The Project Gutenberg EBook of Contes bruns by Honore de Balzac, Philarete Chasles et Charles Rabou This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Contes bruns Author: Honore de Balzac, Philarete Chasles et Charles Rabou Release Date: April 3, 2004 [EBook #11766] [Date last updated: September 15, 2004] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES BRUNS *** Produced by Tonya Allen, Renald Levesque and PG Distributed Proofreaders CONTES BRUNS. Par Honore de Balzac, Philarete Chasles et Charles Rabou. PARIS. MDCCCXXXII. [Note du transcripteur: Ce text utilise l'orthographe du XIXe siècle: savants = savans, documents = documens, etc.] UNE CONVERSATION ENTRE ONZE HEURES ET MINUIT. Je frequentais l'hiver dernier une maison, la seule peut-etre ou maintenant, le soir, la conversation echappe a la politique et aux niaiseries de salon. La viennent des artistes, des poetes, des hommes d'etat, des savans, des jeunes gens occupes de chasse, de chevaux, de femmes, de jeu, ailleurs, de toilette, mais qui, dans cette reunion, prennent sur eux de depenser leur esprit, comme ils prodiguent ailleurs leur argent ou leurs fatuites. Ce salon est le dernier asile ou se soit refugie l'esprit francais d'autrefois, avec sa profondeur cachee, ses mille detours, sa politesse exquise. La vous trouverez encore quelque spontaneite dans les coeurs, de l'abandon, de la generosite dans les idees. Nul ne pense a garder sa pensee pour un drame, ne voit des livres dans un recit. Personne ne vous apporte le hideux squelette de la litterature, a propos d'une saillie heureuse ou d'un sujet interessant. Pendant la soiree que je vais raconter, le hasard, ou plutot l'habitude, avait reuni plusieurs personnes auxquelles d'incontestables merites ont valu des reputations europeennes. Ceci n'est point une flatterie adressee a la France; plusieurs etrangers etaient parmi nous; et, par cas fortuit, les hommes qui brillerent le plus n'etaient pas les plus celebres. Ingenieuses reparties, observations fines, railleries excellentes, peintures dessinees avec une nettete brillante, petillerent et se presserent sans appret, se prodiguerent sans dedain comme sans recherche, mais furent delicieusement senties, delicatement savourees. Les gens du monde se firent surtout remarquer par une grace, par une verve tout artistiques. Vous trouverez ailleurs, en Europe, d'elegantes manieres, de la cordialite, de la bonhomie, de la science; mais a Paris seulement, dans ce salon et dans quelques autres encore, se rencontre l'esprit particulier qui donne a toutes ces qualites sociales un agreable et capricieux ensemble, je ne sais quelle allure fluviale qui fait facilement serpenter cette profusion de pensees, de formules, de contes, de documens historiques. Paris, capitale du gout, connait seul cette science qui change une conversation en une joute, ou chaque nature d'esprit se condense par un trait, ou chacun dit sa phrase et jette son experience dans un mot, ou tout le monde s'amuse, se delasse et s'exerce. Aussi, la seulement, vous echangerez vos idees, la vous ne porterez pas, comme le dauphin de la fable, quelque singe sur vos epaules; la vous serez compris, et vous ne risquerez pas de mettre au jeu des pieces d'or contre du billon; la, des secrets bien trahis; la, des causeries legeres et profondes ondoyent, tournent, changent d'aspect et de couleurs a chaque phrase. Les critiques vives, les recits presses abondent; les yeux ecoutent; les gestes interrogent; la physionomie repond; tout est esprit et pensee. Jamais le phenomene oral qui, bien etudie, bien manie, fait la puissance de l'acteur et du conteur, ne m'avait si completement ensorcele; je ne fus pas seul soumis a ces doux prestiges; nous passames tous une soiree delicieuse. Entre onze heures et minuit, la conversation, jusque la brillante, antithetique, devint conteuse, elle entraina dans son cours precipite de curieuses confidences, plusieurs portraits, mille folies. Un savant, avec lequel je fis de conserve la route de la rue Saint-Germain-des-Pres a l'Observatoire royal, regarda cette ravissante improvisation comme intraduisible; mais, dans ma temerite de disputeur, je m'engageai presque a reproduire les plaisirs de cette soiree, moins pour soutenir mon opinion que pour donner a mes emotions la vie factice du souvenir, la distance qui se trouve entre la parole et l'ecrit. Mais en voulant tacher de laisser a ces choses leur verdeur, leur abrupte naturel, leurs fallacieuses sinuosites, j'ai pris la conversation a l'heure ou chaque recit nous attacha vivement. S'il fallait peindre le moment ou tous les esprits lutterent, ou toutes les opinions brulerent, ou la pensee imita les gerbes eblouissantes d'un feu d'artifice, cette entreprise serait une folie, et une folie ennuyeuse peut-etre. Donc, representez-vous assises autour d'une cheminee, dans un salon elegant, une douzaine de personnes dont toutes les physionomies, plus ou moins tourmentees, plus ou moins belles, expriment des passions ou des pensees. Trois femmes aimables, bien mises, gracieuses, dont la voix etait douce, presidaient cette scene, a laquelle aucune seduction ne manqua, pour moi, du moins. A la lueur des lampes, quelques artistes dessinaient en ecoutant, et souvent je vis la sepia se secher dans leurs pinceaux oisifs. Le salon etait deja par lui-meme un tableau tout fait, et plus d'un peintre se trouvait la, capable de le bien executer. Nous fumes redevables a un vieux militaire de la tournure que prit la conversation. Il venait d'achever une partie dans un salon voisin, et lorsqu'il se planta tout droit devant la cheminee, en relevant les deux pans de son habit bleu, l'une des dames lui dit: --Eh bien! general, avez-vous gagne?... --Oh! mon Dieu non... Je ne puis pas toucher une carte... Meme question faite a quelques joueurs qui songeaient sans doute a s'evader, il se trouva, comme toujours, que tout le monde avait a se plaindre du jeu. Recapitulation savamment faite, il advint qu'un sculpteur qui, a ma connaissance, avait perdu vingt-cinq louis, fut atteint et convaincu d'avoir gagne six cents francs. --Bah! les plaies d'argent ne sont pas mortelles... dit mon savant, et tant qu'un homme n'a pas perdu ses deux oreilles... --Un homme peut-il perdre ses deux oreilles? demanda la dame. --Pour les perdre il faut les jouer... repondit un medecin. --Mais les joue-t-on?... --Je le crois bien!... s'ecria le general en levant un de ses pieds pour en presenter la plante au feu. J'ai connu en Espagne, reprit-il, un nomme Bianchi, capitaine au 6e de ligne,--il a ete tue au siege de Tarragone,--qui joua ses oreilles pour mille ecus. Il ne les joua pas, pardieu, il les paria bel et bien; mais le pari est un jeu. Son adversaire etait un autre capitaine du meme regiment, Italien comme lui, comme lui mauvais garnement, deux vrais diables ensemble, mais bons officiers, excellens militaires. Nous etions donc au bivouac, en Espagne. Bianchi avait besoin de mille ecus pour le lendemain matin, et comme il ne possedait que quinze cents francs, il se mit a jouer aux des sur un tambour avec son camarade, pendant que leurs compagnies preparaient le souper. Il y avait, ma foi, trois beaux quartiers de chevre qui cuisaient dans une marmite, pres de nous; et nous autres officiers nous regardions alternativement et le jeu et la chevre qui frissonnait fort agreablement a nos oreilles; car nous n'avions rien mange depuis le matin. Nos soldats revenaient un a un de la chasse, apportant du vin et des fruits. Nous avions un bon repas en perspective. La marmite etait suspendue au-dessus du feu par trois perches arrangees en faisceau, et assez eloignees du foyer pour ne pas bruler; mais d'ailleurs les soldats, avec cet instinct merveilleux qui les caracterise, avaient fait un petit rempart de terre autour du feu--Bianchi perdit tout; il ne dit pas un mot; il resta comme il etait, accroupi; mais il se croisa les bras sur la poitrine, regarda le feu, le ciel, et par momens son adversaire. Alors j'avais peur qu'il ne fit quelque mauvais coup; il semblait vouloir lui manger les entrailles. Enfin il se leva brusquement, comme pour fuir une tentation. En se levant, il renversa l'une des trois perches qui soutenaient la marmite, et--voila la chevre et notre souper a tous les diables!... Nous restames silencieux; et, quoique ventre affame ne porte guere de respect aux passions, nous n'osames rien lui dire, tant il nous faisait peine a voir... L'autre comptait son argent. Alors Bianchi se mit a rire. Il regarda la marmite vide, et pensa peut-etre alors qu'il n'avait pas plus de souper que d'argent. Il se tourna vers son camarade, puis avec un sourire d'Italien: --Veux-tu parier mille ecus, lui dit-il en montrant une sentinelle espagnole postee a cent cinquante pas environ de notre front de bandiere, et dont nous apercevions la baionnette au clair de la lune, veux-tu parier tes mille ecus que, sans autre arme que le briquet de ton caporal,--et il prit le sabre d'un nomme _Garde-a-Pied_,--je vais a cette sentinelle, j'en apporte le coeur, je le fais cuire et le mange... --Cela va!... dit l'autre; mais--si tu ne reussis pas... --Eh bien! _corro di Baccho_--il jura un peu mieux que cela; mais il faut gazer le mot pour ces dames,--tu me couperas les deux oreilles... --Convenu!... dit l'autre. --Vous etes temoins du pari!... s'ecria Bianchi d'un air triomphant, en se tournant vers nous... Et il partit. Nous n'avions plus envie de manger, nous autres. Cependant, nous nous levames tous pour voir comment il s'y prendrait, mais nous ne vimes rien du tout. En effet, il tourna par un sentier, rampa comme un serpent; bref, nous n'entendimes pas seulement le bruit que peut faire une feuille en tombant. Nos yeux ne quittaient pas de vue la sentinelle. Tout a coup, un petit gemissement de rien, un--_heu_!... profond et sourd nous fit tressaillir. Quelque chose tomba... Paoud!--Et nous ne vimes plus la sacree--excusez-moi, mesdames!--baionnette. Cinq minutes apres, ce farceur de Bianchi galopait dans le lointain comme un cheval, et revint tout pale, tout haletant. Il tenait a la main le coeur de l'Espagnol, et le montra en riant a son adversaire. Celui-ci lui dit d'un air serieux: --Ce n'est pas tout!... --Je le sais bien!... repliqua Bianchi. Alors, sans laver le sang de ses mains, il releva les perches, rajusta la marmite, attisa le feu, fit cuire le coeur et le mangea sans en etre incommode. Il empocha les mille ecus... --Il avait donc bien besoin de cet argent-la?... demanda la maitresse du logis. Il les avait promis a une petite vivandiere parisienne dont il etait amoureux... --Oh! madame, reprit le general, apres une petite pause, tous ces Italiens-la etaient de vrais cannibales, et des chiens finis...--Ce Bianchi venait de l'hopital de Como, ou tous les enfans trouves recoivent le meme nom, ils sont tous des Bianchi: c'est une coutume italienne. L'empereur avait fait deporter a l'ile d'Elbe les mauvais sujets de l'Italie, les fils de famille incorrigibles, les malfaiteurs de la bonne societe qu'il ne voulait pas tout-a-fait fletrir. Aussi, plus tard, il les enregimenta, il en fit la _legion italienne_; puis il les incorpora dans ses armees et en composa le 6e de ligne, auquel il donna pour colonel un Corse, nomme Eugene. C'etait un regiment de demons. Il fallait les voir a un assaut, ou dans une melee!... Comme ils etaient presque tous decores pour des actions d'eclat, ce colonel leur criait naivement, en les menant au plus fort du feu: --_Avanti, avanti, signori ladroni, cavalieri ladri_... En avant, chevaliers voleurs, en avant, seigneurs brigands!... Pour un coup de main, il n'y avait pas de meilleures troupes dans l'armee; mais c'etaient des chenapans a voler le bon Dieu. Un jour, ils buvaient l'eau-de-vie des pansemens; un autre, ils tiraient, sans scrupule, un coup de fusil a un payeur, et mettaient le vol sur le compte des Espagnols. Et, cependant, ils avaient de bons momens!... A je ne sais quelle bataille, un de ces hommes-la tua dans la melee un capitaine anglais qui, en mourant, lui recommanda sa femme et son enfant. La veuve et l'orphelin se trouvaient dans un village voisin. L'Italien y alla sur-le-champ, a travers la melee, et les prit avec lui. La jeune dame etait, ma foi, fort jolie. Les mauvaises langues du regiment pretendirent qu'il consola la veuve; mais le fait est qu'il partagea sa solde avec l'enfant jusqu'en 1814. Dans la deroute de Moscou, l'un de ces garnemens, ayant un camarade attaque de la poitrine, eut pour lui des soins inimaginables depuis Moscou jusqu'a Wilna. Il le mettait a cheval, l'en descendait, lui donnait a manger, le defendait contre les cosaques, l'enveloppait de son mieux avec les haillons qu'il pouvait trouver, le couchait comme une mere couche son enfant, et veillait a tous ses besoins. Un soir, le diable de malade alla, malgre la defense de son ami, se chauffer a un feu de cosaques, et lorsque celui-ci vint pour l'y reprendre, un cosaque croyant qu'on voulait leur chercher chicane tua le pauvre Italien... --Napoleon avait des idees bien philosophiques! s'ecria une dame. Ne faut-il pas avoir reflechi bien profondement sur la nature humaine, pour oser chercher ce qu'il peut y avoir de heros dans une troupe de malfaiteurs?... --Oh! Napoleon, Napoleon! repondit un de nos grands poetes en levant les bras vers le plafond, par un mouvement theatral. Qui pourra jamais expliquer, peindre ou comprendre Napoleon!... Un homme qu'on represente les bras croises, et qui a tout fait; qui a ete le plus beau pouvoir connu, le pouvoir le plus concentre, le plus mordant, le plus acide de tous les pouvoirs; singulier genie, qui a promene partout la civilisation armee sans la fixer nulle part; un homme qui pouvait tout faire parce qu'il voulait tout; prodigieux phenomene de volonte, domptant une maladie par une bataille, et cependant il devait mourir de maladie dans son lit apres avoir vecu au milieu des balles et des boulets; un homme qui avait dans la tete un code et une epee, la parole et l'action; esprit perspicace qui a tout devine, excepte sa chute; politique bizarre qui jouait les hommes a poignees, par economie, et qui respecta deux tetes, celles de Talleyrand et de Metternich, diplomates dont la mort eut evite la combustion de la France, et qui lui paraissaient peser plus que des milliers de soldats; homme auquel, par un rare privilege, la nature avait laisse un coeur dans son corps de bronze; homme, rieur et bon a minuit entre des femmes, et, le matin, maniant l'Europe comme une jeune fille fouette l'eau de son bain!... Hypocrite, genereux, aimant le clinquant, sans gout, et malgre cela grand en tout, par instinct ou par organisation; Cesar a vingt-deux ans, Cromwell a trente; puis, comme un epicier du Pere La Chaise, bon pere et bon epoux. Enfin, il a improvise des monumens, des empires, des rois, des codes, des vers, un roman, et le tout avec plus de portee que de justesse. N'a-t-il pas fait de l'Europe la France? Et, apres nous avoir fait peser sur la terre de maniere a changer les lois de la gravitation, il nous a laisses plus pauvres que le jour ou il avait mis la main sur nous. Et lui, qui avait pris un empire avec son nom, perdit son nom au bord de son empire, dans une mer de sang et de soldats. Homme qui, toute pensee et toute action, comprenait Desaix et Fouche... Tout arbitraire et toute justice!--le vrai roi!... --J'aurais bien voulu qu'il fut un peu moins roi... dit en riant un de mes amis, je n'aurais point passe six ans dans la forteresse ou sa police m'a jete, comme tant d'autres. --Mais ne vous etes-vous pas singulierement evade?... demanda une dame. --Non, ce n'est pas moi, repondit-il. --Racontez donc cette aventure-la, dit la maitresse du logis, il n'y a que nous deux ici qui la connaissions... --Volontiers, repliqua-t-il, et chacun d'ecouter. Peu de temps apres le 18 brumaire, dit le meilleur de nos philologues et le plus aimable des bibliophiles, il y eut une levee de boucliers en Bretagne et dans la Vendee. Le premier consul, empresse de pacifier la France, entama comme vous le savez des negociations avec les principaux chefs, deploya les plus vigoureuses mesures militaires; et, tout en combinant des plans de seduction, mit en jeu les ressorts machiaveliques de la police, alors confiee a Fouche. Rien de tout cela ne fut inutile, et il reussit a etouffer la guerre de l'Ouest. A cette epoque, un jeune homme appartenant a la famille de Maille fut envoye par les chouans, de Bretagne a Saumur, afin d'etablir des intelligences entre certaines personnes de la ville ou des environs et les chefs de l'insurrection royaliste. Instruite de son voyage, la police de Paris avait depeche des agens charges de s'emparer du jeune emissaire a son arrivee a Saumur. Effectivement, il fut arrete le jour meme de son debarquement, car il vint en bateau, sous un deguisement de maitre marinier; mais c'etait un homme d'execution!... Il avait calcule toutes les chances de son entreprise, et son passe-port, ses papiers etaient si bien en regle, que les gens envoyes pour se saisir de lui craignirent de s'etre trompes. Le chevalier de Beauvoir,--je me rappelle maintenant son nom,--avait bien medite son role. Il cita sa famille d'emprunt, son faux domicile, et soutint si hardiment son interrogatoire, qu'il aurait ete mis en liberte sans l'espece de croyance aveugle que les espions eurent en leurs instructions; elles etaient trop precises; dans le doute, ils aimerent mieux commettre un acte arbitraire que de laisser echapper un homme a la capture duquel le premier consul paraissait attacher une grande importance. Dans ces temps de liberte, les agens du pouvoir national se souciaient fort peu de ce que nous nommons aujourd'hui la _legalite_. Le chevalier fut donc provisoirement emprisonne, jusqu'a ce que les autorites superieures eussent pris une decision a son egard. Cette sentence bureaucratique ne se fit pas attendre, et la police ordonna de garder tres-etroitement le prisonnier, malgre toutes ses denegations. Alors le chevalier de Beauvoir fut transfere, suivant de nouveaux ordres, au chateau de l'Escarpe. Ce nom indique assez la situation de la forteresse: assise sur des rochers d'une grande elevation, elle a pour fosses des precipices; et l'on n'y peut arriver que par une pente rapide et dangereuse, aboutissant, comme dans tous les anciens chateaux, a la porte principale, qui est defendue par un fosse sur lequel s'abaisse un pont-levis. Le commandant de cette prison, charme d'avoir un homme de distinction, dont les manieres etaient fort agreables, qui s'exprimait a merveille, et paraissait instruit, qualites assez rares a cette epoque, accepta le chevalier comme un bienfait de la Providence. Il lui proposa d'etre a l'Escarpe sur parole, et de faire cause commune avec lui contre l'ennui. Beauvoir ne demanda pas mieux. C'etait un loyal gentilhomme; mais c'etait aussi, par malheur, un fort joli garcon. Il avait une figure attrayante, l'air resolu, la parole engageante, une force prodigieuse. C'eut ete un excellent chef de parti. Il etait surtout leste et bien decouple. Le commandant lui assigna le plus commode des appartemens du chateau, l'admit a sa table; et, d'abord, n'eut qu'a se louer du Vendeen. Ce commandant etait un officier corse; il etait marie, et tres-jaloux, parce que sa femme, assez jolie, lui semblait peut-etre difficile a garder. Il parait que Beauvoir plut a la dame, et qu'il la trouva fort a son gout. Ils s'aimerent sans doute. Commirent-ils quelque imprudence? Le sentiment qu'ils eurent l'un pour l'autre depassa-t-il les bornes de cette galanterie superficielle qui est presque un de nos devoirs envers les femmes? Beauvoir ne s'est jamais franchement explique sur ce point assez obscur de son histoire; mais toujours est-il constant que le commandant se crut en droit d'exercer des rigueurs extraordinaires sur son prisonnier. Beauvoir, mis au donjon, fut nourri de pain noir, abreuve d'eau claire, et enchaine suivant le perpetuel programme des divertissemens prodigues aux captifs. Sa cellule, situee sous la plate-forme du donjon, etait voutee en pierre dure; les murailles avaient une epaisseur desesperante; la tour donnait vraisemblablement sur un precipice; il n'y avait pas la moindre chance de salut. Lorsque le pauvre Beauvoir eut reconnu l'impossibilite d'une evasion, il tomba dans ces reveries qui sont tout ensemble le desespoir et la consolation des prisonniers. Il s'occupa de ces riens qui deviennent de grandes affaires. Il compta les heures, les jours; il fit l'apprentissage du triste _etat de prisonnier_. Il recut le bapteme des douleurs. Il se replia sur lui-meme, et sut ce que c'etaient que l'air et le soleil; puis, apres une quinzaine de jours, il eut cette maladie terrible, cette fievre de liberte qui pousse les prisonniers a ces entreprises sublimes dont nous ne pouvons expliquer les prodigieux resultats que par des forces inconnues, par des concentrations de volonte qui font le desespoir de notre analyse physiologique, mysteres dont les savans craignent presque de sonder les profondeurs. Mais il se rongeait le coeur; car il n'y avait que la mort qui put le rendre libre. Un matin, le porte-clefs charge d'apporter la nourriture de Beauvoir, au lieu de s'en aller apres lui avoir donne sa maigre pitance, resta devant lui les bras croises, et le regarda singulierement. Leur conversation se reduisait de coutume a peu de chose; et jamais son gardien ne l'entamait. Aussi le chevalier fut-il tres-etonne lorsque cet homme lui dit: --Monsieur, vous avez sans doute votre idee en vous faisant toujours appeler M. Lebrun ou citoyen Lebrun. Cela ne me regarde pas; mon affaire n'est point de verifier votre nom: que vous vous nommiez Pierre ou Paul, cela m'est bien egal; mais je sais, dit-il en clignant de l'oeil, que vous etes M. Charles-Felix-Theodore, chevalier de Beauvoir et cousin de Mme la duchesse de Maille... --Hein?... ajouta-t-il d'un air de triomphe, apres un moment de silence en regardant son prisonnier. Beauvoir, se voyant incarcere fort et ferme, ne crut pas que sa position put s'empirer par l'aveu de son veritable nom; et alors il repondit: --Eh bien! quand je serais le chevalier de Beauvoir, qu'y gagnerais-tu?... --Oh! tout est gagne!... repliqua le porte-clefs a voix basse. Ecoutez-moi. J'ai recu de l'argent pour faciliter votre evasion; mais un instant!... Comme on me fusillerait tout bellement si j'etais soupconne de la moindre chose, j'ai dit que je ne tremperais dans cette affaire-la que juste l'histoire de gagner mon argent. Tenez, monsieur, voila une clef... Et il sortit de sa poche une petite lime. --Avec cela, reprit-il, vous scierez un de vos barreaux. Dam! ce ne sera pas commode. Et il montra l'ouverture etroite par laquelle le jour entrait dans le cachot. C'etait une espece de baie pratiquee entre le cordon qui couronnait exterieurement le donjon et ces grossieres saillies en pierre destinees a figurer les supports des creneaux. --Dam, monsieur, dit le geolier, il faudra scier le fer assez pres pour que vous puissiez passer. --Oh! sois tranquille!--je passerai... --Et assez haut pour qu'il vous reste de quoi attacher votre corde... --Ou est-elle? --La voici, repondit le guichetier en lui jetant une corde a noeuds. Elle a ete fabriquee avec du linge, afin de faire supposer que vous l'avez confectionnee vous-meme. Elle est de longueur suffisante. Quand vous serez au dernier noeud, laissez-vous couler tout doucement; le reste est votre affaire. Vous trouverez probablement dans les environs une voiture tout attelee et des amis qui vous attendent... De cela, je n'ai rien voulu savoir. Je n'ai pas besoin de vous dire qu'il y a une sentinelle au _dret_ de la tour... Vous saurez ben choisir une nuit noire, et guetter le moment ou le soldat de faction dormira. Vous risquera peut-etre d'attraper un coup de fusil; mais... --C'est bon! c'est bon!... je ne pourrirai pas ici... s'ecria le chevalier. --Ah! ca se pourrait ben tout de meme!... repliqua le geolier d'un air bete. Beauvoir prit cela pour une de ces reflexions niaises que font ces gens-la. L'espoir d'etre bientot libre le rendait si joyeux qu'il ne pouvait guere s'arreter aux discours de cet homme, espece de paysan renforce. Il se mit a l'ouvrage aussitot, et la journee lui suffit pour scier les barreaux. Craignant une visite du commandant, il cacha son travail, en bouchant les fentes avec de la mie de pain roulee dans de la rouille, afin de lui donner la couleur du fer; puis ayant serre sa corde, il epia quelque nuit favorable, avec cette impatience concentree et cette profonde agitation d'ame qui font vivre si poetiquement les prisonniers. Enfin, par une nuit grise, une nuit d'automne, il acheva de scier les barreaux, attacha solidement sa corde, s'accroupit a l'exterieur sur le support de pierre, en se cramponnant d'une main au bout de fer qui restait dans la baie; et, la, il attendit le moment le plus obscur de la nuit et l'heure a laquelle les sentinelles doivent dormir... C'est vers le matin, a peu pres... Connaissant la duree des factions, l'instant des rondes, toutes choses dont s'occupent les prisonniers, meme involontairement, il epia le moment ou l'une des sentinelles serait aux deux tiers de sa faction et retiree dans sa guerite, a cause du brouillard; puis, certain d'avoir reuni le plus de chances favorables a son evasion, il se mit a descendre, noeud a noeud, suspendu entre le ciel et la terre, mais tenant sa corde avec une force de geant. Tout alla bien. Il etait arrive a l'avant-dernier noeud, lorsque pres de se laisser couler a terre, il s'avisa, par une pensee prudente, de chercher le sol avec ses pieds, et--il ne trouva pas de sol... Diable! c'etait un cas assez embarrassant. Il etait en sueur, fatigue, perplexe, et dans cette situation ou l'on joue sa vie a pair ou non. Il allait s'elancer par une raison frivole; son chapeau venait de tomber. Heureusement il ecouta le bruit que la chute devait produire, et n'entendant rien, il concut de vagues soupcons sur sa situation; et commenca a croire qu'on pouvait lui avoir tendu quelque piege; mais dans quel interet?... En proie a ces incertitudes, il songea presque a remettre la partie a une autre nuit; et provisoirement, il resolut d'attendre les clartes indecises du crepuscule, heure qui ne serait peut-etre pas tout-a-fait defavorable a sa fuite. Sa force prodigieuse lui permit de grimper vers le donjon; mais il etait presque epuise au moment ou il se remit sur le support exterieur, guettant tout comme un chat sur le bord de sa gouttiere. Bientot, a la faible clarte de l'aurore, il apercut, en faisant flotter sa corde, une petite distance de cent cinquante pieds entre le dernier noeud et les rochers pointus du precipice. --Merci, commandant! dit-il avec le sang froid qui le caracterisait. Puis, apres avoir quelque peu reflechi a cette habile vengeance, il jugea necessaire de rentrer dans son cachot. Il mit toute sa defroque en evidence sur son lit, laissa la corde en dehors pour faire croire a sa chute; et, tranquillement tapi derriere la porte, il attendit l'arrivee du perfide guichetier, en tenant a la main une des barres de fer qu'il avait sciees. Le guichetier ne manqua pas de venir, et plus tot qu'a l'ordinaire, pour recueillir la succession du mort; il ouvrit la porte en sifflant; mais quand il fut a une distance convenable, Beauvoir lui assena sur le crane un si furieux coup de barre que le traitre tomba comme une masse, sans jeter un cri; la barre lui avait brise la tete. Le chevalier deshabilla promptement le mort, prit ses habits, imita son allure, et, graces a l'heure matinale et au peu de defiance des sentinelles de la porte principale, il s'evada. --Il faut des guerres civiles pour faire eclore des caracteres semblables!... s'ecria un avocat celebre. Ces aventures ou l'ame se deploie dans toute sa vigueur ne se rencontrent jamais dans la vie tranquille telle que la constitue notre civilisation actuelle, si pale, si decrepite. --Encore la civilisation!... repliqua un medecin, votre mot est place!... Depuis quelque temps, poetes, ecrivains, peintres, tout le monde est possede d'une singuliere manie. Notre societe, selon ces gens-la, nos moeurs, tout se decompose et rend le dernier soupir. Nous vivons morts; nous nous portons a merveille dans une agonie perpetuelle, et sans nous apercevoir que nous sommes en putrefaction. Enfin, a les entendre, nous n'avons ni lois, ni moeurs, ni physionomie, parce que nous sommes sans croyances. Il me semble cependant que, d'abord, nous avons tous foi en l'argent, et depuis que les hommes se sont attroupes en nations, l'argent a ete une religion universelle, un culte eternel; ensuite, le monde actuel ne va pas mal du tout. Pour quelques gens blases qui regrettent de ne pas avoir tue une femme ou deux, il se rencontre bon nombre de gens passionnes qui aiment sincerement. Pour n'etre pas scandaleux, l'amour se continue assez bien, et ne laisse guere chomer que les vieilles filles... encore!... Bref! les existences sont tout aussi dramatiques en temps de paix qu'en temps de troubles... Je vous remercie de votre guerre civile. Moi! j'ai precisement assez de rentes sur le grand-livre pour aimer cette vie etroite, l'existence avec les soies, les cachemires, les tilburys, les peintures sur verres, les porcelaines, et toutes ces petites merveilles qui annoncent la degenerescence d'une civilisation... --Le docteur a raison.... dit une dame. Il y a des situations secretes de la vie la plus vulgaire en apparence qui peuvent comporter des aventures tout aussi interessantes que celles de l'evasion. --Certes, reprit le docteur. Et, si je vous racontais une des premieres consultations que... --Racontez!... --Racontez!... Ce fut un cri general, dont le docteur fut tres flatte. --Je n'ai pas la pretention de vous interesser autant que monsieur... --Connu!... dit un peintre. --Assez... Dites, cria-t-on de toutes parts. --Un soir, dit-il, apres avoir laisse echapper un geste de modestie et un sourire, j'allais me coucher, fatigue de ces courses enormes que nous autres, pauvres medecins, faisons a pied, presque pour l'amour de Dieu, pendant les premiers jours de notre carriere, lorsque ma vieille servante vint me dire qu'une dame desirait me parler. Je repondis par un signe, et sur-le-champ l'inconnue entra dans mon cabinet. Je la fis asseoir au coin de ma cheminee, et restai vis-a-vis d'elle, a l'autre coin, en l'examinant avec cette curiosite physiologique particuliere aux gens de notre profession, quand ils prennent la science en amour. Je n'ai pas souvenance d'avoir rencontre dans le cours de ma vie une femme qui m'ait aussi fortement impressionne que je le fus par cette dame. Elle etait jeune, simplement mise, mediocrement belle cependant, mais admirablement bien faite. Elle avait une taille tres cambree, un teint a eblouir et des cheveux noirs tres-abondans. C'etait une figure meridionale, tout empreinte de passions, dont les traits avaient peu de regularite, beaucoup de bizarrerie meme, et qui tirait son plus grand charme de la physionomie; neanmoins, ses yeux vifs avaient une expression de tristesse, qui en detruisait l'eclat. Elle me regardait avec une sorte d'inquietude, et je fus extremement interesse par l'hesitation que trahirent ses premieres paroles et ses manieres. Elle allait faire violence a sa pudeur, et j'attendais une de ces confidences vulgaires, auxquelles nous sommes habitues, mais qui n'en sont pas moins honteuses pour les malades, lorsque, se levant avec brusquerie, elle me dit: --Monsieur, il est fort inutile que je vous instruise du hasard auquel j'ai du de connaitre votre nom, votre caractere et votre talent. A son accent, je reconnus une Marseillaise. --Je suis, reprit-elle, mariee depuis trois mois a Monsieur de... chef d'escadron dans les grenadiers de la garde; c'est un homme violent et d'une jalousie de tigre. Depuis six mois je suis grosse... En prononcant cette phrase a voix basse, elle eut peine a dissimuler une contraction nerveuse qui crispa son larynx. --J'appartiens, reprit-elle en continuant, a l'une des premieres familles de Marseille; ma mere est madame de... --Vous comprenez, dit le docteur en s'interrompant et nous regardant a la ronde, que je ne puis pas vous dire les noms... --J'ai dix-huit ans, monsieur, dit-elle; j'etais promise depuis deux ans a l'un de mes cousins, jeune homme riche et fort aimable, mais appartenant a une famille exclusivement commercante, la famille de ma mere. Nous nous aimions beaucoup... Il y a huit mois, M. de... mon mari, vint a Marseille; il est neveu de l'ancienne duchesse de... et, favori de l'empereur, il est promis a quelque haute fortune militaire: tout cela seduisit mon pere. Malgre mon inclination connue, mon mariage avec le comte de... fut decide. Ce manque de foi brouilla les deux familles. Mon pere redoutant la violence du caractere marseillais, craignit quelque malheur; il voulut conclure cette affaire a Paris, ou se trouvait la famille de M. de... Nous partimes. A la seconde couchee, au milieu de la nuit, je fus reveillee par la voix de mon cousin, et--je vis sa tete pres de la mienne... Le lit ou couchaient mon pere et mere etait a trois pas du mien; rien ne l'avait arrete. Si mon pere s'etait reveille, il lui aurait brule la cervelle... Je l'aimais...--c'est tout vous dire. Elle baissa les yeux et soupira. J'ai souvent entendu les sons creux qui sortent de la poitrine des agonisans; mais j'avoue que ce soupir de femmes, ce repentir poignant, mele de resignation, cette terreur produite par un moment de plaisir, dont le souvenir semblait briller dans les yeux de la jeune Marseillaise, m'ont pour ainsi dire aguerri tout a coup aux expressions les plus vives de la souffrance. Il y a des jours ou j'entends encore ce soupir, et il me donne toujours une sensation de froid interieur, lorsque ma memoire est fidele. --Dans trois jours, reprit-elle en levant les yeux sur moi, mon mari revient d'Allemagne. Il me sera impossible de lui cacher l'etat dans lequel je suis, et il me tuera, monsieur; il n'hesitera meme pas. Mon cousin se brulera la cervelle ou provoquera mon mari. Je suis dans l'enfer... Elle dit cette phrase avec un calme effrayant. --Adolphe est tenu fort severement; son pere et sa mere lui donnent peu d'argent pour son entretien; ma mere n'a pas la disposition de sa fortune; de mon cote, moi, je ne possede rien; cependant, entre nous trois, nous avons trouve 4,000 francs... --Les voici, dit-elle en tirant de son corset des billets de banque et me les presentant. --Eh bien! madame?... lui demandai-je. --Eh bien! monsieur, reprit-elle en paraissant etonnee de ma question, je viens vous supplier de sauver l'honneur de deux familles, la vie de trois personnes et celle de ma mere, aux depens de mon malheureux enfant... --N'achevez pas, lui dis-je avec sang froid. J'allai prendre le Code. --Voyez, madame, repris-je en montrant une page qu'elle n'avait sans doute pas lue, vous m'enverriez a l'echafaud. Vous me proposez un crime que la loi punit de mort, et vous seriez vous-meme condamnee a une peine plus terrible peut-etre que ne l'est la mienne... Mais, la justice ne serait pas si severe, que je ne pratiquerais pas une operation de ce genre; elle est presque toujours un double assassinat; car il est rare que la mere ne perisse pas aussi. Vous pouvez prendre un meilleur parti... Pourquoi ne fuyez-vous pas?... Allez en pays etranger. --Je serais deshonoree... Elle me fit encore quelques instances, mais doucement et avec un sourd accent de desespoir. Je la renvoyai... Le surlendemain, vers huit heures du matin, elle revint. En la voyant entrer dans mon cabinet, je lui fis un signe de denegation tres-peremptoire; mais elle se jeta si vivement a mes genoux que je ne pus l'en empecher. --Tenez!... s'ecria-t-elle, voici dix mille francs!... --He! madame, repondis-je, cent mille, un million meme, ne me convertiraient pas au crime... Si je vous promettais mon secours dans un moment de faiblesse, plus tard, au moment d'agir, la raison me reviendrait, et je manquerais a ma parole. Ainsi retirez-vous. Elle se releva, s'assit, et fondit en larmes. --Je suis morte!... s'ecria-t-elle. Mon mari revient demain... Elle tomba dans une espece d'engourdissement; et puis, apres sept ou huit minutes de silence, elle me jeta un regard suppliant; je detournai les yeux; elle me dit: --Adieu, monsieur!... Et disparut. Cet horrible poeme de melancolie m'oppressa pendant toute la journee... J'avais toujours devant moi cette femme pale, et je lisais toujours les pensees ecrites dans son dernier regard. Le soir, au moment ou j'allais me coucher, une vieille femme en haillons, et qui sentait la boue des rues, me remit une lettre ecrite sur une feuille de papier gras et jaune; les caracteres, mal traces, se lisaient a peine, et il y avait de l'horreur et dans ce message et dans la messagere. "J'ai ete massacree par le chirurgien malhabile d'une maison de prostitution, car je n'ai trouve de pitie que la; mais je suis perdue. Une hemorragie affreuse a ete la suite de cet acte de desespoir. Je suis, sous le nom de Mme Lebrun, a l'hotel de Picardie, rue de Seine. Le mal est fait. Aurez-vous maintenant le courage de venir me visiter, et de voir s'il y a pour moi quelque chance de conserver la vie?... Ecouterez-vous mieux une mourante?... Un frisson de fievre passa sur ma colonne vertebrale. Je jetai la lettre au feu, puis me couchai; mais je ne dormis pas; je repetai vingt fois et presque mecaniquement: --Ah! la malheureuse... Le lendemain, apres avoir fait toutes mes visites, j'allai, conduit par une sorte de fascination, jusqu'a l'hotel que la jeune femme m'avait indique. Sous pretexte de chercher quelqu'un dont je ne savais pas exactement l'adresse, je pris avec prudence des informations, et le portier me dit: --Non, monsieur, nous n'avons personne de ce nom-la. Hier il est bien venu une jeune femme; mais elle ne restera pas longtemps ici... Elle est morte ce matin a midi... Je sortis avec precipitation, et j'emportai dans mon coeur un souvenir eternel de tristesse et de terreur. Je vois passer peu de corbillards seuls et sans parens a travers Paris sans penser a cette aventure, et chaque fois j'y decouvre de nouvelles sources d'interet. C'est un drame a cinq personnages, dont, pour moi, les destinees inconnues se denouent de mille manieres, et qui m'occupent souvent pendant des heures entieres... Nous restames silencieux. Le docteur avait conte cette histoire avec un accent si penetrant, ses gestes furent si pittoresques et sa diction si vive, que nous vimes successivement et l'heroine et le char des pauvres conduit par les croque-morts, allant au trot vers le cimetiere. --Pendant la campagne de 1812, nous dit alors un colonel d'artillerie, j'ai ete, comme le docteur, le temoin ou plutot la cause involontaire d'un malheur qui a beaucoup d'analogie avec celui dont il vient de nous parler. Il s'agit aussi d'une femme mariee; mais si le resultat est a peu pres le meme, il y existe entre les deux faits de notables differences. Lorsque nous arrivames a la Beresina, il n'y avait plus, comme vous le savez, ni discipline ni obeissance militaire. Tous les rangs etaient confondus a l'armee; l'armee n'etait meme plus qu'un ramas d'hommes de toutes nations, qui allait instinctivement du nord au midi... Les soldats chassaient de leurs foyers un general en haillons et pieds nus, quand il n'apportait ni bois ni vivres. Apres le passage de cette celebre riviere, le desordre ne fut pas moindre. Je sortais tranquillement, tout seul, sans vivres, sans argent, des marais de Zembin, et j'allais cherchant une maison ou l'on voulut bien me recevoir. N'en trouvant pas, ou chasse de celles que je rencontrais, j'apercus heureusement vers le soir une mauvaise petite ferme de Pologne, dont rien ne pourrait vous donner une idee, a moins que vous n'ayez vu les maisons de bois de la Basse-Normandie ou les plus pauvres metairies de la Bretagne. Ces habitations consistent en une seule chambre partagee dans un bout par une cloison en planches, et la plus petite piece sert de magasin a fourrages. L'obscurite du crepuscule me permettait de voir de loin une legere fumee qui s'echappait de cette maison. Esperant y trouver des camarades plus compatissans que ceux auxquels je m'etais adresse jusqu'alors, je marchai courageusement jusqu'a la ferme. En y entrant, je trouvai la table mise. Plusieurs officiers, parmi lesquels une femme, spectacle assez ordinaire, mangeaient des pommes de terre, de la chair de cheval grillee sur des charbons et des betteraves gelees. Je reconnus parmi les convives deux ou trois capitaines d'artillerie du premier regiment, dans lequel j'avais servi. Je fus accueilli par un hourra d'acclamations qui m'aurait fort etonne de l'autre cote de la Beresina; mais en ce moment le froid etait moins intense; mes camarades se reposaient, ils avaient chaud, ils mangeaient; et la salle, jonchee de bottes de paille, leur offrait la perspective d'un bon coucher, d'une nuit de delices. Nous n'en demandions pas tant alors. Ils pouvaient etre philanthropes sans danger. Je me mis a manger en m'asseyant sur une botte de fourrage. Au bout de la table, du cote de la porte par laquelle on communiquait avec la petite piece pleine de paille et de foin, se trouvait mon ancien colonel, un des hommes les plus extraordinaires que j'aie jamais rencontres dans tout le ramassis d'hommes qu'il m'a ete permis de voir. Il etait Italien. Or toutes les fois que la nature humaine est belle dans les contrees meridionales, alors elle est sublime. Je ne sais si vous avez remarque la singuliere blancheur des Italiens quand ils sont blancs... --Cela est bien vrai, s'ecria une dame; les cheveux noirs et boucles d'une tete italienne en font valoir le teint, et il y a dans le caractere de la beaute transalpine je ne sais quelle perfection inexplicable... --Bien, ma chere, dit la maitresse du logis; allez, allez... L'imprudente interlocutrice rougit et se tut. Il y avait toute une revelation dans ce peu de paroles, dites avec une vivacite decente qui peignait les profondes observations de l'amour. Nous regardames tous la jeune etourdie avec une malice douce, la malice d'artistes tres indulgens de leur nature. Pour la tirer de peine, le narrateur reprit vivement: Lorsque je lus le fantastique portrait que Charles Nodier nous a trace du colonel Oudet, j'ai retrouve mes propres sensations dans chacune de ses phrases elegantes et passionnees. Italien, comme la plupart des officiers qui composaient son regiment, emprunte, du reste, par l'empereur a l'armee d'Eugene, mon colonel etait un homme de haute taille;--il avait bien huit a neuf pouces,--admirablement proportionne, un peu gros peut-etre, mais d'une vigueur prodigieuse, et leste, decouple comme un levrier. Il avait des cheveux noirs a profusion, un teint blanc comme celui d'une femme, de petites mains, un joli pied, une bouche gracieuse, un nez aquilin, dont les lignes etaient minces et dont le bout se pincait naturellement et blanchissait quand il etait en colere, ce qui arrivait souvent, car il etait d'une irascibilite qui passe toute croyance. Personne ne restait calme pres de lui. Moi, je ne le craignais pas, mais uniquement parce qu'il m'avait pris dans une singuliere amitie, et que, de moi, il prenait tout en gre. Je l'ai vu dans des coleres dont rien ne saurait donner l'idee. Alors, son front se crispait et ses muscles dessinaient au milieu de son front un _delta_, ou, pour mieux dire, le fer a cheval de Redgauntlet, qui tous terrifiait encore plus peut-etre que les eclairs magnetiques de ses yeux bleus; tout son corps tressaillait; et sa force, deja si grande a l'etat normal, devenait presque sans bornes. Il grasseyait beaucoup; et sa voix, au moins aussi puissante que celle d'Oudet, jetait une incroyable richesse de son dans la syllabe ou dans la consonne sur laquelle tombait ce grasseyement. Si ce vice de prononciation etait une grace chez lui dans certains momens, lorsqu'il commandait la manoeuvre ou qu'il etait emu, vous ne sauriez imaginer quelle securite de puissance exprimait cette accentuation si vulgaire a Paris; il faudrait l'avoir entendu. Lorsque le colonel etait tranquille, ses yeux bleus peignaient une douceur angelique; son front pur avait une expression pleine de charme. A une parade il n'y avait pas a l'armee d'Italie d'homme qui put lutter avec lui; d'Orsay lui-meme, le beau d'Orsay fut vaincu par notre colonel lors de la derniere revue passee par Napoleon avant d'entrer en Russie. Tout etait opposition chez cet homme privilegie. La passion vit par les contrastes: aussi ne me demandez pas s'il exercait sur les femmes ces irresistibles influences auxquelles leur nature se plie comme la matiere vitrifiable sous la canne du souffleur; mais, par une singuliere fatalite, un observateur se rendrait peut-etre compte de ce phenomene, il avait peu de femmes, ou negligeait d'en avoir. Pour vous donner une idee de sa violence, je vais vous dire en deux