The Project Gutenberg EBook of Contes d'Amerique, by Louis Mullem This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Contes d'Amerique Author: Louis Mullem Release Date: June 14, 2004 [EBook #12620] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES D'AMERIQUE *** Produced by Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. LOUIS MULLEM Contes d'Amerique PARIS M DCCC XC _A ALPHONSE DAUDET En toute affection pour l'homme, En toute admiration pour l'ecrivain. L.M._ _L'imagination ne pouvant que retrouver ou prevoir, les historiettes suivantes devraient etre, selon le desir de l'auteur, considerees comme des chimeres susceptibles de devenir reelles ou de l'avoir ete._ UNE NOUVELLE ECOLE --Etrange idee! Nous convoquer ainsi, ce soir meme!... au risque de nous faire expulser comme des bambins par le pere Wallholm! --Il est vrai, Gibb, le vieux gentleman est peu endurant pour les visites en dehors du dimanche. --Et ce sera comme j'ai dit, Fogg: il s'agit tout bonnement de nous servir quelque nouvelle avalanche de prose de M. Wallholm fils. --Oui, Andrew produit beaucoup!... --C'est une rage! Passe encore de fabriquer, comme nous, quelques poesies, entre les heures de bureau. Mais entasser poeme sur prose, roman sur comedie! Il deviendra fou! --Bah! subissons encore cette petite corvee et nous aurons, en revanche, le plaisir d'entrevoir Mlles Kate et Lizzie... L'une d'elles, je crois, ne deplait pas a celui de nous qui ne lui prefere pas sa soeur? Cette insinuation subtile ramena chacun a ses preoccupations personnelles, et les deux interlocuteurs continuerent en silence de gravir la montee. L'automne agrementait la soiree d'un petit froid vif, et de fines nuees dansaient dans l'azur, sur la note gaie du clair de lune. Tout rappelle l'Allemagne, du reste, dans cette region du Kansas ou l'emigration rhenane predomine et impose ses moeurs. La nature elle-meme parait se preter a ce pastiche; elle se joue notamment a l'entour de la petite ville de Humboldt, comme a une seconde edition du grand-duche de Bade, et le faubourg grimpant ou nous avons amene le lecteur imite avec ses maisons en bois sculpte et ses sombres touffes de sapins les plus pittoresques echappees de la Foret Noire. Gibb et Fogg, qui avaient parle tout a l'heure, trahissaient aussi le type tudesque blond, a large face rougeaude. Ils s'etaient exprimes avec une gravite bien digne de citoyens de dix-huit ans, destines au commerce, ouverts pourtant a la litterature et livres de coeur aux mystiques reveries d'un premier amour. Ils etaient sangles dans des redingotes noires tres courtes, ils avaient des casquettes a visieres vernies, ils quittaient a l'instant le tiede cabaret du _Grand Frederic_ ou l'on paie en thalers et ils s'avancaient battant le chemin de leurs bottes sonores. --Merci d'etre venus a l'heure, dit tout a coup quelqu'un dans la nuit... Andrew Wallholm, aux aguets pres de la maison paternelle, avait fait quelques pas au-devant de ses camarades. --Silence, et suivez-moi comme des ombres, ajouta-t-il gaiment, mais a voix basse. Gibb et Fogg entrerent apres Andrew, en assourdissant autant que possible les craquements de leurs cothurnes, et franchirent le vestibule, non sans risquer, devant la porte vitree de la chambre basse, le coup d'oeil convenu sur miss Kate et miss Lizzie, qui brodaient et revassaient a la clarte de la lampe. Dans le fond de la piece, pres de la cheminee flamboyante, se tenaient la grosse dame Wallholm, tricotant, et la seche personne de M. Wallholm, perdu sous son bonnet fourre, absorbe dans la fumee de sa pipe et fixant d'un air de mepris ses lunettes sur le vide. M. Wallholm avait une reputation de misanthropie hargneuse, portee par les mauvaises langues sur le compte d'anciennes pretendues frasques de Mme Wallholm... Gibb et Fogg tremblerent d'avoir ose regarder. Inapercus par bonheur, ils monterent a tatons l'escalier et entrerent avec Andrew dans sa chambre d'etude a l'arriere de la maison. Une lampe encapuchonnee d'un abat-jour illuminait une table surchargee de papiers en desordre. Andrew, decidement, s'accordait la fantaisie de donner une soiree litteraire. Dans la penombre on distinguait, installe deja, M. Johann Schelm, l'associe de M. Wallholm; le nostalgique, l'ironique et assez papelard M. Johann, natif de Darmstadt, en Germanie, dont les melancolies d'antan passaient, encore selon les medisants, pour avoir exerce sur les tendances intimes de Mme Wallholm une attraction decisive... Gibb et Fogg, malgre leur jeunesse, etaient a peu pres instruits de ces cancans locaux... Apres un echange general de poignees de mains, Andrew invita les nouveaux venus a s'asseoir et prit place lui-meme devant le tas de manuscrits. Il tournait le dos a la fenetre, argentee de reflets lunaires, et faisait face a ses invites dans la lueur verte de l'abat-jour qui s'etalait sur une partie de son visage et se coupait sataniquement a son profil yankee, taille dur comme un eclat de granit. Andrew n'etait plus d'allure joyeuse, comme a l'arrivee de ses amis; il affectait, au contraire, une attitude abattue et sombre; la scene devenait morne et glacee, comme une conference au debut. On attendait, muets et intrigues, depuis quelques minutes, lorsque Andrew daigna prendre la parole sur le ton d'un homme aux prises avec les idees les plus noires. --Je me propose, messieurs, vous l'avez devine, de soumettre, cette fois encore, quelques pages a votre appreciation. Pardonnez a mon trouble, a ma fievre pendant cette lecture. Les ressorts les plus douloureux de mon etre sont mis en jeu dans ce que vous allez entendre, mon avenir d'homme et d'artiste dependra du jugement que vous en porterez. Apres ce preambule, passablement obscur, Andrew s'empara d'un feuillet, mais a peine le consultait-il, ayant adopte le parti d'arreter ses yeux gris sur l'auditoire avec une bizarre tenacite. --"Il y a quelques heures, la foret etait triste, commenca-t-il, la brume pleurait sur la verdure noire des pins. Tout pres d'ici, pourtant, deux jeunes gens cheminaient au hasard, le fusil sur l'epaule, comme pour une promenade. Ils etaient freres, presque du meme age, mais on ne l'eut pas soupconne, tant ils differaient de traits et de conformation. "Ils marchaient taciturnes, l'un obsede de pensees difficiles a exprimer, l'autre assombri par le pressentiment d'un entretien orageux. "Ils approchaient du grand etang, dont l'eau dormante, miroitant a la paleur du ciel, deroulait ses plaques d'argent mat entre les roseaux. "Tout a coup, l'aine s'arreta, droit campe, l'arme au pied, l'oeil en flamme. "--Frere, que penses-tu des tiens, interrogea-t-il brusquement. "L'autre hesita, mesurant, stupefait, la portee d'une pareille question. "--Je vous aime tous, dit-il, mon pere, ma mere, mes soeurs et toi-meme... "L'aine, sans flechir, le verbe rude et amer, repondit: "--Tu nous aimes! Tu as tort! Cet amour, on ne saurait te le rendre. "--Voila de dures paroles, frere; que veux-tu dire? demanda le plus jeune, deja des larmes dans la voix. "L'aine se taisait, cherchant a frapper juste. "--Ai-je commis quelque faute, t'aurais-je blesse par megarde? insista l'enfant. "--Non! dit l'aine, dont l'accent passait de la raillerie a la colere grandissante. Non! mais regarde-moi bien en face, tu vas me comprendre. Ne suis-je pas, en realite, comme mon pere, type maigre et rugueux, un descendant direct de la vieille souche americaine? Oui, n'est-ce pas? Je porte au front la paleur jaune du dollar, j'ai le masque rigide de l'eternel chercheur d'or; toi, tu contemples avec de grands yeux bleus la vie comme dans un reve, tu es blanc et rose et blond comme une vierge de ballade..." MM. Fogg et Gibb devinrent, a ces mots, tres perplexes et se designerent, a la derobee, deux photographies encastrees sur la cheminee, dans le joint du miroir. Il semblait clair et d'apres ces portraits qu'Andrew depeignait sa propre image et celle de son frere Harris Wallholm, qu'on etait d'ailleurs surpris de ne pas voir present a cette fete intime. Le recit penetrait donc dans une situation bien delicate... M. Johann Schelm, cependant, demeurait calme et apparemment tres distrait dans son fauteuil, tandis qu'Andrew poursuivait sa narration avec une croissante furie de ton et de geste. "--A quelles miseres t'arretes-tu? dit le plus jeune tout interdit. Qu'importe la figure? Notre ame est pareille. "L'aine haussa les epaules en un mouvement de rage mal maitrisee. "--Notre ame est pareille! Chimere qu'un Americain ne saurait concevoir. "--Ne sommes-nous donc pas de la meme nation et du meme sang! "--Tu vas le savoir. Reponds! Que penses-tu de cet etranger toujours present dans notre maison? "--L'associe de notre pere? Oui, je sais qu'au fond du coeur, tu le hais. "--Oh! de toute ma haine, depuis l'extreme enfance, depuis une scene funeste... qui est l'histoire de ta vie. Le pere, a cette epoque, etait un travailleur obstine, sans cesse anxieux et rude, dont chacun avait peur. L'autre, l'emigre, parlait habituellement a ma mere dans un langage de douceur et de cajolerie sournoise qui soulevait mes repulsions d'instinct. Il y eut drame un jour: Ma mere voilait son front de ses mains, l'etranger montrait une attitude louche, je tremblais et pleurais au bruit des menaces de mon pere. Que s'etait-il passe? Je ne pouvais comprendre alors, mais tu naquis peu apres, tu grandissais, je t'observais avec une persistance d'abord inconsciente, puis volontaire, et enfin la verite se reconstruisit entiere dans mon cerveau: La trahison revivait en toi; elle eclatait dans ta ressemblance exacte, absolue, ridicule, avec cet homme d'autre race. Ton existence etait une honte, un crime et une derision! Me comprends-tu maintenant? "Le plus jeune eut un cri dechirant, il etendit les bras comme s'il eut voulu se retenir sur le bord d'un abime. "Puis il se fit un silence tout fremissant entre ces deux freres qui n'osaient plus lever les yeux l'un vers l'autre..." Andrew, conformement a son recit, fit une pause durant laquelle MM. Gibb et Fogg se sentirent plus cruellement embarrasses que jamais. On eut dit que sur la face somnolente de M. Johann Schelm se dessinait quelque chose d'incomprehensible, comme un melange de confusion, d'incredulite et de defi. Andrew, de son cote, se possedait en une sorte de sang-froid de comedien tout en exhibant une emotion desordonnee. Mystifiait-on MM. Fogg et Gibb? Et pourtant il s'agissait certainement de la famille Wallholm et de l'associe, M. Schelm, dans ce qui venait de se debiter. L'histoire des deux freres etait une suite trop evidente des racontages circonvoisins. Andrew, sous pretexte de litterature, trahissait-il les secrets du foyer paternel? Mais comment pouvait-il broder sur de telles avanies? Comment savait-il ces mysteres; qui donc avait ose les lui devoiler? MM. Gibb et Fogg s'y perdaient. Andrew avait, derechef, consulte le feuillet qu'agitait un tremblement de ses doigts. "On entendait, poursuivit-il, le bruissement des roseaux sur l'etang et les lentes trainees du vent dans le feuillage mouille. "Il fallait en finir, cependant, et l'aine reprit bientot sa resolution premiere. "--Faiblesse d'ame, soins de fortune ou aveuglement, que sais-je? mon pere avait oublie. Mais sans relache, moi, je me suis debattu contre ce secret qu'il m'etait interdit de reveler, j'ai du supporter cette tache a mon honneur hereditaire, devorer l'humiliation, refouler des desirs affoles de vengeance. Le courage de me taire plus longtemps m'a manque. A ton tour donc de subir cette destinee, de mesurer ce que pese a la conscience le recel d'un nom vole par l'adultere, l'hypocrisie d'affections que repousse la voix du sang!... "--Que faire? interrompait le plus jeune, enfant par les pleurs, homme sous l'insults... "L'aine s'approcha du malheureux a qui sa presence repugnait deja et parla vite d'une voix sourde: "--L'etang qui dort a nos pieds est profond, la foret qui nous entoure s'ouvre sur le monde. Choisis. La nuit venue, tu verras a travers les branches une lumiere approcher de ma fenetre. Accomplis alors ta volonte, quelle qu'elle soit. "Ayant dit, l'aine remit le fusil sur l'epaule et partit sans regarder en arriere. "Et maintenant l'heure grave est venue!..." Sur ce dernier paragraphe, Andrew avait saisi la lampe d'une main et s'etait leve tragique, en maniere de poete emporte par son reve, mimant l'action, vivant les personnages: "L'aine ne recule pas,--lisait-il;--inflexible, il veut que justice soit faite, il va vers la fenetre, la lumiere fatale rayonne sur la foret. Ecoutez..." Eclaire de profil, Andrew etait d'une paleur de mort; sa voix s'elevait en eclats desesperes. Le coeur s'etranglait sous les redingotes de MM. Gibb et Fogg; M. Johann Schelm, entrainement du recit ou terreur de la realite, s'etait enfin mis debout et un semblant de menace roulait dans son oeil ahuri. "Ecoutez!" redit Andrew. Il y eut un instant d'attente, puis une lueur sillonna la cime des arbres et une detonation retentit dans le bois. Andrew lanca un coup d'oeil final au manuscrit et s'agenouilla. "Un coup de feu! acheva-t-il; le plus jeune n'est plus! L'aine tombe les mains jointes: "J'ai cru bien faire, sanglote-t-il, que Dieu me pardonne!..." L'emotion et l'angoisse de l'auditoire devinrent indescriptibles. Que dire, que conclure? On regardait avec effarement Andrew prosterne; on entendit une horloge tintant dix heures, en meme temps qu'une voix fougueusement acariatre retentissait au bas de l'escalier: --Ce vacarme finira-t-il? criait le peu accommodant M. Wallholm pere. En depit des navrantes impressions du moment, on ne songea plus qu'a fuir la mechante humeur du vieil ours. --Partez, partez vite! commandait Andrew, redresse comme par un ressort. Les jeunes Gibb et Fogg degringolerent l'etage et purent a peine entrevoir une derniere fois les misses Kate et Lizzie, qui repliaient leurs broderies. Arrives sur la route, ils remarquerent que M. Johann Schelm les suivait a quelques pas. Il n'y avait donc plus de doute! Andrew s'etait montre veridique, une sanglante folie avait ete commise! Ils marcherent quelque temps suffoques, transis, n'osant desserrer les dents, l'imagination hantee deja de l'apparition du suicide flottant sur l'eau; ils songeaient a se rendre au bord de l'etang, quand de l'obscurite se detacha une forme humaine venant en sens inverse et marquant le pas d'une chanson. --Harris! s'ecrierent Gibb et Fogg, ravis. --Ah! chers amis, vous voila! dit Harris Wallholm qui les avait aussi reconnus a la voix. --Eh bien! mes bons! ai-je bien joue mon role? la poudre a-t-elle parle a propos? Et que dites-vous du nouveau procede litteraire de ce fou d'Andrew? --Le nouveau procede?... --Oui! le "naturalisme" dont on parle tant aujourd'hui ne lui suffit plus, il cherche, parait-il, quelque chose au dela. --Et quoi donc?... --Je n'en sais rien; on essaiera la definition un autre jour. --Oui, oui, un autre jour, dit M. Johann Schelm, qui s'etait approche et avait appuye son bras sur l'epaule d'Harris Wallholm.--Rentrons, mon enfant, la soiree est froide, tu pourrais t'enrhumer. L'UNION LIBRE I Une febrile impatience, une impatience veritablement epileptique et enragee, secouait la foule entassee depuis le lever du jour dans la Cent-Vingtieme Rue du Quatorzieme Quartier de San-Francisco. L'agitation allait croissant; la rumeur des milliers de voix de cette multitude avait l'accent d'un ocean qui se fache. C'est qu'on attendait un evenement extraordinaire et de nature, certes, a faire delirer toutes les imaginations. Depuis plus d'un mois, la chose etait quotidiennement annoncee, en caracteres d'affiche, a la premiere page des journaux; on en lisait le prospectus, farci de details et d'illustrations, sur de vastes pancartes, promenees a dos d'homme par la ville; on relisait cette reclame le soir, aux rideaux d'entr'acte des theatres ou sur d'immenses transparents illumines par les entrepreneurs de publicite. Du salon au pave, de l'alcove a la belle etoile, on ne parlait plus que de cette affaire dont le denoument allait enfin se produire. Mais il n'etait encore que dix heures du matin, et c'etait a midi seulement qu'Ellen Kemp, l'heroine de ce fait memorable, devait faire son apparition. Or:--"Ellen Kemp "Ellen Kemp "Ellen Kemp" --ainsi lisait-on sur un gigantesque calicot qui couvrait toute la facade du Septieme Hotel de la Cent-Vingtieme Rue--"Ellen Kemp avait ete prise du desir de se marier; mais, instruite des derniers travaux des statisticiens, elle n'ignorait pas qu'on rencontre a San-Francisco trente hommes environ pour une seule femme, et, par suite, elle craignait le trop grand embarras du choix. D'autre part, elle redoutait, vu son absence de fortune, d'etre contrainte d'accepter une proposition ou d'agreer des hommages indignes de son education, de sa jeunesse et de sa beaute. "Le hasard pouvait seul trancher de pareilles difficultes. Ellen Kemp consentait a s'y confier, mais elle en corrigeait les chances trop aveugles par une ingenieuse combinaison qui lui assurerait, en meme temps, un epoux et une dot. Cette combinaison etait bien simple: la jolie, la belle, la charmante miss Ellen Kemp avait resolu de mettre sa seduisante personne en loterie. "Le prix du billet, lisait-on ensuite, est de un dollar; le nombre des billets est de vingt mille. Le tirage de la tombola aura lieu le 18 juillet a midi precis. A ce jour et a ce moment, miss Ellen se montrera sur la "platform" devant la porte du Septieme Hotel, et s'y laissera voir a loisir pendant l'operation, confiee aux jeunes et innocentes mains de cinq pensionnaires du Troisieme Orphelinat. Le gagnant, quel qu'il soit, possedera legitimement la jeune personne, s'il le veut et s'il le peut; s'il refuse le mariage, miss Ellen Kemp gardera la dot et sa liberte." --Education! beaute! jeunesse! et vingt mille dollars! Tels etaient les cris admiratifs que poussait sans fin l'epaisse masse d'hommes encaisses comme des harengs dans la Cent-Vingtieme Rue dont ils emplissaient litteralement la chaussee, les trottoirs, les cafes, les "bars" de toute espece. Car le public feminin, justifiant la statistique invoquee plus haut, etait en infime minorite. Cet attroupement de peuple et de populace exhalait une penetrante odeur d'eau-de-vie et de tabac. Par-dessus les tetes, sur toute l'etendue de la couche vivante, voltigeait un leger nuage bleuatre de fumee de cigares, a travers laquelle s'elevait, en spirales plus denses et plus grises, la vapeur de quelques pipes et brule-gueules. Mais le ciel etait pur et bleu. Le soleil de juillet lechait de flamme chaque detail et l'on voyait, parmi quelques taches d'ombre, un perpetuel miroitement de lumieres crues et criardes. Il y avait quantite de rigides figures de Yankees, aux grands fronts cordes de veines, aux longs traits secs, a la peau bise, a la bouche railleuse, cynique ou cruelle, faute de poil aux levres. On devinait nombre d'Irlandais a leur physionomie blafarde et alcoolisee, a leur inculte fouillis de cheveux couleur de houblon. Par-ci par-la pivotaient les cranes suants et frais rases des Chinois silencieusement attentifs. Ces tetes de tout genre et de tout age tournoyaient sur une mouvante cohue de torses vetus de drap noir ou gris, de toile blanche, jaune ou rousse, de cravates voyantes, de cols de chemise dilates. Il y avait du luxe, il y avait des guenilles, des mains gantees et des bras nus de travailleurs; c'etait de l'egalite cosmopolite fusionnant en un large flot qui remplissait la Cent-Vingtieme Rue et formait un remous de curieux dans les rues voisines. L'entreprise, on le voit, avait ete bien conduite. Grises depuis si longtemps par les apologies de la presse, allumes d'esperances erotiques ou conjugales, tous les gentlemen presents, sauf de rares exceptions, avaient risque un dollar ou plusieurs sur cette chance, entremetteuse d'une Venus. Ils envisageaient, d'ailleurs, en bons Americains, ce cas etrange, sans marivaudage ni mysticisme; ils exhibaient leurs "tickets" et comparaient les chiffres. On operait des echanges et des reventes, on ouvrait des paris, on concluait d'immoraux compromis visant la dot plus que la femme ou divisant l'une et l'autre. Du milieu de la rue jusque dans l'interieur des tavernes, on negociait comme a la Bourse, avec force hurlements; on se disputait, on se poussait, on se bousculait; quelques luttes a coups de poing violemment assenes commencaient de distance en distance a illustrer la fete. Onze heures et demie sonnerent a l'horloge de la Septieme Chapelle. Alors tout ce qui pouvait encore essayer de poser la moitie de l'orteil sur l'asphalte des trottoirs sortit des buvettes et cabarets. Des grappes vivantes grimperent aux reverberes et se collerent en espaliers aux murailles. On regardait des balcons, des fenetres, des lucarnes; on fit irruption sur les toits environnants, on etouffait, on se tordait, on grillait au soleil et on fremissait a l'unisson. A midi moins un quart, une aigre et detonnante fanfare, masquee par le grand rideau de calicot, fit eclater une demi-douzaine de fois l'air national de _Yankee Doodle_. Des hurras frenetiques saluerent ce charivari. Mais l'enthousiasme ne devait plus avoir de repit, car, decidement, l'exhibition commencait. Les cinq bambins du Troisieme Orphelinat vinrent, selon le programme, se ranger au pied de l'estrade, dans un petit espace qu'une corde isolait de la foule. Ils etaient suivis, ces comparses, d'un gentleman qui fonctionnait, selon toute apparence, en qualite de metteur en scene de la comedie et qui placa sur le bord du theatre cinq corbeilles d'osier dans chacune desquelles il introduisit dix cartons, apres avoir montre distinctement et longuement a l'assistance que ces cartons etaient chiffres en conscience depuis zero jusqu'a neuf. Le gentleman avait une figure impassible et des gestes d'une bouffonnerie rythmee qui trahissaient un clown de cirque momentanement en habit noir. Il agita les corbeilles, puis les disposa symetriquement a la portee des cinq innocentes mains de l'Orphelinat. Midi sonna, mais on eut a peine le temps de pousser le ah! traditionnel. L'air de _Yankee Doodle_ retentit encore; une dechirure sillonna le milieu du grand rideau de calicot et miss Ellen Kemp vint se planter a l'avant de l'estrade. Oui, elle etait jeune; oui, elle etait belle, et le bruit s'en repandit aussitot parmi le populaire, qui pullulait jusqu'aux dernieres limites du Dix-Septieme Quartier. Pour la masse qui admire ou condamne sans phrases, une epithete vaut une description. --Elle est charmante, elle est gracieuse, disait chacun; elle est elegante, fraiche, gentille, jolie, sympathique, oh! sympathique! originale, seduisante, elancee, solide, blonde, rose, rieuse, exquise, adorable, eblouissante, enivrante, proclamait-on au loin. Et les yeux meme de ceux qui ne voyaient rien s'emplissaient d'extase. Aux fenetres, quelques "reporters" griffonnaient des esquisses moins sommaires pour les journaux du soir: "Ellen Kemp, crayonnaient-ils, est une belle blonde, aux yeux bleus, a la taille legerement au-dessus de la moyenne; elle a la poitrine amplement developpee et les manches de barege laissent deviner des bras vigoureux. Son air, toutefois, n'a rien d'une virago, d'une heroine de roman, d'une exaltee, d'une sectaire, ni d'une extravagante. Sa robe de toile rayee de bleu, de gris et de rose, en demi-teinte sur fond blanc, son coquet chapeau de crepe noir pique d'une pivoine, son col casse ferme et bien blanc, ses gants de soie paille, sa petite valise en chagrin noir a fermeture d'acier, son parasol brun pendu par une chainette a la ceinture, constituent la toilette de voyage d'une personne convenable de la classe aisee. "Ellen Kemp regarde le public avec calme et sans affectation de forfanterie; elle n'est ni agitee ni etonnee; il semble qu'elle pense faire la chose la plus naturelle du monde et accomplir un des actes ordinaires de la vie. Son attitude, en attendant que le hasard dispose de son existence, est celle, a peu pres, d'une demoiselle bien elevee, en presence des "aldermen," au moment de contracter un mariage de raison." L'ebauche etait presque ressemblante. Ellen Kemp, a coup sur, agissait sans ostentation, bien que son aventure dut enrichir le catalogue des abracadabrances nationales. Elle etait sereine et souriante, mais froide et attentive, comme lorsqu'on va conclure une affaire. L'assistance male, suffocante et haletante, etait loin de se montrer aussi placide. La beaute de miss Ellen donnait un interet poignant a la partie engagee. Le desir, l'amour subit, la jalousie commencaient a surexciter les cervelles des spectateurs provisoirement rivaux, et se traduisaient en injures brutales, en provocations grossieres echangees dans tous les idiomes connus. On se traitait de chien d'Irlandais, d'Anglais stupide, de cretin du Valais, de lazzarone, de rodeur de barriere, de carliste, d'alphonsiste, de fenian, de communard, de socialiste et de nihiliste, pendant que les Yankees, exasperes de cette concurrence transatlantique, criaient: "En Europe! en Europe! maudite crapule!" La fanfare, par bonheur, fit treve. Il y eut un palpitant silence pendant lequel le precedent gentleman ordonna aux candides delegues de l'Orphelinat de mettre une main dans chaque panier, de saisir une carte unique et d'attendre le signal. Mais il etait ecrit qu'il y aurait combat: Quelques hommes peserent contre la corde de cloture et se pencherent pour surveiller l'extraction. Les cinquieme et sixieme rangs redouterent une fraude, et le soupcon, s'enflammant comme une trainee de poudre, alla faire explosion aux deux bouts de la rue, d'ou rejaillirent vers le centre de calomnieuses insinuations. Il n'en fallait pas plus pour determiner une rixe, car les longues provocations des heros d'Homere ne sont pas de mode chez le peuple nouveau-monde, plus avare de son temps que de sa vie. Deja des boxeurs se tamponnaient le mufle, des pointes de souliers sifflaient contre des machoires, de larges semelles se plaquaient sur des ventres, ou frappaient des tibias a revers; on se prenait a la gorge, on s'eborgnait, on se crachait a la figure ce qu'on s'etait mordu, quelques poitrines se cambraient autour de coups de pied recus dans le dos; plusieurs lames de couteaux-poignards scintillaient au soleil comme des lueurs electriques; des revolvers, machines a moudre la mort, egrenaient leurs notes reches et crepitantes. Un Chinois, profitant de la bagarre, s'etait glisse jusqu'a la corde, et son oeil, lourd de volupte, caressait l'appetissante fille de race blanche; mais la rage de quelques batailleurs se tourna contre ce rebut de l'Orient; le malheureux, happe a la nuque, renverse, terrasse, plongea sous la plebe, et, de coups de botte en coups de botte, emergea plus loin dans un vide forme a l'entour de deux pugilistes qui, plus acharnes que le reste des guerriers, se pochaient et s'incisaient avec de grands cris de massacre. Toujours calme, et ne se crispant dans aucune arrogante impassibilite d'apparat, miss Ellen suivait cette scene avec un assez vif interet. L'incident, d'ailleurs, avait un caractere de grandeur et d'etrange beaute: L'inexorable et demoralisant celibat de la cite industrielle enfievrait ces troupeaux d'hommes assoiffes d'amour, et, devant cette femme que le hasard promettait egalement a tous et qui se tenait la, superbement desirable, triomphalement provocante, symbole vivant des joies de la possession, ces malheureux, ces desherites, ces travailleurs, etaient prets a s'entre-dechirer comme des bandes de fauves, affoles dans le desert par l'acre arome d'une seule femelle. Oui, ce simple fait divers de la journee d'un peuple avait une fiere tournure epique, digne d'une page d'histoire. La melee allait devenir ecoeurante. On entendait des rales brefs et sinistres, quelques tetes blemes se rejetaient en arriere comme pour se detacher de gorges serrees en des mains tenaillantes; l'air s'empestait aux ameres sueurs de la colere; quelques chairs se gauffraient; des taches de sang eclataient comme des fleurs purpurines enlevees a l'aquarelle, sur les faces livides. Mais, tout a coup, le silence sans souffle encore une fois regna; les plus feroces s'arreterent pour regarder. C'est que les petits de l'Orphelinat tenaient en l'air, a bras tendus, les cartons qu'ils venaient d'extraire des corbeilles, et tous les yeux, toutes les bouches, lurent et proclamerent ce chiffre: 18745! qui transformait, pour miss Ellen Kemp, le hasard en destinee. La musique, impitoyable melange de pistons et de clarinettes, epaissi de grondements de tambours, se reprit a vacarmer des refrains en vogue, et la curiosite des assistants se ralluma, car miss Ellen s'immobilisait sur les treteaux, comme si elle eut attendu que le possesseur du numero sorti des urnes vint reclamer sa conquete. Certes, cela promettait un retour d'amusement. Le gagnant serait peut-etre vieux, laid, pauvre, monstrueux, ivre ou fou. N'importe! Le mariage se ferait s'il l'exigeait; on prendrait, son parti; la ceremonie nuptiale aurait lieu seance tenante; il suffisait du concours d'un des clergymen sans doute presents. Oui! on allait probablement un peu rire, en compensation de tant de dollars envoles! Malheureusement les choses avaient ete disposees d'autre facon. Ellen Kemp disparut derriere un second rideau de calicot, que des mains invisibles deroulerent du sommet de la baraque et sur lequel parurent ces mots en grosses lettres noires: ELLEN KEMP Appartient a JOSUAH BROG-HILL JOSUAH BROG-HILL JOSUAH BROG-HILL D.-M. _Quatre-Vingt-Onzieme Rue, Soixantieme Quartier._ Docteur-medecin! Tel etait donc le mot de cette incommensurable mystification: un Esculape, aussi obscur que peu scrupuleux, avait imagine, croyait-on, ce moyen d'escamoter une moisson de gloire et d'argent comptant. La celebrite desormais certaine de Josuah Brog-Hill prit naissance au milieu d'une huee formidable dont le bruit s'epandit par toute la ville. Il y eut un ouragan de rires, d'injures, de sifflets, de maledictions. Le theatre en plein vent, renverse a la hate par une equipe de charpentiers, sembla s'abimer dans la tempete, et le Septieme Hotel reparut dans sa peu monumentale nudite. La piece etait jouee, et la multitude, courant apres le temps qu'elle venait de perdre, s'enfuit comme une trombe par toutes les issues. Cinq minutes plus tard, la rue avait repris son aspect accoutume; les files de travailleurs, de negociants et d'hommes d'affaires s'ecoulerent paisibles et continues, ainsi que les eaux d'un fleuve au soleil. II Et voila comme les choses se passent, si vite effacees. L'agitation provoquee par cette passionnante aventure se dissipa des que le denoument fut divulgue. Personne ne s'avisa d'attendre miss Ellen Kemp pour la suivre ou la voir un instant de pres. On pensa qu'elle ne dependait plus que de son nouveau mari ou, le cas echeant, de la justice. Ellen Kemp demeura pres d'une heure encore a l'hotel, afin de regler ses comptes avec le drolatique regisseur de sa vente a l'encan; puis elle sortit, mit le pied sur l'asphalte, et partit svelte et alerte, tout d'un trait, comme une colombe, avec un bruit d'ailes dans sa legere robe d'ete. Elle allait, sans effronterie, mais sans hesitation, tenant de ses mains finement gantees l'ombrelle et la valise. Elle avait la demarche gaie d'une pensionnaire a peine entree dans la vie libre et qui se sent encore enveloppee de sympathie dans toute l'atmosphere sociale. Elle suivait les rues, les squares, les places, les quais; sites numerotes a tous les angles et nullement honores, comme dans les villes seculaires, de noms celebres plus ou moins connus. Grace a ce systeme, cependant, miss Ellen n'avait qu'a prendre, aux carrefours, le chiffre le plus eleve pour atteindre, sans consulter personne, la rue lointaine de son proprietaire. Elle y arriva, methodiquement, en deux petites heures ou, si vous le preferez, en une grande heure trois quarts. Le numero 125 de la Quatre-Vingt-Onzieme Rue etait d'aspect tranquille et honnete; une proprete meticuleuse luisait sur les volets peints en vert, sur les vitres polies, derriere lesquelles se relevaient a demi des rideaux de mousseline, et jusque sur les feuilles des plantes grasses qui faisaient, avec leurs poteries de terre rouge vernissee, l'ornement interieur des deux fenetres du rez-de-chaussee. Chaque detail souriait d'un effet de lumiere, et les rayons du soleil, tombant alors obliquement sur la porte, etaient vivement refletes par une plaque de cuivre ou des lettres noires, creusees dans le metal, annoncaient le logis de "Josuah Brog-Hill, D.-M." --C'est ici, se dit miss Ellen. Et fort hesitante, elle parut se demander: --Que diable viens-je faire dans cette maison et quel langage dois-je tenir? Mais un regard jete sur la sacoche enflee des vingt mille dollars lui rendit la notion du devoir, et elle etendait la main vers le bouton de la sonnette quand la porte s'ouvrit d'elle-meme. Une respectable vieille dame, de noir vetue, a tournure de gouvernante et de quakeresse, se montra dans l'encadrement. --Le maitre y est-il? demanda miss Ellen. La figure de la dame prit une expression tres cordiale. --Votre sante est bonne, j'espere, miss Ellen, dit-elle du ton le plus aimable.--Certainement le maitre est a la maison, veuillez me suivre. Et prenant les devants apres avoir referme la porte de la rue, elle conduisit la visiteuse vers un petit parloir situe a l'autre extremite du corridor. Ellen Kemp eprouva quelque surprise a s'entendre nommer par cette venerable introductrice. --Avais-je l'honneur d'etre connue de vous, madame? demanda-t-elle. --Non, miss Ellen, mais en conjecturant d'apres les circonstances..., j'avais devine, ou plutot suppose..., excusez-moi... La dame semblait intimidee du regard etonne d'Ellen Kemp et parlait avec un embarras visible. --Vous attendrez deux minutes au plus, dit-elle, et je reviendrai vous prendre. Et elle sortit apres avoir courtoisement invite miss Ellen a s'asseoir. Demeuree seule, Ellen Kemp sentit qu'enfin son coeur battait un peu d'effroi, tant l'aspect de toute chose, dans cette demeure, etait a la fois coquet et imposant. Le parloir, petite piece carree, montrait l'ameublement le plus simple, mais a travers la fenetre ouverte on voyait une cour inondee de soleil et ornee d'une jolie fontaine de marbre a jet d'eau dont la poussiere irisee rafraichissait d'innombrables fleurs rares et resplendissantes s'etageant sur des gradins jusqu'aux murailles tapissees de lierre. Un merle, dans une cage accrochee aux feuilles, se prit tout a coup a siffler une note amusante, comme pour souhaiter la bienvenue. Sauf ce merle, tout se taisait dans la maison, et on percevait un silence d'assoupissement sous la lourde chaleur de l'ete. --Le docteur Josuah doit etre un gentleman tres comme il faut, pensa miss Ellen; il aime, a coup sur, le confortable et la serenite. On doit vivre heureux sous ce toit; les passions sont peu turbulentes ici. J'imagine que le docteur n'est plus de la premiere jeunesse... Cette hypothese en provoquait nombre d'autres; mais la vieille dame etait revenue dans le parloir, toujours souriante et sans plus de bruit qu'une nuee nageant sous un ciel clair. --Venez, chere miss Ellen, le docteur vous attend. Ellen Kemp, se roidissant contre un petit tremblement nerveux qui l'envahissait, se leva et marcha, tenant toujours a la main son ombrelle et le sac aux dollars. La chambre du docteur etait au premier etage, juste au-dessus du parloir qu'on venait de quitter. Au milieu de l'escalier, Ellen Kemp se mit a trembler plus fort en pensant que le docteur pouvait bien aussi etre un homme jeune et beau. --N'est-ce pas la, se dit-elle, ce qui l'oblige a prendre une si vieille intendante? Une porte s'ouvrit. --Miss Ellen Kemp! annonca la respectable dame d'une voix avenante. --Miss Ellen Kemp, entrez et asseyez-vous, dit une autre voix plus accueillante encore, et si douce que, malgre sa frayeur et sa honte, maintenant, d'avoir fait un coup de tete ridicule, Ellen Kemp regarda tout d'abord la personne qui venait de parler. C'etait une femme jeune encore et qui, sans etre belle, avait ce charme singulier que donne au visage une intelligence peu commune; ses cheveux, d'un blond satine, encadraient un beau front aux tempes bien pleines et retombaient, sans se boucler, comme une touffe de soie; ses levres souriaient a demi; ses yeux, d'un gris noir, etaient comme deux grandes lumieres allumees par une rare chaleur de sentiment et de sensibilite. La toilette, d'un gout severe, rappelait celle de la vieille cameriste et se composait d'un col de toile blanche et d'une robe de drap noir, boutonnee depuis la gorge et descendant sans plis jusque sur les pieds, comme une soutane. La vue de cette agreable creature causa, faut-il le dire, un certain desappointement a miss Ellen, qui eut prefere, sans doute, rencontrer le docteur seul chez lui et, surtout, le rencontrer celibataire, que d'avoir a s'expliquer avec sa femme. Le depit de miss Ellen etait d'autant plus excusable que la chambre ou on la recevait revelait un hote fort interessant. Des rayons charges de livres, des instruments de physique et de chimie, des plantes, des gravures, un piano et mille autres objets encore, proclamaient que le docteur etait a la fois un savant, un artiste et un poete. De plus, miss Ellen s'attendait a du persiflage et cette idee la delivra de tout reste d'intimidation. --Je venais dans le but de parler au docteur Josuah Brog-Hill, dit-elle, non sans une certaine secheresse. --Le docteur Josuah Brog-Hill, c'est moi, repondit avec une grace parfaite la dame en soutane. --Vous! s'ecria miss Ellen stupefaite, le regard fixe et la bouche beante. --Oui, ma tres chere, dit Josuah Brog-Hill; le docteur n'est ni vieux, ni laid, ni jeune, ni beau, ni meme docteur: il est une doctoresse, et le mari que le hasard vous a procure ce matin est une femme!... Ellen Kemp revint aussitot de sa surprise; elle apprecia la facetie que venait de se permettre le destin et se livra sans contrainte a l'eclat de rire le plus franc, le plus epanoui, le plus sonore, le plus delicieusement feminin qu'on eut entendu, depuis longtemps, ou peut-etre jamais, dans l'affairee et soucieuse metropole de San-Francisco. III La doctoresse avait seulement souri, mais sans paraitre froissee le moins du monde. --J'aime beaucoup la gaiete, dit-elle, lorsque Ellen Kemp se fut calmee, et ce rire orne de belles petites dents blanches merite tout l'honneur qu'il a d'annoncer ici la venue de votre jeune beaute. Il y avait, a la fois, de l'ironie et de l'amabilite dans le debit de ce madrigal. Josuah prenait le ton d'un homme du monde disant des fadeurs ou d'une femme d'esprit narguant discretement l'indulgence des filles d'Eve pour les banalites elogieuses. Miss Ellen comprit que la doctoresse ne manquait pas de malice et parut saisir avec empressement l'occasion de se divertir. --Pardonnez-moi de rire ainsi, dit-elle, mais c'est de mes apprehensions de tout a l'heure, au moment de sonner a votre porte. --Que redoutiez-vous donc? --En general, un maitre, et, en particulier, les defauts, les vices ou les infirmites dont ce personnage risquait d'etre pourvu. --Ne rencontre-t-on pas quelquefois des hommes jeunes, riches, interessants, seduisants? --Oh! ceux-la ne sont jamais les premiers venus dans l'existence d'une femme, meme quand c'est le hasard qui conduit les choses. --Les premiers!... La doctoresse eut un sourire imperceptible, nuance de scepticisme. --Aviez-vous donc, ajouta-t-elle apres une pause, mis aussi a la loterie l'enjeu d'un coeur tout neuf et apportiez-vous a votre acquereur inconnu le bonheur tout entier? --Je puis vous l'affirmer, quelque etrange que cela paraisse, repondit miss Ellen, aux prises avec un nouvel acces d'hilarite. --Quoi! vous etes jeune, vous etes belle, et on ne vous a jamais recherchee? --Si j'en dois croire ce qui m'a ete dit, j'ai eu un adorateur, a Baltimore, ou je naquis et ou j'ai vecu jusqu'a present. Dans cette meme ville, ce meme adorateur a pousse, il y a quelques mois, certain soupir qui passe pour avoir ete le dernier... --Vous ne le regrettez pas? --Mortuairement, il etait tres bien. Le fil de ses jours avait ete brise par un vulgaire coup de boxe, par un de ces horions methodiques, qui, dans la nomenclature des ressources du pugilat, doivent occuper un rang distingue, car son application sur le chef de mon amoureux fut, comme je viens de vous le mentionner, decisive. C'est chose triste, mais dont il lui resta, cependant, sur le visage un agreable sourire que le medecin de l'enquete judiciaire qualifia de "rictus." Il aurait du mourir plus tot: j'eusse moins tarde a l'aimer. --Mais d'ou venait ce coup de poing tant funeste? --D'un rival. Je voulais, un peu malgre moi, beaucoup malgre mes parents, honnetes et severes negociants, epouser le futur defunt, parce qu'il etait comedien et pouvait realiser mon souhait de courir le monde. Mais il etait tragiquement jaloux de quiconque m'approchait et, surtout, d'un enorme et lourd Allemand, commis de mon pere. Il chercha querelle a ce Germain, qui lui fit la reponse tudesque, et sans replique terrestre, dont vous savez le resultat. Cela m'a donne une flatteuse idee des hommes! --Idee juste dans la plupart des cas; mais n'eutes-vous plus d'autres malheurs? --Aucun... Apres un laps de temps consacre aux reflexions funebres, je constatai qu'il me fallait a tout prix une existence vagabonde; je pris mon sac de voyage, certain soir; j'arrivai le surlendemain a San-Francisco, et me voici, avec mon sac de voyage toujours le meme, sauf qu'il s'est arrondi de vingt mille dollars. --Vous etes une charmante enfant douee d'une tres aimable folie, dit Josuah Brog-Hill en maniere de conclusion au recit d'Ellen, dont elle avait suivi chaque detail de l'air le plus approbateur. Puis, accentuant ses paroles et se composant tout a coup un visage presque serieux, la doctoresse ajouta: --Oui, vous etes charmante, et je declare que vous me convenez sous tous les rapports. C'est bien sincerement que je remercie le hasard d'avoir conduit vers moi quelqu'un de votre genre d'esprit, et d'avoir favorise votre amour des aventures en vous procurant la plus etrange de toutes celles que vous pouviez imaginer. --Que va-t-il donc m'arriver? demanda miss Ellen tres intriguee. --Il vous arrive ceci, que je vous ai gagnee et que je vous garde. Je suis decidee a maintenir les droits que m'apporte mon succes de ce matin. --Vous voulez m'epouser! s'ecria miss Ellen en riant enfin a gorge deployee. --Pourquoi pas? dit Josuah Brog-Hill en riant aussi. --Mais les lois?... --Les lois permettent tout en Amerique... Ceci avait de vagues apparences d'alienation mentale, a moins que ce ne fut une ravissante plaisanterie, et, dans le doute, Ellen Kemp se mit a etudier attentivement la physionomie de son interlocutrice. Il y avait de quoi s'y perdre. Les yeux indefinissablement teintes de la doctoresse rayonnaient d'un feu sombre, indice d'une volonte ferme et tenace jusqu'a l'exageration; son front vaste, regulierement fuyant vers le sommet, denoncait, avec de hautes facultes d'etude, une dangereuse tendance aux hypotheses hardies, aux negations irrepressibles et aux envolees dans l'ideal. Il est vrai que les levres charnues promettaient de la bonte et que le nez, s'affranchissant de toute severite sculpturale, ramenait cette figure a l'expression du realisme le plus raisonnable. Le resultat de l'examen, c'est qu'en somme, Josuah Brog-Hill, sous ses cheveux blonds lustres comme une aile de tourterelle et tombant sur les epaules comme la criniere d'un ephebe, etait un etre enigmatique d'une gentillesse mutine un peu troublante. Etait-ce une virago a outrance? Etait-ce un jeune homme se plaisant aux accoutrements de femme? Les deux hypotheses etaient egalement admissibles, et miss Ellen, engagee d'honneur a ne pas baisser pavillon sur le terrain national de l'excentricite, se promit, au fond de l'ame, de paraitre imperturbable, quoi qu'il put advenir. --Soit, dit-elle, apres avoir semble reflechir: j'admets que vous defendiez vos droits; mais si je refusais? --Nous porterions l'affaire devant un tribunal, ce qui divertirait toute la ville, mais ne nous empecherait pas, je le souhaite, de demeurer ensemble, en bonnes camarades, jusqu'a ce que le proces fut vide. --Mais pensez-vous obtenir gain de cause et pretendriez-vous demontrer?... --J'emettrai seulement, interrompit Josuah Brog-Hill, la pretention de contracter, par-devant notaire, une association indissoluble impliquant le partage de nos fortunes et divisant entre nous le travail au dehors et les soins de la maison, le tout sous les auspices d'une loyale et fidele amitie. N'est-ce pas la ce qu'on appelle vivre en menage? Miss Ellen s'appretait a formuler quelques objections, mais la vieille gouvernante etait entree dans la chambre sur les derniers mots de Josuah. --Voici, dit la doctoresse, l'excellente mistress Flyburn persuadee que vos emotions d'aujourd'hui exigent un peu de repos. Elle va vous conduire a l'appartement que, des ce matin, elle a prepare a votre intention. D'ailleurs, c'est le moment ou je dois donner audience a mes malades. Nous reprendrons notre entretien ce soir, car le programme que j'exposais tout a l'heure necessite d'assez longues explications. Considerez, en attendant, qu'au lieu de persister dans une existence pleine de tourments, vous etes libre d'adopter, chez moi, le bonheur calme et rationnel. Cette fois la doctoresse avait parle tres serieusement et, meme, d'un ton un peu declamatoire. --C'est trop drole pour ne pas voir la suite, se dit en elle-meme miss Ellen. --Au revoir, ajouta-t-elle tout haut; j'aurai le plus grand plaisir a causer ce soir avec vous; agreez aussi l'assurance que j'incline a rester votre amie aussi longtemps qu'il vous plaira. Les deux jeunes femmes se donnerent une poignee de main automatique a la mode anglaise, et miss Ellen sortit avec mistress Flyburn, qui lui indiquait le chemin. IV L'appartement destine a miss Ellen etait situe au deuxieme etage sur le devant de la maison. A peine entree, miss Ellen constata, non sans un sentiment de perplexite, qu'elle avait oublie le sac aux vingt mille dollars. L'anxiete dura moins d'une seconde: Mistress Flyburn deposa delicatement sur un gueridon, au milieu de la chambre, la precieuse valise et l'ombrelle. Miss Ellen, delivree d'une belle peur, songea qu'il lui faudrait desormais veiller a son tresor. --Vous pourrez garder ce qui vous appartient dans ce meuble, dit, tres a propos, mistress Flyburn, en designant du regard un bahut en vieux chene dont la solide serrure de cuivre symbolisait admirablement l'age present ou l'on enferme l'or. Du bahut, miss Ellen promena les yeux sur le reste du mobilier, qui formait, au total, un tres joli nid de jeune fille, et reconnut a part soi que cet interieur lui plaisait beaucoup. --N'est-ce pas que vous serez ici le mieux du monde? dit mistress Flyburn. --A la condition de n'y pas rester trop longtemps, pensa miss Ellen. --Il est pres de quatre heures; nous dinons a six, dit mistress Flyburn. --Que faire en attendant? se demanda miss Ellen. --Vous pourrez lire un roman ou feuilleter des "keepsake," dit l'obligeante cameriste en ouvrant une armoire ou s'etageait une bibliotheque passablement garnie. --Lire est charmant, reflechit miss Ellen, mais reparaitrai-je ce soir dans ce costume de voyage? --Vous aurez aussi tout loisir de vous habiller, dit mistress Flyburn en entre-baillant une autre porte qui cachait un cabinet de toilette. C'etait decidement un dialogue en regle entre une pensee et une voix. Miss Ellen ne put se defendre d'exprimer son etonnement. --Vous etes extraordinaire, mistress Flyburn! s'ecriait-elle. Vous m'avez nommee sans m'avoir jamais vue; vous avez prepare mon installation a l'heure ou j'ignorais encore ce que le sort deciderait de moi; vous repondez d'avance a tout ce que je suis sur le point de vous demander; de grace, qu'est-ce que tout cela signifie? --Excusez-moi, miss Ellen, c'est le concours des circonstances... Je fonde des hypotheses, oui, de simples conjectures... La curiosite de miss Ellen parut encore une fois gener beaucoup la bonne vieille; elle balbutiait ses explications et, glissant a reculons, elle s'effaca de la chambre dont elle referma la porte sans le moindre bruit. Restee seule, miss Ellen s'etendit dans un fauteuil et laissa courir son imagination qui retraca, comme une suite de reves tumultueux et bizarres, les evenements de la journee. La chaleur torride du matin se rafraichissait d'un souffle d'orage. Tout faisait silence; le chant seul du merle, sifflant dans le jardin sa note rieuse, vibrait imperceptiblement a travers les murs. L'harmonie de la situation inspirait la sagesse. Pourquoi miss Ellen ne menerait-elle pas desormais cette vie paisible, et pourquoi ne ferait-elle pas de son plein gre ce que semblait souhaiter mistress Josuah? Cette pensee l'occupa longtemps, mais mistress Flyburn avait exactement prevu ce que ferait miss Ellen pour tuer le temps jusqu'a l'heure du diner. Les meditations terminees, elle mit sous clef ses dollars, regarda quelques images et succomba bien vite a la tentation d'emprunter au cabinet de toilette une des robes de Josuah, pour en faire l'essai mysterieux. Trois secondes plus tard, miss Ellen se contemplait dans un miroir, vetue a son tour d'une tunique de drap noir boutonnee tout au long, et rabattait ses cheveux denoues sur ses epaules, afin de copier jusqu'au bout l'etrangete piquante de Josuah. --Il ne vous manque plus que ceci, dit mistress Flyburn rentree silencieuse comme un phalene et tenant du bout des doigts un grand col de toile blanche, rigidement empese. L'opportunisme de mistress Flyburn atteignait au prodige, mais le plus presse etait de completer l'epreuve. Quand le miroir encore consulte eut repondu, miss Ellen hesita entre le plaisir de garder ce travestissement et la crainte de paraitre trop familierement libre-echangiste. Mistress Flyburn s'empressa de dissiper ces scrupules inavoues. --Rien ne sera plus agreable a mistress Josuah que de vous voir accepter des aujourd'hui l'uniforme de la maison, affirma-t-elle de l'accent le plus convaincu. Et on quitta la chambre pour aller se mettre a table. V Le diner, servi dans l'appartement de Josuah, merite a peine une mention. Les Americains de n'importe quel sexe mangent vite et mal, avec abus de conserves et de poivre rouge. Sitot le repas termine, mistress Flyburn, toujours chronometriquement ponctuelle, mit sur la table un samowar fumant, une theiere, des tasses et un assez ample flacon de gin discretement recouvert de paille tressee. Cette fonction accomplie, mistress Flyburn disparut, et Josuah precipita l'eau bouillante du samowar dans la theiere d'ou la vapeur ressortit chargee de parfums. C'est la, pour les Americaines, comme pour les Anglaises, le signal des causeries intimes; les traits de Josuah s'epanouirent. --Un peu de the, ma chere, dit-elle; etes-vous reposee? Etiez-vous bien chez vous? --La journee entiere m'a paru delicieuse, repondit miss Ellen. --C'est-a-dire que, rencontrant la fortune aujourd'hui, vous esperez, loin de moi, la liberte demain? --Je ne songe pas a fuir; votre menace de proces m'effraie trop! --Je plaisantais, et je suis bien aise que vous vous en soyez apercue. --Je ne plaisante pas, moi, je vous jure; il me semble, au contraire, que j'aimerais, moi aussi, a faire valoir mes droits. L'existence, pres de vous, doit etre tres agreable; vous etes un docteur capable de m'apprendre un tas de choses que j'ignore; vous me promettez de plus votre amitie; que pourrait m'offrir de mieux le plus joli des maris? Ellen Kemp avait prononce tres gaiement ce petit discours; ses gestes etaient animes, ses eclats de voix sonores comme des rires. On pouvait croire que l'ale et le porter, abondamment absorbes pendant le repas, etaient pour quelque chose dans cette effervescence, et que le voluptueux arome du the vert, repandu dans la chambre, y etait pour beaucoup. Josuah, comme pour entretenir ces bonnes dispositions, inclina legerement sur les tasses l'amphore tressee d'osier. Le bruit etrangle du goulot annoncait une bouteille bien pleine. --Voila que vous raillez a votre tour, dit la doctoresse; la vie calme et studieuse aupres de moi ressemblerait trop a celle que vous avez menee jusqu'a present au sein de la famille? --Au sein de la famille... Miss Ellen hesita tandis que les yeux de mistress Brog-Hill interrogeaient, un peu moqueurs. --Oserai-je vous avouer, continua miss Ellen, que je ne suis pas arrivee ici de Baltimore aussi directement que je l'ai pretendu ce matin; je me suis arretee par-ci, par-la. J'ai ete ouvriere, commercante, chanteuse, actrice, journaliste, conferenciere, tout ce que peut etre une femme qui cherche sa voie. Voila bien des situations qui, au fond, aboutissaient toutes... --A avoir ete trompee dans chacune par un homme au moins. --Vous l'avez dit! Il y eut, apres ce gros aveu, un moment de silence employe par la doctoresse a remettre du gin dans les tasses ou le the commencait a manquer. --Eh bien! cette confidence me fait le plus vif plaisir, reprit-elle. J'espere maintenant qu'en effet mon plan d'association vous paraitra digne d'etre experimente. L'emotion involontaire de la doctoresse en lancant cette proposition indirecte prouvait bien qu'elle en revenait a son projet le plus cher, a son idee fixe. --Va pour l'experience! repondit miss Ellen, tres penetree aussi et un peu grise; l'experience seule fait loi. --Mais prenez garde, dit Josuah ravie: c'est tout un systeme dont il vous faut d'abord entendre l'expose. --Je suis tout oreille et tout attention, dit miss Ellen. --Je parlerai donc, dit la doctoresse, qui se recueillit un instant et versa une nouvelle dose de gin dans les tasses, ou il ne restait plus ombre de the. Appuyant ensuite un de ses bras a la table et l'autre au dossier de sa chaise, le torse de biais et la tete de face, elle entama, soudainement eloquente, une conference en regle sur le genre de vie qui conviendrait a la femme moderne, instruite, intelligente, emancipee et serieuse. La these se resumait dans le devoir, pour les femmes, d'organiser entre elles une societe separee. Aptes, par leurs talents et leur activite, a pourvoir aux besoins de la vie, elles ne communiqueraient avec les hommes que pour l'echange des produits naturels ou artificiels et le reglement d'un petit nombre d'interets collectifs. Cette theorie etait simple, limpide et du plus orthodoxe radicalisme. La demonstration, que nous avons soin d'abreger, prenait pour point de depart l'eternelle hostilite qui semble, de par la nature, diviser les deux sexes, hostilite fomentee de part et d'autre par l'egoisme, et dont l'orateur fletrissait, comme principale manifestation, ces cruelles ruses de guerre, cette suite de dissimulations et de mensonges qu'on a decorees du nom d'amour. Les critiques et les epigrammes retentissaient, dru comme grele, contre tous les genres d'unions, definitives ou passageres, contractees sous pretexte d'amour, dans nos societes de convention. Et la voix de mistress Brog-Hill acquerait plus d'ampleur et de vol, sa figure s'eclairait d'une plus triomphante mimique demonstrative a mesure que ses paradoxes atteignaient a un plus haut degre d'enormite. Mais la lecon s'envenima des fureurs d'une vraie philippique lorsqu'il fut question de la rivalite des deux moities humaines sur le terrain intellectuel, et surtout lorsqu'il fut traite des injustices de l'homme refusant d'admettre qu'il y a "difference" et non "inegalite," et que la force morale dont l'homme se targue demeure sterile sans les "correctifs" de prudence et de tendresse qu'y apporte la femme. En politique, le dernier mot de l'homme tout seul, c'est la guerre; en socialisme, c'est la peur ou la haine, la reaction ou la destruction. Et il ose faire le superbe! Certes, elles etaient foudroyantes, les paroles de Josuah sur ce chapitre; on croyait entendre le sifflement du fer rouge dont elle marquait les abus. --Et on dit que cette dispute durera toujours, s'ecria-t-elle; eh bien, soit! mais, des lors, pas de compromis, guerre ouverte et a jamais! --Oui, guerre et separation, cria aussi miss Ellen en brandissant la tasse qu'elle venait de vider. --Resterons-nous isolees, cependant, continua mistress Brog-Hill entrainee par l'enthousiasme de l'auditoire, l'ennui nous ramenera-t-il repentantes et soumises entre les bras de nos ennemis? Non, mille fois non! Ecoutez plutot mon programme. Miss Ellen se fit attentive autant que le lui permettaient les chaudes effluves du gin flottant dans son cerveau. --La nature, dit Josuah plus calme et tachant d'etre claire, la nature s'est montree fort avare de procedes en creant notre engeance; elle n'a, par exemple, imagine que deux sexes, quand rien ne l'empechait d'en constituer une vingtaine, afin de complaire a tous les gouts et de pourvoir a toutes les aspirations. J'ai constate neanmoins, et par l'etude de certaines doctrines de physiologie, et par mes propres experiences, qu'il y a deux sortes de femmes. Les unes sont legeres, gracieuses, fantasques, nees pour rejouir l'esprit par leurs caprices, pour charmer les yeux par le rayonnement de leur beaute; par leur coquetterie, par la subtile et feline mignardise de leurs gestes et de leurs attitudes. Il va sans dire que je vous range, ma chere, dans cette aimable categorie.