The Project Gutenberg EBook of Pauvre Blaise, by Comtesse de Segur This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Pauvre Blaise Author: Comtesse de Segur Release Date: March 4, 2004 [EBook #11434] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PAUVRE BLAISE *** Produced by Renald Levesque and PG Distributed Proofreaders COMTESSE DE SEGUR NEE ROSTOPCHINE PAUVRE BLAISE A MON PETIT-FILS PIERRE DE SEGUR _Cher enfant, voici un excellent garcon, sage et pieux comme toi, qui te demande une place dans ta bibliotheque. Tu ne repousseras pas sa priere et tu lui donneras un poste de faveur en l'honneur de ses vertus et de ta grand'mere._ COMTESSE DE SEGUR, nee ROSTOPCHINE. Paris, 1861. PAUVRE BLAISE I LES NOUVEAUX MAITRES Blaise etait assis sur un banc, le menton appuye dans sa main gauche. Il reflechissait si profondement qu'il ne pensait pas a mordre dans une tartine de pain et de lait caille que sa mere lui avait donnee pour son dejeuner. "A quoi penses-tu, mon garcon? lui dit sa mere. Tu laisses couler a terre ton lait caille, et ton pain ne sera plus bon. BLAISE Je pensais aux nouveaux maitres qui vont arriver, maman, et je cherche a deviner s'ils sont bons ou mauvais. MADAME ANFRY Que tu es nigaud! Comment veux-tu deviner ce que sont des maitres que personne de chez nous ne connait? BLAISE On ne les connait pas ici, mais les garcons d'ecurie qui sont arrives hier avec les chevaux les connaissent, et ils ne les aiment pas. MADAME ANFRY Comment sais-tu cela? BLAISE Parce que je les ai entendus causer pendant que je les aidais a arranger leurs harnais; ils disaient que M. Jules, le fils de M. le comte et de Mme la comtesse, les ferait gronder s'il ne trouvait pas son poney et sa petite voiture prets a etre atteles; ils avaient l'air d'avoir peur de lui. MADAME ANFRY Eh bien, cela prouve-t-il qu'il soit mechant et que les maitres sont mauvais? BLAISE Quand de grands garcons comme ces gens d'ecurie ont peur d'un petit garcon de onze ans, c'est qu'il leur fait du mal. MADAME ANFRY Quel mal veux-tu que leur fasse un enfant? BLAISE Ah! voila! C'est qu'il va se plaindre, et que son pere et sa mere l'ecoutent, et qu'ils grondent les pauvres domestiques. Je dis, moi, que c'est mechant. MADAME ANFRY Et qu'est-ce que ca te fait, a toi? Tu n'es pas leur domestique; tu n'as pas a te meler de leurs affaires. Reste tranquille chez toi, et ne va pas te fourrer au chateau comme tu faisais toujours du temps de M. Jacques. BLAISE Ah! mon pauvre petit M. Jacques! En voila un bon et aimable comme on n'en voit pas souvent. Il partageait tout avec moi; il avait toujours une petite friandise a me donner: une poire, un gateau, des cerises, des joujoux; et puis, il etait bon et je l'aimais! Ah! je l'aimais!... Je ne me consolerai jamais de son depart." Et Blaise se mit a pleurer. MADAME ANFRY Voyons, Blaise, finis donc! Quand tu pleurerais tout ce que tu as de larmes dans le corps, ce n'est pas cela qui les ferait revenir. Puisque son pere a vendu aux nouveaux maitres, c'est une affaire faite, et tes larmes n'y peuvent rien, n'est-ce pas? Moi aussi, je regrette bien M. et Mme de Berne, et tu ne me vois pourtant pas pleurer..." Mme Anfry fut interrompue par le claquement d'un fouet et une voix forte qui appelait: "Hola! le concierge! Personne ici?" Mme Anfry accourut; un domestique a cheval et en livree etait a la grille fermee. "C'est vous qui etes concierge, ici? Tenez la grille ouverte; M. le comte arrive dans cinq minutes, dit-il d'un air insolent. --Oui, Monsieur, repondit Mme Anfry en saluant. --Tout est-il en etat au chateau? --Dame! Monsieur, j'ai fait de mon mieux pour satisfaire les maitres, repondit timidement Mme Anfry. --C'est bon, c'est bon", reprit le domestique en fouettant son cheval. Mme Anfry ouvrit la grille tout en suivant des yeux le domestique, qui galopait vers le chateau. "Il n'est guere poli, celui-la, murmura-t-elle; il aurait pu tout de meme parler plus honnetement. Blaise, mon garcon, continua-t-elle plus haut, cours au chateau et previens ton pere que les nouveaux maitres arrivent, qu'il vienne vite me rejoindre pour les recevoir a la grille. --Ou le trouverai-je, maman? dit