mots ce que je lui ai vu faire dans un paroxisme de colere. Nous montions avec nos canons un chemin tres-etroit, borde d'un cote par un talus assez haut, et de l'autre par des bois. Au milieu du chemin, nous nous rencontrames avec un autre regiment d'artillerie, a la tete duquel etait le colonel. Ce colonel veut faire reculer le capitaine de notre regiment, qui se trouvait en tete de la premiere batterie; celui-ci s'y refuse; l'autre fait signe a sa premiere batterie d'avancer; et malgre le soin que le conducteur mit a se jeter sur le bois, la roue du premier canon prit la jambe droite de notre capitaine et la lui brisa, en le renversant de l'autre cote de son cheval. Tout cela fut l'affaire d'un moment. Notre colonel se trouvait a une faible distance, il devina la querelle, accourut au grand galop en passant a travers les pieces et le bois au risque de se jeter les quatre fers en l'air, et arriva sur le terrain, en face de l'autre colonel, au moment ou notre capitaine criait:--A moi!... en tombant. Non, notre colonel italien n'etait plus un homme!... Il avait de l'ecume a la bouche; il grondait comme un lion; hors d'etat de prononcer une parole et meme un cri, il fit un signe effroyable a son antagoniste, en lui montrant le bois et tirant son sabre. Ils y entrerent. En deux secondes, nous vimes son adversaire a terre, la tete fendue en deux. Les autres reculerent, ah! fistre! et bon train!... Il faut vous dire que le capitaine que l'on avait manque de tuer, et qui jappait dans le bourbier, ou la roue du canon l'avait jete, avait pour femme une ravissante Italienne de Messine, qui etait la maitresse de notre colonel. Cette circonstance avait augmente sa fureur; car ce mari lui appartenait, faisait partie de son bagage, et il devait le defendre comme une chose a lui. Or ce capitaine etait en face de moi, dans la cabane ou je recus un si favorable accueil; et sa femme se trouvait a l'autre bout de la table, vis-a-vis le colonel. Elle se nommait Rosina. C'etait une petite femme, fort brune, mais portant, dans ses yeux noirs et fendus en amande, toutes les ardeurs du soleil de la Sicile. Quoiqu'elle fut en ce moment dans un deplorable etat de maigreur; qu'elle eut les joues couvertes de poussiere comme un fruit expose aux intemperies d'un grand chemin; qu'elle fut vetue de haillons, fatiguee par les marches; que ses cheveux en desordre et colles ensemble fussent entierement caches sous un morceau de chale en marmotte, il y avait encore de la femme chez elle; ses mouvemens etaient jolis; sa bouche rose et chiffonnee, ses dents blanches, les formes de sa figure, sa gorge, attraits que la misere, le froid, l'incurie, n'avaient pas tout-a-fait denatures, parlaient encore d'amour a qui pouvait penser a une femme. C'etait, du reste, une de ces natures freles en apparence, mais nerveuses, pleines de force et construites pour la passion. Le mari, gentilhomme piemontais, etait petit; sa figure annoncait une bonhomie goguenarde, s'il est permis d'allier ces deux mots. Courageux, instruit, il paraissait ignorer les liaisons qui existaient entre sa femme et le colonel depuis environ deux ans. J'attribuais ce laisser-aller aux moeurs italiennes ou a quelque secret de menage; mais il y avait dans la physionomie de cet homme un trait qui m'inspirait toujours une involontaire defiance. Sa levre inferieure etait mince et s'abaissait aux deux extremites, au lieu de se relever, ce qui me semblait trahir un fonds de cruaute dans ce caractere, en apparence flegmatique et paresseux. Vous devez bien imaginer que la conversation n'etait pas tres-brillante lorsque j'arrivai. Mes camarades, fatigues, mangeaient en silence. Naturellement ils me firent quelques questions, et nous nous racontames nos malheurs, tout en les entremelant de reflexions sur la campagne, sur les generaux, sur leurs fautes, sur les Russes et le froid. Un moment apres mon arrivee, le colonel, ayant fini son maigre repas, s'essuya les moustaches, nous souhaita le bonsoir, et jetant son regard a l'Italienne: --Rosina?... lui dit-il. Puis, sans attendre sa reponse, il alla se coucher dans la petite grange aux fourrages. Le sens de l'interpellation du colonel etait facile a saisir; aussi la jeune femme laissa-t-elle echapper un geste indescriptible qui peignait tout a la fois, et la contrariete qu'elle devait eprouver a voir sa dependance affichee, sans aucun respect humain, et l'offense faite a sa dignite de femme, ou a son mari; puis, il y eut aussi dans la crispation rapide des traits, de son visage, dans le rapprochement violent de ses sourcils, une sorte de pressentiment: elle eut peut-etre une prevision de sa destinee. Rosina resta tranquillement a table; mais un instant apres, et vraisemblablement lorsque le colonel fut couche dans son lit de foin ou de paille, il repeta: --Rosina?... L'accent de ce second appel fut encore plus brutalement interrogatif que ne l'avait ete l'autre. Le grasseyement du colonel et le nombre que la langue italienne permet de donner aux voyelles et aux finales, peignirent tout le despotisme, l'impatience, la volonte de cet homme. Rosina palit, mais elle se leva, passa derriere nous, et rejoignit le colonel. Tous mes camarades garderent un profond silence; mais moi, malheureusement, je me mis a rire apres les avoir tous regardes, et mon rire se repeta de bouche en bouche. --_Tu ridi?..._ dit le mari. --Ma foi, mon camarade, lui repondisse en redevenant serieux, j'avoue que j'ai eu tort... Je te demande mille fois pardon, et si tu n'es pas content des excuses que je te fais, je suis pret a te rendre raison... --Ce n'est pas toi qui as tort, c'est moi!... reprit-il froidement. La-dessus, nous nous couchames dans la salle; et bientot nous nous endormimes tous d'un profond sommeil. Le lendemain, chacun, sans eveiller son voisin, sans chercher un compagnon de voyage, se mit en route a sa fantaisie, avec cette espece d'egoisme qui a fait de notre deroute un des plus horribles drames de personnalite, de tristesse et d'horreur, qui jamais se soit passe sous le ciel. Cependant, a sept ou huit cents pas de notre gite, nous nous retrouvames presque tous, et nous marchames ensemble, comme des oies conduites en troupe par le despotisme aveugle d'un enfant: une meme necessite nous poussait. Arrives a un petit monticule d'ou l'on pouvait encore apercevoir la ferme ou nous avions passe la nuit, nous entendimes des cris qui ressemblaient au rugissement des lions dans le desert, au mugissement des taureaux; mais non, cette clameur ne pouvait se comparer a rien de connu. Neanmoins nous distinguames un faible cri de femme mele a cette horrible et sinistre rale. Nous nous retournames tous, en proie a je ne sais quel sentiment de frayeur; alors nous ne vimes plus la maison; mais un vaste bucher. L'habitation etait tout en flammes, et des tourbillons de fumee, enleves par le vent, nous apportaient et les sons rauques et je ne sais quelle vapeur forte. A quelques pas de nous marchait le capitaine; il venait tranquillement se joindre a notre caravane... Nous le contemplames tous en silence, car nul n'osa l'interroger; mais lui, devinant notre curiosite, tourna sur sa poitrine l'index de la main droite; et, de la gauche, montrant l'incendie: --_Son'io!_ dit-il... C'est moi!... Nous continuames a marcher, sans lui faire une seule observation. --Toutes vos histoires sont epouvantables!... dit la maitresse du logis, et vous me causerez cette nuit des cauchemars affreux. Vous devriez bien dissiper les impressions qu'elles nous laissent en nous racontant quelque histoire gaie, ajouta-t-elle en se tournant vers un homme gros et gras, homme de beaucoup d'esprit et qui devait partir pour l'Italie, ou l'appelaient des fonctions diplomatiques. --Volontiers, repondit-il. --Madame de... reprit-il en souriant, la femme d'un ancien ministre de la marine sous Louis XVI, se trouvait au chateau de... ou j'avais ete passer les vacances de l'annee 180... Elle etait encore belle, malgre trente-huit ans avoues, et en depit des malheurs qu'elle avait essuyes pendant la revolution. Appartenant a l'une des meilleures maisons de France, elle avait ete elevee dans un couvent. Ses manieres, pleines de noblesse et d'affabilite, etaient empreintes d'une grace indefinissable. Je n'ai connu qu'a elle une certaine maniere de marcher qui imprimait autant de respect qu'elle inspirait de desirs. Elle etait grande, bien faite et pieuse. Il est facile d'imaginer l'effet qu'elle devait produire sur un petit garcon de treize ans: c'etait alors mon age. Sans avoir precisement peur d'elle, je la regardais avec une inquietude desireuse et avec de vagues emotions qui ressemblaient aux tressaillemens de la crainte. Un soir, par un de ces hasards dont il est difficile de rendre compte, sept ou huit des dames qui habitaient le chateau se trouverent seules, sur les onze heures du soir, devant un de ces feux qui ne sont ni petillans ni eteints, mais dont la chaleur moite dispose peut-etre a une causerie plus intime, en communiquant aux fibres une sorte d'epanouissement qui les beatifie. Madame de... jeta un regard d'espion sur les hauts lambris et les vieilles tapisseries de l'immense salon. Ses grands yeux noirs tomberent sur un coin passablement obscur ou j'etais tapi derriere une duchesse aux pieds contournes: ce fut comme un regard de feu; mais elle ne me vit pas. J'etais reste coi en entendant ces dames raconter, _sotto voce_, des histoires auxquelles je ne comprenais rien; mais les rires de bon aloi qui terminaient chaque narration avaient pique ma curiosite d'enfant. A votre tour, avaient dit en choeur les chatelaines a madame de... allons, contez-nous comment... Elle conservait peut-etre une vague inquietude de m'avoir vu jouant aupres d'elle; elle se leva, comme pour faire le tour du meuble enorme derriere lequel j'etais tapi; mais une vieille dame, plus impatiente que les autres, lui prit la main en lui disant: --Le petit est couche, ma chere; d'ailleurs, voudriez-vous paraitre plus prude que nous... Alors la belle dame de... toussa, ses yeux se baisserent souvent, et elle commenca ainsi: "J'etais au couvent de... et je devais en sortir au bout de trois jours pour epouser M. le comte de F... mon mari. Mon bonheur futur, envie par quelques unes de mes compagnes, donnait lieu pour la vingtieme fois a des conjectures que je vous epargne, puisque d'apres vos recits vous vous en etes toutes occupees en temps et lieu. "Trois jeunes personnes de mon age et moi, qui ne pouvions pas faire ensemble soixante-dix ans, etions groupees devant la fenetre d'un corridor, d'ou l'on voyait ce qui se passait dans la cour du couvent. Depuis une heure environ, nos jeunes imaginations avaient cultive le champ des suppositions d'une maniere si folle et si innocente, je vous jure, qu'il nous etait impossible de determiner en quoi consistait le mariage; mes idees etaient meme devenues si vagues que je ne savais plus sur quoi les fixer. "Une soeur de trente a quarante ans, qui nous avait prises en amitie, vint a passer; c'etait, autant que je me le rappelle, la fille d'un campagnard fort riche: elle avait ete mise au couvent des sa jeunesse, soit pour avantager son frere, soit a cause d'une aventure qu'elle ne racontait qu'a son honneur et gloire. Mademoiselle de Langeac, qui etait plus libre qu'aucune de nous avec elle, l'arreta et lui exposa assez [Note du transcripteur: mot illisible] ment le danger qu'il pouvait y avoir pour moi d'ignorer les conditions de la nature humaine. La religieuse avisa dans la cour un maudit animal qui revenait du marche, et qui dans le moment, par la fierte de son allure, la puissance de developpement de tout son etre, formait la plus brillante definition du mariage que l'on put donner. La, le groupe feminin se rapprocha, madame de... parla a voix basse, les dames chuchoterent et tous les yeux brillerent comme des etoiles; mais je ne pus entendre de la reponse de la religieuse que deux mots latins, employes par la belle dame, et qui etaient, je crois: _Ecce homo!..._ A cet aspect, reprit madame de... dont la voix remonta insensiblement au diapason doux et clair qui avait donne le ton aux juveniles confidences de ces dames, je manquai de me trouver mal. Je palis en regardant mademoiselle de Fiennes que j'aimais beaucoup, et la terreur que j'ai ressentie depuis en pensant au jour ou je devais monter sur l'echafaud n'est pas comparable a celle dont je fus la proie en songeant a la premiere nuit de mes noces. Je croyais etre faite autrement que toutes les femmes. Je n'osais parler a ma mere; je regardais le comte avec un curieux effroi, sans en etre plus instruite. Je ne vous dirai pas toutes les pensees martyrisantes dont je fus assaillie; l'idee d'un pareil supplice a ete jusqu'a me faire rester, la veille de mon mariage, a tenir pendant environ une heure le bouton dore qui servait a ouvrir la porte de la chambre ou dormait ma mere, sans pouvoir me decider a entrer, a la reveiller et a lui faire part de l'impossibilite ou me mettait la nature d'etre femme un jour. "Bref! je fus menee plus morte que vive dans la chambre nuptiale..." Ici madame de... ne put s'empecher de sourire, et elle ajouta, non sans quelque mine de sainte ni-touche: "Mais j'ai vu que tout ce que Dieu a fait est bien fait, et que la pauvre becasse de religieuse avait essaye, comme Garo, de mettre des citrouilles a un chene." --Monsieur, dit une jeune dame, si vos histoires gaies commencent ainsi, comment finiront-elles?... --Oh! monsieur n'a jamais pu rien conter sans y mettre un trait un peu trop vif, et vraiment je le redoute. J'espere toujours qu'il s'est corrige... --Mais ou est le mal?... demanda naivement le narrateur. Aujourd'hui vous voulez rire, et vous nous interdisez toutes les sources de la gaite franche qui faisait les delices de nos ancetres. Otez les tromperies de femmes, les ruses de moines, les aventures un peu breneuses de Verville et de Rabelais, ou sera le rire?... Vous avez remplace cette poetique par celle des calembours d'Odry!... Est-ce un progres?... Aujourd'hui nous n'osons plus rien!... A peine une honnete femme permettrait-elle a son amant de lui raconter la bonne histoire du cocher de fiacre disant a une dame: _Voulez-vous trinquer?_... Il n'y a rien de possible avec des moeurs aussi tacitement libertines; car je trouve vos pieces de theatre et vos romans plus gravement indecens que la crudite de Brantome, chez lequel il n'y a ni arriere-pensee ni premeditation. Le jour ou nous avons donne de la chastete au langage, les moeurs avaient perdu la leur. --La philanthropie a ruine le conte!... reprit un vieillard. --Comment?... dit la femme d'un peintre. --Pour qu'un conte soit bon, il faut toujours qu'il vous fasse rire d'un malheur, repondit-il. --Paradoxe!... s'ecria un journaliste. --Aujourd'hui, reprit le vieillard en souriant, les sots se servent trop souvent de ce mot-la, quand ils ne peuvent pas repondre, pour qu'un homme d'esprit l'emploie. Il y eut un moment de silence. --Autrefois, dit le vieillard, les gens riches se faisaient enterrer dans les eglises. Alors il y avait un intervalle entre l'enterrement reel et le convoi, parce que la tombe n'etait pas toujours prete a recevoir le mort. Cet inconvenient avait oblige les cures de Paris a faire garder pendant un certain laps de temps les cercueils dans une chapelle ou se trouvait un sepulcre postiche. C'etait en quelque sorte un vestibule ou les morts attendaient. Il y avait un pretre de garde pres de la chapelle mortuaire, et les familles payaient les prieres de surerogation qui se disaient pendant la nuit ou pendant le jour qui s'ecoulait entre l'enterrement factice et l'inhumation definitive. Excusez-moi de vous donner ces details; mais aujourd'hui, pour beaucoup de personnes, ils sont de l'histoire... Un pauvre pretre, nouveau venu a Saint-Sulpice, debuta dans l'emploi de garder les morts... Un vieux maitre des requetes de l'hotel avait ete enterre la matin. Au commencement de la nuit, le pretre de province fut installe dans la chapelle, et charge de dire les prieres a la lueur des cierges. Le voila seul, au coin d'un pilier, dans cette grande eglise. Il dit un psaume, et quand le psaume est fini: --Pan! pan!... Il entend trois petits coups frappes faiblement. Les oreilles lui tintent; il regarde la voute, les dalles, les piliers... et finit par croire que ses confreres veulent lui jouer quelque tour, comme cela se fait dans les couvens pour les novices. Alors il se remet a depecher un autre psaume; et de verset en verset: --Pan! pan! pan! La pretre repondit: --Oui! oui! frappe!... Je t'en casse!... Enfin les coups diminuerent, et ne se firent plus entendre que de loin a loin. Vers le matin, un vieux pretre vint relever de faction le debutant. Celui-ci lui donne le livre, la chaise, et s'en va. --Pan! pan! pan! --Qu'est-ce que c'est que ca?... demanda le vieux pretre. --Oh! ce n'est rien, repondit le nouveau; c'est le mort qui a un tic... --Je croirais volontiers que ce mot est vrai... dit un professeur d'histoire. Il est sature de cet esprit rustique si precieux chez les vieux auteurs, et qui se retrouve souvent peut-etre chez le paysan. Ce pretre venait d'en-deca la Loire... Le villageois est une nature admirable. Quand il est bete, il va de pair avec l'animal; mais quand il a des qualites, elles sont exquises; malheureusement personne ne l'observe. Il a fallu je ne sais quel hasard pour que Goldsmith ait fait _le Vicaire de Vakefield_. Aussi la vie campagnarde et paysanne attend un historien. --Votre observation me rappelle, dit un ancien fonctionnaire imperial, un trait qui peut servir de preuve a votre opinion. Il donne tout-a-fait l'idee d'un homme trempe comme devait l'etre le paysan du Danube. En 1813, lors des dernieres levees d'hommes dont Napoleon eut besoin, et que les prefets firent avec une rigueur qui contribua peut-etre a la premiere chute de l'empire, le fils d'un pauvre metayer des environs d'une ville que je ne vous nommerai pas, car ce serait vous designer le prefet, refusa de partir, et disparut. Les premieres sommations executees, l'on en vint aux mesures de rigueur contre le pere et la mere. Enfin un matin, le prefet, ennuye de voir cette affaire trainer en longueur, mande le pere devant lui. Le paysan vint a la prefecture; et la, le secretaire general d'abord, puis le prefet lui-meme, essayerent par des paroles de persuasion de convertir a l'evangile imperial le pere du refractaire, et de lui arracher le secret de la retraite ou son fils etait cache. Ils echouerent contre le systeme de denegation dans lesquels les paysans se renferment avec l'instinct de l'huitre, qui defie ses agresseurs a l'abri de sa rude ecaille. Des douceurs, le prefet et son secretaire passerent aux menaces, et ils se mirent tres-serieusement en colere, et rudoyerent le pauvre homme, qui les regardait avec un grand flegme, en tortillant son chapeau a bords rabattus. --Nous saurons bien te faire retrouver ton fils, disait le secretaire. --Je le voudrais bien, monseigneur, repondait le paysan. --Il me le faut mort ou vif, s'ecria le prefet, en forme de conclusion. La dessus le pere s'en revint desole chez lui; car il ne savait reellement pas ou etait son fils et se doutait bien de ce qui allait arriver. En effet, le lendemain, il vit des le matin, en allant aux champs, le chapeau borde d'un gendarme qui galopait le long des haies, et que le prefet envoyait loger chez lui, jusqu'a ce que le refractaire se fut retrouve. Il fallut donc chauffer, blanchir, eclairer le garnisaire et le nourrir son cheval et lui. Le paysan y mangea ses economies, vendit la croix d'or, les boucles d'oreilles, de souliers, les agrafes d'argent et les hardes de sa femme; puis un champ qu'il avait, et enfin sa maison. Avant de vendre la maison et le morceau de terre dont elle etait environnee, il y eut une horrible dispute entre la femme et le mari, celui-ci pretendait qu'elle savait ou etait son fils... Le gendarme fut oblige de mettre le hola, au moment ou le paysan s'emporta, car il avait pris son sabot pour le jeter a la tete de sa femme. Depuis cette soiree, le garnisaire ayant pitie de ces deux malheureux menait son cheval paitre le long des chemins et dans les pres communaux. Quelques voisins se cotiserent pour lui fournir de l'avoine et de la paille; la plupart du temps le gendarme achetait de la viande, et l'on s'entendait pour soutenir ce pauvre menage. Le paysan avait parle de se pendre. Enfin, un jour qu'il fallait du bois pour cuire le diner du gendarme, le pere du refractaire etait alle des le matin dans une foret voisine pour ramasser des branches mortes et faire provision de bois. A la nuit, il apercut dans un fourre, pres des habitations, une masse blanche, et ayant ete voir ce que cela pouvait etre, il reconnut son fils. Il etait mort de faim, et avait encore entre les dents l'herbe qu'il avait essaye de manger. Le paysan chargea son enfant sur ses epaules, et, sans le montrer a personne, sans rien dire, il le porta pendant trois lieues; il arriva a la prefecture, s'enquit ou etait le prefet, et, apprenant qu'il etait au bal, il l'attendit; et quand celui-ci rentra, sur les deux heures du matin, il trouva le paysan a sa porte, qui lui dit: --Vous avez voulu mon fils, monsieur le prefet, le voila! Il mit le cadavre contre le mur et s'enfuit. Maintenant, lui et sa femme mendient leur pain. --Ceci est tout bonnement sublime, reprit le medecin; mais je crois que si les actions des paysans sont si completes, si simplement belles, c'est que, chez eux, tout est naturel et sans art; ils obeissent toujours au cri de la nature; leur ruse meme, leur astuce, si celebres et si formidables, sont un developpement de l'instinct humain. Ils sont cauteleux dans les affaires, et dissimules, comme tous les gens faibles, en presence d'un ennemi puissant; et, ne faisant pas abus de la pensee, ils la trouvent comme la foi, tres-robuste dans leur ame, au moment ou ils en font usage. La foi du charbonnier est un proverbe. Ce qui m'etonne le plus en eux, ajouta-t-il, c'est leur detachement de la vie, et je ne comprends pas qu'en estimant si peu une existence si chargee de peines et de travail, ils soient si peu vindicatifs, et ne la risquent pas plus souvent, par calcul. Ils n'ont pas le temps peut-etre de reflechir ou de combiner de grandes choses. --C'est ce qui sauve la civilisation de leurs entreprises, dit quelqu'un. --Encore la civilisation!... repeta le medecin d'un air comi-tragique. --Mais, docteur, lui dis-je, je vous assure que je connais un petit pays de Touraine ou les gens de la campagne font mentir vos observations. Du cote de Chinon, les naturels de notre pays sont possedes d'une fureur courte et vive qui leur donne l'energie de se livrer a leurs passions, puis ils rentrent soudain dans cette douceur spirituelle et railleuse qui distingue le caractere tourangeau. Serait-ce que Cain aurait peuple les environs de Chinon, dont les habitans sont nommes _Cainones_ dans les cartulaires, ou faut-il attribuer ce sentiment de vengeance immediate a la vie sauvage que menent les habitans des campagnes? Le docteur Gall aurait bien du venir visiter le Chinonnais, ou, du reste, il y a de fort honnetes gens. Un des avocats les plus distingues de ce pays me disait en riant que cet arrondissement devrait lui constituer une rente, parce que la plupart des proces civils et criminels etaient issus de ce pays si celebre par Rabelais. Quant a moi, j'ai vu de mes yeux un exemple frappant de cette observation, dont je ne voudrais pas cependant garantir la verite psycologique. Voici le fait: --Je revenais, en 181..., d'Azai a Tours par la voiture de Chinon. En prenant ma place, je vis, sur la banquette de derriere deux gendarmes, entre lesquels etait un gars d'environ vingt-deux ans. --Qu'a-t-il donc fait celui-la?... dis-je au brigadier, croyant qu'il s'agissait de quelque delit forestier ou autre. --Presque rien... repondit le gendarme; il s'est permis de rompre avec une barre de fer l'echine de son maitre, et il l'a tue, pas plus tard qu'hier... La-dessus, grand silence. Je voyageais en compagnie d'un assassin. Celui-ci se tenait coi dans la carriole, regardant avec assez d'insouciance les arbres du chemin, qui fuyaient avec autant de rapidite que sa vie promise a l'echafaud. Il avait une figure douce, quoique brune et fortement coloree. --Pourquoi donc a-t-il assomme son maitre?... dis-je au brigadier. --Pour une misere... repondit le gendarme. En allant a la foire de Tours, son bourgeois, qui etait un fort metayer, avait promis de rapporter les cadeaux d'usage a la fille de basse-cour et a ce gars-la... Pour lors, il s'agissait d'un tablier pour elle, et d'un gilet rouge pour lui. Au retour, il parait que le fermier eut quelque motif de mecontentement contre lui. Il donna bien le tablier a la fille, mais il garda le gilet. Assoupi par la chaleur, et fatigue, vu qu'il avait fait la route sans arret et a cheval, il s'endormit sur le coin de sa table, dans la salle. Alors le gars prit la barre de fer, et lui en assena un grand coup sur la nuque; le metayer a encore eu la force de se relever et de lui dire: --Malheureux!... Et il lui a donne un second coup, qui finalement l'a tue raide. Et apres il a ete se cacher dans l'ecurie avec le gilet; mais il n'a pas seulement pris un liard de l'argent que son maitre rapportait de Tours, et il s'est laisse empoigner sans resistance. --Comment, lui dis-je, en me tournant vers le paysan, as-tu pu tuer un homme pour un gilet?... --Dam!... j'avais compte la-dessus pour aller a la danse. Ce fut tout ce que je tirai de ce garcon... qui ne paraissait point mechant du tout. Les gendarmes ne lui avaient seulement pas lie les mains. La voiture vint a verser au-dessus de Bellon.--Mais non, elle ne versa pas. L'un des brancards s'etait casse. Nous en sortimes tous; les gendarmes se mirent de chaque cote de ce malheureux en le laissant libre; neanmoins ils avaient l'oeil sur lui. Ce gaillard-la, voyant le conducteur s'y prendre assez mal pour relever la patache, l'aida, lia lui-meme une perche pour remplacer le brancard; et quand tout fut fini: --Ah! ca ira!... maintenant, dit-il en achevant de serrer le dernier noeud d'une corde, et il remonta dans cette voiture qui le menait pour ainsi dire au supplice. Il fut execute a Tours. --Bah! ce sang froid n'a rien de bien extraordinaire, dit un jeune homme qui etait venu du salon du jeu, au milieu de ma narration, et n'avait pas assiste aux premisses de mon argumentation. Il existe une foule d'anecdotes sur les derniers momens des criminels; et, si je vous cite a ce propos un fait de ce genre, bien autrement curieux, c'est parce que je le crois peu connu; je l'ai entendu raconter a l'auteur des _Souvenirs de la Revolution_. Le syndic du tribunal de Brest se nommait Vignes, et le president Vigneron. Ils furent condamnes a mort. En se trouvant sur l'echafaud, l'un d'eux, M. Vignes, dit a l'autre en lui montrant la foule: --Hein! ils vont se trouver bien embarrasses sans vignes ni vigneron. M. Vignes passa le premier; mais au moment ou le couteau lui tranchait la tete, les deux montans de la guillotine se desunirent; enfin il se derangea quelque chose dans l'instrument du supplice, et comme il etait fort tard, l'executeur des hautes-oeuvres republicaines dit au president: --Ma foi, monsieur, vous voila sauve; car c'est quelque chose que vingt-quatre heures par ce temps-ci. --Il faut que tu sois un grand lache, repondit M. Vigneron. Comment, parce que tes planches ont un peu joue, tu vas me faire attendre? Le jugement ne m'a pas condamne a vivre vingt-quatre heures de plus... Il prit lui-meme le marteau, les clous, et raccommoda la guillotine; puis, quand elle fut jugee solide, il se coucha sur la planche, et fut execute. Ceci est autre chose que de mettre une perche a un brancard, et c'est du sang froid argent comptant... --Docteur, dit une dame, vous qui devez voir beaucoup de mourans, avez-vous rencontre souvent des exemples de cette singuliere tranquillite?... --Madame, dit-il, les criminels sont ordinairement des gens doues d'une organisation tres-puissante, en sorte qu'ils ont plus de chances que les malades affaiblis par de longues agonies pour dire de jolies choses. On les tue vivans, tandis que les malades meurent tues. Puis, chez certains hommes, l'ame est fortement excitee par l'attente du supplice, et ils rassemblent toutes leurs forces pour soutenir cet assaut. Il y a exaltation. Cependant j'ai vu de belles morts particulieres... Pour moi, la plus belle a ete celle de la femme d'un celebre medecin allemand, auquel j'etais fort attache. Le tableau que cette scene nous offrit est toujours vif et colore comme au moment ou j'en fus temoin. Nous avions passe la nuit au chevet de la mourante; elle etait attaquee de la poitrine, et la pulmonie, arrivee au dernier degre, ne laissait aucun espoir. Mon maitre s'etait endormi; sa femme, s'etant reveillee vers quatre heures du matin, me fit, de la maniere la plus touchante et en souriant, un signe amical pour me dire de la laisser reposer, et cependant elle allait mourir. Elle etait arrivee a une maigreur extraordinaire; mais son visage avait conserve ses traits et ses formes, qui etaient belles. Sa paleur faisait ressembler sa peau a de la porcelaine derriere laquelle il y a une lumiere. Ses yeux vifs et ses couleurs tranchaient sur ce teint plein d'une molle elegance, et il y avait dans sa physionomie une sorte de sublimite qui imposait. Elle paraissait plaindre son mari, auquel sa vie avait ete vouee; mais ce sentiment prenait sa source dans une tendresse elevee, qui semblait ne plus connaitre de bornes aux approches de la mort. Le silence etait profond; la chambre, doucement eclairee par une lampe, avait l'aspect de toutes les chambres de malades au moment de la mort. C'etait un desordre pittoresque... En ce moment, la pendule sonna, et le docteur, au desespoir d'avoir dormi, se reveilla. Je ne vis pas le geste d'impatience par lequel il peignit le regret qu'il eprouvait d'avoir perdu de vue sa femme pendant un des derniers momens qui lui etaient accordes; mais il est sur qu'une personne autre que la mourante aurait pu s'y tromper. Ce medecin, homme d'un grand talent, avait mille de ces bizarreries apparentes qui font prendre les gens de genie pour des fous, mais dont l'explication se trouve dans la nature exquise et les exigences de leur esprit. Il vint se mettre dans un fauteuil, pres du lit de sa femme, et la regarda fixement. Alors elle avanca un peu la main, prit celle de son mari, la serra faiblement, et d'une voix douce, mais emue, elle lui dit: --Mon pauvre ami, qui donc maintenant te comprendra?... Puis elle mourut en le regardant. --Les histoires que conte le docteur, reprit une dame apres un moment de silence, me font des impressions bien profondes. Le medecin salua gravement. --Oui, elles sont douces et interessantes; il nous emeut sans employer les atrocites si fort a la mode aujourd'hui... --Ma reserve, dit-il, n'est certes pas de l'impuissance, et je vous prie de croire, madame, que j'ai ma provision d'horrible tout comme un autre. --Eh bien! s'ecria la maitresse de la maison, racontez-nous un peu quelque chose d'affreux. Je voudrais voir la couleur de votre tragique, quand ce ne serait que pour le comparer avec celui qui a presentement cours a la bourse litteraire. --Malheureusement, madame, je ne parle que de ce que j'ai vu. --Eh bien! --Mais je dois avoir le dessous avec les gens qui ont sur moi tous les avantages que donne l'imagination. Je ne puis pas vous mettre en scene deux freres nageant en pleine mer et se disputant une planche... ou un homme qui a entrepris de manger un regiment a la croque-au-sel. Je ne puis etre que vrai. --Eh bien! nous nous contenterons de la verite. --Je ne veux pas me faire prier, reprit-il, et il se moucha. --Le hasard, dit-il, me mit autrefois en relation avec un homme qui avait roule dans les annees de Napoleon, et dont alors la position etait assez brillante pour un militaire de son grade. Il etait capitaine, et occupait a l'etat-major de Paris, je crois, une place qui lui valait de quatre a cinq mille francs; en outre il possedait quelque fortune. Ou l'avait-il prise, je ne sais. Il etait de basse extraction, et pour n'avoir pas d'avancement sous l'empire, il fallait etre un trainard, un niais, un ignorant ou un lache. Cependant il y a aussi des gens malheureux. Mon homme n'etait rien de tout cela; c'etait le type des mauvais soudards, debauche, buveur, fumeur, vantard, plein d'amour-propre, voulant primer partout, ne trouvant d'inferieurs que dans la mauvaise compagnie et s'y plaisant, racontant ses exploits a tous ceux qui ne savaient pas si une demi-lune est quelquefois entiere, enfin un vrai _chenapan,_ comme il s'en est tant rencontre dans les armees; ne croyant ni a Dieu ni au diable; bref pour achever de vous le peindre, il suffira de vous dire ce qui m'arriva un jour que je l'avais rencontre du cote de la Bastille. Nous allions l'un et l'autre au Palais-Royal. Nous cheminames par les boulevards. Au premier estaminet qui se trouva: --Permettez-moi, dit-il, d'entrer la un petit moment; j'ai un restant de tabac a y prendre et un verre d'eau-de-vie. Il avala le petit verre d'eau-de-vie, et reprit en effet une pipe chargee et un peu de tabac a lui. Au second estaminet il avait acheve de fumer son restant de tabac, et recommenca son antienne. Ce diable d'homme avait des restans de tabac dans tous les estaminets, et c'etaient comme autant de relais pour des pipes et son gosier. Il avait etabli dans Paris ses lignes de communication. Je ne vous parlerai pas de ses moustaches grises, de ses vetemens caracteristiques, de son idiome et de ses tics, ce serait vous en entretenir jusqu'a demain. Je crois qu'il ne s'etait jamais peigne les cheveux qu'avec les cinq doigts de la main. J'ai toujours vu a son col de chemise la meme teinte blonde. Eh bien! cet homme-la, ce chenapan, avait une assez belle figure, figure militaire, de grands traits, une expression de calme; mais j'ai toujours cru lire au fond de ses yeux verts de mer et tachetes de points oranges quelques-unes de ces aventures ou il y a de la fange et du sang. Ses mains ressemblaient a des eclanches. Il etait d'une taille mediocre, mais large des epaules et de la poitrine, un vrai corsaire. Par-dessus tout cela il se disait un des vainqueurs de la Bastille. Cet homme rencontra une jeune fille assez folle pour s'amouracher de lui. C'etait une grisette, mais un amour de feu. Elle avait nom Clarisse, et travaillait chez une fleuriste. Elle avait tout joli, la taille, les pieds, les cheveux, les mains, les formes, les manieres. Son teint etait blanc, sa peau satinee. Il n'y a vraiment qu'a Paris que se trouvent ces especes de produits et ces sortes de passions. Jamais je n'ai vu de contraste aussi tranche que l'opposition presentee par ce singulier couple. Clarisse etait toujours mignonne, propre et bien mise. Par amour-propre, le capitaine lui donnait tout ce qu'elle lui demandait, et la pauvre enfant lui demandait peu de choses: c'etaient la partie de spectacle, quelques robes, des bijoux. Jamais elle ne voulut etre epousee, et s'il la logea, s'il meubla son appartement, ce fut par vanite. Cette jeune fille etait le devouement meme. J'ai souvent pense que ces pauvres creatures obeissent a je ne sais quelle charitable mission en se donnant a ces hommes si rebutans, si rebutes, aux mauvais sujets. Il y a dans ces actes du coeur un phenomene qu'il serait interessant d'analyser. Clarisse tomba malade, elle eut une fievre putride, a laquelle se melerent de graves accidens, et le cerveau fut entrepris. Le capitaine vint me chercher; je trouvai Clarisse en danger de mort, et, prenant son protecteur a part, je lui fis part de mes craintes. --Il faut, lui dis-je, avoir une bonne garde-malade au plus tot; car cette nuit sera tres-critique. En effet, j'avais ordonne de mettre a une certaine heure des sinapismes aux pieds, puis d'appliquer, une demi-heure apres l'effet du topique, de la glace sur la tete, et lorsqu'elle serait fondue, de placer un cataplasme sur l'estomac... Il y avait d'autres prescriptions dont je ne me souviens plus. --Oh! me repondit-il, je ne me fierais point a une garde; elles dorment, elles font les cent coups, tourmentent les malades. Je veillerai moi-meme, et j'executerai vos ordonnances comme si c'etait une consigne. A huit heures du matin, je revins, fort inquiet de Clarisse; mais en ouvrant la porte, je fus suffoque par les nuages de fumee de tabac qui s'exhalerent, et au milieu de cette atmosphere brumeuse, je vis a peine, a la lueur de deux chandelles, mon homme fumant sa pipe et achevant un enorme bol de punch. Non, je n'oublierai jamais ce spectacle. Aupres de lui Clarisse ralait et se tordait; il la regardait tranquillement. Il avait consciencieusement applique les sinapismes, la glace, les cataplasmes; mais aussi le miserable, en faisant son office de garde-malade, trouvant Clarisse admirablement belle dans l'agonie, avait sans doute voulu lui dire adieu; du moins le desordre du lit me fit comprendre les evenemens de la nuit. Je m'enfuis, saisi d'horreur: Clarisse mourait. --L'horrible vrai est toujours plus horrible encore!... dit le sculpteur. --Il y a de quoi fremir quand on songe aux malheurs, aux crimes qui sont commis a l'armee, a la suite des batailles, quand la mechancete de tant de caracteres mechans peut se deployer impunement!... reprit une dame. --Oh! dit un officier qui n'avait pas encore parle de la soiree, les scenes de la vie militaire pourraient fournir des milliers de drames. Pour ma part, je connais cent aventures plus curieuses les unes que les autres; mais en m'en tenant a ce qui m'est personnel, voici ce qui m'est arrive... Il se leva, se mit devant nous, au milieu de la cheminee, et commenca ainsi: --C'etait vers la fin d'octobre; mais non, ma foi, c'etait bien dans les premiers jours de novembre 1809, je fus detache d'un corps d'armee qui revenait en France, pour aller dans les gorges du Tyrol bavarois. En ce moment nous avions a soumettre, pour le compte du roi de Baviere, notre allie, cette partie de ses etats que l'Autriche avait reussi a revolutionner. Le general Chatler s'avancait meme avec un ou deux regimens allemands, dans le dessein d'appuyer les insurges, qui etaient tous gens de la campagne. Cette petite expedition avait ete confiee par l'empereur a un certain general d'infanterie nomme Rusca, qui se trouvait alors a Clagenfurth, a la tete d'une avant-garde d'environ quatre mille hommes. Comme Rusca etait sans artillerie, le marechal Marmont... avait donne l'ordre de lui envoyer une batterie, et je fus designe pour la commander. C'etait la premiere fois, depuis ma promotion au grade de lieutenant, que je me voyais, au milieu d'une brigade, le seul officier de mon corps, ayant a conduire des hommes qui n'obeissaient qu'a moi, et oblige de m'entendre, comme chef d'une arme, avec un officier general. --C'est bon, me dis-je en moi-meme, il y a un commencement a tout, et c'est comme cela qu'on devient general. --Vous allez avec Rusca?... me dit mon capitaine, prenez garde a vous, c'est un malin singe, un vaurien fini. Son plus grand plaisir est de _mettre dedans_ tous ceux qui ont affaire a lui. Pour vous apprendre ce que c'est que ce chretien-la, il suffira peut-etre de vous dire qu'il s'est amuse dernierement a baptiser du vin blanc avec de l'eau-de-vie, afin de renvoyer a l'empereur un aide-de-camp soul comme une grive... Si vous vous comportez de maniere a eviter ses algarades, vous vous en ferez un ennemi mortel... Voila le pelerin... Ainsi, attention! --He bien, repliquai-je a mon capitaine, nous nous amuserons; car il ne sera pas dit qu'un pousse-cailloux _embetera_ un officier d'artillerie. Dans ce temps-la, voyez-vous, l'artillerie etait quelque chose, parce que le corps avait fourni l'empereur... Me voila donc parti, moi et mes canonniers, et nous gagnons Clagenfurth. J'arrive le soir; et, aussitot que mes hommes sont gites, je me mets en grande tenue et je me rends chez le Rusca. Point de Rusca. --Ou est le general, demandais-je a une maniere d'aide-de-camp qui baragouinait un francais mele d'italien. --Le zeneral est a la zouziete, dans oun chercle, au cafe, a boire de la biere sou la piazza. Je regarde mon homme en face, et je m'apercois qu'il n'est pas ivre comme ses incoherences me le faisaient supposer. --Vous etes etonne... reprit l'aide-de-camp. Ma s'il est la de si bonne houre, c'est pour oune petite difficoulte quel zeneral il a ou avec les habitanti. Par che i son di oumor pauco contrariente les Tedesques. Ces chiens-la ne se sont-ils pas avises de ne piou audare boire de la biere all chercle per che le zeneral y etait... En ce moment, nous fumes interrompus par un roulement de tambour, apres quoi le crieur de la ville lut en francais d'abord, puis en allemand et en italien, une proclamation de Rusca, en vertu de laquelle il etait enjoint a tous les negocians et notables habitans de Clagenfurth d'aller, comme par le passe, au cercle, pendant toutes les soirees, sous peine d'etre taxes a un contribution extraordinaire. --Et comment le paieront-ils donc?... dit le colonel du 20e qui se trouvait aupres de moi, car je m'etais avance pour ecouter; ce serait la quatrieme qu'il leverait sur ces pauvres diables. Ce compere-la est capable de les faire revolter, pour se donner le plaisir de mitrailler une sedition populaire... --Pourquoi n'allaient-ils plus au cafe?... mon colonel, lui demandais-je. Le colonel me regarda. --Vous arrivez... a ce que je vois, me repondit-il. Eh bien! voila le fait. Ce diable de Rusca ne s'amusait-il pas, le soir, a allumer sa pipe, au cercle, devant ces pauvres gens, avec les billets de florins qu'il leur arrachait le matin!... Il faut que ce soit encore un bien bon peuple, ces Allemands, pour qu'aucun d'eux ne lui ait tire un coup de pistolet... Heureusement, nous partirons demain; nous n'attendions que vous... --Il parait, lui dis-je, que votre general n'est pas commode?... --C'est un excellent militaire... repliqua-t-il, et il entend particulierement la guerre que nous allons faire. Il a ete medecin dans la partie de l'Italie qui avoisine les montagnes du Tyrol, et il en connait les routes, les sentiers, les habitans. Il est d'une bravoure exemplaire; mais c'est bien le plus malicieux animal que j'aie jamais connu. S'il ne brule pas les paysans dans leurs villages, il faudra qu'il soit dans ses bons jours... Le colonel s'eloigna en voyant un officier venir a nous. Je fus assez embarrasse de ma personne en me trouvant seul. Je pensai qu'il n'etait pas convenable que j'allasse voir Rusca au cercle; et, alors, je revins a l'aide-de-camp, qui etait toujours reste immobile sur le seuil de la porte, occupe a fumer son cigare. J'avais toujours rencontre son regard, quand je jetais par hasard les yeux sur lui en causant avec le colonel; et, quoique ce regard me parut aussi railleur que perfide, je le priai d'annoncer a son general ma visite pour la fin de la soiree, objectant la necessite dans laquelle j'etais de prendre quelque chose; car je n'avais rien mange depuis le matin... mais un officier n'est pas aussi heureux que la mule du pape; en campagne, il n'a pas d'heures pour ses repas; il se nourrit comme il peut, et quelquefois pas du tout. Au moment ou j'allais retourner a mon logement, j'entendis une grande rumeur dans le faubourg par lequel j'etais entre. Je demande a un soldat qui me parut en venir la raison de ce tumulte, et il me dit que l'un de mes canonniers en etait cause; alors je fus force de me rendre sur les lieux pour savoir ce qui se passait. Il y avait des attroupemens composes de femmes principalement, qui paraissaient en colere, criaient et parlaient toutes ensemble; c'etait comme dans une basse-cour, quand les poules se mettent a piailler. Au milieu du faubourg, je vis une grande et belle fille autour de laquelle on s'attroupait; quand elle m'apercut, elle fendit la presse et vint a moi. Elle etait furieuse, elle parlait avec une volubilite convulsive; elle avait des couleurs, les bras nus, la gorge haletante, les cheveux en desordre, les yeux enflammes, la peau mate; elle gesticulait avec feu, elle etait superbe; c'est une des plus belles coleres que j'ai vues dans ma vie. La, je sus la cause de cette emeute. Mon fourrier etait loge chez le pere de cette fille; et il parait que, la trouvant a son gout, il avait voulu la cajoler; mais qu'elle s'etait brutalement defendue; alors mon diable de canonnier, un provencal, il se nommait Lobbe, c'etait un petit homme, a cheveux noirs, bien frises, qu'on avait appele dans la compagnie _la Perruque_. La Perruque donc, par vengeance, se faisait servir par le pere et la mere de cette fille; et, comme il etait assis sur un fauteuil tres-eleve, il avait mis chacun de ses pieds sur un escabeau de chaque cote de la table, et, pendant son repas, il avait force la mere et le pere, qui etait un homme a cheveux blancs, de tourner les etoiles de ses