--Moi, je suis de l'autre section, infiniment moins seduisante, que ses instincts poussent vers l'etude et qui ne saurait se borner aux quelques travaux d'aiguille, a ce peu de musique, de peinture ou de rhetorique epistolaire dont vous vous contentez, vous autres belles esclaves, quand vous etes en quete d'un maitre... Il y eut, ici, une longue apologie de la sorte d'etre que l'homme appela de tout temps le bas-bleu ou la pedante et que la doctoresse honorait du titre de pretresse du progres universel. Ce passage, fort applaudi par miss Ellen, fut suivi d'un instant de repit, pendant lequel Josuah tira, enfin, une seconde edition de the des flancs bouillants du samowar. Mais la conference n'etait pas terminee. Les observations de mistress Josuah lui permettaient d'affirmer qu'en raison d'une sorte de virilite de son intelligence, l'espece savante femelle deborde de tendresse pour la gent congenere seulement dotee des perfections natives. --Nous vous aimons, cheres vierges folles, declarait-elle exaltee, medecins pour vos maux, avocats pour vos droits, ecrivains, polemistes, romancieres; c'est a votre seul profit que nous reclamons des reformes, c'est en raison de vos miseres que nous accablons l'homme--epoux ou seducteur--de nos eternelles maledictions... Maintenant, grace au ciel, la conclusion etait tout indiquee. --Ce que je propose, formula mistress Brog-Hill, c'est l'utilisation de ce phenomene naturel, c'est la mise en pratique de cette sympathie. L'une aime a donner le bonheur, que l'autre le recoive. Vivons ensemble dans cette maison ou je serai le travail, ou vous serez la souverainete. Donnons l'exemple d'une association d'ou l'homme sera irrevocablement banni. --Mais tout cela est delicieusement imagine, s'ecria miss Ellen dont l'enthousiasme et la gaiete etaient au comble et qui, a son tour, inonda de gin les tasses odorantes. La bouteille commencait a sonner le vide. --Vous consentez? demanda Josuah quand le grog fut absorbe. --Ce serait folie de refuser! --Votre affection egalera la mienne? --Je vous trouve irresistiblement eloquente et convaincante. --Vous jurez alliance loyale et fidele? --Je le jure! --Eh bien! je t'aime, tu m'as comprise, tu es celle que je revais, proclama mistress Brog-Hill, s'elancant de l'autre cote de la table et embrassant son amie qui s'abandonnait joyeusement a cette effusion. --Oui, je t'aimerai comme une soeur, comme une enfant, et tu verras bientot de quelle volonte je suis capable pour le triomphe de nos principes... Nous tutoyons ici, afin de traduire scrupuleusement le sens intime des paroles de Josuah, car elle s'exprimait dans cette placide langue anglaise ou l'on dit toujours "vous," meme en Amerique et meme quand l'imagination titube a travers les eblouissements de l'alcool. --Et maintenant, ma chere, dit Josuah, redevenue grave, je dois vous quitter: il est l'heure de mon indispensable promenade du soir. Daignez dormir le mieux possible, nous recauserons demain; je vous expliquerai bien des choses encore. Ce disant, Josuah s'enveloppa d'un water-proof de bure sombre et couvrit ses cheveux blonds d'un feutre noir a larges bords, ce qui acheva de donner a son accoutrement un cachet presbyteral. On devine que mistress Flyburn, exacte comme une eclipse et non plus bruyante que la lune, surgit a la minute meme des adieux pour reconduire miss Ellen a son appartement. VI Lorsqu'on se retrouva dans la chambre du second etage, miss Ellen, un peu degrisee, fut curieuse d'apprendre de mistress Flyburn quel etait le but des excursions obligees de Josuah. --Mistress Josuah, fut-il repondu, se rend chaque soir a l'Etablissement du gaz, en vue de son prochain ouvrage: _l'Influence de l'hydrogene carbone sur le fonctionnement et sur les malaises des organes respiratoires_. Ce travail ne s'interrompt que quand mistress Josuah doit assister a la seance mensuelle des dames francs-macons. Ayant ainsi parle correctement, la serviable mistress Flyburn se dissipa. Miss Ellen, bientot apres, s'endormait sans trop savoir si l'extraordinaire Josuah et son invraisemblable cameriste n'etaient pas les fantomes d'un reve commence depuis quelques heures deja. Mais le lendemain, des le reveil, elle apercut dans la chambre, eclatante de pur soleil, mistress Flyburn, charnelle et tangible, apportant sur un incontestable plateau un tres reel dejeuner. La bonne dame expliqua que mistress Josuah n'abandonnait ses diverses occupations et ne se livrait a "la vie de famille" qu'a partir de l'heure du diner. Miss Ellen etait donc libre jusque-la. Clause excellente! Quelques instants apres, miss Ellen, approvisionnee de dollars, se lancait dans la rue, aspirait l'air matinal et trottinait epanouie et legere, songeant qu'elle etait riche et libre. Les rues de San-Francisco sont toujours droites, comme le plus court chemin d'une affaire a une autre; mais qu'importait cette monotonie a une femme enivree du plaisir de se posseder elle-meme? Elle erra longtemps, vit tout, ne regarda rien, fit de nombreux achats dans les magasins de nouveautes et reprit, enfin fatiguee, le chemin de la maison, en pensant a Josuah. La doctoresse, a coup sur, lui semblait fantasque a l'extreme; mais on etait contraint de reconnaitre en elle l'ascendant de ceux qui possedent a la fois l'enthousiasme et la logique de leurs chimeres. Ses utopies avaient peut-etre du bon et meritaient au moins l'epreuve d'une quinzaine de jours. --J'etais presque sure de vous retrouver la, dit miss Ellen, sortant de ses reflexions, a mistress Flyburn, qui lui epargnait encore une fois la peine de sonner a la porte de Josuah. --Excusez-moi, repondit mistress Flyburn... Les commis charges de vos emplettes m'ont indique votre itineraire... Vous voyez: de simples conjectures... Miss Ellen eut l'obligeance de ne pas insister et se rendit dans sa chambre, ou ses diverses acquisitions etaient deja rangees avec methode. C'etaient les elements complets d'une nouvelle toilette et autant de talismans contre l'ennui. Heureuse de se voir jolie et d'etre sure de plaire, ne fut-ce qu'a Josuah, miss Ellen etait encore attachee au miroir quand mistress Flyburn vint l'avertir pour le diner. VII Tout se passa comme la veille, mais avec plus d'abandon. La situation paraissait desormais acceptee; on parlait a batons rompus; il n'y avait plus de tatonnements ni de professions de foi. Les coeurs des deux amies allaient au-devant d'une penetration mutuelle. L'apparition de mistress Flyburn n'avait pas manque de se produire a point nomme pour le dessert. --Ah ca! me direz-vous, demanda miss Ellen lorsque la porte se referma, quel mecanisme fait mouvoir mistress Flyburn avec tant de precision? --Puisque ce phenomene ne vous a pas echappe, dit Josuah, je dois vous avouer, toute modestie a part, qu'il est le resultat d'une de mes experiences qui me vaudrait la gloire si je pouvais vaincre la jalousie de la corporation. Mistress Flyburn, riche jadis, mais, un jour, subitement ruinee, souffrait, quand je la pris pour servante, d'un mysticisme suraigu. "Elle attribuait a l'inspiration du peche originel ses moindres pensees, ses plus minimes actions, et vivait dans une continuelle terreur, non seulement des enfers, mais de quelque malheur immediat inflige par une Providence vengeresse. Alors j'entrepris l'application exterieure de stupefiants sur le cerveau, de maniere a neutraliser les divers lobes ou reside la faculte de s'occuper de soi-meme, et je ne laissai subsister que les lobes ou se forment les notions relatives a autrui. "La guerison, vous le voyez, depasse toute esperance. Desormais, la vie morale ne sera plus chez mistress Flyburn qu'un phenomene purement extrinseque; ses aptitudes d'observation se concentrent en un superlatif de clairvoyance sur les actes et les volontes des autres. --C'est donc une personne parfaitement heureuse? --Et une excellente domestique. --Elle m'a confie que vous etes d'une franc-maconnerie de dames; c'est, je suppose, un milieu favorable a vos idees. --Plus ou moins: peu m'importe. Les loges et clubs sont le rendez-vous des bavards a propagande, plus soucieux de reformer l'univers que de precher d'exemple, et le contraire est ma ligne de conduite. Quant aux reunions feminines, on s'y preoccupe par trop de depasser en stoicisme et en pedanterie les hommes qu'on pretend egaler. Non contentes de revendiquer le mandat politique, judiciaire, administratif, municipal, que sais-je encore, ces dames traitent de haut tout ce qui est du domaine des graces; elles ont en froid mepris l'art de plaire et les divers talents qu'on ne peut exercer sans etre belle. Oui, Dieu me pardonne! elles accablent de dedain et de commiseration les actrices incarnant les conceptions ideales des poetes, les chanteuses, les ballerines et les autres declassees de ce genre... Nous jugeons inutile de relater qu'a ce moment l'influence extatique du gin recommencait a se faire sentir. La doctoresse s'etait assise, comme la veille, de l'autre cote de la table, pres de miss Ellen, souriante, reposee, jolie et printaniere jusqu'a l'exuberance. --Je ne tombe pas, moi, dans de telles exagerations, continua Josuah. Que les hommes accaparent les fonctions serieuses ou penibles, rien de plus juste. Mais reservons aux femmes, et a elles seules, les metiers de pur agrement tels que la peinture, la sculpture, la musique, la poesie, le sacerdoce, la predication, dont ces messieurs, tout justement, affectent de detenir le monopole exclusif. Cette concession, quelque sage, quelque legitime qu'elle semble, nous est aussi refusee. Eh bien, qu'on nous permette du moins, d'etre belles autant que possible et d'enchainer par la les amities et les sympathies. --M'aimeriez-vous donc moins si j'etais laide? --Ce ne serait plus une amitie spontanee, mais un attachement reflechi que l'habitude et la conformite d'opinions auraient a developper. --Mais, j'y songe: que deviennent les hommes dans notre aimable republique? --Soyez sans inquietude a cet egard. La condition humaine ne permet qu'un nombre restreint de combinaisons, et je ne connais pas de plus pauvre argument contre les projets de reforme que la crainte de grands changements sociaux. Dans le cas dont nous parlions, les hommes continueraient tout uniment de vivre entre eux, au club, au cafe, a la bourse, aux reunions electorales et dans les autres milieux d'ou ils ont eternellement juge convenable de nous exclure. --Vous n'avez pas, je le vois, une haute idee de la sanctissime institution matrimoniale. --Peut-etre, apres un siecle encore d'etudes et de progres, le mariage se justifiera-t-il par l'union reelle des intelligences, par un retour sincere a la dualite de l'etre humain. Alors l'homme ne fera rien a demi, c'est-a-dire rien a lui tout seul. Livre, poeme, tableau, symphonie, invention, decouverte, legislation, tout sera concu, elabore, execute, acheve par ces deux ames devenues la meme pensee; toute oeuvre sera complete, sinon excellente. Nous n'assisterons pas, vivantes, a ce triomphe du bon sens; il faut nous borner a le predire. Miss Ellen s'appretait a faire sur les resultats de la dualite et sur les diverses phases de l'union des intelligences plusieurs questions probablement interessantes, mais l'heure de l'indispensable promenade a l'Etablissement du gaz et de l'inevitable apparition de mistress Flyburn avait sonne. VIII Dix jours se passerent ainsi sans le moindre nuage. L'education de miss Ellen dans la science sociale avancait rapidement; la docile eleve raffolait du professeur et de ses lecons. On ne pouvait imaginer, au reste, une existence mieux reglee, des conversations plus instructives, une intimite plus delicate et une liberte plus parfaite... Jamais mistress Josuah n'avait trahi la moindre curiosite touchant les longues promenades que miss Ellen s'accordait tous les jours, et meme certains soirs, pendant le cours des observations sur l'action morbide ou curative de l'hydrogene. En surplus de ce bonheur, on avait d'agreables divertissements en perspective, notamment la prochaine initiation a la franc-maconnerie. Mais un soir, celui du second samedi, le programme s'enrichit d'un plaisir inattendu. Le samowar ne bouillait pas comme d'habitude. Mistress Flyburn, sans avertissement prealable, avait pris d'autres dispositions. Un cordon de tasses bordait la table; le milieu etait occupe par une immense theiere entouree de fioles a liqueur, de cruchons de biere, de boites de cigares, de pots a tabac et autres accessoires d'un raout americain au present siecle. --Nous avons des receptions mensuelles, expliqua mistress Brog-Hill: je vois a votre air que j'avais oublie de vous avertir. --Vos soeurs en franc-maconnerie sont des gaillardes, parait-il, insinua miss Ellen en designant du doigt les tabacs et les pipes. --Detrompez-vous, repondit Josuah: nos soirees sont uniquement organisees en l'honneur du sexe fort. Cette circonstance si contraire au train habituel de la maison meritait des eclaircissements. Josuah demontra que, pour se fortifier dans la resolution de renoncer aux hommes, il convenait de les voir de temps en temps de pres. --N'est-ce pas un danger, au contraire? demanda miss Ellen. --Vous en jugerez tout a l'heure. Ecoutez seulement, et regardez. --Mais n'est-il donc pas certains hommes qui acceptent nos theories et deviennent ainsi nos allies? --Horreur! ma chere, s'ecria la doctoresse avec l'accent de la plus vive repulsion, ceux-la sont les plus detestables. Trop faibles pour agir sur leurs pareils, ils tentent de jouer pres de nous, et malgre nous, le role larmoyant d'apotres. Sous pretexte de defendre nos interets, ils nous proposent je ne sais quel regime semi-platonique qui n'est qu'une lache reculade devant la realite. Laissons la ces enjoleurs et n'en parlons plus! Ce cruel coup de boutoir amusa miss Ellen, mais eveilla dans son esprit quelques respectueuses velleites de resistance: --Il faut pourtant, insista-t-elle, procreer dans ce monde, si l'on veut qu'il dure. --Quoi de plus simple? repondit mistress Brog-Hill. Attendons que les desirs de maternite nous entrainent; c'est la seule excuse de ce qu'on appelle l'amour. Acceptons, alors, l'"interim" d'un homme reunissant, helas! a peu pres les qualites physiques et morales que nous aimerions a retrouver dans notre enfant; l'etre qui naitra par la suite sera, relativement, capable et digne a la fois de vivre longtemps. --Et, qui l'elevera? le pere, ou la mere? --Laissez-moi vous redire que les reformes les plus audacieuses, celles qui inspirent le plus, aux niais, la terreur des cataclysmes, n'introduiraient que de minimes modifications dans les moeurs et coutumes. La mere garderait l'enfant, jusqu'a l'age de l'ecole; le pere le visiterait, pendant ce temps, au gre de ses souhaits et de ses occupations; le reste n'est plus qu'une affaire d'argent. N'est-ce pas a peu pres ce qui se pratique aujourd'hui? Miss Ellen, convaincue, allait tomber d'accord de ces hautes verites, mais la pendule sonna l'heure de la reception, et les invites, scrupuleux observateurs de la ponctualite anglo-saxonne, firent irruption tous a la fois. Nous ne saurions decider si mistress Brog-Hill avait confie au hasard le soin de justifier ses innovations ou si elle avait adroitement choisi ses amis dans ce but. Force nous est seulement de convenir que le ridicule de l'entiere collection sautait aux yeux. Toutes les figures etaient d'une laideur farouche, aggravee par la sinistre coupe de barbe a la yankee; toutes les formes offensaient les lois les plus indulgentes de l'esthetique. C'etait comme un mystifiant rendez-vous d'avortons et de colosses, d'echines ratatinees et de ventres excessifs; les voix et les rires etaient agacants a tous les degres de la gamme; les pas et les gestes faisaient trembler la table et la vaisselle. Malgre la presence de deux medecins, de quinze avocats, de huit pedagogues, de trois ingenieurs, de quatre clergymen et d'une demi-douzaine d'industriels, la conversation ne put se fixer sur une matiere interessante et passa presque immediatement a la politique. Il y avait crise ministerielle. L'un tenait pour Janson, candidat avance, l'autre pour Paulson, candidat retrograde, et beaucoup pour Machinson, candidat ponderateur. On ne s'occupait nullement des principes representes par ces trois ambitieux ni des benefices eventuels de leur presence au pouvoir, mais on s'echauffait a blanc sur le chapitre des personnalites. Toutes les opinions, d'ailleurs, retentissaient de concert en un crescendo formidable; la maitresse de la maison trouvait a peine le placement d'un mot, et on n'eut aucune sorte d'attention particuliere pour miss Ellen Kemp, que l'agreable assemblee, pourtant, voyait pour la premiere fois. Josuah n'en paraissait pas moins prendre quelque interet a la fete, et souvent elle echangeait, a voix basse, de rapides propos avec l'un ou l'autre des energumenes. A certain moment, Josuah vint pres d'Ellen et lui recommanda d'observer Tom Nothingworth, le type le plus notable de l'espece en representation. Ce personnage depassait d'une hauteur de tete, au moins, le reste de la reunion. Maigre et nerveux comme un fouet, noueux et rude comme un arbre, il avait le nez impudemment proeminent et une chevelure broussaillant tout le front; ses paupieres clignotaient sur de petits yeux gris tres vifs, et sa bouche, alternativement, se crispait ou s'elargissait jusqu'aux oreilles. Son organe aboyant couvrait le tumulte universel et Tom emettait, a propos de chaque candidature, des appreciations d'un cynisme a outrance, aboutissant toutes au culte du succes et a la religion du dollar. Se facher, toutefois, etait impossible, tant l'orateur, par ses oeillades epileptiques et par l'agitation ricanante de ses levres, parvenait a donner le change sur la sincerite de ses convictions. Plus on vociferait, plus Tom Nothingworth braillait. Le salon de Josuah ressemblait a une menagerie qui prend feu: on entendait des cris de betes furieuses et on voyait s'envoler par la fenetre l'enorme nuee fuligineuse exhalee par les fumeurs. Mais il n'est si charmant plaisir qui n'arrive a sa fin. Le bruit et la fumee prirent, vers onze heures, leurs chapeaux et leurs cannes, descendirent l'escalier, se repandirent dans la rue et se disperserent peu apres. Quand le silence et l'air respirable eurent repris possession du logis de Josuah, les deux amies s'embrasserent et se separerent apres avoir formellement constate que le desir de rompre l'association ne leur serait jamais inspire par aucun des hommes entrevus ce soir-la, fut-ce le tonitruant Tom Nothingworth. IX Le lendemain c'etait dimanche, jour de flanerie pour Josuah, qui donnait conge a ses malades et passait la matinee a ranger ses livres et a lire, par-ci, par-la, quelque page dont elle resumait la substance en un cahier de notes. Apres le dejeuner, miss Ellen, qui s'appretait a sortir, eut la surprise agreable de recevoir pour la premiere fois dans sa chambre la visite de la doctoresse. Josuah tenait plusieurs volumes sous les bras; elle s'installa et fit a haute voix diverses lectures piquantes et instructives. C'etait, comme on l'imagine sans peine, des requisitoires et diatribes contre le socialisme du jour ou des arguments a l'honneur de ceux qui ne prennent conseil que de leur temperament ou de leur originalite. Elle accompagna ces extraits de nombreux commentaires, puis parla de choses moins graves. Elle assista son amie dans quelques details de toilette et lui parut plus expansive, plus bienveillante, plus affectueuse encore qu'a l'ordinaire. Il semblait que des sentiments superieurs a l'amitie, que des tendresses de soeur ainee ou de mere dussent s'epancher de ce coeur de femme gouverne par un esprit de philosophe et de savant. --Je vais risquer une question indiscrete,--dit miss Ellen, emue de ce debordement de sensibilite:--n'avez-vous jamais ecoute les voeux de quelque soupirant? La doctoresse eprouva un peu d'hesitation a raconter qu'elle aussi avait, comme la majorite feminine, presque touche le fond du gouffre: --J'etais jeune encore, dit-elle; un gentleman m'avait plu par ses semblants d'independance d'esprit, de hardiesses d'idees; je le crus capable d'etre un second moi pour les choses de la vie et les choses de la science. On nous maria, mais des le lendemain je pus mesurer en lui l'homme eternel; ce n'etait qu'un despote grossier et un rival vaniteux. Impossible, d'ailleurs, de s'habituer a sa laideur extravagante lorsqu'il exprimait ce qu'il intitulait: son amour! Heureusement j'etais riche et il me fut facile d'obtenir que nous vivrions desormais separes, de maniere a ne plus nous voir, par intervalles, que comme des amis. L'amertume de ces souvenirs pesait sans doute a mistress Brog-Hill, car elle mit un empressement remarquable a changer de theme. --J'ai a vous annoncer, pour tout a l'heure, dit-elle, une visite d'une haute importance pour vous. Il s'agit d'une affaire que j'ai entamee hier soir, avec quelques-uns de nos amis, pendant la querelle politique. Je savais, depuis plusieurs semaines, que la Compagnie du gaz--theatre de mes etudes du soir--veut s'agrandir et compte acquerir un immense terrain en vente a sa proximite. J'ai pris les devants, et j'ai achete ce terrain pour votre compte; il m'a suffi, pour cela, de declarer le montant de la somme dont votre loterie vous a gratifiee. Miss Ellen fut prise d'une stupefaction profonde. --Que diable pourrai-je faire de cette propriete? s'ecria-t-elle. --La revendre a la Compagnie du gaz, dit Josuah. Mais comme vous manqueriez de l'astuce necessaire a pareille transaction, j'en ai charge Tom Nothingworth, l'intermediaire le plus madre de San-Francisco. Il viendra, j'en suis presque certaine, vous apprendre que le marche est conclu et que votre fortune est triplee, sinon quadruplee... Tom Nothingworth se presenta, en effet, chez miss Ellen Kemp, dans le courant de l'apres-midi, pendant que la doctoresse etait allee remettre ses livres en place. Ainsi qu'on l'avait prevu, Tom s'etait superieurement acquitte de sa mission; les dollars de miss Kemp se trouvaient multiplies par quatre et l'eussent ete par cinq, sans la commission que Tom s'adjugea de son propre mouvement. Quelque candeur commerciale que lui eut supposee Josuah, miss Ellen etait assez americaine pour entreprendre de contester a Tom un courtage aussi demesure. Mais Tom argumentait avec tant de maestria, il surabondait d'une si divertissante puissance de tripoteur, il sut--ouvrant une parenthese --traiter si cavalierement des lubies des femmes et surtout des manies sancto-farouches de Josuah; il etait si subjuguant, si pressant, si virilement dominateur, qu'il ne restait plus qu'a consentir a tout et a tomber en admiration... X Est-il necessaire de narrer l'epilogue de cette histoire et ne l'avez-vous pas devine deja? Mistress Brog-Hill--nous le repetons a l'honneur de son sexe--n'avait jamais questionne miss Ellen Kemp sur le but de ses promenades diurnes et nocturnes de plus en plus frequentes et prolongees. Miss Ellen se montrait toujours aussi amicale et d'aussi joyeuse humeur que le jour de son arrivee. Josuah n'en demandait pas davantage et elle etait heureuse a sa maniere, lorsqu'elle recut la lettre suivante que mistress Flyburn, pressentant infailliblement l'arrivee du facteur, avait attendue au moins pendant deux minutes sur le pas de la porte: "Nous sommes partis, ma chere, Nothingworth et moi. Je vous laisse dix mille dollars que vous gererez pour moi en cas de malheur. Un clergyman nous a maries entre deux trains. Nous filons sur New-York, puis nous traversons l'Atlantique. Je meurs, il meurt, nous mourons d'envie de voir Paris. Ah! comme il y avait beaucoup de vrai, ma chere, dans tout ce que vous m'avez dit de l'amour. Nous eprouvons deja le besoin "de nous fuir ensemble en Europe." Adieu... ou au revoir. J'attends lettre de vous a New-York, poste restante." Et mistress Josuah repondit, par retour du courrier: "Oui, au revoir, ma chere. Hate-toi de plaider le divorce, hate-toi de degager ta responsabilite, et reviens vite dans mes bras. Tom Nothingworth est... mon mari." LE DOCTEUR BURNS --Voila donc le malheureux William devenu notre pensionnaire? --A dater d'aujourd'hui. --Et l'ignoble Ralph sera pendu demain! --Des l'aube... --Ou quelques minutes plus tot, sinon ce sera miracle si la foule le laisse arriver jusqu'a la potence et ne se donne pas la joie de le mettre en pieces, lui aussi, de remplumer, de le flamber au petrole et autres gentillesses... --Le lynch! Parbleu, quoi de meilleur, et que sont, on presence de pareils forfaits, les froides formalites de la justice? Parlez-moi d'une belle vengeance pratiquee par le peuple, de ses propres mains! Voila qui affirme la solidarite contre le crime; voila qui releve vraiment le niveau moral de la masse!... Excellentes pensees, bien dignes de se produire en si sage compagnie: car la presente conversation se tenait chez M. Blackwork, le directeur general du fameux etablissement de sante de Lobster-Hill. Il etait plus de neuf heures du soir. Les fous, les agites, les furieux, les illumines, etaient relegues pour la nuit dans leurs cellules respectives, et tout ce qui restait de gens raisonnables dans la maison, c'est-a-dire le personnel administratif, avec accompagnement de ses femmes et demoiselles, prenait, comme d'habitude, le the chez Mme Blackwork et poursuivait sa paisible causerie sur les choses du jour. Encore une fois, l'honorable reunion, au moins dans sa partie masculine, cultivait le bon sens autant par metier que par aptitude naturelle. --Oui, le lynch, je le declare..., allait reprendre M. Blackwork, decidement partisan de ce mode de repression... Mais la tirade fut interrompue par la voix retentissante d'un laquais annoncant une visite: Monsieur le docteur Burns! Il y eut dans le salon quelques chuchotements, quelques sourires et coups d'oeil rapidement echanges d'ou l'on pouvait conclure que si le docteur en question troublait l'intimite du cercle, c'etait pourtant un personnage qu'il y avait necessite d'accueillir avec le plus d'egards possible. Un geste de M. Blackwork sembla telegraphier en ce sens une recommandation pressante au moment meme ou l'on vit apparaitre M. Burns. C'etait un homme de stature elevee et de formes vigoureuses; sa figure noble et belle, sous une chevelure grisonnante, revelait un de ces rares savants chez qui la poesie et l'enthousiasme vont de pair avec la science. Son regard fixe et la contraction de ses sourcils le montraient comme sous le coup d'une preoccupation grave. --Cher docteur, quelle bonne inspiration vous amene? dit M. Blackwork, la main tendue. --Vous venez, je gage, nous demander une tasse de the, dit de sa voix la plus caressante Mme Blackwork qui, en meme temps, presentait la tasse toute prete. M. Burns, les mains embarrassees par les amabilites combinees du couple Blackwork, prit la parole en promenant un salut distrait a travers l'assistance. --Pardonnez-moi de surgir ainsi a l'improviste, disait-il, vous me voyez fort agite; j'ai a vous apprendre quelque chose de bien serieux. --Quelque chose de bien serieux? Diable! diable! de quoi s'agit-il donc? demanda M. Blackwork avec un accent de curiosite tel qu'il eut ete difficile d'y decouvrir la moindre trace d'ironie. --Il s'agit d'une atroce injustice, sur le point d'etre commise, et qu'il est peut-etre temps encore d'empecher; il faudra que vous vous rendiez ce soir meme chez l'attorney. --Ciel! que se passe-t-il? que va-t-il arriver? interrogerent quelques voix sur un ton de sollicitude imitant la note convaincue de M. Blackwork. Le docteur deposa la tasse sur la cheminee et tira de sa poche un exemplaire du _Courrier_ de San-Francisco, qu'il deplia. --Voici ce qu'on lit ce soir, dit-il, apres avoir fouille des yeux l'enorme tas de prose: "Dans vingt-quatre heures, Ralph sera pendu aux Sand-Lots. Quant au mari de sa victime, le pauvre William Garrey, sa raison n'a pu resister a la perte de la femme qu'il adorait malgre ses infidelites; il est dans un etat de complete demence, les magistrats l'ont fait entrer d'office, ce matin, a Lobster-Hill." --Voila ce qu'on lit, repeta M. Burns tout a coup sarcastique, voila ce que croit toute la ville, voila ce que la justice elle-meme considere comme demontre. Un homme de la plebe devenant fou parce qu'on lui tue sa femme! Ah! quelle belle histoire et comme elle est vraisemblable!... --He quoi! docteur, douteriez-vous qu'il est des maris sachant aimer? miaula une dame rousse a tres long nez, en dardant ses petits yeux gris sur son epoux, le gros econome. --Les minutes sont precieuses; permettez-moi de ne pas discuter ce point, supplia le docteur. --Non, non, ne discutons rien! intima nettement M. Blackwork. --Quant a moi, continua M. Burns, longtemps avant l'information du _Courrier_ j'etais fixe sur la valeur de ce roman. Des cette apres-midi, j'avais visite dans son cabanon notre nouveau sujet, le William Carrey, afin de commencer le cours de mes observations sur lui. Or, je le jure, il n'offre nul symptome de folie, et l'histoire qu'il m'a contee vous terrifiera tout a l'heure! --Qu'est-ce donc?--Oh! dites vite.--Silence! Ecoutez! ecoutez! s'ecrierent les dames, se rapprochant de M. Burns avec un grand brouhaha d'empressement. M. Burns s'etait accoude, tel qu'un orateur, a l'angle de la cheminee; les lumieres du salon convergeaient avec d'heureux effets de clartes et de demi-teintes sur ses traits accentues ou se lisait une extreme energie, emprisonnee, semblait-il, dans une sorte d'impassibilite bizarre. --Quand j'arrivai pres de William, commenca-t-il, j'eus la preuve immediate de sa clairvoyance; il restait obstinement sourd aux questions de ce bon pauvre vieux... Il n'est pas ici ce soir, je puis en parler librement..., vous savez bien: l'inoffensif M. Shirm, qui a la chimere de se pretendre notre medecin en chef... Un rire, cette fois irresistible, eclata, mais tres ostensiblement c'etait sur le compte du naif M. Shirm: --Voila trente ans pour le moins qu'il exerce cette manie medicale, avec la plus grande exactitude, dit M. Blackwork au comble de la gaite. --Et qu'il reclame a heure fixe son traitement mensuel? s'ecria l'econome, dont l'hilarite secouait l'ample ventripotence. --William l'avait incontinent reconnu fou, litteralement fou, reprit M. Burns, insistant sur cette bonne bouffonnerie.--A mon egard, au contraire, William n'eut pas un instant d'hesitation. --Parbleu! souligna complaisamment M. Blackwork. --Il devina ma profession, continua le docteur Burns, et parut vouloir me parler sans detours. "--Bonne aubaine d'echapper a la corde! lui dis-je. "--Certes, fit-il, je tenais peu a jouer le role capital dans la ceremonie qui se prepare. "--Et vous voila desormais heureux dans notre maison. Ah! vous avez de la chance d'avoir perdu la raison!" "Le personnage haussa les epaules de pitie, pour ma candeur sans doute; puis, silencieux un moment, les yeux fixes sur les miens, il eut un sourire equivoque annoncant des confidences. "--Vous etes un brave homme, cela se connait de suite, dit-il dans son jargon de peuple; quand vous me vendriez, d'ailleurs, on ne vous croirait pas. Mais vous m'inspirez confiance; il faut que je vous devide mon affaire et celle de l'honorable defunte qui etait ma legitime et portait mon nom. J'etais serrurier-ciseleur a l'epoque, figurez-vous, et je passais pour pas maladroit dans le metier. Je travaillais dur, j'avais de l'ordre, et pas plus tard qu'a vingt-cinq ans je m'etablissais tant bien que mal pour mon propre compte. De ce coup-la, plus de question sociale! Carrey ouvrier ne flanait jamais sans la permission de Carrey patron, et Carrey patron ne retenait pas un sou des benefices de Carrey ouvrier. J'occupais, seul, une maisonnette isolee de la Cent-Cinquantieme Rue, aux abords des Sand-Lots. L'interieur ne laissait rien a desirer: a gauche, l'atelier; de l'autre cote, derriere un beau paravent chinois, mon petit mobilier tout neuf et mes hardes du dimanche bien rangees. "La-dessus s'ouvrait une fenetre encadree de lierre, par ou rentrait le soleil du matin. Les passants admirerent le tableau, je m'en vante, le jour ou, pour la premiere fois, parut dans cette verdure le jeune et frais museau de mon epousee. Que voulez-vous? J'etais alle au bal, quelquefois; elle adorait la danse; je me plantai dans la tete qu'elle m'aimait par-dessus le marche, et voila! Tout marcha bien, du reste, dans les commencements: on la voyait toujours assise a sa fenetre, cousant, chantant, revant comme une rentiere. Au fait, sa chambre balayee a l'aurore, l'affaire d'un instant, elle n'avait plus qu'a se laisser vivre, pendant que la soupe bouillait et pendant que je trimais a l'ouvrage dans l'autre compartiment. Notez, avec cela, que jamais elle ne se salissait les doigts a la ferraille; l'etau, la forge, le soufflet, mes scies, mes limes et jusqu'au charbon, tout cela ne connaissait que moi; c'etaient des camarades a qui je devais d'etre un homme libre et de rendre ma femme heureuse en attendant l'arrivee des enfants. "Elle chantait donc et revait a je ne sais quoi dans sa voliere, ma perruche: moi, toujours a l'oeuvre suant, le front baisse, je me taisais: mais il me passait comme du froid bienfaisant dans le coeur, et je ressentais une envie de remercier ou de benir je ne sais qui ou quoi. Par exemple, plus de bastringue, plus de promenades du samedi dans le sillon de la foule, a la lisiere des cabarets. Je voulais du bonheur serieux, comme un parvenu; parbleu! comme un patron! "Il arrivait, a l'occasion, qu'on m'employait dans des usines situees au diable, par la dans la campagne. Cela me retenait des trois ou quatre jours dehors. Quelle joie de revenir et de revoir, au couchant du soleil, d'aussi loin que je pouvais, notre masure, moitie noire, moitie verte! "Misere! c'est de la qu'est venu tout le mal. "Elle en tenait toujours pour le bal, ma petite reine, et il en existait un s'ouvrant tous les soirs a quelques pas de chez nous. Madame s'y envolait des que j'avais le dos tourne, puis, comme par habitude, elle se remit a aimer le danseur autant que la danse; mais, cette fois, la place de mari etait prise, ce fut le tour de l'amant, et elle se livrait entre deux quadrilles, sous ce meme toit... Bah! vous avez lu le proces; laissons les details, vous les connaissez. "Je ne tardai pas a flairer quelque manigance; les commeres avaient sur mon passage ce petit rire de femmes qui vous raconte ces sortes d'affaire-la tout comme si c'etait crie. "Un jour, je fis savoir qu'un travail hors la ville m'occuperait jusqu'au lendemain. J'avais dit vrai, et si je revins le soir meme, ce fut par pure chance. "C'etait il y a deux mois, l'ete, par une chaleur a cuire la cervelle. Le crepuscule luisait encore assez pour qu'on put distinguer a quelques pas de soi. Aucune lumiere dans ma maison, mais avant de rien entendre, je devinai qu'on parlait pres de la fenetre ouverte. Il m'arrivait comme un souffle de voix haletantes. Je me jetai sur le cote, je me glissai jusqu'au mur lateral et j'ecoutai a l'angle, l'oreille contre la pierre. --"Allons, reviens; encore un tour de valse, tu as le temps, disait une voix d'homme. --"Non, repondait-elle, j'ai comme un pressentiment qu'il rentrera cette nuit. --"Eh bien, moi, je retourne au bal. --"Parbleu! plus rien ne te retient maintenant, dit la malheureuse. --"Je reste, si tu veux? --"Non, non, sauve-toi: un dernier baiser seulement..." "Oh!... j'eus la force de me contenir: je tordais sur eux-memes ces muscles habitues a ployer l'acier. "L'homme sortait; je m'allongeai contre terre et je vis le profil de l'individu. C'etait Ralph, le tonnelier. Ralph, le bambocheur, qui trompait sa propre femme en meme temps qu'il souillait la mienne. "Quand il fut a quelques metres, j'entrai chez moi brusquement. D'un coup de soufflet j'incendiai le brasier toujours couvant sous la cendre et j'y allumai la torchere. Je passai dans l'autre salle et je plantai le bout de resine sur la table. Clarte subite, terrible. Le lit etait en desordre; elle, la miserable, avait sur la tete un bonnet tout pomponne de fleurs. --"Ote donc cette guenille," lui dis-je, sans fracas. "Une rage crispa sa figure: "Maladroite!" pensait-elle, en precipitant le bonnet tout fripe dans l'armoire. --"J'etais allee chez les Rophinand..., trouva-t-elle, comme frime. --"Bien, bien, repliquai-je, on ne t'a jamais fait de reproches. Pour la question de ce soir, on en usera de meme." "Elle tremblait, blanche, prete a defaillir. J'etais tout tranquille, moi, c'est drole; mais quelque chose d'horrible, il faut croire, s'annoncait dans mes yeux. --"William! supplia-t-elle. --"Ralph!" repondis-je, ricanant, les dents serrees. "Ce nom-la resumait tout. --"Tu es fou! tu es fou!" cria-t-elle. "Niaiserie pure de vouloir me tromper encore: il etait bien temps! "Je la pris a la gorge et je serrai.... mais calme, toujours! car il ne fallait pas d'agitation, il ne fallait pas lacher d'une phalange, je ne voulais pas entendre de cris; il etait sur que je n'aurais pas pu tenir contre des pleurs, les premiers qu'elle eut verses devant moi. Je savais tres bien ce que je faisais, n'est-ce pas? Ses genoux ployaient, ses mains s'accrochaient a moi; son visage a la renverse devint pourpre, puis d'une paleur qui semblait verte a la lueur de la torche; je serrais toujours: je guettais, vous savez, cette tranquille beaute des morts qui s'etale tout d'un coup. Enfin ses yeux me regarderent gais et brillants comme a travers du cristal; un froncement de ses levres decouvrit la pointe des dents comme pour sourire; c'etait fait... Je la laissai retomber. --"Tu es fou!..." "Sa derniere parole me poursuivait. Je me mis a causer, pour ainsi dire, avec la morte. --"Parbleu, oui, je suis fou!... lui repondais-je, je me sens comme ivre... On dirait que le diable m'entraine a des extravagances." "J'allais, je venais, mais pourquoi? Un moment, dans l'atelier, j'excitai le feu comme si j'avais eu besoin de travailler; je tournai et retournai dans les braises une tige de fer qui finit par blanchir, puis je me retrouvai pres du cadavre, brandissant cette barre qui chassait des etincelles... Voyons, qu'est-ce que je veux? me demandai-je... Je cherchais... Ah! le diable souffla l'idee: --"Oui, oui, je suis fou!... tu dis vrai. Attends, ma belle, attends!" "Et je lui plongeai le fer encore rouge dans la gorge; le sang brulait et ne se repandait pas; c'est ce qu'il fallait. Ah! tonnerre! Il n'y avait plus qu'a aller ainsi jusqu'au bout. Je marchais, je trimais comme un ouvrier aux pieces; le fer redevenait toujours rouge et s'abattait sur les epaules, les coudes, les aines, les genoux; plus de muscles, plus de nerfs! Bon! la hache, maintenant! Je frappai a la volee; en un instant les membres etaient epars; j'empilai le tout dans le grand coffre au charbon. Et puis quoi? L'indecision me reprenait. Faut-il bruler? Faut-il trainer au canal? "Alors je jetai un cri: la tete, oubliee par terre, me reluquait..., elle souriait bien plus que tout a l'heure. --"Tu es fou!..." "Le mot restait dessine sur ses levres. --"Merci! je l'oubliais vraiment, merci! ma toute belle! tu m'apprends ce qui reste a faire." "Et c'etait vrai; le plan surgissait en bloc dans mon cerveau; tout etait regle d'avance, je n'avais plus qu'a remuer comme une machine. J'ouvris un tiroir et je fourrai dans ma poche un peu d'or et quelques bijoux de la trepassee. Je posai la caboche sur la table, et, d'une seule morsure de tenaille, je lui arrachai trois dents; elle devint du coup hideuse, ne riant plus que comme une vieille femme saoule; j'avais peur; je l'empoignai par le chignon et je sortis. Ce que cela signifiait? Parbleu! vous allez voir: je suivais l'inspiration; je jouais le fou, puisqu'elle l'avait dit. Allons, en route! "Il faisait nuit. J'allai droit au logement de Ralph, un sale grenier de la Quatre-Vingt-Douzieme Rue. A la lueur d'une chandelle, on voyait sur la table un pot de pale-ale et une terrine de pommes de terre bleuies par le froid. Le diner attendait de devenir le souper. La femme etait assise dans l'ombre, deguenillee, avachie, ruminant, hebetee, le degout de sa misere et de sa solitude. --"Regarde!..." "Elle se redressa et hurla d'epouvante. --"C'est Ralph qui a fait cela parce qu'elle ne voulait plus etre sa maitresse. Dis cela devant les juges; faisons-le pendre; nous nous marierons apres." "Le demon, je vous affirme, dictait mes paroles et mes actes; je ne reflechissais plus. Sorti du galetas, je courus au bal ou le quadrille final commencait. C'etait sous une tente dressee dans le jardin d'un cabaret. Les gens du bureau d'entree avaient deja plie bagage, et moi, passe sans obstacle, j'avais pris a pleines dents la tete morte par les cheveux;--bonne folie, n'est-ce pas?--et sans chercher, comme une bete qui sent la proie, je tombai juste a la place ou Ralph, le grand maigre, se demenait jambes et bras, comme un clown. Ce fut une terreur, vous pensez. Les femmes criaient, les danseurs etaient cloues au sol, les buveurs et les ivrognes, installes sur les cotes, escaladaient les bancs et les tables. Ignorant tout cela, l'orchestre, perche dans sa tribune, faisait rage, joyeux de souffler, de racler, de tambouriner les dernieres mesures. Ce sabbat semblait fait pour moi; j'en profitai pour danser a mon tour; je battais du talon et de l'orteil on ne sait quelle gigue fantasque, la tete toujours accrochee aux dents, elle et moi regardant fixement Ralph stupide de peur. --"Lache!" cria-t-il enfin lorsqu'il crut comprendre. "Mais il demeurait raide, impuissant a faire un pas. J'approchai, sautillant bien en mesure, jusque sous son nez; je me dehanchais a pouffer de rire, et je le giflai a droite, a gauche, a gauche, a droite, et encore, et encore, avec les joues glacees du cadavre. --"Un dernier baiser, seulement!" avait-elle implore: "Je comblais la mesure. "Pas une ame n'osait souffler. On laissait l'espace libre autour de nous. "Desensorcele par la fureur, Ralph s'abattit sur moi et pesa sur mes epaules; s'il m'avait plu, je l'eusse aplati d'une seule taloche, ce pierrot bellatre! Mais non, ce n'etait pas ca le plan: je me laissai faire, et, quand il parut m'avoir ecrase, la foule se jeta sur nous, puis la police du bal; on nous arracha des bras l'un de l'autre; on me debarrassa de mon horrible fardeau et on nous traina, Ralph et moi, chez l'officier de police. Tout le bal et, bientot, toute la plebe des Sand-Lots nous suivaient en criant: "A mort!" tandis que moi je gambadais et chantais a perdre haleine, sauf quand, tourne vers Ralph, je vociferais: "C'est lui! c'est lui." "Devant le policier, Ralph se demandait dans quel reve atroce il se debattait; son front terreux suait l'angoisse. Moi, je m'obstinais dans ma gaite farouche; on ne put m'en tirer; je beuglais, je riais comme une brute, puis encore, sur l'air d'un spectre qui chante malheur, je redisais: "C'est lui! c'est lui!" et vers lui je tendais mes mains tremblantes, mes doigts crispes..." Le docteur Burns garda quelques secondes l'attitude attribuee au personnage dont il avait, pendant cet etrange recit, fait revivre de la voix et du regard l'ironie contenue, la ferocite sombre, l'astuce sans merci. L'auditoire, en depit d'un evident parti-pris de scepticisme, se laissait gagner; les dames, tres attentives, eprouvaient les frissons d'une terreur grandissante. Un murmure d'eloges s'eleva pendant l'interruption. --Tres bien! disait-on. C'est admirable! C'est vu! C'est vecu! Personne n'imaginerait mieux. Mais M. Burns, absorbe dans ses propres visions, n'entendait pas ce ramage flatteur. --Apres un long silence, reprit-il, l'homme acheva sa confession en me disant: "--L'officier de police se comporta precisement selon mes calculs. Il ne manqua pas de conclure que j'etais en demence, mais il soupconna Ralph d'etre l'auteur du crime. On l'examina, on le fouilla seance tenante. "Ah! ah! j'en ris encore. On mit aussitot la main sur les orfevreries de ma defunte et sur les trois canines dont le trou grimacait sous sa levre crevee. Voila le cadeau que je lui avais glisse dans la poche, pendant la lutte, en simulant d'avoir le dessous. Que pouvait-il objecter a de pareilles preuves! "On l'interrogea. Son absence du bal avait ete remarquee. Que s'etait-il passe dans l'intervalle? Avouer qu'il avait franchi mon seuil, c'etait se tuer. Il pretendit s'etre rendu chez lui en quete d'argent pour boire. Pitoyable invention que la femme Ralph eut soin, comme il etait convenu, de dementir avec acharnement plus tard au tribunal. Elle ne se contenta pas de dire vrai, mais elle broda comme quoi vainement elle avait attendu Ralph a la maison: comme quoi, de plus, elle se mit a sa recherche et, de loin, le vit se glisser chez William Carrey. Et ce n'est pas tout! Elle avait entendu d'horribles cris de femme--qu'elle imita, s'il vous plait, pour les juges--et, ne voulant pas savoir ce qui se passait, par crainte de malheur pour elle-meme, elle avait fui. "Voila ce que raconta cette honnete epouse dont j'encourageais chaque parole par des minauderies que les magistrats consideraient comme autant de preuves d'hebetement. Il n'y a pas a fui faire de reproche: elle se vengeait comme je m'etais venge. Par suite, l'affaire est reglee. Je suis fou..., comme disait l'autre; je suis fou desespere d'avoir perdu ma bien-aimee. Telle est l'histoire authentique couchee par ecrit sur papier timbre. Je vais, puisqu'on l'a decide, demeurer ici insouciant, oisif, engraisse jusqu'au dernier de mes jours; Ralph sera pendu demain, rien ne peut le sauver. Quant a la dame Ralph, qu'elle aille mendier ou elle pourra; je ne tiendrai pas la promesse que je lui ai faite... J'en ai assez des femmes qui trahissent leurs maris..." Les assistants se repandirent en un nouveau concert d'admiration: --Quelle habilete dans l'art d'arracher des aveux, proclamait-on tres haut; quel cynisme et quelle cruaute chez ce William; quelle regrettable promptitude de la justice a admettre la folie! Et combien de fois aussi le docteur Burns avait-il signale de pareilles erreurs? M. Burns parut ravi de cette derniere remarque; ses traits rayonnerent comme ceux d'un apotre longtemps meconnu, d'un entete redresseur de torts, dont la parole enfin triomphe. Mais cet eclair de joie s'effaca tout a coup sous les ombres d'un amer decouragement. --Eh bien! si vous le pouvez, tentez un effort, dit-il; courez chez l'attorney, essayez de sauver l'infortune Ralph. Quant a moi, ces sortes de demarches ne me reussissent jamais... Et puis, vous le savez, mes travaux ne me permettent guere de sortir le soir... Ces paroles s'eteignirent comme un gemissement de lassitude et de melancolie sur les levres qui s'abaissaient. On eut imagine que dix annees s'abattaient a la fois sur le front du docteur, alourdissaient son regard et decoloraient dans la masse grise de sa chevelure les derniers fils noirs. --Vous avez raison, se hata de dire M. Blackwork, allez vous reposer, c'est le plus sage. Je cours a l'instant chez le magistrat, la chose en vaut la peine; comptez sur moi. --Oui, oui, c'est le mieux qu'il y ait a faire. Rentrez, docteur, rentrez. Allez vous remettre de vos fatigues, insinuaient a l'envi les dames et gentlemen, qui temoignaient tous de la plus vive sollicitude et se montrerent enchantes de ce que M. Burns, se rendant a ces affectueux avis, prenait conge de l'honorable compagnie... Lorsque M. Burns fut dans l'antichambre, deux des laquais de service se leverent et s'armerent de flambeaux pour accompagner le docteur jusqu'a son appartement. On descendit le grand escalier, on traversa la cour interieure, puis un couloir du second corps de batiment, et l'on se trouva dans un jardin ou l'on se dirigea sous le noir des arbres vers un pavillon d'apparence elegante. La residait le docteur Burns, qui remercia les deux serviteurs et penetra chez lui. Aussitot sans temoins, les deux hommes s'envisagerent mutuellement de facon tres drolatique, comme des comparses remplissant par ordre une mission burlesque. Ils se recommanderent tacitement le silence en fendant l'air de gestes demesures. Puis l'un, affectant d'arpenter le gazon sur la pointe de ses escarpins, ecarta les torches, tandis que son complice, enveloppe de nuit, barra le joint de la porte du pavillon d'un enorme verrou. Pas un bruit saisissable, pas un fremissement ne trahit l'operation. Le geolier avait comme des mains d'ombre pour que l'incarceration du docteur fut pratiquee dans le plus parfait mystere. Ces dispositions prises et quand on se fut eloigne d'une centaine de pas, l'un des modestes fonctionnaires de Lobster-Hill sifflota d'une facon tres dedaigneuse a l'egard de ce qui venait de s'accomplir. Et non moins expressif, son collegue leva les epaules a la hauteur de ses oreilles, en maniere de traduire le degout supreme d'un probe citoyen pour ce qui se commet d'injustice en ce bas monde. --Pitie! parlerent-ils cheminant, que voila de soins, de precautions, de delicatesses, de flagorneries pour MM. les pensionnaires de la haute, en puissance de familles fortunees! --Certes, oui, on les cajole, ceux de cette nuance; on les traite en personnages. --En effet, voyez ce M. Burns, ce poete detraque qui se croit un illustre medecin, cela passe la soiree chez M. le directeur, cela prend le the, cela dort confortablement dans la plume, alors que William, un gratuit! va faire connaissance avec le lit de camp. --Le pauvre homme... Mais, diable! Il m'y fait songer,--s'ecria l'un ou l'autre des deux causeurs,--il nous faut decamper lestement si nous voulons voir pendre Ralph d'un peu pres. C'est pour trois heures precises: je parie qu'il y a deja foule. FEU HARRIETT Cette belle journee d'ete s'achevait. Les splendeurs du couchant s'apaisaient comme les derniers accords d'une symphonie de lumiere parmi les trouees des grands bois--restes de foret vierge--qui entourent la jolie ville d'Albany. Le haut feuillage fremissait dans un bain d'or, tandis que le pied des arbres et les basses branches tordaient leurs lignes noires sur l'echarpe de pourpre eployee a l'horizon. Par echappees, au lointain des clairieres, la clarte se refletait plus blanche sur les eaux de l'Hudson, disseminees comme des fragments de miroirs. Profil maigre sur la serenite de ce paysage, M. Harris Westland, correctement vetu de deuil, s'avancait d'un pas regle dans les longues avenues; son regard s'abandonnait au charme vague du spectacle; il souffrait et se sentait heureux, car il souffrait d'une maniere douce, harmonieuse, pleine de reve, en parfait accord avec sa tournure d'esprit. Le bruit court, en effet, dans les cercles psychologiques les mieux informes, que la douleur morale procure aux etres meditatifs un veritable plaisir intellectuel en ce qu'elle les interesse au cote cache des choses, a leur imperfection reconnue trop tard, a leur remede possible. Il en serait tout le contraire, croit-on, des individus positifs et uniquement soucieux du fait extrinseque et--circonstance peu frequente en Amerique--sir Harris Westland n'etait pas de ceux-la. Il allait donc songeant, avec une contrition depourvue d'amertume, a la monotonie de l'existence de millionnaire oisif, retraite du negoce, qu'il menait depuis de nombreuses annees; mais diverti non moins que decourage par sa logique habituelle, il ne se decouvrait, somme toute, aucune tendance vers un train de vie plus aventureux. Berce de plus de tranquille melancolie encore a mesure que tombait le crepuscule, il s'avisa meme de ressentir une sorte de joie dechirante ou d'agreable desolation en constatant le vide dans lequel il somnolait depuis la mort prematuree de Mme Harriet Westland. Car il est triste, mais exact, de rapporter que ladite dame, fort agreable de figure, tres ardente d'imagination,--faite peut-etre pour une destinee moins atone que celle a laquelle l'enchainait le devoir conjugal,--s'etait placidement eteinte par ennui, il y avait deux ans, nonobstant l'intarissable beatitude dont l'enveloppait la tendresse de son mari. Oui, certes! il l'avait aimee, il l'avait idolatree a sa maniere a lui, sans fougue, avec solidite. Que n'etait-elle encore la! Que ne pouvait-il, helas! reposer encore ses yeux sur ce regard noir et or qu'elle avait si profond, si questionneur, si rempli de langueur inexprimee!... --Oh, chere Harriett! soupira-t-il... Et nous devons ajouter qu'a ce moment de son monologue, sir Harris Westland, ayant regarde l'heure a sa montre, se prit d'une certaine