marianne payera tout." Ces assurances reiterees calmerent Mme Mac'Miche qui s'endormit paisiblement. Quand Betty entra, Charles, lui expliqua ce qui s'etait passe, ce qu'il avait dit et promis, et recommanda bien qu'on ne lui enlevat pas ses rouleaux d'or. Puis il se retira et courut jusque chez ses cousines. Charles, entrant:--Me voici, Juliette! J'ai une faim terrible! Mais j'ai bien fait d'y aller. Je te raconterai ca quand j'aurai mange." Marianne embrassa Charles avant qu'il commencat son repas. Juliette quitta son fauteuil, marcha a tatons vers lui, et, lui prenant la tete dans ses mains, elle lui baisa le front a plusieurs reprises. Charles, mangeant:--Merci, Juliette, merci; tu es contente de moi! Ce que j'ai fait n'etait pourtant pas difficile. Cette malheureuse femme fait pitie! Juliette:--Pitie et horreur! Cet amour de l'or est revoltant! J'aimerais mieux mendier mon pain que me trouver riche et m'attacher ainsi a mes richesses. Marianne:--Malheur aux riches! a dit Notre-Seigneur; aux riches qui aiment leurs richesses! C'est la le mal et le malheur! C'est d'aimer cet or inutile! C'est d'en etre avare! de ne pas donner son superflu a ceux qui n'ont pas le necessaire! Charles, mangeant:--Si jamais je deviens riche, je donnerai tout ce qui ne me sera pas absolument necessaire. Juliette:--Et comment feras-tu pour reconnaitre ce qui n'est pas absolument necessaire? Charles, mangeant:--Tiens; ce n'est pas difficile! Si j'ai une redingote, je n'ai pas besoin d'en avoir une seconde! Si j'ai une salle et une chambre je n'ai pas besoin d'en avoir davantage. Si j'ai un diner a ma faim, je n'ai pas besoin d'avoir dix autres plats pour me faire mourir d'indigestion. Et ainsi de tout. Juliette:--Tu as bien raison. Si tous les riches faisaient comme tu dis, et si tous les pauvres voulaient bien travailler, il n'y aurait pas beaucoup de pauvres. Charles:--Marianne, a present que nous sommes riches, vous n'irez plus en journee comme auparavant. Marianne:--Tout de meme, mon ami; n'avons-nous pas nos dettes a acquitter! Et je ne veux pas les payer sur la fortune de mes parents, dont Juliette aura besoin si je viens a lui manquer. Encore cinq annees de travail, et nous serons liberees. Charles:--Marianne, je vous en prie, payez avec mon argent! J'en ai bien plus qu'il ne nous en faut! Pensez donc, deux mille cinq cents francs par an! Marianne:--Ni toi ni moi, nous n'avons le droit de faire des generosites avec ta fortune, Charlot; toi, tu es un enfant, et moi, je vais etre ta tutrice: je dois donc faire pour le mieux pour toi et non pour moi." Charles ne dit plus rien. Il s'assit pres de Juliette: et arrangea avec elle l'emploi de leurs journees. Juliette:--D'abord tu me meneras a la messe a huit heures... Charles:--Tous les jours! Je crains que ce ne soit un peu ennuyeux. Juliette, souriant:--Oui, tous les jours. Et la messe ne t'ennuiera pas, j'en suis sure, quand tu penseras que tu me procures ainsi un bonheur et une consolation; et puis ce n'est pas bien long, une petite demi-heure. Charles:--Bon. Apres? Juliette:--Apres, nous irons faire une promenade, nous visiterons quelques pauvres gens; nous leur ferons du bien selon nos moyens; puis nous entrerons, tu t'occuperas pendant que je tricoterai. Apres diner nous ferons encore une promenade, et puis nous travaillerons. Charles:--Et j'aiderai Marianne a faire le menage; et puis je jouerai un peu avec le chat. J'aime beaucoup les chats. Juliette:--Tu ne le tourmenteras pas? Charles:--Oh non! Je m'amuserai en l'amusant. Juliette:--C'est arrange alors. Commencons de suite. Donne-moi mon tricot, je t'en prie. Je ne sais ce qu'il est devenu avec ces histoires de la cousine Mac'Miche. --A propos de cousine Mac'Miche, dit Charles en donnant a Juliette son tricot, il faudra que j'aille souvent aider la pauvre Betty a la soigner. Et il y en a pour longtemps! Betty n'y tiendrait pas si elle n'avait quelqu'un qui vint l'aider... Tiens! voici le chat!... Minet, Minet, viens, mon Minet, viens faire connaissance avec ton nouvel ami." Minet approcha sans mefiance et fit le gros dos et ron-ron en se frottant aux jambes de Charles qui le caressa, le prit sur ses genoux et l'embrassa. Le chat se sentit tout a fait a l'aise et frotta sa tete contre la joue de Charles. Charles:--Bien, mon ami, tu es un bon Minet; je serai ton ami et je t'apprendrai a faire de jolies choses... D'abord, sais-tu scier?... Tu vas voir comme c'est joli et amusant." Charles placa entre ses jambes les pattes de derriere du chat, prit de chaque main une des pattes de devant et une des oreilles, et le fit ployer comme les scieurs de long quand ils scient a deux une piece de bois. Puis il le releva, puis il le fit ployer encore; le chat, ne trouvant pas le jeu fort a son gre, se debattit, mais en vain; Charles serrait davantage les jambes pour maintenir celles du chat et tenait plus fortement les pattes de devant et les oreilles; a chaque reverence qu'il lui faisait executer, le chat faisait un demi-miaulement furieux. "Bravo! s'ecria Charles; tres bien! Il imite le bruit de la scie; entends-tu, Juliette?" Et il faisait scier le pauvre chat avec un redoublement de vigueur. Juliette:--Que fais-tu donc, Charles? Je parie que tu le tourmentes. Il miaule comme s'il n'etait pas content. Charles:--Pas du tout! Il imite le bruit de la scie; il est enchante; s'il etait ouvrier scieur, tu l'entendrais rire... ou jurer peut-etre, car ils jurent tous... Aie! aie! vilaine bete! Quel coup de griffe il m'a donne! Le voila qui se sauve. Attends, imbecile! tu vas en recevoir pour ta peine!" Avant que Juliette eut eu le temps d'arreter Charles dans ses projets de vengeance, il avait disparu; elle l'entendit courir, crier des sottises au chat; puis elle entendit plusieurs miaulements desesperes, deux ou trois cris pousses par Charles et puis plus rien. Deux minutes apres, Charles revenait pres de Juliette. Juliette, agitee:--Charles, qu'as-tu fait du pauvre chat? Pourquoi a-t-il miaule, et pourquoi as-tu crie? Charles, emu:--Parce que ton chat est une mechante bete qui m'a mordu, griffe, qui m'aurait mis en pieces si je ne l'avais maintenu de toutes mes forces. Aussi l'ai-je fouette d'importance! Juliette:-Pauvre bete! Ce chat a toujours ete tres bon; c'est toi qui l'as mis en colere en le tourmentant. Et je suis tres fachee contre toi! Charles:--Oh! Juliette! tu es fachee contre moi pour un mechant chat qui m'a fait mal, qui a un caractere detestable, qui ne comprend pas le jeu! Juliette:--Et comment veux-tu qu'il s'amuse a un jeu qui lui fait mal ou tout au moins qui l'ennuie? Charles:--Et c'est ce qui prouve qu'il est bete. Juliette:--Et parce qu'il est bete, tu le bats, tu le fouettes comme s'il avait de la raison, comme s'il pouvait comprendre? Tu fais pour lui pis que ne faisait ta cousine Mac'Miche pour toi. Charles:--Voyons, Juliette, ne sois pas fachee; pardonne-moi. J'etais en colere, vois-tu! Il m'avait deja griffe avant que je l'eusse battu. Juliette:--Je te pardonnerai si tu me promets de ne plus recommencer et de ne jamais battre mon chat. Charles:--Je te le promets; je jouerai avec lui sans le battre et sans le tourmenter. --Bon; alors je te pardonne, dit Juliette en souriant et en lui tendant la main. Charles, l'embrassant:--Merci, ma bonne, ma chere Juliette! Comme tu es differente de la vieille cousine! Comme je serai heureux pres de toi! Et comme je t'obeirai! Tu vois deja comme je suis doux! Au lieu de me mettre en colere, je t'ai demande de suite pardon. Juliette, riant:--Tu appelles cela etre doux! Et ta colere contre le pauvre chat? Charles, riant aussi:--Ah! c'est vrai! Mais tu sais que j'ai promis de ne pas recommencer... Dis donc, Juliette, si je courais jusque chez la cousine pour savoir comment elle est et si Betty n'a pas besoin de moi? Juliette:--Je veux bien; seulement, je te ferai observer qu'il est tard, et que tu n'as ni range ni balaye la salle. Charles:--Alors je vais commencer par la." Et Charles, enchante de lui-meme, presque surpris de sa docilite, se mit a l'ouvrage avec une telle ardeur, qu'un quart d'heure apres, tout etait nettoye, range, mis en ordre. "J'ai fini, dit-il; et si tu voyais comme c'est bien, comme c'est propre, comme tout est bien en place, tu serais joliment contente de moi! Juliette, souriant:--Sois modeste dans la prosperite, mon bon Charlot! Tu as un air triomphant qui ressemble un peu a de l'orgueil. Charles:--C'est qu'il y a de quoi!... Ce balai est excellent! Je n'en avais jamais eu de si bon! Il a balaye! Cela allait tout seul! Aussi je suis content, et je pars. Au revoir, Juliette! Tu n'as besoin de rien? Juliette:--De rien du tout; je te remercie. Ne reste pas trop longtemps absent. Charles:--Non, non, sois tranquille; dans une demi-heure je serai de retour." Et d'un bond il fut dans la rue. Il courut (c'etait son allure accoutumee, il ne marchait que lorsqu'il ne pouvait faire autrement), il courut donc jusque chez sa cousine Mac'Miche; Betty n'etait pas dans la cuisine: il monta dans la chambre; il y trouva Mme Mac'Miche seule, se debattant dans son lit, gemissant, disant des phrases incoherentes, dans un veritable delire. Betty etait absente. Charles approcha et chercha a la calmer. Elle ouvrit des yeux effares, le regarda, eut l'air de le reconnaitre et lui fit voir ses mains vides. "On vous a ote votre or? demanda Charles. Madame Mac'Miche:--Tout, tout. Plus rien! Ils ont tout vole. L'or, la clef, tout. Charles:--Mais qui vous a vole l'or et la clef? Madame Mac'Miche:--Charles! Ce Charles maudit, qui est l'ami des fees; ils ont tout pris! Deux grands genies noirs! Les amis de Charles! Oh! mon or! mon pauvre or!" Elle retomba sur son oreiller, recommenca ses cris et ses hurlements. Charles etait fort embarrasse, ne sachant que faire, ignorant qui avait enleve les rouleaux d'or. Faute de mieux il essaya de lui donner a boire comme il l'avait deja fait; apres lui avoir prepare un verre d'eau de groseilles il le lui presenta; elle le saisit, le regarda et le lanca au milieu de la chambre, en disant: "Ce n'est pas mon or! Je veux mon or!" XVIII JULIETTE LE CONSOLE, REPENTIR DE CHARLES Charles s'assit en face du lit de la malheureuse folle et reflechit. Il se souvint des nombreuses vengeances qu'il avait exercees contre elle, de la joie qu'il avait eprouvee en lui parlant de ses cinquante mille francs; et en observant le bouleversement que cette revelation avait opere dans l'esprit de Mme Mac'Miche, il se souvint des represailles auxquelles il s'etait livre a chaque injustice ou violence dont il avait ete victime. Il se souvint des conseils sages et moderes de la bonne Juliette, et il regretta de les avoir repousses. Le delire, l'agonie de cette mechante femme, eveillerent des remords dans cette ame naturellement droite et bonne. Il s'accusa d'avoir provoque ce delire en lui faisant croire a ses relations avec les fees. Il se repentit et il pleura. Apres