Blaise. --Dans les chambres du chateau, qu'il arrange et nettoie depuis ce matin; va, mon garcon, va vite." Blaise partit en courant; il entra dans le vestibule, ou il trouva cinq ou six domestiques qui allaient et venaient d'un air effare. "Halte-la, petit! lui cria un des domestiques; les blouses ne passent pas. Qui demandes-tu? --Je cherche mon pere, Monsieur, pour recevoir les maitres, repondit Blaise. Maman m'a dit qu'il etait au chateau." Et Blaise voulut entrer dans l'appartement; le domestique le saisit par le bras: LE DOMESTIQUE Je t'ai dit, gamin, qu'on ne passait pas en blouse. Ton pere n'est pas au chateau; ce n'est pas sa place ni la tienne non plus. Va le chercher ailleurs. BLAISE Mais pourtant maman m'a dit... LE DOMESTIQUE Vas-tu finir et t'en aller, raisonneur! Si tu ajoutes un mot, je t'epoussetterai les epaules du manche de mon plumeau." Le pauvre Blaise se retira le coeur un peu gros, et retourna tristement a la grille, ou l'attendait sa mere. "Ils n'ont pas voulu me laisser entrer, maman; ils ont dit que papa n'etait pas au chateau, et que je n'y pouvais pas entrer en blouse. Du temps de M. Jacques, j'y entrais bien, pourtant. --Je crains que tu n'aies devine juste, mon pauvre Blaise, dit Mme Anfry en soupirant. On dit: _tels maitres, tels valets_. Les valets ne sont pas bons, il se pourrait que les maitres ne le fussent pas non plus... Comment allons-nous faire? Ils ne seront pas contents si ton pere n'est pas ici pour les recevoir. Un concierge doit etre a sa grille. BLAISE Voulez-vous que je retourne au chateau, maman? Je le trouverai peut-etre aux ecuries. MADAME ANFRY Trop tard, mon ami, trop tard; j'entends claquer des fouets. Ce sont les maitres qui arrivent." Comme elle achevait ces mots, elle vit accourir Anfry, essouffle et suant, juste au moment ou un nuage de poussiere annoncait l'approche de la voiture de poste. Anfry se placa, le chapeau a la main, d'un cote de la grille; Mme Anfry se rangea avec Blaise de l'autre cote: la berline attelee de quatre chevaux de poste apparut, tourna au galop et enfila l'avenue du chateau. Elle passa si rapidement que Blaise eut a peine le temps d'apercevoir un monsieur et une dame au fond de la voiture, un petit garcon et une petite fille sur le devant. Ils passerent sans repondre aux reverences de Mme Anfry et aux saluts du concierge; la petite fille seule salua. Quand la voiture fut hors de vue, le mari et la femme se regarderent d'un air chagrin; ils fermerent lentement la grille, rentrerent sans mot dire dans leur maison et s'assirent pres d'une table sur laquelle etait prepare leur frugal diner. Blaise vint les rejoindre et, de meme que ses parents, se placa silencieusement pres de la table. "Mon ami, dit enfin Mme Anfry, comment trouves-tu les domestiques des nouveaux maitres? --Mauvais, repondit Anfry; grossiers, mauvaises langues. Mauvais, repeta-t-il en soupirant. MADAME ANFRY Blaise craint que les maitres ne soient guere meilleurs. ANFRY Cela se pourrait bien! Ce ne sera pas comme avec les anciens qui n'y sont plus. Blaise, mon garcon, ajouta-t-il en se tournant vers lui, ne va pas au chateau; n'y va que si on te demande, et restes-y le moins possible. BLAISE C'est bien ce que je compte faire, papa; je n'ai pas du tout envie d'y aller. Quand mon cher petit M. Jacques y demeurait, c'etait bien different; je l'aimais et il voulait toujours m'avoir... Je ne le reverrai peut-etre jamais! Mon Dieu! mon Dieu! que c'est donc triste d'aimer des gens qui vous quittent." Et le pauvre Blaise versa quelques larmes. ANFRY Allons, Blaise, du courage, mon garcon! Qui sait? tu le reverras peut-etre plus tot que tu ne penses. M. de Berne m'a bien promis qu'il tacherait de me placer dans son autre terre, ou il va habiter. BLAISE Et puis il la vendra encore, et il nous faudra encore changer de maitres. ANFRY Mais non; tu ne sais pas et tu parles comme si tu savais. L'autre terre est une terre de famille, qui ne doit jamais etre vendue; tandis que celle-ci etait de la famille de Madame, et ils ne pouvaient pas habiter deux terres a la fois. Est-ce vrai? --A quoi sert de parler de tout cela? dit Mme Anfry. Mangeons notre