eperons. Il dinait gravement, ayant a ses pieds les deux vieillards agenouilles, occupes a faire aller les molettes. Cette fille, ne pouvant pas digerer cet affront, essayait d'ameuter le quartier contre les Francais. Lorsque j'eus compris le sujet de ses plaintes, je m'empressai d'aller au logement de la Perruque, et je le vis en effet assis comme un pacha, regardant les deux vieillards, bons Allemands, qui faisaient consciencieusement aller les eperons. Je n'oublierai jamais le geste de la fille quand, en entrant avec moi, elle me montra ses parens. Elle avait les larmes aux yeux, et me dit d'un son de voix guttural en allemand: --_Sieht!..._ Voyez!... --Allons donc, Lobbe, finissez, dis-je a mon canonnier. Que diable, vous meriteriez d'etre puni... Cela ne se fait pas... Les deux vieillards continuaient toujours. --Mais, mon lieutenant, me dit la Perruque, tenez, regardez-les!... Ca ne les contrarie pas... ca les amuse. Je faillis rire. En ce moment, un gros homme bourgeonne, la face rouge et le nez bulbeux, entra. A l'uniforme, je reconnus le general Rusca. --Bien, bien, canonnier!... s'ecria-t-il. Voila dix florins pour t'encourager a etablir la domination francaise sur ces chiens-la... Et il lui jeta des florins. --Il me semble, mon general, lui dis-je avec fermete, quand nous sortimes, que si vous m'avez entendu, la discipline militaire est compromise. Il m'est fort indifferent, si cela vous plait, que mon fourrier fasse tourner ses molettes, mais puisque je lui avais ordonne de cesser, et qu'il est sous mes ordres... --Ah! dit-il en m'interrompant, tu es sorti de cette ecole ou l'on raisonne?... Je vais t'apprendre a clocher avec les boiteux... --Quels sont vos ordres, lui demandais-je? --Viens les prendre ce soir a huit heures!... Et nous nous quittames. Ce commencement de relations ne promettait rien de bon. A huit heures, apres avoir dine, je me presentai chez le general que je trouvai buvant et fumant en compagnie de son aide-de-camp, du colonel et d'un Allemand qui paraissait etre un personnage de Clagenfurth. Rusca me recut civilement, mais il y avait toujours une teinte d'ironie dans son discours. Il m'invita fort courtoisement a boire et a fumer; je ne bus guere que deux verres de punch et fumai trois cigares. --Demain nous partirons a sept heures, et devrons etre en vue de Brixen dans la journee, il faut entamer ces gens-la vivement. Je me retirai. Le lendemain, je crus m'eveiller a six heures, il etait neuf heures passees. Rusca m'avait sans doute mis quelque drogue dans mon verre, et je fus au desespoir en apprenant qu'il s'etait mis en bataille a six heures du matin, et qu'il avait trois heures de marche en avance. Mon hote, comprenant que j'en voulais a Rusca, me proposa de me donner les moyens d'arriver a Brixen avant lui. La tentative etait audacieuse, car il fallait m'embarquer dans des chemins de traverse ou je pouvais rester; mais, jeune et depite comme je l'etais, je fis mon va-tout. Cependant je ne voulus rien negliger: je communiquai mon entreprise a mes sous-officiers, qui crurent leur honneur aussi bien engage que le mien, nous melames du vin a l'avoine de nos chevaux, et les bons Allemands, apprenant que nous voulions jouer un tour au Rusca, nous fournirent quatre guides charges de nous preserver de tout malheur. Effectivement, Rusca nous trouva reposes et en bataille en avant de Brixen, l'attendant avec insouciance. --Comment, messieurs les b..., vous etes partis avant nous?... dit le general. Vous me paierez cela, lieutenant... ajouta-t-il en me regardant. --Mon general, lui dis-je, vous ne m'avez pas ordonne de vous accompagner; si vous vous en souvenez, votre ordre a ete de regarder Brixen comme le point de notre ralliement. Il ne souffla pas mot; mais je vis qu'il faudrait jouer serre avec ce vieux singe-la. Nous entrames en campagne au-dela de Brixen, j'avoue que je n'avais jamais vu faire la guerre ainsi. Nous battions la campagne en visitant tous les villages, les chemins, les champs. Vous eussiez dit une chasse, les soldats rabattaient les paysans comme du gibier sur la principale route suivie par le general, et quand il s'en trouvait en quantite suffisante, Rusca passait tous ces malheureux en revue, en leur ordonnant de tendre leur main gauche; puis, au seul aspect de la paume de cette main, il faisait signe, remuant la tete, d'en separer certains des autres, et il laissait le reste libre de retourner a leurs affaires: puis aussitot, sans autre forme de proces, il fusillait ceux qu'il avait ainsi tries. La premiere fois que j'assistai a cette singuliere enquete, je priai Rusca de m'expliquer ce mode de proceder. Alors, a quelques pas de l'endroit ou nous etions, il apercut dans un buisson je ne sais quels vestiges, et il le fit cerner. Le buisson fouille, les soldats trouverent dans une espece de trou deux hommes armes de carabines, qui attendaient sans doute que nous fussions passes afin de tuer nos trainards. Avant de les faire fusiller, Rusca me montra leurs mains gauches. Dans ce pays, les chasseurs ont l'habitude de verser la poudre necessaire pour la charge de leurs carabines dans le creux de leurs mains, et la poudre y laisse une empreinte assez difficile a distinguer, mais que l'oeil de Rusca savait y voir avec une grande dexterite. Des l'enfance, il avait observe ce singulier diagnostic, et il lui suffisait de voir les mains des paysans pour deviner s'ils avaient recemment fait le coup de fusil. Le second jour, nous rencontrames un vieillard, septuagenaire au moins, perche sur un arbre et occupe a l'emonder. Rusca le fit descendre et lui examina la main gauche; par malheur, il crut y apercevoir le signe fatal, et, quoique le pauvre homme parut bien innocent, il ordonna de l'attacher a l'affut d'un canon. Ce malheureux fut oblige de suivre, et nous allions au petit trot. De temps en temps il gemissait; les cordes lui enflaient les mains; il se trouva bientot dans un etat pitoyable; ses pieds saignaient; il avait perdu ses sabots, et j'ai vu tomber de grosses larmes de sang de ses yeux. Nos canonniers, qui avaient commence par rire, en eurent compassion, et vraiment il y avait de quoi, a voir ce vieillard en cheveux blancs, traine pendant les dernieres lieues comme un cheval mort. On finit par le jeter sur le canon, et comme il ne pouvait pas parler, il remercia les soldats par un regard a tirer des larmes. Le soir, lorsque nous bivouaquames, je demandai a Rusca ses ordres relativement a ce vieillard. --Fusillez-le... me dit-il. --Mon general, repondis-je, vous etes le maitre de sa vie; mais si je commande a mes canonniers de tuer cet homme, ils me diront que ce n'est pas leur metier... --C'est bon!... repliqua-t-il en m'interrompant. Gardez-le jusqu'a demain matin, et nous verrons... --Je ne me refuserai pas a le garder, dis-je; mais je ne veux pas en repondre. Et je sortis de la maison ou etait Rusca, sans entendre sa replique; mais je sus plus tard qu'il m'avait cruellement menace... En ce moment je partis, malgre tout l'interet que promettait ce debut. La pendule marquait minuit et demi. J'etais pres de Saint-Germain-des-Pres et je demeure a l'Observatoire.--Un jour j'aurai la suite de Rusca; le nom me fait pressentir quelque drame; car je partage, relativement aux noms, la superstition de M. Gautier Shaudy. Je n'aimerais certes pas une demoiselle qui s'appellerait Petronille ou Sacontala, fut-elle jolie... --Ma femme se nomme Rose-Vertu... me dit l'officier de l'Universite qui faisait route avec moi. --Je le crois bien!... repliquai-je; Mlle Mars a nom Hippolyte... Et vous, monsieur? lui demandai-je. --Moi!... Sebastien!... --C'est un martyr... et vous etes sans doute tres-heureux en menage? --Mais oui... Nous etions arrives. Ce fragment de conversation est sincere et veritable. Je puis affirmer que, sauf de legeres inexactitudes, bien pardonnables, et qui n'ont adultere ni le sens ni la pensee, tout ceci a ete dit par des hommes d'un haut merite. N'est-ce pas un probleme interessant a resoudre pour l'art en lui-meme, que de savoir si la nature, textuellement copiee, est belle en elle-meme? Nous avons tous ete fortement emus, un lecteur le sera-t-il?... Nous allons voir la Marguerite de Scheffer; et nous ne faisons pas attention a des creatures qui fourmillent dans les rues de Paris, bien autrement poetiques, belles de misere, belles d'expression, sublimes creations, mais en guenilles... Aujourd'hui nous hesitons entre l'idealisation et la traduction litterale des faits, des hommes, des evenemens. Choisissez... Voici une aventure ou l'art essaie de jouer le naturel. L'OEIL SANS PAUPIERE. _Hallowe'en, Hallowe'en!_ criaient-ils tous, c'est ce soir la nuit sainte, la belle nuit des skelpies[1] et des fairies[2]! Carrick! et toi, Colean, venez-vous? Tous les paysans de Carrick-Border[3] sont la, nos Megs et nos Jeannies y viendront aussi. Nous apporterons de bon whiskey dans des brocs d'etain, de l'ale fumeuse, le parritch[4] savoureux. Le temps est beau; la lune doit briller; camarades, les ruines de Cassilis-Downaus n'auront jamais vu d'assemblee plus joyeuse!" [Note 1: Demons des eaux.] [Note 2: Fees.] [Note 3: Nom de canton.] [Note 4: Pudding d'Ecosse.] Ainsi parlait Jock Muirlaud, fermier, veuf et jeune encore. Il etait, comme la plupart des paysans d'Ecosse, theologien, un peu poete, grand buveur, et cependant fort econome. Murdock, Will Lapraik, Tom Duckat, l'entouraient. La conversation avait lieu pres du village de Cassilis. Vous ne savez sans doute pas ce que c'est que l'Hallowe'en: c'est la nuit des fees; elle a lieu vers le milieu d'aout. Alors on va consulter le sorcier du village; alors tous les esprits follets dansent sur les bruyeres, traversent les champs, a cheval sur les pales rayons de la lune. C'est le carnaval des genies et des gnomes. Alors il n'y a pas de grotte ni de rocher qui n'ait son bal et sa fete, pas de fleur qui ne tressaille sous le souffle d'une sylphide, pas de menagere qui ne ferme soigneusement sa porte, de peur que le spunkie[5] n'enleve le dejeuner du lendemain, et ne sacrifie a ses espiegleries le repas des enfans qui dorment enlaces dans le meme berceau. [Note 5: Lutin.] Telle etait la nuit solennelle, melee de caprice fantastique et d'une secrete terreur, qui allait s'elever sur les collines de Cassilis. Imaginez un terrain montagneux, qui ondule comme une mer, et dont les nombreuses collines se tapissent d'une mousse verte et brillante; au loin, sur un pic escarpe, les murs creneles du chateau detruit, dont la chapelle, privee de sa toiture, s'est conservee presque intacte, et fait jaillir dans l'ether pur ses pilastres minces, sveltes comme des branchages en hiver et depouilles de leur feuillage. La terre est infeconde dans ce canton. Le genet dore y sert de retraite au lievre; la roche parait a nu de distance a distance. L'homme qui ne reconnait un pouvoir supreme que dans la desolation et la terreur regarde ces terrains steriles comme frappes du sceau meme de la Divinite. La bienfaisance feconde et immense du Tres-Haut nous inspire peu de gratitude: c'est son chatiment et sa rigueur que nous adorons. Les spunkies dansaient donc sur le gazon menu de Cassilis, et la lune, qui s'etait levee, paraissait large et rouge a travers le vitrage casse du grand portail de la chapelle. Elle semblait suspendue la comme une grande rosace amarante, sur laquelle se dessinait un debris de trefle de pierre mutile. Les spunkies dansaient. Le spunkie! C'est une tete de femme, blanche comme la neige, avec de longs cheveux ardeus. De belles ailes, draperies soutenues par des fibres minces et elastiques, s'attachent, non pas a l'epaule, mais au bras blanc et mince dont elles suivent le contour. Le spunkie est hermaphrodite; a un visage feminin il joint cette elegance svelte et frele de la premiere adolescence virile. Le spunkie n'a de vetement que ses ailes, tissu fin et delie, souple et serre, impenetrable et leger, comme l'aile de la chauve-souris. Une nuance brunatre, fondue dans une pourpre azuree, chatoie sur cette robe naturelle qui se reploie autour du spunkie en repos, comme les plis de l'etendard autour du baton qui le porte. De longs filamens, qui ressemblent a de l'acier bruni, soutiennent ces longs voiles dont le spunkie se drape; des griffes d'acier en arment l'extremite. Malheur a la menagere qui s'aventure le soir pres du marais ou se tient blotti le spunkie, ou dans la foret qu'il parcourt! La ronde des spunkies commencait sur les bords de la Doon, quand l'assemblee joyeuse, femmes, enfans, jeunes filles, s'en approcha. Les lutins disparurent aussitot. Toutes ces grandes ailes, se deployant a la fois, obscurcissent l'air. Vous eussiez dit une nuee d'oiseaux s'elevant tout a coup du milieu des roseaux bruissans. La clarte de la lune se voila un moment; Muirland et ses compagnons s'arreterent. --J'ai peur! s'ecria une jeune fille. --Bah! reprit le fermier, ce sont des canards sauvages qui s'envolent! --Muirland, lui dit le jeune Colean d'un air de reproche, tu finiras mal; tu ne crois a rien. --Brulons nos noix, cassons nos noisettes, reprit Muirland, sans faire attention a la reprimande de son camarade; asseyons-nous ici, et vidons nos paniers. Voici un beau petit abri; la roche nous couvre; le gazon nous offre un lit douillet. Le grand diable ne me troublerait pas dans mes meditations, qui vont sortir de ces brocs et de ces bouteilles. --Mais les bogillies[6] et les brownillies[7] peuvent nous trouver ici, dit timidement une jeune femme. [Note 6: Esprits des bois.] [Note 7: Esprits des bruyeres.] --Le cranreuch[8] les emporte! interrompit Muirland. Vite, Lapraik, allume ici, pres du roc, un foyer de feuilles mortes et de branchages; nous chaufferons le whiskey; et si les filles veulent savoir quel mari le bon Dieu ou le diable leur reserve, nous avons ici de quoi les satisfaire. Bome Lesley nous a apporte des miroirs, des noisettes, de la graine de lin, des assiettes et du beurre. Lasses[9], n'est-ce pas la tout ce qu'il vous faut pour vos ceremonies? [Note 8: Vent du Nord.] [Note 9: Jeunes filles.] --Oui, oui, repondirent les lasses. --Mais d'abord buvons, reprit le fermier, qui, par son caractere dominateur, sa fortune, son cellier bien garni, son grenier plein de ble et ses connaissances agricoles, avait acquis une certaine autorite dans le canton. Or, mes amis, vous saurez que de tous les pays du monde, celui ou les classes inferieures ont le plus d'instruction et le plus de superstitions a la fois, c'est l'Ecosse. Demandez a Walter Scott, ce sublime paysan ecossais, qui ne doit sa grandeur qu'a cette faculte qu'il a recue de Dieu de representer symboliquement tout le genie national. En Ecosse on croit a tous les gnomes, et on discute, dans les cabanes, des sujets d'abstraite philosophie. La nuit d'Hallowe'en est consacree specialement a la superstition. L'on se reunit alors pour penetrer dans l'avenir. Les rites necessaires pour obtenir ce resultat sont connus et inviolables. Point de religion plus stricte dans ses observances. C'etait surtout cette ceremonie pleine d'interet, ou chacun est a la fois pretre et sorcier, que les habitans de Cassilis regardaient comme le but de leur excursion et le delassement de leur nuit. Cette magie rustique a un charme inexprimable. On s'arrete, pour ainsi dire, sur le point limitrophe de la poesie et de la realite; on communique avec les puissances infernales, sans renier Dieu tout-a-fait; on transmute en objets sacres et magiques les objets les plus vulgaires; on se cree avec un epi de ble et une feuille de saule des esperances et des terreurs. La coutume veut que l'on ne commence les incantations d'Hallowe'en qu'a minuit sonnant, a l'heure ou toute l'atmosphere est envahie par les etres surhumains, et ou non-seulement les spunkies, premiers acteurs du drame, mais tous les bataillons de la feerie ecossaise, viennent s'emparer de leur domaine. Nos paysans, reunis a neuf heures, passerent le temps a boire, a chanter ces vieilles et delicieuses ballades ou leur langage melancolique et naif s'allie si bien a un rhythme saccade, a une melodie qui descend de quarte en quarte par des intervalles bizarres, a un emploi singulier du genre chromatique. Les jeunes filles, avec leurs plaids barioles et leurs robes de serge, d'une admirable proprete; les femmes, le sourire sur les levres; les enfans, ornes de ce beau ruban rouge, noue sur le genou, qui leur sert de jarretieres et de parure; les jeunes gens dont le coeur battait plus vite a l'approche du moment mysterieux ou la destinee allait etre consultee; un ou deux vieillards que l'ale savoureuse rendait a la joie de leurs jeunes ans, formaient un groupe plein d'interet, que Wilkie aurait voulu peindre, et qui aurait fait en Europe les delices de toutes les ames accessibles encore, parmi tant d'emotions febriles, aux delices d'un sentiment vrai et profond. Muirland surtout se livrait tout entier a la gaiete bruyante qui petillait avec la mousse epaisse de la biere, et se communiquait a tous les auditeurs. C'etait un de ces caracteres que la vie ne dompte pas; un de ces hommes d'intelligence vigoureuse qui luttent contre la bise et l'orage. Une jeune fille du canton, qui avait uni sa destinee a celle de Muirland, etait morte en couches apres deux ans de mariage; et Muirland avait jure de ne se remarier jamais. Personne n'ignorait dans le voisinage la cause de la mort de Tuilzie; c'etait la jalousie de Muirland. Tuilzie, delicate enfant, comptait a peine seize annees quand elle epousa le fermier. Elle l'aimait et ne connaissait pas la violence de cette ame, la fureur dont elle pouvait s'animer, le tourment journalier qu'elle pouvait infliger a elle-meme et aux autres. Jock Muirland etait jaloux; la tendresse ingenue de sa jeune compagne ne le rassurait pas. Un jour, au coeur de l'hiver, il lui fit faire un voyage a Edinburgh, pour l'arracher aux seductions pretendues d'un jeune laird qui avait eu la fantaisie de passer la mauvaise saison a sa campagne. Tous les camarades du fermier, et meme le cure, ne lui epargnaient pas les remontrances; il ne repondait rien, si ce n'est qu'il aimait ardemment Tuilzie, et qu'il etait le meilleur juge de ce qui pouvait contribuer au bonheur de son menage. Sous le toit rustique de Jock, il y avait souvent des plaintes, des cris, des sanglots qui retentissaient au dehors; le frere de Tuilzie etait venu representer a son beau-frere que sa conduite etait inexcusable; une querelle vehemente avait ete la suite de cette demarche; la jeune femme deperissait par degres. Enfin le chagrin qui la consumait l'emporta. Muirland tomba dans un profond desespoir, qui dura plusieurs annees; mais, comme tout est passager dans ce monde, il avait, en jurant de rester veuf, oublie peu a peu le souvenir de celle dont il avait ete le bourreau involontaire. Les femmes, qui pendant plusieurs annees l'avaient vu avec horreur, lui avaient enfin pardonne; et la nuit d'Hallowe'en le retrouvait tel qu'il avait ete autrefois, joyeux, caustique, amusant, buvant sec et fecond en excellens contes, en plaisanteries rustiques, en refrains bruyans, qui mettaient en train l'assemblee nocturne et entretenaient sa bonne humeur. On avait deja epuise la plupart des vieilles romances de fondation, quand les douze coups de minuit sonnerent et propagerent au loin l'echo de leurs vibrations. Ils avaient bu largement. Voici venir le moment des superstitions accoutumees. Tout le monde, excepte Muirland, se leva. "Cherchons le kail[10], cherchons le kail s'ecrierent-ils!..." [Note 10: Ces usages sont encore populaires en Ecosse.] Jeunes gens et jeunes filles se repandirent dans les champs, et revinrent tour a tour apportant chacun une racine detachee du sol: c'etait le kail. Il faut deraciner la premiere plante qui se presente sous vos pas; si la racine est droite, votre femme ou votre mari seront bien faits et de bonne grace; si la racine est tortue, vous epouserez une personne contrefaite. S'il reste de la terre suspendue aux filamens, votre menage sera fecond et heureux; si votre racine est polie et mince, vous ne serez pas long-temps en menage. Imaginez les eclats de rire, le tumulte joyeux, les plaisanteries villageoises auxquelles cette recherche conjugale donnait lieu; on se poussait, on se pressait; on comparait les resultats de son investigation; jusqu'aux petits enfans avaient leur kail. "Pauvre Will Haverel! s'ecria Muirlaud, jetant les yeux sur la racine que tenait en main un jeune garcon, ta femme sera tortue; ton kail ressemble a la queue de mon porc." Puis, ils s'assirent en rond, et l'on se mit a experimenter la saveur de chaque racine; une racine amere designe un mechant mari; une racine sucree, un mari imbecile; une racine odorante, un epoux de bonne humeur. A cette grande ceremonie succeda celle du tap-pickle. Les jeunes filles vont, les yeux bandes, cueillir chacune trois epis de ble. Si le grain qui couronne l'epi se trouve manquer a l'un d'entre eux, on ne doute pas que le mari futur de la villageoise n'ait a lui pardonner une faiblesse commise avant l'heure nuptiale. O Nelly! Nelly! tes trois epis etaient a la fois prives de leur tap-pickle, et l'on ne t'epargna pas les railleries. Il est vrai que la veille meme le fause-house, ou grenier de reserve, avait ete temoin d'une causerie bien longue entre toi et Robert Luath. Muirland les regardait sans se meler activement a leurs jeux. "Les noisettes! les noisettes!" s'ecrierent-ils. On tire du panier un sac plein de noisettes, et l'on se rapprocha du feu, que l'on n'avait pas cesse d'entretenir. La lune brillait pure et presque radieuse. Chacun prit sa noisette. Ce charme est celebre et venere. On se distribue par couples; on donne a la noisette que l'on a choisie son propre nom; et l'on place a la fois dans le feu la noisette baptisee du nom de sa fiancee, et la sienne propre. Si les deux noisettes brulent paisiblement cote a cote, l'union sera longue et paisible; si les noisettes eclatent et se separent en brulant, trouble et separation dans le menage. Souvent c'est la jeune fille qui se charge de disposer dans le foyer le double symbole auquel toute son ame s'attache; et quel est son chagrin quand ce divorce s'opere, et que son mari futur s'elance en petillant loin de sa compagne! Une heure sonnait, et les paysans n'etaient point las de consulter leurs oracles mystiques. La terreur et la foi qui se melaient a ces incantations leur pretaient un charme nouveau. Les spunkies recommencaient a se mouvoir au milieu des joncs agites. Les jeunes filles tremblaient. La lune, qui avait monte dans le ciel, se couvrait d'un nuage. On fit la ceremonie du pot de terre, celle de la chandelle soufflee, celle de la pomme, grandes conjurations que je ne devoilerai pas. Willie Maillie, une des plus belles entre ces jeunes filles, plongea trois fois son bras dans l'eau de la Doon, en s'ecriant: "Mon epoux futur, mon mari qui n'es pas encore, ou es-tu? Voici ma main." Trois fois le charme avait ete repete, lorsqu'on l'entendit pousser un grand cri. "Ah! bon Dieu! le spunkie a saisi ma main, s'ecria-t-elle." On s'empressa pres d'elle, et tout le monde fremit, excepte Muirland. Maillie montra sa main tout ensanglantee; les juges des deux sexes, qu'une longue experience rendait habiles dans l'interpretation de ces oracles, convinrent sans hesiter que l'egratignure n'etait pas causee, comme le pretendait Muirland, par les pointes d'un jonc epineux, mais que le bras de la jeune fille portait reellement l'empreinte de la griffe aigue du spunkie. On reconnut aussi d'une seule voix que Maillie etait menacee par cette experience d'avoir plus tard un mari jaloux. Le fermier veuf avait bu, je crois, un peu plus que de raison. "Jaloux! jaloux!" s'ecria-t-il. Il croyait voir dans cette declaration de ses camarades une allusion malveillante a sa propre histoire. "Moi, continua Muirland en vidant un pot d'etain rempli de whiskey qui en couvrait les bords, j'aimerais mieux cent fois epouser le spunkie que de me marier une seconde fois. J'ai su ce que c'etait que de vivre enchaine; autant vaudrait rester emprisonne dans une bouteille fermee hermetiquement, avec un singe, un chat ou le bourreau pour compagnons. J'ai ete jaloux de ma pauvre Tuilzie: j'avais tort peut-etre; mais comment, je vous le demande, n'etre pas jaloux? Quelle est la femme qui ne demande pas une continuelle surveillance? Je ne dormais pas la nuit, je ne la quittais pas pendant le jour entier; je ne fermais pas l'oeil un instant. Les affaires de ma ferme allaient mal; tout deperissait. Tuilzie elle-meme languissait sous mes yeux. A cinq millions de diables le mariage!" Les uns riaient, les autres, scandalises, se taisaient. La derniere et la plus redoutable des incantations restait a essayer: c'est la ceremonie du miroir. On se place, une chandelle a la main, en face d'une petite glace; on souffle trois fois sur le verre, et on l'essuie en repetant trois fois: _Parais, mon mari_, ou: _Parais, ma femme!_ Alors, au-dessus de l'epaule gauche de la personne qui consulte le destin, se montre distinctement une figure qui se reflete dans le miroir; c'est celle de la compagne ou du mari que l'on invoquait. Personne n'osait, apres l'exemple de Maillie, braver encore les puissances surnaturelles. Le miroir et la chandelle etaient la par terre sans que l'on pensat a les mettre en usage. La Doon fremissait dans les roseaux; une longue trainee d'argent, qui tremblait sur ses vagues lointaines, etait aux yeux des villageois la trace etincelante des skelpies ou esprits des eaux; la jument de Muirland, sa petite jument des Highlands, a la queue noire et au blanc poitrail, hennissait de toute sa force, ce qui est toujours signe qu'un mauvais esprit est voisin. Le vent fraichissait; les tiges des joncs balances rendaient un triste et long murmure. Toutes les femmes commencaient a parler du retour; elles avaient d'excellentes raisons, des reprimandes pour leurs maris et leurs freres, des conseils de sante pour leurs peres, et une eloquence de menage a laquelle, helas! nous autres rois de la nature et du monde, nous resistons bien rarement. "Eh bien! qui de vous se presentera devant le miroir?" s'ecria Muirland. On ne repondait pas... "Vous avez bien peu de coeur, continua-t-il. Le souffle du vent vous fait trembler comme le saule. Quant a moi qui ne veux plus prendre de femme, comme vous savez, parce que je veux dormir, et que mes paupieres refusent de se fermer des que je suis mari, il m'est impossible de commencer le charme. C'est ce que vous sentez aussi bien que moi." A la fin, personne ne voulant saisir le miroir, Jock Muirland s'en empara. "Je vais vous donner l'exemple." Alors il prit sans hesiter la glace fatale; la chandelle fut allumee, et il repeta bravement l'incantation. "Parais donc, ma femme," s'ecria Muirland. Aussitot une figure pale, couverte de cheveux d'un blond fauve, se montra sur l'epaule de Muirland. Il tressaillit, se retourna pour s'assurer que l'une des jeunes filles du canton n'etait pas derriere lui pour imiter l'apparition. Mais personne n'avait ose parodier le spectre; et quoique le miroir se fut brise sur la terre en echappant de la main du fermier, toujours au-dessus de son epaule la meme tete blanche, la meme chevelure ardente se presentaient: Muirland pousse un grand cri, et tombe la face contre terre. Vous eussiez vu alors tous les habitans du village fuir ca et la, comme les feuilles enlevees par le vent; il ne resta plus dans cet endroit ou ils s'etaient livres naguere a leurs amusemens rustiques que les debris de la fete, le foyer a demi eteint, les pots et les cruches vides, et Muirland couche sur le gazon. Les spunkies et leurs acolytes revenaient en foule, et l'orage qui se preparait dans l'air melait a leur chant surnaturel ce long sifflement que les Ecossais designent si pittoresquement sous le nom de _Sugh_. Muirland, en se relevant, regarda encore par-dessus son epaule: toujours la meme figure. Elle souriait au paysan, mais ne prononcait pas un mot, et Muirland ne pouvait deviner si cette tete appartenait a un corps humain; car elle ne se montrait a lui que lorsqu'il se detournait. Sa langue se glacait et restait attachee a son palais. Il essaya de lier conversation avec l'etre infernal, et rappela en vain tout son courage; des qu'il apercevait ces traits pales et ces boucles ardentes, il fremissait de tout son corps. Il se mit a fuir, dans l'espoir de se delivrer de son acolyte. Il avait detache sa petite jument blanche et allait mettre le pied a l'etrier, quand il tenta encore une derniere experience. Terreur! toujours cette tete, devenue son inseparable compagne. Elle etait attachee sur son epaule, comme ces tetes isolees dont les sculpteurs gothiques jetaient quelquefois le profil au sommet d'un pilastre ou a l'angle d'un entablement. La pauvre Meg, la jument du fermier, hennissait avec une force terrible; et par des ruades frequentes elle annoncait la part qu'elle prenait a la terreur de son pauvre maitre. Le spunkie (ce devait etre un de ces habitans des joncs de la Doon qui persecutait le fermier), toutes les fois que Muirland se retournait, fixait sur lui deux yeux flamboyans, d'un bleu profond, sur lesquels aucun cil ne dessinait son ombre, et dont nulle paupiere ne voilait l'insupportable clarte. Il piqua des deux; la meme curiosite le poussait toujours a savoir si sa persecutrice etait la; elle ne le quittait pas; en vain lancait-il sa jument au galop, en vain les bruyeres et les montagnes disparaissaient et fuyaient sous les pas de l'animal, Muirland ne savait plus ni quelle route il suivait, ni vers quel but il conduisait la pauvre Meg. Il n'avait qu'une idee, le spunkie, son compagnon de route, ou plutot sa compagne, car cette figure feminine avait toute la malice et toute la delicatesse qui conviennent a une jeune fille de dix-huit ans. La voute du ciel se couvrait de nuees epaisses qui le retrecissaient par degres. Jamais pauvre pecheur ne se trouva lance seul au milieu de la campagne dans une plus satanique obscurite. Le vent soufflait comme s'il eut voulu eveiller les morts; la pluie tombait, emportee diagonalement par la violence de l'orage. Les lueurs rapides de l'eclair disparaissaient, devorees par les nues tenebreuses qui se refermaient sur elles: de longs, profonds et lourds mugissemens en sortaient. Pauvre Muirland! ton bonnet bleu ecossais, bariole de rouge, tomba, et tu n'osas pas te retourner pour le ramasser. La tempete redoublait de fureur; la Doon debordait sur ses rivages; et Muirland, apres avoir galope pendant une heure, reconnut douloureusement qu'il revenait au meme lieu d'ou il etait parti. L'eglise ruinee de Cassilis etait sous ses yeux; on eut dit que l'incendie embrasait les restes de ses vieux pilastres; des flammes jaillissaient de toutes les ouvertures inegales; les sculptures apparaissaient dans toute leur delicatesse sur un fond de clartes lugubres: Meg refusait d'avancer; mais le fermier, dont la raison ne guidait plus les demarches, et qui croyait sentir cette redoutable tete appuyee sur son epaule, enfoncait si vigoureusement son eperon dans les flancs de la pauvre bete qu'elle ceda malgre elle a la violence qu'on lui imposait. "Jock, dit une voix douce, epouse-moi, tu cesseras d'avoir peur." Vous imaginez la profonde terreur du malheureux Muirland. "Epouse-moi," repetait le spunkie. Cependant ils fuyaient vers la cathedrale enflammee. Muirland, arrete dans sa course par les pilastres mutiles et les saints de pierre renverses, mit pied a terre; il avait, pendant cette nuit, bu tant de vin, de biere et d'eau-de-vie, galope si etrangement, eprouve tant de surprise, qu'il finit par s'accoutumer a cet etat d'excitation surnaturelle: notre fermier entra d'un pied ferme dans la nef sans voute d'ou jaillissaient ces feux infernaux. Le spectacle qui le frappa etait nouveau pour lui. Un personnage accroupi au milieu de la nef soutenait, sur son dos courbe, un vase octangulaire ou brulait une flamme verte et rouge. Le maitre-autel etait charge de ses vieux ornemens catholiques. Des demons a la chevelure ardente qui se herissait sur leur tete etaient debout sur l'autel, et tenaient lieu de cierges. Toutes les formes grotesques et infernales que l'imagination du peintre et du poete ont revees se pressaient, couraient, volaient, se balancaient, se trainaient, se contournaient en mille etranges facons. Les stalles des chanoines etaient remplies de personnages graves qui avaient conserve les costumes de leur etat. Mais sur leurs aumusses on voyait se dessiner des mains de squelettes, et de leurs yeux caves aucune clarte n'emanait. Je ne dirai pas, car le langage humain ne peut y atteindre, quel encens on brulait dans cette eglise, ni quelle abominable parodie des saints mysteres y etait jouee par les demons. Quarante de ces lutins, perches sur l'ancienne galerie qui avait soutenu autrefois l'orgue de la cathedrale, tenaient en main des cornemuses ecossaises de dimensions differentes. Un enorme chat noir, assis sur un trone compose d'une douzaine de ces messieurs, donnait la mesure par un miaulement prolonge. La symphonie infernale faisait trembler ce qui restait encore des voutes a demi detruites, et tomber de temps en temps quelques fragmens de pierres ruineuses. Il y avait parmi ce tumulte de jolies skelpies a genoux; vous les eussiez prises pour des vierges charmantes, si la queue demoniaque n'avait pas souleve le coin de leur robe blanche; et plus de cinquante spunkies, les ailes etendues ou repliees, dansant ou en repos. Dans les niches des saints symetriquement rangees autour de la nef etaient des cercueils ouverts, ou le mort, sur son linceul blanc, apparaissait tenant en main le cierge funeraire. Quant aux reliques suspendues au parvis, je ne m'arreterai pas a les decrire. Tous les crimes connus en Ecosse depuis vingt ans avaient concouru a parer l'eglise livree aux demons. Vous y eussiez vu la corde du pendu, le couteau de l'assassin, le debris epouvantable de l'avortement et la trace de l'inceste. Vous y eussiez vu des coeurs de scelerats noircis dans le vice, et des cheveux blancs paternels suspendus encore a la lame du poignard parricide. Muirland s'arreta, se detourna; la figure compagne de sa route n'avait pas quitte son poste. Un des monstres charges du service infernal le prit par la main; il se laissa faire. On le conduisit a l'autel; il suivit son guide. Il etait dompte. Sa force l'avait abandonne. On s'agenouilla, il s'agenouilla; on chanta des hymnes bizarres, il n'ecouta rien; et il resta la, stupefait, petrifie, attendant son sort. Cependant les chants infernaux devenaient plus bruyans; les spunkies charges du corps de ballet tournaient plus rapidement dans leur ronde infernale; les cornemuses criaient, beuglaient, hurlaient et sifflaient avec une vehemence nouvelle. Muirland detourna la tete pour examiner cette fatale epaule sur laquelle un hote incommode avait fait election de domicile. "Ah!" s'ecria-t-il, poussant un long soupir de satisfaction. La tete avait disparu. Mais quand ses regards eblouis et egares se reporterent sur les objets qui l'environnaient, il fut bien etonne de trouver pres de lui, a genoux sur un cercueil, une jeune fille dont le visage etait celui meme du fantome qui l'avait poursuivi. Une petite chemisette ecossaise de fin lin gris descendait a peine jusqu'a mi-cuisse. On apercevait une poitrine charmante, de blanches epaules, sur lesquelles roulaient des cheveux blonds, un sein virginal, dont la legerete du costume relevait toute la beaute. Muirland fut emu; ces formes si gracieuses et si delicates contrastaient avec toutes les hideuses apparitions qui l'entouraient. Le squelette qui parodiait la messe prit de ses doigts crochus la main de Muirland et l'unit a celle de la jeune fille. Muirland crut sentir alors dans l'etreinte de cette bizarre fiancee la froide morsure que le peuple attribue aux griffes d'acier du spunkie. C'en etait trop pour lui; il ferma les yeux et defaillit. A demi vaincu par un evanouissement qu'il combattait, il crut deviner que des mains infernales le replacaient sur la jument fidele qui l'avait attendu a la porte de la cathedrale; mais ses perceptions etaient obscures, ses sensations indistinctes. Une telle nuit, comme on le pense bien, laissa des traces chez notre fermier; il se reveilla comme on se reveille apres une lethargie, et fut fort etonne d'apprendre que depuis quelques jours il avait pris femme, que depuis la nuit d'Hallowe'en il avait fait un voyage dans les montagnes, et qu'il en avait ramene une jeune epouse, laquelle, en effet, se trouvait placee pres de lui dans le lit hereditaire de sa ferme. Il se frotta les yeux et crut qu'il revait, puis il voulut contempler celle qu'il avait choisie sans s'en douter, et qui etait devenue mistriss Muirlaud. C'etait le matin. Qu'elle etait jolie! quelle douce lumiere nageait dans ces regards prolonges! quel eclat dans ces yeux! Cependant Muirland etait frappe de la lueur bizarre qui emanait de ces regards memes. Il s'approcha; chose etrange! sa femme, a ce qu'il pensa du moins, n'avait pas de paupiere; de grands orbes d'un bleu fonce se dessinaient sous l'arc noir d'un sourcil dont la courbe etait admirablement legere. Muirland soupira; le souvenir vague du spunkie, de sa course nocturne et de sa terrible noce dans la cathedrale, se representa tout a coup devant lui. En examinant de plus pres sa nouvelle epouse, il crut observer en elle tous les traits caracteristiques de cet etre surnaturel, modifies seulement et comme adoucis. Les doigts de la jeune femme etaient longs et minces, ses ongles blancs et effiles; sa chevelure blonde tombait jusqu'a terre. Il resta comme absorbe par une profonde reverie; cependant tous ses voisins lui dirent que la famille de sa femme residait dans les Highlands; qu'aussitot apres la noce il avait ete saisi par une fievre ardente; qu'il n'etait pas etonnant que tout souvenir de la ceremonie se fut efface de son esprit malade, mais que bientot il se conduirait mieux avec sa femme, car elle etait jolie, douce et bonne menagere. "Mais elle n'a pas de paupieres!" s'ecriait Muirland. On lui riait au nez, on pretendait que la fievre le poursuivait encore; personne, si ce n'est le fermier, ne s'apercevait de cette etrange particularite. La nuit vint: c'etait pour Muirland la nuit des noces, car jusqu'a ce moment il n'avait ete mari que de nom. La beaute de sa femme l'avait emu, bien que selon lui elle n'eut pas de paupieres. Il se promenait donc de braver resolument sa propre terreur, et de profiter au moins de la faveur singuliere que le ciel ou l'enfer lui envoyait. Nous demandons ici au lecteur de nous conceder tous les privileges du roman et de l'histoire, et de passer rapidement sur les premiers evenemens de cette nuit; nous ne dirons pas combien la belle Spellie (c'etait son nom) paraissait plus belle encore dans ses nocturnes atours. Muirland s'eveilla, revant qu'une clarte subite du soleil illuminait tout a coup la chambre basse ou etait place le lit nuptial. Ebloui par ces rayons ardens, il se leve en sursaut et voit les yeux eclatans de sa femme tendrement fixes sur lui. "Diable! s'ecria-t-il, mon sommeil, en effet, est une injure a sa beaute! Il chassa donc le sommeil, et dit a Spellie mille choses aimables et tendres auxquelles la jeune fille des montagnes repondit de son mieux. Jusqu'au matin, Spellie n'avait pas dormi. "Comment dormirait-elle, en effet, se demandait Muirland, elle n'a pas de paupiere?" Et son pauvre esprit retombait dans un abime de meditations et de craintes. Le soleil se leva. Muirland etait pale et abattu; la fermiere avait les yeux plus etincelans que jamais. Ils passerent la matinee a se promener sur les bords de la Doon. La jeune epouse etait si jolie que son mari, malgre sa surprise et la fievre a laquelle il etait en proie, ne put la contempler sans admiration. "Jock, lui dit-elle, je vous aime autant que vous aimiez Tuilzie; toutes les jeunes filles des environs me portent envie: aussi prenez-y garde, mon ami, je serai jalouse, je vous surveillerai de pres." Les baisers de Muirland arreterent ces paroles; cependant les nuits se succederent, et au milieu de chaque nuit les yeux eclatans de Spellie arrachaient le fermier a son sommeil; la force du fermier y succombait. "Mais, ma chere amie, demanda Jock a sa femme, est-ce que vous ne dormez jamais? --Dormir, moi! --Oui, dormir! il me semble que depuis que nous sommes maries vous n'avez pas dormi un moment. --Dans ma famille, on ne dort jamais." Les orbes azures de la jeune femme versaient des rayons plus ardens. "Elle ne dort pas! s'ecria avec desespoir le fermier, elle ne dort pas!" Il retomba epuise et terrifie sur l'oreiller. "Elle n'a pas de paupieres, elle ne dort pas! repeta-t-il. --Je ne me lasse pas de te voir, reprit Spellie, et je te surveillerai de plus pres." Pauvre Muirland! les beaux yeux de sa femme ne lui laissaient pas de repos; c'etaient, comme disent les poetes, des astres eternellement allumes pour l'eblouir. On fit dans le canton plus de trente ballades adressees aux beaux yeux de Spellie. Quant a Muirland, un beau jour il disparut. Trois mois s'etaient ecoules; le supplice qu'avait eprouve le fermier avait epuise sa vie, devore son sang; il lui semblait que ce regard de feu le brulait. S'il revenait des champs, s'il restait a la maison, s'il allait a l'eglise, toujours ce rayon terrible dont la presence et l'eclat penetraient jusqu'au fond de son etre et le faisaient tressaillir d'horreur. Il finit par detester le soleil, par fuir le jour. Le meme supplice que la pauvre Tuilzie avait souffert etait devenu le sien; au lieu de l'inquietude morale qui, pendant son premier mariage, l'avait transforme en bourreau de la jeune fille, et que les hommes appellent du nom de jalousie, il se trouvait place sous l'inquisition physique et ineluctable d'un oeil qui ne se fermait jamais: c'etait encore la jalousie, mais transformee en image palpable, l'inquisition devenue type. Il laissa sa ferme, quitta ses domaines, passa la mer et s'enfonca dans les forets de l'Amerique septentrionale, ou beaucoup de gens de son pays ont ete fonder des habitations et batir leur hutte paisible. Les savanes de l'Ohio lui offraient un asile assure a ce qu'il croyait; il preferait sa pauvrete, la vie du colon, le serpent cache dans les buissons epais, une nourriture sauvage, grossiere et incertaine, a son toit ecossais, sous lequel l'oeil jaloux et toujours ouvert reluisait pour son tourment. Apres avoir passe un an dans cette solitude, il finit par benir son sort: au moins il trouvait le repos au sein de cette nature feconde. Il n'entretenait aucune correspondance avec la Grande-Bretagne, de peur d'avoir des nouvelles de sa femme; quelquefois dans ses reves il voyait encore cet oeil ouvert, cet oeil sans paupieres, et se reveillait en sursaut; mais c'etait tout ce qu'il avait a souffrir; il s'assurait bien que la vigilante et redoutable prunelle n'etait plus aupres de lui, ne le penetrait, ne le devorait pas de ses clartes insupportables, et il se rendormait heureux. Les Narraghansetts, tribu voisine de son habitation, avaient pris pour sachem ou pour chef Massasoit, vieillard maladif, dont le caractere etait pacifique, et dont Jock Muirland se concilia aisement la bienveillance en lui donnant de l'eau-de-vie de grain qu'il savait distiller. Massasoit tomba malade; son ami Muirland vint le visiter dans sa hutte. Imaginez un wigwam indien, cabane pointue, avec un trou pour laisser echapper la fumee; au milieu de ce pauvre palais, un foyer embrase; sur des peaux de buffle, etendues par terre, le vieux chef malade; autour de lui les principaux sagamores du canton, hurlant, criant, pleurant et faisant un tapage qui, loin de guerir le malade, eut rendu malade un homme en bonne sante. Un powam ou medecin indien conduisait le choeur et la danse lugubres; les echos voisins retentissaient du bruit que faisait cette etrange ceremonie: c'etaient la les prieres publiques offertes aux divinites du pays. Six jeunes filles etaient occupees a masser les membres nus et froids du vieillard: l'une d'elles, fort jolie, agee a peine de seize ans, pleurait en s'acquittant de cet office. Le bon sens de l'Ecossais lui fit bientot reconnaitre que tout cet appareil medical n'aboutirait qu'au meurtre de Massasoit; en sa qualite d'Europeen et de blanc il passait pour medecin inne. Il profita de l'autorite que ce titre lui donnait, fit sortir tous les hurleurs et s'approcha du sachem. "Qui vient pres de moi? demanda le vieillard. --Jock, l'homme blanc! --Oh! reprit le sachem en lui tendant sa main dessechee, nous ne nous verrons plus, Jock!" Jock, bien qu'il eut peu de connaissances en medecine, s'apercut sans peine que notre sachem avait tout simplement une indigestion; il le secourut, ordonna que l'on se tut autour de lui, le mit a la diete, puis lui fit un excellent potage ecossais que le vieillard avala en guise de medecine. Bref, en trois jours Massasoit etait revenu a la vie; les hurlemens de nos Indiens et leurs danses recommencerent, mais ces hymnes sauvages n'exprimaient plus que la gratitude et la joie. Massasoit fit asseoir Jock sur sa hutte, lui donna son calumet a fumer, et lui presenta sa fille, Anauket, la plus jeune et la plus jolie de celles que Muirland avait vues dans la cabane. "Tu n'as pas de squaw[11], lui dit le vieux guerrier; prends ma fille et honore ma tete blanchie." [Note 11: Femme] Jock tressaillit; il se rappela le souvenir de Tuilzie et de Spellie, le mariage lui avait si mal reussi. Cependant la jeune Squaw etait douce, naive, obeissante. Un mariage dans les deserts s'environne de bien peu de ceremonies; il a peu de consequences funestes pour un Europeen. Jock se resigna, et la belle Anauket ne lui donna aucun sujet de se repentir de son choix. Un jour, c'etait le huitieme jour de leur union, tous deux, par une belle matinee d'automne, s'etaient embarques sur l'Ohio. Jock avait emporte son fusil de chasse. Anauket, habituee a ces expeditions qui composent toute la vie sauvage, aidait et servait son mari. Le temps etait magnifique; les rives de ce beau fleuve offraient aux amans des points de vue enchanteurs. Jock avait fait bonne chasse. Une pintade aux ailes eclatantes frappa ses regards; il l'ajusta, la blessa, et l'oiseau, frappe de mort, alla tomber, en gemissant, sous d'epais halliers. Muirland ne voulait pas perdre une proie aussi belle; il amarra son bateau, et courut a la recherche du resultat de sa conquete. Il avait battu inutilement plusieurs buissons, et son obstination d'Ecossais le plongeait et l'enfoncait de plus en plus dans l'epaisseur du bois. Il se trouva bientot environne d'arbres de haute futaie et place au centre d'une de ces salles de verdure naturelles que l'on trouve dans les forets d'Amerique, quand une clarte traversa le feuillage et penetra jusqu'a lui. Il tressaillit: ce rayon le brulait; cette lumiere insupportable le contraignait a baisser les yeux. L'oeil sans paupiere etait la, vigilant et eternel. Spellie avait passe la mer; elle avait trouve la trace de son mari, elle le suivait a la piste; elle avait tenu sa parole, et sa redoutable jalousie accablait deja Muirland de justes reproches. Il courut vers le rivage, poursuivi par l'oeil sans paupiere, vit l'onde claire et pure de l'Ohio, et s'y precipita dans sa terreur. Telle fut la fin de Jock Muirland; elle se retrouve consacree dans une legende ecossaise, les bonnes femmes l'expliquent a leur maniere. Elles affirment que c'est une allegorie, et que _l'Oeil sans paupiere_, c'est l'oeil toujours ouvert de la femme jalouse, le plus terrible des supplices. SARA LA DANSEUSE. Non, s'ecriait, un soir de sabbat, le juif Fleischmann en frappant vivement de son poing la table sur laquelle il venait de souper; non, jamais je ne souffrirai que ma fille monte sur un theatre pour amuser par ses pirouettes les oisifs de Berlin! Danseuse! Par Abraham, ma fille danseuse, quand le jeune Aaron la demande en mariage, et que demain elle pourrait etre la premiere marchande de chevaux de tout le Mecklembourg!