The Project Gutenberg EBook of Fort comme la mort, by Guy de Maupassant This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Fort comme la mort Author: Guy de Maupassant Release Date: March 5, 2004 [EBook #11450] [Date last updated: May 18, 2014] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK FORT COMME LA MORT *** Produced by Miranda van de Heijning, Renald Levesque and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. GUY DE MAUPASSANT FORT COMME LA MORT PREMIERE PARTIE I Le jour tombait dans le vaste atelier par la baie ouverte du plafond. C'etait un grand carre de lumiere eclatante et bleue, un trou clair sur un infini lointain d'azur, ou passaient, rapides, des vols d'oiseaux. Mais a peine entree dans la haute piece severe et drapee, la clarte joyeuse du ciel s'attenuait, devenait douce, s'endormait sur les etoffes, allait mourir dans les portieres, eclairait a peine les coins sombres ou, seuls, les cadres d'or s'allumaient comme des feux. La paix et le sommeil semblaient emprisonnes la dedans, la paix des maisons d'artistes ou l'ame humaine a travaille. En ces murs que la pensee habite, ou la pensee s'agite, s'epuise en des efforts violents, il semble que tout soit las, accable, des qu'elle s'apaise. Tout semble mort apres ces crises de vie; et tout repose, les meubles, les etoffes, les grands personnages inacheves sur les toiles, comme si le logis entier avait souffert de la fatigue du maitre, avait peine avec lui, prenant part, tous les jours, a sa lutte recommencee. Une vague odeur engourdissante de peinture, de terebenthine et de tabac flottait, captee par les tapis et les sieges; et aucun autre bruit ne troublait le lourd silence que les cris vifs et courts des hirondelles qui passaient sur le chassis ouvert, et la longue rumeur confuse de Paris a peine entendue par-dessus les toits. Rien ne remuait que la montee intermittente d'un petit nuage de fumee bleue s'elevant vers le plafond a chaque bouffee de cigarette qu'Olivier Bertin, allonge sur son divan, soufflait lentement entre ses levres. Le regard perdu dans le ciel lointain, il cherchait le sujet d'un nouveau tableau. Qu'allait-il faire? Il n'en savait rien encore. Ce n'etait point d'ailleurs un artiste resolu et sur de lui, mais un inquiet dont l'inspiration indecise hesitait sans cesse entre toutes les manifestations de l'art. Riche, illustre, ayant conquis tous les honneurs, il demeurait, vers la fin de sa vie, l'homme qui ne sait pas encore au juste vers quel ideal il a marche. Il avait ete prix de Rome, defenseur des traditions, evocateur, apres tant d'autres, des grandes scenes de l'histoire; puis, modernisant ses tendances, il avait peint des hommes vivants avec des souvenirs classiques. Intelligent, enthousiaste, travailleur tenace au reve changeant, epris de son art qu'il connaissait a merveille, il avait acquis, grace a la finesse de son esprit, des qualites d'execution remarquables et une grande souplesse de talent nee en partie de ses hesitations et de ses tentatives dans tous les genres. Peut-etre aussi l'engouement brusque du monde pour ses oeuvres elegantes, distinguees et correctes, avait-il influence sa nature en l'empechant d'etre ce qu'il serait normalement devenu. Depuis le triomphe du debut, le desir de plaire toujours le troublait sans qu'il s'en rendit compte, modifiait secretement sa voie, attenuait ses convictions. Ce desir de plaire, d'ailleurs, apparaissait chez lui sous toutes les formes et avait contribue beaucoup a sa gloire. L'amenite de ses manieres, toutes les habitudes de sa vie, le soin qu'il prenait de sa personne, son ancienne reputation de force et d'adresse, d'homme d'epee et de cheval, avaient fait un cortege de petites notorietes a sa celebrite croissante. Apres _Cleopatre,_ la premiere toile qui l'illustra jadis, Paris brusquement s'etait epris de lui, l'avait adopte, fete, et il etait devenu soudain un de ces brillants artistes mondains qu'on rencontre au bois, que les salons se disputent, que l'Institut accueille des leur jeunesse. Il y etait entre en conquerant avec l'approbation de la ville entiere. La fortune l'avait conduit ainsi jusqu'aux approches de la vieillesse, en le choyant et le caressant. Donc, sous l'influence de la belle journee qu'il sentait epanouie au dehors, il cherchait un sujet poetique. Un peu engourdi d'ailleurs par sa cigarette et son dejeuner, il revassait, le regard en l'air, esquissant dans l'azur des figures rapides, des femmes gracieuses dans une allee du bois ou sur le trottoir d'une rue, des amoureux au bord de l'eau, toutes les fantaisies galantes ou se complaisait sa pensee. Les images changeantes se dessinaient au ciel, vagues et mobiles dans l'hallucination coloree de son oeil; et les hirondelles qui rayaient l'espace d'un vol incessant de fleches lancees semblaient vouloir les effacer en les biffant comme des traits de plume. Il ne trouvait rien! Toutes les figures entrevues ressemblaient a quelque chose qu'il avait fait deja, toutes les femmes apparues etaient les filles ou les soeurs de celles qu'avait enfantees son caprice d'artiste; et la crainte encore confuse, dont il etait obsede depuis un an, d'etre vide, d'avoir fait le tour de ses sujets, d'avoir tari son inspiration, se precisait devant cette revue de son oeuvre, devant cette impuissance a rever du nouveau, a decouvrir de l'inconnu. Il se leva mollement pour chercher dans ses cartons parmi ses projets delaisses s'il ne trouverait point quelque chose qui eveillerait une idee en lui. Tout en soufflant sa fumee, il se mit a feuilleter les esquisses, les croquis, les dessins qu'il gardait enfermes en une grande armoire ancienne; puis, vite degoute de ces vaines recherches, l'esprit meurtri par une courbature, il rejeta sa cigarette, siffla un air qui courait les rues et, se baissant, ramassa sous une chaise un pesant haltere qui trainait. Ayant releve de l'autre main une draperie voilant la glace qui lui servait a controler la justesse des poses, a verifier les perspectives, a mettre a l'epreuve la verite, et s'etant place juste en face, il jongla en se regardant. Il avait ete celebre dans les ateliers pour sa force, puis dans le monde pour sa beaute. L'age, maintenant, pesait sur lui, l'alourdissait. Grand, les epaules larges, la poitrine pleine, il avait pris du ventre comme un ancien lutteur, bien qu'il continuat a faire des armes tous les jours et a monter a cheval avec assiduite. La tete etait restee remarquable, aussi belle qu'autrefois, bien que differente. Les cheveux blancs, drus et courts, avivaient son oeil noir sous d'epais sourcils gris. Sa moustache forte, une moustache de vieux soldat, etait demeuree presque brune et donnait a sa figure un rare caractere d'energie et de fierte. Debout devant la glace, les talons unis, le corps droit, il faisait decrire aux deux boules de fonte tous les mouvements ordonnes, au bout de son bras musculeux, dont il suivait d'un regard complaisant l'effort tranquille et puissant. Mais soudain, au fond du miroir ou se refletait l'atelier tout entier, il vit remuer une portiere, puis une tete de femme parut, rien qu'une tete qui regardait. Une voix, derriere lui, demanda: --On est ici? Il repondit:--Present--en se retournant. Puis jetant son haltere sur le tapis, il courut vers la porte avec une souplesse un peu forcee. Une femme entrait, en toilette claire. Quand ils se furent serre la main: --Vous vous exerciez, dit-elle. --Oui, dit-il, je faisais le paon, et je me suis laisse surprendre. Elle rit et reprit: --La loge de votre concierge etait vide et, comme je vous sais toujours seul a cette heure-ci, je suis entree sans me faire annoncer. Il la regardait. --Bigre! comme vous etes belle. Quel chic! --Oui, j'ai une robe neuve. La trouvez-vous jolie? --Charmante, d'une grande harmonie. Ah! on peut dire qu'aujourd'hui on a le sentiment des nuances. Il tournait autour d'elle, tapotait l'etoffe, modifiait du bout des doigts l'ordonnance des plis, en homme qui sait la toilette comme un couturier, ayant employe, durant toute sa vie, sa pensee d'artiste et ses muscles d'athlete a raconter, avec la barbe mince des pinceaux, les modes changeantes et delicates, a reveler la grace feminine enfermee et captive en des armures de velours et de soie ou sous la neige des dentelles. Il finit par declarer: --C'est tres reussi. Ca vous va tres bien. Elle se laissait admirer, contente d'etre jolie et de lui plaire. Plus toute jeune, mais encore belle, pas tres grande, un peu forte, mais fraiche avec cet eclat qui donne a la chair de quarante ans une saveur de maturite, elle avait l'air d'une de ces roses qui s'epanouissent indefiniment jusqu'a ce que, trop fleuries, elles tombent en une heure. Elle gardait sous ses cheveux blonds la grace alerte et jeune de ces Parisiennes qui ne vieillissent pas, qui portent en elles une force surprenante de vie, une provision inepuisable de resistance, et qui, pendant vingt ans, restent pareilles, indestructibles et triomphantes, soigneuses avant tout de leur corps et economes de leur sante. Elle leva son voile et murmura: --Eh bien, on ne m'embrasse pas? --J'ai fume, dit-il. Elle fit:--Pouah.--Puis, tendant ses levres:--Tant pis. Et leurs bouches se rencontrerent. Il enleva son ombrelle et la devetit de sa jaquette printaniere, avec des mouvements prompts et surs, habitues a cette manoeuvre familiere. Comme elle s'asseyait ensuite sur le divan, il demanda avec interet: --Votre mari va bien? --Tres bien, il doit meme parler a la Chambre en ce moment. --Ah! Sur quoi donc? --Sans doute sur les betteraves ou les huiles de colza, comme toujours. Son mari, le comte de Guilleroy, depute de l'Eure, s'etait fait une specialite de toutes les questions agricoles. Mais ayant apercu dans un coin une esquisse qu'elle ne connaissait pas, elle traversa l'atelier, en demandant: --Qu'est-ce que cela? --Un pastel que je commence, le portrait de la princesse de Ponteve. --Vous savez, dit-elle gravement, que si vous vous remettez a faire des portraits de femme, je fermerai votre atelier. Je sais trop ou ca mene, ce travail-la. --Oh! dit-il, on ne fait pas deux fois un portrait d'Any. --Je l'espere bien. Elle examinait le pastel commence en femme qui sait les questions d'art. Elle s'eloigna, se rapprocha, fit un abat-jour de sa main, chercha la place d'ou l'esquisse etait le mieux en lumiere, puis elle se declara satisfaite. --Il est fort bon. Vous reussissez tres bien le pastel. Il murmura, flatte: --Vous trouvez? --Oui, c'est un art delicat ou il faut beaucoup de distinction. Ca n'est pas fait pour les macons de la peinture. Depuis douze ans elle accentuait son penchant vers l'art distingue, combattait ses retours vers la simple realite, et par des considerations d'elegance mondaine, elle le poussait tendrement vers un ideal de grace un peu maniere et factice. Elle demanda: --Comment est-elle, la princesse? Il dut lui donner mille details de toute sorte, ces details minutieux ou se complait la curiosite jalouse et subtile des femmes, en passant des remarques sur la toilette aux considerations sur l'esprit. Et soudain: --Est-elle coquette avec vous? Il rit et jura que non. Alors, posant ses deux mains sur les epaules du peintre, elle le regarda fixement. L'ardeur de l'interrogation faisait fremir la pupille ronde au milieu de l'iris bleu tache d'imperceptibles points noirs comme des eclaboussures d'encre. Elle murmura de nouveau: --Bien vrai, elle n'est pas coquette? --Oh! bien vrai. Elle ajouta: --Je suis tranquille d'ailleurs. Vous n'aimerez plus que moi maintenant. C'est fini, fini pour d'autres. Il est trop tard, mon pauvre ami. Il fut effleure par ce leger frisson penible qui frole le coeur des hommes murs quand on leur parle de leur age, et il murmura: --Aujourd'hui, demain, comme hier, il n'y a eu et il n'y aura que vous en ma vie, Any. Elle lui prit alors le bras, et retournant vers le divan, le fit asseoir a cote d'elle. --A quoi pensiez-vous? --Je cherche un sujet de tableau. --Quoi donc? --Je ne sais pas, puisque je cherche. --Qu'avez-vous fait ces jours-ci? Il dut lui raconter toutes les visites qu'il avait recues, les diners et les soirees, les conversations et les potins. Ils s'interessaient l'un et l'autre d'ailleurs a toutes ces choses futiles et familieres de l'existence mondaine. Les petites rivalites, les liaisons connues ou soupconnees, les jugements tout faits, mille fois redits, mille fois entendus, sur les memes personnes, les memes evenements et les memes opinions, emportaient et noyaient leurs esprits dans ce fleuve trouble et agite qu'on appelle la vie parisienne. Connaissant tout le monde, dans tous les mondes, lui comme artiste devant qui toutes les portes s'etaient ouvertes, elle comme femme elegante d'un depute conservateur, ils etaient exerces a ce sport de la causerie francaise fine, banale, aimablement malveillante, inutilement spirituelle, vulgairement distinguee qui donne une reputation particuliere et tres enviee a ceux dont la langue s'est assouplie a ce bavardage medisant. --Quand venez-vous diner? demanda-t-elle tout a coup. --Quand vous voudrez. Dites votre jour. --Vendredi. J'aurai la duchesse de Mortemain, les Corbelle et Musadieu, pour feter le retour de ma fillette qui arrive ce soir. Mais ne le dites pas. C'est un secret. --Oh! mais oui, j'accepte. Je serai ravi de retrouver Annette. Je ne l'ai pas vue depuis trois ans. --C'est vrai! Depuis trois ans! Elevee d'abord a Paris chez ses parents, Annette etait devenue l'affection derniere et passionnee de sa grand'mere, Mme Paradin, qui, presque aveugle, demeurait toute l'annee dans la propriete de son gendre, au chateau de Roncieres, dans l'Eure. Peu a peu, la vieille femme avait garde de plus en plus l'enfant pres d'elle et, comme les Guilleroy passaient presque la moitie de leur vie en ce domaine ou les appelaient sans cesse des interets de toute sorte, agricoles et electoraux, on avait fini par ne plus amener a Paris, que de temps en temps la fillette, qui preferait d'ailleurs la vie libre et remuante de la campagne a la vie cloitree de la ville. Depuis trois ans elle n'y etait meme pas venue une seule fois, la comtesse preferant l'en tenir tout a fait eloignee, afin de ne point eveiller en elle un gout nouveau avant le jour fixe pour son entree dans le monde. Mme de Guilleroy lui avait donne la-bas deux institutrices fort diplomees, et elle multipliait ses voyages aupres de sa mere et de sa fille. Le sejour d'Annette au chateau etait d'ailleurs rendu presque necessaire par la presence de la vieille femme. Autrefois, Olivier Bertin allait chaque ete passer six semaines ou deux mois a Roncieres; mais depuis trois ans des rhumatismes l'avaient entraine en des villes d'eaux lointaines qui avaient tellement ravive son amour de Paris, qu'il ne le pouvait plus quitter en y rentrant. La jeune fille, en principe, n'aurait du revenir qu'a l'automne, mais son pere avait brusquement concu un projet de mariage pour elle, et il la rappelait afin qu'elle rencontrat immediatement celui qu'il lui destinait comme fiance, le marquis de Farandal. Cette combinaison, d'ailleurs, etait tenue tres secrete, et seul Olivier Bertin en avait recu la confidence de madame de Guilleroy. Donc il demanda: --Alors l'idee de votre mari est bien arretee? --Oui, je la crois meme tres heureuse. Puis ils parlerent d'autres choses. Elle revint a la peinture et voulut le decider a faire un Christ. Il resistait, jugeant qu'il y en avait deja assez par le monde; mais elle tenait bon, obstinee, et elle s'impatientait. --Oh! si je savais dessiner, je vous montrerais ma pensee; ce serait tres nouveau, tres hardi. On le descend de la croix et l'homme qui a detache les mains laisse echapper tout le haut du corps. Il tombe et s'abat sur la foule qui leve les bras pour le recevoir et le soutenir. Comprenez-vous bien? Oui, il comprenait; il trouvait meme la conception originale, mais il se sentait dans une veine de modernite, et, comme son amie etait etendue sur le divan, un pied tombant, chausse d'un fin soulier, et donnant a l'oeil la sensation de la chair a travers le bas presque transparent, il s'ecria: --Tenez, tenez, voila ce qu'il faut peindre, voila la vie: un pied de femme au bord d'une robe! On peut mettre tout la dedans, de la verite, du desir, de la poesie. Rien n'est plus gracieux, plus joli qu'un pied de femme, et quel mystere ensuite: la jambe cachee, perdue et devinee sous cette etoffe! S'etant assis par terre, a la turque, il saisit le soulier et l'enleva; et le pied, sorti de sa gaine de cuir, s'agita comme une petite bete remuante, surprise d'etre laissee libre. Bertin repetait: --Est-ce fin, et distingue, et materiel, plus materiel que la main. Montrez votre main, Any! Elle avait de longs gants, montant jusqu'au coude. Pour en oter un, elle le prit tout en haut par le bord et vivement le fit glisser, en le retournant a la facon d'une peau de serpent qu'on arrache. Le bras apparut, pale, gras, rond, devetu si vite qu'il fit surgir l'idee d'une nudite complete et hardie. Alors, elle tendit sa main en la laissant pendre au bout du poignet. Les bagues brillaient sur ses doigts blancs; et les ongles roses, tres effiles, semblaient des griffes amoureuses poussees au bout de cette mignonne patte de femme. Olivier Bertin, doucement, la maniait en l'admirant. Il faisait remuer les doigts comme des joujoux de chair, et il disait: --Quelle drole de chose! Quelle drole de chose! Quel gentil petit membre, intelligent et adroit, qui execute tout ce qu'on veut, des livres, de la dentelle, des maisons, des pyramides, des locomotives, de la patisserie, ou des caresses, ce qui est encore sa meilleure besogne. Il enlevait les bagues une a une; et comme l'alliance, un fil d'or, tombait a son tour, il murmura en souriant: --La loi. Saluons. --Bete! dit elle, un peu froissee. Il avait toujours eu l'esprit gouailleur, cette tendance francaise qui mele une apparence d'ironie aux sentiments les plus serieux, et souvent il la contristait sans le vouloir, sans savoir saisir les distinctions subtiles des femmes, et discerner les limites des departements sacres, comme il disait. Elle se fachait surtout chaque fois qu'il parlait avec une nuance de blague familiere de leur liaison si longue qu'il affirmait etre le plus bel exemple d'amour du dix-neuvieme siecle. Elle demanda, apres un silence: --Vous nous menerez au vernissage, Annette et moi? --Je crois bien. Alors, elle l'interrogea sur les meilleures toiles du prochain Salon, dont l'ouverture devait avoir lieu dans quinze jours. Mais soudain, saisie peut-etre par le souvenir d'une course oubliee: --Allons, donnez-moi mon soulier. Je m'en vais. Il jouait reveusement avec la chaussure legere en la tournant et la retournant dans ses mains distraites. Il se pencha, baisa le pied qui semblait flotter entre la robe et le tapis et qui ne remuait plus, un peu refroidi par l'air, puis il le chaussa; et Mme de Guilleroy, s'etant levee, alla vers la table ou trainaient des papiers, des lettres ouvertes, vieilles et recentes, a cote d'un encrier de peintre ou l'encre ancienne etait sechee. Elle regardait d'un oeil curieux, touchait aux feuilles, les soulevait pour voir dessous. Il dit en s'approchant d'elle: --Vous allez deranger mon desordre. Sans repondre, elle demanda: --Quel est ce monsieur qui veut acheter vos _Baigneuses_? --Un Americain que je ne connais pas. --Avez-vous consenti pour la _Chanteuse des rues_? --Oui. Dix mille. --Vous avez bien fait. C'etait gentil, mais pas exceptionnel. Adieu, cher. Elle tendit alors sa joue, qu'il effleura d'un calme baiser; et elle disparut sous la portiere, apres avoir dit, a mi-voix: --Vendredi, huit heures. Je ne veux point que vous me reconduisiez. Vous le savez bien. Adieu. Quand elle fut partie, il ralluma d'abord une cigarette, puis se mit a marcher a pas lents a travers son atelier. Tout le passe de cette liaison se deroulait devant lui. Il se rappelait les details lointains disparus, les recherchait en les enchainant l'un a l'autre, s'interessait tout seul a cette chasse aux souvenirs. C'etait au moment ou il venait de se lever comme un astre sur l'horizon du Paris artiste, alors que les peintres avaient accapare toute la faveur du public et peuplaient un quartier d'hotels magnifiques gagnes en quelques coups de pinceau. Bertin, apres son retour de Rome, en 1864, etait demeure quelques annees sans succes et sans renom; puis soudain, en 1868, il exposa sa _Cleopatre_ et fut en quelques jours porte aux nues par la critique et le public. En 1872, apres la guerre, apres que la mort d'Henri Regnault eut fait a tous ses confreres une sorte de piedestal de gloire, une _Jocaste_, sujet hardi, classa Bertin parmi les audacieux, bien que son execution sagement originale le fit gouter quand meme par les academiques. En 1873, une premiere medaille le mit hors concours avec sa _Juive d'Alger_ qu'il donna au retour d'un voyage en Afrique; et un portrait de la princesse de Salia, en 1874, le fit considerer, dans le monde elegant, comme le premier portraitiste de son epoque. De ce jour, il devint le peintre cheri de la Parisienne et des Parisiennes, l'interprete le plus adroit et le plus ingenieux de leur grace, de leur tournure, de leur nature. En quelques mois toutes les femmes en vue a Paris solliciterent la faveur d'etre reproduites par lui. Il se montra difficile et se fit payer fort cher. Or, comme il etait a la mode et faisait des visites a la facon d'un simple homme du monde, il apercut un jour, chez la duchesse de Mortemain, une jeune femme en grand deuil, sortant alors qu'il entrait, et dont la rencontre sous uns porte l'eblouit d'une jolie vision de grace et d'elegance. Ayant demande son nom, il apprit qu'elle s'appelait la comtesse de Guilleroy, femme d'un hobereau normand, agronome et depute, qu'elle portait le deuil du pere de son mari, qu'elle etait spirituelle, tres admiree et recherchee. Il dit aussitot, encore emu de cette apparition qui avait seduit son oeil d'artiste: --Ah! en voila une dont je ferais volontiers le portrait. Le mot des le lendemain fut repete a la jeune femme, et il recut, le soir meme, un petit billet teinte de bleu, tres vaguement parfume, d'une ecriture reguliere et fine, montant un peu de gauche a droite, et qui disait: "Monsieur, "La duchesse de Mortemain sort de chez moi et m'assure que vous seriez dispose a faire, avec ma pauvre figure, un de vos chefs-d'oeuvre. Je vous la confierais bien volontiers si j'etais certaine que vous n'avez point dit une parole en l'air et que vous voyez en moi quelque chose qui puisse etre reproduit et idealise par vous. "Croyez, Monsieur, a mes sentiments tres distingues. "Anne DE GUILLEROY." Il repondit en demandant quand il pourrait se presenter chez la comtesse, et il fut tres simplement invite a dejeuner le lundi suivant. C'etait au premier etage, boulevard Malesherbes, dans une grande et luxueuse maison moderne. Ayant traverse un vaste salon tendu de soie bleue a encadrements de bois, blancs et or, on fit entrer le peintre dans une sorte de boudoir a tapisseries du siecle dernier, claires et coquettes, ces tapisseries a la Watteau, aux nuances tendres, aux sujets gracieux, qui semblent faites, dessinees et executees par des ouvriers revassant d'amour. Il venait de s'asseoir quand la comtesse parut. Elle marchait si legerement qu'il ne l'avait point entendue traverser l'appartement voisin, et il fut surpris en l'apercevant. Elle lui tendit la main d'une facon familiere. --Alors, c'est vrai, dit-elle, que vous voulez bien faire mon portrait. --J'en serai tres heureux, Madame. Sa robe noire, etroite, la faisait tres mince, lui donnait l'air tout jeune, un air grave pourtant que dementait sa tete souriante, toute eclairee par ses cheveux blonds. Le comte entra, tenant par la main une petite fille de six ans. Mme de Guilleroy presenta: --Mon mari. C'etait un homme de petite taille, sans moustaches, aux joues creuses, ombrees, sous la peau, par la barbe rasee. Il avait un peu l'air d'un pretre ou d'un acteur, les cheveux longs rejetes en arriere, des manieres polies, et autour de la bouche deux grands plis circulaires descendant des joues au menton et qu'on eut dit creuses par l'habitude de parler en public. Il remercia le peintre avec une abondance de phrases qui revelait l'orateur. Depuis longtemps il avait envie de faire faire le portrait de sa femme, et certes, c'est M. Olivier Bertin qu'il aurait choisi, s'il n'avait craint un refus, car il savait combien il etait harcele de demandes. Il fut donc convenu, avec beaucoup de politesses de part et d'autre, qu'il amenerait des le lendemain la comtesse a l'atelier. Il se demandait cependant, a cause du grand deuil qu'elle portait, s'il ne vaudrait pas mieux attendre, mais le peintre declara qu'il voulait traduire la premiere emotion recue et ce contraste saisissant de la tete si vive, si fine, lumineuse sous la chevelure doree, avec le noir austere du vetement. Elle vint donc le lendemain avec son mari, et les jours suivants avec sa fille, qu'on asseyait devant une table chargee de livres d'images. Olivier Bertin, selon sa coutume, se montrait fort reserve. Les femmes du monde l'inquietaient un peu, car il ne les connaissait guere. Il les supposait en meme temps rouees et niaises, hypocrites et dangereuses, futiles et encombrantes. Il avait eu, chez les femmes du demi-monde, des aventures rapides dues a sa renommee, a son esprit amusant, a sa taille d'athlete elegant et a sa figure energique et brune. Il les preferait donc et aimait avec elles les libres allures et les libres propos, accoutume aux moeurs faciles, drolatiques et joyeuses des ateliers et des coulisses qu'il frequentait. Il allait dans le monde pour la gloire et non pour le coeur, s'y plaisait par vanite, y recevait des felicitations et des commandes, y faisait la roue devant les belles dames complimenteuses, sans jamais leur faire la cour. Ne se permettant point pres d'elles les plaisanteries hardies et les paroles poivrees, il les jugeait begueules, et passait pour avoir bon ton. Toutes les fois qu'une d'elles etait venue poser chez lui, il avait senti, malgre les avances qu'elle faisait pour lui plaire, cette disparite de race qui empeche de confondre, bien qu'ils se melent, les artistes et les mondains. Derriere les sourires et derriere l'admiration, qui chez les femmes est toujours un peu factice, il devinait l'obscure reserve mentale de l'etre qui se juge d'essence superieure. Il en resultait chez lui un petit sursaut d'orgueil, des manieres plus respectueuses, presque hautaines, et a cote d'une vanite dissimulee de parvenu traite en egal par des princes et des princesses, une fierte d'homme qui doit a son intelligence une situation analogue a celle donnee aux autres par leur naissance. On disait de lui, avec une legere surprise: "Il est extremement bien eleve!" Cette surprise, qui le flattait, le froissait en meme temps, car elle indiquait des frontieres. La gravite voulue et ceremonieuse du peintre genait un peu Mme de Guilleroy, qui ne trouvait rien a dire a cet homme si froid, repute spirituel. Apres avoir installe sa petite fille, elle venait s'asseoir sur un fauteuil aupres de l'esquisse commencee, et elle s'efforcait, selon la recommandation de l'artiste, de donner de l'expression a sa physionomie. Vers le milieu de la quatrieme seance, il cessa tout a coup de peindre et demanda: --Qu'est-ce qui vous amuse le plus dans la vie? Elle demeura embarrassee. --Mais je ne sais pas! Pourquoi cette question? --Il me faut une pensee heureuse dans ces yeux-la, et je ne l'ai pas encore vue. --Eh bien, tachez de me faire parler, j'aime beaucoup causer. --Vous etes gaie? --Tres gaie. --Causons, Madame. Il avait dit "causons, Madame" d'un ton tres grave; puis, se remettant a peindre, il tata avec elle quelques sujets, cherchant un point sur lequel leurs esprits se rencontreraient. Ils commencerent par echanger leurs observations sur les gens qu'ils connaissaient, puis ils parlerent d'eux-memes, ce qui est toujours la plus agreable et la plus attachante des causeries. En se retrouvant le lendemain, ils se sentirent plus a l'aise, et Bertin, voyant qu'il plaisait et qu'il amusait, se mit a raconter des details de sa vie d'artiste, mit en liberte ses souvenirs avec le tour d'esprit fantaisiste qui lui etait particulier. Accoutumee a l'esprit compose des litterateurs de salon, elle fut surprise par cette verve un peu folle, qui disait les choses franchement en les eclairant d'une ironie, et tout de suite elle repliqua sur le meme ton, avec une grace fine et hardie. En huit jours elle l'eut conquis et seduit par cette bonne humeur, cette franchise et cette simplicite. Il avait completement oublie ses prejuges contre les femmes du monde, et aurait volontiers affirme qu'elles seules ont du charme et de l'entrain. Tout en peignant, debout devant sa toile, avancant et reculant avec des mouvements d'homme qui combat, il laissait couler ses pensees familieres, comme s'il eut connu depuis longtemps cette jolie femme blonde et noire, faite de soleil et de deuil, assise devant lui, qui riait en l'ecoutant et qui lui repondait gaiement avec tant d'animation qu'elle perdait la pose a tout moment. Tantot il s'eloignait d'elle, fermait un oeil, se penchait pour bien decouvrir tout l'ensemble de son modele, tantot il s'approchait tout pres pour noter les moindres nuances de son visage, les plus fuyantes expressions, et saisir et rendre ce qu'il y a dans une figure de femme de plus que l'apparence visible, cette emanation d'ideale beaute, ce reflet de quelque chose qu'on ne sait pas, l'intime et redoutable grace propre a chacune, qui fait que celle-la sera aimee eperdument par l'un et non par l'autre. Un apres-midi, la petite fille vint se planter devant la toile, avec un grand serieux d'enfant, et demanda: --C'est maman, dis? Il la prit dans ses bras pour l'embrasser, flatte de cet hommage naif a la ressemblance de son oeuvre. Un autre jour, comme elle paraissait tres tranquille, on l'entendit tout a coup declarer d'une petite voix triste: --Maman, je m'ennuie. Et le peintre fut tellement emu par cette premiere plainte, qu'il fit apporter, le lendemain, tout un magasin de jouets a l'atelier. La petite Annette etonnee, contente et toujours reflechie, les mit en ordre avec grand soin, pour les prendre l'un apres l'autre, suivant le desir du moment. A dater de ce cadeau, elle aima le peintre, comme aiment les enfants, de cette amitie animale et caressante qui les rend si gentils et si capteurs des ames. Mme de Guilleroy prenait gout aux seances. Elle etait fort desoeuvree, cet hiver-la, se trouvant en deuil; donc, le monde et les fetes lui manquant, elle enferma dans cet atelier tout le souci de sa vie. Fille d'un commercant parisien fort riche et hospitalier, mort depuis plusieurs annees, et d'une femme toujours malade que le soin de sa sante tenait au lit six mois sur douze, elle etait devenue, toute jeune, une parfaite maitresse de maison, sachant recevoir, sourire, causer, discerner les gens, et distinguer ce qu'on devait dire a chacun, tout de suite a l'aise dans la vie, clairvoyante et souple. Quand on lui presenta comme fiance le comte de Guilleroy, elle comprit aussitot les avantages que ce mariage lui apporterait, et les admit sans aucune contrainte, en fille reflechie, qui sait fort bien qu'on ne peut tout avoir, et qu'il faut faire le bilan du bon et du mauvais en chaque situation. Lancee dans le monde, recherchee surtout parce qu'elle etait jolie et spirituelle, elle vit beaucoup d'hommes lui faire la cour sans perdre une seule fois le calme de son coeur, raisonnable comme son esprit. Elle etait coquette, cependant, d'une coquetterie agressive et prudente qui ne s'avancait jamais trop loin. Les compliments lui plaisaient, les desirs eveilles la caressaient, pourvu qu'elle put paraitre les ignorer; et quand elle s'etait sentie tout un soir dans un salon encensee par les hommages, elle dormait bien, en femme qui a accompli sa mission sur terre. Cette existence, qui durait a present depuis sept ans, sans la fatiguer, sans lui paraitre monotone, car elle adorait cette agitation incessante du monde, lui laissait pourtant parfois desirer d'autres choses. Les hommes de son entourage, avocats politiques, financiers ou gens de cercle desoeuvres, l'amusaient un peu comme des acteurs; et elle ne les prenait pas trop au serieux, bien qu'elle estimat leurs fonctions, leurs places et leurs titres. Le peintre lui plut d'abord par tout ce qu'il avait en lui de nouveau pour elle. Elle s'amusait beaucoup dans l'atelier, riait de tout son coeur, se sentait spirituelle, et lui savait gre de l'agrement qu'elle prenait aux seances. Il lui plaisait aussi parce qu'il etait beau, fort et celebre; aucune femme, bien qu'elles pretendent, n'etant indifferente a la beaute physique et a la gloire. Flattee d'avoir ete remarquee par cet expert, disposee a le juger fort bien a son tour, elle avait decouvert chez lui une pensee alerte et cultivee, de la delicatesse, de la fantaisie, un vrai charme d'intelligence et une parole coloree, qui semblait eclairer ce qu'elle exprimait. Une intimite rapide naquit entre eux, et la poignee de main qu'ils se donnaient quand elle entrait semblait meler quelque chose de leur coeur un peu plus chaque jour. Alors, sans aucun calcul, sans aucune determination reflechie, elle sentit croitre en elle le desir naturel de le seduire, et y ceda. Elle n'avait rien prevu, rien combine; elle fut seulement coquette, avec plus de grace, comme on l'est par instinct envers un homme qui vous plait davantage que les autres; et elle mit dans toutes ses manieres avec lui, dans ses regards et ses sourires, cette glu de seduction que repand autour d'elle la femme en qui s'eveille le besoin d'etre aimee. Elle lui disait des choses flatteuses qui signifiaient: "Je vous trouve fort bien, Monsieur", et elle le faisait parler longtemps, pour lui montrer, en l'ecoutant avec attention, combien il lui inspirait d'interet. Il cessait de peindre, s'asseyait pres d'elle, et, dans cette surexcitation d'esprit que provoque l'ivresse de plaire, il avait des crises de poesie, de drolerie ou de philosophie, suivant les jours. Elle s'amusait quand il etait gai; quand il etait profond, elle tachait de le suivre en ses developpements, sans y parvenir toujours; et lorsqu'elle pensait a autre chose, elle semblait l'ecouter avec des airs d'avoir si bien compris, de tant jouir de cette initiation, qu'il s'exaltait a la regarder l'entendre, emu d'avoir decouvert une ame fine, ouverte et docile, en qui la pensee tombait comme une graine. Le portrait avancait et s'annoncait fort bien, le peintre etant arrive a l'etat d'emotion necessaire pour decouvrir toutes les qualites de son modele, et les exprimer avec l'ardeur convaincue qui est l'inspiration des vrais artistes. Penche vers elle, epiant tous les mouvements de sa figure, toutes les colorations de sa chair, toutes les ombres de la peau, toutes les expressions et les transparences des yeux, tous les secrets de sa physionomie, il s'etait impregne d'elle comme une eponge se gonfle d'eau; et transportant sur sa toile cette emanation de charme troublant que son regard recueillait, et qui coulait, ainsi qu'une onde, de sa pensee a son pinceau, il en demeurait etourdi, grise comme s'il avait bu de la grace de femme. Elle le sentait s'eprendre d'elle, s'amusait a ce jeu, a cette victoire de plus en plus certaine, et s'y animait elle-meme. Quelque chose de nouveau donnait a son existence une saveur nouvelle, eveillait en elle une joie mysterieuse. Quand elle entendait parler de lui, son coeur battait un peu plus vite, et elle avait envie de dire,--une de ces envies qui ne vont jamais jusqu'aux levres--: "Il est amoureux de moi." Elle etait contente quand on vantait son talent, et plus encore peut-etre quand on le trouvait beau. Quand elle pensait a lui, toute seule, sans indiscrets pour la troubler, elle s'imaginait vraiment s'etre fait la un bon ami, qui se contenterait toujours d'une cordiale poignee de mains. Lui, souvent, au milieu de la seance, posait brusquement la palette sur son escabeau, allait prendre en ses bras la petite Annette, et tendrement l'embrassait sur les yeux ou dans les cheveux, en regardant la mere, comme pour dire: "C'est vous, ce n'est pas l'enfant que j'embrasse ainsi." De temps en temps, d'ailleurs, Mme de Guilleroy n'amenait plus sa fille, et venait seule. Ces jours-la on ne travaillait guere, on causait davantage. Elle fut en retard un apres-midi. Il faisait froid. C'etait a la fin de fevrier. Olivier etait rentre de bonne heure, comme il faisait maintenant, chaque fois qu'elle devait venir, car il esperait toujours qu'elle arriverait en avance. En l'attendant, il marchait de long en large et il fumait, et il se demandait, surpris de se poser cette question pour la centieme fois depuis huit jours. "Est-ce que je suis amoureux?" Il n'en savait rien, ne l'ayant pas encore ete vraiment. Il avait eu des caprices tres vifs, meme assez longs, sans les prendre jamais pour de l'amour. Aujourd'hui il s'etonnait de ce qu'il sentait en lui. L'aimait-il? Certes, il la desirait a peine, n'ayant pas reflechi a la possibilite d'une possession. Jusqu'ici, des qu'une femme lui avait plu, le desir l'avait aussitot envahi, lui faisant tendre les mains vers elle, comme pour cueillir un fruit, sans que sa pensee intime eut ete jamais profondement troublee par son absence ou par sa presence. Le desir de celle-ci l'avait a peine effleure, et semblait blotti, cache derriere un autre sentiment plus puissant, encore obscur et a peine eveille. Olivier avait cru que l'amour commencait par des reveries, par des exaltations poetiques. Ce qu'il eprouvait, au contraire, lui paraissait provenir d'une emotion indefinissable, bien plus physique que morale. Il etait nerveux, vibrant, inquiet comme lorsqu'une maladie germe en nous. Rien de douloureux cependant ne se melait a cette fievre du sang qui agitait aussi sa pensee, par contagion. Il n'ignorait pas que ce trouble venait de Mme de Guilleroy, du souvenir qu'elle lui laissait et de l'attente de son retour. Il ne se sentait pas jete vers elle, par un elan de tout son etre, mais il la sentait toujours presente en lui, comme si elle ne l'eut pas quitte; elle lui abandonnait quelque chose d'elle en s'en allant, quelque chose de subtil et d'inexprimable. Quoi? Etait-ce de l'amour? Maintenant, il descendait en son propre coeur pour voir et pour comprendre. Il la trouvait charmante, mais elle ne repondait pas au type de la femme ideale, que son espoir aveugle avait cree. Quiconque appelle l'amour, a prevu les qualites morales et les dons physiques de celle qui le seduira; et Mme de Guilleroy, bien qu'elle lui plut infiniment, ne lui paraissait pas etre celle-la. Mais pourquoi l'occupait-elle ainsi, plus que les autres, d'une facon differente, incessante? Etait-il tombe simplement dans le piege tendu de sa coquetterie, qu'il avait flaire et compris depuis longtemps, et, circonvenu par ses manoeuvres, subissait-il l'influence de cette fascination speciale que donne aux femmes la volonte de plaire? Il marchait, s'asseyait, repartait, allumait des cigarettes et les jetait aussitot; et il regardait a tout instant l'aiguille de sa pendule, allant vers l'heure ordinaire d'une facon lente et immuable. Plusieurs fois deja, il avait hesite a soulever, d'un coup d'ongle, le verre bombe sur les deux fleches d'or qui tournaient, et a pousser la grande du bout du doigt jusqu'au chiffre qu'elle atteignait si paresseusement. Il lui semblait que cela suffirait pour que la porte s'ouvrit et que l'attendue apparut, trompee et appelee par cette ruse. Puis il s'etait mis a sourire de cette envie enfantine obstinee et deraisonnable. Il se posa enfin cette question: "Pourrai-je devenir son amant?" Cette idee lui parut singuliere, peu realisable, guere poursuivable aussi a cause des complications qu'elle pourrait amener dans sa vie. Pourtant cette femme lui plaisait beaucoup, et il conclut: "Decidement, je suis dans un drole d'etat." La pendule sonna, et le bruit de l'heure le fit tressaillir, ebranlant ses nerfs plus que son ame. Il l'attendit avec cette impatience que le retard accroit de seconde en seconde. Elle etait toujours exacte; donc, avant dix minutes, il la verrait entrer. Quand les dix minutes furent passees, il se sentit tourmente comme a l'approche d'un chagrin, puis irrite qu'elle lui fit perdre du temps, puis il comprit brusquement que si elle ne venait pas, il allait beaucoup souffrir. Que ferait-il? Il l'attendrait!--Non,--il sortirait, afin que si, par hasard, elle arrivait fort en retard, elle trouvat l'atelier vide. Il sortirait, mais quand? Quelle latitude lui laisserait-il? Ne vaudrait-il pas mieux rester et lui faire comprendre, par quelques mots polis et froids, qu'il n'etait pas de ceux qu'on fait poser? Et si elle ne venait pas? Alors il recevrait une depeche, une carte, un domestique ou un commissionnaire? Si elle ne venait pas, qu'allait-il faire? C'etait une journee perdue: il ne pourrait plus travailler. Alors?... Alors, il irait prendre de ses nouvelles, car il avait besoin de la voir. C'etait vrai, il avait besoin de la voir, un besoin profond, oppressant, harcelant. Qu'etait cela? de l'amour? Mais il ne se sentait ni exaltation dans la pensee, ni emportement dans les sens, ni reverie dans l'ame, en constatant que, si elle ne venait pas ce jour-la, il souffrirait beaucoup. Le timbre de la rue retentit dans l'escalier du petit hotel, et Olivier Bertin se sentit tout a coup un peu haletant, puis si joyeux, qu'il fit une pirouette en jetant sa cigarette en l'air. Elle entra; elle etait seule. Il eut une grande audace, immediatement. --Savez-vous ce que je me demandais en vous attendant? --Mais non, je ne sais pas. --Je me demandais si je n'etais pas amoureux de vous. --Amoureux de moi! vous devenez fou! Mais elle souriait, et son sourire disait: "C'est gentil, je suis tres contente." Elle reprit: --Voyons, vous n'etes pas serieux; pourquoi faites-vous cette plaisanterie? Il repondit: --Je suis tres serieux, au contraire. Je ne vous affirme pas que je suis amoureux de vous, mais je me demande si je ne suis pas en train de le devenir. --Qu'est-ce qui vous fait penser ainsi? --Mon emotion quand vous n'etes pas la, mon bonheur quand vous arrivez. Elle s'assit: --Oh! ne vous inquietez pas pour si peu. Tant que vous dormirez bien et que vous dinerez avec appetit, il n'y aura pas de danger. Il se mit a rire. --Et si je perds le sommeil et le manger! --Prevenez-moi. --Et alors? --Je vous laisserai vous guerir en paix. --Merci bien. Et sur le theme de cet amour, ils marivauderent tout l'apres-midi. Il en fut de meme les jours suivants. Acceptant cela comme une drolerie spirituelle et sans importance, elle le questionnait avec bonne humeur en entrant. --Comment va votre amour aujourd'hui? Et il lui disait, sur un ton serieux et leger, tous les progres de ce mal, tout le travail intime, continu, profond de la tendresse qui nait et grandit. Il s'analysait minutieusement devant elle, heure par heure, depuis la separation de la veille, avec une facon badine de professeur qui fait un cours; et elle l'ecoutait interessee, un peu emue, troublee aussi par cette histoire qui semblait celle d'un livre dont elle etait l'heroine. Quand il avait enumere, avec des airs galants et degages, tous les soucis dont il devenait la proie, sa voix, par moments, se faisait tremblante en exprimant par un mot ou seulement par une intonation l'endolorissement de son coeur. Et toujours elle l'interrogeait, vibrante de curiosite, les yeux fixes sur lui, l'oreille avide de ces choses un peu inquietantes a entendre, mais si charmantes a ecouter. Quelquefois, en venant pres d'elle pour rectifier la pose, il lui prenait la main et essayait de la baiser. D'un mouvement vif elle lui otait ses doigts des levres et froncant un peu les sourcils: --Allons; travaillez, disait-elle. Il se remettait au travail, mais cinq minutes ne s'etaient pas ecoulees sans qu'elle lui posat une question pour le ramener adroitement au seul sujet qui les occupat. En son coeur maintenant elle sentait naitre des craintes. Elle voulait bien etre aimee, mais pas trop. Sure de n'etre pas entrainee, elle redoutait de le laisser s'aventurer trop loin, et de le perdre, forcee de le desesperer apres avoir paru l'encourager. S'il avait fallu cependant renoncer a cette tendre et marivaudante amitie, a cette causerie qui coulait, roulant des parcelles d'amour comme un ruisseau dont le sable est plein d'or, elle aurait ressenti un gros chagrin, un chagrin pareil a un dechirement. Quand elle sortait de chez elle pour se rendre a l'atelier du peintre, une joie l'inondait, vive et chaude, la rendait legere et joyeuse. En posant sa main sur la sonnette de l'hotel d'Olivier, son coeur battait d'impatience, et le tapis de l'escalier etait le plus doux que ses pieds eussent jamais presse. Cependant Bertin devenait sombre, un peu nerveux, souvent irritable. Il avait des impatiences aussitot comprimees, mais frequentes. Un jour, comme elle venait d'entrer, il s'assit a cote d'elle, au lieu de se mettre a peindre, et il lui dit: --Madame, vous ne pouvez ignorer maintenant que ce n'est pas une plaisanterie, et que je vous aime follement. Troublee par ce debut, et voyant venir la crise redoutee, elle essaya de l'arreter, mais il ne l'ecoutait plus. L'emotion debordait de son coeur, et elle dut l'entendre, pale, tremblante, anxieuse. Il parla longtemps, sans rien demander, avec tendresse, avec tristesse, avec une resignation desolee; et elle se laissa prendre les mains qu'il conserva dans les siennes. Il s'etait agenouille sans qu'elle y prit garde, et avec un regard d'hallucine il la suppliait de ne pas lui faire de mal! Quel mal? Elle ne comprenait pas et n'essayait pas de comprendre, engourdie dans un chagrin cruel de le voir souffrir, et ce chagrin etait presque du bonheur. Tout a coup, elle vit des larmes dans ses yeux et fut tellement emue, qu'elle fit: "Oh!" prete a l'embrasser comme on embrasse les enfants qui pleurent. Il repetait d'une voix tres douce: "Tenez, tenez, je souffre trop", et tout a coup, gagnee par cette douleur, par la contagion des larmes, elle sanglota, les nerfs affoles, les bras fremissants, prets a s'ouvrir. Quand elle se sentit tout a coup enlacee par lui et baisee passionnement sur les levres, elle voulut crier, lutter, le repousser, mais elle se jugea perdue tout de suite, car elle consentait en resistant, elle se donnait en se debattant, elle l'etreignait en criant: "Non, non, je ne veux pas." Elle demeura ensuite bouleversee, la figure sous ses mains, puis tout a coup, elle se leva, ramassa son chapeau tombe sur le tapis, le posa sur sa tete et se sauva, malgre les supplications d'Olivier qui la retenait par sa robe. Des qu'elle fut dans la rue, elle eut envie de s'asseoir au bord du trottoir, tant elle se sentait ecrasee, les jambes rompues. Un fiacre passait, elle l'appela et dit au cocher: "Allez doucement, promenez-moi ou vous voudrez." Elle se jeta dans la voiture, referma la portiere, se blottit au fond, se sentant seule derriere les glaces relevees, seule pour songer. Pendant quelques minutes, elle n'eut dans la tete que le bruit des roues et les secousses des cahots. Elle regardait les maisons, les gens a pied, les autres en fiacre, les omnibus, avec des yeux vides qui ne voyaient rien; elle ne pensait a rien non plus, comme si elle se fut donne du temps, accorde un repit avant d'oser reflechir a ce qui s'etait passe. Puis, comme elle avait l'esprit prompt et nullement lache, elle se dit: "Voila, je suis une femme perdue." Et pendant quelques minutes encore, elle demeura sous l'emotion, sous la certitude du malheur irreparable, epouvantee comme un homme tombe d'un toit et qui ne remue point encore, devinant qu'il a les jambes brisees et ne le voulant point constater. Mais au lieu de s'affoler sous la douleur qu'elle attendait et dont elle redoutait l'atteinte, son coeur, au sortir de cette catastrophe, restait calme et paisible; il battait lentement, doucement, apres cette chute dont son ame etait accablee, et ne semblait point prendre part a l'effarement de son esprit. Elle repeta, a voix haute, comme pour l'entendre et s'en convaincre: "Voila, je suis une femme perdue." Aucun echo de souffrance ne repondit dans sa chair a cette plainte de sa conscience. Elle se laissa bercer quelque temps par le mouvement du fiacre, remettant a tout a l'heure les raisonnements qu'elle aurait a faire sur cette situation cruelle. Non, elle ne souffrait pas. Elle avait peur de penser, voila tout, peur de savoir, de comprendre et de reflechir; mais, au contraire, il lui semblait sentir dans l'etre obscur et impenetrable que cree en nous la lutte incessante de nos penchants et de nos volontes, une invraisemblable quietude. Apres une demi-heure, peut-etre, de cet etrange repos, comprenant enfin que le desespoir appele ne viendrait pas, elle secoua cette torpeur et murmura: "C'est drole, je n'ai presque pas de chagrin." Alors elle commenca a se faire des reproches. Une colere s'elevait en elle, contre son aveuglement et sa faiblesse. Comment n'avait-elle pas prevu cela? compris que l'heure de cette lutte devait venir? que cet homme lui plaisait assez pour la rendre lache? et que dans les coeurs les plus droits le desir souffle parfois comme un coup de vent qui emporte la volonte. Mais quand elle se fut durement reprimandee et meprisee, elle se demanda avec terreur ce qui allait arriver. Son premier projet fut de rompre avec le peintre et de ne le plus jamais revoir. A peine eut-elle pris cette resolution que mille raisons vinrent aussitot la combattre. Comment expliquerait-elle cette brouille? Que dirait-elle a son mari? La verite soupconnee ne serait-elle pas chuchotee, puis repandue partout? Ne valait-il pas mieux, pour sauver les apparences, jouer vis-a-vis d'Olivier Bertin lui-meme l'hypocrite comedie de l'indifference et de l'oubli, et lui montrer qu'elle avait efface cette minute de sa memoire et de sa vie? Mais le pourrait-elle? aurait-elle l'audace de paraitre ne se rappeler rien, de regarder avec un etonnement indigne en lui disant: "Que me voulez-vous?" l'homme dont vraiment elle avait partage la rapide et brutale emotion? Elle reflechit longtemps et s'y decida neanmoins, aucune autre solution ne lui paraissant possible. Elle irait chez lui le lendemain, avec courage, et lui ferait comprendre aussitot ce qu'elle voulait, ce qu'elle exigeait de lui. Il fallait que jamais un mot, une allusion, un regard, ne put lui rappeler cette honte. Apres avoir souffert, car il souffrirait aussi, il en prendrait assurement son parti, en homme loyal et bien eleve, et demeurerait dans l'avenir ce qu'il avait ete jusque-la. Des que cette nouvelle resolution fut arretee, elle donna au cocher son adresse, et rentra chez elle, en proie a un abattement profond, a un desir de se coucher, de ne voir personne, de dormir, d'oublier. S'etant enfermee dans sa chambre, elle demeura jusqu'au diner etendue sur sa chaise longue, engourdie, ne voulant plus occuper son ame de cette pensee pleine de dangers. Elle descendit a l'heure precise, etonnee d'etre si calme et d'attendre son mari avec sa figure ordinaire. Il parut, portant dans ses bras leur fille; elle lui serra la main et embrassa l'enfant, sans qu'aucune angoisse l'agitat. M. de Guilleroy s'informa de ce qu'elle avait fait. Elle repondit avec indifference, qu'elle avait pose comme tous les jours. --Et le portrait, est-il beau? dit-il. --Il vient fort bien. A son tour, il parla de ses affaires qu'il aimait raconter en mangeant, de la seance de la Chambre et de la discussion du projet de loi sur la falsification des denrees. Ce bavardage, qu'elle supportait bien d'ordinaire, l'irrita, lui fit regarder avec plus d'attention l'homme vulgaire et phraseur qui s'interessait a ces choses; mais elle souriait en l'ecoutant, et repondait aimablement, plus gracieuse meme que de coutume, plus complaisante pour ces banalites. Elle pensait en le regardant: "Je l'ai trompe. C'est mon mari, et je l'ai trompe. Est-ce bizarre? Rien ne peut plus empecher cela, rien ne peut plus effacer cela! J'ai ferme les yeux. J'ai consenti pendant quelques secondes, pendant quelques secondes seulement, au baiser d'un homme, et je ne suis plus une honnete femme. Quelques secondes dans ma vie, quelques secondes qu'on ne peut supprimer, ont amene pour moi ce petit fait irreparable, si grave, si court, un crime, le plus honteux pour une femme... et je n'eprouve point de desespoir. Si on me l'eut dit hier, je ne l'aurais pas cru. Si on me l'eut affirme, j'aurais aussitot songe aux affreux remords dont je devrais etre aujourd'hui dechiree. Et je n'en ai pas, presque pas." M. de Guilleroy sortit apres diner, comme il faisait presque tous les jours. Alors elle prit sur ses genoux sa petite fille et pleura en l'embrassant; elle pleura des larmes sinceres, larmes de la conscience, non point larmes du coeur. Mais elle ne dormit guere. Dans les tenebres de sa chambre, elle se tourmenta davantage des dangers que pouvait lui creer l'attitude du peintre; et la peur lui vint de l'entrevue du lendemain et des choses qu'il lui faudrait dire, en le regardant en face. Levee tot, elle demeura sur sa chaise longue durant toute la matinee, s'efforcant de prevoir ce qu'elle avait a craindre, ce qu'elle aurait a repondre, d'etre prete pour toutes les surprises. Elle partit de bonne heure, afin de reflechir encore en marchant. Il ne l'attendait guere et se demandait, depuis la veille, ce qu'il devait faire vis-a-vis d'elle. Apres son depart, apres cette fuite, a laquelle il n'avait pas ose s'opposer, il etait demeure seul, ecoutant encore, bien qu'elle fut loin deja, le bruit de ses pas, de sa robe, et de la porte retombant, poussee par une main eperdue. Il restait debout, plein d'une joie ardente, profonde, bouillante. Il l'avait prise, elle! Cela s'etait passe entre eux! Etait-ce possible? Apres la surprise de ce triomphe, il le savourait, et pour le mieux gouter, il s'assit, se coucha presque sur le divan ou il l'avait possedee. Il y resta longtemps, plein de cette pensee qu'elle etait sa maitresse, et qu'entre eux, entre cette femme qu'il avait tant desiree et lui, s'etait noue en quelques moments le lien mysterieux qui attache secretement deux etres l'un a l'autre. Il gardait en toute sa chair encore fremissante le souvenir aigu de l'instant rapide ou leurs levres s'etaient rencontrees, ou leurs corps s'etaient unis et meles pour tressaillir ensemble du grand frisson de la vie. Il ne sortit point ce soir-la, pour se repaitre de cette pensee; il se coucha tot, tout vibrant de bonheur. A peine eveille, le lendemain, il se posa cette question: "Que dois-je faire?" A une cocotte, a une actrice, il eut envoye des fleurs ou meme un bijou; mais il demeurait torture de perplexite devant cette situation nouvelle. Assurement, il fallait ecrire. Quoi? ... Il griffonna, ratura, dechira, recommenca vingt lettres, qui toutes lui semblaient blessantes, odieuses, ridicules. Il aurait voulu exprimer en termes delicats et charmeurs la reconnaissance de son ame, ses elans de tendresse folle, ses offres de devouement sans fin; mais il ne decouvrait, pour dire ces choses passionnees et pleines de nuances, que des phrases connues, des expressions banales, grossieres ou pueriles. Il renonca donc a l'idee d'ecrire, et se decida a l'aller voir, des que l'heure de la seance serait passee, car il pensait bien qu'elle ne viendrait pas. S'enfermant alors dans l'atelier, il s'exalta devant le portrait, les levres chatouillees de l'envie de se poser sur la peinture ou quelque chose d'elle etait fixe; et de moment en moment, il regardait dans la rue par la fenetre. Toutes les robes apparues au loin lui donnaient un battement de coeur. Vingt fois il crut la reconnaitre, puis, quand la femme apercue etait passee, il s'asseyait un moment, accable comme apres une deception. Soudain, il la vit, douta, prit sa jumelle, la reconnut, et bouleverse par une emotion violente, s'assit pour l'attendre. Quand elle entra, il se precipita sur les genoux et voulut lui prendre les mains; mais elle les retira brusquement, et comme il demeurait a ses pieds, saisi d'angoisse et les yeux leves vers elle, elle lui dit avec hauteur: --Que faites-vous donc, Monsieur, je ne comprends pas cette attitude? Il balbutia: --Oh! Madame, je vous supplie ... Elle l'interrompit durement. --Relevez-vous, vous etes ridicule. Il se releva, effare, murmurant: --Qu'avez-vous? Ne me traitez pas ainsi, je vous aime! ... Alors, en quelques mots rapides et secs, elle lui signifia sa volonte, et regla la situation. --Je ne comprends pas ce que vous voulez dire! Ne me parlez jamais de votre amour, ou je quitterai cet atelier pour n'y point revenir. Si vous oubliez, une seule fois, cette condition de ma presence ici, vous ne me reverrez plus. Il la regardait, affole par cette durete qu'il n'avait point prevue; puis il comprit et murmura: --J'obeirai, Madame. Elle repondit: --Tres bien, j'attendais cela de vous! Maintenant travaillez, car vous etes long a finir ce portrait. Il prit donc sa palette et se mit a peindre; mais sa main tremblait, ses yeux troubles regardaient sans voir; il avait envie de pleurer, tant il se sentait le coeur meurtri. Il essaya de lui parler; elle repondit a peine. Comme il tentait de lui dire une galanterie sur son teint, elle l'arreta d'un ton si cassant qu'il eut tout a coup une de ces fureurs d'amoureux qui changent en haine la tendresse. Ce fut, dans son ame et dans son corps, une grande secousse nerveuse, et tout de suite, sans transition, il la detesta. Oui, oui, c'etait bien cela, la femme! Elle etait pareille aux autres, elle aussi! Pourquoi pas? Elle etait fausse, changeante et faible comme toutes. Elle l'avait attire, seduit par des ruses de fille, cherchant a l'affoler sans rien donner ensuite, le provoquant pour se refuser, employant pour lui toutes les manoeuvres des laches coquettes qui semblent toujours pretes a se devetir, tant que l'homme qu'elles rendent pareil aux chiens des rues n'est pas haletant de desir. Tant pis pour elle, apres tout; il l'avait eue, il l'avait prise. Elle pouvait eponger son corps et lui repondre insolemment, elle n'effacerait rien, et il l'oublierait, lui. Vraiment, il aurait fait une belle folie en s'embarrassant d'une maitresse pareille qui aurait mange sa vie d'artiste avec des dents capricieuses de jolie femme. Il avait envie de siffler, ainsi qu'il faisait devant ses modeles; mais comme il sentait son enervement grandir et qu'il redoutait de faire quelque sottise, il abregea la seance, sous pretexte d'un rendez-vous. Quand ils se saluerent en se separant, ils se croyaient assurement plus loin l'un de l'autre que le jour ou ils s'etaient rencontres chez la duchesse de Mortemain. Des qu'elle fut partie, il prit son chapeau et son pardessus et il sortit. Un soleil froid, dans un ciel bleu ouate de brume, jetait sur la ville une lumiere pale, un peu fausse et triste. Lorsqu'il eut marche quelque temps, d'un pas rapide et irrite, en heurtant les passants, pour ne point devier de la ligne droite, sa grande fureur contre elle s'emietta en desolations et en regrets. Apres qu'il se fut repete tous les reproches qu'il lui faisait, il se souvint, en voyant passer d'autres femmes, combien elle etait jolie et seduisante. Comme tant d'autres qui ne l'avouent point, il avait toujours attendu l'impossible rencontre, l'affection rare, unique, poetique et passionnee, dont le reve plane sur nos coeurs. N'avait-il pas failli trouver, cela? N'etait-ce pas elle qui lui aurait donne ce presque impossible bonheur? Pourquoi donc est-ce que rien ne se realise? Pourquoi ne peut-on rien saisir de ce qu'on poursuit, ou n'en atteint-on que des parcelles, qui rendent plus douloureuse cette chasse aux deceptions? Il n'en voulait plus a la jeune femme, mais a la vie elle-meme. Maintenant qu'il raisonnait, pourquoi lui en aurait-il voulu a elle? Que pouvait-il lui reprocher, apres tout?