diner; veux-tu du fromage, Blaisot, en attendant la salade aux oeufs durs?" Blaise accepta le fromage, puis la salade, et, tout en soupirant, il mangea de bon appetit, car, a onze ans, on pleure et on mange tout a la fois. Le reste du jour se passa tranquillement pour la famille du concierge; personne ne les demanda. Quand la nuit fut venue, ils mirent les verrous a la grille, le concierge fit sa tournee pour voir si tout etait bien ferme, et il rentra pour se coucher. Sa femme et son fils dormaient deja profondement. II PREMIERE VISITE AU CHATEAU "M. le comte demande le concierge", dit d'une voix imperieuse un des domestiques du chateau. C'etait de grand matin. Mme Anfry faisait son menage, Blaise nettoyait la vaisselle, et Anfry etait alle scier du bois pour les fourneaux de la cuisine et de la lingerie. Le domestique avait ouvert bruyamment la porte et restait sur le seuil; il regardait le modeste mobilier du concierge. "Votre mobilier ne fait pas honneur a vos anciens maitres, dit le valet en ricanant; si M. le comte passait par ici, il vous ferait bien vite changer tout cela. --Qu'est-ce que vous trouvez a mon mobilier qui parle contre les anciens maitres? repondit vivement Mme Anfry. Est-ce qu'il y manque quelque chose? Tout n'est-il pas en bon etat? C'etait de bons maitres, ceux qui n'y sont plus, et je n'en demande pas de meilleurs au bon Dieu. LE DOMESTIQUE Ha! ha! le bon Dieu! Comme s'il se melait d'un concierge et de son mobilier. MADAME ANFRY Le bon Dieu se mele de tout, et d'un pauvre concierge tout comme d'un prince et d'un roi; et je n'entends pas qu'on se raille du bon Dieu chez moi, entendez-vous bien! LE DOMESTIQUE Voyons, voyons, Madame la concierge, il ne faut pas vous emporter pour un mot dit en plaisanterie; mais M. le comte demande le concierge et je ne le vois pas ici. MADAME ANFRY Il est au chateau a scier du bois; allez le chercher la-bas, vous lui ferez la commission. LE DOMESTIQUE Si vous y envoyiez votre garcon, cela me donnerait le temps d'aller faire un tour au village et de faire connaissance avec les cafes. MADAME ANFRY. Mon garcon n'a que faire au chateau; on lui a dit hier qu'on n'y entrait pas en blouse; il ne se mettra pas en prince pour y aller, et il n'ira pas. LE DOMESTIQUE. Vous etes maussade, Madame la concierge; mais prenez-y garde, on pourrait bien chercher a vous remplacer et a vous faire partir. MADAME ANFRY Comme vous voudrez. Si les maitres sont comme les valets, je ne tiens pas a y rester; nous sommes connus dans le pays, et nous ne manquerons pas de travail ni de place, mon mari et moi." Le domestique vit qu'il n'y avait rien a gagner en continuant la conversation; il se retira en grommelant, et remonta lentement l'avenue du chateau. Il trouva le concierge au bucher, comme le lui avait dit Mme Anfry. "M. le comte vous demande, lui dit-il brusquement. --Je ne suis guere en toilette pour me presenter chez M. le comte, repondit Anfry. --Puisqu'il vous demande, c'est qu'il vous veut comme vous etes, reprit le domestique d'un ton bourru. --C'est vrai", se borna a repondre Anfry. Et, laissant son travail, il remit sa veste, secoua la poussiere de ses pieds, et se dirigea vers le chateau. "Ou allez-vous? lui dit rudement un domestique qui balayait l'escalier. --M. le comte m'a fait demander. --Est-ce bien sur?... Passez alors, quoique vous soyez bien mal vetu pour paraitre devant M. le comte. --Qu'a cela ne tienne; j'aime autant ne pas y aller." Et Anfry se mit a redescendre l'escalier qu'il avait monte a moitie. "Mais non, je ne dis pas cela. Puisque M. le comte vous a demande, c'est qu'il veut vous voir. --Alors, gardez vos reflexions pour vous", dit Anfry en remontant l'escalier. Il arriva a la porte du comte de Trenilly et frappa discretement. "Entrez!" lui cria-t-on. Anfry entra; il vit un homme de trente-cinq a trente-six ans, d'assez belle apparence, l'air hautain, mais le regard assez doux. Anfry salua; le comte repondit par un leger signe de tete. "Vous avez des enfants? dit-il d'un ton bref. ANFRY Un seul, monsieur le comte. LE COMTE Garcon ou fille? ANFRY Garcon. LE COMTE Quel age? ANFRY Onze ans. LE COMTE Envoyez-le au chateau. ANFRY