--Je ne dis pas non, reprenait sa femme; mais si pourtant elle devait faire fortune dans cet etat, on peut tres-bien y vivre honnetement, quoique les dames de theatre ne soient pas toutes en possession d'une excellente reputation.--Taisez-vous, reprenait Fleischmann, vous en savez, vous, des danseuses qui ne soient pas des Babylones vivantes? J'aimerais mieux, comme notre grand patriarche, etre oblige de la sacrifier moi-meme, de mes propres mains, que de la laisser entrer dans une pareille vie. La fille de Fleischmann sauteuse publique!!--Mais enfin, mon ami, reprenait la mere, David a danse devant l'arche.--Il y dansait, repondit solennellement le vieux juif, pour celebrer les louanges du Seigneur, et sa danse ne ressemblait en aucune maniere a celle que votre Sara voudrait pratiquer. C'etait une danse grave, mesuree...--Pour cela, mon ami, c'est ce que vous ne savez pas. Le livre de Samuel, que les chretiens appellent le livre des _Rois_, ne dit pas du tout une danse plutot qu'une autre.--Langue de l'enfer, s'ecria Fleischmann avec une voix retentissante, que ne prends-tu avec toi ta fille, et ne la menes-tu par les rues, comme je l'ai vu faire a d'honnetes meres lors de mon voyage a Paris?" Cette brillante apostrophe ferma la bouche de Mme Fleischmann, qui, sans plus rien ajouter, se mit a oter le couvert; et elle ne reparla plus que pour rappeler a son mari, absorbe dans ses pensees, qu'il etait temps de se coucher, car dix heures venaient de sonner a l'horloge de Saint-Cyprien. Trois mois apres cette conversation, la salle du grand theatre de Berlin etait pleine comme depuis long-temps elle ne l'avait pas ete, et dans une des loges de l'avant-scene, occupee par l'ambassadeur de France et l'un des secretaires de legation, avant que la toile ne fut levee, avait lieu la conversation suivante. "Une juive pour maitresse, disait le jeune secretaire, a toujours ete dans ma pensee l'ideal du bonheur, et si votre excellence ne la prend dans sa maison, je compte bien me mettre en diplomatie pour arriver jusqu'a son coeur. Sara! monseigneur; comprenez-vous ce que doit etre dans les bras de son amant une femme qui s'appelle Sara?--Sans doute, reprenait l'ambassadeur. A ce nom seul revivent tous les souvenirs de la vie patriarcale, et pour peu que la petite ait le pied bien et les formes gracieuses, je pourrais bien faire quelque chose pour elle. Aussi bien la Ripiena vieillit beaucoup. Je ne sache rien dans le monde dont on se lasse aussi vite que d'un contr'alto.--Et puis, ajoutait le secretaire, il n'est pas jusqu'aux circonstances de son debut qui donnent a ce _sujet_ un attrait tout-a-fait piquant et romanesque. Son pere est un juif a principes, qui voulait la marier a un marchand de chevaux, plutot que de la laisser devenir la Terpsichore de l'Allemagne. Elle procede de par une vocation. Avant de monter sur la scene, elle a bravement rompu avec toute sa famille; aussi jurerais-je sur mon ambassade a venir qu'elle ira plus loin qu'aucune des celebrites dansantes de la chretiente...--Silence! interrompit l'ambassadeur; je vois la-bas le charge d'Espagne qui cause avec le conseiller intime. Laissez-moi observer leurs figures; j'ai dans l'idee qu'ils trament quelque chose." Un peu apres, l'ouverture commenca, la toile fut levee, et des nymphes et des amours firent l'exposition de la piece, en dansant avec des guirlandes, ce qui laissa comprendre aux spectateurs que c'etaient des nymphes et des amours qui dansaient avec des guirlandes. A la troisieme scene parut Sara. C'etait une grande fille, aux cheveux noirs, aux formes elegantes et elancees, comme la Sulamite du _Cantique des Cantiques_. Depuis un siecle peut-etre rien d'aussi voluptueux n'avait paru sur la scene du grand theatre. En un moment toutes les puissances europeennes, dans la personne de leurs representans, furent embrasees pour elle des feux les plus vifs. Il y aurait eu de quoi rompre a jamais l'equilibre et la paix de l'Europe, sans un incident qui se presenta. Au moment ou la jeune debutante, apres s'etre long-temps derobee aux poursuites d'un Zephyr, tombait comme epuisee dans ses bras et lui laissait prendre un baiser au vol, un homme dont le costume n'avait rien de mythologique, portant une longue barbe et un chapeau a larges bords, sort vivement de la coulisse, court a la debutante, la saisit par sa robe qu'il froisse et qu'il dechire. "Malheureuse! s'ecrie-t-il, rien n'a pu t'arreter, il a fallu que tu vinsses te prostituer a la face de tout Berlin! Eh bien! aussi a la face de tout Berlin je te maudis, et je demande au ciel qu'il te fasse mourir dans la honte et dans la misere; je te maudis!" repeta-t-il. Et bien qu'il ne fut pas le moindrement du monde comedien, jamais au theatre malediction paternelle n'avait produit un pareil effet. A cette terrible apparition, Sara se trouva mal; deux soldats de la garde du roi, en faction dans les coulisses, s'emparerent du perturbateur et le mirent a la porte de la scene, ou sa qualite de pere au desespoir ne lui donnait point entree. Le directeur du theatre ne pouvait comprendre la colere de cet homme, quand il avait fait a sa fille l'engagement le plus avantageux qui depuis dix ans peut-etre eut ete signe. Les puissances europeennes furent un peu derangees dans leur plan respectif par cette intervention qu'elles n'avaient pas prevue; parmi les femmes il n'y avait qu'une voix: la debutante etait passable, mais il fallait qu'elle fut une fille bien perdue et bien abandonnee pour donner a un pere si respectable un chagrin si cruel. Quant aux gens du parterre, qui d'abord avaient paru touches de cette scene, revenus de leur premiere emotion, ils demanderent qu'on leur rendit leur argent ou la danseuse, attendu que l'affiche n'avait pas prevenu qu'elle eut un pere, et qu'ils etaient venus pour assister a un ballet et non a un drame bourgeois; les choses ne se fussent point passees autrement si l'on fut venu annoncer que le premier tenor etait surpris tout a coup par un enrouement, ou que le premier sujet de la danse venait de se donner une entorse. En rentrant chez eux (depuis plusieurs mois ils ne demeuraient plus sous le meme toit), le pere et la fille furent saisis tous les deux d'une fievre violente, resultat de l'emotion a laquelle ils avaient ete soumis. Mais la fille avait dix-sept ans, et la vie chez elle achevait a peine de se completer; chez le vieux pere, au contraire, la nature en decadence depuis long-temps menacait ruine; elle s'en fut du coup. On le porta au cimetiere des juifs, qui est place en dehors de la porte de la ville, sur le chemin de France; en sorte que, deux mois apres, lorsque Sara passa par cette route dans la voiture de l'ambassadeur, elle ne put s'empecher de penser au vieux Fleischmann et a sa malediction. C'est une chose etrange que la malediction d'un pere. Ce n'est pas une force, comme disent les mathematiciens; ce n'est pas un corps, une substance, une chose materielle, avec laquelle vous puissiez toucher celui auquel vous l'adressez; trois mots: _Je te maudis_; ce n'est autre chose que l'expression d'un voeu pour son malheur, lequel ne devait pas avoir plus de portee que cette autre forme, bien plus usuelle et bien plus arretee: _Que le diable t'emporte!_ Et cependant, d'ordinaire, la vie d'un homme s'en trouve fletrie, et il est rare qu'il mene a bien son existence, lorsqu'il en marche charge. Pour Sara, moins d'un quart de lieue apres le cimetiere, dont, au reste, aucune voix n'etait sortie pour repeter l'anatheme, elle avait cesse d'y songer. Elle trouvait une profonde volupte a se sentir emportee d'un train rapide vers Paris, ou les danseuses sont en honneur comme jadis la vertu a Rome; elle etait fiere, autant toutefois qu'on peut l'etre de supporter un poids assez genant, de soutenir la tete de l'ambassadeur de France endormi, et reposant avec toute sa politique sur son epaule. De temps en temps ses grands yeux noirs de danseuse rencontraient ceux du jeune secretaire qui aimait tant les jeunes filles de Sion, et ils augmentaient chez lui la langueur voluptueuse qui vient visiter le voyageur glissant dans une berline bien suspendue, sur une route bien unie, lorsqu'aucune pensee triste ne le tourmente, qu'aucun cahos ne le reveille, et qu'il n'a pas trop hate d'arriver. Au milieu de cette douce extase, les voyageurs croient s'apercevoir que le train de la voiture redouble de vitesse. Bientot les cris du postillon et le mouvement de plus en plus rapide des roues leur font comprendre que les chevaux s'emportent, et qu'ils sont, pour le moins, exposes au danger de verser. Si la chose se fut passee en France, ou, grace a l'etat des routes, les voitures de voyage en ont une sorte d'habitude, le peril eut ete moins serieux; mais, en Allemagne, rien ne se fait qu'en conscience, et quand une chaise vient a etre brisee, il est rare que le malencontreux proprietaire s'en tire a moins de quelque cote enfoncee. L'evenement ne fut que trop consequent a cet usage; la voiture, entrainee par les chevaux, roula dans un fosse profond; l'ambassadeur eut une cuisse cassee; le jeune homme, la moitie des dents brisees. Pour la jeune juive, tiree du ravin dans un etat a faire pitie, on la transporta au plus prochain village. Le chirurgien de l'endroit s'empara d'elle, et, sous le pretexte qu'il voulait lui sauver la vie, il lui travailla les chairs en tout sens, et la fit cruellement souffrir. Durant la nuit qui suivit cette torture, elle entra dans le delire, parla de son pere, de Berlin, de Paris, de diplomatie, de pas de deux; sur le matin elle rendit le dernier soupir. Le lendemain, Sara la danseuse etait etendue entre deux lits de terre, et les vers commencaient leur travail. Voila qui etait bien pour ce monde-ci, reste a savoir ce qui allait se passer dans l'autre. Aussitot que l'ame de Sara se fut separee de son corps, elle commenca a s'avancer a travers des regions infinies et solitaires ou elle eut peur de sa solitude. A la fin elle arriva devant son juge, qu'elle n'osa jamais contempler face a face, et son jugement commenca. "Ame que j'avais faite a mon image, d'ou viens-tu?" L'ame repondit: "Je reviens d'en bas. --Le temps que je t'avais donne a y passer, qu'en as-tu fait? --Il fut bien court, reprit l'ame. --Raison de plus pour le bien employer. As-tu souvent fait l'aumone? --Quelquefois. --Oui, trente fois en tout: dix fois par charite, vingt fois par orgueil et par respect humain; tout compense, l'aumone ne te sera point comptee.--As-tu souvent pense au Seigneur ton Dieu? --Oh! oui, souvent. --Oui souvent, jusqu'a l'age de douze ans, quand ta mere te disait de faire tes prieres; mais plus tard, aux parures, aux bals, aux beaux cheveux des jeunes gens. As-tu respecte ton pere et ta mere, a l'egal du Seigneur ton Dieu? --Je les aimais, reprit l'ame. --Et jamais tu ne leur as desobei? L'ame se tint dans le silence. --Sara, tu as danse?" L'ame commenca a etre agitee comme une feuille tremblant sous le vent. --"Sara! ton pere est mort, et son ame est avec moi." L'ame trembla plus fort. --"Sara! aux tenebres eternelles! --Helas! helas! reprit-elle, pour avoir danse! --Non point pour avoir danse, repondit le juge, car j'ai avec moi des danseurs dans la felicite eternelle; mais parce que ton pere t'a maudite, et qu'il est mort sans avoir repris sa malediction. Adieu, Sara, adieu, ma fille, chante maintenant." Aussitot les esprits de tenebres se ruerent sur elle, en riant aux eclats; et, l'entrainant vers les regions de leur eternite, ils la faisaient horriblement souffrir en se l'arrachant entre eux, pour savoir qui aurait l'honneur de la presenter a leur illustre seigneur et roi. Or Satan etait assis dans toute sa gloire sur un trone emblematique, dans lequel il avait pris plaisir a parodier tous les trones de la terre; sa forme etait, j'en demande humblement pardon a l'honorable lecteur, celle d'une chaise percee. Son front, jaune et cuivre, etait sans cesse agite par un tic nerveux, et sa bouche, qui s'entrouvrait pour sourire, laissait voir dans une profondeur infinie deux rangees de dents blanches qui ne ressemblaient pas mal aux longues colonnades d'un temple antique. --Une ame? dit Satan. --Oui, maitre, repondirent les suppots. --Ame, qu'as-tu fait? reprit le grand monarque. --J'ai danse, repondit l'ame, si bien que mon pere en est mort, et le Seigneur mon Dieu (ici Satan fit une horrible contorsion) m'envoie vers vous pour que vous fassiez de moi ce qu'il vous plaira." Et l'ame aurait voulu mentir qu'elle ne l'aurait pas pu, car son arret la condamnait a se denoncer elle-meme, et il fallait que son arret fut accompli. Lors Satan, dans un jour de familiarite, daigna consulter les demons qui avaient amene l'ame de Sara, et il leur dit: "Qu'en ferons-nous? --Pendons-la par les pieds! dit le premier; ainsi elle sera punie par ou elle a peche. --Commun! dit le maitre, et il passa a un autre avis. --Moi, dit le second, je propose ma fameuse mixture: huile bouillante, un baril ordinaire, bonne partie de soufre et de plomb, argent et bronze en fusion, servez chaud et faites infuser la coupable..." La pauvre ame en deliberation eut une mortelle frayeur en entendant parler de cette cuisine effroyable. Mais Satan, donnant un coup de pied a l'opinant: "Arriere! lui dit-il, miserable classique! avec tes vieilles methodes. J'ai une idee"; et se levant pour en faire aussitot l'essai, il ordonne que dans un coin de son empire on eleve rapidement une vaste salle de spectacle capable de contenir quelques cent milliers de spectateurs. Ni peintures, ni dorures, ni candelabres, ni lustres, ni girandoles ne sont epargnes. Dans l'orchestre, ce sont trompettes dechirantes, clarinettes criardes, tam-tams a la voix d'airain et au bruissement lugubre, basses ronflantes et continues, avec des fifres pour les dessus. Puis pour une heure de l'eternite les chaudieres et les chevalets se reposent, et le beau monde des damnes est invite, sous bonne escorte, a venir honorer de sa presence l'ouverture de l'Academie royale de l'enfer. Industrie de bourreaux! les voila qui rendent a ces femmes, a ces femmes qui depuis le temps qu'elles brulent dans la gehenne eternelle avaient presque oublie les joies de la terre, les voila qui leur rendent et leurs frais chapeaux de fleurs, et leurs plumes, et leurs cachemires, et leurs satins broches, et leurs riches fourrures; puis tout a l'heure ils les depouilleront de tout cela, et avec un desesperant souvenir tout fraichement renouvele, ils les renverront reprendre leur nudite et leur supplice. Cependant derriere les dames, au second rang des loges, l'habit bien empese et la cravate savamment jetee, se placent les ministres, les banquiers, les diplomates et les dilettanti; la corne doree, la fourche au poing, grave et imposant comme un sergent de garde bourgeoise, un demon veille a chaque issue; mais ce que vous n'auriez pas vu sur la terre, aux stalles reservees pour les hauts dignitaires, ce ne sont qu'eveques, cardinaux, archeveques, revetus de leurs plus beaux atours, et ne tenant compte de la canaille du parterre qui, parquee derriere cette foret de houlettes et de coiffures episcopales, ne cesse de crier: _A bas le chapeau rouge! a bas la crosse! a bas la mitre!_ Apres cela, dans une loge restee vide, et richement drapee, voyez venir sa majeste Satan; il est accompagne de ses hauts dignitaires et de madame la Mort, reine des royaumes infernaux, de la terre, du monde, et autres lieux circonvoisins; sur quoi la piece commenca, dont nous ne saurions au juste donner l'analyse. Nous pouvons dire cependant que deux scenes furent merveilleusement applaudies. Dans l'une, le poete et le musicien avaient agreablement tourne en raillerie la felicite des justes, _condamnes_, disaient-ils, pour toute rejouissance, a chanter eternellement l'_Hosanna in excelsis_ devant la face du Tres-Haut. On laisse a penser du succes que cette parodie dut avoir devant un pareil auditoire. La donnee de l'autre scene, quoique plus fine et plus delicate, ne fut pas moins goutee. Dans une langoureuse cavatine, un bienheureux se plaignait de n'avoir plus retrouve dans le ciel ses amities de la terre; il ne pouvait se consoler d'avoir vu toutes les forces aimantes de son ame aller se resumer dans le mystique amour des perfections divines, et il demandait qu'on lui rendit ses amours grossieres de la creation et les yeux de sa bien-aimee. Ensuite ce fut le ballet. Plusieurs danseuses vinrent successivement rivaliser de graces et de molles attitudes. A chaque pas brillant, a chaque pirouette hardie, le roi donnait lui-meme le signal, et des tonnerres d'applaudissemens retentissaient; mais quand ce fut le tour de Sara, il affecta, car cela etait dans son plan, une froide indifference, que le reste des spectateurs partagea avec lui. La pauvre fille avait beau se depenser en efforts, un desesperant silence l'accueillit jusqu'a la fin de la scene; aussi, en rentrant dans les coulisses, d'ou ses compagnes avaient vu sa mesaventure, elle fut saisie d'une violente attaque de nerfs. Alors le roi Satan, qui avait voulu faire cet essai, tint pour certain que le plus grand supplice a infliger a une ame d'artiste, c'est la superiorite de ses rivales: assure de l'excellence de ce nouveau mode de torture, et ayant autre chose a faire que d'assister jusqu'au bout a l'intrigue d'un ballet, il se leva, et aussitot les gardiens, a grands coups de fouet, firent evacuer la salle par l'honorable assistance. Depuis ce temps, dans cette salle deserte, dont une petite lampe, a la lumiere tremblotante, ne sert qu'a sonder l'incommensurable solitude, la pauvre Sara, ayant toujours a l'oreille le bruit des applaudissemens donnes a ses compagnes, est la, qui danse sans relache; et il n'y a pas d'orchestre pour lui marquer la mesure, pas d'yeux pour contempler ses graces et sa beaute, pas de prince russe pour s'en eprendre, et lui escompter son admiration. UNE BONNE FORTUNE. C'est chose curieuse qu'une soiree de Palerme, au bord de la mer murmurante, sous les flots du soleil d'ete, au milieu de cette population grimacante et mobile, plus originale mille fois et moins connue que la race classique des abbes, des courtisanes et des lazzaroni napolitains. Grace aux romans et a la scene, Naples est vieux pour moi: on me l'a gate; on m'a use ce ciel et cette mer pleins de prestiges. La Sicile est neuve et inconnue; il y a la un double reflet venu de l'Arabie et de l'Espagne. Des murailles sarrazines s'elevent autour de vous; des costumes espagnols flottent aux fenetres et etincellent sur les quais. C'est une feerie comique et fantastique! Et l'air est si doux, la brise apporte tant de parfums avec sa fraicheur, la chanson du patre lointain a quelque chose de si sauvage et de si tendre! Vous ne respirez que fleurs, vous ne voyez que debris de marbres et fragmens de temples. C'est encore un fragment de grotesque comedie que cette aristocratie en guenilles, et sur ces guenilles de l'or; ces femmes belles comme dans l'ancienne Syracuse, et vetues comme on l'etait il y a quarante ans; puis au milieu des chanteurs et des promeneurs, un gros moine rebondi qui vous offre un crane de mort au bout d'une croix noire, et vous demande l'aumone en riant, son urne sepulcrale toujours brandie et vacillante sous votre menton; puis des carrosses decouverts roulant doucement sur la Marina[12], charges d'abbes qui rient, qui s'eventent avec des plumes, qui se parfument, qui prennent du tabac, qui savourent des sorbets. Aupres des abbes sont des princes ecrases de noms propres et d'ennui, trainant de leur mieux leur gloire seculaire, leur obscurite profonde et leur pauvrete incurable. Quelques-uns d'entre eux se jettent dans la devotion, d'autres dans la debauche, d'autres dans les arts. J'ai connu un prince palermitain qui s'est ruine en sculptures d'un genre inoui; il faisait executer des bouteilles hautes de trente pieds et taillees dans le marbre; des pions d'echecs de dimensions colossales, et dont le regiment garnissait une vaste cour de son palais; un polichinel grand comme Atlas, en agathe et en onyx; au milieu de l'etoile du parc une longue marotte d'ebene s'elevait en forme de pyramide. Toutes ces inventions fantasques couterent sa fortune au prince de ***, et l'envoyerent mourir a l'hopital. Ce que c'est que l'oisivete entee sur la sottise et la richesse! [Note 12: _La Marina_, quai de Palerme] Vous qui avez de belles couleurs sous votre pinceau, mes amis, donnez-nous la copie du tumulte de la Marina, reproduisez ce bruit d'un peuple indigent qui jouit de se sentir vivre, ces baise-mains jetes au vent et rendus de toutes parts: _bonjour! bonsoir!_ lances de carrosse en carrosse, avec plus de verve que de bon ton; et la cloche de l'_Angelus_ retentissant sous ce beau ciel dont l'azur noir se fond dans une teinte d'emeraudes: belle et ravissante scene en verite! On l'a tres-peu admiree et rarement decrite. Il est a la mode d'aller a Rome et a Naples; la Sicile n'est pas encore _fashionable_. J'admirais ce spectacle, et je m'etais appuye, pour en mieux jouir, contre la muraille basse ornee de petits pilastres d'architecture sarrazine qui suit le rivage de la mer, et presente aux promeneurs fatigues une longue et commode banquette de marbre _fruste_ et usee depuis des siecles. Je m'assis sur ce banc. L'air maritime soufflait dans mes cheveux; la mobile scene passait devant moi. Un capucin a longue barbe vint prendre place a mes cotes. Il avait l'air souffrant, son exterieur etait plutot triste et simple que devot et humble. On lui aurait donne cinquante ans, et on l'aurait pris pour un ancien militaire. Sa physionomie n'etait pas sicilienne. Au lieu de se contracter avec une mobilite presque convulsive, elle etait froide, severe, resignee. Vous avez rencontre dans votre vie de ces traits heureux qui appellent la confiance et la fixent; vous vous interessez involontairement a cette physionomie inconnue; ce n'est pas de la beaute ni meme de la grace; vous vous dites: "La souffrance a passe par la; elle a passe, non sans se faire sentir; elle n'a point rencontre un corps d'airain, une ame de bronze, mais un etre faible, tendre, mais une organisation delicate; la lutte a ete cruelle. Et voici cet etre, il n'a pas ete brise; approchons pour en toucher les restes. C'est en lui qu'a eu lieu le combat, c'est lui qui a ete le theatre, la victime et l'athlete." Je voulais lier conversation avec le capucin; je lui demandai l'heure. Il me regarda fixement, reconnut sans doute a mon accent que j'etais etranger a Palerme, et me repondit en anglais: "Il est huit heures." Puis il se leva et partit. Je sais l'anglais; la prononciation du capucin etait toute nationale et franchement britannique; je ne pouvais m'y tromper. Mais comment cet Anglais etait-il venu a Palerme? Un homme de cette nation en Sicile et sous la robe de capucin! Il y avait la quelque mystere que je voulais approfondir. Je revins le lendemain a la meme place dans l'esperance de l'y retrouver; en effet il y etait. Les jours suivans meme manege. Peu a peu sa farouche humeur s'adoucit; je parlais anglais avec lui, cela lui gagna le coeur. Il vit que je desirais me lier avec lui, et s'y preta sans peine; il avait de l'instruction et une connaissance pratique assez etendue des hommes et des choses: quinze jours apres notre premiere entrevue il me raconta sa vie. Rien n'est plus touchant qu'une douleur vraie qui se juge, se condamne et se contraint. La voix du moine etait ferme, son oeil restait sec, mais on voyait que ce calme lui coutait. Il faisait l'histoire de son malheur comme un brave invalide raconte la campagne ou il a perdu un de ses membres. La conversation n'etait point encore tombee sur cette matiere, et il ne m'avait parle ni de ses antecedens, ni de ses malheurs, lorsque je m'avisai de lui demander depuis combien de temps il portait cette robe. "Ne me jugez pas d'apres elle. Vous ne me connaissez pas, me repondit-il. J'ai adopte le couvent comme un lieu de paix et de retraite, et cette robe comme une egide commode contre la vie et ses tourmens; je ne suis pas de l'ordre de Saint-Francois. Les moines de ce pays, classe d'hommes dont on dit tant de mal, sont d'une admirable tolerance; ils me laissent porter leur costume, partager leur vie, et ne m'imposent pas leurs croyances; ils me souffrent et m'aiment. Je suis protestant. Que cela ne vous etonne pas: nous autres philosophes de France et d'Angleterre nous ne savons pas ce que les couvens d'Italie et d'Espagne renferment de lumieres et de bon sens. Jamais nos moines ne me font subir l'ennui d'aucune controverse; je vis avec eux, et j'y vis... tranquille." A ce dernier mot il hesita, il s'arreta, il n'osait pas dire _heureux_. Une reverie plus sombre nuagea ce front pensif; des idees tristes l'assiegeaient. Il garda quelques momens le silence, appuya sa tete rasee entre ses mains, et me dit: "Je suis du comte de Herford. Quand notre armee revint d'Alexandrie, le vaisseau de transport sur lequel je me trouvais avec plusieurs autres officiers fut incapable de tenir la mer, et nous relachames a Messine. Fatigues des incommodites sans nombre de l'existence orientale, des detestables appartemens du Caire et de la vie de vaisseau, nous descendimes au lazaret; nous le trouvames commode et de bon gout. Vous savez ce que c'est que ce lazaret: une mauvaise cour carree avec un cimetiere au milieu. On est la, isole des vivans, sans communication avec la terre, et sans autre recreation que l'esperance d'en sortir bientot. Mes camarades supportaient fort bien leur position; les journaux anglais que l'on nous envoyait fournissaient un aliment a leur curiosite et a leur gaiete. Ils jouaient, ils chantaient; j'etais triste et j'ignorais la cause de cette tristesse. Un indicible pressentiment pesait sur moi; dans nos journaux je ne trouvais rien qui se rapportat a ma famille ou a mes amis; les journaux steriles comme cette mer aux flots plats et tristes, comme ces murs jaunes et lugubres qui m'environnaient. Mes camarades me raillaient; je ne savais que leur repondre. Enfin notre quarantaine s'acheva. "Vous connaissez sans doute la disposition des theatres de Messine: ils sont distribues en stalles ou chacun trouve la place que le hasard lui assigne, de sorte que trois ou quatre rangs d'auditeurs peuvent vous separer des personnes de votre societe. C'est ce qui m'arriva le soir meme ou la liberte nous fut rendue. Toutes les loges etaient pleines; nous allames prendre place au parterre, mes camarades et moi; nous fumes obliges de nous asseoir a de grandes distances les uns des autres. Dans un entr'acte plusieurs Siciliens assis pres de moi se leverent, et d'autres officiers anglais accompagnes d'un jeune homme en costume de ville prirent leur place. Ils parlaient tres-haut, et j'appris que le dernier interlocuteur etait arrive le soir meme a Messine par le paquebot. "C'etait un homme de taille moyenne, l'oeil bleu et fixe, le regard attentif, pour ne pas dire insolent; un veritable Anglais de l'ecole moderne. La secte etait nouvelle alors, le Caire et Alexandrie ne m'avaient rien offert de tel: aussi l'examinais-je avec curiosite et l'ecoutais-je avec attention. L'officier auquel il s'adressait, et qui semblait fort intime avec lui, avait ete son condisciple au college d'Eton. La cravate du nouveau venu l'emprisonnait si etroitement, ses grandes joues etaient d'une si belle couleur safranee, son affectation d'austerite sourcilleuse contrastait si ridiculement avec la fatuite de ses paroles, que j'oubliais le spectacle pour le contempler et pour l'entendre. "Il m'est arrive bien des choses, mon cher, disait-il a son camarade, depuis nos vieilles folies d'Eton. Vous me direz, vous, combien de villes nouvelles vous avez visitees, et a combien de batailles vous avez assiste: cela est tres-heroique et tres-beau; moi, je vous dirai, en revanche, combien de chevaux j'ai tue a la chasse, et combien de maris desoles m'ont envoye a tous les diables. La liste en est longue, par Dieu! et je ne vous en ferai pas grace. Ce qui m'amene a Messine aujourd'hui, et me force d'assister a ce spectacle que Dieu damne, c'est l'eclat de ma derniere affaire de ce genre. Il s'agissait d'une femme mariee, jolie, intrigante, et dont la rouerie profonde eut aisement servi de modele a tout ce que la France et l'Espagne possedent de plus consomme en ce genre. Vous sentez que la delicatesse m'empeche de la nommer. Tout nous ordonnait une conduite prudente; eh bien! malgre notre habilete mutuelle, nous fumes trahis. Une femme, une aubergiste de la route de Bath, que j'avais daigne dans le temps honorer de quelques regards, eventa notre complot anti-conjugal, et me menaca de l'ebruiter. C'eut ete dangereux de toute maniere: la dame a des parens qui ne plaisantent jamais, et nos tribunaux font payer cher les maladresses amoureuses. J'achetai le silence de notre hotesse, et me voici a Messine, ou je compte passer quelque temps loin de celle dont mon absence protegera sans doute la reputation." "Cette conversation fit peu d'impression sur moi dans le premier moment. Je ne remarquai que deux choses: la corruption froidement frivole du jeune dandy, et la depravation de sa complice. Je rentrai chez moi. Un paquet de lettres et de journaux se trouvait sur ma table. Je reconnus l'ecriture de ma femme, et je me hatai de decacheter sa lettre. On ne peut etre attache a une amante, a une soeur, a une epouse, par des liens plus doux que ceux qui m'unissaient a Marie. Sa lettre respirait toute la tendresse d'une ame pure et devouee. Depuis que j'avais epouse Marie, elle ne m'avait pas cause un seul chagrin. Jeune fille elevee dans un des comtes les plus sauvages de l'Angleterre, appartenant a une des familles les plus illustres de la pairie, elle unissait a la grace et a la dignite aristocratique la rare magie de l'ingenuite la plus touchante." Le capucin se leva; le soleil baissait, nous nous dirigeames vers son couvent. Il me fit entrer dans sa cellule, et pendant que la nuit commencait a tout obscurcir, il continua en ces mots: "Dans la lettre de ma femme elle faisait mention d'un voyage a Bath et d'un retour subit a Londres, retour cause par la mauvaise sante de sa mere. Je reconnaissais dans ces lignes, pleines de sensibilite, toute son ame angelique, et je me felicitais d'avoir rencontre une telle epouse, lorsqu'en portant la main sur le paquet de journaux une singuliere reflexion m'occupa. Le mot Bath, si souvent reproduit dans la conversation du dandy, se montrait aussi dans la lettre de ma femme; ce rapprochement frappa mon esprit d'une etrange terreur. Ce n'etait pas un doute, ce n'etait pas un soupcon, c'etait comme une vague, une lugubre et lointaine clarte. Une angoisse jalouse me saisit le coeur, et je tremblai un moment comme la feuille. Je me rappelai toute la vie passee de ma femme, son amour pour ses devoirs, la profondeur simple et naive de ses affections, je m'accusai moi-meme: mais je ne pouvais echapper a ce tourment. Entre sa vertu et ma confiance, il me semblait qu'un demon gigantesque s'elevait pour en eclipser la clarte et me plonger dans des tenebres profondes. "Comment vous peindre, monsieur, ce supplice d'une jalousie fondee sur la plus legere hypothese, concue dans un pays etranger, sans aucun moyen d'en verifier la realite ou l'injustice? Tous mes raisonnemens etaient inutiles, le dard envenime restait la enfonce dans mon sein. Je ne pouvais le secouer ni l'arracher. L'horreur de la meme pensee me poursuivait sans relache. Je me levai, me promenai a travers la chambre et ne retrouvai un peu de calme que vers une heure du matin, apres avoir respire a longs traits l'air embaume de la nuit sicilienne. Le portrait de Marie se trouvait dans l'interieur d'un de mes portefeuilles; je l'ouvris, je contemplai cette image qui s'offrit a moi pure, naive, candide; c'etaient bien ces traits si modestes dont l'expression semblait me reprocher mes soupcons outrageux et se plaindre de ma defiance. Un sentiment amer et brulant comme le remords s'empara de moi; j'etais pret a demander pardon a ce portrait. Je me calmai ensuite; et, rallumant ma lampe que le vent venait d'eteindre, je repris le paquet de journaux que j'avais neglige d'ouvrir. "Apres avoir parcouru negligemment plusieurs paragraphes politiques et litteraires, je me mis a lire cette partie de nos feuilles publiques ou, sous le titre de _Bruits de la ville et de la cour_, on accumule hardiment tous les scandales semes dans les salons et dans les tavernes. Voici le passage etrange qui frappa mes regards, et que je relus plusieurs fois avec une anxiete que vous n'aurez pas de peine a deviner: "Il n'est bruit dans le monde que de la piete filiale de la belle et jeune mistriss Os... qui a quitte tout a coup les plaisirs de Bath pour suivre sa mere souffrante. On dit que la reputation de la fille est aussi invalide que la sante de la mere." "Je laissai tomber le journal. Mon nom est Osprey. L'initiale dont le journaliste s'etait servi etait precisement celle du nom de ma femme et du mien. "Vingt balles eussent frappe et dechire ma poitrine a la fois que je n'eusse pas souffert davantage. Ces lignes du journal ajoutaient a mes soupcons un venin mortel et une hideuse probabilite. Je n'essaierai pas de decrire l'etat dans lequel je tombai; le temps s'ecoula, l'horloge d'un couvent voisin sonna quatre heures. Je repris machinalement un autre numero du meme journal, ou, sous la meme rubrique dont j'ai deja parle, se trouvait le paragraphe suivant: "Les insinuations scandaleuses et injustes dont lady O... et sa famille ont ete l'objet sont formellement dementies par des personnes dignes de foi." "Je meditai long-temps ces paroles, et j'y vis non une attestation de l'innocence de la dame accusee, mais seulement une reponse adroite, et la preuve irrefragable d'une reputation deja fletrie. D'ailleurs le dandy n'avait-il pas repete que sa maitresse etait ingenieuse dans le vice, spirituelle dans ses exces, feconde en ressources pour les voiler, d'une dissimulation profonde, d'une adresse sans egale, d'une perfidie qui eut fait bonte aux plus habiles. Plus je revais, plus mon anxiete augmentait; la fievre s'emparait de mon cerveau. Tourment insupportable! Le matin je me jetai sur mon lit, ou je restai etendu et pleurant. Tantot ma femme m'apparaissait comme l'ange de nos premieres amours, tantot comme un monstre odieux. Dans le flux et le reflux de mes pensees je ne savais a quoi me fixer; je ne pouvais aller demander raison a l'homme dont les paroles avaient souleve dans mon sein cette affreuse tempete. Le mot Bath retentissait a mon oreille comme un glas funebre. "Il etait onze heures quand je sortis au hasard; et bientot, par un mouvement presque machinal, je m'acheminai vers un couvent de benedictins ou demeurait un homme que j'avais remarque pendant le sejour que j'avais fait precedemment a Messine. Il se nommait le pere Anselme; sa sagacite etait rare et puissante; il donnait un dementi formel a l'opinion vulgaire, mais ridicule et fausse, qui peuple les couvens d'une race ignorante, oisive et inutile. "Ne croyez pas que toute l'intuition du coeur humain appartienne aux gens du monde: la solitude donne des lecons. Un moine qui a l'instinct de l'observation en sait plus sur vous et sur moi que le favori des salons et des boudoirs n'en saura jamais. Ce dernier se dissipe, sa sagacite se perd sur une surface plane; son esprit de detail s'applique a des riens. Le solitaire, s'il a l'esprit droit, creuse a une profondeur inouie, decouvre des rapports ignores des autres hommes, etudie le monde sans le voir, devine les secrets des coeurs sans se confondre dans la tourbe sociale, penetre le ciel et l'enfer, invente dans sa cellule tout ce qui doit changer le globe: c'est Roger Bacon devinant la machine a vapeur et la circulation du sang; c'est Abeilard et Occam preludant au scepticisme de Voltaire; il n'y a que les esprits sans portee qui se moquent des cenobites. Le cenobitisme est le nourricier du genie; la cellule en est le berceau. Croyez-vous que ces jesuites qui emouvaient le monde et petrissaient les ames royales eussent acquis dans le tumulte d'une societe bruyante leur genie si fecond et si dangereux? Non. Meme le talent de l'intrigue peut emaner de la cellule: la, dans la solitude, en face du ciel, loin du mouvement des pensees tumultueuses, qui nous enlevent a nous, germent et grandissent tous les bons et mauvais genies. "Le pere Anselme, Venitien de naissance, etait un remarquable exemple de sagacite et de finesse mondaines, chez un pretre enferme dans le cloitre. "J'avais beaucoup de confiance en lui et je crois qu'il m'aimait. Les pretres siciliens forment, vous ne l'ignorez pas, une classe a part. L'heresie ne leur fait pas peur, combien de fois ai-je entendu le pere Anselme me dire: "Vous autres Anglais, vous etes une grande nation, et Dieu ne voudra pas damner des heretiques tels que vous." "Je lui appris tout ce qui m'agitait, je ne lui cachai pas la moindre particularite des evenemens de ma vie, pas un des details que je viens de vous donner. Il m'ecouta paisiblement, et me repondit: "--Retournez chez vous, ce soir vous reviendrez au couvent apres vepres. Peut-etre alors serai-je en etat de vous donner quelques conseils. "J'allai m'enfermer dans ma chambre. Mes camarades s'etaient absentes, et sous la conduite d'un cicerone ils visitaient les ruines dont cette partie de la Sicile est semee. Je fus heureux de pouvoir rester seul et triste dans mon appartement. J'attendis avec impatience le moment de notre entrevue. Le jour baissait; a la porte du couvent un religieux appartenant aux ordres mendians causait avec Anselme; quand ils me virent, leurs regards semblerent se fixer sur moi avec une expression de pitie. En Sicile, comme dans tout le reste de l'Italie, la police secrete se trouve entre les mains des pretres. Je ne sais si le pere Anselme avait consulte ce moine sur ce qui m'interessait si vivement; mais quand il eut fait ses adieux, il me prit par la main et me dit: "--Venez. "Sa figure etait plus grave qu'a l'ordinaire. Nous entrames dans l'eglise; elle etait deserte. Qu'elles sont belles, monsieur, nos eglises siciliennes, ou le genie de la mosquee d'orient s'allie au genie du catholicisme occidental! Vous aimez sans doute ces mosaiques incrustees, ces saints de couleurs tranchantes, ce melange d'eclat et de tenebres, ces nombreux monumens, un ciel ethere apparaissant a travers les dentelures et les trefles des hautes voutes; l'or et la pourpre resplendissant dans les chapelles, et les versets du Coran qui se lisent encore au bas des corniches noircies par la fumee des cierges chretiens? Malgre cette pompe, il y avait autour de moi, dans cette solitude du temple, une tranquillite pour ainsi dire palpable qui m'enlaca, me saisit, pesa sur moi comme un manteau de plomb, et dit a la fievre de mes passions: _Fais silence_. "Le pere Anselme me conduisit vers le fond de l'eglise, s'arreta derriere le maitre-autel, et la il me dit: "--Mon fils, quoique nous soyons de communion differente, agenouillez-vous ici. Je suis pretre et vieux, vous recevrez mes conseils d'homme et de pasteur, vous plierez le genou, non devant moi, mais devant Dieu qui nous frappe et nous sauve. Nous prierons ensemble. "J'etais trouble, je fis ce qu'il me disait. Apres quelques prieres communes, il reprit: "--Votre soupcon est fonde. "Un long soupir s'echappa de mon sein, et je ne pus rien repondre. "--Partez pour l'Angleterre, ecrivez a votre femme sans lui temoigner aucun soupcon; passez par Bath ou demeure la femme dont on a achete le silence; payee pour se taire, elle parlera si vous lui offrez un meilleur prix. Que rien ne trahisse votre intention avant que vos soupcons soient eclaircis; quand vous connaitrez toute la verite, vous vous conduisez comme un homme d'honneur doit le faire, et vous abandonnerez la coupable a ses remords, ou vous rendrez votre confiance a l'epouse fidele. "En ce moment quelques personnes entraient dans l'eglise; nous etions places de maniere a ce que je pusse les voir sans etre apercu d'eux. "--C'est lui! m'ecriai-je. "En effet le jeune Anglais, dont le nom etait sir Ormond Mondeville, venait d'entrer dans l'eglise, accompagne d'un de ses amis. Il n'etait pas etonnant que, nouvellement arrive a Messine, il s'empressat de visiter l'interieur de cette nef remarquable, l'une des curiosites les plus pittoresques de la contree. Le pere Anselme vit mon mouvement et me retint. "--Je suis plus calme que vous, me dit-il, je vais lui parler; vous devez vous taire. Le moine salua sir Ormond et lui fit remarquer une belle et vieille statue de bronze placee a droite du maitre-autel. J'essayai de lier conversation avec l'un des officiers qui se trouvaient la; je ne sais ce que je lui dis, mais, incapable de lier deux paroles et deux idees, je suis persuade qu'il me regarda comme un fou ou comme un idiot. "Anselme s'exprimait avec facilite, avec elegance; sa courtoisie envers sir Ormond me surprenait. Malgre l'etat d'irritation febrile ou je me trouvais, j'etais frappe de la singularite de sa conduite. Il me semblait qu'il s'agissait pour lui d'une experience a faire. Sa froideur se communiqua, penetra jusqu'a moi: je le suivis en silence et beaucoup plus calme, plus recueilli, plus attentif. "J'avais donne a ce moine des renseignemens exacts qu'il m'avait demandes, sur ma femme, sur son caractere, sur ses traits, le son de sa voix, la couleur de ses cheveux, la forme de son visage et l'expression de sa physionomie. Il causait vivement avec sir Ormond et arretait son attention sur les portraits des saints peres, qui peuplaient le temple, profitant de la liberte italienne pour commenter ces tableaux, demander au jeune homme son opinion sur leur beaute relative, et deduire des consequences morales de leur exterieur melancolique ou severe. Lorsque sir Ormond parlait, le long regard noir d'Anselme descendait dans l'ame de son interlocuteur; mais mon compatriote restait indifferent et calme, et toute cette investigation metaphysique, chef-d'oeuvre de penetration intuitive et d'inquisition intellectuelle, n'aboutit qu'a nous montrer un coeur froid, des sens blases, un faux gout pour les arts, et un coeur incapable de veritable passion dans aucun genre. En vain Anselme eveillait tout ce que le fond d'une ame humaine peut renfermer d'associations et de souvenirs tendres et delicats, rien ne vibrait a l'unisson chez notre dandy. Il developpait par saillies un epicurisme facile et sans choix, mele d'une vanite de fat: puis, sans savoir qu'il avait place dans les mains de l'etranger une clef qui decouvrait le triste tresor de ses secretes pensees, il remercia Anselme de sa complaisance et s'en alla. "--Vous voyez cet homme, me dit le moine; la femme qui aura cede a ses instances ne merite pas un regret, car il n'a pas un remords. L'intrigue dont il vous a fait involontairement confidence n'est qu'une folie de jeune homme; si malheureusement votre femme est coupable vous devez l'oublier a jamais. "--Elle mourra! lui dis-je. "Il me regarda severement. "--Une erreur de ce genre ne merite pas votre colere et vous degage de toute affection. L'epreuve a laquelle j'ai soumis ce jeune homme est certaine; il n'a pas aime, il n'aime pas, il n'est pas aime. Un amour profond, meme quand on ne le partage pas, laisse son empreinte chez la personne aimee. Croyez-moi, mon fils, ces gens ont peche sans vous offenser. Dans le cas ou le crime que vous soupconnez serait reel, benissez le ciel; il vous delivre d'une compagne qui vous aurait deshonore tot ou tard. "Ces paroles d'Anselme me semblaient oraculaires; je ne cherchais pas a les comprendre ou a les discuter. Il me fallait un guide, ma main le suivait sans reflexion. "Mais essayer de bannir l'image de Marie etait inutile; je ne pouvais deraciner ainsi mon premier et mon seul amour. Tout rappelait a mon esprit sa beaute, sa simplicite, sa piete, surtout cette delicatesse du sens moral qui s'accordait si peu avec la grossiere erreur et l'entrainement sans excuse que l'on attribuait a la maitresse de sir Ormond. Cependant la premiere rage etait passee. A ma fureur succeda une douleur plus calme, et, si je puis me servir de cette expression, plus exquise. Oh! l'angoisse de ces journees! Oh! la douleur de perdre une telle consolation, un tel soutien, un tel amour, tout l'espoir de ma vie! "Deux jours apres je m'embarquai pour l'Angleterre, et aussitot apres mon arrivee a Falmouth, je partis pour Bath. C'etait la qu'etaient restees les traces du crime, et que m'attendaient les seuls renseignemens que je pusse esperer. Me voila en face de l'auberge que sir Ormond avait designee; j'entre, tout mon corps fremit de crainte. Une femme de moyen age et assez jolie se presente a moi, c'est la maitresse de la maison. On me sert du the. Sous pretexte que j'ai quitte depuis long-temps l'Angleterre et que je desire m'instruire de quelques particularites relatives a l'etat de mon pays, je prie la servante de demander a sa maitresse si elle peut venir prendre le the avec moi. "J'etais arrive a mon but, et j'allais causer avec celle qui connaissait le secret fatal. Elle monta dans ma chambre, et les discours que je tins furent si incoherens qu'elle s'en etonna. J'etais trop preoccupe du seul sujet qui m'interessat, pour que mes autres paroles ne fussent pas obscures et confuses. Je passais d'un sujet a l'autre, et j'essayais vainement de donner a ma conversation l'ordre et la suite necessaires pour inspirer de la confiance a l'hotesse. Quand je vis que ses regards surpris se fixaient sur moi: "--Pardon, lui dis-je, madame, vous vous apercevez de mon inquietude; j'ai des sujets de chagrin profonds, des soupcons cruels a eclaircir; je suis jaloux d'une femme que j'adore, et l'anxiete ou je suis doit se peindre dans tous mes discours. "Je vis que son coeur de femme s'interessait a mon chagrin et que sa curiosite etait excitee. "--Helas! repris-je, le lieu meme ou je suis ne fait qu'accroitre mon emotion. S'il faut en croire au scandale qui est venu jusqu'a moi dans un pays etranger, c'est a Bath meme que s'est formee l'intrigue qui me desespere." "A mesure que je parlais j'examinais a la derobee les traits de l'aubergiste dont l'emotion et le trouble s'accroissaient pendant mon recit. "--Je ne connais pas assez la ville de Bath, continuai-je d'un ton assez indifferent, pour trouver sur un sujet qui m'occupe si cruellement des informations exactes. Je sais seulement que l'homme auquel on pretend que je dois mon deshonneur est sir Ormond Mondeville. "L'hotesse palit; je n'eus pas l'air de m'en apercevoir. "--Je servais a l'etranger: ma femme et sa mere vinrent passer quelque temps a Bath. Voici, madame, comment on m'a fait le cruel recit de ma honte et de mon malheur: sir Ormond les attendait dans une auberge de Bath ou des environs... "L'hotesse, qui tenait une tasse de the a la main, trembla et en repandit le contenu sur la table.