--d'avoir ete aimable, bonne et gracieuse pour lui--tandis qu'elle pouvait lui reprocher, elle, de s'etre conduit comme un malfaiteur! Il rentra plein de tristesse. Il aurait voulu lui demander pardon, se devouer pour elle, faire oublier, et il chercha ce qu'il pourrait tenter pour qu'elle comprit combien il serait, jusqu'a la mort, docile desormais a toutes ses volontes. Or, le lendemain, elle arriva accompagnee de sa fille, avec un sourire si morne, avec un air si chagrin, que le peintre crut voir dans ces pauvres yeux bleus, jusque-la si gais, toute la peine, tout le remords, toute la desolation de ce coeur de femme. Il fut remue de pitie, et pour qu'elle oubliat, il eut pour elle, avec une delicate reserve, les plus fines prevenances. Elle y repondit avec douceur, avec bonte, avec l'attitude lasse et brisee d'une femme qui souffre. Et lui, en la regardant, repris d'une folle idee de l'aimer et d'etre aime, il se demandait comment elle n'etait pas plus fachee, comment elle pouvait revenir encore, l'ecouter et lui repondre, avec ce souvenir entre eux. Du moment qu'elle pouvait le revoir, entendre sa voix et supporter en face de lui la pensee unique qui ne devait pas la quitter, c'est qu'alors cette pensee ne lui etait pas devenue odieusement intolerable. Quand une femme hait l'homme qui l'a violee, elle ne peut plus se trouver devant lui sans que cette haine eclate. Mais cet homme ne peut non plus lui demeurer indifferent. Il faut qu'elle le deteste ou qu'elle lui pardonne. Et quand elle pardonne cela, elle n'est pas loin d'aimer. Tout en peignant avec lenteur, il raisonnait par petits arguments precis, clairs et surs; il se sentait lucide, fort, maitre a present des evenements. Il n'avait qu'a etre prudent, qu'a etre patient, qu'a etre devoue, et il la reprendrait un jour ou l'autre. Il sut attendre. Pour la rassurer et la reconquerir, il eut des ruses a son tour, des tendresses dissimulees sous d'apparents remords, des attentions hesitantes et des attitudes indifferentes. Tranquille dans la certitude du bonheur prochain, que lui importait un peu plus tot, un peu plus tard. Il eprouvait meme un plaisir bizarre et raffine a ne se point presser, a la guetter, a se dire: "Elle a peur" en la voyant venir toujours avec son enfant. Il sentait qu'entre eux se faisait un lent travail de rapprochement, et que dans les regards de la comtesse quelque chose d'etrange, de contraint, de douloureusement doux, apparaissait, cet appel d'une ame qui lutte, d'une volonte qui defaille et qui semble dire: "Mais, force-moi donc!" Au bout de quelque temps, elle revint seule, rassuree par sa reserve. Alors il la traita en amie, en camarade, lui parla de sa vie, de ses projets, de son art, comme a un frere. Seduite par cet abandon, elle prit avec joie ce role de conseillere, flattee qu'il la distinguat ainsi des autres femmes et convaincue que son talent gagnerait de la delicatesse a cette intimite intellectuelle. Mais a force de la consulter et de lui montrer de la deference, il la fit passer, naturellement, des fonctions de conseillere au sacerdoce d'inspiratrice. Elle trouva charmant d'etendre ainsi son influence sur le grand homme, et consentit a peu pres a ce qu'il l'aimat en artiste, puisqu'elle inspirait ses oeuvres. Ce fut un soir, apres une longue causerie sur les maitresses des peintres illustres, qu'elle se laissa glisser dans ses bras. Elle y resta, cette fois, sans essayer de fuir, et lui rendit ses baisers. Alors, elle n'eut plus de remords, mais le vague sentiment d'une decheance, et pour repondre aux reproches de sa raison, elle crut a une fatalite. Entrainee vers lui par son coeur qui etait vierge, et par son ame qui etait vide, la chair conquise par la lente domination des caresses, elle s'attacha peu a peu, comme s'attache les femmes tendres, qui aiment pour la premiere fois. Chez lui, ce fut une crise d'amour aigu, sensuel et poetique. Il lui semblait parfois qu'il s'etait envole, un jour, les mains tendues, et qu'il avait pu etreindre a pleins bras le reve aile et magnifique qui plane toujours sur nos esperances. Il avait fini le portrait de la comtesse, le meilleur, certes, qu'il eut peint, car il avait su voir et fixer ce je ne sais quoi d'inexprimable que presque jamais un peintre ne devoile, ce reflet, ce mystere, cette physionomie de l'ame qui passe, insaisissable, sur les visages. Puis des mois s'ecoulerent et puis des annees qui desserrerent a peine le lien qui unissait l'un a l'autre la comtesse de Guilleroy et le peintre Olivier Bertin. Ce n'etait plus chez lui l'exaltation des premiers temps, mais une affection calmee, profonde, une sorte d'amitie amoureuse dont il avait pris l'habitude. Chez elle, au contraire, grandit sans cesse l'attachement passionne, l'attachement obstine de certaines femmes qui se donnent a un homme pour tout a fait et pour toujours. Honnetes et droites dans l'adultere comme elles auraient pu l'etre dans le mariage, elles se vouent a une tendresse unique dont rien ne les detournera. Non seulement elles aiment leur amant, mais elles veulent l'aimer, et les yeux uniquement sur lui, elles occupent tellement leur coeur de sa pensee, que rien d'etranger n'y peut plus entrer. Elles ont lie leur vie avec resolution, comme on se lie les mains, avant de sauter a l'eau du haut d'un pont, lorsqu'on sait nager et qu'on veut mourir. Mais a partir du moment ou la comtesse se fut donnee ainsi, elle se sentit assaillie de craintes sur la constance d'Olivier Bertin. Rien ne le tenait que sa volonte d'homme, son caprice, son gout passager pour une femme rencontree un jour comme il en avait deja rencontre tant d'autres! Elle le sentait si libre et si facile a tenter, lui qui vivait sans devoirs, sans habitudes et sans scrupules, comme tous les hommes! Il etait beau garcon, celebre, recherche, ayant a la portee de ses desirs vite eveilles toutes les femmes du monde dont la pudeur est si fragile, et toutes les femmes d'alcove ou de theatre prodigues de leurs faveurs avec des gens comme lui. Une d'elles, un soir, apres souper, pouvait le suivre et lui plaire, le prendre et le garder. Elle vecut donc dans la terreur de le perdre, epiant ses allures, ses attitudes, bouleversee par un mot, pleine d'angoisse des qu'il admirait une autre femme, vantait le charme d'un visage, ou la grace d'une tournure. Tout ce qu'elle ignorait de sa vie la faisait trembler, et tout ce qu'elle en savait l'epouvantait. A chacune de leurs rencontres, elle devenait ingenieuse a l'interroger, sans qu'il s'en apercut, pour lui faire dire ses opinions sur les gens qu'il avait vus, sur les maisons ou il avait dine, sur les impressions les plus legeres de son esprit. Des qu'elle croyait deviner l'influence possible de quelqu'un, elle la combattait avec une prodigieuse astuce, avec d'innombrables ressources. Oh! souvent elle pressentit ces courtes intrigues, sans racines profondes, qui durent huit ou quinze jours, de temps en temps, dans l'existence de tout artiste en vue. Elle avait, pour ainsi dire, l'intuition du danger, avant meme d'etre prevenue de l'eveil d'un desir nouveau chez Olivier, par l'air de fete que prennent les yeux et le visage d'un homme que surexcite une fantaisie galante. Alors elle commencait a souffrir; elle ne dormait plus que des sommeils troubles par les tortures du doute. Pour le surprendre, elle arrivait chez lui sans l'avoir prevenu, lui jetait des questions qui semblaient naives, tatait son coeur, ecoutait sa pensee, comme on tate, comme on ecoute, pour connaitre le mal cache dans un etre. Et elle pleurait sitot qu'elle etait seule, sure qu'on allait le lui prendre cette fois, lui voler cet amour a qui elle tenait si fort parce qu'elle y avait mis, avec toute sa volonte, toute sa force d'affection, toutes ses esperances et tous ses reves. Aussi, quand elle le sentait revenir a elle, apres ces rapides eloignements, elle eprouvait a le reprendre, a le reposseder comme une chose perdue et retrouvee, un bonheur muet et profond qui parfois, quand elle passait devant une eglise, la jetait dedans pour remercier Dieu. La preoccupation de lui plaire toujours, plus qu'aucune autre, et de le garder contre toutes, avait fait de sa vie entiere un combat ininterrompu de coquetterie. Elle avait lutte pour lui, devant lui, sans cesse, par la grace, par la beaute, par l'elegance. Elle voulait que partout ou il entendrait parler d'elle, on vantat son charme, son gout, son esprit et ses toilettes. Elle voulait plaire aux autres pour lui et les seduire afin qu'il fut fier et jaloux d'elle. Et chaque fois qu'elle le devina jaloux, apres l'avoir fait un peu souffrir elle lui menageait un triomphe qui ravivait son amour en excitant sa vanite. Puis comprenant qu'un homme pouvait toujours rencontrer, par le monde, une femme dont la seduction physique serait plus puissante, etant nouvelle, elle eut recours a d'autres moyens: elle le flatta et le gata. D'une facon discrete et continue, elle fit couler l'eloge sur lui; elle le berca d'admiration et l'enveloppa de compliments, afin que, partout ailleurs, il trouvat l'amitie et meme la tendresse un peu froides et incompletes, afin que si d'autres l'aimaient aussi, il finit par s'apercevoir qu'aucune ne le comprenait comme elle. Elle fit de sa maison, de ses deux salons ou il entrait si souvent, un endroit ou son orgueil d'artiste etait attire autant que son coeur d'homme, l'endroit de Paris ou il aimait le mieux venir parce que toutes ses convoitises y etaient en meme temps satisfaites. Non seulement, elle apprit a decouvrir tous ses gouts, afin de lui donner en les rassasiant chez elle, une impression de bien-etre que rien ne remplacerait, mais elle sut en faire naitre de nouveaux, lui creer des gourmandises de toute sorte, materielles ou sentimentales, des habitudes de petits soins, d'affection, d'adoration, de flatterie! Elle s'efforca de seduire ses yeux par des elegances, son odorat par des parfums, son oreille par des compliments et sa bouche par des nourritures. Mais lorsqu'elle eut mis en son ame et en sa chair de celibataire egoiste et fete une multitude de petits besoins tyranniques, lorsqu'elle fut bien certaine qu'aucune maitresse n'aurait comme elle le souci de les surveiller et de les entretenir pour le ligoter par toutes les menues jouissances de la vie, elle eut peur tout a coup, en le voyant se degouter de sa propre maison, se plaindre sans cesse de vivre seul, et, ne pouvant venir chez elle qu'avec toutes les reserves imposees par la societe, chercher au Cercle, chercher partout les moyens d'adoucir son isolement, elle eut peur qu'il ne songeat au mariage. En certains jours, elle souffrait tellement de toutes ces inquietudes, qu'elle desirait la vieillesse pour en avoir fini avec cette angoisse-la, et se reposer dans une affection refroidie et calme. Les annees passerent, cependant, sans les desunir. La chaine attachee par elle etait solide, et elle en refaisait les anneaux a mesure qu'ils s'usaient. Mais toujours soucieuse, elle surveillait le coeur du peintre comme on surveille un enfant qui traverse une rue pleine de voitures, et chaque jour encore elle redoutait l'evenement inconnu, dont la menace est suspendue sur nous. Le comte, sans soupcons et sans jalousie, trouvait naturelle cette intimite de sa femme et d'un artiste fameux qui etait recu partout avec de grands egards. A force de se voir, les deux hommes, habitues l'un a l'autre, avaient fini par s'aimer. II Quand Bertin entra, le vendredi soir, chez son amie, ou il devait diner pour feter le retour d'Annette de Guilleroy, il ne trouva encore, dans le petit salon Louis XV, que M. de Musadieu, qui venait d'arriver. C'etait un vieil homme d'esprit, qui aurait pu devenir peut-etre un homme de valeur, et qui ne se consolait point de ce qu'il n'avait pas ete. Ancien conservateur des musees imperiaux, il avait trouve moyen de se faire renommer inspecteur des Beaux-Arts sous la Republique, ce qui ne l'empechait pas d'etre, avant tout, l'ami des Princes, de tous les Princes, des Princesses et des Duchesses de l'aristocratie europeenne, et le protecteur jure des artistes de toute sorte. Doue d'une intelligence alerte, capable de tout entrevoir, d'une grande facilite de parole qui lui permettait de dire avec agrement les choses les plus ordinaires, d'une souplesse de pensee qui le mettait a l'aise dans tous les milieux, et d'un flair subtil de diplomate qui lui faisait juger les hommes a premiere vue, il promenait, de salon en salon, le long des jours et des soirs, son activite eclairee, inutile et bavarde. Apte a tout faire, semblait-il, il parlait de tout avec un semblant de competence attachant et une clarte de vulgarisateur qui le faisait fort apprecier des femmes du monde, a qui il rendait les services d'un bazar roulant d'erudition. Il savait, en effet, beaucoup de choses, sans avoir jamais lu que les livres indispensables; mais il etait au mieux avec les cinq Academies, avec tous les savants, tous les ecrivains, tous les erudits specialistes, qu'il ecoutait avec discernement. Il savait oublier aussitot les explications trop techniques ou inutiles a ses relations, retenait fort bien les autres, et pretait a ces connaissances ainsi glanees un tour aise, clair et bon enfant, qui les rendait faciles a comprendre comme des fabliaux scientifiques. Il donnait l'impression d'un entrepot d'idees, d'un de ces vastes magasins ou on ne rencontre jamais les objets rares, mais ou tous les autres sont a foison, a bon marche, de toute nature, de toute origine, depuis les ustensiles de menage jusqu'aux vulgaires instruments de physique amusante ou de chirurgie domestique. Les peintres, avec qui ses fonctions le laissaient en rapport constant, le blaguaient et le redoutaient. Il leur rendait, d'ailleurs, des services, leur faisait vendre des tableaux, les mettait en relations avec le monde, aimait les presenter, les proteger, les lancer, semblait se vouer a une oeuvre mysterieuse de fusion entre les mondains et les artistes, se faisait gloire de connaitre intimement ceux-ci, et d'entrer familierement chez ceux-la, de dejeuner avec le prince de Galles, de passage a Paris, et de diner, le soir meme, avec Paul Adelmans, Olivier Bertin et Amaury Maldant. Bertin, qui l'aimait assez, le trouvant drole, disait de lui: "C'est l'encyclopedie de Jules Verne, reliee en peau d'ane!" Les deux hommes se serrerent la main, et se mirent a parler de la situation politique, des bruits de guerre que Musadieu jugeait alarmants, pour des raisons evidentes qu'il exposait fort bien, l'Allemagne ayant tout interet a nous ecraser et a hater ce moment attendu depuis dix-huit ans par M. de Bismarck; tandis qu'Olivier Bertin prouvait, par des arguments irrefutables, que ces craintes etaient chimeriques, l'Allemagne ne pouvant etre assez folle pour compromettre sa conquete dans une aventure toujours douteuse, et le Chancelier assez imprudent pour risquer, aux derniers jours de sa vie, son oeuvre et sa gloire d'un seul coup. M. de Musadieu, cependant, semblait savoir des choses qu'il ne voulait pas dire. Il avait vu d'ailleurs un ministre dans la journee et rencontre le grand-duc Wladimir, revenu de Cannes, la veille au soir. L'artiste resistait et, avec une ironie tranquille, contestait la competence des gens les mieux informes. Derriere toutes ces rumeurs, on preparait des mouvements de bourse! Seul, M. de Bismarck devait avoir la-dessus une opinion arretee, peut-etre. M. de Guilleroy entra, serra les mains avec empressement, en s'excusant, par phrases onctueuses, de les avoir laisses seuls. --Et vous, mon cher depute, demanda le peintre, que pensez-vous des bruits de guerre? M. de Guilleroy se lanca dans un discours. Il en savait plus que personne comme membre de la Chambre, et cependant il n'etait pas du meme avis que la plupart de ses collegues. Non, il ne croyait pas a la probabilite d'un conflit prochain, a moins qu'il ne fut provoque par la turbulence francaise et par les rodomontades des soi-disant patriotes de la ligue. Et il fit de M. de Bismarck un portrait a grands traits, un portrait a la Saint-Simon. Cet homme-la, on ne voulait pas le comprendre, parce qu'on prete toujours aux autres sa propre maniere de penser, et qu'on les croit prets a faire ce qu'on aurait fait a leur place. M. de Bismarck n'etait pas un diplomate faux et menteur, mais un franc, un brutal, qui criait toujours la verite, annoncait toujours ses intentions. "Je veux la paix," dit-il. C'etait vrai, il voulait la paix, rien que la paix, et tout le prouvait d'une facon aveuglante depuis dix-huit ans, tout, jusqu'a ses armements, jusqu'a ses alliances, jusqu'a ce faisceau de peuples unis contre notre impetuosite. M. de Guilleroy conclut d'un ton profond, convaincu: "C'est un grand homme, un tres grand homme qui desire la tranquillite, mais qui croit seulement aux menaces et aux moyens violents pour l'obtenir. En somme, Messieurs, un grand barbare." --Qui veut la fin veut les moyens, reprit M. de Musadieu. Je vous accorde volontiers qu'il adore la paix si vous me concedez qu'il a toujours envie de faire la guerre pour l'obtenir. C'est la d'ailleurs une verite indiscutable et phenomenale: on ne fait la guerre en ce monde que pour avoir la paix! Un domestique annoncait:--Madame la duchesse de Mortemain. Dans les deux battants de la porte ouverte, apparut une grande et forte femme, qui entra avec autorite. Guilleroy, se precipitant, lui baisa les doigts et demanda: --Comment allez-vous, Duchesse? Les deux autres hommes la saluerent avec une certaine familiarite distinguee, car la duchesse avait des facons d'etre cordiales et brusques. Veuve du general duc de Mortemain, mere d'une fille unique mariee au prince de Salia, fille du marquis de Farandal, de grande origine et royalement riche, elle recevait dans son hotel de la rue de Varenne toutes les notorietes du monde entier, qui se rencontraient et se complimentaient chez elle. Aucune Altesse ne traversait Paris sans diner a sa table, et aucun homme ne pouvait faire parler de lui sans qu'elle eut aussitot le desir de le connaitre. Il fallait qu'elle le vit, qu'elle le fit causer, qu'elle le jugeat. Et cela l'amusait beaucoup, agitait sa vie, alimentait cette flamme de curiosite hautaine et bienveillante qui brulait en elle. Elle s'etait a peine assise, quand le meme domestique cria:--Monsieur le baron et madame la baronne de Corbelle. Ils etaient jeunes, le baron chauve et gros, la baronne fluette, elegante, tres brune. Ce couple avait une situation speciale dans l'aristocratie francaise, due uniquement au choix scrupuleux de ses relations. De petite noblesse, sans valeur, sans esprit, mu dans tous ses actes par un amour immodere de ce qui est select, comme il faut et distingue, il etait parvenu, a force de hanter uniquement les maisons les plus princieres, a force de montrer ses sentiments royalistes, pieux, corrects au supreme degre, a force de respecter tout ce qui doit etre respecte, de mepriser tout ce qui doit etre meprise, de ne jamais se tromper sur un point des dogmes mondains, de ne jamais hesiter sur un detail d'etiquette, a passer aux yeux de beaucoup pour la fine fleur du high-life. Son opinion formait une sorte de code du comme il faut, et sa presence dans une maison constituait pour elle un vrai titre d'honorabilite. Les Corbelle etaient parents du comte de Guilleroy. --Eh bien, dit la duchesse etonnee, et votre femme? --Un instant, un petit instant, demanda le comte. Il y a une surprise, elle va venir. Quand Mme de Guilleroy, mariee depuis un mois, avait fait son entree dans le monde, elle fut presentee a la duchesse de Mortemain, qui tout de suite l'aima, l'adopta, la patronna. Depuis vingt ans, cette amitie ne s'etait point dementie, et quand la duchesse disait "ma petite", on entendait encore en sa voix l'emotion de cette toquade subite et persistante. C'est chez elle qu'avait eu lieu la rencontre du peintre et de la comtesse. Musadieu s'etait approche, il demanda: --La duchesse a-t-elle ete voir l'exposition des Intemperants? --Non, qu'est-ce que c'est? --Un groupe d'artistes nouveaux, des impressionnistes a l'etat d'ivresse. Il y en a deux tres forts. La grande dame murmura avec dedain: --Je n'aime pas les plaisanteries de ces messieurs. Autoritaire, brusque, n'admettant guere d'autre opinion que la sienne, fondant la sienne uniquement sur la conscience de sa situation sociale, considerant, sans bien s'en rendre compte, les artistes et les savants comme des mercenaires intelligents charges par Dieu d'amuser les gens du monde ou de leur rendre des services, elle ne donnait d'autre base a ses jugements que le degre d'etonnement et de plaisir irraisonne que lui procurait la vue d'une chose, la lecture d'un livre ou le recit d'une decouverte. Grande, forte, lourde, rouge, parlant haut, elle passait pour avoir grand air parce que rien ne la troublait, qu'elle osait tout dire et protegeait le monde entier, les princes detrones par ses receptions en leur honneur, et meme le Tout-Puissant, par ses largesses au clerge et ses dons aux eglises. Musadieu reprit: --La duchesse sait-elle qu'on croit avoir arrete l'assassin de Marie Lambourg? Son interet s'eveilla brusquement, et elle repondit: --Non, racontez-moi ca? Et il narra les details. Haut, tres maigre, portant un gilet blanc, de petits diamants comme boutons de chemise, il parlait sans gestes, avec un air correct qui lui permettait de dire les choses tres osees dont il avait la specialite. Fort myope, il semblait, malgre son pince-nez, ne jamais voir personne, et quand il s'asseyait on eut dit que toute l'ossature de son corps se courbait suivant la forme du fauteuil. Son torse plie devenait tout petit, s'affaissait comme si la colonne vertebrale eut ete en caoutchouc; ses jambes croisees l'une sur l'autre semblaient deux rubans enroules, et ses longs bras retenus par ceux du siege, laissaient pendre des mains pales, aux doigts interminables. Ses cheveux et sa moustache teints artistement, avec des meches blanches habilement oubliees, etaient un sujet de plaisanterie frequent. Comme il expliquait a la duchesse que les bijoux de la fille publique assassinee avaient ete donnes en cadeau par le meurtrier presume a une autre creature de moeurs legeres, la porte du grand salon s'ouvrit de nouveau, toute grande, et deux femmes en toilette de dentelle blanche, blondes, dans une creme de malines, se ressemblant comme deux soeurs d'age tres different, l'une un peu trop mure, l'autre un peu trop jeune, l'une un peu trop forte, l'autre un peu trop mince, s'avancerent en se tenant par la taille et en souriant. On cria, on applaudit. Personne, sauf Olivier Bertin, ne savait le retour d'Annette de Guilleroy, et l'apparition de la jeune fille a cote de sa mere qui, d'un peu loin, semblait presque aussi fraiche et meme plus belle, car, fleur trop ouverte, elle n'avait pas fini d'etre eclatante, tandis que l'enfant, a peine epanouie, commencait seulement a etre jolie, les fit trouver charmantes toutes les deux. La duchesse ravie, battant des mains, s'exclamait: --Dieu! qu'elles sont ravissantes et amusantes l'une a cote de l'autre! Regardez donc, Monsieur de Musadieu, comme elles se ressemblent! On comparait; deux opinions se formerent aussitot. D'apres Musadieu, les Corbelle et le comte de Guilleroy, la comtesse et sa fille ne se ressemblaient que par le teint, les cheveux, et surtout les yeux, qui etaient tout a fait les memes, egalement tachetes de points noirs, pareils a des minuscules gouttes d'encre tombees sur l'iris bleu. Mais d'ici peu, quand la jeune fille serait devenue une femme, elles ne se ressembleraient presque plus. D'apres la duchesse, au contraire, et d'apres Olivier Bertin, elles etaient en tout semblables, et seule la difference d'age les faisait paraitre differentes. Le peintre disait: --Est-elle changee, depuis trois ans? Je ne l'aurais pas reconnue, je ne vais plus oser la tutoyer. La comtesse se mit a rire. --Ah! par exemple! Je voudrais bien vous voir dire "vous" a Annette. La jeune fille, dont la future cranerie apparaissait sous des airs timidement espiegles, reprit: --C'est moi qui n'oserai plus dire "tu" a M. Bertin. Sa mere sourit. --Garde cette mauvaise habitude, je te la permets. Vous referez vite connaissance. Mais Annette remuait la tete. --Non, non. Ca me generait. La duchesse, l'ayant embrassee, l'examinait en connaisseuse interessee. --Voyons, petite, regarde-moi bien en face. Oui, tu as tout a fait le meme regard que ta mere; tu seras pas mal dans quelque temps, quand tu auras pris du brillant. Il faut engraisser, pas beaucoup, mais un peu; tu es maigrichonne. La comtesse s'ecria: --Oh! ne lui dites pas cela. --Et pourquoi? --C'est si agreable d'etre mince! Moi je vais me faire maigrir. Mais Mme de Mortemain se facha, oubliant, dans la vivacite de sa colere, la presence d'une fillette. --Ah toujours! vous en etes toujours a la mode des os, parce qu'on les habille mieux que la chair. Moi je suis de la generation des femmes grasses! Aujourd'hui c'est la generation des femmes maigres! Ca me fait penser aux vaches d'Egypte. Je ne comprends pas les hommes, par exemple, qui ont l'air d'admirer vos carcasses. De notre temps, ils demandaient mieux. Elle se tut au milieu des sourires, puis reprit: --Regarde ta maman, petite, elle est tres bien, juste a point, imite-la. On passait dans la salle a manger. Lorsqu'on fut assis, Musadieu reprit la discussion. --Moi, je dis que les hommes doivent etre maigres, parce qu'ils sont faits pour des exercices qui reclament de l'adresse et de l'agilite, incompatibles avec le ventre. Le cas des femmes est un peu different. Est-ce pas votre avis, Corbelle? Corbelle fut perplexe, la duchesse etant forte, et sa propre femme plus que mince! Mais la baronne vint au secours de son mari, et resolument se prononca pour la sveltesse. L'annee d'avant, elle avait du lutter contre un commencement d'embonpoint, qu'elle domina tres vite. Mme de Guilleroy demanda: --Dites comment vous avez fait? Et la baronne expliqua la methode employee par toutes les femmes elegantes du jour. On ne buvait pas en mangeant. Une heure apres le repas seulement, on se permettait une tasse de the, tres chaud, brulant. Cela reussissait a tout le monde. Elle cita des exemples etonnants de grosses femmes devenues, en trois mois, plus fines que des lames de couteau. La duchesse exasperee s'ecria: --Dieu! que c'est bete de se torturer ainsi! Vous n'aimez rien, mais rien, pas meme le champagne. Voyons, Bertin, vous qui etes artiste, qu'en pensez-vous? --Mon Dieu, Madame, je suis peintre, je drape, ca m'est egal! Si j'etais sculpteur, je me plaindrais. --Mais vous etes homme, que preferez-vous? --Moi? ... une ... elegance un peu nourrie, ce que ma cuisiniere appelle un bon petit poulet de grain. Il n'est pas gras, il est plein et fin. La comparaison fit rire; mais la comtesse incredule regardait sa fille et murmurait: --Non, c'est tres gentil d'etre maigre, les femmes qui restent maigres ne vieillissent pas. Ce point-la fut encore discute et partagea la societe. Tout le monde, cependant, se trouva a peu pres d'accord sur ceci: qu'une personne tres grasse ne devait pas maigrir trop vite. Cette observation donna lieu a une revue des femmes connues dans le monde et a de nouvelles contestations sur leur grace, leur chic et leur beaute. Musadieu jugeait la blonde marquise de Lochrist incomparablement charmante, tandis que Bertin estimait sans rivale Mme Mandeliere, brune, avec son front bas, ses yeux sombres et sa bouche un peu grande, ou ses dents semblaient luire. Il etait assis a cote de la jeune fille, et, tout a coup, se tournant vers elle: --Ecoute bien, Nanette. Tout ce que nous disons la, tu l'entendras repeter au moins une fois par semaine, jusqu'a ce que tu sois vieille. En huit jours tu sauras par coeur tout ce qu'on pense dans le monde, sur la politique, les femmes, les pieces de theatre et le reste. Il n'y aura qu'a changer les noms des gens ou les titres des oeuvres de temps en temps. Quand tu nous auras tous entendus exposer et defendre notre opinion, tu choisiras paisiblement la tienne parmi celles qu'on doit avoir, et puis tu n'auras plus besoin de penser a rien, jamais; tu n'auras qu'a te reposer. La petite, sans repondre, leva sur lui un oeil malin, ou vivait une intelligence jeune, alerte, tenue en laisse et prete a partir. Mais la duchesse et Musadieu, qui jouaient aux idees comme on joue a la balle, sans s'apercevoir qu'ils se renvoyaient toujours les memes, protesterent au nom de la pensee et de l'activite humaines. Alors Bertin s'efforca de demontrer combien l'intelligence des gens du monde, meme les plus instruits, est sans valeur, sans nourriture et sans portee, combien leurs croyances sont pauvrement fondees, leur attention aux choses de l'esprit faible et indifferente, leurs gouts sautillants et douteux. Saisi par un de ces acces d'indignation a moitie vrais, a moitie factices, que provoque d'abord, le desir d'etre eloquent, et qu'echauffe tout a coup un jugement clair, ordinairement obscurci par la bienveillance, il montra comment les gens qui ont pour unique occupation dans la vie de faire des visites et de diner en ville, se trouvent devenir, par une irresistible fatalite, des etres legers et gentils, mais banals, qu'agitent vaguement des soucis, des croyances et des appetits superficiels. Il montra que rien chez eux n'est profond, ardent, sincere, que leur culture intellectuelle etant nulle, et leur erudition un simple vernis, ils demeurent, en somme, des mannequins qui donnent l'illusion et font les gestes d'etres d'elite qu'ils ne sont pas. Il prouva que les freles racines de leurs instincts ayant pousse dans les conventions, et non dans les realites, ils n'aiment rien veritablement, que le luxe meme de leur existence est une satisfaction de vanite et non l'apaisement d'un besoin raffine de leur corps, car on mange mal chez eux, on y boit de mauvais vins, payes fort cher. --Ils vivent, disait-il, a cote de tout, sans rien voir et rien penetrer; a cote de la science qu'ils ignorent; a cote de la nature qu'ils ne savent pas regarder; a cote du bonheur, car ils sont impuissants a jouir ardemment de rien; a cote de la beaute du monde ou de la beaute de l'art, dont ils parlent sans l'avoir decouverte, et meme sans y croire, car ils ignorent l'ivresse de gouter aux joies de la vie et de l'intelligence. Ils sont incapables de s'attacher a une chose jusqu'a l'aimer uniquement, de s'interesser a rien jusqu'a etre illumines par le bonheur de comprendre. Le baron de Corbelle crut devoir prendre la defense de la bonne compagnie. Il le fit avec des arguments inconsistants et irrefutables, de ces arguments qui fondent devant la raison comme la neige au feu, et qu'on ne peut saisir, des arguments absurdes et triomphants de cure de campagne qui demontre Dieu. Il compara, pour finir, les gens du monde aux chevaux de course qui ne servent a rien, a vrai dire, mais qui sont la gloire de la race chevaline. Bertin, gene devant cet adversaire, gardait maintenant un silence dedaigneux et poli. Mais, soudain, la betise du baron l'irrita, et interrompant adroitement son discours, il raconta, du lever jusqu'au coucher, sans rien omettre, la vie d'un homme bien eleve. Tous les details finement saisis dessinaient une silhouette irresistiblement comique. On voyait le monsieur habille par son valet de chambre, exprimant d'abord au coiffeur qui le venait raser quelques idees generales, puis, au moment de la promenade matinale, interrogeant les palefreniers sur la sante des chevaux, puis trottant par les allees du bois, avec l'unique souci de saluer et d'etre salue, puis dejeunant en face de sa femme, sortie en coupe de son cote, et ne lui parlant que pour enumerer le nom des personnes apercues le matin, puis allant jusqu'au soir, de salon en salon, se retremper l'intelligence dans le commerce de ses semblables, et dinant chez un prince ou etait discutee l'attitude de l'Europe, pour finir ensuite la soiree au foyer de la danse, a l'Opera, ou ses timides pretentions de viveur etaient satisfaites innocemment par l'apparence d'un mauvais lieu. Le portrait etait si juste, sans que l'ironie en fut blessante pour personne, qu'un rire courait autour de la table. La duchesse, secouee par une gaite retenue de grosse personne, avait dans la poitrine de petites secousses discretes. Elle dit enfin: --Non, vraiment, c'est trop drole, vous me ferez mourir de rire. Bertin, tres excite, riposta: --Oh! Madame, dans le monde on ne meurt pas de rire. C'est a peine si on rit. On a la complaisance, par bon gout, d'avoir l'air de s'amuser et de faire semblant de rire. On imite assez bien la grimace, on ne fait jamais la chose. Allez dans les theatres populaires, vous verrez rire. Allez chez les bourgeois qui s'amusent, vous verrez rire jusqu'a la suffocation! Allez dans les chambrees de soldats, vous verrez des hommes etrangles, les yeux pleins de larmes, se tordre sur leur lit devant les farces d'un loustic. Mais dans nos salons on ne rit pas. Je vous dis qu'on fait le simulacre de tout, meme du rire. Musadieu l'arreta: --Permettez; vous etes severe! Vous-meme, mon cher, il me semble pourtant que vous ne dedaignez pas ce monde que vous raillez si bien. Bertin sourit. --Moi, je l'aime. --Mais alors? --Je me meprise un peu comme un metis de race douteuse. --Tout cela, c'est de la pose, dit la duchesse. Et comme il se defendait de poser, elle termina la discussion en declarant que tous les artistes aimaient a faire prendre aux gens des vessies pour des lanternes. La conversation, alors, devint generale, effleura tout, banale et douce, amicale et discrete, et, comme le diner touchait a sa fin, la comtesse, tout a coup, s'ecria, en montrant ses verres pleins devant elle: --Eh bien, je n'ai rien bu, rien, pas une goutte, nous verrons si je maigrirai. La duchesse, furieuse, voulut la forcer a avaler une gorgee ou deux d'eau minerale; ce fut en vain, et elle s'ecria: --Oh! la sotte! voila que sa fille va lui tourner la tete. Je vous en prie, Guilleroy, empechez votre femme de faire cette folie. Le comte, en train d'expliquer a Musadieu le systeme d'une batteuse mecanique inventee en Amerique, n'avait pas entendu. --Quelle folie, duchesse? --La folie de vouloir maigrir. Il jeta sur sa femme un regard bienveillant et indifferent. --C'est que je n'ai pas pris l'habitude de la contrarier. La comtesse s'etait levee en prenant le bras de son voisin; le comte offrit le sien a la duchesse, et on passa dans le grand salon, le boudoir du fond etant reserve aux receptions de la journee. C'etait une piece tres vaste et tres claire. Sur les quatre murs, de larges et beaux panneaux de soie bleu pale a dessins anciens enfermes en des encadrements blancs et or prenaient sous la lumiere des lampes et du lustre une teinte lunaire douce et vive. Au milieu du principal, le portrait de la comtesse par Olivier Bertin semblait habiter, animer l'appartement. Il y etait chez lui, melait a l'air meme du salon son sourire de jeune femme, la grace de son regard, le charme leger de ses cheveux blonds. C'etait d'ailleurs presque un usage, une sorte de pratique d'urbanite, comme le signe de croix en entrant dans les eglises, de complimenter le modele sur l'oeuvre du peintre chaque fois qu'on s'arretait devant. Musadieu n'y manquait jamais. Son opinion de connaisseur commissionne par l'Etat ayant une valeur d'expertise legale, il se faisait un devoir d'affirmer souvent, avec conviction, la superiorite de cette peinture. --Vraiment, dit-il, voila le plus beau portrait moderne que je connaisse. Il y a la dedans une vie prodigieuse. Le comte de Guilleroy, chez qui l'habitude d'entendre vanter cette toile avait enracine la conviction qu'il possedait un chef-d'oeuvre, s'approcha pour rencherir, et, pendant une minute ou deux, ils accumulerent toutes les formules usitees et techniques pour celebrer les qualites apparentes et intentionnelles de ce tableau. Tous les yeux, leves vers le mur, semblaient ravis d'admiration, et Olivier Bertin, accoutume a ces eloges, auxquels il ne pretait guere plus d'attention qu'on ne fait aux questions sur la sante, apres une rencontre dans la rue, redressait cependant la lampe a reflecteur placee devant le portrait pour l'eclairer, le domestique l'ayant posee, par negligence, un peu de travers. Puis on s'assit, et le comte s'etant approche de la duchesse, elle lui dit: --Je crois que mon neveu va venir me chercher et vous demander une tasse de the. Leurs desirs, depuis quelque temps, s'etaient rencontres et devines, sans qu'ils se les fussent encore confies, meme par des sous-entendus. Le frere de la duchesse de Mortemain, le marquis de Farandal, apres s'etre presque entierement ruine au jeu, etait mort d'une chute de cheval, en laissant une veuve et un fils. Age maintenant de vingt-huit ans, ce jeune homme, un des plus convoites meneurs de cotillon d'Europe, car on le faisait venir parfois a Vienne et a Londres pour couronner par des tours de valse des bals princiers, bien qu'a peu pres sans fortune, demeurait par sa situation, par sa famille, par son nom, par ses parentes presque royales, un des hommes les plus recherches et les plus envies de Paris. Il fallait affermir cette gloire trop jeune, dansante et sportive, et apres un mariage riche, tres riche, remplacer les succes mondains par des succes politiques. Des qu'il serait depute, le marquis deviendrait, par ce seul fait, une des colonnes du trone futur, un des conseillers du roi, un des chefs du parti. La duchesse, bien renseignee, connaissait l'enorme fortune du comte de Guilleroy, thesaurisateur prudent loge dans un simple appartement quand il aurait pu vivre en grand seigneur dans un des plus beaux hotels de Paris. Elle savait ses speculations toujours heureuses, son flair subtil de financier, sa participation aux affaires les plus fructueuses lancees depuis dix ans, et elle avait eu la pensee de faire epouser a son neveu la fille du depute normand a qui ce mariage donnerait une influence preponderante dans la societe aristocratique de l'entourage des princes. Guilleroy, qui avait fait un mariage riche et multiplie par son adresse une belle fortune personnelle, couvait maintenant d'autres ambitions. Il croyait au retour du roi et voulait, ce jour-la, etre en mesure de profiter de cet evenement de la facon la plus complete. Simple depute, il ne comptait pas pour grand'-chose. Beau-pere du marquis de Farandal, dont les aieux avaient ete les familiers fideles et preferes de la maison royale de France, il montait au premier rang. L'amitie de la duchesse pour sa femme pretait en outre a cette union un caractere d'intimite tres precieux, et par crainte qu'une autre jeune fille se rencontrat qui plut subitement au marquis, il avait fait revenir la sienne afin de hater les evenements. Mme de Mortemain, pressentant ses projets et les devinant, y pretait une complicite silencieuse, et, ce jour-la meme, bien qu'elle n'eut pas ete prevenue du brusque retour de la jeune fille, elle avait engage son neveu a venir chez les Guilleroy, afin de l'habituer, peu a peu, a entrer souvent dans cette maison. Pour la premiere fois, le comte et la duchesse parlerent a mots couverts de leurs desirs, et en se quittant, un traite d'alliance etait conclu. On riait a l'autre bout du salon. M. de Musadieu racontait a la baronne de Corbelle la presentation d'une ambassade negre au President de la Republique, quand le marquis de Farandal fut annonce. Il parut sur la porte et s'arreta. Par un geste du bras rapide et familier, il posa un monocle sur son oeil droit, et l'y laissa comme pour reconnaitre le salon ou il penetrait, mais pour donner, peut-etre, aux gens qui s'y trouvaient, le temps de le voir, et pour marquer son entree. Puis, par un imperceptible mouvement de la joue et du sourcil, il laissa retomber le morceau de verre au bout d'un cheveu de soie noire, et s'avanca vivement vers Mme de Guilleroy dont il baisa la main tendue, en s'inclinant tres bas. Il en fit autant pour sa tante, puis il salua en serrant les autres mains, allant de l'un a l'autre avec une elegante aisance. C'etait un grand garcon a moustaches rousses, un peu chauve deja, taille en officier, avec des allures anglaises de sportsman. On sentait, a le voir, un de ces hommes dont tous les membres sont plus exerces que la tete, et qui n'ont d'amour que pour les choses ou se developpent la force et l'activite physiques. Il etait instruit pourtant, car il avait appris et il apprenait encore chaque jour, avec une grande tension d'esprit, tout ce qu'il lui serait utile de savoir plus tard: l'histoire, en s'acharnant sur les dates et en se meprenant sur les enseignements des faits, et les notions elementaires d'economie politique necessaires a un depute, l'A B C de la sociologie a l'usage des classes dirigeantes. Musadieu l'estimait, disant: "Ce sera un homme de valeur." Bertin appreciait son adresse et sa vigueur. Ils allaient a la meme salle d'armes, chassaient ensemble souvent, et se rencontraient a cheval dans les allees du bois. Entre eux etait donc nee une sympathie de gouts communs, cette franc-maconnerie instinctive que cree entre deux hommes un sujet de conversation tout trouve, agreable a l'un comme a l'autre. Quand on presenta le marquis a Annette de Guilleroy, il eut brusquement le soupcon des combinaisons de sa tante, et, apres s'etre incline, il la parcourut d'un regard rapide d'amateur. Il la jugea gentille, et surtout pleine de promesses, car il avait tant conduit de cotillons qu'il s'y connaissait en jeunes filles et pouvait predire presque a coup sur l'avenir de leur beaute, comme un expert qui goute un vin trop vert. Il echangea seulement avec elle quelques phrases insignifiantes, puis s'assit aupres de la baronne de Corbelle, afin de potiner a mi-voix. On se retira de bonne heure, et quand tout le monde fut parti, l'enfant couchee, les lampes eteintes, les domestiques remontes en leurs chambres, le comte de Guilleroy, marchant a travers le salon, eclaire seulement par deux bougies, retint longtemps la comtesse ensommeillee sur un fauteuil, pour developper ses esperances, detailler l'attitude a garder, prevoir toutes les combinaisons, les chances et les precautions a prendre. Il etait tard quand il se retira, ravi d'ailleurs de sa soiree, et murmurant: --Je crois bien que c'est une affaire faite. III "_Quand viendrez-vous, mon ami? Je ne vous ai pas apercu depuis trois jours, et cela me semble long. Ma fille m'occupe beaucoup, mais vous savez que je ne peux plus me passer de vous_." Le peintre, qui crayonnait des esquisses, cherchant toujours un sujet nouveau, relut le billet de la comtesse, puis ouvrant le tiroir d'un secretaire, il l'y deposa sur un amas d'autres lettres entassees la depuis le debut de leur liaison. Ils s'etaient accoutumes, grace aux facilites de la vie mondaine, a se voir presque chaque jour. De temps en temps, elle venait chez lui, et le laissant travailler, s'asseyait pendant une heure ou deux dans le fauteuil ou elle avait pose jadis. Mais comme elle craignait un peu les remarques des domestiques, elle preferait pour ces rencontres quotidiennes, pour cette petite monnaie de l'amour, le recevoir chez elle, ou le retrouver dans un salon. On arretait un peu d'avance ces combinaisons, qui semblaient toujours naturelles a M. de Guilleroy. Deux fois par semaine au moins le peintre dinait chez la comtesse avec quelques amis; le lundi, il la saluait regulierement dans sa loge a l'Opera; puis ils se donnaient rendez-vous dans telle ou telle maison, ou le hasard les amenait a la meme heure. Il savait les soirs ou elle ne sortait pas, et il entrait alors prendre une tasse de the chez elle, se sentant chez lui pres de sa robe, si tendrement et si surement loge dans cette affection murie, si capture par l'habitude de la trouver quelque part, de passer a cote d'elle quelques instants, d'echanger quelques paroles, de meler quelques pensees, qu'il eprouvait, bien que la flamme vive de sa tendresse fut depuis longtemps apaisee, un besoin incessant de la voir. Le desir de la famille, d'une maison animee, habitee, du repas en commun, des soirees ou l'on cause sans fatigue avec des gens depuis longtemps connus, ce desir du contact, du coudoiement, de l'intimite qui sommeille en tout coeur humain, et que tout vieux garcon promene, de porte en porte, chez ses amis ou il installe un peu de lui, ajoutait une force d'egoisme a ses sentiments d'affection. Dans cette maison ou il etait aime, gate, ou il trouvait tout, il pouvait encore reposer et dorloter sa solitude. Depuis trois jours il n'avait pas revu ses amis, que le retour de leur fille devait agiter beaucoup, et il s'ennuyait deja, un peu fache meme qu'ils ne l'eussent point appele plus tot, et mettant une certaine discretion a ne les point solliciter le premier. La lettre de la comtesse le souleva comme un coup de fouet. Il etait trois heures de l'apres-midi. Il se decida immediatement a se rendre chez elle pour la trouver avant qu'elle sortit. Le valet de chambre parut, appele par un coup de sonnette. --Quel temps, Joseph? --Tres beau, Monsieur. --Chaud. --Oui, Monsieur. --Gilet blanc, jaquette bleue, chapeau gris. Il avait toujours une tenue tres elegante; mais bien qu'il fut habille par un tailleur au style correct, la facon seule dont il portait ses vetements, dont il marchait, le ventre sangle dans un gilet blanc, le chapeau de feutre gris, haut de forme, un peu rejete en arriere, semblait reveler tout de suite qu'il etait artiste et celibataire. Quand il arriva chez la comtesse, on lui dit qu'elle se preparait a faire une promenade au bois. Il fut mecontent et attendit. Selon son habitude, il se mit a marcher a travers le salon, allant d'un siege a l'autre ou des fenetres aux murs, dans la grande piece assombrie par les rideaux. Sur les tables legeres, aux pieds dores, des bibelots de toutes sortes, inutiles, jolis et couteux, trainaient dans un desordre cherche. C'etaient de petites boites anciennes en or travaille, des tabatieres a miniatures, des statuettes d'ivoire, puis des objets en argent mat tout a fait modernes, d'une drolerie severe, ou apparaissait le gout anglais: un minuscule poele de cuisine, et dessus, un chat buvant dans une casserole, un etui a