Pour quel service, Monsieur le comte? LE COMTE Pour le mien, parbleu, puisque je vous dis de me l'envoyer. ANFRY Pardon, Monsieur le comte, mais je ne comprends pas comment mon garcon de onze ans pourrait faire le service de Monsieur le comte. Et s'il faut tout dire, je n'aimerais pas a le mettre en contact avec vos gens. LE COMTE Et pourquoi, s'il vous plait? Le fils de mon concierge est-il trop grand seigneur pour se trouver avec mes gens? ANFRY Au contraire, Monsieur le comte, il ne serait pas assez grand seigneur pour eux; ils l'ont chasse hier, ils le chasseraient bien encore. --Je voudrais bien voir cela, s'ecria le comte avec colere, quand ce serait par mon ordre qu'il viendrait ici. ANFRY Enfin, Monsieur le comte, mon garcon pourrait voir et entendre des choses qui me feraient de la peine en lui faisant du mal, et j'aime autant qu'il reste a la maison et qu'il n'entre pas au chateau." Le comte fut etonne de cette resistance. Il regarda attentivement le concierge et parut frappe de l'air decide, mais franc, ouvert et honnete, qui donnait a toute sa personne quelque chose qui commandait le respect. Il hesita quelques instants, puis il reprit d'un ton plus doux: "C'etait pour mon fils que je vous demandais le votre; mais peut-etre avez-vous raison... Quand mon fils voudra jouer avec votre garcon, il ira le chercher chez vous. Au revoir, ajouta-t-il en faisant de la main un geste d'adieu. Quel est votre nom? --Anfry, Monsieur le comte, a votre service, quand il vous plaira." Anfry sortit, redescendit l'escalier et fut arrete dans le vestibule par des domestiques, curieux de savoir ce que leur maitre avait pu vouloir a un homme d'aussi petite importance qu'un concierge de chateau; Anfry leur repondit brievement, sans s'arreter, et rentra chez lui. Blaise etait devant la grille; il epoussetait et nettoyait quand son pere rentra. "As-tu vu le garcon de M. le comte? lui demanda Anfry. BLAISE Non, papa; je n'ai vu personne, qu'un domestique, qui est venu me dire d'aller voir M. Jules. ANFRY Tu n'y as pas ete, j'espere bien? BLAISE Non, papa, vous me l'aviez defendu; d'ailleurs, je n'ai guere envie de lier connaissance avec ce M. Jules. Je me figure qu'il ne doit pas etre bon. --Tu pourrais avoir raison; travaille, va a l'ecole, ce sera mieux pour toi que courailler et paresser toute la journee. En attendant, va me chercher ma serpe que j'ai laissee au bucher; il y a des branches qui avancent sur la grille et qui genent pour l'ouvrir. Je veux les couper." Blaise, toujours prompt a obeir, partit en courant; il entra au bucher et y trouva Jules de Trenilly, qui essayait de couper des rognures de bois avec la serpe, qu'il avait ramassee. "Voulez-vous me donner cette serpe, Monsieur? lui dit Blaise poliment. JULES Elle n'est pas a toi, je ne te la rendrai pas. BLAISE Pardon, Monsieur, elle est a papa; il m'a envoye pour la chercher. JULES Je te dis que j'en ai besoin; laisse-moi tranquille. BLAISE Mais papa en a besoin aussi, je dois la lui rapporter. JULES Vas-tu me laisser tranquille; tu m'ennuies." Blaise insista encore pour avoir sa serpe; Jules continuait a la refuser; Blaise s'approcha pour la retirer des mains de Jules, qui se mit en colere et menaca de la lancer a la tete de Blaise. Il fit, en effet, le mouvement de la jeter; la serpe, trop lourde, retomba sur son pied et lui fit une entaille au soulier, au bas et a la peau; Jules se mit a crier; Michel, le garcon d'ecurie, accourut et s'effraya en voyant du sang au pied de son jeune maitre. "Comment vous etes-vous blesse, Monsieur Jules? lui demanda-t-il. JULES, _criant_ C'est ce mechant garcon qui m'a fait mal. Il m'a coupe avec la serpe. MICHEL, _avec rudesse_ Mechant garnement! que viens-tu faire ici? Tu es le fils du concierge; va a ta niche et n'en sors pas... Ne pleurez pas, pauvre Monsieur Jules; nous allons bien faire gronder ce mauvais sujet qui vous a fait mal. JULES Tu diras, Michel, qu'il m'a donne un coup de serpe. MICHEL Mais est-ce bien vrai? Je n'ai rien vu, moi. JULES C'est egal, dis toujours, puisque c'est sa faute; si tu ne veux pas, je dirai que c'est toi, et je te ferai chasser. MICHEL Non, non, Monsieur