animation et continua sa promenade d'un pas moins dilatoire, comme si la pale image de la defunte l'attirait dans l'espace, ou comme s'il tendait vers un but ou ce caressant souvenir pourrait s'evoquer avec plus de precision. Quelques rares passants, d'age et de sexes dissemblables, emaillaient la route ou se glissaient sous l'ombre forestiere regagnaient la ville; ils portaient une toilette sombre, de meme que sir Harris. Plusieurs l'honorerent d'un salut grave, d'un sourire discret; ils semblaient, a son exemple, sous le coup de preoccupations funebres, agrementees de resignation. Ces tacites incidents ne laissaient pas que de degager une sorte de gene ceremonieuse propre a glacer le coeur. Une indefinissable apprehension planait... Mais sans eprouver aucune impression de ce genre, M. Westland gardait son allure quasi-allegre et pressee, lorsque au premier detour du chemin une nouvelle rencontre lui imposa le devoir, eut-on dit, de renoncer momentanement a cet exces de promptitude: Au bout de l'autre avenue, une dame apparaissait... L'evenement, hatons-nous de l'affirmer, n'eut pour resultat appreciable que de faire eclater la sincerite des regrets dedies par sir Harris a la plaintive memoire d'Harriett, et l'indifference actuellement ressentie par l'honorable gentleman pour le surplus de l'element feminin. A peine daigna-t-il remarquer l'exquise desinvolture de l'inconnue, evidemment d'age printanier, qui fuyait en avant, dans la meme direction que lui, coquette, agile, entortillee d'une mantille, tenant a la main une jolie valise et decoupant sur le fond palissant du ciel on ne sait quelle gaie silhouette d'actrice en retard. Loin de noter ces aimables details, M. Westland evitait, au contraire, de les apercevoir; il s'efforcait ostensiblement de ne pas abreger la distance qui le separait de la belle et ne doubla le pas de rechef que lorsqu'elle se fut effacee dans la penombre verte d'une contre-allee. Un franc enthousiasme le souleva des lors. Serre dans son habit noir, tel qu'un notaire mande pour affaires tres urgentes, il courait presque a perdre haleine, lorsque enfin, a l'extremite d'un sentier lateral, il s'arreta devant une porte basse et massive, renfoncee dans la robe de lierre d'un vieux mur de briques. Il tira de la poche de son gilet une clef qui joua facilement dans la serrure, et la porte aussitot, malgre son air d'abandon, tourna sans bruit sur ses charnieres et se referma derriere sir Harris. Ceci fait, il ne subsista plus le moindre doute sur la profondeur des sentiments de fidelite matrimoniale qui guidaient l'incomparable Westland. Sa demarche, on va le voir, n'avait pour mobile qu'un saint desir d'epanchement, aux heures recueillies du soir, dans le culte de l'ange disparu: l'enclos dans lequel il venait de penetrer n'etait autre chose que le cimetiere d'Albany, avec son vaste eparpillement d'architectures sepulcrales, enguirlandees de feuillees et de fleurs. M. Westland, le modele, desormais, des veufs inconsoles, s'engagea dans un dedale de petits sentiers jetes a travers les tombes et bordes de houx, de troenes ou de cypres; il se dirigeait, sans hesitation, comme en pays connu, poussant toujours plus loin dans la complication des chemins entrelaces, franchissant parfois des passages ardus, ou les ronces irritees crevaient la pierre des anciens morts voues a l'oubli... Loin, plus loin encore, au plus epais d'une haie d'eglantiers, sir Harris franchit une grille qui donnait acces dans une enceinte separee et, au meme instant, il parut ressentir cette intime satisfaction qu'on eprouve a se revoir parmi les siens apres une longue absence. Il entrait, en effet, dans le parc reserve pour toujours aux sepultures de sa famille, et l'on appreciait de prime abord la magnificence qu'avait deployee dans ce sejour le richissime proprietaire extremement engoue de necromanie. Un sable fin couvrait les allees encadrees de bruyeres et de touffes de violettes. La flamme expirante du jour permettait encore de lire les noms et qualites des antiques et modestes Westland, grattes a neuf dans le creux des granits, ou luisant sur l'apologie en lettres d'or des Westland plus recents et plus prosperes, ensevelis sous les hauts mausolees de marbre. Parmi les arbres majestueux, rudes survivants des siecles, s'alignaient de tous cotes, dans leurs caisses d'ebene cerclees d'argent, les rosiers, les orangers, les citronniers, les lauriers-roses et mille plantes rares d'ou s'exhalait une invisible fumee d'encens; puis, ca et la, sous les verdures inclinees des massifs, quelques sieges de gres aux dossiers mollement recourbes invitaient aux fraiches meditations horizontales. C'est tout au plus, cependant, si M. Westland daigna laisser tomber sur tant de faste un coup d'oeil d'approbation. Sa physionomie radieuse revelait des passions bien superieures au vulgaire orgueil de posseder un cimetiere confortablement entretenu: son desir imperieux de communion mystique avec feu Harriett l'absorbait tout entier; il fouillait du regard les obscurites du jardin, il ecoutait les rumeurs vagues qui bruissaient dans les ramures; mais, le croirait-on? M. Westland affectait on ne sait quelle etrange certitude de la presence d'un tas d'etres surnaturels, disposes a se montrer au premier signal; il prenait l'attitude de quelqu'un qui s'attend a gouter, bien a son aise, toutes sortes de distractions extra-terrestres; il semblait meme que, pour M. Westland, ces divertissements ne seraient qu'une simple affaire d'habitude et allaient bientot se reproduire, d'apres un programme invariable, dans un ordre accoutume. A premiere vue, une pareille conviction depassait incurablement le comble de l'impertinence! Or, il nous faut l'affirmer a l'encontre des presomptions railleuses, les pretentions de M. Westland etaient fondees, son attente n'avait rien de chimerique, sa confiance avait les plus positives raisons d'etre: L'etonnant gentleman ne tarda pas a obtenir des prodiges en plein ideal, a realiser une foule d'amusements infernaux ou celestes, dont nous devons faire le recit tout en desesperant d'en traduire d'une plume assez legere la merveilleuse subtilite. Car a quels bonds assouplis de bulle d'eau sur un gant de velours, a quel invisible sillon trace sur l'azur par l'aile du ramier, emprunterait-on des comparaisons capables d'interpreter le charme inattendu, fugitif, capricieux, insaisissable, des scenes qui vont suivre? Rien de plus simple toutefois que le debut de ces episodes: le meticuleux Westland se debarrassa de son chapeau et de ses gants couleur d'encre et fit disparaitre quelques grains de poussiere que la longue promenade sous bois avait mis a son costume; il alla s'asseoir sur l'un des divans de granit et s'installa commodement, le front a la renverse, sous le feuillage en pleurs d'un saule. Quelques rayons de clarte diurne filtraient encore de l'ether et glacaient les tombeaux d'une lueur verdatre ou l'ombre des feuilles tremblait comme un vol de papillons noirs. Durant quelques minutes, Westland se perdit dans cette torpeur delicieuse qui s'epand aux approches des soirs d'ete; puis, tout a coup, ayant fait sonner sa montre a repetition, il eut un sourire etrange: l'heure etait venue, la seance d'enchantements s'ouvrait. Un mouvement a peine distinct agitait le dome de verdure, des bruits de battements d'ailes descendaient de branche en branche, et bientot apres, singulierement sociable, une colombe se posait sur l'epaule de sir Harris et lui frolait le visage de son duvet tout souleve de tiedes palpitations. --Chere ame! soupirait le gentleman, evidemment acquis a l'hypothese qu'une parcelle de l'organisme affectueux d'Harriett revivait sous ce plumage de satin. Ce tete-a-tete volatilo-yankee fut rapide comme l'eclair; l'oiseau regagna son nid et sir Harris s'eloigna precipitamment du bosquet. D'autres magies l'attendaient a la rive d'un lac margine de porphyre ou frissonnaient, dans le centre du jardin, des reflets de ciel. Des qu'il fut sur le bord, la nappe d'eau s'etoila d'un sillage lent et souple comme les plis d'une robe de velours, tandis que, sans hesiter, un cygne--second specimen d'une obsequiosite a peu pres inconnue dans l'ornithologie americaine--hata ses nagees silencieuses et vint offrir son long col flexible aux caresses tremblantes de M. Westland. Les incidents se multiplierent dans ce genre empreint de poesie, et sir Harris s'abandonnait de plus en plus sur la pente des inductions resurrectionnelles! --Chere ame, chere ame! redisait-il, toujours emporte par une exaltation grandissante, jusqu'a ce que, parvenu vers la limite du cimetiere des Westland, il s'arretat comme frappe d'angoisse ou de terreur a la perspective d'une peripetie supreme. Il s'agissait, sans doute, de quelque prodige final et souverainement troublant. Westland, a l'apogee des surexcitations, se sentit faiblir et dut s'appuyer au caisson d'un oranger, mais aussitot remue par le souffle ondoyant de l'ete, ou, peut-etre, par une main feerique dissimulee dans l'ombre, l'arbuste en fleurs laissa tomber sur le modele des veufs un tourbillon de neige parfumee. Decidement, l'esprit de feu Harriett faisait galamment les choses et rassurait son monde par de bien delicates prevenances! D'ailleurs, la nuit complete etalait maintenant sa solennite noire; Westland fit mouvoir encore une fois le ressort de son chronometre et constata l'instant des epreuves decisives. Il bannit donc toute crainte et s'elanca d'un bond, malgre les tenebres, jusqu'au seuil d'un vaste mausolee dont le fronton, a des heures moins tenebreuses, s'illustrait du nom d'Harriett et dominait le reste des tombeaux. M. Westland heurta le monument de ses mains suppliantes et projeta, dans l'auguste silence des morts, une multitude de paroles desordonnees. --Reviens, reviens encore, chere ame! disait-il avec des cris, avec des sanglots; reviens, oh! reviens, ce retard est un supplice! Alors--emerveillement sans pareil--une lueur morne, une phosphorescence bleue sillonna les vitraux de la chapelle, dont les portes de bronze s'ouvrirent lentement sur les pas d'une apparition blanche a forme humaine; et de la tombe restee beante s'envolerent les precieuses senteurs, les fins oppoponax, les ylang-ylangs legers qu'exhalerait la chambre a toilette d'une ombre de mondaine enfuie a quelque spectral rendez-vous d'amour. L'apparition se dressa devant M. Westland, qui la saisit entre ses bras et l'attira contre son coeur, sans rencontrer la moindre resistance. L'adorable docilite de mistress Harriett revivait dans son fantome. Mais la defunte semblait avoir acquis, depuis son noviciat d'outre-tombe, des attraits et des seductions qu'elle n'avait certes possedes qu'a l'etat de principe dans notre vallee de larmes. Elle s'etait montree bonne comme les anges et cherubins de son sexe, mais a la facon maigre et diaphane, tandis qu'a present, sous ce linceul glissant comme un deshabille de soie sur le nu d'une chair de satin, les doigts enfievres de sir Harris sentaient s'epanouir des rondeurs plus palpitantes que la gorge de la colombe, plus gracieuses que les cambrures du cygne, plus odorantes que la pluie de fleurs d'oranger. La constatation de ces progres posthumes accomplis par Mme Westland affola son inconsolable veuf et l'entraina dans des exigences franchement realistes, car il ne se contenta plus des etreintes muettes qui, parait-il, avaient caracterise les precedentes rencontres funebres de la meme espece entre les deux epoux: --Oh! pour cette fois, parle! parle-moi, chere ame, s'ecria violemment M. Westland; ne persiste pas dans ce silence, obstine, cruel, inexorable, qui me torture, qui me rend fou! Parle, parle! Le spectre de la sensible Harriett eut tout l'air de ne pouvoir resister a tant d'eloquence, et, d'une voix empruntee aux plus exquises musiques des reves, il daigna dire: --Vous l'exigez? Soit! Mais rien que ce mot: Sir Harris, je vous aime! M. Westland ne parvint a deverser le trop-plein de sa felicite qu'en des exclamations eperdues; il enveloppa d'une embrassade exasperee les splendeurs palpables du fantome, et, dans un baiser sans fin, il recueillit sur ses livres le souffle de son essence immaterielle, source de tant d'amour et de constance... Jamais, probablement, plus extatique effusion ne fut partagee entre terre et ciel. * * * * * Le lendemain, chez lui, vers l'heure de son dejeuner, sir Harris Westland, l'esprit encore tout hallucine des visions de la nuit, feuilletait, d'une main distraite, le lot quotidien de journaux et de correspondances, quand son attention fut vivement attiree par un imprime borde de noir et contenant l'invitation a payer le trimestre echu de son abonnement a l'_Association spirite pour la propagande de la croyance a l'immortalite de l'ame_. Cette singuliere Compagnie, montee par actions, avait pour but, lisait-on en marge, de mettre a la disposition de ses affilies une inepuisable serie d'impressions et d'agrements funeraires, marques au cachet de la vie eternelle, tels que ceux dont la presente histoire exhibe quelques echantillons. A cet effet, la Societe presidait a l'amenagement special des residences mortuaires; elle organisait la mise en scene des miracles en tous genres, elle se livrait a l'apprivoisement de tous quadrupedes et bipedes revetus d'un caractere emblematique et garantissait aux amateurs le concours d'une nombreuse troupe de revenants de tout sexe et de tout age, capables de representer les morts de bonne compagnie et requis de repondre, a quelque heure que ce fut et sous n'importe quel costume, aux evocations qu'il plairait aux abonnes de leur adresser. Il va de soi que l'institution tenait aussi l'article sinistre, tel que cris de hiboux, hurlements de chiens a la mort, vols de chauves-souris, lamentations dans l'ombre, fantasmagories macabres, evolutions de squelettes articules, etc., etc. Mais M. Westland, on le sait, preferait de beaucoup les recreations flatteuses et attendrissantes. Il s'acquitta de sa dette avec empressement en se rappelant le zele et l'exactitude que les mediums de l'Agence avaient mis a son service durant ses excursions au cimetiere. La note se grossissait d'un supplement assez considerable, parce qu'a l'issue de la derniere seance, et selon l'expresse volonte de l'honorable actionnaire, l'_ame avait parle!_ Sir Harris solda cet excedent avec un surcroit de gratitude, et meme, huit jours plus tard, il manifestait sa reconnaissance a cet egard d'une facon tout a fait peremptoire, car il demandait et obtenait la main de miss Herminia Burtonn, la fille du directeur et fondateur de l'_Association spirite_, la ravissante promeneuse a la valise, la meme qui, pendant la fameuse nuit, avait si tendrement et si avantageusement joue le role de feu Harriett. LA TRAGEDIE DU MAGNETISME Le public du parterre et des amphitheatres avait accorde sa bruyante approbation aux prouesses d'une foule d'acrobates, de jongleurs et d'equilibristes; dans le pourtour-promenade, messieurs les dandys, d'ages divers, mais tous trop jeunes, s'etaient montres fort attentifs aux graces exhibees par les demoiselles du corps de ballet. La premiere partie du spectacle s'etait ainsi passee sans rien d'exceptionnel. Ce fut seulement vers onze heures, que la fleur du beau monde de Boston fit tout a coup irruption aux places encore vides des premieres galeries; des essaims de jolies femmes developperent bientot sur l'hemicycle une guirlande continue de legeres toilettes d'ete, gai fouillis de nuances claires s'harmonisant sur un fonds de gentlemen en habits noirs, et, des lors, une animation heureuse s'epanouit dans la salle, ou le coup d'aile des eventails jetait des frissons parfumes; les flammes des lustres rejaillirent plus intenses sur les luisants des soies et des parures; les eclats de rire furtifs voltigeaient comme des etincelles sonores dans le feu croise des causeries; tout semblait, en un mot, prendre un air de fete, pour celebrer la premiere seance de magnetisme donnee sur la scene de l'Alhambra par le celebre docteur Kellog et son merveilleux "sujet," miss Olivia. Cet empressement aristocratique s'expliquait par le lyrisme et l'insistance des reclames dont la presse de Boston retentissait depuis plus d'un mois a propos de cette solennite. Sur la foi de renseignements authentiques, ces feuilles placaient miss Olivia au premier rang de l'hallucination contemporaine et tressaient au front de cette inenarrable demoiselle une couronne d'epithetes demesurement superlatives. Quant au docteur Kellog, ce n'etait pas seulement le plus infaillible, le plus audacieux des experimentateurs; il ne se bornait pas a prouver indubitablement ses terribles facultes fascinatrices, il avait, de plus, le merite de devoiler, a la fin de chacune de ses representations et de "mettre a la portee de tout le monde" les supercheries, les artifices, les grossiers semblants de somnambulisme et de double vue par lesquels de vulgaires charlatans, affubles du titre de magnetiseurs, trompent d'ordinaire le public. C'en etait assez pour attiser la curiosite generale. Mais les publicistes signalaient bien d'autres causes d'"attraction." M. Kellog, redigeaient-ils tout bas, confidentiellement,--en deroutant la sagacite du lecteur par quelques lettres capitales ou par diverses petites mains indicatrices tracees en tete des paragraphes,--"M. Kellog, amoureux d'Olivia, la torturerait sans pitie pendant son sommeil factice et se vengerait ainsi de l'indifference dont elle l'accable des qu'elle reprend possession d'elle-meme au reveil." En outre, imprimait-on, "beaucoup d'attention serait accordee" a certain jeune gentleman europeen, tres tenebreux, tres mystique, originaire des brouillards d'Ecosse, se nommant, croyait-on, lord Warner, lequel poursuivait Olivia dans tous ses voyages a travers l'Amerique et ne manquait jamais de prendre place dans une premiere loge d'avant-scene des que miss Olivia montait sur le theatre, parce qu'il l'adorait et se croyait adore d'elle "seulement lorsqu'elle entrait dans l'etat de catalepsie." Par suite, il existait entre le diabolique docteur et le noble etranger une guerre sourde de haine et de jalousie. "Une querelle semblait possible, un conflit devenait probable, un duel etait certain," et les spectateurs couraient chance a tout moment de voir se realiser l'une de ces "redoutables eventualites." Enfin, et par surcroit, la chronique faisait ressortir, avec d'affriolantes reticences, le role joue dans cette affaire par une belle et jeune patricienne (lady Warner, sans doute), laquelle assistait invariablement a toutes les soirees de Kellog, dans la loge d'avant-scene faisant face a celle de lord Warner, et de la, toujours parfaite d'elegance selon la derniere mode, mais toujours calme, toujours dedaigneuse du mouvement d'admiration que provoquait sa presence, elle attachait sur son mari des regards obstines; elle notait ses impressions les plus fugitives, elle recueillait une par une les marques de son absurde passion, et tout cela "dans un but dont le mobile avait echappe jusqu'alors aux plus habiles investigations." Or, la gentry reunie ce soir-la a l'Alhambra croyait a l'exactitude de ces piquantes indiscretions; la Gazette des etrangers avait d'ailleurs annonce, quelques jours auparavant, l'arrivee de lord et de lady Warner, sans negliger d'ajouter qu'ils n'etaient pas descendus au meme hotel. Et maintenant meme, au moment du lever du rideau pour les experiences de M. Kellog, les deux loges d'avant-scene etaient encore inoccupees, comme si les deux epoux en guerre s'etaient reserve d'y prendre, au moment decisif, leur poste de combat. Aussi le vif brouhaha des conversations s'en allait augmentant dans la salle ruisselante de lumiere et l'impatience universelle atteignait a sa limite extreme, quand l'orchestre attaqua les majestueux accords d'un prelude qui fut pour l'assemblee le signal d'une serie d'emotions dont la vehemence allait, d'ailleurs, singulierement depasser tout ce qu'on avait pu prevoir. Les premieres notes avaient a peine vibre que lord Warner venait s'asseoir sur le devant de la loge de droite. Les lorgnettes ne pouvaient s'y tromper: il etait conforme aux esquisses tracees par ses biographes; il avait l'age ou les illusions ont encore le droit d'etre des croyances; son air, empreint d'on ne sait quelle melancolique fierte de race, lui permettait d'offenser impunement la "coupe du jour" et de porter sans ridicule une sorte de deuil romanesque, velours et dentelles, renouvele de l'ere byronienne; ses yeux bleus et dormants, comme les grands lacs tristes de son pays d'Ecosse, ses levres fines au sourire indecis, son front pale entoure d'une chevelure tombante d'archange, avaient un charme non terrestre, bien en rapport avec cet amour etrange, cette originalite psychologique que lui attribuaient les feuilles d'actualite. Ces details, toutefois, furent a peine entrevus, car presque au meme instant lady Warner venait d'entrer dans l'avant-scene de gauche et s'etait installee bien en face, bien resolument en face de son mari. La veracite des reporters fut demontree une fois de plus: lady Warner semblait un astre detache des spheres les plus raffinees du high-life et pare de la grace savante des lignes simples. Elle se serrait, svelte et pourtant modelee, dans une etroite robe de satin blanc, farfouillee d'un tourbillon de dentelles; son chapeau n'etait qu'une exquise fanfreluche de guipure prise dans une touffe de lilas blanc. Et sur toute cette neige, sur l'or clair de ses cheveux d'Anglaise, sur le frais carmin de ses levres, dans le bleu-noir de ses yeux de sphinx, rayonnait ce tranquille orgueil, cette serenite d'etoile qui vient aux femmes dans l'enivrement de leur beaute. Un emoi dans la salle justifia cette triomphante attitude de lady Warner, et le concert de louanges suscite par son arrivee bruissait encore, lorsque enfin le rideau se leva sur le decor d'un coin de jardin plein de hautes verdures du fond desquelles le fameux docteur Kellog et l'interessante Olivia, se tenant du bout des doigts, s'avancerent en ceremonie jusqu'a la rampe. Il y eut quelques applaudissements de bienvenue, mais, en somme, l'illustre couple ne laissait pas que de causer, au premier aspect, une certaine deception. Miss Olivia, solide plebeienne taillee en hercule femelle, paraissait un peu genee des splendides epaules et des bras superbes que laissaient voir a nu les decolletes hardis de sa robe de bal en satin blanc. Elle n'etait nullement jolie, et la vulgarite de ses traits ne se sauvait que par la jeunesse du sourire arme de dents de perle entre des levres au ton de fraise. Individualite maigre, au contraire, figure seche et longue, front fuyant plaque d'une chevelure trop noire, le docteur Kellog eut passe pour burlesque, n'etait sa tenue severe et son costume rigoureusement exact d'homme du monde. Non, certes! rien d'anormal, ni de fatal, ne planait sur eux; ils n'etaient pas de l'ancienne ecole de sorcellerie, et tres modestement ils affichaient le positivisme sans apparat qui doit presider desormais a l'exploitation pratique et raisonnee du surnaturel. Les musiciens firent silence et M. Kellog prononca quelques paroles dont l'eloquence facile n'etait pas d'un "barnum" ordinaire. Il annonca qu'avant de reveler, suivant sa promesse, les miserables mystifications accoutumees des hypnotiseurs et spirites de bas etage, il allait evoquer la plupart des phenomenes reels et incontestables du trouble nerveux occasionne par le sommeil artificiel. Et sans plus de preambule, parmi les lueurs livides d'une lumiere electrique tombant tout a coup des frises avec accompagnement d'un tremolo pathetique a l'orchestre, M. Kellog etendit les deux mains vers Olivia. Rien d'abord: Le public, palpitant d'emotion, attendait muet, sans un souffle; puis, soudain, ce fut prodigieux! Frappee par le fluide, Olivia se dressait subitement, farouche, les yeux grandis dans une immobilite tragique: la bouche dessinant une terreur vague, profonde, etonnee; son regard se fixait sur Kellog et semblait aller, au dela de lui, vers quelque vision menacante eployee au loin. Un premier enchantement alors s'operait. Miss Olivia, presque laide tout a l'heure, prenait une sorte de beaute sinistre, largement sculptee dans ce masque d'angoisse. Un etre tout nouveau se manifestait de meme dans la personne de Kellog. Ce n'etait plus l'obsequieux debitant de magie benigne, mais l'apre savant, le chercheur tenace, brutal au viol de tout mystere, pret a fouiller jusqu'au coeur les plus noirs problemes de la vie; son dur profil, heurte aux angles par la clarte verte, semblait le tranchant d'une volonte de fer, et puis, sur ses levres minces aux sinuosites perfides, dans son oeil flamboyant, a son sourcil perpendiculaire dans le front plisse, il y avait plus que de la rancune ou de la colere, il y avait l'ironique pitie pour cette femme, en d'autres temps, sans doute, indomptable et fiere, maintenant si vite, si lachement maitrisee au premier signe d'un pouvoir inconnu. Elle tombait, en effet, par molles graduations, plus avant a chaque geste de Kellog, dans son bizarre sommeil de fantome errant; l'air d'epouvante s'effacait dans la paleur de son visage ou montait l'hebetement morose du reve. Elle avait l'allure automatique d'un corps ou la pensee n'est plus; elle marchait d'un pas souple de somnambule, comme portee sur un ether; elle reculait, elle tentait de fuir, elle se rapprochait par bonds convulsifs, la poitrine soulevee de sanglots machinals. Les resultats les plus saisissants, les plus inattendus, les plus insenses de l'anesthesie se multiplierent ainsi sous les yeux captives du public. Plusieurs adeptes du mesmerisme repartis dans la salle, et reconnaissables a leurs physionomies speciales d'ascetes, echangeaient des sourires victorieux. L'influence despotique de Kellog, les passivetes inouies d'Olivia ne laissaient pas la moindre prise a l'incredulite; la science triomphait... Soudain un cri d'horreur courut!... Kellog s'etait arme d'un stylet arrache a l'improviste du revers de son habit, et frappant de haut, rudement, il avait implante l'acier en pleine chair nue dans le milieu du bras gauche de l'hallucinee, de son bras d'athlete, horizontalement roidi dans un effort ou saillait le muscle. Penche hors de sa stalle, lord Warner s'abimait dans une contemplation eperdue. Lady Warner, de son cote, persistait dans sa souveraine placidite de grande dame, mais sa main fine, gantee de jaune tres clair, battait un rhythme legerement nerveux sur le velours pourpre du rebord de la loge. Aucun fremissement n'avait altere la sombre impassibilite d'Olivia, pas une fibre n'avait tressailli; la chair traversee gardait autour de la plaie sa blancheur de marbre. On croyait voir l'absurde embleme du cauchemar au bras d'une statue de la nuit. Feindre un tel stoicisme sous l'aiguillon de la douleur materielle, allons! c'etait impossible. Le miracle, produit par des forces indefinies de l'organisme, se montrait visible a tous. Inities et profanes le saluerent d'un long murmure de stupefaction. Mais beaucoup trop violent, cet episode fut heureusement suivi de quelques scenes dans le genre attendrissant et poetique. M. Kellog prit l'attitude empressee, caline, paternelle, d'un medecin de femmes aux heures de crise; il delivra miss Olivia du poignard, puis il enveloppa la patiente d'une multitude de gestes doux qui la placerent aussitot dans un courant oppose de surexcitations dont le but etait, scientifiquement parlant, de favoriser l'epanchement d'un excedant trop considerable de nervosite... La musique servit de premier derivatif a cette hyperesthesie... Miss Olivia se mit a chanter. Kellog, agitant les mains derriere elle, l'ordonnait; elle obeissait sans voir--et fit entendre, dans les notes sourdes du medium, le debut d'une elegie passionnee; mais sur un autre signe tres bref de Kellog, la voix, au milieu d'une strophe, se brisa, plaintive, etrangement felee, comme un appel desespere au loin, sur la mer. Cette interruption lui fut comme un dechirement de tout lien dans le reel; elle s'egara dans l'incertitude d'une tristesse haute; ses paupieres se relevaient, ses yeux resplendissaient comme ceux d'une madone vers le ciel et semblaient pleurer une de ces poignantes douleurs d'ame que nul ne peut definir... C'etait l'extase, tout a fait l'extase, telle que la decrivent les physiologistes les plus accredites. L'orchestre, dont le role, sans doute, avait ete soigneusement regle pour cette representation, appropriait ses accords a la sublimite du ravissement d'Olivia. Le hautbois disait par phrases, tantot joyeuses, tantot lugubres, une sorte de recit dans le roulement grave des cymbales et dans l'harmonie des arpeges tremblant sur les cordes greles des violons. Insensiblement le rhythme, frappe sur le theme fantasque, entrainait l'hypnotisee aux evolutions d'une danse lente, tres singuliere, aux flexions subtiles, dessinant tour a tour des fiertes de deesse classique et des abandons de fille d'Orient. Saltimbanque de l'ideal, Olivia donnait une forme vivante a l'insaisissable pensee musicale, elle traduisait en lignes pures ou tourmentees, en mouvements gracieux ou febriles, la gracieuse melopee des symphonistes; et, tournoyante avec des langueurs de vierge, ployee comme une faunesse ivre ou saisie d'un vertige sacre de pretresse, elle s'arretait enfin, haletante, effaree, le front baigne d'on ne sait quelles clartes d'enthousiasme... L'emerveillement de la foule et l'effervescence des adeptes etaient au comble; d'ardentes salves d'applaudissement eussent bientot eclate dans le silence solennel, si le docteur Kellog, revenant a la rampe, n'avait pris la parole une seconde fois. Grace a la concentration des effluves, expliqua-t-il en termes de savant, grace encore a l'intensite prolongee de son exaltation, miss Olivia venait d'entrer dans la phase de la lucidite suraigue. Oui, desormais elle etait capable de lire dans un livre ferme, de voir et d'entendre a travers n'importe quel obstacle; elle pouvait deviner la pensee intime, accomplir les plus secretes volontes de quiconque serait mis en communication avec elle, et M. Kellog offrait a tous de tenter l'epreuve! Mais aucun des spectateurs ne repondit a l'invitation. On laissait, d'un commun accord, le champ libre a lord Warner, qui, d'ailleurs, s'etait leve des la fin du "speech" de Kellog et avait enjambe la balustrade de sa loge. --Encore vous, toujours! Soit! j'y consens, interrogez-la, lui dit Kellog avec un ricanement d'impertinence polie, ou sifflait pourtant l'irritation. L'orchestre se tut; la salle ramassa son interet comme dans l'attente d'un drame. Lord Warner parut n'apercevoir ni les facons cavalieres de Kellog, ni le lamentable exces de dedain que versait sur lui le regard toujours fixe de lady Warner. Decide, fanatique, il allait, defiant la raillerie par de grands airs de conviction. Olivia se retourna lentement vers lui, non surprise, non fachee; elle redevenait la melancolique prophetesse obsedee du poids des secrets; elle retombait dans ce terrible sommeil au regard beant qui, sans doute, croit rever la vie.... Longtemps Warner s'oublia dans l'observation de l'enigme. L'indefinissable tristesse d'Olivia le gagnait. N'etait-il qu'ebloui par l'auguste beaute de l'idole, ou cherchait-il en vain les causes de l'indicible souffrance qu'elle incarnait? ou bien encore leurs deux ames, par une inconcevable penetration, se parlaient-elles et gemissaient-elles sur leur amour sans espoir? A l'appui de cette derniere hypothese, lord Warner remit tout a coup entre les mains de la "voyante" une lettre strictement close, mais toute pleine--on en etait sur--de declarations tumultueuses. Olivia, le front incline, concentra sur l'enveloppe blanche l'attention de ses yeux mornes dont la flamme allait aux visions interieures. Seul un pli courrouce des sourcils trahissait l'effort de cette lecture a travers les feuillets replies, lorsque enfin, parvenant a tout dechiffrer, a tout comprendre, elle se debattit soudain contre l'inertie qui l'enchainait; l'amour, comme un orage, s'ameutait dans son sein et se revoltait; elle voulait lire mieux cette lettre, etre certaine de ne pas se tromper; elle allait rompre le cachet.... Mais arretee par une commotion galvanique, elle se redressa dans une immobilite de granit. La lettre s'envola de ses doigts gantes: Kellog, attentif a l'arriere-plan, avait jete dans l'air son geste imperieux; la pathetique Olivia n'etait plus que le "sujet," l'instrument, le jouet stupide.... Et tout ce que le plus noble amour, arrete dans son vol, froisse dans son orgueil, renferme de douleur, lady Warner pouvait le lire, en ce moment, au front consterne de son mari; mais le docteur se precipita d'un bond entre les deux amants; la colere blemissait a ses joues creuses, le rictus amer se tordait comme une ecorchure entre ses levres contractees. --C'est assez, on a compris, s'ecria-t-il, retentissant d'insolence, tandis que Warner, refoulant mal le soulevement d'une rage profonde, regagnait sa place. Il etait trop certain que la lutte tant redoutee entre les deux rivaux devenait imminente. La salle ne respirait plus. --Et maintenant, poursuivit Kellog, cette femme, accablee par l'accumulation des fluides, n'est plus rien qu'un simple appareil nerveux, une chair articulee, dont la science agite a son gre tous les ressorts. Regardez, regardez! Et, souleve sur ses orteils, satanique, il projeta violemment en avant son bras plus maigre, plus long qu'un coup d'epee. Olivia se crispa dans une roideur de morte et tomba droit a la renverse, comme un marbre abattu de son socle. La tete fit un bruit sourd sur les planches, et Kellog, evoquant on ne sait quelle atroce apparition d'Hamlet en demence, s'accroupissait sur le cadavre de cette autre Ophelie, broyait sous ses deux genoux le corps d'Olivia qui, toujours plus froide, toujours plus pale, semblait plus etrangement morte que jamais. Spectacle hideux! les hurlements d'epouvante et de degout couvraient le tremolo frenetique de l'orchestre, quand le docteur Kellog, abandonnant sa proie, parla d'un verbe haut qui dominait le tumulte. --Que craignez-vous, qu'admirez-vous, criait-il. Folie que tout cela, pure illusion, simple charlatanisme! a la portee de tous et de chacun, j'ai promis la verite, je vais la dire! Il perorait, sursautant a chaque mot, fou de sincerite, certain de l'effet qu'il allait produire; il cherchait dans les yeux de lady Warner une marque d'approbation et grimacait du cote de lord Warner la moquerie et l'insulte. --La verite, la voici,--continua-t-il,--Cette femme n'est pas magnetisee! Allons donc, ne croyez rien de pareil; elle n'est ni somnambule, ni visionnaire; elle est mieux que tout cela: elle est une sublime comedienne, un clown incomparable, aux muscles d'acier, au sang-froid d'airain. La menace, la flatterie, le fer, le feu, rien ne peut la distraire du role qu'elle joue, rien ne peut vaincre son formidable pouvoir de dissimulation. Examinez-la, maintenant, etendue dans sa robe de bal, dormant un sommeil de marbre comme les statues de fiancees sur les tombes: Eh bien! simagree epique, comble de l'art, elle ne dort pas plus qu'aucun de nous, elle entend chacune de mes paroles, elle lutte avec acharnement, avec heroisme contre l'enorme eclat de rire qui lui monte a la gorge. --Mensonge, mensonge infame, vocifera lord Warner affole de desespoir et d'humiliation. --On ose dire mensonge! poursuivit l'implacable Kellog. On veut des preuves! On les aura: Debout! miss Olivia; c'est assez travaille pour ce soir, la farce est jouee. Debout! Par quel soubresaut de gymnaste endiablee miss Olivia se retrouva-t-elle, rose et souriante, a cote de son impresario? Personne n'eut pu le dire. Une tempete d'applaudissements se dechaina. La raison publique etait vengee par cet etourdissant coup de theatre. Kellog et miss Olivia s'epanouissaient dans l'enivrement du triomphe; les cris de reprobation et d'anatheme des adeptes se dissipaient dans l'ouragan des hurrahs proferes par la foule, lorsque, tout a coup, au plus epais du vacarme, le fracas d'une detonation retentit dans la loge de lord Warner. Le silence se retablit, subit, effrayant! --Le malheureux! il croyait!--sanglota miss Olivia dans une clameur de commiseration "non feinte," cette fois, ou son etre tout entier vibrait.... Il croyait, oui, l'infortune qui, par un supreme effort, descendit encore une fois de sa place sur la scene; il chancelait, il titubait deja dans l'agonie; il s'accrochait de la main gauche au rebord de la loge et brandissait de l'autre main le revolver dont il venait de se frapper; un long filet de sang coulait sur l'horrible paleur de sa face. Du profond de l'epouvante on le trouvait beau, cet illumine qui succombait pour sa foi, ce poete qui ne voulait pas survivre a son reve. Mais pareille mort reclamait vengeance; Warner, effroyable d'energie defaillante, visa Kellog et fit feu, puis glissa, veule et lourd, sur le sol. Kellog, rugissant, se heurta le front des deux mains, vira plusieurs fois sur ses talons et s'abattit a l'autre bout du theatre. Il avait, lui aussi, le visage souille d'affreuses taches rouges. Olivia restait seule debout, aneantie d'horreur, entre ces deux agonisants que tordaient les convulsions dernieres. Alors un cri strident partit de la loge de lady Warner! Enfin! elle avait donc aussi quelque flamme de passion au coeur, cette rigide poupee d'Albion, jusqu'alors guindee dans sa rancune hautaine! Plus souple qu'une nuee dans son flot de dentelle, elle fut d'une volee au milieu, de la scene, pointant sur le sein de sa rivale un poignard que miss Olivia, de sa main robuste, l'empechait d'abaisser. Ces fougueux evenements s'accumulaient plus rapides que l'eclair; on regardait oppresses, cloues par le vertige. La crainte d'un autre meurtre, pourtant, delia les langues: on appelait a l'aide; une bousculade se ruait au secours de ces femmes ecumantes de haine, de ces hommes que le rale etouffait. Le desordre tourbillonnait en un crescendo furieux. Mais quel soupcon, quel etrange soupcon, tout a coup, dans l'immense ahurissement! Pourquoi les musiciens, penches sur leurs pupitres, insouciants de ce qui se passe au-dessus de leur tete, prolongent-ils le raclement funeste de leur tremolo? Non! l'on n'eut le temps de rien suspecter ni de rien prevoir; tout, ici, s'accomplissait avec la folle promptitude de la foudre et deja de la noire situation surgissait a toute vitesse une pantalonnade furibonde. Les blanches toilettes de lady Warner et d'Olivia s'etaient evanouies dans les dessous comme en une ferie. On ne vit plus que deux riantes ballerines, au torse voluptueux dans le tulle transparent paillete d'or, aux jambes parfaites, hardiment dessinees par le maillot de soie rose. Dans le meme instant, Warner et Kellog, sous pretexte de fretillements macabres, sortaient en quelques cabrioles de leurs habits de ceremonie et, cadencant des gestes symetriques, ils lancaient aux frises la blonde tignasse d'archange, la sombre coiffe de docteur que remplacaient de hautes perruques ecarlates, ils apparaissaient disloques et tortueux, dans l'accoutrement bariole de bateleurs prets a la parade. Et choyes d'acclamations en delire, sur le galop final sonne par l'orchestre a grands renforts de cuivres et de tambours, les quatre clowns, tout a l'heure tragediens hors ligne, se dehancherent en une gigue epileptique, en une bondissante pantomime ou les precedentes scenes d'incantations, d'effusion, de seduction, d'exaltation, sautaient sur le mode grotesque; fantoches desordonnes, energumenes radieux, ils s'enfuirent enfin dans l'ouragan d'une ovation sans exemple dont les transports continuerent longtemps encore apres la chute du rideau. Cet incomparable impromptu tint l'affiche pendant cent representations avec d'autant plus de succes que les excellents artistes, maitres de leur metier, alternaient avec un egal talent dans leurs roles respectifs. Lord Warner savait etre, quand il lui plaisait, le plus sarcastique des distributeurs de fluide; Kellog, a son tour, ennoblissait de sauvage poesie les affres d'un amour impossible, miss Olivia pretait une rare dignite de reine au type de l'epouse outragee et lady Warner se montrait, sans contredit, la possedee la plus plastique des temps actuels. Le bruit court que le magnetisme americain ne se relevera pas de cette facetie. L'INEXORABLE MONOTONIE Des l'age le plus tendre, Jonathan Bridge--ne s'etonner de rien quand il s'agit de cerveaux yankees--s'etait passionne pour la science, et, certain jour, il crut avoir fait une decouverte. Il imagina que le courant electrique et les forces qui l'accompagnent n'avaient d'autre cause qu'un changement brusque opere par le frottement, ou l'action chimique, dans la direction naturelle des molecules dont se compose le corps electrise. En d'autres termes--car on ne saurait etre trop clair en de tels sujets, et, de plus, le present recit touchant a des questions essentiellement conjugales, il est necessaire d'eviter l'accusation d'obscurite que d'honorables lectrices, peut-etre, formuleraient,--en d'autres termes, donc, Jonathan supposa que les phenomenes de l'electricite proviennent de la rapidite instantanee avec laquelle les molecules, derangees par l'operation, reprennent leur place premiere. La suite de l'histoire, on ose l'esperer, dissipera ce qui resterait encore de diffus sur ce point, maintenant reduit a sa plus simple expression. D'ailleurs Jonathan n'attacha, plus tard, qu'une importance secondaire a cette hypothese enfantine, et ne la rappelait volontiers que parce qu'elle etait devenue le point de depart d'une seconde trouvaille, selon lui, bien autrement importante. Mais, dans l'intervalle, Jonathan Bridge, ayant acheve ses classes sans reveler aucune disposition aux succes pratiques, etait devenu le mepris de sa famille imbue de positivisme, la risee de ses anciens camarades d'ecole, deja tous en marche vers la fortune, et avait du, pour subsister, prendre une place de simple commis dans l'etablissement de Mme veuve Sharp, la modiste la plus en vogue a Baltimore. En matiere de tenue de livres et de redaction de factures, Jonathan tirait un merveilleux parti de sa superiorite d'algebriste, et demontrait, a tout venant, qu'il etait un comptable non moins expert qu'assidu. Mais, lorsqu'il errait par la ville, distribuant les commandes et recueillant les recettes, il songeait sans relache a ses precedentes investigations scientifiques et caressait le vague espoir de s'y replonger si jamais, par chance improbable, une position moins precaire lui procurait des loisirs. Or, cette chance l'attendait: il arriva qu'un jour la deesse Fortune laissa tomber sur lui son sourire d'or. Miss Annah Sharp, une delicieuse blonde toute rose, et, mieux que cela, l'unique heritiere de la riche marchande de modes, avait remarque, puis examine Jonathan; elle avait devine de l'intelligence dans ce large front aux solides reliefs, de l'originalite sous le voile de ce regard toujours distrait. Peut-etre aussi, fille d'Eve, s'etait-elle acoquinee a la scrupuleuse reserve dont l'honnete Jonathan ne se departait jamais, quand le hasard les mettait en presence. Toujours est-il que la seduisante demoiselle, assuree du consentement de sa mere qu'elle gouvernait en despote, dut faire le siege en regle du coeur de M. Jonathan et le harceler dans les derniers retranchements de sa modestie, pour qu'il se decidat a formuler la demande en mariage. Distraction a part, il apprecia, toutefois, l'etendue de son bonheur en apprenant qu'aussitot l'hymen conclu, Mme Sharp realiserait de grosses rentes sur la cession du fonds de modes et que M. Jonathan coulerait definitivement l'harmonieuse existence d'un poisson dans l'onde, entre son attrayante epouse et sa providentielle belle-mere. Miss Annah, fort eprise, mais passablement autoritaire, tint la main a ce qu'un laps de temps convenable fut reserve aux fiancailles et donna l'essor, pendant cette treve, a tout ce que l'amour comporte d'epanchements poetiques. Jonathan, de son cote, s'accoutumait graduellement a sa felicite prochaine; un sentiment de profonde securite vis-a-vis de l'avenir chantait dans son coeur; ses idees prenaient un libre vol sous le coup d'aile de l'enthousiasme, et c'est d'alors que date dans sa vie la conception de la seconde hypothese annoncee plus haut: Il lui vint, en effet, cette inspiration que l'irresistible tendance d'un groupe de molecules a se mouvoir, selon la precedente definition electrique, dans une direction forcee, indiquait une marche analogue imposee aux molecules ambiantes et, par suite, a toutes les molecules de la matiere universelle. De ce principe il deduisit la consequence qu'en raison de l'impossibilite du vide dans la nature, aucune agglomeration partielle de molecules ne saurait se produire sans qu'une configuration identique et simultanee d'une egale quantite de molecules s'effectue sur un point quelconque de l'espace. Ce raisonnement de Jonathan Bridge se justifie a peu pres par la maniere evidente dont se comporteraient les elements constitutifs d'une certaine somme d'air et d'eau renfermee dans une boule de cristal. Il en conclut aussi qu'en subissant les lois illimitees de la gravitation et de la pesanteur, les atomes actionnes d'une meme planete ne pouvaient aboutir au susdit mouvement similaire que dans une planete voisine et, par suite, dans toutes les planetes existantes. Jonathan avait donc decrete que les etres et les choses a l'infini s'agitent dans un inflexible parallelisme qu'il decora du nom de "vibration universelle" et nous avons hate de narrer a quel degre cette conviction, en elle-meme d'ailleurs bien candide, le rendit heureux, non seulement sous le rapport speculatif, mais dans toutes les circonstances de sa vie publique et privee. * * * * * Le beau jour du mariage etait enfin arrive. Composant des l'aurore, au miroir, son noeud de cravate, M. Jonathan eprouvait une extraordinaire satisfaction, car il envisageait a la fois son propre destin et celui de tous les Jonathans--ses semblables par leur agregation native d'atomes,--qui, repandus par la vibration dans l'inenarrable multitude des univers, mettaient comme lui la derniere main a leur toilette de ceremonie, se contemplaient comme lui dans une glace et souriaient comme lui a l'image d'un fortune gentleman dont le sort facile glisserait desormais sur des roulettes. Chacun sait, il est vrai, combien aux approches des solennisations nuptiales une belle-mere, fut-elle presque bienveillante, une fiancee, ne fut-elle que moderement tyrannique, accumulent volontiers de soucis et de responsabilites sur la tete d'un futur qui leur doit tout. Mais que pouvaient ces memes vexations sur Jonathan, dont la reverie voyageait dans l'incalculable pluralite des mondes et supputait les effets du parallelisme corpusculaire? Il admirait la quantite stupefiante de veuves Sharps qui, dans ce meme instant, poussaient les memes cris dechirants a propos du retard des voitures; miss Annah jetait a son promis un de ces regards par lesquels une jeune femme sait indiquer clairement que le mieux a faire pour un homme delicat, en pareille circonstance, serait d'aller hater l'arrivee des vehicules. Et Jonathan croyait voir s'allumer et tressaillir, comme une trainee d'etoiles sur l'infini, la double flamme de ce coup d'oeil imperieux. La muette eloquence de miss Annah ne permettait pas de replique. Jonathan se precipitait sur son gibus et s'esquivait, ravi de ce que la souriante multiplicite des Jonathans partait aussi d'un pied leste, arrondissait, avec une grace non moindre, le bras autour de son couvre-chef, imprimait les memes balancements souples aux basques de son habit et dessinait quelque chose comme les figures symetriques d'une danse inter-planetaire sur le rhythme regulier des vibrations. Avant d'atteindre la rue, Jonathan devait traverser un salon ou s'epanouissait le gai brouhaha d'une foule de temoins et d'invites, lesquels ne laissaient pas que de chuchoter entre eux, sur le passage du futur, des propos plus ou moins bienveillants, concert aigre-doux qu'envenimait particulierement certain cousin evince de ses pretentions sur miss Annah. Mais l'habile Jonathan evitait sagement d'accrocher son amour-propre a ces petites pointes de perfidie et se disait que, meme en dehors des fatalites vibratoires, il n'existe guere de milieu ou l'on ne se complaise a denigrer un brillant jeune homme que l'amour et le destin protegent trop ostensiblement. Tout entier, d'ailleurs, aux consequences kaleidoscopiques de son invention, il ne pouvait s'arracher a la persuasion qu'au meme moment, dans chaque globe sideral, le meme salon de la meme maison d'une autre Baltimore contenait un bataillon pareil de gentlemen vetus de noir et de belles dames faisant papilloter les vives couleurs de leurs robes de fete dans les eclats d'argent que lancait ce jour-la le soleil printanier. Encore ebloui de cette vision, Jonathan courait jusqu'au bureau des fiacres, il stimulait le zele du loueur d'equipages en lui glissant un dollar dans la main et s'epouvantait, comme philosophe, et surtout comme comptable, du formidable total qu'allait constituer ce simple pourboire, simultanement octroye par toute la kyrielle polystellaire des Jonathans. C'est ainsi qu'appuye a la loi des oscillations ubiquistes, Jonathan Bridge accordait a tous incidents petits ou gros, plaisants ou facheux, un egal et supreme interet. A la mairie, au temple, ou tant de contrainte s'impose aux jeunes epoux donnes en spectacle, Jonathan persistait a s'absorber dans l'etude de son systeme. Il voyait se reproduire, comme dans les enfilades d'une rencontre de miroirs, les rotondites abdominales des magistrats municipaux et les gestes onctueux des clergymen; il regardait a la derobee sa fiancee incomparablement ravissante en sa blanche parure de vierge et c'etait une ivresse de pouvoir s'affirmer qu'une telle personne revivait, aussi pure, aussi gracieuse, aussi douce, dans toutes les regions cosmogoniques. Le grand et interminable repas nuptial du soir eut peut-etre risque de compromettre la serenite de Jonathan si, par bonheur, il ne s'etait egare plus que jamais, dans le bruit des assiettes, a la poursuite de sa chimere. Vers l'apparition de la poire et du fromage, la plupart des membres presents du sexe repute le plus fort se mit a parler politique et Jonathan fremit en calculant l'effroyable masse de phrases ronflantes et de paroles superflues qui se depensait alors dans l'ensemble des centres organises. Lorsque par-dessus l'arome du cafe planerent les vapeurs du gin et du whisky, d'autres convives de la categorie a barbe crurent devoir sacrifier aux vieilles traditions en hasardant des gaudrioles de circonstance. Et Jonathan gardait un silence pudique, afin de ne pas augmenter la somme des propos reprehensibles que l'omni-vibration etait tenue de repercuter universellement. La taciturnite de Jonathan fut toutefois tres critiquee, surtout par le cousin econduit, et lorsque sur le coup de minuit ils prirent conge, les invites--ainsi que tres probablement leurs copies extra-terrestres et hyper-celestes--estimerent a l'unanimite que les Jonathans sur toute la ligne astrale n'etaient que d'assez nebuleux lourdauds. Mais quelles heures de consolation paradisiaque, quand, debarrasse de l'obsession des amis en meme temps que delivre des recommandations pathetiques de sa belle-mere, il put admirer sans temoins la beaute de sa jeune femme et constater ce qu'elle possedait d'agrements et d'esprit! Sa felicite, durant cette nuit memorable, fut d'autant plus ardente qu'il avait conscience de la partager avec l'entiere serie des Jonathans, alors tombee en extase aux pieds de la serie correspondante de misses Annahs. Car Jonathan ne pouvait douter que l'axiome du parallelisme moleculaire ne fut applicable aux choses de la pensee comme aux manifestations de l'ordre materiel--les sentiments n'etant qu'une resultante des commotions corporelles--et, des lors, il se flattait qu'avec lui tous les innumerables Jonathans goutaient les joies du coeur et les plaisirs intellectuels decoulant de leur mutuelle decouverte. Pour tout dire, l'etre interieur de Jonathan semblait ne plus devoir offrir qu'une perpetuelle succession d'enchantements. Au theatre, par exemple, relegue au fond d'une loge ou tronaient, sur le devant, mistress Scharp et sa fille, Jonathan voyait scintiller des myriades de lustres, se lever des milliards de rideaux, se dresser d'innombrables decors, se demener des fourmillades d'acteurs. Le meme public du meme theatre de Baltimore subissait, dans toutes les Ameriques possibles, le charme et l'emotion du meme opera, du meme drame, et recompensait par les memes ovations le talent des memes interpretes. Quelques-uns des spectateurs, les memes partout, s'occupaient moins de la piece que de la mise en scene de leur propre individualite; plusieurs dames, particulierement, ne redoutaient pas l'expansion illimitee de leurs minauderies pretentieuses, et n'hesitaient pas a provoquer l'attention de l'areopage masculin d'un bout a l'autre du fonctionnement atomique. Jonathan se complaisait a ces details autant qu'a l'ensemble de la representation. Tout cela s'illuminait et s'irisait dans son cerveau comme si, au fond de ses jumelles (un cadeau de sa belle-mere!), son imagination s'etait eparpillee a travers les prismes magiquement refractifs de deux immenses diamants. A la visite des collections d'art, les marbres et les tableaux devenaient pour lui les prototypes d'une inepuisable reproduction de chefs-d'oeuvre; a la lecture des bons livres de tous genres, il considerait avec enthousiasme que le genie de l'humanite s'affirme dans tous les recoins de l'universalisme. Enfin, il eut un fils, et le plus glorieux effet de sa theorie lui parut etre que l'equivalence des deplacements substantiels determinait la naissance d'autant de petits Jonathans Bridges, qu'il existait d'heureux peres Jonathans sous tant de calottes de cieux! * * * * * Mais qui l'eut dit? Cette derniere et touchante circonstance allait, tout justement, remplir de troubles une vie jusqu'alors debordante de satisfaction. Depuis plusieurs mois deja, Jonathan eprouvait quelque remords de garder son bonheur scientifique pour lui seul. Lorsque son honorable epouse eut conquis le titre de mere, concurremment avec toutes les dames Bridges, il jugea par trop criminel de la tenir dans l'ignorance du role qu'elle venait de jouer dans le panorganisme, et il s'empressa d'initier enfin sa conjointe a la prestigieuse conception de l'equipollence vibratoire. L'effet de cette confidence fut terrible. Mme Bridge communiqua la stupefiante abstraction a Mme Sharp, et toutes deux, fixees a jamais sur l'etat mental du pauvre Jonathan ainsi que sur la valeur de ses eternelles recherches transcendantes, ouvrirent contre le malheureux revasseur une guerre de persecution a outrance. Mme Bridge, enfant capricieuse autrefois, depassait d'un coup les dernieres limites de l'acrimonie; Mme Sharp justifiait au centuple tout ce qui se fulmine contre les belles-meres dans l'omnimonde invente par son gendre. --Illumine, faux savant, faux Americain, mangeur de dot, mauvais pere!... Telles etaient les moindres injures dont on accablait le novateur et qui lui incrustaient la honte jusqu'au fond de l'ame. Son interieur, jadis paisible, eut infailliblement tourne a l'enfer familial--horrible entre tous--s'il n'avait coupe court aux disputes en proferant le serment de s'atteler sur l'heure a des projets realisables en flots de bank-notes et en avalanches de dollars. Il etait, du reste, persuade que, grace a la double hypothese du replacement des molecules par l'electricite et de leurs reiterations planispheriques, ce ne serait pour lui qu'un jeu de donner son nom--et celui de tout le Jonathanisme--a la navigation interastrale. Il se hata d'approprier a cette fin le jardinet attenant a l'immeuble de Mme Sharp, de construire un ballon, d'installer des gazometres, de collectionner les appareils indispensables; il ne resta bientot plus qu'a trouver le mecanisme definitif, et Jonathan Bridge entreprit une lutte derniere contre les asperites de la science. Mais durant les rares minutes qu'il derobait a ce travail, il s'avisa de transformations plus qu'etranges dans le caractere et l'attitude de Mme Bridge. Endoctrinee--energiquement--par sa mere, Mme Bridge devenait une mondaine infatigable; elle courait les raouts, promenait au bal les allures d'une coquette evaporee, semblait a peine se soucier du semblant de respect obligatoire envers son mari, M. Bridge, et affichait pour l'ancien cousin malmene des sympathies souverainement inquietantes. Alors un deuil immense envahit le coeur de Jonathan! Il ne pouvait se resigner a la perspective de devenir ridicule, non seulement dans sa ville natale, mais dans les innombrables reeditions de Baltimore que la loi des vibrations repand sur l'etendue. Oui, Jonathan commencait a regretter d'avoir etabli la parite absolue de tant de multiplicites de mondes series ou l'on allait se gausser de lui. Que dis-je? En proie aux plus noires amertumes, Jonathan renoncait a ses theses favorites; il niait carrement l'exactitude de sa decouverte et repudiait l'effort de son genie. Il ne voulait plus de cette vibration universelle qui avait si mal tourne! --Chimere, se disait-il, la simultaneite des oscillations; folie, et stupidite, l'equivalence des deplacements materiels. Que diable s'etait-il alle mettre en tete? Comment n'avait-il pas compris que le propre d'un jugement sagace, d'un esprit clairvoyant, serait de tendre a la variete, a la variete toujours, toujours et partout? Comment, lui, d'un caractere inoffensif, enclin meme a la philanthropie, ne s'etait-il pas revolte des la premiere heure contre le danger d'une inflexible et decourageante ressemblance entre les planetes? Hallucine de la sorte par le desespoir, il monologua jusqu'a pretendre que la navigation trans-etherienne etait indirigeable, et que les aerostats ne pouvant que monter, monter toujours, leur seule utilite devait etre de transporter l'homme dans un astre different, loin des femmes frivoles et des belles-meres par trop terrestres. Cette nouvelle fantaisie s'implanta dans sa cervelle a tel point qu'il resolut de grimper jusqu'a la planete la plus proche, c'est-a-dire jusqu'a la lune, se bercant de l'idee qu'il suffirait de franchir a l'etat somnambulique les regions privees d'air respirable et d'atteindre le point precis ou les forces de la pesanteur bifurquent a angle droit vers la sphere voisine. Fort de ce calcul, Jonathan, toujours navre, s'installa secretement dans son aeroscaphe tout neuf, prononca le "lachez tout" qui impliquait aussi Mme Sharp et Mme Bridge, se magnetisa d'un hypnotisme soigneux et parvint, frappe de catalepsie, aux plus hautes solitudes du ciel. Dormait-il ou non en voguant dans l'immensite bleue? Il l'ignorait, mais son esprit avait garde la notion des incidents du voyage, et tout a coup, le regard fixe sur les nuees planant en bas, il remarqua que la nacelle avait decrit un mouvement de biais et s'etait mise a redescendre. O joie profonde, exaltation surhumaine! Jonathan quittait la route territoriale et nageait dans la banlieue celeste de la lune! Il s'arracha violemment a sa torpeur et s'appretait a faire une joyeuse et triomphale entree dans ce globe inconnu dont il voyait deja se debrouiller la superficie, ou tant d'etranges emerveillements l'attendaient sans doute. Mais, helas! a mesure qu'il se rapprochait de sa destination, il discernait des sites familiers. Bientot, tristesse amere, il reconnaissait les clochers, les cheminees d'usines, le camionnage tumultueux et la foule toujours soucieuse et affairee de sa ville natale. Dix minutes plus tard, desillusion complete, il jetait l'ancre dans un jardinet tout pareil a celui qu'il avait quitte le matin, et, tout d'abord, il y rencontrait, affectant l'inquietude et prodiguant les reproches, une autre epouse Bridge et une seconde veuve Sharp qu'il lui etait impossible de ne pas considerer comme une stricte imitation des deux furies dont il avait tente de se delivrer par l'exil ascensionnel. Helas! les deux planetes se copiaient fidelement; l'admirable prevision de la reciprocite des mouvements corpusculaires passait a l'etat de verite mathematique. Jonathan avait sous les yeux la demonstration rigoureuse de sa decouverte; a sa tres grande gloire, mais a son plus grand regret, il possedait la preuve que tout se passe dans la lune absolument comme sur la terre, et qu'enfin il n'est rien de neuf sous la fabuleuse infinite des soleils, ni dedans. Une seule consolation lui resta lorsqu'il se revit aux prises avec les ennuis du menage: Au plus fort des criailleries et lamentations, il se flattait que la presente Mme Bridge et l'actuelle veuve Sharp n'etaient que la figuration apparente ou le fac-simile moleculaire et lunaire des deux agreables creatures qu'il avait si prestement delaissees. La veritable Mme Bridge, pensait-il, et l'authentique belle-mere n'avaient plus pour plastron et souffre-douleurs que l'autre Jonathan, celui qui, en raison de l'atomisme vibratoire et repercussif, avait du, necessairement, fuir en ballon de quelque planete ignoree, puis descendre dans le vrai jardin de la maison meme de l'incontestable veuve Sharp de Baltimore. VENGEANCES DE FEMMES Si nous disions immediatement, sans precautions oratoires, ce que c'etait que les "Debarrasseurs" (groupe a part du Cercle social et industriel d'Albany), nous risquerions de froisser plus d'une ame feminine et d'allumer le feu de la colere dans un nombre double de jolis yeux. Notre but est tout different: nous desirons captiver l'entiere sympathie des lectrices, pour peu que cette bluette rapide ait la chance d'en rencontrer, et, dans ce but, nous leur presenterons, tout d'abord, une femme charmante, dont la situation ne manquera pas de les emouvoir et qui, d'ailleurs, est le principal personnage de notre recit. Mieux que nous, du reste Mme Annah Rowlands, c'est le nom de la ravissante personne, caracterisera plus tard les "Debarrasseurs" selon leur merite et leur vaudra probablement une condamnation sans merci, par ce seul fait qu'elle a contre eux de justes griefs. Car, s'il est deja facheux de fournir a la generalite des dames le moindre sujet de rancune, nous considerons comme une impardonnable sceleratesse d'avoir reduit a l'affliction--qui sait, peut-etre au desespoir!