cigarettes, simulant un gros pain, une cafetiere pour mettre des allumettes, et puis dans un ecrin toute une parure de poupee, colliers, bracelets, bagues, broches, boucles d'oreilles avec des brillants, des saphirs, des rubis, des emeraudes, microscopique fantaisie qui semblait executee par des bijoutiers de Lilliput. De temps en temps, il touchait un objet, donne par lui, a quelque anniversaire, le prenait, le maniait, l'examinait avec une indifference revassante, puis le remettait a sa place. Dans un coin, quelques livres rarement ouverts, relies avec luxe, s'offraient a la main sur un gueridon porte par un seul pied, devant un petit canape de forme ronde. On voyait aussi sur ce meuble la _Revue des Deux Mondes_, un peu fripee, fatiguee, avec des pages cornees, comme si on l'avait lue et relue, puis d'autres publications non coupees, les _Arts modernes_, qu'on doit recevoir uniquement a cause du prix, l'abonnement coutant quatre cents francs par an, et la _Feuille libre_, mince plaquette a couverture bleue, ou se repandent les poetes les plus recents qu'on appelle les "Enerves". Entre les fenetres, le bureau de la comtesse, meuble coquet du dernier siecle, sur lequel elle ecrivait les reponses aux questions pressees apportees pendant les receptions. Quelques ouvrages encore sur ce bureau, les livres familiers, enseigne de l'esprit et du coeur de la femme: _Musset, Manon Lescaut, Werther_; et, pour montrer qu'on n'etait pas etranger aux sensations compliquees et aux mysteres de la psychologie, _les Fleurs du mal, le Rouge et le Noir, la Femme au_ XVIIIe _siecle, Adolphe._ A cote des volumes, un charmant miroir a main, chef-d'oeuvre d'orfevrerie, dont la glace etait retournee sur un carre de velours brode, afin qu'on put admirer sur le dos un curieux travail d'or et d'argent. Bertin le prit et se regarda dedans. Depuis quelques annees il vieillissait terriblement, et bien qu'il jugeat son visage plus original qu'autrefois, il commencait a s'attrister du poids de ses joues et des plissures de sa peau. Une porte s'ouvrit derriere lui.. --Bonjour, Monsieur Bertin, disait Annette. --Bonjour, petite, tu vas bien? --Tres bien, et vous? --Comment, tu ne me tutoies pas, decidement. --Non, vrai, ca me gene. --Allons donc! --Oui, ca me gene. Vous m'intimidez. --Pourquoi ca? --Parce que ... parce que vous n'etes ni assez jeune ni assez vieux! ... Le peintre se mit a rire. --Devant cette raison, je n'insiste point. Elle rougit tout a coup, jusqu'a la peau blanche ou poussent les premiers cheveux, et reprit, confuse: --Maman m'a chargee de vous dire qu'elle descendait tout de suite, et de vous demander si vous vouliez venir au bois de Boulogne avec nous. --Oui, certainement. Vous etes seules? --Non, avec la duchesse de Mortemain. --Tres bien, j'en suis. --Alors, vous permettez que j'aille mettre mon chapeau? --Va, mon enfant! Comme elle sortait, la comtesse entra, voilee, prete a partir. Elle tendit ses mains. --On ne vous voit plus? Qu'est-ce que vous faites? --Je ne voulais pas vous gener en ce moment. Dans la facon dont elle prononca "Olivier", elle mit tous ses reproches et tout son attachement. --Vous etes la meilleure femme du monde, dit-il, emu par l'intonation de son nom. Cette petite querelle de coeur finie et arrangee, elle reprit sur le ton des causeries mondaines: --Nous allons aller chercher la duchesse a son hotel, et puis, nous ferons un tour de bois. Il va falloir montrer tout ca a Nanette. Le landau attendait sous la porte cochere. Bertin s'assit en face des deux femmes, et la voiture partit au milieu du bruit des chevaux piaffant sous la voute sonore. Le long du grand boulevard descendant vers la Madeleine toute la gaite du printemps nouveau semblait tombee du ciel sur les vivants. L'air tiede et le soleil donnaient aux hommes des airs de fete, aux femmes des airs d'amour, faisaient cabrioler les gamins et les marmitons blancs qui avaient depose leurs corbeilles sur les bancs pour courir et jouer avec leurs freres, les jeunes voyous. Les chiens semblaient presses; les serins des concierges s'egosillaient; seules les vieilles rosses attelees aux fiacres allaient toujours de leur allure accablee, de leur trot de moribonds. La comtesse murmura: --Oh! le beau jour, qu'il fait bon vivre! Le peintre, sous la grande lumiere, les contemplait l'une aupres de l'autre, la mere et la fille. Certes, elles etaient differentes, mais si pareilles en meme temps que celle-ci etait bien la continuation de celle-la, faite du meme sang, de la meme chair, animee de la meme vie. Leurs yeux surtout, ces yeux bleus eclabousses de gouttelettes noires, d'un bleu si frais chez la fille, un peu decolore chez la mere, fixaient si bien sur lui le meme regard, quand il leur parlait, qu'il s'attendait a les entendre lui repondre les memes choses. Et il etait un peu surpris de constater, en les faisant rire et bavarder, qu'il y avait devant lui deux femmes tres distinctes, une qui avait vecu et une qui allait vivre. Non, il ne prevoyait pas ce que deviendrait cette enfant, quand sa jeune intelligence, influencee par des gouts et des instincts encore endormis, aurait pousse, se serait ouverte au milieu des evenements du monde. C'etait une jolie petite personne nouvelle, prete aux hasards et a l'amour, ignoree et ignorante, qui sortait du port comme on navire, tandis que sa mere y revenait, ayant traverse l'existence et aime! Il fut attendri a la pensee que c'etait lui qu'elle avait choisi et qu'elle preferait encore, cette femme toujours jolie, bercee en ce landau, dans l'air tiede du printemps. Comme il lui jetait sa reconnaissance dans un regard, elle le devina, et il crut sentir un remerciement dans un frolement de sa robe. A son tour, il murmura: --Oh! oui, quel beau jour! Quand on eut pris la duchesse, rue de Varenne, ils filerent vers les Invalides, traverserent la Seine et gagnerent l'avenue des Champs-Elysees, en montant vers l'Arc de Triomphe de l'Etoile, au milieu d'un flot de voitures. La jeune fille s'etait assise pres d'Olivier, a reculons, et elle ouvrait, sur ce fleuve d'equipages, des yeux avides et naifs. De temps en temps, quand la duchesse et la comtesse accueillaient un salut d'un court mouvement de tete, elle demandait: "Qui est-ce?" Il nommait "les Pontaiglin", ou "les Puicelci", ou "la comtesse de Lochrist", ou "la belle Mme Mandeliere". On suivait a present l'avenue du Bois de Boulogne, au milieu du bruit et de l'agitation des roues. Les equipages, un peu moins serres qu'avant l'Arc de Triomphe, semblaient lutter dans une course sans fin. Les fiacres, les landaus lourds, les huit-ressorts solennels se depassaient tour a tour, distances soudain par une victoria rapide, attelee d'un seul trotteur, emportant avec une vitesse folle, a travers toute cette foule roulante, bourgeoise ou aristocrate, a travers tous les mondes, toutes les classes, toutes les hierarchies, une femme jeune, indolente, dont la toilette claire et hardie jetait aux voitures qu'elle frolait un etrange parfum de fleur inconnue. --Cette dame-la, qui est-ce? demandait Annette. --Je ne sais pas, repondait Bertin, tandis que la duchesse et la comtesse echangeaient un sourire. Les feuilles poussaient, les rossignols familiers de ce jardin parisien chantaient deja dans la jeune verdure, et quand on eut pris la file au pas, en approchant du lac, ce fut de voiture a voiture un echange incessant de saints, de sourires et de paroles aimables, lorsque les roues se touchaient. Cela, maintenant, avait l'air du glissement d'une flotte de barques ou etaient assis des dames et des messieurs tres sages. La duchesse, dont la tete a tout instant se penchait devant les chapeaux leves ou les fronts inclines, paraissait passer une revue et se rememorer ce qu'elle savait, ce qu'elle pensait et ce qu'elle supposait des gens, a mesure qu'ils defilaient devant elle. --Tiens, petite, revoici la belle Mme Mandeliere, la beaute de la Republique. Dans une voiture legere et coquette, la beaute de la Republique laissait admirer, sous une apparente indifference pour cette gloire indiscutee, ses grands yeux sombres, son front bas sous un casque de cheveux noirs, et sa bouche volontaire, un peu trop forte. --Tres belle tout de meme, dit Bertin. La comtesse n'aimait pas l'entendre vanter d'autres femmes. Elle haussa doucement les epaules et ne repondit rien. Mais la jeune fille, chez qui s'eveilla soudain l'instinct des rivalites, osa dire: --Moi, je ne trouve point. Le peintre se retourna. --Quoi, tu ne la trouves point belle? --Non, elle a l'air trempee dans l'encre. La duchesse riait, ravie. --Bravo, petite, voila six ans que la moitie des hommes de Paris se pame devant cette negresse! Je crois qu'ils se moquent de nous. Tiens, regarde plutot la comtesse de Lochrist. Seule dans un landau avec un caniche blanc, la comtesse, fine comme une miniature, une blonde aux yeux bruns, dont les lignes delicates, depuis cinq ou six ans egalement, servaient de theme aux exclamations de ses partisans, saluait, un sourire fixe sur la levre. Mais Nanette ne se montra pas encore enthousiaste. --Oh! fit-elle, elle n'est plus bien fraiche. Bertin, qui d'ordinaire dans les discussions quotidiennement revenues sur ces deux rivales, ne soutenait point la comtesse, se facha soudain de cette intolerance de gamine. --Bigre, dit-il, qu'on l'aime plus ou moins, elle est charmante, et je te souhaite de devenir aussi jolie qu'elle. --Laissez donc, reprit la duchesse, vous remarquez seulement les femmes quand elles ont passe trente ans. Elle a raison, cette enfant, vous ne les vantez que defraichies. Il s'ecria: --Permettez, une femme n'est vraiment belle que tard, lorsque toute son expression est sortie. Et developpant cette idee que la premiere fraicheur n'est que le vernis de la beaute qui murit, il prouva que les hommes du monde ne se trompent pas en faisant peu d'attention aux jeunes femmes dans tout leur eclat, et qu'ils ont raison de ne les proclamer "belles" qu'a la derniere periode de leur epanouissement. La comtesse, flattee, murmurait: --Il est dans le vrai, il juge en artiste. C'est tres gentil, un jeune visage, mais toujours un peu banal. Et le peintre insista, indiquant a quel moment une figure, perdant peu a peu la grace indecise de la jeunesse, prend sa forme definitive, son caractere, sa physionomie. Et, a chaque parole, la comtesse faisait "oui" d'un petit balancement de tete convaincu; et plus il affirmait, avec une chaleur d'avocat qui plaide, avec une animation de suspect qui soutient sa cause, plus elle l'approuvait du regard et du geste, comme s'ils se fussent allies pour se soutenir contre un danger, pour se defendre contre une opinion menacante et fausse. Annette ne les ecoutait guere, tout occupee a regarder. Sa figure souvent rieuse etait devenue grave, et elle ne disait plus rien, etourdie de joie dans ce mouvement. Ce soleil, ces feuilles, ces voitures, cette belle vie riche et gaie, tout cela c'etait pour elle. Tous les jours, elle pourrait venir ainsi, connue a son tour, saluee, enviee; et des hommes, en la montrant, diraient peut-etre qu'elle etait belle. Elle cherchait ceux et celles qui lui paraissaient les plus elegants, et demandait toujours leurs noms, sans s'occuper d'autre chose que de ces syllabes assemblees qui, parfois, eveillaient en elle un echo de respect et d'admiration, quand elle les avait lues souvent dans les journaux ou dans l'histoire. Elle ne s'accoutumait pas a ce defile de celebrites, et ne pouvait meme croire tout a fait qu'elles fussent vraies, comme si elle eut assiste a quelque representation. Les fiacres lui inspiraient un mepris mele de degout, la genaient et l'irritaient, et elle dit soudain: --Je trouve qu'on ne devrait laisser venir ici que les voitures de maitre. Bertin repondit: --Eh bien, Mademoiselle, que fait-on de l'egalite, de la liberte et de la fraternite? Elle eut une moue qui signifiait "a d'autres" et reprit: --Il y aurait un bois pour les fiacres, celui de Vincennes, par exemple. --Tu retardes, petite, et tu ne sais pas encore que nous nageons en pleine democratie. D'ailleurs, si tu veux voir le bois pur de tout melange, viens le matin, tu n'y trouveras que la fleur, la fine fleur de la societe. Et il fit un tableau, un de ceux qu'il peignait si bien, du bois matinal avec ses cavaliers et ses amazones, de ce club des plus choisis ou tout le monde se connait par ses noms, petits noms, parentes, titres, qualites et vices, comme si tous vivaient dans le meme quartier ou dans la meme petite ville. --Y venez-vous souvent? dit-elle. --Tres souvent; c'est vraiment ce qu'il y a de plus charmant a Paris. --Vous montez a cheval, le matin! --Mais oui. --Et puis, l'apres-midi, vous faites des visites? --Oui. --Alors, quand est-ce que vous travaillez? --Mais je travaille ... quelquefois, et puis j'ai choisi une specialite suivant mes gouts! Comme je suis peintre de belles dames, il faut bien que je les voie et que je les suive un peu partout. Elle murmura, toujours sans rire: --A pied et a cheval? Il jeta vers elle un regard oblique et satisfait, qui semblait dire: Tiens, tiens, deja de l'esprit, tu seras tres bien, toi. Un souffle d'air froid passa, venu de tres loin, de la grande campagne a peine eveillee encore; et le bois entier fremit, ce bois coquet, frileux et mondain. Pendant quelques secondes ce frisson fit trembler les maigres feuilles sur les arbres et les etoffes sur les epaules. Toutes les femmes, d'un mouvement presque pareil, ramenerent sur leurs bras et sur leur gorge le vetement tombe derriere elles; et les chevaux se mirent a trotter d'un bout a l'autre de l'allee, comme si la brise aigre, qui accourait, les eut fouettes en les touchant. On rentra vite au milieu d'un bruit argentin de gourmettes secouees, sous une ondee oblique et rouge du soleil couchant. --Est-ce que vous retournez chez vous? dit la comtesse au peintre, dont elle savait toutes les habitudes. --Non, je vais au Cercle. --Alors, nous vous deposons en passant? --Ca me va, merci bien. --Et quand nous invitez-vous a dejeuner avec la duchesse? --Dites votre jour? Ce peintre attitre des Parisiennes, que ses admirateurs avaient baptise "un Watteau realiste" et que ses detracteurs appelaient "photographe de robes et manteaux", recevait souvent, soit a dejeuner, soit a diner, les belles personnes dont il avait reproduit les traits, et d'autres encore, toutes les celebres, toutes les connues, qu'amusaient beaucoup ces petites fetes dans un hotel de garcon. --Apres-demain! Ca vous va-t-il, apres-demain, ma chere duchesse? demanda Mme de Guilleroy. --Mais oui, vous etes charmante! M. Bertin ne pense jamais a moi, pour ces parties-la. On voit bien que je ne suis plus jeune. La comtesse, habituee a considerer la maison de l'artiste un peu comme la sienne, reprit: --Rien, que nous quatre, les quatre du landau, la duchesse, Annette, moi et vous, n'est-ce pas, grand artiste? --Rien que nous, dit-il en descendant, et je vous ferai faire des ecrevisses a l'alsacienne. --Oh! vous allez donner des passions a la petite. Il saluait, debout a la portiere, puis il entra vivement dans le vestibule de la grande porte du Cercle, jeta son pardessus et sa canne a la compagnie de valets de pied qui s'etaient leves comme des soldats au passage d'un officier, puis il monta le large escalier, passa devant une autre brigade de domestiques en culottes courtes, poussa une porte et se sentit soudain alerte comme un jeune homme en entendant, au bout du couloir, un bruit continu de fleurets heurtes, d'appels de pied, d'exclamations lancees, par des voix fortes: Touche.--A moi.--Passe.--J'en ai.--Touche.--A vous. Dans la salle d'armes, les tireurs, vetus de toile grise, avec leur veste de peau, leurs pantalons serres aux chevilles, une sorte de tablier tombant sur le ventre, un bras en l'air, la main repliee, et dans l'autre main rendue enorme par le gant, le mince et souple fleuret, s'allongeaient et se redressaient avec une brusque souplesse de pantins mecaniques. D'autres se reposaient, causaient, encore essouffles, rouges, en sueur, un mouchoir a la main pour eponger leur front et leur cou; d'autres, assis sur le divan carre qui faisait le tour de la grande salle, regardaient les assauts. Liverdy contre Landa, et le maitre du Cercle, Taillade, contre le grand Rocdiane. Bertin, souriant, chez lui, serrait les mains. --Je vous retiens, lui cria le baron de Baverie. --Je suis a vous, mon cher. Et il passa dans le cabinet de toilette pour se deshabiller. Depuis longtemps, il ne s'etait senti aussi agile et vigoureux, et, devinant qu'il allait faire un excellent assaut, il se hatait avec une impatience d'ecolier qui va jouer. Des qu'il eut devant lui son adversaire, il l'attaqua avec une ardeur extreme, et, en dix minutes, l'ayant touche onze fois, le fatigua si bien, que le baron demanda grace. Puis il tira avec Punisimont, et avec son confrere Amaury Maldant. La douche froide, ensuite, glacant sa chair haletante, lui rappela les bains de la vingtieme annee, quand il piquait des tetes dans la Seine, du haut des ponts de la banlieue, en plein automne, pour epater les bourgeois. --Tu dines ici? lui demandait Maldant. --Oui. --Nous avons une table avec Liverdy, Rocdiane et Landa, depeche-toi, il est sept heures un quart. La salle a manger, pleine d'hommes, bourdonnait. Il y avait la tous les vagabonds nocturnes de Paris, des desoeuvres et des occupes, tous ceux qui, a partir de sept heures du soir, ne savent plus que faire et dinent au Cercle pour s'accrocher, grace au hasard d'une rencontre, a quelque chose ou a quelqu'un. Quand les cinq amis se furent assis, le banquier Liverdy, un homme de quarante ans, vigoureux et trapu, dit a Bertin: --Vous etiez enrage, ce soir. Le peintre repondit: --Oui, aujourd'hui, je ferais des choses surprenantes. Les autres sourirent, et le paysagiste Amaury Maldant, un petit maigre, chauve, avec une barbe grise, dit d'un air fin: --Moi aussi, j'ai toujours un retour de seve en Avril; ca me fait pousser quelques feuilles, une demi-douzaine au plus, puis ca coule en sentiment; il n'y a jamais de fruits. Le marquis de Rocdiane et le comte de Landa le plaignirent. Plus ages que lui, tous deux, sans qu'aucun oeil exerce put fixer leur age, hommes de cercle, de cheval et d'epee a qui les exercices incessants avaient fait des corps d'acier, ils se vantaient d'etre plus jeunes, en tout, que les polissons enerves de la generation nouvelle. Rocdiane, de bonne race, frequentant tous les salons, mais suspect de tripotages d'argent de toute nature, ce qui n'etait pas etonnant, disait Bertin, apres avoir tant vecu dans les tripots, marie, separe de sa femme qui lui payait une rente, administrateur de banques belges et portugaises, portait haut, sur sa figure energique de Don Quichotte, un honneur un peu terni de gentilhomme a tout faire que nettoyait, de temps en temps, le sang d'une piqure en duel. Le comte de Landa, un bon colosse, fier de sa taille et de ses epaules, bien que marie et pere de deux enfants, ne se decidait qu'a grand'peine a diner chez lui trois fois par semaine, et restait au Cercle les autres jours, avec ses amis, apres la seance de la salle d'armes. --Le Cercle est une famille, disait-il, la famille de ceux qui n'en ont pas encore, de ceux qui n'en auront jamais et de ceux qui s'ennuient dans la leur. La conversation, partie sur le chapitre femmes, roula d'anecdotes en souvenirs et de souvenirs en vanteries jusqu'aux confidences indiscretes. Le marquis de Rocdiane laissait soupconner ses maitresses par des indications precises, femmes du monde dont il ne disait pas les noms, afin de les faire mieux deviner. Le banquier Liverdy designait les siennes par leurs prenoms. Il racontait: "J'etais au mieux, en ce moment-la, avec la femme d'un diplomate. Or, un soir, en la quittant, je lui dis: ma petite Marguerite..." Il s'arretait au milieu des sourires, puis reprenait: "Hein! j'ai laisse echapper quelque chose. On devrait prendre l'habitude d'appeler toutes les femmes Sophie." Olivier Bertin, tres reserve, avait coutume de declarer, quand on l'interrogeait: --Moi, je me contente de mes modeles. On feignait de le croire, et Landa, un simple coureur de filles, s'exaltait a la pensee de tous les jolis morceaux qui trottent par les rues, et de toutes les jeunes personnes deshabillees devant le peintre, a dix francs l'heure. A mesure que les bouteilles se vidaient, tous ces grisons, comme les appelaient les jeunes du Cercle, tous ces grisons, dont la face rougissait, s'allumaient, secoues de desirs rechauffes et d'ardeurs fermentees. Rocdiane, apres le cafe, tombait dans des indiscretions plus veridiques, et oubliait les femmes du monde pour celebrer les simples cocottes. --Paris, disait-il, un verre de kummel a la main, la seule ville ou un homme ne vieillisse pas, la seule ou, a cinquante ans, pourvu qu'il soit solide et bien conserve, il trouvera toujours une gamine de dix-huit ans, jolie comme un ange, pour l'aimer. Landa, retrouvant son Rocdiane d'apres les liqueurs, l'approuvait avec enthousiasme, enumerait les petites filles qui l'adoraient encore tous les jours. Mais Liverdy, plus sceptique et pretendant savoir exactement ce que valent les femmes, murmurait: --Oui, elles vous le disent, qu'elles vous adorent. Landa riposta: --Elles me le prouvent, mon cher. --Ces preuves-la ne comptent pas. --Elles me suffisent. Rocdiane criait: --Mais elles le pensent, sacrebleu! Croyez-vous qu'une jolie petite gueuse de vingt ans, qui fait la fete depuis cinq ou six ans deja, la fete a Paris, ou toutes nos moustaches lui ont appris et gate le gout des baisers, sait encore distinguer un homme de trente d'avec un homme de soixante? Allons donc! quelle blague! Elle en a trop vu et trop connu. Tenez, je vous parie qu'elle aime mieux, au fond du coeur, mais vraiment mieux, un vieux banquier qu'un jeune gommeux. Est-ce qu'elle sait, est-ce qu'elle reflechit a ca? Est-ce que les hommes ont un age, ici? Eh! mon cher, nous autres, nous rajeunissons en blanchissant, et plus nous blanchissons, plus on nous dit qu'on nous aime, plus on nous le montre et plus on le croit. Ils se leverent de table, congestionnes et fouettes par l'alcool, prets a partir pour toutes les conquetes, et ils commencaient a deliberer sur l'emploi de leur soiree, Bertin parlant du Cirque, Rocdiane de l'Hippodrome, Maldant de l'Eden et Landa des Folies-Bergere, quand un bruit de violons qu'on accorde, leger, lointain, vint jusqu'a eux. --Tiens, il y a donc musique aujourd'hui au Cercle, dit Rocdiane. --Oui, repondit Bertin, si nous y passions dix minutes avant de sortir? --Allons. Ils traverserent un salon, la salle de billard, une salle de jeu, puis arriverent dans une sorte de loge dominant la galerie des musiciens. Quatre messieurs, enfonces en des fauteuils, attendaient deja d'un air recueilli, tandis qu'en bas, au milieu des rangs de sieges vides, une dizaine d'autres causaient, assis ou debout. Le chef d'orchestre tapait sur le pupitre a petits coups de son archet: on commenca. Olivier Bertin adorait la musique; comme on adore l'opium. Elle le faisait rever. Des que le flot sonore des instruments l'avait touche, il se sentait emporte dans une sorte d'ivresse nerveuse qui rendait son corps et son intelligence incroyablement vibrants. Son imagination s'en allait comme une folle, grisee par les melodies, a travers des songeries douces et d'agreables revasseries. Les yeux fermes, les jambes croisees, les bras mous, il ecoutait les sons et voyait des choses qui passaient devant ses yeux et dans son esprit. L'orchestre jouait une symphonie d'Haydn, et le peintre, des qu'il eut baisse ses paupieres sur son regard, revit le bois, la foule des voitures autour de lui, et, en face, dans le landau, la comtesse et sa fille. Il entendait leurs voix, suivait leurs paroles, sentait le mouvement de la voiture, respirait l'air plein d'odeur de feuilles. Trois fois, son voisin, lui parlant, interrompit cette vision, qui recommenca trois fois, comme recommence, apres une traversee en mer, le roulis du bateau dans l'immobilite du lit. Puis elle s'etendit, s'allongea en un voyage lointain, avec les deux femmes assises toujours devant lui, tantot en chemin de fer, tantot a la table d'hotels etrangers. Durant toute la duree de l'execution musicale, elles l'accompagnerent ainsi, comme si elles avaient laisse, durant cette promenade au grand soleil, l'image de leurs deux visages empreinte au fond de son oeil. Un silence, puis un bruit de sieges remues et de voix chasserent cette vapeur de songe, et il apercut, sommeillant autour de lui, ses quatre amis en des postures naives d'attention changee en sommeil. Quand il les eut reveilles: --Eh bien! que faisons-nous maintenant? dit-il. --Moi, repondit avec franchise Rocdiane, j'ai envie de dormir ici encore un peu. --Et moi aussi, reprit Landa. Bertin se leva: --Eh bien, moi, je rentre, je suis un peu las. Il se sentait, au contraire, fort anime, mais il desirait s'en aller, par crainte des fins de soiree qu'il connaissait si bien autour de la table de baccara du Cercle. Il rentra donc, et, le lendemain, apres une nuit de nerfs, une de ces nuits qui mettent les artistes dans cet etat d'activite cerebrale baptisee inspiration, il se decida a ne pas sortir et a travailler jusqu'au soir. Ce fut une journee excellente, une de ces journees de production facile, ou l'idee semble descendre dans les mains et se fixer d'elle-meme sur la toile. Les portes closes, separe du monde, dans la tranquillite de l'hotel ferme pour tous, dans la paix amie de l'atelier, l'oeil clair, l'esprit lucide, surexcite, alerte, il gouta ce bonheur donne aux seuls artistes d'enfanter leur oeuvre dans l'allegresse. Rien n'existait plus pour lui, pendant ces heures de travail, que le morceau de toile ou naissait une image sous la caresse de ses pinceaux, et il eprouvait, en ses crises de fecondite, une sensation etrange et bonne de vie abondante qui se grise et se repand. Le soir il etait brise comme apres une saine fatigue, et il se coucha avec la pensee agreable de son dejeuner, du lendemain. La table fut couverte de fleurs, le menu tres soigne pour Mme de Guilleroy, gourmande raffinee, et malgre une resistance energique, mais courte, le peintre forca ses convives a boire du champagne. --La petite sera ivre! disait la comtesse. La duchesse indulgente repondait: --Mon Dieu! il faut bien l'etre une premiere fois. Tout le monde, en retournant dans l'atelier, se sentait un peu agite par cette gaite legere qui souleve comme si elle faisait pousser des ailes aux pieds. La duchesse et la comtesse, ayant une seance au comite des Meres francaises, devaient reconduire la jeune fille avant de se rendre a la Societe, mais Bertin offrit de faire un tour a pied avec elle, en la ramenant boulevard Malesherbes; et ils sortirent tous les deux. --Prenons par-le plus long, dit-elle. --Veux-tu roder dans le parc Monceau? c'est un endroit tres gentil; nous regarderons les mioches et les nourrices. --Mais oui, je veux bien. Ils franchirent, par l'avenue Velasquez, la grille doree et monumentale qui sert, d'enseigne et d'entree a ce bijou de parc elegant, etalant en plein Paris sa grace factice et verdoyante, au milieu d'une ceinture d'hotels princiers. Le long des larges allees, qui deploient a travers les pelouses et les massifs leur courbe savante, une foule de femmes et d'hommes, assis sur des chaises de fer, regardent defiler les passants tandis que, par les petits chemins enfonces sous les ombrages et serpentant comme des ruisseaux, un peuple d'enfants grouille dans le sable, court, saute a la corde sous l'oeil indolent des nourrices ou sous le regard inquiet des meres. Les arbres enormes, arrondis en dome comme des monuments de feuilles, les marronniers geants dont la lourde verdure est eclaboussee de grappes rouges ou blanches, les sycomores distingues, les platanes decoratifs avec leur tronc savamment tourmente, ornent en des perspectives seduisantes les grands gazons onduleux. Il fait chaud, les tourterelles roucoulent dans les feuillages et voisinent de cime en cime, tandis que les moineaux, se baignent dans l'arc-en-ciel dont le soleil enlumine la poussiere d'eau des arrosages egrenee sur l'herbe fine. Sur leurs socles, les statues blanches semblent heureuses dans cette fraicheur verte. Un jeune garcon de marbre retire de son pied une epine introuvable, comme s'il s'etait pique tout a l'heure en courant apres la Diane qui fuit la-bas vers le petit lac emprisonne dans les bosquets ou s'abrite la ruine d'un temple. D'autres statues s'embrassent, amoureuses et froides, au bord des massifs, ou bien revent, un genou dans la main. Une cascade ecume et roule sur de jolis rochers. Un arbre, tronque comme une colonne, porte un lierre; un tombeau porte une inscription. Les futs de pierre dresses sur les gazons ne rappellent guere plus l'Acropole que cet elegant petit parc ne rappelle les forets sauvages. C'est l'endroit artificiel et charmant ou les gens de ville vont contempler des fleurs elevees en des serres, et admirer, comme on admire au theatre le spectacle de la vie, cette aimable representation que donne, en plein Paris, la belle nature. Olivier Bertin, depuis des annees, venait presque chaque jour en ce lieu prefere, pour y regarder les Parisiennes se mouvoir en leur vrai cadre. "C'est un parc fait pour la toilette, disait-il; les gens mal mis y font horreur." Et il y rodait pendant des heures, en connaissait toutes les plantes et tous les promeneurs habituels. Il marchait a cote d'Annette, le long des allees, l'oeil distrait par la vie bariolee et remuante du jardin. --Oh l'amour! cria-t-elle. Elle contemplait un petit garcon a boucles blondes qui la regardait de ses yeux bleus, d'un air etonne et ravi. Puis, elle passa une revue de tous les enfants; et le plaisir qu'elle avait a voir ces vivantes poupees enrubannees la rendait bavarde et communicative. Elle marchait a petits pas, disait a Bertin ses remarques, ses reflexions sur les petits, sur les nourrices, sur les meres. Les enfants gros lui arrachaient des exclamations de joie, et les enfants pales l'apitoyaient. Il l'ecoutait, amuse par elle plus que par les mioches, et sans oublier la peinture, murmurait: "C'est delicieux!" en songeant qu'il devrait faire un exquis tableau, avec un coin du parc et un bouquet de nourrices, de meres et d'enfants. Comment n'y avait-il pas songe? --Tu aimes ces galopins-la? dit-il. --Je les adore. A la voir les regarder, il sentait qu'elle avait envie de les prendre, de les embrasser, de les manier, une envie materielle et tendre de mere future; et il s'etonnait de cet instinct secret, cache en cette chair de femme. Comme elle etait disposee a parler, il l'interrogea sur ses gouts. Elle avoua des esperances de succes et de gloire mondaine avec une naivete gentille, desira de beaux chevaux, qu'elle connaissait presque en maquignon, car l'elevage occupait une partie des fermes de Roncieres; et elle ne s'inquieta guere plus d'un fiance que de l'appartement qu'on trouverait toujours dans la multitude des etages a louer. Ils approchaient du lac ou deux cygnes et six canards flottaient doucement, aussi propres et calmes que des oiseaux de porcelaine et ils passerent devant une jeune femme assise sur une chaise, un livre ouvert sur les genoux, les yeux leves devant elle, l'ame envolee dans une songerie. Elle ne bougeait pas plus qu'une figure de cire. Laide, humble, vetue en fille modeste qui ne songe point a plaire, une institutrice peut-etre, elle etait partie pour le Reve, emportee par une phrase ou par un mot qui avait ensorcele son coeur. Elle continuait, sans doute, selon la poussee de ses esperances, l'aventure commencee dans le livre. Bertin s'arreta, surpris: --C'est beau, dit-il, de s'en aller comme ca. Ils avaient passe devant elle. Ils retournerent et revinrent encore sans qu'elle les apercut, tant elle suivait de toute son attention le vol lointain de sa pensee. Le peintre dit a Annette: --Dis donc, petite! est-ce que ca t'ennuierait de me poser une figure, une fois ou deux? --Mais non, au contraire! --Regarde bien cette demoiselle qui se promene dans l'ideal. --La, sur cette chaise? --Oui. Eh bien! tu t'assoiras aussi sur une chaise, tu ouvriras un livre sur tes genoux et tu tacheras de faire comme elle. As-tu quelquefois reve tout eveillee? --Mais, oui. --A quoi? Et il essaya de la confesser sur ses promenades dans le bleu; mais elle ne voulait point repondre, detournait ses questions, regardait les canards nager apres le pain que leur jetait une dame, et semblait genee comme s'il eut touche en elle a quelque chose de sensible. Puis, pour changer de sujet, elle raconta sa vie a Roncieres, parla de sa grand'mere a qui elle faisait de longues lectures a haute voix, tous les jours, et qui devait etre bien seule, et bien triste maintenant. Le peintre, en l'ecoutant, se sentait gai comme un oiseau, gai comme il ne l'avait jamais ete. Tout ce qu'elle lui disait, tous les menus et futiles et mediocres details de cette simple existence de fillette l'amusaient et l'interessaient. --Asseyons-nous, dit-il. Ils s'assirent aupres de l'eau. Et les deux cygnes s'en vinrent flotter devant eux, esperant quelque nourriture. Bertin sentait en lui s'eveiller des souvenirs, ces souvenirs disparus, noyes dans l'oubli et qui soudain reviennent, on ne sait pourquoi. Ils surgissaient rapides, de toutes sortes, si nombreux en meme temps, qu'il eprouvait la sensation d'une main remuant la vase de sa memoire. Il cherchait pourquoi avait lieu ce bouillonnement de sa vie ancienne que plusieurs fois deja, moins qu'aujourd'hui cependant, il avait senti et remarque. Il existait toujours une cause a ces evocations subites, une cause materielle et simple, une odeur, un parfum souvent. Que de fois une robe de femme lui avait jete au passage, avec le souffle evapore d'une essence, tout un rappel d'evenements effaces! Au fond des vieux flacons de toilette, il avait retrouve souvent aussi des parcelles de son existence; et toutes les odeurs errantes, celles des rues, des champs, des maisons, des meubles, les douces et les mauvaises, les odeurs chaudes des soirs d'ete, les odeurs froides des soirs d'hiver, ranimaient toujours chez lui de lointaines reminiscences, comme si les senteurs, gardaient en elle les choses mortes embaumees, a la facon des aromates qui conservent les momies. Etait-ce l'herbe mouillee ou la fleur des marronniers qui ranimait ainsi l'autrefois? Non. Alors, quoi? Etait-ce a son oeil qu'il devait cette alerte? Qu'avait-il vu? Rien. Parmi les personnes rencontrees, une d'elles peut-etre ressemblait a une figure de jadis, et, sans qu'il l'eut reconnue, secouait en son coeur toutes les cloches du passe. N'etait-ce pas un son, plutot? Bien souvent un piano entendu par hasard, une voix inconnue, meme un orgue de Barbarie jouant sur une place un air demode, l'avaient brusquement rajeuni de vingt ans, en lui gonflant la poitrine d'attendrissements oublies. Mais cet appel continuait, incessant, insaisissable, presque irritant. Qu'y avait-il autour de lui, pres de lui, pour raviver de la sorte ses emotions eteintes? --Il fait un peu frais, dit-il, allons-nous-en. Ils se leverent et se remirent a marcher. Il regardait sur les bancs les pauvres assis, ceux pour qui la chaise etait une trop forte depense. Annette, maintenant, les observait aussi et s'inquietait de leur existence, de leur profession, s'etonnait qu'ayant l'air si miserable ils vinssent paresser ainsi dans ce beau jardin public. Et plus encore que tout a l'heure, Olivier remontait les annees ecoulees. Il lui semblait qu'une mouche ronflait a ses oreilles et les emplissait du bourdonnement confus des jours finis. La jeune fille, le voyant reveur, lui demanda: --Qu'avez-vous? vous semblez triste. Et il tressaillit jusqu'au coeur. Qui avait dit cela? Elle ou sa mere? Non pas sa mere avec sa voix d'a present, mais avec sa voix d'autrefois, tant changee qu'il venait seulement de la reconnaitre. Il repondit en souriant: --Je n'ai rien, tu m'amuses beaucoup, tu es tres gentille, tu me rappelles ta maman. Comment n'avait-il pas remarque plus vite cet etrange echo de la parole jadis si familiere, qui sortait a present de ces levres nouvelles. --Parle encore, dit-il. --De quoi? --Dis-moi ce que tes institutrices t'ont fait apprendre. Les aimais-tu? Elle se remit a bavarder. Et il ecoutait, saisi par un trouble croissant, il epiait, il attendait, au milieu des phrases de cette fillette presque etrangere a son coeur, un mot, un son, un rire, qui semblaient restes dans sa gorge depuis la jeunesse de sa mere. Des intonations, parfois, le faisaient fremir d'etonnement. Certes, il y avait entre leurs paroles des dissemblances telles qu'il n'en avait pas, tout de suite, remarque les rapports, telles que, souvent meme, il ne les confondait plus du tout; mais cette difference ne rendait que plus saisissants les brusques reveils du parler maternel. Jusqu'ici, il avait constate la ressemblance de leurs visages d'un oeil amical et curieux, mais voila que le mystere de cette voix ressuscitee les melait d'une telle facon qu'en detournant la tete pour ne plus voir la jeune fille il se demandait par moments si ce n'etait pas la comtesse qui lui parlait ainsi; douze ans plus tot. Puis, lorsqu'hallucine par cette evocation il se retournait vers elle, il retrouvait encore, a la rencontre de son regard, un peu de cette defaillance que jetait en lui, aux premiers temps de leur tendresse, l'oeil de la mere. Ils avaient fait deja trois fois le tour du parc, repassant toujours devant les memes personnes, les memes nourrices, les memes enfants. Annette, a present, inspectait les hotels qui entourent ce jardin, et demandait les noms de leurs habitants. Elle voulait tout savoir sur toutes ces gens, interrogeait avec une curiosite vorace, semblait emplir de renseignements sa memoire de femme, et, la figure eclairee par l'interet, ecoutait des yeux autant que de l'oreille. Mais en arrivant au pavillon qui separe les deux portes sur le boulevard exterieur, Bertin s'apercut que quatre heures allaient sonner. --Oh! dit-il, il faut rentrer. Et ils gagnerent doucement le boulevard Malesherbes. Quand il eut quitte la jeune fille, le peintre descendit vers la place de la Concorde, pour faire une visite sur l'autre rive de la Seine. Il chantonnait, il avait envie de courir, il aurait volontiers saute par-dessus les bancs, tant il se sentait agile. Paris lui paraissait radieux, plus joli que jamais. "Decidement, pensait-il, le printemps revernit tout le monde." Il etait dans une de ces heures ou l'esprit excite comprend tout avec plus de plaisir, ou l'oeil voit mieux, semble plus impressionnable et plus clair, ou l'on goute une joie plus vive a regarder et a sentir, comme si une main toute-puissante venait de rafraichir toutes les couleurs de la terre, de ranimer tous les mouvements des etres, et de remonter en nous, ainsi qu'une montre qui s'arrete, l'activite des sensations. Il pensait, en cueillant du regard mille choses amusantes:--"Dire qu'il y a des moments ou je ne trouve pas de sujets a peindre!" Et il se sentait l'intelligence si libre et si clairvoyante que toute son oeuvre d'artiste lui parut banale, et qu'il concevait une nouvelle maniere d'exprimer la vie, plus vraie et plus originale. Et soudain, l'envie de rentrer et de travailler le saisit, le fit retourner sur ses pas et s'enfermer dans son atelier. Mais des qu'il fut seul en face de la toile commencee, cette ardeur qui lui brulait le sang tout a l'heure, s'apaisa tout a coup. Il se sentit las, s'assit sur son divan et se remit a revasser. L'espece d'indifference heureuse dans laquelle il vivait, cette insouciance d'homme satisfait dont presque tous les besoins sont apaises, s'en allait de son coeur tout doucement, comme si quelque chose lui eut manque. Il sentait sa maison vide, et desert son grand atelier. Alors, en regardant autour de lui, il lui sembla voir passer l'ombre d'une femme dont la presence lui etait douce. Depuis longtemps, il avait oublie les impatiences d'amant qui attend le retour d'une maitresse, et voila que, subitement, il la sentait eloignee et la desirait pres de lui avec un enervement de jeune homme. Il s'attendrissait a songer combien ils s'etaient aimes, et il retrouvait en tout ce vaste appartement ou elle etait si souvent venue, d'innombrables souvenirs d'elle, de ses gestes, de ses paroles, de ses baisers. Il se rappelait certains jours, certaines heures, certains moments; et il sentait autour de lui le frolement de ses caresses anciennes. Il se releva, ne pouvant plus tenir en place, et se mit a marcher en songeant de nouveau que, malgre cette liaison dont son existence avait ete remplie, il demeurait bien seul, toujours seul. Apres les longues heures de travail, quand il regardait autour de lui, etourdi par ce reveil de l'homme qui rentre dans la vie, il ne voyait et ne sentait que des murs a la portee de sa main et de sa voix. Il avait du, n'ayant pas de femme en sa maison et ne pouvant rencontrer qu'avec des precautions de voleur celle qu'il aimait, trainer ses heures desoeuvrees en tous les lieux publics ou l'on trouve, ou l'on achete, des moyens quelconques de tuer le temps. Il avait des habitudes au Cercle, des habitudes au Cirque et a l'Hippodrome, a jour fixe, des habitudes a l'Opera, des habitudes un peu partout, pour ne pas rentrer chez lui ou il serait demeure avec joie sans doute s'il y avait vecu pres d'elle. Autrefois, en certaines heures de tendre affolement, il avait souffert d'une facon cruelle de ne pouvoir la prendre et la garder avec lui; puis son ardeur se moderant, il avait accepte sans revolte leur separation et sa liberte; maintenant il les regrettait de nouveau comme s'il recommencait a l'aimer. Et ce retour de tendresse l'envahissait ainsi brusquement, presque sans raison, parce qu'il faisait beau dehors, et, peut-etre, parce qu'il avait reconnu tout a l'heure la voix rajeunie de cette femme. Combien peu de chose il faut pour emouvoir le coeur d'un homme, d'un homme vieillissant, chez qui le souvenir se fait regret! Comme autrefois, le besoin de la revoir lui venait, entrait dans son esprit et dans sa chair a la facon d'une fievre; et il se mit a penser a elle un peu comme font les jeunes amoureux, en l'exaltant en son coeur et en s'exaltant lui-meme pour la desirer davantage; puis il se decida, bien qu'il l'eut vue dans la matinee, a aller lui demander une tasse de the, le soir meme. Les heures lui parurent longues, et, en sortant pour descendre au boulevard Malesherbes, une peur vive le saisit de ne pas la trouver et d'etre force de passer encore cette soiree tout seul, comme il en avait passe bien d'autres, pourtant. A sa demande:--"La comtesse est-elle chez elle?"--le domestique repondant:--"Oui, Monsieur"--fit entrer de la joie en lui. Il dit, d'un ton radieux:--"C'est encore moi"--en apparaissant au seuil du petit salon ou les deux femmes travaillaient sous les abat-jour roses d'une lampe a double foyer en metal anglais, portee sur une tige haute et mince. La comtesse s'ecria: --Comment, c'est vous? Quelle chance! --Mais, oui. Je me suis senti tres solitaire, et je suis venu. --Comme c'est gentil! --Vous attendez quelqu'un? --Non ..., peut-etre ..., je ne sais jamais. Il s'etait assis et regardait avec un air de dedain le tricot gris en grosse laine qu'elles confectionnaient vivement au moyen de longues aiguilles en bois. Il demanda: --Qu'est-ce que cela? --Des couvertures. --De pauvres? --Oui, bien entendu. --C'est tres laid. --C'est tres chaud. --Possible, mais c'est tres laid, surtout dans un appartement Louis XV, ou tout caresse l'oeil. Si ce n'est pour vos pauvres, vous devriez, pour vos amis, faire vos charites plus elegantes. --Mon Dieu, les hommes!--dit-elle en haussant les epaules--mais on en prepare partout en ce moment, de ces couvertures-la. --Je le sais bien, je le sais trop. On ne peut plus faire une visite le soir, sans voir trainer cette affreuse loque grise sur les plus jolies toilettes et sur les meubles les plus coquets. On a, ce printemps, la bienfaisance de mauvais gout. La comtesse, pour juger s'il disait vrai, etendit le tricot qu'elle tenait sur la chaise de soie inoccupee a cote d'elle, puis elle convint avec indifference: --Oui, en effet, c'est laid. Et elle se remit a travailler. Les deux tetes voisines, penchees sous les deux lumieres toutes proches, recevaient dans les cheveux une coulee de lueur rose qui se repandait sur la chair des visages, sur les robes et sur les mains remuantes; et elles regardaient leur ouvrage avec cette attention legere et continue des femmes habituees a ces besognes des doigts, que l'oeil suit sans que l'esprit y songe. Aux quatre coins de l'appartement, quatre autres lampes en porcelaine de Chine, portees sur des colonnes anciennes de bois dore, repandaient sur les tapisseries une lumiere douce et reguliere, attenuee par des transparents de dentelle jetes sur les globes. Bertin prit un siege tres bas, un fauteuil nain, ou il pouvait tout juste s'asseoir, mais qu'il avait toujours prefere pour causer avec la comtesse, en demeurant presque a ses pieds. Elle lui dit: --Vous avez fait une longue promenade avec Nane, tantot, dans le parc. --Oui. Nous avons bavarde comme de vieux amis. Je l'aime beaucoup, votre fille. Elle vous ressemble tout a fait. Quand elle prononce certaines phrases, on croirait que vous avez oublie votre voix dans sa bouche. --Mon mari me l'a deja dit bien souvent. Il les regardait travailler, baignees dans la clarte des lampes, et la pensee dont il souffrait souvent, dont il avait encore souffert dans le jour, le souci de son hotel desert, immobile, silencieux, froid, quel que soit le temps, quel que soit le feu des cheminees et du calorifere, le chagrina comme si, pour la premiere fois, il comprenait bien son isolement. Oh! comme il aurait decidement voulu etre le mari de cette femme, et non son amant! Jadis il desirait l'enlever, la prendre a cet homme, la lui voler completement. Aujourd'hui il le jalousait ce mari trompe qui etait installe pres d'elle pour toujours, dans les habitudes de sa maison et dans le calinement de son contact. En la regardant, il se sentait le coeur tout rempli de choses anciennes revenues qu'il aurait voulu lui dire. Vraiment il l'aimait bien encore, meme un peu plus, beaucoup plus aujourd'hui qu'il n'avait fait depuis longtemps; et ce besoin de lui exprimer ce rajeunissement dont elle serait si contente, lui faisait desirer qu'on envoyat se coucher la jeune fille, le plus vite possible. Obsede par cette envie d'etre seul avec elle, de se rapprocher jusqu'a ses genoux ou il poserait sa tete, de lui prendre les mains dont s'echapperaient la couverture du pauvre, les aiguilles de bois, et la pelotte de laine qui s'en irait sous un fauteuil au bout d'un fil deroule, il regardait l'heure, ne parlait plus guere et trouvait que vraiment on a tort d'habituer les fillettes a passer la soiree avec les grandes personnes. Des pas troublerent le silence du salon voisin, et le domestique, dont la tete apparut, annonca: --M. de Musadieu. Olivier Bertin eut une petite rage comprimee, et quand il serra la main de l'inspecteur des Beaux-Arts, il se sentit une envie de le prendre par les epaules et de le jeter dehors. Musadieu etait plein de nouvelles: le ministere allait tomber, et on chuchotait un scandale sur le marquis de Rocdiane. Il ajouta en regardant la jeune fille: "Je conterai cela un peu plus tard." La comtesse leva les yeux sur la pendule et constata que dix heures allaient sonner. --Il est temps de te coucher, mon enfant, dit-elle a sa fille. Annette, sans repondre, plia son tricot, roula sa laine, baisa sa mere sur les joues, tendit la main aux deux hommes et s'en alla prestement, comme si elle eut glisse sans agiter l'air en passant. Quand elle fut sortie: --Eh bien, votre scandale? demanda la comtesse. On pretendait que le marquis de Rocdiane, separe a l'amiable de sa femme qui lui payait une rente jugee par lui insuffisante, avait trouve, pour la faire doubler, un moyen sur et singulier. La marquise, suivie sur son ordre, s'etait laisse surprendre en flagrant delit, et avait du racheter par une pension nouvelle le proces-verbal dresse par le commissaire de police. La comtesse ecoutait, le regard curieux, les mains immobiles, tenant sur ses genoux l'ouvrage interrompu. Bertin, que la presence de Musadieu exasperait depuis le depart de la jeune fille, se facha, et affirma avec une indignation d'homme qui sait et qui n'a voulu parler a personne de cette calomnie, que c'etait la un odieux mensonge, un de ces honteux potins que les gens du monde ne devraient jamais ecouter ni repeter. Il se fachait, debout maintenant contre la cheminee, avec des airs nerveux d'homme dispose a faire de cette histoire une question personnelle. Rocdiane etait son ami, et si on avait pu, en certains cas, lui reprocher sa legerete, on ne pouvait l'accuser ni meme le soupconner d'aucune action vraiment suspecte. Musadieu, surpris, et embarrasse, se defendait, reculait, s'excusait. --Permettez, disait-il, j'ai entendu ce propos tout a l'heure chez la duchesse de Mortemain. Bertin demanda: --Qui vous a raconte cela? Une femme, sans doute? --Non, pas du tout, le marquis de Farandal. Et le peintre, crispe, repondit: --Cela ne m'etonne pas de lui! Il y eut un silence. La comtesse se remit a travailler. Puis Olivier reprit d'une voix calmee: --Je sais pertinemment que cela est faux. Il ne savait rien, entendant parler pour la premiere fois de cette aventure. Musadieu se preparait une retraite, sentant la situation dangereuse, et il parlait deja de s'en aller pour faire une visite aux Corbelle, quand le comte de Guilleroy parut, revenant de diner en ville. Bertin se rassit, accable, desesperant a present de se debarrasser du mari. --Vous ne savez pas, dit le comte, le gros scandale qui court ce soir? Comme personne ne repondait, il reprit: --Il parait que Rocdiane a surpris sa femme en conversation criminelle et lui fait payer fort cher cette indiscretion. Alors Bertin, avec des airs desoles, avec du chagrin dans la voix et dans le geste, posant une main sur le genou de Guilleroy, repeta en termes amicaux et doux ce que tout a l'heure il avait paru jeter au visage de Musadieu. Et le comte, a moitie convaincu, fache d'avoir repete a la legere une chose douteuse et peut-etre compromettante, plaidait son ignorance et son innocence. On raconte en effet tant de choses fausses et mechantes! Soudain, tous furent d'accord sur ceci: que le monde accuse, soupconne et calomnie avec une deplorable facilite. Et ils parurent convaincus tous les quatre, pendant cinq minutes, que tous les propos chuchotes sont mensonges, que les femmes n'ont jamais les amants qu'on leur suppose, que les hommes ne font jamais les infamies qu'on leur prete, et que la surface, en somme, est bien plus vilaine que le fond. Bertin, qui n'en voulait plus a Musadieu depuis l'arrivee de Guilleroy, lui dit des choses flatteuses, le mit sur les sujets qu'il preferait, ouvrit la vanne de sa faconde. Et le comte semblait content comme un homme qui porte partout avec lui l'apaisement et la cordialite. Deux domestiques, venus a pas sourds sur les tapis, entrerent portant la table a the ou l'eau bouillante fumait dans un joli appareil tout brillant, sous la flamme bleue d'une lampe a esprit-de-vin. La comtesse se leva, prepara la boisson chaude avec les precautions et les soins que nous ont apportes les Russes, puis offrit une tasse a Musadieu, une autre a Bertin, et revint avec des assiettes contenant des sandwichs aux foies gras et de menues patisseries autrichiennes et anglaises. Le comte s'etant approche de la table mobile ou s'alignaient aussi des sirops, des liqueurs et des verres, fit un grog, puis, discretement, glissa dans la piece voisine et disparut. Bertin, de nouveau, se trouva seul en face de Musadieu, et le desir soudain le reprit de pousser dehors ce geneur qui, mis en verve, perorait, semait des anecdotes, repetait des mots, en faisait lui-meme. Et le peintre, sans cesse, consultait la pendule dont la longue aiguille approchait de minuit. La comtesse vit son regard, comprit qu'il cherchait a lui parler, et, avec cette adresse des femmes du monde habiles a changer par des nuances le ton d'une causerie et l'atmosphere d'un salon, a faire comprendre, sans rien dire, qu'on doit rester ou qu'on doit partir, elle repandit, par sa seule attitude, par l'air de son visage et l'ennui de ses yeux, du froid autour d'elle, comme si elle venait d'ouvrir une fenetre. Musadieu sentit ce courant d'air glacant ses idees, et, sans qu'il se demandat pourquoi, l'envie se fit en lui de se lever et de s'en aller. Bertin, par savoir-vivre, imita son mouvement. Les deux hommes se retirerent ensemble en traversant les deux salons, suivis par la comtesse, qui causait toujours avec le peintre. Elle le retint sur le seuil de l'antichambre pour une explication quelconque, pendant que Musadieu, aide d'un valet de pied, endossait son paletot. Comme Mme de Guilleroy parlait toujours a Bertin, l'inspecteur des Beaux-Arts, ayant attendu quelques secondes devant la porte de l'escalier tenue ouverte par l'autre domestique, se decida a sortir seul pour ne point rester debout en face du valet. La porte doucement fut refermee sur lui, et la cornasse dit a l'artiste avec une parfaite aisance: --Mais, au fait, pourquoi partez-vous si vite? il n'est pas minuit. Restez donc encore un peu. Et ils rentrerent ensemble dans le petit salon. Des qu'ils furent assis: --Dieu! que cet animal m'agacait! dit-il. --Et pourquoi? --Il me prenait un peu de vous. --Oh! pas beaucoup. --C'est possible, mais il me genait. --Vous etes jaloux? --Ce n'est pas etre jaloux que de trouver un homme encombrant. Il avait repris son petit fauteuil, et, tout pres d'elle maintenant, il maniait entre ses doigts l'etoffe de sa robe en lui disant quel souffle chaud lui passait dans le coeur, ce jour-la. Elle ecoutait, surprise, ravie, et doucement elle posa une main dans ses cheveux blancs qu'elle caressait doucement, comme pour le remercier. --Je voudrais tant vivre pres de vous! dit-il. Il songeait toujours a ce mari couche, endormi sans doute dans une chambre voisine, et il reprit: --Il n'y a vraiment que le mariage pour unir deux existences. Elle murmura: --Mon pauvre ami!