avoir pleure, il pria; agenouille pres du lit de cette femme dont la bouche vociferait des imprecations, il pria pour elle, pour lui-meme; il implora le pardon du bon Dieu pour elle et pour lui. Quand Marianne vint savoir des nouvelles de sa cousine Mac'Miche, elle trouva Charles priant et pleurant encore. Surprise et effrayee, elle le releva. "Qu'as-tu, mon Charlot? Est-elle morte? Ou est Betty? (Mme Mac'Miche etait etendue pale et sans mouvement; son delire avait cesse.) Charles:--Elle vit encore mais elle dit des choses horribles! Elle demande son or, elle crie au voleur, elle blaspheme contre le bon Dieu. Et je priais pour elle... et pour moi qui ai contribue a la mettre dans ce terrible etat. Je ne sais ou est Betty. Quand je suis entre, ma pauvre cousine etait seule et en delire. Marianne:--Pauvre Charlot! Tu as bon coeur! C'est bien d'avoir prie pour elle! Tu avais ete si malheureux chez elle! Charles:-Mais je l'ai tant fait enrager de moitie avec Betty! Je crains d'avoir contribue a sa maladie. Marianne:--Si tu as contribue a sa maladie, tu vas contribuer a sa guerison par les soins que tu lui donneras. Ou comptais-tu aller en sortant d'ici? Charles:--Chez Juliette, qui est seule depuis longtemps, et que je devais rejoindre dans une demi-heure. Marianne:--Eh bien, mon ami, pour commencer ton expiation, avant de rentrer, va chercher le medecin; tu lui diras que je l'attends ici; et tu lui expliqueras l'etat dans lequel tu as trouve ta cousine. Charles:--Oui, Marianne, j'y cours... Pauvre femme, dit-il en jetant un dernier regard sur Mme Mac'Miche, comme elle est affreuse! Quel rire mechant elle a! Tenez, elle ouvre les yeux! Voyez comme elle les roule! Marianne:--Il est certain qu'elle a le regard... d'un diable, pour dire les choses telles qu'elles sont... Oui, tu as raison... Pauvre femme!... Que Dieu daigne la prendre en pitie! Je la crois bien malade; et peut-etre apres le medecin faudra-t-il le pretre." Charles courut sans reprendre haleine jusque chez le medecin, auquel il expliqua la position alarmee de Mme Mac'Miche et l'attente de sa cousine Marianne. Le medecin hocha la tete, et dit qu'il la considerait comme perdue par suite de l'exaltation ou la mettait la restitution des cinquante mille francs operee par le juge de paix; il promit d'y retourner des que son souper serait fini. Charles se retira fort triste et se reprochant amerement d'avoir provoque cette restitution par sa lettre a M. Blackday. En rentrant, il ouvrit lentement la porte, et vint prendre place pres de Juliette. "C'est toi enfin, mon bon Charles! dit Juliette des qu'il eut ouvert la porte. Comme tu as ete longtemps absent! Que s'est-il donc passe? Tu es triste, tu ne me dis rien. Charles:--Je suis triste, il est vrai, Juliette; ma pauvre cousine est bien mal, et j'ai des remords d'avoir contribue a sa maladie par les peurs que je lui ai faites, les contrarietes que je lui ai fait supporter, et par-dessus tout par la part que j'ai prise dans la demarche du juge, il lui a enleve ce qu'elle avait a moi. Le medecin dit que c'est ca qui lui a donne le delire, la fievre, ce qui la tuera peut-etre! Et c'est moi qui aurai cause sa mort. J'ai bien prie le bon Dieu pour elle et pour moi, Juliette! Juliette:--Oh! Charles, que je suis heureuse de t'entendre parler ainsi! Quel bien me fait ce retour serieux a de bons sentiments! Je l'avais tant demande pour toi au bon Dieu!... Tu pleures, mon bon Charles? Que Dieu benisse ces larmes et celui qui les repand." Charles pleurait en effet; il se jeta au cou de Juliette, qui mela ses larmes aux siennes; et il pleura quelque temps encore pendant que son coeur priait et se repentait. Juliette:--Charles, prends mon Imitation de Jesus-Christ, et lis-en un chapitre; cela nous fera du bien a tous les deux." Charles obeit et lut avec un accent emu un chapitre de ce livre admirable. Quand il eut fini, il se sentit remis de son trouble. Juliette etait calme. "Sais-tu, lui dit-elle, que lors meme que tu n'aurais rien dit, rien demande de la fortune que t'a laissee ton pere, Marianne en avait deja parle au juge; et pendant que tu etais dans ton affreux Fairy's Hall, ils en avaient parle serieusement: Marianne avait remis au juge le recu de Mme Mac'Miche, et M. Blackday s'etait croise avec une lettre du juge qui lui demandait des renseignements sur les sommes qui t'appartenaient et que retenait injustement ta cousine. Ainsi, tu vois que tu ne lui as fait aucun mal, et que tu ne dois avoir aucun remords. Charles:--Dieu soit loue! Merci, Juliette, de ce que tu m'apprends! Quel poids tu enleves de dessus mon coeur!" Charles baisa la main de Juliette qu'il tenait dans les siennes. Juliette:--Elle est donc plus malade, cette pauvre femme? Charles:--Marianne la trouve tres mal puisqu'elle a parle du pretre apres le medecin. Elle a un affreux delire; et la pauvre malheureuse ne parle que de son or; c'est penible a entendre! Juliette:--Voila les avares! ils aiment tant leur or qu'ils n'ont plus de coeur pour aimer le bon Dieu ni les hommes." Quelqu'un frappa a la porte; Charles alla ouvrir. C'etait Betty et le charretier Donald. Charles:--Te voila donc enfin, Betty! Ou etais-tu? Marianne est pres de ma cousine Mae'Miche, qui est tres mal. Betty:--Je le crois bien, qu'elle est mal, apres ce qui est arrive! M. le juge est venu reprendre la clef de la caisse, pour que personne ne put y toucher pendant la maladie de Mme Mac'Miche. Ne voila-t-il pas qu'il apercoit les rouleaux d'or qu'elle tenait dans ses mains? Vu son etat, M. le juge craint qu'elle ne les perde, que quelqu'un ne les lui prenne; quand elle voit que M. le juge et l'autre monsieur vont ouvrir la caisse, elle crie comme une possedee; le juge, qui ne se trouble pas si facilement, revient pres d'elle pour lui enlever ses rouleaux et les remettre dans la caisse; elle se debat et crie de toute la force de ses poumons. L'autre monsieur venant en aide a M. le juge, ils parviennent a lui arracher son or, qu'ils enferment dans la caisse et en emportent la clef. A partir de ce moment elle est devenue folle furieuse. Elle me faisait peur, savez-vous? Je me suis dit que jamais je ne passerais la nuit seule pres de cette forcenee qui appelait les fees a son secours, et qu'il me fallait une societe, un quelqu'un. J'ai couru de droite et de gauche sans trouver personne qui voulut bien me rendre ce service. Je me desolais, j'en pleurais, lorsque j'ai rencontre ce bon M. Donald, qui veut bien, lui; seulement, nous venions voir Mlle Marianne pour qu'elle fasse prix avec M. Donald pour le temps qu'il passera pres de la cousine Mac'Miche. Juliette:--Vous trouverez Marianne pres de ma cousine; elle y est depuis que Charles est alle chercher le medecin. Betty:-Tiens! elle est donc plus mal, qu'on a ete au medecin? Juliette:--Charles dit que Marianne la trouve tres mal. Betty:--Allons-y tout de suite, Monsieur Donald. Ces dames vous payeront bien, soyez tranquille. Donald:--Oui, si ce n'est pas votre bourgeoise qui paye. Betty:--Non, non, ca s'arrangera. Au revoir, la compagnie. Betty et Donald furent bientot remplaces pres de Charles et de Juliette par Marianne, qui leur dit que le medecin etait fort inquiet, qu'il avait fait un forte saignee, laquelle n'avait encore amene aucun soulagement; il trouvait que l'idee de Charles, de lui faire tenir de l'or dans ses mains, avait ete excellente et avait deja ramene du calme; mais il craignait beaucoup que l'enlevement violent de cet or n'amenat les plus funestes resultats. "Betty vient d'arriver, ajouta Marianne, avec un charretier de ses amis pour veiller la cousine cette nuit, la soulever, la faire changer de position et surtout pour rassurer Betty elle-meme, qui a une peur affreuse de tout ce que dit la cousine et des cris qu'elle pousse sans cesse. Et maintenant, continua Marianne, Charles va m'aider a preparer le souper; notre, journee a ete toute derangee depuis onze heures... Tu es pale, ma pauvre Juliette. Veux-tu faire une petite promenade avec Charles pendant que je mettrai le couvert?" Juliette ayant accepte l'offre de sa soeur, Charles l'emmena. "Si nous allions passer quelques instants a l'eglise, Charles? veux-tu? Et nous irons de la chez M. le cure pour lui faire connaitre l'etat de notre malheureuse cousine, et lui demander d'aller la voir. --Avec plaisir, Juliette; je prierai mieux a l'eglise que chez ma cousine Mac'Miche." Ils y allerent et rencontrerent en sortant l'excellent cure, qu'ils informerent de l'etat de Mme Mac'Miche. "Je vais y aller, dit-il; j'y passerai la nuit s'il le faut, mais je ne la laisserai pas mourir sans sacrements." Charles et Juliette abregerent leur promenade, parce que Charles ne voulait pas laisser Marianne tout preparer a elle seule, pour leur souper. Apres le repas vint le coucher; on s'apercut, au dernier moment, qu'on n'avait pas de lit pour Charles. Il proposa de coucher sur deux ou trois chaises, mais Juliette s'y refusa absolument; elle coucha avec Marianne, et abandonna son lit a Charles, malgre une resistance desesperee. XIX CHARLES HERITIER ET PROPRIETAIRE Charles s'eveilla de bonne heure; il eut de la peine a quitter son excellent lit, mais il voulait aller savoir des nouvelles de la malade avant de mener Juliette a la messe; il etait cinq heures; il n'avait pas de temps a perdre. Il sauta donc a bas de son lit, courut a la cuisine pour faire ses ablutions, se lava de la tete aux pieds dans un baquet d'eau bien fraiche, se peigna, se brossa, revetit ses habits uses, perces et sans couleur definie, et sortit au moment ou Marianne entrait pour faire le feu et appreter le dejeuner. Marianne:--Deja pret, Charlot? Et ou vas-tu donc si matin? Charles:--Je vais savoir des nouvelles de ma cousine et donner a Betty une heure et demie de repos; il est pres de six heures, je serai de retour a sept et demie. Marianne: Va, va, mon ami; c'est tres bien. Reviens exactement a l'heure dite; sans exactitude, un menage marche tout de travers; il faut qu'un peu avant huit heures nous ayons dejeune, et que je sois prete a partir pour t'acheter un lit, des vetements, du linge, tout ce qui te manque, enfin; et, apres, j'irai en journee chez M. le juge. Charles:--Je serai exact, a moins qu'on ne me retienne prisonnier, ce que je ne pense pas." Charles courut chez Mme Mac'Miche, qu'il trouva dans un etat de plus en plus alarmant. La nuit avait ete affreuse; elle avait repoussee le cure une partie de la nuit, le prenant pour un des voleurs de son tresor. Mais a force de douceur, de charite, d'exhortations affectueuses et paternelles, le cure etait parvenu a s'en faire ecouter; il obtint meme une confession, quoique incomplete, car elle l'interrompit plusieurs fois pour crier: "Je ne veux pas parler des cinquante mille francs de Charles; on me les reprendrait". Depuis, elle avait paru plus calme; mais quand le cure, harasse de fatigue, se retira pour prendre deux ou trois heures de repos, elle