Jules, non, non, il ne faut pas me faire chasser; je dirai comme vous me l'ordonnez." Et Michel prit Jules dans ses bras et l'emporta au chateau. Le pauvre Blaise etait reste immobile, stupefait. Enfin il ramassa la serpe et se dit: "Faut-il que ce garcon soit mechant! Je vais vite tout raconter a papa, pour qu'il connaisse la verite et qu'il sache bien que ce n'est pas moi qui l'ai blesse." Il courut vers la grille; son pere l'attendait avec impatience. "Tu y as mis du temps, mon garcon, dit-il en recevant la serpe. Qu'est-ce qui t'a retenu si longtemps?" Blaise, tout essouffle, raconta a son pere ce qui s'etait passe; il avait a peine termine son recit, que M. de Trenilly parut en haut de l'avenue, marchant d'un pas precipite vers la grille. "Anfry! cria-t-il avec colere, amenez-moi ce petit drole, qui s'est cache dans la maison quand il m'a apercu." Anfry marcha seul vers M. de Trenilly. "Monsieur le comte, dit-il le chapeau a la main, je crois savoir ce qui vous amene ici, et je sais que mon fils n'est pas coupable de ce qui est arrive. M. DE TRENILLY Comment, pas coupable? Mon fils a au pied une grande entaille que lui a faite votre garcon avec sa serpe, et vous trouvez qu'il n'est pas coupable? ANFRY Ce n'est pas mon garcon, c'est le votre qui se l'est faite lui-meme. M. DE TRENILLY Ceci est trop fort, par exemple! Me faire croire que mon fils s'est coupe pour le plaisir d'avoir une plaie et d'en souffrir pendant huit jours. ANFRY Non, Monsieur le comte, mais par imprudence et par colere." Alors Anfry raconta a M. de Trenilly ce que venait de lui apprendre Blaise. "Faites-le venir, dit M. de Trenilly, je veux l'entendre raconter a lui-meme." Anfry alla chercher Blaise, qu'il trouva blotti derriere un rideau. ANFRY Allons, Blaisot, viens parler a M. le comte; il veut que tu lui racontes ce qui s'est passe avec M. Jules. BLAISE Oh! papa, j'ai peur. Il a l'air en colere; il va me battre. ANFRY Te battre! Sois tranquille, mon garcon, je suis la, moi; s'il fait mine de te toucher, je t'emmene et nous quitterons la maison, seulement le temps d'emporter nos effets." Blaise sortit de sa cachette et, tout tremblant, suivit son pere, qui l'emmena devant M. de Trenilly. Blaise n'osait lever les yeux; M. de Trenilly le regardait avec colere. "Raconte-moi comment mon fils a recu sa blessure, dit-il enfin avec durete. BLAISE Il ne voulait pas me rendre la serpe que papa m'avait envoye chercher, Monsieur; j'ai insiste, il s'est fache, il a voulu m'en donner un coup; la serpe est lourde, elle est retombee malgre lui et l'a blesse au pied. M. DE TRENILLY Tu mens! je te dis que tu mens! BLAISE, _vivement_ Non, Monsieur, je ne mens pas; je ne mens jamais. Si j'avais blesse M. Jules, je l'aurais dit sans attendre qu'on me le demandat." L'honnete indignation de Blaise parut faire impression sur M. de Trenilly; il regarda alternativement Blaise et Anfry, et s'en alla en se disant a mi-voix: "C'est singulier! Il a l'air franc et honnete; mais pourquoi Jules aurait-il fait ce conte, et pourquoi Michel l'aurait-il soutenu?... C'est ce que je vais tacher de me faire expliquer..." Quand il fut parti, Anfry rentra avec Blaise et lui repeta la defense d'aller au chateau sans necessite. III LA REPARATION ET LA RECHUTE Huit jours apres, Blaise etait dans le jardin avec son pere; ils bechaient tous deux une plate-bande de salades, lorsque la voix de M. de Trenilly se fit entendre; il appelait Anfry. "Me voici, Monsieur le comte", repondit Anfry; et il courut vers le comte, qui tenait Jules par la main. "Anfry, dit le comte, voici Jules qui vient faire ses excuses a votre garcon pour ce qui s'est passe la semaine derniere: votre garcon avait raison, c'est Michel qui a menti; Jules s'est blesse lui-meme, il l'a avoue, et il est bien fache d'avoir accuse a tort votre garcon; de peur d'etre gronde pour avoir touche la serpe, il a fait un mensonge et une mechancete, mal conseille par Michel, que j'ai renvoye de mon service et qui est retourne dans son pays; Jules ne recommencera pas, il me l'a bien promis. Jules, va chercher Blaise; tu le lui diras toi-meme." Jules alla a pas lents dans le potager ou travaillait