--pleine de pitie pour lui, et aussi pour elle. Il avait pose sa joue sur les genoux de la comtesse, et la regardait avec tendresse, avec une tendresse un peu melancolique, un peu douloureuse, moins ardente que tout a l'heure, quand il etait separe d'elle par sa fille, son mari et Musadieu. Elle dit, avec, un sourire, en promenant toujours ses doigts legers sur la tete d'Olivier: --Dieu, que vous etes blanc! Vos derniers cheveux noirs ont disparu. --Helas! je le sais, ca va vite. Elle eut peur de l'avoir attriste. --Oh! vous etiez gris tres jeune, d'ailleurs. Je vous ai toujours connu poivre et sel. --Oui, c'est vrai. Pour effacer tout a fait la nuance de regret qu'elle avait provoquee elle se pencha et, lui soulevant la tete entre ses deux mains, mit sur son front des baisers lents et tendres, ces longs baisers qui semblent ne pas devoir finir. Puis ils se regarderent, cherchant a voir au fond de leurs yeux le reflet de leur affection. --Je voudrais bien, dit-il, passer une journee entiere pres de vous. Il se sentait tourmente obscurement par d'inexprimables besoins d'intimite. Il avait cru, tout a l'heure, que le depart des gens qui etaient la suffirait a realiser ce desir eveille depuis le matin, et maintenant qu'il demeurait seul avec sa maitresse, qu'il avait sur le front la tiedeur de ses mains, et contre la joue, a travers sa robe, la tiedeur de son corps, il retrouvait en lui le meme trouble, la meme envie d'amour inconnue et fuyante. Et il s'imaginait a present que, hors de cette maison, dans les bois peut-etre ou ils seraient tout a fait seuls, sans personne autour d'eux, cette inquietude de son coeur serait satisfaite et calmee. Elle repondit: --Que vous etes enfant! Mais nous nous voyons presque chaque jour. Il la supplia de trouver le moyen de venir dejeuner avec lui, quelque part aux environs de Paris, comme ils avaient fait jadis quatre ou cinq fois. Elle s'etonnait de ce caprice, si difficile a realiser, maintenant que sa fille etait revenue. Elle essayerait cependant, des que son mari irait aux Ronces, mais cela ne se pourrait faire qu'apres le vernissage qui avait lieu le samedi suivant. --Et d'ici la, dit-il, quand vous verrai-je? --Demain soir, chez les Corbelle. Venez en outre ici, jeudi, a trois heures, si vous etes libre, et je crois que nous devons diner ensemble vendredi chez la duchesse. --Oui, parfaitement. Il se leva. ---Adieu. --Adieu, mon ami. Il restait debout sans se decider a partir, car il n'avait presque rien trouve de tout ce qu'il etait venu lui dire, et sa pensee restait pleine de choses inexprimees, gonflee d'effusions vagues qui n'etaient point sorties. Il repeta "Adieu", en lui prenant les mains. --Adieu, mon ami. --Je vous aime. Elle lui jeta un de ces sourires ou une femme montre a un homme, en une seconde, tout ce qu'elle lui a donne. Le coeur vibrant, il repeta pour la troisieme fois: --Adieu. Et il partit. IV On eut dit que toutes les voitures de Paris faisaient, ce jour-la, un pelerinage au Palais de l'Industrie. Des neuf heures du matin, elles arrivaient par toutes les rues, par les avenues et les ponts, vers cette halle aux beaux-arts ou le Tout-Paris artiste invitait le Tout-Paris mondain a assister au vernissage simule de trois mille quatre cents tableaux. Une queue de foule se pressait aux portes, et, dedaigneuse de la sculpture, montait tout de suite aux galeries de peinture. Deja, en gravissant les marches, on levait les yeux vers les toiles exposees sur les murs de l'escalier ou l'on accroche la categorie speciale des peintres de vestibule qui ont envoye soit des oeuvres de proportions inusitees, soit des oeuvres qu'on n'a pas ose refuser. Dans le salon carre, c'etait une bouillie de monde grouillante et bruissante. Les peintres, en representation jusqu'au soir, se faisaient reconnaitre a leur activite, a la sonorite de leur voix, a l'autorite de leurs gestes. Ils commencaient a trainer des amis par la manche vers des tableaux qu'ils designaient du bras, avec des exclamations et une mimique energique de connaisseurs. On en voyait de toutes sortes, de grands a longs cheveux, coiffes de chapeaux mous gris ou noirs, de formes inexprimables, larges et ronds comme des toits, avec des bords en pente ombrageant le torse entier de l'homme. D'autres etaient petits, actifs, fluets ou trapus, cravates d'un foulard, vetus de vestons ou ensaques en de singuliers costumes speciaux a la classe des rapins. Il y avait le clan des elegants, des gommeux, des artistes du boulevard, le clan des academiques, corrects et decores de rosettes rouges, enormes ou microscopiques, selon leur conception de l'elegance et du bon ton, le clan des peintres bourgeois assistes de la famille entourant le pere comme un choeur triomphal. Sur les quatre panneaux geants, les toiles admises a l'honneur du salon carre eblouissaient, des l'entree, par l'eclat des tons et le flamboiement des cadres, par une crudite de couleurs neuves, avivees par le vernis, aveuglantes sous le jour brutal tombe d'en haut. Le portrait du President de la Republique faisait face a la porte, tandis que, sur un autre mur, un general chamarre d'or, coiffe d'un chapeau a plumes d'autruche et culotte de drap rouge, voisinait avec des nymphes toutes nues sous des saules et avec un navire en detresse presque englouti sous une vague. Un eveque d'autrefois excommuniant un roi barbare, une rue d'Orient pleine de pestiferes morts, et l'Ombre du Dante en excursion aux Enfers, saisissaient et captivaient le regard avec une violence irresistible d'expression. On voyait encore, dans la piece immense, une charge de cavalerie, des tirailleurs dans un bois, des vaches dans un paturage, deux seigneurs du siecle dernier se battant en duel au coin d'une rue, une folle assise sur une borne, un pretre administrant un mourant, des moissonneurs, des rivieres, un coucher de soleil, un clair de lune, des echantillons enfin de tout ce qu'on fait, de tout ce que font et de tout ce que feront les peintres jusqu'au dernier jour du monde. Olivier, au milieu d'un groupe de confreres celebres, membres de l'Institut et du Jury, echangeait avec eux des opinions. Un malaise l'oppressait, une inquietude sur son oeuvre exposee dont, malgre les felicitations empressees, il ne sentait pas le succes. Il s'elanca. La duchesse de Mortemain apparaissait a la porte d'entree. Elle demanda: --Est-ce que la comtesse n'est pas arrivee? --Je ne l'ai pas vue. --Et M. de Musadieu? --Non plus. --Il m'avait promis d'etre a dix heures au haut de l'escalier pour me guider dans les salles. --Voulez-vous me permettre de le remplacer, duchesse? --Non, non. Vos amis ont besoin de vous. Nous vous reverrons tout a l'heure, car je compte que nous dejeunerons ensemble. Musadieu accourait. Il avait ete retenu quelques minutes a la sculpture et s'excusait, essouffle deja. Il disait: --Par ici, duchesse, par ici, nous commencons a droite. Ils venaient de disparaitre dans un remous de tetes, quand la comtesse de Guilleroy, tenant par le bras sa fille, entra, cherchant du regard Olivier Bertin. Il les vit, les rejoignit, et, les saluant: --Dieu, qu'elles sont jolies! dit-il. Vrai, Nanette embellit beaucoup. En huit jours, elle a change. Il la regardait de son oeil observateur. Il ajouta: --Les lignes sont plus douces, plus fondues, le teint plus lumineux. Elle est deja bien moins petite fille et bien plus Parisienne. Mais soudain il revint a la grande affaire du jour. --Commencons a droite, nous allons rejoindre la duchesse. La comtesse, au courant de toutes les choses de la peinture et preoccupee comme un exposant, demanda: --Que dit-on? --Beau salon. Le Bonnat remarquable, deux excellents Carolus Duran, un Puvis de Chavannes admirable, un Roll tres etonnant, tres neuf, un Gervex exquis, et beaucoup d'autres, des Beraud, des Cazin, des Duez, des tas de bonnes choses enfin. --Et vous, dit-elle. --On me fait des compliments, mais je ne suis pas content. --Vous n'etes jamais content. --Si, quelquefois. Mais aujourd'hui, vrai, je crois que j'ai raison. --Pourquoi? --Je n'en sais rien. --Allons voir. Quand ils arriverent devant le tableau--deux petites paysannes prenant un bain dans un ruisseau--un groupe arrete l'admirait. Elle en fut joyeuse, et tout bas. --Mais il est delicieux, c'est un bijou. Vous n'avez rien fait de mieux. Il se serrait contre elle, l'aimant, reconnaissant de chaque mot qui calmait une souffrance, pansait une plaie. Et des raisonnements rapides lui couraient dans l'esprit pour le convaincre qu'elle avait raison, qu'elle devait voir juste avec ses yeux intelligents de Parisienne. Il oubliait, pour rassurer ses craintes, que depuis douze ans il lui reprochait justement d'admirer trop les mievreries, les delicatesses elegantes, les sentiments exprimes, les nuances batardes de la mode, et jamais l'art, l'art seul, l'art degage des idees, des tendances et des prejuges mondains. Les entrainant plus loin: "Continuons," dit-il. Et il les promena pendant fort longtemps de salle en salle en leur montrant les toiles, leur expliquant les sujets, heureux entre elles, heureux par elles. Soudain, la comtesse demanda: --Quelle heure est-il? --Midi et demi. --Oh! Allons vite dejeuner. La duchesse doit nous attendre chez Ledoyen, ou elle m'a chargee de vous amener, si nous ne la retrouvions pas dans les salles. Le restaurant, au milieu d'un ilot d'arbres et d'arbustes, avait l'air d'une ruche trop pleine et vibrante. Un bourdonnement confus de voix, d'appels, de cliquetis de verres et d'assiettes voltigeait autour, en sortait par toutes les fenetres et toutes les portes grandes ouvertes. Les tables, pressees, entourees de gens en train de manger, etaient repandues par longues files dans les chemins voisins, a droite et a gauche du passage etroit ou les garcons couraient, assourdis, affoles, tenant a bout de bras des plateaux charges de viandes, de poissons ou de fruits. Sous la galerie circulaire c'etait une telle multitude d'hommes et de femmes qu'on eut dit une pate vivante. Tout cela riait, appelait, buvait et mangeait, mis en gaite par les vins et inonde d'une de ces joies qui tombent sur Paris, en certains jours, avec le soleil. Un garcon fit monter la comtesse, Annette et Bertin dans le salon reserve ou les attendait la duchesse. En y entrant, le peintre apercut, a cote de sa tante, le marquis de Farandal, empresse et souriant, tendant les bras pour recevoir les ombrelles et les manteaux de la comtesse et de sa fille. Il en ressentit un tel deplaisir, qu'il eut envie soudain, de dire des choses irritantes et brutales. La duchesse expliquait la rencontre de son neveu et le depart de Musadieu emmene par le ministre des Beaux-Arts; et Bertin, a la pensee que ce bellatre de marquis devait epouser Annette, qu'il etait venu pour elle, qu'il la regardait deja comme destinee a sa couche, s'enervait et se revoltait comme si on eut meconnu et viole ses droits, des droits mysterieux et sacres. Des qu'on fut a table, le marquis, place a cote de la jeune fille, s'occupa d'elle avec cet air empresse des hommes autorises a faire leur cour. Il avait des regards curieux qui semblaient au peintre hardis et investigateurs, des sourires presque tendres et satisfaits, une galanterie familiere et officielle. Dans ses manieres et ses paroles apparaissait deja quelque chose de decide comme l'annonce d'une prochaine prise de possession. La duchesse et la comtesse semblaient proteger et approuver cette allure de pretendant, et avaient l'une pour l'autre des coups d'oeil de complicite. Aussitot le dejeuner fini, on retourna a l'Exposition. C'etait dans les salles une telle melee de foule, qu'il semblait impossible d'y penetrer. Une chaleur d'humanite, une odeur fade de robes et d'habits vieillis sur le corps faisaient la dedans une atmosphere ecoeurante et lourde. On ne regardait plus les tableaux, mais les visages et les toilettes, on cherchait les gens connus; et parfois une poussee avait lieu dans cette masse epaisse entr'ouverte un moment pour laisser passer la haute echelle double des vernisseurs qui criaient: "Attention, messieurs; attention, mesdames." Au bout de cinq minutes, la comtesse et Olivier se trouvaient separes des autres. Il voulait les chercher, mais elle dit, en s'appuyant sur lui: --Ne sommes-nous pas bien? Laissons-les donc, puisqu'il est convenu que si nous nous perdons, nous nous retrouverons a quatre heures au buffet. --C'est vrai, dit-il. Mais il etait absorbe par l'idee que le marquis accompagnait Annette et continuait a marivauder pres d'elle avec sa fatuite galante. La comtesse murmura: --Alors, vous m'aimez toujours? Il repondit, d'un air preoccupe: --Mais oui, certainement. Et il cherchait, par-dessus les tetes, a decouvrir le chapeau gris de M. de Farandal. Le sentant distrait et voulant ramener a elle sa pensee, elle reprit: --Si vous saviez comme j'adore votre tableau de cette annee. C'est votre chef-d'oeuvre. Il sourit, oubliant soudain les jeunes gens pour ne se souvenir que de son souci du matin. --Vrai? vous trouvez? --Oui, je le prefere a tout. --Il m'a donne beaucoup de mal. Avec des mots calins, elle l'enguirlanda de nouveau, sachant bien, depuis longtemps, que rien n'a plus de puissance sur un artiste que la flatterie tendre et continue. Capte, ranime, egaye par ces paroles douces, il se remit a causer, ne voyant qu'elle, n'ecoutant qu'elle dans cette grande cohue flottante. Pour la remercier, il murmura pres de son oreille: --J'ai une envie folle de vous embrasser. Une chaude emotion la traversa et, levant sur lui ses yeux brillants, elle repeta sa question: --Alors, vous m'aimez toujours? Et il repondit, avec l'intonation qu'elle voulait et qu'elle n'avait point entendue tout a l'heure: --Oui, je vous aime, ma chere Any. --Venez souvent me voir le soir, dit-elle. Maintenant que j'ai ma fille, je ne sortirai pas beaucoup. Depuis qu'elle sentait en lui ce reveil inattendu de tendresse, un grand bonheur l'agitait. Avec les cheveux tout blancs d'Olivier et l'apaisement des annees, elle redoutait moins a present qu'il fut seduit par une autre femme, mais elle craignait affreusement qu'il se mariat, par horreur de la solitude. Cette peur, ancienne deja, grandissait sans cesse, faisait naitre en son esprit des combinaisons irrealisables afin de l'avoir pres d'elle le plus possible et d'eviter qu'il passat de longues soirees dans le froid silence de son hotel vide. Ne le pouvant toujours attirer et retenir, elle lui suggerait des distractions, l'envoyait au theatre, le poussait dans le monde, aimant mieux le savoir au milieu des femmes que dans la tristesse de sa maison. Elle reprit, repondant a sa secrete pensee: --Ah! si je pouvais vous garder toujours, comme je vous gaterais! Promettez-moi de venir tres souvent, puisque je ne sortirai plus guere. --Je vous le promets. Une voix murmura, pres de son oreille: --Maman. La comtesse tressaillit, se retourna. Annette, la duchesse et le marquis venaient de les rejoindre. --Il est quatre heures, dit la duchesse, je suis tres fatiguee et j'ai envie de m'en aller. La comtesse reprit: --Je m'en vais aussi, je n'en puis plus. Ils gagnerent l'escalier interieur qui part des galeries ou s'alignent les dessins et les aquarelles et domine l'immense jardin vitre ou sont exposees les oeuvres de sculpture. De la plate-forme de cet escalier, on apercevait d'un bout a l'autre la serre geante pleine de statues dressees dans les chemins, autour des massifs d'arbustes verts et au-dessus de la foule qui couvrait le sol des allees de son flot remuant et noir. Les marbres jaillissaient de cette nappe sombre de chapeaux et d'epaules, en la trouant en mille endroits, et semblaient lumineux, tant ils etaient blancs. Comme Bertin saluait les femmes a la porte de sortie, Mme de Guilleroy lui demanda tout bas: --Alors, vous venez ce soir? --Mais oui. Et il rentra dans l'Exposition pour causer avec les artistes des impressions de la journee. Les peintres et les sculpteurs se tenaient par groupes autour des statues, devant le buffet, et la, on discutait, comme tous les ans, en soutenant ou en attaquant les memes idees, avec les memes arguments sur des oeuvres a peu pres pareilles. Olivier qui, d'ordinaire, s'animait a ces disputes, ayant la specialite des ripostes et des attaques deconcertantes et une reputation de theoricien spirituel dont il etait fier, s'agita pour se passionner, mais les choses qu'il repondait, par habitude, ne l'interessaient pas plus que celles qu'il entendait, et il avait envie de s'en aller, de ne plus ecouter, de ne plus comprendre, sachant d'avance tout ce qu'on dirait sur ces antiques questions d'art dont il connaissait toutes les faces. Il aimait ces choses pourtant, et les avait aimees jusqu'ici d'une facon presque exclusive, mais il en etait distrait ce jour-la par une de ces preoccupations legeres et tenaces, un de ces petits soucis qui semblent ne nous devoir point toucher et qui sont la malgre tout, quoi qu'on dise et quoi qu'on fasse, piques dans la pensee comme une invisible epine enfoncee dans la chair. Il avait meme oublie ses inquietudes sur ses baigneuses pour ne se souvenir que de la tenue deplaisante du marquis aupres d'Annette. Que lui importait, apres tout? Avait-il un droit? Pourquoi aurait-il voulu empecher ce mariage precieux, decide d'avance, convenable sur tous les points? Mais aucun raisonnement n'effacait cette impression de malaise et de mecontentement qui l'avait saisi en voyant le Farandal parler et sourire en fiance, en caressant du regard le visage de la jeune fille. Lorsqu'il entra, le soir, chez la comtesse, et qu'il la retrouva seule avec sa fille continuant sous la clarte des lampes leur tricot pour les malheureux, il eut grand'peine a se garder de tenir sur le marquis des propos moqueurs et mechants, et de decouvrir aux yeux d'Annette toute sa banalite voilee de chic. Depuis longtemps, en ces visites apres diner, il avait souvent des silences un peu somnolents et des poses abandonnees de vieil ami qui ne se gene plus. Enfonce dans son fauteuil, les jambes croisees, la tete en arriere, il revassait en parlant et reposait dans cette tranquille intimite son corps et son esprit. Mais voila que, soudain, lui revinrent cet eveil et cette activite des hommes qui font des frais pour plaire, que preoccupe ce qu'ils vont dire, et qui cherchent devant certaines personnes des mots plus brillants ou plus rares pour parer leurs idees et les rendre coquettes. Il ne laissait plus trainer la causerie, mais la soutenait et l'activait, la fouaillant avec sa verve, et il eprouvait, quand il avait fait partir d'un franc rire la comtesse et sa fille, ou quand il les sentait emues, ou quand il les voyait lever sur lui des yeux surpris, ou quand elles cessaient de travailler pour l'ecouter, un chatouillement de plaisir, un petit frisson de succes qui le payait de sa peine. Il revenait maintenant chaque fois qu'il les savait seules, et jamais, peut-etre, il n'avait passe d'aussi douces soirees. Mme de Guilleroy, dont cette assiduite apaisait les craintes constantes, faisait, pour l'attirer et le retenir, tous ses efforts. Elle refusait des diners en ville, des bals, des representations, afin d'avoir la joie de jeter dans la boite du telegraphe, en sortant a trois heures, la petite depeche bleue qui disait: "A tantot." Dans les premiers temps, voulant lui donner plus vite le tete-a-tete qu'il desirait, elle envoyait coucher sa fille des que dix heures commencaient a sonner. Puis, voyant un jour qu'il s'en etonnait et demandait en riant qu'on ne traitat plus Annette en petit enfant pas sage, elle accorda un quart d'heure de grace, puis une demi-heure, puis une heure. Il ne restait pas longtemps d'ailleurs apres que la jeune fille etait partie, comme si la moitie du charme qui le tenait dans ce salon venait de sortir avec elle. Approchant aussitot des pieds de la comtesse le petit siege bas qu'il preferait, il s'asseyait tout pres d'elle et posait, par moments, avec un mouvement calin, une joue contre ses genoux. Elle lui donnait une de ses mains, qu'il tenait dans les siennes, et sa fievre d'esprit tombant soudain, il cessait de parler et semblait se reposer dans un tendre silence de l'effort qu'il avait fait. Elle comprit bien, peu a peu, avec son flair de femme, qu'Annette l'attirait presque autant qu'elle-meme. Elle n'en fut point fachee, heureuse qu'il put trouver entre elles quelque chose de la famille dont elle l'avait prive; et elle l'emprisonnait le plus possible entre elles deux, jouant a la maman pour qu'il se crut presque pere de cette fillette et qu'une nuance nouvelle de tendresse s'ajoutat a tout ce qui le captivait dans cette maison. Sa coquetterie, toujours eveillee, mais inquiete depuis qu'elle sentait, de tous les cotes, comme des piqures presque imperceptibles encore, les innombrables attaques de l'age, prit une allure plus active. Pour devenir aussi svelte qu'Annette, elle continuait a ne point boire, et l'amincissement reel de sa taille lui rendait en effet sa tournure de jeune fille, tellement que, de dos, on les distinguait a peine; mais sa figure amaigrie se ressentait de ce regime. La peau distendue se plissait et prenait une nuance jaunie qui rendait plus eclatante la fraicheur superbe de l'enfant. Alors elle soigna son visage avec des procedes d'actrice, et bien qu'elle se creat ainsi au grand jour une blancheur un peu suspecte, elle obtint aux lumieres cet eclat factice et charmant qui donne aux femmes bien fardees un incomparable teint. La constatation de cette decadence et l'emploi de cet artifice modifierent ses habitudes. Elle evita le plus possible les comparaisons en plein soleil et les rechercha a la lumiere des lampes qui lui donnaient un avantage. Quand elle se sentait fatiguee, pale, plus vieillie que de coutume, elle avait des migraines complaisantes qui lui faisaient manquer des bals ou des spectacles; mais les jours ou elle se sentait en beaute, elle triomphait et jouait a la grande soeur avec une modestie grave de petite mere. Afin de porter toujours des robes presque pareilles a celles de sa fille, elle lui donnait des toilettes de jeune femme, un peu graves pour elle; et Annette, chez qui apparaissait de plus en plus un caractere enjoue et rieur, les portait avec une vivacite petillante qui la rendait plus gentille encore. Elle se pretait de tout son coeur aux maneges coquets de sa mere, jouait avec elle, d'instinct, de petites scenes de grace, savait l'embrasser a propos, lui enlacer la taille avec tendresse, montrer par un mouvement, une caresse, quelque invention ingenieuse, combien elles etaient jolies toutes les deux et combien elles se ressemblaient. Olivier Bertin, a force de les voir ensemble et de les comparer sans cesse, arrivait presque, par moments, a les confondre. Quelquefois, si la jeune fille lui parlait alors qu'il regardait ailleurs, il etait force de demander: "Laquelle a dit cela?" Souvent meme, il s'amusait a jouer ce jeu de la confusion quand ils etaient seuls tous les trois dans le salon aux tapisseries Louis XV. Il fermait alors les yeux et les priait de lui adresser la meme question l'une apres l'autre d'abord, puis en changeant l'ordre des interrogations, afin qu'il reconnut les voix. Elles s'essayaient avec tant d'adresse a trouver les memes intonations, a dire les memes phrases avec les memes accents, que souvent il ne devinait pas. Elles etaient parvenues, en verite, a prononcer si pareillement, que les domestiques repondaient "Oui, madame", a la jeune fille et "Oui, mademoiselle" a la mere. A force de s'imiter par amusement et de copier leurs mouvements, elles avaient acquis ainsi une telle similitude d'allures et de gestes, que M. de Guilleroy lui-meme, quand il voyait passer l'une ou l'autre dans le fond sombre du salon, les confondait a tout instant et demandait: "Est-ce toi, Annette, ou est-ce ta maman?" De cette ressemblance naturelle et voulue, reelle et travaillee, etait nee dans l'esprit et dans le coeur du peintre l'impression bizarre d'un etre double, ancien et nouveau, tres connu et presque ignore, de deux corps faits l'un apres l'autre avec la meme chair, de la meme femme continuee, rajeunie, redevenue ce qu'elle avait ete. Et il vivait pres d'elles, partage entre les deux, inquiet, trouble, sentant pour la mere ses ardeurs reveillees et couvrant la fille d'une obscure tendresse. DEUXIEME PARTIE I "20 juillet, Paris. Onze heures soir "Mon ami, ma mere vient de mourir a Roncieres. Nous partons a minuit. Ne venez pas, car nous ne prevenons personne. Mais plaignez-moi et pensez a moi. "Votre ANY." "21 juillet, midi. "Ma pauvre amie, je serais parti malgre vous si je ne m'etais habitue a considerer toutes vos volontes comme des ordres. Je pense a vous depuis hier avec une douleur poignante. Je songe a ce voyage muet que vous avez fait cette nuit en face de votre fille et de votre mari, dans ce wagon a peine eclaire qui vous trainait vers votre morte. Je vous voyais sous le quinquet huileux tous les trois, vous pleurant et Annette sanglotant. J'ai vu votre arrivee a la gare, l'horrible trajet dans la voiture, l'entree au chateau au milieu des domestiques, votre elan dans l'escalier, vers cette chambre, vers ce lit ou elle est couchee, votre premier regard sur elle, et votre baiser sur sa maigre figure immobile. Et j'ai pense a votre coeur, a votre pauvre coeur, a ce pauvre coeur dont la moitie est a moi et qui se brise, qui souffre tant, qui vous etouffe et qui me fait tant de mal aussi, en ce moment. Je baise vos yeux pleins de larmes avec une profonde pitie. "OLIVIER." "21 juillet. Roncieres. "Votre lettre m'aurait fait du bien, mon ami, si quelque chose pouvait me faire du bien en ce malheur horrible ou je suis tombee. Nous l'avons enterree hier, et depuis que son pauvre corps inanime est sorti de cette maison, il me semble que je suis seule sur la terre. On aime sa mere presque sans le savoir, sans le sentir, car cela est naturel comme de vivre; et on ne s'apercoit de toute la profondeur des racines de cet amour qu'au moment de la separation derniere. Aucune autre affection n'est comparable a celle-la, car toutes les autres sont de rencontre, et celle-la est de naissance; toutes les autres nous sont apportees plus tard par les hasards de l'existence, et celle-la vit depuis notre premier jour dans notre sang meme. Et puis, et puis, ce n'est pas seulement une mere qu'on a perdue, c'est toute notre enfance elle-meme qui disparait a moitie, car notre petite vie de fillette etait a elle autant qu'a nous. Seule elle la connaissait comme nous, elle savait un tas de choses lointaines insignifiantes et cheres qui sont, qui etaient les douces premieres emotions de notre coeur. A elle seule je pouvais dire encore: "Te rappelles-tu, mere, le jour ou...? Te rappelles-tu, mere, la poupee de porcelaine que grand'maman m'avait donnee?" Nous marmottions toutes les deux un long et doux chapelet de menus et mievres souvenirs que personne sur la terre ne sait plus que moi. C'est donc une partie de moi qui est morte, la plus vieille, la meilleure. J'ai perdu le pauvre coeur ou la petite fille que j'etais vivait encore tout entiere. Maintenant personne ne la connait plus, personne ne se rappelle la petite Anne, ses jupes courtes, ses rires et ses mines. "Et un jour viendra, qui n'est peut-etre pas bien loin, ou je m'en irai a mon tour, laissant seule dans ce monde ma chere Annette, comme maman m'y laisse aujourd'hui. Que tout cela est triste, dur, cruel! On n'y songe jamais, pourtant; on ne regarde pas autour de soi la mort prendre quelqu'un a tout instant, comme elle nous prendra bientot. Si on la regardait, si on y songeait, si on n'etait pas distrait, rejoui et aveugle par tout ce qui se passe devant nous, on ne pourrait plus vivre, car la vue de ce massacre sans fin nous rendrait fous. "Je suis si brisee, si desesperee, que je n'ai plus la force de rien faire. Jour et nuit je pense a ma pauvre maman, clouee dans cette boite, enfouie sous cette terre, dans ce champ, sous la pluie, et dont la vieille figure que j'embrassais avec tant de bonheur n'est plus qu'une pourriture affreuse. Oh! quelle horreur, mon ami, quelle horreur! "Quand j'ai perdu papa, je venais de me marier, et je n'ai pas senti toutes ces choses comme aujourd'hui. Oui, plaignez-moi, pensez a moi, ecrivez-moi. J'ai tant besoin de vous a present. "ANNE." Paris, 25 juillet. "Ma pauvre amie, "Votre chagrin me fait une peine horrible. Et je ne vois pas non plus la vie en rose. Depuis votre depart je suis perdu, abandonne, sans attache et sans refuge. Tout me fatigue, m'ennuie et m'irrite. Je pense sans cesse a vous et a notre Annette, je vous sens loin toutes les deux quand j'aurais tant besoin que vous fussiez pres de moi. "C'est extraordinaire comme je vous sens loin et comme vous me manquez. Jamais, meme aux jours ou j'etais jeune, vous ne m'avez ete _tout_, comme en ce moment. J'ai pressenti depuis quelque temps cette crise, qui doit etre un coup de soleil de l'ete de la Saint-Martin. Ce que j'eprouve est meme si bizarre, que je veux vous le raconter. Figurez-vous que, depuis votre absence, je ne peux plus me promener. Autrefois, et meme pendant les mois derniers, j'aimais beaucoup m'en aller tout seul par les rues en flanant, distrait par les gens et les choses, goutant la joie de voir et le plaisir de battre le pave d'un pied joyeux. J'allais devant moi sans savoir ou, pour marcher, pour respirer, pour revasser. Maintenant je ne peux plus. Des que je descends dans la rue, une angoisse m'oppresse, une peur d'aveugle qui a lache son chien. Je deviens inquiet exactement comme un voyageur qui a perdu la trace d'un sentier dans un bois, et il faut que je rentre. Paris me semble vide, affreux, troublant. Je me demande: "Ou vais-je aller?" Je me reponds: "Nulle part, puisque je me promene." Eh bien, je ne peux pas, je ne peux plus me promener sans but. La seule pensee de marcher devant moi m'ecrase de fatigue et m'accable d'ennui. Alors je vais trainer ma melancolie au Cercle. "Et savez-vous pourquoi? Uniquement parce que vous n'etes plus ici. J'en suis certain. Lorsque je vous sais a Paris, il n'y a plus de promenade inutile, puisqu'il est possible que je vous rencontre sur le premier trottoir venu. Je peux aller partout parce que vous pouvez etre partout. Si je ne vous apercois point, je puis au moins trouver Annette qui est une emanation de vous. Vous me mettez, l'une et l'autre, de l'esperance plein les rues, l'esperance de vous reconnaitre, soit que vous veniez de loin vers moi, soit que je vous devine en vous suivant. Et alors la ville me devient charmante, et les femmes dont la tournure ressemble a la votre agitent mon coeur de tout le mouvement des rues, entretiennent mon attente, occupent mes yeux, me donnent une sorte d'appetit de vous voir. "Vous allez me trouver bien egoiste, ma pauvre amie, moi qui vous parle ainsi de ma solitude de vieux pigeon roucoulant, alors que vous pleurez des larmes si douloureuses. Pardonnez-moi, je suis tant habitue a etre gate par vous, que je crie: "Au secours" quand je ne vous ai plus. "Je baise vos pieds pour que vous ayez pitie de moi. "OLIVIER." "Roncieres, 30 juillet. "Mon ami, "Merci pour votre lettre! J'ai tant besoin de savoir que vous m'aimez! Je viens de passer par des jours affreux. J'ai cru vraiment que la douleur allait me tuer a mon tour. Elle etait en moi, comme un bloc de souffrance enferme dans ma poitrine, et qui grossissait sans cesse, m'etouffait, m'etranglait. Le medecin qu'on avait appele, afin qu'il apaisat les crises de nerfs que j'avais quatre ou cinq fois par jour, m'a piquee avec de la morphine, ce qui m'a rendue presque folle, et les grandes chaleurs que nous traversons aggravaient mon etat, me jetaient dans une surexcitation qui touchait au delire. Je suis un peu calmee depuis le gros orage de vendredi. Il faut vous dire que, depuis le jour de l'enterrement, je ne pleurais plus du tout, et voila que, pendant l'ouragan dont l'approche m'avait bouleversee, j'ai senti tout d'un coup que les larmes commencaient a me sortir des yeux, lentes, rares, petites, brulantes. Oh! ces premieres larmes, comme elles font mal! Elles me dechiraient comme si elles eussent ete des griffes, et j'avais la gorge serree a ne plus laisser passer mon souffle. Puis, ces larmes devinrent plus rapides, plus grosses, plus tiedes. Elles s'echappaient de mes yeux comme d'une source, et il en venait tant, tant, tant, que mon mouchoir en fut trempe, et qu'il fallut en prendre un autre. Et le gros bloc de chagrin semblait s'amollir, se fendre, couler par mes yeux. "Depuis ce moment-la, je pleure du matin au soir, et cela me sauve. On finirait par devenir vraiment fou, ou par mourir, si on ne pouvait pas pleurer. Je suis bien seule aussi. Mon mari fait des tournees dans le pays, et j'ai tenu a ce qu'il emmenat Annette afin de la distraire et de la consoler un peu. Ils s'en vont en voiture ou a cheval jusqu'a huit ou dix lieues de Roncieres, et elle me revient rose de jeunesse, malgre sa tristesse, et les yeux tout brillants de vie, tout animes par l'air de la campagne et la course qu'elle a faite. Comme c'est beau d'avoir cet age-la! Je pense que nous allons rester ici encore quinze jours ou trois semaines; puis, malgre le mois d'aout, nous rentrerons a Paris pour la raison que vous savez. "Je vous envoie tout ce qui me reste de mon coeur. "ANY." "Paris, 4 aout. "Je n'y tiens plus, ma chere amie; il faut que vous reveniez, car il va certainement m'arriver quelque chose. Je me demande si je ne suis pas malade, tant j'ai le degout de tout ce que je faisais depuis si longtemps avec un certain plaisir ou avec une resignation indifferente. D'abord, il fait si chaud a Paris, que chaque nuit represente un bain turc de huit ou neuf heures. Je me leve, accable par la fatigue de ce sommeil en etuve, et je me promene pendant une heure ou deux devant une toile blanche, avec l'intention d'y dessiner quelque chose. Mais je n'ai plus rien dans l'esprit, rien dans l'oeil, rien dans la main. Je ne suis plus un peintre!... Cet effort inutile vers le travail est exasperant. Je fais venir des modeles, je les place, et comme ils me donnent des poses, des mouvements, des expressions que j'ai peintes a satiete, je les fais se rhabiller et je les flanque dehors. Vrai, je ne puis plus rien voir de neuf, et j'en souffre comme si je devenais aveugle. Qu'est-ce que cela? Fatigue de l'oeil ou du cerveau, epuisement de la faculte artiste ou courbature du nerf optique? Sait-on! il me semble que j'ai fini de decouvrir le coin d'inexplore qu'il m'a ete donne de visiter. Je n'apercois plus que ce que tout le monde connait; je fais ce que tous les mauvais peintres ont fait; je n'ai plus qu'une vision et qu'une observation de cuistre. Autrefois, il n'y a pas encore longtemps, le nombre des motifs nouveaux me paraissait illimite, et j'avais, pour les exprimer, une telle variete de moyens que l'embarras du choix me rendait hesitant. Or, voila que, tout a coup, le monde des sujets entrevus s'est depeuple, mon investigation est devenue impuissante et sterile. Les gens qui passent n'ont plus de sens pour moi; je ne trouve plus en chaque etre humain ce caractere et cette saveur que j'aimais tant discerner et rendre apparents. Je crois cependant que je pourrais faire un tres joli portrait de votre fille. Est-ce parce qu'elle vous ressemble si fort, que je vous confonds dans ma pensee? Oui, peut-etre. "Donc, apres m'etre efforce d'esquisser un homme ou une femme qui ne soient pas semblables a tous les modeles connus, je me decide a aller dejeuner quelque part, car je n'ai plus le courage de m'asseoir seul dans ma salle a manger. Le boulevard Malesherbes a l'air d'une avenue de foret emprisonnee dans une ville morte. Toutes les maisons sentent le vide. Sur la chaussee, les arroseurs lancent des panaches de pluie blanche qui eclaboussent le pave de bois d'ou s'exhale une vapeur de goudron mouille et d'ecurie lavee; et d'un bout a l'autre de la longue descente du parc Monceau a Saint-Augustin, on apercoit cinq ou six formes noires, passants sans importance, fournisseurs ou domestiques. L'ombre des platanes etale au pied des arbres, sur les trottoirs brulants, une tache bizarre, qu'on dirait liquide commode l'eau repandue qui seche. L'immobilite des feuilles dans les branches et de leur silhouette grise sur l'asphalte, exprime la fatigue de la ville rotie, sommeillant et transpirant a la facon d'un ouvrier endormi sur un banc sous le soleil. Oui, elle sue, la gueuse, et elle pue affreusement par ses bouches d'egout, les soupiraux des caves et des cuisines, les ruisseaux ou coule la crasse de ses rues. Alors, je pense a ces matinees d'ete, dans votre verger plein de petites fleurs champetres qui donnent a l'air un gout de miel. Puis, j'entre, ecoeure deja, au restaurant ou mangent, avec des airs accables, des hommes chauves et ventrus, au gilet entr'ouvert, et dont le front moite reluit. Toutes ces nourritures ont chaud, le melon qui fond sous la glace, le pain mou, le filet flasque, le legume recuit, le fromage purulent, les fruits muris a la devanture. Et je sors avec la nausee, et je retourne chez moi pour essayer de dormir un peu, jusqu'a l'heure du diner que je prends au Cercle. "J'y retrouve toujours Adelmans, Maldant, Rocdiane, Landa et bien d'autres, qui m'ennuient et me fatiguent autant que des orgues de Barbarie. Chacun a son air, ou ses airs, que j'entends depuis quinze ans, et ils les jouent tous ensemble, chaque soir, dans ce cercle, qui est, parait-il, un endroit ou l'on va se distraire. On devrait bien me changer ma generation dont j'ai les yeux, les oreilles et l'esprit rassasies. Ceux-la font toujours des conquetes; ils s'en vantent et s'entre-felicitent. "Apres avoir baille autant de fois qu'il y a de minutes entre huit heures et minuit, je rentre me coucher et je me deshabille en songeant, qu'il faudra recommencer demain. "Oui, ma chere amie, je suis a l'age ou la vie de garcon devient intolerable, parce qu'il n'y a plus rien de nouveau pour moi, sous le soleil. Un garcon doit etre jeune, curieux, avide. Quand on n'est plus tout cela, il devient dangereux de rester libre. Dieu, que j'ai aime ma liberte, jadis, avant de vous aimer plus qu'elle! Comme elle me pese aujourd'hui! La liberte, pour un vieux garcon comme moi, c'est le vide, le vide partout, c'est le chemin de la mort, sans rien, dedans pour empecher de voir le bout, c'est cette question sans cesse posee: que dois-je faire? qui puis-je aller voir pour n'etre pas seul? Et je vais de camarade en camarade, de poignee demain en poignee demain, mendiant un peu d'amitie. J'en recueille des miettes qui ne font pas un morceau--Vous, j'ai Vous, mon amie, mais vous n'etes pas a moi. C'est meme peut-etre de vous que me vient l'angoisse dont je souffre, car c'est le desir de votre contact, de votre presence, du meme toit sur nos tetes, des memes murs enfermant nos existences, du meme interet serrant nos coeurs, le besoin de cette communaute d'espoirs, de chagrins, de plaisirs, de gaite, de tristesse et aussi de choses materielles, qui mettent en moi tant de souci. Vous etes a moi, c'est-a-dire que je vole un peu de vous de temps en temps. Mais je voudrais respirer sans cesse l'air meme que vous respirez, partager tout avec vous, ne me servir que de choses qui appartiendraient a nous deux, sentir que tout ce dont je vis est a vous autant qu'a moi, le verre dans lequel je bois, le siege sur lequel je me repose, le pain que je mange et le feu qui me chauffe. "Adieu, revenez bien vite. J'ai trop de peine loin de vous. "OLIVIER." "Roncieres, 8 aout. "Mon ami, je suis malade, et si fatiguee que vous ne me reconnaitrez point. Je crois que j'ai trop pleure. Il faut que je me repose un peu avant de revenir, car je ne veux pas me remontrer a vous comme je suis. Mon mari part pour Paris apres-demain et vous portera de nos nouvelles. Il compte vous emmener diner quelque part et me charge de vous prier de l'attendre chez vous vers sept heures. "Quant a moi, des que je me sentirai un peu mieux, des que je n'aurai plus cette figure de deterree qui me fait peur a moi-meme, je retournerai pres de vous. Je n'ai, au monde, qu'Annette et vous, moi aussi, et je veux offrir a chacun de vous tout ce que je pourrai lui donner, sans voler l'autre. "Je vous tends mes yeux qui ont tant pleure, pour que vous les baisiez. "ANNE." Quand il recut cette lettre annoncant le retour encore retarde, Olivier Bertin eut envie, une envie immoderee, de prendre une voiture pour aller a la gare, et le train pour aller a Roncieres; puis, songeant que M. de Guilleroy devait revenir le lendemain, il se resigna et se mit a desirer l'arrivee du mari avec presque autant d'impatience que si c'eut ete celle de la femme elle-meme. Jamais il n'avait aime Guilleroy comme en ces vingt-quatre heures d'attente. Quand il le vit entrer, il s'elanca vers lui, les mains tendues, s'ecriant: --Ah! cher ami, que je suis heureux de vous voir! L'autre aussi semblait fort satisfait, content surtout de rentrer a Paris, car la vie n'etait pas gaie en Normandie, depuis trois semaines. Les deux hommes s'assirent sur un petit canape a deux places, dans un coin de l'atelier, sous un dais d'etoffes orientales, et, se reprenant les mains avec des airs attendris, ils se les serrerent de nouveau. --Et la comtesse, demanda Bertin, comment va-t-elle? --Oh! pas tres bien. Elle a ete tres touchee, tres affectee, et elle se remet trop lentement. J'avoue meme qu'elle m'inquiete un peu. --Mais pourquoi ne revient-elle pas? --Je n'en sais rien. Il m'a ete impossible de la decider a rentrer ici. --Que fait-elle tout le jour? --Mon Dieu, elle pleure, elle pense a sa mere. Ca n'est pas bon pour elle. Je voudrais bien qu'elle se decidat a changer d'air, a quitter l'endroit ou ca s'est passe, vous comprenez? --Et Annette? --Oh! elle, une fleur epanouie! Olivier eut un sourire de joie. Il demanda encore: --A-t-elle eu beaucoup de chagrin? --Oui, beaucoup, beaucoup, mais vous savez, du chagrin de dix-huit ans, ca ne tient pas. Apres un silence, Guilleroy reprit: --Ou allons-nous diner, mon cher? J'ai bien besoin de me degourdir, moi, d'entendre du bruit et de voir du mouvement. --Mais, en cette saison, il me semble que le cafe des Ambassadeurs est indique. Et ils s'en allerent, en se tenant par le bras, vers les Champs-Elysees. Guilleroy, agite par cet eveil des Parisiens qui rentrent et pour qui la ville, apres chaque absence, semble rajeunie et pleine de surprises possibles, interrogeait le peintre sur mille details, sur ce qu'on avait fait, sur ce qu'on avait dit, et Olivier, apres d'indifferentes reponses ou se refletait tout l'ennui de sa solitude, parlait de Roncieres, cherchait a saisir en cet homme, a recueillir autour de lui ce quelque chose de presque materiel que laissent en nous les gens qu'on vient de voir, subtile emanation des etres qu'on emporte en les quittant, qu'on garde en soi quelques heures et qui s'evapore dans l'air nouveau. Le ciel lourd d'un soir d'ete pesait sur la ville et sur la grande avenue ou commencaient a sautiller sous les feuillages les refrains alertes des concerts en plein vent. Les deux hommes, assis au balcon du cafe des Ambassadeurs, regardaient sous eux les bancs et les chaises encore vides de l'enceinte fermee jusqu'au petit theatre ou les chanteuses, dans la clarte blafarde des globes electriques et du jour meles, etalaient leurs toilettes eclatantes et la teinte rose de leur chair. Des odeurs de fritures, de sauces, de mangeailles chaudes, flottaient dans les imperceptibles brises que se renvoyaient les marronniers, et quand une femme passait, cherchant sa place reservee, suivie d'un homme en habit noir, elle semait sur sa route le parfum capiteux et frais de ses robes et de son corps. Guilleroy, radieux, murmura: --Oh! j'aime mieux etre ici que la-bas. --Et moi, repondit Bertin, j'aimerais mieux etre la-bas qu'ici. --Allons donc! --Parbleu. Je trouve Paris infect, cet ete. --Eh! mon cher, c'est toujours Paris. Le depute semblait etre dans un jour de contentement, dans un de ces rares jours d'effervescence egrillarde ou les hommes graves font des betises. Il regardait deux cocottes dinant a une table voisine avec trois maigres jeunes messieurs superlativement corrects, et il interrogeait sournoisement Olivier sur toutes les filles connues et cotees dont il entendait chaque jour citer les noms. Puis il murmura avec un ton de profond regret: --Vous avez de la chance d'etre reste garcon, vous. Vous pouvez faire et voir tant de choses. Mais le peintre se recria, et pareil a tous ceux qu'une pensee harcelle, il prit Guilleroy pour confident de ses tristesses et de son isolement. Quand il eut tout dit, recite jusqu'au bout la litanie de ses melancolies, et raconte naivement, pousse par le besoin de soulager son coeur, combien il eut desire l'amour et le frolement d'une femme installee a son cote, le comte, a son tour, convint que le mariage avait du bon. Retrouvant alors son eloquence parlementaire pour vanter la douceur de sa vie interieure, il fit de la comtesse un grand eloge, qu'Olivier approuvait gravement par de frequents mouvements de tete. Heureux d'entendre parler d'elle, mais jaloux de ce bonheur intime que Guilleroy celebrait par devoir, le peintre finit par murmurer, avec une conviction sincere: --Oui, vous avez eu de la chance, vous! Le depute, flatte, en convint; puis il reprit: --Je voudrais bien la voir revenir; vraiment, elle me donne du souci en ce moment! Tenez, puisque vous vous ennuyez a Paris, vous devriez aller a Roncieres et la ramener. Elle vous ecoutera, vous, car vous etes son meilleur ami; tandis qu'un mari..., vous savez... Olivier, ravi, reprit: --Mais, je ne demande pas mieux, moi. Cependant..., croyez-vous que cela ne la contrariera pas de me voir arriver ainsi? --Non, pas du tout; allez donc, mon cher. --J'y consens alors. Je partirai demain par le train d'une heure. Faut-il lui envoyer une depeche? --Non, je m'en charge. Je vais la prevenir, afin que vous trouviez une voiture a la gare. Comme ils avaient fini de diner, ils remonterent aux boulevards; mais au bout d'une demi-heure a peine, le comte soudain quitta le peintre, sous le pretexte d'une affaire urgente qu'il avait tout a fait oubliee. II La comtesse et sa fille, vetues de crepe noir, venaient de s'asseoir face a face, pour dejeuner, dans la vaste salle de Roncieres. Les portraits d'aieux, naivement peints, l'un en cuirasse, un autre en justaucorps, celui-ci poudre en officier des gardes francaises, celui-la en colonel de la Restauration, alignaient sur les murs la collection des Guilleroy passes, en des cadres vieux dont la dorure tombait. Deux domestiques, aux pas sourds, commencaient a servir les deux femmes silencieuses; et les mouches faisaient autour du lustre en cristal, suspendu au milieu de la table, un petit nuage de points noirs tourbillonnant et bourdonnant. --Ouvrez les fenetres, dit la comtesse, il fait un peu frais ici. Les trois hautes fenetres, allant du parquet au plafond, et larges comme des baies, furent ouvertes a deux battants. Un souffle d'air tiede, portant des odeurs d'herbe chaude et des bruits lointains de campagne, entra brusquement par ces trois grands trous, se melant a l'air un peu humide de la piece profonde enfermee dans les murs epais du chateau. --Ah!, c'est bon, dit Annette, en respirant a pleine gorge. Les yeux des deux femmes s'etaient tournes vers le dehors et regardaient au-dessous d'un ciel bleu clair, un peu voile par cette brume de midi qui miroite sur les terres impregnees de soleil, la longue pelouse verte du parc, avec ses ilots d'arbres de place en place et ses perspectives ouvertes au loin sur la campagne jaune illuminee jusqu'a l'horizon par la nappe d'or des recoltes mures. --Nous ferons une longue promenade apres dejeuner, dit la comtesse. Nous pourrons aller a pied jusqu'a Berville, en suivant la riviere, car il ferait trop chaud dans la plaine. --Oui, maman, et nous prendrons Julio pour faire lever des perdrix. --Tu sais que ton pere le defend. --Oh, puisque papa est a Paris! C'est si amusant de voir Julio en arret. Tiens, le voici qui taquine les vaches. Dieu, qu'il est drole! Repoussant sa chaise, elle se leva et courut a une fenetre d'ou elle cria: "Hardi, Julio, hardi!" Sur la pelouse, trois lourdes vaches, rassasiees d'herbe, accablees de chaleur, se reposaient couchees sur le flanc, le ventre saillant, repousse par la pression du sol. Allant de l'une a l'autre avec des aboiements, des gambades folles, une colere gaie, furieuse et feinte, un epagneul de chasse, svelte, blanc et roux, dont les oreilles frisees s'envolaient a chaque bond, s'acharnait a faire lever les trois grosses betes qui ne voulaient pas. C'etait la, assurement, le jeu favori du chien, qui devait le recommencer chaque fois qu'il apercevait les vaches etendues. Elles, mecontentes, pas effrayees, le regardaient de leurs gros yeux mouilles, en tournant la tete pour le suivre. Annette, de sa fenetre, cria: --Apporte, Julio, apporte. Et l'epagneul, excite, s'enhardissait, aboyait plus fort, s'aventurait jusqu'a la croupe, en feignant de vouloir mordre. Elles commencaient a s'inquieter, et les frissons nerveux de leur peau pour chasser les mouches devenaient plus frequents et plus longs. Soudain le chien, emporte par une course qu'il ne put maitriser a temps, arriva en plein elan si pres d'une vache, que, pour ne point se culbuter contre elle, il dut sauter par-dessus. Frole par le bond, le pesant animal eut peur, et, levant d'abord la tete, se redressa ensuite avec lenteur sur ses quatre jambes, en reniflant fortement. Le voyant debout, les deux autres aussitot l'imiterent; et Julio se mit a danser autour d'eux une danse de triomphe, tandis qu'Annette le felicitait. --Bravo, Julio, bravo! --Allons, dit la comtesse, viens donc dejeuner, mon enfant. Mais la jeune fille, posant une main en abat-jour sur ses yeux, annonca: --Tiens! le porteur du telegraphe. Dans le sentier invisible, perdu au milieu des bles et des avoines, une blouse bleue semblait glisser a la surface des epis, et s'en venait vers le chateau, au pas cadence de l'homme. --Mon Dieu! murmura la comtesse, pourvu que ce ne soit pas une mauvaise nouvelle! Elle frissonnait encore de cette terreur que laisse si longtemps en nous la mort d'un etre aime trouvee dans une depeche. Elle ne pouvait maintenant dechirer la bande collee pour ouvrir le petit papier bleu, sans sentir trembler ses doigts et s'emouvoir son ame, et croire que de ces plis si longs a defaire allait sortir un chagrin qui ferait de nouveau couler ses larmes. Annette, au contraire, pleine de curiosite jeune, aimait tout l'inconnu qui vient a nous. Son coeur, que la vie venait pour la premiere fois de meurtrir, ne pouvait attendre que des joies de la sacoche noire et redoutable attachee au flanc des pietons de la poste, qui sement tant d'emotions par les rues des villes et les chemins des champs. La comtesse ne mangeait plus, suivant en son esprit cet homme qui venait vers elle, porteur de quelques mots ecrits, de quelques mots dont elle serait peut-etre blessee comme d'un coup de couteau a la gorge. L'angoisse de savoir la rendait haletante, et elle cherchait a deviner quelle etait cette nouvelle si pressee. A quel sujet? De qui? La pensee d'Olivier la traversa. Serait-il malade? Mort peut-etre aussi? Les dix minutes qu'il fallut attendre lui parurent interminables; puis quand elle eut dechire la depeche et reconnu le nom de son mari, elle lut: "Je t'annonce que notre ami Bertin part pour Roncieres par le train d'une heure. Envoie phaeton gare. Tendresses." --Eh bien, maman? disait Annette. --C'est M. Olivier Bertin qui vient nous voir. --Ah! quelle chance! Et quand? --Tantot. --A quatre heures? --Oui. --Oh! qu'il est gentil! Mais la comtesse avait pali, car un souci nouveau depuis quelque temps grandissait en elle, et la brusque arrivee du peintre lui semblait une menace aussi penible que tout ce qu'elle avait pu prevoir. --Tu iras le