--une creature d'elite, belle a pouvoir se passer d'esprit, avisee et subtile au point de se faire pardonner et son esprit et sa beaute. Oui, Mme Annah Rowlands, de stature et de tournure patricienne, mais sans maigreur, possede une foule d'attraits que releve on ne sait quoi de pittoresque et d'original. D'apres les on-dit, elle descendrait, par la ligne maternelle, des peuplades errantes de l'Amerique vierge d'autrefois: il lui reste l'heritage plastique d'une suite d'indigenes ayant maintenu leur splendeur de race malgre les croisements avec l'extenuee civilisation. De la les multiples aspects d'Indienne tenebreuse et d'Anglaise raffinee qui se confondent, chez elle, en une indicible harmonie. Ses longs cheveux d'ebene et de satin ont la frisure souple d'une toison de blonde; le front bas s'arrondit sur des saillies vigoureuses; l'ouverture des yeux, etroite comme un mince trait de plume, se prolonge jusque sur les tempes, mais les sourcils chatains dessinent une courbe pleine de noblesse; la pupille est d'un noir d'encre de Chine, mais elle eclate dans un iris du bleu le plus doux; ses levres sont passablement sensuelles, mais armees d'un sourire fier; on devine, dans tout cela, l'elevation des sentiments et la fougue des instincts prompts au caprice, une gravite qui sait n'etre pas dupe d'elle-meme et des tendances a la fantaisie qu'une volonte tres decidee refoule et comprime au besoin. En ce moment, par exemple, Mme Rowlands est seule dans son salon, elle est frappee de melancolie, elle se debat contre une foule de preoccupations. Eh bien! elle reste assise bien droite sur le divan, elle ne prend nulle pose decouragee, aucun froncement ne trouble l'arc majestueux de ses sourcils, elle ne veut pas de mise en scene a sa douleur et n'en calcule pas l'effet tragique par une oeillade a la glace. Lorsqu'elle sort de sa reverie, elle parcourt quelques passages du _Courrier des Eaux_, journal d'une futilite manifeste, et pourtant elle trouve le moyen de preter quelque attention a cette lecture, elle ne s'impatiente pas de la lumiere d'or et du souffle de l'ete qui rentrent a flots par les fenetres grandes ouvertes et meme elle ne dedaigne pas d'admirer par instants les longues fleches enflammees du soleil d'apres-midi, se brisant sur les verdures ondoyantes et sur les touffes de fleurs du joli jardin qui entoure le Cottage. Et n'allez pas croire a quelque vain souci d'amour-propre resultant de la querelle avec les "Debarrasseurs." Ce ne serait la qu'un incident tout a fait secondaire. Les ennuis de Mme Rowlands sont serieux; le coeur de Mme Rowlands est en deuil: Son mari, M. Edward Rowlands, l'a quittee a l'improviste, il y a plus de trois mois, pour on ne sait quels projets plus ou moins problematiques, et n'a plus, depuis lors, donne de ses nouvelles. Tres millionnaires tous deux, independants l'un vis-a-vis de l'autre par la fortune, leur alliance, nee d'une passion soudaine et reciproque pendant un tour de valse dans le tohu-bohu d'un bal officiel, semblait reunir toutes les chances de realiser l'ideal, si peu frequent, d'un roman d'amour dans le mariage. Mais des le debut, Mme Annah Rowlands avait resolu d'entretenir dans le roman toute la purete et toute la poesie requises pour le rendre durable, tandis que son collaborateur, le pimpant Edward, un peu retif, peut-etre, a plier sous la maitrise d'une femme superieure qu'il n'avait pas suffisamment devinee, tenta d'agrementer les devoirs matrimoniaux par des allures deliees et par bon nombre de frasques, renouvelees de ses anciennes moeurs de garcon. Bientot il redevint d'une assiduite tenace au club des "Debarrasseurs" dont on commence, j'espere, a deviner la funeste influence, et finalement il prit le chemin de fer sans dire adieu, sans fournir la moindre explication. Telles sont les noires circonstances passees en revue par Mme Rowlands et contre lesquelles se ramasse et fermente sourdement sa colere, quand un groom lui remet, sur un plateau d'argent, la carte d'un gentleman reclamant l'honneur d'etre recu. "Archibald Turlow," lisait-on en fines lettres penchees sur le carre de bristol. --Dites a Hesekiah d'introduire, ordonne Mme Rowlands aussitot, sans qu'aucune alteration dans son attitude la montrat satisfaite ou mecontente de cette diversion. A peine eut-elle, quand le groom fut sorti, ce rapide redressement des nerfs, ce sursaut contenu des temperaments de bataille preparant l'attaque ou la defensive a l'approche de tout venant. Un instant apres, Hesekiah souleva le rideau japonais qui separe le salon de l'antichambre--une brillante volee d'oiseaux de peluche bleue brodes sur un ciel d'or.--Hesekiah, dont on est prie de remarquer la mine farouche et la face ecrasee aux tons cramoisis, se sangle d'une severe livree d'intendant que creve de toutes parts sa carrure d'hercule. C'est evidemment un Indien peau-rouge, domestique depuis peu. Des grognements roulent dans sa gorge; il s'efface contre les replis de la tenture et prend l'air menacant d'un valet de bourreau pour enjoindre au visiteur d'entrer. M. Archibald Turlow ne s'arrete pas a ce detail d'interieur; il s'incline respectueusement, tandis que la tapisserie japonaise retombe derriere lui, puis exhibe, quand il s'est remis debout, un parfait echantillon du dandysme le plus elegant. Sa main droite, serree dans un gant jaune paille, retenait le gibus ferme contre la bande du pantalon de casimir brun-clair; la main gauche, nue, soulevee par un mouvement gracieux du bras, chiffonnait l'autre gant et balancait diagonalement un stick minuscule sur le gilet blanc-creme et sur les revers du veston bleu-pale, decore d'un bouton de rose. Archibald semble avoir depasse depuis deux ou trois ans le trentieme printemps de la premiere jeunesse. Il est de figure agreable, ses cheveux blonds, un peu clairsemes dans le milieu, ajoutent de la distinction a son front placide et pur; ses favoris crepus se dispersent en une legere nuee d'or; ses yeux bleus se noient dans cette vague morbidesse bistree que creusent d'un fin lacis de rides les fatigues d'une existence de viveur; sa bouche, fraiche encore, s'entr'ouvre sur des dents blanches; mais l'ensemble parait indiquer que sir Archibald est d'une fatuite singuliere, et le sourire sentimental qu'il arrondit depuis son entree revele sa confiance absolue dans le succes de cette visite chez une dame quasi veuve et prise d'ennui. --Madame Rowlands sera surprise, dit-il, de me voir chez elle sans que j'aie sollicite cette faveur par une lettre, mais ma demarche offre un caractere d'urgence extreme et ne pouvait etre differee. --En verite! nuanca Mme Rowlands de maniere a ne montrer qu'une politesse melangee de reserve et qu'une curiosite teintee de beaucoup de scepticisme. --Oui, le sujet qui m'amene aupres de vous est grave, continua M. Turlow, grave a tel point qu'il m'en coute affreusement de l'aborder, car il me faudra vous apprendre un evenement fatal, une terrifiante catastrophe!... Le sourire persistant du coquet Archibald n'etait guere d'accord avec ce sinistre debut, et de son cote la belle Mme Rowlands crut devoir ne rien deranger a ses dehors d'impassibilite parfaite. --Veuillez vous asseoir tout d'abord, dit-elle en designant un fauteuil, vous pourrez ensuite me raconter plus commodement autant de choses funestes qu'il vous plaira. M. Turlow s'installa bien en face de Mme Rowlands et braqua droit sur elle la langueur caressante de son regard bleu. --J'etais, madame, entama-t-il, un des plus intimes amis de votre mari, l'excellent Edward Rowlands. --Oui, vous frequentiez tous deux, je crois, la confrerie des "Debarrasseurs," une sorte de societe secrete, n'est-ce pas? interrompit Mme Rowlands, sans paraitre attacher la moindre importance a sa question. --Oh! une simple succursale du Cercle industriel, sans rien de particulier, repondit Turlow en glissant sur ce chapitre! C'est la qu'Edward et moi nous arretames le projet d'un voyage dans le Far-West. L'expedition devait rester mysterieuse, car il s'agissait de la decouverte et du rachat a vil prix d'une abondante mine d'or. L'ami Rowlands, malgre ses millions, jugeait spirituel de reparer ainsi quelques pertes assez grosses au baccarat; moi, je l'accompagnais en simple oisif, desireux de parcourir des pays inconnus. --Tres ingenieux! remarqua Mme Rowlands, dont l'observation semblait s'appliquer aussi bien a l'entreprise en elle-meme qu'au motif invoque en faveur de la fugue d'Edward. --Nous primes donc l'express, il y a trois mois, raconta Turlow, et nous filames tout d'une traite jusqu'au Nebraska. La premiere partie de l'excursion fut ravissante, car nous passames la plus grande partie du temps a parler de vous. Edward, traitant assez cavalierement le bonheur qu'il laissait derriere lui, peut-etre pour se dissimuler la profondeur de ses regrets, vous attribuait une foule d'eminentes qualites qu'il appreciait mal..., tout en leur rendant justice sans le vouloir. Il me disait votre talent de musicienne et me definissait le charme d'une voix de contralto que vous n'ayez encore daigne faire entendre, parait-il, qu'a lui seul. Il me depeignait aussi les facons delicates et dignes que vous mettez dans l'amour, le caractere de grandeur dont vous entouriez les relations conjugales; il ne me cachait pas que son esprit assez positif se sentait mal a l'aise dans une pareille frequentation du sublime; enfin, il montrait quelque frayeur a l'egard de certains emportements qui trahissent en vous, affirmait-il, la filiation aborigene; il redoutait les extremites vengeresses, sans doute irreflechies, mais terribles, ou devait vous pousser une irritation qu'il n'avait que trop provoquee. Or, ce portrait qu'Edward encadrait de diverses attenuations inspirees, je persiste a le croire, par le remords qui le travaillait, ce portrait exerca bientot sur moi la fascination la plus envahissante... --Mais vous ne me parlez guere de mon mari, dit Mme Rowlands, distraite. --J'insiste sur ce qu'il possedait de meilleur, sur ce que tout le monde lui envie, ajouta Turlow... --Trop aimable! interrompit Mme Rowlands avec le ton qu'il fallait pour arreter ce flot montant de madrigaux. Mais le semillant Archibald n'etait pas homme a se decourager pour si peu. --Bientot je ne regardai plus rien de l'immense paysage etendu sur le parcours, continua-t-il; je tenais les yeux fermes sur votre image qui flottait dans ma pensee; lorsque, par hasard, je les rouvrais sur le brouillard des prairies ou les vapeurs bleuatres de l'horizon, c'est votre etre encore qui m'apparaissait tel que le dessinait mon reve, bien inferieur, certes, a la realite... Vous comprendrez sans peine combien ce pelerinage tout rempli de vous devait allumer en moi jusqu'a la frenesie le desir de revenir et de vous connaitre enfin... --Voila qui est fait, il ne vous reste plus qu'a m'apprendre les peripeties du retour, dit Mme Rowlands avec les marques d'une attention qu'il serait exagere de qualifier autrement que de mediocre. --C'est alors justement que le malheur, un malheur irreparable, nous attendait! soupira Turlow. --Vous me faites fremir, prononca Mme Rowlands arrangeant du bout des doigts les froissements de sa robe. --Nous touchions a la fin de l'hiver, reprit M. Turlow, quand nous revinmes des vallees du Nebraska; nous nous elancames au dela de Chicago par l'express de l'Indiana et nous nous disposames a pousser une pointe sur l'Illinois... Mme Rowlands acceptait sans sourciller ces complications geographiques et grammaticales. Turlow poursuivait avec chaleur: --Nous etions parvenus jusqu'aux immenses solitudes des plaines qui dorment par la, quand fondit sur nous, lente d'abord, puis furieuse, puis interminable, une tourmente de neige sous laquelle le train, arrete dans sa marche, se trouva bientot enseveli sans apparence de secours possible. Ainsi qu'il arrive en pareille saison, nous etions peu nombreux; quelques gentlemen seulement, voyageant pour affaires. Pas de dames. Personne n'avait emporte de provisions et des le second jour de ce blocus la perspective de manquer de vivres devint une terrifiante certitude. Mark Twain, vous le savez, a raconte des scenes de cannibalisme occasionnees par une aventure du meme genre, mais le spirituel humoriste a drolatiquement expose l'affaire sous forme de fantaisie attribuee aux impressions de voyage d'un fou. Or, M. Mark Twain n'en a pas moins decrit et devine les choses avec une exactitude frappante. Les evenements se succederent, pour notre lamentable caravane, a peu pres comme dans le recit du romancier... Mme Rowlands eut un cri d'emotion franchement glaciale, en rapport avec l'effet de neige qu'on lui racontait: --Ciel, mon mari! fit-elle en suivant des yeux le vol dormant d'une libellule dans l'embrasure d'une des fenetres. --Vous saurez trop tot ce qu'il advint de lui! pleura l'eloquent Archibald. Apres le septieme ou huitieme jour d'inanition complete, la rage, l'audace, le cynisme de la faim s'exprimerent ouvertement dans toutes les conversations. Sans plus de phrases, nous decretames de nous sacrifier un par un a l'appetit general. La locomotive devait remplir l'office de fourneau. Nous ne tirames pas au sort, ce systeme ayant le defaut de sembler toujours injuste a celui qu'il atteint: Nous procedames d'une facon plus philosophique en decidant d'immoler d'abord les gens les plus distingues de la compagnie par le savoir, l'habilete pratiquement prouvee, la renommee ou la fortune acquise, les individus, en un mot, qui, sans negliger leurs propres affaires, avaient pu rendre une somme respectable de services a leurs contemporains. Nous devions aller graduellement de la sorte jusqu'aux types de deuxieme, de troisieme et meme de derniere categorie dans l'ordre de la valeur personnelle. Le chagrin d'etre designe dans les premiers rangs devenait ainsi moins amer et presque flatteur. D'autre part, nous laissions aux nullites, aux fruits secs, aux zeros averes de la troupe l'espoir d'etre sauves et de devenir bons a quelque chose, au moins dans l'avenir. --J'eusse adopte cette clause, ne fut-ce que pour prolonger le plus possible les chances de mon mari, insinua Mme Rowlands, sans souligner d'intention epigrammatique. --Nous ouvrimes la serie des holocaustes, continua M. Turlow, en commencant par le mecanicien, le chauffeur et les gardes du train, instruments d'utilite publique et de devouement humanitaire au-dessus de toute contestation. Mais ces travailleurs, generalement mal nourris, ne nous fournirent que des plats peu substantiels. L'appetit ne fit que s'accentuer apres cette sorte de hors-d'oeuvre. Les dineurs murmuraient; nous inscrivimes bien vite sur le menu du jour un homme politique eminent, a la fois senateur, magistrat et president de conseil d'une foule d'administrations de finances. Ce haut fonctionnaire etait litteralement farci d'appointements et d'honneurs, il n'y avait nulle indiscretion a reclamer de lui un dernier "service." Mais force nous fut de constater que ses facultes morales s'etaient singulierement enrichies aux depens de l'enveloppe corporelle. Impossible d'imaginer un plus mince regal que cette carcasse de dignitaire consommee avec accompagnement de quelques bouteilles de neige fondue... Le sourire vainqueur errait toujours sur les levres d'Archibald pendant ces funebres narrations; on voit voltiger de meme sur les fleurs attristees des cimetieres les blancs papillons grises de soleil. Archibald depensait, de plus, une loquacite rare. --Le besoin d'une nourriture solide devenait plus criant que jamais, dit-il, et nous nous jetames sur un gros industriel qui fit, enfin, assez bonne "contenance" au banquet donne en son honneur. Tout en augmentant sa prosperite par l'application des recents progres scientifiques, ce positiviste n'avait pas meprise les raffinements de la gastronomie: il exhalait d'une maniere posthume les aromes d'un gourmet d'ancienne date... Une apparence de baillement passa sur les traits majestueux de Mme Rowlands. --J'abrege cette desolante nomenclature, continua sir Archibald fort a propos, et j'arrive au moment ou, par une suite d'elections toujours conclues en raison inverse du merite individuel, nous restames seuls, Edward et moi. --Helas! dit Mme Rowlands avec indulgence, j'avais pressenti que mon mari serait epargne jusque-la. --Le train de secours persistait a ne pas venir, poursuivit M. Turlow, et quelle que fut l'immensite de mon desespoir, il me fallut detruire l'infortune pour subsister jusqu'au degel! --Horrible! horrible! s'ecria Mme Rowlands d'un accent methodiquement pathetique. --Oh! j'atteste, se hata d'ajouter Turlow, je jure qu'on avait consciencieusement marque son tour: trop peu d'usure cerebrale, trop de force physique en reserve... un luxe de chair inoui!... --Mais vous-meme, comment demeurates-vous le dernier? interrompit Mme Rowlands, plutot compatissante que sarcastique. --Rien n'etait plus juste, repondit modestement Archibald; cependant, je puis alleguer que, des le debut de l'affaire, lorsqu'on classa nos talents respectifs, j'eus l'heureuse inspiration de me faire passer pour cuisinier... Mme Rowlands revassait pendant cette explication: --Pauvre Edward, en somme, je l'adorais... beaucoup... Que vais-je devenir sans lui?... Elle exagerait le tendre roucoulement d'une jeune veuve ou d'une colombe depareillee. Elle eut une larme..., oeuvre d'art plus merveilleuse que n'importe quel strass crible de rayons. --Eh bien! madame, gardez une consolation dans cette detresse, s'ecria Turlow avec un surcroit d'enthousiasme; songez que la plus precieuse qualite d'Edward, c'est-a-dire son amour, survit tout entier en moi. Ses sentiments, que j'ai du forcement absorber et m'assimiler comme le reste, s'ajoutent aux miens et determinent dans mon ame le phenomene d'une double passion; depuis que je vous vois je me perds dans ce trouble etrange d'aimer ardemment pour deux... Archibald, comme ponctuation, s'etait laisse tomber aux genoux de Mme Rowlands et la tirade prenait le tour d'une declaration en regle. --Consentez a ce traite, d'ailleurs recommande par la logique, supplia-t-il, devenez ma femme, autant pour assurer ma propre felicite que pour honorer desormais, a l'etat transsubstantiel, votre pauvre mari disparu!... Les beaux yeux de Mme Rowlands se voilerent d'une expression meditative, mais non depourvue d'amenite: --L'arrangement serait ingenieux, dit-elle apres un silence, mais ce sont la des choses tres delicates, tres scabreuses... Il y faut songer a loisir avant de rien conclure... Revenez me voir, cher monsieur Archibald, revenez demain, mais vers le soir... Tout ceci reclame, il me semble, un peu d'ombre et de mystere... La phrase s'achevait sur un ton d'hesitation fremissante, pleine de promesses... Les beaux yeux de Mme Rowlands repandaient deja la lueur extasiee des etoiles qu'elle voulait pour complices... Archibald Turlow fut ravi de son commencement de bonne fortune; il se remit sur ses jambes et s'en alla, tout a fait certain d'un triomphe final que hateraient les frissons de la nuit... * * * * * Le lendemain, des le tomber de la brune, Archibald retournait au Cottage, mais il n'etait pas seul. Il promenait a sa suite, en guise d'ombre, un clergyman tres long, tres maigre et tout de noir vetu. --Que veut dire?... interrogea Mme Rowlands descendue dans le jardin a la rencontre de son hote. --Je suis de ceux qui aiment a brusquer le bonheur, repondit Archibald, et j'ai convoque cet honorable homme d'eglise pour le cas ou vous souhaiteriez de faire consacrer seance tenante notre projet d'union. Du reste, pas genant, M. Snyd! Il se tiendra bien tranquille et ne remuera que si l'on a besoin de lui. --Excellente idee, en verite... La presence de M. Snyd pourra devenir tres utile... Il acceptera, j'espere, une tasse de the... Mais la soiree est delicieuse..., restons un peu sous les arbres. Mme Rowlands, parlant ainsi, guida ses visiteurs jusqu'au milieu de la pelouse et designa des sieges. --Assis! commanda Turlow a M. Snyd, lequel se posa sur l'extremite d'un pliant et se mit a tourner son grand chapeau de quaker entre ses doigts gantes de coton noir. Mais M. Turlow s'arreta perplexe a la vue des bizarres dispositions qui avaient ete prises pour ce bout de soiree en plein air. Mme Rowlands foulait grandiosement sur l'herbe la traine d'une somptueuse robe de deuil en satin; quelques couronnes de perles blanches et noires pendaient par-ci par-la dans la feuillee; le banc de gazon ou Turlow devait prendre place etait recouvert d'un crepe seme de larmes d'argent et dont les replis se rattachaient symetriquement a des touffes de roses blanches. Autour de cette sorte de catafalque, des torches flambaient dans de hauts candelabres habilles de voiles blancs qu'agitait le souffle leger de la nuit. Tout annoncait qu'on allait passer agreablement quelques heures funebres, au sein d'une douce intimite. --Mettez-vous la, je vous prie, insista Mme Rowlands, et permettez-moi d'honorer en vous, comme il convient, la sepulture vivante de mon mari. D'ailleurs, ne vous genez en rien: je deteste la solennite; soyez tout a votre aise et faites-moi la grace de fumer un cigare, ainsi qu'Edward en avait l'habitude. Elle s'enveloppa le front d'un bout de mantille, s'accouda sur une chaise longue et, reveuse, elle ajouta: --J'adore la tristesse gaie... Archibald se fit une loi de ne pas demeurer en reste d'humour macabre ou autre; il alluma sans facon un pur havane a l'un des lampadaires et s'etendit bien horizontalement sur le tumulus. Les vapeurs parfumees du tabac monterent dans la clarte rousse des cierges. Ce fut dans le tiede silence une minute exquise. --Oh! je me sens heureuse! soupira Mme Rowlands; j'eprouve je ne sais quel bonheur mystique ennobli d'angoisse! L'ame d'Edward, sans doute, se manifeste parmi nous... Oui, je l'entends! elle souffre, elle reclame quelques consolations de ce ministre de Dieu qui nous entend... --Priez! ordonna sir Archibald au nebuleux Snyd qui, rougissant, balbutiant, tres embarrasse, s'efforca de debiter diverses psalmodies plus ou moins intelligibles. Il sautait aux oreilles que ce clergyman d'occasion ne se rappelait qu'imparfaitement le vocabulaire sacre; sa piteuse memoire bronchait; le verbe evangelique, le diamant de l'Ecriture s'ebrechait entre ses machoires et retombait en fragments sans eclat, comme la poussiere d'une perle qu'on ecrase. Mme Rowlands abaissa les paupieres ainsi que dans la torpeur d'une exaltation paisible et ne parut nullement remarquer les anonnements de l'invraisemblable Snyd. La scene, malgre cet accroc liturgique, n'en tournait pas moins au fantasque le plus acheve. Les pales rayons de la lune emiettes par le feuillage et les sautillantes lueurs des torches jetaient de sinistres effets de lumiere sur la sombre beaute de Mme Rowlands et glacaient de luisants diaboliques les moires de sa tunique de satin. Archibald Turlow prenait l'aspect troublant d'une statue de contemporain sur un essai de mausolee realiste. Snyd, l'incompris, restait tout de noir vetu, pomme une enigme. Mais l'on n'etait pas au bout des choses inattendues. Au loin, tout a coup, par les fenetres ouvertes du salon, une voix d'homme, sonore, pure, vibrante, s'eleva, soutenue par un accompagnement de harpe, et fit entendre un cantique dont les strophes attendries semblaient pleurer dans l'espace. Archibald et son acolyte se dresserent stupefaits. Mme Rowlands ne bougea pas. --C'est delicieux, pauvre Edward! murmurait-elle, confondant en une meme impression de plaisir sa douleur conjugale et l'attrait de la musique. Apres l'expiration des dernieres notes, le groom vint annoncer que le the etait servi. Mme Rowlands accepta le bras de M. Turlow et, suivis du clergyman, ils gravirent les degres de marbre blanc qui conduisaient a la maison. En entrant dans le salon profusement illumine, l'on trouva le chanteur machonnant une mince cigarette rose, mais exhibant une toilette selon le ceremonial. C'etait le seduisant tenorino de la troupe italienne tant applaudi pendant la derniere saison. --He, signor Capperoni! Comment va? fit Turlow les mains tendues. --Vous vous connaissez? demanda Mme Rowlands sans la moindre affectation de surprise ou de curiosite. --Oui! nous nous sommes rencontres de temps en temps, au Club, je crois, dit Turlow avec une nuance d'embarras. Puis la causerie pirouetta sur les jolis riens de l'actualite; l'on ne fit aucune allusion aux incidents artistico-spirites du jardin, et tout ce qu'Archibald obtint quand il fallut se retirer, ce fut la permission de revenir le lendemain soir, toujours additionne de son clergyman, pour le cas de celebration matrimoniale impromptu. * * * * * Le second soir menaca de n'etre qu'une nouvelle edition des memes extravagances; M. Turlow rallumait son cigare et reprenait sa posture tombale. M. Snyd recidivait ses begaiements obituaires et Mme Rowlands, eperdument, se replongeait dans les delices des visions interieures. Cela risquait de devenir d'une monotonie exasperante, mais il y eut une variante notable dans la partie musicale: Le tenorino ne fut pas le seul interprete du cantique; un baryton le seconda, puis Mme Rowlands, emportee d'une soudaine fureur de lyrisme, se levait sombrement radieuse, deployant ses splendides bras nus a la lumiere des torches, et jetait dans l'invisible torrent de melodies ses accents passionnes. Archibald, transporte de joie dans son immobilite de pseudo-fantome, se flatta que la serenade etait a son intention et que Mme Rowlands lui accordait la grace insigne qu'il avait demandee, celle d'entendre ce prodige inconnu, ce mysterieux contralto de menage, aux notes larges et profondes tant vantees par Edward. De retour au salon, on etait un chanteur de plus: le baryton, bel Italien tres barbu, tres chevelu, mais dont le sourire laissait paraitre un leger exces de candeur et de bonhomie, tandis que Capperoni, Venitien blond, ne sous la domination autrichienne, avait dans les traits on ne sait quelle finesse de jeune diplomate. --Je vous presente mon ami Vagatromba, dit le gracieux tenor a M. Turlow, qui s'inclina. --Vous ne vous connaissiez pas? demanda Mme Rowlands, avec son semblant habituel d'indifference pour ces menus details. --Nous ne nous sommes jamais rencontres au Club, je pense, repondit Archibald encore plus visiblement embarrasse que precedemment. Et la conversation se remit a voltiger sur le theme des chroniques du jour, mais les chances de M. Turlow progresserent d'un degre: Il osa saisir amoureusement la main de Mme Rowlands, qui lui dit sans trop de colere: --Y songez-vous, Archibald! Et elle ajouta, bien bas, ravissante de reticence pudique: --Revenez apres-demain: nous dinerons ensemble... J'arreterai mes plans d'ici la... Mais pas de clergyman, cette fois... Ayons un tete-a-tete... On convoquera, s'il le faut, le saint homme au dessert... Les quarante-huit heures stipulees n'etaient pas assez longues, certes, pour laisser a M. Turlow le temps d'apprecier a l'avance toute l'etendue de sa felicite. * * * * * Archibald, pourtant, n'eut pas la patience d'attendre la fin de la treve et crut devoir persister dans la pratique des coups d'audace qui lui avait tant reussi jusqu'alors. Il alla roder, vers le commencement de la nuit suivante, aux abords du Cottage, en compagnie de l'assidu M. Snyd, qu'il appelait negligemment John, tout court, dans ces moments d'intimite--comme si ce serviteur de Dieu n'avait ete, par intermittence, qu'un simple serviteur a gages. C'etait une tentation fort allechante, une operation grosse de hasards interessants que de surprendre Mme Rowlands, son coeur du moins, dans ses tourments de veuve et de fiancee. M. Turlow comptait, dans ce but, escalader John dit Snyd, puis franchir les pointes dorees de la grille... --Arretez! souffla-t-il, l'oreille tendue. Une harmonie touchante arrivait des lointains; des arpeges de harpe montaient. Mme Rowlands prenait la nuit pour confidente..., elle disait les larmes de son ame dans un adagio magistral, en ton mineur, sans accompagnement de tenor, heureusement. Toute musique de femme dans la solitude est un appel! Cette fois, il s'y melait comme l'expression d'un supreme adieu!... Qui donc Mme Rowlands invoquait-elle? Le spectre d'Edward, ou le palpable et reel Archibald? He! Tous deux, par le ciel! dans la personne encercueillante de M. Turlow, brulant de s'elancer a travers le jardin. --Vite! John, cria-t-il a M. Snyd qui, le dos contre la cloture, joignit les mains, mais dans le sens inverse du geste oratoire et de maniere a former un echelon sur lequel M. Turlow mit le pied droit. Mais M. Turlow ne se servit de ce tremplin que pour se rejeter vivement en arriere. Il avait entendu de sourds grondements et vu briller dans le noir fouillis des orties, en dedans des barreaux, les yeux incandescents d'Hesekiah, le sauvage. --Attention, John, fit M. Turlow, helas! beaucoup trop tard! En tant qu'echelle, M. John avait spontanement subi dans sa region inferieure le coup le plus rude que puisse offrir le large pied d'un Indien peau-rouge. La blessure s'etendait sur toute la partie accessible. En tant qu'evangeliste, M. Snyd etait donc legitimement dispense de tendre l'autre joue. * * * * * Le lendemain de cet episode qu'il se flattait de voir rester secret, Archibald Turlow, plus elegant et plus fleuri que jamais, entra dans le salon du Cottage a l'heure precise du diner. Mme Rowlands n'avait pas encore quitte son boudoir et, nouvelle anomalie, l'invite fut recu par l'horrible Hesekiah, dont la ferocite coutumiere semblait se compliquer d'une insondable tristesse. --Vous dinerez seul! Madame le veut! depechons! fulmina cet incroyable majordome avec un grincement de dents ou les syllabes craquaient comme des coups de revolver. Archibald se raffermit dans la resolution de ne s'etonner de rien et se transporta dans la salle a manger dont le plus que dernier des Mohicans avait ouvert la porte avec fracas. Un silence de mort regnait dans la maison; le luxe de l'argenterie et des porcelaines produisait un effet glacant sur la nappe ou le couvert n'etait mis que pour un. Le pretendu tete-a-tete se changeait en un affreux "lunch" solitaire, si ce n'est qu'Hesekiah restait debout contre la table et se donnait des airs soupconneux et malveillants de gardien de prison. Le banquet, cependant, fut des plus confortables. Le groom apportait les plats et ce fut une interminable et succulent variete de toutes sortes de salmis et de salmigundis releves d'un feu gregois d'epices, veritable incendie culinaire que M. Turlow combattait a l'aide de nombreux flacons de Champagne mis a portee de sa main. Emoustille par le joyeux vin de France, Archibald ne songea plus qu'a donner une haute idee de ses capacites digestives, et bravement il mangea comme quatre. Mais l'absurde Hesekiah lancait sur son hote des regards de mepris a la moindre tentative de reculade et, par une pantomime menacante, le forcait a se repaitre comme une troupe affamee de Hurons. Le dessert mit fin a cette suite de tortures; l'on revint au salon ruisselant de lumieres, ou M. Turlow, passablement gris, travaillait a ressaisir son equilibre et se disposait a prendre le cafe, quand le groom lui remit une lettre encadree d'une bordure de deuil. Au meme instant, Hesekiah tira des basques de son habit un mouchoir de poche, ustensile inoui dans les mains d'un enfant des savanes; il se couvrit les yeux, quelque chose comme un sanglot s'etouffa dans sa gorge, puis il s'enfuit avec le groom dans la salle a manger, dont il referma la porte. La scene passait au lugubre, mais Archibald n'etait plus en etat de concevoir des alarmes. --Un billet parfume! c'est d'elle! s'ecria-t-il gaiement. Il brisa l'enveloppe et lut: "Pardonnez mon indiscretion, cher monsieur Turlow, je n'ai pu survivre a mon Edward et je me suis tuee la nuit derniere; mais j'avais fait le serment, a mon mari, de partager sa tombe, s'il mourait le premier. Or, _son tombeau, c'est vous!_... Encore une fois, pardon du supplement d'assimilation que je vous impose... J'espere que mes gens auront eu l'art d'accommoder mes restes de maniere a vous rendre le plus agreable possible votre emploi de sepulcre malgre vous..." Archibald eut un cri d'horreur! Etait-ce vrai, cette folie? Avait-il des hallucinations d'ivrogne? Etait-ce cauchemar ou realite l'ecoeurante douleur qui lui tordait tout a coup les entrailles? --A l'aide! je meurs! De l'air, de l'air! hurla-t-il affole. Mais, seul, un clair eclat de rire de femme lui repondit. Mme Rowlands allongeait son profil de sphinx sous un repli de la tenture au vol d'oiseaux japonais. * * * * * Elle s'avanca, souriant de la meilleure grace du monde, et, presage plus flatteur encore, M. Turlow constata qu'elle portait une toilette nuptiale ou neigeaient des blancheurs de soie, de dentelles et de roses. --Merci de ce beau chagrin a la nouvelle de ma mort, dit-elle; rassurez-vous, j'existe, et, de plus, je ne me suis jamais mieux amusee! Archibald, tout ragaillardi, saisit avec dexterite le moyen qu'on lui offrait d'inscrire ses effarements gastriques au compte des transes de l'amour: --Cruelle adoree, quelle peur vous m'avez faite! Vous perdre! gemit-il galamment, vous survivre comme un amant de ballade allemande, avec votre spectre eternellement present dans... mes souvenirs! C'etait a devenir fou! C'etait... Mme Rowlands coupa d'un geste ce nouveau courant de fadeurs. Sans transition, elle redevenait terrible, l'oeil en feu, le masque convulse de rage grandissante. --Avouez maintenant, dit-elle, que votre chatiment est juste et que ma vengeance n'a que trop tarde! Archibald palit legerement. --Que voulez-vous dire? --Assez de ruse et d'insolence, monsieur, vous ne me tromperez plus: ce Club clandestin, cette secte perfide dont vous etes l'emissaire, je sais ce que c'est, j'en connais du premier au dernier les infames statuts... Ici, soit dit en parenthese, nous respirons, car il etait temps que Mme Rowlands, enfin, lancat l'anatheme annonce contre l'execrable affiliation et dissipat l'obscurite qui, jusqu'a present, a plane sur cette histoire. --Oui! poursuivit-elle, dechainant la fureur et l'ironie, les "Debarrasseurs," en verite! c'est le nom qui convient a ce ramassis de maris mal decrasses du celibat, revoltes contre la fidelite conjugale et ligues pour se delivrer reciproquement de leurs femmes par un ignoble systeme de libre echange. C'est la que se trament de laches conspirations contre les vertueuses d'entre nous qui s'entetent a ne pas fournir de pretexte au divorce. C'est la que les pitoyables associes se renseignent sur les qualites, les penchants, les travers, les caprices de celles qu'il s'agit de seduire, et combinent ainsi les meilleures chances de se deshonorer mutuellement. C'est la qu'ils calculent les heures de se rendre au foyer les uns des autres et qu'ils menagent les rencontres imprevues, les scenes de fausse jalousie et de feintes provocations, les surprises, les coups de theatre, les flagrants delits de toute espece, destines a rendre irrevocable la separation des epoux et le mariage des amants. Bravo! messieurs! c'est d'un machiavelisme transcendant! Mme Rowlands prodiguait, on le voit, la fletrissure meritee; Archibald Turlow perdait contenance. --Comment savez-vous?... Quelle plaisanterie, balbutiait-il. --Oh! laissons la les dementis! Encore une fois, je sais tout. Vous avez eu l'imprudence d'admettre dans vos rangs M. Capperoni, quoique celibataire, et, selon vos statuts, afin de l'utiliser comme "essayeur" aupres des femmes reveuses... Capperoni--tandis que je revais--m'a revele vos procedes d'un bout a l'autre... --Le traitre! siffla M. Turlow. --Mais, apres tout, je vous dois presque de la reconnaissance, continua Mme Rowlands, passant de la furie au froid sarcasme. Ah! messieurs les "Debarrasseurs," vous avez desespere de me vaincre par votre methode ordinaire et vous vous etes livres, en mon honneur, a des frais d'imagination. Il y a quelques mois, vous partez sans prendre conge, sous pretexte d'affaires au bout du monde, tandis qu'en realite vous menez dans les stations thermales environnantes un train galant dont les joyeusetes sont celebrees par le _Courrier des Eaux_, journal des plus futiles, certes, mais dont la lecture, pourtant, peut quelquefois n'etre pas sans interet. Puis, quand on me croit reduite a merci par l'abandon et preparee aux coups de tete par le ressentiment, vous apparaissez a l'improviste dans ma solitude, vous me racontez je ne sais quelle fastidieuse histoire de voyage tendant a me faire admettre, sous une forme divertissante, la nouvelle de la mort d'Edward, que vous offrez allegrement de remplacer. En meme temps, vous osez m'amener le stupide John, votre valet de chambre, sous un accoutrement d'homme d'eglise; vous dressiez la souriciere d'un pretendu mariage religieux qu'on eut fait legaliser plus tard. Vous caressiez la chimere d'etablir une intimite provisoire qu'Edward devait venir interrompre au moment le plus favorable pour proclamer le scandale et rendre un divorce inevitable. Apres cet eclat, l'heureux Edward, conformement aux regles du Club, serait alle magnanimement proposer son coeur et sa main a Mme Clara Turlow, pour guerir la blessure faite a son amour-propre. Car vous etes marie, monsieur Archibald Turlow! Et je crois savoir que Mme Turlow est une personne accomplie, sous tous les rapports, un modele de beaute, d'esprit, de tendresse, ce qui vous rend peut-etre moins excusable encore que l'ingenieux Edward... --Je proteste!... essaya de madrigaler Archibald... --Bien joue, messieurs, continua Mme Rowlands sans entendre, le piege etait infaillible; mais, je le repete, j'etais avertie, je vous ai laisse faire autant qu'il le fallait pour justifier mes represailles, puis je me suis vengee, mais vengee, entendez-vous bien, avec toute l'ardeur et tout le raffinement d'une femme poussee a bout, d'une creature, aussi, dont le sang indien brule les veines! Oui, je me suis assouvie, saturee, gorgee de vengeance par des moyens que vous ne soupconnez pas encore et dont vous allez fremir... Turlow sentit renaitre son malaise d'apres diner et d'horribles soupcons l'assaillirent: il se demanda si Mme Rowlands tenait de ses aieux la science autochthone des poisons subtils, traitres, devorants, torturants, irremediables... --Alors, ce repas etrange, ces mets qui brulent et dechirent?... interrogea-t-il, subitement hors de lui... Les yeux bleu noir de Mme Rowlands se mirent a darder le flamboiement d'un regard de vipere. --Ah! vous y songez, a la fin! Ce repas, repliqua-t-elle avec un petit rire assassin entre les dents, ce repas est tout pareil a celui que vous vous vantiez si gaiement d'avoir fait dans les neiges, il n'y a de plus que la realite: vous venez de debuter avec succes dans l'anthropophagie; vous avez absorbe, d'un bel appetit, ma foi, votre tres honorable collegue Edward Rowlands, vous l'avez devore tout entier, et je me plais a penser qu'il ne vous cause aucune desillusion quant aux qualites plutot comestibles qu'intellectuelles dont vous le pretendiez pourvu. Turlow blemit; ses joues se plomberent de teintes violacees: --Un pareil crime, a propos d'un badinage! Ce serait hideux, ce serait atroce; ce n'est pas possible, non! je ne veux pas!... Il delirait, puis se rebella, fouette par la rage ou le degout, et supposa qu'on se jouait du leger trouble ou l'avait mis le Champagne. --Mensonge! cria-t-il, comment eussiez-vous commis ce forfait? Edward est vivant, il se cache dans une retraite ignoree de tous et que vous ne sauriez deviner. Mme Rowlands, rasserenee, mettait une volupte de tigresse a tourmenter sa victime. --Je vais vous convaincre d'un mot, interrompit-elle; sachez que la gracieuse Mme Turlow, votre epouse, fut ma complice devouee dans cet "imbroglio;" nous echangions une correspondance, car notre liaison devait, a tout prix, rester secrete. J'ai su de la sorte qu'Edward, en "Debarrasseur" consciencieux, promenait chaque soir chez elle ses assiduites, de meme que vous m'accabliez des votres. Edward a-t-il fait plus ou moins de progres dans l'affection de Mme Turlow, je l'ignore; c'est un point que ma ravissante amie a finement evite d'elucider dans ses lettres. Quoi qu'il en soit, mon fidele Hesekiah, le robuste rejeton des esclaves de mes ancetres, avait l'ordre, hier, pendant la nuit, d'aller guetter M. Rowlands aux environs du Cottage de Mme Turlow,--le nomme John a rencontre, je crois, pres d'ici, le meme Hesekiah lorsqu'il se mettait en route.