--La jeune femme quelle qu'elle soit, sous pretexte d'une indisposition grave, demanda une chambre separee. Au milieu de la nuit, l'hotesse entendant du bruit dans la chambre de cette derniere y entra; sir Ormond Mondeville s'y trouvait: cent livres sterling furent offertes par sir Ormond a cette femme, qui lui promit le silence. "Je crus que l'hotesse allait se trouver mal. "Les renseignemens que m'avait donnes le pere Anselme etaient si precis, j'affectais une si complete ignorance du role important que l'hotesse avait joue dans l'aventure, enfin j'etais si bien instruit qu'elle fut obligee de convenir que tout etait vrai et que son auberge avait ete le theatre de l'aventure. Je ne voulus pas pousser plus loin mon enquete, et le lendemain je partis pour Londres sans vouloir lui dire mon nom. Il me restait une derniere et faible esperance, la possibilite de quelque meprise qui aurait disculpe Marie, et m'aurait rendu le bonheur. Qu'on imagine avec quelles palpitations de coeur je retrouvai le foyer domestique! "Marie, en me voyant, se jeta dans mes bras avec une effusion de sensibilite qui me toucha d'abord; puis songeant a sa perfidie, je crus sentir les etreintes d'un serpent, et je fus pres de la repousser: je me contraignis. Avec quelle admiration maternelle elle me parla de la beaute de nos enfans, de leurs graces enfantines et de ses esperances! Comme je souffrais, monsieur, de tout ce qui, sans cette fatale circonstance, m'eut penetre de bonheur! Chaque battement de mes veines etait une douleur; chacune de ses paroles me frappait comme une blessure. Elle pleurait, tout agitee encore de la joie de mon retour, et comme je l'observais d'un air sombre, je crus decouvrir dans son regard je ne sais quelle lueur etrange; cet indice excepte, tout en elle respirait la tendresse et la candeur. Pour moi, je n'y voyais que ruse et deception. Elle m'amena ses enfans avec une allegresse et un triomphe de mere: il etait impossible de conserver l'ombre d'un soupcon en la regardant; mais elle se detourna, je l'epiai, et je la vis essuyer furtivement des larmes qui coulaient de ses yeux. C'etait pour moi la preuve d'un remords qui se trahissait involontairement, le temoignage d'une angoisse secrete infligee par le repentir a cette ame qui n'etait point encore entierement corrompue. "Je ne sais si ma femme s'apercut de la contrainte et du tourment que j'eprouvais, il y eut entre nous un moment d'embarras et de silence, puis je pris tout a coup ma resolution. "--Emmenez les enfans dans la chambre de leur nourrice. "On les emmena, je restai en silence: Marie les vit partir sans leur adresser un mot, sans leur faire une caresse; sa stupeur acheva de me convaincre. Quand la porte fut fermee je la regardai, elle etait pale; elle arretait sur moi un oeil hagard, et restait muette devant moi. "--Madame, veuillez repondre a quelques questions. "Elle se tut. "--Quand avez-vous fait connaissance avec sir Ormond Mondeville? "Point de reponse. "--Est-ce dans votre voyage de Londres a Bath? "Meme silence. "--Repondez-moi, malheureuse femme; je voudrais pour tout au monde vous arracher au coup de l'infamie qui vous fletrit. Repondez! "A ces mots je me levai; elle se leva aussi, etendit ses bras vers moi, puis laissa echapper un eclat de rire convulsif, mouvement si terrible, si hideux a voir, et accompagne d'un cri si aigu que vous auriez fremi, que je tremble encore d'horreur en me le rappelant. Puis elle me contempla un instant d'un air solennel, et tomba par terre. Je commandai au domestique de la porter dans sa chambre. Un reste de tendresse me parlait pour elle; je pris soin d'elle, et aussitot qu'elle eut repris l'usage de ses sens, je sortis pour me rendre chez son pere. C'est un plus des venerables vieillards de la pairie anglaise; homme froid, d'une probite a toute epreuve, et d'une rare hauteur de raison. J'etais si douloureusement emu que, lorsque je le vis, les larmes jaillirent de mes yeux. "Sa froideur m'etonna. Elle contrastait avec mon emotion et semblait me la reprocher. D'un air de reserve et de hauteur ceremoniale, il me demanda ce que je venais faire en Angleterre, depuis combien du temps j'y etais, et si je comptais y rester long-temps. Je me persuadai qu'il savait d'avance les torts de sa fille, et que sa froideur avec moi n'etait qu'un moyen d'eloigner les reproches que j'avais a lui faire. Dans tous les temps, il est vrai, je l'avais vu froid, pose, et ses ennemis taxaient de morgue et d'insolence aristocratique la reserve de ses manieres. Mais bouleverse comme je l'etais, il me semblait que cette froideur etait une insulte a mon emotion. Je m'armai de courage, mes larmes se tarirent, et je lui fis a mon tour, d'un ton calme et concentre, le recit de mon aventure a Messine et de ma visite a Bath. Je ne lui cachai aucune particularite, ni la lecture de ce fatal article de journal, ni les conseils du pere Anselme, ni ma conversation avec l'hotesse. "Il m'ecouta en silence. Sa fille avait paru consternee, lui n'etait qu'attentif. Il fit plusieurs tours dans sa galerie d'un air meditatif, passant souvent sa main sur son front, mais sans trahir aucune emotion par ses gestes ou ses paroles. "--Cela n'est pas impossible, me dit-il ensuite en croisant les bras et s'arretant devant moi. "C'etait un caractere profond, parfaitement maitre de lui-meme dans toutes les circonstances, qui exprimait toujours une pensee par une parole et cachait la plus grande partie de ses pensees. Il continua cependant: "--Ce que vous me dites est etrange; nous verrons. "Une larme roulait dans ses yeux, il se hata de l'essuyer. La douleur de cet homme venerable, cette double souffrance de l'orgueil et de l'amour paternel, cette larme arrachee a un vieillard toujours calme et maitre de lui, m'ebranlerent jusqu'au fond de l'ame. Je me levai brusquement. Tout semblait confirmer nos soupcons. "--Je partirai bientot, lui dis-je; d'ici a mon depart, j'habiterai la maison de ma mere, ou je vais faire conduire mes enfans. "--Vous n'avez pas perdu de temps, monsieur, et vous allez bien vite: au surplus, je passerai chez vous dans la journee. "Nous nous quittames froidement. J'etais determine a faire avec la plus grande promptitude les demarches necessaires pour hater le divorce, et je ne doutai pas un moment de la justesse de nos soupcons. Si les preuves legales du crime manquaient, toutes les preuves morales concouraient a le prouver: la consternation de Marie, le long silence de son pere, le trouble et l'aveu de l'aubergiste, ces fatales initiales employees par le journaliste, ce voyage de Bath qui se trouvait a la fois dans le recit du jeune homme, dans la lettre de ma femme et dans l'article du journal. Ma tete brulait, mon corps chancelait quand j'arrivai chez ma mere. Les caresses de mes enfans, que j'envoyai chercher, ne me toucherent pas. Ma mere, a qui l'on avait appris l'etat ou se trouvait ma femme et mon depart precipite, etait sortie. Je sus plus tard qu'elle s'etait rendue chez moi; mais dans le premier moment, son absence me surprit. Craint-elle, me dis-je, de retrouver un fils malheureux, et a-t-elle a se reprocher de n'avoir pas prevenu ma douleur par des conseils assez severes et une surveillance assez attentive? Helas! j'etais injuste, et j'oubliais que le premier mouvement d'une mere est de s'elancer chez un fils souffrant. "Je m'etendis sur un sofa, et j'attendis avec angoisses. A l'instant ou je me levais pour aller a sa recherche, ma mere entra, et quelques minutes apres on annonca lord Barndale, pere de Marie. Ma mere n'avait eu que le temps de prononcer ces paroles: "--Je viens de chez vous: votre femme est partie dans une voiture de louage, sans dire ou elle allait. "Lord Barndale venait aussi de ma maison; il y avait sur sa figure une expression de resolution et de douleur. --"J'ai pense, monsieur, me dit-il, a tout ce que vous m'avez appris; ne jouons pas notre bonheur et notre repos. Il peut y avoir erreur dans tout cela. Nous allons monter dans la meme chaise de poste, et nous irons a l'instant trouver cette femme qui n'imposera pas a notre credulite. Nous la paierons, mais pour nous faire des revelations completes. Venez, monsieur. "Ses mains se serraient convulsivement. Je pris mon chapeau. Nous partimes, et pendant toute la route nous ne prononcames pas un mot. Nous arrivames le soir meme de bonne heure a l'auberge. Quel fut mon etonnement ou plutot mon indignation quand je vis Marie dans le parloir! Elle etait donc venue s'assurer de la discretion de l'hotesse, et sa presence seule dans ce lieu etait une preuve de sa faute. "--Vous ici, madame, lui dis-je! comment y etes-vous venue? pourquoi?... Qui vous a donc appris que je fusse venu ici avant vous?... N'esperez pas... "Elle m'interrompit en tirant vivement le cordon de la sonnette; l'hotesse se presenta. Marie voulut parler, je lui imposai silence, et je dit a la maitresse de l'hotel: "--Lady Osprey n'a-t-elle point passe une nuit dans votre auberge, dans le meme lit que sir Ormond Mondeville? "L'hotesse pale hesita un moment. "--Vous me l'avez dit, repris-je; n'en etes-vous pas convenue? "--Oui, monsieur. "--Quel nom? Repondez. Quel est le nom de cette femme? "--Vous venez de le prononcer. "--Lady Osprey? "--Oui. "--Je vais parler a madame, disait d'une voix entrecoupee Marie, qui, depuis son enfance sujette a des palpitations violentes, avait appuye sa main sur son coeur et avait peine a prononcer ce peu de mots. Elle se leva en tremblant, et regardant l'hotesse, elle lui dit: "--Suis-je lady Osprey? "L'hotesse se tut quelques momens, parut incertaine, et dit enfin: "--Non, madame. "--Ces ruses ne me tromperont pas, Marie; c'est une adresse inutile. Combien avez-vous donne a cette femme? Sir Ormond Mondeville lui a donne cent guinees. "Marie me regarda. Au nom de sir Ormond, l'hotesse tressaillit, et je me tournai vers lord Barndale. "--Croyez-vous, lui demandai-je, que l'on puisse trop payer cette femme pour savoir d'elle la verite? "--Non certes, dit le pere. "Son energie etait vaincue. "--Marie, disait-il, vous que j'ai elevee, vous que j'aimais! est-il possible? repondez, vous etre livree a cet homme! "--Vous n'etes pas convaincu? dit Marie; eh bien! voici ce que j'exige: allons a Bath. Faites ce que je desire; il faut que cette femme vienne avec nous. Et vous, mon pere, prenez-moi sous votre protection. "Elle avait l'air de souffrir beaucoup en parlant. "--Faisons ce qu'elle demande, dit lord Barndale, nous deciderons apres. "L'aubergiste se refusait d'abord a nous accompagner mais Marie lui dit d'un ton imperatif et avec une energie qui m'etonna: "--Il le faut! "Le changement subit qui venait de s'operer chez Marie me blessa. Etait-ce donc cette femme si delicate et si faible qui prenait tout a coup une attitude arrogante, et un ton auquel la convenance semblait manquer? Nous partimes. "Lord Barndale etait avec sa fille dans une chaise de poste; je me trouvais avec l'aubergiste dans une autre. Trois fois il fallut s'arreter pour secourir Marie, dont les evanouissemens nous affligeaient; l'hotesse paraissait tres-emue et a peu pres incapable de repondre a mes questions. "Lorsque nous descendions de voiture, Marie semblait affecter de ne faire aucune attention a moi. Je ne sais quelle resolution violente paraissait l'animer. Arrivee a Bath, elle fit dire au postillon de se diriger vers un hotel de la rue Pultney qu'elle indiqua tres-exactement. Quand nos voitures s'arreterent, Marie descendit la premiere, frappa, dit au domestique de prier sa maitresse de descendre un moment, et nous fit signe de la suivre. Nous etions tous debout dans le parloir de cette maison inconnue quand la dame du logis se presenta devant nous; a peine avait-elle mis le pied dans la chambre que l'hotesse, s'avancant d'un pas et la regardant fixement, s'ecria: "--Voici lady Osprey! "La dame palit, recula vers la porte et eut l'air de reconnaitre l'aubergiste. "--Vous vous trompez, lui dit-elle, je suis lady Heathstone. "--Non, non, s'ecria l'hotesse avec beaucoup d'emotion et de violence, c'est vous qui m'avez dit votre nom, vous-meme, cette nuit ou vous etes venue dans mon auberge avec lord Mondeville, et ou je vous ai surprise! Cette jeune dame, ajouta-t-elle en montrant Marie qui se trouvait mal pendant cette explication, logeait aussi chez moi, et elle vous a vue; elle vous a meme saluee le matin lorsque vous partites avec sir Mondeville. "--Il y a ici quelque erreur, reprit lady Heathstone; que voulez-vous dire? "Je m'avancai vers lady Heathstone, en priant lord Barndale d'avoir soin de sa fille. "--Sir Ormond, que j'ai eu le plaisir de voir a Messine, dis-je a cette dame, avait raison de faire l'eloge de votre politique et de votre adresse, cependant elles echouent aujourd'hui. Rendez son nom et son honneur a lady Osprey, madame. "Elle se jeta sur le sofa, et couvrant son visage de ses mains, elle s'ecria: "--Quoi! vous l'avez vu a Messine? "--Quittons cette femme, dit d'une voix sombre lord Barndale, qui ne pouvait parvenir a rendre a sa fille l'usage de ses sens. "Nous la replacames dans la chaise de poste, mourante, presque inanimee, incapable de ressentir la joie que devait lui causer son innocence, si hautement reconnue. Helas! monsieur, que puis-je vous dire de plus, pendant deux mois elle languit; elle me pardonna et mourut d'un anevrisme au coeur, determine par tant de secousses et d'emotions. "Le pere indigne declara qu'il ne me reverrait jamais. J'eus le malheur de perdre mes deux enfans. Je n'avais plus rien a faire au monde, monsieur, je revins en Sicile, ou j'esperais trouver encore lord Mondeville, a qui je voulais demander vengeance de tous les maux que sa fatuite avait fait tomber sur moi, et de l'indigne supposition de nom qui avait fletri l'honneur de ma femme: il etait parti pour les Indes avec une commission du gouvernement. Le pere Anselme me facilita l'entree de ce cloitre, ou je trouve un asile. Helas! tous les lieux me sont indifferens! Une seule pensee de haine me reste, au milieu de tant de pensees douloureuses! J'ai de l'aversion pour ces institutions sociales qui me condamnent au malheur. Ah! le mariage, monsieur, le mariage! posseder une femme, l'aimer, la croire a soi et trembler toujours; et ne jamais savoir si un autre ne recoit pas en pur don ce que la loi nous accorde et ce que le coeur peut nous refuser; n'etre jamais certain que les desirs et les voeux d'une epouse sont pour vous, sont a vous; conserver pour un autre et elever pour les menus plaisirs d'un ami ces creatures si freles, si delicates, que nous pouvons briser en les adorant, et que nous couvrons de nos hommages immerites, apres les avoir accablees de nos injustices." TOBIAS GUARNERIUS. Par une soiree bien brumeuse d'hiver, mon arriere-grand-pere, retenu pour quelques affaires a Breme en Saxe, se promenait dans une petite rue ecartee, derriere la cathedrale. Ce qu'il faisait la, vous le comprendrez de reste quand je vous aurai appris qu'il avait alors vingt ans, et qu'il est peu de villes en Allemagne ou les grisettes soient plus gracieuses et plus agacantes. Ceci soit dit sans alterer en rien la bonne opinion que par avance vous auriez pu prendre de son merite. Mais depuis plus de vingt minutes l'heure du rendez-vous etait sonnee a toutes les horloges, sans que celle qui l'avait donne eut songe a s'y rendre, et mon arriere-grand-pere attendait toujours. Le gouvernement representatif nous a trop bien gueris, helas! de ces merveilleuses patiences d'amour: bien admirable pour moi serait l'homme qui s'en rencontrerait encore capable aujourd'hui. Pendant les longs tours et retours de sa faction, mon arriere-grand-pere avait remarque une petite boutique placee a l'angle de la rue qu'il arpentait. Aux deux cotes de la devanture, deux planchettes peintes en rouge et taillees en forme de violons indiquaient le commerce qui s'y faisait, ou, pour parler plus juste, le commerce qui ne s'y faisait point; car, a moins que l'on ne compte pour quelque chose un mauvais basson pendu au mur, une contre-basse sans cordes, quelques archets et une quinte que le proprietaire du lieu etait occupe a raccommoder, sa boutique etait completement degarnie, et, nonobstant l'inscription placee au-dessus de la porte, ressemblait plutot a un corps de garde de milice bourgeoise qu'a un _magasin d'instrumens a cordes et a vent_. Une mauvaise chandelle, haletant sous une meche effroyablement longue, qui lui faisait jeter des lueurs sinistres, eclairait a peine l'homme qui travaillait dans cette miserable echoppe. Il ne paraissait pas d'ailleurs tenir autrement a la perfection de l'ouvrage dont il s'occupait, car, de trois minutes en trois minutes, il se levait, laissait la sa quinte, et se promenait a grands pas, avec un regard fixe et des gestes brusques et precipites, indiquant un homme qu'une pensee profonde etait venue visiter. Moitie curiosite, moitie pour echapper a une neige abondante qui etait venue compliquer son rendez-vous, mon arriere-grand-pere, qui n'avait pu encore se decider a quitter la place, entre dans la boutique du luthier, et bien que de sa vie il n'eut su une note de musique, il le prie de lui montrer des violons a acheter. "Des violons! repondit brusquement le luthier, vous voyez bien que je n'en ai pas et que je n'en vends pas, a moins que tous ne vouliez vous arranger de cette contre-basse, que j'ai ete force de prendre en paiement pour les raccommodages que j'ai faits pendant plus d'un trimestre aux instrumens de l'orchestre des _Chiens savans_, qui ont eu dans cette ville un si grand succes, et qui ont travaille devant MM. les membres du grand-conseil. La voulez-vous, ma contre-basse? je vous la laisse pour dix ecus; pour cinquante livres, tenez, sans plus marchander." Mon arriere-grand-pere eut ete un million de fois plus musicien qu'il n'etait reellement, il eut eu encore une peine infinie a se preter a l'arrangement qu'on lui proposait, lequel consistait a s'accommoder d'une contre-basse lorsqu'il etait cense avoir besoin d'un violon. S'etant permis de faire, avec une grande force de logique, cette observation a l'honnete luthier, il en recut je ne sais quelle repartie si etrange qu'il lui vint aussitot a l'esprit qu'il avait affaire a une maniere de monomane. La chose lui fut prouvee quand en sa presence ce singulier personnage recommenca a se promener et a gesticuler, et quand une vieille femme, ouvrant la porte de l'arriere-boutique, lui fit signe en haussant les epaules que la tete du pauvre homme n'y etait plus. Mon arriere-grand-pere sortit alors de chez le luthier, et le lendemain il partit de la ville, sans s'etre autrement occupe de lui. Trois ans apres, durant un nouveau sejour qu'il fit a Breme, ayant eu occasion de repasser dans la meme rue, il remarqua que la boutique du luthier etait fermee; sur les volets, qui en plus d'un endroit portaient des traces d'effraction, de grandes croix rouges avaient ete tracees. Cette circonstance ayant attire son attention, le soir, a souper, il en parla a son hote, qui etait l'un des magistrats de haute police de la ville, et lui raconta, sans dire toutefois son rendez-vous manque, l'etrange accueil qu'il avait recu dans cette meme boutique, trois ans auparavant. A son tour, le magistrat lui conta l'histoire que l'on va lire. L'homme auquel vous avez eu affaire, lui dit-il, s'appelait Tobias Guarnerius; a grande peine il faisait vivre de son travail la vieille femme que vous avez vue: c'etait sa mere, avec laquelle il vivait depuis la mort de sa femme. Comme il etait dans la ville le seul ouvrier de son etat, et qu'elle contient un nombre assez considerable d'artistes et d'amateurs, qui sans cesse lui donnaient des instrumens a reparer, il aurait pu, ce semble, vivre passablement a l'aise. Mais dix ans environ avant l'epoque dont nous parlons, une insigne calamite etait venue le visiter. Un beau matin il s'etait trouve en proie a une idee fixe, et depuis ce temps il n'avait cesse de la poursuivre, quelque sacrifice qu'elle lui eut coute. Sa femme, qui etait morte en partie du chagrin qu'elle avait eu a le voir dissiper ainsi tout le fruit de son travail, avait eu beau lui representer la folie de sa perseverance, le conjurer de ne pas la reduire a la misere, il n'en avait tenu compte. D'abord ses economies, plus tard l'argent de quelques emprunts qu'il avait faits, ensuite ses meubles, ses marchandises, une partie de sa garde-robe, etaient venus se perdre dans ce gouffre qui s'etait ouvert a cote de lui, sans que tant d'inutiles essais fussent parvenus a l'eclairer. A l'epoque ou, faute d'argent, il avait ete force de mettre un terme a ses experiences, il n'en avait pas moins conserve l'esperance de realiser sa pensee, qui tot ou tard devait, selon lui, le mener a une grande gloire, et le recompenser largement de toutes ses avances. Il est, au reste, vrai de dire que s'il fut arrive au but qu'il se proposait, il eut reellement mis la main sur une excellente speculation. Ayant en sa possession un violon de Stradivarius, dont quelques amateurs, a plusieurs reprises, lui avaient offert un haut prix, l'idee lui etait venue d'imiter le faire de cet auteur. Il avait pense qu'en reproduisant avec une rigueur mathematique les formes et les dimensions de ses instrumens, en employant un bois semblable a celui qui avait servi a les etablir, en arrivant a imiter rigoureusement le vernis et la couleur dont ils avaient ete primitivement enduits, il parviendrait a se procurer une qualite de son exactement pareil. Malgre tous les soins qu'il mettait a ses contre-facons, toujours il s'y rencontrait une legere difference avec le modele; or des nuances infiniment subtiles constituant, selon toute apparence, la superiorite qui faisait son desespoir, il pensait pouvoir logiquement expliquer l'inferiorite de ses copies par les imperfections presque insaisissables qu'il y decouvrait, en sorte que l'oeuvre etait toujours a reprendre; c'etait une maniere de cercle vicieux tournant a l'infini, dans lequel une fortune de prince se fut elle-meme engouffree. Apres bien des essais, cependant, une modification s'etait faite dans son idee primitive; il etait un jour arrive si pres d'une imitation irreprochable, et ce jour-la precisement l'instrument sorti de ses mains s'etait trouve si loin au-dessous de son stradivarius, qu'il avait fini par soupconner dans la creation de ce chef-d'oeuvre un element d'une nature superieure et non encore sollicite par lui. "--Qui sait, disait-il fort gravement a un physicien qui pretendait le faire arriver a la solution de son probleme instrumental par des applications nouvelles de la theorie du son, qui sait plutot si ce n'est pas hors du monde materiel que je dois chercher. Les mots representent des idees, n'est-il pas vrai? eh bien! quand je dis l'ame de mon violon, peut-etre, sans y songer, frappe-je a la porte que je cherche depuis si long-temps. Que vous en semble, monsieur?" Et le physicien de se mettre a rire, et le pauvre Tobias Guarnerius de s'enfoncer plus profondement dans l'abime de ses recherches. Un jour une de ses pratiques venant lui apporter un archet a reparer laissa chez lui un livre que pendant plusieurs jours elle oublia de venir reprendre. A ses heures de loisir, lesquelles etaient rares, car lorsqu'il ne travaillait pas de ses mains il travaillait de sa pauvre tete, qui ne reposait guere, Tobias Guarnerius parcourut ce livre: c'etait un de ces respectables monumens de la patience et de l'erudition germaniques, ou l'auteur vous annonce, sans y mettre d'ailleurs autrement de pretentions, qu'il traitera _de omni re scibili_ et de quelques autres sujets. En effet on y voyait, a cote d'un chapitre _sur la meilleure forme de gouvernement_, un chapitre _sur la maniere de gratter le dos de sa femme quand il la demange_; une _recette pour faire du vin de Chypre_ etait suivie d'une _dissertation sur la virginite des onze mille vierges_, et d'un _discours sur les avantages de la calvitie_; un ton de bonhomie singuliere avait preside a la redaction de cet ouvrage informe, et donnait a sa lecture un charme particulier, qui avait fini par dominer notre monomane jusqu'a detourner de lui pendant une demi-journee l'obsession de sa pensee ordinaire. Tout-a-coup, au detour d'une page, un chapitre se presente a lui avec ce titre: _De la Transfusion des ames_. A la lecture de ces mots, comme s'il eut soudain entrevu que la revelation du grand secret qu'il cherchait depuis si long-temps allait lui etre faite, il sauta d'un bond prodigieux, appela sa mere, qu'il chargea de garder la boutique, et de dire, si on venait le demander, qu'il etait sorti; puis courant s'enfermer dans sa chambre, pour ne pas etre interrompu, il commenca la lecture du chapitre qui, dans sa pensee, ne pouvait manquer d'etre le plus merveilleux que jamais plume de philosophe eut enfante. Ce n'est pas seulement dans les livres, c'est dans toutes les choses de la vie, dans ses amities, dans ses esperances dans les prospectus, dans les amours de femme surtout qu'il faut craindre des desappointemens semblables a celui qui attendait Tobias Guarnerius. Le chapitre, dont un instant avant il eut paye la lecture au prix d'une livre de sa chair, etait une miserable rapsodie, lardee de citations des Peres de l'eglise, d'Aristote, de Platon et de l'Ecriture. Apres force divagations, abstractions et conversations, l'auteur se resumait a cette decouverte toute nouvelle, que l'ame etait immortelle: sans contredit les vingt pages les plus pauvres de cet immense in-folio etaient comprises sous le titre si magnifique que je vous ai dit. Mais l'heure de Tobias Guarnerius n'en etait pas moins venue; etreignant avec une singuliere puissance les trois mots qui tout a coup lui etaient apparus, pour en faire jaillir un sens logique aux _entrevisions_ qu'il avait eues precedemment, il commenca a se representer l'ame humaine comme une substance locomobile, transportable, avec sa puissance d'animation, d'un lieu dans un autre. En Allemagne, ou il y a de la philosophie dans l'air, un artisan, tout aussi bien qu'en France un prix d'honneur de rhetorique, avait entendu parler de la metempsycose; et ce systeme, pour peu que l'on pesat dessus, pouvait bien s'elargir jusqu'a admettre la donnee du philosophe luthier. Trois heures de reflexions passant par-dessus cette illumination acheverent de lui donner dans l'esprit de Tobias une creance indelebile, et desormais il ne s'occupa plus que du procede materiel a l'aide duquel il appliquerait a son art le benefice de sa decouverte psycologique. A trois mois de la, c'etait durant la nuit, la veille de la Saint-Joseph, depuis long-temps une heure etait sonnee a toutes les horloges, et la ville de Breme tout entiere reposait dans le sommeil; l'atelier de Tobias Guarnerius etait soigneusement ferme; et de peur qu'en passant on ne put voir par les fentes des volets la lumiere qui brillait dans son arriere-boutique, il avait eu soin d'etendre devant la porte vitree qui communiquait de cette piece a son magasin un epais rideau de serge verte replie deux fois sur lui-meme. Certes, ces precautions n'etaient point inutiles, car c'etait une oeuvre etrange que celle a laquelle le luthier s'occupait. Dans le grand lit de damas rouge sur lequel, il y avait bientot quarante ans, elle l'avait mis au monde, sa vieille mere Brigitta Guarnerius, en proie aux angoisses de l'agonie, achevait de mourir d'un cancer qui la minait depuis long-temps. Penche sur sa poitrine, qui ralait d'une maniere horrible, sans qu'une larme brillat dans ses yeux, sans qu'un seul des muscles de son visage exprimat la moindre sympathie pour les atroces souffrances dont il etait temoin, Tobias paraissait plonge dans le pressentiment d'un moment solennel et fatal, dont l'attente absorbait toutes ses facultes. Sans doute, en vue de quelque produit etrange a recueillir, un appareil bizarre, que n'avait ni decrit ni prevu aucune science humaine, mettait en rapport le lit de l'agonisante et une table sur laquelle reposait un instrument inacheve. Un tube, qui paraissait forme de l'alliage de plusieurs metaux, s'evasant par le bout en forme d'entonnoir, avait ete place au-devant de la bouche de la vieille femme, et recevait le souffle de son haleine qui, a chaque expiration, s'y engouffrait avec un bruit lugubre. A l'autre extremite, ce tube s'emboitait a une cheville de bois, pareille a celle qui se place debout entre le fond et la table de tous les instrumens a chevalet; seulement celle-ci etait d'un diametre un peu superieur au diametre ordinaire, et au lieu d'etre en bois plein, elle etait creuse et devait se fermer hermetiquement, au moyen d'un petit couvercle a vis merveilleusement travaille, lorsque l'embouchure du tube viendrait a en etre retiree. Precisement au-dessus du point de jonction provisoire du bois et du metal, et comme pour empecher l'evaporation au moment ou se ferait leur separation, avait ete disposee une maniere de boite ou de guerite en bois de sapin; les planches, humides et vermoulues, exhalaient une odeur terreuse et nauseabonde, et un grand clou rouille, pendant encore apres, indiquait qu'elles avaient du anterieurement faire partie d'un objet de plus grande dimension. A une heure cinquante-deux minutes et quelques secondes, la respiration de la malade s'etant arretee, son pouls et son coeur ayant cesse de battre, tout a coup on entendit dans le tube, qui fut agite comme par un mouvement galvanique, un long soupir, suivi d'un fremissement qui courut tout le long du metal, et vint bondir au fond de l'etui qui y adherait. A ce bruit, Tobias Guarnerius se precipita; les yeux egares et la poitrine haletante, il repoussa le tube conducteur, et d'une main forcenee, malgre une force incroyable de resistance qui repondait a sa pression, malgre une sorte de crepitation douloureuse et plaintive qui s'agitait sous ses doigts, il vissa le couvercle a l'extremite de la cheville. Maintenant il faut vous le dire, quoique jamais la preuve materielle de cette monstruosite n'ait ete acquise, il parait que ce que Tobias Guarnerius venait d'enfermer dans ce bois creux, c'etait l'ame de sa mere, la premiere qui se fut trouvee pour realiser son abominable decouverte. Au moment ou avait ete rompu le lien par lequel elle etait unie a l'enveloppe mortelle qui venait de finir son temps, l'ame s'etait elancee pour retourner en haut; forcee de suivre l'etroit conduit qui la cernait a sa sortie, elle avait couru pleine de detresse jusqu'au fond de l'espace qu'elle avait devant elle: elle se fut sans doute evadee dans le peu de temps que son bourreau avait mis a fermer sur elle le couvercle; mais une effroyable industrie avait tout prevu. Les planches de sapin qui ombrageaient l'espace sur lequel s'accomplissait l'odieux mystere etaient les planches d'un cercueil fraichement enleve a la terre du cimetiere. Quand l'ame s'etait pressee pour sortir, elle avait eu horreur de cette atmosphere de mort qu'il lui fallait traverser, et elle s'etait retiree en arriere; alors Tobias etait venu et il l'avait scellee dans sa prison, et il la tenait la pour s'en servir a ses volontes. Il ne faut pas croire pourtant que ces epouvantables audaces puissent s'executer sans qu'il en coute quelque chose a leurs auteurs; car au moment ou tout avait ete accompli, Tobias etait tombe a la renverse, frappe comme d'une puissante commotion electrique, et il etait reste etendu a terre, sans connaissance, plusieurs heures encore apres que le soleil se fut leve. Au moment ou il se reveilla de ce long evanouissement, il commenca par sentir une vive fatigue dans tous ses membres, comme s'il avait fait une longue route; puis il eut grand peine a recueillir ses idees, afin de se rendre compte de ce qui lui etait arrive. A la fin cependant un souvenir lucide de toutes les choses de la nuit se dessina devant lui. La main agitee d'un tremblement qui ne le quitta plus, il s'approcha du lit, ou le corps de sa mere etait deja froid et raidi. Il abaissa la paupiere de ses yeux, en ayant soin que leur regard fixe ne rencontrat pas le sien; puis, ayant couvert le visage, il eut peur; car il lui sembla que l'angle facial qui se dessinait sous le drap blanc avait un air de reproche et le menacait. Depuis deux semaines environ, les restes mortels de Brigitta avaient ete deposes dans la tombe, et meme il s'etait passe d'etranges choses lors de son enterrement; car a chaque fois que, dans les prieres, le pretre avait eu a parler de l'ame de la defunte, les cierges qui brulaient autour du corps s'etaient eteints d'eux-memes; et bien des choses s'etaient dites touchant cette circonstance et plusieurs autres que l'on racontait. Temoin de ce phenomene, et tourmente, dans son ame, par le remords, bien que la joie d'avoir realise la pensee de toute sa vie fut encore la plus forte, Tobias n'avait pas encore ose faire l'essai de l'instrument qu'il avait acheve, et pourtant une merveilleuse harmonie y etait cachee; car lorsque l'air seulement venait a passer dessus, des soupirs d'une incroyable douceur s'en exhalaient. Le bruit a la fin commenca a se repandre que Tobias avait decouvert son grand secret; et chaque jour tout ce qu'il y avait de musiciens dans la ville venait savoir, les uns pour se rire du reveur, les autres avec une curiosite plus serieuse, a quand l'audition du violon-miracle, et Tobias reculait toujours, sous pretexte que son oeuvre n'etait point finie. Il advint pourtant que l'heritier presomptif d'une petite principaute de l'Allemagne passa par la ville. La Providence, qui apparemment avait eu ses raisons pour cet arrangement, le destinant a regner un jour, lui avait donne toutes les qualites requises pour etre un excellent violon solo. Sa reputation de virtuose s'etait repandue dans toute l'Europe, a peu pres comme la renommee militaire du grand Frederic, et il ne s'arretait guere en un pays qu'on n'organisat pour lui un concert, ou souvent il ne dedaignait pas de se faire entendre. Le gouverneur de Breme, ayant toute raison de vouloir etre agreable a l'illustre executant, se hata de preparer une soiree musicale, et il ne laissa pas ignorer a Tobias Guarnerius qu'il lui serait agreable d'y voir faire l'essai de son invention. Au moment ou ce desir lui fut intime, Tobias commencait a entrer en composition avec sa conscience. L'impression de terreur qu'il avait subie a la suite de son larcin, comme le souvenir de toutes les autres emotions humaines, s'effacait peu a peu sous les jours qui passaient. D'etranges raisonnemens etaient ensuite venus a son secours. "On ne sait jamais, se disait-il, avec cette jurisprudence celeste, qui vous absout _in extremis_ pour un bon sentiment, qui vous punit pour une pensee mauvaise, ni qui sera condamne ni qui sera sauve. Ma mere Brigitta eut a nos yeux une vie honnete: en est-il de meme pour le jugement d'en haut; et qui peut assurer qu'en la retenant ici-bas je ne lui sauve pas plusieurs jours de l'eternite des douleurs? D'ailleurs je suis bon fils, ajoutait-il avec une sublime sophistiquerie digne d'un avocat de nos jours. D'autres conservent precieusement les ossemens de leurs proches; moi je conserve l'ame de ma mere; moi je ne veux pas m'en separer. N'y a-t-il pas entre le double merite de nos pietes filiales tout l'intervalle qui separe l'esprit de la matiere?" Avec ces pensees, qu'il habillait des plus belles paroles qu'il pouvait, il parvenait a emousser son remords. Quand fut venu le soir ou devait avoir lieu la grande epreuve, Tobias fut tout a coup saisi d'une autre inquietude. La preoccupation de l'artiste dominant toute autre pensee, il eut des doutes sur la sincerite des resultats que devait lui donner son experience. L'ame avait-elle, en effet, ete transfusee? Par une evaporation subtile, en supposant qu'elle eut un instant sejourne la ou il l'avait retenue, n'avait-elle point pu s'echapper pour obeir a la loi celeste d'attraction qui la rappelait? Et alors voyez un peu la belle confusion, si, en presence de toute la ville assemblee, sa creation surhumaine allait tout a coup se resumer en quelque miserable instrument, criard comme ceux que tant de fois deja il avait realises. Il n'y avait dans cette apprehension rien que de raisonnable, et plutot que de s'exposer a un si mortel desappointement, surmontant enfin la religieuse terreur qui jusque la l'avait empeche d'interroger son oeuvre, il l'eut essayee de ses mains s'il l'eut eue a sa disposition; mais, en homme qui savait son monde, il l'avait, dans la journee, envoyee a l'hotel du gouvernement, enfermee dans un riche etui, dont il avait garde la clef. Le sort en etait donc jete, et il n'y avait plus a revenir sur ses pas; dans un quart d'heure il aurait efface la gloire de Stradivarius et celle de tous les maitres de l'art, ou il serait devenu l'objet d'une inexorable derision. Apres tout, ce sont la, a vrai dire, les deux termes du marche auquel se soumet quiconque dans cette vie essaie de penser ou de vouloir de la premiere main. A l'heure ou tous les convives du grand banquet musical furent rassembles, Tobias Guarnerius fut introduit dans le salon du gouverneur, ou, pour cette fois, il avait entree. L'aspect general de sa toilette presque antediluvienne, et accusant un delabrement de vieille date, malgre tous les soins extraordinaires qu'il y avait donnes, quelque chose de gauche et d'endimanche repandu dans toute l'habitude de son corps faisait de lui un personnage assez burlesque. Toutefois, au moment ou on le vit assis dans un coin, le visage empreint d'une paleur mortelle, l'oeil fixe et plongeant avec une indicible anxiete sur le virtuose qui, pour la premiere fois, allait donner une voix a sa creation, il ne parut plus grotesque a personne, et chacun eut peur et fut emu avec lui. Il faudrait avoir des paroles expres, pour faire comprendre l'etrange impression dont fut agitee l'assistance quand l'archet venant a mettre la corde en vibration, l'ame prisonniere commenca a etre tourmentee d'une affreuse souffrance et a se lamenter miserablement; plusieurs ont assure que, des les premieres notes, il leur avait semble qu'ils etaient souleves de terre et qu'ils demeuraient suspendus dans l'espace au milieu d'une angoisse indefinissable, pour d'autres, la perception du son fut si vive et si penetrante qu'ils crurent en subir le contact immediat sur leurs nerfs, dont un moment ils eurent le sentiment distinct et absolu, comme si la chair se fut retiree et les eut laisses a nu. Mais ce qu'aucune parole humaine ne saurait peindre, c'est l'ineffable sympathie de toutes ces ames reconnaissant, quoique sans pouvoir se rendre compte du prestige, la voix d'une ame qui appelait a elle, et a ses accens douloureux se plongeant avec elle jusqu'aux larmes, dans un abime de tristesse inconsolable. Ni la douleur de la mere pleurant sur son premier ne, ni celle de l'amante au premier soir de son delaissement, ni celle de l'artiste s'eteignant avant son oeuvre achevee, ne peuvent donner une idee de la plainte amere de cette fille du ciel traitreusement retenue au-dela de son temps, et demandant a se replonger dans le repos de l'infini. Personne, pas meme l'homme qui conduisait l'archet sur la corde, n'aurait pu se rappeler une seule note de l'air que le violon de Tobias Guarnerius avait joue; personne n'aurait pu dire si ce qu'il avait entendu etait un chant melodieux ou quelque merveilleuse histoire racontee par un poete sublime, et ou aurait ete resume avec un art admirable le tableau de toutes les souffrances, de toutes les anxietes, de toutes les tristesses de la vie, depuis le vague de la melancolie qui regrette et desire sans but, jusqu'aux plus positifs et aux plus cruels mecomptes; mais personne aussi n'aurait pu dire qu'en aucun temps et en aucun lieu de la terre, une harmonie aussi profondement emouvante fut parvenue a son oreille. Aussitot que le chant eut cesse, et quand chaque auditeur fut revenu de l'espece d'extase et de contemplation interieure dans laquelle il avait ete plonge, les regards se tournerent vers Tobias Guarnerius. A ce moment, l'artiste en lui dominait tellement l'homme, qu'il n'avait point entendu ce cri de douleur qui avait retenti dans le coeur de tous les assistans, et qui aurait du si profondement l'emouvoir; car pour lui ce n'etait point seulement une plainte, mais un atroce reproche; il n'avait percu que des sons d'une merveilleuse harmonie, superieurs a tout ce que les maitres de son art avaient jamais realises; et en voyant enfin le probleme de toute sa vie resolu, il s'etait laisse tomber a genoux, les mains jointes et etendues vers le ciel, et des larmes coulaient sur son visage, rayonnant d'une expression de joie indicible. Ce ne fut qu'au bout de quelques minutes qu'il apercut le prince allemand le secouant vivement par le bras pour le reveiller de son _a parte_ de bonheur, et lui demandant s'il voulait lui donner son violon pour 1,000 ecus. "Mon violon! pour 1,000 ecus? repondit-il en regardant le prince avec un rire qui n'annoncait pas un homme dans son bon sens, c'est-a-dire que vous mettez un prix a ce qui n'etait pas et a ce qui existe; vous achetez la creation, monsieur, a ce que je vois! Combien payeriez-vous le soleil, s'il vous plait, a supposer qu'un beau matin on le mit dans le commerce?" Que signifiaient ces orgueilleuses paroles du pauvre luthier? Sa piete filiale s'indignait-elle du marche qu'on lui proposait, ou son amour-propre d'auteur se revoltait-il de la mesquine estimation faite de son oeuvre? L'acquereur interpreta l'apostrophe dans ce sens, et il donna aussitot la somme; mais Tobias repondit de nouveau que son violon n'etait pas a vendre, que sa gloire etait desormais immortelle (comme celle de tous les poetes de nos jours apparemment) et que cela lui suffisait. Malheureusement pour lui, il avait a faire a un vouloir de prince qui ne s'etonnait pas facilement des obstacles. Tirant de sa poche un portefeuille qui pouvait bien contenir 12,000 livres en billets de banque, lesquels furent etales sur une table, plus une bourse pleine d'or, pour le moins aussi bien garnie que celle des seducteurs de comedie: "Pour ceci votre violon!" s'ecria le royal dilettante. A la vue de ces richesses, l'orgueil du pauvre Tobias, qui, de sa vie peut-etre, n'avait possede bien ronde une somme de 1,000 livres, sa piete filiale, ses pretentions marchandes, tout ce qui le retenait, en un mot, lacha pied brusquement: de l'oeil il compta les billets epars sur la table, fit une rapide et amiable estimation du contenu de la bourse; puis, avec l'air d'un homme qui voudrait qu'on le crut en proie a une insupportable contrainte. "Puisque vous le voulez, dit-il, j'accepte le marche, je vous donne meme (sublime magnificence) l'etui et sa clef pardessus le marche. Seulement prenez bien garde que je ne reponds pas de ma marchandise; si vous n'en avez pas soin, et que quelque chose se derange, je ne me charge point des reparations." Le prince avait une envie si profondement eveillee qu'il ne lui parut pas meme possible que jamais la chance d'une avarie put se presenter. Faisant aussitot mettre son acquisition dans la boite qui lui avait ete si genereusement superoctroyee, il ordonna a son valet de chambre de la porter en son logis; presqu'aussitot il faussa compagnie au gouverneur et a son monde pour aller se mettre en jouissance, et pendant la nuit entiere qui suivit, il n'y eut pas a cinquante toises a la ronde un voisin qui put fermer l'oeil, tant fut bruyante et prolongee la prise de possession. Quant a Tobias, pendant une partie de la nuit il ne cessa de se redire a lui-meme ce qu'il avait deja proclame dans le salon du gouverneur, a savoir que sa gloire etait immortelle. Pendant une autre portion du temps, il se roula avec delices dans cette pensee qu'il etait riche. 