Blaise; il etait honteux des excuses que son pere lui avait ordonne de faire, et il ne savait de quelle maniere commencer. Il restait immobile et silencieux devant Blaise, qui le regardait d'un air surpris. "Qu'y a-t-il pour votre service, Monsieur Jules? lui demanda-t-il enfin. --Rien, repondit Jules. --Mais puisque vous etes venu ici pres de moi, Monsieur Jules, c'est que vous avez besoin de moi. --Non, repondit Jules. BLAISE Alors je vais me remettre a becher, sauf votre respect, Monsieur Jules. Papa n'aime pas que je perde mon temps. JULES, _avec embarras_ Blaise! BLAISE Monsieur Jules. JULES, _tres embarrasse_ Blaise!... Je suis venu... Papa m'a dit... Je ne sais pas comment dire... Je veux..., non, je dois... te demander pardon. BLAISE, _avec surprise_ A moi, pardon! et de quoi donc? JULES Pour l'autre jour..., la serpe... Michel..., tu te souviens bien? BLAISE Ah! pour le mensonge! Tiens, je n'y pensais plus. Je ne vous en veux pas bien sur, Monsieur Jules, et je suis bien fache que vous ayez pris la peine de faire des excuses. C'est juste, a la verite, mais cela coute, et je vous en remercie." Jules, enchante de se trouver debarrasse de cette tache penible, releva la tete, qu'il avait tenue baissee, et, regardant la bonne figure rejouie de Blaise, il lui proposa de venir jouer avec lui au chateau. BLAISE Cela, c'est impossible, Monsieur Jules, car papa m'a defendu d'y aller. JULES Pourquoi donc? BLAISE Il dit que ce n'est pas ma place, que je ne dois pas m'habituer a faineanter, mais a l'aider par mon travail. JULES Oh! que c'est ennuyeux! Attends, je vais le demander a papa." Jules courut a M. de Trenilly et lui demanda la permission d'emmener Blaise. LE COMTE Je ne demande pas mieux, mon ami, je suis bien aise que tu joues avec Blaise, qui me semble etre un bon et brave garcon. JULES C'est que son pere veut qu'il travaille, et ne veut pas qu'il vienne au chateau. LE COMTE Son pere a raison, mais il lui donnera bien un conge pour terminer votre raccommodement.--Nous donnez-vous Blaise pour l'apres-midi, Anfry; nous vous le renverrons ce soir. ANFRY Je n'ai rien a refuser a Monsieur le comte, pourvu que Blaise ne gene pas. Je vais l'amener tout a l'heure, quand il sera nettoye et qu'il aura change de vetements. LE COMTE Pourquoi faire, changer de vetements? Laissez-lui sa blouse; ce n'est pas fete aujourd'hui. ANFRY C'est fete pour lui, Monsieur le comte, puisque c'est la premiere fois qu'il est admis pres de Monsieur le comte et de M. Jules. Mais, puisque Monsieur le comte l'aime mieux ainsi, il ira en blouse." Et il alla au jardin, ou Blaise bechait toujours. "Blaisot, va te debarbouiller les mains et le visage, et donner un coup de peigne a tes cheveux. Tu vas accompagner M. Jules et jouer avec lui au chateau." Blaise rougit, moitie de peur et moitie de plaisir, et courut se debarbouiller au baquet. Quand il fut lave, peigne, il alla rejoindre Jules et le comte, qui l'attendaient dans l'avenue. Ils marchaient devant; Blaise suivait; il n'etait pas a son aise, il n'osait parler, et il aurait voulu pouvoir retourner a sa beche et a son jardin. En arrivant au perron, ils trouverent la comtesse avec sa fille qui les attendaient. "Vous amenez Blaise! dit la comtesse en s'avancant vers eux. Je suis bien aise de le connaitre; on m'a dit du bien de lui. N'aie pas peur, petit, ajouta-t-elle, Helene ne te mangera pas, et Jules sera content de jouer avec un garcon de son age. --Je n'ai pas peur, Madame, dit Blaise; seulement je ne suis pas a mon aise. --Eh bien, tu vas t'y mettre en nous aidant a becher et a arranger notre jardin, Blaise, dit Helene avec un sourire aimable. Venez avec moi, Jules et Blaise, et mettons-nous a l'ouvrage." Et, passant entre eux deux, elle les prit chacun par la main et courut vers un petit jardin que M. de Trenilly leur avait fait arranger pres du chateau. "Mais il n'y a rien dans votre jardin, dit Blaise. HELENE C'est precisement pour cela que nous voulons l'arranger: tu vas nous aider. BLAISE Qu'est-ce que vous voulez y mettre: des fleurs ou des legumes? --Des fleurs! s'ecria Helene; j'aime tant les fleurs! --Des legumes! s'ecria Jules! les fleurs