--Suivant mes instructions, il a baillonne, garrotte et ramene sur ses epaules le chetif Edward Rowlands. Vous savez la suite... Le doute n'etait plus possible. Archibald, chancelant, eprouva derechef l'odieux effondrement intestinal. --Des sels, de l'air, je meurs! vocifera-t-il pour la seconde fois! Mais, comme tout a l'heure, ses cris n'eurent d'autre reponse que le retentissant eclat de rire de Mme Rowlands. --Allons, j'ai pitie de votre faiblesse ridicule et de votre penible digestion, dit-elle; regardez et soyez gueri! Elle se jeta d'un bond sur l'autre rideau japonais, faisant face a celui de l'antichambre,--cette fois c'etait une poignee de papillons d'or semes sur un ciel de satin azur: --Entrez, il est temps, dit-elle au personnage dissimule derriere la draperie. Et le personnage surgit aussitot. * * * * * Alors, tableau, mais tableau vivant! On vit paraitre Edward Rowlands lui-meme, en chair et en os, non debites a part, Edward sans aucune dissection et tel que la nature americaine l'avait facture depuis trente et quelque cinq ans. Tel quel, Edward Rowlands etait, dans une gamme moins blonde, l'exacte reedition d'Archibald Turlow; meme cachet de frivolite, meme desinvolture de don Juan fashionable, meme calvitie naissante et jusqu'a la parite du costume, donnant a leur camaraderie un air de fraternite. Mme Rowlands riait toujours. --Que signifie? demandait Turlow abasourdi... --Cela signifie, s'ecria joyeusement l'ex-defunt, que Mme Rowlands a su conduire a son gre la fameuse scene des surprises, des coups de theatre, des flagrants delits de tout genre, comme nous disions au Club. Cela signifie, de plus, que Mme Rowlands est une femme d'esprit avec qui je suis trop heureux de pouvoir me reconcilier. Agissez de meme aupres de Mme Turlow, mon cher, car je puis attester, certes, qu'elle est restee insensible a mes flagorneries, tout comme Mme Rowlands a dedaigne les votres. Allons, mon cher, il faut rentrer dans l'ordre et suivre le bel exemple de constance qui nous est donne. Mme Rowlands riait de plus en plus. La comedie renaissait dans ce salon ou l'etincellement des lustres renvoye par les glaces rebondissait sur les tons clairs de l'ameublement et s'eparpillait en feux follets d'or, d'argent et de cristal sur les mille babioles des etageres. Archibald s'epanouissait dans ce milieu festoyant. Sa terreur apaisee faisait place aux sensations affriolantes qui suivent un excellent diner arrose de bons vins. --Soit, dit-il, enfoncons-nous desormais dans les beatitudes de l'interieur... Nous donnerons notre demission du Club, voila tout... Edward gonfla sa joue droite, Archibald clignota nerveusement de l'oeil gauche, signes maconniques furtifs a l'aide desquels, sans doute, les deux clubistes s'affirmaient la sincerite de leur conversion. Mais Mme Rowlands ne riait plus; Mme Rowlands reprenait brusquement la hauteur farouche, le visage fatal, le verbe cinglant du drame: --Non, messieurs! vous n'en serez pas quittes a si bon prix, dit-elle, arretant l'eclair de ses yeux sur Edward; pendant votre absence j'ai porte ma cause devant un tribunal et le divorce a ete prononce en ma faveur. J'etais libre, je me suis remariee en toute hate et, pour comble a votre humiliation, voyez celui que je vous prefere, admirez le remplacant que je vous ai donne: Elle secoua le timbre d'argent. Le rideau de l'antichambre se souleva: la face cuivree d'Hesekiah se decoupa sur le vol d'oiseaux de peluche bleue; Edward recula, terrifie, jusque dans l'essaim de papillons d'or. Mme Rowlands rayonnait olympiennement dans l'orgueil de la revanche, elle s'ecriait: --Oui, ce sauvage en qui subsistent l'honneur et les vigueurs de ma race, c'est lui mon bien-aime, c'est lui mon nouvel epoux! Allons! Hesekiah! montrez que vous etes le maitre; chassez d'ici ces gens qui nous font horreur. Les yeux d'Hesekiah devinrent comme des diamants noirs a reflets sanglants, ses dents de tigre jaillirent dans un rictus sinistre. Le mangeur d'hommes de naissance reparaissait, et l'on put craindre un instant que les dangers de cannibalisme apprehendes pendant tout ce recit ne dussent, au denoument, se realiser. Mais l'invincible Hesekiah fut longanime; il prit le coquet Archibald sous le bras gauche, le pimpant Edward sous l'objet pareil du cote droit, et transporta les deux gentlemen jusqu'au dela des limites du domaine en passant sous les verdures ondoyantes--alors effacees dans la nuit--du joli jardin qui bornait le Cottage. Hesekiah soulevait sa double charge avec une souplesse telle que les deux "Debarrasseurs" croyaient planer feeriquement dans l'air embaume de cette belle soiree d'ete. Ce fut, a vrai dire, la seule impression franchement agreable et saine qu'ils recueillirent au cours de leur memorable aventure. * * * * * Le lendemain, Mme Rowlands, en semillant neglige d'excursionniste, entrait dans la salle d'attente pour le train du paquebot, en compagnie de son nouveau mari, tout rose, tout ravi, tout svelte, tout tremblant comme la legere fumee de la cigarette qu'il chiffonnait du bout des doigts. Car il va sans dire que Mme Rowlands n'avait pas commis l'inconvenance d'epouser son intendant a la peau couleur de bronze. L'elu de son coeur, celui qu'elle avait conduit a l'autel--la veille meme, pendant le diner d'Archibald--n'etait autre que l'"essayeur" Capperoni, dont elle s'etait eprise en raison de ses talents lyriques, et par reconnaissance aussi pour son empressement--tres habile du reste--a trahir les secrets du Club. Capperoni veillait a l'enregistrement des bagages. Mme Rowlands trepignait de joie folle; pourtant elle manifestait une certaine impatience, quand elle vit M. Vagatromba s'approcher d'elle. --He quoi! tout seul?... Le baryton semblait bourrele de melancolie, il etait porteur d'un billet a l'adresse de Mme Rowlands; elle lut rapidement, au bruit de la cloche du depart: "Pardonnez-moi, belle adoree, de ne pas suivre vos conseils jusqu'au bout. Helas! fuyez en Italie sans moi! Je n'epouse pas M. Vagatromba, comme nous l'avions arrete. Ce pauvre baryton est decidement trop candide, trop plein de bonhomie, que sais-je, trop barbu, trop chevelu, etc.; puis il a le tort grave de ne pas faire partie du Club des "Debarrasseurs." J'epouserai, s'il vous plait, votre "ancien," le drolatique Edward. Celui-la, du moins, frequente assidument cette trop naive institution qui ne manquera pas de me debarrasser de lui des que je manoeuvrerai dans ce but. Soyez-moi reconnaissante de vous venger ainsi tout a fait d'Edward et de me venger moi-meme de mon ex-Archibald sans me lier trop longuement dans l'avenir. "Votre meilleure amie, "Clara Turlow." * * * * * Et s'il nous etait permis d'armer cette innocente idylle d'une legere pointe d'immoralite, nous dirions qu'aupres de femmes integralement charmantes comme Mme Rowlands et Mme Turlow, le Club des "Debarrasseurs" peut rendre de bien jolis services.... et volontiers nous ajouterions que le divorce est une excellente legislation... Mais, encore une fois, nous ne voulons pas froisser les ames feminines. UNE SOIREE IMPROVISEE Affreux temps ce soir-la! Une poussiere de neige, vaporisee en brouillard, fumait sur le pave gras et s'impregnait d'une acre senteur de suie que le vent rabattait des toits. Dans le quartier d'Old-West-End, cependant, nombre de promeneurs de divers sexes continuaient d'arpenter de long en long l'asphalte de la Grande-Avenue. Leurs silhouettes, par intervalles, emergeant de la buee, se decoupaient dans la lueur de gaz roussie par la brume des quelques magasins restes ouverts. Ces personnes, de sexes non pareils, depensaient ostensiblement une certaine somme d'allegresse tumultueuse; elles articulaient, a cet effet, des rires, des cris, des fragments d'airs populaires; elles executaient, par groupes, une course folle a travers la cohue, ou bien l'une d'elles titubait, a part, quelques mesures d'une danse echevelee, avec force hurlements, miaulements, sifflements et autres exces d'orchestration individuelle. C'etait, il est vrai, le Nouvel An, Christmas, la Saint-Sylvestre, Carnaval, Celebration de Centenaire ou je ne sais plus quoi dans ce genre, et l'on n'ignore pas que, pour beaucoup de gens d'autant de sexes que le permet le fatalisme organique, ces coincidences d'almanach entrainent inevitablement une sorte de propension automatique a la turbulence et a la jovialite. Le plaisir serait alors dans l'air, pretend-on. J'essayai moi-meme de me le persuader. Je remuai les jambes de maniere a faciliter au trottoir la tache de me guider doucement parmi la foule; je decidai de devenir sur l'heure tres festoyant et, le brouillard aidant, je m'abimai presque aussitot dans une telle melancolie poignante qu'il me fallut bien vite deserter le spectacle de la gaite civique et prendre d'urgence la resolution de retourner en mon logis. Avec mon ame et conscience, il fut alors stipule que je passerais le reste de cette soiree dans mon campement de celibataire, que j'allumerais un bon feu, que j'appreterais du the considerablement fort, que j'incendierais ma plus volumineuse pipe arabe, que je dialoguerais dans l'azur avec mes chimeres et mes esperances, et qu'enfin, jusqu'a l'instant de me mettre au lit, je m'abreuverais a cette coupe de delices philosophiques exigees de la solitude par quiconque se refugie chez soi, degoute de la ville et de l'aspect prosaique des plebes et bourgeoisies en temps d'hiver, de givre et de fete nationale. Par surcroit de sybaritisme, j'achetai sur la route une demi-douzaine de brioches toutes fraiches, lesquelles me furent remises coquettement enveloppees chez le patissier, avec supplement de sourires de la demoiselle de magasin, et, pressant le pas, je flairais a travers le papier l'allechant parfum du regal a venir. Je fus donc tres satisfait de franchir l'entree principale de mon domicile et de laisser entrevoir au garcon d'hotel detenteur de ma cle la figure d'un grave et interessant jeune homme avide de s'enfermer chez lui, sans doute pour etudier ou lire, precisement a l'heure ou l'universelle frivolite se donne carriere au dehors. Emu d'un distrait orgueil, je longeai le vestibule; mais avant de gagner l'escalier, je jetai, par les rideaux de mousseline d'une porte vitree, un rapide coup d'oeil dans le salon qu'occupe au rez-de-chaussee le proprietaire de l'edifice dont j'habite les combles. Tres etrange, ce salon: un luxe rigidement sobre figurant quelque chose comme un pied-a-terre du Vide dans le Rien. Le gentleman-proprietaire entendait le confort d'une facon vraiment fantasque et cultivait l'originalite froide. Un lustre a gaz tombant d'un plafond blanc entre quatre murs blancs brisait sa lumiere blanche au vernis miroitant du parquet; quelques chaises de canne aux maigres boiseries dorees se dressaient contre les parois; vis-a-vis de la porte vitree une cheminee de marbre blanc encadrait d'austeres lignes droites la plaque de cuivre d'un calorifere; au-dessus de la cheminee une glace etroite et haute s'encastrait dans la pierre et refletait cet ensemble de paleurs et de clartes; vers le milieu de la piece luisait une petite table carree de bois de rose ou reposait, pique d'un point lumineux dans son ventre noir, un encrier de cristal pourvu d'une plume de nickel. Et rien que ce strict necessaire; partout la ligne droite, seche ossature du defaut de coloris; rien de plus que cette representation d'un Neant bien distribue et proprement entretenu. L'habitant de cette excentricite a rebours etait absent quand je passai, mais je me le rappelai tel qu'il se montrait souvent, des le matin, sangle dans une toilette correcte comme son Eden et cambrant, tout raide, sa taille exigue et fluette, devant la petite table de bois de rose. Il promenait alors la plume de nickel sur un fin cahier cartonne et du bout de ses doigts greles il fixait sur le papier ses inspirations litteraires. Car, circonstance gaie, ce richard etait poete a ses heures. Il livrait aux feuilles volantes et recitait, non sans succes, dans le beau monde, de faciles chroniques, de legers proverbes, releves d'on ne sait quel scepticisme affriolant et benin de viveur millionnaire. Severe d'attitude pour la sauvegarde de ses rentes et loyers, il s'annexait toutefois a la corporation des artistes et lettres jusqu'au point d'y choisir volontiers ses locataires. --Heureux homme! jeune, recherche, presque deja celebre, tandis que moi, modeste professeur de langues mortes, n'entrevoyant qu'aux lointains de l'avenir une notoriete d'ecrivain substantiel... Ainsi je meditais, gravissant les marches tres lentement, comme pour amuser mon imperieux desir de me retrouver chez moi. Au premier etage, je ne remarquai rien: l'ordinaire ecroulement des gammes faisait treve derriere la porte fermee. Le pianiste etait parti. --On se l'arrache aussi, celui-la, songeais-je. On admire sa virtuosite frenetique et son air exalte. Ce soir, sans doute, il triomphe dans un grand nombre de reunions; il agite, se tordant au piano, sa criniere astrale et repand, sur un tas de dames extasiees, l'eblouissement de ses arpeges... Cette vision me hanta jusqu'au second etage ou mon attention fut attiree par une joyeuse rumeur. Il y avait reception chez ma voisine, la cantatrice, jeune etoile d'operette, fort en vogue pour mille raisons, parmi lesquelles il serait injuste de ne pas signaler sa verve ebouriffante dans le "parle" des roles. Ce devait etre amusant, la-dedans! Une sourde, une lache envie me prit de franchir le seuil. Je tendis une main vers le cordon de sonnette, je travaillais de l'autre main a caser le paquet de brioches dans une des basques de mon habit, et je restai dans cette attitude assez de temps pour avoir l'honneur de vaincre la tentation sans la fuir. Rien, d'ailleurs, ne m'interdisait l'acces de ce nid parfume: le gentleman-proprietaire m'avait naguere presente a la diva, non seulement en qualite de voisin, mais sous le respectable titre de jeune homme d'avenir. Mais, des ma premiere visite, la toute belle exhiba tant de politesse meurtriere a l'endroit des gloires en germe; elle s'excusa--si cruellement pour moi--de meconnaitre tout ce qui n'est pas homme, femme ou choses du jour!... Certain matin, retour de bal, elle avait si peu dissimule, dans l'escalier, le besoin de rire de mon raide individu descendant des l'aurore pour une lecon de grec!... Que devenir tout a l'heure si la jolie scelerate s'avisait de divertir sa compagnie a mes depens? Ce doute me fit tourner les talons; je m'esquivai, sans lambiner, cette fois; aucun pretexte de retard ne se presentait desormais, car, a l'etage au-dessus, je penetrais chez moi et bientot apres, chaudement enfoui dans une robe de chambre, je contemplais d'un regard voluptueux sur ma table le paquet de tabac, la pipe arabe, le lot de brioches et le bol de the sur lesquels tombait la paisible lumiere de la lampe. Je m'applaudis alors de ma sagesse, j'oubliai la feline cantatrice et je m'egarai dans le sentiment de ma superiorite sur la foule des badauds restes dans la rue. Mais cette haute appreciation de moi-meme cadrait mal avec une trop complete oisivete: je guignai dans la penombre, au-dessus du cercle lumineux de l'abat-jour, une etagere ou reposaient fraternellement inclinees l'une sur l'autre, les oeuvres choisies des plus grands ecrivains et philosophes. J'allais etendre le bras, m'emparer d'un volume et consacrer mon detachement du monde banal par quelques moments d'entretien avec l'un de ces sublimes esprits, quand un scrupule me troubla: "Est-ce ainsi, me dis-je, que ces eminents genies utilisaient ou depensaient les rares instants de liberte que leur laissait une existence souvent precaire? Leur stupefiante fecondite n'est-elle pas la preuve certaine qu'en de telles heures ils meprisaient la contemplation, voire meme l'etude, et labouraient a larges coups de plume le champ de leur propre pensee?" --Oui, travaillons! m'ecriai-je a haute voix, surexcite par la noble verite qui venait de m'apparaitre. J'etalai sur la table un epais amas de papier blanc; je saisis a pleine main et trempai dans l'encre mon plus ample porte-plume, digne outil d'un puissant ouvrier, et je m'enhardis a mettre enfin sur le metier un enorme ouvrage dont le plan, depuis quelques semaines, se deroulait confusement dans ma cervelle. Ce devait etre un de ces vastes essais de logicien et de poete ou s'affirme la doctrine personnelle d'un encyclopediste et qui ramenent a la clarte d'un meme point de vue theorique les energies combinees de l'histoire, de la legende, de l'art, de la critique et de la science. Le titre promettait de devenir quelque chose comme: _La lutte du Reel et de l'Ideal sur le terrain de l'Hypothese_. Je calligraphiai sur-le-champ cette rubrique, bien que fremissant d'une honnete terreur a la prevision des inextricables developpements que comportait un pareil sujet. Deja l'ambitieux intitule se carrait en copieuses majuscules au milieu du premier feuillet; j'allais, enfin, mettre a la voile sur l'ocean de mes idees, lorsqu'un tapage subit, un charivari de rires et de cris retentit a ma porte. J'eus le pressentiment qu'on venait me deranger et que mon inspiration s'envolerait du coup vers les limbes des chefs-d'oeuvre inconnus. Helas! il n'etait que trop vrai! On ouvrit avec fracas; des gens entraient. Je decoiffai la lampe et, tout ahuri, je ne discernai d'abord qu'une avalanche de couleurs, un flot de robes de soie, de satin, de dentelles, entrainant quelques habits noirs, et mouchete, par-ci par-la, de flammules d'or et de diamants comme dans un rayon de soleil. C'etait un torrent en toilette de bal; un essaim de femmes elegantes et de gentlemen souriant au plaisir d'une equipee imprevue et m'assourdissant d'acclamations tant soit peu railleuses; ma chambre etait completement prise d'assaut, tandis que gauche, effare, saluant au hasard, je m'armai de mefiance quant au but cache de l'incident. Je me gardai de demander aucune explication et m'appretais a deconcerter au besoin les mystificateurs par une reserve systematiquement courtoise; mais les eclaircissements arriverent d'eux-memes lorsque, apres un gai froufrou de robes froissees, on se fut tasse tant bien que mal. Les assiegeants avaient pour chef la semillante cantatrice du second etage, flanquee du pianiste du premier et du poete du rez-de-chaussee; le reste de la troupe se composait d'un bouquet de reines et princesses de theatre, escortees d'une demi-douzaine de notabilites du genre masculin et du sous-genre artistique ou litteraire, personnages dont l'insouciance habituelle s'aiguisait, semblait-il, d'une pointe de griserie. Le brouhaha s'apaisant, ma doucereuse voisine daigna, de son propre mouvement, devoiler les motifs de l'incartade: "Elle avait, tout a l'heure, concu le caprice de faire grimper sa compagnie a l'etage au-dessus, afin d'y surprendre, comme un corbeau dans son clocher, certain jeune homme trop prematurement grave et farouche...." Ceci chantonne dans le son clair du rire, et souligne, a la ronde, d'une quantite d'oeillades assassines m'avertissait que je n'etais pas au bout des epreuves premeditees par l'aimable societe. Je barbotai dans une replique filandreuse tendant a demontrer la joie pure que me causait l'apparition extraordinaire, imprevue!... Mais je ne pus achever.... Mes bourreaux avaient hate d'ouvrir les hostilites. --Monsieur comprend le vrai bien-etre! Admirez donc cette belle robe de chambre! s'ecria l'une des dames, devinant le pudique embarras ou me plongeait un vetement trop intime, a grands carreaux jaunes sur fond vert-pomme, et l'impuissance de mes efforts pour garder, quand meme, une pose majestueuse. --Etre a l'aise chez soi, chose adorable! dit un gentleman momifie dans le costume le plus etroit de la plus derniere mode. --Et rever seul, en buvant du the! Quel charme! sifflota du ton le plus impertinent une autre dame dont le nez delure, la levre charnue et l'oeil flambant promettaient tout autre chose qu'un naturel contemplatif. La cantatrice se pencha sur la table comme pour analyser la facon d'une tasse de the dans un menage de garcon, et, par comble d'infortune, ses yeux tomberent sur mon commencement de griffonnage. --Ah! j'ai du remords, pour le coup, declara-t-elle; vous travailliez, et nous venons vous distraire!... voyons! que faisiez-vous? Il etait trop tard pour conjurer son indiscretion; je fremissais de honte et de rage au fond de mon etre, tandis qu'etranglant son rire dans un verbe emphatique, elle lisait: "La lutte du Reel et de l'Ideal sur le terrain de l'Hypothese." Elle souleva le feuillet entre ses deux mains roses et, non contente de deflorer le mystere de mes conceptions, elle decouvrit aussi l'absolue blancheur virginale de toute la rame de papier. Acharnee, la diablesse affecta de relire la pompeuse epigraphe, en soupesant doctoralement le sens de chaque mot; puis, avec cette precision machinale des etres qui raisonnent a la volee, elle demanda: --Pourquoi pas "la lutte de l'Hypothese et de l'Ideal sur le terrain du Reel?" Oh!... comme je compris alors cette sorte de haine qu'on a generalement pour les femmes d'esprit!... Mais la portion male du cenacle ne resista pas non plus au plaisir de planter quelques epigrammes au flanc de mon amour-propre. --Ne vivre qu'une oeuvre! c'est l'heroisme du genie! proclamait l'un des journalistes presents, venal ramasseur de bouts d'actualites, vulgaire "modiste" dont les travaux d'une heure obtenaient, parfois, des succes de cinq minutes. --Honneur et gloire a de tels temperaments voues au grand art! ajoutait avec des simagrees de respect un aquarelliste, mievre illustrateur pour boites de confiserie et couvertures de romances. La-dessus le pianiste, herissant son aureole blonde, se precipita vers un vieux clavecin dissimule dans un des recoins de ma chambre, et tira des entrailles rouillees de l'instrument une folle pyrotechnie d'accords et de fioritures, magie d'improvisation ou chantait le mepris de tout enfantement laborieux. --Mais nous voici dans les questions litteraires, reprit le gazetier en s'adressant au gentleman-poete; ne serait-ce pas l'occasion de nous dire..., vous savez..., cette composition nouvelle?... --Oui, oui! bien pense! bravo! silence! ecoutons! cria toute la troupe avec un empressement qui trahissait enfin le veritable dessein des conspirateurs. En depit de ma simplicite, je devinai leurs intentions, point par point: Ligue contre mes fieres croyances de lettre, le clan des inities et amis comptait se divertir de mes impressions moroses a l'audition d'une bagatelle inedite, marquee au cachet des produits de salon. La promptitude qu'on mit a se ranger en hemicycle en laissant autant que possible d'espace vide dans le milieu de la chambre acheva de prouver--au moins pour moi--que tous les details de cette scene avaient ete concertes avec une habile perfidie. Le gentleman-proprietaire ne se fit pas prier et ne parut nullement se preoccuper d'obtenir mon autorisation. Il pouvait d'ailleurs agir sans formalisme et se considerer comme chez lui, jusqu'a concurrence de deux ou trois termes que je lui devais. Oui, sans plus de gene, on transformait ma mansarde en salle de theatre, on s'appretait a lire ou a jouer je ne sais quelle piece nouveau-nee et l'on me reservait, a moi, les burlesques attributions du Bonhomme Public! Accoude sur la table, l'auteur se recueillit pendant quelques instants; la cantatrice prit place non loin de lui; le pianiste, reste au clavier, indiquait par son maintien que l'agrement de la musique se joindrait a la recitation; et moi, sans l'avoir cherche, je me trouvai installe de maniere a pouvoir surveiller d'un seul coup d'oeil ces trois personnages et leur auditoire. Le poete prit la parole au milieu du plus beau silence. D'un mot, il fixa le sujet, le lieu, l'action. Il s'agissait d'un mari monologuant dans un bal, tandis que sa femme, sous ses yeux, valsait, valsait encore, valsait eperdument, avec une sempiternelle et infatigable serie de danseurs. La nuit s'achevait, les grisailles de l'aube blemissaient deja dans la trame des rideaux fermes et la dame valsait toujours, toujours, toujours.... Le mari, courbant ses revoltes au joug du bon ton, s'abstenait de toute attaque directe, mais il se rattrapait en generalites rageuses contre l'eternel feminin; il detaillait les considerants d'un requisitoire nerveux contre la monogamie compliquee de dandysme, et, sous le sourire glace d'un calme trompeur, ce fut un debordement crescendo d'allusions cruelles, d'insinuations vengeresses, de coleres bleues et de points sur les _i_ que le pianiste accompagnait a la sourdine d'insidieuses variations sur le theme d'_Il Baccio_. La cantatrice, pendant ce soliloque, esquissait par quelques gestes le role muet de l'epouse et traduisait, a ravir, les airs enivres d'une mondaine qui, tout en tourbillonnant dans la musique et la lumiere sur un fond trop rapproche d'habits noirs, observe a la derobee l'ombre conjugale au front de son tyran. En somme, je ne notai rien de neuf dans ce tableau trop connu des fades tracasseries entre epoux, mais, j'en convenais a part moi, ces redites se pomponnaient d'une forme heureuse, la phrase etait svelte, le mot frappait droit, le trait s'accrochait vibrant et scintillant comme une aiguille. Les amis de l'auteur applaudissaient avec furie, et volontiers je faisais chorus; mais cela ne suffisait pas et, a chaque ovation, des regards s'arretaient sur moi comme pour morigener mes secretes resistances: --Avouez, semblait-on dire, que ces boutades sans pretention renferment beaucoup de verites; avouez que, pris sur le vif de la vie elegante, ce souriant impromptu souleve autant de questions fondamentales que n'importe quel lourd volume de cuistre!... --C'est enleve d'apres nature, mimait l'aquarelliste fouettant l'air d'un coup de pouce. --C'est du Tout New-York et non de la solitude, decretait la mine cassante du chroniqueur. --Le coeur humain n'a pas de robe de chambre, minaudait la petite dame au nez positiviste. On redoublait de transports et le pianiste persistait a moduler _mezza voce_, car la fantaisie du poete-proprietaire avait une suite: le monologue s'achevait en une comedie. Brusquement l'auteur personnifiant "Monsieur" se levait et se dressait devant l'actrice figurant "Madame." --Apres tout, chere amie, disait-il exagerant l'exces des politesses, pourquoi n'accorderiez-vous pas aussi, comme au reste des peuples, un tour de valse, a moi, votre seigneur? --J'attendais qu'il vous plut d'user de vos droits, repondait-elle, jouant le reproche tendre. Et s'enlacant, lui pimpant, mais mince, elle plantureuse, mais legere, ils tournoyerent, coquets, souples, corrects, sur les trois temps du rythme. L'air d'_Il Baccio_ tremblait en trilles emus et "Madame"--bonne comedienne, decidement, la voisine--semblait, du fond de la valse legale et legitime, semer sur ses admirateurs les memes sourires extasies par lesquels, tout a l'heure, elle irritait son conjoint dans le flagrant delit de la valse consommee a l'etat de fruit defendu. Au demeurant, ils valsaient leur querelle de menage, a raison d'une phrase par mesure; radieux, en apparence charmes l'un de l'autre, ils poursuivaient une causerie ou chaque madrigal de l'homme enfoncait une egratignure, ou chaque flatterie de la femme couvait une rancune hypocrite. Plus que jamais, les spectateurs se delectaient de ce marivaudage a canifs tires. "Monsieur" deversait des ironies sataniques; une resignation bleu de ciel coulait des reponses de "Madame" quand, tout a coup, mordue a l'ame par l'injure, une flamme de haine lui sillonnant l'oeil, "Madame" arrachait de sa coiffure une longue epingle d'or, et de la pointe, luisant au bout de ses doigts effiles, elle fouillait a petits coups, a tout petits coups secs et rapides, dans le coeur du mari. Le stylet--je ne sais par quel artifice de theatre--ressortait pourpre, comme inonde de sang. La valse mourait _pianissimo_. Le mari, toujours cuirasse d'amenite supreme, s'inclinait en maniere de remerciement et, des qu'il s'eloignait, "Madame," exaltee par la volupte des represailles, trottait l'arme sanglante a ses levres et murmurait, comme secouee d'un frisson tragique: --Oh! cela est bon!... Certes, il y avait quelque hardiesse dans ce cri du coeur, dans cette facon de symboliser les inimities latentes du mariage, la lutte amere et sans merci des divers sexes contre l'esclavage accouple du statut matrimonial. Et pourtant l'auditoire parut refroidi; les applaudissements s'eparpillerent hesitants. Ce n'est plus ma contenance qu'on observait avec une arriere-pensee de critique, mais celle du poete-gentleman et de son interprete. On s'attendait a l'inevitable baiser final de toute jolie brouille de proverbe. Un coup de poignard, fut-il a coups d'epingle, mettait en deroute les habitudes et traditions. Je goutai la joie interieure d'une sorte de revanche: --Ah! vraiment! pensais-je en mirant du coin de l'oeil l'auteur-proprietaire passablement depite, autre chose est de broder de brillants pastiches selon le gout du jour, ou de tendre a l'art sincere et de viser a la profondeur: Il faut choisir!... L'actrice--forte de son experience de la scene--flaira le fiasco et tenta de "ramener la salle" par un denouement moins violent. D'un geste subit elle rompit l'une de mes brioches,--niaisement etalees en pyramide sur la table;--elle feignit d'essuyer le sang de l'epingle d'or a cette friandise; puis, caressant l'assemblee d'un regard de fausse ingenue, invoquant la camaraderie des hommes et surtout la complicite des femmes, elle se mit a grignoter, lente, gourmande, et chantonnant, sur un air connu cette fois, de l'accent le plus familierement enjoue: --Ah! se venger, mesdames, voila le plaisir!... Theme, pour le pianiste, de quelques brillantes mesures de _finale_. Cette version etait mieux troussee, mais la precedente avait porte coup. On repudiait, a l'unanimite, la pretention d'allumer l'eclair du drame aux etincelles d'une bluette. Les felicitations accordees a l'auteur manquerent definitivement de cordialite; la compagnie s'eclipsa silencieuse comme s'efface une nue et, sortent le dernier de ma chambre, le proprietaire-poete me serra la main de l'air demi-noye d'un artiste surnageant au demi-succes. J'avais tout lieu de redouter qu'a la suite de cette affaire il ne me reclamat ses termes echus dans le delai le plus prochain, et sur cette prevision je me couchai fort sombre en revassant aux mille episodes de cette soiree: Je revis le brouillard de la rue en fete, ou j'avais rode sans but. Je gemis sur mes projets d'isolement et de travail si soudainement troubles. Mauvais augure!... Jamais, sans doute, le fameux traite de l'"Ideal et du Reel" ne serait acheve! Qui sait, meme, si je le commencerais pour tout de bon?... Ecrire de gentilles balivernes, comme le gentleman du rez-de-chaussee; effeuiller dans l'eclat des salons les primeurs de cette muse badine; capter les suffrages des jolies femmes a la mode..., contraindre, triomphant, cette cantatrice elle-meme a quelques heures d'amour... Combien cela vaudrait mieux, certes, que les mornes soucis des elucubrations doctes!... Et comme elles avaient impitoyablement plaisante de moi, ces memes jolies femmes! Comme elles avaient bafoue ma robe de chambre..., mes modestes plaisirs d'interieur!... C'est donc grotesque, un jeune homme serieux? apprehendri-je pour la premiere fois. Vive le mariage, en ce cas!... Mais quoi? si la comedie de tout a l'heure disait vrai? Si l'epouse, la femme sans fin, n'est que vanite, motifs de valse et coups de griffes?... Bref, je soufflai ma bougie et m'endormis navre, bourrele de tristesse, peut-etre avec une secrete envie de ne me reveiller jamais... Le lendemain, pourtant, je fus sur pied au premier soleil. Le devoir et une lecon de grec m'appelaient. En descendant l'escalier, j'entendis une rumeur au second etage. La reception de la cantatrice avait dure jusqu'au jour; la porte s'ouvrit; quelques-uns des retardataires prenaient conge. Je m'efforcai de fuir inapercu, mais un petit rire grele, acerbe, odieux, frappa mon oreille et me poursuivit jusque dans la rue.... La diablesse, sans doute, m'avait vu passer!... UNE NOUVELLE METHODE JUDICIAIRE On sait combien se sont attisees, en ces temps derniers, les polemiques des journaux par rapport a l'application continue, reguliere pour ainsi dire, de la "loi de lynch" dans les regions ouest et nord des Etats-Unis. La majeure partie du monde civilise reprouve hautement ces primitifs procedes de justice sommaire; mais dans le susdit Far-West, a travers les fraiches etendues prairiales, parmi les jeunes peuplades pressees de fixer leurs soudaines institutions et d'imposer leurs droits essentiellement litigieux de premiers occupants, ce meme systeme de hative repression rencontre d'obstines defenseurs. D'apres ces derniers, le lynch repand, en l'absence de police effective, une utile terreur: il annule les chances d'impunite que laisse aux scelerats l'hesitante jurisprudence des tribunaux imparfaitement etablis; il oppose, enfin, un etat de guerre perpetuel a la tourbe d'aventuriers et d'ecumeurs, toujours prete a s'abattre sur le berceau des naissantes republiques. Incidemment, les memes apologistes font valoir l'impression moralisante de ces fougueuses vindictes de l'emportement populaire. C'est un sublime effet de l'instinct social, pretendent-ils, que cette subite entente des masses pour la defense de l'interet commun. C'est un merveilleux spectacle, arguent-ils encore, que de voir, a la premiere nouvelle d'un forfait, l'humaine cohue soulevee comme un brusque coup de mer dans le vent de la fureur: Vol, viol ou tuerie, l'auteur du crime est detenu, l'enquete s'ouvre, le verdict se prepare... Allons donc! formalites vaines en ces terres vierges! Le mot d'ordre se repand comme une flamme: les hommes, les citoyens, les clubs de conjures, les bataillons de vengeurs, des phalanges de viragos, en armes, a pied, a cheval, accourent de tous les horizons. C'est la nuit, la nuit tragique des areopages hors la loi. Le rendez-vous est devant la geole. On extirpe le captif des mains saignantes des sbires, et, d'arrache-pied, on l'accroche, muet, morbide, cauchemarde, ralant, au reverbere du prochain coin de rue, aux branches du premier arbre de la route. Justice est faite. La foule qui n'est que hate et silence s'efface, anonyme. Le cadavre, dans son suaire d'ombre, s'etire seul, noir, maigre, tres long... * * * * * Certes, le fait divers ouvre, ici, les larges ailes du drame et le gout du pittoresque trouve pature a ces rudes episodes. Mais les adversaires eclaires du lynch opposent de solides raisons a ces considerations de pure esthetique yankee. Ils representent notamment que l'importateur de ce regime penal vers la fin du XVIIe siecle, M. John Lynch lui-meme, le rigide magistrat irlandais, ne requerait de telles mesures d'exception qu'en des circonstances bien precises de flagrant delit, tandis que ses imitateurs actuels pretextent trop souvent des charges les plus dubitatives et semblent n'avoir a coeur que de rompre, par de vertueux intermedes d'executions capitales, la monotonie de leur agreste destinee, d'ailleurs depourvue d'autres genres de distractions. Il est, de plus, insinue que les attentats ainsi chaties depassent d'ordinaire les limites d'une aptitude individuelle et demontrent une collaboration. D'ou l'on peut conclure que de nombreux affilies, anxieux d'etouffer le risque de revelations subsequentes, s'empressent de reediter l'holocauste du bouc d'Israel en nouant la corde au cou du moins subtil d'entre eux. * * * * * Pris entre mille, ces quelques arguments caracterisent suffisamment, pour nous, le fond du debat, enfin envenime de tant de violence que les legislatures des Etats les plus notoirement imputes d'inertie dans la question, n'ont pu se defendre a leur tour de s'emouvoir. Des projets de reforme ont ete mis a l'etude avec une ardeur fouettee d'emulation a tel point que les autorites judiciaires du Dacotah, premieres arrivees dans cette course au progres, ont eu, des ces jours-ci, l'honneur d'introduire, en seance solennelle d'inauguration, un mode entierement inedit de procedure dont les resultats juridiques et scientifiques auraient offert, au dire d'un journal de la-bas, le plus haut interet. Le sujet aux depens de qui se realisait cette premiere experience etait un coureur de proie, un trappeur avere du nom de Will Jyns, inculpe d'un incendie de "ranch" apres meurtre probable des residents males, derniers outrages supposes sur tout ou partie du personnel feminin, puis presumable soustraction du total de numeraire accessible. La dissipation des especes monnayees et le cineraire aneantissement des victimes ou temoins ne laissaient subsister d'autres motifs de conviction que la presence estimee infortuite du comparant sur le lieu du sinistre. En elle-meme donc, independamment de l'attrait des innovations judiciaires, la cause affectait les palpitants aspects d'une affaire a sensation. Puis ce proces remuait de fond en comble les passions vitales, il resumait les moeurs rageuses des etres dissemines dans ces immenses landes de hautes herbes balayees de brouillards ou d'alertes speculateurs acquierent a vil prix et defendent, l'arme au poing, seigneurialement, le "ranch," l'enorme agglomeration de paturages et de troupeaux; ou le rodeur, l'emigre, l'affame chercheur de fortune commet le rapt en gros du betail qu'il essaie d'aller detenir et de faire feconder au loin, dans la solitude verte, plantureuse, libre! Oui, le souffle de haine respire dans cette aire d'eternelle bataille entre accapareurs et bandits s'embrasait a l'occasion de cette memorable instance. Mais avant d'en raconter le denouement,--assez bizarre, on va le voir,--il convient de specifier brievement, a l'exemple du journal cite plus haut, la nature des modifications decretees par la magistrature du Dacotah. La principale preoccupation de ces jurisconsultes d'elite--nous prenons ce mot d'elite dans le sens que lui prete le mandat electoral americain--avait ete de ne pas aller imprudemment a l'inverse des idees recues et de retenir autant que possible dans leur revision tout ce que les precedents errements comportaient de rationnel. Or, on ne saurait contester a l'expedient du lynch le merite positif d'une economie de temps et de dollars par la promptitude executive et par l'absence des budgetaires debours, sans compensation, qu'exige l'hebergement a long terme des condamnes. Il etait urgent que les memes avantages subsistassent dans la refonte de la loi, et, d'ailleurs, consultes sur ce point en de secretes deliberations, les lyncheurs les plus eminents ou les plus influents du pays s'etaient montres inflexibles. Il fallait, en un mot, maintenir presque integralement, quant au fond, l'abrupt exercice du lynch, mais tenter de le reconcilier avec ses detracteurs en l'habillant d'un ostensible appareil de legalisation. La marche a suivre se trouvait, des lors, strictement tracee: Il fut convenu que, des le crime commis, l'alarme instantanee du reseau telegraphique manderait l'administration penale de tous grades a Cheyenne--c'est le joli nom adopte pour l'essai de future capitale du Dacotah.--Les hauts fonctionnaires de l'instruction criminelle, des assises, de la cassation, ainsi que le jure designe par la majorite des detenteurs terriens et le commissaire d'Etat subsidiairement investi du droit de grace, devaient se rendre, sans desemparer, au Tribunal par l'ultra-vitesse realisable de locomobilite. Au centre d'un vaste amphitheatre reunissant la susdite hierarchie et la foule, le prevenu, transfere sans delai de la scene du crime sur celle de l'expiation, figurerait sur un siege complique, d'un mecanisme a hauteur de nuque, dit "guillotine horizontale" et recemment brevete. Le bourreau se tiendrait pret a pousser le ressort de cette invention et, pour comble de modernisme, un medecin legal, ou physiologiste assermente, avoisinerait l'instrument afin de recueillir sur le vif, sur le restant d'activite cerebrale, les observations scientifiques qu'il est devenu d'usage de noter en pareille circonstance. L'ensemble de ces dispositions abreviatives se corroborait de considerants propres a determiner la dialectique intime des magistrats. Il etait stipule, par exemple, que chacune des Cours serait representee par un seul titulaire, attendu l'indispensable necessite d'eviter les retardants conflits d'appreciations. Par les memes motifs, un unique delegue revetu d'un implacable mandat devait agir au nom du Grand Jury compose des notabilites les moins transigeantes de la classe capitaliste. Le nouveau code supprimait, d'autre part, le jeu du requisitoire et de la defense, vu qu'en se neutralisant ces deux efforts contraires laissent la cause en l'etat et n'aboutissent qu'a l'usure du temps en superflues jactances oratoires. L'avocat, au reste, n'affronte jamais l'incrimination de face et louvoie dans les circonstances pretendues attenuantes, telles que faiblesse d'entendement, education perverse, misere eperdue ou toute autre anomalie inherente a la personnalite de son client. Or, les confectionneurs de la reforme avaient rigoureusement resolu de passer outre a n'importe quelle concession dans ce sens: Leur theorie tendait a terrifier les aspirants-malfaiteurs et non a susciter la vocation, a developper l'experience des gredins par une absurde publicite d'abondants details sur les forfaits commis. La situation privee ou les aptitudes caracteristiques des delinquants ne sont-ils pas, en effet, des objets de minime importance, comparativement a cette supreme manifestation d'interet public: la peine capitale erigee en exemple? Au cours des deliberations, nos honorables legistes s'etaient arretes, sur ce chapitre, aux decisions "lyncheuses" les plus radicales: ils n'avaient pas redoute de dedaigner, au prealable, comme autant de declamations interessees, sentimentales ou simplement niaises, les virulentes satires que d'adventices erreurs judiciaires provoqueraient a l'avenir. Les executions eventuelles d'innocents personnages et leur rehabilitation posthume semblaient presque souhaitables a ces impassibles doctrinaires, en ce qu'elles associent au crime l'idee, exacte au fond, d'une solidarite sociale et proclament ainsi dogmatiquement la prejudicielle efficacite du droit de punir. Aucune defaillance subversive n'altererait donc la rigueur du tribunal, uniquement charge d'estampiller le lynch d'une decente apparence officielle. Le ceremonial enfin admis assurait un superlatif exces de precipitation. Chacun des magistrats speciaux n'avait a dire qu'un mot pour formuler son arret respectif. L'enonce du crime, la condamnation, le refus de recours et de grace voleraient ainsi de bouche en bouche en une seule phrase a peine prononcee que deja le medecin expert questionnerait la tete decollee par le bourreau... * * * * * Apres ces explications en guise de preface au proces de Will Jyns, le precite journal de l'Ouest rapporte de l'audience le recit suivant dont on appreciera, croyons-nous, la frappante concision: "L'amphitheatre est bonde. Le respectable corps judiciaire prend place sur l'estrade en face du public. "Le delegue des jures se tient a gauche, le commissaire d'Etat a l'autre extremite. Flanque de l'instruction et de la cassation, le president des assises siege dans le milieu. "Plus loin, a droite, devant le medecin et l'executeur restes debout, on apercoit de trois quarts le farouche Will Jyns, lie par des cables au celebre fauteuil coupe-tete dont l'ingenieux siege-cercueil s'ouvrira tout a l'heure pour engloutir le corps... "Livide et deprime, salement enduit de barbe, le profil de Jyns convulse un sourire qui peut, au choix, s'interpreter comme un indice de cynique forfanterie ou de stupidite sans fond. "Cet equivoque rictus produit une impression irritante sur l'auditoire. Que resultera-t-il de ces simagrees d'astuce ou d'hebetement? Va-t-on s'apitoyer sur ce pleutre, le questionner, ecouter ses aveux? la fameuse reforme n'aboutira-t-elle qu'a d'odieuses mystifications! Sombres, les lyncheurs serieux sont sur le qui-vive et, de son cote, le groupe des trappeurs, anciens collegues supposes de M. Jyns, dissimule mal son intolerance a l'egard de toute tentative d'interrogatoire confidentiel. Une mefiance se dechaine proche de la fureur; des revolvers apparaissent dans toutes les mains; peu s'en faut qu'en cet instant d'exaltation on n'inflige, sur place, un lynch preventif a toute la sequelle judiciaire. Le tumulte tourne a l'orage, lorsque, au coup de cloche annoncant l'ouverture des debats, le silence s'etablit, le silence sans souffle d'une foule devant le drame imminent. "Et comment noter ce drame en sa promptitude d'eclair? "--Meurtre, viol, incendie.--La mort.--Oui.--Pas de grace," articulent les magistrats d'une voix collective. "--Mais, mais...," proteste dans l'etranglement mecanique la tete de Will, que deja le medecin invite a s'expliquer d'une facon posthume... "Illusion, ou verite saisie au vol! Le reste du grognement guttural semble continuer d'errer entre les dents jaune de W. Jyns. La vie?... oui, elle palpite encore sur cette grimace tuee, elle accentue, plus pince dans la paleur verte du "raccourci," le sourire gouailleur ou niais, au choix; la clameur commencee acheve de couler des levres beantes: on jurerait qu'un tressaillement de la langue glousse d'agonisantes syllabes... La science tient-elle une solution? Atteste-t-elle, cette tete tranchee, l'affreuse attardance de la pensee et de la douleur au vif du centre nerveux? "Tel est le doute de la foule qui se retire, au reste enchantee de l'excellent fonctionnement du systeme. Jyns a-t-il parle vraiment? Ceux qui l'affirment ne cherchent-ils qu'a faire des dupes? Ceux qui pretendent le contraire meritent-ils croyance? "Les opinions les plus diverses circulent. Les gens de bon ton, les lyncheurs de marque penchent pour la negative et se bornent a conclure que, de toutes facons, Will Jyns etait d'ame trop basse pour trouver a dire quoi que ce fut en un si solennel moment.--Il etait incapable, ce guillotine, d'un pareil coup de tete,--ajoute-t-on avec dedain. "Mais au sein du populaire, parmi les presumables ex-affilies du defunt, on se plait a raisonner differemment. De ce cote surgit, s'eleve, grandit une legende appelee a s'accrediter glorieusement au lointain des prairies et d'apres laquelle le genereux Will, temoignant passagerement d'une finesse au-dessus de son education, aurait detache, d'un verbe clair, a la face de la science et de la justice, cet aphorisme... "--La mort garde son secret!..." Parole simple, mais exacte, resumant peut-etre, ou peu s'en faut, la philosophie de tous les genres de lois de lynch. LA PHILANTHROPOPHAGIE C'est hors de doute que "les meilleures salaisons sont les viandes d'Australie." Il n'y eut, de memoire d'homme, nul aliment plus savoureusement economique sur la table du pauvre. Soutenue par ses cinquante ans de succes, l'affirmation s'est inscrite au verso de toute gazette; elle s'est etalee a la fresque le long de tout mur disponible; elle a flamboye en traits de gaz sur la nuit de toutes les capitales habitees. Le cri de reclame est ainsi devenu proverbe, enguirlandant de gloire et de popularite la "marque de fabrique," le fond de baril ou se decoupent la face maigre, le toupet-panache, les favoris blanc-de-sel, le regard pensivement outre-marin de Jonathan Gulf, l'inventeur, le propagandiste, l'ame, le "moi" (and Co.) de cet inoui commerce de conserves, repute le plus aurifere trafic de tout le marche contemporain. A preciser les infinis millions ecremes par Jonathan sur l'article on noircirait de chiffres plusieurs de ces feuillets, mais, peu recreative, une telle algebre risquerait aussi de decourager nombre d'individus en peine de realiser meme un dollar, bien qu'a l'aide d'expedients d'un ordre peut-etre plus intellectuel que celui de l'alimentation en gros.... Il sera donc plus attrayant de parler tout de suite du sujet de la presente: oui! plus attrayant de s'occuper immediatement de l'ex-madame Gulf-Fitzgerald et de son entree sensationnelle a la tribune oratoire--devant l'elegant et nombreux public de la Societe de Temperance. Reduction jusqu'a present contenue des plastiques de sa maman, l'exuberante Mme Fitzgerald (qui prend place comme porte-respect derriere elle sur l'estrade). Mme Mary Gulf deferle encore aujourd'hui tous les attraits d'une jeune beaute de vingt-cinq ans a trente-deux. Sa stature haute, sa gorge prodigue, ses blanches epaules, sa souplesse dans le corset sont d'une deesse yankee qu'on reverait de loger dans la conception d'un Olympe americain. La litterature des Etats-Unis est, en effet trop depourvue de ces gracieux moyens d'idealisation que les vieux mondes empruntent a leurs Ossians, Testaments, Nirvanas et autres Theogonies respectives. Le projet d'une Mythologie a la Barnum meriterait d'etre mis a l'etude. Il y a la bien des ressources, telles que Franklin comme aiguilleur de la foudre, avec l'apollonien Edison, allumeur de soleils electriques: et pour Minerve la rigide Mme Beecher-Stowe, douee des facultes de preche..., l'emploi des Venus pouvant galamment etre laisse disponible jusqu'a l'apparition de Mme Mary Gulf devant la Societe de Temperance. Mais sans plus d'emprunts a l'hellenisme, les nombreux "reporters" presents dans l'amphitheatre peuvent noter que la ci-devant Mary Gulf a les yeux du plus frais bleu d'ocean, une chevelure incendiairement blonde, des levres telles que des roses de printemps ou fondrait en perles de lumiere un peu de neige matinale,--le tout avive par une expression spirituelle d'ou la parole semble hatee de s'envoler et par cette jolie desinvolture mondaine qui lui permet de sucrer, du calme le mieux joue, le conferencier verre d'eau. On s'explique donc l'empressement de la gentry pour cette reunion trimestrielle et l'on devine l'extreme curiosite qui s'agite derriere les lorgnettes braquees par la foule des robes de dentelles et des habits noirs. Que dira-t-elle? D'ou lui vient le caprice, etonnamment imprevu, de s'exhiber ainsi dans l'emploi des "lecturers?" Quels sont ces pretendus _Souvenirs de voyages_, inscrits au programme de la seance? Saura-t-on les vraies causes du recent divorce de Mary d'avec le richissime et trop vieux Jonathan--en admettant qu'une senilite si disparate ne soit pas une cause suffisamment legale de separation?--Saura-t-on pourquoi la resplendissante patricienne est sur le point de se remarier avec Stream and Co.--une maison seulement debutante dans la concurrence des boeufs sales.--He quoi! le mievre et blondasse petit Robinson Stream, assis la-bas, tout faux-col, a l'avant-scene?...--Oui, lui-meme! le pauvre ami!...--Pas possible?... Le brouhaha grandissant de ces commentaires s'arrete net. Mme Gulf s'apprete a parler: elle parle et, vraiment, du plus joli timbre brillante de rire. Les "reporters" n'ont que le temps de saisir au vol la substance des telegrammes: "L'excursion dont l'oratrice desire faire le recit s'accomplissait l'annee derniere, explique-t-elle, en la compagnie d'un tres respectable vieux gentleman qu'on ne nommera pas afin d'epargner sa modestie, mais qui, l'on ne saurait le meconnaitre, s'est acquis par d'incessantes importations de victuailles exotiques une indestructible notoriete dans tout l'univers commercial!..." Egaye, le public jette un coup d'oeil unanime vers le fond de la salle. Une colonnette dissimule la frele identite du caduc M. Gulf dont il ne deborde que les pointes des deux favoris au ton salin, a peu pres l'hieroglyphe mural des ecoliers barbouillant de memoire le type abrege de Jonathan.... "On s'etait embarque, continue Mme Gulf, sur le magnifique steamer commandant la flottille que ce notable expedie annuellement vers ses proprietes d'exploitation, immenses territoires des Polynesies plus ou moins australiennes, situees aux dernieres limites du plus extreme Occident. "Il serait agreable, a coup sur, d'evoquer des a present, par une description, ces terres vierges a peine connues des geographes, ces somptueux oceans d'herbages ou le betail si democratiquement conservable prodigue son innocente et luxuriante fecondite. Mais, pour plus de clarte, la conferenciere doit emettre au prealable, sur les usages de ce pays, quelques considerations d'une nature pour ainsi dire sociale, qu'a defaut de toute competence technique elle effleurera, du reste, avec le plus de brievete desirable, bien qu'il s'agisse, a la verite, d'une methode de legislation tout a fait hardie et du caractere d'originalite le plus marque: "Devenu proprietaire exclusif de ce populeux archipel, le notable en question.... Mon Dieu! qu'on me permette de persister a le designer de la sorte, jette l'oratrice au sourire de la salle, dans une parenthese ponctuee par l'absorption de deux cuillerees d'eau sucree..., le notable susdit se propose de faire cadeau de sa colonie au gouvernement de l'Union, esperant que par ce don fastueux il hatera l'accomplissement du plus ardent de ses desirs: l'election a la presidence des Etats-Unis!..." --Oh! Oh! Silence! Ecoutez! "Hear, hear!" La brusque revelation de cette candidature suscite une jovialite decidee, tandis que, vexation ou bouleversement, les pointes de barbe de l'eminent J. Gulf semblent la proie d'une espece de crise. "C'est en raison, justement, de ces visees presidentielles, poursuit l'oratrice, qu'il convient d'examiner un instant le point de vue politique indique tout a l'heure. "Seigneur et maitre de plusieurs millions d'ames, le grand negociant dut les assujettir au frein d'une constitution. Sa souverainete ne pouvait se maintenir qu'a ce prix, mais, au premier aspect, la tache se herissait de difficultes singulieres. Les indigenes cedaient, resolument, avec une egale passion, a deux courants bien opposes: ils cultivaient en meme temps la civilisation et l'anthropophagie; ils recherchaient les raffinements les plus delicats de l'existence moderne et s'obstinaient, par gout non moins que par tradition, au vieux cannibalisme des aieux! "L'accord de pareils contrastes ne pouvait se realiser que par un extraordinaire genie legislatif dont, heureusement, le nouveau monarque (assiste d'un habile conseil d'actionnaires) se trouva pourvu. Simplement d'ailleurs il proceda de ce principe que les meilleures lois sont celles qui s'adaptent aux tendances et prejuges des peuples qui les subissent. On promulgua, dans ce sens, un code penal et civil compose d'un petit nombre d'articles rationnels et decisifs: et les insulaires acquirent bientot l'heureuse certitude que ce regime, plutot regulateur que reformiste, avait pour but arrete le developpement de leurs instincts de race...." L'oratrice, dont la bonne humeur semble chatouillee d'un coup d'epingle d'ironie, promet d'esquisser rapidement, au hasard des souvenirs, ces curiosites organiques et leur application dans les moeurs. "Assurer l'approvisionnement autophagique et national, telle etait, poursuit-elle, la preoccupation dominante du legislateur. En consequence, tout indigene etait tenu de mourir pour son pays et cette clause, prise a la lettre, n'affectait pas, comme ailleurs, un sens de detachement et de vaines protestations platoniques. On mourait, mangeable, a quarante ans revolus, epoque ou dans la pleine maturite des chairs l'ame s'eteint volontiers aux illusions. "L'inutile fardeau de la vieillesse fut ainsi supprime, sauf pour la caste des administrateurs charges du souci gouvernemental, sorte d'aristocratie senatoriale formee, cela va de soi, par le notable et ses associes. On prit soin, toutefois, d'oter toute apparence d'arbitraire a ces macabres destinees des masses; on les revetit d'une surface de legalite, grace aux tribunaux devant lesquels les insulaires, sans exception, etaient astreints a comparaitre a tour de role et, juges coupables sur n'importe quel mefait petit ou grand, encouraient invariablement la sentence capitale, mais par pure forme, avec execution ajournee jusqu'a l'age comestible. "Le delit le plus souvent impute devant ces juridictions etait celui de jalousie ou d'opposition contre les promiscuites necessaires. Les crimes de cette nature se decretaient de haute trahison, car le Code civil avait place le mariage a l'abri de toute entrave morale et de toute police contractuelle ou restrictive. Sauf empechement physiologique, la nubilite determinait en toute rencontre l'exercice de l'union conjugale, non seulement libre, mais strictement obligatoire. Il etait interdit aux divers sexes en presence de ne pas aimer, seance tenante. Les promenades, les reunions de theatre et de cafes-concerts, les bals et fetes publiques, etc., fournissaient aux representants de l'autorite l'occasion d'imposer la pratique de ce rite, d'ailleurs amusant. On assurait, ainsi, l'accroissement du populaire, resultat recherche avec plus ou moins de desinteressement et de raison par les economistes des centres industriels ordinaires, mais vraiment indispensable dans les regions cannibales ou le proletariat figure un objet immediat de consommation. "Au prix de quelques charges dans ce genre anodin, le peuple coulait une existence aisee. Il n'etait guere tenu qu'a pulluler bibliquement au profit de la sustentation concitoyenne. L'ideal des plus recents socialismes semblait depasse. Les femmes seulement occupees de toilette appreciaient, comme il le meritait, leur joli privilege d'inconstance permise et sans remords. Les hommes relevaient leurs loisirs par d'intelligentes distractions et se rachetaient du labeur force des autres plebes par le paiement final en nature de leur dette a l'Etat. "Assis, deux fois le jour, a des banquets gratuits, le public se livrait a des degustations de contemporains qu'accommodaient savamment les cuisiniers officiels. Tout contribuable apportait a ces agapes le supplement d'aromates destines a le rendre plus tard lui-meme digestif,--une sorte d'anticipation d'embaumement,--et l'on ne saurait trop dire a quel point la severe interdiction, ordonnee dans ce but, des alcools, des nicotines et autres depravations empoisonnees, augmentait par contre-coup, les chances d'hygiene et de moralite generale...." De vifs applaudissements montrerent le bon effet produit par cette observation sur les membres de la Societe de Temperance. "Il s'admettait encore, poursuit Mme Gulf, beaucoup d'autres opinions anthropophagiques egalement propres a fortifier et viriliser les esprits. Le duel a mort, par exemple, etait inevitable a la moindre injure. Le suicide passait pour la consequence instantanement exigible de toute ostentation de pessimisme, de meme qu'il convenait, en certains cas, de savoir "mourir de rire" ou "mourir de plaisir" comme on le disait. Les comediens eux-memes, mettant cette outrance de sincerite dans leur metier, etaient toujours prets a succomber pour de bon, parmi les peripeties et fins de drames, etc., etc. Ces categories de prematures deces alimentaient le stock des primeurs. "Quant a la classe moyenne, elle atteignait sans trop de regrets la limite d'une carriere comblee d'insouciance et de paresse. L'execution, il est vrai, s'operait d'une facon persuasive et non tortionnaire, dans des salles reservees, pendant les seances de musique, les ceremonies religieuses et autres pretextes de reunion, au milieu de l'indifference polie qu'avait creee l'habitude. La sortie s'interdisait a ceux dont la funebre situation judiciaire arrivait a echeance, puis une espece de guillotine-rotissoire, ingenieusement narcotisee, les transportait directement de la vie pour soi dans les vivres pour tous. "Mais quelles etaient les ceremonies religieuses dont il vient d'etre parle?..." Cette question surexcite, on le concoit, l'interet de la Societe de Temperance, en grande partie orthodoxe.... "Ainsi que les autres statuts, explique Mme Gulf, le culte et le dogmatisme des insulaires s'inspiraient de leurs inclinations a la fois metaphysiques et carnivores. Au fronton des temples, le novateur avait fait graver ces grandes paroles des Ecritures: "Il est notre Dieu et nous sommes le peuple de son paturage..., le troupeau que sa main conduit." (Ps. XCV--6-7.) Et encore: "Ta face est un rassasiement de joie." (Ps. XVI--11.) En suite de quoi les saints exercices ne se terminaient pas comme ailleurs par de fictives et poetiques oblations transsubstantiationnelles. Les vrais croyants ambitionnaient de s'etendre sur la nappe de l'autel expiatoire pour la nourriture spirituelle autant qu'effective de la congregation. Les sentiments extatiques et carnassiers de l'Eglise nationale, le besoin de manger son dieu, s'affirmaient, ainsi, dans les formes d'une "theophilanthropophagie reelle." Et de quelle ferveur le notable negociant eut devoue sa propre personne a ce genre d'edification, si son vieil etat de maigreur n'en avait fait une hostie par trop insignifiante!..." Les fremissements de barbe de Jonathan soulevent a ce passage des rires qu'augmentent encore l'onction predicatrice affectee par Mme Gulf. "Faute d'etre propitiatoire par lui-meme, soupire-t-elle, l'apotre recommandait, du moins, le grand acte de foi parmi ses proches, et l'on peut assurer qu'il ne menagea pas les supplications pour y decider certaines personnes de sa famille douees d'un embonpoint plus liturgique, par exemple, sa belle-mere...." Une ovation eclate sur ces mots, en l'honneur de la florissante Mme Fitzgerald, attestant par une pantomime assez narquoise l'exactitude des details intimes mentionnes par sa fille. "Mais rien ne cadrait mieux avec ces idees philanthropicides, reprend Mme Gulf, que la facon dont il fut convenu de diriger les choses de la guerre. Helas! oui! malgre son isolement oceanien, malgre sa facile destinee communiste, la jeunesse male insulaire s'enfievrait periodiquement, comme les autres peuples, d'heroiques ardeurs de bataille. Le legislateur avait tenu compte de ces propensions belliqueuses avec d'autant plus de logique, semble-t-il, qu'au lieu d'etre, comme partout ailleurs, un motif de tuerie sterile, elles fournissaient a cette Polynesie des ressources incalculables de ravitaillement. En consequence, on octroyait au militarisme une ile entiere avec terrains appropries et tous genres de travaux de fortification. Les amateurs de massacre legal s'enrolaient, a leur choix, dans l'un des deux corps d'armee dont le choc devait avoir lieu chaque annee pendant les bonnes conditions climateriques du printemps. A cette fin, les journaux attisaient la haine que les differences d'uniformes fomentaient entre les regiments. On excitait meme a des luttes anticipees les fantassins de costumes divers qui se rencontraient par hasard dans les rues. Les generaux entretenaient la fureur par d'homeriques defis echanges dans les gazettes. On ne tolerait d'ailleurs aucune jactance inefficace. Les calculateurs de strategie, les inventeurs d'engins de destruction devaient concourir individuellement a l'application de leurs plans, d'autant mieux accueillis qu'ils etaient plus meurtriers. Les aspirations sentimentales vers le devouement charitable ou religieux, decelees par la police chez les individus des deux sexes, conduisaient a l'immatriculation rigoureuse dans les cadres des aumoneries et des ambulances. Les declamations en l'air n'etaient pas de mise. Tout ce qui vit, tout ce qui meurt, tout ce qui beneficie, tout ce qui s'amuse, enfin, des miseres de la guerre, participait inexorablement au combat annuel. Les proclamations supremes des generalissimes ouvraient l'ere decisive; l'embarquement se hatait dans le fracas des hurrahs patriotiques et les operations s'engageaient des l'arrivee, sans autre methode que l'indistincte entre-tuerie de tous les belligerants. La seule gloire reconnue comme utile etait d'etre mort. Le _Te Deum_ subsequent ne solennisait que les cadavres. C'etait une guerre a qui perd gagne et, differemment du reste du globe, on dedaignait les rares survivants comme des vaincus jusqu'a leur revanche a la prochaine affaire. Contrairement, encore, aux suites usitees dans les pays a regime culinaire moins raisonne, les sanglantes journees procuraient aux indigenes une nouvelle phase d'abondance, et de calme...." Mary Gulf accompagne ces notations rapides d'un jeu de sourire ou s'accumule evidemment un exces de sarcasme. Elle continue, neanmoins, placide: "Quelques annees de ce systeme et deux ou trois "campagnes" plus particulierement fructueuses acheverent, dit-elle, de porter au point maximum la richesse budgetaire et les satisfactions civilisees des indigenes. Le notable negociant, l'illustre fondateur de ce bel etat de choses crut le moment arrive de faire triompher son voeu de presidence en preparant l'annexion de ces territoires, dont l'organisation lui semblait digne d'etre proposee comme exemple au reste de la Republique. Il joignait cette preoccupation aux devoirs accoutumes de son trafic, lorsqu'il entreprit, l'annee derniere, l'excursion dont l'oratrice doit, enfin, se decider a parler...." L'attention du public devient intense. Les favoris de J. Gulf manifestent tout ce que ce genre d'ornement separe du reste de la figure peut exprimer d'impatience et d'irritation. Mme Gulf, pourtant, reste un peu meditante,--comme alarmee par le cote scabreux de ce qui lui reste a dire,--son hesitation est exquise a consulter sa montre, tenue de la meme main qui remue le verre d'eau sucree.... "L'heure est peut-etre trop avancee, croit-elle, pour lui permettre un recit complet. Il faudra s'en tenir au court episode par lequel se termina l'expedition, mais qui, par chance et comme on va le voir, la caracterise tout entiere: "La flottille avait ancre devant une splendide plaine d'herbe jetee dans une entaille de foret vierge. Mme Gulf eut le caprice d'aller dejeuner sur la verdure avec le notable et ses associes, tandis que le personnel de l'equipage roulait des tonnes le long de la rive ou s'avancait, le rifle sur l'epaule, en quete de pacotilles, dans l'interieur du pays. "La collation arrosee de Champagne fut tres animee, lorsque bientot des fracas de fusillades retentirent par places, dans le lointain des bois. "--La guerre annuelle, sans doute; c'est sans danger," avait pretendu le grand negociant. "Le dessert s'acheve. Le notable et Cie s'eparpillerent, le cigare allume. Mme Gulf, un instant, restait seule, reveuse a la magnificence du paysage, quand, brusquement, surgit pres d'elle un autochthone, arrive rampant sur les ronces, un superbe specimen des races locales brievement vetu de quelques colliers de perles. L'etrangere et sa longue toison blonde alors denouee dans l'or du soleil eblouirent ce primitif d'une stupeur d'adoration. Il restait sur ses genoux, les mains jointes, le poitrail haletant, la bouche pamee, l'oeil en feu. L'atmosphere tropicale charriait son grand souffle de passion. Un peintre profilant la scene eut fait s'envoler une feuille de vigne.... "Peril grave aussitot conjure. Les hommes du bord terrassent l'intrus. Mme Gulf fuit vers le navire; elle est terrifiee, mais, qui sait? peut-etre avec un peu de nuance d'emotion:--Le pauvre garcon! quel amour subit, ingenu, sans deguisement!... "Au retour, apres trois mois, dans le port de New-York, Mme Gulf s'attardait a son dernier bout de toilette, malgre le tumulte du dechargement, et franchissait le pont deja tout encombre, lorsqu'une barrique tombee du treuil eclatait, laissant voir, hasard feroce, spectacle affreux, l'indigene, le beau sauvage aux colliers de perles, toujours a genoux, toujours dans son attitude fervente, extatique, egaree, hallucinee d'amour,--"le pauvre garcon?" oui! lui-meme,--tel qu'on l'avait plonge directement, la-bas, dans la saumure!..." Et debout, avec le delicieux air impertinent du succes conquis, devant l'apre moquerie du Tout New-York, devant le "reportage" impatient d'indiscretions telegraphiques, Mme Gulf jette le mot de la fin, le trait mortel qu'elle tient en reserve: Elle redit cette legende de prospectus qui prend, maintenant, une signification de dechirante ironie; cette formule de puffisme qui scalpe a jamais Jonathan de sa vieille aureole de nourrisseur et met la suprematie de l'article entre les mains de la maison Robinson Stream; cette ehontee affirmation gastronomique, qui renverse pour toujours le Gulf and Co. de ses veilleites de presidence, pour le vautrer dans l'ignominie d'une notoriete d'empoisonneur philanthropophage et d'exploiteur social! Encore une fois, par-dessus le retentissement d'acclamations pleines de rires et de huees, elle repete l'infame refrain evocateur, maintenant de spectraux endaubages: "Les meilleures salaisons sont les viandes d'Australie." Les bravos redoublent, enormement gais, car "la marque de fabrique," la silhouette si connue, le toupet-panache et les deux favoris voltigent un instant a travers la salle, projetes avec furie par le clown occasionnel, l'habile comparse qui derriere le pilier de l'amphitheatre, avait si ravissamment postiche le simili-Jonathan. L'"EXPRESS-TIMES" Les bruits d'hier soir ne sont que trop confirmes. Voici les depeches d'un correspondant special, seul survivant du desastre. Nous donnons tel quel son recit telegraphie au vol: _Snowtown, 27 novembre, 7 p.m._ Quelle journee, quelle course, quelle fin! Mais procedons, par ordre, depuis le debut. Midi juste.