fut reprise de son agitation, qui alla toujours en augmentant jusqu'a l'arrivee de Charles. La pauvre Betty etait extenuee; Donald dormait et ronflait dans un fauteuil, apres avoir veille toute la nuit. Charles promit a Betty de lui chercher et de lui envoyer une femme pour la remplacer, et il prit son allure ordinaire pour avertir Marianne de ce qui se passait. Marianne:--C'est moi qui irai remplacer Betty; elle va manger un morceau, se coucher et dormir jusqu'au soir; et moi, apres avoir fait mes emplettes, je passerai la journee-la-bas au lieu d'aller chez le juge de paix. Va le prevenir, Charlot; dis-lui pourquoi je n'y vais pas aujourd'hui. Je te confie ma pauvre Juliette; soigne-la, et vois a faire le diner et le souper de ton mieux pour nous tous, car il faut bien que nous donnions a manger a Betty et au garde-malade qu'elle s'est choisi pour adjoint. Charles:--Mais vous, Marianne, vous n'allez pas rester toute la journee chez ma cousine? Quelle fatigue pour vous! Et quel spectacle que cette pauvre femme mourante qui ne songe qu'a son or! Marianne:--Tu m'enverras quelqu'un pour me relayer a l'heure du diner; le soir, Betty reprendra son poste pres de la malade, et moi le mien pres de Juliette." Charles fit la commission de Marianne au juge, qui le recut tres amicalement et qui promit d'envoyer sa bonne deux ou trois fois dans la journee pour laisser a Marianne la liberte de prendre ses repas et de faire son menage. Ils prirent tous leur cafe au retour de Charles, et chacun s'en alla a ses affaires; Marianne libera Betty, et lui fit prendre son dejeuner, ainsi qu'a Donald qui s'etait eveille et qui engloutit une terrine pleine de cafe au lait avec une livre de pain qu'il y mit tremper. Betty se coucha, Donald alla faire un somme dans la salle, et Marianne resta seule pres de la malade, qui s'etait calmee. Le calme continua et donna a Marianne le temps de ranger la chambre, de laver ce qui etait sale, de tout essuyer, nettoyer. La cousine Mac'Miche dormait toujours. "C'est une crise favorable, pensa Marianne; en s'eveillant, elle aura repris toute sa connaissance." Charles avait conduit Juliette a la messe; puis, au lieu de se promener, ils etaient rentres chez eux pour faire le menage. "Marianne pourra se reposer bien a son aise quand elle reviendra, car elle n'aura plus rien a faire", dit Juliette. Charles fut surpris de voir la part que prenait Juliette a ce travail qui semblait impossible pour une aveugle. Pendant que Charles balayait, elle lavait et essuyait la vaisselle, la replacait dans le dressoir, nettoyait le fourneau. Ils allerent ensuite faire les lits, balayer et essuyer partout. Ils recurent la literie et les effets qu'avait achetes Marianne, et ils mirent tout en place; Charles essaya de suite ses vetements neufs: ils lui allaient a merveille et lui causerent une joie que partagea Juliette. Quand tout fut termine, Juliette prit son tricot, Charles prit un livre et lut tout haut: c'etait un livre instructif et amusant, intitule Instructions familieres ou Lectures du soir. Charles, apres avoir lu quelque temps:--Quel bon et interessant livre! Je suis content de le lire. Et quelles histoires amusantes on y raconte! Tout le monde devrait avoir ce livre-la! Quand j'aurai de l'argent, je l'acheterai, bien sur. Est-ce qu'il coute cher? Juliette:--Mais oui! Cher pour nous qui ne sommes pas riches. Les deux volumes, qui sont tres gros, il est vrai, coutent cinq francs. Charles:--Quel dommage! C'est trop cher! Je n'ai pas le sou. Juliette:--Mais quand tu auras ta fortune, tu pourras l'acheter. Charles:--Dis-moi, Juliette, comment la cousine Mac'Miche a-t-elle fait pour etre si riche? Juliette:--Je ne sais pas; elle aura toujours amasse en se privant de tout. Charles:--Mais a quoi lui servait son argent puisqu'elle se privait de tout? Juliette:--A rien du tout; il ne lui a jamais procure la moindre douceur. Charles:--Comme c'est drole, de se faire riche pour vivre comme si l'on etait pauvre! Dis donc, Juliette, si elle meurt, que fera-t-on de son argent? Juliette:--Je ne sais pas du tout; j'espere qu'on le donnera aux pauvres. Charles:--Ce sera bien fait, car je ne l'ai jamais vue donner un sou a un pauvre." L'heure du dejeuner approchait, Charles tint conseil avec Juliette, et ils deciderent qu'on mangerait une omelette a la graisse, et une salade a la grosse creme. Charles alla acheter ce qu'il fallait, ralluma le feu, et, aide de Juliette qui cassa et battit les oeufs, il fit une omelette tres passable pendant que Juliette assaisonnait et retournait la salade que Charles avait cueillie toute fraiche dans le jardin, et qu'il avait lavee et appretee. Marianne rentra exactement pour diner. "La cousine Mac'Miche ne va pas bien, dit-elle en entrant; elle n'a pas bouge depuis que je suis entree, voici bientot cinq heures; Betty dort toujours, je n'ai pas voulu la deranger, mais j'ai secoue et reveille Donald pour lui faire prendre ma place pres de la cousine, avec ordre de venir me chercher aussitot qu'elle serait eveillee. --Tu as tres bien fait; et nous n'avons pas perdu notre temps, Charles et moi. Regarde, Marianne, si le menage est bien fait, si tout est en ordre. --Bien! tres bien! dit Marianne en regardant de tous cotes. C'est Charles qui a fait tout cela? Charles:--Avec Juliette qui m'a aide et qui me disait ce qu'il fallait faire." Charles entendit avec grand plaisir les eloges de Marianne et le rapport tres favorable de Juliette. Il proposa a Marianne de la remplacer pour une heure ou deux pres de la cousine, d'autant plus que Donald et Betty viendraient diner pendant qu'il serait la-bas. Marianne y consentit, et Charles, qui s'etait un peu depeche pour diner, partit, laissant ses cousines encore a table. Quand il entra chez Mme Mac'Miche, il se crut dans le chateau de la Belle au bois dormant. Betty dormait, Donald s'etait rendormi, la malade dormait si profondement qu'aucun bruit ne put la reveiller. "Il faut pourtant lui faire prendre de la tisane ou quelque chose, n'importe quoi; elle dort la bouche entr'ouverte; elle doit avoir la gorge dessechee." Charles remua une chaise, poussa un fauteuil, recula la table, fit tomber un livre; elle dormait toujours. Surpris de ce long et si profond sommeil, il s'approcha d'elle, lui prit la main, et la rejeta vivement en poussant un leger cri: cette main etait glacee. Il ecouta sa respiration, et il n'entendit rien; inquiet et alarme, il appela Donald; mais Donald ne l'entendait pas et dormait toujours. Le pauvre Charles, de plus en plus effraye, courut chez le cure pour lui communiquer ses craintes, et lui demander de venir donner a sa cousine une derniere absolution et benediction s'il en etait temps encore. Le cure se hata d'accompagner Charles jusqu'aupres du lit de la... morte (car elle etait reellement morte), l'examina quelques instants, s'agenouilla et dit a Charles: "Mon enfant, prie pour le repos de l'ame de ta malheureuse cousine: elle n'est plus!" Charles pria pres du cure et avec lui, et reflechit avec chagrin a l'existence egoiste et a la mort deplorable de cette malheureuse femme que l'amour de l'or avait tuee. "Si jamais, pensa-t-il, le bon Dieu m'envoie une fortune semblable a la sienne, je tacherai de l'employer plus charitablement et d'en faire profiter les autres." Le cure envoya Charles eveiller Betty et prevenir Marianne; il se chargea de terminer le trop long sommeil de Donald par quelques secousses vigoureuses, et alla lui meme avertir le juge de paix, afin qu'il prit les mesures legales necessaires. Le juge alla avec le cure et avec M. Blackday, pour voir les papiers et mettre les scelles sur la caisse. Ils commencerent par visiter les tiroirs et les armoires, dans l'esperance d'y trouver un testament; mais ils n'en trouverent pas, et ils ouvrirent la caisse qui contenait le tresor. Ils constaterent la possession de deux cent et quelques mille francs, et ils trouverent un papier ecrit de la main de Mme Mac'Miche. Le juge l'ouvrit et lut ce qui suit: "Pour obeir au voeu exprime par mon cousin Mac'Lance, je laisse a son fils Charles Mac'Lance tout ce que je possede, a la condition que je serai tutrice de l'enfant apres la mort de son pere, que j'aurai entre les mains la somme de cinquante mille francs a lui appartenant, et que le revenu de cet argent sera depense par moi comme je le jugerai a propos, pour son education et ses besoins personnels, jusqu'a sa majorite. Celeste, veuve Mac'Miche. Avec ce papier se trouvait une feuille contenant la volonte exprimee par M. Mac'Lance, que Charles fut remis a sa cousine Mme Mac'Miche, qu'il designait comme tutrice de l'enfant. Il l'autorisait a employer a cette education la rente des cinquante mille francs qu'il deposait entre les mains de la tutrice de son fils, pour etre remis a Charles a sa majorite. "C'est bien en regle, dit le juge! Tout est a Charles. M. Blackday:--Je m'etonne qu'elle n'ait pas brule ce papier qui assure les droits de Charles aux cinquante mille francs. Le juge:--Elle l'aura garde pour constater en cas de besoin qu'elle etait tutrice de Charles par la volonte du pere, et qu'elle avait le droit de conserver le revenu de cette somme jusqu'a la majorite de Charles. Nous allons compter ce que la caisse contient en dehors des deux cent mille francs. Apres avoir tout regarde et compte, le juge trouva deux cent quinze mille quatre cents francs. Il ferma la caisse, retira la clef. "Je la prends, dit-il, jusqu'a ce que Marianne soit nommee tutrice de Charles; alors ce sera elle qui aura la garde de tout." Le juge, M. Blackday et le cure sortirent, laissant Betty, avec deux ou trois amies que l'evenement avait attirees, proceder aux derniers soins a rendre au corps de Mme Mac'Miche; personne ne l'aimait et personne ne la regretta. Charles, qui avait le plus souffert de sa mechancete et de son avarice, fut le seul qui pleura a son enterrement. Les circonstances de cette mort presque revoltante l'impressionnerent au point de moderer pendant quelque temps le caractere impetueux et plein de vivacite et de gaiete qui avait tant contribue a aigrir Mme Mac'Miche. Lorsque le cure, le juge et M. Blackday annoncerent a Charles qu'il etait seul heritier des deux cent mille francs de la defunte, ces messieurs ne purent retenir un sourire devant la stupefaction profonde qu'exprimait la physionomie de l'heritier. "Et les pauvres? fut le premier mot de Charles. Le juge:--Les pauvres n'auront que ce que tu voudras bien leur donner; tout est a toi. Charles:--Monsieur le juge, donnez, je vous prie, a M. le cure, pour les pauvres, ce que vous pourrez donner. Le juge:--Ni toi ni moi, nous ne pouvons rien donner, Charles; mais quand Marianne sera ta tutrice, elle fera ce qu'elle voudra. Charles:--Bon! Marianne voudra bien faire comme je veux. Marianne:--Ce n'est pas bien sur, mon ami: cela dependra de ce que tu demanderas. Charles:--Bien! je veux que vous soyez tout a fait a votre