chercher avec la voiture, dit-elle a sa fille. --Et toi, maman, tu ne viendras pas! --Non, je vous attendrai ici. --Pourquoi? Ca lui fera de la peine. --Je ne me sens pas tres bien. --Tu voulais aller a pied jusqu'a Berville, tout a l'heure. --Oui, mais le dejeuner m'a fait mal. --D'ici la, tu iras mieux. --Non, je vais meme monter dans ma chambre. Fais-moi prevenir des que vous serez arrives. --Oui, maman. Puis, apres avoir donne des ordres pour qu'on attelat le phaeton a l'heure voulue et qu'on preparat l'appartement, la comtesse rentra chez elle et s'enferma. Sa vie, jusqu'alors, s'etait ecoulee presque sans souffrance, accidentee seulement par l'affection d'Olivier, et agitee par le souci de la conserver. Elle y avait reussi, toujours victorieuse dans cette lutte. Son coeur, berce par les succes et la louange, devenu un coeur exigeant de belle mondaine a qui sont dues toutes les douceurs de la terre, apres avoir consenti a un mariage brillant, ou l'inclination n'entrait pour rien, apres avoir ensuite accepte l'amour comme le complement d'une existence heureuse, apres avoir pris son parti d'une liaison coupable, beaucoup par entrainement, un peu par religion pour le sentiment lui-meme, par compensation au train-train vulgaire de l'existence, s'etait cantonne, barricade dans ce bonheur que le hasard lui avait fait, sans autre desir que de le defendre contre les surprises de chaque jour. Elle avait donc accepte avec une bienveillance de jolie femme les evenements agreables qui se presentaient, et, peu aventureuse, peu harcelee par des besoins nouveaux et des demangeaisons d'inconnu, mais tendre, tenace et prevoyante, contente du present, inquiete, par nature, du lendemain, elle avait su jouir des elements que lui fournissait le Destin avec une prudence econome et sagace. Or, peu a peu, sans qu'elle osat meme se l'avouer, s'etait glissee dans son ame la preoccupation obscure des jours qui passent, de l'age qui vient. C'etait en sa pensee quelque chose comme une petite demangeaison qui ne cessait jamais. Mais sachant bien que cette descente de la vie etait sans fond, qu'une fois commencee on ne l'arretait plus, et cedant a l'instinct du danger, elle ferma les yeux en se laissant glisser afin de conserver son reve, de ne pas avoir le vertige de l'abime et le desespoir de l'impuissance. Elle vecut donc en souriant, avec une sorte d'orgueil factice de rester belle si longtemps; et, lorsqu'Annette apparut a cote d'elle avec la fraicheur de ses dix-huit annees, au lieu de souffrir de ce voisinage, elle fut fiere, au contraire, de pouvoir etre preferee, dans la grace savante de sa maturite, a cette fillette epanouie dans l'eclat radieux de la premiere jeunesse. Elle se croyait meme au debut d'une periode heureuse et tranquille quand la mort de sa mere vint la frapper en plein coeur. Ce fut, pendant les premiers jours, un de ces desespoirs profonds qui ne laissent place a nulle autre pensee. Elle restait du matin au soir abimee dans la desolation, cherchant a se rappeler mille choses de la morte, des paroles familieres, sa figure d'autrefois, des robes qu'elle avait portees jadis, comme si elle eut amasse au fond de sa memoire des reliques, et recueilli dans le passe disparu tous les intimes et menus souvenirs dont elle alimenterait ses cruelles reveries. Puis quand elle fut arrivee ainsi a un tel paroxysme de desespoir, qu'elle avait a tout instant des crises de nerfs et des syncopes, toute cette peine accumulee jaillit en larmes, et, jour et nuit, coula de ses yeux. Or, un matin, comme sa femme de chambre entrait et venait d'ouvrir les volets et les rideaux en demandant: "Comment va Madame aujourd'hui?" elle repondit, se sentant epuisee et courbaturee a force d'avoir pleure: "Oh! pas du tout. Vraiment, je n'en puis plus." La domestique qui tenait le plateau portant le the regarda sa maitresse, et emue de la voir si pale dans la blancheur du lit, elle balbutia avec un accent triste et sincere: --En effet, Madame a tres mauvaise mine. Madame ferait bien de se soigner. Le ton dont cela fut dit enfonca au coeur de la comtesse une petite piqure comme d'une pointe d'aiguille, et des que la bonne fut partie, elle se leva pour aller voir sa figure dans sa grande armoire a glace. Elle demeura stupefaite en face d'elle-meme, effrayee de ses joues creuses, de ses yeux rouges, du ravage produit sur elle par ces quelques jours de souffrance. Son visage qu'elle connaissait si bien, qu'elle avait si souvent regarde en tant de miroirs divers, dont elle savait toutes les expressions, toutes les gentillesses, tous les sourires, dont elle avait deja bien des fois corrige la paleur, repare les petites fatigues, detruit les rides legeres apparues au trop grand jour, au coin des yeux, lui sembla tout a coup celui d'une autre femme, un visage nouveau qui se decomposait, irreparablement malade. Pour se mieux voir, pour mieux constater ce mal inattendu, elle s'approcha jusqu'a toucher la glace du front, si bien que son haleine, repandant une buee sur le verre, obscurcit, effaca presque l'image bleme qu'elle contemplait. Elle dut alors prendre un mouchoir pour essuyer la brume de son souffle, et frissonnante d'une emotion bizarre, elle fit un long et patient examen des alterations de son visage. D'un doigt leger elle tendit la peau des joues, lissa celle du front, releva les cheveux, retourna les paupieres pour regarder le blanc de l'oeil. Puis elle ouvrit la bouche, inspecta ses dents un peu ternies ou des points d'or brillaient, s'inquieta des gencives livides et de la teinte jaune de la chair au-dessus des joues et sur les tempes. Elle mettait a cette revue de la beaute defaillante tant d'attention qu'elle n'entendit pas ouvrir la porte, et qu'elle tressaillit jusqu'au coeur quand sa femme de chambre, debout derriere elle, lui dit: --Madame a oublie de prendre son the. La comtesse se retourna, confuse, surprise, honteuse, et la domestique, devinant sa pensee, reprit: --Madame a trop pleure, il n'y a rien de pire que les larmes pour vider la peau. C'est le sang qui tourne en eau. Comme la comtesse ajoutait tristement: --Il y a aussi l'age. La bonne se recria: --Oh! oh! Madame n'en est pas la! En quelques jours de repos il n'y paraitra plus. Mais il faut que Madame se promene et prenne bien garde de ne pas pleurer. Aussitot qu'elle fut habillee, la comtesse descendit au parc, et pour la premiere fois depuis la mort de sa mere, elle alla visiter le petit verger ou elle aimait autrefois soigner et cueillir des fleurs, puis elle gagna la riviere et marcha le long de l'eau jusqu'a l'heure du dejeuner. En s'asseyant a la table en face de son mari, a cote de sa fille, elle demanda pour savoir leur pensee: --Je me sens mieux aujourd'hui. Je dois etre moins pale. Le comte repondit: --Oh! vous avez encore bien mauvaise mine. Son coeur se crispa, et une envie de pleurer lui mouilla les yeux, car elle avait pris l'habitude des larmes. Jusqu'au soir, et le lendemain, et les jours suivants, soit qu'elle pensat a sa mere, soit qu'elle pensat a elle-meme, elle sentit a tout moment des sanglots lui gonfler la gorge et lui monter aux paupieres, mais pour ne pas les laisser s'epandre et lui raviner les joues, elle les retenait en elle, et par un effort surhumain de volonte, entrainant sa pensee sur des choses etrangeres, la maitrisant, la dominant, l'ecartant de ses peines, elle s'efforcait de se consoler, de se distraire, de ne plus songer aux choses tristes, afin de retrouver la sante de son teint. Elle ne voulait pas surtout retourner a Paris et revoir Olivier Bertin avant d'etre redevenue elle-meme. Comprenant qu'elle avait trop maigri, que la chair des femmes de son age a besoin d'etre pleine pour se conserver fraiche, elle cherchait de l'appetit sur les routes et dans les bois voisins, et bien qu'elle rentrat fatiguee et sans faim, elle s'efforcait de manger beaucoup. Le comte, qui voulait repartir, ne comprenait point son obstination. Enfin, devant sa resistance invincible, il declara qu'il s'en allait seul, laissant la comtesse libre de revenir lorsqu'elle y serait disposee. Elle recut le lendemain la depeche annoncant l'arrivee d'Olivier. Une envie de fuir la saisit, tant elle avait peur de son premier regard. Elle aurait desire attendre encore une semaine ou deux. En une semaine, en se soignant, on peut changer tout a fait de visage, puisque les femmes, meme bien portantes et jeunes, sous la moindre influence sont meconnaissables du jour au lendemain. Mais l'idee d'apparaitre en plein soleil, en plein champ, devant Olivier, dans cette lumiere du mois d'aout, a cote d'Annette si fraiche, l'inquieta tellement, qu'elle se decida tout de suite a ne point aller a la gare et a l'attendre dans la demi-ombre du salon. Elle etait montee dans sa chambre et songeait. Des souffles de chaleur remuaient de temps en temps les rideaux. Le chant des cris-cris emplissait l'air. Jamais encore elle ne s'etait sentie si triste. Ce n'etait plus la grande douleur ecrasante qui avait broye son coeur, qui l'avait dechiree, aneantie, devant le corps sans ame de la vieille maman bien-aimee. Cette douleur qu'elle avait crue inguerissable s'etait, en quelques jours, attenuee jusqu'a n'etre qu'une souffrance du souvenir; mais elle se sentait emportee maintenant noyee dans un flot profond de melancolie ou elle etait entree tout doucement, et dont elle ne sortirait plus. Elle avait envie de pleurer, une envie irresistible--et ne voulait pas. Chaque fois qu'elle sentait ses paupieres humides, elle les essuyait vivement, se levait, marchait, regardait le parc, et, sur les grands arbres des futaies les corbeaux promenant dans le ciel bleu leur vol noir et lent. Puis elle passait devant sa glace, se jugeait d'un coup d'oeil, effacait la trace d'une larme en effleurant le coin de l'oeil avec la houppe de poudre de riz, et elle regardait l'heure en cherchant a deviner a quel point de la route il pouvait bien etre arrive. Comme toutes les femmes qu'emporte une detresse d'ame irraisonnee ou reelle, elle se rattachait a lui avec une tendresse eperdue. N'etait-il pas tout pour elle, tout, tout, plus que la vie, tout ce que devient un etre quand on l'aime uniquement et qu'on se sent vieillir! Soudain elle entendit au loin le claquement d'un fouet, courut a la fenetre et vit le phaeton qui faisait le tour de la pelouse au grand trot des deux chevaux. Assis a cote d'Annette, dans le fond de la voiture, Olivier agita son mouchoir en apercevant la comtesse, et elle repondit a ce signe par des bonjours jetes des deux mains. Puis elle descendit, le coeur battant, mais heureuse a present, toute vibrante de la joie de le sentir si pres, de lui parler et de le voir. Ils se rencontrerent dans l'antichambre, devant la porte du salon. Il ouvrit les bras vers elle avec un irresistible elan, et d'une voix que chauffait une emotion vraie: --Ah! ma pauvre comtesse, permettez que je vous embrasse! Elle ferma les yeux, se pencha, se pressa contre lui en tendant ses joues, et pendant qu'il appuyait ses levres, elle murmura dans son oreille: "Je t'aime." Puis Olivier, sans lacher ses mains qu'il serrait, la regarda, disant: --Voyons cette triste figure? Elle se sentait defaillir. Il reprit: --Oui, un peu palotte; mais ca n'est rien. Pour le remercier, elle balbutia: --Ah! cher ami, cher ami!--ne trouvant pas autre chose a dire. Mais il s'etait retourne, cherchant derriere lui Annette disparue, et brusquement: --Est-ce etrange, hein, de voir votre fille en deuil? --Pourquoi? demanda la comtesse. Il s'ecria, avec une animation extraordinaire: --Comment, pourquoi? Mais c'est votre portrait peint par moi, c'est mon portrait! C'est vous, telle que je vous ai rencontree autrefois en entrant chez la duchesse! Hein, vous rappelez-vous cette porte ou vous avez passe sous mon regard, comme une fregate passe sous le canon d'un fort. Sacristi! quand j'ai apercu a la gare, tout a l'heure, la petite debout sur le quai, tout en noir, avec le soleil de ses cheveux autour du visage, mon sang n'a fait qu'un tour. J'ai cru que j'allais pleurer. Je vous dis que c'est a devenir fou quand on vous a connue comme moi, qui vous ai regardee mieux que personne et aimee plus que personne, et reproduite en peinture, Madame. Ah! par exemple, j'ai bien pense que vous me l'aviez envoyee toute seule au chemin de fer pour me donner cet etonnement. Dieu de Dieu, que j'ai ete surpris! Je vous dis que c'est a devenir fou! Il cria: --Annette, Nane. La voix de la jeune fille repondit du dehors, car elle donnait du sucre aux chevaux. --Voila, voila! --Viens donc ici. Elle accourut. --Tiens, mets-toi tout pres de ta mere. Elle s'y placa, et il les compara; mais il repetait machinalement, sans conviction: "Oui, c'est etonnant, c'est etonnant," car elles se ressemblaient moins cote a cote qu'avant de quitter Paris, la jeune fille ayant pris en cette toilette noire une expression nouvelle de jeunesse lumineuse, tandis que la mere n'avait plus depuis longtemps cette flambee des cheveux et du teint dont elle avait jadis ebloui et grise le peintre en le rencontrant pour la premiere fois. Puis la comtesse et lui entrerent au salon. Il semblait radieux. --Ah! la bonne idee que j'ai eue de venir!--disait-il. Il se reprit:--Non, c'est votre mari qui l'a eue pour moi. Il m'a charge de vous ramener. Et moi, savez-vous ce que je vous propose?--Non, n'est-ce pas?--Eh bien, je vous propose au contraire de rester ici. Par ces chaleurs, Paris est odieux, tandis que la campagne est delicieuse. Dieu! qu'il fait bon! La tombee du soir impregnait le parc de fraicheur, faisait frissonner les arbres et s'exhaler de la terre des vapeurs imperceptibles qui jetaient sur l'horizon un leger voile transparent. Les trois vaches, debout et la tete basse, broutaient, avec avidite, et quatre paons, avec un fort bruit d'ailes, montaient se percher dans un cedre ou ils avaient coutume de dormir, sous les fenetres du chateau. Des chiens aboyaient au loin par la campagne, et dans l'air tranquille de cette fin de jour passaient des appels de voix humaines, des phrases jetees a travers les champs, d'une piece de terre a l'autre, et ces cris courts et gutturaux avec lesquels on conduit les betes. Le peintre, nu-tete, les yeux brillants, respirait a pleine gorge; et comme la comtesse le regardait: --Voila le bonheur, dit-il. Elle se rapprocha de lui. --Il ne dure jamais. --Prenons-le quand il vient. Elle, alors, avec un sourire: --Jusqu'ici vous n'aimiez pas la campagne. --Je l'aime aujourd'hui, parce que je vous y trouve. Je ne saurais plus vivre en un endroit ou vous n'etes pas. Quand on est jeune, on peut etre amoureux de loin, par lettres, par pensees, par exaltation pure, peut-etre parce qu'on sent la vie devant soi, peut-etre aussi parce qu'on a plus de passion que de besoins du coeur; a mon age, au contraire, l'amour est devenu une habitude d'infirme, c'est un pansement de l'ame, qui ne battant plus que d'une aile s'envole moins dans l'ideal. Le coeur n'a plus d'extase, mais des exigences egoistes. Et puis, je sens tres bien que je n'ai pas de temps a perdre pour jouir de mon reste. --Oh! vieux! dit-elle en lui prenant la main. Il repetait: --Mais oui, mais oui. Je suis vieux. Tout le montre, mes cheveux, mon caractere qui change, la tristesse qui vient. Sacristi, voila une chose que je n'ai pas connue jusqu'ici: la tristesse! Si on m'eut dit, quand j'avais trente ans, qu'un jour je deviendrais triste sans raison, inquiet, mecontent de tout, je ne l'aurais pas cru. Cela prouve que mon coeur aussi a vieilli. Elle repondit avec une certitude profonde: --Oh! moi, j'ai le coeur tout jeune. Il n'a pas change. Si, il a rajeuni peut-etre. Il a eu vingt ans, il n'en a plus que seize. Ils resterent longtemps a causer ainsi dans la fenetre ouverte, meles a l'ame du soir, tout pres l'un de l'autre, plus pres qu'ils n'avaient jamais ete, en cette heure de tendresse, crepusculaire comme l'heure du jour. Un domestique entra, annoncant: --Madame la comtesse est servie. Elle demanda: --Vous avez prevenu ma fille? --Mademoiselle est dans la salle a manger. Ils s'assirent a table, tous les trois. Les volets etaient clos, et deux grands candelabres de six bougies, eclairant le visage d'Annette, lui faisaient une tete poudree d'or. Bertin, souriant, ne cessait de la regarder. --Dieu! qu'elle est jolie en noir! disait-il. Et il se tournait vers la comtesse en admirant la fille, comme pour remercier la mere de lui avoir donne ce plaisir. Lorsqu'ils furent revenus dans le salon, la lune s'etait levee sur les arbres du parc. Leur masse sombre avait l'air d'une grande ile, et la campagne au dela semblait une mer cachee sous la petite brume qui flottait au ras des plaines. --Oh! maman, allons nous promener, dit Annette. La comtesse y consentit. --Je prends Julio. --Oui, si tu veux. Ils sortirent. La jeune fille marchait devant en s'amusant avec le chien. Lorsqu'ils longerent la pelouse, ils entendirent le souffle des vaches qui, reveillees et sentant leur ennemi, levaient la tete pour regarder. Sous les arbres, plus loin, la lune effilait entre les branches une pluie de rayons fins qui glissaient jusqu'a terre en mouillant les feuilles et se repandaient sur le chemin par petites flaques de clarte jaune. Annette et Julio couraient, semblaient avoir sous cette nuit sereine le meme coeur joyeux et vide, dont l'ivresse partait en gambades. Dans les clairieres ou l'onde lunaire descendait ainsi qu'en des puits, la jeune fille passait comme une apparition, et le peintre la rappelait, emerveille de cette vision noire, dont le clair visage brillait. Puis, quand elle etait repartie, il prenait et serrait la main de la comtesse, et souvent cherchait ses levres en traversant des ombres plus epaisses, comme si, chaque fois, la vue d'Annette avait ravive l'impatience de son coeur. Ils gagnerent enfin le bord de la plaine, ou l'on devinait a peine au loin, de place en place, les bouquets d'arbres des fermes. A travers la buee de lait qui baignait les champs, l'horizon s'illuminait, et le silence leger, le silence vivant de ce grand espace lumineux et tiede etait plein de l'inexprimable espoir, de l'indefinissable attente qui rendent si douces les nuits d'ete. Tres haut dans le ciel, quelques petits nuages longs et minces semblaient faits d'ecailles d'argent. En demeurant quelques secondes immobile, on entendait dans cette paix nocturne un confus et continu murmure de vie, mille bruits freles dont l'harmonie ressemblait d'abord a du silence. Une caille, dans un pre voisin, jetait son double cri, et Julio, les oreilles dressees, s'en alla a pas furtifs vers les deux notes de flute de l'oiseau. Annette le suivit, aussi legere que lui, retenant son souffle et se baissant. --Ah! dit la comtesse restee seule avec le peintre, pourquoi les moments comme celui-ci passent-ils si vite? On ne peut rien tenir, on ne peut rien garder. On n'a meme pas le temps de gouter ce qui est bon. C'est deja fini. Olivier lui baisa la main et reprit en souriant: --Oh! ce soir, je ne fais point de philosophie. Je suis tout a l'heure presente. Elle murmura: --Vous ne m'aimez pas comme je vous aime! --Ah! par exemple! ... Elle l'interrompit: --Non, vous aimez en moi, comme vous le disiez fort bien avant diner, une femme qui satisfait les besoins de votre coeur, une femme qui ne vous a jamais fait une peine et qui a mis un peu de bonheur dans votre vie. Cela, je le sais, je le sens. Oui, j'ai la conscience, j'ai la joie ardente de vous avoir ete bonne, utile et secourable. Vous avez aime, vous aimez encore tout ce que vous trouvez en moi d'agreable, mes attentions pour vous, mon admiration, mon souci de vous plaire, ma passion, le don complet que je vous ai fait de mon etre intime. Mais ce n'est pas moi que vous aimez, comprenez-vous! Oh, cela je le sens comme on sent un courant d'air froid. Vous aimez en moi mille choses, ma beaute, qui s'en va, mon devouement, l'esprit qu'on me trouve, l'opinion qu'on a de moi dans le monde, celle que j'ai de vous dans mon coeur; mais ce n'est pas moi, moi, rien que moi, comprenez-vous? Il eut un petit rire amical: --Non, je ne comprends pas trop bien. Vous me faites une scene de reproches tres inattendue. Elle s'ecria: --Oh, mon Dieu! Je voudrais vous faire comprendre comment je vous aime, moi! Voyons, je cherche, je ne trouve pas. Quand je pense a vous, et j'y pense toujours, je sens jusqu'au fond de ma chair et de mon ame une ivresse indicible de vous appartenir, et un besoin irresistible de vous donner davantage de moi. Je voudrais me sacrifier d'une facon absolue, car il n'y a rien de meilleur, quand on aime, que de donner, de donner toujours, tout, tout, sa vie, sa pensee, son corps, tout ce qu'on a, et de bien sentir qu'on donne et d'etre prete a tout risquer pour donner plus encore. Je vous aime, jusqu'a aimer souffrir pour vous, jusqu'a aimer mes inquietudes, mes tourments, mes jalousies, la peine que j'ai quand je ne vous sens plus tendre pour moi. J'aime en vous quelqu'un que seule j'ai decouvert, un vous qui n'est pas celui du monde, celui qu'on admire, celui qu'on connait, un vous qui est le mien, qui ne peut plus changer, qui ne peut pas vieillir, que je ne peux pas ne plus aimer, car j'ai, pour le regarder, des yeux qui ne voient plus que lui. Mais on ne peut pas dire ces choses. Il n'y a pas de mots pour les exprimer. Il repeta tout bas, plusieurs fois de suite: --Chere, chere, chere Any. Julio revenait en bondissant, sans avoir trouve la caille qui s'etait tue a son approche, et Annette le suivait toujours, essoufflee d'avoir couru. --Je n'en puis plus, dit-elle. Je me cramponne a vous, monsieur le peintre! Elle s'appuya sur le bras libre d'Olivier et ils rentrerent, marchant ainsi, lui entre elles, sous les arbres noirs. Ils ne parlaient plus. Il avancait, possede par elles, penetre par une sorte de fluide feminin dont leur contact l'inondait. Il ne cherchait pas a les voir, puisqu'il les avait contre lui, et meme il fermait les yeux pour mieux les sentir. Elles le guidaient, le conduisaient, et il allait devant lui, epris d'elles, de celle de gauche comme de celle de droite, sans savoir laquelle etait a gauche, laquelle etait a droite, laquelle etait la mere, laquelle etait la fille. Il s'abandonnait volontairement avec une sensualite inconsciente et raffinee au trouble de cette sensation. Il cherchait meme a les meler dans son coeur, a ne plus les distinguer dans sa pensee, et il bercait son desir au charme de cette confusion. N'etait-ce pas une seule femme que cette mere et cette fille si pareilles? et la fille ne semblait-elle pas venue sur la terre uniquement pour rajeunir son amour ancien pour la mere? Quand il rouvrit les yeux en penetrant dans le chateau, il lui sembla qu'il venait de passer les plus delicieuses minutes de sa vie, de subir la plus etrange, la plus inanalysable et la plus complete emotion que put gouter un homme, grise d'une meme tendresse par la seduction emanee de deux femmes. --Ah! l'exquise soiree! dit-il, des qu'il se retrouva entre elles a la lumiere des lampes. Annette s'ecria: --Je n'ai pas du tout besoin de dormir, moi; je passerais toute la nuit a me promener quand il fait beau. La comtesse regarda la pendule: --Oh! il est onze heures et demie. Il faut se coucher, mon enfant. Ils se separerent, chacun allant vers son appartement. Seule, la jeune fille qui n'avait pas envie de se mettre au lit, dormit bien vite. Le lendemain, a l'heure ordinaire, lorsque la femme de chambre, apres avoir ouvert les rideaux et les auvents, apporta le the et regarda sa maitresse encore ensommeillee, elle lui dit: --Madame a deja meilleure mine aujourd'hui. --Vous croyez? --Oh! oui. La figure de Madame est plus reposee. La comtesse, sans s'etre encore regardee, savait bien que c'etait vrai. Son coeur etait leger, elle ne le sentait pas battre, et elle se sentait vivre. Le sang qui coulait en ses veines n'etait plus rapide comme la veille, chaud et charge de fievre, promenant en toute sa chair de l'enervement et de l'inquietude, mais il y repandait un tiede bien-etre, et aussi de la confiance heureuse. Quand la domestique fut sortie, elle alla se voir dans la glace. Elle fut un peu surprise, car elle se sentait si bien qu'elle s'attendait a se trouver rajeunie, en une seule nuit, de plusieurs annees. Puis elle comprit l'enfantillage de cet espoir, et, apres s'etre encore regardee, elle se resigna a constater qu'elle avait seulement le teint plus clair, les yeux moins fatigues, les levres plus vives que la veille. Comme son ame etait contente, elle ne pouvait s'attrister, et elle sourit en pensant: "Oui, dans quelques jours, je serai tout a fait bien. J'ai ete trop eprouvee pour me remettre si vite." Mais elle resta longtemps, tres longtemps assise devant sa table de toilette ou etaient etales, dans un ordre gracieux, sur une nappe de mousseline bordee de dentelles, devant un beau miroir de cristal taille, tous ses petits instruments de coquetterie a manche d'ivoire portant son chiffre coiffe d'une couronne. Ils etaient la, innombrables, jolis, differents, destines a des besognes delicates et secretes, les uns en acier, fins et coupants, de formes bizarres, comme des outils de chirurgie pour operer des bobos d'enfant, les autres ronds et doux, en plume, en duvet, en peau de betes inconnues, faits pour etendre sur la chair tendre la caresse des poudres odorantes, des parfums gras ou liquides. Longtemps elle les mania de ses doigts savants, promena de ses levres a ses tempes leur toucher plus moelleux qu'un baiser, corrigeant les nuances imparfaitement retrouvees, soulignant les yeux, soignant les cils. Quand elle descendit enfin, elle etait a peu pres sure que le premier regard qu'il lui jetterait ne serait pas trop defavorable. --Ou est M. Bertin? demanda-t-elle au domestique rencontre dans le vestibule. L'homme repondit: --M. Bertin est dans le verger, en train de faire une partie de lawn-tennis avec mademoiselle. Elle les entendit de loin crier les points. L'une apres l'autre, la voix sonore du peintre et la voix fine de la jeune fille annoncaient: quinze, trente, quarante, avantage, a deux, avantage, jeu. Le verger ou avait ete battu un terrain pour le lawn-tennis etait un grand carre d'herbe plante de pommiers, enclos par le parc, par le potager et par les fermes dependant du chateau. Le long des talus qui le limitaient de trois cotes, comme les defenses d'un camp retranche, on avait fait pousser des fleurs, de longues plates-bandes de fleurs de toutes sortes, champetres ou rares, des roses en quantite, des oeillets, des heliotropes, des fuchsias, du reseda, bien d'autres encore, qui donnaient a l'air un gout de miel, ainsi que disait Bertin. Des abeilles, d'ailleurs, dont les ruches alignaient leurs domes de paille le long du mur aux espaliers du potager, couvraient ce champ fleuri de leur vol blond et ronflant. Juste au milieu de ce verger on avait abattu quelques pommiers, afin d'obtenir la place necessaire au lawn-tennis, et un filet goudronne, tendu par le travers de cet espace, le separait en deux camps. Annette, d'un cote, sa jupe noire relevee, nu-tete, montrant ses chevilles et la moitie du mollet lorsqu'elle s'elancait pour attraper la balle au vol, allait, venait, courait, les yeux brillants et les joues rouges, fatiguee, essoufflee par le jeu correct et sur de son adversaire. Lui, la culotte de flanelle blanche serree aux reins sur la chemise pareille, coiffe d'une casquette a visiere, blanche aussi, et le ventre un peu saillant, attendait la balle avec sang-froid, jugeait avec precision sa chute, la recevait et la renvoyait sans se presser, sans courir, avec l'aisance elegante, l'attention passionnee et l'adresse professionnelle qu'il apportait a tous les exercices. Ce fut Annette qui apercut sa mere. Elle cria: --Bonjour, maman; attends une minute que nous ayons fini ce coup-la. Cette distraction d'une seconde la perdit. La balle passa contre elle, rapide et basse, presque roulante, toucha terre et sortit du jeu. Tandis que Bertin criait: "Gagne", que la jeune fille, surprise, l'accusait d'avoir profite de son inattention, Julio, dresse a chercher et a retrouver, comme des perdrix tombees dans les broussailles, les balles perdues qui s'egaraient, s'elanca derriere celle qui courait devant lui dans l'herbe, la saisit dans la gueule avec delicatesse, et la rapporta en remuant la queue. Le peintre, maintenant, saluait la comtesse; mais, presse de se remettre a jouer, anime par la lutte, content de se sentir souple, il ne jeta sur ce visage tant soigne pour lui qu'un coup d'oeil court et distrait; puis il demanda: --Vous permettez? chere comtesse, j'ai peur de me refroidir et d'attraper une nevralgie. --Oh! oui, dit-elle. Elle s'assit sur un tas de foin, fauche le matin meme, pour donner champ libre aux joueurs, et, le coeur un peu triste tout a coup, les regarda. Sa fille, agacee de perdre toujours, s'animait, s'excitait, avait des cris de depit ou de triomphe, des elans impetueux d'un bout a l'autre de son camp, et, souvent, dans ces bonds, des meches de cheveux tombaient, deroulees, puis repandues sur ses epaules. Elle les saisissait, et, la raquette entre les genoux, en quelques secondes, avec des mouvements impatients, les rattachait en piquant des epingles, par grands coups, dans la masse de la chevelure. Et Bertin, de loin, criait a la comtesse: --Hein! est-elle jolie ainsi, et fraiche comme le jour? Oui, elle etait jeune, elle pouvait courir, avoir chaud, devenir rouge, perdre ses cheveux, tout braver, tout oser, car tout l'embellissait. Puis, quand ils se remettaient a jouer avec ardeur, la comtesse, de plus en plus melancolique, songeait qu'Olivier preferait cette partie de balle, cette agitation d'enfant, ce plaisir des petits chats qui sautent apres des boules de papier, a la douceur de s'asseoir pres d'elle, en cette chaude matinee, et de la sentir, aimante, contre lui. Quand la cloche, au loin, sonna le premier coup du dejeuner, il lui sembla qu'on la delivrait, qu'on lui otait un poids du coeur. Mais, comme elle revenait, appuyee a son bras, il lui dit: --Je viens de m'amuser comme un gamin. C'est rudement bon d'etre, ou de se croire jeune. Ah oui! ah oui! il n'y a que ca! Quand on n'aime plus courir, on est fini! En sortant de table, la comtesse qui, pour la premiere fois, la veille, n'avait pas ete au cimetiere, proposa d'y aller ensemble, et ils partirent tous les trois pour le village. Il fallait traverser le bois ou coulait un ruisseau qu'on nommait la Rainette, sans doute a cause des petites grenouilles dont il etait peuple, puis franchir un bout de plaine avant d'arriver a l'eglise batie dans un groupe de maisons abritant l'epicier, le boulanger, le boucher, le marchand de vins et quelques autres modestes commercants chez qui venaient s'approvisionner les paysans. L'aller fut silencieux et recueilli, la pensee de la morte oppressant les ames. Sur la tombe, les deux femmes s'agenouillerent et prierent longtemps. La comtesse courbee, demeurait immobile, un mouchoir dans les yeux, car elle avait peur de pleurer, et que les larmes coulassent sur ses joues. Elle priait, non pas comme elle avait fait jusqu'a ce jour, par une espece d'evocation de sa mere, par un appel desespere sous le marbre de la tombe, jusqu'a ce qu'elle crut sentir a son emotion devenue dechirante que la morte l'entendait, l'ecoutait, mais simplement en balbutiant avec ardeur les paroles consacrees du _Pater noster_ et de l'_Ave Maria_. Elle n'aurait pas eu, ce jour-la, la force et la tension d'esprit qu'il lui fallait pour cette sorte de cruel entretien sans reponse avec ce qui pouvait demeurer de l'etre disparu autour du trou qui cachait les restes de son corps. D'autres obsessions avaient penetre dans son coeur de femme, l'avaient remuee, meurtrie, distraite; et sa priere fervente montait vers le ciel pleine d'obscures supplications. Elle implorait Dieu, l'inexorable Dieu qui a jete sur la terre toutes les pauvres creatures, afin qu'il eut pitie d'elle-meme autant que de celle rappelee a lui. Elle n'aurait pu dire ce qu'elle lui demandait, tant ses apprehensions etaient encore cachees et confuses, mais elle sentait qu'elle avait besoin de l'aide divine, d'un secours surnaturel contre des dangers prochains et d'inevitables douleurs. Annette, les yeux fermes, apres avoir aussi balbutie des formules, etait partie en une reverie, car elle ne voulait pas se relever avant sa mere. Olivier Bertin les regardait, songeant qu'il avait devant lui un ravissant tableau et regrettant un peu qu'il ne lui fut pas permis de faire un croquis. En revenant, ils se mirent a parler de l'existence humaine, remuant doucement ces idees ameres et poetiques d'une philosophie attendrie et decouragee, qui sont un frequent sujet de causerie entre les hommes et les femmes que la vie blesse un peu et dont les coeurs se melent en confondant leurs peines. Annette, qui n'etait point mure pour ces pensees, s'eloignait a chaque instant afin de cueillir des fleurs champetres au bord du chemin. Mais Olivier, pris d'un desir de la garder pres de lui, enerve de la voir sans cesse repartir, ne la quittait point de l'oeil. Il s'irritait qu'elle s'interessat aux couleurs des plantes plus qu'aux phrases qu'il prononcait. Il eprouvait un malaise inexprimable de ne pas la captiver, la dominer comme sa mere, et une envie d'etendre la main, de la saisir, de la retenir, de lui defendre de s'en aller. Il la sentait trop alerte, trop jeune, trop indifferente, trop libre, libre comme un oiseau, comme un jeune chien qui n'obeit pas, qui ne revient point, qui a dans les veines l'independance, ce joli instinct de liberte que la voix et le fouet n'ont pas encore vaincu. Pour l'attirer, il parla de choses plus gaies, et parfois il l'interrogeait, cherchait a eveiller un desir d'ecouter et sa curiosite de femme; mais on eut dit que le vent capricieux du grand ciel soufflait dans la tete d'Annette ce jour-la, comme sur les epis ondoyants, emportait et dispersait son attention dans l'espace, car elle avait a peine repondu le mot banal attendu d'elle, jete entre deux fuites avec un regard distrait, qu'elle retournait a ses fleurettes. Il s'exasperait a la fin, mordu par une impatience puerile, et, comme elle venait prier sa mere de porter son premier bouquet pour qu'elle en put cueillir un autre, il l'attrapa par le coude et lui serra le bras, afin qu'elle ne s'echappat plus. Elle se debattait en riant et tirait de toute sa force pour s'en aller; alors, mu par un instinct d'homme, il employa le moyen des faibles, et ne pouvant seduire son attention, il l'acheta en tentant sa coquetterie. --Dis-moi, dit-il, quelle fleur tu preferes, je t'en ferai faire une broche. Elle hesita, surprise. --Une broche, comment? --En pierres de la meme couleur: en rubis si c'est le coquelicot; en saphir si c'est le bluet, avec une petite feuille en emeraudes. La figure d'Annette s'eclaira de cette joie affectueuse dont les promesses et les cadeaux animent, les traits des femmes. --Le bluet, dit-elle, c'est si gentil! --Va pour un bluet. Nous irons le commander des que nous serons de retour a Paris. Elle ne partait plus, attachee a lui par la pensee du bijou qu'elle essayait deja d'apercevoir, d'imaginer. Elle demanda: --Est-ce tres long a faire, une chose comme ca? Il riait, la sentant prise. --Je ne sais pas, cela depend des difficultes. Nous presserons le bijoutier. Elle fut soudain traversee par une reflexion navrante. --Mais je ne pourrais pas le porter, puisque je suis en grand deuil. Il avait passe son bras sous celui de la jeune fille, et la serrant contre lui: --Eh, bien, tu garderas ta broche pour la fin de ton deuil, cela ne t'empechera pas de la contempler. Comme la veille au soir, il etait entre elles, tenu, serre, captif entre leurs epaules, et pour voir se lever sur lui leurs yeux bleus pareils, pointilles de grains noirs, il leur parlait a tour de role, en tournant la tete vers l'une et vers l'autre. Le grand soleil les eclairant, il confondait moins a present la comtesse avec Annette, mais il confondait de plus en plus la fille avec le souvenir renaissant de ce qu'avait ete la mere. Il avait envie de les embrasser l'une et l'autre, l'une pour retrouver sur sa joue et sur sa nuque un peu de cette fraicheur rose et blonde qu'il avait savouree jadis, et qu'il revoyait aujourd'hui miraculeusement reparue, l'autre parce qu'il l'aimait toujours et qu'il sentait venir d'elle l'appel puissant d'une habitude ancienne. Il constatait meme, a cette heure, et comprenait que son desir un peu lasse depuis longtemps et que son affection pour elle s'etaient ranimes a la vue de sa jeunesse ressuscitee. Annette repartit chercher des fleurs. Olivier ne la rappelait plus, comme si le contact de son bras et la satisfaction de la joie donnee par lui l'eussent apaise, mais il la suivait en tous ses mouvements, avec le plaisir qu'on eprouve a voir les etres ou les choses qui captivent nos yeux et les grisent. Quand elle revenait, apportant une gerbe, il respirait plus fortement, cherchant, sans y songer, quelque chose d'elle, un peu de son haleine ou de la chaleur de sa peau dans l'air remue par sa course. Il la regardait avec ravissement, comme on regarde une aurore, comme on ecoute de la musique, avec des tressaillements d'aise quand elle se baissait, se redressait, levait les deux bras en meme temps pour remettre en place sa coiffure. Et puis, de plus en plus, d'heure en heure, elle activait en lui l'evocation de l'autrefois! Elle avait des rires, des gentillesses, des mouvements qui lui mettaient sur la bouche le gout des baisers donnes et rendus jadis; elle faisait du passe lointain, dont il avait perdu la sensation precise, quelque chose de pareil a un present reve; elle brouillait les epoques, les dates, les ages de son coeur, et rallumant des emotions refroidies, melait, sans qu'il s'en doutat, hier avec demain, le souvenir avec l'esperance. Il se demandait en fouillant sa memoire si la comtesse, en son plus complet epanouissement, avait eu ce charme souple de chevre, ce charme hardi, capricieux, irresistible, comme la grace d'un animal qui court et qui saute. Non. Elle avait ete plus epanouie et moins sauvage. Fille des villes, puis femme des villes, n'ayant jamais bu l'air des champs et vecu dans l'herbe, elle etait devenue jolie a l'ombre des murs, et non pas au soleil du ciel. Quand ils furent rentres au chateau, la comtesse se mit a ecrire des lettres sur sa petite table basse, dans l'embrasure d'une fenetre; Annette monta dans sa chambre, et le peintre ressortit pour marcher a pas lents, un cigare a la bouche, les mains derriere le dos, par les chemins tournants du parc. Mais il ne s'eloignait pas jusqu'a perdre de vue la facade blanche ou le toit pointu de la demeure. Des qu'elle avait disparu derriere les bouquets d'arbres ou les massifs d'arbustes, il avait une ombre sur le coeur, comme lorsqu'un nuage couvre le soleil, et quand elle reparaissait dans les trouees de verdure, il s'arretait quelques secondes pour contempler les deux lignes de hautes fenetres. Puis il se remettait en route. Il se sentait agite, mais content, content de quoi? de tout. L'air lui semblait pur, la vie bonne, ce jour-la. Il se sentait de nouveau dans le corps des legeretes de petit garcon, des envies de courir et d'attraper avec ses mains les papillons jaunes qui sautillaient sur la pelouse comme s'ils eussent ete suspendus au bout de fils elastiques. Il chantonnait des airs d'opera. Plusieurs fois de suite, il repeta la phrase celebre de Gounod: "Laisse-moi contempler ton visage", y decouvrant une expression profondement tendre qu'il n'avait jamais sentie ainsi. Soudain, il se demanda comment il se pouvait faire qu'il fut devenu si vite si different de lui-meme. Hier, a Paris, mecontent de tout, degoute, irrite, aujourd'hui calme, satisfait de tout, on eut dit qu'un dieu complaisant avait change son ame. "Ce bon dieu-la, pensa-t-il, aurait bien du me changer de corps en meme temps, et me rajeunir un peu." Tout a coup, il apercut Julio qui chassait dans un fourree. Il l'appela, et quand le chien fut venu placer sous la main sa tete fine coiffee de longues oreilles frisottees, il s'assit dans l'herbe pour le mieux flatter, lui dit des gentillesses, le coucha sur ses genoux, et s'attendrissant a le caresser, l'embrassa comme font les femmes dont le coeur s'emeut a toute occasion. Apres le diner, au lieu de sortir comme la veille, ils passerent la soiree au salon, en famille. La comtesse dit tout a coup: --Il va pourtant falloir que nous partions! Olivier s'ecria: --Oh, ne parlez pas encore de ca! Vous ne vouliez pas quitter Roncieres quand je n'y etais pas. J'arrive, et vous ne pensez plus qu'a filer. --Mais, mon cher ami, dit-elle, nous ne pouvons pourtant demeurer ici indefiniment tous les trois. --Il ne s'agit point d'indefiniment, mais de quelques jours. Combien de fois suis-je reste chez vous des semaines entieres? --Oui, mais en d'autres circonstances, alors que la maison etait ouverte a tout le monde. Alors Annette, d'une voix caline: --Oh, maman! quelques jours encore, deux ou trois. Il m'apprend si bien a jouer au tennis. Je me fache quand je perds, et puis apres je suis si contente d'avoir fait des progres! Le matin meme, la comtesse projetait de faire durer jusqu'au dimanche ce sejour mysterieux de l'ami, et maintenant elle voulait partir, sans savoir pourquoi. Cette journee qu'elle avait esperee si bonne, lui laissait a l'ame une tristesse inexprimable et penetrante, une apprehension sans cause, tenace et confuse comme un pressentiment. Quand elle se retrouva seule dans sa chambre, elle chercha meme d'ou lui venait ce nouvel acces melancolique. Avait-elle subi une de ces imperceptibles emotions dont l'effleurement a ete si fugitif que la raison ne s'en souvient point, mais dont la vibration demeure aux cordes du coeur les plus sensibles?--Peut-etre. Laquelle? Elle se rappela bien quelques inavouables contrarietes dans les mille nuances de sentiment par lesquelles elle avait passe, chaque minute apportant la sienne! Or, elles etaient vraiment trop menues pour lui laisser ce decouragement. "Je suis exigeante, pensa-t-elle. Je n'ai pas le droit de me tourmenter ainsi." Elle ouvrit sa fenetre, afin de respirer l'air de la nuit, et elle y demeura accoudee, les yeux sur la lune. Un bruit leger lui fit baisser la tete. Olivier se promenait devant le chateau.--"Pourquoi a-t-il dit qu'il rentrait chez lui, pensa-t-elle; pourquoi ne m'a-t-il pas prevenue qu'il ressortait? ne m'a-t-il pas demande de venir avec lui? Il sait bien que cela m'aurait rendue si heureuse. A quoi songe-t-il donc?" Cette idee qu'il n'avait pas voulu d'elle pour cette promenade, qu'il avait prefere s'en aller seul par cette belle nuit, seul, un cigare a la bouche, car elle voyait le point rouge du feu, seul, quand il aurait pu lui donner cette joie de l'emmener. Cette idee qu'il n'avait pas sans cesse besoin d'elle, sans cesse envie d'elle, lui jeta dans l'ame un nouveau ferment d'amertume. Elle allait fermer sa fenetre pour ne plus le voir, pour n'etre plus tentee de l'appeler, quand il leva les yeux et l'apercut. Il cria: --Tiens, vous revez aux etoiles, comtesse? Elle repondit: --Oui, vous aussi, a ce que je vois? --Oh! moi, je fume tout simplement. Elle ne put resister au desir de demander: --Comment ne m'avez-vous pas prevenue que vous sortiez? --Je voulais seulement griller un cigare. Je rentre, d'ailleurs. --Alors bonsoir, mon ami. --Bonsoir, comtesse. Elle recula jusqu'a sa chaise basse, s'y assit, et pleura; et la femme de chambre, appelee pour la mettre au lit, voyant ses yeux rouges, lui dit avec compassion: --Ah! Madame va encore se faire une vilaine figure, pour demain. La comtesse dormit mal, fievreuse, agitee par des cauchemars. Des son reveil, avant de sonner, elle ouvrit elle-meme sa fenetre et ses rideaux pour se regarder dans la glace. Elle avait les traits tires, les paupieres gonflees, le teint jaune; et le chagrin qu'elle en eprouva fut si violent, qu'elle eut envie de se dire malade, de garder le lit et de ne se pas montrer jusqu'au soir. Puis, soudain, le besoin de partir entra en elle, irresistible, de partir tout de suite, par le premier train, de quitter ce pays clair ou l'on voyait trop dans le grand jour des champs, les ineffacables fatigues du chagrin et de la vie. A Paris, on vit dans la demi-ombre des appartements, ou les rideaux lourds, meme en plein midi, ne laissent entrer qu'une lumiere douce. Elle y redeviendrait elle-meme, belle, avec la paleur qu'il faut dans cette lueur eteinte et discrete. Alors le visage d'Annette lui passa devant les yeux, rouge, un peu depeigne, si frais, quand elle jouait au lawn-tennis. Elle comprit l'inquietude inconnue dont avait souffert son ame. Elle n'etait point jalouse de la beaute de sa fille! Non, certes, mais elle sentait, elle s'avouait pour la premiere fois qu'il ne fallait plus jamais se montrer pres d'elle, en plein soleil. Elle sonna, et, avant de boire son the, elle donna des ordres pour le depart, ecrivit des depeches, commanda meme par le telegraphe son diner du soir, arreta ses comptes de campagne, distribua ses instructions dernieres, regla tout en moins d'une heure, en proie a une impatience febrile et grandissante. Quand elle descendit, Annette et Olivier, prevenus de cette decision, l'interrogerent avec surprise. Puis, voyant qu'elle ne donnait, pour ce brusque depart, aucune raison precise, ils grognerent un peu et montrerent leur mecontentement jusqu'a l'instant de se separer dans la cour de la gare, a Paris. La comtesse, tendant la main au peintre, lui demanda: --Voulez-vous venir diner demain? Il repondit, un peu boudeur: --Certainement, je viendrai. C'est egal, ce n'est pas gentil, ce que vous avez fait. Nous etions si bien, la-bas, tous les trois! III Des que la comtesse fut seule avec sa fille dans son coupe qui la ramenait a l'hotel, elle se sentit soudain tranquille, apaisee comme si elle venait de traverser une crise redoutable. Elle respirait mieux, souriait aux maisons, reconnaissait avec joie toute cette ville, dont les vrais Parisiens semblent porter les details familiers dans leurs yeux et dans leur coeur. Chaque boutique apercue lui faisait prevoir les suivantes alignees le long du boulevard, et deviner la figure du marchand si souvent entrevu derriere sa vitrine, Elle se sentait sauvee! de quoi? Rassuree! pourquoi? Confiante! a quel sujet? Quand la voiture fut arretee sous la voute de la porte cochere, elle descendit legerement et entra, comme on fait, dans l'ombre de l'escalier, puis dans l'ombre de son salon, puis dans l'ombre de sa chambre. Alors elle demeura debout quelques moments, contente d'etre la, en securite, dans ce jour brumeux et vague de Paris, qui eclaire a peine, laisse deviner autant que voir, ou l'on peut montrer ce qui plait et cacher ce qu'on veut; et le souvenir irraisonne de l'eclatante lumiere qui baignait la campagne demeurait encore en elle comme l'impression d'une souffrance finie. Quand elle descendit pour diner, son mari, qui venait de rentrer, l'embrassa avec affection, et souriant: --Ah! ah! Je savais bien, moi, que l'ami Bertin vous ramenerait. Je n'ai pas ete maladroit en vous l'envoyant. Annette repondit gravement, de cette voix particuliere qu'elle prenait quand elle plaisantait sans rire: --Oh! Il a eu beaucoup de mal. Maman ne pouvait pas se decider. Et la comtesse ne dit rien, un peu confuse. La porte etant interdite, personne ne vint ce soir-la. Le lendemain, Mme de Guilleroy passa toute sa journee dans les magasins de deuil pour choisir et commander tout ce dont elle avait besoin. Elle aimait depuis sa jeunesse, presque depuis son enfance, ces longues seances d'essayage devant les glaces des grandes faiseuses. Des l'entree dans la maison, elle se sentait rejouie a la pensee de tous les details de cette minutieuse repetition, dans ces coulisses de la vie parisienne. Elle adorait le bruit des robes des "demoiselles" accourues a son entree, leurs sourires, leurs offres, leurs interrogations; et madame la couturiere, la modiste ou la corsetiere, etait pour elle une personne de valeur, qu'elle traitait en artiste lorsqu'elle exprimait son opinion pour demander un conseil. Elle adorait encore plus se sentir maniee par les mains habiles des jeunes filles qui la devetaient et la rhabillaient en la faisant pivoter doucement devant son reflet gracieux. Le frisson que leurs doigts legers promenaient sur sa peau, sur son cou, ou dans ses cheveux etait une des meilleures et des plus douces petites gourmandises de sa vie de femme elegante. Ce jour-la, cependant, c'etait avec une certaine angoisse qu'elle allait passer, sans voile et nu-tete, devant tous ces miroirs sinceres. Sa premiere visite chez la modiste la rassura. Les trois chapeaux qu'elle choisit lui allaient a ravir, elle n'en pouvait douter, et quand la marchande lui eut dit avec conviction: "Oh! Madame la Comtesse, les blondes ne devraient jamais quitter le deuil", elle s'en alla toute contente et entra, pleine de confiance, chez les autres fournisseurs. Puis elle trouva chez elle un billet de la duchesse venue pour la voir et annoncant qu'elle reviendrait dans la soiree; puis elle ecrivit des lettres; puis elle revassa quelque temps, surprise que ce simple changement de lieu eut recule dans un passe qui semblait deja lointain le grand malheur qui l'avait dechiree. Elle ne pouvait meme se convaincre que son retour de Roncieres datat seulement de la veille, tant l'etat de son ame etait modifie depuis sa rentree a Paris, comme si ce petit deplacement eut cicatrise ses plaies. Bertin, arrive a l'heure du diner, s'ecria en l'apercevant: --Vous etes eblouissante, ce soir! Et ce cri repandit en elle une onde tiede de bonheur. Comme on quittait la table, le comte, qui avait une passion pour le billard, offrit a Bertin de faire une partie ensemble, et les deux femmes les accompagnerent dans la salle de billard, ou le cafe fut servi. Les hommes jouaient encore quand la duchesse fut annoncee, et tous rentrerent au salon. Mme de Corbelle et son mari se presenterent en meme temps, la voix pleine de larmes. Pendant quelques minutes, il sembla, au ton dolent des paroles, que tout le monde allait pleurer; mais, peu a peu, apres les attendrissements et les interrogations, un autre courant d'idees passa; les timbres, tout a coup, s'eclaircirent, et on se mit a causer naturellement, comme si l'ombre du malheur qui assombrissait, a l'instant meme, tout ce monde, se fut soudain dissipee. Alors Bertin se leva, prit Annette par la main, l'amena sous le portrait de sa mere, dans le jet de feu du reflecteur, et demanda: --Est-ce pas stupefiant? La duchesse fut tellement surprise, qu'elle semblait hors d'elle, et repetait: --Dieu! est-ce possible! Dieu! est-ce possible! C'est une ressuscitee! Dire que je n'avais pas vu ca en entrant! Oh! ma petite Any, comme je vous retrouve, moi qui vous ai si bien connue alors, dans votre premier deuil de femme, non, dans le second, car vous aviez deja perdu votre pere! Oh! cette Annette, en noir comme ca, mais c'est sa mere revenue sur la terre. Quel miracle! Sans ce portrait on ne s'en serait pas apercu! Votre fille vous ressemble encore beaucoup, en realite, mais elle ressemble bien plus a cette toile! Musadieu apparaissait, ayant appris le retour de Mme de Guilleroy, et tenant a etre un des premiers a lui presenter "l'hommage de sa douloureuse sympathie". Il interrompit son compliment en apercevant la jeune fille debout contre le cadre, enfermee dans le meme eclat de lumiere, et qui semblait la soeur vivante de la peinture. Il s'exclama: --Ah! par exemple, voila bien une des choses les plus etonnantes que j'aie vues! Et les Corbelle, dont la conviction suivait toujours les opinions etablies, s'emerveillerent a leur tour avec une ardeur plus discrete. Le coeur de la comtesse se serrait! Il se serrait peu a peu, comme si les exclamations etonnees de toutes ces gens l'eussent comprime en lui faisant mal. Sans rien dire, elle regardait sa fille a cote de son image, et un enervement l'envahissait. Elle avait envie de crier: "Mais taisez-vous donc. Je le sais bien qu'elle me ressemble!" Jusqu'a la fin de la soiree, elle demeura melancolique, perdant de nouveau la confiance qu'elle avait retrouvee la veille. Bertin causait avec elle, lorsque le marquis de Farandal fut annonce. Le peintre, en le voyant entrer et s'approcher de la maitresse de maison, se leva, glissa derriere son fauteuil en murmurant: "Allons bon! voila cette grande bete, maintenant", puis, ayant fait un detour, il gagna la porte et s'en alla. La comtesse, apres avoir recu les compliments du nouveau venu, chercha des yeux Olivier, pour reprendre avec lui la causerie qui l'interessait. Ne l'apercevant plus, elle demanda: --Quoi! le grand homme est parti? Son mari repondit: --Je crois que oui, ma chere, je viens de le voir sortir a l'anglaise. Elle fut surprise, reflechit quelques instants, puis se mit a causer avec le marquis. Les intimes, d'ailleurs, se retirerent bientot par discretion, car elle leur avait seulement entr'ouvert sa porte, sitot apres son malheur. Alors, quand elle se retrouva