15,000 et quelques cents livres, tout bien compte; c'etait sa fortune, il pensa que cela faisait beaucoup. Pour mieux s'en assurer, il promena son esprit a travers toutes les fractions dans lesquelles ce chiffre etait divisible; il compta une a une ses pieces d'or, et comme il avait eteint sa lampe et qu'il ne pouvait plus les voir, il se plaisait a les rouler dans ses doigts, a en sentir le coin, et ensuite il les ramassait dans sa bourse, afin de les peser et de les tenir toutes ensemble dans sa main; cela le mena jusque vers les trois heures du matin: a ce moment il s'endormit. Le lendemain, il se reveilla de bonne heure, et en se reveillant il fut comme un homme qui la veille ayant ete pris du sommeil au milieu des pensees joyeuses du vin et de l'ivresse, se retrouve le matin la tete pesante, l'esprit lourd et fatigue et le coeur mal content. Une idee commenca a l'obseder; non-seulement il avait derobe, non-seulement il avait retenu prisonniere, mais encore il avait vendu l'ame de sa mere. A toutes les heures ou cela lui plairait, un homme qui avait paye pour cela pourrait la reveiller, la forcer de chanter; cet homme pourrait la revendre a un autre; lorsqu'il voyagerait il remmenerait avec lui, et, comme dit le premier psaume des vepres, il pourrait en faire _l'escabelle de ses pieds_. Tandis qu'il se debattait dans cette pensee poignante, quelqu'un entra dans sa boutique: c'etait l'un des domestiques du gouverneur qu'il connaissait bien, car autrefois cet homme, dans sa jeunesse, avait ete le fiance de la vieille Brigitta, et il l'aurait epouse s'il ne fut parti pour la guerre. Quand bien des annees apres il etait revenu et l'avait trouvee mariee, il n'en avait pas moins continue a l'aimer d'amitie, et le mari de Brigitta lui-meme, qui avait bonne confiance en sa femme, l'avait engage a venir les voir quand il le voudrait; en sorte qu'il avait fait sauter plus d'une fois Tobias sur ses genoux. La veille au soir, de l'antichambre il avait entendu le violon dans lequel soupirait l'ame de Brigitta, et il avait aussitot reconnu sa voix, car les souvenirs d'amour, si vieux que soient les os d'un homme, ne se perdent pas dans sa memoire, et c'etait ainsi que Brigitte s'etait lamentee a un jour de sa vie qu'il n'avait jamais oublie, celui de leurs adieux. D'avoir ainsi cru entendre l'ame de sa maitresse l'avait jete durant la nuit dans des perplexites incroyables, et des le matin il venait demander a Tobias Guarnerius de lui expliquer comment cela avait pu se faire. Aux premiers mots que lui en dit le vieillard, Tobias se troubla, balbutia quelques paroles embarrassees: a la fin pourtant il se remit et il essaya de tourner la chose en plaisanterie; mais l'amant de Brigitte ne fut pas sa dupe, et il s'eloigna en hochant la tete, en disant entre ses dents qu'il y avait la-dessous quelque mechant mystere. Si Tobias souffrait deja cruellement de sa faute, au moment ou il la croyait entre le ciel et lui, ce fut bien autre chose quand il entrevit la pensee d'autrui sur la trace de son crime, et quand il put redouter que ce larcin ne devint une affaire de justice humaine. Pendant quelques heures encore il lutta contre ses craintes et ses remords, mais a la fin, domine par eux, il prit avec lui le prix qu'il avait recu la veille, et courut chez l'acquereur, pour le prier de revenir sur le marche, son intention etant, des que le violon serait rentre dans ses mains, de rompre la charme, et de rendre l'ame a sa liberte. Mais les hommes, qui ont toute commodite pour se jeter dans les voies du mal, n'ont pas de meme la route facile quand ils veulent revenir sur leurs pas. Le prince etait parti avant le jour, et au moment ou Tobias frappait a sa porte, il etait deja bien loin. Decide qu'il etait a ne pas porter plus long-temps volontairement le poids de sa faute, Tobias n'hesita pas, il courut fermer sa boutique, alla hors de la ville attendre la voiture publique, et se jeta dedans pour se rendre a la residence du prince. Mais, quand il fut arrive, deux jours se passerent avant qu'il put approcher de son altesse; et, au moment ou l'abord lui fut permis, quelqu'un lui apprit que le violon avait deja change de main. Le prince n'avait pu en jouer plus de huit jours sans que tout le systeme nerveux ne devint, chez lui, en proie a une insupportable irritation. Son medecin, consulte, avait declare que le son penetrant de l'instrument dont il avait fait nouvellement l'acquisition etait la cause de cet accident, et dans la journee, comme on fait d'un cheval vicieux, le prince avait vendu le violon a un artiste italien qui allait faire son tour d'Europe, et qui comptait donner des concerts a Paris. Aussitot Tobias se remit en route; en arrivant dans la capitale de la France, sans se mettre en peine des merveilles de civilisation qu'elle renferme, et qu'a une autre epoque il eut explorees avec un si vif empressement, il n'eut qu'une preoccupation, celle de savoir l'adresse del signor Ballondini. Il l'apprit sans beaucoup de peine, car, grace a son violon, el signor Ballondini s'etait fait, des son premier concert, une reputation colossale, et toutes les feuilles publiques ne parlaient que de son talent et de la merveilleuse qualite de son qu'il tirait de son instrument. Tobias eut bien un instant la volonte de se mettre en colere contre le virtuose italien, qui prenait pour lui toute la gloire, quand le luthier en avait une si bonne part a revendiquer; mais il pensa que son amour-propre devait boire ce calice, en expiation de sa faute, et il s'imposa l'obligation de ne point se plaindre de ce qu'on lui derobait, trop heureux s'il pouvait rentrer en possession de sa fatale creation. Aussitot qu'il sut ou demeurait le signor Ballondini, afin de le joindre plus vite, il monta dans un fiacre, en sorte qu'il arriva a son logement un quart d'heure apres son depart pour l'Italie, ou le signor Ballondini allait encore donner des concerts. Tobias Guarnerius le suivit. On ne finirait pas si on voulait raconter tous les lieux et toutes les mains par lesquelles passa le fatal violon. Jamais les nerfs les plus robustes ne purent le garder au-dela de quinze jours; et cependant, aussitot qu'un acquereur songeait a s'en defaire, un autre se trouvait pour lui succeder, sans que l'instrument perdit de son prix. Pendant plus de deux ans, le malheureux Tobias le poursuivit en Italie, en Angleterre, aux Indes orientales ou il passa, en Espagne, et enfin en Allemagne, ou il revint, en traversant de nouveau la France. Apres des fatigues inouies, Tobias Guarnerius arriva a Leipzig, ou il avait appris qu'un riche libraire en etait detenteur. Cette fois il ne venait pas trop tard, et l'instrument etait bien entre les mains de l'homme qu'on lui avait indique. Mais, depuis le temps qu'il voyageait, quelque rigoureuse economie qu'il eut mise dans ses depenses, il n'en avait pas moins epuise sa bourse, et au moment de traiter d'un objet dont le cours s'etait constamment maintenu entre douze et quinze mille livres, il lui restait a peine quelques louis par devers lui. Il tint alors conseil avec lui-meme, et, toutes choses considerees, ayant cru reconnaitre que de tous les larcins que pouvait commettre un homme, celui d'une ame etait, sans contredit, le plus odieux; etant en outre prouve pour lui que la seule maniere qui fut en son pouvoir de reparer son crime, c'etait d'en commettre, dans un ordre inferieur, un second; avec l'argent qui lui restait, il tenta la fidelite d'un domestique, et obtint de lui d'etre introduit, durant la nuit, dans la maison du libraire, afin de lui derober le violon. Mais la malediction avait frappe tellement a plein sur le miserable, que meme une mauvaise pensee ne lui reussissait pas. Le domestique qui avait recu son argent se trouva etre un honnete fripon, qui, ayant calcule le benefice qu'il y avait a recevoir le prix d'une mechante action et a ne pas la commettre, le denonca a son maitre. Pris en flagrant delit, au moment ou il venait de commettre son vol, Tobias fut jete en prison, et se vit menace de voir couronner toutes ses tribulations par un arret infamant. L'effroi de cet avenir acheva de completer chez lui un mal que d'abord la violence de ses desirs long-temps trompes et econduits, et durant ces dernieres annees les agitations inquietes de sa vie, avaient lentement developpe. Atteint d'un anevrisme au coeur, il fut transporte a l'hopital. La, minute a minute il se sentait mourir, et la medecine, qui le traitait cavalierement parce que, de toute facon, elle n'attendait rien de lui, ne lui avait pas laisse ignore qu'elle ne pouvait rien pour sa guerison. Ceci pouvait bien lui donner l'esperance d'echapper aux atteintes de la justice humaine, mais le menait droit aux mains de la justice divine, avec laquelle il sentait bien qu'il aurait un long compte a regler, et cependant il n'osait demander des consolations et des esperances au sacrement de la penitence, effraye qu'il etait de la monstruosite de l'aveu qu'il aurait a faire a son tribunal. Un jour, c'etait par une belle matinee d'automne, un rayon de soleil etait venu se reposer sur son lit, dont il ne sortait plus, et donnait a tout ce qui l'entourait un air de fete; un vent frais balancait la verdure des arbres sous sa fenetre, et les oiseaux chantaient joyeusement dans le feuillage; il y avait dans l'air tant de repos et de bonheur que vous eussiez jure que par un si beau jour on ne pouvait mourir. L'aspect de cette nature en joie avait eleve son esprit vers le Createur, et son coeur s'etait tourne avec amour vers l'esperance de l'infinie misericorde. Dans cet instant il se sentit quelque courage pour confier son secret a un pretre, afin d'obtenir l'absolution; et, sur sa demande, l'aumonier de l'hopital vint pour recevoir sa confession. Elle fut longue cette confession, parce qu'il lui semblait que son aveu, etendu en beaucoup de paroles, lui couterait moins a faire; et quand a la fin sa confidence fut achevee l'emotion qu'elle lui avait donnee l'avait fort affaibli, et le pretre qui l'ecoutait aurait bien fait de se hater; mais, en sa qualite de ministre de la parole de Dieu, il etait dans l'usage de ne jamais donner une absolution sans la faire preceder a tout le moins d'un fragment etendu de l'un des sept discours qu'il avait ecrits autrefois et preches sur les sept peches capitaux. Dans le cas particulier, aucun point ne s'appliquant d'une maniere directe a la situation de son penitent, il fut oblige de faire une combinaison de plusieurs passages empruntes a des sermons differens, ce qui compliqua et allongea outre mesure son operation oratoire, et laissa au malade, que ses forces abandonnaient a vue d'oeil, le temps d'entrer en pleine agonie. Depuis quelques minutes il paraissait avoir perdu le sentiment de tout ce qui l'entourait, et le bon pretre etait sur le point d'achever sa peroraison quand le son criard et lointain d'un violon qui jouait une tyrolienne retentit a leurs oreilles. Ce bruit, comme on peut le penser, n'emut pas autrement le predicateur, qui continua de finir son discours; mais le malade en parut penetre jusque dans la moelle des os. Il se releva droit sur son seant; ses cheveux se herisserent; une contraction nerveuse parcourut sa face; il preta l'oreille avec une horrible angoisse, saisit le bras du confesseur, et, le serrant violemment: "Entendez-vous, dit-il d'une voix lamentable, entendez-vous l'ame de ma mere qui se plaint de moi?" A cette parole il fut saisi d'une convulsion qui dura quelques minutes; puis, sans avoir recu l'absolution, il expira; et franchement le pauvre Tobias avait eu tort de s'emouvoir ainsi, car ce qu'il avait entendu, c'etait le violon d'un infirmier qui, a ses momens perdus, une fois ses plaies pansees et ses morts ensevelis, pratiquait les beaux-arts, auxquels les gens de son etat sont en general fort enclins. Au moment meme ou Tobias Guarnerius cessa de vivre, le libraire chez lequel etait alors depose son violon entendit dans l'interieur de l'etui une forte vibration, comme celle d'une corde qu'on aurait pincee vivement: l'ayant ouvert pour voir ce que cela pouvait etre, il sentit un petit vent qui lui passa devant la face: toutes les cordes s'etaient brisees d'un meme coup; le chevalet, ainsi que la cheville que les luthiers appellent l'_ame_, etaient tombes, et on l'entendait rouler dans l'interieur de l'instrument, qui d'ailleurs n'avait aucun autre dommage. Un luthier fut charge de reparer ce desordre. En sortant de ses mains, le violon avait tout-a-fait perdu sa qualite de son. Ce qu'on n'y retrouvait plus surtout, c'etait cette puissance d'excitation nerveuse qu'on y remarquait autrefois. Tel qu'il etait cependant, il restait encore un des remarquables ouvrages connus dans le commerce de lutherie europeenne. Quelques mois apres, le bruit de la mort de Tobias Guarnerius s'etant repandu dans sa ville natale, le vieux domestique du gouverneur, qui jusque la avait garde le silence, parla de ses soupcons; et comme la disparition subite de Tobias avait deja fort excite l'attention publique, il n'eut pas grand'peine a leur donner creance. Le peuple s'ameuta devant la boutique, qui etait fermee depuis pres de trois annees, en brisa la cloture, et penetra dans l'interieur. Plusieurs objets suspects, entre autres les pieces de l'appareil transfusoire dont j'ai parle, quelques livres ecrits en caracteres etrangers, y furent trouves, et contribuerent a mettre en mauvaise renommee la memoire du luthier, qui heureusement ne laissait apres lui aucun parent. Pendant plus de deux mois le clerge ne fut occupe qu'a dire des messes que les ames devotes commandaient pour le repos de celle de Brigitta Guarnerius. Le lendemain du jour ou la visite domiciliaire avait eu lieu, les croix rouges que vous avez vues sur les volets s'y trouverent marquees sans qu'on put savoir qui les y avait faites. Depuis ce temps, le proprietaire de la boutique, qui avait deja essaye inutilement de la louer a bas prix, avant la mort de Tobias, a du renoncer a l'espoir d'en tirer parti d'aucune facon. Il se propose, a ce qu'on assure, de la faire demolir incessamment, et les gens du quartier s'en rejouissent fort; car on dit que souvent, durant la nuit, on y entend de mauvais bruits. Je crois cependant que ce sont des contes de vieilles femmes, auxquels les esprits senses ne doivent point ajouter foi; car on ne saurait trop se defier de ces sottes superstitions auxquelles le peuple se livre si facilement. On remarquera que ceci etait la morale du conte que le magistrat avait raconte a mon arriere-grand-pere. LA FOSSE DE L'AVARE. (Lieu de la scene: un village pres Badajoz, le cimetiere.--Sept heures du soir.) GARCIAS, FOSSOYEUR, JOSE, SON VALET. JOSE. Maitre, creuserons-nous long-temps encore? Voici dix pieds de terre que nous remuons depuis deux jours! Saint Jacques de Galice m'ait en aide! Ouf! je suis las! GARCIAS. Un peu de courage, garcon; tu seras paye de ta peine: va toujours, Jose, va toujours. Il faut gagner son argent, mon fils! Nous avons encore cinq bons pieds de terre a jeter dehors. Corps du Christ! Garcias, fossoyeur depuis trente-et-un ans, ne va pas manquer a sa parole, ni attraper une vieille pratique. Mon marche est bon, et j'y tiens. Il faut remplir ses engagemens en honnete chretien. JOSE. Bah! c'est bien assez profond comme cela! Pourquoi descendrions-nous si bas ce pauvre cadavre? Que craignez-vous, maitre? Il a voulu quinze pieds de fosse: va-t-il donc revenir, la toise en main, pour mesurer si vous lui avez donne son compte? Allez, vous ne courez pas risque d'etre cite devant le corregidor. GARCIAS. C'est pourtant vrai, Jose, qu'il a voulu, le vieil avare, etre enterre aussi loin des hommes que possible. JOSE. Craint-il qu'on ne lui vole son vieux corps? GARCIAS. Ou espere-t-il, quand viendra le jour du jugement, que l'ange de la resurrection n'aura pas la pioche assez longue et le bras assez fort pour l'atteindre? JOSE. C'est peut-etre son idee... peut-etre qu'il a raison. GARCIAS. Pauvre niais! tu crois que l'ange de la resurrection est fossoyeur. JOSE. Je penserai a cela... ou je le demanderai au cure. GARCIAS. Creuse, creuse, Jose; tu n'es bon qu'a ton metier. Creuse, tu ne trouveras pas le bon sens que tu as perdu. JOSE. Du bon sens, maitre! mais dites donc, en avait-il plus que moi celui dont nous preparons le domicile? A propos, maitre, pendant que nous sommes en train de jaser, si vous me contiez l'histoire de cet homme-ci? pourquoi il a voulu quinze pieds de fosse? quelle raison il vous a donnee? Cela me taquine. Cette histoire doit etre drole; notre homme etait assurement un imbecile. GARCIAS. Oui, Jose. JOSE. J'aime les contes d'imbeciles; ils m'amusent plus que tous les autres. Et celui-la en etait un, comme vous dites. Avare, avare! que c'est bete d'etre avare! n'est-ce pas, maitre? Avoir de l'argent et ne pas manger; etre riche et se faire patir! c'est plus niais que moi. GARCIAS. Tu as trop d'esprit aujourd'hui, Jose. Mais, tiens, nous sommes las; apporte le bissac; soupons ensemble. Laisse un moment ta pioche et viens t'asseoir pres de moi; la. Je vais te dire l'histoire d'un homme comme le bon Dieu n'en a jamais cree qu'un seul. JOSE. Diable! GARCIAS. Mets-toi sur le bord de la fosse, les jambes pendantes, bien a ton aise, et ecoute. JOSE. Oui, maitre. GARCIAS, d'un ton de predicateur. Aucune des creatures que Dieu a faites a son image ne ressemblait a don Ferrero. JOSE. Maitre, permettez que je vous arrete ici. Le diable a-t-il donc ete fait a l'image de Dieu? GARCIAS. Oui... non...--Tu es un sot, Jose. JOSE. En attendant, vous ne me repondez pas. GARCIAS. Je ne te dirai pas l'histoire d'Andrea Ferrero, dont le cercueil est la, tout a cote de nous. JOSE. Si fait, si fait; je vais me taire. J'ecoute de toutes mes oreilles. C'est demain dimanche; je leur conterai cela, le soir a la veillee, et je commencerai par leur dire: Ecoutez, mes camarades, la grande, la nouvelle histoire de _la Fosse de l'avare_. C'est un beau commencement. GARCIAS. Ecoute donc et profite. JOSE. J'ecoute, maitre. GARCIAS, toujours d'un ton solennel. C'est une grande lecon, mon enfant, que celle que renferme le cercueil dont nous allons confier le depot a la terre. Le maigre squelette qui bientot va reposer dans le trou profond que nous venons de lui preparer n'avait pas d'autre Dieu sur terre, pas d'autre espoir, pas d'autre avenir que l'argent. Il en vivait, il s'en rassasiait sans pouvoir jamais s'en assouvir. Je l'ai vu, au milieu du marche de notre ville, jeter un regard avide sur tout l'argent qui circulait autour de lui; quelque chose de demoniaque emanait de ce regard. Je m'etonnais qu'il put s'abstenir de voler et d'assassiner, mais Andrea Ferrero etait timide. La cupidite jointe au courage fait le brigand; jointe a la lachete, elle fait l'avare. JOSE. Maitre fossoyeur, vous parlez comme le vicaire; vous dites presque aussi bien que le cure. GARCIAS. Les morts instruisent. Tu as du remarquer cet oeil d'un gris verdatre qui faisait peur aux marchands et aux marchandes, quand ils s'approchaient de Ferrero, et ces mains crochues qui s'allongeaient comme des griffes; alors meme que leur etreinte ne saisissait que l'air et le vide, vous eussiez dit qu'elles se contractaient encore pour enserrer leur metal cheri. Etait-il oblige de changer une piece, il semblait vous devorer de l'oeil, vous et votre argent; vous reculiez effraye. Pas un sentiment de bienveillance, pas un eclair de generosite dans cette ame. Il ne parlait jamais aux enfans, dedaignait les femmes, et ne s'est jamais marie. Il ne s'interessait a personne qu'a lui-meme et au monceau de doublons, bien trebuchans, qu'il avait entasses. Il restait enferme en lui, occupe a contempler l'image interieure de sa fortune, et a ronger son propre coeur, tourmente par la crainte du vol et le chagrin de ne pas accroitre plus rapidement ses gains. Dans ce coeur en proie a une souffrance de tous les momens, le ver rongeur de l'avarice continuait jour et nuit ses morsures. Il y a quinze jours, ou a peu pres, Ferrera vint chez moi. Il commenca par se plaindre de la cupidite des hommes, de la difficulte de gagner sa vie, et du malheur des temps: ainsi font tous les avares. Je ne savais a quoi il en voulait venir. Puis il me dit: "Garcias, tu es honnete homme, autant qu'on peut l'etre aujourd'hui; dis-moi donc un peu, la main sur la conscience, combien me prendras-tu pour me creuser une fosse de quinze pieds de profondeur? --Nous en parlerons, mon bon monsieur, lui repondis-je, quand vous en aurez besoin. --Non, non, reprit-il; je veux arranger cela moi-meme avant de mourir; autrement mes pauvres heritiers seraient dupes. On leur demanderait une somme d'argent enorme; c'est ce que je veux empecher. C'est par pitie pour eux. --Mais, mon cher monsieur, si nous faisons votre fosse aujourd'hui, et que vous viviez long-temps, il ne se passera pas d'hiver qui ne detruise votre ouvrage, songez-y bien. Il faudra recommencer le meme travail, ce qui vous coutera bien davantage. --Tout le monde veut tromper. Non-seulement ce maudit fossoyeur pretend m'attraper, mais le temps se met de la partie, et me demande mon argent. Je ne le donnerai pas a toi, vieux squelette! ajouta-t-il en se mettant en colere, et ta main decharnee ne recevra pas mes ecus. Fossoyeur, voici comment nous allons arranger cette affaire; je te paierai d'avance le prix convenu, et tu t'engageras par un acte legal a creuser, quand j'en aurai besoin, ma tombe, selon mes intentions. Voyons, sois raisonnable, que me demandes-tu? Il te faut, pour cette oeuvre, deux hommes, pas davantage. Deux journees suffisent, et le travail n'est pas cher aujourd'hui: on trouve plutot des hommes que de l'ouvrage. Parle, j'ai besoin d'etre tranquille la-dessus. Je trouvai sa proposition si bizarre que j'eus de la peine a m'empecher de rire. "Tres-volontiers, lui dis-je, mon maitre; j'ai besoin d'argent comptant; et personne, je vous assure, ne fera votre affaire a aussi bon marche que moi. Je ne vous demanderai en tout qu'un quart de maravedis par pied cube. Seulement nous doublerons la somme a mesure que la pioche descendra en terre. --Doubler a mesure que la pioche descendra en terre? Il reflechit un moment et reprit: --Tres-volontiers; mais je ne veux pas donner a boire ni a manger aux travailleurs. Pas un sou de nourriture, entends-tu, Garcias? tiendras-tu ton marche? J'y tope, moi. --Eh bien! j'accepte, repondis-je. Si tu avais vu, Jose, avec quelle joie l'avare fit tomber sa main dessechee dans la mienne, et comme il me forca de quitter nos occupations pour aller chez l'escribano[13]. Le contrat fut fait double et signe de nous deux, ainsi que de l'homme de loi. Ferrero tira sa bourse, et attendit que le notaire eut fini son calcul et stipule le montant total de la somme convenue. L'escribano n'en finissait pas. [Note 13: notaire.] "Diable! s'ecria Ferrero, vous etes bien long, notaire, mon ami; que de chiffres pour une si petite somme! C'est trois ou quatre dollars; rien de plus facile a compter. --Mais, interrompit le notaire, c'est quelque chose de plus; voyez plutot. Cela fait juste 200 dollars." Ferrero saisit d'une main tremblante le compte qui lui etait offert, et le parcourut d'un air d'epouvante. L'agonie etait sur son visage; vous l'eussiez pris pour le symbole de la mort. Son menton desseche retomba sur sa poitrine; il essaya de parler, mais en vain. Ses dents claquerent, ses genoux fremissans s'entre-choquerent; il pleura, pria, maugrea, et refusa de payer. J'ai encore entre les mains le traite que nous avons conclu, et que je ferai solder assurement. Quant a lui, il s'enferma dans sa maison, cessa de manger, et se laissa deperir. Le desespoir d'avoir accede a ma proposition le devorait. Ces 200 dollars le tuaient; cette fosse qui n'etait pas encore faite, et qu'il fallait payer si cher, absorbait sa vie. JOSE, riant. Ah! ah! maitre, la voila cette fosse! nous remettons-nous a l'oeuvre! Allons, terminons. Finissons-en avec ce vieux ladre! GARCIAS. Tout a l'heure; mon histoire n'est pas finie. Bref, il passa trois ou quatre jours a soupirer, a languir, a deplorer sa faute, et expira. JOSE. Maitre, vous l'avez assassine, le pauvre homme. Je connais la loi, moi, je sais ce qui vous pend a l'oreille; vous serez pendu, et c'est moi qui aurai l'honneur de vous enterrer; car je serai maitre fossoyeur. GARCIAS. Silence! Il y avait plus de vingt ans que Ferrero avait commande au menuisier de la grande rue des Carmes un beau cercueil pour son usage. C'etait une vaste boite bien plus profonde que ne sont les cercueils ordinaires. Il avait place ce cercueil au pied de son lit. Un double cadenas le protegeait et le fermait; il ne cessait de contempler cette lourde boite. Quelquefois, pendant l'hiver, lorsque le vent soufflait a travers les fissures de ses fenetres disjointes, lorsque la vieille porte criait, que la bise hurlait dans la cheminee antique, que le sifflet aigu de l'ouragan epouvantait les vieilles femmes, il s'enveloppait d'un grand drap blanc, s'asseyait aupres de l'atre sans feu, et regardait fixement le cercueil, sur lequel il finissait par aller s'asseoir. La, il restait en contemplation pendant des journees. Les vieilles femmes disaient que c'etait un homme pieux, et elles se trompaient. On croyait qu'assis sur ce cercueil il finirait par se repentir de ses peches, et qu'il laisserait aux pauvres tant de richesses dont il n'avait fait aucun usage. Hier sur le midi deux hommes prirent le cercueil dans lequel etait le cadavre, et se mirent en devoir de l'emporter. Ils le remuerent avec peine, et a force de le secouer dans tous les sens le fond se detacha. Devine, Jose, ce qui se trouvait dans le double fond du cercueil. De l'or, des dollars sans nombre, des ecus de toutes les especes, de quoi faire la dot de la fille d'un vice-roi d'Amerique. Il avait tout emporte avec lui. JOSE. Ah! ah! ah! s'il revenait maintenant, qu'il serait attrape. GARCIAS. Il voulait que ses dollars couchassent avec lui dans l'eternite. C'etait son paradis. Il avait une pauvre vieille tante et une niece fort jolie, ma foi, qui ne se trouve pas mal de l'aventure, et qui est devenue riche tout a coup. Honnete Jose, je t'ai dit que c'etait une lecon, profite-s-en. Tu vois bien ce cadavre-la, dans cette boite a cote de nous: il a vecu plus riche qu'un banquier de Madrid et plus pauvre qu'un negre d'Afrique. Car il s'est prive de tout et n'a joui de rien. Quel homme! gourmand et depensier aux depens des autres, avare de tout ce qui etait a lui! Le plus miserable de tous les cadavres que j'ai ensevelis; lache, et qui aurait merite le gibet s'il n'avait pas ete si lache. JOSE. Maitre, dites donc, ne parlez pas si haut; si cette mauvaise ame allait revenir? GARCIAS. Est-ce que tu aurais peur aussi, toi? JOSE. Non, maitre: ce que je meprise le plus c'est un poltron. GARCIAS. Eh bien! descends vite dans cette fosse, tu m'aideras. JOSE. Maitre, la fosse est deja bien profonde, et si elle allait s'ecrouler sur nous et nous ensevelir? GARCIAS. Mais tu n'es pas poltron? JOSE. Non, maitre, je descends. UNE VOIX sortant du cercueil. Ah! j'etouffe; ouvrez-moi! Mon or... GARCIAS. Jose! as-tu entendu? JOSE, se sauvant. Maitre, sauvez-vous, c'est l'ame. (_Les deux fossoyeurs tombent dans la fosse en se culbutant._) FERRERO, brisant le cercueil et se soulevant avec peine. Ou etais-je? Ah! mon Dieu! et d'ou viens-je? ils m'ont enterre. Voici le cercueil. Ah! mon Dieu! ce n'est plus mon beau cercueil de bois de chene que j'avais paye quinze ecus au menuisier Toledo. Et mes beaux dollars qui remplissaient le fond! Ah! mon Dieu, je suis perdu! mon cercueil, mes dollars, le double fond ou ils etaient, je suis vole, vole! (_Il fuit vers le village enveloppe de son linceul._) LES TROIS SOEURS. Je ne sais s'il me sera possible de faire passer dans le recit suivant l'interet que m'ont inspire trois jeunes filles que j'ai vues mourir dans le Rutlandshire, en Angleterre. On veut aujourd'hui des emotions terribles, variees, et la simple narration des derniers momens de trois infortunees condamnees a succomber jeunes a un mal hereditaire offre peu d'incidens et de contrastes. Nous pretendons aussi maintenant nous rapprocher du _vrai_ en litterature; et quand le vrai se presente sans parure, nous lui demandons encore le trivial, le bizarre et le niais pour relever sa faiblesse et assaisonner sa fadeur. Je n'offrirai donc ces souvenirs que comme une realite triste que j'ai vue et qui m'a touche: qu'on prenne ce recit, non pour _mien_, mais pour _vrai_, comme dit Montaigne. Leur pere, reste veuf de bonne heure, etait un de ces gentilshommes de campagne (_country gentlemen_) qui reunissent dans leurs manoirs demi champetres, demi seigneuriaux, a peu pres tout ce qui peut contribuer au bonheur reel de l'homme, et faire passer doucement la vie: consideration publique, bien-etre, richesse, le moyen et la frequente occasion de faire le bien. C'est une existence dont ne peuvent donner l'idee, ni les villes d'Italie, ni nos anciens chateaux, ni l'opulente elegance de nos habitations de campagne. Plus domestique, plus agreste, elle reunit l'ordre, l'aisance, un luxe qui n'est pas de la magnificence, une certaine elegance chaste, qui ne semble destinee qu'a augmenter le bien-etre du possesseur, et n'est cependant privee ni d'agrement ni meme de poesie. Des plantations vastes et bien dirigees, une chasse abondante, de bonnes meutes, d'excellens chevaux; enfin, s'il faut tout dire, cette position a la fois aristocratique et rurale, que le philosophe speculatif peut blamer, mais qui donne a chaque petit seigneur une importance ideale en meme temps qu'une influence reelle; tout cela compose une douce vie qui contraste singulierement avec l'existence agitee des riches du continent; une vie dont on peut jouir avec delices, pour peu que l'on ait de ressources en soi-meme et que la solitude n'effraie pas. Malheureusement ce dont l'homme est le moins capable de jouir, c'est ce qu'il possede. Le seigneur chatelain dont je parle ne se doutait pas qu'il y eut dans tout cela une seule source de bonheur; c'etait un des humains les plus rapproches de l'espece animale qu'il soit possible de rencontrer. On regrettera sans doute que je n'introduise pas a sa place un pere sentimental, qui eut attendri mes pages, et augmente l'effet pathetique de ce qui va suivre; mais la vie, mais la realite, mais le monde comme il est, ne se pretent pas a des combinaisons aussi savantes. Le pere des trois jeunes filles, ainsi que la plupart de ses confreres, etait un intrepide chasseur; grace a un long exercice, presque toujours ivre encore du vin de la veille, il revenait cependant sain et sauf a six heures du soir de ses excursions perilleuses. Le lendemain matin a cinq heures il recommencait, et sa vie se passait ainsi. Ses filles etaient pour lui comme si elles n'eussent pas existe; une de ses soeurs en prenait soin, ou plutot, depuis qu'elles avaient perdu leur mere, enlevee a vingt-trois ans par la phthisie, elles etaient absolument livrees a elles-memes et au pressentiment du sort qui les attendait. Caroline devait mourir la premiere. Elle ne ressemblait en rien a ses deux soeurs, toutes deux plus agees qu'elle; elle avait pres de dix-sept ans. Plus jolie que belle et plus gracieuse que jolie, ses grands yeux bleus etincelaient d'un feu vif, dont l'eclat attristait: c'etait la lampe prete a finir. La legerete de sa course, la promptitude de ses reparties, l'abandon de ses jeux naifs; une gaiete vive qui se melait a la precision de sa fin prochaine, contrastaient etrangement avec la douceur resignee d'Emma et l'expression ardente et passionnee de Marie. Quand les trois soeurs etaient ensemble, c'etait la plus jeune qui dominait les autres. Une nuance de son caractere se communiquait a ses deux soeurs, et ces caracteres si differens s'harmonisaient, si je peux employer ce mot, avec un charme qu'il est egalement difficile d'exprimer et d'oublier. A mesure que le mal faisait des progres chez Caroline, sa vivacite, sa gaiete, augmentaient. La destruction interieure, qui s'operait peu a peu, semblait embellir sa victime. Vers la fin de l'hiver de 1816, il etait facile de prevoir que le printemps, aussi fatal aux poitrinaires que l'automne, ne se passerait pas sans achever le sacrifice commence. Je voyais avec terreur s'accomplir ce phenomene moral et physique, et les lentes approches de la mort, semblables a celles d'une mer calme et paisible, qui, dans son flux insensible, envahit lentement sa proie reservee. Alors il semble que toute l'ame, effrayee de voir de pres le sort qui la menace, recule, se ramasse en elle-meme, et double sa force et son energie. Le visage de la pauvre enfant se colorait d'une teinte plus rosee chaque jour, comme le ciel s'anime et s'enflamme avant la nuit. A observer l'ardeur de ses yeux, l'agilite de ses mouvemens, vous eussiez dit que la sante tout a coup renaissante animait d'une seve nouvelle cette existence delicate, et que la vie, avec ses plaisirs et ses esperances, commencait a deployer pour elle des tresors dont la revelation l'enivrait. L'effet produit par ce melange et cette lutte de la vie et de la joie avec la mort inevitable me rappelait un tableau assez peu connu de je ne sais quel maitre de l'ecole hollandaise; ce peintre, plus philosophe que ses patiens rivaux, a represente un tout petit enfant, qui sourit et qui se joue avec des hochets: etendu sur un blanc linceul, il est entoure de tous les emblemes de la destruction: un crane desseche soutient sa petite tete blonde; un osselet de mort roule entre ses jolis doigts. Le meme contraste se trouvait entre cette jeune et naive innocence et le tombeau qui la reclamait. Rien n'etait plus triste ni plus touchant. Jusqu'aux derniers instans de sa vie, la gaiete de la jeune fille se soutint. Personne ne la vit mourir. Un jour, vers la fin du mois de mai, elle se leva de tres-bonne heure et descendit doucement dans le parloir ou sa harpe etait placee; ses deux soeurs n'etaient point levees. Sur les dix heures, elles trouverent Caroline, souriant encore; appuyee sur une ottomane, la tete penchee pour ne se relever jamais; ses doigts etaient glaces, et s'etendaient, comme pour ressaisir l'instrument qu'ils avaient quitte. Je l'ai dit plus haut, ce recit est bien simple; il n'a ni incidens ni peripetie, et, pour toute catastrophe, une seule, la derniere. Je voudrais pourtant rappeler et faire revivre le souvenir de ces jeunes filles, qui ont traverse le monde sans y laisser de trace, comme le chant d'un oiseau traverse la feuillee. Je voudrais redire qu'elles ont vecu, redire comment elles ont peri. Je voudrais que leur nom inconnu ne fut pas perdu tout-a-fait. Je serais heureux si les diverses nuances de leur vie si passagere et si pure interessaient quelques ames. Emma Beatoun, plus agee d'un an que Caroline, la suivit de pres; c'etait une personne superieure et dont la raison avait muri avant l'age. Il y avait quelque chose de singulierement profond dans sa pensee, de reflechi et de noble dans sa conduite; sa figure etait pale; ses cheveux etaient blonds, et ses traits d'une regularite frappante. Denuee de tout pedantisme, mais douee de talens d'un ordre peu commun, d'une facilite de comprehension et d'une justesse d'esprit dont j'ai vu peu d'exemples, elle voulait, comme sa soeur, et comme la plupart des personnes que cette cruelle maladie a marquees du sceau funebre, vivre beaucoup en peu de temps. L'etude et les arts occupaient toutes ses journees: elle vivait de cette flamme intellectuelle dont l'intensite et l'eclat augmentaient chaque jour. Ces progres, auxquels la vie allait bientot manquer, causaient plus d'effroi encore que d'admiration. Elle n'avait pas vu le monde, mais elle le devinait. Un remarquable instinct d'observation, d'ailleurs si commun aux femmes, s'etait developpe chez elle dans la solitude ou elle avait vecu; et, comme il arrive souvent aux solitaires, ses idees sur toutes choses etaient d'autant plus singulieres et plus profondes qu'elle ignorait leur nouveaute: c'etait de naifs paradoxes. Il nous arrivait assez souvent de parler d'ouvrages recemment publies, et meme du theatre, qu'elle ne connaissait que par ses lectures. "Voyez-vous, me disait-elle, il y a dans la plupart de ces livres mille choses que je ne puis souffrir; je sens que ce n'est pas _vrai_. Le faux me deplait comme mensonge; dans les actions, dans les ecrits, dans les arts, il me semble que le faux c'est le mal. Apprenez-moi pourquoi je le retrouve partout. Celui-ci affecte la simplicite; tel autre la grandeur. Votre Diderot, dont vous m'avez prie de lire une tragi-comedie, avec son amour pretendu pour la verite, est le plus faux des hommes; chacun de ses personnages a un sermon dans la bouche; il est imposteur comme un chef de secte. D'autres sont faux et serviles comme des esclaves. Depuis que Walter Scott a ecrit des romans gothiques, tout le monde l'imite, c'est insupportable. L'affectation est si deplaisante! c'est encore un mensonge. Dans tous ces efforts de litterateurs, la conscience manque; ils ecrivent, non comme ils sentent, mais selon la maniere qui doit, suivant eux, flatter le public: ce sont des courtisans et des acteurs; ils jouent un role, ils n'ont pas de personnage qui leur appartienne. Je crois quelquefois, quand je les lis, voir un homme monte sur des echasses; d'autres fois, ce sont des orgueilleux qui font les pauvres, et, dans leur simplicite pretendue, se revetent de haillons pour qu'on les remarque. N'est-ce pas un Francais qui a dit le premier que _le langage humain fut donne a l'homme pour deguiser sa pensee_? La plupart des ecrivains ont apparemment choisi cette phrase pour mot d'ordre. Je concois que vous, messieurs, qui avez ete eleves dans des colleges latins et grecs, et qui vous preparez a perorer dans les parlemens et dans les salons, vous trouviez tout cela fort beau; mais, nous autres femmes, nous ne comprenons guere ce travestissement universel que vous appelez litterature; ce que nous aimons, ce qui me plait, du moins, c'est un trait de verite, non affectee, comme il y en a tant chez Sterne, mais franche comme chez votre Moliere, de ces mots qui abondent dans Shakespeare; de ces peintures qui se reconnaissent tout de suite, et dont on dit: _C'est cela_; de ces echappes de vue qui vous eclairent tout a coup, sans que l'auteur soit devant vous, la plume a la main, un masque sur le visage, tantot comme un professeur pret a vous endoctriner, tantot comme un bouffon ou un comedien, pour vous redire ce que d'autres ont pense, et detruire par la votre plaisir." Ainsi une jeune fille qui n'avait vu que les beaux gazons de son parc et les murs de briques du manor-house avait devine la grande et seule division qui existe reellement dans les arts et dans les ouvrages de l'esprit; ainsi, dans la simplicite de ses vues profondes, elle avait depasse de bien loin La Harpe et le docteur Blair. On s'etonnera de cette bizarrerie apparente. Cependant oublier combien il y a de rapports entre la vraie critique et l'observation de la nature humaine, c'est oublier combien ce qui est vraiment simple est necessairement profond. Par leur instinctive connaissance du coeur, par leurs reflexions de tous les jours, ou plutot par leurs emotions, qui se transforment en pensees, les femmes sont constamment plus rapprochees de la verite que nous; et ces idees justes et sagaces, ces apercus d'une finesse extreme, dont la source pure ne se mele ni des prejuges de college, ni de passions d'ecole, de coterie, de secte, de parti, de corporation, de profession, meurent presque toujours avec celles qui en ont ete dotees. L'homme a mille carrieres ou il peut laisser une trace de sa vie, imprimer son passage et prouver qu'il a vecu. Pour les femmes, il n'en est pas ainsi; la reserve imposee a leur vie s'etend a leurs pensees. Rarement des circonstances speciales viennent donner de la publicite et de l'avenir a ces sentimens, a ces opinions, a ces observations; soit que leurs jours s'ecoulent au milieu des occupations, des plaisirs et des peines de la vie domestique, soit que leur tombeau s'ouvre avant la vieillesse, et que tout s'evanouisse a la fois, beaute, graces, intelligence, faculte d'aimer, de sentir et de penser. Ainsi disparut Emma Beatoun. Le seul peut-etre entre tous les hommes qui ait pu entrevoir les eclairs de genie, les tresors de naive et de modeste sagesse que cet esprit superieur renfermait, j'ose a peine inscrire ici quelques-uns de mes souvenirs a cet egard, de peur qu'une legerete trop commune n'eleve un doute sur la veracite de ces souvenirs meme. Tous les jugemens qu'elle portait emanant d'une pensee vierge et forte, et n'ayant rien d'emprunte ni de factice, etaient cependant precieux a recueillir. Je ne citerai qu'une de ses opinions, qui me parait faite pour frapper les esprits, dans un temps ou l'on s'occupe beaucoup de litterature etrangere. On sait qu'aux yeux de la plupart des critiques, le _Romeo et Juliette_ de Shakspeare a semble une brillante apotheose de l'amour, un chant elegiaque, une sorte de _Berenice_ anglaise. Dans cette supposition, ils se sont fatigues pour expliquer le style etrange, les concettis bizarres, les metaphores fantasques de Romeo; et Johnson, incapable d'expliquer l'enigme, s'est contente d'accuser l'auteur, mais ce qu'un philologue et un lexicographe ne decouvrent pas dans un