aise. Et toi, ma bonne, ma chere Juliette, tu seras soignee comme une princesse; tu ne seras plus jamais seule. Juliette:--Oh! moi, je ne demande pas a changer; je me trouve tres heureuse avec toi et ma chere Marianne; je ne veux etre soignee que par vous." Le juge, le cure et M. Blackday s'en allerent, et Charles put causer librement avec ses cousines de ses nouvelles richesses et de leur emploi. "D'abord, dit Charles, je vais vous dire ce que je voudrais. Que vous donniez aux pauvres tout ce qui depasse deux cent mille francs. Puis, que vous donniez au cure pour arranger notre pauvre eglise cinq mille francs; puis, qu'il ait tous les ans trois mille francs pour les pauvres. Puis, que nous ayons Betty chez nous; puis, que nous arrangions un peu la maison; puis, que je puisse prendre de M. le cure des lecons de tout ce que je voudrais savoir et que je ne sais pas; puis, que vous m'achetiez les Instructions familieres et quelques bons et amusants livres comme celui-la; puis... Juliette:--Assez, assez, Charles; tu en demandes trop. Charles:--Non, pas trop, car ma plus grosse demande n'est pas encore dite,... mais je la dirai plus tard. Juliette:--Ah! tu as deja des mysteres de proprietaire. Est-ce que tu ne me les feras pas connaitre? ...Charles:--Non, pas meme a toi. Mais, Juliette, sais-tu que je rougis de l'education que j'ai recue jusqu'ici? je ne suis bon a rien; je ne sais rien. Si Marianne voulait bien me laisser aller a l'ecole, on y travaille de huit heures du matin a onze heures, puis d'une heure a quatre: en m'appliquant, j'apprendrais bien des choses dans ces six heures de travail." Juliette:--Tu as parfaitement raison, mon ami; bien des fois j'ai gemi de ton ignorance et de l'impossibilite ou tu etais d'en sortir. La cousine Mac'Miche te faisait lire haut des histoires; elle te dictait quelques lettres par-ci par-la: ce n'est pas une education. Parles-en a ma soeur; elle te dira ce qu'il y aura a faire pour en savoir assez, mais pas trop." XX CHARLES MAJEUR: ON LUI PROPOSE DES FEMMES; IL N'EN VEUT AUCUNE Marianne et Charles s'occuperent des funerailles de Mme Mac'Miche. Charles causa plusieurs fois avec le juge de paix de sa nouvelle position et du profit qu'il pourrait en tirer; il demanda avec tant d'insistance de payer les dettes de ses cousines, que le juge finit par le lui permettre, mais seulement sur ses revenus. "Car, lui dit-il, tu ne peux disposer de ta fortune avant ta majorite." Quand la cousine Mac'Miche fut rendue a la terre, qui s'ouvre et se referme pour tous les hommes, le juge fit nommer Marianne tutrice de Charles, auquel on alloua, pour frais d'education et d'entretien, les revenus de sa fortune, ce qui donna aux deux soeurs une aisance dont elles jouissaient chaque jour et a chaque heure du jour. Marianne prit Betty chez elle; et, pour eviter les hommes de journee necessaires au service de la maison et a la culture du jardin appartenant aux deux soeurs, etc., Betty proposa de faire entrer Donald a leur service; et, quelque temps apres, Donald proposa a Betty de se mettre a son service en la prenant pour femme; Betty sourit, rougit, rit aux eclats, donna deux ou trois tapes en signe d'adhesion, et, un mois apres, on celebrait chez les deux soeurs les noces de Betty et de Donald. Peu de temps apres, le juge proposa a Marianne un bon placement pour Charles. Une belle et bonne ferme, avec une terre de quatre-vingt mille francs, etait a vendre pres de Dunstanwell; Marianne en parla a Charles, qui bondit de joie a la pensee d'avoir une ferme et de vivre a la campagne; la terre fut achetee et payee; Marianne se chargea des arrangements interieurs et de la direction du menage; Betty devint fille de ferme, et son mari reprit son ancien metier de laboureur, charretier, faucheur, etc. Ils resterent dans la maison de Marianne et de Juliette, qui etait assez grande pour les contenir tous, et qu'ils arrangerent convenablement, jusqu'au moment, impatiemment attendu, ou ils pourraient habiter la ferme de Charles. En attendant l'installation definitive, Charles menait Juliette tous les jours, matin et soir, prendre connaissance de sa future demeure, pour qu'elle s'orientat dans la maison et au dehors. Bientot elle put aller sans guide dans l'habitation et ses dependances, vacherie, bergerie, ecurie, laiterie; souvent elle se croyait seule, mais Charles, redoutant quelque accident, la suivait toujours de loin et ne la perdait pas de vue; il l'emmenait dans les champs, dans les pres, dans un joli bois qui avoisinait la ferme. Juliette se sentait heureuse de respirer l'air pur de la campagne; cette vie calme et uniforme allait si bien a son infirmite, et elle se trouvait si contente au milieu de cet entourage gai, anime, occupe! Charles benissait la cousine Mac'Miche, qui, sans le vouloir, avait tant contribue a son bonheur et a celui de Juliette et de Marianne; Betty et Donald ne cessaient de vanter leur bonheur; on les entendait chanter et rire tout le long du jour. Charles devint de plus en plus aimable, docile, attentif pour ses cousines, soigneux pour Juliette, exact a l'accompagner a l'eglise et dans ses promenades, sans negliger son travail et son catechisme. Il fit sa premiere communion avec une ferveur qui penetra le coeur de Juliette d'une grande reconnaissance envers le bon Dieu, et qui augmenta sa confiance en Charles et l'affection si vive qu'elle lui portait. Elle aimait d'autant plus les belles qualites qu'elle voyait grandir en lui, qu'elle aidait tous les jours et sans cesse a leur developpement; elle etait donc bien tranquille sur les merites de Charles: mais rien n'est parfait en ce monde, et la sagesse de Charles n'empecha pas quelques ecarts, quelques violences, quelques sottises. A la fin de l'hiver, la ferme fut enfin prete a les recevoir; les arrangements interieurs etaient termines, la ferme se trouva suffisamment montee de betail; la basse-cour etait assez considerable pour fournir d'oeufs et de volailles, non seulement la ferme, mais une partie du village; les vaches donnaient du lait et du beurre a tous les environs; les moutons engraissaient pour le boucher apres avoir donne quelques tontes de laine a leur ancien proprietaire. La ferme prospera entre les mains de Donald; elle devint une des plus belles et la mieux cultivee du pays. Donald ne negligeait aucune portion de terrain; tout etait travaille, fume, soigne, et tout rapportait dix fois plus que lorsque Charles l'avait achetee. De sorte que quand Charles eut atteint sa majorite, c'est-a-dire vingt et un ans, Marianne et Donald lui remirent des comptes qui constataient que la ferme rapportait dix mille francs par an. Charles avait encore, en sus de la ferme et grace aux economies qu' avaient faites pour lui ses amis, deux cent soixante mille francs en rentes sur l'Etat. Au lieu de se rejouir de ses richesses, Charles en fut consterne. "Que ferai-je de tout cela, Juliette? dit-il avec tristesse. Qu'ai-je besoin de plus que de ma ferme? Juliette, toi qui as toujours ete pour moi une amie si eclairee, toi qui es arrivee si peniblement a me corriger de mes plus grands defauts, dis-moi, que dois-je faire? que me conseilles-tu de faire? Comment me debarrasser de tout ce superflu? Juliette:--Ce sera bien facile, mon ami. Prends le temps de bien placer ton argent; mais fais d'avance la part des pauvres. Charles:--Et la part de Dieu, Juliette! Nous allons prendre nos arrangements avec M. le cure pour faire des reparations urgentes a notre pauvre eglise, pour etablir des soeurs afin d'avoir une ecole et un hopital. Et des demain tu m'aideras a secourir, non pas, comme jusqu'ici, pauvrement et imparfaitement, les pauvres de notre paroisse, mais bien completement, en leur donnant et leur assurant des moyens de travail et d'existence." Les premiers mois de la majorite de Charles se passerent ainsi qu'il l'annoncait; mais sa premiere signature fut pour faire don a Donald et a Betty d'une somme de vingt mille francs, qu'ils placerent tres avantageusement. Quand il eut termine ses generosites, Juliette lui demanda a qui il reservait les cent mille francs qui restaient. "Je te le dirai dans quelque temps, a l'anniversaire du bienheureux jour ou le bon Dieu m'a place sous la tutelle de notre excellente Marianne et pres de toi, pour ne plus te quitter. Juliette:--Ce jour est reste le plus heureux de ma vie, mon bon Charles. Et quand je pense que depuis huit ans tu ne t'es pas relache un seul jour, une seule heure, de tes soins affectueux pour la pauvre aveugle, mon coeur en eprouve une telle reconnaissance, que je souffre de ne pouvoir te la temoigner. Charles:--En fait de reconnaissance, c'est bien moi qui suis le plus endette, mon amie. Tu m'as reforme, tu m'as change; tu as fait de moi un homme passable, au lieu d'un vrai diable que j'etais." Et ils repasserent dans leurs souvenirs les differents evenements de l'enfance et de la jeunesse de Charles; ces souvenirs provoquaient souvent des rires interminables, souvent aussi de l'attendrissement et de la satisfaction. "Et maintenant, dit Juliette, que nous avons fait une revue generale du passe, parlons un peu de ton avenir. Sais-tu que Marianne a une idee pour toi? Charles:--Laquelle? Une idee sur quoi? Juliette:--Sur ton mariage. Charles:--Mais quelle rage avez-vous de me marier?... Et avec qui veux-tu me marier? Juliette:--Ce n'est pas moi, Charles; c'est Marianne. Tu connais bien la fille du juge de paix? C'est a elle que Marianne voudrait te marier. Te plait-elle? Charles:--Ma foi, je n'y ai jamais pense; et je ne sais pas ce que j'en penserais si j'y pensais. Juliette:--Mais, enfin, comment la trouves-tu? Charles:--Jolie, mais coquette; elle s'occupe trop de sa toilette; elle porte des cages, des jupes empesees; je n'epouserai jamais une femme qui porte des cages et des jupes de cinq metres de tour! Juliette:--Tout le monde en porte! elle fait comme les autres. Charles:--Est-ce que tu en portes, toi? Pourquoi? parce que tu es raisonnable. Et je ne veux pas d'une femme folle. Juliette:--Et la soeur du maitre d'ecole? Qu'en dis-tu? Charles:--Je dis qu'elle est mechante avec les enfants, et que les gens mechants pour les enfants le sont pour tout le monde, et sont laches par-dessus le marche. C'est abuser lachement de sa force que de maltraiter un enfant. Juliette:--Et la niece du cure? Charles:--Elle est criarde et piaillarde! Elle crie apres la bonne, apres les pauvres, apres M. le cure lui-meme; c'est un enfer qu'une femme grondeuse. Juliette:--Mon Dieu, que tu es difficile, Charles! Charles:--Mais pourquoi aussi veux-tu me marier quand je n'en ai nulle envie? Juliette, avec tristesse:--Ce n'est pas moi qui pousse a te marier, Charles. Moi, je n'y ai aucun interet. Bien au contraire. Charles:--Pourquoi bien au contraire? Quelle est ta pensee, Juliette? ...Parle, Juliette; ne suis-je plus ton ami d'enfance, le confident de tes pensees? Juliette:--Eh bien, mon ami, je