etendue en son lit, toutes les angoisses qui l'avaient assaillie a la campagne reparurent. Elles se formulaient davantage; elle les eprouvait plus nettement; elle se sentait vieille! Ce soir-la, pour la premiere fois, elle avait compris que dans son salon, ou jusqu'alors elle etait seule admiree, complimentee, fetee, aimee, une autre, sa fille, prenait sa place. Elle avait compris cela, tout d'un coup, en sentant les hommages s'en aller vers Annette. Dans ce royaume, la maison d'une jolie femme, dans ce royaume ou elle ne supporte aucun ombrage, d'ou elle ecarte avec un soin discret et tenace toute redoutable comparaison, ou elle ne laisse entrer ses egales que pour essayer d'en faire des vassales, elle voyait bien que sa fille allait devenir la souveraine. Comme il avait ete bizarre, ce serrement de coeur quand tous les yeux s'etaient tournes vers Annette que Bertin tenait par la main, debout a cote du tableau. Elle s'etait sentie soudain disparue, depossedee, detronee. Tout le monde regardait Annette, personne ne s'etait plus tourne vers elle! Elle etait si bien accoutumee a entendre des compliments et des flatteries, chaque fois qu'on admirait son portrait, elle etait si sure des phrases elogieuses, dont elle ne tenait point compte mais dont elle se sentait tout de meme chatouillee, que cet abandon, cette defection inattendue, cette admiration portee tout a coup tout entiere vers sa fille, l'avaient plus remuee, etonnee, saisie que s'il se fut agi de n'importe quelle rivalite en n'importe quelle circonstance. Mais comme elle avait une de ces natures qui, dans toutes les crises, apres le premier abattement, reagissent, luttent et trouvent des arguments de consolation, elle songea qu'une fois sa chere fillette mariee, quand elles cesseraient de vivre sous le meme toit, elle n'aurait plus a supporter cette incessante comparaison qui commencait a lui devenir trop penible sous le regard de son ami. Cependant, la secousse avait ete tres forte. Elle eut la fievre et ne dormit guere. Au matin, elle s'eveilla lasse et courbaturee, et alors surgit en elle un besoin irresistible d'etre reconfortee, d'etre secourue, de demander aide a quelqu'un qui put la guerir de toutes ces peines, de toutes ces miseres morales et physiques. Elle se sentait vraiment si mal a l'aise, si faible, que l'idee lui vint de consulter son medecin. Elle allait peut-etre tomber gravement malade, car il n'etait pas naturel qu'elle passat en quelques heures par ces phases successives de souffrance et d'apaisement. Elle le fit donc appeler par depeche et l'attendit. Il arriva vers onze heures. C'etait un de ces serieux medecins mondains dont les decorations et les titres garantissent la capacite, dont le savoir-faire egale au moins le simple savoir, et qui ont surtout, pour toucher aux maux des femmes, des paroles habiles plus sures que des remedes. Il entra, salua, regarda sa cliente et, avec un sourire: --Allons, ca n'est pas grave. Avec des yeux comme les votres, on n'est jamais bien malade. Elle lui fut tout de suite reconnaissante de ce debut et lui conta ses faiblesses, ses enervements, ses melancolies, puis, sans appuyer, ses mauvaises mines inquietantes. Apres qu'il l'eut ecoutee avec un air d'attention, sans l'interroger d'ailleurs sur autre chose que son appetit, comme s'il connaissait bien la nature secrete de ce mal feminin, il l'ausculta, l'examina, tata du bout du doigt la chair des epaules, soupesa les bras, ayant sans doute rencontre sa pensee, et compris avec sa finesse de praticien qui souleve tous les voiles, qu'elle le consultait pour sa beaute bien plus que pour sa sante, puis il dit: --Oui, nous avons de l'anemie, des troubles nerveux. Ca n'est pas etonnant, puisque vous venez d'eprouver un gros chagrin. Je vais vous faire une petite ordonnance qui mettra bon ordre a cela. Mais, avant tout, il faut manger des choses fortifiantes, prendre du jus de viande, ne pas boire d'eau, mais de la biere. Je vais vous indiquer une marque excellente. Ne vous fatiguez pas a veiller, mais marchez le plus que vous pourrez. Dormez beaucoup et engraissez un peu. C'est tout ce que je peux vous conseiller, madame et belle cliente. Elle l'avait ecoute avec un interet ardent, cherchant a deviner tous les sous-entendus. Elle saisit le dernier mot. --Oui, j'ai maigri. J'etais un peu trop forte a un moment, et je me suis peut-etre affaiblie en me mettant a la diete. --Sans aucun doute. Il n'y a pas de mal a rester maigre quand on l'a toujours ete, mais quand on maigrit par principe, c'est toujours aux depens de quelque chose. Cela, heureusement, se repare vite. Adieu, madame. Elle se sentait mieux deja, plus alerte; et elle voulut qu'on allat chercher pour le dejeuner la biere qu'il avait indiquee, a la maison de vente principale, afin de l'avoir plus fraiche. Elle sortait de table quand Bertin fut introduit. --C'est encore moi, dit-il, toujours moi. Je viens vous interroger. Faites-vous quelque chose, tantot? --Non, rien; pourquoi? --Et Annette? --Rien non plus. --Alors, pouvez-vous venir chez moi vers quatre heures? --Oui; mais a quel propos? --J'esquisse ma figure de la Reverie, dont je vous ai parle en vous demandant si votre fille pourrait me donner quelques instants de pose. Cela me rendrait un grand service si je l'avais seulement une heure aujourd'hui. Voulez-vous? La comtesse hesitait, ennuyee sans savoir de quoi. Elle repondit cependant: --C'est entendu, mon ami, nous serons chez vous a quatre heures. --Merci. Vous etes la complaisance meme. Et il s'en alla preparer sa toile et etudier son sujet pour ne point trop fatiguer le modele. Alors la comtesse sortit seule, a pied, afin de completer ses achats. Elle descendit aux grandes rues centrales, puis remonta le boulevard Malesherbes a pas lents, car elle se sentait les jambes rompues. Comme elle passait devant Saint-Augustin, une envie la saisit d'entrer dans cette eglise et de s'y reposer. Elle poussa la porte capitonnee, soupira d'aise en goutant l'air frais de la vaste nef, prit une chaise, et s'assit. Elle etait religieuse comme le sont beaucoup de Parisiennes. Elle croyait a Dieu sans aucun doute, ne pouvant admettre l'existence de l'Univers, sans l'existence d'un createur. Mais associant, comme fait tout le monde, les attributs de la Divinite avec la nature de la matiere creee a portee de son oeil, elle personnifiait a peu pres son Eternel selon ce qu'elle savait de son oeuvre, sans avoir pour cela d'idees bien nettes sur ce que pouvait etre, en realite, ce mysterieux Fabricant. Elle y croyait fermement, l'adorait theoriquement, et le redoutait tres vaguement, car elle ignorait en toute conscience ses intentions et ses volontes, n'ayant qu'une confiance tres limitee dans les pretres qu'elle considerait tous comme des fils de paysans refractaires au service des armes. Son pere, bourgeois parisien, ne lui ayant impose aucun principe de devotion, elle avait pratique avec nonchalance jusqu'a son mariage. Alors, sa situation nouvelle reglant plus strictement ses obligations apparentes envers l'Eglise, elle s'etait conformee avec ponctualite a cette legere servitude. Elle etait dame patronnesse de creches nombreuses et tres en vue, ne manquait jamais la messe d'une heure, le dimanche, faisait l'aumone pour elle, directement, et, pour le monde, par l'intermediaire d'un abbe, vicaire de sa paroisse. Elle avait prie souvent par devoir, comme le soldat monte la garde a la porte du general. Quelquefois elle avait prie parce que son coeur etait triste, quand elle redoutait surtout les abandons d'Olivier. Sans confier au ciel, alors, la cause de sa supplication, traitant Dieu avec la meme hypocrisie naive qu'un mari, elle lui demandait de la secourir. A la mort de son pere, autrefois, puis tout recemment a la mort de sa mere, elle avait eu des crises violentes de ferveur, des implorations passionnees, des elans vers Celui qui veille sur nous et qui console. Et voila qu'aujourd'hui, dans cette eglise ou elle venait d'entrer par hasard, elle se sentait tout a coup un besoin profond de prier, de prier non pour quelqu'un ni pour quelque chose, mais pour elle, pour elle seule, ainsi que deja, l'autre jour, elle avait fait sur la tombe de sa mere. Il lui fallait de l'aide de quelque part, et elle appelait Dieu maintenant comme elle avait appele un medecin, le matin meme. Elle resta longtemps sur ses genoux, dans le silence de l'eglise que troublait par moments un bruit de pas. Puis, tout a coup, comme si une pendule eut sonne dans son coeur, elle eut un reveil de ses souvenirs, tira sa montre, tressaillit en voyant qu'il allait etre quatre heures, et se sauva pour prendre sa fille, qu'Olivier, deja, devait attendre. Elles trouverent l'artiste dans son atelier, etudiant sur la toile la pose de sa Reverie. Il voulait reproduire exactement ce qu'il avait vu au parc Monceau, en se promenant avec Annette: une fille pauvre, revant, un livre ouvert sur les genoux. Il avait beaucoup hesite s'il la ferait laide ou jolie? Laide, elle aurait plus de caractere, eveillerait plus de pensee, plus d'emotion, contiendrait plus de philosophie. Jolie, elle seduirait davantage, repandrait plus de charme, plairait mieux. Le desir de faire une etude d'apres sa petite amie le decida. La Reveuse serait jolie, et pourrait, par suite, realiser son reve poetique, un jour ou l'autre, tandis que laide demeurerait condamnee au reve sans fin et sans espoir. Des que les deux femmes furent entrees, Olivier dit en se frottant les mains: --Eh bien, mademoiselle Nane, nous allons donc travailler ensemble. La comtesse semblait soucieuse. Elle s'assit dans un fauteuil et regarda Olivier placant dans le jour voulu une chaise de jardin en jonc de fer. Il ouvrit ensuite sa bibliotheque pour chercher un livre, puis, apres une hesitation: --Qu'est-ce qu'elle lit, votre fille? --Mon Dieu, ce que vous voudrez. Donnez-lui un volume de Victor Hugo. --_La Legende des siecles?_ --Je veux bien. Il reprit alors: --Petite, assieds-toi la et prends ce recueil de vers. Cherche la page... la page 336, ou tu trouveras une piece intitulee: _les Pauvres Gens_. Absorbe-la comme on boirait le meilleur des vins, tout doucement, mot a mot, et laisse-toi griser, laisse-toi attendrir. Ecoute ce que te dira ton coeur. Puis, ferme le bouquin, leve les yeux, pense et reve... Moi, je vais preparer mes instruments de travail. Il s'en alla dans un coin triturer sa palette; mais, tout en vidant sur la fine planchette les tubes de plomb d'ou sortaient, en se tordant, de minces serpents de couleur, il se retournait de temps en temps pour regarder la jeune fille absorbee dans sa lecture. Son coeur se serrait, ses doigts tremblaient, il ne savait plus ce qu'il faisait et brouillait les tons en melant les petits tas de pate, tant il retrouvait soudain devant cette apparition, devant cette resurrection, dans ce meme endroit, apres douze ans, une irresistible poussee d'emotion. Maintenant elle avait fini de lire et regardait devant elle. S'etant approche, il apercut en ses yeux deux gouttes claires qui, se detachant, coulaient sur les joues. Alors il tressaillit d'une de ces secousses qui jettent un homme hors de lui, et il murmura, en se tournant vers la comtesse: --Dieu, qu'elle est belle! Mais il demeura stupefait devant le visage livide et convulse de Mme de Guilleroy. De ses yeux larges, pleins d'une sorte de terreur, elle les contemplait, sa fille et lui. Il s'approcha, saisi d'inquietude, en demandant: --Qu'avez-vous? --Je veux vous parler. S'etant levee, elle dit, a Annette rapidement: --Attends une minute, mon enfant, j'ai un mot a dire a M. Bertin. Puis elle passa vite dans le petit salon voisin ou il faisait souvent attendre ses visiteurs. Il la suivit, la tete brouillee, ne comprenant pas. Des qu'ils furent seuls, elle lui saisit les deux mains et balbutia: --Olivier, Olivier, je vous en prie, ne la faites plus poser! Il murmura, trouble: --Mais pourquoi? Elle repondit d'une voix precipitee: --Pourquoi? pourquoi? Il le demande? Vous ne le sentez donc pas, vous, pourquoi? Oh! j'aurais du le deviner plus tot, moi, mais je viens seulement de le decouvrir tout a l'heure... Je ne peux rien vous dire maintenant... rien... Allez chercher ma fille. Racontez-lui que je me trouve souffrante, faites avancer un fiacre, et venez prendre de mes nouvelles dans une heure. Je vous recevrai seul! --Mais enfin, qu'avez-vous? Elle semblait prete a se rouler dans une crise de nerfs. --Laissez-moi. Je ne peux pas parler ici. Allez chercher ma fille et faites venir un fiacre. Il dut obeir et rentra dans l'atelier. Annette, sans soupcons, s'etait remise a lire, ayant le coeur inonde de tristesse par l'histoire poetique et lamentable. Olivier lui dit: --Ta mere est indisposee. Elle a failli se trouver mal en entrant dans le petit salon. Va la rejoindre. J'apporte de l'ether. Il sortit, courut prendre un flacon dans sa chambre, et puis revint. Il les trouva pleurant dans les bras l'une de l'autre. Annette, attendrie par les _Pauvres Gens_, laissait couler son emotion, et la comtesse se soulageait un peu en confondant sa peine avec ce doux chagrin, en melant ses larmes avec celles de sa fille. Il attendit quelque temps, n'osant parler et les regardant, oppresse lui-meme d'une incomprehensible melancolie. Il dit enfin: --Eh bien. Allez-vous mieux? La comtesse repondit: --Oui, un peu, ce ne sera rien. Vous avez demande une voiture? --Oui, vous l'aurez tout a l'heure. --Merci, mon ami, ce n'est rien. J'ai eu trop de chagrins depuis quelque temps. --La voiture est avancee! annonca bientot un domestique. Et Bertin, plein d'angoisses secretes, soutint jusqu'a la portiere son amie pale et encore defaillante, dont il sentait battre le coeur sous le corsage. Quand il fut seul, il se demanda: "Mais qu'a-t-elle donc? pourquoi cette crise?" Et il se mit a chercher, rodant autour de la verite sans se decider a la decouvrir. A la fin, il s'en approcha: "Voyons, se dit-il, est-ce qu'elle croit que je fais la cour a sa fille? Non, ce serait trop fort!" Et combattant, avec des arguments ingenieux et loyaux, cette conviction supposee, il s'indigna qu'elle eut pu preter un instant a cette affection saine, presque paternelle, une apparence quelconque de galanterie. Il s'irritait peu a peu contre la comtesse, n'admettant point qu'elle osat le soupconner d'une pareille vilenie, d'une si inqualifiable infamie, et il se promettait, en lui repondant tout a l'heure, de ne lui point menager les termes de sa revolte. Il sortit bientot pour se rendre chez elle, impatient de s'expliquer. Tout le long de la route il prepara, avec une croissante irritation, les raisonnements et les phrases qui devaient le justifier et le venger d'un pareil soupcon. Il la trouva sur sa chaise longue, avec un visage altere de souffrance. --Eh bien, lui dit-il d'un ton sec, expliquez-moi donc, ma chere amie, la scene etrange de tout a l'heure. Elle repondit, d'une voix brisee: --Quoi, vous n'avez pas encore compris? --Non, je l'avoue. --Voyons, Olivier, cherchez bien dans votre coeur. --Dans mon coeur? --Oui, au fond de votre coeur. --Je ne comprends pas! Expliquez-vous mieux. --Cherchez bien au fond de votre coeur s'il ne s'y trouve rien de dangereux pour vous et pour moi. --Je vous repete que je ne comprends pas. Je devine qu'il y a quelque chose dans votre imagination, mais, dans ma conscience, je ne vois rien. --Je ne vous parle pas de votre conscience, je vous parle de votre coeur. --Je ne sais pas deviner les enigmes. Je vous prie d'etre plus claire. Alors, levant lentement ses deux mains, elle prit celles du peintre et les garda, puis, comme si chaque mot l'eut dechiree: --Prenez garde, mon ami, vous allez vous eprendre de ma fille. Il retira brusquement ses mains, et, avec une vivacite d'innocent qui se debat contre une prevention honteuse, avec des gestes vifs, une animation grandissante, il se defendit en l'accusant a son tour, elle, de l'avoir ainsi soupconne. Elle le laissa parler longtemps, obstinement incredule, sure de ce qu'elle avait dit, puis elle reprit: --Mais je ne vous soupconne pas, mon ami. Vous ignorez ce qui se passe en vous comme je l'ignorais moi-meme ce matin. Vous me traitez comme si je vous accusais d'avoir voulu seduire Annette. Oh, non! oh, non! Je sais combien vous etes loyal, digne de toute estime et de toute confiance. Je vous prie seulement, je vous supplie de regarder au fond de votre coeur si l'affection que vous commencez a avoir, malgre vous, pour ma fille, n'a pas un caractere un peu different d'une simple amitie. Il se facha, et s'agitant de plus en plus, se mit a plaider de nouveau sa loyaute, comme il avait fait, tout seul, dans la rue, en venant. Elle attendit qu'il eut fini ses phrases; puis, sans colere, sans etre ebranlee en sa conviction, mais affreusement pale, elle murmura: --Olivier, je sais bien tout ce que vous me dites, et je le pense ainsi que vous. Mais je suis sure de ne pas me tromper. Ecoutez, reflechissez, comprenez. Ma fille me ressemble trop, elle est trop tout ce que j'etais autrefois quand vous avez commence a m'aimer, pour que vous ne vous mettiez pas a l'aimer aussi. --Alors, s'ecria-t-il, vous osez me jeter une chose pareille a la face sur cette simple supposition et ce ridicule raisonnement: Il m'aime, ma fille me ressemble--donc il l'aimera. Mais voyant le visage de la comtesse s'alterer de plus en plus, il continua, d'un ton plus doux: --Voyons, ma chere Any, mais c'est justement parce que je vous retrouve en elle, que cette fillette me plait beaucoup. C'est vous, vous seule que j'aime en la regardant. --Oui, c'est justement ce dont je commence a tant souffrir, et ce que je redoute si fort. Vous ne demelez point encore ce que vous sentez. Vous ne vous y tromperez plus dans quelque temps. --Any, je vous assure que vous devenez folle. --Voulez-vous des preuves? --Oui. --Vous n'etiez pas venu a Roncieres depuis trois ans, malgre mes instances. Mais vous vous etes precipite quand on vous a propose d'aller nous chercher. --Ah! par exemple! Vous me reprochez de ne pas vous avoir laissee seule, la-bas, vous sachant malade, apres la mort de votre mere. --Soit! Je n'insiste pas. Mais ceci: le besoin de revoir Annette est chez vous si imperieux, que vous n'avez pu laisser passer la journee d'aujourd'hui sans me demander de la conduire chez vous, sous pretexte de pose. --Et vous ne supposez pas que c'est vous que je cherchais a voir? --En ce moment vous argumentez contre vous-meme, vous cherchez a vous convaincre, vous ne me trompez pas. Ecoutez encore. Pourquoi etes-vous parti brusquement, avant-hier soir, quand le marquis de Farandal est entre? Le savez-vous? Il hesita, fort surpris, fort inquiet, desarme par cette observation. Puis, lentement: --Mais... je ne sais trop... j'etais fatigue... et puis, pour etre franc, cet imbecile m'enerve. --Depuis quand? --Depuis toujours. --Pardon, je vous ai entendu faire son eloge. Il vous plaisait autrefois. Soyez tout a fait sincere, Olivier. Il reflechit quelques instants, puis, cherchant ses mots: --Oui, il est possible que la grande tendresse que j'ai pour vous me fasse assez aimer tous les votres pour modifier mon opinion sur ce niais, qu'il m'est indifferent de rencontrer, de temps en temps, mais que je serais fache de voir chez vous presque chaque jour. --La maison de ma fille ne sera pas la mienne. Mais cela suffit. Je connais la droiture de votre coeur. Je sais que vous reflechirez beaucoup a ce que je viens de vous dire. Quand vous aurez reflechi, vous comprendrez que je vous ai montre un gros danger, alors qu'il est encore temps d'y echapper. Et vous y prendrez garde. Parlons d'autre chose, voulez-vous? Il n'insista pas, mal a l'aise maintenant, ne sachant plus trop ce qu'il devait penser, ayant, en effet, besoin de reflechir. Et il s'en alla, apres un quart d'heure d'une conversation quelconque. IV A petits pas, Olivier retournait chez lui, trouble comme s'il venait d'apprendre un honteux secret de famille. Il essayait de sonder son coeur, de voir clair en lui, de lire ces pages intimes du livre interieur qui semblent collees l'une a l'autre, et que seul, parfois, un doigt etranger peut retourner en les separant. Certes, il ne se croyait pas amoureux d'Annette! La comtesse, dont la jalousie ombrageuse ne cessait d'etre en alerte, avait prevu, de loin, le peril, et l'avait signale avant qu'il existat. Mais ce peril pouvait-il exister, demain, apres-demain, dans un mois? C'est a cette question sincere qu'il essayait de repondre sincerement. Certes, la petite remuait ses instincts de tendresse, mais ils sont si nombreux dans l'homme ces instincts-la, qu'il ne fallait pas confondre les redoutables avec les inoffensifs. Ainsi il adorait les betes, les chats surtout, et ne pouvait apercevoir leur fourrure soyeuse sans etre saisi d'une envie irresistible, sensuelle, de caresser leur dos onduleux et doux, de baiser leur poil electrique. L'attraction qui le poussait vers la jeune fille ressemblait un peu a ces desirs obscurs et innocents qui font partie de toutes les vibrations incessantes et inapaisables des nerfs humains. Ses yeux d'artiste et ses yeux d'homme etaient seduits par sa fraicheur, par cette poussee de belle vie claire, par cette seve de jeunesse eclatant en elle; et son coeur, plein des souvenirs de sa longue liaison avec la comtesse, trouvant, dans l'extraordinaire ressemblance d'Annette avec sa mere, un rappel d'emotions anciennes, des emotions endormies du debut de son amour, avait peut-etre un peu tressailli sous la sensation d'un reveil. Un reveil? Oui? C'etait cela? Cette idee l'illumina. Il se sentait reveille apres des annees de sommeil. S'il avait aime la petite sans s'en douter, il aurait eprouve pres d'elle ce rajeunissement de l'etre entier, qui cree un homme different des que s'allume en lui la flamme d'un desir nouveau. Non, cette enfant n'avait fait que souffler sur l'ancien feu! C'etait bien toujours la mere qu'il aimait, mais un peu plus qu'auparavant sans doute, a cause de sa fille, de ce recommencement d'elle-meme. Et il formula cette constatation par ce sophisme rassurant: On n'aime qu'une fois! Le coeur peut s'emouvoir souvent a la rencontre d'un autre etre, car chacun exerce sur chacun des attractions et des repulsions. Toutes ces influences font naitre l'amitie, les caprices, des envies de possession, des ardeurs vives et passageres, mais non pas de l'amour veritable. Pour qu'il existe, cet amour, il faut que les deux etres soient tellement nes l'un pour l'autre, se trouvent accroches l'un a l'autre par tant de points, par tant de gouts pareils, par tant d'affinites de la chair, de l'esprit, du caractere, se sentent lies par tant de choses de toute nature, que cela forme un faisceau d'attaches. Ce qu'on aime, en somme, ce n'est pas tant Mme X... ou M. Z..., c'est une femme ou un homme, une creature sans nom, sortie de la Nature, cette grande femelle, avec des organes, une forme, un coeur, un esprit, une maniere d'etre generale qui attirent comme un aimant nos organes, nos yeux, nos levres, notre coeur, notre pensee, tous nos appetits sensuels et intelligents. On aime un type, c'est-a-dire la reunion, dans une seule personne, de toutes les qualites humaines qui peuvent nous seduire isolement dans les autres. Pour lui, la comtesse de Guilleroy avait ete ce type, et la duree de leur liaison, dont il ne se lassait pas, le lui prouvait d'une facon certaine. Or, Annette ressemblait physiquement a ce qu'avait ete sa mere, au point de tromper les yeux. Il n'y avait donc rien d'etonnant a ce que son coeur d'homme se laissat un peu surprendre, sans se laisser entrainer. Il avait adore une femme! Une autre femme naissait d'elle, presque pareille. Il ne pouvait vraiment se defendre de reporter sur la seconde un leger reste affectueux de rattachement passionne qu'il avait eu pour la premiere. Il n'y avait la rien de mal; il n'y avait la aucun danger. Son regard et son souvenir se laissaient seuls illusionner par cette apparence de resurrection; mais son instinct ne s'egarait pas, car il n'avait jamais eprouve pour la jeune fille le moindre trouble de desir. Cependant la comtesse lui reprochait d'etre jaloux du marquis. Etait-ce vrai? Il fit de nouveau un examen de conscience severe et constata qu'en realite il en etait un peu jaloux. Quoi d'etonnant a cela, apres tout? N'est-on pas jaloux a chaque instant d'hommes qui font la cour a n'importe quelle femme? N'eprouve-t-on pas dans la rue, au restaurant, au theatre, une petite inimitie contre le monsieur qui passe ou qui entre avec une belle fille au bras? Tout possesseur de femme est un rival. C'est un male satisfait, un vainqueur que les autres males envient. Et puis, sans entrer dans ces considerations de physiologie, s'il etait normal qu'il eut pour Annette une sympathie un peu surexcitee par sa tendresse pour la mere, ne devenait-il pas naturel qu'il sentit en lui s'eveiller un peu de haine animale contre le mari futur? Il dompterait sans peine ce vilain sentiment. Au fond de lui, cependant, demeurait une aigreur de mecontentement contre lui-meme et contre la comtesse. Leurs rapports de chaque jour n'allaient-ils pas etre genes par la suspicion qu'il sentirait en elle? Ne devrait-il pas veiller, avec une attention scrupuleuse et fatigante, sur toutes ses paroles, sur tous ses actes, sur ses regards, sur ses moindres attitudes vis-a-vis de la jeune fille, car tout ce qu'il ferait, tout ce qu'il dirait, allait devenir suspect a la mere. Il rentra chez lui grincheux et se mit a fumer des cigarettes, avec une vivacite d'homme agace qui use dix allumettes pour mettre le feu a son tabac. Il essaya en vain de travailler. Sa main, son oeil et son esprit semblaient deshabitues de la peinture, comme s'ils l'eussent oubliee, comme si jamais ils n'avaient connu et pratique ce metier. Il avait pris, pour la finir, une petite toile commencee:--un coin de rue ou chantait un aveugle,--et il la regardait avec une indifference invincible, avec une telle impuissance a la continuer qu'il s'assit devant, sa palette a la main, et l'oublia, tout en continuant a la contempler avec une fixite attentive et distraite. Puis, soudain, l'impatience du temps qui ne marchait pas, des interminables minutes, commenca a le ronger de sa fievre intolerable. Jusqu'a son diner, qu'il prendrait au Cercle, que ferait-il puisqu'il ne pouvait travailler? L'idee de la rue le fatiguait d'avance, l'emplissait du degout des trottoirs, des passants, des voitures et des boutiques; et la pensee de faire des visites ce jour-la, une visite, a n'importe qui, fit surgir en lui la haine instantanee de toutes les gens qu'il connaissait. Alors, que ferait-il? Il circulerait dans son atelier de long en large, en regardant a chaque retour vers la pendule l'aiguille deplacee de quelques secondes? Ah! il les connaissait ces voyages de la porte au bahut charge de bibelots! Aux heures de verve, d'elan, d'entrain, d'execution feconde et facile, c'etaient des recreations delicieuses, ces allees et venues a travers la grande piece egayee, animee, echauffee par le travail; mais, aux heures d'impuissance et de nausee, aux heures miserables ou rien ne lui paraissait valoir la peine d'un effort et d'un mouvement, c'etait la promenade abominable du prisonnier dans son cachot. Si seulement il avait pu dormir, rien qu'une heure, sur son divan. Mais non, il ne dormirait pas, il s'agiterait jusqu'a trembler d'exasperation. D'ou lui venait donc cette subite attaque d'humeur noire? Il pensa: Je deviens rudement nerveux pour me mettre dans un pareil etat sur une cause insignifiante. Alors, il songea a prendre un livre. Le volume de la _Legende des Siecles_ etait demeure sur la chaise de fer ou Annette l'avait pose. Il l'ouvrit, lut deux pages de vers et ne les comprit pas. Il ne les comprit pas plus que s'ils avaient ete ecrits dans une langue etrangere. Il s'acharna et recommenca pour constater toujours que vraiment il n'en penetrait point le sens. "Allons, se dit-il, il parait que je suis sorti." Mais une inspiration soudaine le rassura sur les deux heures qu'il lui fallait emietter jusqu'au diner. Il se fit chauffer un bain et y demeura etendu, amolli, soulage par l'eau tiede, jusqu'au moment ou son valet de chambre apportant le linge le reveilla d'un demi-sommeil. Il se rendit alors au Cercle, ou etaient reunis ses compagnons ordinaires. Il fut recu par des bras ouverts et des exclamations, car on ne l'avait point vu depuis quelques jours. --Je reviens de la campagne, dit-il. Tous ces hommes, a l'exception du paysagiste Maldant, professaient pour les champs un mepris profond. Rocdiane et Landa y allaient chasser, il est vrai, mais ils ne goutaient dans les plaines et dans les bois que le plaisir de regarder tomber sous leurs plombs, pareils a des loques de plumes, les faisans, cailles ou perdrix, ou de voir les petits lapins foudroyes culbuter comme des clowns, cinq ou six fois de suite sur la tete, en montrant a chaque cabriole la meche de poils blancs de leur queue. Hors ces plaisirs d'automne et d'hiver, ils jugeaient la campagne assommante. Rocdiane disait: "Je prefere les petites femmes aux petits pois." Le diner fut ce qu'il etait toujours, bruyant et jovial, agite par des discussions ou rien d'imprevu ne jaillit. Bertin, pour s'animer, parla beaucoup. On le trouva drole; mais, des qu'il eut bu son cafe et joue soixante points au billard avec le banquier Liverdy, il sortit, deambula quelque peu de la Madeleine a la rue Taitbout, passa trois fois devant le Vaudeville en se demandant s'il entrerait, faillit prendre un fiacre pour aller a l'Hippodrome, changea d'avis et se dirigea vers le Nouveau-Cirque, puis fit brusquement demi-tour, sans motif, sans projet, sans pretexte, remonta le boulevard Malesherbes et ralentit le pas en approchant de la demeure de la comtesse de Guilleroy: "Elle trouvera peut-etre singulier de me voir revenir ce soir?" pensait-il. Mais il se rassura en songeant qu'il n'y avait rien d'etonnant a ce qu'il prit une seconde fois de ses nouvelles. Elle etait seule avec Annette, dans le petit salon du fond, et travaillait toujours a la couverture pour les pauvres. Elle dit simplement, en le voyant entrer: --Tiens, c'est vous, mon ami? --Oui, j'etais inquiet, j'ai voulu vous voir. Comment allez-vous? --Merci, assez bien... Elle attendit quelques instants, puis ajouta, avec une intention marquee: --Et vous? Il se mit a rire d'un air degage en repondant: --Oh! moi, tres bien, tres bien. Vos craintes n'avaient pas la moindre raison d'etre. Elle leva les yeux en cessant de tricoter et posa sur lui, lentement, un regard ardent de priere et de doute. --Bien vrai, dit-il. --Tant mieux, repondit-elle avec un sourire un peu force. Il s'assit, et, pour la premiere fois en cette maison, un malaise irresistible l'envahit, une sorte de paralysie des idees plus complete encore que celle qui l'avait saisi, dans le jour, devant sa toile. La comtesse dit a sa fille: --Tu peux continuer, mon enfant; ca ne le gene pas. Il demanda: --Que faisait-elle donc? --Elle etudiait une fantaisie. Annette se leva pour aller au piano. Il la suivait de l'oeil, sans y songer, ainsi qu'il faisait toujours, en la trouvant jolie. Alors il sentit sur lui le regard de la mere, et brusquement il tourna la tete, comme s'il eut cherche quelque chose dans le coin sombre du salon. La comtesse prit sur sa table a ouvrage un petit etui d'or qu'elle avait recu de lui, elle l'ouvrit, et lui tendant des cigarettes: --Fumez, mon ami, vous savez que j'aime ca, lorsque nous sommes seuls ici. Il obeit, et le piano se mit a chanter. C'etait une musique d'un gout ancien, gracieuse et legere, une de ces musiques qui semblent avoir ete inspirees a l'artiste par un soir tres doux de clair de lune, au printemps. Olivier demanda: --De qui est-ce donc? La comtesse repondit: --De Mehul. C'est fort peu connu et charmant. Un desir grandissait en lui de regarder Annette, et il n'osait pas, il n'aurait eu qu'un petit mouvement a faire, un petit mouvement du cou, car il apercevait de cote les deux meches de feu des bougies eclairant la partition, mais il devinait si bien, il lisait si clairement l'attention guetteuse de la comtesse, qu'il demeurait immobile, les yeux leves devant lui, interesses, semblait-il, au fil de fumee grise du tabac. Mme de Guilleroy murmura: --C'est tout ce que vous avez a me dire? Il sourit: --Il ne faut pas m'en vouloir. Vous savez que la musique m'hypnotise, elle boit mes pensees. Je parlerai dans un instant. --Tiens, dit-elle, j'avais etudie quelque chose pour vous, avant la mort de maman. Je ne vous l'ai jamais fait entendre, et je vous le jouerai tout a l'heure, quand la petite aura fini; vous verrez comme c'est bizarre! Elle avait un talent reel, et une comprehension subtile de l'emotion qui court dans les sons. C'etait meme la une de ses plus sures puissances sur la sensibilite du peintre. Des qu'Annette eut acheve la symphonie champetre de Mehul, la comtesse se leva, prit sa place, et une melodie etrange s'eveilla sous ses doigts, une melodie dont toutes les phrases semblaient des plaintes, plaintes diverses, changeantes, nombreuses, qu'interrompait une note unique, revenue sans cesse, tombant au milieu des chants, les coupant, les scandant, les brisant, comme un cri monotone incessant, persecuteur, l'appel inapaisable d'une obsession. Mais Olivier regardait Annette qui venait de s'asseoir en face de lui, et il n'entendait rien, il ne comprenait pas. Il la regardait, sans penser, se rassasiant de sa vue comme d'une chose habituelle et bonne dont il venait d'etre prive, la buvant sainement comme on boit de l'eau, quand on a soif. --Eh bien! dit la comtesse, est-ce beau? Il s'ecria reveille: --Admirable, superbe, de qui? --Vous ne le savez pas? --Non. --Comment, vous ne le savez pas, vous? --Mais non. --De Schubert. Il dit avec un air de conviction profonde: --Cela ne m'etonne point. C'est superbe! vous seriez exquise en recommencant. Elle recommenca, et lui, tournant la tete, se remit a contempler Annette, mais en ecoutant aussi la musique, afin de gouter en meme temps deux plaisirs. Puis, quand Mme de Guilleroy fut revenue prendre sa place, il obeit simplement a la naturelle duplicite de l'homme et ne laissa plus se fixer ses yeux sur le blond profil de la jeune fille qui tricotait en face de sa mere, de l'autre cote de la lampe. Mais s'il ne la voyait pas, il goutait la douceur de sa presence, comme on sent le voisinage d'un foyer chaud; et l'envie de glisser sur elle des regards rapides, aussitot ramenes sur la comtesse, le harcelait, une envie de collegien qui se hisse a la fenetre de la rue des que le maitre tourne le dos. Il s'en alla tot, car il avait la parole aussi paralysee que l'esprit, et son silence persistant pouvait etre interprete. Des qu'il fut dans la rue, un besoin d'errer le prit, car toute musique entendue continuait en lui longtemps, le jetait en des songeries qui semblaient la suite revee et plus precise des melodies. Le chant des notes revenait, intermittent et fugitif, apportant des mesures isolees, affaiblies, lointaines comme un echo, puis se taisait, semblait laisser la pensee donner un sens aux motifs et voyager a la recherche d'une sorte d'ideal harmonieux et tendre. Il tourna sur la gauche au boulevard exterieur, en apercevant l'eclairage de feerie du parc Monceau, et il entra dans l'allee centrale arrondie sous les lunes electriques. Un gardien rodait a pas lents; parfois un fiacre attarde passait; un homme lisait un journal assis sur un banc dans un bain bleuatre de clarte vive, au pied du mat de bronze qui portait un globe eclatant. D'autres foyers sur les pelouses, au milieu des arbres, repandaient dans les feuillages et sur les gazons leur lumiere froide et puissante, animaient d'une vie pale ce grand jardin de ville. Bertin, les mains derriere le dos, allait le long du trottoir, et il se souvenait de sa promenade avec Annette, en ce meme parc, quand il avait reconnu dans sa bouche la voix de sa mere. Il se laissa tomber sur un banc, et aspirant la sueur fraiche des pelouses arrosees, il se sentit assailli par toutes les attentes passionnees qui font de l'ame des adolescents le canevas incoherent d'un infini roman d'amour. Autrefois il avait connu ces soirs-la, ces soirs de fantaisie vagabonde ou il laissait errer son caprice dans les aventures imaginaires, et il s'etonna de trouver en lui ce retour de sensations qui n'etaient plus de son age. Mais, comme la note obstinee de la melodie de Schubert, la pensee d'Annette, la vision de son visage penche sous la lampe, et le soupcon bizarre de la comtesse, le ressaisissaient a tout instant. Il continuait malgre lui a occuper son coeur de cette question, a sonder les fonds impenetrables ou germent, avant de naitre, les sentiments humains. Cette recherche obstinee l'agitait; cette preoccupation constante de la jeune fille semblait ouvrir a son ame une route de reveries tendres; il ne pouvait plus la chasser de sa memoire; il portait en lui une sorte d'evocation d'elle, comme autrefois il gardait, quand la comtesse l'avait quitte, l'etrange sensation de sa presence dans les murs de son atelier. Tout a coup, impatiente de cette domination d'un souvenir, il murmura en se levant: --Any est stupide de m'avoir dit ca. Elle va me faire penser a la petite a present. Il rentra chez lui, inquiet sur lui-meme. Quand il se fut mis au lit, il sentit que le sommeil ne viendrait point, car une fievre courait en ses veines, une seve de reve fermentait en son coeur. Redoutant l'insomnie, une de ces insomnies enervantes que provoque l'agitation de l'ame, il voulut essayer de prendre un livre. Combien de fois une courte lecture lui avait servi de narcotique! Il se leva donc et passa dans sa bibliotheque, afin de choisir un ouvrage bien fait et soporifique; mais son esprit eveille malgre lui, avide d'une emotion quelconque cherchait sur les rayons un nom d'ecrivain qui repondit a son etat d'exaltation et d'attente. Balzac, qu'il adorait, ne lui dit rien; il dedaigna Hugo, meprisa Lamartine qui pourtant le laissait toujours attendri et il tomba avidement sur Musset, le poete des tout jeunes gens. Il en prit un volume et l'emporta pour lire au hasard des feuilles. Quand il se fut recouche, il se mit a boire, avec une soif d'ivrogne, ces vers faciles d'inspire qui chanta, comme un oiseau, l'aurore de l'existence et, n'ayant d'haleine que pour le matin, se tut devant le jour brutal, ces vers d'un poete qui fut surtout un homme enivre de la vie, lachant son ivresse en fanfares d'amours eclatantes et naives, echo de tous les jeunes coeurs eperdus de desirs. Jamais Bertin n'avait compris ainsi le charme physique de ces poemes qui emeuvent les sens et remuent a peine l'intelligence. Les yeux sur ces vers vibrants, il se sentait une ame de vingt ans, soulevee d'esperances, et il lut le volume presque entier dans une griserie juvenile. Trois heures sonnerent, jetant en lui l'etonnement de n'avoir pas encore sommeil. Il se leva pour fermer sa fenetre restee ouverte et pour porter le livre sur la table, au milieu de la chambre; mais au contact de l'air frais de la nuit, une douleur, mal assoupie par les saisons d'Aix, lui courut le long des reins comme un rappel, comme un avis, et il rejeta le poete avec un geste d'impatience en murmurant: "Vieux fou, va!" Puis il se recoucha et souffla sa lumiere. Il n'alla pas le lendemain chez la comtesse, et il prit meme la resolution energique de n'y point retourner avant deux jours. Mais quoi qu'il fit, soit qu'il essayat de peindre, soit qu'il voulut se promener, soit qu'il trainat de maison en maison sa melancolie, il etait partout harcele par la preoccupation inapaisable de ces deux femmes. S'etant interdit d'aller les voir, il se soulageait en pensant a elles, et il laissait a sa pensee, il laissait son coeur se rassasier de leur souvenir. Il arrivait alors souvent que, dans cette sorte d'hallucination ou il bercait son isolement, les deux figures se rapprochaient, differentes, telles qu'il les connaissait, puis passaient l'une devant l'autre, se melaient, fondues ensemble, ne faisaient plus qu'un visage, un peu confus, qui n'etait plus celui de la mere, pas tout a fait celui de la fille, mais celui d'une femme aimee eperdument, autrefois, encore, toujours. Alors, il avait des remords de s'abandonner ainsi sur la pente de ces attendrissements qu'il sentait puissants et dangereux. Pour leur echapper, les rejeter, se delivrer de ce songe captivant et doux, il dirigeait son esprit vers toutes les idees imaginables, vers tous les sujets de reflexion et de meditation possibles. Vains efforts! Toutes les routes de distraction qu'il prenait le ramenaient au meme point, ou il rencontrait une jeune figure blonde qui semblait embusquee pour l'attendre. C'etait une vague et inevitable obsession flottant sur lui, tournant autour de lui et l'arretant, quel que fut le detour qu'il avait essaye pour fuir. La confusion de ces deux etres, qui l'avait si fort trouble le soir de leur promenade dans le parc de Roncieres, recommencait en sa memoire des que, cessant de reflechir et de raisonner, il les evoquait et s'efforcait de comprendre quelle emotion bizarre remuait sa chair. Il se disait: "Voyons, ai-je pour Annette plus de tendresse qu'il ne convient?" Alors, fouillant son coeur, il le sentait brulant d'affection pour une femme toute jeune, qui avait tous les traits d'Annette, mais qui n'etait pas elle. Et il se rassurait lachement en songeant: "Non, je n'aime pas la petite, je suis la victime de sa ressemblance." Cependant, les deux jours passes a Roncieres restaient en son ame comme une source de chaleur, de bonheur, d'enivrement; et les moindres details lui revenaient un a un, precis, plus savoureux qu'a l'heure meme. Tout a coup, en suivant le cours de ses ressouvenirs, il revit le chemin qu'ils suivaient en sortant du cimetiere, les cueillettes de fleurs de la jeune fille, et il se rappela brusquement lui avoir promis un bluet en saphirs des leur retour a Paris. Toutes ses resolutions s'envolerent, et, sans plus lutter, il prit son chapeau et sortit, tout emu par la pensee du plaisir qu'il lui ferait. Le valet de pied des Guilleroy lui repondit, quand il se presenta: --Madame est sortie, mais Mademoiselle est ici. Il ressentit une joie vive. ---Prevenez-la que je voudrais lui parler. Puis il glissa dans le salon, a pas legers, comme s'il eut craint d'etre entendu. Annette apparut presque aussitot. --Bonjour, cher maitre, dit-elle avec gravite. Il se mit a rire, lui serra la main, et, s'asseyant aupres d'elle: --Devine pourquoi je suis venu? Elle chercha quelques secondes. --Je ne sais pas. --Pour t'emmener avec ta mere chez le bijoutier, choisir le bluet en saphirs que je t'ai promis a Roncieres. La figure de la jeune fille fut illuminee de bonheur. --Oh! dit-elle, et maman qui est sortie. Mais elle va rentrer. Vous l'attendrez, n'est-ce pas? --Oui, si ce n'est pas trop long. --Oh! quel insolent, trop long, avec moi. Vous me traitez en gamine. --Non, dit-il, pas tant que tu crois. Il se sentait au coeur une envie de plaire, d'etre galant et spirituel, comme aux jours les plus fringants de sa jeunesse, une de ces envies instinctives qui surexcitent toutes les facultes de seduction, qui font faire la roue aux paons et des vers aux poetes. Les phrases lui venaient aux levres, pressees, alertes, et il parla comme il savait parler en ses bonnes heures. La petite, animee par cette verve, lui repondit avec toute la malice, avec toute la finesse espiegle qui germaient en elle. Tout a coup, comme il discutait une opinion, il s'ecria: --Mais vous m'avez deja dit cela souvent, et je vous ai repondu... Elle l'interrompit en eclatant de rire: --Tiens, vous ne me tutoyez plus! Vous me prenez pour maman. Il rougit, se tut, puis balbutia: --C'est que ta mere m'a deja soutenu cent fois cette idee-la. Son eloquence s'etait eteinte; il ne savait plus que dire, et il avait peur maintenant, une peur incomprehensible de cette fillette. --Voici maman, dit-elle. Elle avait entendu s'ouvrir la porte du premier salon, et Olivier, trouble comme si on l'eut pris en faute, expliqua comment il s'etait souvenu tout a coup de la promesse faite, et comment il etait venu les prendre l'une et l'autre pour aller chez le bijoutier. --J'ai un coupe, dit-il. Je me mettrai sur le strapontin. Ils partirent, et quelques minutes plus tard ils entraient chez Montara. Ayant passe toute sa vie dans l'intimite, l'observation, l'etude et l'affection des femmes, s'etant toujours occupe d'elles, ayant du sonder et decouvrir leurs gouts, connaitre comme elles la toilette, les questions de mode, tous les menus details de leur existence privee, il etait arrive a partager souvent certaines de leurs sensations, et il eprouvait toujours, en entrant dans un de ces magasins ou l'on vend les accessoires charmants et delicats de leur beaute, une emotion de plaisir presque egale a celle dont elles vibraient elles-memes. Il s'interessait comme elles a tous les riens coquets dont elles se parent; les etoffes plaisaient a ses yeux; les dentelles attiraient ses mains; les plus insignifiants bibelots elegants retenaient son attention. Dans les magasins de bijouterie, il ressentait pour les vitrines une nuance de respect religieux, comme devant les sanctuaires de la seduction opulente; et le bureau de drap fonce, ou les doigts souples de l'orfevre font rouler les pierres aux reflets precieux, lui imposait une certaine estime. Quand il eut fait asseoir la comtesse et sa fille devant ce meuble severe ou l'une et l'autre poserent une main par un mouvement naturel, il indiqua ce qu'il voulait; et on lui fit voir des modeles de fleurettes. Puis on repandit devant eux des saphirs, dont il fallut choisir quatre. Ce fut long. Les deux femmes, du bout de l'ongle, les retournaient sur le drap, puis les prenaient avec precaution, regardaient le jour a travers, les etudiaient avec une attention savante et passionnee. Quand on eut mis de cote ceux qu'elles avaient distingues, il fallut trois emeraudes pour faire les feuilles, puis un tout petit brillant qui tremblerait au centre comme une goutte de rosee. Alors Olivier, que la joie de donner grisait, dit a la comtesse: --Voulez-vous me faire le plaisir de choisir deux bagues? --Moi? --Oui. Une pour vous, une pour Annette! Laissez-moi vous faire ces petits cadeaux en souvenir des deux jours passes a Roncieres. Elle refusa. Il insista. Une longue discussion suivit, une lutte de paroles et d'arguments ou il finit, non sans peine, par triompher. On apporta les bagues, les unes, les plus rares, seules en des ecrins speciaux, les autres enregimentees par genres en de grandes boites carrees, ou elles alignaient sur le velours toutes les fantaisies de leurs chatons. Le peintre s'etait assis entre les deux femmes et il se mit, comme elles, avec la meme ardeur curieuse, a cueillir un a un les anneaux d'or dans les fentes minces qui les retenaient. Il les deposait ensuite devant lui, sur le drap du bureau ou ils s'amassaient en deux groupes, celui qu'on rejetait a premiere vue et celui dans lequel on choisirait. Le temps passait, insensible et doux, dans ce joli travail de selection plus captivant que tous les plaisirs du monde, distrayant et varie comme un spectacle, emouvant aussi, presque sensuel, jouissance exquise pour un coeur de femme. Puis on compara, on s'anima, et le choix des trois juges, apres quelque hesitation, s'arreta sur un petit serpent d'or qui tenait un beau rubis entre sa gueule mince et sa queue tordue. Olivier, radieux, se leva. --Je vous laisse ma voiture, dit-il. J'ai des courses a faire; je m'en vais. Mais Annette pria sa mere de rentrer a pied, par ce beau temps. La comtesse y consentit, et, ayant remercie Bertin, s'en alla par les rues, avec sa fille. Elles marcherent quelque temps en silence, dans la joie savouree des cadeaux recus; puis elles se mirent a parler de tous les bijoux qu'elles avaient vus et manies. Il leur en restait a l'esprit une sorte de miroitement, une sorte de cliquetis, une sorte de gaite. Elles allaient vite, a travers la foule de cinq heures qui suit les trottoirs, un soir d'ete. Des hommes se retournaient pour regarder Annette et murmuraient en passant de vagues paroles d'admiration. C'etait la premiere fois, depuis son deuil, depuis que le noir donnait a sa fille ce vif eclat de beaute, que la comtesse sortait avec elle dans Paris; et la sensation de ce succes de rue, de cette attention soulevee, de ces compliments chuchotes, de ce petit remous d'emotion flatteuse que laisse dans une foule d'hommes la traversee d'une jolie femme, lui serrait le coeur peu a peu, le comprimait sous la meme oppression penible que l'autre soir, dans son salon, quand on comparait la petite avec son propre portrait. Malgre elle, elle guettait ces regards attires par Annette, elle les sentait venir de loin, froler son visage sans s'y fixer, puis s'attacher soudain sur la figure blonde qui marchait a cote d'elle. Elle devinait, elle voyait dans les yeux les rapides et muets hommages a cette jeunesse epanouie, au charme attirant de cette fraicheur, et elle pensa: "J'etais aussi bien qu'elle, sinon mieux." Soudain le souvenir d'Olivier la traversa et elle fut saisie, comme a Roncieres, par une imperieuse envie de fuir. Elle ne voulait plus se sentir dans cette clarte, dans ce courant de monde, vue par tous ces hommes qui ne la regardaient pas. Ils etaient loin les jours, proches pourtant, ou elle cherchait, ou elle provoquait un parallele avec sa fille. Qui donc aujourd'hui, parmi ces passants, songeait a les comparer? Un seul y avait pense peut-etre, tout a l'heure, dans cette boutique d'orfevre? Lui? Oh! quelle souffrance! Se pouvait-il qu'il n'eut pas sans cesse a l'esprit l'obsession de cette comparaison! Certes il ne pouvait les voir ensemble sans y songer et sans se souvenir du temps ou si fraiche, si jolie, elle entrait chez lui, sure d'etre aimee! --Je me sens mal, dit-elle, nous allons prendre un fiacre, mon enfant. Annette, inquiete, demanda: --Qu'est-ce que tu as, maman? --Ce n'est rien, tu sais que, depuis la mort de ta grand'mere, j'ai souvent de ces faiblesses-la! V Les idees fixes ont la tenacite rongeuse des maladies incurables. Une fois entrees en une ame, elles la devorent, ne lui laissent plus la liberte de songer a rien, de s'interesser a rien, de prendre gout a la moindre chose. La comtesse, quoi qu'elle fit, chez elle ou ailleurs, seule ou entouree de monde, ne pouvait plus rejeter d'elle cette reflexion qui l'avait saisie en revenant cote a cote avec sa fille: "Etait-il possible qu'Olivier, en les revoyant presque chaque jour, n'eut pas sans cesse a l'esprit l'obsession de les comparer?" Certes il devait le faire malgre lui, sans cesse, hante lui-meme par cette ressemblance inoubliable un seul instant, qu'accentuait encore l'imitation naguere cherchee des gestes et de la parole. Chaque fois qu'il entrait, elle songeait aussitot a ce rapprochement, elle le lisait dans son regard, le devinait, et le commentait dans son coeur et dans sa tete. Alors elle etait torturee par le besoin de se cacher, de disparaitre, de ne plus se montrer a lui pres de sa fille. Elle souffrait d'ailleurs de toutes les facons, ne se sentant plus chez elle dans sa maison. Ce froissement de depossession qu'elle avait eu, un soir, quand tous les yeux regardaient Annette sous son portrait, continuait, s'accentuait, l'exasperait parfois. Elle se reprochait sans cesse ce besoin intime de delivrance, cette envie inavouable de faire sortir sa fille de chez elle, comme un hote genant et tenace, et elle y travaillait avec une adresse inconsciente, ressaisie par le besoin de lutter pour garder encore, malgre tout, l'homme qu'elle aimait. Ne pouvant trop hater le mariage d'Annette que leur deuil recent retardait encore un peu, elle avait peur, une peur confuse et forte, qu'un evenement quelconque fit tomber ce projet, et elle cherchait, presque malgre elle, a faire naitre dans le coeur de sa fille de la tendresse pour le marquis. Toute la diplomatie rusee qu'elle avait employee depuis si longtemps afin de conserver Olivier prenait chez elle une forme nouvelle, plus affinee, plus secrete, et s'exercait a faire se plaire les deux jeunes gens, sans que les deux hommes se rencontrassent. Comme le peintre, tenu par des habitudes de travail, ne dejeunait jamais dehors et ne donnait d'ordinaire que ses soirees a ses amis, elle invita souvent le marquis a dejeuner. Il arrivait, repandant autour de lui l'animation d'une promenade a cheval, une sorte de souffle d'air matinal. Et il parlait avec gaiete de toutes les choses mondaines qui semblent flotter chaque jour sur le reveil automnal du Paris hippique et brillant dans les allees du bois. Annette s'amusait a l'ecouter, prenait gout a ces preoccupations du jour qu'il lui apportait ainsi, toutes fraiches et comme vernies de chic. Une intimite juvenile s'etablissait entre eux, une affectueuse camaraderie qu'un gout commun et passionne pour les chevaux resserrait naturellement. Quand il etait parti, la comtesse et le comte faisaient adroitement son eloge, disaient de lui ce qu'il fallait dire pour que