m'ennuient. HELENE Des fleurs seraient bien plus jolies et viendraient plus vite. JULES Des legumes sont bien plus utiles; d'ailleurs, je veux des legumes, et si tu mets des fleurs; je les arracherai. HELENE. Fais comme tu voudras; je sais qu'il faut toujours te ceder. BLAISE. Pourquoi faut-il que vous cediez, Mademoiselle? HELENE Pour ne pas etre battue par lui et grondee par papa, qui croit tout ce que Jules lui dit. JULES Allons, vite a l'ouvrage! Bechez, ratissez, pendant que je vais chercher des graines au jardin." Blaise avait envie de resister a Jules et de soutenir Helene; mais il n'osa pas, et, prenant une beche, il se mit a l'ouvrage avec une telle ardeur que le jardin fut retourne en moins d'une demi-heure; Helene l'aidait, mais moins vivement. Jules revint avec un sac plein de graines de toute espece de legumes. "Voila, dit-il, des choux-fleurs, des pois, des radis, des asperges, des navets, des carottes, des laitues, des cardons, des epinards... BLAISE Mais, Monsieur Jules, tout cela doit etre seme sur couche et repique quand c'est leve. JULES Du tout, du tout, je ne veux pas; je veux semer les graines dans mon jardin. BLAISE Comme vous voudrez, Monsieur Jules; mais il faudra les attendre bien longtemps. JULES C'est egal, je veux les semer; j'aime mieux attendre." Helene ne disait rien; elle etait habituee aux caprices de son frere; sa bonte et sa douceur la portaient a toujours lui ceder pour eviter les disputes. Blaise hochait la tete, mais se taisait, voyant Helene consentir de bonne grace a sacrifier les fleurs qu'elle avait desirees. Avec sa beche il fit des trainees de petites rigoles, dans lesquelles Jules semait la graine. BLAISE Qu'avez-vous seme par ici, Monsieur Jules? JULES Je n'en sais rien; j'ai tout mele. HELENE Mais comment sauras-tu ou sont les radis, les choux-fleurs, les carottes, et le reste? JULES Je les reconnaitrai bien en les mangeant. HELENE Mais quand nous voudrons manger des radis, comment les trouverons-nous? JULES Ah! je n'en sais rien! Tu m'ennuies avec tes raisonnements. BLAISE Ecoutez, Monsieur Jules, vous n'etes pas raisonnable; ce ne sera pas un jardin, cela; on n'y verra rien pendant plus d'une quinzaine. Laissez votre soeur y mettre quelques fleurs. JULES, _frappant du pied_ Non, non, non, je ne veux pas; je n'aime pas les fleurs, et je n'en mettrai pas." Helene etait rouge; elle avait envie de pleurer, Blaise en eut pitie et lui dit: "Ne vous affligez pas, Mademoiselle, je vous arrangerai un autre jardin, et je vous y planterai de belles fleurs toutes venues. HELENE Merci, Blaise, tu es bien bon. JULES Et moi! je suis donc mauvais, moi? HELENE Tu n'es pas mauvais, mais Blaise est tres bon. JULES, _avec colere_ Je ne veux pas que Blaise soit meilleur que moi; je ne veux pas que tu le dises. HELENE Je ne le dirai pas si cela te contrarie, mais... JULES, _de meme_ Mais quoi? HELENE Mais... Blaise est tres bien." Jules se mit a crier, a taper des pieds; il courut pour battre Helene; elle se sauva; il s'elanca sur Blaise, qui esquiva le coup en sautant lestement de cote. Jules tomba sur le nez et redoubla ses cris; la bonne d'Helene accourut. "Qu'y a-t-il? pourquoi ces cris? JULES, _pleurant_ Blaise est mechant; il veut arracher mes legumes pour mettre des fleurs; ils disent que je suis mechant; c'est lui qui est mechant, il veut arracher mes legumes. LA BONNE Pourquoi contrariez-vous M. Jules, et comment osez-vous lui arracher ses legumes, Blaise? BLAISE Je vous assure, Madame, que je ne veux rien arracher, et que je ne veux pas contrarier M. Jules. C'est lui-meme qui se contrarie. LA BONNE C'est cela! toujours la meme chanson! C'est M. Jules qui se fait pleurer lui-meme, n'est-ce pas?" Blaise voulut repondre, mais la bonne ne lui en laissa pas le temps; elle le saisit par le bras, le fit pirouetter et lui ordonna de s'en aller chez lui et de ne plus revenir. Blaise partit sans mot dire, se promettant bien de refuser a l'avenir toute invitation du chateau. IV LE CHAT-FANTOME Blaise etait courageux; il n'avait pas peur de l'obscurite, et, quand il faisait beau, il aimait a se promener tout seul, le soir, dans les prairies traversees par un