te dirai bien en confidence que c'est Marianne qui m'a demande, sachant la confiance que tu as en mes conseils, de t'engager a marier et a ne pas trop attendre, parce que. ..Oh! Charles, je n'ose pas te le dire; tu seras fache. Charles:--Moi, fache contre toi, Juliette? M'as-tu jamais vu fache contre toi? Crois-tu que je puisse me facher contre toi? Parle sans crainte, chere Juliette; ne me cache rien, ne me dissimule rien. Juliette:--C'est que Marianne voudrait se marier. Charles, tres surpris:--Marianne? Se marier? A trente-deux ans? Ah! ah! ah! Ce n'est pas possible. Mais avec qui donc? Juliette:--Avec le juge de paix. Il ya longtemps qu'il la demande et qu'elle voudrait devenir sa femme. Tu as bien vu comme il vient souvent ici depuis trois ou quatre ans! Il parait qu'il la presse beaucoup de se decider, et qu'elle lui a promis de l'epouser des que tu serais marie, parce qu'il n'est pas convenable, dit-elle, que je reste avec toi sans elle, et que je ne veux pas te quitter pour aller demeurer chez Marianne avec la fille du juge. Charles:--Et si je me mariais, tu resterais avec moi, Juliette?" Juliette garda le silence. Charles lui prit la main. "Resterais-tu, Juliette? repeta-t-il affectueusement. --Non, dit-elle avec effort. Charles, avec agitation:--Et tu ferais bien, car ce serait trop dur pour toi; ce serait impossible! Et c'est toi, bonne et douce Juliette, qui serais sacrifiee! Que Marianne se marie si elle veut, qu'elle fasse cette folie, moi je ne me marierai pas et je ne te quitterai pas. Je vivrai pres de toi et je mourrai pres de toi et avec toi, te benissant et t'aimant jusqu'au dernier jour de ma vie. Et je ne serai jamais ingrat envers toi, Juliette; je ne t'abandonnerai jamais; et je mettrai tout mon bonheur a te soigner, a te promener, a te rendre la vie aussi douce que possible; comme je le faisais au temps de mon enfance, et comme je le fais avec bien plus de bonheur depuis que je suis homme et que je comprends mieux tout ce que je te dois. Juliette:--Oh! Charles! mon ami! que tu es bon et devoue! Charles:--Qu'aurais-tu fait si je m'etais marie? Juliette:--Je me serais retiree dans un couvent, et j'espere que j'y serais morte bientot. Charles:--Pauvre Juliette! Pauvre amie! Quelle recompense de ta bonte!" Charles se promena avec agitation dans la chambre. Il parlait haut sans s'en douter. "C'est incroyable!... disait-il. Je ne l'aurais jamais devine!... Elle est folle!... A trente-deux ans!... Et un homme de quarante-cinq!... Ils sont fous tous les deux!... Et cette pauvre petite!... C'est mal!... Tres mal!... Et ils croient que je la laisserai la!... seule! a souffrir, a pleurer!... Jamais!... Je vivrai pour elle comme elle vit pour moi!... Si elle y voyait! Mon Dieu, si elle y voyait!" Son agitation se calma tout doucement. "Juliette, dit-il, viens promener; viens respirer dans les champs; on etouffe ici. Ils sortirent. Charles mettait plus de soin que jamais a lui faire eviter les pierres, les ornieres; il semblait comprendre qu'il etait dans l'avenir son seul appui, son seul ami. Juliette avait sans doute la meme pensee, car elle mettait plus d'abandon dans ses allures, dans ses paroles; elle ne retenait plus sa pensee, qu'elle deroula tout entiere quand Charles lui reparla de ce qu'elle venait de lui apprendre, et de ses propres impressions sur le projet de sa soeur et sur ceux presumes de Charles. Elle lui avoua que depuis longtemps elle songeait avec terreur au jour ou elle le verrait lie par le mariage a un autre devoir et a une affection. "Ce n'est pas de l'egoisme, Charles, je t'assure; c'est un sentiment naturel devant la perte d'un bonheur dont j'apprecie toute la valeur et que rien ne peut remplacer." Charles fut moins confiant, il lui parla peu de ses pensees intimes; mais en revanche il lui temoigna une affection plus vive et lui promit encore une fois de ne jamais l'abandonner. "Ce n'est pas un sacrifice, Juliette, je t'assure; c'est un sentiment d'instinct naturel pour mon propre bonheur." Et Charles disait vrai. Profondement reconnaissant de la metamorphose que Juliette avait operee en lui par sa douceur, sa patience, sa piete, sa constance, sa vive affection, il s'etait promis et il avait promis a Dieu de se devouer a elle comme elle s'etait devouee a lui. Il vit avec un redoublement de reconnaissance la tendresse toujours croissante que lui portait Juliette; il comprit qu'elle ne pouvait etre heureuse qu'avec lui et par lui; il comprit que s'il introduisait une femme dans leur interieur, ce serait leur malheur a tous: Juliette, qui souffrirait toujours de ne plus venir qu'en second dans son affection; sa femme, qui craindrait toujours que Juliette ne reprit sa place au premier rang; lui-meme, enfin, qui verrait sans cesse les objets de sa tendresse souffrir par lui et a cause de lui. Il jura donc de ne jamais se marier, de toujours garder Juliette chez lui, et, si quelque evenement extraordinaire, comme le mariage de Marianne, rendait cette position impossible, de faire de Juliette sa femme, a moins qu'elle n'y voulut pas consentir et qu'elle ne preferat rester pres de lui comme son amie, sa soeur. Les semaines, les mois se passerent ainsi; Marianne attendait avec patience et ne se lassait pas d'offrir des femmes a Charles, qui les rejetait toutes; il avait vingt-trois ans, Marianne en avait trente-quatre, Juliette en avait vingt-cinq. Enfin, un jour, Marianne entra triomphante dans la salle ou etaient Charles et Juliette. "Charles, cette fois j'ai a te proposer une jeune fille que tu ne refuseras pas, j'espere, car elle a tout ce que tu peux desirer dans une femme. --Et qui est cette merveille? demanda Charles en souriant. Marianne:--C'est la fille de l'architecte qui est venu s'etablir ici pour batir l'usine de M. Castel-Oie. Elle est bonne, douce, jolie, charmante. Ils doivent venir ici ce soir; tu verras par toi-meme. Charles:--Je ne demande pas mieux, Marianne. Seulement vous savez que je ne me marierai pas a premiere vue. Marianne:--Je le sais bien; on te donnera une quinzaine pour la bien connaitre et la juger. Ils vont arriver bientot. Ne vas-tu pas mettre ton habit pour les recevoir? Charles:--Pour quoi faire? Je ne mets mon habit que le dimanche pour donner le bras a Juliette qui est en grande toilette. Le reste du temps, je suis toujours en veste ou en blouse. Marianne:--Comme tu voudras, mon ami; c'etait pour toi ce que j'en disais." Et Marianne sortit. Charles:--Ne te tourmente pas, Juliette. Tu sais ce que je t'ai dit, ce que je t'ai promis. Juliette:--Je le sais et je ne me tourmente pas. Mais, Charles, si elle te plait, si tu crois pouvoir etre heureux avec elle, dis-le moi tout de suite. N'est-ce pas? Me le promets-tu? Charles:--Je te le jure, dit Charles en lui baisant les mains; mais, je te le repete: sois tranquille, je ne l'aimerai pas." Une heure apres, l'architecte, M. Turnip, arriva accompagne de sa fille. Charles alla au-devant d'eux. "C'est sans doute ma cousine Marianne que vous desirez voir, Monsieur? lui dit-il; je vais la prevenir; en attendant, voici notre chere aveugle qui va faire connaissance avec vous et avec Mademoiselle votre fille." Charles approcha des chaises pres de Juliette et alla chercher Marianne, qui s'empressa d'arriver. Juliette et Lucy Turnip eurent bientot fait connaissance; Charles s'assit pres d'elles et causa avec beaucoup de gaiete et d'esprit; il faisait un temps magnifique; Charles proposa une promenade, qui fut acceptee. Marianne allait prendre le bras de Juliette, lorsque Charles, s'approchant, s'en empara et dit en riant: "Vous voulez m'enlever mes vieil les fonctions, Marianne; je ne les cede a personne, vous savez. Marianne:--Je pensais que tu donnerais le bras a Mlle Lucy. Charles:--Je regrette beaucoup de ne pouvoir faire comme vous le dites, Marianne; mais, tant que j'aurai le bonheur d'avoir Juliette avec moi, je la promenerai, je la soignerai comme par le passe. J'espere, Mademoiselle Lucy, ajouta-t-il en se tournant vers elle, que vous ne m'en Voudrez pas; si vous connaissiez Juliette, si vous saviez tout ce que je lui dois, tout ce qu'elle a fait et continue a faire encore pour mon bien, vous Trouveriez bon et naturel qu'elle passat pour moi avant tout le monde." Lucy ne repondit pas et parut embarrassee; elle se mit pres de Juliette, qui fut bonne et aimable comme toujours. Elle craignait que Lucy ne fut blessee de ce manque d'empressement de Charles a son egard; elle cherchait d'autant mieux a le faire oublier. Charles fut tres poli, mais il ne chercha pas a dissimuler que sa premiere pensee et sa constante preoccupation etaient pour Juliette. XXI LES INTERROGATOIRES; CE QUI S'ENSUIT Quand la visite fut terminee, M. Turnip interrogea sa fille sur l'opinion qu'elle avait de Charles. Lucy:--Il est tres bien, mais il ne me plait pas. Monsieur Turnip:--Pourquoi cela? Il est beau garcon; il a de l'esprit, il est gai, aimable. Lucy:--C'est possible; mais il sera un detestable mari. Monsieur Turnip:--Qu'est-ce que tu dis donc? Tu oublies le bien qu'on en dit de tous cotes. Lucy:--Je ne dis pas non; il peut etre admirable de vertus et de qualites, mais je ne voudrais jamais accepter un mari pareil. Monsieur Turnip:--Ah bien! tu es joliment difficile! Qu'as-tu a lui reprocher? Lucy:--Cette petite aveugle qu'il promene, qu'il soigne, de laquelle il est constamment preoccupe, et qu'il voudra continuer a mener comme un vrai chien d'aveugle. Monsieur Turnip:--Mais c'est tres bien, ca; c'est elle qui l'a eleve; il est reconnaissant, ce garcon! Je n'y vois pas de mal, au contraire. Lucy:--D'abord, elle ne peut pas l'avoir eleve, car elle a l'air beaucoup plus jeune que lui qui a vingt-trois ans; avec ca qu'elle est fort jolie et qu'elle est toujours occupee de lui. Monsieur Turnip:--Occupee de lui! Je le crois bien; cette pauvre petite qui est aveugle: il faut qu'elle appelle sitot qu'elle a besoin de quelque chose. Serais-tu jalouse d'une aveugle, par hasard? Lucy, avec humeur:--D'abord, je ne suis pas jalouse, parce que cela m'est bien egal; mais si je voulais encourager le desir que vous m'avez exprime de la part de Mlle Marianne et de M. Charles, j'exigerais avant. tout qu'on fit partir cette petite et qu'on ne la laissat jamais rentrer dans la maison. A cette condition, je consentirais a faire connaissance plus intime avec M. Charles, et peut-etre l'accepterais-je pour mari. Monsieur Turnip: Et tu feras bien! Tu as deja vingt-six ans, sans qu'il y paraisse. Grande majorite, Lucy, grande majorite! Lucy, fachee:--Il est inutile de le crier sur les toits, mon pere; vous parlez tout haut comme si nous habitions un desert. Monsieur Turnip:--Voyons, voyons, ne te fache pas; j'en parlerai demain a Mlle Marianne et a M. le juge de paix, et je te dirai ce qu'ils auront repondu." Lucy se rassura et reprit sa bonne humeur, ne doutant pas que Juliette ne lui fut sacrifiee. Pendant ce temps Marianne interrogeait