la jeune fille comprit qu'il dependait uniquement d'elle de l'epouser s'il lui plaisait. Elle l'avait compris tres vite d'ailleurs, et, raisonnant avec candeur, jugeait tout simple de prendre pour mari ce beau garcon qui lui donnerait, entre autres satisfactions, celle qu'elle preferait a toutes de galoper chaque matin a cote de lui, sur un pur sang. Ils se trouverent fiances un jour, tout naturellement, apres une poignee de main et un sourire, et on parla de ce mariage comme d'une chose depuis longtemps decidee. Alors le marquis commenca a apporter des cadeaux. La duchesse traitait Annette comme sa propre fille. Donc toute cette affaire avait ete chauffee par un accord commun sur un petit feu d'intimite, pendant les heures calmes du jour, et le marquis, ayant en outre beaucoup d'autres occupations, de relations, de servitudes et de devoirs, venait rarement dans la soiree. C'etait le tour d'Olivier. Il dinait regulierement chaque semaine chez ses amis, et continuait aussi a apparaitre a l'improviste pour leur demander une tasse de the entre dix heures et minuit. Des son entree, la comtesse l'epiait, mordue par le desir de savoir ce qui se passait dans son coeur. Il n'avait pas un regard, pas un geste qu'elle n'interpretat aussitot, et elle etait torturee par cette pensee: "Il est impossible qu'il ne l'aime pas en nous voyant l'une aupres de l'autre." Lui aussi, il apportait des cadeaux. Il ne se passait point de semaine sans qu'il apparut portant a la main deux petits paquets, dont il offrait l'un a la mere, l'autre a la fille; et la comtesse, ouvrant les boites qui contenaient souvent des objets precieux, avait des serrements de coeur. Elle la connaissait bien, cette envie de donner que, femme, elle n'avait jamais pu satisfaire, cette envie d'apporter quelque chose, de faire plaisir, d'acheter pour quelqu'un, de trouver chez les marchands le bibelot qui plaira. Jadis deja le peintre avait traverse cette crise et elle l'avait vu bien des fois entrer, avec ce meme sourire, ce meme geste, un petit paquet dans la main. Puis cela s'etait calme, et maintenant cela recommencait. Pour qui? Elle n'avait point de doute! Ce n'etait pas pour elle! Il semblait fatigue, maigri. Elle en conclut qu'il souffrait. Elle comparait ses entrees, ses airs, ses allures avec l'attitude du marquis que la grace d'Annette commencait a emouvoir aussi. Ce n'etait point la meme chose: M. de Farandal etait epris, Olivier Bertin aimait! Elle le croyait du moins pendant ses heures de torture, puis, pendant ses minutes d'apaisement, elle esperait encore s'etre trompee. Oh! souvent elle faillit l'interroger quand elle se trouvait seule avec lui, le prier, le supplier de lui parler, d'avouer tout, de ne lui rien cacher. Elle preferait savoir et pleurer sous la certitude, plutot que de souffrir ainsi sous le doute, et de ne pouvoir lire en ce coeur ferme ou elle sentait grandir un autre amour. Ce coeur auquel elle tenait plus qu'a sa vie, qu'elle avait surveille, rechauffe, anime de sa tendresse depuis douze ans, dont elle se croyait sure, qu'elle avait espere definitivement acquis, conquis, soumis, passionnement devoue pour jusqu'a la fin de leurs jours, voila qu'il lui echappait par une inconcevable, horrible et monstrueuse fatalite. Oui, il s'etait referme tout d'un coup, avec un secret dedans. Elle ne pouvait plus y penetrer par un mot familier, y pelotonner son affection comme en une retraite fidele, ouverte pour elle seule. A quoi sert d'aimer, de se donner sans reserve si, brusquement, celui a qui on a offert son etre entier et son existence entiere, tout, tout ce qu'on avait en ce monde, vous echappe ainsi parce qu'un autre visage lui a plu, et devient alors, en quelques jours, presque un etranger! Un etranger! Lui, Olivier? Il lui parlait comme auparavant avec les memes mots, la meme voix, le meme ton. Et pourtant il y avait quelque chose entre eux, quelque chose d'inexplicable, d'insaisissable, d'invincible, presque rien, ce presque rien qui fait s'eloigner une voile quand le vent tourne. Il s'eloignait, en effet, il s'eloignait d'elle, un peu plus chaque jour, par tous les regards qu'il jetait sur Annette. Lui-meme ne cherchait pas a voir clair en son coeur. Il sentait bien cette fermentation d'amour, cette irresistible attraction, mais il ne voulait pas comprendre, il se confiait aux evenements, aux hasards imprevus de la vie. Il n'avait plus d'autre souci que celui des diners et des soirs entre ces deux femmes separees par leur deuil de tout mouvement mondain. Ne rencontrant chez elles que des figures indifferentes, celle des Corbelle et de Musadieu le plus souvent, il se croyait presque seul avec elles dans le monde, et, comme il ne voyait plus guere la duchesse et le marquis a qui on reservait les matins et le milieu des jours, il les voulait oublier, soupconnant le mariage remis a une epoque indeterminee. Annette d'ailleurs ne parlait jamais devant lui de M. de Farandal. Etait-ce par une sorte de pudeur instinctive, ou peut-etre par une de ses secretes intuitions des coeurs feminins qui leur fait pressentir ce qu'ils ignorent? Les semaines suivaient les semaines sans rien changer a cette vie, et l'automne etait venu, amenant la rentree des Chambres plus tot que de coutume en raison des dangers de la politique. Le jour de la reouverture, le comte de Guilleroy devait emmener a la seance du Parlement Mme de Mortemain, le marquis et Annette apres un dejeuner chez lui. Seule la comtesse, isolee dans son chagrin toujours grandissant, avait declare qu'elle resterait au logis. On etait sorti de table, on buvait le cafe dans le grand salon, on etait gai. Le comte, heureux de cette reprise des travaux parlementaires, son seul plaisir, parlait presque avec esprit de la situation presente et des embarras de la Republique; le marquis, decidement amoureux, lui repondait avec entrain, en regardant Annette; et la duchesse etait contente presque egalement de l'emotion de son neveu et de la detresse du gouvernement. L'air du salon etait chaud de cette premiere chaleur concentree des caloriferes rallumes, chaleur d'etoffes, de tapis, de murs, ou s'evapore hativement le parfum des fleurs asphyxiees. Il y avait, dans cette piece close ou le cafe aussi repandait son arome, quelque chose d'intime, de familial et de satisfait, quand la porte en fut ouverte devant Olivier Bertin. Il s'arreta sur le seuil tellement surpris qu'il hesitait a entrer, surpris comme un mari trompe qui voit le crime de sa femme. Une colere confuse et une telle emotion le suffoquaient qu'il reconnut son coeur vermoulu d'amour. Tout ce qu'on lui avait cache et tout ce qu'il s'etait cache lui-meme lui apparut en apercevant le marquis installe dans la maison, comme un fiance! Il penetra, dans un sursaut d'exasperation, tout ce qu'il ne voulait pas savoir et tout ce qu'on n'osait point lui dire. Il ne se demanda point pourquoi on lui avait dissimule tous ces apprets du mariage? Il le devina; et ses yeux, devenus durs, rencontrerent ceux de la comtesse qui rougissait. Ils se comprirent. Quand il se fut assis, on se tut quelques instants, sa presence inattendue ayant paralyse l'essor des esprits, puis la duchesse se mit a lui parler; et il repondit d'une voix breve, d'un timbre etrange, change subitement. Il regardait autour de lui ces gens qui se remettaient a causer et il se disait: "Ils m'ont joue. Ils me le paieront." Il en voulait surtout a la comtesse et a Annette, dont il penetrait soudain l'innocente dissimulation. Le comte, regardant alors la pendule, s'ecria: --Oh! oh! il est temps de partir. Puis se tournant vers le peintre: --Nous allons a l'ouverture de la session parlementaire. Ma femme seule reste ici. Voulez-vous nous accompagner; vous me feriez grand plaisir? Olivier repondit sechement: --Non, merci. Votre Chambre ne me tente pas. Annette alors s'approcha de lui, et prenant son air enjoue: --Oh! venez donc, cher maitre. Je suis sur que vous nous amuserez beaucoup plus que les deputes. --Non, vraiment. Vous vous amuserez bien sans moi. Le devinant mecontent et chagrin, elle insista, pour se montrer gentille. --Si, venez, monsieur le peintre. Je vous assure que, moi, je ne peux pas me passer de vous. Quelques mots lui echapperent si vivement qu'il ne put ni les arreter dans sa bouche ni modifier leur accent. --Bah! Vous vous passez de moi comme tout le monde. Elle s'exclama, un peu surprise du ton: --Allons, bon! Voila qu'il recommence a ne plus me tutoyer. Il eut sur les levres un de ces sourires crispes qui montrent tout le mal d'une ame et avec un petit salut: --Il faudra bien que j'en prenne l'habitude, un jour ou l'autre. --Pourquoi ca? --Parce que vous vous marierez et que votre mari, quel qu'il soit, aurait le droit de trouver deplace ce tutoiement dans ma bouche. La comtesse s'empressa de dire: --Il sera temps alors d'y songer. Mais j'espere qu'Annette n'epousera pas un homme assez susceptible pour se formaliser de cette familiarite de vieil ami. Le comte criait: --Allons, allons, en route! Nous allons nous mettre en retard! Et ceux qui devaient l'accompagner, s'etant leves, sortirent avec lui apres les poignees de main d'usage et les baisers que la duchesse, la comtesse et sa fille echangeaient a toute rencontre comme a toute separation. Ils resterent seuls, Elle et Lui, debout derriere les tentures de la porte refermee. --Asseyez-vous, mon ami, dit-elle doucement. Mais lui, presque violent: --Non, merci, je m'en vais aussi. Elle murmura, suppliante: --Oh! pourquoi? --Parce que ce n'est pas mon heure, parait-il. Je vous demande pardon d'etre venu sans prevenir. --Olivier, qu'avez-vous? --Rien. Je regrette seulement d'avoir trouble une partie de plaisir organisee. Elle lui saisit la main. --Que voulez-vous dire? C'etait le moment de leur depart puisqu'ils assistent a l'ouverture de la session. Moi, je restais. Vous avez ete, au contraire, tout a fait inspire en venant aujourd'hui ou je suis seule. Il ricana. --Inspire, oui, j'ai ete inspire! Elle lui prit les deux poignets, et, le regardant au fond des yeux, elle murmura a voix tres basse: --Avouez-moi que vous l'aimez? Il degagea ses mains, ne pouvant plus maitriser son impatience. --Mais vous etes folle avec cette idee! Elle le ressaisit par les bras, et, les doigts crispes sur ses manches, le suppliant: --Olivier! avouez! avouez! j'aime mieux savoir, j'en suis certaine, mais j'aime mieux savoir! J'aime mieux!... Oh! vous ne comprenez pas ce qu'est devenue ma vie! Il haussa les epaules. --Que voulez-vous que j'y fasse? Est-ce ma faute si vous perdez la tete? Elle le tenait, l'attirant vers l'autre salon, celui du fond, ou on ne les entendrait pas. Elle le trainait par l'etoffe de sa jaquette, cramponnee a lui, haletante. Quand elle l'eut amene jusqu'au petit divan rond, elle le forca a s'y laisser tomber, et puis s'assit aupres de lui. --Olivier, mon ami, mon seul ami, je vous en prie, dites-moi que vous l'aimez. Je le sais, je le sens a tout ce que vous faites, je n'en puis douter, j'en meurs, mais je veux le savoir de votre bouche! Comme il se debattait encore, elle s'affaissa a genoux contre ses pieds. Sa voix ralait. --Oh! mon ami, mon ami, mon seul ami, est-ce vrai que vous l'aimez? Il s'ecria, en essayant de la relever: --Mais non, mais non! Je vous jure que non! Elle tendit la main vers sa bouche et la colla dessus pour la fermer, balbutiant: --Oh! ne mentez pas. Je souffre trop! Puis laissant tomber sa tete sur les genoux de cet homme, elle sanglota. Il ne voyait plus que sa nuque, un gros tas de cheveux blonds ou se melaient beaucoup de cheveux blancs, et il fut traverse par une immense pitie, par une immense douleur. Saisissant a pleins doigts cette lourde chevelure, il la redressa violemment, relevant vers lui deux yeux eperdus dont les larmes ruisselaient. Et puis sur ces yeux pleins d'eau, il jeta ses levres coup sur coup en repetant: --Any! Any! ma chere, ma chere Any! Alors, elle, essayant de sourire, et parlant avec cette voix hesitante des enfants que le chagrin suffoque: --Oh! mon ami, dites-moi seulement que vous m'aimez encore un peu, moi? Il se remit a l'embrasser. --Oui, je vous aime, ma chere Any! Elle se releva, se rassit aupres de lui, reprit ses mains, le regarda, et tendrement: --Voila si longtemps que nous nous aimons. Ca ne devrait pas finir ainsi. Il demanda, en la serrant contre lui: --Pourquoi cela finirait-il? --Parce que je suis vieille et qu'Annette ressemble trop a ce que j'etais quand vous m'avez connue? Ce fut lui alors qui ferma du bout de sa main cette bouche douloureuse, en disant: --Encore! Je vous en prie, n'en parlez plus. Je vous jure que vous vous trompez! Elle repeta: --Pourvu que vous m'aimiez un peu seulement, moi! Il redit: --Oui, je vous aime! Puis ils demeurerent longtemps sans parler, les mains dans les mains, tres emus et tres tristes. Enfin, elle interrompit ce silence en murmurant: --Oh! les heures qui me restent a vivre ne seront pas gaies. --Je m'efforcerai de vous les rendre douces. L'ombre de ces ciels nuageux qui precede de deux heures le crepuscule se repandait dans le salon, les ensevelissait peu a peu sous le gris brumeux des soirs d'automne. La pendule sonna. --Il y a deja longtemps que nous sommes ici, dit-elle. Vous devriez vous en aller, car on pourrait venir, et nous ne sommes pas calmes! Il se leva, l'etreignit, baisant comme autrefois sa bouche entr'ouverte, puis ils retraverserent les deux salons en se tenant le bras, comme des epoux. --Adieu, mon ami. --Adieu, mon amie. Et la portiere retomba sur lui! Il descendit l'escalier, tourna vers la Madeleine, se mit a marcher sans savoir ce qu'il faisait, etourdi comme apres un coup, les jambes faibles, le coeur chaud et palpitant ainsi qu'une loque brulante secouee en sa poitrine. Pendant deux heures, ou trois heures, ou peut-etre quatre, il alla devant lui, dans une sorte d'hebetement moral et d'aneantissement physique qui lui laissaient tout juste la force de mettre un pied devant l'autre. Puis il rentra chez lui pour reflechir. Donc il aimait cette petite fille! Il comprenait maintenant tout ce qu'il avait eprouve pres d'elle depuis la promenade au parc Monceau quand il retrouva dans sa bouche l'appel d'une voix a peine reconnue, de la voix qui jadis avait eveille son coeur, puis tout ce recommencement lent, irresistible, d'un amour mal eteint, pas encore refroidi, qu'il s'obstinait a ne point s'avouer. Qu'allait-il faire? Mais que pouvait-il faire? Lorsqu'elle serait mariee, il eviterait de la voir souvent, voila tout. En attendant, il continuerait a retourner dans la maison, afin qu'on ne se doutat de rien, et il cacherait son secret a tout le monde. Il dina chez lui, ce qui ne lui arrivait jamais. Puis il fit chauffer le grand poele de son atelier, car la nuit s'annoncait glaciale. Il ordonna meme d'allumer le lustre comme s'il eut redoute les coins obscurs, et il s'enferma. Quelle emotion bizarre, profonde, physique, affreusement triste l'etreignait! Il la sentait dans sa gorge, dans sa poitrine, dans tous ses muscles amollis, autant que dans son ame defaillante. Les murs de l'appartement l'oppressaient; toute sa vie tenait la dedans, sa vie d'artiste et sa vie d'homme. Chaque etude peinte accrochee lui rappelait un succes, chaque meuble lui disait un souvenir. Mais succes et souvenirs etaient des choses passees! Sa vie? Comme elle lui sembla courte, vide et remplie. Il avait fait des tableaux, encore des tableaux, toujours des tableaux et aime une femme. Il se rappelait les soirs d'exaltation, apres les rendez-vous, dans ce meme atelier. Il avait marche des nuits entieres, avec de la fievre plein son etre. La joie de l'amour heureux, la joie du succes mondain, l'ivresse unique de la gloire, lui avaient fait savourer des heures inoubliables de triomphe intime. Il avait aime une femme, et cette femme l'avait aime. Par elle il avait recu ce bapteme qui revele a l'homme le monde mysterieux des emotions et des tendresses. Elle avait ouvert son coeur presque de force, et maintenant il ne le pouvait plus refermer. Un autre amour entrait, malgre lui, par cette breche! un autre ou plutot le meme surchauffe par un nouveau visage, le meme accru de toute la force que prend, en vieillissant, ce besoin d'adorer. Donc il aimait cette petite fille! Il n'y avait plus a lutter, a resister, a nier, il l'aimait avec le desespoir de savoir qu'il n'aurait meme pas d'elle un peu de pitie, qu'elle ignorerait toujours son atroce tourment, et qu'un autre l'epouserait. A cette pensee sans cesse reparue, impossible a chasser, il etait saisi par une envie animale de hurler a la facon des chiens attaches, car il se sentait impuissant, asservi, enchaine comme eux. De plus en plus nerveux, a mesure qu'il songeait, il allait toujours a grands pas a travers la vaste piece eclairee comme pour une fete. Ne pouvant enfin tolerer davantage la douleur de cette plaie avivee, il voulut essayer de la calmer par le souvenir de son ancienne tendresse, de la noyer dans l'evocation de sa premiere et grande passion. Dans le placard ou il la gardait, il alla prendre la copie qu'il avait faite autrefois pour lui du portrait de la comtesse, puis il la posa sur son chevalet, et, s'etant assis en face, la contempla. Il essayait de la revoir, de la retrouver vivante, telle qu'il l'avait aimee jadis. Mais c'etait toujours Annette qui surgissait sur la toile. La mere avait disparu, s'etait evanouie laissant a sa place cette autre figure qui lui ressemblait etrangement. C'etait la petite avec ses cheveux un peu plus clairs, son sourire un peu plus gamin, son air un peu plus moqueur, et il sentait bien qu'il appartenait corps et ame a ce jeune etre-la, comme il n'avait jamais appartenu a l'autre, comme une barque qui coule appartient aux vagues! Alors il se releva, et, pour ne plus voir cette apparition, il retourna la peinture; puis comme il se sentait trempe de tristesse, il alla prendre dans sa chambre, pour le rapporter dans l'atelier, le tiroir de son secretaire ou dormaient toutes les lettres de sa maitresse. Elles etaient la comme en un lit, les unes sur les autres, formant une couche epaisse de petits papiers minces. Il enfonca ses mains dedans, dans toute cette prose qui parlait d'eux, dans ce bain de leur longue liaison. Il regardait cet etroit cercueil de planches ou gisait cette masse d'enveloppes entassees, sur qui son nom, son nom seul, etait toujours ecrit. Il songeait qu'un amour, que le tendre attachement de deux etres l'un pour l'autre, que l'histoire de deux coeurs, etaient racontes la dedans, dans ce flot jauni de papiers que tachaient des cachets rouges, et il aspirait, en se penchant dessus, un souffle vieux, l'odeur melancolique des lettres enfermees. Il les voulut relire et, fouillant au fond du tiroir, prit une poignee des plus anciennes. A mesure qu'il les ouvrait, des souvenirs en sortaient, precis, qui remuaient son ame. Il en reconnaissait beaucoup qu'il avait portees sur lui pendant des semaines entieres, et il retrouvait, tout le long de la petite ecriture qui lui disait des phases si douces, les emotions oubliees d'autrefois. Tout a coup il rencontra sous ses doigts un fin mouchoir brode. Qu'etait-ce? Il chercha quelques instants, puis se souvint! Un jour, chez lui, elle avait sanglote parce qu'elle etait un peu jalouse, et il lui vola, pour le garder, son mouchoir trempe de larmes! Ah! les tristes choses! les tristes choses! La pauvre femme! Du fond de ce tiroir, du fond de son passe, toutes ces reminiscences montaient comme une vapeur: ce n'etait plus que la vapeur impalpable de la realite tarie. Il en souffrait pourtant et pleurait sur ces lettres, comme on pleure sur les morts parce qu'ils ne sont plus. Mais tout cet ancien amour remue faisait fermenter en lui une ardeur jeune et nouvelle, une seve de tendresse irresistible qui rappelait dans son souvenir le visage radieux d'Annette. Il avait aime la mere, dans un elan passionne de servitude volontaire, il commencait a aimer cette petite fille comme un esclave, comme un vieil esclave tremblant a qui on rive des fers qu'il ne brisera plus. Cela, il le sentait dans le fond de son etre, et il en etait terrifie. Il essayait de comprendre comment et pourquoi elle le possedait ainsi? Il la connaissait si peu! Elle etait a peine une femme dont le coeur et l'ame dormaient encore du sommeil de la jeunesse. Lui, maintenant, il etait presque au bout de sa vie! Comment donc cette enfant l'avait-elle pris avec quelques sourires et des meches de cheveux! Ah! les sourires, les cheveux de cette petite fillette blonde lui donnaient des envies de tomber a genoux et de se frapper le front par terre! Sait-on, sait-on jamais pourquoi une figure de femme a tout a coup sur nous la puissance d'un poison? Il semble qu'on l'a bue avec les yeux, qu'elle est devenue notre pensee et notre chair! On en est ivre, on en est fou, on vit de cette image absorbee et on voudrait en mourir! Comme on souffre parfois de ce pouvoir feroce et incomprehensible d'une forme de visage sur le coeur d'un homme! Olivier Bertin s'etait remis a marcher; la nuit s'avancait; son poele s'etait eteint. A travers les vitrages, le froid du dehors entrait. Alors il gagna son lit ou il continua jusqu'au jour a songer et a souffrir. Il fut debout de bonne heure, sans savoir pourquoi, ni ce qu'il allait faire, agite par ses nerfs, irresolu comme une girouette qui tourne. A force de chercher une distraction pour son esprit, une occupation pour son corps, il se souvint que, ce jour-la meme, quelques membres de son cercle se retrouvaient, chaque semaine, au Bain Maure ou ils dejeunaient apres le massage. Il s'habilla donc rapidement, esperant que l'etuve et la douche le calmeraient, et il sortit. Des qu'il eut mis le pied dehors, un froid vif le saisit, ce premier froid crispant de la premiere gelee qui detruit, en une seule nuit, les derniers restes de l'ete. Tout le long des boulevards, c'etait une pluie epaisse de larges feuilles jaunes qui tombaient avec un bruit sec et menu. Elles tombaient, a perte de vue, d'un bout a l'autre des larges avenues entre les facades des maisons, comme si toutes les tiges venaient d'etre separees des branches par le tranchant d'une fine lame de glace. Les chaussees et les trottoirs en etaient deja couverts, ressemblaient, pour quelques heures, aux allees des forets au debut de l'hiver. Tout ce feuillage mort crepitait sous les pas et s'amassait, par moments, en vagues legeres, sous les poussees du vent. C'etait un de ces jours de transition qui sont la fin d'une saison et le commencement d'une autre, qui ont une saveur ou une tristesse speciale, tristesse d'agonie ou saveur de seve qui renait. En franchissant le seuil du Bain Turc, la pensee de la chaleur dont il allait penetrer sa chair apres ce passage dans l'air glace des rues fit tressaillir le coeur triste d'Olivier d'un frisson de satisfaction. Il se devetit avec prestesse, roula autour de sa taille l'echarpe legere qu'un garcon lui tendait et disparut derriere la porte capitonnee ouverte devant lui. Un souffle chaud, oppressant, qui semblait venir d'un foyer lointain, le fit respirer comme s'il eut manque d'air en traversant une galerie mauresque, eclairee par deux lanternes orientales. Puis un negre crepu, vetu seulement d'une ceinture, le torse luisant, les membres musculeux, s'elanca devant lui pour soulever une portiere a l'autre extremite, et Bertin penetra dans la grande etuve, ronde, elevee, silencieuse, presque mystique comme un temple. Le jour tombait d'en haut, par la coupole et par des trefles en verres colores, dans l'immense salle circulaire et dallee, aux murs couverts de faiences decorees a la mode arabe. Des hommes de tout age, presque nus, marchaient lentement, a pas graves, sans parler; d'autres etaient assis sur des banquettes de marbre, les bras croises; d'autres causaient a voix basse. L'air brulant faisait haleter des l'entree. Il y avait la dedans, dans ce cirque etouffant et decoratif, ou l'on chauffait de la chair humaine, ou circulaient des masseurs noirs et maures aux jambes cuivrees, quelque chose d'antique et de mysterieux. La premiere figure apercue par le peintre fut celle du comte de Landa. Il circulait comme un lutteur romain, fier de son enorme poitrine et de ses gros bras croises dessus. Habitue des etuves, il s'y croyait sur la scene comme un acteur applaudi, et il y jugeait en expert la musculature discutee de tous les hommes forts de Paris. --Bonjour. Bertin, dit-il. Ils se serrerent la main; puis Landa reprit: --Hein, bon temps pour la sudation. --Oui, magnifique. --Vous avez vu Rocdiane? Il est la-bas. J'ai ete le prendre au saut du lit. Oh! regardez-moi cette anatomie! Un petit monsieur passait, aux jambes cagneuses, aux bras greles, au flanc maigre, qui fit sourire de dedain ces deux vieux modeles de la vigueur humaine. Rocdiane venait vers eux, ayant apercu le peintre. Ils s'assirent sur une longue table de marbre et se mirent a causer comme dans un salon. Des garcons de service circulaient, offrant a boire. On entendait retentir les claques des masseurs sur la chair nue et le jet subit des douches. Un clapotis d'eau continu, parti de tous les coins du grand amphitheatre, l'emplissait aussi d'un bruit leger de pluie. A tout moment un nouveau venu saluait les trois amis, ou s'approchait pour leur serrer la main. C'etaient le gros duc d'Harisson, le petit prince Epilati, le baron Flach et d'autres. Rocdiane dit tout a coup: --Tiens, Farandal! Le marquis entrait, les mains sur les hanches, marchant avec cette aisance des hommes tres bien faits que rien ne gene. Landa murmura: --C'est un gladiateur, ce gaillard-la! Rocdiane reprit, se tournant vers Bertin: --Est-ce vrai qu'il epouse la fille de vos amis? --Je le pense, dit le peintre. Mais cette question, en face de cet homme, en ce moment, en cet endroit, fit passer dans le coeur d'Olivier une affreuse secousse de desespoir et de revolte. L'horreur de toutes les realites entrevues lui apparut en une seconde avec une telle acuite, qu'il lutta pendant quelques instants contre une envie animale de se jeter sur le marquis. Puis il se leva. --Je suis fatigue, dit-il. Je vais tout de suite au massage. Un Arabe passait. --Ahmed, es-tu libre? --Oui, monsieur Bertin. Et il partit a pas presses afin d'eviter la poignee de main de Farandal qui venait lentement en faisant le tour du Hammam. A peine resta-t-il un quart d'heure dans la grande salle de repos si calme en sa ceinture de cellules ou sont les lits, autour d'un parterre de plantes africaines et d'un jet d'eau qui s'egrene au milieu. Il avait l'impression d'etre suivi, menace, que le marquis allait le rejoindre et qu'il devrait, la main tendue, le traiter en ami avec le desir de le tuer. Et il se retrouva bientot sur le boulevard couvert de feuilles mortes. Elles ne tombaient plus, les dernieres ayant ete detachees par une longue rafale. Leur tapis rouge et jaune fremissait, remuait, ondulait d'un trottoir a l'autre sous les poussees plus vives de la brise grandissante. Tout a coup une sorte de mugissement glissa sur les toits, ce cri de bete de la tempete qui passe, et, en meme temps, un souffle furieux de vent qui semblait venir de la Madeleine s'engouffra dans le boulevard. Les feuilles, toutes les feuilles tombees qui paraissaient l'attendre, se souleverent a son approche. Elles couraient devant lui, s'amassant et tourbillonnant, s'enlevant en spirales jusqu'au faite des maisons. Il les chassait comme un troupeau, un troupeau fou qui s'envolait, qui s'en allait, fuyant vers les barrieres de Paris, vers le ciel libre de la banlieue. Et quand le gros nuage de feuilles et de poussiere eut disparu sur les hauteurs du quartier Malesherbes, les chaussees et les trottoirs demeurerent nus, etrangement propres et balayes. Bertin songeait: "Que vais-je devenir? Que vais-je faire? Ou vais-je aller?" Et il retournait chez lui, ne pouvant rien imaginer. Un kiosque a journaux attira son oeil. Il en acheta sept ou huit, esperant qu'il y trouverait a lire peut-etre pendant une heure ou deux. --Je dejeune ici, dit-il en rentrant. Et il monta dans son atelier. Mais il sentit en s'asseyant qu'il n'y pourrait pas rester, car il avait en tout son corps une agitation de bete enragee. Les journaux parcourus ne purent distraire une minute son ame, et les faits qu'il lisait lui restaient dans les yeux sans aller jusqu'a sa pensee. Au milieu d'un article qu'il ne cherchait point a comprendre, le mot Guilleroy le fit tressaillir. Il s'agissait de la seance de la Chambre, ou le comte avait prononce quelques paroles. Son attention, eveillee par cet appel, rencontra ensuite le nom du celebre tenor Montrose qui devait donner, vers la fin de decembre, une representation unique au grand Opera. Ce serait, disait le journal, une magnifique solennite musicale, car le tenor Montrose, qui avait quitte Paris depuis six ans, venait de remporter, dans toute l'Europe et en Amerique, des succes sans precedents, et il serait, en outre, accompagne de l'illustre cantatrice suedoise Helsson, qu'on n'avait pas entendue non plus a Paris depuis cinq ans! Tout a coup Olivier eut l'idee, qui sembla naitre au fond de son coeur, de donner a Annette le plaisir de ce spectacle. Puis il songea que le deuil de la comtesse mettrait obstacle a ce projet, et il chercha des combinaisons pour le realiser quand meme. Une seule se presenta. Il fallait prendre une loge sur la scene ou l'on etait presque invisible, et, si la comtesse neanmoins n'y voulait pas venir, faire accompagner Annette par son pere et par la duchesse. En ce cas, c'est a la duchesse qu'il faudrait offrir cette loge. Mais il devrait alors inviter le marquis! Il hesita et reflechit longtemps. Certes, le mariage etait decide, meme fixe sans aucun doute. Il devinait la hate de son amie a terminer cela, il comprenait que, dans les limites les plus courtes, elle donnerait sa fille a Farandal. Il n'y pouvait rien. Il ne pouvait ni empecher, ni modifier, ni retarder cette affreuse chose! Puisqu'il fallait la subir, ne valait-il pas mieux essayer de dompter son ame, de cacher sa souffrance, de paraitre content, de ne plus se laisser entrainer, comme tout a l'heure, par son emportement. Oui, il inviterait le marquis, apaisant par la les soupcons de la comtesse et se gardant une porte amie dans l'interieur du jeune menage. Des qu'il eut dejeune, il descendit a l'Opera pour s'assurer la possession d'une des loges cachees derriere le rideau. Elle lui fut promise. Alors il courut chez les Guilleroy. La comtesse parut presque aussitot, et, encore tout emue de leur attendrissement de la veille: --Comme c'est gentil de revenir aujourd'hui! dit-elle. Il balbutia. --Je vous apporte quelque chose. --Quoi donc? --Une loge sur la scene de l'Opera pour une representation unique de Helsson et de Montrose. --Oh! mon ami, quel chagrin! Et mon deuil? --Votre deuil est vieux de quatre mois bientot. --Je vous assure que je ne peux pas. --Et Annette? Songez qu'une occasion pareille ne se representera peut-etre jamais. --Avec qui irait-elle? --Avec son pere et la duchesse que je vais inviter. J'ai l'intention aussi d'offrir une place au marquis. Elle le regarda au fond des yeux tandis qu'une envie folle de l'embrasser lui montait aux levres. Elle repeta, ne pouvant en croire ses oreilles: --Au marquis? --Mais oui! Et elle consentit tout de suite a cet arrangement. Il reprit d'un air indifferent. --Avez-vous fixe l'epoque de leur mariage? --Mon Dieu oui, a peu pres. Nous avons des raisons pour le presser beaucoup, d'autant plus qu'il etait deja decide avant la mort de maman. Vous vous le rappelez? --Oui, parfaitement. Et pour quand? --Mais, pour le commencement de janvier. Je vous demande pardon de ne vous l'avoir pas annonce plus tot. Annette entrait. Il sentit son coeur sauter dans sa poitrine avec une force de ressort, et toute la tendresse qui le jetait vers elle s'aigrit soudain et fit naitre en lui cette sorte de bizarre animosite passionnee que devient l'amour quand la jalousie le fouette. --Je vous apporte quelque chose, dit-il. Elle repondit: --Alors nous en sommes decidement au "vous". Il prit un air paternel. --Ecoutez, mon enfant. Je suis au courant de l'evenement qui se prepare. Je vous assure que cela sera indispensable dans quelque temps. Vaut mieux tout de suite que plus tard. Elle haussa les epaules d'un air mecontent, tandis que la comtesse se taisait, le regard au loin et la pensee tendue. Annette demanda: --Que m'apportez-vous? Il annonca la representation et les invitations qu'il comptait faire. Elle fut ravie, et, lui sautant au cou avec un elan de gamine, l'embrassa sur les deux joues. Il se sentit defaillir et comprit, sous le double effleurement leger de cette petite bouche au souffle frais, qu'il ne se guerirait jamais. La comtesse, crispee, dit a sa fille: --Tu sais que ton pere t'attend. --Oui, maman, j'y vais. Elle se sauva, en envoyant encore des baisers du bout des doigts. Des qu'elle fut sortie, Olivier demanda: --Vont-ils voyager? --Oui, pendant trois mois. Et il murmura, malgre lui: --Tant mieux! --Nous reprendrons notre ancienne vie, dit la comtesse. Il balbutia: --Je l'espere bien. --En attendant, ne me negligez point. --Non, mon amie. L'elan qu'il avait eu la veille en la voyant pleurer, et l'idee qu'il venait d'exprimer d'inviter le marquis a cette representation de l'Opera, redonnaient a la comtesse un peu d'espoir. Il fut court. Une semaine ne s'etait point passee qu'elle suivait de nouveau sur la figure de cet homme, avec une attention torturante et jalouse, toutes les etapes de son supplice. Elle n'en pouvait rien ignorer, passant elle-meme par toutes les douleurs qu'elle devinait chez lui, et la constante presence d'Annette lui rappelait, a tous les moments du jour, l'impuissance de ses efforts. Tout l'accablait en meme temps, les annees et le deuil. Sa coquetterie active, savante, ingenieuse qui, durant toute sa vie, l'avait fait triompher pour lui, se trouvait paralysee par cet uniforme noir qui soulignait sa paleur et l'alteration de ses traits, de meme qu'il rendait eblouissante l'adolescence de son enfant. Elle etait loin deja l'epoque, si proche cependant, du retour d'Annette a Paris, ou elle recherchait avec orgueil des similitudes de toilette qui lui etaient alors favorables. Maintenant, elle avait des envies furieuses d'arracher de son corps ces vetements de mort qui l'enlaidissaient et la torturaient. Si elle avait senti a son service toutes les ressources de l'elegance, si elle avait pu choisir et employer des etoffes aux nuances delicates, en harmonie avec son teint, qui auraient donne a son charme agonisant une puissance etudiee, aussi captivante que la grace inerte de sa fille, elle aurait su, sans doute, demeurer encore la plus seduisante. Elle connaissait si bien l'action des toilettes enfievrantes du soir et des molles toilettes sensuelles du matin, du deshabille troublant garde pour dejeuner avec les amis intimes et qui laisse a la femme, jusqu'au milieu du jour, une sorte de saveur de son lever, l'impression materielle et chaude du lit quitte et de la chambre parfumee! Mais que pouvait-elle tenter sous cette robe sepulcrale, sous cette tenue de forcat, qui la couvrirait pendant une annee entiere! Un an! Elle resterait un an emprisonnee dans ce noir, inactive et vaincue! Pendant un an, elle se sentirait vieillir jour par jour, heure par heure, minute par minute, sous cette gaine de crepe! Que serait-elle dans un an si sa pauvre chair malade continuait a s'alterer ainsi sous les angoisses de son ame? Ces idees ne la quittaient plus, lui gataient tout ce qu'elle aurait savoure, lui faisaient une douleur de tout ce qui aurait ete une joie, ne lui laissaient plus une jouissance intacte, un contentement ni une gaite. Sans cesse elle fremissait d'un besoin exaspere de secouer ce poids de misere qui l'ecrasait, car sans cette obsession harcelante elle aurait ete si heureuse encore, alerte et bien portante! Elle se sentait une ame vivace et fraiche, un coeur toujours jeune, l'ardeur d'un etre qui commence a vivre, un appetit de bonheur insatiable, plus vorace meme qu'autrefois, et un besoin d'aimer devorant. Et voila que toutes les bonnes choses, toutes les choses douces, delicieuses, poetiques, qui embellissent et font cherir l'existence, se retiraient d'elle, parce qu'elle avait vieilli! C'etait fini! Elle retrouvait pourtant encore en elle ses attendrissements de jeune fille et ses elans passionnes de jeune femme. Rien n'avait vieilli que sa chair, sa miserable peau, cette etoffe des os, peu a peu fanee, rongee comme le drap sur le bois d'un meuble. La hantise de cette decadence etait attachee a elle, devenue presque une souffrance physique. L'idee fixe avait fait naitre une sensation d'epiderme, la sensation du vieillissement, continue et perceptible comme celle du froid ou de la chaleur. Elle croyait, en effet, sentir, ainsi qu'une vague demangeaison, la marche lente des rides sur son front, l'affaissement du tissu des joues et de la gorge, et la multiplication de ces innombrables petits traits qui fripent la peau fatiguee. Comme un etre atteint d'un mal devorant qu'un constant prurit contraint a se gratter, la perception et la terreur de ce travail abominable et menu du temps rapide lui mirent dans l'ame l'irresistible besoin de le constater dans les glaces. Elles l'appelaient, l'attiraient, la forcaient a venir, les yeux fixes, voir, revoir, reconnaitre sans cesse, toucher du doigt, comme pour s'en mieux assurer, l'usure ineffacable des ans. Ce fut d'abord une pensee intermittente reparue chaque fois qu'elle apercevait, soit chez elle, soit ailleurs, la surface polie du cristal redoutable. Elle s'arretait sur les trottoirs pour se regarder aux devantures des boutiques, accrochee comme par une main a toutes les plaques de verre dont les marchands ornent leurs facades. Cela devint une maladie, une possession. Elle portait dans sa poche une mignonne boite a poudre de riz en ivoire, grosse comme une noix, dont le couvercle interieur enfermait un imperceptible miroir, et souvent, tout en marchant, elle la tenait ouverte dans sa main et la levait vers ses yeux. Quand elle s'asseyait pour lire ou pour ecrire, dans le salon aux tapisseries, sa pensee, un instant distraite par cette besogne nouvelle, revenait bientot a son obsession. Elle luttait, essayait de se distraire, d'avoir d'autres idees, de continuer son travail. C'etait en vain; la piqure du desir la harcelait, et bientot sa main, lachant le livre ou la plume, se tendait par un mouvement irresistible vers la petite glace a manche de vieil argent qui trainait sur son bureau. Dans le cadre ovale et cisele son visage entier s'enfermait comme une figure d'autrefois, comme un portrait du dernier siecle, comme un pastel jadis frais que le soleil avait terni. Puis, lorsqu'elle s'etait longtemps contemplee, elle reposait, d'un mouvement las, le petit objet sur le meuble et s'efforcait de se remettre a l'oeuvre, mais elle n'avait pas lu deux pages ou ecrit vingt lignes, que le besoin de se regarder renaissait en elle, invincible et torturant; et elle tendait de nouveau le bras pour reprendre le miroir. Elle le maniait maintenant comme un bibelot irritant et familier que la main ne peut quitter, s'en servait a tout moment en recevant ses amis, et s'enervait jusqu'a crier, le haissait comme un etre en le retournant dans ses doigts. Un jour, exasperee par cette lutte entre elle et ce morceau de verre, elle le lanca contre le mur ou il se fendit et s'emietta. Mais au bout de quelque temps son mari, qui l'avait fait reparer, le lui remit plus clair que jamais. Elle dut le prendre et remercier, resignee a le garder. Chaque soir aussi et chaque matin enfermee en sa chambre, elle recommencait malgre elle cet examen minutieux et patient de l'odieux et tranquille ravage. Couchee, elle ne pouvait dormir, rallumait une bougie et demeurait, les yeux ouverts, a songer que les insomnies et le chagrin hataient irremediablement la besogne horrible du temps qui court. Elle ecoutait dans le silence de la nuit le balancier de sa pendule qui semblait murmurer de son tic-tac, monotone et regulier--"ca va, ca va, ca va", et son coeur se crispait dans une telle souffrance que, son drap sur sa bouche, elle gemissait de desespoir. Autrefois, comme tout le monde, elle avait eu la notion des annees qui passent et des changements qu'elles apportent. Comme tout le monde, elle avait dit, elle s'etait dit, chaque hiver, chaque printemps ou chaque ete: "J'ai beaucoup change depuis l'an dernier." Mais toujours belle, d'une beaute un peu differente, elle ne s'en inquietait pas. Aujourd'hui, tout a coup, au lieu de constater encore paisiblement la marche lente des saisons, elle venait de decouvrir et de comprendre la fuite formidable des instants. Elle avait eu la revelation subite de ce glissement de l'heure, de cette course imperceptible, affolante quand on y songe, de ce defile infini des petites secondes pressees qui grignotent le corps et la vie des hommes. Apres ces nuits miserables, elle trouvait de longues somnolences plus tranquilles, dans la tiedeur des draps, lorsque sa femme de chambre avait ouvert ses rideaux et fait flamber le feu matinal. Elle demeurait lasse, assoupie, ni eveillee ni endormie, dans un engourdissement de pensee qui laissait renaitre en elle l'espoir instinctif et providentiel dont s'eclairent et dont vivent jusqu'a leurs derniers jours le coeur et le sourire des hommes. Chaque matin maintenant, des qu'elle avait quitte son lit, elle se sentait dominee par un desir puissant de prier Dieu, d'obtenir de lui un peu de soulagement et de consolation. Elle s'agenouillait alors devant un grand Christ de chene, cadeau d'Olivier, oeuvre rare decouverte par lui, et les levres closes, implorant avec cette voix de l'ame dont on se parle a soi-meme, elle poussait vers le martyr divin une douloureuse supplication. Affolee par le besoin d'etre entendue et secourue, naive en sa detresse comme tous les fideles a genoux, elle ne pouvait douter qu'il l'ecoutat, qu'il fut attentif a sa requete et peut-etre touche pour sa peine. Elle ne lui demandait pas de faire pour elle ce que jamais il n'a fait pour personne, de lui laisser jusqu'a sa mort le charme, la fraicheur et la grace, elle lui demandait seulement un peu de repos et de repit. Il fallait bien qu'elle vieillit, comme il fallait qu'elle mourut! Mais pourquoi si vite? Des femmes restaient belles si tard? Ne pouvait-il lui accorder d'etre une de celles-la? Comme il serait bon, Celui qui avait aussi tant souffert, s'il lui abandonnait seulement pendant deux ou trois ans encore le reste de seduction qu'il lui fallait pour plaire! Elle ne lui disait point ces choses, mais elle les gemissait vers Lui, dans la plainte confuse de son ame. Puis, s'etant relevee, elle s'asseyait devant sa toilette, et, avec une tension de pensee aussi ardente que pour la priere, elle maniait les poudres, les pates, les crayons, les houppes et les brosses qui lui refaisaient une beaute de platre, quotidienne et fragile. VI Sur le boulevard deux noms sonnaient dans toutes les bouches: "Emma Helsson" et "Montrose". Plus on approchait de l'Opera, plus on les entendait repeter. D'immenses affiches, d'ailleurs, collees sur les colonnes Morris, les lancaient aux yeux des passants, et il y avait dans l'air du soir l'emotion d'un evenement. Le lourd monument, qu'on appelle "l'Academie nationale de Musique", accroupi sous le ciel noir, montrait au public amasse devant lui sa facade pompeuse et blanchatre et la colonnade de marbre de sa galerie, que d'invisibles foyers electriques illuminaient comme un decor. Sur la place, les gardes republicains a cheval dirigeaient la circulation, et d'innombrables voitures arrivaient de tous les coins de Paris, laissant entrevoir, derriere leurs glaces baissees, une creme d'etoffes claires et des tetes pales. Les coupes et les landaus s'engageaient a la file dans les arcades reservees et, s'arretant quelques instants, laissaient descendre, sous leurs pelisses de soiree garnies de fourrures, de plumes ou de dentelles inestimables, les femmes du monde et les autres, chair precieuse, divinement paree. Tout le long du celebre escalier c'etait une ascension de feerie, une montee ininterrompue de dames vetues comme des reines, dont la gorge et les oreilles jetaient des eclairs de diamants et dont la longue robe trainait sur les marches. La salle se peuplait de bonne heure, car on ne voulait pas perdre une note des deux illustres artistes; et c'etait, par tout le vaste amphitheatre, sous l'eclatante lumiere electrique tombee du lustre, une houle de gens qui s'installaient et une grande rumeur de voix. De la loge sur la scene qu'occupaient deja la duchesse, Annette, le comte, le marquis, Bertin et M. de Musadieu, on ne voyait rien que les coulisses ou des hommes causaient, couraient, criaient: des machinistes en blouse, des messieurs en habit, des acteurs en costume. Mais derriere l'immense rideau baisse on entendait le bruit profond de la foule, on sentait la presence d'une masse d'etres remuants et surexcites, dont l'agitation semblait traverser la toile pour se repandre jusqu'aux decors. On allait jouer _Faust_. Musadieu racontait des anecdotes sur les premieres representations de cette oeuvre a l'Opera-Comique, sur le demi-four d'alors suivi d'un eclatant triomphe, sur les interpretes du debut, sur leur maniere de chanter chaque morceau. Annette, a demi tournee vers lui, l'ecoutait avec cette curiosite avide et jeune dont elle enveloppait le monde entier, et, par moments, elle jetait sur son fiance, qui serait son mari dans quelques jours, un coup d'oeil plein de tendresse. Elle l'aimait, maintenant, comme aiment les coeurs naifs, c'est-a-dire qu'elle aimait en lui toutes les esperances du lendemain. L'ivresse des premieres fetes de la vie et l'ardent besoin d'etre heureuse la faisaient fremir d'allegresse et d'attente. Et Olivier, qui voyait tout, qui savait tout, qui avait descendu tous les degres de l'amour secret, impuissant et jaloux, jusqu'au foyer de la souffrance humaine ou le coeur semble crepiter comme de la chair sur des charbons, restait debout au fond de la loge en les couvrant l'un et l'autre d'un regard de supplicie. Les trois coups furent frappes, et soudain le petit tapotement sec d'un archet sur le pupitre du chef d'orchestre arreta net tous les mouvements, les toux et les murmures; puis, apres un court et profond silence les premieres mesures de l'introduction s'eleverent, emplirent la salle de l'invisible et irresistible mystere de la musique qui s'epand a travers les corps, affole les nerfs et les ames d'une fievre poetique et materielle, en melant a l'air limpide qu'on respire une onde sonore qu'on ecoute. Olivier s'assit au fond de la loge, douloureusement emu comme si les plaies de son coeur eussent ete touchees par ces accents. Mais le rideau s'etant leve, il se dressa de nouveau et il vit, dans un decor representant le cabinet d'un alchimiste, le docteur Faust meditant. Vingt fois deja il avait entendu cet opera qu'il connaissait presque par coeur, et son attention, quittant aussitot la piece, se porta sur la salle. Il n'en decouvrait qu'un petit angle derriere l'encadrement de la scene qui cachait sa loge, mais cet angle, s'etendant de l'orchestre au paradis, lui montrait toute une fraction du public, ou il reconnaissait bien des tetes. A l'orchestre, les hommes en cravate blanche, alignes cote a cote, semblaient un musee de figures familieres, de mondains, d'artistes, de journalistes, toutes les categories de ceux qui ne manquent jamais d'etre ou tout le monde va. Au balcon, dans les loges, il se nommait, il pointait mentalement les femmes apercues. La comtesse de Lochrist, dans une avant-scene, etait vraiment ravissante, tandis qu'un peu plus loin une nouvelle mariee, la marquise d'Ebelin, soulevait deja les lorgnettes. "Joli debut", se dit Bertin. On ecoutait avec une grande attention, avec une sympathie evidente, le tenor Montrose qui se lamentait sur la vie. Olivier pensait: "Quelle bonne blague! Voila Faust, le mysterieux et sublime Faust, qui chante l'horrible degout et le neant de tout; et cette foule se demande avec inquietude si la voix de Montrose n'a pas change."