--Le personnel est a son poste; nous nous installons dans le wagon de redaction. Un coup de sifflet et la locomotive s'ebranle; le train-journal, le "rail-newspaper" se met en route. On franchit lentement les complications de la gare; on file plus rapidement le long du tunnel creuse sous les faubourg; enfin nous roulons en pleine vitesse a travers champs. Journee d'hiver splendide. Un peu de nuee noire seulement raye le ciel, mais loin a l'ouest, dans le pale de l'horizon. L'edition du matin est prete: nous flanons un moment de bavardage, dans le soleil rayonnant par les vitres sur la fumee bleue de nos havanes. Soudain, une sonnerie, signal de la reprise du travail donne par le redacteur-chef, Rob-Edwards, l'avise createur de l'_Express-Times_. Les appareils typographiques sont mus a volonte par un engrenage interieur adjoint aux roues des vehicules. Tel est le truc brevete d'Edwards.... Les ateliers-wagons retentissent aussitot, d'un assourdissant fracas d'usine, au battement de ferraille des presses rotatives, aux grincements et cliquetis des milliers de griffes et pattes d'acier qui devident le papier sans fin des bobines, l'etirent sous l'encrage des rouleaux, le promenent par les engins a decouper, a brocher, a plier, et l'emmagasinent, enfin, dans un compteur d'ou les paquets de journaux tomberont tout ficeles sur la voie. Hurrah! tout va! "Le train imprime lui-meme!" L'automatisme se fait publiciste. L'invention d'Edwards fonctionne prodigieuse et pourtant bien simple, par ce seul principe de l'emploi des excedents de force.... Midi et quart.--Autre coup de sifflet annoncant le premier poste de vendeurs. En avant du train tourne un disque marque d'enormes chiffres noirs: "Dix mille!" avertit la vigie. L'employe du compteur manoeuvre dix fois le ressort. Les dix ballots de mille restent sur le rail. Nous passons en eclair devant l'equipe de "camelots." Nous entendons leurs vivats; nous les voyons, deja dans un lointain, s'emparant des liasses qu'ils vont repartir en hate dans le district. Meme jeu de cinq en cinq minutes; meme chute de feuilles.... "Dix, vingt, trente, cinquante mille!" hele la vigie. Et l'effrene roulement des rotatives pourvoit sans relache a cette effervescence de consommation, miracle industriel brillamment acclame par les curieux des trains croises en route et par nos troupes de vendeurs dont s'accroissent le nombre et les commandes a mesure que nous entrons en pays plus perdus. C'est, en resume, triomphal! L'_Express-Times_ affirme le merite de son innovation. Desormais le parcours n'est plus une sterile perte de temps entre le depart et l'arrivee: la distance ouvre l'aire d'une incessante fecondation intellectuelle par la charrue typo-locomotrice du journalisme. Mais treve d'apologie! "Seconde edition!" jette la voix d'Edwards dans le tube acoustique. Nos plumes dansent aussitot sur les feuillets, grace a la derniere et ravissante trouvaille de notre glorieux Edison: un frolement de palettes de metal le long des fils de la ligne tient l'_Express-Times_ en communication constante avec le reseau du telephonographisme universel. Les depeches foisonnent sans interruption sur le bureau de Rob-Edwards qui, par le tube, nous donne a broder les choses du jour. On enleve prestissimo cette corvee, alternant chacun d'une ligne immediatement "pianotypee" par les claviers-composteurs. Les "dernieres nouvelles" envahissent les colonnes sans entraver l'action des presses: les "blocs" de prose de rebut s'enfournent dans un creuset surmontant le brasier de la locomotive et passent liquefies par un moule qui les divise en caracteres neufs. Merveille de note a bas prix! la Crampton retrempe elle-meme ces empreintes ephemeres dont elle eternise la trace d'histoire sur le papier. Ce n'est pas qu'en soi ladite histoire merite un pareil luxe de publicite. Vraiment, le politiquage courant s'attarde a des reiterations dont ne s'amuse qu'une tres jeune badauderie; et le pretendu mouvement social ressasse que, regulierement, l'indigence frissonne et l'or s'amuse. De telles rengaines s'omettraient sans inconvenient, n'etait que leur universalite d'edition fournit aux societes un heureux semblant d'interets collectifs. Aussi n'est-il plus que nous, les blases de gazettisme, pour ne gouter guere ces notations d'actualites. Les paroxysmes de la lutte electorale entre les postulants Tom et Jack, les peinturlureuses prouesses de l'aveuglant coloriste X..., les oeillades et diamants de la jolie petite danseuse Z..., etc., etc., autant de turlutaines qu'Edwards reproduit avec une gravite toute commerciale et que nous gribouillons d'un bout de plume distraite, un coin de l'oeil egare dehors. Du reste, le ciel s'attriste, entierement gagne par la nuee noire de tout a l'heure; il couve une tempete; quelques flocons de neige papillonnent; on est serre d'une angoisse; toujours plus rapide, le train, au lieu d'aller, semble fuir, lorsqu'un notable incident surgit: Des buees d'or rouge couvrent tout l'ouest. Il flambe des lieues de forets. "Aux estampes!" vocifere le tube d'Edwards dans le wagon des artistes prets a fusiner les croquis. Effarement Edwards nous dicte aussi des entetes a sensation, des suites de haletants telegrammes. "Blackhumbugland en feu!--Desastre enorme, flamboiement general!--Villages calcines!--Fuite eperdue des betes et gens! Terrible exode de carnassiers et reptiles!--Tableaux navrants! (Voir nos dessins.)--Informations complementaires sous presse! (Voir nos autres editions)...." Nous baclons les remplissages d'un tour de main. L'affreux compte rendu se debite deja sur le rail. Nos millions d'abonnes vont fremir d'une terreur illustree et "a suivre." Ce qui fait que le fil continu nous crible de depeches. Les commandes ruissellent: "Des details, encore, encore!" insiste la vente en gros. Puis une courbe de la voie nous rapproche du sinistre. On distingue des flammes parmi la neige plus drue. Les communiques d'Edwards acquierent une nettete locale, precise, officielle. Nous perpetrons de plus en plus saisissants reportages: "Infame attentat, developpons-nous.--Poursuite des incendiaires.--Bande de dynamistes conduite par une femme.--On donnera les noms (lire l'edition qui suit)...." L'appareil d'Edison, en effet, nous livre sans retard la liste des chauffeurs avec des a-peu-pres de signalements. Edwards compulse le "Pantheon photographique des celebrites" d'ou nos dessinateurs improvisent d'approchantes silhouettes. Une paire des insurges affecte, justement, de ressembler aux eligibles Tom et Jack; un troisieme gante le profil du violent barbouilleur X..., et la cheffesse--une amusante detraquee du meilleur monde--incarne rieusement la frimousse de la jolie pirouetteuse Z.... Notre deux cent trentieme tirage realise ainsi le "nec plus ultra" de l'exactitude. Mais les choses, edisonne-t-on, vont moins bien pour les revolutionnaires. Le bruit court qu'on est sur leurs traces. Ils se cacheraient a New-Puffbristol. Les depistera-t-on? Leur tete est mise a prix. On offre un chiffre incalcule de dollars. Une societe se cree par actions pour capter le boni. L'_Express-Times_ est de moitie s'il assure la prise. Il faut, coute que coute, atteindre New-Puff avant les policiers, repandre les portraits, cerner les bandits d'un inexorable eclat de notoriete. "Plus vite!" hurle Rob-Edwards, tout en manipulant sa furibonde correspondance electrique. Et l'_Express-Times_, vomissant ses myriades de feuilles a chaque tournoiement de roues, s'envole surhumain, ou surmachinal, le long des pluies de feu, dans les tourbillons de neige, sous le ciel toujours plus noir; c'est comme le reve d'une bete d'epouvante d'Apocalypse fondant sur les reprouves de Puffbristol, un galop de demence qu'Edwards eperonne de ses cris fous: "Plus vite! plus vite! plus vite!...." Nous arrivons! New-Puff n'est plus qu'a dix milles, au creux d'un puits des Cordilleres. Deja nous devalons a pic. Mais cette neige maintenant, c'est de l'enfer contre nous: c'est une avalanche, une tourmente, une trombe, un cyclone; elle nous ouate d'un linceul; la Crampton la balaye dans l'ouragan, mais elle la plaque en vernis de glace sur les rails. Le train patine, d'effroyables silences des rotatives marquent le glissement des roues. Tout a coup un choc atroce: nous avons deraille; nous sautons d'horribles heurts sur les pointes des rocs. Excessif, alors, de genie professionnel, Rob-Edwards ne voit dans le drame qu'une source speciale d'information: l'accident vecu, le fait divers chez soi!... "Trois centieme edition! redige-t-il impassible.--Imminent peril de l'_Express-Times_!--Un deraillement sur un abime!--Catastrophe probable.--Le "rail-newspaper" va s'effondrer!--Mais confiance et perseverance:--Il ressuscitera: les actionnaires...." Je n'eus pas le courage d'en entendre plus long. Affole, je m'elancai sur le sol: la neige amortit ma chute; je me retrouvais a l'abri de la gare de Snowtown, sise a mi-cote. Sous mes yeux l'_Express_ continue de plonger en cerceau dans l'entonnoir de New-Puff. Des essaims de bouts de papier floconnent eparpilles comme un supplement de neige dans la rafale. Je saisis quelques-uns de ces lambeaux, helas! les dernieres lignes d'Edwards: le rale dechirant--et dechire--de l'_Express-Times_: "Les actionnaires! lisais-je au gaz de la station.... Benefices assures! Succes certain!... Invention sublime!... Devoir, patrie!... Entreprise nationale!... Cinquante pour cent!... etc., etc...." C'etait l'appel de fonds..., l'obstine boniment "in extremis..." Survivront-ils!... Est-ce leurs cris que j'entends monter du gouffre?... J'entre au bureau de poste de Snowtown et je vous telegraphie a tout hasard, extenue, hallucine, demi-mort.... La suite a demain.... LE THEATRE DE LA MISERE Et les coudes sur la table, le cigare entre les dents, bien a son aise dans un des coins du salon, l'oreille caressee par le doux bruissement des causeries de la "famille," l'odorat chatouille par les fumees de la tasse de the largement impregne de rhum, dans un etat d'esprit, enfin, et de corps eminemment confortable, l'excellent M. Nephtali Cripple jetait sur de frais feuillets de papier vert tendre, a la derniere mode, l'historique de sa journee d'arrivee a Cleveland (Ohio). L'ami Ruben Pratt, d'ailleurs, avait vivement engage Cripple a tenir la promesse formelle faite a Mme Cripple de la tranquilliser le soir meme sur le compte de son mari; de plus, il fallait se hater, car le courrier filait par l'express de minuit et, deja, neuf heures avaient sonne. Par suite de quoi le fortune Cripple imprimait au beau porte-plume de nickel une danse veritablement etincelante sous l'eclat des bougies. Il eut voulu, de grand coeur, communiquer tout d'abord a Mme Cripple l'exes de joie qu'il avait peine a contenir; mais force etait de resumer les evenements dans leur ordre successif et de raconter le debut morose de cette journee, que tant de bonheur inattendu devait embellir a la fin. De sorte que, tout en souriant a l'idee des nouvelles supremement heureuses qu'il tenait en reserve, M. N. Cripple poursuivait une assez triste narration. Et voici quel avait ete le debut de son epitre, dont on pourra, par la meme occasion, lire la suite: _A Madame Jenny Cripple, au champ de foire de New-Brighton (Mass.ts)_ Ma chere femme, Malgre la longueur du parcours et cette glaciale pluie d'octobre tombee toute la nuit, je suis arrive bien portant, ce matin vers l'heure du dejeuner, au splendide Yankee-Doodle-Hotel. L'ami Pratt avait fait preparer le repas pour deux dans sa chambre, et m'attendait a table pres d'un feu flambant. Je devins muet de saisissement a la joie de le revoir apres une si longue separation, des pleurs me suffoquaient, la parole s'etranglait dans ma gorge. Figurez-vous qu'il n'a guere change, bien qu'il depasse aujourd'hui quelque peu la trentaine. C'est toujours le meme visage: long, un peu pale, avec le grand front sur lequel se dresse un bouquet de cheveux crepus; le meme sourire legerement moqueur sur les levres serrees, les memes yeux noirs qui paraissent voir clair jusqu'au fond de la conscience des gens. Il me semblait tout jeune encore dans son coquet habillement gris-vert a grands carreaux rouges. Mais vous ne sauriez croire quel cachet de superiorite les continuels efforts d'intelligence et d'energie ont mis sur ses traits. On comprend qu'un pareil homme devait infailliblement reussir dans la vie. C'est au point qu'apres les premiers compliments de bienvenue je me trouvai singulierement intimide, sachant a peine lui repondre. Pourtant, je dois en convenir, son accueil fut cordial; il s'informa de votre sante, ma chere petite femme; il assura qu'il nous cherissait l'un et l'autre comme jadis, puis il me pria de me mettre a table sans plus de facon, et de manger du meilleur appetit. J'avais une faim de voyageur et le repas etait trop choisi pour qu'il fallut me presser davantage; mais, a ma place, ma chere, vous seriez morte mille fois d'impatience et de depit devant l'air indifferent et distrait de l'ami Pratt pendant cette reception. Tout en m'ecoutant avec une apparente bienveillance, il semblait ne pouvoir se detacher de ses preoccupations. Mes efforts pour animer l'entretien echouaient contre ses propos decousus. Pas un mot, d'ailleurs, des belles promesses qu'il nous avait fait entrevoir dans sa lettre et qui nous deciderent a cette ruineuse excursion. Il alla meme jusqu'a me remercier d'etre venu le surprendre, comme s'il avait oublie le soin pris par lui-meme de determiner le jour et jusqu'a l'heure precise de notre rencontre. S'amusait-il a me deconcerter ou bien est-ce vous, mon excellente femme, qui, naguere, donniez une preuve de clairvoyance en me recommandant de ne pas trop m'illusionner sur les bonnes intentions de notre ancien camarade? Voila ce que je me demandais, tandis qu'une lourde tristesse, je l'avoue, me tombait sur le coeur. Vers le dessert, cependant, grace a quelques rasades, la situation se detendit quelque peu. Pratt lui-meme parut vouloir prendre l'initiative des epanchements amicaux: --Mon brave Cripple, se mit-il a dire, combien je suis heureux de pouvoir encore une fois vous remercier de m'avoir sauve la vie! Hein! vous rappelez-vous cette soiree au Casino de Baltimore, il y a dix ans? Quelle emotion! --Bah! laissons cela, repondis-je, je ne fis que remplir mon devoir d'ami. --Non, non! je veux y revenir, s'ecria vivement Pratt, lequel, vous le voyez, n'est pas un ingrat. Sans vous, j'etais un homme mort, poursuivit-il. Le personnage avait positivement glisse deux balles dans le pistolet magique; le coup a bout portant devait me trouer la poitrine, au lieu d'y faire apparaitre l'innocente dame de coeur. Mais vous, l'oeil au guet, sous votre modeste livree de compere, avec quelle courageuse promptitude vous avez detourne le meurtre et terrasse l'individu! --La destinee vous protegeait mieux que moi, repliquai-je: elle vous suscitait une de ces aventures retentissantes, si favorables a la vogue d'un artiste. Personne a Baltimore n'ignorait le grief de votre assassin: ce mari tragique et ridicule vous avait confie sa femme en plein theatre pour votre interessante experience d'invisibilite: et la dame avait ete si bien escamotee qu'elle ne reparut que quinze jours plus tard... Ce galant incident assurait du premier coup votre celebrite de prestidigitateur et d'illusionniste... Il m'interrompit d'un ton assez railleur. --Belle chimere aujourd'hui que ma celebrite, dit-il, si vous n'aviez empeche ce gentleman de l'escamoter par le procede le plus direct et le plus sur! --Allons donc! insistai-je, que pouvait ce malheureux! Vous aviez votre etoile, vous etiez invulnerable! Le vin me montait passablement a la tete et, de plus, la froideur sarcastique de Pratt me surexcitait. Je ne pus resister au besoin de parler a coeur ouvert et de comparer sa brillante situation a la mienne, restee si modeste et si laborieuse. --"Oui, continuai-je, avec une extreme vehemence, oui, les uns sont nes pour triompher, les autres pour rester dans l'ombre. A quoi m'ont conduit, par exemple, mes travaux et ma bonne volonte durant tant d'annees. Je suis encore aujourd'hui, comme a mes debuts, le vulgaire escamoteur de foire. Je continue de porter la longue robe de magicien pour dissimuler des accessoires dans les manches; je manipule toujours mes anciennes boites a double-fond et, selon la vieille methode, je declame les abracadabras du vocabulaire satanique, afin que mes spectateurs n'entendent pas le bruit des fils de fer tires par ma femme dans la coulisse. En somme, je n'ai pas su depasser l'_abc_ du metier: voila pourquoi je vegete dans la tourbe des saltimbanques et pourquoi je n'exerce, le plus souvent, qu'a titre de remplissage dans les cirques et les baraques de marionnettes et de chiens savants. "Vous, des le debut de votre carriere, vous vous etes revele comme un artiste superieur; vous avez eu de l'audace et des inspirations. Vous osiez monter sur les planches en simple habit noir, comme un gentleman, realisant enfin la noble devise: "rien dans les mains, rien dans les poches." Sous ce costume vous improvisiez des speeches pleins de finesse et de distinction; vous parliez avec la grace legere et correcte d'un veritable homme du monde, ce qui fait qu'en dehors des representations de theatre on vous demandait a prix d'or des seances particulieres dans les salons les plus fashionables. Et que de jolis tours vous inventiez! que de trucs ravissants, d'une execution simple, et pourtant inimitable, tant elle exigeait d'adresse et d'aplomb: "Quelle surprise dans la salle lorsque vous changiez les montres les plus vulgaires en montres a repetition et a carillon. Quel delicieux joujou que ce ballon miniature s'elevant sous le lustre et dont un automate minuscule assis dans la nacelle dirigeait les allees et venues au gre des assistants; charmant secret de navigation aerienne dont vous seul, on peut le dire, possediez tous les fils. N'etait-ce pas comme une merveille de contes de fees lorsque ce bouquet de roses blanches froissees entre vos doigts s'effeuillait et s'envolait sous forme d'une nuee de papillons! Combien d'autres trouvailles encore, dont le faire enigmatique tenait du prodige. Oui, c'est incontestable: vous aviez dans l'imagination le mysterieux je ne sais quoi sans lequel nous ne sommes, mes pareils et moi, que des imitateurs de bas etage. Aussi votre renommee s'est-elle faite d'elle-meme. Vous voyagez glorieusement a travers toute l'Amerique avec un magnifique theatre ambulant qui porte votre nom et dont les representations ont un continuel succes d'enthousiasme. Oh! c'est justice et cela vous est du, je m'empresse de le reconnaitre, ajoutai-je emporte par un exces d'amertume qui se trahissait enfin; certes, vous pouvez bien vous gausser de moi qui suis un humble ouvrier, car vous etes, vous, mon cher Pratt, un homme de genie..." Vous voyez, ma bonne amie, que, pour la defense de nos interets, je n'ai rien de cette timidite dont vous m'accusez si souvent. Je ne cachais pas, je pense, au camarade le tort qu'il avait eu de me berner d'esperances et de m'entrainer, par pur caprice, a de gros frais de voyage. Lui, pendant mon bavardage, s'etait replonge dans sa reverie et ne m'entendait que d'une oreille. --Vous appelez cela du genie, dit-il pourtant, en se levant tout a coup d'une facon assez brusque; vous appelez cela du genie?... A son tour, je le croyais lance. Mais non! Il arpenta la chambre, il mit son chapeau, et d'un seul geste, qui m'engageait a mettre aussi le mien, il m'indiqua que des affaires serieuses le forcaient a sortir sur-le-champ. Nous quittames, en effet, le Yankee-Doodle-Hotel et nous suivimes, dans les rues, le courant de la multitude. Pratt voltigeait d'un trottoir a l'autre, rapide et distrait, ayant aux levres le sourire que je lui surprenais autrefois lorsqu'il machinait quelque prestige inedit. C'est tout au plus s'il m'adressait par-ci par-la quelques phrases en l'air. Il s'excusait d'etre si peu communicatif: La saison foraine s'etait terminee la veille; il devait regler le demenagement de son theatre, rude besogne, compliquee de mille details! Vite, marchons, marchons! Et j'emboitais le pas, fort humilie de le voir aux prises avec le tumulte de ses idees, tandis que la deception mettait comme une sorte de vide dans ma cervelle. Par bonheur, l'emplacement forain n'etait pas loin de l'hotel. Nous arrivames, apres un quart d'heure de marche, sur une vaste plaine ou grouillait la foule et le bruit au milieu d'un encombrement de chevaux, de chariots, de boiseries deposees par tas, de toiles peintes etendues a terre ou roulees par piles. La plupart des petites baraques etaient deja debarrassees de leurs cloisons de planches et ne dressaient plus, sur le ciel pluvieux, que les madriers de leur carcasse interieure. Seul le "Pratt's Theatre," imposant comme un steamer parmi des barques, subsistait encore en entier, prolongeant sa vaste facade et deployant son enseigne a brillantes lettres rouges entremelees de diables noirs. Un escalier d'une vingtaine de marches conduisait au controle et aux entrees du public menagees sous un superbe baldaquin de velours cramoisi frange d'or. Trois gentlemen en toilette severe attendaient sur cette plateforme et saluerent gravement l'ami Pratt des qu'il parut. --Pardonnez-moi, me dit-il, je dois travailler avec ces messieurs. Vous me retrouverez ici tout a vous dans une heure. Amusez-vous jusque-la du mieux que vous pourrez. Il disparut, sans autre explication, derriere la tenture; je restai seul, plus froisse que jamais des facons cavalieres de l'ami Pratt. Et puis comment tuer le temps sous cette pluie fine qui me percait les os? Toute la population des saltimbanques: les ecuyers, les acrobates, les montreurs de betes, les diseurs de bonne aventure, les bimbelotiers et leur innombrable marmaille travaillaient dur a plier bagage pendant que les femmes mijotaient des victuailles graisseuses sur des fourneaux que le vent et la brouillasse de pluie faisaient fumer. C'etait pitie de les voir patauger dans la boue, ahuris par l'encombrement, exasperes par le va-et-vient de la masse de curieux qu'attire toujours cette scene de depart. Pour moi, j'en avais assez de ce tohu-bohu que nous ne connaissons que trop, ma chere femme, et j'avais resolu d'aller flaner tranquillement dans les rues voisines, lorsque, a l'extremite de la plaine, je me trouvai pris dans un groupe nombreux evidemment attire par quelque theatre encore en fonctions. Je me faufilai avec peine jusqu'aux premiers rangs, pour savoir quel genre d'exhibition gardait ainsi jusqu'a la fin la faveur du public. Je ne m'attendais pourtant a rien de bien extraordinaire: mais quelle fut ma stupefaction et comment vous dire a quel point ce que j'avais devant les yeux etait etrange, inattendu, sinistre et repoussant? Imaginez une ignoble masure en vielles planches crasseuses, epaves de mer ou rebuts de demolitions grossierement clouees l'une sur l'autre et soutenues aux quatre angles par des pieux pourris fiches en terre. Quelques lambeaux de toile goudronnee et de feuillets de zinc erodes formaient la toiture. Il y avait sur la gauche un semblant de fenetre bouchee d'un papier graisseux, et, dans le milieu de la cabane, une porte en voliges arrachee a moitie de ses gonds. Le ruissellement de la pluie etalait un vernis blafard sur cette batisse pareille aux cahutes en ruine qui s'effondrent dans les terres vagues des banlieues et servent de refuge a toutes sortes de rodeurs. Mais ce qui achevait de donner a ce repaire un aspect desole, c'etait une pancarte accrochee a la porte et montrant, charbonnes en grosses lettres, ces mots lugubres: THEATRE DE LA MISERE En outre de cette enseigne, on avait, par-ci par-la, trace a la craie sur la facade des inscriptions concues a peu pres en ces termes: "Dobson et Ce.--Indigence et mendicite.--Nombreuse famille.--Infirmites variees, maladies incurables.--Complete incapacite de travail.--Denuement absolu, misere noire.--Pas de pain, pas d'habits, pas de feu.--Souffrances inouies, angoisses perpetuelles.--Deces possibles, agonies toujours imminentes.--Ont battu le pave des principales villes et capitales.--Auront l'honneur de crever de faim dans cette localite pendant toute la duree de la foire, etc., etc., etc." A l'interieur, on entendait le bruit d'une dispute ou dominait une voix de femme. Un mouvement d'impatience parmi la foule indiquait qu'on attendait une fin de seance pour entrer a son tour. Apres quelques instants, en effet, une fournee de spectateurs sortit de la baraque, et le dernier, sur le pas de la porte, je vis apparaitre, humble et douloureux, affreusement maigre et rafale, le pere Dobson lui-meme, le chef de la troupe, venant faire son boniment. Oh! parade poignante et terrible paillasse! Chetif, frissonnant, tete basse, il resumait tout ce que la bataille de la vie peut accumuler de defaite et d'abaissement sur un etre. Ses cheveux, sa barbe au poil gris-roussatre, se brouillaient comme une nuee de poussiere autour de son visage ou les rides s'enfoncaient dans une paleur de cire, ou le regard eteint par les larmes blemissait sous d'epais sourcils. Ses epaules se voutaient contre la nuque, son torse vacillait sur le tassement des genoux. Il ramenait d'une main les revers d'une vieille houppelande de laine sur le creux de sa poitrine nue; l'autre main pendait morte a son bras paralyse; ses jambes grelottaient sous les dechirures d'un pantalon d'etoupe moisie qu'avait machee la vermine. Mais ce n'etait rien que ce deguenillement et cette decrepitude. Il fallait voir l'expression d'eternel desespoir incrustee dans son masque de creve-la-faim, et l'exces de decouragement amasse dans ses yeux lorsqu'il manifesta l'intention d'implorer la foule. On fit silence, et le vieux parla. --Pitie, bonnes gens, pitie; tout cela est vrai,--dit-il en etendant peniblement le bras vers les avis barbouilles sur la devanture. Nous sommes des souffreteux, des impuissants, des ecrases sous l'implacable fleau de la misere. Depuis toujours et sans remission jusqu'a la mort, simplement, nous sommes les pauvres. Il en est d'autres qui promenent leurs plaies dans les rues, tendent la main aux passants et racontent les tortures endurees chez eux, dans le bouge ou le chenil. Mais on se detourne croyant qu'ils mentent. Eh bien! moi, je ne trompe personne; j'ouvre ma taniere a tout venant et je dis: Entrez, rendez-vous compte. Venez voir Job et les siens sur leur fumier: venez voir l'abjection, l'abrutissement, les souillures, les degoutantes affres des vrais pauvres sous leur toit, dans leur enfer. Entrez, petits et grands: il est utile de savoir, il est bon de s'apitoyer. Entrez, c'est reel et terrible, cela dechire le coeur et ne coute pas cher. Ainsi qu'au premier mendiant venu, chacun donne ce qu'il veut. Pas de duperie. On ne fait l'aumone qu'en sortant, lorsqu'on a bien vu, lorsqu'on est bien navre, quand les pleurs ont jailli. Allons, pitie, bonnes gens! Suivez le monde, entrez au theatre de la misere, entrez, entrez! Sa voix tremblait en eclats vibrants comme le souffle d'une profondeur d'entrailles ou la faim a largement creuse le vide; pourtant, elle se trainait dolente, et l'homme, a la fin, semblait defaillir. Mais il n'eut pas besoin de prolonger ses supplications. Le theatre Dobson jouit evidemment d'une grande popularite. La harangue etait a peine achevee, que la foule se precipitait dans l'interieur de la baraque, ou je me trouvai bientot moi-meme entraine par le courant. Alors, quel spectacle a fendre l'ame, quel epouvantement de cauchemar mille fois plus atroce que ne l'avait fait prevoir l'homelie du vieux! Vis-a-vis de l'espace ou le public entasse restait debout, s'ouvrait entre les murs enduits de platres boueux, tapisses de touffes de toiles d'araignee, un honteux reduit, un gite infect, tel que les lamentables maisons des quartiers populaires en ont sous leurs combles. Un peu de lumiere morte coulait a travers le papier huile de l'unique fenetre et filtrait avec la brume par les trouees du toit. On ne discernait d'abord qu'un ramassis de haillons pendus aux parois, un eparpillement de chiffons et de debris de meubles couverts du linceul poudreux des moisissures sechees sous la poussiere. Puis, l'oeil fouillait mieux dans cette penombre et discernait quelques details: la saillie d'une poutre se prolongeait contre la cloison de droite en maniere de banc; dans le fond, sous un amoncellement epais de vieilles hardes, un semblant de matelas plaque contre terre se depaillait par de larges entailles et figurait l'espece de litiere ou toute la famille Dobson, sans doute, s'abat pele-mele la nuit; des tessons de faience trainaient; un fourneau de terre lezarde jusqu'au gril, boitait dans un coin sur un ecroulement de cendres. Au bout de quelques instants, enfin, on voyait l'ensemble de cette desolation: le mauvais reve se precisait, et c'etait terrifiant. Des etres vivaient dans ce fouillis d'ordures; des tetes emergeaient de ce tas de loques et d'immondices. Sur la couche de paille, au fond du taudis, un individu, couvert a peine d'une chemise de coton roussatre et d'un pantalon de toile dont les bouts frangeaient autour de ses pieds nus, dormait a plat ventre, efflanque, roidi, pareil a ces longs cadavres etiques qu'on expose sur les dalles des morgues et dont on devine, au premier coup d'oeil, le suicide par misere. A droite, sur le banc rive au mur, fagotee de nippes deteintes qui se confondaient avec les faisceaux de guenilles suspendues autour d'elle, une vieille femme, assise, les coudes aux genoux, serrait entre ses poings decharnes une face livide ou, dans l'ombre des cheveux gris en desordre, le regard fixe dardait une flamme de colere sourde. A sa droite, une fille d'une vingtaine d'annee, frele et gracieuse, en depit de son accoutrement de pauvresse, mais le visage envahi d'une paleur fanee, s'abimait les yeux a rapiecer un reste informe de defroque. Par moments, elle interrompait ce travail et croisait les mains sur sa poitrine secouee d'un dechirant acces de toux. Au milieu de ce galetas, parmi les saletes eparses, s'accroupissait une fillette, aux traits amincis, qu'enveloppait de clarte d'or une chevelure blonde dont les frisures retombaient jusque sur les sourcils; vetue seulement d'un pan de bure noue a la taille, elle bercait entre ses bras nus une poupee vaguement faconnee a l'aide de quelques bouts d'etoffes et caressait ce mannequin d'un regard profond ou l'etrange expression de tendresse ou d'inquietude enfantine faisait peur. Mais dans la torpeur repandue, quel drame farouche se preparait et quels furieux cris de souffrance j'allais entendre! Le vieux Dobson, rentrant a la suite du public, monta sur l'espece d'estrade ou s'etalait sa deplorable famille et promena sur tout de qui l'entourait son regard ereinte de martyr. Il ne prononca pas une parole, mais quoi de plus tragique que son silence et quelle emotion fremissante il provoquait dans la foule, qui se taisait aussi. Certes! voila bien le coup d'oeil de supreme detresse que doit jeter le miserable, quand, apres la rue, ayant un peu respire d'air libre, vu passer les heureux, poursuivi peut-etre quelque chimere d'esperance dans le soleil et l'espace, il revient au chenil et retombe avec des effarements de fauve dans la pourriture et la nuit du terrier. Cependant, il etait encore, pour le vieux, des degres a descendre dans ce bas-fond de l'affliction: l'implacable loi de la bataille humaine lui refusait l'hebetement passif du vaincu; des raffinements de torture devaient lui tenailler l'ame et lui tirer de la gorge ce qu'il y restait de hurlements et de sanglots: Plus chagrine depuis le retour du mendiant, la fillette agenouillee avait tout a coup repousse loin d'elle le semblant de jouet qu'elle dodinait sur son sein et s'etait prise a pleurer avec cette plenitude de tristesse subite ou s'abiment les douleurs d'enfants. --Ma fille, ma cherie, quoi donc? murmura le vieux d'une voix qu'etreignait l'apprehension d'un malheur trop certain. --Pere, je ne vois plus, je ne peux plus jouer! repondit la petite Dobson dont l'etat de deperissement parut soudain funeste. On comprenait, maintenant, la singuliere lueur de ces grands yeux bleus meurtris par la consomption; on les voyait errer dans le vague, a la recherche d'un dernier rayon de lumiere. Le vieux eut comme un rale. --Ne plus voir, elle, elle! Ses traits se convulsaient; il menacait du poing le fourneau de brique felee ou ne cuisinait que la faim, et le plafond de la mansarde dont les crevasses laissaient tomber l'humidite glacee et la mort. Cependant il se ramassa dans un effort pour rassurer l'enfant. --Ce ne sera rien, petite, gemissait-il, patience, tu gueriras, mais pas de pleurs, n'est-ce pas, cela me tue; non, non, pas de pleurs; regarde, je t'apporte un regal; tu vois, quelque chose de bon; pas de pleurs, mange, mange... Jusqu'alors, le reste de la famille s'etait montre completement indifferent a tout ce qui se passait. Mais au premier mot de friandise, l'individu vautre sur la litiere s'etait dresse, puis leve, maigre, lui aussi, jusqu'aux os, dilatant un regard vitreux et trouble ou la faim ardente interrogeait avec des airs de folie. Le vieux venait de tirer d'une sacoche de toile pendue a ses reins, je ne sais quels rogatons de patisserie trouves sur le pave. D'un bond, l'insense fut pres de l'enfant pour lui arracher cette pature d'entre les dents. Mais il ne tenait guere sur ses jambes, ce quasi cadavre! --Arriere, goinfre! cria le vieux, saisissant l'idiot par la nuque et l'envoyant tournoyer sur le grabat. Alors, secouant sa stupeur, la mere a son tour surgissait, emportee de cette prompte colere de femme qui ne demande qu'un pretexte pour eclater; sur son front bas etait l'imbecillite sombre, germe de la demence transmise a son fils, tandis que chez les filles revivait, anime d'un reste de pensee et de noblesse, le masque paternel. --Canaille! tu frappes mon enfant, brailla la megere, lancee griffes en avant. --A bas les pattes, grinca le vieux, serrant les poings; pourquoi derobe-t-il ce morceau de pain? --Il a faim comme les autres, repliqua la sordide femelle. --Que m'importe, lui, ce faineant! qu'il travaille ou creve! La-dessus se dechainait une de ces infames querelles de pauvres, une de ces hargneuses disputes ou l'on s'accuse reciproquement du malheur commun, ou chaque mot bave le sang et l'ordure, ou les bouches se tordent, ou les dents craquent, ou chaque reproche eperdument injuste voudrait dechirer la chair en meme temps que broyer le coeur. Elle, surtout, la femme Dobson, tout a l'heure si engourdie, se demenait hardie, sauvage, acharnee, hurlante, a present qu'elle crachait l'ignominie a la face de son compagnon de misere. Et lui se redressait de meme, retrouvant, a force de haine et de degout, une voix qui savait eclater et rugir: "Que n'etait-il reste seul dans son trou, lui, batard de mendiant et fils de prostituee, lui, ce pleutre, ce lache, cet impotent, ce rien du tout; comment avait-il eu l'audace de prendre un menage, d'elever des enfants dans la boue et la vermine, pour en faire, comme lui, le rebut et la risee du monde. Mais elle! ce souillon, cette rodeuse de nuit, ramassee ivre certain soir dans le ruisseau, pourquoi s'etait-elle collee a lui comme une lepre? avait-elle eu seulement un peu de courage? Non! Rester sur sa chaise et crier famine avec ses petits; voila comment elle s'y prenait pour etre sure qu'il continuerait, lui, de mendier pour tous." Telles etaient, entre mille autres, les insultes qu'echangeaient ces parias avec la gloutonnerie colere de deux chiens qui s'entr'egorgent. --Si, du moins, l'infame avait su vous apprendre a travailler pour vivre, reprenait la femme, mais non, pauvres enfants! restez nus dans votre prison, mourez de faim et de froid; vous n'avez pas de metier, vous n'etes rien! --Un metier, criait le vieux, il fallait pour cela de la sante, de la force, mais quels avortons elle a portes, cette femelle de malheur! Un fils idiot, une fille poitrinaire, une autre presque aveugle. Ah! les beaux soutiens qu'il avait, lui, sur ses vieux jours! Ils continuaient ainsi, de plus en plus ivres de rage; ils se rapprochaient par degres, ils crispaient leurs doigts tremblants, ils allaient se dechirer. Et l'on ne riait pas, non; chacun des assistants etait pris de terreur. Mais sur les derniers mots du pere Dobson, une diversion s'opera: La fille ainee fondit en larmes a la menace d'une phthisie. --Ah! plutot en finir de suite, je ne peux plus, je ne peux plus! gemissait-elle entre les suffocations d'un nouvel acces de toux, dont les raclements lui mettaient l'ecume aux levres et des plaques rouge brique sur les joues. Au meme moment, la fillette a la poupee lancait dans le tumulte des cris aigus: --Aveugle! je vais etre aveugle! Oh! pere, ce n'est pas bien, ce n'est pas bien de dire cela! Cette amere plainte d'enfant depassait tout le reste en tristesse. Les vieillards s'arreterent interdits. La mere prit l'ainee dans ses bras, s'efforcant de la calmer. Le pere Dobson allait, venait, repentant, effraye, bredouillant des exclamations au hasard: --Pardon, mes enfants, suppliait-il, c'est l'infinie souffrance, voyez-vous, c'est la misere sans espoir qui nous arrache ces stupidites: c'est pour rire, c'est pour dire quelque chose. On se soulage par des injures, on s'en prend a soi-meme parce que le monde est indifferent et parce que le ciel est sourd. Non, pas de poitrinaire, pas d'aveugle, on cherchera le medecin, cela se passera, nous serons heureux un jour! Pardon, mes enfants, pardon, je ne pense pas un mot de ce que j'ai dit. Je suis un pauvre homme qui perd l'esprit, voila tout... Les coleres et les pleurs firent treve. Remuee, la mere Dobson essuya ses yeux; l'ainee reprit son inutile travail d'aiguille, la petite blonde essaya de sourire, le fils Dobson, assis sur son matelas, ecarquillait ses yeux fous et manifestait, au milieu de l'emotion generale, un ahurissement grotesque, comme s'il avait joue le role sinistre de bouffon dans ce drame de la misere. --Encore une fois, tout s'arrangera, reprit le pere Dobson, se tournant vers le public. L'honorable compagnie voit maintenant qu'on ne l'a pas trompee; elle daignera nous venir en aide. Oui, vous, les riches, les heureux, voila notre vie de tous les jours; soyez touches, et ce soir nous mangerons a notre faim, et la nuit, peut-etre, nous apportera l'oubli des tourments jusqu'a demain. Donnez a ma chere petite ce qu'il vous plaira, c'est pour elle, surtout, que je vous implore. Va! ma pauvrette, on ne manquera pas d'etre charitable pour toi. Va! Le vieux chancela, le front courbe, l'air atterre par plus de lourd desespoir que jamais. La fillette descendit des treteaux en tatonnant et vint se poster a la sortie des spectateurs. Elle demandait l'aumone et fixait sur chacun ses doux yeux bleus pareils a de pales etoiles mortes. Les dames caressaient ses cheveux d'or, quelques gentlemen lui glissaient des pieces blanches; je ne pus me defendre de lui offrir un dollar et je me precipitai, l'ame transie, hors de cet enfer. --Oh! quelle abomination qu'une telle misere, pensai-je, oh! la mort, la mort sur l'heure, plutot que d'echouer jamais avec ma chere femme dans une pareille extremite! La pluie glaciale tombait toujours; elle assombrissait toutes choses autour de moi et me poussait encore plus avant dans les idees noires. --J'etais bien sur de vous retrouver ici, me dit-on brusquement en me secouant le bras, de maniere a me tirer de l'abattement ou je me perdais. C'etait l'ami Pratt, devenu tout autre que ce matin; il n'avait plus la mine preoccupee, ses yeux flamboyaient de bonne humeur. --Vite, a l'hotel! nos valises! une voiture est prete, disait-il. Nous allons passer quelques jours dans une charmante maison de campagne, a une petite lieue d'ici; on nous attend a diner, vite, vite! Il m'entrainait avec la rapidite d'un coup de vent. En moins de rien nous avions boucle nos sacs de voyage et dit adieu au Yankee-Doodle-Hotel, pour monter dans un fringant vehicule a deux chevaux qui prit le galop sur le pave et roula bientot sous les arbres des routes exterieures. Cette diversion inattendue ne dissipait pas ma melancolie et j'en etais toujours au regret de mon voyage inutile. Mais Pratt se mit a me regarder bien en face, non sans un peu de cet air malicieux que vous savez. --Voyons, cher ami Cripple, qu'y a-t-il, pourquoi cette tenue d'enterrement? me demanda-t-il en me bourrant gaiment de coups de poings. J'avais le coeur trop gros pour pouvoir dissimuler plus longtemps. --Helas! repondis-je, je me retrouve, apres tant d'annees, obscur et pauvre a cote de vous desormais riche et glorieux; j'ai le sentiment d'avoir rate ma vie, j'entrevois un avenir de desolation profonde pour ma femme et moi dans le delai prochain ou je serai trop vieux pour travailler... Le bon Pratt interrompit cette doleance par un large eclat de rire. --Allons, allons, assez de jeremiades, la vie est belle, le sort est bon enfant, nous serons heureux tous, tous! s'ecria-t-il, en une veritable explosion d'enthousiasme. "Et d'abord, ajouta-t-il, apprenez que je vous cede mon illustre theatre; vous serez mon successeur et voila votre fortune faite; les notaires et procureurs, ces graves bonshommes que vous avez apercus, ont dresse les contrats; vous n'avez plus qu'a signer. Quant a moi, je me marie dans huit jours, une fille charmante, mon cher, une famille de braves gens tres riches, tres riches! Je vous conte tout cela des maintenant, pour que vous renonciez a vos facons de croque-mort; c'est chez eux que nous allons nous installer et que nous feterons les fiancailles en attendant la noce." J'etais etourdi de tant de merveilles annoncees d'un coup; la joie me grisait, les pleurs me montaient aux yeux. --Excusez-moi, de grace, dis-je, saisissant les deux mains de Pratt, excusez-moi de ce moment de faiblesse. Je savais de quelles generosites vous etiez capable, mais cette maudite baraque de mendiants m'avait bouleverse l'esprit, j'avais la vie en horreur; je souffrais... --Oui, oui! les Dobson, je sais, interrompit Pratt, de plus en plus joyeux; oui, j'avais calcule que vous iriez la-dedans et je comptais sur l'effet du contraste pour la surprise que je vous preparais. Vous avez vu la hideuse misere sans borne; eh bien! sachez que vous n'y tomberez jamais. Mais, descendons, nous sommes arrives, ajouta-t-il, rayonnant de plaisir. L'equipage, en effet, s'etait arrete devant une coquette maison blanche enveloppee d'arbres. Deux fraiches servantes, de faction sur le perron, malgre la pluie, nous aiderent a transporter nos malles dans une spacieuse chambre du second etage ou, suivant l'exemple de l'ami Pratt, je me mis a faire un bout de toilette. --Hatons-nous, me disait-il, dans quelques minutes on sonnera la cloche pour le diner, comme dans le grand monde, mon cher, comme dans le grand monde! Le ravissement me tenait muet. Je me laissais aller comme aux fantaisies d'un reve de bonheur. --Voila donc l'heureux sejour ou je vivrai de mes rentes! continuait le brave Pratt; oui, mon bon ami, pendant que vous aurez le tracas d'exploiter le theatre, moi je n'exercerai plus qu'en amateur, de temps a autre, pour divertir ma nouvelle famille. J'ai garde dans ce but quelques-uns de mes anciens appareils... Nous en etions la quand le coup de cloche annonce retentit. --Vite au salon! s'ecria Pratt. La famille, au grand complet, nous attendait. --Voici l'honorable M. Nephtali Cripple, mon ami, mon successeur et notre premier temoin pour le jour du mariage, proclama l'excellent Pratt. Puis il me presenta son beau-pere, ancien commercant, sa belle-mere, laquelle, assurait-il galamment, n'avait que les qualites de remploi, son jeune beau-frere, etudiant en medecine, une toute ravissante belle-soeur encore enfant et, pour finir, sa charmante fiancee, qui me parut ce qui peut exister de plus seduisant dans le genre distingue. Tous ces personnages, en depit de leur haute situation, me faisaient l'accueil le plus chaleureux, ce n'etaient que poignees de mains, compliments de bienvenue, protestations d'amitie. --Oui, cherissez-le comme il le merite, mon brave Cripple, disait Pratt a chacun d'eux. Sans lui, vous le savez, je serais sous terre depuis longtemps. --Oui, oui! pour les beaux yeux de cette dame que vous aviez si bien escamotee, minauda la fiancee avec une adorable petite moue de jalousie. Pendant ces conversations, je me donnai le loisir d'examiner mes nouveaux amis et, tout a coup, il me sembla que ces bonnes et joviales figures ne m'etaient pas tout a fait inconnues; mes souvenirs ne me retracaient rien de precis, je cherchais, puis une idee follement absurde se debrouilla dans ma cervelle. --Est-ce possible? hasardai-je enfin, tres perplexe... --He oui! mon cher, vous y etes! interrompit Pratt, c'est le "Theatre de la Misere," ce sont les Dobson qui se retirent aussi du commerce, a partir d'aujourd'hui. Vous avez eu l'avantage d'assister a leur representation d'adieu... Je restais stupefait, mais il fallait se rendre a l'evidence. Sous leur physionomie florissante, je retrouvais les Dobson tels qu'ils etaient dans leur baraque, placardes de fard, emmitoufles de haillons, couverts de cendre et de poussiere. Ils s'amuserent, d'ailleurs, pendant quelques instants a rafraichir mes impressions: le pere Dobson s'abima dans une attitude eploree; la belle-mere affecta l'effarouchement de la rage: le fils ebaucha sa navrante grimace d'aliene; la fiancee lanca quelques rales de poumons, et la petite belle-soeur arreta sur moi la fixite morne d'un regard qui s'eteint. Et la-dessus, remettant leurs figures en place, les Dobson se permirent une exuberante risee en l'honneur de mon ebahissement. --Vous m'accordiez du genie, ce matin, me dit alors tres serieusement le bon ami Pratt, detrompez-vous, mon cher. Je n'ai fait que perfectionner un art cultive depuis des siecles, je n'ai montre que de l'adresse a mettre en pratique les trouvailles d'autrui. L'homme de genie est celui qui cree quelque chose de rien; l'homme de genie, le voila: c'est Dobson, qui, ruine par une faillite des le debut de son mariage, se tira d'embarras par un artifice sans precedent. Il ne s'attarda pas a l'apprentissage de metiers pour lesquels il n'etait pas fait. Non! inspiration sublime, il accepta le defi du malheur, il tira de sa misere meme une source de fortune. "Tu m'as voulu pauvre, cria-t-il au destin, eh bien! c'est comme pauvre que je veux reussir et triompher." Devenir mendiant etait son unique recours, mais la mendicite, cette chose si simple, si primitive, il l'entrevit comme une profession, une science, un art, une nouveaute tout a la fois. Il ne dissimula pas ses deboires a la maniere des sots et des timides; il se garda bien d'etouffer entre quatre murs ses maledictions contre les hommes, le ciel et l'enfer. Il resolut d'improviser un theatre et de s'y montrer en spectacle a prix d'argent, tel qu'il etait, souffrant, douloureux, abime, perdu. Trainant ses guenilles a travers toute l'Amerique, il prit le peuple a temoin de sa degradation; il lui fit entendre ses cris d'anatheme, ses querelles dechirantes et saignantes avec sa femme; il exhiba devant la raillerie ou la pitie publique les hideuses situations dites "interessantes" de Mme Dobson; et, meme, l'horreur depenaillee de ses labeurs dynastiques, avec supplement de prix d'entree pour les curieux d'age mur. Puis il montra le croupissement et la nudite de ses petits dans la fange, sans lumiere et sans air, les deperissements, les maladies qu'engendre necessairement l'implacable indigence. Toutes ces tragedies du pauvre, il les a jouees avec son coeur et ses nerfs, sincerement enfin, a mesure qu'il les subissait; chacune de ses larmes, chacun de ses harassements devenait, de la sorte, une cause de profits transformes maintenant en grosses rentes. Oui, Dobson n'a pas eu besoin d'autre instrument que sa propre imagination pour accomplir son oeuvre, pour acquerir renommee et richesse, en meme temps qu'il assurait la prosperite des siens. Lui seul est, parmi nous, l'homme de genie, c'est devant lui seul que notre admiration doit se prosterner. J'etais absolument de cet avis, ma tres chere, et je me sentais frappe de respect pour l'incomparable Dobson et ses intelligents collaborateurs, quand l'une des belles servantes vint avertir que le diner etait servi. --A table! a table! cria la famille d'une seule voix. On s'elanca prestement dans la salle a manger, ou le repas, excellent en lui-meme, fut consomme, vous pouvez le croire, au milieu de la plus riante humeur qui derida jamais reunion d'honnetes gens. Et dans une semaine la fete nuptiale! Ah! ma chere, que ne serez-vous la! Mais il vous faudra plus d'un mois pour operer notre demenagement et pour vous preparer a devenir la directrice du Cripple's-Theatre! Pardonnez-moi, maintenant, d'avoir commence ma lettre sur un ton si triste, tandis que la joie de mon ame debordait, mais il fallait vous dire les choses comme elles s'etaient passees. En ce moment nous sommes au salon. Je termine a la hate: Quel charmant tableau de bonheur en famille! Le venerable Dobson et son epouse, ces grands comediens de la misere, ces fortunes mendiants pour rire, se reposent lentement dans de larges fauteuils. Dobson fils lit le _Chicago-Times_; la petite belle-soeur tourmente Pratt depuis une heure pour qu'il l'amuse par quelques exercices de prestidigitation. Elle est decidement petrie d'esprit, cette jolie diablesse: --Faites donc le tour de la dame escamotee! dit-elle a l'ami Pratt, tout en pointant sur sa soeur un coup d'oeil crible de malice. Pratt va s'executer; il a toute une collection d'appareils ranges dans un recoin, en maniere de musee. Il roule au centre de la piece la fameuse table a soufflets et le grand tube de carton que vous connaissez. La famille regarde attentivement, la fillette est ravie; l'ami Pratt prend la parole, comme s'il fonctionnait en public. --Permettez-moi, mesdames et messieurs, dit-il, de rajeunir cette experience par une agreable variante: au lieu de faire disparaitre une des dames presentes, chose que nous regretterions tous, je me propose, au contraire, de vous presenter une aimable personne, actuellement invisible, et de la faire surgir sur cette table et sous cette boite ou, comme vous pouvez vous en convaincre, il n'y a pour l'instant que le vide. Regardez! Il semble, ce disant, m'examiner a la derobee, en maniere de defi; le reste de la famille m'observe de meme, la petite coquine de belle-soeur surtout... Ou veut-il en venir, le satane Pratt! Ce qu'il promet n'est pas possible, mais qui sait! Ce merveilleux magicien est capable de tout! J'attends la fin de l'epreuve pour clore ma lettre, en vous embrassant du fond du coeur. Pratt est monte sur une chaise, il souleve l'enveloppe de carton, doucement, lentement. He oui! qui le croirait? je vois deborder un bas de jupon, puis une robe, puis un buste, j'apercois des bras, des epaules, une bouche, mais qu'est-ce... qu'... qu'... qqq........... * * * * * _P.