Charles. "Eh bien, Charles, comment la trouves-tu? --Tres jolie, tres gracieuse, repondit Charles sans hesiter. Marianne:--Ah! enfin tu en trouves une a ton gre... Et le pere? Charles:--Beaucoup; il a l'air d'un excellent homme!" Marianne etait radieuse. Marianne:--Ce que tu me dis me fait grand plaisir, Charles;" pouvons donc esperer de te voir marie. Charles:--Pas avec cette femme-la, toujours. Marianne fait un bond:--Comment? Mais qu'est-ce que tu disais donc? Charles, riant:--Quoi? Je disais qu'elle etait jolie et gracieuse; cela veut-il dire que j'en ferais ma femme? Suis-je condamne a epouser toutes les femmes jolies et gracieuses? Marianne:--Mon Dieu, mon Dieu, ce garcon me fera mourir de chagrin!... Mais, Charles, mon bon ami, ecoute-moi! Tu as vingt-trois ans, moi, j'en ai trente-quatre; voici bientot deux ans que M. le juge me demande en mariage, et que j'attends, pour lui fixer le jour, que toi-meme tu te maries: je ne puis pourtant pas passer ma vie a attendre?" Charles:--Mais, ma pauvre Marianne, pourquoi attendez-vous? Pourquoi faut-il que je me marie pour que vous vous marriez? Marianne:--A cause de Juliette, tu vois bien. Elle ne veut te quitter ni pour or ni pour argent; tant que je suis chez toi, que Juliette y reste aussi, personne n'a rien a dire. Mais quand je serai partie, Juliette ne peut pas Rester seule avec toi; il faut que tu te maries pour la garder. Charles, impatiente:--Elle ne sera pas seule; Betty et Donald vivent avec nous. Marianne:--Mais c'est impossible! On en jasera. Charles, irrite:--Eh bien! si l'on jase, je m'arrangerai pour faire taire les mauvaises langues. Marianne, avec ironie:--Ce serait une jolie affaire! Retablir une reputation a coups de fourche ou de baton. Bien trouve. Ca sent encore l'epoque de la Mac'Miche! Charles, avec colere:--Mac'Miche ou non, je ne permettrai a personne de dire ni de penser mal de Juliette. Marianne:--Tu diras ce que tu voudras, tu feras comme tu voudras, tu es en age de raison aussi bien que Juliette; mais moi, je suis lasse d'attendre, et je vous previens tous les deux que d'ici a quinze jours je serai mariee avec M. le juge de paix. --Charles, l'embrassant:--Je vous souhaite bien du bonheur, Marianne; vous avez ete tres bonne pour moi, et c'est ce que je n'oublierai jamais. Et toi, Juliette, tu ne dis rien a Marianne? Juliette, s'essuyant les yeux:--Que veux-tu que je dise, Charles? Je suis desolee de causer de la peine a ma soeur, d'amener des discussions entre toi et elle; mais que puis-je faire? Aller demeurer chez le juge? Cela m'est impossible! Et ou irais-je, si ce n'est chez toi?" Marianne impatientee quitta la salle. Charles, s'asseyant pres de Juliette:--C'est bien mon avis aussi; tu vivras chez moi, ce qui veut dire chez toi, avec Betty qui t'aime, avec Donald qui t'aime, et si, comme dit Marianne, on trouve la chose mauvaise, alors... alors, Juliette, tu feras comme Marianne, tu te marieras. Juliette:--Moi, me marier? Moi aveugle? Moi, a vingt-quatre ans, presque vingt-cinq? Charles:--Tout cela n'empeche pas de se marier, Juliette. Juliette:--Non, mais tout cela ne permet a aucun homme de me prendre pour sa femme. Charles:--J'en sais un qui te connait, qui t'aime, qui n'ose pas te demander, parce qu'il craint d'etre repousse, et qui verrait tous ses voeux combles si tu l'acceptais. Juliette:--Je n'en veux pas, Charles, je n'en veux pas. Je te supplie, je te conjure de ne plus m'en parler, ni de celui-ci ni d'aucun autre. Charles:--Je ne t'en parlerai plus, a une seule condition: c'est que tu me diras avec confiance, avec amitie, pourquoi tu n'en veux pas. "Juliette, hesitant:--Tu veux que je te le dise? Mais... je ne sais pourquoi, j'aimerais mieux ne pas te le dire. Charles:--Non, Juliette, il faut que tu me le dises: c'est necessaire, indispensable pour ma tranquillite, pour mon bonheur. Juliette:--Alors, pour toi, pour ton bonheur, je te dirai le motif qui me rendrait tout mariage odieux. Je refuse l'homme dont tu me parles et tous les hommes qui pourraient vouloir de la pauvre aveugle, pour ne pas te quitter, pour vivre pres de toi, pour n'aimer que toi. Charles:--Et moi, ma Juliette, je refuse et je refuserai toute femme qui pourrait vouloir de moi, pour ne pas te quitter, pour vivre pres de toi, pour n'aimer que toi." Juliette poussa un cri de joie et saisit les mains de Charles. Charles: Ecoute-moi encore, Juliette. Je n'ai pas, fini. Il y aura une modification necessaire a notre vie; jusqu'ici tu as ete mon amie, ma soeur; dorenavant il faut que tu sois mon amie... et ma femme. Juliette:--Ta femme! ta femme! Mais, Charles, tu oublies que je suis aveugle, que j'ai deux ans de plus que toi! Charles:--Que m'importe que tu sois aveugle; c'est ta cecite qui m'a d'abord attache a toi; c'est elle qui m'a fait aimer de toi a cause des soins que je t'ai donnes! Et quant a tes deux annees de plus que les miennes, qu'importe, si tu restes pour moi plus jeune et plus charmante que toutes les femmes qu'on m'a proposees; et puis, Marianne voulait me faire epouser cette petite de tout a l'heure! Elle a un an de plus que toi, Betty me l'a dit; elle en est certaine... Tes objections sont levees, ma Juliette; maintenant decide de mon sort, de notre vie." Au lieu de repondre, Juliette tendit ses deux mains a Charles, qui les baisa avec emotion. Ils garderent quelque temps le silence. "Qui aurait pu deviner un pareil denouement dit enfin Charles, quand je faisais cinquante sottises, quand tu me grondais, quand je n'etais devant toi qu'un pauvre petit garcon? Qui aurait pu deviner que ce petit diable serait aime de toi, serait ton ami, ton mari? Juliette, riant:--Et qui aurait pu deviner que ce petit diable deviendrait le plus sage, le plus excellent, le plus devoue des hommes; qu'il saurait dominer l'impetuosite de son caractere pour se faire l'esclave de la pauvre aveugle, et qu'il lui donnerait le bonheur auquel elle ne pouvait pretendre, celui d'etre aimee pour elle-meme, et d'unir sa vie a celui qu'elle aime par dessus tout, apres Dieu." Ils causerent longtemps encore; et quand Marianne rentra, elle les trouva comme elle les avait quittes, causant gaiement... de leur avenir qu'elle ignorait. Ils etaient convenus de ne rien dire a Marianne; tous deux etaient libres de leurs actions; Juliette avait deja souffert du refroidissement de sa soeur a son egard, depuis qu'elle avait refuse de la suivre chez le juge: elle avait ainsi retarde ce mariage que Marianne desirait vivement; elle craignait que sa soeur ne fit naitre des difficultes pour le sien, qu'elle ne blamat Charles d'epouser une aveugle, une femme plus agee que lui. Charles partageait les defiances de Juliette, et ils resolurent de ne faire connaitre leur mariage que lorsque celui de Marianne serait accompli. Ils ne lui parlerent donc pas de ce qu'ils venaient de decider. Marianne:--Pourquoi te couches-tu si tard, Juliette? Il va etre dix heures! C'est ridicule! Charles:--En quoi, ridicule? Nous ne genons personne. Vous n'etiez pas encore rentree, et Betty et Donald sont couches depuis longtemps." Marianne les regarda avec indignation et se retira chez elle. Juliette, se levant:--Marianne a raison; il est tard. Je dois aussi me coucher, Charles. Ramene-moi dans ma chambre; Marianne m'a oubliee. A demain, mon ami. Charles:--Il n'y a pas de danger que je t'oublie, moi, ma Juliette. A demain. Te voici chez toi." Charles la quitta; ni lui ni Juliette n'oublierent, avant de se coucher, de rendre graces a Dieu de l'avenir si plein de calme et de bonheur qu'il leur avait enfin assure. XXII MARIANNE SE MARIE. TOUT LE MONDE SE MARIE Le lendemain, Marianne recut de bonne heure, pendant que Charles et Juliette etaient a la messe, la visite du juge accompagne de M. Turnip. La visite fut longue, la conversation animee. Ils se separerent gaiement; mais, apres le depart du juge et de M. Turnip, Marianne resta soucieuse et pensive. Quand Charles et Juliette rentrerent, ils la trouverent le coude appuye sur la table devant laquelle elle etait assise, et la main soutenant son front brulant. Ils lui dirent bonjour en l'embrassant. "Charles, dit-elle avec embarras, j'ai a te parler serieusement, ainsi qu'a toi, Juliette. Je viens de voir M. Turnip." Charles fit un mouvement d'impatience. "Ecoute-moi, je te le demande instamment. Il m'a dit que tu avais produit l'impression la plus favorable sur sa fille et sur lui-meme; seulement, Lucy a une tres grande vivacite de sentiment, et, par consequent, elle serait disposee a la jalousie. --Ah! ah! dit Charles en souriant. --Elle craindrait que..., que Juliette... ne te prit trop de temps. . Que ces habitudes... de soins, d'affection... ne..., je ne sais comment t'expliquer... Charles:--Ne cherchez pas, ma bonne Marianne; je vais finir votre phrase. Ne la fissent enrager, et alors elle demande que je chasse Juliette, et que je rompe ainsi mes vieilles relations d'amitie. Marianne, indignee:--Comme tu dis ca, Charles! Brutalement, grossierement! Charles:--N'est-ce pas comme je vous le dis? Ne vous a-t-on pas parle de me separer de Juliette? Marianne:--Separer, oui; mais pas chasser, comme tu le dis. Charles, vivement:--- Separer ou chasser est tout un. Vous connaissez ma vive affection pour Juliette; vous devinez ma repulsion pour ces gens qui osent me faire une proposition pareille, et je n'ai pas besoin de vous dicter ma reponse. Faites-la vous-meme; venant de moi, elle serait blessante, car je ne pourrais dissimuler mon indignation et mon mepris. Et, a present, parlons d'autres choses. A quand votre mariage? Avez-vous arrange vos affaires avec le juge? Marianne, embarrassee:--Mais non, M. Turnip etait la; nous etions seulement convenus que Juliette se transporterait la-bas avec moi, et qu'on la mettrait dans la chambre de Sidonie, la fille du juge, pour avoir quelqu'un pres d'elle. Charles, avec ironie:--Arrangement excellent pour tout le monde, excepte pour la pauvre Juliette. Marianne:--Juliette eut ete tres bien la-bas. N'est-ce pas, Juliette? Juliette:--Je ne serai bien nulle part hors d'ici. Marianne:--Je ne te connais plus, Juliette; tu deviens sotte et egoiste. Juliette rougit; les larmes lui vinrent aux yeux. Charles se leva avec violence, et s'adressant a Marianne: "Ne repetez jamais la calomnie que vous venez d'inventer! Je ne veux pas qu'on insulte Juliette! Trop douce et trop devouee pour se defendre, elle est sous ma protection, ma protection exclusive; elle est maitresse de ses actions, et personne n'a droit sur elle. Marianne, avec ironie:--Elle est assez agee pour cela! Je le sais bien. Charles, irrite:--Pas si agee que la fille sans coeur que vous voudriez me faire epouser." Marianne fait un mouvement de surprise. "Pensez-vous que j'ignore qu'elle a vingt-six ans? Je le savais avant que vous me l'eussiez nommee. Marianne, fachee:--Je ne cherche plus a te la faire epouser! Je ne te ferai plus epouser personne! Tu vivras et tu