--Alors, il ecouta, comme les autres, et derriere les paroles banales du livret, a travers la musique qui eveille au fond des ames des perceptions profondes, il eut une sorte de revelation de la facon dont Goethe reva le coeur de Faust. Il avait lu autrefois le poeme qu'il estimait tres beau, sans en avoir ete fort emu, et voila que, soudain, il en pressentit l'insondable profondeur, car il lui semblait que, ce soir-la, il devenait lui-meme un Faust. Un peu penchee sur le devant de la loge, Annette ecoutait de toutes ses oreilles; et des murmures de satisfaction commencaient a passer dans le public, car la voix de Montrose etait mieux posee et plus nourrie qu'autrefois! Bertin avait ferme les yeux. Depuis un mois, tout ce qu'il voyait, tout ce qu'il eprouvait, tout ce qu'il rencontrait en sa vie, il en faisait immediatement une sorte d'accessoire de sa passion. Il jetait le monde et lui-meme en pature a cette idee fixe. Tout ce qu'il apercevait de beau, de rare, tout ce qu'il imaginait de charmant, il l'offrait aussitot, mentalement, a sa petite amie, et il n'avait plus une idee qu'il ne rapportat a son amour. Maintenant, il ecoutait au fond de lui-meme l'echo des lamentations de Faust; et le desir de la mort surgissait en lui, le desir d'en finir aussi avec ses chagrins, avec toute la misere de sa tendresse sans issue. Il regardait le fin profil d'Annette et il voyait le marquis de Farandal, assis derriere elle, qui la contemplait aussi. Il se sentait vieux, fini, perdu! Ah! ne plus rien attendre, ne plus rien esperer, n'avoir plus meme le droit de desirer, se sentir declasse, a la retraite de la vie, comme un fonctionnaire hors d'age dont la carriere est terminee, quelle intolerable torture! Des applaudissements eclaterent, Montrose triomphait deja. Et Mephisto-Labarriere jaillit du sol. Olivier, qui ne l'avait jamais entendu dans ce role, eut une reprise d'attention. Le souvenir d'Obin, si dramatique, avec sa voix de basse, puis de Faure, si seduisant avec sa voix de baryton, vint le distraire quelques instants. Mais soudain, une phrase chantee par Montrose, avec une irresistible puissance, l'emut jusqu'au coeur. Faust disait a Satan: Je veux un tresor qui les contient tous, Je veux la jeunesse. Et le tenor apparut en pourpoint de soie, l'epee au cote, une toque a plumes sur la tete, elegant, jeune et beau de sa beaute manieree de chanteur. Un murmure s'eleva. Il etait fort bien et plaisait aux femmes. Olivier, au contraire, eut un frisson de desappointement, car l'evocation poignante du poeme dramatique de Goethe disparaissait dans cette metamorphose. Il n'avait desormais devant les yeux qu'une feerie pleine de jolis morceaux chantes, et des acteurs de talent dont il n'ecoutait plus que la voix. Cet homme en pourpoint, ce joli garcon a roulades, qui montrait ses cuisses et ses notes, lui deplaisait. Ce n'etait point le vrai, l'irresistible et sinistre chevalier Faust, celui qui allait seduire Marguerite. Il se rassit, et la phrase qu'il venait d'entendre lui revint a la memoire: Je veux un tresor qui les contient tous, Je veux la jeunesse. Il la murmurait entre ses dents, la chantait douloureusement au fond de son ame, et, les yeux toujours fixes sur la nuque blonde d'Annette qui surgissait dans la baie carree de la loge, il sentait en lui toute l'amertume de cet irrealisable desir. Mais Montrose venait de finir le premier acte avec une telle perfection que l'enthousiasme eclata. Pendant plusieurs minutes, le bruit des applaudissements, des pieds et des bravos, roula dans la salle comme un orage. On voyait dans toutes les loges les femmes battre leurs gants l'un contre l'autre, tandis que les hommes, debout derriere elles, criaient en claquant des mains. La toile tomba, et se releva deux fois de suite sans que l'elan se ralentit. Puis quand le rideau fut baisse pour la troisieme fois, separant du public la scene et les loges interieures, la duchesse et Annette continuerent encore a applaudir quelques instants, et furent remerciees specialement par un petit salut discret que leur envoya le tenor. --Oh! il nous a vues, dit Annette. --Quel admirable artiste! s'ecria la duchesse. Et Bertin, qui s'etait penche en avant, regardait avec un sentiment confus d'irritation et de dedain l'acteur acclame disparaitre entre deux portants, en se dandinant un peu, la jambe tendue, la main sur la hanche, dans la pose gardee d'un heros de theatre. On se mit a parler de lui. Ses succes faisaient autant de bruit que son talent. Il avait passe dans toutes les capitales, au milieu de l'extase des femmes qui, le sachant d'avance irresistible, avaient des battements de coeur en le voyant entrer en scene. Il semblait peu se soucier d'ailleurs, disait-on, de ce delire sentimental, et se contentait de triomphes musicaux. Musadieu racontait, a mots tres couverts a cause d'Annette, l'existence de ce beau chanteur, et la duchesse, emballee, comprenait et approuvait toutes les folies qu'il avait pu faire naitre, tant elle le trouvait seduisant, elegant, distingue et musicien exceptionnel. Et elle concluait, en riant: --D'ailleurs, comment resister a cette voix-la! Olivier se facha et fut amer. Il ne comprenait pas, vraiment, qu'on eut du gout pour un cabotin, pour cette perpetuelle representation de types humains qui n'est jamais, pour cette illusoire personnification des hommes reves, pour ce mannequin nocturne et farde qui joue tous les roles a tant par soir. --Vous etes jaloux d'eux, dit la duchesse. Vous autres, hommes du monde et artistes, vous en voulez tous aux acteurs, parce qu'ils ont plus de succes que vous. Puis se tournant vers Annette: --Voyons, petite, toi qui entres dans la vie et qui regardes avec des yeux sains, comment le trouves-tu, ce tenor? Annette repondit d'un air convaincu: --Mais je le trouve tres bien, moi. On frappait, les trois coups pour le second acte, et le rideau se leva sur la Kermesse. Le passage de Helsson fut superbe. Elle aussi semblait avoir plus de voix qu'autrefois et la manier avec une surete plus complete. Elle etait vraiment devenue la grande, l'excellente, l'exquise cantatrice dont la renommee par le monde egalait celles de M. de Bismarck et de M. de Lesseps. Quand Faust s'elanca vers elle, quand il lui dit de sa voix ensorcelante la phrase si pleine de charme: Ne permettrez-vous pas, ma belle demoiselle, Qu'on vous offre le bras, pour faire le chemin. Et lorsque la blonde et si jolie et si emouvante Marguerite lui repondit: Non, monsieur, je ne suis demoiselle ni belle, Et je n'ai pas besoin qu'on me donne la main. la salle entiere fut soulevee par un immense frisson de plaisir. Les acclamations, quand le rideau tomba, furent formidables, et Annette applaudit si longtemps que Bertin eut envie de lui saisir les mains pour la faire cesser. Son coeur etait tordu par un nouveau tourment. Il ne parla point, pendant l'entr'acte, car il poursuivait dans les coulisses, de sa pensee fixe devenue haineuse, il poursuivait jusque dans sa loge ou il le voyait remettre du blanc sur ses joues, l'odieux chanteur qui surexcitait ainsi cette enfant. Puis, la toile se leva sur l'acte du "Jardin". Ce fut tout de suite une sorte de fievre d'amour qui se repandit dans la salle, car jamais cette musique, qui semble n'etre qu'un souffle de baisers, n'avait rencontre deux pareils interpretes. Ce n'etaient plus deux acteurs illustres, Montrose et la Helsson, c'etaient deux etres du monde ideal, a peine deux etres, mais deux voix: la voix eternelle de l'homme qui aime, la voix eternelle de la femme qui cede; et elles soupiraient ensemble toute la poesie de la tendresse humaine. Quand Faust chanta: Laisse-moi, laisse-moi contempler ton visage, il y eut dans les notes envolees de sa bouche un tel accent d'adoration, de transport et de supplication que, vraiment, le desir d'aimer souleva un instant tous les coeurs. Olivier se rappela qu'il l'avait murmuree lui-meme, cette phrase, dans le parc de Roncieres, sous les fenetres du chateau. Jusqu'alors, il l'avait jugee un peu banale, et maintenant elle lui venait a la bouche comme un dernier cri de passion, une derniere priere, le dernier espoir et la derniere faveur qu'il put attendre en cette vie. Puis il n'ecouta plus rien, il n'entendit plus rien. Une crise de jalousie suraigue le dechira, car il venait de voir Annette porter son mouchoir a ses yeux. Elle pleurait! Donc son coeur s'eveillait, s'animait, s'agitait, son petit coeur de femme qui ne savait rien encore. La, tout pres de lui, sans qu'elle songeat a lui, elle avait la revelation de la facon dont l'amour peut bouleverser l'etre humain, et cette revelation, cette initiation lui etaient venues de ce miserable cabotin chantant. Ah! il n'en voulait plus guere au marquis de Farandal, a ce sot qui ne voyait rien, qui ne savait pas, qui ne comprenait pas! Mais comme il execrait l'homme au maillot collant qui illuminait cette ame de jeune fille! Il avait envie de se jeter sur elle comme on se jette sur quelqu'un que va ecraser un cheval emporte, de la saisir par le bras, de l'emmener, de l'entrainer, de lui dire: "Allons-nous-en! allons-nous-en, je vous en supplie!" Comme elle ecoutait, comme elle palpitait! et comme il souffrait, lui! Il avait deja souffert ainsi, mais moins cruellement! Il se le rappela, car toutes les douleurs jalouses renaissent ainsi que des blessures rouvertes. C'etait d'abord a Roncieres, en revenant du cimetiere, quand il sentit pour la premiere fois qu'elle lui echappait, qu'il ne pouvait rien sur elle, sur cette fillette independante comme un jeune animal. Mais la-bas, quand elle l'irritait en le quittant pour cueillir des fleurs, il eprouvait surtout l'envie brutale d'arreter ses elans, de retenir son corps pres de lui; aujourd'hui, c'etait son ame elle-meme qui fuyait, insaisissable. Ah! cette irritation rongeuse qu'il venait de reconnaitre, il l'avait eprouvee bien souvent encore par toutes les petites meurtrissures inavouables qui semblent faire des bleus incessants aux coeurs amoureux. Il se rappelait toutes les impressions penibles de menue jalousie tombant sur lui, a petits coups, le long des jours. Chaque fois qu'elle avait remarque, admire, aime, desire quelque chose, il en avait ete jaloux: jaloux de tout d'une facon imperceptible et continue, de tout ce qui absorbait le temps, les regards, l'attention, la gaite, l'etonnement, l'affection d'Annette, car tout cela la lui prenait un peu. Il avait ete jaloux de tout ce qu'elle faisait sans lui, de tout ce qu'il ne savait pas, de ses sorties, de ses lectures, de tout ce qui semblait lui plaire, jaloux d'un officier blesse heroiquement en Afrique et dont Paris s'occupa huit jours durant, de l'auteur d'un roman tres louange, d'un jeune poete inconnu qu'elle n'avait point vu mais dont Musadieu recitait les vers, de tous les hommes enfin qu'on vantait devant elle, meme banalement, car, lorsqu'on aime une femme, on ne peut tolerer sans angoisse qu'elle songe meme a quelqu'un avec une apparence d'interet. On a au coeur l'imperieux besoin d'etre seul au monde devant ses yeux. On veut qu'elle ne voie, qu'elle ne connaisse, qu'elle n'apprecie personne autre. Sitot qu'elle a l'air de se retourner pour considerer ou reconnaitre quelqu'un, on se jette devant son regard, et si on ne peut le detourner ou l'absorber tout entier, on souffre jusqu'au fond de l'ame. Olivier souffrait ainsi en face de ce chanteur qui semblait repandre et cueillir de l'amour dans cette salle d'opera, et il en voulait a tout le monde du triomphe de ce tenor, aux femmes qu'il voyait exaltees dans les loges, aux hommes, ces niais faisant une apotheose a ce fat. Un artiste! Ils l'appelaient un artiste, un grand artiste! Et il avait des succes, ce pitre, interprete d'une pensee etrangere, comme jamais createur n'en avait connu! Ah! c'etait bien cela la justice et l'intelligence des gens du monde, de ces amateurs ignorants et pretentieux pour qui travaillent jusqu'a la mort les maitres de l'art humain. Il les regardait applaudir, crier, s'extasier; et cette hostilite ancienne qui avait toujours fermente au fond de son coeur orgueilleux et fier de parvenu s'exasperait, devenait une rage furieuse contre ces imbeciles tout puissants de par le seul droit de la naissance et de l'argent. Jusqu'a la fin de la representation, il demeura silencieux, devore par ses idees, puis, quand l'ouragan de l'enthousiasme final fut apaise, il offrit son bras a la duchesse pendant que le marquis prenait celui d'Annette. Ils redescendirent le grand escalier au milieu d'un flot de femmes et d'hommes, dans une sorte de cascade magnifique et lente d'epaules nues, de robes somptueuses et d'habits noirs. Puis la duchesse, la jeune fille, son pere et le marquis monterent dans le meme landau, et Olivier Bertin resta seul avec Musadieu sur la place de l'Opera. Tout a coup il eut au coeur une sorte d'affection pour cet homme ou plutot cette attraction naturelle qu'on eprouve pour un compatriote rencontre dans un pays lointain, car il se sentait maintenant perdu dans cette cohue etrangere, indifferente, tandis qu'avec Musadieu il pouvait encore parler d'elle. Il lui prit donc le bras. --Vous ne rentrez pas tout de suite, dit-il. Le temps est beau, faisons un tour. --Volontiers. Ils s'en allerent vers la Madeleine, au milieu de la foule noctambule, dans cette agitation courte et violente de minuit qui secoue les boulevards a la sortie des theatres. Musadieu avait dans la tete mille choses, tous ses sujets de conversation du moment que Bertin nommait son "menu du jour", et il fit couler sa faconde sur les deux ou trois motifs qui l'interessaient le plus. Le peintre le laissait aller sans l'ecouter, en le tenant par le bras, sur de l'amener tout a l'heure a parler d'elle, et il marchait sans rien voir autour de lui, emprisonne dans son amour. Il marchait, epuise par cette crise jalouse qui l'avait meurtri comme une chute, accable par la certitude qu'il n'avait plus rien a faire au monde. Il souffrirait ainsi, de plus en plus, sans rien attendre. Il traverserait des jours vides, l'un apres l'autre, en la regardant de loin vivre, etre heureuse, etre aimee, aimer aussi sans doute. Un amant! Elle aurait un amant peut-etre, comme sa mere en avait eu un. Il sentait en lui des sources de souffrances si nombreuses, diverses et compliquees, un tel afflux de malheurs, tant de dechirements inevitables, il se sentait tellement perdu, tellement entre, des maintenant, dans une agonie inimaginable, qu'il ne pouvait supposer que personne eut souffert comme lui. Et il songea soudain a la puerilite des poetes qui ont invente l'inutile labeur de Sisyphe, la soif materielle de Tantale, le coeur devore de Promethee! Oh! s'ils avaient prevu, s'ils avaient fouille l'amour eperdu d'un vieil homme pour une jeune fille, comment auraient-ils exprime l'effort abominable et secret d'un etre qu'on ne peut plus aimer, les tortures du desir sterile, et, plus terrible que le bec d'un vautour, une petite figure blonde depecant un vieux coeur. Musadieu parlait toujours et Bertin l'interrompit en murmurant presque malgre lui, sous la puissance de l'idee fixe. --Annette etait charmante, ce soir. --Oui, delicieuse.... Le peintre ajouta, pour empecher Musadieu de reprendre le fil coupe de ses idees: --Elle est plus jolie que n'a ete sa mere. L'autre approuva d'une facon distraite en repetant plusieurs fois de suite: "Oui ... oui ... oui....", sans que son esprit se fixat encore a cette pensee nouvelle. Olivier s'efforcait de l'y maintenir, et, rusant pour l'y attacher par une des preoccupations favorites de Musadieu, il reprit: --Elle aura un des premiers salons de Paris, apres son mariage. Cela suffit, et l'homme du monde convaincu qu'etait l'inspecteur des Beaux-Arts se mit a apprecier savamment la situation qu'occuperait, dans la societe francaise, la marquise de Farandal. Bertin l'ecoutait, et il entrevoyait Annette dans un grand salon plein de lumieres, entouree de femmes et d'hommes. Cette vision, encore, le rendit jaloux. Ils montaient maintenant le boulevard Malesherbes. Quand ils passerent devant la maison des Guilleroy, le peintre leva les yeux. Des lumieres semblaient briller aux fenetres, derriere des fentes de rideaux. Le soupcon lui vint que la duchesse et son neveu avaient ete peut-etre invites a venir boire une tasse de the. Et une rage le crispa qui le fit souffrir atrocement. Il serrait toujours le bras de Musadieu, et il activait parfois d'une contradiction ses opinions sur la jeune future marquise. Cette voix banale qui parlait d'elle faisait voltiger son image dans la nuit autour d'eux. Quand ils arriverent, avenue de Villiers, devant la porte du peintre: --Entrez-vous? demanda Bertin. --Non, merci. Il est tard, je vais me coucher. --Voyons, montez une demi-heure, nous allons encore bavarder. --Non. Vrai. Il est trop tard! La pensee de rester seul, apres les secousses qu'il venait encore de supporter, emplit d'horreur l'ame d'Olivier. Il tenait quelqu'un, il le garderait. --Montez donc, je vais vous faire choisir une etude que je veux vous offrir depuis longtemps. L'autre sachant que les peintres n'ont pas toujours l'humeur donnante, et que la memoire des promesses est courte, se jeta sur l'occasion. En sa qualite d'Inspecteur des Beaux-Arts, il possedait une galerie collectionnee avec adresse. --Je vous suis, dit-il. Ils entrerent. Le valet de chambre reveille apporta des grogs; et la conversation se traina sur la peinture pendant quelque temps. Bertin montrait des etudes en priant Musadieu de prendre celle qui lui plairait le mieux; et Musadieu hesitait, trouble par la lumiere du gaz qui le trompait sur les tonalites. A la fin il choisit un groupe de petites filles dansant a la corde sur un trottoir; et presque tout de suite il voulut s'en aller en emportant son cadeau. --Je le ferai deposer chez vous, disait le peintre. --Non, j'aime mieux l'avoir ce soir meme pour l'admirer avant de me mettre au lit. Rien ne put le retenir, et Olivier Bertin se retrouva seul encore une fois dans son hotel, cette prison de ses souvenirs et de sa douloureuse agitation. Quand le domestique entra, le lendemain matin, en apportant le the et les journaux, il trouva son maitre assis dans son lit, si pale qu'il eut peur. --Monsieur est indispose? dit-il. --Ce n'est rien, un peu de migraine. --Monsieur ne veut pas que j'aille chercher quelque chose? --Non. Quel temps fait-il? --Il pleut, monsieur. --Bien. Cela suffit. L'homme, ayant depose sur la petite table ordinaire le service a the et les feuilles publiques, s'en alla. Olivier prit le _Figaro_ et l'ouvrit. L'article de tete etait intitule: "_Peinture moderne_." C'etait un eloge dithyrambique de quatre ou cinq jeunes peintres qui, doues de reelles qualites de coloristes et les exagerant pour l'effet, avaient la pretention d'etre des revolutionnaires et des renovateurs de genie. Comme tous les aines, Bertin se fachait contre ces nouveaux venus, s'irritait de leur ostracisme, contestait leurs doctrines. Il se mit donc a lire cet article avec le commencement de colere dont tressaille vite un coeur enerve, puis, en jetant les yeux plus bas, il apercut son nom; et ces quelques mots, a la fin d'une phrase, le frapperent comme un coup de poing en pleine poitrine: "l'Art demode d'Olivier Bertin...." Il avait toujours ete sensible a la critique et sensible aux eloges, mais au fond de sa conscience, malgre sa vanite legitime, il souffrait plus d'etre conteste qu'il ne jouissait d'etre loue, par suite de l'inquietude sur lui-meme que ses hesitations avaient toujours nourrie. Autrefois pourtant, au temps de ses triomphes, les coups d'encensoir avaient ete si nombreux, qu'ils lui faisaient oublier les coups d'epingle. Aujourd'hui, devant la poussee incessante des nouveaux artistes et des nouveaux admirateurs, les felicitations devenaient plus rares et le denigrement plus accuse. Il se sentait enregimente dans le bataillon des vieux peintres de talent que les jeunes ne traitent point en maitres; et, comme il etait aussi intelligent que perspicace, il souffrait a present des moindres insinuations autant que des attaques directes. Jamais pourtant aucune blessure a son orgueil d'artiste ne l'avait fait ainsi saigner. Il demeurait haletant et relisait l'article, pour le comprendre en ces moindres nuances. Ils etaient jetes au panier, quelques confreres et lui, avec une outrageante desinvolture; et il se leva en murmurant ces mots, qui lui restaient sur les levres: "l'Art demode d'Olivier Bertin." Jamais pareille tristesse, pareil decouragement pareille sensation de la fin de tout, de la fin de son etre physique et son etre pensant, ne l'avaient jete dans une detresse d'ame aussi desesperee. Il resta jusqu'a deux heures dans un fauteuil, devant la cheminee, les jambes allongees vers le feu, n'ayant plus la force de remuer, de faire quoi que ce soit. Puis le besoin d'etre console se leva en lui, le besoin de serrer des mains devouees, de voir des yeux fideles, d'etre plaint, secouru, caresse par des paroles amies. Il alla donc, comme toujours, chez la comtesse. Quand il entra, Annette etait seule au salon, debout, le dos tourne, ecrivant vivement l'adresse d'une lettre. Sur la table, a cote d'elle etait deploye le _Figaro_. Bertin vit le journal en meme temps que la jeune fille et demeura eperdu, n'osant plus avancer! Oh! si elle l'avait lu! Elle se retourna et preoccupee, pressee, l'esprit hante par des soucis de femme, elle lui dit: --Ah! bonjour, monsieur le peintre. Vous m'excuserez si je vous quitte. J'ai la couturiere en haut qui me reclame. Vous comprenez, la couturiere, au moment d'un mariage, c'est important. Je vais vous preter maman qui discute et raisonne avec mon artiste. Si j'ai besoin d'elle, je vous la ferai redemander pendant quelques minutes. Et elle se sauva, en courant un peu, pour bien montrer sa hate. Ce depart brusque, sans un mot d'affection, sans un regard attendri pour lui, qui l'aimait tant ... tant ... le laissa bouleverse. Son oeil alors s'arreta de nouveau sur le _Figaro_; et il pensa: "Elle l'a lu! On me blague, on me nie. Elle ne croit plus en moi. Je ne suis plus rien pour elle." Il fit deux pas vers le journal, comme on marche vers un homme pour le souffleter. Puis il se dit: "Peut-etre ne l'a-t-elle pas lu tout de meme. Elle est si preoccupee aujourd'hui. Mais on en parlera devant elle, ce soir, au diner, sans aucun doute, et on lui donnera envie de le lire!" Par un mouvement spontane, presque irreflechi il avait pris le numero, l'avait ferme, plie, et glisse dans sa poche avec une prestesse de voleur. La comtesse entrait. Des qu'elle vit la figure livide et convulsee d'Olivier, elle devina qu'il touchait aux limites de la souffrance. Elle eut un elan vers lui, un elan de toute sa pauvre ame si dechiree aussi, de tout son pauvre corps si meurtri lui-meme. Lui jetant ses mains sur les epaules, et son regard au fond des yeux, elle lui dit: --Oh! que vous etes malheureux! Il ne nia plus, cette fois, et la gorge secouee de spasmes, il balbutia: --Oui ... oui ... oui! Elle sentit qu'il allait pleurer, et l'entraina dans le coin le plus sombre du salon, vers deux fauteuils caches par un petit paravent de soie ancienne. Ils s'y assirent derriere cette fine muraille brodee, voiles aussi par l'ombre grise d'un jour de pluie. Elle reprit, le plaignant surtout, navree par cette douleur: --Mon pauvre Olivier, comme vous souffrez! Il appuya sa tete blanche sur l'epaule de son amie. --Plus que vous ne croyez! dit-il. Elle murmura, si tristement: --Oh! je le savais. J'ai tout senti. J'ai vu cela naitre et grandir! Il repondit, comme si elle l'eut accuse: --Ce n'est pas ma faute, Any. --Je le sais bien ... Je ne vous reproche rien ... Et doucement, en se tournant un peu, elle mit sa bouche sur un des yeux d'Olivier, ou elle trouva une larme amere. Elle tressaillit, comme si elle venait de boire une goutte de desespoir, et elle repeta plusieurs fois: --Ah! pauvre ami ... pauvre ami ... pauvre ami! ... Puis apres un moment de silence, elle ajouta: --C'est la faute de nos coeurs qui n'ont pas vieilli. Je sens le mien si vivant! Il essaya de parler et ne put pas, car des sanglots maintenant l'etranglaient. Elle ecoutait, contre elle, les suffocations dans sa poitrine. Alors ressaisie par l'angoisse egoiste d'amour qui, depuis si longtemps, la rongeait, elle dit avec l'accent dechirant dont on constate un horrible malheur: --Dieu! comme vous l'aimez! Il avoua encore une fois: --Ah! oui, je l'aime! Elle songea quelques instants, et reprit: --Vous ne m'avez jamais aimee ainsi, moi? Il ne nia point, car il traversait une de ces heures ou on dit toute la verite, et il murmura: --Non, j'etais trop jeune, alors! Elle fut surprise. --Trop jeune? Pourquoi? --Parce que la vie etait trop douce. C'est a nos ages seulement qu'on aime en desesperes. Elle demanda: --Ce que vous eprouvez pres d'elle ressemble-t-il a ce que vous eprouviez pres de moi? --Oui et non ... et c'est pourtant presque la meme chose. Je vous ai aimee autant qu'on peut aimer une femme. Elle, je l'aime comme vous, puisque c'est vous; mais cet amour est devenu quelque chose d'irresistible, de destructeur, de plus fort que la mort. Je suis a lui comme une maison qui brule est au feu! Elle sentit sa pitie sechee sous un souffle de jalousie, et prenant une voix consolante: --Mon pauvre ami! Dans quelques jours elle sera mariee et partira. En ne la voyant plus, vous vous guerirez, sans doute. Il remua la tete. --Oh! je suis bien perdu, perdu! --Mais non, mais non! Vous serez trois mois sans la voir. Cela suffira. Il vous a bien suffi de trois mois pour l'aimer plus que moi, que vous connaissez depuis douze ans. Alors il l'implora dans son infinie detresse. --Any, ne m'abandonnez pas? --Que puis-je faire, mon ami? --Ne me laissez pas seul. --J'irai vous voir autant que vous voudrez. --Non. Gardez-moi ici, le plus possible. --Vous seriez pres d'elle. --Et pres de vous. --Il ne faut plus que vous la voyiez avant son mariage. --Oh! Any! --Ou, du moins, tres peu. --Puis-je rester ici, ce soir? --Non, pas dans l'etat ou vous etes. Il faut vous distraire, aller au cercle, au theatre, n'importe ou, mais pas rester ici. --Je vous en prie. --Non, Olivier, c'est impossible. Et puis j'ai a diner des gens dont la presence vous agiterait encore. --La duchesse? et ... lui? ... --Oui. --Mais j'ai passe la soiree d'hier avec eux. --Parlez-en! Vous vous en trouvez bien, aujourd'hui. --Je vous promets d'etre calme. --Non, c'est impossible. --Alors, je m'en vais. --Qui vous presse tant? --J'ai besoin de marcher. --C'est cela, marchez beaucoup, marchez jusqu'a la nuit, tuez-vous de fatigue et puis couchez-vous! Il s'etait leve. --Adieu, Any. --Adieu, cher ami. J'irai vous voir demain matin. Voulez-vous que je fasse une grosse imprudence, comme autrefois, que je feigne de dejeuner ici, a midi, et que je dejeune avec vous a une heure un quart. --Oui, je veux bien. Vous etes bonne! --C'est que je vous aime. --Moi aussi, je vous aime. --Oh! ne parlez plus de cela. --Adieu, Any. --Adieu, cher ami. A demain. --Adieu. Il lui baisait les mains, coup sur coup, puis il lui baisa les tempes, puis le coin des levres. Il avait maintenant les yeux secs, l'air resolu. Au moment de sortir, il la saisit, l'enveloppa tout entiere dans ses bras et, appuyant la bouche sur son front, il semblait boire, aspirer en elle tout l'amour qu'elle avait pour lui. Et il s'en alla tres vite, sans se retourner. Quand elle fut seule, elle se laissa tomber sur un siege et sanglota. Elle serait restee ainsi jusqu'a la nuit, si Annette, soudain, n'etait venue la chercher. La comtesse, pour avoir le temps d'essuyer ses yeux rouges, lui repondit: --J'ai un tout petit mot a ecrire, mon enfant. Remonte, et je te suis dans une seconde. Jusqu'au soir, elle dut s'occuper de la grande question du trousseau. La duchesse et son neveu dinaient chez les Guilleroy, en famille. On venait de se mettre a table et on parlait encore de la representation de la veille, quand le maitre d'hotel entra, apportant trois enormes bouquets. Mme de Mortemain s'etonna. --Mon Dieu, qu'est-ce que cela? Annette s'ecria: --Oh! qu'ils sont beaux! qui est-ce qui peut nous les envoyer? Sa mere repondit: --Olivier Bertin, sans doute. Depuis son depart, elle pensait a lui. Il lui avait paru si sombre, si tragique, elle voyait si clairement son malheur sans issue, elle ressentait si atrocement le contre-coup de cette douleur, elle l'aimait tant, si tendrement, si completement, qu'elle avait le coeur ecrase sous des pressentiments lugubres. Dans les trois bouquets, en effet, on trouva trois cartes du peintre. Il avait ecrit sur chacune, au crayon, les noms de la comtesse, de la duchesse et d'Annette. Mme de Mortemain demanda: --Est-ce qu'il est malade, votre ami Bertin? Je lui ai trouve hier bien mauvaise mine. Et Mme de Guilleroy reprit: --Oui, il m'inquiete un peu, bien qu'il ne se plaigne pas. Son mari ajouta: --Oh! il fait comme nous, il vieillit. Il vieillit meme ferme en ce moment. Je crois d'ailleurs que les celibataires tombent tout d'un coup. Ils ont des chutes plus brusques que les autres. Il a, en effet, beaucoup change. La comtesse soupira: --Oh oui! Farandal cessa soudain de chuchoter avec Annette pour dire: --Il y avait un article bien desagreable pour lui dans le _Figaro_ de ce matin. Toute attaque, toute critique, toute allusion defavorable au talent de son ami, jetaient la comtesse hors d'elle. --Oh! dit-elle, les hommes de la valeur de Bertin n'ont pas a s'occuper de pareilles grossieretes. Guilleroy s'etonnait: --Tiens, un article desagreable pour Olivier; mais je ne l'ai pas lu. A quelle page? Le marquis le renseigna. --A la premiere, en tete, avec ce titre: "Peinture moderne." Et le depute cessa de s'etonner. --Parfaitement. Je ne l'ai pas lu, parce qu'il s'agissait de peinture. On sourit, tout le monde sachant qu'en dehors de la politique et de l'agriculture, M. de Guilleroy ne s'interessait pas a grand'chose. Puis la conversation s'envola sur d'autres sujets, jusqu'a ce qu'on entrat au salon pour prendre le cafe. La comtesse n'ecoutait pas, repondait a peine, poursuivie par le souci de ce que pouvait faire Olivier. Ou etait-il? Ou avait-il dine? Ou trainait-il en ce moment son inguerissable coeur? Elle sentait maintenant un regret cuisant de l'avoir laisse partir, de ne l'avoir point garde; et elle le devinait rodant par les rues, si triste, vagabond, solitaire, fuyant sous le chagrin. Jusqu'a l'heure du depart de la duchesse et de son neveu, elle ne parla guere, fouettee par des craintes vagues et superstitieuses, puis elle se mit au lit, et y resta, les yeux ouverts dans l'ombre, pensant a lui! Un temps tres long s'etait ecoule quand elle crut entendre sonner le timbre de l'appartement. Elle tressaillit, s'assit, ecouta. Pour la seconde fois, le tintement vibrant eclata dans la nuit. Elle sauta hors du lit, et de toute sa force pressa le bouton electrique qui devait reveiller sa femme de chambre. Puis, une bougie a la main, elle courut au vestibule. A travers la porte elle demanda: --Qui est la? Une voix inconnue repondit: --C'est une lettre. --Une lettre, de qui? --D'un medecin. --Quel medecin? --Je ne sais pas, c'est pour un accident. N'hesitant plus, elle ouvrit, et se trouva en face d'un cocher de fiacre au chapeau cire. Il tenait a la main un papier qu'il lui presenta. Elle lut: "Tres urgent--Monsieur le comte de Guilleroy--". L'ecriture etait inconnue. --Entrez, mon ami, dit-elle; asseyez-vous, et attendez-moi. Devant la chambre de son mari, son coeur se mit a battre si fort qu'elle ne pouvait l'appeler. Elle heurta le bois avec le metal de son bougeoir. Le comte dormait et n'entendait pas. Alors, impatiente, enervee, elle lanca des coups de pied et elle entendit une voix pleine de sommeil qui demandait: --Qui est la? quelle heure est-il? Elle repondit: --C'est moi. J'ai a vous remettre une lettre urgente apportee par un cocher. Il y a un accident. Il balbutia du fond de ses rideaux: --Attendez, je me leve. J'arrive. Et, au bout d'une minute, il se montra en robe de chambre. En meme temps que lui, deux domestiques accouraient, reveilles par les sonneries. Ils etaient effares, ahuris, ayant apercu dans la salle a manger un etranger assis sur une chaise. Le comte avait pris la lettre et la retournait dans ses doigts en murmurant: --Qu'est-ce que cela? Je ne devine pas. Elle dit fievreuse: --Mais lisez donc! Il dechira l'enveloppe, deplia le papier, poussa une exclamation de stupeur, puis regarda sa femme avec des yeux effares. --Mon Dieu, qu'y a-t-il? dit-elle. Il balbutia, pouvant a peine parler, tant son emotion etait vive. --Oh! un grand malheur! ... un grand malheur! ... Bertin est tombe sous une voiture. Elle cria: --Mort! --Non, non, dit-il, voyez vous-meme. Elle lui arracha des mains la lettre qu'il lui tendait, et elle lut: "Monsieur, un grand malheur vient d'arriver. Notre ami, l'eminent artiste, M. Olivier Bertin, a ete renverse par un omnibus, dont la roue lui passa sur le corps. Je ne puis encore me prononcer sur les suites probables de cet accident, qui peut n'etre pas grave comme il peut avoir un denouement fatal immediat, M. Bertin vous prie instamment et supplie Mme la comtesse de Guilleroy de venir le voir sur l'heure. J'espere, Monsieur, que Mme la comtesse et vous, vous voudrez bien vous rendre au desir de notre ami commun, qui peut avoir cesse de vivre avant le jour. "Dr DE RIVIL." La comtesse regardait son mari avec des yeux larges, fixes, pleins d'epouvante. Puis soudain elle recut, comme un choc electrique, une secousse de ce courage des femmes qui les fait parfois, aux heures terribles, les plus vaillants des etres. Se tournant vers sa domestique: --Vite, je vais m'habiller! La femme de chambre demanda: --Qu'est-ce que Madame veut mettre? --Peu m'importe. Ce que vous voudrez. --Jacques, reprit-elle ensuite, soyez pret dans cinq minutes. En retournant chez elle, l'ame bouleversee, elle apercut le cocher, qui attendait toujours, et lui dit: --Vous avez votre voiture? --Oui, Madame? --C'est bien, nous la prendrons. Puis elle courut vers sa chambre. Follement, avec des mouvements precipites, elle jetait sur elle, accrochait, agrafait, nouait, attachait au hasard ses vetements, puis, devant sa glace, elle releva et tordit ses cheveux a la diable, en regardant, sans y songer cette fois, son visage pale et ses yeux hagards dans le miroir. Quand elle eut son manteau sur les epaules, elle se precipita vers l'appartement de son mari, qui n'etait pas encore pret. Elle l'entraina: --Allons, disait-elle, songez donc qu'il peut mourir. Le comte, effare, la suivit en trebuchant, tatant de ses pieds l'escalier obscur, cherchant a distinguer les marches pour ne point tomber. Le trajet fut court et silencieux. La comtesse tremblait si fort que ses dents s'entre-choquaient, et elle voyait par la portiere fuir les becs de gaz voiles de pluie. Les trottoirs luisaient, le boulevard etait desert, la nuit sinistre. Ils trouverent, en arrivant, la porte du peintre demeuree ouverte, la loge du concierge eclairee et vide. Sur le haut de l'escalier le medecin, le docteur de Rivil, un petit homme grisonnant, court, rond, tres soigne, tres poli, vint a leur rencontre. Il fit a la comtesse un grand salut, puis tendit la main au comte. Elle lui demanda en haletant comme si la montee des marches eut epuise tout le souffle de sa gorge: --Eh bien, docteur? --Eh bien, Madame, j'espere que ce sera moins grave que je n'avais cru au premier moment. Elle s'ecria: --Il ne mourra point? --Non. Du moins je le crois pas. --En repondez-vous? --Non. Je dis seulement que j'espere me trouver en presence d'une simple contusion abdominale sans lesions internes. --Qu'appelez-vous des lesions? --Des dechirures. --Comment savez-vous qu'il n'en a pas? --Je le suppose. --Et s'il en avait? --Oh! alors, ce serait grave! --Il en pourrait mourir? --Oui. --Tres vite? --Tres vite. En quelques minutes ou meme en quelques secondes. Mais, rassurez-vous, Madame, je suis convaincu qu'il sera gueri dans quinze jours. Elle avait ecoute, avec une attention profonde, pour tout savoir, pour tout comprendre. Elle reprit: --Quelle dechirure pourrait-il avoir? --Une dechirure du foie par exemple. --Ce serait tres dangereux? --Oui ... mais je serais surpris s'il survenait une complication maintenant. Entrons pres de lui. Cela lui fera du bien, car il vous attend avec une grande impatience. Ce qu'elle vit d'abord, en penetrant dans la chambre, ce fut une tete bleme sur un oreiller blanc. Quelques bougies et le feu du foyer l'eclairaient, dessinaient le profil, accusaient les ombres; et, dans cette face livide, la comtesse apercut deux yeux qui la regardaient venir. Tout son courage, toute son energie, toute sa resolution tomberent, tant cette figure creuse et decomposee etait celle d'un moribond. Lui, qu'elle avait vu tout a l'heure, il etait devenu cette chose, ce spectre! Elle murmura entre ses levres: "Oh! mon Dieu!" et elle se mit a marcher vers lui, palpitante d'horreur. Il essayait de sourire, pour la rassurer, et la grimace de cette tentative etait effrayante. Quand elle fut tout pres du lit, elle posa ses deux mains, doucement, sur celle d'Olivier allongee pres du corps, et elle balbutia: --Oh! mon pauvre ami. --Ce n'est rien,--dit-il tout bas, sans remuer la tete. Elle le contemplait maintenant, eperdue de ce changement. Il etait si pale qu'il semblait ne plus avoir une goutte de sang sous la peau. Ses joues caves paraissaient aspirees a l'interieur du visage, et ses yeux aussi etaient rentres comme si quelque fil les tirait en dedans. Il vit bien la terreur de son amie et soupira: --Me voici dans un bel etat. Elle dit, en le regardant toujours fixement: --Comment cela est-il arrive? Il faisait, pour parler, de grands efforts, et toute sa figure, par moments, tressaillait de secousses nerveuses. --Je n'ai pas regarde autour de moi ... je pensais a autre chose ... a toute autre chose ... oh! oui ... et un omnibus m'a renverse et passe sur le ventre ... En l'ecoutant, elle voyait l'accident, et elle dit, soulevee d'epouvante: --Est-ce que vous avez saigne? --Non. Je suis seulement un peu meurtri ... un peu ecrase. Elle demanda: --Ou cela a-t-il eu lieu? Il repondit tout bas: --Je ne sais pas trop. C'etait fort loin. Le medecin roulait un fauteuil ou la comtesse s'affaissa. Le comte restait debout au pied du lit, repetant entre ses dents: --Oh! mon pauvre ami ... mon pauvre ami ... quel affreux malheur! Et il eprouvait vraiment un grand chagrin, car il aimait beaucoup Olivier. La comtesse reprit: --Mais, ou cela est-il arrive? Le medecin repondit: --Je n'en sais trop rien moi-meme, ou plutot je n'y comprends rien. C'est aux Gobelins, presque hors Paris! Du moins, le cocher de fiacre, qui l'a ramene, m'a affirme l'avoir pris dans une pharmacie de ce quartier-la, ou on l'avait porte, a neuf heures du soir! Puis se penchant vers Olivier: --Est-ce vrai que l'accident a eu lieu pres des Gobelins? Bertin ferma les yeux, comme pour se souvenir, puis murmura: --Je ne sais pas. --Mais ou alliez-vous? --Je ne me rappelle plus. J'allais devant moi! Un gemissement qu'elle ne put retenir sortit des levres de la comtesse; puis, apres une suffocation qui la laissa quelques secondes sans haleine, elle tira son mouchoir de sa poche, s'en couvrit les yeux et se mit a pleurer affreusement. Elle savait; elle devinait! Quelque chose d'intolerable, d'accablant, venait de tomber sur son coeur: le remords de n'avoir pas garde Olivier chez elle, de l'avoir chasse, jete a la rue ou il avait roule, ivre de chagrin, sous cette voiture. Il lui dit de cette voix sans timbre qu'il avait a present: --Ne pleurez pas. Ca me dechire. Par une tension formidable de volonte, elle cessa de sangloter, decouvrit ses yeux et les tint sur lui tout grands, sans qu'une crispation remuat son visage, ou des larmes continuaient a couler, lentement. Ils se regardaient, immobiles tous deux, les mains unies sur le drap du lit. Ils se regardaient, ne sachant plus qu'il y avait la d'autres personnes, et leur regard portait d'un coeur a l'autre une emotion surhumaine. C'etait entre eux, rapide, muette et terrible, l'evocation de tous leurs souvenirs, de toute leur tendresse ecrasee aussi, de tout ce qu'ils avaient senti ensemble, de tout ce qu'ils avaient uni et confondu en leur vie, dans cet entrainement qui les donna l'un a l'autre. Ils se regardaient, et le besoin de se parler, d'entendre ces mille choses intimes, si tristes, qu'ils avaient encore a se dire, leur montait aux levres, irresistible. Elle sentit qu'il lui fallait, a tout prix, eloigner ces deux hommes qu'elle avait derriere elle, qu'elle devait trouver un moyen, une ruse, une inspiration, elle, la femme feconde en ressources. Et elle se mit a y songer, les yeux toujours fixes sur Olivier. Son mari et le docteur causaient a voix basse. Il etait question des soins a donner. Tournant la tete, elle dit au medecin: --Avez-vous amene une garde? --Non. Je prefere envoyer un interne qui pourra mieux surveiller la situation. --Envoyez l'un et l'autre. On ne prend jamais trop de soins. Pouvez-vous les avoir cette nuit meme, car je ne pense pas que vous restiez jusqu'au matin? --En effet, je vais rentrer. Je suis ici depuis quatre heures deja. --Mais, en rentrant, vous nous enverrez la garde et l'interne? --C'est assez difficile, au milieu de la nuit. Enfin, je vais essayer. --Il le faut. --Ils vont peut-etre promettre, mais viendront-ils? --Mon mari vous accompagnera et les ramenera de gre ou de force. --Vous ne pouvez rester seule ici, vous, Madame. --Moi! ... fit-elle avec une sorte de cri, de defi, de protestation indignee contre toute resistance a sa volonte. Puis elle exposa, avec cette autorite de parole a laquelle on ne replique point, les necessites de la situation. Il fallait qu'on eut, avant une heure, l'interne et la garde, afin de prevenir tous les accidents. Pour les avoir, il fallait que quelqu'un les prit au lit et les amenat. Son mari seul pouvait faire cela. Pendant ce temps, elle resterait aupres du malade, elle, dont c'etait le devoir et le droit. Elle remplissait simplement son role d'amie, son role de femme. D'ailleurs, elle le voulait ainsi et personne ne l'en pourrait dissuader. Son raisonnement etait sense. Il en fallait bien convenir, et on se decida a le suivre. Elle s'etait levee, tout entiere a cette pensee de leur depart, ayant hate de les sentir loin et de rester seule. Maintenant, afin de ne point commettre de maladresse pendant leur absence, elle ecoutait, en cherchant a bien comprendre, a tout retenir, a ne rien oublier, les recommandations du medecin. Le valet de chambre du peintre, debout a cote d'elle, ecoutait aussi, et, derriere lui, sa femme, la cuisiniere, qui avait aide pendant les premiers pansements, indiquait par des signes de tete qu'elle avait egalement compris. Quand la comtesse eut recite comme une lecon toutes ces instructions, elle pressa les deux hommes de s'en aller, en repetant a son mari: --Revenez vite, surtout, revenez vite. --Je vous emmene dans mon coupe, disait le docteur au comte. Il vous ramenera plus rapidement. Vous serez ici dans une heure. Avant de partir, le medecin examina de nouveau longuement le blesse, afin de s'assurer que son etat demeurait satisfaisant. Guilleroy hesitait encore. Il disait: --Vous ne trouvez pas imprudent ce que nous faisons la? --Non. Il n'y a pas de danger. Il n'a besoin que de repos et de calme. Madame de Guilleroy voudra bien ne pas le laisser parler et lui parler le moins possible. La comtesse fut atterree, et reprit: --Alors il ne faut pas lui parler? --Oh! non, Madame. Prenez un fauteuil et demeurez pres de lui. Il ne se sentira pas seul et s'en trouvera bien; mais pas de fatigue, pas de fatigue de parole ou meme de pensee. Je serai ici vers neuf heures du matin. Adieu, Madame, je vous presente mes respects. Il s'en alla en saluant profondement, suivi par le comte qui repetait: --Ne vous tourmentez pas, ma chere. Avant une heure je serai de retour et vous pourrez rentrer chez nous. Lorsqu'ils furent partis, elle ecouta le bruit de la porte d'en bas qu'on refermait, puis le roulement du coupe s'eloignant dans la rue. Le domestique et la cuisiniere etaient demeures dans la chambre, attendant des ordres. La comtesse les congedia. --Retirez-vous, leur dit-elle, je sonnerai si j'ai besoin de quelque chose. Ils s'en allerent aussi et elle demeura seule aupres de lui. Elle etait revenue tout contre le lit, et, posant ses mains sur les deux bords de l'oreiller, des deux cotes de cette tete cherie, elle se pencha pour la contempler. Puis elle demanda, si pres du visage qu'elle semblait lui souffler les mots sur la peau: --C'est vous qui vous etes jete sous cette voiture? Il repondit en essayant toujours de sourire: --Non, c'est elle qui s'est jetee sur moi. --Ce n'est pas vrai, c'est vous. --Non, je vous affirme que c'est elle. Apres quelques instants de silence, de ces instants ou les ames semblent s'enlacer dans les regards, elle murmura: --Oh! mon cher, cher Olivier! dire que je vous ai laisse partir, que je ne vous ai pas garde! Il repondit avec conviction: --Cela me serait arrive tout de meme, un jour ou l'autre. Ils se regarderent encore, cherchant a voir leurs plus secretes pensees. Il reprit: --Je ne crois pas que j'en revienne. Je souffre trop. Elle balbutia: --Vous souffrez beaucoup? --Oh! oui. Se penchant un peu plus, elle affleura son front, puis ses yeux, puis ses joues de baisers lents, legers, delicats comme des soins. Elle le touchait a peine du bout des levres, avec ce petit bruit de souffle que font les enfants qui embrassent. Et cela dura longtemps, tres longtemps, il laissait tomber sur lui cette pluie de douces et menues caresses qui semblait l'apaiser, le rafraichir, car son visage contracte tressaillait moins qu'auparavant. Puis il dit: --Any? Elle cessa de le baiser pour entendre. --Quoi! mon ami. --Il faut que vous me fassiez une promesse. --Je vous promets tout ce que vous voudrez. --Si je ne suis pas mort avant le jour, jurez-moi que vous m'amenerez Annette, une fois, rien qu'une fois! Je voudrais tant ne pas mourir sans l'avoir revue ... Songez que ... demain... a cette heure-ci ... j'aurai peut-etre ... j'aurai sans doute ferme les yeux pour toujours ... et que je ne vous verrai plus jamais ... moi ... ni vous ... ni elle ... Elle l'arreta, le coeur dechire: --Oh! taisez-vous ... taisez-vous ... oui, je vous promets de l'amener. --Vous le jurez? --Je le jure, mon ami ... Mais, taisez-vous, ne parlez plus. Vous me faites un mal affreux ... taisez-vous. Il eut une convulsion rapide de tous les traits; puis, quand elle fut passee, il dit: --Si nous n'avons plus que quelques moments a rester ensemble, ne les perdons point, profitons-en pour nous dire adieu. Je vous ai tant aimee ... Elle soupira: --Et moi ... comme je vous aime toujours. Il dit encore: --Je n'ai eu de bonheur que par vous. Les derniers jours seuls ont ete durs ... Ce n'est point votre faute ... Ah! ma pauvre Any ... comme la vie parfois est triste ... et comme il est difficile de mourir! ... --Taisez-vous, Olivier. Je vous en supplie ... Il continuait, sans l'ecouter: --J'aurais ete un homme si heureux, si vous n'aviez pas eu votre fille.... --Taisez-vous ... mon Dieu! ... Taisez-vous ... Il semblait songer, plutot que lui parler. --Ah! celui qui a invente cette existence et fait les hommes a ete bien aveugle, ou bien mechant. --Olivier, je vous en supplie ... si vous m'avez jamais aimee, taisez-vous ... ne parlez plus ainsi. Il la contempla, penchee sur lui, si livide elle-meme qu'elle avait l'air aussi d'une mourante, et il se tut. Elle s'assit alors sur le fauteuil, tout contre sa couche, et reprit sa main etendue sur le drap: --Maintenant, je vous defends de parler, dit-elle. Ne remuez plus, et pensez a moi comme je pense a vous. Ils recommencerent a se regarder, immobiles, joints l'un a l'autre par le contact brulant de leurs chairs. Elle serrait, par petites secousses, cette main fievreuse qu'elle tenait, et il repondait a ces appels en fermant un peu les doigts. Chacune de ces pressions leur disait quelque chose, evoquait une parcelle de leur passe fini, remuait dans leur memoire les souvenirs stagnants de leur tendresse. Chacune d'elles etait une question secrete, chacune d'elles etait une reponse mysterieuse, tristes questions et tristes reponses, ces "vous en souvient-il?" d'un vieil amour. Leurs esprits, en ce rendez-vous d'agonie, qui serait peut-etre le dernier, remontaient a travers les ans toute l'histoire de leur passion; et on n'entendait plus dans la chambre que le crepitement du feu. Il dit tout a coup, comme au sortir d'un reve, avec un sursaut de terreur: --Vos lettres! Elle demanda: --Quoi? mes lettres? --J'aurais pu mourir sans les avoir detruites. Elle s'ecria: --Eh! que m'importe. Il s'agit bien de cela. Qu'on les trouve et qu'on les lise, je m'en moque! Il repondit: --Moi, je ne veux pas. Levez-vous, Any. Ouvrez le tiroir du bas de mon secretaire, le grand, elles y sont toutes, toutes. Il faut les prendre et les jeter au feu. Elle ne bougeait point et restait crispee, comme s'il lui eut conseille une lachete. Il reprit: --Any, je vous en supplie. Si vous ne le faites pas, vous allez me tourmenter, m'enerver, m'affoler. Songez qu'elles tomberaient entre les mains de n'importe qui, d'un notaire, d'un domestique ... ou meme de votre mari ... Je ne veux pas ... Elle se leva, hesitant encore et repetant: --Non, c'est trop dur, c'est trop cruel. Il me semble que vous allez me faire bruler nos deux coeurs. Il suppliait, le visage decompose par l'angoisse. Le voyant souffrir ainsi, elle se resigna, et marcha vers le meuble. En ouvrant le tiroir, elle l'apercut plein jusqu'aux bords d'une couche epaisse de lettres entassees les unes sur les autres; et elle reconnut sur toutes les enveloppes les deux lignes de l'adresse qu'elle avait si souvent ecrites. Elle les savait, ces deux lignes--un nom d'homme, un nom de rue--autant que son propre nom, autant qu'on peut savoir les quelques mots qui vous ont represente dans la vie toute l'esperance et tout le bonheur. Elle regardait cela, ces petites choses carrees qui contenaient tout ce qu'elle avait su dire de son amour, tout ce qu'elle avait pu en arracher d'elle pour le lui donner, avec un peu d'encre, sur du papier blanc. Il avait essaye de tourner sa tete sur l'oreiller afin de la regarder, et il dit encore une fois: --Brulez-les bien vite. Alors, elle en prit deux poignees et les garda quelques instants dans ses mains. Cela lui semblait lourd, douloureux, vivant et mort, tant il y avait des choses diverses la dedans, en ce moment, de choses finies, si douces, senties, revees. C'etait l'ame de son ame, le coeur de son coeur, l'essence de son etre aimant qu'elle tenait la; et elle se rappelait avec quel delire elle en avait griffonne quelques-unes, avec quelle exaltation, quelle ivresse de vivre, d'adorer quelqu'un, et de le dire. Olivier repeta: --Brulez, brulez-les, Any. D'un meme geste de ses deux mains, elle lanca dans le foyer les deux paquets de papiers qui s'eparpillerent en tombant sur le bois. Puis, elle en saisit d'autres dans le secretaire et les jeta par-dessus, puis d'autres encore, avec des mouvements rapides, en se baissant et se relevant promptement pour vite achever cette affreuse besogne. Quand la cheminee fut pleine et le tiroir vide, elle demeura debout, attendant, regardant la flamme presque etouffee ramper sur les cotes de cette montagne d'enveloppes. Elle les attaquait par les bords, rongeait les coins, courait sur la frange du papier, s'eteignait, reprenait, grandissait. Ce fut bientot, tout autour de la pyramide blanche, une vive ceinture de feu clair qui emplit la chambre de lumiere; et cette lumiere illuminant cette femme debout et cet homme couche, c'etait leur amour brulant, c'etait leur amour qui se changeait en cendres. La comtesse se retourna, et, dans la lueur eclatante de cette flambee, elle apercut son ami, penche, hagard, au bord du lit... Il demandait: --Tout y est? --Oui, tout. Mais avant de retourner a lui, elle jeta vers cette destruction un dernier regard et, sur l'amas de papiers a moitie consumes deja, qui se tordaient et devenaient noirs, elle vit couler quelque chose de rouge. On eut dit des gouttes de sang. Elles semblaient sortir du coeur meme des lettres, de chaque lettre, comme d'une blessure, et elles glissaient doucement vers la flamme en laissant une trainee de pourpre. La comtesse recut dans l'ame le choc d'un effroi surnaturel et elle recula comme si elle eut regarde assassiner quelqu'un, puis elle comprit, elle comprit tout a coup qu'elle venait de voir simplement la cire des cachets qui fondait. Alors, elle retourna vers le blesse et, soulevant doucement sa tete, la remit avec precaution au centre de l'oreiller. Mais il avait remue, et les douleurs s'accrurent. Il haletait maintenant, le visage tiraille par d'atroces souffrances, et il ne semblait plus savoir qu'elle etait la. Elle attendait qu'il se calmat un peu, qu'il levat son regard obstinement ferme, qu'il put lui dire encore une parole. Elle demanda, enfin: --Tous souffrez beaucoup? Il ne repondit pas. Elle se pencha vers lui et posa un doigt sur son front pour le forcer a la regarder. Il ouvrit, en effet, les yeux, des yeux eperdus, des yeux fous. Elle repeta terrifiee: --Vous souffrez? ... Olivier! Repondez-moi! Voulez-vous que j'appelle ... faites un effort, dites-moi quelque chose! ... Elle crut entendre qu'il balbutiait: --Amenez-la ... vous me l'avez jure ... Puis il s'agita sous ses draps, le corps tordu, la figure convulsee et grimacante. Elle repetait: --Olivier, mon Dieu! Olivier, qu'avez-vous? voulez-vous que j'appelle... Il l'avait entendue, cette fois, car il repondit: --Non ... ce n'est rien. Il parut en effet s'apaiser, souffrir moins, retomber tout a coup dans une sorte d'hebetement somnolent. Esperant qu'il allait dormir, elle se rassit aupres du lit, reprit sa main, et attendit. Il ne remuait plus, le menton sur la poitrine, la bouche entr'ouverte par sa respiration courte qui semblait lui racler la gorge en passant. Seuls, ses doigts s'agitaient par moments, malgre lui, avaient des secousses legeres, que la comtesse percevait jusqu'a la racine de ses cheveux, dont elle vibrait a crier. Ce n'etaient plus les petites pressions volontaires qui racontaient, a la place des levres fatiguees, toutes les tristesses de leurs coeurs, c'etaient d'inapaisables spasmes qui disaient seulement les tortures du corps. Maintenant elle avait peur, une peur affreuse, et, une envie folle de s'en aller, de sonner, d'appeler, mais elle n'osait plus remuer, pour ne pas troubler son repos. Le bruit lointain des voitures dans les rues entrait a travers les murailles; et elle ecoutait si le roulement des roues ne s'arretait point devant la porte, si son mari ne revenait pas la delivrer, l'arracher enfin a ce sinistre tete-a-tete. Comme elle essayait de degager sa main de celle d'Olivier, il la serra en poussant un grand soupir! Alors elle se resigna a attendre afin de ne point l'agiter. Le feu agonisait dans le foyer, sous la cendre noire des lettres; deux bougies s'eteignirent; un meuble craqua. Dans l'hotel tout etait muet, tout semblait mort, sauf la haute horloge flamande de l'escalier qui, regulierement, carillonnait l'heure, la demie et les quarts, chantait dans la nuit la marche du Temps, en la modulant sur ses timbres divers. La comtesse immobile sentait grandir en son ame une intolerable terreur. Des cauchemars l'assaillaient; des idees effrayantes lui troublaient l'esprit; et elle crut s'apercevoir que les doigts d'Olivier se refroidissaient dans les siens. Etait-ce vrai? Non, sans doute! D'ou lui etait venue cependant la sensation d'un contact inexprimable et glace? Elle se souleva, eperdue d'epouvante, pour regarder son visage.--Il etait detendu, impassible, inanime, indifferent a toute misere, apaise soudain par l'Eternel Oubli. End of the Project Gutenberg EBook of Fort comme la mort, by Guy de Maupassant *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK FORT COMME LA MORT *** ***** This file should be named 11450.txt or 11450.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/1/4/5/11450/ Produced by Miranda van de Heijning, Renald Levesque and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at https://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. 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The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at https://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit https://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII, compressed (zipped), HTML and others. Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over the old filename and etext number. The replaced older file is renamed. VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving new filenames and etext numbers. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: https://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. EBooks posted prior to November 2003, with eBook numbers BELOW #10000, are filed in directories based on their release date. If you want to download any of these eBooks directly, rather than using the regular search system you may utilize the following addresses and just download by the etext year. https://www.gutenberg.org/etext06 (Or /etext 05, 04, 03, 02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90) EBooks posted since November 2003, with etext numbers OVER #10000, are filed in a different way. The year of a release date is no longer part of the directory path. The path is based on the etext number (which is identical to the filename). The path to the file is made up of single digits corresponding to all but the last digit in the filename. For example an eBook of filename 10234 would be found at: https://www.gutenberg.org/1/0/2/3/10234 or filename 24689 would be found at: https://www.gutenberg.org/2/4/6/8/24689 An alternative method of locating eBooks: https://www.gutenberg.org/GUTINDEX.ALL