poete, une jeune fille peut l'apercevoir. "Il me semble (me disait un soir Emma Beatoun) qu'il y a quelque chose d'ironique dans _Romeo_, et que Shakspeare s'est un peu moque de l'amour. Le jeune homme est un aimable garcon, plein de legerete, d'etourderie, de tendresse et d'inconstance; son amour est de fantaisie et de caprice, et son langage est fantastique comme sa passion. Il aimait Rosalinde qui repoussait son hommage. Juliette se presente et recoit ses voeux inconstans; tout entier a l'impulsion nouvelle qui le domine, Romeo ignore combien sa conduite est plaisante et insensee. C'est Mercutio, place a cote de lui, qui se charge d'exprimer les intentions de Shakspeare, et qui passe son temps a railler l'amour et l'amoureux. Aussi quand ce reve bizarre, cette fantaisie, ce songe vaporeux, se terminent par le meurtre, la douleur et le desespoir, Mercutio, dont la gaiete devient inutile ou deplacee, disparait; le poete le tue et s'en debarrasse. Vous voyez bien qu'au lieu de chanter un hymne a l'amour, comme vous le pretendez, Shakspeare le montre, selon moi, comme un caprice ne du moment, facile a detruire, fertile en douleurs, aussi perilleux dans ses suites que leger dans ses causes, comme un souffle passager qui enivre et qui empoisonne, qui exalte et qui tue." C'est, je l'avoue, la meilleure critique que j'aie jamais entendue ou lue sur ce singulier ouvrage de Shakspeare. Le mal avait pris chez Caroline une forme brillante et gaie qui semblait se moquer de sa victime. Pour Emma, les trois derniers mois de sa vie furent singulierement penibles: elle passait d'une langueur accablante a des angoisses insupportables; ce n'etait plus qu'un fantome. Sa soeur Marie la soignait, et rien ne paraissait l'attrister comme la presence de cette soeur, aussi condamnee, qui oubliait son propre destin pour adoucir les derniers momens de sa soeur. J'avais remarque chez Emma un penchant assez vif pour l'exaltation religieuse; ses souffrances et l'aspect de la mort accrurent cette disposition qui prit vers la fin de sa vie un caractere d'enthousiasme tres-prononce. Sa soeur Marie, assise aupres de son chevet, ecrivait sous sa dictee des hymnes ou chants religieux qu'elle composait quand elle se trouvait mieux. On sait que la versification anglaise offre peu d'obstacles, se charge de peu d'entraves, et que le sentiment poetique se meut librement dans le rhythme qu'il veut choisir. Ces hymnes de la mourante sont magnifiques; mais pour les reproduire dans leur energie, le talent de Lamartine serait necessaire. Un soir la vieille tante s'apercut que les doigts blancs et amaigris d'Emma ne remuaient plus et restaient croises sur sa poitrine; tout etait fini! Marie restait seule; c'etait la plus agee et la plus delicate des trois soeurs. Dans l'isolement ou elle se trouvait, et douee d'un caractere passionne, qui sait si la mort ne fut pas un asile pour elle? Du moins elle la contempla sous cet aspect. Des symptomes assez legers, mais heureux, nous donnaient une lueur d'esperance. Son pouls etait faible; mais le medecin s'applaudissait de ne pas y trouver le mouvement irregulier de la fievre. Ses joues ne se teignaient pas de cette rougeur pourpree qui apparait ordinairement et fait tache au milieu de la livide paleur des poitrinaires. Nous nous efforcions de lui communiquer nos esperances, et son pere lui-meme, que la mort de ses deux filles avait frappe d'une sorte de terreur, etait plus assidu aupres de Marie; mais si on cherchait a lui persuader qu'elle devait vivre, elle secouait la tete et gardait le silence. Elle semblait nous dire: "Il y a des secrets que les mourans savent seuls." Bientot une lassitude profonde s'empara d'elle; elle ne pouvait plus se lever des qu'elle etait assise. La mort paraissait vivre en elle. Quand nous l'avions placee sur le siege d'osier qui faisait face a la pelouse du chateau, ses membres fatigues, ses jointures sans ressort, ses nerfs detendus refusaient d'executer le moindre mouvement: il fallait la reporter dans son lit. Le pere avait repousse, une annee auparavant, les propositions d'un jeune etudiant d'Oxford, qui avait demande Marie en mariage. C'etait le fils d'un tory, et par consequent un objet de haine pour le _country gentleman_, whig sans savoir pourquoi, et d'autant plus invincible dans ses decisions, une fois prises, que son intelligence etait plus courte et plus bornee. Marie, dont l'ame ardente avait cru entrevoir le bonheur dans cette union, avait ressenti un profond chagrin en voyant son espoir detruit. On conseilla au pere, qui voyait deperir sa fille, maintenant unique, de sacrifier enfin sa vieille haine de whig a l'esperance de sauver Marie. Il se resolut, non sans peine, a ecrire au jeune homme, qui malheureusement etait parti pour l'Italie. Quatre mois s'ecoulerent, pendant lesquels la jeune fille s'eteignit lentement. Lorsqu'il arriva, il etait trop tard. Elle vivait encore, mais quelle existence! On voulut lui persuader qu'un voyage en Italie la ranimerait. "Non, disait-elle, je mourrai pres de mes deux soeurs, et je serai ensevelie pres d'elles. Nos trois tombeaux seront reunis dans le petit cimetiere du village de Blantyre. Je veux que les arbres dont j'ai respire l'odeur et ecoute le murmure soient la, pres de moi, pres de nous. Ce sont, je le sens bien, des illusions et des chimeres, les caprices d'un enfant; mais ne me les otez pas; ils me consolent." La vie fuyait lentement de son sein, comme un leger filet d'eau se perd en ete, et disparait dans le sable. La derniere scene de cette tragedie domestique fut dechirante. Le lieu de sepulture des habitans du village et de ceux du chateau est situe sur une colline asses elevee, pres de l'eglise. Marie souffrait beaucoup, elle n'ignorait pas que la vivacite de l'air qu'on respire sur les hauteurs hate les progres de la phthisie; et plusieurs fois on s'etait oppose a ce qu'elle allat visiter les tombeaux de Caroline et d'Emma. Parvenue au terme extreme de la maladie, et au moment ou le dernier souffle, pret a la quitter, vacillait, annoncant la venue de la mort par de nouvelles souffrances, elle voulut qu'on la portat aupres de ses deux soeurs, sur le siege d'osier de la pelouse. On dut lui obeir; toute esperance etait detruite, et resister a ses vives instances eut ete une cruaute inutile. Henri et son pere la suivirent. Quand elle fut arrivee au lieu qu'elle avait designe, elle dit: "Je me souviens d'avoir ete la dimanche; on me soutenait, mais je pouvais encore marcher... Maintenant... Henri cachait sa figure entre ses mains et pleurait. "Mon ami, lui dit-elle, je vais la ou sont mes soeurs, la ou nous nous reverrons tous, la ou nous nous retrouverons. Adieu... embrassez-moi une fois avant de mourir." Il se baissa; a peine eut-elle la force de l'entourer de ses bras... un long soupir s'echappa... c'etait le dernier. J'ai assiste aux funerailles de la derniere de ces infortunees; je l'ai vue descendre dans l'etroit et dernier sejour ou elle repose. La stupide et muette douleur du pere me penetra. L'ame de cet homme etait elle-meme ebranlee. Quant a moi, le souvenir des trois soeurs ne m'a plus quitte. Que sont les grandes infortunes dont on nous parle, les angoisses des ambitions trompees qui remplissent l'histoire, les malheurs bruyans, les catastrophes eclatantes qui nous emeuvent parce qu'elles nous effraient, aupres de cette vie, de cette mort, de ce long supplice, de ce mouvement continuel, sensible, vers le terme fatal, de cette longue souffrance suivie d'un long oubli! Nees avec tout ce qui donne le bonheur et le fait partager aux autres, faites pour aimer, pour etre aimees, pour sentir toutes les affections du coeur, quelles traces ont-elles laissees au monde? Trois pierres funeraires dans le Rutlandshire. Souffrances du martyr, malheurs du genie, revers du heros, ont leur consolation et leur recompense; mais ici tant d'obscurite et tant de douleur! se voir mourir, se sentir s'eteindre! Non, dans la longue liste des douleurs humaines, il n'en est pas de plus denuee de compensation et d'allegement que le sort de ces trois soeurs, cette existence qui ne fut qu'un sacrifice a la mort, une consecration de trois victimes. LES REGRETS. AVERTISSEMENT DES EDITEURS. On nous fera remarquer, nous nous y attendons bien, que la composition dramatique que l'on va lire n'est pas consequente au titre de ce livre, qui promet des _contes_ et non des proverbes; mais le moyen d'obtenir que l'imagination capricieuse a laquelle est du ce recueil gardat, l'espace d'un volume, l'unite d'une forme litteraire? Dans ses habitudes fantasques, avoir conte pendant deux cents pages devenait une raison toute concluante pour quitter la forme du recit, et se jeter brusquement dans celle du drame; bien heureux le lecteur qu'elle n'ait pas eu l'idee de _prendre sa lyre_, pour formuler, sous le titre _d'Inondations_, de _Stupefactions_, ou de _Devastations_, deux ou trois confidences de poesie reveuse. Mais une chose bien autrement difficile a excuser, c'est l'atroce calomnie dirigee contre la nature humaine, dans une suite de scenes ou l'on semble avoir voulu nier la religion des morts. Nous avons eu beau nous recrier sur la crudite de ce tableau, protester contre sa verite, la megere avec laquelle nous avions traite nous a repondu que nous etions d'honnetes coeurs, simples et naifs, qui n'avions rien observe, et qui prenions plaisir a nous leurrer d'agreables mensonges; elle nous a soutenu, par exemple, qu'un mari, venant a perdre sa femme, etait quelquefois capable, non seulement de diner, mais aussi de l'oublier le jour meme de son enterrement. Elle s'est jetee dans une metaphysique incroyable pour nous prouver que les enfans, a l'exception de quelques-uns d'entre eux, chez lesquels la sensibilite se developpait prematurement, n'avaient que l'intelligence de la douleur physique. Enfin elle a ete jusqu'a pretendre qu'ordinairement les domestiques se souciaient fort peu de la mort de leurs maitres, et qu'ils n'y voyaient guere que l'occasion d'un habit neuf, dans le cas ou on leur faisait prendre le deuil. Nous n'avons pas besoin de dire l'indignation profonde que nous a causee le developpement de ces principes subversifs. Tout le monde sait, de reste, qu'un homme tombant dans le veuvage reste toujours de huit a quinze jours sans manger; que des enfans a la mamelle ont ete vus pleurant a chaudes larmes le jour de la mort de leur mere, surtout quand la nourrice oubliait de leur donner a teter, et que, chez les anciens, des esclaves se precipitaient souvent au milieu du bucher de leurs maitres, afin de ne pas leur survivre. Obliges d'editer, dans toute son atrocite, une conception immorale, nous nous empressons de faire ici nos reserves, en priant le public de croire qu'il n'a pas tenu a nous qu'elle ne fut pas publiee. _P.S._ Nous declarons en outre ne pas nous associer aux insinuations qu'on parait avoir voulu diriger contre deux classes de femmes recommandables par les soins qu'elles rendent a l'humanite souffrante: celle des garde-malades, et celle des femmes dites _entretenues_. PERSONNAGES. Mme LAROCHE, garde-malade. SOPHIE, ouvriere en linge. ROYER, chef de division au ministere des affaires ecclesiastiques, officier de la legion-d'honneur. BOISSEL, premier expeditionnaire de son cabinet. UN APPRENTI IMPRIMEUR. ERNEST ROYER, fils de Royer, age de cinq ans et quelques mois. CHARLES, son ami, age de six ans. MARGUERITE, cuisiniere de Royer. PICARD, dit COEUR-VOLANT, croque-mort. DEUX PROCHES PARENS DE ROYER, DU COTE DE SA FEMME. DEUX AMIS ET CONNAISSANCES. UN GARCON DE RESTAURANT. Mme SAINT-LEON, rentiere. JULIE, sa femme de chambre. GUSTAVE, clerc de notaire. Mme SAGOT, marbriere. JEAN, ouvrier chez Mme Sagot. LES REGRETS. SCENE 1re. (LUNDI SOIR SEPT HEURES.--Une chambre a coucher en desordre.--Sur la cheminee plusieurs fioles ayant contenu des potions.) MADAME LAROCHE, versant dans une cuiller un restant de bouteille. Pauvre chere femme! elle n'a pas eu le temps seulement de finir son looch. (_Buvant._) Il etait fameux pourtant. Faudra que j'en fasse compliment a M. Cadet. (_S'approchant du lit ou Sophie est occupee a coudre._) Ah ben! par exemple, vas-tu pas me coudre ca a points-arriere? SOPHIE. Mais il me semble, mame Laroche, qu'il faut que ca soye solide: c'est pas pour un jour que je l'ourle. MADAME LAROCHE. Sois donc tranquille, ca tiendra toujours assez bien pour jusqu'au cimetiere; apres ca c'est l'affaire aux vers. SOPHIE. Saprestie! etes-vous philosophe! Elle vous parle de ca comme d'une demi-tasse a avaler. MADAME LAROCHE. Tu sens bien, chere petite, qu'on n'est pas venu jusqu'a mon age, ayant garde quantite de malades que beaucoup me sont passes dans les bras, sans se familiariser avec eux sur la chose de mourir. Car enfin qu'est-ce que la mort? c'est le terme, c'est demenager, c'est finir. Aujourd'hui pour demain, ca peut etre notre tour. SOPHIE. S'entend, mere Laroche, que le votre est plus pres que le mien. MADAME LAROCHE. Ah! mon Dieu, pauvre bichonne, j'ai vu encore perir plus d'une jeunesse. Tiens donc, la petite Leroy, qui allait sur ses dix ans, et qui vous a ete troussee en trois jours de temps, la semaine passee. SOPHIE. Oui, mais d'abord les enfans sont bien plus susceptibles a mourir que les jeunes personnes.--Quel age qu'elle avait, cette pauvre dame que je tiens la? MADAME LAROCHE. Vingt-neuf ans, a ce qu'elle disait. Moi je lui en aurais bien donne trente-trois ou trente-quatre. SOPHIE. C'est tout de meme mourir jeune. MADAME LAROCHE. Je crois bien, c'est la fleur de notre age; d'autant plus que si cette femme avait eu de la sante, il n'y avait rien de si heureux qu'elle.--Allonge donc tes points.--Adoree de son mari, qui a une tres-jolie place... SOPHIE. Est-ce qu'il n'est pas pour les recompenses des memorables journees? MADAME LAROCHE. Non, ca c'est a la mairerie; mais son bureau est rue de Grenelle. C'est lui qui fait payer les suminaires. SOPHIE, d'un air dedaigneux. Ah! un fanatique. MADAME LAROCHE. Eh bien! magine-toi qu'elle avait trois cachemires, deux francais et un vrai des Indes... SOPHIE. Trois chales pour lors? MADAME LAROCHE. Une paire de boucles d'oreilles en diamans, des bagues l'impossible; montee en robes, en linge; que son mari ne la contrariait jamais, qu'elle ordonnait tout dans la maison; meme que son fils qui est gentil tout plein est tres-fort et tres-grand pour son age; avec tout ca fallait qu'elle fut pomonique. SOPHIE. C'est terrible, ca! MADAME LAROCHE, d'un air capable. Mais vois-tu ben, je l'ai dit quand j'ai vu son medecin: C't'homme-la ne la rechappera pas. SOPHIE. Taisez-vous donc; vos medecins c'est tous des faiseurs d'embarras.--V'la qu'est fait, mere Laroche. MADAME LAROCHE. En te remerciant, ma fille.--Maintenant c'n'est pas le tout: faut que tu me sortes adroitement le petit paquet d'hardes, parce que moi, la portiere a toujours l'habitude de m'appeler quand je passe, de maniere que si je n'entrais pas pour jaser un peu dans sa loge, ca ferait un mauvais effet.--Tu fileras vite; alors toi t'auras le canezou. SOPHIE. Convenu.--Et vous, comme ca, vous allez rester toute la nuit aupres d'elle? MADAME LAROCHE. Pauvre chere femme, c'est le dernier service. SOPHIE. Je n'oserais jamais, moi. MADAME LAROCHE. Ah ben! par exemple, as-tu pas peur qu'elle vienne te tirer par les pieds? Comme dit l'auteur, va, les morts sont morts; laissons en paix leur cendre. SOPHIE. Bonsoir, mere Laroche. MADAME LAROCHE. Bonsoir, ma fille.--Ne t'amuse pas en route, que la mere serait inquiete. Vois-tu, le canezou qui est peut-etre un peu elegant pour toi, tu pourrais oter un rang; ca te ferait une jolie garniture de bonnet. SOPHIE. Oui, mame Laroche. MADAME LAROCHE. Attends, je descends avec toi. Je vais dire a la cuisine qu'on me fasse un peu de vin sacre! L'air de la nuit est mauvaise, il faut se tenir l'estomac chaud. (_Elles sortent_.) SCENE II. (LUNDI SOIR HUIT HEURES.--Le cabinet de Royer.) ROYER, BOISSEL. BOISSEL, entrant. Monsieur le directeur m'a fait demander? ROYER. Oui, mon cher Boissel. Entrez, vous savez le malheur qui m'est arrive? BOISSEL. Helas! oui, monsieur. Le garcon de bureau, en venant ce matin ici pour prendre le porte-feuille, a appris le deces de madame votre epouse, il nous l'a transmis.--Les bureaux sont dans la consternation. ROYER, avec un soupir. Que voulez-vous, mon ami?--Il n'y a rien de nouveau la-bas? BOISSEL. Nous avons eu la visite du secretaire general; il a parcouru tous les bureaux. ROYER. Qui etait avec lui? BOISSEL. M. Certain le chef. ROYER, a part. Petit intrigant! (_Haut_.) C'est incroyable qu'on ne puisse pas s'absenter un jour, et pour un motif aussi legitime, sans s'exposer a des desagremens. BOISSEL. Je vous assure, monsieur, que monsieur le secretaire general n'a pas du tout paru pique de votre absence. ROYER. Pique de mon absence! Il s'agit bien qu'il soit pique ou non. Ne voyez-vous pas qu'il est de la derniere inconvenance, quand il y a un chef de service, de se faire accompagner par un de ses subalternes? Du moment que monsieur le secretaire-general voulait faire sa visite ce jour-la, il devait me prevenir; j'aurais surmonte la preoccupation de ma juste douleur, je me serais arrache aux derniers embrassemens d'une epouse cherie, afin de me trouver a mon poste. BOISSEL. Moi, je sais bien que pour mon compte j'ai trouve tres-etonnante la conduite de M. Certain. ROYER. Du reste, je sais ce que j'ai a faire.--Dites-moi, mon cher Boissel.--Asseyez-vous donc.--Je veux vous demander un service... BOISSEL. Deux, monsieur le directeur. ROYER. Qu'est-ce que vous faites le soir? BOISSEL. Mon Dieu, nous sommes une societe, des employes, un medecin, quelques avocats, il y a meme la un homme, un ancien magistrat, je voudrais que vous le connussiez, un homme du premier merite. Nous nous reunissons dans un cafe pres de chez moi, on jase politique, on fait sa partie de dames ou de dominos; quand on est celibataire... ROYER. Voyez-vous, j'ai la une liste des personnes de ma connaissance auxquelles je veux envoyer des billets de faire-part. J'ai marque aussi dans l'_Almanach royal_ les differens fonctionnaires de l'ordre civil et militaire auxquels je compte en adresser... BOISSEL. Oui, monsieur. ROYER. Il faudrait me prendre cette liste et l'Almanach, avoir bien soin de n'oublier personne, et de votre belle ecriture... BOISSEL, riant. Ah! monsieur le directeur. ROYER. Non, vraiment, vous avez une main superbe. Vous auriez donc la bonte de plier les lettres, de mettre les adresses, et a mesure qu'il y en aura un paquet de pret, Cumilhac mon garcon de bureau viendra les prendre pour les porter. Avant minuit vous pouvez avoir fini tout cela. BOISSEL. Oui, monsieur. ROYER. Ca ne vous contrarie pas de manquer votre partie ce soir? BOISSEL. Comment donc, monsieur le directeur! ROYER. Tenez, voila precisement qu'on vient de l'imprimerie. (_Entre un apprenti._) L'APPRENTI. Bonsoir, monsieur la compagnie; v'la les billets de votre epouse. ROYER. Vous venez bien tard! L'APPRENTI. Ah! monsieur, dame c'est de l'ouvrage soigne qu'est long a tirer. ROYER. Comment, c'est la ce que M. Everat a de mieux? L'APPRENTI. Monsieur ne les trouve pas bien? ROYER. Du tout. Ce papier est horrible, la vignette et d'un gout detestable. (_Ayant lu._) Ah! et puis voila qu'ils me mettent chevalier de la legion-d'honneur au lieu d'officier. L'APPRENTI. C'est ces animaux de compositeurs qui n'aura pas fait attention. ROYER. Remportez-moi ces lettres; je n'en veux pas. BOISSEL. J'observerai a monsieur le directeur que si la ceremonie est pour demain matin, il est bien tard pour que nous en fassions faire d'autres. ROYER. Mais, mon cher, voyez vous-meme si l'on peut se servir de pareilles horreurs. BOISSEL. Je sais bien que c'est desagreable, mais des billets d'enterrement ne sont pas absolument pour faire trophee. ROYER. Dans six lignes une faute enorme! BOISSEL. Monsieur, je corrigerai a la main, et meme comme ca le titre d'officier sera plus visible. ROYER. Allons, voyons, laissez ces lettres. L'APPRENTI. V'la, monsieur. ROYER. Vous direz a votre maitre que je suis excessivement mecontent. L'APPRENTI. Oui, 'sieur. (_Il sort._) ROYER Vous avez perdu quelque chose? BOISSEL. C'est mon canif que je cherche. Je l'ai sur moi ordinairement, mais precisement aujourd'hui... ROYER. Tenez, en voila un et depechons-nous, car il faut absolument que nous ayons fini ce soir. (_Se promenant a grands pas._) Certain avait-il l'air a son aise avec le secretaire general? BOISSEL. Comme ca, monsieur. ROYER. Que lui disait-il? BOISSEL. Ah! je n'ai pas pu entendre. (_Avec intention._) Mais j'ai bien regrette que vous ne fussiez pas la. ROYER, vivement. Pourquoi? Est-ce que vous pensez qu'il se soit passe quelque chose? BOISSEL. Non, monsieur; mais c'est que j'aurais fait ma demande d'augmentation, et j'ose croire que vous n'auriez pas dedaigne de l'appuyer. C'est bien de l'indiscretion a moi; mais puis-je esperer... ROYER. Ah! mon pauvre Boissel, j'ai si peu le coeur a m'occuper d'affaires de bureaux.--Je vous laisse; je vous empeche de travailler; je vais tacher de dormir un peu; toute la nuit derniere j'ai ete sur pied, et j'ai un fils pour lequel il faut me conserver. (_Il sort._) SCENE III. (MARDI MIDI.)--La cour de la maison mortuaire. ERNEST ROYER _a une fenetre, son chapeau sur la tete._ ERNEST. Eh! dis-donc, Charles? bonjour! CHARLES, _paraissant a une fenetre en face._ Tiens! t'es donc pas a ta pension? ERNEST. Non. CHARLES. Pourquoi donc? ERNEST. Je vais a l'enterrement de maman. Il s'ra j'ment beau, va; y aura trois voitures noires; je serai dans une. CHARLES. Oh! je voudrais-t'y y aller avec toi. ERNEST. Tu ne peux pas, tu n'es pas invite; si tu savais tout c'monde qu'il y a dans le salon! CHARLES. Mais, dis-donc, tu ne pleures pas? ERNEST. J'peux pas; j'ai pas envie. CHARLES. Moi j'ai j'ment pleure quand ma grand'maman est morte. ERNEST. Elle t'grondait toujours. CHARLES. Je sais bien; mais papa et maman pleuraient, moi je pleurais aussi. ERNEST. Oh bien oui! mais papa ne pleure pas. CHARLES. Dis-donc: en revenant, tu viendras jouer? ERNEST. Si ma bonne veut. CHARLES. Nous jouerons a la garde nationale. ERNEST. Oui; mais alors je veux etre Lafayette. CHARLES. Tu le seras: moi je serai artilleur. ERNEST. Nous ferons l'emeute. CHARLES. Ca y est. ERNEST. Otons-nous de la fenetre, voila un croque-mort qui se promene dans la cour; ma bonne m'a dit que ces hommes-la etaient tres-mechans. SCENE IV. (MIDI ET DEMI.) MARGUERITE, _cuisiniere de M. Royer_, PICARD, _dit_ Coeur-Volant, _croque-mort._ PICARD, s'approchant de la porte de la cuisine. Vous effondrez la, mademoiselle, une bien belle volaille; combien ca peut-il revenir une piece comme ca? MARGUERITE. 3 francs 10 sous, 4 francs. PICARD. Je vous demande ca, parce que dernierement, a un repas de corps que nous fimes, on nous compta une poularde beaucoup moins belle que celle-ci au prix de 6 francs. MARGUERITE. Oh! par exemple, on vous a joliment ecorches! PICARD. Eh bien! voyez, ma femme me soutenait que non. MARGUERITE. Votre femme? Vous etes donc marie? PICARD. Comment donc? mais sans doute; ca vous etonne? MARGUERITE. Dam! il me semblait que vous deviez-t'-etre celibataire. PICARD. Le monde est drole: mais nous sommes presque tous maries. Tel que vous me voyez, j'en suis a ma seconde femme; une grosse mere, bien fraiche, bien rejouie, qui tient une jolie boutique de fruiterie pres de la Halle, et qui avait plus d'un soupirant encore. Mais je n'ai eu qu'a me presenter pour obtenir la preference. MARGUERITE. Ca vous rapporte donc bien votre place? PICARD. Ce n'est pas l'interet qui l'a decidee; c'est mon humeur, mon caractere franc et gai, mon physique: ensuite l'etat n'est pas mauvais;--d'abord, nous, nous ne connaissons pas de morte saison. MARGUERITE. Ah! bien, dans nos pays c'est rien du tout que les _sacquards_[14]. [Note 14: Nom des croque-morts en Bourgogne.] PICARD. Je crois bien. (_Avec importance._) On porte a bras chez vous? MARGUERITE. Oui, monsieur. PICARD. C'est ca; mais ici vous voyez que nous sommes sur un autre pied. Les plus pauvres gens ne meurent qu'en voiture. Si je vous disais que ce convoi-la va couter plus de 25 louis a la famille de la defunte! MARGUERITE. Comment! 25 louis pour enterrer madame? PICARD. Ah! c'etait votre maitresse? Je parie que vous ne la regrettez pas? MARGUERITE. Ma foi, pas trop. PICARD. Il parait qu'elle n'etait pas commode? MARGUERITE. Oh! d'abord, avant sa maladie, elle etait tres-regardante sur la depense; et puis, apres ca, depuis qu'elle etait indisposee, fallait faire trente-six tisanes, se relever la nuit. PICARD. Ces malades sont si exigeans! MARGUERITE. Avec ca que la femme de chambre est tres-paresseuse, tout me retombait sur les bras. PICARD. Il y a seulement huit jours, j'aurais pu vous indiquer une bien excellente place! une tres-forte maison! MARGUERITE. Je ne quitterais toujours pas, maintenant, parce que un homme seul, je veux voir, ca peut devenir bon, et puis il va nous faire faire, a la femme de chambre et a moi, chacune deux robes pour deuil. PICARD. Alors, il ne serait pas delicat de sortir maintenant. UNE VOIX. Picard, ohe! Picard! PICARD. Pardon, mademoiselle, voila qu'on enleve le corps, il faut que j'aille donner un coup de main. Au plaisir de vous revoir. (_Il sort._) MARGUERITE. Bonjour, monsieur. Il est aimable! SCENE V. (TROIS HEURES APRES MIDI.)--L'interieur d'une voiture de deuil. LE BEAU-FRERE de la defunte, SON COUSIN, DEUX ETRANGERS. LE BEAU-FRERE. Elle devait avoir de trente a trente-deux ans. PREMIER ETRANGER. C'est bien cela, l'age critique pour les poitrinaires. PREMIER ETRANGER. Monsieur, sans indiscretion, qu'avait-elle apportee en dot a Royer? LE BEAU-FRERE. 60,000 francs. DEUXIEME ETRANGER. J'aurais cru que c'etait davantage. Mais, est-ce qu'il ne va pas etre force de restituer cette somme? LE BEAU-FRERE. Du tout, monsieur, du tout; il y a un enfant. DEUXIEME ETRANGER. Ah! fort bien. (_Moment de silence._) PREMIER ETRANGER. Ce sont toujours de fort tristes ceremonies que celles auxquelles nous allons assister. LE BEAU-FRERE. Sans doute. PREMIER ETRANGER. Avec ca, moi, qui vais immensement dans le monde, je connais tout Paris. En sorte que continuellement je me vois force de remplir de ces sortes de devoirs, qui sont tres-penibles. LE COUSIN. Mais en effet, monsieur, j'ai eu l'honneur de vous rencontrer dans plusieurs maisons, a ce qu'il me semble. PREMIER ETRANGER. Cela est possible; je vais partout. LE COUSIN. Par exemple! l'autre semaine n'ai-je pas eu l'honneur de diner avec vous chez Mme d'Angremont? PREMIER ETRANGER. En effet, monsieur, j'y etais. Un diner bien remarquable! LE COUSIN. Ah! tout-a-fait. Des truffes a profusion, des vins, tout ce qu'il y a de mieux; et puis, une maitresse de maison faisant ses honneurs!... PREMIER ETRANGER. Admirablement. LE COUSIN. Monsieur, autant que je me rappelle, vous n'etes pas reste la soiree? PREMIER ETRANGER. Non, monsieur; ma femme etait a l'Opera, et je fus la chercher. LE COUSIN. Vous avez beaucoup perdu: il y avait immensement de jolies femmes: on a joue un proverbe de Theodore Leclercq; Mme d'Angremont y a ete charmante. LE BEAU-FRERE. C'est un homme qui a bien de l'esprit, ce Theodore Leclercq! PREMIER ETRANGER. Excessivement d'esprit, monsieur; et puis veritablement une gaiete,--a faire rire des morts. DEUXIEME ETRANGER. Nous voila, je crois, au cimetiere. LE COUSIN. Oui, ou par parenthese nous allons avoir de la boue jusqu'a la cheville. LE BEAU-FRERE, au cousin. Ah ca! Adolphe, ne nous perdons pas. Tu sais que nous avons un rendez-vous chez Very a six heures moins un quart. Les voitures vous ramenant chez vous, nous nous ferons jeter par le cocher au Perron. (_Ils sortent de la voiture et entrent au cimetiere._) SCENE VI. (MARDI, SEPT HEURES.)--Un salon de restaurateur. ROYER. Garcon, la carte et un bol. LE GARCON. V'la, m'sieur. (_Dictant, au comptoir._) Bouteille de bordeaux, julienne, filet saute aux truffes, saumon sauce capres, pate de foie gras, cardons au jus, salade, gelee d'orange, cafe. (_Apportant la carte._) V'la, m'sieur. ROYER, a part. Ce restaurant n'est pas mauvais.--Mon chapeau, garcon. (_Il sort._) SCENE VII. (MARDI, HUIT HEURES).--Un salon. Mme SAINT-LEON, GUSTAVE. MADAME SAINT-LEON. Mon Dieu, tu sais bien, Gustave, que je t'aime et que j'aime le spectacle; mais je ne puis pas y aller ce soir: il viendra, j'en suis sure. GUSTAVE. Allons donc, aujourd'hui qu'il a enterre sa femme? MADAME SAINT-LEON. Raison de plus, puisqu'il vient tous les soirs. Aujourd'hui il aura besoin de se distraire, alors il me tombera sur les bras. GUSTAVE, d'un air boudeur. C'est bien gai? MADAME SAINT-LEON. Il me semble, monsieur, que je suis ici la premiere victime; vous n'avez pas de raison. GUSTAVE. Mais au moins tache d'etre libre pour notre partie de campagne. MADAME SAINT-LEON. Sois tranquille. JULIE, accourant. Vite, vite, monsieur Gustave, partez; voila monsieur qui est en bas. MADAME SAINT-LEON La, qu'est-ce que je te disais? GUSTAVE, prenant son chapeau. Le ciel le confonde. Je vais monter un etage, j'aurai l'air de venir du troisieme. A demain. (_Il sort._) MADAME SAINT-LEON, arrangeant ses cheveux et ajustant sa collerette. Cela va faire une petite soiree bien amusante! Il faudra qu'il la paie. Il a eu l'air de ne pas m'entendre l'autre jour, mais je vais aujourd'hui, positivement, lui demander le cachemire de sa femme. SCENE VIII. (HUIT HEURES UN QUART.) Mme SAINT-LEON, ROYER, _d'un front soucieux._ MADAME SAINT-LEON, d'un air affectueux. Ah! vous voila, mon ami; j'avais peur que vous ne vinssiez pas ce soir; je n'ai fait que penser a vous toute la matinee. Vont avez du etre bien ennuye! Comment allez-vous? ROYER, avec un soupir. Je suis tout malingre. MADAME SAINT-LEON. Je concois cela. (_Avec hesitation._) Est-ce que vous avez ete au cimetiere? ROYER. Non, ce n'est pas l'usage... J'ai ete a mon bureau. MADAME SAINT-LEON. Comment, aujourd'hui? ROYER. Oui, ils sont la deux ou trois intrigans toujours prets, quand on s'absente, a entamer votre position; d'ailleurs j'avais un travail presse qui ne pouvait guere se remettre, une circulaire tres-delicate sur l'enseignement primaire. Eh bien! je m'en suis encore tire; je crois qu'elle sera remarquee; je vous l'apporterai demain soir dans _le Messager_. MADAME SAINT-LEON. Je la lirai avec plaisir. (_A part._) Avec beaucoup de plaisir. (_Moment de silence._) ROYER. Voulez-vous sonner Julie, qu'elle m'apporte un peu de rhum; j'ai mal a l'estomac. MADAME SAINT-LEON. La cave est sur la console.--Vous n'avez peut-etre pas dine? ROYER. Si fait; j'ai essaye de manger quelques cuillerees de potage et une aile de volaille, ca ne m'a pas passe. (_Il boit un verre de rhum._)--Le ministre a ete fort content de mon dernier rapport. MADAME SAINT-LEON. Ah! ROYER. Il en a fait presque tout l'expose des motifs de son projet de loi. MADAME SAINT-LEON. C'est tres-affable.--(_Moment de silence._) J'ai vu Mme Saint-Phal aujourd'hui, elle m'a fort demande de vos nouvelles. ROYER. A propos, je l'ai rencontree l'autre soir, elle ne m'a pas vu; elle etait avec un grand jeune homme blond. MADAME SAINT-LEON. Ah! tout de suite de mauvaises idees! ROYER. Non; mais cette femme-la est tres-legere, et je ne me soucie pas que vous la voyiez beaucoup. MADAME SAINT-LEON. Mon Dieu! je ne la recois presque jamais. Elle est venue aujourd'hui, parce qu'elle avait un grand bonheur a me conter. ROYER. Qu'est-ce que c'est que ce bonheur? MADAME SAINT-LEON Ah! mon Dieu, elle venait me dire que le general etait en marche de quelque chose pour elle qu'elle desirait depuis long-temps. ROYER. Quelque chose qu'elle desirait depuis long-temps? MADAME SAINT-LEON, negligemment. Oui, un chale!--un cachemire! ROYER. Ah! MADAME SAINT-LEON. Du reste, ce n'est pas un cachemire neuf, c'est une Anglaise qui veut se defaire d'un. ROYER. Vos lampes vont bien mal, ma chere! MADAME SAINT-LEON Mais non, c'est que la meche n'est pas assez levee.--Il parait que cette Anglaise en a six. ROYER. Eh bien! je suis sur qu'elle ne les met pas. MADAME SAINT-LEON. C'est possible, lorsqu'on en a tant; mais celles qui n'en ont qu'un... ROYER. S'en lassent tout aussi bien! MADAME SAINT-LEON. Mais, mon ami, il faut toujours un chale. ROYER. Sans doute; mais les chales francais, comme celui que je vous ai donne, valent bien les chales etrangers, dont les dessins sont horribles. D'ailleurs, qu'est-ce que ca prouve, un cachemire? MADAME SAINT-LEON Qu'est-ce que prouve la croix de la legion-d'honneur que vous voulez tous avoir? Jouissance d'amour-propre; au moins on n'a pas l'air d'une grisette. ROYER. On peut tres-bien avoir l'air distingue sans cela. MADAME SAINT-LEON Alors pourquoi en aviez-vous achete un des Indes a votre femme? ROYER. Parce qu'avec la dot qu'elle m'apportait, j'etais tenu a une corbeille convenable, et que dans une corbeille convenable il y a toujours au moins quelques diamans et un cachemire. MADAME SAINT-LEON Je suis sure qu'elle le portait, elle! ROYER. Tres-peu. MADAME SAINT-LEON Tant pis; parce que s'il avait ete un peu fane, je vous l'aurait repris. ROYER. Je ne vous l'aurais pas vendu. MADAME SAINT-LEON, souriant. Vous aimeriez mieux me le donner? ROYER. Pas davantage! MADAME SAINT-LEON. Qu'est-ce que vous comptez donc en faire? ROYER. Rien; mais il n'est pas convenable qu'une chose que ma femme a portee... MADAME SAINT-LEON, avec ironie. Passe aux mains de la femme que vous aimez? ROYER. Je ne dis pas cela. MADAME SAINT LEON. Mon Dieu si, monsieur, c'est votre pensee, et c'est precisement pour cela que j'avais envie de ce chale. Je voulais voir si vous ne mettiez pas de difference entre votre femme et moi, si vous me croyez digne des memes egards que vous aviez pour elle... ROYER. Pourquoi ne me demandez-vous pas aussi ses diamans? MADAME SAINT LEON, avec dignite. Des diamans, monsieur, sont comme de l'argent; ils ont une valeur reelle, tandis qu'un objet de toilette, qui a ete porte... ROYER. Sais-tu que tu plaides bien? MADAME SAINT LEON. Eh bien! ecoute, Alfred, prete-le-moi pour quelques mois; je te le rendrai apres. (_S'approchant de lui, et arrangeant le noeud de sa cravate._) Si tu savais, ca m'irait si bien! ROYER. Non, je le donnerai a ma belle-soeur. MADAME SAINT LEON, allant s'asseoir sur un sofa a l'autre bout du salon. C'est vrai, ce sera plus convenable. ROYER. Tu vas bouder? MADAME SAINT LEON. Non, monsieur; vous etes bien libre de me preferer les personnes de votre famille. ROYER. Allons! des folies maintenant. MADAME SAINT LEON. J'ai un malheur; je ne sais pas, comme Mme Saint-Phal, donner des inquietudes. Ce sont celles-la qu'on aime! ROYER, assis aupres d'elle. Voyons, Irma, ne pleure pas, et embrasse-moi. MADAME SAINT LEON. Non, monsieur. ROYER. Comment tu ne veux pas m'embrasser, moi qui suis aujourd'hui si triste, si a plaindre? Voyons, nous arrangerons tout cela. MADAME SAINT LEON. Nous n'arrangerons rien, car je ne veux rien de vous. ROYER. Irma! MADAME SAINT-LEON, le repoussant. Laissez-moi, monsieur. ROYER. Ma petite Irma! MADAME SAINT-LEON. Du tout, monsieur; non, je ne veux pas; laissez-moi. SCENE IX. (NEUF HEURES.)--L'atelier de M. Sagot, marbrier pres le cimetiere Mont-Parnasse. MADAME SAGOT. Tenez, Jean, voila une epitaphe qu'il faudra graver le plus tot possible sur cette pierre-la. On a bien recommande de ne pas faire attendre. JEAN, lisant. _Ci-git Jeanne-Marie Perrault, femme de M. Royer, chef de division aux affaires ecclesiastiques, officier de la Legion-d'Honneur, morte a l'age de trente-deux ans. Elle fut bonne mere, bonne epouse. Son epoux et son fils inconsolables lui ont eleve ce monument. De profundis._ C'est bien, madame, je ferai ca demain. MADAME SAGOT. Des que vous aurez fini votre pierre, vous irez la poser, et vous mettrez au-dessus une couronne d'immortelles. JEAN. Oui, madame; bonsoir. MADAME SAGOT. Bonsoir, Jean. SCENE X. (NEUF HEURES UNE MINUTE.)--Le salon de Mme Saint-Leon. MADAME SAINT-LEON, arrangeant ses cheveux et ajustant sa collerette. Vous etes insupportable.--Eh bien! vous vous en allez? ROYER. Oui, je suis fatigue; j'ai eu tant d'emotions aujourd'hui! J'ai besoin de repos. Je vous apporterai le chale demain; mais vous ne le mettrez pas de quelque temps. Qu'on n'aille pas le reconnaitre sur vos epaules. MADAME SAINT-LEON. Oui, mon ami. ROYER. Adieu, petite. MADAME SAINT-LEON. Vous ne m'embrassez pas? (_Il l'embrasse et sort._) SCENE XI. (NEUF HEURES CINQ MINUTES.) MADAME SAINT-LEON. Julie, Julie, je l'aurai demain. JULIE. Quoi donc, madame? MADAME SAINT-LEON. Le cachemire. JULIE, se jetant a son cou. Oh! madame, que je suis contente! Comme ca va vous aller! MADAME SAINT-LEON. Tu n'as qu'a aller chercher demain mon petit chale raye, chez le degraisseur; je te le donne. JULIE. Que vous etes bonne; mais c'est le cachemire que je voudrais vous voir. MADAME SAINT-LEON. Dis donc? Mme Saint-Phal qui n'a jamais pu en avoir un, depuis deux ans qu'elle intrigue aupres du general. JULIE. Elle va etre desolee. MADAME SAINT-LEON. Tu ne sais pas? j'ai une idee. Il est de tres-bonne heure encore; si nous allions chez elle pour lui conter la nouvelle? JULIE. Ah! oui, madame; il y a de quoi l'empecher de dormir cette nuit. MADAME SAINT-LEON. Eh bien! cours t'arranger; moi je vais mettre mon chapeau. (_Elles sortent toutes deux._) SCENE XII (MARDI SOIR, DIX HEURES.)--La chambre a coucher de Royer. Sur un panneau aupres de la cheminee le portrait de sa femme. ROYER, COIFFE DE NUIT, EN CALECON, PRET A SE METTRE AU LIT; MARGUERITE. ROYER. ...Comme du temps de ma femme, un livre de compte que j'arreterai.--Avez-vous eu le soin de mettre le lit a l'air? MARGUERITE. Oui, monsieur; il y est reste toute la journee. ROYER. Il ne faudrait pas le laisser cette nuit, il n'y aurait qu'a pleuvoir. MARGUERITE. Je l'ai ote, monsieur. ROYER, prenant sa montre pour la monter. Quelle heure est-il a la pendule? MARGUERITE. Il est, il est... Elle est arretee. ROYER. C'est juste; dans tout ce tracas d'hier j'ai oublie de la monter. Voyez l'heure qu'il est au salon. MARGUERITE. Dix heures dix minutes. ROYER, pres de la pendule. Voyons, tenez la cage, et prenez garde de la laisser tomber. (_Il monte la pendule, et fait sonner les heures._) MARGUERITE. Ah! mon Dieu, que j'ai eu peur! ROYER. Qu'est-ce que c'est donc? MARGUERITE. C'est le portrait de madame; imaginez-vous, monsieur, il m'a semble qu'il me regardait. ROYER. Allons, sotte que vous etes.--Vous dites qu'il etait dix heures... MARGUERITE. Dix minutes, monsieur. ROYER. Mettons dix minutes et demie.--Donnez-moi la cage.--La, je suis bien aise d'avoir fait cette operation; je n'aime pas a ne point entendre sonner l'heure la nuit quand je me reveille. MARGUERITE. Monsieur n'a plus rien a me commander? ROYER. Non. (_La rappelant._) Ayez-moi demain des sardines fraiches pour mon dejeuner, et reveillez-moi a huit heures. MARGUERITE. Oui, monsieur.--Monsieur, je voulais vous dire pour la couturiere... ROYER. C'est bien, c'est bien, nous reparlerons de ca. Bonsoir. (_Marguerite sort._) ROYER, lisant le journal du soir. Diable! la loi a passe a une grande majorite: allons, bravo, monsieur le ministre; avec votre permission, je m'en vais remettre la lecture de notre discours a demain; je tombe de sommeil. (_Il eteint sa bougie et s'endort._) LE MINISTERE PUBLIC. Le Francais ne malin crea la guillotine. Pierre Leroux etait un pauvre charretier des environs de Beaugency. Apres avoir passe sa journee a conduire a travers les champs les trois chevaux qui formaient l'attelage ordinaire de sa charrette, quand venait le soir, il rentrait a la ferme ou il servait, soupait sans grandes paroles avec les autres valets, allumait une lanterne, puis allait se coucher dans une maniere de soupente pratiquee en un coin de l'ecurie. Ses reves en general etaient peu compliques et sans grande couleur; ses chevaux, la plupart du temps, en faisaient tous les frais. Une fois il se reveillait en sursaut au milieu des efforts qu'il faisait pour relever le limonier qui s'etait abattu; une autre fois _la Grisa_ s'etait pris les pieds dans la corde de l'attelage. Une nuit il songea qu'il venait de mettre a son fouet une belle meche toute neuve, et que son fouet refusait obstinement de claquer; cette vision l'emut si fort, qu'etant venu a se reveiller, il saisit celui qu'il avait l'habitude de placer chaque soir a cote de lui, et pour bien s'assurer qu'il n'etait pas frappe d'impuissance et prive de la plus belle prerogative qui appartienne au charretier, il se mit a le faire resonner au milieu du silence. A ce bruit, la chambree entiere fut en emoi, les chevaux effrayes se leverent en confusion, se ruerent en hennissant les uns sur les autres, et manquerent de briser leurs longes; mais avec quelques paroles calmantes, Pierre Leroux apaisa tout ce tumulte, et chacun se rendormit; c'etait la un des evenemens marquans de sa vie qu'il ne manquait guere de raconter chaque fois qu'un verre de vin l'avait mis en eloquence, et qu'il se trouvait la un auditeur en humeur de l'ecouter. Dans le meme temps, des reves d'une tout autre forme preoccupaient M. Desalleux, substitut du procureur general pres la cour criminelle d'Orleans. Ayant debute avec eclat dans les fonctions du ministere public quelque mois avant l'epoque dont nous parlons, il n'etait pas de haute position de la magistrature a laquelle il ne se crut appele, et la simarre du garde-des-sceaux etait une des visions courantes de ses nuits. Mais c'etait surtout pour les enivremens des triomphes oratoires que sa pensee veillait durant le sommeil, lorsqu'une journee entiere avait ete par lui courageusement depensee aux etudes mortellement graves du barreau. La gloire des d'Aguesseau, celle des autres grandes renommees des beaux temps de la magistrature parlementaire, ne suffisait pas aux etreintes de son impatient avenir; c'etait jusque dans le passe le plus lointain, jusqu'aux temps des merveilles de l'eloquence de Demosthene, que son ame s'elancait; pouvoir par la parole, c'etait la l'esperance, le resume pour ainsi dire du vouloir de toute sa vie, concentree dans cette passion, et s'etant desheritee pour elle de tous les plaisirs, de toutes les pensees de la jeunesse. Un jour ces deux natures, celle de Pierre Leroux s'elevant d'un degre a peine au-dessus de la portee de la brute, et celle de M. Desalleux, abstraite et rectifiee jusqu'au spiritualisme de la plus haute pression, se trouverent face a face. Il s'agissait entre eux d'un mince debat: M. Desalleux, siegeant en son tribunal, demandait sur quelques indices assez insignifians la tete de Pierre Leroux accuse d'un meurtre, et Pierre Leroux defendait sa tete contre les empressemens de M. Desalleux. Malgre la remarquable disproportion de forces que la Providence avait mise dans ce duel entre les deux combattans, malgre l'intervention de l'institution humaine, venant encore deranger la juste repartition des chances dans le pair ou non qu'allait prononcer le jury; faute de preuves concluantes, l'accuse, selon toute apparence, aurait echappe aux mains du bourreau; mais de cette indigence meme de l'accusation resultait pour elle l'occasion de faire un placement extraordinaire d'eloquence, lequel devait devenir singulierement utile a la realisation des belles esperances de M. Desalleux. En bon administrateur de son avenir, il ne pouvait guere prendre sur lui de ne point en profiter. Apres cela, une circonstance facheuse se presentait pour le pauvre Pierre Leroux. Quelques jours avant le commencement du proces, en presence de plusieurs femmes aimables qui se faisaient fete d'y assister, le jeune substitut avait laisse entrevoir la ferme confiance d'obtenir du jury un verdict de condamnation; il n'est personne qui ne comprenne la situation fausse dans laquelle il allait se trouver si cette condamnation lui manquait, et si Pierre Leroux, demeurant intact, venait la tete sur ses epaules donner un dementi a l'omnipotence de sa parole accusatrice. Aussi ne le blamez pas, l'officier du ministere public; s'il ne fut pas absolument convaincu, il n'en eut que plus de merite a le paraitre, que plus de merite a se montrer eloquent, comme depuis plus d'un siecle on ne l'avait point ete au barreau d'Orleans. Oh! que n'etiez-vous la pour voir comme ils furent emus ces pauvres messieurs les jures, jusqu'au plus profond de leurs entrailles, quand, dans une belle peroraison sonore, on leur fit l'effrayant tableau de la societe ebranlee jusque dans ses fondemens, de la societe prete a entrer en dissolution, le cas echeant de l'acquittement de Pierre Leroux! Que n'assistiez-vous aux courtois eloges echanges entre la defense et l'accusation, quand l'avocat de l'accuse, prenant la parole, commenca par declarer qu'il ne pouvait se dispenser de rendre hommage au brillant talent oratoire deploye par le ministere public! Que n'entendiez-vous le president de la cour faisant des memes felicitations le texte de son exorde, si bien que rien ne vous aurait defendu de croire qu'il s'agissait academiquement de decerner un prix d'eloquence, et point du tout d'oter la vie a un homme! Vous auriez pu voir aussi au milieu d'une foule de _dames elegamment parees_, comme dit un recit de journal, la soeur de M. Desalleux recevant les complimens de toutes les femmes de sa societe, tandis qu'un peu plus loin son vieux pere pleurait de bonheur en voyant le fils et l'orateur incomparable qu'il avait mis au monde. Six semaines environ apres toute cette joie de famille, Pierre Leroux monta avec l'executeur des hautes-oeuvres sur une charrette qui l'attendait a la porte de la prison criminelle d'Orleans. Ils se rendirent a la place du Martroie, qui est le lieu ou se font les executions; il y trouverent un echafaud qui avait ete dresse pour eux, et beaucoup de monde qui les attendait. Pierre Leroux, avec la resignation que met a Paris un sac de farine a se hisser, au moyen d'une poulie, dans le grenier d'un boulanger, monta l'escalier de l'echafaud. Comme il arrivait aux derniers degres, un rayon de soleil, qui se jouait sur l'acier brillant et poli du glaive de la justice, lui donna dans les yeux, il parut pret a chanceler; mais l'executeur, avec le courtois empressement d'un hote qui sait faire les honneurs de chez lui, le soutint par-dessous les bras, et le posa sur le plancher de la guillotine; la Pierre Leroux trouva M. le greffier criminel qui etait venu pour formuler le proces-verbal de l'execution, MM. les gendarmes charges de veiller a ce que l'ordre public ne fut pas trouble dans le compte qu'il allait regler, et MM. les valets du bourreau, qui, loin de justifier le proverbe dont ils sont l'objet, lui montrerent avec une complaisance pleine d'egards comment il devait se placer sous le couteau. Une minute apres, Pierre Leroux fit divorce avec sa tete; cela fut pratique avec une telle dexterite que plusieurs de ceux qui etaient venus pour assister a un spectacle furent obliges de demander a leurs voisins si la chose etait deja faite, et alors ils jurerent bien qu'on ne les prendrait plus a se deranger pour si peu. Trois mois s'etaient ecoules depuis que la tete et le corps de Pierre Leroux avaient ete jetes dans un coin du cimetiere, et, selon toute apparence, la fosse ne recelait plus que ses ossemens, quand une nouvelle session des assises s'etant ouverte, M. Desalleux eut encore a soutenir une accusation capitale. Le veille du jour ou il devait porter la parole, il quitta de bonne heure un bal auquel il avait ete invite avec toute sa famille, dans un chateau des environs, et revint seul a la ville, afin de preparer sa cause pour le lendemain. La nuit etait sombre; un vent chaud du midi sifflait tristement dans la plaine, cependant que les bourdonnemens de la fete dansaient encore a son oreille. Aussi il ne tarda pas a etre saisi d'une grande melancolie. Le souvenir de bien des gens qu'il avait connus, et qui etaient morts, lui revenait; et, sans trop savoir pourquoi, il se mit a songer a Pierre Leroux. Neanmoins, quand il approcha de la ville, et que les premieres lumieres du faubourg commencerent a briller, toutes ces sombres idees s'evanouirent; et quand il fut une fois devant son bureau, entoure de ses livres et de ses procedures, il ne pensa plus qu'a son plaidoyer, qu'il aurait voulu faire plus eloquent qu'aucun de ceux qu'il avait encore prononces. Deja son systeme d'accusation etait a peu pres arrange. Pour le remarquer en passant, c'est chose assez etrange que l'on puisse dire en langage social un systeme d'accusation, c'est-a-dire une maniere absolue de grouper un ensemble de faits et de preuves en vertu duquel on s'approprie la tete d'un homme, comme on dit un systeme de philosophie, c'est-a-dire un ensemble de raisonnemens ou de sophismes a l'aide duquel on fait triompher quelque innocente verite, theorie ou reverie morale.