mourras garcon; tant pis pour toi. Quand tu seras vieux, tu viendras chercher chez moi un refuge contre l'ennui. Charles, adouci et souriant: Je ne redoute pas l'ennui, Marianne; je serai comme vous, en famille; j'aurai une femme et des enfants qui me feront la vie heureuse que je cherche. Marianne, etonnee:--Tu veux donc te marier, a present? Charles:--Certainement, plus que jamais. Marianne:--Je n'y comprends rien; avec qui donc? Charles:--Vous le saurez quand nos bans seront publies, dans quinze jours. Marianne:--Et Juliette le sait? Elle connait ta future? Elle est contente? Elle restera chez toi? Charles:--Parfaitement, elle la connait, elle est tres contente, elle ne me quittera qu'a la mort. Marianne:--C'est-il vrai, Juliette? Tu es reellement satisfaite? Tu vivras avec Charles et sa femme? Juliette:--C'est tres vrai, Marianne; je suis heureuse comme je ne l'ai jamais ete; et je resterai chez Charles tant que le bon Dieu le permettra." Marianne restait ebahie, Juliette souriait, Charles riait et ne pouvait tenir en place. Marianne:--C'est incroyable! Impossible de deviner.. .Et tu te maries bientot? Charles:--Huit jours apres vous, pour regulariser la position de Juliette, d'apres vos observations... Marianne:--Ah! Tu as donc reconnu que j'avais raison? Charles:--Oui! Vous aviez raison, et j'ai immediatement tout arrange. C'est pourquoi vous nous avez trouves, hier soir, Juliette et moi, causant encore quand vous etes rentree. Marianne:--Mais tu ne sors jamais! Quand vois-tu ta future? Charles:--Je sors tous les jours au moins deux fois, et longtemps. Marianne:--Oui, mais pas seul; avec Juliette! Charles:--Puisque Juliette est dans le secret, je n'ai pas besoin de me cacher d'elle. Marianne:--C'est etonnant!... J'ai beau chercher... Betty le sait-elle? Charles:--Elle n'en sait pas un mot; je ne lui en ai jamais parle; vous n'aurez rien a apprendre de ce cote. Marianne:--Je suis bien aise que tu te maries! Mais tu te maries drolement. Je n'ai jamais entendu parler d'un mariage mene et decide de cette facon... Et la future restant a l'etat d'invisible!... C'est drole tout cela. M'autorises-tu a en parler au juge? Charles:--A lui, oui, mais pas a d'autres. Marianne:--Puis-je parler de sa fortune? Qu'est-ce qu'elle a? Charles:--Cinquante mille francs." Juliette fit un mouvement de surprise, qu'apercut Marianne. Marianne, de plus en plus etonnee:--Belle dot, cinquante mille francs! Tu ne le savais donc pas, Juliette, que tu as l'air si etonne? Juliette:--Non, je croyais qu'elle avait peu de chose, presque rien. Marianne:--Je n'en reviens pas. Le juge va peut-etre m'aider a deviner. Au revoir, Charles; je vais porter ta reponse definitive pour Mlle Turnip." Marianne sortit. "Charles, dit Juliette, pourquoi as-tu annonce cinquante mille francs? Tu sais que je n'ai plus rien depuis que j'ai abandonne a Marianne, il y a un an et d'apres ton conseil, ma part de l'heritage de nos parents. Charles:--Et crois-tu, chere Juliette, que je t'aurais poussee a te depouiller du peu que tu possedais, si je n'avais eu la volonte de t'en dedommager largement? J'ai profite de la procuration que tu m'as donnee a cette occasion pour placer en ton nom cinquante mille francs pris sur la fortune trop considerable que je possede. Tu vois donc que tu as cinquante mille francs. Juliette:--Mon bon Charles, comme tout ce que tu fais pour moi est genereux, affectueux et fait avec delicatesse! Tu ne m'en avais seulement pas informee." Juliette chercha la main que lui tendit Charles et la pressa sur son coeur. "Tu es la, Charles, dans ce coeur dont tu ne sortiras jamais, et dans lequel se conserve le souvenir de tout ce que tu as fait pour moi depuis que je te connais. Charles:--Le beau merite de temoigner son affection a ceux qu'on aime!" Juliette serra encore la main de Charles et la laissa aller pour reprendre son tricot, pendant que Charles lui ferait la lecture. Quand Marianne rentra, elle leur dit que le juge etait aussi surpris qu'elle l'avait ete elle-meme, et que lui non plus n'avait pu trouver le nom de la femme que Charles s'etait choisie; les cinquante mille francs le deroutaient completement. "Je vous annonce mon mariage pour lundi prochain, dans dix jours, ajouta-t-elle. Charles:--Et le lendemain, le mien sera affiche. Marianne:--Nous apprendrons alors ce que tu ne veux pas nous dire." La journee se passa gaiement et dans les occupations accoutumees. Le soir, le juge vint faire sa visite, et, malgre ses efforts reunis a ceux de Marianne, il ne put rien tirer de Charles ni de Juliette. Il raconta que M. Turnip etait furieux, mais plus contre sa fille qui avait exige cette sotte condition du renvoi de Juliette, que contre Charles, qui disait-il, ne pouvait honorablement y consentir. "Et j'ai appris pendant cette scene que la demoiselle avait vingt-six ans. On m'avait dit vingt. Ils ont voulu revenir sur la condition, mais j'ai declare qu'il etait trop tard; que Charles en avait ete si indigne et si fache, qu'il avait tout rompu; et je les ai laisses se disputant et la fille pleurant... Charles, mon ami, quand je serai ton cousin par ma femme, je ne pourrai t'aimer davantage et te vouloir plus de bien que je ne l'ai fait jusqu'a present. Tu ne m'as pas nomme la femme que tu t'es choisie, mais, quelle qu'elle soit, ton choix doit etre bon et tu dois avoir assure ton bonheur; quant au sien, moi je le connais, je ne puis en douter." Marianne proposa au juge une tasse de the, qu'il accepta. Pendant qu'elle etait allee la preparer a la cuisine, le juge s'approcha de Juliette, lui prit les mains, la baisa au front et lui dit d'un air mysterieux: "A quand la noce, ma petite soeur? Quand faut-il vous afficher? --Comment? Quoi? repondit Juliette surprise et rougissant. Charles, riant:--Ah! ah! Vous avez donc devine, Monsieur le juge? Le juge, tendant la main a Charles:--Tout de suite, au premier mot. Et je ne concois pas que Marianne n'ait pas eu la pensee que ta future ne pouvait etre que Juliette. Et je vous fais a tous deux mon compliment bien sincere; bien fraternel, car je serai votre frere, une fois les deux mariages faits. Charles:--Vous ne trouvez donc pas que je fasse une folie en epousant ma bonne, ma chere Juliette? Le juge:--Folie! l'action la plus sensee, la meilleure de toute ta vie! Ou trouveras-tu une femme qui vaille Juliette? Charles, serrant les mains du juge:--Cher Monsieur le juge! que je suis heureux! que vous me faites plaisir en me parlant ainsi! J'avais si peur qu'on ne blamat ma pauvre Juliette de remettre le soin de son bonheur entre les mains d'un jeune fou comme moi! Juliette:--Charles, ne parle pas ainsi de toi-meme. Parce que tu as ete ecervele dans ton enfance, il n'en resulte pas que tu le sois encore. Trouve dans le pays un homme de ton age qui mene la vie sage et pieuse que tu menes, et qui voudrait epouser comme toi une femme aveugle et plus agee que toi, par devouement et par... Charles:--Et par l'affection la plus pure, la plus vive, je te le jure Juliette. Ma vie meme te prouve combien cette tendresse est vraie et profonde. Le juge:--Chut, mes enfants; j'entends Marianne. Je serai discret, soyez tranquilles de ce cote." Le juge continua a venir tous les soirs a la ferme jusqu'au jour de son mariage, qui se fit sans pompe et sans festin. Il n'y eut que les temoins necessaires et un repas de famille, apres lequel Marianne alla prendre possession de son nouvel appartement, ou l'attendait une surprise preparee par Charles de connivence avec le juge: au milieu de la chambre, sur une jolie petite table, se trouvait placee une cassette dont le poids extraordinaire surprit Marianne; elle y trouva en l'ouvrant un papier sur lequel etait ecrit: "Present de noce de Charles a sa soeur Marianne." En enlevant le papier, elle apercut vingt rouleaux de mille francs. Une lettre affectueuse accompagnait le present; Charles lui demandait de l'aider a se debarrasser de son superflu, en acceptant vingt mille livres qu'il se permettait de lui offrir. "J'en ai donne cinquante mille a Juliette, ajouta-t-il; peut-etre devinerez-vous maintenant l'enigme de mon mariage. Vous etes et vous serez ma soeur plus que jamais; en m'acceptant pour frere, vous comblerez mes voeux et ceux de ma bien-aimee Juliette." Dans sa surprise, Marianne laissa retomber la lettre. "Juliette!... Juliette!... C'est Juliette! s'ecria-t-elle. Il faut que je l'apprenne a mon mari! Va-t-il etre etonne! Le voici tout juste... Venez voir, mon ami, quelle decouverte je viens de faire! La femme, de Charles, sera... Juliette! Eh bien, vous n'etes pas surpris? Le juge, souriant:--Je l'avais devine des que vous m'avez parle du mariage arrete de Charles, ma chere amie! Qui pouvait-il aimer et epouser, sinon Juliette? la bonne, la douce, la charmante Juliette! Marianne:--Puisque vous approuvez ce mariage, je n'ai rien a en dire, mais je ne puis me faire a l'idee de voir Juliette mariee. Le juge:--Et demain, quand vous les verrez, Marianne, soyez bonne et affectueuse pour eux; depuis quelque temps vous n'etes plus pour Juliette la soeur tendre et devouee que vous etiez jadis. Et, quant a Charles, vous etiez tout a fait en froid avec lui. Marianne:--C'est vrai! Je leur en voulais de s'obstiner a ne pas se quitter, et de retarder ainsi mon union avec vous. Charles rejetait tous les partis que je lui offrais, et Juliette refusait de venir demeurer avec moi chez vous. Le juge:--Mais nous voici enfin maries, chere Marianne, et vous n'avez plus de raison de leur en vouloir. Marianne, souriant:--Aussi suis-je toute disposee a obeir a votre premiere injonction, et a leur temoigner toute ma satisfaction. Nous irons les voir demain de bonne heure, n'est-ce pas? Le juge:--A l'heure que vous voudrez, chere amie, je suis a vos ordres." XXIII CHACUN EST CASE SELON SES MERITES Effectivement, le lendemain a neuf heures, Marianne et son mari arrivaient chez Charles et Juliette au moment ou ces derniers rentraient de la messe et commencaient leur dejeuner. Marianne courut embrasser Juliette, qui la serra tendrement dans ses bras. Juliette:--Tu sais tout maintenant, Marianne. Tu comprends l'obstination de Charles a ne pas vouloir se marier, et la mienne de ne pas vouloir m'en separer. Charles craignait ton opposition, et moi, je songeais si peu a la possibilite de me marier et d'etre la femme de Charles, que je n'avais d'autre pensee que de rester pres de lui, n'importe a quelles conditions. Marianne:--Je comprends et j'approuve tout, ma bonne Juliette. Quel dommage que Charles ne m'en ait pas parle plus tot! Charles:--J'etais si jeune, Marianne, que vous m'auriez traite de fou; c'est a peine si ces jours derniers j'ai ose m'en ouvrir a Juliette. Marianne:--A mon tour a demander: A quand la noce? Charles:--Le plus tot sera le mieux. Si Monsieur le juge veut bien tout arranger, nous pourrons etre maries dans huit ou dix jours. Le juge:--C'est arrange de ce matin, Charles. Et