-S._--L'affectueux Cripple ne termina pas sa lettre, dont les derniers mots s'ecraserent sous un entassement de taches d'encre. C'etait l'heureuse Mme Cripple, elle-meme, qui venait d'emerger de la cloche; Mme Jenny Cripple, toute souriante, saluant gracieusement l'honorable compagnie et pleurant aussi de la joie de revoir son fidele epoux; Mme Cripple que l'ami Pratt avait secretement avertie par une suite de telegrammes, afin qu'elle arrivat en surprise et fut aussi de la noce. L'EXPLOSION J'etais en route, hier soir, pour aller assister a la grande representation du Cirque Irlandais, quand se dechaina cette formidable averse... En moins d'une minute, des torrents ecumerent le long des trottoirs; la pluie s'abattait compacte comme une coulee de cristal, et rebondissait sur le macadam avec des claquements de mitraille; on eut dit qu'a travers les nuees, des paquets de mer crevaient dans le ciel de New-York; pas un etre vivant ne se montrait sur la Vingtieme Avenue, qui me restait a franchir, et dont la double rangee de reverberes lessives par la trombe dessinait le parcours a perte de vue. Par moments la rafale, entrant dans le joint des lanternes, changeait les flammes de gaz en menues etincelles bleues, et la tempete, alors, jetait ses hurlements dans la nuit. Ahuri par cette rage soudaine de l'ouragan et trempe jusqu'aux os, je parvins heureusement a me refugier sous l'entree de l'"Institut revolutionnaire," lieu de reunion des clubs anarchistes du Dix-Septieme Quartier. La rumeur sourde et la tiede atmosphere d'une foule assemblee dans le fond de l'edifice arrivaient jusqu'a moi par un long couloir; je resolus de pietiner dans cette buee, et je me mis a lire, en guise de distraction, l'ecriteau place sous l'unique bec de gaz dont s'eclairait le vestibule: Il y avait "seance de l'association fraternelle de dynamite" et debat contradictoire sur "les vraies ressources de la civilisation." L'entree etait gratuite et, sur une exhortation a tout etre intelligent de venir prendre part a la discussion, la pancarte se terminait par cet expose succinct de l'eternel probleme social: "Quelle est la voie de l'humanite?" Je ne ressentis nulle envie de ceder a cette gracieuse invitation, car je ne songeais qu'a me rendre au Cirque ou devait debuter l'illustre M. Gryp, un clown-humoriste, a la gloire duquel d'immenses concerts de reclames retentissaient depuis plus d'un mois. Je continuai donc de me morfondre sous le peristyle desert, quand je fus derange dans cette occupation par l'arrivee d'un personnage dont le seul aspect me parut de nature a surexciter mon impatience et ma mauvaise humeur. Rien de plus naturel, pourtant, que la decision prise par cet individu de se mettre comme moi quelques instants a couvert, et meme, a la rigueur, l'ensemble de sa personne meritait d'etre observe. L'homme profilait, depuis la pointe de ses longs escarpins jusqu'au sommet de son chapeau tres haut de forme, une altitude maigre qui n'en finissait plus, et que revetait de deuil l'habit boutonne jusqu'au col et le pantalon de drap etroitement etire contre les os; sa chevelure brune tombait a plat, comme une perruque, contre ses tempes creuses; la face rasee, ou s'incrustaient les premiers sillons de l'age mur, indiquait par des traits largement accentues l'energie, les sentiments de droiture avec cette sorte d'amere gaite que procure, a la longue, le regime des desillusions. En somme, c'etait un de ces bohemes rapes, un de ces refuses de la vie reguliere qui, dans tous les metiers pratiques, n'aboutissent qu'a l'equivalent d'une sorte de condamnation capitale et vaguent ensuite, sous la decente livree de la misere, comme des morts, comme des squelettes noirs de mysterieux creve-de-faim, dans d'incomprehensibles positions sociales. Les types de ce genre ne manquent jamais d'inspirer un certain interet; leur existence egaree a l'aventure semble une feerie, et volontiers nous les interrogeons, nous autres, gens d'ordre et de methode, avec je ne sais quel envieux soupcon de les trouver plus heureux que nous.... Mais celui-ci rebutait, je puis le dire, la curiosite par une physionomie obsequieuse et trop communicative; il sifflota d'une maniere aigue et tres desagreable a propos de la douche qu'il venait de subir, puis il arreta sur moi ses yeux ronds bleu-pale avec une fixite burlesque, annoncant le dessein d'entamer une serie de plaisanteries sur le cataclysme. Je redoutai la stupidite d'une conversation forcee sur ce theme aquatique, et, sans plus d'egard pour le nouveau venu, je m'elancai vers l'autre bout du corridor, je montai quelques marches entrecoupees d'un certain nombre de portes, et j'entrai m'asseoir au sein de la reunion revolutionnaire, afin d'attendre, tranquillement, la fin de la tempete. Comme toujours, le meeting etait preside par M. Ward, le tres riche M. Ward, si justement considere comme l'un de nos agitateurs les plus distingues. Heureux homme, celui-la! dont les circonstances semblent avoir pris a tache de favoriser la vocation. Il n'avait pas seulement recolte d'innombrables quantites de revenus a la suite de son ancien commerce d'alimentation en gros et autres victuailles, il s'y etait, de plus, penetre de cette science, indispensable a tout reformateur serieux, de savoir combien positivement le peuple a faim. L'approvisionnement des halles et marches pendant plus de dix ans, grace a des benefices egalement plus que decuples, avait definitivement conduit M. Ward a la certitude d'un accroissement constant de l'appetit des masses. Et maintenant, jeune encore, menant son train somptueux de pere de famille et d'homme du monde, il offre aux humbles, a ceux qui mangent mal, a son ancienne clientele, l'exemple frappant de la situation prospere ou chacun doit avoir le droit d'ambitionner d'arriver; membre actif de la plupart des affiliations de "resistance" et de "combat," il propage les theses les plus entierement subversives, avec l'irresistible autorite d'un gentleman dont la grosse fortune personnelle atteste le desinteressement. Sa popularite croissait de jour en jour; on vantait l'heureux gout de sa toilette de sectaire amendee par la coupe elegante de la derniere mode; on admirait sa figure joviale, mais sourcilleuse, ou les traits rigides du fanatisme se fondaient doucement dans les chairs grasses du sybarite. On l'acclamait partout; il n'y avait plus de bonnes deliberations insurrectionnelles sans lui. Ce soir encore, flanque de ses assesseurs, il ecoutait les debats, confortablement epanoui dans le fauteuil, et balancait sans cesse la tete d'avant en arriere, par une habitude inveteree d'acquiescement aux theories philanthropiques les plus sanguinaires de la tribune. Parfois, cependant, un boursouflement meprisant de ses levres, un jete-battu de sa main blanche dans l'air, insinuaient a quel point les propositions ultra-furibondes du preopinant semblaient anodines en comparaison du total effondrement sauveur que lui, l'inebranlable M. Ward, souhaitait au genre humain. Pour le moment, neanmoins, la seance manquait d'animation. L'humidite penetrait du dehors sous forme de brouillard trainant une acre odeur de suie et de lavage des toitures; la longue salle rectangulaire, aux murs badigeonnes de platrage couleur lie de vin, languissait dans une penombre glaciale, plaquee par-ci par-la des clartes rousses de quelques lumignons de gaz grossis par des reflecteurs. Sur la plateforme, debout contre une petite table de bois blanc ornee d'un plateau de cuivre, d'une carafe et d'un verre, l'orateur precite debitait les formules ordinaires du pillage, de l'incendie, du meurtre et de la destruction; mais, predicateur morne, il parlait sur le ton d'une conviction tuee par les decouragements d'ancienne date. Une tristesse dormante tombait de ses levres et se repandait. Les assistants des divers sexes politiqueurs somnolaient pensifs; quelques dames, du sexe conjugal et non androgyne, se livraient a de menus travaux de couture pour ne pas perdre trop de temps en attendant l'age d'or economique. Dans l'espace libre entre les banquettes et l'estrade, les enfants, fillettes et garcons, s'etaient rejoints pour se desennuyer; ils avaient entrelace leurs petites mains candides et, s'entrainant par des clins d'oeil sournois, ils formaient une ronde silencieuse, ils dansaient sur l'air des grands cris de mort que l'orateur jetait regulierement du haut de la tribune et que son poing, battant la table, accompagnait d'une orchestration ou vibrait la sonnerie du verre et de la carafe sur le plateau. Bref, la reunion fraternelle s'assoupissait dans la melancolie d'une sorte de veillee en famille et je meditais de m'esquiver, lorsque enfin un puissant element de diversion se manifesta tout a coup. Le lugubre parleur finissant de sangloter sa peroraison etait soudain remplace sur les treteaux par le meme passant depenaille, si maigre et si bleme, auquel j'avais tout a l'heure fausse compagnie, et rien qu'a sa facon de se presenter devant la societe, l'assemblee put constater que ce gentleman, en depit de ses minables dehors, etait, dans la force du terme, ce qu'on appelle un homme d'esprit et d'excellente education: Il ota son chapeau haut de forme et le promena sur l'horizon, d'un grand geste arrondi, qui parut, en effet, le comble de la politesse. Mais ce ne fut la qu'une marque de courtoisie preliminaire: simple etui, le majestueux couvre-chef s'enlevait d'un autre bolivar tout pareil. Il y avait dedoublement de chapellerie sur l'occiput du monsieur en habit noir, lequel, averti par quelques rires discrets, affecta de considerer ce phenomene comme un minime accident de toilette, comme une legere bevue facile a reparer. Il s'empressa de deposer le premier chapeau sur la tribune et renouvela ses saluts, a l'aide du second tube de feutre, avec un surcroit de parfaite urbanite. Impossible, au reste, de se meprendre a la grace de ses contorsions, a ses petits sautillements dandines, a la froide solennite figee sur ses traits: C'etait bien l'homme du monde, doue de tact, eminemment orne de savoir-vivre. La dualite de coiffure n'avait donc rien d'ironique et pouvait s'expliquer par un sentiment exceptionnellement vif des choses du bon ton. Mais, par un comble de ceremonie, le chapeau numero deux se detachait, comme une gaine, d'un chapeau numero trois exactement semblable et visse sur le front de l'individu comme un attribut organique indelebile. On avait decidement sous les yeux l'heureux inventeur d'une machine a saluer. La gravite de l'assistance n'y tint plus; des applaudissements, des bravos, de franches risees retentirent a la fois, tandis que le gentleman poussait jusqu'a l'extraction d'un cinquieme chapeau son systeme de civilite continue. Certes, jamais discoureur affrontant les orages du parlement ou du forum n'avait mieux observe le precepte de rhetorique ordonnant de commencer par disposer favorablement l'auditoire. Les enfants, saisis d'admiration, suspendirent leur danse, les spectatrices etaient ravies; la majorite serieuse du club daignait elle-meme, a l'exemple de son president M. Ward, se derider un instant. Dans le fond des consciences on n'etait pas fache de l'intermede; on eprouvait meme une certaine gratitude pour celui qui mettait, a l'improviste, un peu de gaite dans le cours d'une discussion doctrinaire, chose toujours ardue et absorbante. Durant cette emotion sympathique, l'homme a l'habit noir se debarrassa d'un sixieme chapeau, le dernier enfin, et dessina les elegants zigzags d'une reverence supreme, cette fois avec une telle multiplicite de genuflexions, une telle complication de dehanchements, que sa maigre carcasse perdit l'equilibre et s'abattit a la renverse, emportee, j'ose le dire, par une veritable epilepsie d'amabilite. Un rire epais eclata dans la salle et, pourtant, on redevint bien vite attentif et l'on se sentit trouble d'on ne sait quelle apprehension. Le personnage, par un brusque effort, s'etait retenu sur les epaules, sur les talons, sur la main gauche collee au plancher et se tordait en arc, de facon a maintenir en suspens l'extremite posterieure de son habit noir. Crispe dans cette posture scabreuse, ou saillait la vigueur accumulee des muscles, il soulevait sa main droite dans l'air et l'agitait en un tremblement tragique, annoncant un affolement de terreur a l'idee d'une chute complete, d'un aplatissement definitif de son echine contre le sol. Oui! cette main semait dans le vide des signaux desesperes. Une anxiete grandissante s'empara des esprits. Qu'avait-il donc a s'effarer ainsi, cet inconnu si correct, si compasse tout a l'heure? De quel danger se croyait-il menace? Haletants, dans le silence, on se mit a suivre chacun de ses gestes. Il s'etait retourne, virant des talons sur la pointe de ses bottes, puis, les reins en l'air, les semelles tracant une sphere autour du bras gauche plante comme un jalon, il ramenait du cote du public sa face essoufflee a ras de terre, apres quoi, se ramassant avec de lents repliements de reptile, il se remettait enfin debout dans toute sa maigreur effilee de spectre vetu de noir. C'etait superbe, mais on n'eut pas le loisir d'applaudir ou de se recrier. Lui, sitot redresse, le masque terreux, les mains etendues, continuait de trahir une affreuse perplexite. Ce n'est pas tout, semblait-il dire, attendez.... Il ecarquilla ses doigts secoues de frissons et les porta prudemment en arriere sous les basques de son habit. Les affres du doute passerent dans ses yeux; il palpait et sondait.... Le malheur prevu restait-il possible, imminent?... Non! non! sauve! tout allait bien! Subitement son front rayonna de joie, sa poitrine delivree aspirait l'air a larges flots, sa physionomie extasiee parlait. On l'echappait belle! Il le retrouvait intact, la, dans sa poche, cet objet dont la destruction fortuite eut occasionne de si fatals dommages. Il allait pouvoir l'exhiber, ce mirifique on ne sait quoi. Patience, encore un peu! les plus extremes precautions etaient necessaires. La minutie de ses manoeuvres enrageait l'impatience universelle; puis, enfin, il le laissa voir, retenu dans la paume de sa main gauche; ce talisman, ce fetiche, cette horreur ou cette merveille, cause de tant d'epouvante: il l'etalait fierement a la face de tous! Les rangs se confondirent, les tetes s'etagerent en pyramides pour mieux voir, et, sans transition, helas! le desappointement fut enorme. Qu'apercevait-on de miraculeux? Rien qu'une boule de couleur grise ou noiratre, une simple boule grosse deux fois comme le poing et piquee de quelques tetes de clous; une boule tout a fait ordinaire et telle que les plus vulgaires joueurs de boule en possederent de toute eternite. Il s'eleva des grognements de mauvais augure, et l'oeil courrouce du president M. Ward annoncait l'imminence d'une apostrophe virulente a l'adresse du mystificateur. Mais lui ne se deconcertait pas; il penchait la tete et caressait son tresor d'une foule d'oeillades amoureuses, a la facon d'un antiquaire incline, sur une trouvaille hors prix. Sa main droite egaree dans une pantomime admirative sillonnait l'espace de flexibles lignes courbes, comme si la banale sphericite de la boule evoquait on ne sait quelle geniale perfection de galbe artistique. Parfois aussi, pendant que plus de tendresse encore tombait de ses yeux sur la boule, il tortillait le pouce et l'index de maniere a former un signe baroque, un veritable signe cabalistique, incomprehensible pour tous, mais dont je crus, pour ma part, demeler clairement la cause et le but. Je voulus me donner le temps de verifier mes soupcons a ce sujet, et d'ailleurs j'eprouvais la plus vive curiosite de savoir par quelle mesure disciplinaire l'assemblee allait traduire sa rancune, car les choses prenaient une tournure inquietante; on parlait d'expulsion, un crescendo d'injures et de menaces sifflait.... Mais tire de sa reverie par les rumeurs, l'homme a l'habit noir frappa d'un regard droit dans le plein de la foule et maitrisa les coleres par cette cranerie d'attitude, par cet air d'assurance hautaine des gens qui vont expliquer leur conduite d'un mot. Il posa la boule sur la tribune et prit soudain la parole, rabattant d'un mouvement haut de la main le silence sur les groupes: --Vous ne comprenez pas? Vous allez comprendre, s'ecria-t-il avec une sorte d'accent de mepris. Ce que je veux? parbleu! c'est de declarer qu'en voila trop de vous berner d'interminables discours, de vous eblouir de la splendeur des theories, de proclamer constamment l'invincible pouvoir de la science sans mettre jamais a votre portee le moindre des moyens d'application. Ceux qui vous servent cette monnaie creuse, ces abimes de raisonnements ouverts sur le vide, ne sont, il faut enfin le proclamer, que des apotres charlatans et des prophetes endormeurs.... Il s'eleva quelques grognements attribuables, sans doute, aux fournisseurs d'abstractions, si vertement caracterises. --Silence! commanda M. Ward, le president. --Oui, continua l'homme, vous souriez de pitie au premier mot de science revolutionnaire; vous prenez tout cela, desormais, pour des billevesees; vos faux savants vous lanternent aux bagatelles de la porte; vous doutez que la chimie possede les moyens reels, visibles et tangibles, d'en finir avec les abus. Et bien, j'aurai, moi, cet honneur de vous prouver le contraire, et, sans plus de verbiage, regardez!... Il reprit la boule sur la table et l'eleva coquettement sur le bout des doigts de la main gauche. --Ce que vous voyez la, poursuivit-il d'un accent decide, c'est le plus elementaire et le plus portatif de nos outils de progres, celui que tout renovateur a le devoir de connaitre comme l'_abc_ de l'initiation. Ceci n'est plus du bavardage, c'est la bombe explosible, la vraie, l'authentique! Vous pouvez enfin l'etudier d'apres nature, la voila, vous dis-je, constellee de capsules, bourree de dynamite, de picrate, de fulminate, de toutes les forces de pulverisation et d'extermination. Admirez cet engin si terrible, et pourtant si simple, d'un emploi si facile. Tenez! qu'est-ce que cela?... Il lanca la bombe vers le plafond et la recut prestement dans le creux de la main gauche, tandis qu'avec le pouce et l'index de la droite il renouvelait le signe cabalistique, dont je comprenais de mieux en mieux la signification. --Vous le voyez! un peu de coup d'oeil, une certaine desinvolture, cela suffit, ajouta-t-il legerement, pendant que dans l'auditoire s'operait ce qu'il est convenu d'appeler des mouvements divers et que l'on pourrait aussi qualifier de vive sensation. Ces mots flamboyants: picrate! fulminate! dynamite! eveillaient, surtout, un serieux interet. Rien qu'a les entendre, M. Ward, le president, roula des regards convaincus, en executant avec les bras de grands gestes d'assentiment. Parfait! parfait! semblait-il affirmer par un balancement reitere de son respectable visage tourne du cote de l'orateur, puis dirige sur l'assemblee pour recommander un redoublement d'attention. Apres quoi, neanmoins, M. Ward consulta sa magnifique montre en or et parut surpris de la fuite traitresse des heures; il se frappa le front ou surgissait evidemment le souvenir d'imperieux devoirs qui le reclamaient dans quelque autre enceinte populaire. Il distribua de solennelles poignees de mains aux assesseurs et traduisit ses regrets par un pathetique remuement d'epaules: Ah! c'etait dur de s'arracher de la sorte au plus beau moment d'un si passionnant debat. Et la-dessus l'actif M. Ward se mit debout et s'eclipsa, lestement entraine par l'irresistible courant des affaires publiques. Ces incidents n'empecherent pas le gentleman a l'habit noir d'enrichir graduellement sa demonstration de quelques experiences moins elementaires. Renvoyee vers la voute et retombant en ligne tantot directe, tantot inclinee, la bombe tournoya dans un vol dont la rapidite figurait un cercle illusoire que le reflet des capsules rayait d'un fil de lumiere. Bientot, l'eminent professeur affecta de pousser ce mepris du danger jusqu'a l'impertinence; il reprit, l'un apres l'autre, les six chapeaux sur la table et, par de hardis coups de poing, les fit voltiger en spirale autour de la bombe toujours renvoyee d'une poussee delicate, ce qui revelait une rare subtilite de touche, une etonnante possession des nuances dans cet art de jongler, en quelque sorte, avec la mort. De plus, notre homme poursuivait son role de vulgarisateur et perorait avec une fluidite de langage que n'entravaient en rien les difficultes de la manoeuvre: --Voila le procede, disait-il: douceur, souplesse, courage, sang-froid; avec cela l'aspirant dynamiteur n'a rien a craindre. Et pourtant, si le projectile echappait, s'il heurtait le moindre corps dur, un foudroiement subit reduirait tout en cendres, ce serait un desastre ab-so-lu-ment fa-tal! Et sur ces tristes syllabes scandees comme un glas, les six chapeaux retomberent emboites a la file et se reconfondirent dans l'apparence d'un unique chapeau sur le crane de l'homme en habit noir. L'ebahissement perplexe grandissait dans le public. Les deux assesseurs consulterent leurs montres en argent et simulerent, a leur tour, le cruel regret d'etre contraints de s'en aller prematurement, malgre tout le plaisir instructif que leur procurait la reunion. Il s'esquiverent a l'exemple de M. Ward, le president, mais d'une allure plus modeste et comme d'utiles auxiliaires politiques dont le devouement d'age mur dedaigne le bruit. Le diabolique conferencier, toutefois, encherissait d'audace et de faconde. Aux virevoltes de l'obus, il melait tout a coup l'eparpillement aerien des divers ustensiles de rafraichissement oratoire deposes sur la tribune: le verre pirouettait avec des feux irises de gros diamants; la carafe fretillait d'une vitesse qui retenait en equilibre le bloc d'eau baignee de lueurs; le plateau de cuivre scintillait, tremblant, comme un morceau de soleil. Et, des lors, exuberant de virtuosite, fremissant, acharne, douloureux, jetant au hasard la phrase et le geste, en artiste ebloui que frappe l'inspiration decisive, superbe enfin, je dois l'avouer, il chassait tout vain souci de nuances, il secouait d'une meme poigne brutale l'affreuse bombe et les autres accessoires dans leur tohu-bohu de vertige; il s'evertuait tant et plus, ses deux mains semblaient darder les meteores fulgurants d'un feu d'artifice, et les mots partaient de ses levres avec une folle verve libre, une cynique diablerie de bravade: --Oui! criait-il, au moindre choc de ce melange d'enfer, ce serait l'embrasement, l'ecrasement, le sang, la torture. Nous peririons ahuris, emportant l'horrible vision d'un monde qui s'ecroule. Tel est le pouvoir qu'il faut apprendre a manier avec assurance. Tremblez, prenez courage, restez ou fuyez, comme il vous plaira. Pour moi, peu m'importe, je suis pret, rien ne m'arrete: il y a longtemps que j'ai fait le sacrifice de ma vie a la cause du peuple.... Cette valeureuse profession de foi provoqua bon nombre d'applaudissements, et je m'empresse de reconnaitre qu'on ne marchandait pas a l'orateur les marques de haute estime, de consideration distinguee et sincere. Mais il fut bientot demontre que l'honorable reunion se trouvait suffisamment edifiee quant a la question des bombes et a l'art de s'en servir. Un exode assez preste, puis tres accelere, puis infiniment vif, s'accomplit a la sourdine; on filait, on se coulait, on s'evanouissait par toutes les issues. Jamais troupe de rats ne courut sauve-qui-peut general d'un tel pas ouate de velours. On trahissait, decidement, une de ces exagerations d'epouvante dont aucune epithete ne saurait caracteriser l'exces. Au bout de quelques secondes, il y eut eclipse totale de la societe de dynamite, et je me trouvai seul a seul avec le singulier gentleman, qui remettait la bombe au repos dans sa main gauche et lui coulait des oeillades plus que jamais amoureuses. Il etait calme, a present; il prenait l'air d'un honnete comedien apres la fougue du drame, mais il n'en decoupait que plus fantastiquement sa maigreur vetue de noir sur le vide de la salle. Il s'avisa de ma presence, et, d'humeur liante, ainsi que je l'ai dit, il renouvela de la main droite, cette fois en maniere d'interrogation, l'espece de signe maconnique dont le sens me parut definitivement clair. Je cedai, sans plus de resistance, a cette preuve d'affiliation probable entre nous, et j'allai l'aborder sur l'estrade. --On avait mille fois raison, lui dis-je, de constater a votre arrivee que vous etes un veritable homme d'esprit. Vous permettez?... Je remuai, comme lui, tres vivement le pouce et l'index. --Comment donc! c'est trop d'honneur, repondit-il, enchante d'etre compris et plein d'empressement a me satisfaire. Il pressa contre un ressort au centre de la boule: l'hemisphere superieur pivota sur une charniere et se releva comme un couvercle. Nous fourrames a tour de role nos index et nos pouces dans les entrailles de la boite, et nous en retirames, l'un et l'autre, une grosse pincee d'une poudre noire, tres fine, tres souple au contact, legerement humide et repandant la senteur excitante du plus delicieux tabac a priser. Apres tant d'effervescences parlementaires dans l'air alourdi d'un meeting, c'allait etre une sensation exquise, un plaisir a la fois salubre et reposant que d'introduire cette substance vivifiante dans les plus extremes profondeurs de notre organe olfactif, volupte si franche, helas! si fugitive aussi, que, pour la savourer avec plus de plenitude, nous primes le soin d'en prolonger l'attente pendant quelques instants. Nous promenions nos doigts replies dans l'espace comme le calice d'un encensoir, et nous balancions le vif parfum a proximite de nos narines; nous allions enfin, en savants jouisseurs, humer la delectable prise, lorsqu'une certaine partie du public deserteur fit un retour offensif. La foule avait deja constate que l'edifice ne dansait pas encore sur ses bases, et que l'ordre social restait provisoirement intact. On voulait savoir les causes de ce retard; un flot de tetes grossissait au pied de la tribune; les enfants surtout, ces eternels douteurs de la realite de Croquemitaine, passaient sous les jambes des familles et braquaient sur nous leurs yeux questionneurs. Parmi les groupes, de sourds cris d'indignation et de vengeance commencaient a retentir. L'homme en habit noir referma l'obus et l'enfonca precipitamment dans sa poche de derriere, mais il ne laissa paraitre aucune terreur; sa physionomie eut, au contraire, une singuliere expression de tendresse reflechie, melee de pitie et d'ironie bienveillante, tandis qu'un mouvement delicat de sa main droite effleurant la mienne, retardait, pour un moment encore, notre felicite de priseurs. --Pauvres gens, me dit-il a voix basse, avec un ton de sensibilite qui me gagna; pauvres gens, toujours avides de chimeres et de miracles! Leur espoir est maintenant dans la science; ils en attendent le progres par un coup de foudre. Que voulez-vous? ils souffrent, il leur faut ce perpetuel mensonge du lendemain meilleur; je vous prie, ne leur otons pas cette illusion qui leur donne la patience et la resignation temporaire; ne laissons pas supposer que cette poudre ramassee entre nos doigts soit tout a fait inefficace; montrons de quelle puissance au moins relative elle est douee. Je vous en prie, je vous en prie! repetait-il avec une insistance que justifiaient peut-etre quelques vociferations plus accentuees du public. --Vous avez raison; oui, oui, je vous comprends, repondis-je, tres penetre moi-meme des exigences de la situation. Nous aspirames simultanement, d'un accord tacite, avec une vigueur calculee, la forte dose de tabac frais, et, tout aussitot, par respect des principes, complaisamment nous fimes explosion!... Oui, par deference pour les idees en cours, nous eclatames en un eternuement d'une telle energie d'a-propos, d'une telle force de detonation, que la detente musculaire nous renvoya d'un seul bond au bas des treteaux et nous projeta comme des boulets de canon jusque sur la Grande Avenue, apres une valeureuse trouee a travers la cohue des couloirs.... La pluie avait cesse; un superbe pan de ciel plein d'etoiles illuminait le dome de la rue, et mon burlesque ami, galopant en avant de toute la longueur de ses jambes, s'effaca bientot au loin comme une ombre vague sur la blancheur du pave. Je me depechai de me rendre enfin au Cirque Irlandais, ou j'eus quelque peine a conquerir une place des premiers rangs. Il y avait foule sur toute la circonference des gradins; l'etincellement des lustres allumait un arc-en-ciel dans l'eclatante toilette des dames et des babies. Presque en face de moi siegeait, plus que jamais resplendissant, le president, M. Ward, en compagnie de mistresse Ward et de ses deux fillettes roses et blondes, jolies comme un reve d'aquarelliste. Une gaite de fete fremissait dans la lumiere et le bruit. Tels etaient donc les ineluctables devoirs qui, tout a l'heure, avaient interrompu M. Ward dans son celebre devouement a la cause du progres? Tout a coup, un tonnerre d'applaudissements, grossi d'eclats de rire et d'heureuses clameurs d'enfants, roula dans l'enceinte en meme temps qu'une symphonie enragee de trompettes et de tambours tombait de l'orchestre. Un homme, ou plutot un amas confus de bras, de jambes, de pieds, de mains, de tetes et de rables se demenait, s'entortillait et se degingandait en d'inconcevables dislocations sur le sable de l'arene. C'etait l'illustre clown, M. Gryp lui-meme et lui seul qui faisait ainsi son entree et prenait, par sa furie d'agilite, l'apparence de toute une legion d'acrobates. Lorsqu'il se redressa,--risiblement calme dans l'ovation,--on eut dit une ligne droite totalisant les lignes precedemment endettees d'une foule de figures geometriques. Je reconnus aussitot, comme bien vous le devinez, l'homme a la bombe, le tribun improvise de la reunion de dynamite. Il me discerna, de son cote, parmi le public qu'il enveloppa d'un coup d'oeil circulaire, car il me salua du bout des doigts, puis se cambrant et se contournant, avec une supreme elasticite d'articulations, il amena jusqu'a proximite de son menton les basques de son habit noir; il tordit ses bras en tire-bouchons, glissa ses mains repliees sous la doublure et retira des poches la fameuse bombe-tabatiere, qu'il ouvrit, afin de se loger, sans nulle precaution oratoire, une volumineuse pincee de tabac dans le nez. L'eternuement subsequent remit a leur place les membres de M. Gryp avec une rapidite stupefiante a tel point que le merveilleux clown, passagerement invisible, sembla ne daigner reparaitre qu'a l'appel delirant des bravos.... Cette fois, M. Ward, le president, ne songea pas a consulter sa montre. DEUX DEBUTS "Ce soir, premier debut de miss Ellen.--Grand travail aerien." Ainsi disaient, en tapageuses majuscules, les affiches peinturlurees des cirques. Le soir indique etait celui-la meme qu'adopte le monde elegant pour venir raffoler de ces sortes de spectacles. D'ailleurs, sortant de la coulisse, Conrad de Maltravers s'etait place au premier rang de la foule de dandies, d'ecuyers et de clowns encombrant l'etroit couloir qui conduit des ecuries sur la piste. Conrad manifestait un empressement attentif, et Conrad--vous savez bien--n'est autre chose que l'irreprochable habit noir toujours mis en evidence par les dessinateurs de journaux illustres lorsqu'ils ont a representer n'importe quelle fete mondaine: mariage, obseques, representation de gala, courses, vente de meubles de femmes legeres, etc., etc. Il n'y a pas de "Tout New-York" sur bois sans Conrad, son gilet en coeur, ses beaux favoris, sa calvitie duveteuse et son gardenia decoratif a la boutonniere. Tout annoncait donc que tout a l'heure, dans l'azur des combles, a plusieurs metres au-dessus des constellations incendiees des lustres, allait apparaitre une veritable etoile. * * * * * Le moment approchait. Un athlete qui soulevait trois cents--avec facilite--d'un seul bras, essayait vainement de magnetiser de l'autre bras l'impatience du public. Les messieurs s'agitaient, le nez en l'air; un furieux battement d'eventails fremissait dans toute l'assistance feminine. On voulait miss Ellen. * * * * * Pendant ce temps, la debutante, sortie de sa loge, attendait toute prete derriere les rideaux. Sa mere, une plantureuse gaillarde au front hale par le grand air des champs de foire, s'empressait autour d'elle et redressait les bouffettes argentees de son ajustement de satin bleu de ciel. Le pere, ex-lutteur du tour du monde, ficele dans une redingote de ceremonie, etalait un poitrail d'hercule orne d'une foule de medailles de sauvetage, distinctions authentiques, mais que les incredules prenaient pour des franc-maconneries quelconques ou autres emblemes facultatifs d'ornement prive. Ces gens, racontait-on dans le Cirque, originaires de quelque vieux coin de terre de Boheme, continuaient une ancienne et valeureuse famille de saltimbanques ou jamais on ne s'etait mesallie. N'ayant qu'une fille, le pere lui avait donne la rude education qu'il avait revee pour un heritier male. Fouaillee autant que cherie, miss Ellen--Jeannette dans l'intimite--grandit en beaute, en adresse, en celebrite foraine, a tel point qu'a prix d'or le Cirque avait cru devoir la presenter a l'elite new-yorkaise. Il fallait donc, dans quelques instants, se montrer pour la premiere fois a ce grand public exigeant et blase. Il fallait se livrer a des milliers de lorgnettes en un costume ne laissant aucune forme dans l'ombre! Et dans la circonstance, l'emotion inseparable et traditionnelle d'un premier debut, c'etait le risque de ne pouvoir grimper jusqu'a l'escarpolette des frises, d'eprouver le vertige au-dessus de l'eblouissement des gaz, de retomber sanglante, brisee, morte, sur l'arene! * * * * * Eh bien! miss Ellen etait calme, elle souriait doucement, sans embarras. On vint avertir que tout etait pret. --Allons, houp! commanda le pere, offrant sa droite gantee de coton blanc. La mere, restee seule dans la coulisse, se dandina gaiment bercee par les premieres mesures de la _Valse des Roses_, ritournelle adoptee pour le "grand travail aerien." Pas plus "d'histoires" que ca! * * * * * Paraitre, triompher, c'etait tout un pour la superbe bateleuse. Ah! que de raisons elle avait d'etre brave! Dix-neuf ans, peut-etre; un doux visage rose de poupee reussie; une aureole de cheveux blond-roux, justifiant le pseudonyme anglais, des jambes d'apres l'antique, des epaules de deesse, une taille jouant souple dans l'echan-crure d'une courte cuirasse de satin, un pied arque dans l'etroite bottine de soie aux hauts talons d'or. Rien de tout cela pouvait-il avoir peur! Et a quelles audaces de talent s'abandonnait cette beaute! Tordant de sa morsure de perles le bout d'une corde que son bonhomme de pere attirait a travers une poulie, elle montait aux cintres dans l'attitude d'une reverie allant aux nues; saisissant d'une main la barre du trapeze, elle planait, tournoyait, voltigeait, se renversait, plongeait dans le flot denoue de ses cheveux d'or; puis, repliant une de ses jambes autour d'une corde tendue, elle redescendait en lentes spirales dans des poses eplorees, telle qu'une poesie revenant a regret sur terre.... * * * * * Les applaudissements eclataient avec fureur lorsqu'elle partait prodiguant, dans une cabriole d'adieu, une volee de baisers. On la rappelait, elle revenait et, en maniere de remerciement, sautait, a l'anglaise, une gigue folle et correcte sur un rythme echevele. Elle fuyait, enfin, sous une pluie de fleurs, dans un ouragan de clameurs enthousiastes. Sa gloire etait assuree desormais. Conrad, deployant ses graces les plus parfaites (voir l'_Illustrated_), s'elancait sur les pas du nouvel astre pour lui debiter quelques fadeurs. --Tu perds ton temps; ca, c'est du monde honnete; lui dit a l'oreille un splendide ecuyer en costume de Spartiate, avec qui Conrad avait lie amitie pour parier aux courses. Miss Ellen et sa famille, fagotes de houppelandes informes, s'en allerent aussitot prendre, au plus proche cabaret, un grog infini que le pere accompagna de la fumee d'une pipe culottee magistralement. Pas plus de ceremonies dans la gloire! * * * * * Le meme soir, quelques heures plus tard, vive agitation dans l'un des hotels les plus aristocratiques du Quartier Saint-James, ce sejour des vieilles familles anglo-normandes a pretentions nobiliaires et politico-budgetivores. On allait assister a une "entree dans le monde" executee par Mlle Arsenie de Beaumanor, une toute jeune heritiere du plus pur heraldisme, disait-on; une fleur de sublimite piquee dans une dot. C'etait un debut solennel, chaudement recommande par la douairiere de la maison, attendu que les Beaumanor, grande race, portent de clairs de lune sur fonds perdus. Dans le salon crible de marquises et de pairesses, un sourire quasi maternel errait sur toutes les levres; les tables de whist etaient moins mornes que d'habitude, et dans le couloir separant le salon de la salle de jeu se pressait, pepiniere a mariage, un bataillon de jeunes gens tout a fait bien. Il va sans dire que l'indispensable Conrad avait eu le temps d'arriver du cirque, et se tenait (consulter le _Graphic_) en tete de la cohorte, un bras retombe, l'autre mollement arrondi sur son gibus. On annonca les Beaumanor. L'extase preparatoire etait au comble. * * * * * Arsenie, la soie sur les os, trembla sa premiere reverence telle qu'un miroitement evanoui de roseau sur l'onde, et se redressa maigreur probleme. L'explication suivait, sous forme de la maman Beaumanor, une fantomale momie a migraine et du non moins Beaumanor pere, qui semblait vouloir n'exister que de profil. Et d'une laideur a quel degre de defi presque! Nulle autre ressource que d'attribuer a tous trois le "supreme cachet de distinction." * * * * * Diplomate de naissance, brochete de tous les ordres connus--et combien officiels ceux-la!--Beaumanor, depourvu du fils qu'il avait reve de piloter a travers les ambassades et chancelleries, s'etait rejete sur Arsenie et avait veille sans relache a lui inculquer la science du beau monde. Depuis plus d'un an il travaillait a la premiere apparition d'Arsenie dans le Noble Quartier. Il l'avait accablee de ses inestimables conseils jusqu'a la derniere minute et les prodiguait encore au moment ou la voiture s'arretait dans la cour de l'hotel. Aussi, que de prouesses Arsenie allait accomplir! * * * * * La causerie s'etait ralentie, l'heure des supplices--prononcez musique de chambre--avait sonne. Arsenie, c'etait l'attrait culminant de la soiree, fut conduite au piano. Emue, tremblante, la chere enfant! Elle roucoula, chaste comme la neige, une elegie de jadis sur un theme d'autrefois; sa voix, troublee par la peur, s'egara dans les larmes, bien loin de toute tonalite connue. L'entourage se hata de dissimuler l'effondrement de la romance sous un murmure flatteur. Apres le concert il y eut une "petite sauterie," toujours a l'intention de la debutante. Arsenie s'enfonca dans les somnolences d'une redowa, ce fade derivatif de la valse; mais ses pas s'embourbaient en un rythme baroque et les battements de son coeur l'arretaient a chaque mesure. Elle fut tombee de son long--de son large etait impossible--si l'inevitable Conrad ne l'avait vaillamment soutenue, tout en affectant (revoir divers _Keepsakes_) l'air ravi, la bouche en coeur, le frac parfait. L'opinion generale du salon fut qu'Arsenie etait la digne eleve de son pere. Les Beaumanor partirent avec la conviction que leur dynastie verrait encore de beaux jours, et apres avoir entortille la frele Arsenie de tous les genres de fourrures propices contre le rhume. * * * * * Au sortir de cette seconde exhibition, Conrad se sentit tout a fait epris de miss Ellen. Il alla au "Jockey," revant de gagner assez d'argent pour conquerir quand meme la splendide bayadere. Le lendemain, vers midi, il avait perdu toute sa fortune et ne se trouvait plus d'autre ressource que d'aller demander la main dotifere d'Arsenie, qui lui fut accordee avec un enthousiasme precipite. Dans le meme moment, miss Ellen devenait la fiancee du bel ecuyer en costume spartiate. Il est certain que de cette union naitront quelques futurs triomphateurs d'hippodrome, de meme que la progeniture de Conrad et d'Arsenie fera, probablement, la gloire des chancelleries et ambassades! Et s'il fallait extraire quelque moralite de cette absurde histoire, on proposerait une plus large application des etudes de gymnastique dans les nouveaux lycees de demoiselles? Volontiers on demanderait aussi qu'il fut procede aux unions conjugales dans le beau monde avec un peu plus de souci de l'esthetique.... Mais tout cela, selon la methode graduelle, "dans une juste mesure!" Il est trop certain que le progres ne se decrete pas.... LA NUIT DE NOEL Les depeches arrivaient par milliers dans les bureaux du _Chicago-Times_; car cette fois,--nous parlons d'une autre annee a pareille date,--le volumineux journal quotidien devait fournir a ses lecteurs le plus de details possible sur la fete de Noel celebree la precedente nuit dans toute l'Amerique. Dissemines sur le vaste territoire des Etats et largement premunis de dollars, des milliers de reporters enfievres et tenaces avaient recu l'ordre d'agir avec methode: Futile ou grandiose, etrange ou prevu, delirant ou glacial, aucun des faits survenus n'allait etre omis dans les colonnes du fameux "Christmas-Number." Il tombait donc, dans les susdits bureaux, une incessante averse de telegrammes, lesquels, bien qu'abreges en langue negre, dans le style de l'information, etaient generalement impregnes des sentiments mystiques, choregraphiques, culinaires et noctambulesques qu'evoque a chaque fin de decembre l'idee ephemeridienne de la naissance du "Sauveur." L'invisible fremissement des fils electrises transmettait tour a tour l'extatique resume des sermons proferes dans les temples, le compte rendu compasse des receptions officielles, et disait l'etincellement de soie et d'or des reunions mondaines, les divertissements intimes des fortunees familles et la splendeur des cadeaux ployant les branches des verts sapins de Noel illumines devant les yeux eblouis des bebes. Puis c'etait la peinture des plaisirs goutes dans les centres populaires, tels que plantureuse consommation de puddings et d'oies grasses en pique-nique, stupefiante absorption de litres de vin et quantite subsequente de violents pugilats sur la voie publique, occasionnes par les controverses inevitables en de telles circonstances religieuses. Quelques-uns des reporters avaient pousse leurs investigations loin des sentiers battus afin de telegraphier des renseignements jusqu'alors inedits. Ils disaient le menu du repas exceptionnel et les divers relachements de discipline accordes pendant cette memorable nuit aux detenus des prisons et des bagnes. Ils decrivaient l'effet sinistre et poignant de la celebration dans les maisons de fous; ils racontaient comment, en depit des rigueurs de l'hiver, on s'etait amuse dans les confortables salons des trains express filant a travers neiges, et sous le pont des steamers perdus parmi les brouillards des grands fleuves; ils allaient jusqu'a donner des notions sur les honneurs plus ou moins bachiques rendus au dieu de bonte pour tous dans les campements des lointains ouests, par les soldats yankees, charitablement occupes a la destruction systematique des races indigenes. Les recits de ce genre se succedaient sans treve: Toutes les notes, eclatantes, folles, douloureuses ou burlesques, du concert social americain, toutes les discordances d'une entiere nuit de charivari national vibraient dans le sourd mystere des cables repandant leur vague harmonie de cordes de harpe tendues sur le ciel noir. Les depeches, alternativement exaltees par l'audition des preches, empesees par le rigorisme des meetings politiques, assombries par quelque brutal episode de misere ou de clemence, alourdies sous le poids d'une statistique de victuailles, affriolees par la lumineuse vision des bals pleins de rire et de musique, les depeches accourant comme la volee de feuilles d'une foret d'automne, foisonnaient sous la main des redacteurs extenues a la besogne de l'amplification. Et l'enorme tas de prose du journal a seize pages compliquees de huit colonnes, en caracteres microscopiques, commencait a deborder, la composition s'achevait, la mise sous presse etait imminente, quand le flot des nouvelles de la "derniere heure" apporta du fond de l'Ohio la singuliere histoire suivante, legere fantaisie qui semblait fretiller dans son frele vetement de papier pelure a telegrammes et dont le charme rapide en grande partie se dissipa lorsque, par decence grammaticale, on eut rallonge les phrases trop courtes qu'elle avait adoptees pour franchir l'horizon. * * * * * "Nuit agitee a Springfield! lisait-on le lendemain dans le _Chicago-Times_, incident extraordinaire! scandale inoui! "Des l'aurore, les sandwiches avaient promene des affiches ou fulguraient ces mots en immenses lettres rouges: "--Pour ce soir, onze heures.--Solennite hors ligne.--Predication, messe en musique. --Puis, attention! a minuit juste: prodige visible et palpable!--Reelle et splendide manifestation divine!--Miracle! miracle! miracle! "Signature: le nom du reverend pere Trimmel, et lieu du rendez-vous, une ancienne chapelle catholique situee a l'extreme limite de la ville, presque dans les champs. "Il y a deja quelques mois que l'etrange Trimmel a rouvert, on ne sait a l'aide de quelles ressources, cet etablissement de piete, et c'est en vain que, depuis lors, il epuise tous les moyens connus de propagande pour se procurer une clientele de croyants. "Mais cette fois, a l'occasion de la Noel, l'habile apotre tentait un appel decisif et de succes certain. Sa facon d'americaniser le catholicisme prouvait qu'il etait dans le mouvement. Rien de plus sympathique: et son mirobolant programme ne pouvait manquer d'exciter au plus haut degre la curiosite generale. "A l'heure dite, malgre la longue route et le froid noir dans une tourmente de neige, la foule arrivait en masses profondes et s'engouffrait dans la chapelle ou le respectable Trimmel, lui-meme, recueillait modestement--mais soigneusement--le prix des sieges. "Le coup d'oeil, a l'interieur de l'eglise, offrait, il faut l'avouer, un incontestable interet artistique. "Sur l'autel, brillamment eclaire de l'etincellement des cierges, un enfant, un jeune Christ presque nu, seulement couvert d'un lange de toile d'argent autour des reins, dormait accoude dans une gerbe entremelee de fleurs des champs. "Au fond de la scene figurait, en grandeur nature, la Vierge-Mere, se dressant sur une sphere symbolique, teintee d'azur celeste et semee d'etoiles d'or. "A gauche du tabernacle un Saint Joseph se tenait debout, le regard au ciel, les mains appuyees sur un etabli de charpentier. La derniere colonne de droite laissait depasser le poitrail et la tete d'un ane, l'ane paisible de l'Ecriture, lequel avait, pour le moment, les naseaux enfouis dans une auge. "Tous ces sujets de la Sainte Famille presentaient l'aspect realiste des sculptures polychromes a la mode italienne, exagerant le trompe-l'oeil de la vie; ils rayonnaient d'une intensite de couleurs qui semblait respirer. "Le reste de l'edifice etait egalement inonde de vive clarte, grace aux reflecteurs d'une double rangee de lampions appliques aux chapiteaux des piliers et rattaches entre eux, des deux cotes de la nef, par de vertes guirlandes de branchages entrelaces. "Un murmure accentue d'admiration courut dans l'auditoire, et il ne fallut pas moins que l'aspect du reverend Trimmel, planant du haut de la chaire, pour que le calme exige d'une assistance devote se retablit. "Conformement a ses prospectus, M. Trimmel debuta par un onctueux preche, tendant a demontrer que la decouverte du Nouveau-Monde etait prevue par l'Apocalypse..., effort d'eloquence essentiellement soporifique, mais que vint interrompre tres a propos le bruit d'un timbre sonnant minuit. C'etait le moment de la "great attraction" infernale ou divine! Qu'allait-il arriver? L'anxiete fut au comble; le silence haletait...