--Son systeme d'accusation commencait donc a venir a bien, quand la deposition d'un temoin, qu'il n'avait pas encore examinee, se presenta a lui sous un aspect a renverser tout l'edifice de sa certitude. Il eut bien quelques momens d'hesitation, mais, ainsi que nous l'avons vu, M. Desalleux, dans ses fonctions du ministere public, comptait pour le moins aussi souvent avec son amour-propre qu'avec sa conscience. Appelant a lui toute sa puissance de logique et toutes les roueries de la parole, se prenant corps a corps avec ce malencontreux temoignage, il ne desespera pas de l'enregimenter au nombre de ses meilleurs argumens; seulement le travail etait penible, et la nuit s'avancait. Trois heures venaient de sonner, et les bougies placees sur son bureau, pretes a s'eteindre, ne jetaient plus qu'une pale lueur. Apres les avoir renouvelees, comme le travail l'avait fortement echauffe, il fit quelques tours dans la chambre, vint se rasseoir dans son fauteuil, sur le dos duquel il se renversa, puis, dans cette attitude, suspendant sa pensee, a travers une fenetre placee vis-a-vis de lui, il contemplait les etoiles qui brillaient dans le ciel. Tout a coup ses yeux, en descendant le long du vitrage, rencontrerent deux yeux fixes qui le regardaient; il crut que le reflet de ses bougies, en se jouant sur le verre, lui produisait cette vision, et il les changea de place; mais la vision ne lui apparut que plus distincte. Comme il ne manquait point de coeur, s'armant d'une canne, la seule arme qu'il eut sous la main, il alla ouvrir sa croisee, pour voir quel etait l'indiscret qui venait ainsi l'observer a une pareille heure. La chambre qu'il occupait etait elevee de plusieurs etages; au-dessus et au-dessous de lui, le mur etait a pic et ne presentait aucun accident au moyen duquel on put descendre ou monter; dans l'espace etroit qui regnait entre la fenetre et le balcon, aucun objet ne pouvait se derober a son regard, et cependant il ne vit rien. Il pensa de nouveau qu'il avait ete en proie a une de ces fantaisies qu'enfante l'erreur des sens durant la nuit, et il se remit en riant a son travail. Mais il n'avait pas ecrit vingt lignes que, dans un coin obscur de sa chambre, il entendit remuer quelque chose: cela commenca a l'emouvoir, car il n'etait pas naturel que ses sens ainsi l'un apres l'autre conspirassent pour le tromper. Ayant regarde cette fois avec attention pour decouvrir d'ou venait ce frolement, il vit un objet noiratre, qui s'avancait en sautillant par bonds inegaux, comme aurait fait une pie. A mesure que l'apparition se rapprochait de lui, son aspect devenait de plus en plus hideux, car elle prenait, a ne pas s'y meprendre, la forme d'une tete humaine separee du tronc, et degouttante de sang; et quand, par un lourd elan, elle vint s'abattre entre ses deux bougies, sur les papiers epars de son dossier, M. Desalleux reconnut les traits de Pierre Leroux, qui sans doute etait venu pour lui apprendre que dans un magistrat conscience vaut mieux qu'eloquence. Succombant sous une indicible impression de terreur, il s'evanouit; le lendemain, on le trouva etendu sans connaissance au milieu de ce sang, qui avait coule dans la chambre, sur son bureau, et jusque sur les feuilles de son plaidoyer; on pensa, et il n'eut garde de dire le contraire, qu'il avait ete surpris par une hemorragie. Il est inutile d'ajouter qu'il ne fut pas en etat de porter la parole, et que tous ses preparatifs oratoires furent perdus. Bien des jours se passerent avant que le souvenir de cette terrible nuit sortit de sa memoire, bien des jours avant qu'il put supporter sans terreur les tenebres et la solitude. Au bout de quelques mois cependant, l'apparition ne s'etant pas renouvelee, l'orgueil de l'esprit commenca a contrebalancer le temoignage des sens, et il se demanda de nouveau s'il n'avait pas ete dupe par eux. Afin de mieux infirmer cette autorite, dont tous ses raisonnemens ne l'affranchissaient pas completement, il appela a son aide l'opinion de son medecin, en lui faisant la confidence de son aventure. Le docteur, qui, a force de regarder dans les cerveaux sans decouvrir la moindre trace de quelque chose qui ressemblat a une ame, etait arrive a une savante conviction de materialisme, ne manqua pas de rire aux eclats en ecoutant le recit de la vision nocturne. C'etait peut-etre la meilleure maniere de guerir son malade; car, de cette facon, en ayant l'air de prendre en derision sa preoccupation, il forcait, pour ainsi dire, son amour-propre a prendre parti dans la cure. Il ne fut pas d'ailleurs, comme on s'en doute, fort embarrasse d'expliquer a M. Desalleux son hallucination par un exces de tension de la fibre cerebrale, suivie d'une congestion et d'une evacuation sanguine, qui avait fait justement qu'il avait vu ce qu'il n'avait pas vu. Puissamment rassure par cette consultation, dont aucun accident ne vint contredire la sagesse, M. Desalleux reprit peu a peu sa serenite d'esprit, et presque toutes ses habitudes; il les modifia seulement en ce sens, qu'il travailla avec une application moins opiniatre, et se livra par les conseils du docteur a quelques distractions de monde qu'il avait fort evitees jusque la. Pour un homme d'etude, que sa sante exile dans les salons, la seule maniere de rendre sa situation supportable, c'est de l'accepter loyalement et sans nulle reserve; c'est de se faire franchement, quoi qu'il puisse lui en couter, tout d'abord homme de plaisir. Il y a aux choses que l'on fait avec conscience, meme aux moins avenantes, je ne sais quel entrainement et quelle consolation; et puis, apres tout, il n'est peut-etre pas d'homme d'une nature si completement superieure, qu'une occupation a laquelle se plait ce qu'on appelle la societe, c'est-a-dire tout le monde, ne puisse le distraire a son tour, s'il ne prend pas trop conseil de sa morgue intellectuelle. Employees avec precaution, les femmes, dans ces sortes de cas, peuvent devenir une excellente diversion; et aussi bien que personne, M. Desalleux etait en position de s'en assurer; car sans parler de quelques avantages exterieurs, le retentissement de ses succes oratoires, et, peut-etre plus encore, le peu d'empressement qu'il montrait pour d'autres succes, l'avaient rendu l'objet de plus d'une fantaisie feminine. Mais il y avait dans la donnee de sa vie quelque chose de trop positif pour qu'il consentit a ce que meme l'amour d'une femme y trouvat place sans condition. Entre les coeurs qui paraissaient vouloir se donner a lui, il calcula quel etait celui dont la bonne volonte s'escompterait le plus convenablement, sous la forme d'un mariage, en argent, utiles relations et autres avantages sociaux. La premiere partie de son roman ainsi arretee, il vit sans deplaisir que la fiancee qui lui procurerait tout cela etait une jeune fille gracieuse, elegante et spirituelle, et alors il se mit a l'aimer de toute la fureur dont il etait capable, avec approbation et privilege de ses pere et mere, jusqu'a ce que mariage s'ensuivit. Depuis long-temps Orleans n'avait pas vu une plus jolie fiancee que celle de M. Desalleux; depuis longtemps Orleans n'avait pas vu de famille plus heureuse que celle de M. Desalleux; depuis long-temps Orleans n'avait pas vu un bal de noces aussi joyeux et aussi brillant que celui de M. Desalleux. Aussi, ce soir-la, pour un moment il avait laisse en paix son avenir, et il vivait dans le present. Fait prisonnier dans un coin du salon par un plaideur qui avait pris ce temps pour lui recommander un proces, il regardait de temps en temps la pendule qui marquait une heure trois quarts; il avait aussi remarque que deux fois depuis minuit la mere de la mariee etait venue lui parler bas, que celle-ci avait repondu avec un visage boudeur, et qu'elle ne dansait plus que d'un air preoccupe. Tout a coup, a la suite d'une contredanse, il crut s'apercevoir, a un certain chuchotement qui courait dans l'assemblee, qu'il venait de se passer quelque chose. Ayant jete les yeux, pendant que le plaideur plaidait toujours, sur les places que sa femme et les demoiselles d'honneur avaient occupees pendant toute la soiree, il ne les vit plus. Alors le grave magistrat fit comme tous les autres hommes; faussant tout court compagnie a l'argumentation de son solliciteur, il s'avanca, par d'habiles manoeuvres, vers la porte de l'appartement, et au moment ou des domestiques passaient charges de rafraichissemens, il s'esquiva, croyant n'avoir ete remarque par personne; ce qui etait une grande pretention, car, depuis le moment ou la mariee avait quitte le bal, toutes les demoiselles de dix-huit a vingt-cinq n'avaient plus perdu de vue le marie. Au moment ou il allait entrer dans la chambre nuptiale, il trouva sa belle-mere, qui en sortait avec les dignitaires dont la presence avait ete necessaire au coucher de la mariee, et quelques matrones qui s'etaient jointes d'office au cortege. D'un ton emu, et en lui serrant vivement la main, sa belle-mere lui dit a voix basse quelques paroles; on voyait qu'elle lui recommandait sa fille. M. Desalleux repondit par quelques mots affectueux et par un sourire, et certes a cet instant il ne songeait pas a Pierre Leroux. Au moment ou il ferma la porte de la chambre, sa fiancee etait deja couchee; par un arrangement qui lui parut etrange, les rideaux du lit avaient ete tires sur elle; pas un bruit ne se faisait entendre. La solennite de ce silence, l'obstacle inattendu de ce rideau, dont l'ouverture allait necessiter une certaine diplomatie, redoublerent chez le marie un embarras d'autant plus facile a comprendre qu'il s'etait rarement donne l'occasion de s'aguerrir, de maniere a mener lestement de pareilles rencontres. Son coeur battait violemment, et un frisson lui courait par tous les membres, en regardant la robe et les parures de noces, jetees autour de lui dans un gracieux desordre. D'une voix mal assuree il appela sa fiancee. N'ayant pas recu de reponse, il retourna, peut-etre pour gagner du temps, vers la porte, s'assura de nouveau qu'elle etait bien fermee, puis s'approchant du lit, il ecarta doucement le rideau. A la lumiere incertaine de la lampe de nuit qui eclairait la chambre, une singuliere vision lui apparut. Pres de sa fiancee, dormant d'un profond sommeil, une chevelure noire, et qui n'etait pas celle d'une femme, se dessinait sur la blancheur de l'oreiller, ou elle occupait sa place. Etait-il la victime de quelques-unes de ces mystifications destinees a troubler les mysteres de la nuit nuptiale? ou bien un audacieux usurpateur etait-il venu le detroner, meme avant son couronnement? Dans tous les cas, son substitut prenait assez peu de souci de lui; car, ainsi que sa femme, il etait endormi d'un profond sommeil, et avait le visage tourne vers le fond de l'alcove. Au moment ou M. Desalleux se penchait sur le lit pour reconnaitre les traits de cet hote etrange, un long soupir, comme celui d'un homme qui se reveille, traversa le silence; en meme temps la face de l'inconnu, se retournant vers lui, lui offrit une epouvantable ressemblance, celle de Pierre Leroux. En se voyant pour la seconde fois en proie a cette horrible vision, le magistrat aurait du comprendre qu'il y avait dans sa vie quelque mechante action dont il lui etait demande compte: sa conscience, s'il eut voulu prendre le soin de l'interroger, n'eut point ete en peine de lui apprendre quel etait son crime; la chose une fois bien expliquee, ce qu'il aurait eu de mieux a faire, c'eut ete de se mettre en prieres jusqu'au matin, puis, le jour venu, d'aller a sa paroisse faire dire une messe pour le repos de l'ame de Pierre Leroux: au moyen de ces expiations et de quelques aumones faites aux pauvres prisonniers, peut-etre eut-il recouvre le repos de sa vie, et se fut-il pour jamais derobe a l'obsession dont il etait l'objet. La pensee de sa nuit de noces, qui l'occupait alors, ne lui permit pas de songer a ce pieux recours. Le coeur chaud de desirs, il se sentit le courage d'entrer en lutte ouverte avec le fantome qui venait lui disputer sa fiancee, et il essaya de le saisir par sa chevelure pour le jeter hors de l'appartement. Au mouvement qu'il fit, la tete ayant compris son intention commenca a grincer des dents, et comme il avancait la main sans precaution, elle lui fit une morsure profonde: mais cette blessure augmenta encore la rage du valeureux epoux, il regarda autour de lui pour chercher une arme, alla ramasser dans la cheminee la barre de fer qui servait a retenir les tisons, et, en dechargeant de toutes ses forces plusieurs coups sur le lit, il essayait de donner la mort a la mort, et d'ecraser son hideux ennemi. Mais les choses se passaient comme aux theatres de marionnettes en plein vent, ou Polichinelle esquive, en faisant le plongeon, les coups de baton qu'on lui destine. A chaque fois que la barre de fer se levait, la tete faisait adroitement un saut de cote et laissait frapper l'arme a vide. Cela dura quelques minutes jusqu'a ce que, s'elancant par un bond prodigieux par-dessus l'epaule de son adversaire, elle disparut derriere lui, sans qu'il put la retrouver dans aucun coin de l'appartement et deviner par ou elle s'etait echappee. Apres une perquisition scrupuleuse, une fois qu'il lui fut prouve qu'il etait bien maitre du champ de bataille, il retourna aupres de sa femme qui, pendant le combat, avait miraculeusement continue son sommeil, et, malgre le desordre _de la couche hymenee_ sur laquelle la tete avait laisse quelques traces sanglantes, il se disposait a en prendre possession; mais, au moment ou il soulevait le drap pour se glisser dessous, il s'apercut avec horreur qu'une vaste mare de sang chaud, consequence du sejour qu'y avait fait son odieux rival, occupait sa place et baignait les reins de sa fiancee. Plus d'une heure se passa sans qu'il fut parvenu a etancher ce sang, qui, malgre tous ses efforts, ne tarissait point. Un malheur n'arrive jamais seul. En tracassant dans la chambre, il renversa la lampe qui l'eclairait et demeura dans une obscurite qui augmenta son embarras. Cependant la nuit s'ecoulait; et, malgre toutes les entraves que le ciel et la terre pourraient y mettre, le magistrat avait jure que son mariage serait consomme! Apres avoir etendu sur le drap humide deux ou trois couches de linge sec, qui ne lui paraissaient pas devoir etre de long-temps traversees, il se coucha bravement dessus; et, commencant a appeler sa fiancee des noms les plus tendres, il essayait de la reveiller. Celle-ci dormait toujours. Alors il l'attira a lui, l'enlaca dans ses bras et la couvrit de baisers; elle continua son sommeil et parut insensible a toutes ses caresses. Que signifiait cela? etait-ce une feinte de jeune fille qui donnait pour n'avoir point a faire les honneurs de sa virginite mourante? Dans cette nuit de sabbat, un sommeil surnaturel s'etait-il abattu sur ses yeux? Dans ce moment, le jour devait commencer a poindre; esperant que ses premiers rayons acheveraient de rompre tous les enchantemens odieux auxquels il avait ete en proie, M. Desalleux se leva et alla ouvrir les persiennes et les rideaux de ses fenetres, pour laisser penetrer dans l'appartement la clarte matinale; alors le malheureux vit pourquoi ce sang ne tarissait point. Emporte par son fougueux courage, dans son duel avec la tete de Pierre Leroux, lorsqu'il croyait frapper sur elle, il avait frappe sur la tete de sa bien-aimee: le coup avait ete si rudement porte qu'elle etait morte sans meme laisser echapper un soupir; et, a l'heure ou il la contemplait, son sang n'avait pas encore fini de couler par une profonde ouverture qu'il lui avait faite a la tempe gauche. Nous laissons aux physiologistes a expliquer ce phenomene: mais en voyant qu'il avait tue sa femme, il fut saisi d'un acces de rire inextinguible, qui durait encore au moment ou sa belle-mere vint frapper a la porte de la chambre, pour savoir comment les epoux avaient passe la nuit. Son effroyable gaiete redoubla lorsqu'il entendit la voix de la mere de la defunte. Courant lui ouvrir, il la saisit par le bras; et, la trainant en face du lit pour qu'elle contemplat bien ce beau spectacle, il fut atteint d'un redoublement de rire qui ne se calma que quand il vint a haleter sous un hoquet furieux. Accourus au cri terrible qu'avait jete la pauvre mere avant de s'evanouir, tous les habitans de la maison furent temoins de cette horrible scene, dont le bruit ne tarda pas a se repandre dans la ville. Le matin meme, sur un mandat du procureur-general, M. Desalleux fut conduit dans la prison criminelle d'Orleans, et on a remarque depuis que la chambre ou il fut depose etait celle qu'avait habitee Pierre Leroux jusqu'au moment de son execution. La fin du magistrat fut un peu moins tragique. Declare, sur l'avis unanime des medecins, atteint de monomanie et de folie furieuse, celui qui s'etait cru destine a remuer le monde par sa parole fut conduit a l'hopital des fous, et, durant plus de six mois, on le tint enchaine dans une cellule obscure. Au bout de ce temps, comme il n'avait donne aucun signe de ferocite, on lui ota sa chaine et il fut mis a un regime plus doux. Aussitot qu'il eut la liberte de ses mouvemens, une etrange folie, qui ne le quitta plus, se declara chez lui; il croyait etre artiste funambule, et, du matin au soir, il dansait avec les gestes et tout les mouvemens d'un homme qui tient un balancier et qui marche sure une corde. Un libraire d'Orleans a eu l'idee de recueillir en un volume les plaidoyers qu'il avait prononces durant sa courte carriere oratoire. Trois editions successives en ont ete enlevees. L'editeur en prepare une quatrieme en ce moment. LE GRAND D'ESPAGNE. Lors de l'expedition entreprise en 1823-4, par le roi Louis XVIII, pour sauver Ferdinand VII du regime constitutionnel, je me trouvais, par hasard, a Tours, sur la route d'Espagne. La veille de mon depart, j'allai au bal chez une des plus aimables femmes de cette ville ou l'on sait s'amusait mieux que dans aucune autre capitale de province; et, peu de temps avant le souper, car on soupe encore a Tours, je me joignis a un groupe de causeurs au milieu duquel un monsieur qui m'etait inconnu racontait une aventure. L'orateur, venu fort tard au bal, avait, je crois, dine chez le receveur general. En entrant, il s'etait mis a une table d'ecarte; puis, apres avoir _passe_ plusieurs fois, au grand contentement de ses parieurs, dont le _cote_ perdait, il s'etait leve, vaincu par un sous-lieutenant de carabiniers; et, pour se consoler, il avait pris part a une conversation sur l'Espagne, sujet habituel de mille dissertations inutiles. Pendant le recit, j'examinais avec un interet involontaire la figure et la personne du narrateur. C'etait un de ces etres a mille faces qui ont des ressemblances avec tant de types que l'observateur reste indecis, et ne sait s'il faut les classer parmi les gens de genie obscurs ou parmi les intrigans subalternes. D'abord il etait decore d'un ruban rouge; or ce symbole trop prodigue ne prejuge plus rien en faveur de personne; il avait un habit vert, et je n'aime pas les habits verts au bal, lorsque la mode ordonne a tout le monde d'y porter un habit noir; puis il avait de petites boucles d'acier a ses souliers, au lieu d'un noeud de ruban; sa culotte etait d'un casimir horriblement use, sa cravate mal mise; bref, je vis bien qu'il ne tenait pas beaucoup au costume: ce pouvait etre un artiste! Ses manieres et sa voix avaient je ne sais quoi de commun, et sa figure, en proie aux rougeurs que les travaux de la digestion y imprimaient, ne rehaussait par aucun trait saillant l'ensemble de sa personne; il avait le front decouvert et peu de cheveux sur la tete. D'apres tous ces diagnostics, j'hesitais a en faire, soit un conseiller de prefecture, soit un ancien commissaire des guerres; lorsque, lui voyant poser la main sur la manche de son voisin d'une maniere magistrale, je le jetai dans la classe des plumitifs, des bureaucrates et consorts. Enfin je fus tout-a-fait convaincu de la verite de mon observation en remarquant qu'il n'etait ecoute que pour son histoire; aucun de ses auditeurs ne lui accordait cette attention soumise et ces regards complaisans qui sont le privilege des gens hautement consideres. Je ne sais si vous voyez bien l'homme, se bourrant le nez de prises de tabac, parlant avec la prestesse des gens empresses de finir leur discours, de peur qu'on ne les abandonne; du reste s'exprimant avec une grande facilite, contant bien, peignant d'un trait, et jovial comme un loustic de regiment. Pour vous sauver l'ennui des digressions, je me permets de traduire son histoire en style de conteur, et d'y donner cette facon didactique necessaire aux recits qui, de la causerie familiere, passent a l'etat typographique. Quelque temps apres son entree a Madrid, le grand-duc de Berg invita les principaux personnages de cette ville a une fete francaise offerte par l'armee a la capitale nouvellement conquise. Malgre la splendeur du gala, les Espagnols n'y furent pas tres-rieurs; leurs femmes danserent peu; en somme, les convies jouerent, et perdirent ou gagnerent beaucoup. Les jardins du palais etaient illumines assez splendidement pour que les dames pussent s'y promener avec autant de securite qu'elles l'eussent fait en plein jour... La fete etait imperialement belle, et rien ne fut epargne dans le but de donner aux Espagnols une haute idee de l'empereur, s'ils voulaient le juger d'apres ses lieutenans. Dans un bosquet assez voisin du palais, entre une heure et deux du matin, plusieurs militaires francais s'entretenaient des chances de la guerre, et de l'avenir peu rassurant que pronostiquait l'attitude meme des Espagnols presens a cette pompeuse fete. --Ma foi, dit un Francais dont le costume indiquait le chirurgien en chef de quelque corps d'armee, hier j'ai formellement demande mon rappel au prince Murat. Sans avoir precisement peur de laisser mes os dans la Peninsule, je prefere aller panser les blessures faites par nos bons voisins les Allemands; leurs armes ne vont pas si avant dans le torse que les poignards castillans... Puis, la crainte de l'Espagne est, chez moi, comme une superstition... Des mon enfance j'ai lu des livres espagnols, un tas d'aventures sombres et mille histoires de ce pays, qui m'ont vivement prevenu contre les moeurs de ses habitans... Eh bien! depuis notre entree a Madrid, il m'est arrive d'etre deja, sinon le heros, du moins le complice de quelque perilleuse intrigue, aussi noire, aussi obscure que peut l'etre un roman de lady Radcliffe... Or comme j'ecoute assez mes pressentimens, des demain je detale... Murat ne me refusera certes pas mon conge; car, nous autres, graces aux services secrets que nous rendons, nous avons des protections toujours efficaces... --Puisque tu tires ta crampe, dis-nous ton evenement!... s'ecria un colonel, vieux republicain qui du beau langage et des courtisaneries imperiales ne se souciait guere. La-dessus le chirurgien en chef regarda soigneusement autour de lui, parut chercher a reconnaitre les figures de ceux qui l'environnaient; et, sur qu'aucun Espagnol n'etait dans le voisinage, il dit: --Puisque nous sommes tous Francais!... volontiers, colonel Charrin... --Il y a six jours, reprit-il, je revenais tranquillement a mon logis, vers onze heures du soir, apres avoir quitte le general Latour, dont l'hotel se trouve a quelques pas du mien, dans ma rue; nous sortions tous deux de chez l'ordonnateur en chef, ou nous avions fait une bouillotte assez animee... Tout a coup, au coin d'une petite rue, deux inconnus, ou plutot deux diables, se jettent sur moi, et m'entortillent la tete et les bras dans un grand manteau... Je criai, vous devez me croire, comme un chien fouette; mais le drap etouffa ma voix, puis je fus transporte dans une voiture avec une rapidite merveilleuse; et, quand mes deux compagnons me debarrasserent du sacre manteau, j'entendis une voix de femme et ces desolantes paroles dites en mauvais francais: --Si vous criez ou si vous faites mine de vous echapper, si vous vous permettez le moindre geste equivoque, le monsieur qui est devant vous est capable de vous poignarder sans scrupule. Ainsi tenez-vous tranquille. Maintenant je vais vous apprendre la cause de votre enlevement... Si vous voulez vous donner la peine d'etendre votre main vers moi, vous trouverez entre nous deux vos instrumens de chirurgie que nous avons envoye chercher chez vous de votre part; ils vous seront sans doute necessaires. Nous vous emmenons dans une maison ou votre presence est indispensable... Il s'agit de sauver l'honneur d'une dame. Elle est en ce moment sur le point d'accoucher d'un enfant dont elle fait present a son amant a l'insu de son mari. Quoique celui-ci quitte peu sa femme dont il est toujours passionnement epris, et qu'il la surveille avec toute l'attention de la jalousie espagnole, elle a su lui cacher sa grossesse. Il la croit malade. Nous vous emmenons pour faire l'accouchement. Ainsi vous voyez que les dangers de l'entreprise ne vous concernent pas: seulement obeissez-nous; autrement l'ami de cette dame, qui est en face de vous dans la voiture, et qui ne sait pas un mot de francais, vous poignarderait a la moindre imprudence... --Et qui etes-vous, lui dis-je en cherchant la main de mon interlocutrice, dont le bras etait enveloppe dans la manche d'un habit d'uniforme... --Je suis la camariste de madame, sa confidente, et toute prete a vous recompenser par moi-meme, si vous vous pretez galamment aux exigences de notre situation. --Volontiers!... dis-je en me voyant embarque de force dans une aventure dangereuse. Alors, a la faveur de l'ombre, je verifiai si la figure et les formes de la camariste etaient en harmonie avec toutes les idees que les sons riches et gutturaux de sa voix m'avaient inspirees... La camariste s'etait sans doute soumise par avance a tous les hasards de ce singulier enlevement, car elle garda le plus complaisant de tous les silences, et la voiture n'eut pas roule pendant plus de dix minutes dans Madrid qu'elle recut et me rendit un baiser tres-passionne. Le monsieur que j'avais en vis-a-vis ne s'offensa point de quelques coups de pied dont je le gratifiai fort involontairement; mais comme il n'entendait pas le francais, je presume qu'il n'y fit pas attention. --Je ne puis etre votre maitresse qu'a une seule condition, me dit la camariste en reponse aux betises que je lui debitais, emporte par la chaleur d'une passion improvisee, a laquelle tout faisait obstacle. --Et laquelle?... --Vous ne chercherez jamais a savoir a qui j'appartiens... Si je viens chez vous, ce sera de nuit, et vous me recevrez sans lumiere. Notre conversation en etait la quand la voiture arriva pres d'un mur de jardin. --Laissez-moi vous bander les yeux!... me dit la camariste; mais vous vous appuyerez sur mon bras, et je vous conduirai moi-meme. Puis la camariste me serra sur les yeux et noua fortement derriere ma tete un mouchoir tres-epais. J'entendis le bruit d'une clef mise avec precaution dans la serrure d'une petite porte sans doute par le silencieux amant que j'avais eu pour vis-a-vis; et bientot la femme de chambre, au corps cambre, et qui avait du _meneho_ dans son allure, me conduisit, a travers les allees sablees d'un grand jardin, jusqu'a un certain endroit, ou elle s'arreta. Par le bruit que nos pas firent dans l'air, je presumai que nous etions devant la maison. --Silence, maintenant!... me dit-elle a l'oreille, et veillez bien sur vous-meme!... Ne perdez pas de vue un seul de mes signes, car je ne pourrai plus vous parler sans danger pour nous deux, et il s'agit en ce moment de vous sauver la vie. Puis, elle ajouta, mais a haute voix: --Madame est dans une chambre au rez-de-chaussee; pour y arriver, il nous faudra passer dans la chambre et devant le lit de son mari; ainsi ne toussez pas, marchez doucement, et suivez-moi bien, de peur de heurter quelques meubles, ou de mettre les pieds hors du tapis que j'ai dispose sous nos pas... Ici l'amant grogna sourdement, comme un homme impatiente de tant de retards. La camariste se tut; j'entendis ouvrir une porte, je sentis l'air chaud d'un appartement, et nous allames a pas de loup, comme des voleurs en expedition. Enfin la douce main de la camariste m'ota mon bandeau. Je me trouvai dans une grande chambre, haute d'etage, et mal eclairee par une seule lampe fumeuse. La fenetre etait ouverte, mais elle avait ete garnie de gros barreaux de fer par le jaloux mari; j'etais jete la comme au fond d'un sac. Il y avait a terre, sur une natte, une femme magnifique, dont la tete etait couverte d'un voile de mousseline, mais a travers lequel ses yeux pleins de larmes brillaient de tout l'eclat des etoiles. Elle serrait avec force sur sa bouche un mouchoir de batiste, et le mordait si vigoureusement que ses dents l'avaient dechire et y etaient entrees a moitie... Jamais je n'ai vu si beau corps, mais ce corps se tordait sous la douleur comme se tord une corde de harpe jetee au feu. La malheureuse avait fait deux arcs-boutans de ses jambes, en les appuyant sur une espece de commode; et, de ses deux mains, elle se tenait aux batons d'une chaise en tendant ses bras, dont toutes les veines etaient horriblement gonflees. Elle ressemblait ainsi a un criminel dans les angoisses de la question... Du reste, pas un cri, pas d'autre bruit que le sourd craquement de ses os, et nous etions la, tous trois, muets, immobiles... Les ronflemens du mari retentissaient avec une constante regularite... Je voulus examiner la camariste, mais elle avait remis le masque dont elle s'etait sans doute debarrassee pendant la route, et je ne pus voir que deux yeux noirs et des formes bien prononcees qui bombaient fortement son uniforme. L'amant etait egalement masque. Quand il arriva, il jeta sur-le-champ des serviettes sur les jambes de sa maitresse, et replia en double sur la figure le voile de mousseline. Lorsque j'eus soigneusement observe cette femme, je reconnus, a certains symptomes jadis remarques dans une bien triste circonstance de ma vie, que l'enfant etait mort; alors je me penchai vers la camariste pour l'instruire de cet evenement. En ce moment, le defiant inconnu tira son poignard; mais j'eus le temps de tout dire a la femme-de-chambre, qui lui cria deux mots a voix basse. En entendant mon arret, l'amant eut un leger frisson qui passa sur lui de pied a la tete comme un eclair, et il me sembla voir palir sa physionomie sous son masque de velours noir. La camariste, saisissant un moment ou cet homme au desespoir regardait la mourante qui devenait violette, me montra, par un geste, des verres de limonade tout prepares sur une table, en me faisant un signe negatif. Je compris qu'il fallait m'abstenir de boire, malgre l'horrible chaleur qui me mettait en nage. Tout a coup l'amant ayant soif prit un de ces verres, et but environ la moitie de la limonade qu'il contenait. En ce moment, la dame eut une convulsion violente qui m'annonca l'heure favorable a la crise; et, prenant ma lancette, je la saignai, de force, au bras droit avec assez de bonheur. La camariste recut dans des serviettes le sang qui jaillissait abondamment; puis l'inconnue tomba dans un abattement propice a mon operation... Je m'armai de courage, et je pus, apres une heure de travail, extraire l'enfant par morceaux. L'Espagnol, ne pensant plus a m'empoisonner, en comprenant que je venais de sauver sa maitresse, pleurait sous son masque, et de grosses larmes roulaient, par instans, sur son manteau. Du reste, la femme ne jeta pas un cri, mais elle mordait son mouchoir, tressaillait comme une bete fauve surprise, et suait a grosses gouttes. Dans un instant horriblement critique, elle fit un geste pour montrer la chambre de son mari; le mari venait de se retourner; et, de nous quatre, elle seule avait entendu le froissement des draps, le bruissement du lit ou des rideaux. Nous nous arretames, et a travers les trous de leurs masques, la camariste et l'amant se jeterent des regards de feu... Profitant de cette espece de relache, j'etendis la main pour prendre le verre de limonade que l'inconnu avait entame; mais lui, croyant que j'allais boire un des verres pleins, bondit aussi legerement qu'un chat, et posa son long poignard sur les deux verres empoisonnes. Il me laissa le sien, en me faisant un signe de tete pour me dire d'en boire le reste. Il y avait tant de choses, d'idees, de sentiment, dans ce signe et dans son vif mouvement, que je lui pardonnai presque les atroces combinaisons medites pour tuer et ensevelir toute memoire de ces evenemens. Il me serra la main lorsque j'eus acheve de boire; puis, apres avoir laisse echapper un mouvement convulsif, il enveloppa lui-meme soigneusement les debris de son enfant; et quand, apres deux heures de soins et de craintes, nous eumes, la camariste et moi, recouche sa maitresse, il me serra de nouveau les mains, et mit a mon insu, dans ma poche, des diamans sur papier. Mais, par parenthese, comme j'ignorais le somptueux cadeau de l'Espagnol, mon domestique me vola ce tresor le surlendemain, et s'est enfui nanti d'une vraie fortune. Je dis a l'oreille de la femme-de-chambre, et bien bas, les precautions qui restaient a prendre; puis je manifestai l'intention d'etre libre. La camariste resta pres de sa maitresse, circonstance qui ne me rassura pas excessivement; mais je resolus de me tenir sur mes gardes. L'amant fit un paquet de l'enfant mort et des linges teints du sang de sa maitresse; puis il le serra fortement, le cacha sous son manteau; et, me passant la main sur les yeux comme pour me dire de les fermer, il sortit le premier, en m'invitant par un geste a tenir le pan de son habit; ce que je fis, non sans donner un dernier regard a la camariste. Elle arracha son masque en voyant l'Espagnol dehors, et me montra la plus delicieuse figure du monde. Je traversai les appartemens a la suite de l'amant; et quand je me trouvai dans le jardin, en plein air, j'avoue que je respirai comme si l'on m'eut ote un poids enorme de dessus la poitrine. Je marchais a une distance respectueuse de mon guide, en veillant sur ses moindres mouvemens avec la plus grande attention. Arrives a la petite porte, il me prit par la main, et m'appuya sur les levres un cachet, monte en bague, que je lui avais vu a un doigt de la main gauche. Je compris toute la valeur de ce signe eloquent. Nous nous trouvames dans la rue; et, au lieu de la voiture, deux chevaux nous attendaient. Nous montames chacun sur une des deux betes; mon Espagnol s'empara de ma bride, la tint dans sa main gauche, prit entre ses dents les guides de sa monture, car il avait son paquet sanglant dans sa main droite, et nous partimes avec la rapidite de l'eclair. Il me fut impossible de remarquer le moindre objet qui put servir a me faire reconnaitre la route que nous parcourumes. Au petit jour, je me trouvai pres de ma porte, et l'Espagnol s'enfuit, en se dirigeant vers la porte d'Atocha... --Et vous n'avez rien apercu qui puisse vous faire soupconner a quelle femme vous aviez affaire?... dit un officier au chirurgien. --Une seule chose... reprit-il. Quand je saignai l'inconnue, je remarquai sur son bras, a peu pres au milieu, une petite envie, grosse comme une lentille, et environnee de poils bruns... Puis le palais m'a paru magnifique, immense; la facade ne finissait pas... En ce moment, l'indiscret chirurgien s'arreta, palit. Tous les yeux fixes sur les siens en suivirent la direction; et les Francais virent un Espagnol enveloppe d'un manteau, dont le regard de feu brillait dans l'ombre, au milieu d'une touffe d'orangers ou il se tenait debout. L'ecouteur disparut aussitot avec une legerete de sylphe, quand un jeune sous-lieutenant s'elanca vivement sur lui. --Sarpejeu! mes amis, s'ecria le chirurgien, cet oeil de basilic m'a glace. J'entends sonner des cloches dans mes oreilles; et je vous fais mes adieux... vous m'enterrez ici!... --Es-tu bete!... dit le colonel Charrin. Lecamus s'est mis a la piste l'espion, il saura bien nous en rendre raison. --He bien! Lecamus?... s'ecrierent les officiers, en voyant revenir le sous-lieutenant tout essouffle. --Au diable!... repondit Lecamus. Il a passe, je crois, a travers les murailles; et, comme je ne pense pas qu'il soit sorcier, il est sans doute de la maison! il en connait les passages, les detours, et m'a facilement echappe. --Je suis perdu!... dit le chirurgien d'une voix sombre. --Allons, sois calme!... repondirent les officiers; nous nous mettrons a tour de role chez toi, jusqu'a ton depart... et, pour ce soir, nous t'accompagnerons. En effet, trois jeunes officiers, qui ayant perdu leur argent au jeu ne savaient plus que faire, reconduisirent le chirurgien a son logement, et s'offrirent a rester chez lui, ce qu'il accepta. Le surlendemain, il avait obtenu son renvoi en France, et faisait tous ses preparatifs pour partir avec une dame a laquelle Murat donnait une forte escorte. Il achevait de diner en compagnie de ses amis, lorsque son domestique vint le prevenir qu'une jeune dame voulait lui parler. Le chirurgien et les trois officiers descendirent aussitot; mais l'inconnue ne put que dire a son amant: --Prenez garde!... Elle tomba morte. C'etait la camariste qui, se sentant empoisonnee, esperait arriver a temps pour sauver le chirurgien. Le poison la defigura completement. --Diable! diable!... s'ecria Lecamus, voila ce qui s'appelle aimer!... il n'y a qu'une Espagnole au monde qui puisse trotter avec un monstre de poison dans son bocal!... Le chirurgien restait singulierement pensif. Enfin, pour noyer les sinistres pressentimens qui le tourmentaient, il se remit a table et but immoderement, ainsi que ses compagnons; puis tous, a moitie ivres, se coucherent de bonne heure. Au milieu de la nuit, le chirurgien fut reveille par le bruit aigu que firent les anneaux de ses rideaux violemment tires sur les tringles. Il se mit sur son seant, en proie a cette trepidation mecanique de toutes les fibres qui nous saisit au moment d'un semblable reveil. Alors il vit, debout devant lui, un Espagnol enveloppe dans son manteau. L'inconnu lui jetait le meme regard brulant, parti du buisson pendant la fete, et par lequel il avait deja ete si fatalement saisi. Le chirurgien cria: Au secours!... A moi, mes amis! Mais, a ce cri de detresse, l'Espagnol repondit d'abord par un rire amer: --L'opium croit pour tout le monde!... dit-il. Puis, apres cette espece de sentence, il lui montra ses trois amis profondement endormis; et, tirant avec brusquerie de dessous son manteau un bras de femme recemment coupe, il le presenta vivement au chirurgien, en lui montrant un signe semblable a celui qu'il avait si imprudemment decrit: --Est-ce bien le meme?... demanda-t-il. A la lueur d'une lanterne posee sur le lit, le chirurgien, glace d'effroi, repondit par un signe de tete; et, sans plus ample information, le mari de l'inconnu lui plongea son poignard dans le coeur!... --Le conte est furieusement brun, dit un des auditeurs, mais il est encore plus invraisemblable; car pourriez-vous m'expliquer qui, du mort ou de l'Espagnol, vous a raconte cela?... --Monsieur, repondit le narrateur, pique de l'observation, comme fort heureusement le coup de poignard que j'ai recu a glisse a droite au lieu d'aller a gauche, vous me permettrez de savoir un peu ma propre histoire... Je vous jure qu'il y a encore des nuits ou je vois en reve les deux sacres yeux... L'ancien chirurgien en chef s'arreta, palit, et resta, la bouche ouverte, dans un veritable etat d'epilepsie. Nous nous retournames tous du cote du salon. A la porte etait un grand d'Espagne, un _afrancesados_ en exil, et arrive depuis quinze jours en Touraine, avec sa famille. Il apparaissait pour la premiere fois dans le monde; et, venu fort tard, il visitait les salons, accompagne de sa femme dont le bras droit restait immobile. Nous nous separames en silence pour laisser passer ce couple, que nous ne vimes pas sans une emotion profonde. C'etait un vrai tableau de Murillo! Le mari avait, sous des orbites creuses et noircis, des yeux de feu. Sa face etait dessechee, son crane sans cheveux, et son corps d'une maigreur effroyable.--La femme!... imaginez-la?--non!--vous ne la feriez pas vraie.--Elle avait une admirable taille; elle etait pale, mais belle encore; son teint, par un privilege inoui pour une Espagnole, etait eclatant de blancheur; mais son regard tombait sur vous comme un jet de plomb fondu... son beau front, orne de perles, et blanc, ressemblait au marbre d'une tombe; il y avait un mort enseveli dans son coeur!... C'etait la douleur espagnole dans tout son lustre. Inutile de dire que le chirurgien avait disparu. --Madame, demandai-je a la comtesse vers la fin de la soiree, par quel evenement avez-vous donc perdu le bras? --Dans la guerre de l'independance... dit-elle. End of the Project Gutenberg EBook of Contes bruns by Honore de Balzac, Philarete Chasles et Charles Rabou *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES BRUNS *** ***** This file should be named 11766.txt or 11766.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/1/7/6/11766/ Produced by Tonya Allen, Renald Levesque and PG Distributed Proofreaders Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at https://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. 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