dans huit jours tu peux te marier, a moins que Juliette ne dise non. Juliette:--Ce ne sera pas de moi que viendra l'opposition, mon frere. Charles:--Voulez-vous prendre votre cafe avec nous?... Je ne sais comment vous appeler, moi! Ce n'est pas la peine de vous baptiser de cousin, puisque dans huit jours vous serez mon frere. Comment voulez-vous que je dise? Le juge:--Dis mon frere tout de suite, parbleu! Je le suis de coeur depuis longtemps, et je vais l'etre dans huit jours de par la loi." Charles serra la main de son frere futur et alla chercher a la cuisine un supplement de cafe, de lait et de pain. Ils dejeunerent tous gaiement, car tous etaient heureux. Quand il fut dix heures, le juge et sa femme embrasserent les jeunes futurs et retournerent chez eux. Le juge attendait M. Turnip, qui lui avait demande la veille une audience pour le lendemain a dix heures et demie. "Que diantre a-t-il a me dire? dit-il a Marianne. Je lui ai nettement signifie de ne plus compter sur Charles; il ne va pas me le redemander, je suppose. Marianne:--Non, c'est sans doute pour quelque travail aux frais des habitants. Le juge:--Je n'en connais aucun; il ne s'en fait pas sans que je le sache et que je l'ordonne." Quoi qu'il en fut, M. Turnip arriva. Quand il se trouva en face du juge, il parut si embarrasse, si gene, que le juge, fort surpris d'abord, le prit en pitie. "Qu'y a-t-il, mon bon monsieur Turnip? Vous ferais-je peur par hasard? M. Turnip:--C'est que j'ai a vous faire une demande si singuliere, que je ne sais comment m'y prendre. Le juge:--Allons, courage! Dites vite, c'est le meilleur moyen. M. Turnip, avec resolution:--Eh bien, voila! Charles plait a ma fille; Mlle Juliette lui fait peur. Ma fille a demande qu'on separat Juliette de Charles; ce dernier n'a pas voulu, et je comprends; on ne savait ou la mettre convenablement. Je viens trancher la difficulte; je vous la demande en mariage, et je vous promets de la rendre heureuse; de cette facon, Lucy n'en sera plus jalouse, et Charles aura toute sa liberte." Le juge avait ecoute avec une surprise toujours croissante. Quand M. Turnip eut fini son discours, le juge ne put retenir un eclat de rire qui deconcerta plus encore le pere devoue. Le juge, souriant:--Mon cher Monsieur, votre moyen n'est pas praticable, par la raison que Juliette est fiancee et doit se marier dans neuf jours. M. Turnip:--Parfait! parfait! Tout est arrange alors! Du moment que Juliette disparait, ma fille consent. Le juge:--Tres bien! Mais il y a une autre difficulte: c'est que Charles. aussi va se marier dans neuf jours, et qu'il epouse tout juste Juliette." Ce fut au tour de M. Turnip d'etre ebahi. Trouble, emu, honteux, il balbutia quelques excuses et sortit. Son entrevue avec sa fille dut etre fort orageuse, a en juger par les eclats de voix qui se firent entendre jusque dans la rue. Mais, quelques jours apres, le bruit se repandait que Mlle Lucy Turnip epousait M. Old Nick junior, fondateur d'un nouveau systeme d'enseignement, et nouvellement etabli dans le pays. Son exterieur elegant avait enleve le coeur de Mlle Lucy: il se donnait pour un homme riche, vivant de ses rentes. Mlle Lucy declara a son pere qu'etant majeure et maitresse de disposer de sa main, elle choisissait pour epoux M. Old Nick junior. Le pere lutta, disputa, raisonna, supplia: rien n'y fit. Lucy Turnip devint Lucy Old Nick quinze jours apres que Juliette Daikins fut devenue Juliette Mac'Lance. On decouvrit qu'Old Nick n'avait aucune fortune; le pere Turnip prit le jeune couple chez lui, et Old Nick fut employe a faire des plans et a surveiller les travaux de son beau-pere. Un jour il rencontra Charles; celui-ci le reconnut de suite et s'approcha de lui. "Eh bien, Monsieur Old Nick, qu'avez-vous fait de votre vieux frere et du sonneur sourd? lui demanda-t-il. Old Nick, effraye:--Qui etes-vous, Monsieur? De grace, ne me perdez pas, ne me parlez pas de ce triste passe. Charles:--Je suis Charles Mac'Lance, le meme qui vous a fait enrager pendant quelques jours dans Fairy's Hall. Old Nick:--Monsieur, je vous en supplie... Charles:--Soyez donc tranquille; je ne suis pas mechant, je ne vous trahirai pas." Et Charles lui tourna le dos. Avant le grand evenement du mariage de Mlle Lucy Turnip, femme Old Nick, eut lieu celui de Charles. C'etait lui qui avait tout prepare, tout arrange pour cet heureux jour. Juliette ne pouvait l'aider que de ses conseils; malgre ce surcroit d'occupations, Charles trouva le temps de mener Juliette a la messe et a la promenade avec sa regularite accoutumee, et de ne rien changer aux habitudes de Juliette. La veille de leur mariage ils firent leurs devotions ensemble, comme toujours, puis ils arrangerent la chambre de Juliette, qui resta la meme, mais que Charles orna de meubles et de rideaux frais. Marianne n'occupant plus la chambre pres de celle de Juliette, Charles s'y transporta pour etre plus a sa portee si elle avait besoin de quelque chose. Cette journee se passa paisiblement. Le lendemain, le mariage devait avoir lieu a neuf heures, comme pour Marianne, et les temoins seuls y devaient assister. Charles voulut que Donald lui servit de temoin avec M. Blackday, ce qui combla de joie et d'honneur Betty et Donald lui-meme; le juge et le medecin furent les temoins de Juliette; Marianne arriva de bonne heure pour faire la toilette de la mariee. Le temps etait superbe; la messe et la ceremonie furent terminees a dix heures. Charles prit le bras de sa femme, et chacun rentra chez soi. Seulement, Marianne, son mari et les temoins devaient revenir diner a la ferme. Betty se distingua; le repas fut excellent quoique modeste. L'apres-midi se passa joyeusement; on s'amusa a appeler Juliette madame, et, pour la distinguer de sa soeur, on appela Marianne la vieille madame. Le soir, apres la promenade, Charles et Juliette reconduisirent chez eux M. le juge de paix et Mme la juge de paix, et rentrerent a la ferme en faisant un detour par les champs. Betty servit un petit souper plus soigne que de coutume, et lorsque Betty et Donald eurent termine leur repas, eurent pris leur tasse de cafe et leur petit verre de whiskey a la sante des maries, Charles et Juliette rentrerent dans leur calme accoutume. Excepte cette journee d'extra, rien ne fut change a leur utile et heureuse vie; seulement, Juliette s'occupa a former une jeune servante qui devait remplacer Marianne dans les soins du menage; Betty se mit a la tete de la ferme. Donald dirigeait les affaires exterieures, et Betty exercait sa juridiction sur la basse-cour, la lingerie, la cuisine et generalement sur tout ce qui concerne l'interieur. Tout marcha le mieux du monde comme par le passe; la ferme prospera de plus en plus; Charles l'augmenta par l'acquisition de quelques pieces de terre, prairies et bois touchant aux siens. Juliette ne regretta jamais d'avoir confie a Charles le soin de son bonheur; il ne se relacha pas un instant de ses soins les plus devoues, de ses attentions les plus aimables. Juliette resta douce, aimante et charmante, comme au jour de son mariage; seulement, le bonheur dont elle jouissait lui donna plus de gaiete, de vivacite, d'entrain. Elle fut quelques annees sans avoir d'enfant; enfin elle eut un garcon, et deux ans apres une fille; ces enfants font le bonheur de leurs parents; la fille s'appelle Mary, et elle est tout le portrait de sa mere; Charles l'aime passionnement. Edouard ou Ned, le garcon, est l'image vivante du pere; Juliette l'idolatre. Betty continue a ne pas avoir d'enfant. Marianne en a deja quatre, trois garcons et une fille. La fille du juge de paix a epouse un brave garcon des environs; M. Turnip, pour se consoler du mariage de sa fille, qui mettait de la gene dans sa maison a cause des depenses de M. Old Nick, a demande et obtenu la main et la bourse d'une vieille grosse veuve de cinquante ans: elle a dix-huit mille francs de revenu et elle fait enrager du matin au soir Lucy Old Nick et M. Old Nick. Dans le menage Old Nick, le regne de la femme est fini et celui de 'Old Nick commence, car c'est le mari qui gronde et c'est la femme qui se soumet. Il reste a informer mes jeunes lecteurs que les enfants qui habitaient la maison de M. Old Nick ont ete rendus a leurs parents peu de jours apres la sortie de Charles; le juge, ayant appris le regime cruel auquel etaient soumis ces enfants, en donna connaissance a l'attorney general. Une enquete fut ordonnee et eut pour resultat de faire fermer Fairy's Hall, de mettre en jugement MM. Old Nick et leurs complices, leurs surveillants et le fouetteur en chef. Trois furent condamnes au thread-mill; Old Nick y resta deux ans, et les autres en eurent pour six mois. En sortant de la, Old Nick junior se lanca dans des entreprises de demi-filouteries qui lui reussirent. Le hasard le ramena dans la petite ville de N..., ou il etait a peine connu, n'ayant pas quitte Fairy's Hall pendant le peu de mois qu'il y avait demeure; sa figure avantageuse plut a Mlle Lucy Turnip, et nous savons le bonheur qui en resulta pour les interesses. Les jeunes epoux se querellent encore et se querelleront toujours. Donald et Betty achevent leur heureuse carriere chez l'heureux Charles et l'heureuse Juliette. Marianne jouit d'un bonheur calme mais assure; ses enfants sont beaux et bons; les visites a la ferme de tante Juliette et d'oncle Charles sont les moments les plus heureux de leur vie a peine commencee; le petit Edouard et la petite Mary recoivent leurs cousins et cousines avec des cris de joie; on court atteler ou seller les anes, on se mele aux travaux des champs; Charles y travaille avec la meme ardeur que Donald et sa bande nombreuse d'ouvriers; Juliette s'assoit a l'ombre d'un arbre; elle entend les rires et devine les jeux des enfants, elle a le sentiment intime du bonheur de Charles, et jamais elle ne s'attriste de ne pas voir ceux qu'elle aime tant: elle trouve que de les entendre, de les sentir autour d'elle est une bien grande joie dont elle remercie sans cesse le bon Dieu. Tous les matins, tous les soirs, Charles joint ses actions de graces a celles de sa femme, qu'il cherit de plus en plus. De sorte que nous terminons l'histoire du Bon petit diable en faisant observer combien la bonte, la piete et la douceur sont des moyens puissants pour corriger les defauts qui semblent etre les plus incorrigibles. La severite rend malheureux et mechant. La bonte attire, adoucit et corrige. Nous ajouterons que Minet vit encore, et qu'il affectionne particulierement son ancien tourmenteur Charles. End of Project Gutenberg's Un bon petit diable, by Comtesse de Segur *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK UN BON PETIT DIABLE *** ***** This file should be named 12993.txt or 12993.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/2/9/9/12993/ Produced by Renald Levesque Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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