--"Que ceux qui ont des oreilles, entendent, s'ecria bibliquement M. Trimmel, que ceux qui ont des yeux regardent; car c'est l'heure ou ce qui etait ecrit doit arriver..." "Ayant dit, il quitta lestement la tribune et, reparaissant au bas de l'autel, il elevait dans ses mains et portait a ses levres un instrument de cuivre a courbures fantasques, en maniere de saxhorn herisse de clefs. "Il emboucha le bugle d'un souffle violent, le manipula d'un doigte veloce et regala les oreilles sus-mentionnees d'une stridente melodie, au rythme allegrement cadence. "Quant aux yeux... Etait-ce une illusion? Non! Il fallait se rendre a l'evidence: des choses stupefiantes s'accomplissaient: "Remuee par le charme musical, la Vierge s'animait par degres; elle abaissait le regard vers le "bambino" sommeillant, et l'enveloppait d'effluves attendries. Puis, exaltee par la joie d'avoir mis au monde un dieu, elle s'abandonnait en des attitudes harmonieuses, changeantes, souples, etherees, composant une sorte de danse extatique. "Sa gracieuse personne ne risquait que d'imperceptibles dehanchements, des fluctuations de torse vaguement voluptueuses, mais ses pieds mignons se croisaient et passaient de la pointe aux talons, avec une prestesse pimpante sous laquelle la sphere d'azur tournoyait sans que l'exquise ballerine perdit rien de son equilibre. "Il n'en fallait plus douter, c'etait la gigue, enfin! la gigue nationale, hardie, nerveuse, deluree, ravissante. L'enthousiasme se dechainait. "Hip; hip, hourrah!" toute la Sainte Famille subissait l'impulsion; Saint Joseph battait des deux mains son etabli qui roulait, autre miracle, un fracas de tambours et de cymbales; l'ane symbolique, agitant de la bouche une manivelle fixee dans l'auge, en tirait des clameurs d'orgue de barbarie, accompagnement feroce aux arrachements de clairon propulses par Trimmel, symphonie acharnee pendant laquelle le Jesus caleconne d'argent s'eveillait, saluait la compagnie, grimpait au sommet d'une colonne, evoluait vertigineusement autour des guirlandes doublees de solides trapezes; montait encore et s'accrochait finalement aux plus extremes altitudes de la voute. "Alors le dechirant concert s'arretait net, laissant un silence mort. "Trimmel fixait les hauteurs et lancait le terrible et traditionnel "are you ready?" question pleine de fatal mystere au bord de l'abime!... --"Yes!" cria l'enfant d'une voix ou vibrait l'audace surhumaine. "Et lance dans le vide, pirouettant en un jolit saut perilleux ou ses paillettes scintillerent comme des brisures d'astre, l'adroit polisson retomba debout sur les epaules du reverend Trimmel, puis rebondit sur le sol dans la plus souriante posture accademique et funambulesque. "Interpretant alors dans un sens favorable l'etonnement muet des spectateurs, Trimmel reprit la parole dans le but d'evoquer des sentiments genereux et annonca que l'interessant petit Jesus-Clown allait faire le tour de l'honorable societe... "Mais il parut que la mystification avait excede certaines limites permises... Il surgit dans la foule, entre papistes et pietistes, un tumultueux debat sur la portee theologique de l'incident, un danger de melee, de veritable guerre de religion, qui pourtant finit par ceder a l'unanime resolution de demantibuler absolument le facetieux Trimmel et ses indecents collaborateurs. "Une effroyable effervescence s'alluma, des cris de mort retentissaient, l'affaire tournait rapidement au tragique. "Comment s'y prirent Trimmel et C^ie pour s'eclipser pendant la bagarre? Nul ne saurait le dire, mais toujours est-il qu'un peu plus tard, sur le lointain horizon de Springfield, l'ane portant la Vierge et l'Enfant, Joseph charriant l'etabli et les autres ustensiles de la troupe, le reverend Trimmel enfin, trottant en arriere dans sa longue soutane noire, cheminaient, comme pour une autre fuite en Egypte, a travers la vaste solitude des plaines poudrees de neige." * * * * * Le recit se fut termine tres avantageusement sur cette image poetique, si le correspondant de Springfield ne l'avait fait suivre d'un facheux "post-scriptum" decouvrant la farce, le "humbug," dans toute son impudeur. "Le pere Trimmel, ajoutait ce gazetier, n'a d'autre but que d'utiliser au profit de la foi l'attrait toujours certain des spectacles acrobatiques." Pour surcroit d'impertinence, le reporter disait en terminant: "Vous jugerez vous-meme, bientot, de la valeur du pere Trimmel et de l'efficacite de son systeme de propagande, car il se propose de venir donner prochainement quelques representations devant le public de Chicago." FIN D'ANNEE Sauf quelques variantes sans importance, les choses se passerent comme d'habitude en ce trente et unieme soir du dernier mois de l'annee. Sur le coup de neuf heures, les becs de gaz flamboyaient a l'interieur du "Monologue-Bar," etablissement de boissons tres interessant, situe la-bas, bien loin, dans le Quartier Populaire de San-Francisco. L'air etait limpide; tout scintillait comme au debut d'une fete. Aucune buee ne ternissait jusqu'alors les revetements de glaces coules sur les murs, et par le clair vernis des vitres on voyait la neige tomber lentement dehors, dans la joyeuse lueur de la lanterne plantee au- dessus de la porte du cabaret. Les fumees des premieres pipes montaient en flocons distincts et ne formaient pas encore l'epais brouillard qui bientot rejaillirait du plafond. Les employes du cafe se hataient d'apporter aux tables entourees de consommateurs les plateaux de metal blanc, les verres et les carafes ou s'agitaient, comme un flot lumineux, les alcools, gin ou whiskey. Pour comble d'agrement, la jolie dame du comptoir souriait avec grace au milieu d'un brillant fouillis d'objets de ruolz et de cristal. En depit, cependant, de ces motifs de serenite que completait l'exquise tiedeur de l'atmosphere, l'assistance des clients gardait une attitude morose, assez etrange, ou semblait poindre le parti-pris de s'enfermer dans une sorte de melancolie systematique. Une dizaine de minutes s'etaient ecoulees dans cet etat de torpeur, lorsque Roboam Truddle, exactement comme les soirs precedents, vint s'attabler au point central de la buvette, en face du comptoir, bien en vue de l'assemblee. * * * * * L'arrivee de ce personnage parut provoquer parmi la reunion un vague mouvement de sympathie dont il eut ete difficile a premiere vue de deviner la cause. L'homme, de stature elancee, etait d'une maigreur osseuse a laquelle le pantalon noir etroitement serre aux jambes et le grele habit noir, au collet releve sur la nuque, donnaient un aspect de misere et de faim. L'oeil, d'une paleur effaree, demeurait fixe sous les sourcils crispes en triangle; le nez, passablement long, tranchait par des tons cramoisis sur la teinte blafarde du visage; la bouche etait largement fendue et le menton decoupait un carre brutal; les cheveux bruns grisonnants coulaient en meches eplorees le long des joues creuses et du grand front dont les lourdes saillies et les veines epaissies rejetaient a l'arriere un chapeau noir singulierement demesure d'altitude. Dans son aspect general, d'ivrogne de profession, M. Truddle representait assez bien un individu chez qui s'est invetere depuis longtemps le dedain de toute vaine ostentation de dandysme ou d'esthetique personnelle. Il mit a cote de lui, sur une chaise, un manteau dont il s'etait defait en entrant, et lorsqu'il se fut assis, dressant son torse etrique par-dessus la table, il parut haut, sinistre et distrait. Un employe du bar se hata de placer a sa portee une enorme mesure de gin, dont il avala coup sur coup plusieurs verres; il exhala quelques bouffees d'une pipe ebrechee, qui, vraisemblablement, ne quittait jamais le coin de ses levres, puis il enveloppa la salle entiere d'un regard surhumainement vide, ou se lisait comme une surprise excessive d'etre dans la vie et comme une tentative sincere de reconnaitre en quelle partie du monde positif ou chimerique M. Truddle venait d'echouer actuellement... Apres quelques instants, toutefois, cette incertitude se dissipa: le jeu de physionomie de M. Truddle temoigna qu'il discernait sa taverne accoutumee, l'air de folie de ses traits se compliqua d'une expression de tristesse analogue a celle qui planait sur le reste de la reunion; il ingurgita la suite du flacon de gin et se prit a pousser divers gemissements confus d'ou se detacherent, finalement, des lambeaux de phrases saisissables que l'auditoire, evidemment indulgent, affecta d'ecouter dans un silence profond. --Quoi de neuf? disait M. Truddle en maniere de causerie d'ivrogne avec ses voix interieures.--Quoi de neuf? Parbleu, rien!... L'annee va finir, dit-on; eh bien! qu'elle aille au diable, peu m'importe... Travailler niaisement chaque jour, arracher le penible dollar, ramasser la croute de pain quotidien par lachete de mourir, se griser le soir pour oublier le degout de vivre... Voila ce que l'annee defunte nous a fait faire... Et l'esperance a toujours menti, le hasard a refuse d'etre prestigieux, certes!... La fortune, l'eternel reve d'avoir et de pouvoir nous echappe plus que jamais.... Oui, le diable maudisse l'annee morte et celles qui suivront, le temps inutile qui nous rend d'heure en heure plus seuls, plus nuls, plus laids, plus douloureux.... Tel etait a peu pres le sens des litanies que Roboam Truddle emettait d'une voix ironique et haletante en harmonie avec sa face morne eperdue dans l'hallucination. C'etait l'exorde d'un obstine discours tendant a prouver combien M. Truddle et les notabilites presentes etaient regrettablement destines a mener sur terre une existence superflue.... * * * * * Et des lors il fut demontre que ces theories s'accordaient de la facon la plus touchante avec les opinions essentiellement decouragees des auditeurs. A l'entour des tables les visages s'assombrissaient; on entendait, par-ci par-la, des soupirs, des exclamations d'ivresse sourde, parfois un sanglot; somme toute, un murmure approbatif annoncant que M. Truddle, espece de "pleureur" ou jeremiste figuratif, remportait tous les suffrages. La seance bachique se developpait, maintenant, dans toute son intensite. Les becs de gaz brulaient plus rouges dans l'air surchauffe, des perles d'eau sillonnaient le voile humide etale sur les miroirs; les employes du bar s'extenuaient a redoubler les rations de liquides. M. Truddle puisa de nouvelles lampees dans le litre qu'on venait de remplir et, plus expansif encore, il continua de perorer. --Ignoble annee crevee, reprit-il, developpant son theme, que ne m'a-t-elle rendu le seul etre avec lequel, jadis, il m'etait doux de vivre.... Ma chere femme! oui, la noble et chaste Mme Truddle! ajoutait-il d'un ton burlesquement attendri. Je l'aimais, je la voulais heureuse, mais elle a deserte le nid conjugal; elle voyage depuis assez longtemps sans residence fixe.... Elle n'a pu supporter ce que je lui faisais souffrir, chaque nuit, pauvre ange! quand je rentrais ivre ou fou.... Elle etait mon idole et, pourtant, si je la revoyais.... M. Truddle, sans bouger de son siege, leva tres haut la jambe droite et frappa la table d'un coup sec, pour ainsi dire strident, du plat de sa semelle prodigieusement longue. Il executa cette gymnastique sans aucune apparence d'effort, et saisissant son genou d'une main, il feignit de remettre sa jambe a sa place ordinaire. --Voila comment je l'ecraserais! concluait-il simplement. * * * * * Les doleances maritales de M. Truddle avaient surmene la sensibilite de la compagnie. Le cabaret tombait dans un marasme noir qu'une troisieme distribution de rafraichissements ne fit qu'aggraver. M. Truddle s'abreuva d'une rasade supreme et reprit derechef la parole, mais ses jeremiades ne se traduisaient plus que par d'affreux cris sans suite arraches de sa gorge comme un rale. --Annee feroce! hurlait-il, puisque tu ne pouvais rien d'autre, que ne m'as-tu donne la mort.... Oui, mourir!... Hurrah! si c'est le repos dans le neant.... Mieux encore, s'il y a quelque chose apres.... Une explication de la folie d'ici-bas?... Et puis, a quoi bon ne pas nous achever!... Nous sommes prets, nous ne trainons plus qu'un cadavre... Nous sommes eteints, finis, vides par la fatigue de vivre sans savoir pourquoi!... Regardez!... M. Truddle essaya de se redresser, son regard atone s'ecarquilla sur le vague; il exhiba dans la lumiere mourante la hideur de son masque d'alcoolise et s'abattit inerte sur le sol. * * * * * On eteignit precipitamment les becs de gaz, comme pour le depart d'un cercueil. Les employes du bar roulerent M. Truddle dans son manteau et le jeterent dehors sur le pave couvert de neige, dans la clarte de la lanterne plantee au-dessus de la porte. Grace a cet artifice destine a favoriser la fermeture de l'etablissement a l'heure reglementaire, la clientele s'elancait en bloc dans la rue pour voir si M. Truddle etait vraiment defunt ou seulement ivre-mort. Mais presque aussitot M. Roboam Truddle se relevait, rabattait le collet de son habit, et decrochait d'un meme geste rapide sa perruque brune ainsi que l'enveloppe de carton qui lui rougissait le nez, ce qui lui permettait de se manifester sous l'aspect d'un jeune homme du meilleur ton, correctement cravate de blanc. Et l'artiste accredite, l'orateur ordinaire du "Monologue-Bar" s'inclinait, en parfait comedien, sous les salves d'applaudissements de son public emerveille, puis, de son pas leger de clown a longues jambes, il s'esquivait dans la nuit. A LA SCHOPENHAUER C'etait bien une crise qui paralysait, ainsi, dans "Elysean-Park," le joli commerce des joujoux; et, par une ironie commerciale du printemps, elle s'etait declaree des fin avril, pendant les senteurs des lilas, juste au moment le plus favorable a la reprise de ce leger genre d'affaires. Le vide s'eternisait autour des gracieuses boutiques dressees en plein vent sous les arbres. Les marchands ne vendaient plus rien et passaient leurs heures a regarder grandir le spectre de la faillite. Attifees de toilettes voyantes, ou montrant leur chaste nudite rose en maroquin sans sexe, les poupees s'etiolaient dans un abandon grisaille de poussiere. Les scintillantes ferblanteries des canons, des fusils et des sabres s'oxydaient derriere les phalanges decouragees des soldats de plomb. Une tristesse noire s'elevait depuis les chariots renverses a terre jusqu'aux cerfs-volants defraichis papillonnant aux frises. Les chanterelles de chanvre se brisaient l'une apres l'autre sur les minces voliges des violons et guitares d'un sou. De temps en temps la rupture d'une touche d'harmonica pleurait un glas lointain de note felee, rendant plus poignant encore, parmi les fermes et bergeries voisines, l'aspect de cette rouille d'automne qui jaunit a la longue les paysages invendus en bois vernis. La calamite devenait generale, a tel point qu'elle atteignait M. Trum lui-meme, oui! M. Belphegor Trum, le celebre fabricant de pantins, l'introducteur autrefois brevete de la "toupie-valse," M. Belphegor, dont la boutique--a l'enseigne des "Enfants-Sages"--s'elevait au centre d'Elysean-Park, dans la partie frequentee precisement par la fine fleur du far-niente millionnaire. A quoi fallait-il attribuer une disgrace aussi marquee? La plupart des boutiquiers arguaient de la situation d'ensemble de l'economie politique. Mais M. Trum ne s'egara pas a de telles jeremiades en style de tenue de livres, et n'alla pas imaginer que la lourdeur des marches pesait jusque sur la bosse des polichinelles. Ainsi qu'en temoignait sa longue figure maigre, ses petits yeux fouilleurs et le toupet fretillant au sommet de son front pointu, Belphegor Trum etait un industriel de decision et d'humour, devenu dans la partie une maniere d'artiste capable d'originalite. Il savait par experience que les petits garcons et les petites filles tres riches, etant eduques dans le mode high-life, n'ont coutume de rien retrancher de leurs plaisirs, quelque defaillant que soit, d'ailleurs, le negoce national. D'ou les ralentissements dans la vente des joujoux de prix n'ont pour motif ordinaire qu'une variation du caprice actuel defavorable aux produits surannes et provoquant le desir d'un changement de futilites et brimborions. Auquel cas les fournisseurs subtils sont tenus d'inventer l'attirance de hochets inedits, en meme temps qu'appropries au gout du jour. Or, maintes fois deja, M. Trum avait fructueusement exploite ces especes de lubies: Durant les idees de bataille propagees par la recente guerre d'Europe, il ecoula beaucoup, beaucoup de petits regiments fusilleurs, sabreurs, mitrailleurs, chevaucheurs, avec accompagnements de trompettes, de tambours, d'oriflammes et de vraie poudre a canon. Certaine periode d'engouement theatral occasionna le placement d'une multitude de Comedies en papier peint et de toutes les marionnettes amoureuses ou renfrognees, burlesques ou terribles, qu'il faut pour danser le drame et la farce au bout d'un fil. Il n'y eut pas jusqu'aux pretentions scientifiques de notre generation decidement progressive que M. Trum n'eut captees par toutes sortes de quincailleries electro-chimico-mecaniques, toujours vendues fort cher. Et voila qu'apres tant de fantaisies envolees, les young ladies et petits gentlemen tres riches se remettaient a reclamer du neuf, on ne sait quoi de conforme a des aspirations latentes, indecises, encore en l'air et que M. Trum, avant de risquer aucun nouvel expedient, devait s'efforcer de saisir au vol. Il s'abstint donc de monologuer de steriles complaintes, et, pratiquement, il employa ses loisirs forces a combiner des projets, a guetter le secret des tendances qu'il comptait enjoler sans retard, a noter enfin en leurs moindres variations apparentes les allures et facons du jeune beau monde repandu dans le jardin. Certes, le frais Elysean-Park n'avait rien perdu de sa coquetterie legendaire. Le soleil continuait de precipiter a travers les trouees de feuillage des eclaboussures d'or sur la soie verte des pelouses. La gerbe d'ecume de la grande piece d'eau montait toujours sur l'eblouissant lointain de lumiere. Les mamans en toilettes vaporeuses, escortees de bobonnes a rubans et d'institutrices vagues, persistaient a venir s'asseoir, pour lire et broder, nonchalantes, les apres-midi, a la lisiere d'ombre des vieux arbres, taillis que sur les fonds de vert et d'azur les remuantes bandes d'enfants enlevaient des peinturlures de costumes d'ete. Les heures de promenade gardaient leurs fouillis d'enluminures claires, mais, a vrai dire, elles ne bruissaient plus des joviales animations d'antan. Il planait un murmure chuchotant de ceremonial et c'en etait fini des airs envoles et turbulents jadis admis comme cachet de distinction. M. Trum crut, de plus, remarquer qu'une affectation de souci posee sur le front des mamans elegantes, s'estompait en reflets plus tendres sur les traits des bebes, eux-memes cuirasses d'elegance. Ceux-ci trainaient par les allees de lentes attitudes de revasserie. Ils restaient en arrets de silence eperdu devant des tombees de branches, des effeuillements de roses, des froufrous de colombe en fuite ou n'importe quelle autre vue prise sur la poesie de l'ephemere!... Il presidait a ces tenues melancolieuses quelques tatonnements, des gaucheries d'ebauche, indices d'un noviciat tout ingenu. Les symptomes, pourtant, etaient decisifs: On dressait la jeunesse doree a des exteriorites d'obsession, il existait une consigne d'assombrissement neo-byronien et c'est sur cette donnee, evidemment, que M. Trum devait baser ses recherches. Mais pour agir avec succes, il lui restait a decouvrir dans quels termes et jusqu'a quel point cette manie--ou cette doctrine--s'accreditait dans l'intimite des familles, et pareille enquete eut ete, sans doute, difficile a suivre, si des circonstances favorables n'avaient apporte d'elles-memes a M. Trum les indications voulues: Quelques nourrices et cameristes, simples gaillardes agrestes, innocemment restees de bonne humeur, frequentaient encore de temps en temps les pimpants etalages de M. Trum et consacraient, par surcroit, ces plaisants moments entre elles a dauber, avec le plus d'irrespect possible, les inenarrables frasques des maitres. L'adroit negociant n'eut qu'a laisser tomber quelques questions dans le parlage pour en faire jaillir, aussitot, en patois de terroir, un intarissable flot de confidences, ainsi traduisibles: "Pas genant, le service d'aujourd'hui! Plus de rebuffades de Monsieur, ni de nerfs de Madame; pas de cris de bebe, pas le moindre fracas des visites et connaissances. Tout ce qu'ils demandent, c'est qu'on trottine a pas de velours, sans voix, sans brusquer rien, autour de leur douceur triste, oh! triste! par plaisir donc! en maniere de repos de l'esprit, vu qu'a leur idee, l'existence amusee ou non, ce n'est jamais que du hasard, de la folie et de l'inutilite s'effacant le long des heures mourantes a la file, jusqu'a ce que demain soit devenu de l'oubli et du rien comme hier. Telle est leur chanson; et les voila charmants, en somme, avec leurs yeux grands ouverts de pitie sur cette betise, disent-ils; de la vie lachee entre ciel et terre sans pourquoi ni par qui, avec leurs tetes penchees, ecoutantes, comme si des rumeurs de travail et de foule sur la ville et la-bas sur le reste du monde, il venait un drole de bruit de reve... "Mais vraiment, poursuivaient les jaseuses, ceci n'est encore que des preparations entre soi pour paraitre ensuite bien gentils dans les societes. Ah! les receptions, les soirees, les bals, c'est la qu'il faut voir leurs degaines empesees de spleen, selon le genre qu'ils appellent "fin de siecle" et qui sera, par malheur, "commencement de siecle" d'apres. Les Messieurs en noir colles aux murs comme des raies d'encre; les Madames epinglees de perles dans le frisson des dentelles; le silence et l'ennui raide dans beaucoup de parfum et de lumiere, voila toute la fete. Quelquefois on varie d'un peu de "miousic" febrilement tourmentee sur piano; puis il y a des danses aussi, des enlacements deux par deux, des valses lentement tournees a travers les salons jusqu'a se perdre dans le jardin, au fond des ombres! Alors les Messieurs en noir contre les murs parlottent du bout des levres. On saisit des mots au passage des plateaux de limonade et de sorbets: ce sont des gaudrioles glacees sur cette demence de musique, sur ces monotonies d'etoiles et de lune qu'on voit au loin de la nuit par les fenetres, sur les griseries d'amour que les couples tournoyants se soufflent a l'oreille. Helas! s'aimer, s'unir, recommencer des etres, creer de l'avenir, jeter de la vie sans cesse a ce vain reve de vivre! Tout cela, derision! en suite d'un tour de valse! Et patati et patata! voila, continuaient les peronnelles, leur jolis propos--et c'est lance sans rancune, d'un ton leste de melancolie a l'event. Le parfait du genre recommande qu'on folichonne ainsi d'une indifference legere dans le desespoir d'agrement. Geindre pour tout de vrai, ce serait faire figure de benet, car de ce qu'il semble que la machine terrestre ne peut marcher que de guingois avec l'imbecile mort quand meme au bout, c'est de quoi ne s'irriter qu'avec moderation, en certitude de n'y pouvoir remedier. On perd a la tricherie de la vie, et, mystifies, on paie sans tapage. Telle est la regle pour les gens comme il faut, petits et grands. C'est pourquoi nos greles demoiselles fanfreluchees et satinees, nos gentlemen-moutards, en chapeau haute forme, etudient la-bas les graces tristes, se laissent quasi vivre, mais avec des essais de croire que rien ne vaut la peine de rien..." Tressautantes de rires, les babillardes n'en finissaient plus de leurs medisances. Mais M. Trum restait serieux, tres attentif, furetant son oeuvre au fond des railleries. Il appreciait, en specialiste, ces ostentations de mondanite navree; il les aimait tout a coup et s'en penetrait pour les rendre en art. Sa cervelle s'agitait: la trouvaille voulait poindre, elle surgissait; il la tenait, enfin, complete, heureuse, triomphante! Quelques jours de hative improvisation lui suffirent a tout bacler derriere ses volets clos, et brusquement, un matin, il ouvrit, certain du succes, fier d'avance du retour de la foule. On accourait, en effet, de tous les points d'Elysean-Park, attires de loin par un spectacle d'irresistible etrangete. Les ribambelles d'enfants, aussitot en presse devant la boutique, n'avaient pas assez de clarte bleue dans les yeux, pas assez de flammes roses sur les levres pour arborer l'extase, tandis que l'entourage des mamans elegantes et des vagues institutrices ne pouvait se defendre d'un murmure ravi. C'est qu'en pleine joie de soleil, sur l'etendue vert-tendre se dressait une farce noire, une vision d'affreuse bimbeloterie de douleur. M. Trum elevait ses treteaux sinistres pour un commerce inoui d'amusettes fardees d'epouvante. Les gais bariolages de l'echoppe s'eteignaient sous des voiles de catafalques piques de larmes tremblees en papier d'argent. Sur les rayons une multitude de figurines se campaient en grand deuil correct, selon la coupe la plus recente du journal des modes funeraires (_Mourning News_).--Il y avait les pantins porteurs du rigide frac noir et casques du haut gibus, les poupees en atours de veuves, avec longues ailes de tulle dans le vent; par-ci par-la des clowns, meme, ou pierrots yankees, a contorsions de squelettes en maillots noirs, que l'effet de neige de leurs perruques marquait d'une touche de gravite. Les suites de marionnettes se groupaient sur les couvercles de leurs boites, ebauchant des attitudes au milieu d'accessoires divers; et des rapetissements d'humanite gesticulante, des aspect d'envers de lorgnette se modelaient comme en un temps d'arret de pantomime. C'etait tout un monde en miniature, une collection complete de types sociaux que M. Trum, du bout de ses doigts d'artisan, avait lestement affubles au "degout du jour," enfunebres de pied en cap, mis dans leurs meubles respectifs, copies vifs, enfin dans une posture ployee et meditante de marasme, dans un semblant cruel et glace d'etre vrais. On admirait en bloc le fouillis de merveilles, mais bientot les details furent examines un par un, avec un mouvement de satisfaction croissante. Quelques breves paroles de boniment lancees par M. Trum haterent encore--bien que debitees sans emphase--cette recrudescence de faveur, et l'on se rendit compte, enfin, de l'exquise impression souffrante qui s'elevait de l'exposition entiere; on comprit avec quelle entente delicate de l'actualite, avec quelle fine intuition des adoucissements philosophiques necessaires, M. Trum avait pastiche les episodes les plus habituels du fatidique spectacle d'ici-bas. L'ennui d'etre, ou probleme de l'organisme, pris dans ses grandes lignes; l'absurde action precise dans des inattendus de destins; l'eternelle superfluite terrestre des tracas et deboires collectifs, tout apparaissait en assortiments de jeux distincts, en scenes muettes de petits fantoches, tres bonassement lugubres, d'ailleurs, et mettant a leurs dehors angoisseux l'espece de naivete des vieilles legendes plaquees dans le coloris des images d'un sou. Symboliques comme des pions d'echiquier et gardant le silence mortel du whist, les pions a face humaine de M. Trum innovaient un incomparable procede de recreation bourrelante. On ne pouvait mettre sous une forme plus ingenieuse de divertissement "le mal de vivre," theorique et pratique, a la portee de l'enfance. Mais la sympathie unanime, prise en plein sentiment, se concentra d'abord sur une categorie de compositions particulierement attrayantes et qui se deployaient en longues lignes sinueuses, au beau milieu du comptoir. --C'est les "petits enterrements," les jolis, ceux de premiere classe, expliquait doucement M. Trum, article soigne, ne laissant rien a desirer comme exercice de douleur compassee en plein air, onctuee deja de resignation naissante. Le defile va, l'allure est prise, lente, ouatee de componction. Il bruit une respiration de pleurs avec bourdonnements discrets de causerie. L'agent de tristesse decorative, le petit ordonnateur des pompes, est d'une dignite rare, ouvrant la marche, habille de noir mat, avec bicorne sur l'oreille et stick d'ebene aux doigts; professionnel, son sourire d'egal regret pour tous tombe d'un apitoiement indicible sur le calme des entours et, sans forfanterie du reste, il aspire les saines fraicheurs de la promenade mortuaire. A sa suite, vient l'equipe des petits croque-morts, sangles de courtes jaquettes de bourre, le chef cylindre du tube de cuir enduit de crepe, robustes de rable et satisfaits, non moins, entre deux ramassages de cadavres, d'escorter ainsi, bras ballants, en amateurs, jusqu'au cimetiere, emboitant le pas au quadrille de chevaux nains caparaconnes d'un flot d'ombres de velours ou cheminant sur les cotes du galant petit corbillard couleur de suie, huppe de peluche blanche aux quatre coins, que conduit le petit cocher somnolent en noire houppelande d'une coupe extraordinairement posthume et botte jusqu'au ventre, a l'ecuyere. Oh! la procession est d'une majeste reussie et, certes, le petit defunt coffre dans le joli petit cercueil jonche de fleurs, dut etre flatte--lorsque agonisant--de songer qu'il trainerait apres lui le cortege de tant de petits gentlemen en exacte toilette d'obseques et de tant de petites caleches de deuil bercant, bien suspendues, d'agreables petites dames en noir penchees aux glaces des portieres et mieux en vue pour verser d'excessifs sanglots dans de minuscules fragments de mouchoirs de dentelles... A ce faste de gala, M. Trum avait ajoute, pour les petites bourses, une section d'enterrements economiques, quand meme fort convenables, denommes "les petits convois du pauvre," en tout composes des dolents vehicules a rotonde et d'une conduite d'exasperes chiens maigres allant seuls derriere... Continuant dans cet ordre de folatreries civilisees a dessous d'amertume, M. Trum exposait quelques boites de "petits mariages," mais nullement de ces noces a tralala, qui rutilent d'ordinaire aux vitrines des marchands de joujoux. Ce n'etait plus le petit epouseur blondasse, ouvrant un sourire de tenor, ni le petit guerrier ruisselant des chrysocales de son grade, tendant le poing nuptial a la poupee extasiee dans la nuee de tulles et de fleurs d'oranger sur un fond flambant neuf de familles cousues d'or: --De telles festivites font mieux dans l'ombre d'un peu d'idees noires, assurait M. Trum. Voyez, plutot, ces touchants "petits mariages in-extremis"--les seuls demandes a present dans le commerce--avec assistants en demi-deuil dissimulant de rongeantes apprehensions: le fiance dresse la carcasse extenuee du parfait poitrinaire, tenue de bal; la fiancee defaille d'etisie: une soutane se detache du groupe d'invites et, dans le fond de la scene, on apercoit une file de petites voitures closes et de valetailles en livree sombre ornee de fleurs pales, comme pour une excursion eventuelle du temple au cimetiere... Mais M. Trum ne s'etait pas restreint aux croquis calques sur le grand monde. Il avait, de plus, esquisse bon nombre de tableaux du grouillement des foules; montre des cours de chantiers, des tenebres d'usines, des gehennes de chauffes, des sordidites de galetas, des ruines de bas quartiers, des interieurs de maisons de refuge ou de chatiment; traduit des ivresses, des suicides, des rixes, des meurtres, des revoltes; raconte les heures suantes de travail, les obstines retours de miseres, tant d'acharnees batailles de labeur, de famine et de rage qui, dans les formes d'une poesie plus farouche, accusent, a leur tour, les absurdes fatalites de laideurs, de tortures et de crimes, les eternels recommencages d'inutiles faits divers ou roule et se debat l'ahurie creation. L'un des meilleurs morceaux de cette partie de la collection etait certainement le "petit hopital" avec ses rangees de couchettes voilees de serge blanche, les placides caboches des petits infirmes rabattues sur les traversins, les airs guerisseurs du petit medecin en visite, les silhouettes blanches des religieuses au maintien de silence et de reve dans cette hotellerie de douleurs errantes et d'agonies hatees. On admira beaucoup, aussi, la facture des "Petits Monts-de-Piete" dont on notait la lumiere morte d'officine teignant de paleur une melee de pauvre monde en haillons et les troupes de petits employes avides de fouiller du bout du nez les tas de hardes apportees par de tremblantes petites menageres halant a leurs jupes de guenillardes trainees d'enfants. --Cela se passe la veille des jours de proprietaire a payer,--ricanait M. Trum. Voila pourquoi l'on jette pele-mele a l'usure tant de sortes de petits paquets en echange de si menues, menues piecettes de monnaie. Voila pourquoi, d'un air de lachete commise, on engage furtivement la defroque, le bijou, le souvenir, la relique... M. Trum poursuivait ainsi les descriptions, acerees de quelques traits de satire, qu'il debitait sur un ton d'atticisme insouciant et d'oiseuse ironie contre le destin. Puis il faisait mouvoir les marionnettes, revelait les secrets de leurs articulations, leur arrachait meme les voix et les cris de leurs roles desesperes. Les poupees serrees au corsage musiquaient une plainte ecoeuree, un rale amer de clarinette; les clowns et pierrots emettaient aussi des clameurs d'automates, des fac-simile de sanglots extraits d'impassibles entrailles; un crin de leur perruque, frotte entre les doigts de l'impresario, amenait les grincements atroces--et recemment inventes--d'une peau de tambour tendue sur leur crane. Mais que ces gemissantes imitations hurlassent grotesques ou tragiques, rien n'alterait jamais l'exquise fraicheur platree aux joues des poupards, nulle ombre ne passait dans l'eperdue gaiete bleue de leurs yeux de cristal; les clowns gardaient leur grimace retroussee de sarcasme; oui! les pantins, les mornes absolument qui jadis marivaudaient leurs felicites, les poupees noirement vetues, a present, selon l'ennui des temps, les dociles et candides poupees rapportaient d'autrefois leurs frimousses de beurre frais, pomponees de frisures, leurs gestes dodus grassement roules en carton-pate; et toujours, sur le rouge feu des levres, sous l'arc trop raphaelique des sourcils, dans la limpidite des yeux de verre ombres de trop longs cils de soie, il leur restait l'immuable sourire illumine, l'inouie profondeur d'innocence, la troublante lueur de vision sans voir, que refletaient exactement, d'ailleurs, les visages rayonnants des bambins assembles devant la boutique. On se prit a raffoler de ces frimes d'angoisses dont les acteurs, tres sincerement, n'eprouvaient rien. C'etait le passe-temps tout neuf, tant attendu; vraiment fashionable; on allait pouvoir s'amuser dans l'affligeante mesure des convenances, on tenait l'heureux joujou concu dans le style, enfin, des dernieres methodes de desillusion. Et, simplement, il avait suffi d'un peu de retouche funebre pour actualiser ainsi le vieux stock de pantins indifferemment eplores ou farceurs. Le succes de M. Trum depassa toute prevision. On se bousculait pour acheter. Des centaines de "petits enterrements" sillonnerent bientot les avenues. On jouait, entre demoiselles, a toutes sortes de "petits mariages in-extremis" dans les coins d'ombre. Flanant par la, les gamins du menu peuple etaient fraternellement convies a de decourageantes parties de "petits hopitaux et monts-de-piete," et, sans relache, on retirait de la grande piece d'eau les victimes des "petits assassinats," des "petites insurrections" et autres petits jeux cooperatifs des creve-la-faim. Ces pales distractions incitaient l'enfance elegante a des poses transies qui devinrent immediatement de rigueur sous les ombrages d'Elysean-Park. Il etait peu releve, desormais, de hanter les boulingrins en toilette non macabre. Les nourrices memes, converties, serraient leurs mioches dans des mantes de tournure claustrale et leurs coiffes battaient l'air de longues traines de rubans noirs. La vieille marchande de gateaux ne vendait plus que des "chagrins" au lieu des croustillantes friolettes anciennement appelees des "plaisirs." Les soldats, en quete d'eglogue, encanaillaient un tantinet le paysage de leurs uniformes vermillons piques de bleu-jaune et l'on delibera de retablir les "hussards de la mort," pour le roman special des bobonnes en deuil. La pluie de dollars afflua chez M. Trum, aussi longtemps que ces badines mortifications eurent pour correctif les joliesses de l'ete. Mais voici que les rouilles d'arriere-saison grimperent aux arbres, la brise soufflait de l'automne a pleins frimas et les minauderies de decadence commencerent a manquer de confortable. Un ennui, non joue maintenant, tombait des brumes, et les acerbes faceties de M. Trum ne suscitaient, enfin, qu'un petit frisson d'agacantes et grelottantes realites; elles accentuaient aux yeux des enfants eux-memes l'ineptie d'etre on ne sait quel cauchemar d'humanite ratee et mal a l'aise. Cela devenait d'un dechirement d'ame insupportablement naturel. Des rancunes sourdes s'ameuterent au nez des stupides pantins opposant a des calamites trop certaines leur indomptable risette de mecanique. Il y eut des menaces, des insultes, finalement des huees. La popularite de M. Trum s'effondrait derechef s'il ne l'avait, une fois de plus, repechee par un trait de genie: L'hiver, un matin, etait entre dans Elysean-Park, sur l'aile d'une trombe de neige. Les enfants, en course dans le tourbillon, s'arreterent tout a coup intrigues des changements reoperes soudain dans le magasin de joujoux. Les marionnettes bizarrement flottaient dans le vide, et, prises a la taille par des anneaux passes le long d'une tringle, elles se deployaient, serrees cote a cote, d'un bout a l'autre de la baraque, tandis qu'a quelques metres de la devanture, M. Trum avait eleve d'enormes monceaux de boulets de neige. Refusees, demodees, fletries, elles apparaissaient en une seule rangee, ces caricatures de la vie en noir. Le fiance, l'amante, le pretre, le paillasse, le fonctionnaire, le plebeien, la dame, le monsieur, ils etaient la tous, ces veules echantillons de la sottise d'etre, tous ces mannequins de l'incomprehensible chimere a forme humaine, tous ces clowns de l'effarement, faconnes par l'arbitraire fantaisie, ayant aux levres la plaie du rire sans cause, ils etaient la, toujours paisibles, hilares, bichonnes, ridicules, dans l'attente niaise d'un chatiment, d'une fin, d'un neant quelconque... Qu'allait-il donc se passer de drole ou d'effrayant? M. Trum, sans nuances de persiflage a present, et de verve dechainee, se hata de satisfaire les curieux: --On n'en veut plus, parla-t-il, de ces larmes de parade et de ces dilettantismes d'accablement. On en a par-dessus la tete de ces affres d'automates sans vrais pleurs aux yeux, sans un cri d'ame dans la gorge, sans vraie faim au ventre. On les berne, enfin, ces desoles, ces opprimes, ces meurtris artificiels, sans haine et sans revolte, sans pensee et sans voix. Oui, l'on siffle, a cette heure, ce qu'on acclamait hier. Eh bien! on le crevera, le pauvre spectre morfondu d'ideal a rebours. Destruction radicale!--la guerre a mort, a mort! Ce sera la nouvelle amusette, pas cher! un sou le coup; un exercice facile et gai: l'on n'a qu'a frapper, qu'a cogner les pantins imbeciles! au hasard, dans le tas! --Cassez, brisez! achevait M. Trum. C'est le jeu du massacre et de la fin du monde, le grand succes du jour. Cassez, brisez! criait-il, donnant lui-meme le signal de l'attaque. La cohue des bambins ouvrit la bataille a grands hurras de joie. Oh! la fete de revanche et de rires. Les mitraillades de paquets de glace s'ecrasaient en poudre contre les jolies tranquilles petites poupees culbutees, fracassees, eventrees, videes. Ce fut une volee confuse de blancheurs ou pirouettaient fleurs et dentelles, chignons et falbalas; un eparpillement continu grossissant l'avalanche, ou bientot s'enfoncaient et s'engouffraient jusqu'au dernier tous les lamentables petits cabotins de M. Trum. Apres une heure, la celebre boutique en plein vent n'etait plus qu'un amas de givre couvrant de son linceul la defunte tragi-comedie de la tristesse a la derniere mode... Il est peu probable--soit dit en guise de denouement--que M. Trum se preoccupe de quelque autre attraction pour l'ete prochain: L'heureuse application de la methode Schopenhauer lui a rapporte gros et lui permet de quitter a jamais les affaires pour aller vivoter enfin, en petit rentier, quelque part de natal et de verdoyant--dans un optimisme sans ostentation. CI-GIT EDWINN Nous avions eu l'honneur d'etre les deux derniers expulses de la taverne au moment de la cloture des volets et nous nous etions mis a roder, malgre la pluie de givre et les cris d'ouragan de cette nuit de decembre, toujours plus avant dans le noir des rues. Aussi bien, comment se quitter a present? Notre tendre ivrognerie larmoyait les effusions d'un inseparable amour; puis, il semblait resulter implicitement des confidences anterieures qu'au moins l'un de nous avait neglige, ces jours-ci, de s'assurer locativement une residence fixe. Il se rencontre, en effet, des individualites que les instincts casaniers ne surexcitent pas au point de vouloir vaincre, a cet egard, les exigences croissantes et les sombres apprehensions des proprietaires. Telle est l'opinion qui s'etait incidemment formulee, sans preciser lequel de nous l'avait le mieux mise en pratique. Notre promenade menacait donc de s'eterniser par le seul respect des convenances, qui nous ferait feindre de nous accompagner mutuellement jusqu'a notre absence probable de logis respectif. Enfin, motif supreme de nos sympathies--et peut-etre de notre privation momentanee de domicile,--nous etions des freres de lettres, des soldats de la grande armee de l'ecritoire, et nous nous lancions dans une critique a fond, prose et vers, livre et journal, de toute la litterature existante... Une conversation de ce genre peut-elle jamais finir? Jusqu'a ce soir, pourtant, nous ne nous connaissions que de vue, par suite de rencontres sur des escaliers de journaux. Pudibond, je dissimulais alors sous ma houppelande un humble volume--ma pauvre _Elsa_!--Lui, l'oeil en bataille, marchait, au contraire, fier, son livre au poing. J'analysais au passage sa rude structure maigre de grand diable famelique, sa longue face bleme creusee de fureur, l'ascetisme rape de son habit noir, l'on ne sait quoi de shakespearienne clownerie dans le renvoi du chapeau haute forme a l'arriere du front monte en reve: Ainsi vu, je le jugeais d'une misere interessante et vaincu par trop d'etrangete d'art, tandis qu'il m'ecartait de ce regard d'orgueil qui hait les inconnus. Il exista des lors entre nous des chances d'execration reciproque et nous eprouvions, tout a l'heure, un malaise froidement burlesque du hasard qui nous amenait face a face, a la meme table de cabaret. Il y eut, d'abord, un parti-pris de silence, mele d'envisagements sournois et d'affectation de s'ignorer. Mais ce furent mille sensations simultanees d'ecoeurement: l'abjecte brulure des grogs, le brutal du bruit et du gaz, les cruels coups de vent engouffres a chaque battement des portes, le va-et-vient de quelques marchandes de sexe aux chairs empesees de platras, au luxe decroche du revendeur, les figures mornes ou flambantes des creve-de-faim et des truands en goguette alternant sur la crasse des murs dans le bleu de la tabagie qui, par des echanges de coups d'oeil, des grincements, des jurons, des bouts de phrase degoutamment jetes comme des bouts de cigares, nous amenent enfin a moduler contre le present episode d'existence, et meme contre le spectacle universel de la creation, le plus apre concert d'insultes qui se soit jamais leve d'une colere d'ecrivains non encore rasserenes par le succes. Et quand notre allure fut prise a patauger cote a cote, la houle d'ivresse aux entrailles, sous la glaciale crevee des nues je developpai plus violentes, le long des heures, ces litanies d'imprecations. Le moindre defaut dont j'accusais l'arrangement social, c'etait son manque absolu de raison d'etre. Seule elle etait belle et vengeresse, proclamais-je, cette nuit de glace et de frissons ou nous errions comme dans le noir d'un monde fini... Plus calme, le camarade s'affirmait, selon mes previsions, comme un etre de valeur, ne fut-ce que par sa placidite dans l'art de cuver l'alcool. Il affectait le ton bref, le mot concluant, le trait de clarte jete, par-ci par-la, dans le lyrisme que j'outrais pour le seduire. Sur mon espece d'hymne a la nuit, brusque, il fit une halte, le haut chapeau tout au bout du bras, raide silhouette coupee sur une lueur de lanterne, en vrai croquis pour conte nocturne, saluant ainsi l'espace eteint, sa respiration haletante et continue de rumeurs de tempete, les bruits fous, inexplicablement douloureux des ombres, les aspects de formes d'effroi, le decor des infinis deroulements d'obscurites. Quand nous reprimes notre course, flaneurs exaltes au nez de la tourmente, notre alliance poetique etait complete. Nous n'appartenions decidement pas a l'ecole "veriste" qui copie le triste et le ridicule de l'ennui d'etre et ressasse l'eternel lieu commun de drame ou de farce que les successions d'humanite se transmettent a revivre et a remourir. Le genie pur meprise ces fatalites determinees par les conditions de l'organisme, et n'etudie que le secret de sa propre essence. Il refuse d'etre materiellement soi sans savoir pourquoi ni comment et, dedaigneux des faciles constatations substantielles, il ne part que du point ou sa pensee s'ouvre: c'est la qu'il construit la logique de ses chimeres a l'inverse de l'arbitraire insanite du reel; c'est la qu'il edifie l'ideal d'une plenitude de comprehension et de duree dont le monde actuel est le voile, et qu'au milieu de notre nature de mort il se fait l'interprete d'un sentiment d'eternite... Tel est, decretions-nous, l'art d'ecrire chez les hauts esprits; et, fouette par les courtes repliques du frere, je deroulais ces theories effarement ivres avec une chaleur d'ame a faire fumer mon echine trempee de pluie. Mes vierges timidites d'auteur s'envolaient aussi. J'osai glisser dans la conversation le nom de mon _Elsa_. Cet essai de roman ne symbolisait-il pas quelques-uns des nobles principes enonces ci-dessus? J'allai meme jusqu'a donner une esquisse du scenario, ho!... tres discretement, dans ses grandes lignes: Elsa, la presumee Suedoise, est une morte... Sa beaute ne subsiste plus que dans la grisaille d'une ancienne plaque de photographe tombee, par hasard, entre les mains d'un savant, un chaste, un sombre, chez qui "l'oeil seul veut aimer..." (J'accentuais cette phrase d'un ton equivalent a son effet d'"italique" dans le volume.) Drame de passion d'un regard et d'un reflet!... Le savant torture l'image trouble: il lui faut le precis des formes, le secret de l'expression; il s'acharne a tous les reactifs connus de la chimie; il use sur ce spectre tout son genie de science ainsi que d'autres jettent a des vivantes toute leur ame et tout leur or... Vaines annees de recherche d'introuvable: l'effigie trop manipulee se dissipe, le carre de metal n'est plus qu'un luisant de miroir ou n'apparait desormais que sa lueur a lui, l'hallucine de l'amour sans ligne, du reve sans vision... Les details dont j'agrementais ce resume nous avaient conduits jusqu'aux limites de la ville, devant le desert d'ombre des plaines. Nous retournames sur nos pas et je laissais planer, dans un moment de silence, la splendeur supposee de mon denouement, aux ecoutes, pourtant, des observations que le confrere semblait ponctuer de ses zigzags reguliers d'ebriete: --Tres sobre! grognait-il, caprice d'art pour l'art; et pas d'aventures, pas de rencontres d'individus a dialogue, la voix des choses, seulement... Oui! tres habile..., mais quoi? l'amour, la science, toujours l'exteriorite, toujours la refraction de l'adventice!... Non, vieux jeu! la veritable tache litteraire serait autre! Il faudrait savoir mettre dehors le for intime, dire le dessous de la conscience, elucider la facon separee que ressent chaque ame d'etre soi... Flatte d'abord, puis inquiet, j'allais protester contre le surplus de noir que ces deductions melaient a la nuit, mais il continuait d'un tel accent de tristesse: --Il faudrait cela, mais c'est impossible: L'inne n'a pas de verbe. Le langage ne parle que l'homme appris. L'idee interne subit la frappe de la machine a vivre et ne transparait qu'en figures sensualisees par l'automatisme charnel. On n'est soi que copie d'un autre. Le geste, le cri, l'emportement de passion meme, sont d'une famille, d'une race, d'un atavisme quelconque. Et pour rien livrer de sa conception infuse, pour rien reveler qui soit bien d'elle, la pauvre ame n'a que le silence, le souffle muet ou s'etreint la puissance, l'audace, l'instinct de perfection de la pensee,--l'horrible grand silence, ton supplice, "Edwinn!" ton supplice eternel! --Edwinn?... Farouche, tout a l'heure, la voix du frere s'eplorait presque sur ce nom. De qui parlait-il? J'eus un vague souvenir de connaitre ou d'avoir lu... Edwinn? questionnai-je... Mais il poursuivait sans m'entendre. Rien ne l'arretait maintenant; il venait, lui aussi, de proclamer le titre de son volume et, pas plus que moi, ne savait se defendre d'en etaler une emphatique analyse. _Edwinn_? parbleu! c'etait la mise en scene des aberrations metaphysiques begayees tout a l'heure, c'etait le conte absurdement hoffmannesque de l'"homme sans bruit," de l'ambitieux d'originalite que sterilise l'orgueilleuse peur d'etre banal. Epris d'une fille, il meprise de moduler les rengaines toutes faites de jeune amour qui chantent d'elles-memes sur ses levres; en lutte aux batailles pour vivre, il refuse de lamenter la note connue dans l'invariable chorus des affames; la plume tordue aux essais de prose, il succombe a vouloir transcrire autrement le "secret de son moi" que sur le mode du stylisme en cours. C'est l'incurable taciturne de ses profondeurs d'amour, de desinteressement, de doute, d'enthousiasme; puis c'est le desespere muet des nuits de taverne, apparition aussi de maigre frac noir et de haut chapeau, tellement ivre certain soir qu'on l'ensevelit trop vite, et c'est, par suite, une mort bien digne de lui: l'ecrasement crispe dans la hate du cercueil, la suffocation du cri d'agonie, "la mort qu'on n'entend pas mourir!" hurlait le camarade, rendant a son tour l'"italique" par du tremolo de pleur... J'examinai l'auteur d'_Edwinn_, peut-etre l'autobiographe: --Allons! raillais-je; il n'est pas si defunt! nous le retrouverons ce soir au cabaret? --Vous doutez! repondit-il, rude, marchant plus vite; allons voir sa demeure..., non errante celle-la..., au cimetiere! J'emboitai volontiers le pas. Des paleurs d'aube flottaient dans le brouillard, les prolongements de rues emergeaient des plaques d'ombre. La ville s'eveillait, quelques lampes de boutiques jaunissaient par-ci par-la des buees de vitres; notre verve se dissipait avec l'ivresse dans ce laid frisson du petit jour! Il etait urgent de paraitre s'en retourner, fut-ce sans savoir ou. J'allais donc, resigne, mais bientot j'entrevis le but du chemin parcouru, j'avais maintes fois accompli le meme pelerinage; oh! je le connaissais de fond en comble, l'afflige cimetiere dont le camarade pretendait me faire les honneurs. Nous arrivames, amers et transis, et nous franchimes le seuil. L'un des gardiens, en crasseuse redingote brune, etait a son poste des cette boueuse aurore d'hiver et se livrait, encore tout somnolent sous le bec de gaz, au soin d'epousseter quelques tombes,--ou, pour parler simplement, quelques volumes. Car, avec les fantasmagories de la nuit, nos ferveurs d'imagination s'etaient envolees. Une longue insomnie, compliquee de froid et de faim, amene ordinairement cette maniere positive de voir les choses dans le cru de leur prosaisme matinal. A quoi bon, a present, les metaphores et fictions. Nous jugeames superflu de dissimuler que le pretendu cimetiere etait un simple depot de cadavres imprimes, une modeste officine de libraire-editeur pour transferer a la posterite les stylistes suffisamment meconnus, les prosateurs a insucces bien certains, les romanciers du jour et d'un jour, ainsi que les rapides pleiades des poetes morts-jeunes. L'etablissement est, du reste, tres frequente. Tous les genres d'essais litteraires y recoivent une sepulture decente moyennant divers tarifs qui permettent aux interesses de choisir entre l'imposant in-quarto, le convenable in-octavo, le modeste in-douze ou bien encore les Revues hebdomadaires et mensuelles qui sont des sortes de caveaux de famille; et les nombreuses categories usitees, enfin, de concession typographique a perpetuite. Nombre de ces cenotaphes--tels que volumes, brochures, plaquettes et livraisons--revetent un luxe exceptionnel en temoignage d'enterrements bibliographiques de premiere classe. On y remarque, par exemple, d'interessantes epitaphes, ou epigraphes, gravees sur la face superieure du petit cercueil de papier, et, parfois aussi, des estampes noires ou polychromes illustrant l'idee principale ou plus memorable que l'edite-defunt a tente de laisser apres lui. Beaucoup de ces reliquaires enrichis de tels ornements sont recommandes a l'attention des visiteurs par une etiquette portant cette attrayante mention: "Viennent de disparaitre" et, d'ordinaire, ils sont mis en vedette aux vitrines, car dans les lieux de repos, en general, le bon gout, non moins que la tradition, conseille d'accorder la meilleure place aux mausolees les plus fastueux. Le rond-point de cette librairie est circonscrit entre la porte d'entree et le comptoir, elevee tribune d'ebene ou trone l'editeur ou grand ordonnateur frequemment parvenu millionnaire en ces adjudications d'honorabilite funebre. Aux heures commerciales d'apres midi, c'est la que les lettres de tout age se pressent lorsqu'ils souffrent d'une insurmontable et fatale fievre de publicite; c'est la qu'ils implorent des stipulations accessibles pour l'ensevelissement desire convenable de leurs restes intellectuels; c'est de la que d'aucuns ecrivains, en revolte contre de si dispendieux reglements d'obseques, retournent decourages a leur domicile pour se livrer solitairement a la cremation de leurs manuscrits. Depuis l'entree jusque, dans la penombre de l'arriere-boutique s'etendent des travees ou les cercueils mines de prose et ronges de vers sont enfermes par series distinctes. On remarque d'abord la fosse commune, l'enorme fouillis des romans de la quinzaine dont les gazettes enregistrent quotidiennement, entre autres bulletins de mortalites, l'ephemere statistique. Les contes frivoles et legeres actualites scandaleuses d'antan dessechent plus loin, fardees de couvertures roses; plus loin toujours, dans une collection reliee de papier noir, dite "Bibliotheque d'un homme de degout," jaunit le ricanement des eleves de Schopenhauer et autres posthumoristes. Et dans plus de reculee encore, dans le plus abandonne recoin de la necropole, sous des brochages verts, nuance pleur de saule, se morfondent les passionnees idealisations de "l'eternel feminin," les pages d'eblouis poetes deifiant d'inouies et problematiques filles de reve. A peine osai-je risquer un regard, pique d'une larme, vers cette desolee subdivision ou mon _Elsa_ (format in-octocaveau) sommeille a jamais entre mes douces fleurs de rhetorique... La voix du camarade interrompit ces impressions de deuil intime: --Regardez! disait-il, feuilletant sous mes yeux quelques versets d'un volume que l'employe venait d'extraire de la section encercueillee de noir. D'horribles phrases haleterent lues au vol. C'etaient la "muette agonie" deja mentionnee, l'extraordinaire "mort qu'on n'entend pas mourir" et autres irreparables lividites d'interieur tombal ou palissait--comme sur des deterres en des minuits d'ancien romantisme--le lunaire eclat du bec de gaz. Le collegue referma l'opuscule et mit une frappante insistance a me faire admirer le couvercle ou gemissait ce titre: CI-GIT EDWINN. Ainsi conduit vers des sentiments de professionnelle condoleance, j'offris le demi-dollar exige pour l'acquisition de l'ouvrage et je serrai cordialement la main de l'auteur, l'heureux homme qui, du moins, avait su caracteriser dans son livre quelque aspect de son propre etre, imager son raffinement de timidite d'artiste, decrire, peut-etre, son impuissance a faire jamais le moindre bruit de gloire..., tandis que moi! Rien que des chimeres habillees d'extase... --Mon _Elsa_! soupirai-je pourtant, le bout du doigt dirige sur le fond de magasin vert-saule. J'agissais ainsi par un reste de confiance et de candeur. Peut-etre le frere de lettres honorerait-il aussi mes morts d'une marque de sympathie; peut-etre un acte de complaisante exhumation, le miracle d'un achat d'exemplaire allait-il, pour la premiere fois, se produire?... Mais le maigre noctambule eleva l'un de ses longs bras et mit dans l'air un geste vague, la pantomime d'on ne sait quel parti-pris de pieuse discretion: une maniere d'indiquer combien cette partie du cimetiere se perdait dans d'indicibles lointains,--combien l'incolore et fantasque _Elsa_ semblait ensevelie la pour jamais dans d'inviolables abimes d'oubli. TABLE Une nouvelle Ecole L'Union libre Le Docteur Burns Feu Harriett La Tragedie du Magnetisme L'inexorable Monotonie Vengeances de Femmes Une Soiree improvisee Une nouvelle Methode judiciaire La Philanthropophagie L'"Express-Times" Le Theatre de la Misere L'Explosion Deux Debuts La Nuit de Noel Fin d'Annee A la Schopenhauer Ci-git Edwinn End of the Project Gutenberg EBook of Contes d'Amerique, by Louis Mullem *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES D'AMERIQUE *** ***** This file should be named 12620.txt or 12620.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/2/6/2/12620/ Produced by Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at https://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. 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