joli ruisseau. Qu'est-ce qui lui plaisait tant dans la prairie? D'abord il etait seul, il allait ou il voulait; ensuite, en suivant le chemin qui bordait le ruisseau, il voyait une longue rangee de fours a platre creuses dans la montagne qui borde les pres et la grande route. Ces fours etaient en feu tous les soirs; il en sortait des gerbes d'etincelles; les hommes occupes a enfourner du bois dans ces brasiers lui semblaient etre des diables au milieu des flammes de l'enfer. Un autre enfant aurait eu peur, mais Blaise n'etait pas si facile a effrayer; il s'arretait et regardait avec bonheur ces feux allumes, ces longues trainees d'etincelles, ces hommes armes de fourches attisant le feu. Il suivait tout doucement la riviere jusqu'au moulin, dont il traversait la cour pour revenir par la grande route, en longeant les fours a chaux. Quelques jours apres sa premiere visite au chateau, Blaise se preparait a faire sa promenade favorite, lorsqu'il vit accourir Jules. "Blaise! Blaise! lui cria-t-il, veux-tu venir jouer avec moi? Je suis seul, je m'ennuie. --Merci, Monsieur Jules, repondit Blaise, je vais me promener dans la prairie; je ne veux pas venir chez vous, pour que vous inventiez encore quelque histoire qui me fasse gronder! JULES Oh! Blaise, je t'en prie, viens; je serai tres bon, je ne dirai rien du tout a personne. BLAISE Non, Monsieur Jules, j'aime mieux me promener que jouer. JULES Alors j'irai avec toi. BLAISE Je ne veux pas vous emmener sans la permission de votre papa, Monsieur Jules. JULES Laisse donc! quelle sottise! Crois-tu que papa et maman me tiennent en laisse comme un chien de chasse? Je veux aller avec toi, et j'irai." Blaise, ne pouvant empecher Jules de l'accompagner, se decida a le laisser venir, et ils partirent ensemble, Jules enchante de sortir du jardin, qui l'ennuyait, et Blaise ennuye d'avoir Jules pour compagnon. La lune commencait a se lever et a eclairer le sentier. Les fours etaient tous allumes; Jules eut peur d'abord; mais les explications de Blaise le rassurerent; il ne se lassait pas de regarder les fours et les hommes travaillant a entretenir le feu. Ils arriverent ainsi au moulin. Blaise voulut ouvrir la grille pour traverser la cour, comme il en avait l'habitude; deux enormes dogues accoururent en aboyant des qu'il mit la main sur la grille; ils montraient deux rangees de dents formidables. Jules eut peur; Blaise appela, personne ne repondit; il passa la main dans les barreaux de la grille pour les flatter et obtenir passage; les chiens s'elancerent sur la grille et chercherent a mordre la main, que Blaise retira promptement. Comment revenir sans passer par le meme chemin? Il y en avait bien un autre, mais Blaise n'aimait pas a le prendre, parce qu'il longeait le cimetiere du village; le grand-pere, la grand'mere de Blaise y etaient enterres, et, quand il passait devant leur tombe, il avait du chagrin. BLAISE Il faut que nous revenions sur nos pas, Monsieur Jules; les chiens gardent le passage; ils nous devoreraient si nous entrions dans la cour. JULES C'est ennuyeux de revenir par le meme chemin; je voudrais passer pres des fours a chaux. BLAISE Il y a bien un moyen, Monsieur Jules, mais vous allez avoir peur. JULES Pourquoi? Y a-t-il du danger? BLAISE Aucun danger, Monsieur, si vous n'avez pas peur. JULES Dis-moi vite; qu'est-ce que c'est? BLAISE Ce serait de traverser le cimetiere; nous nous retrouverons sur la grande route, juste a l'endroit ou commencent les fours. JULES Avec toi je n'aurai pas peur; marche en avant. BLAISE Marchons un peu lestement pour etre plus tot arrives." Ils prirent le chemin du cimetiere, situe derriere le moulin. Ils marchaient et approchaient rapidement. Les yeux fixes sur le mur et sur la porte du cimetiere, Jules sentait battre son coeur; ses grands yeux ouverts ne quittaient pas le mur blanc, lorsqu'il s'arreta et poussa un cri de terreur; sa main s'allongea involontairement vers le cimetiere et designa l'objet qui le terrifiait. Blaise regarda Jules avec surprise, suivit la direction de la main, vit une grande forme blanche, un fantome qui s'elevait lentement au-dessus du mur, et qui resta immobile quand sa tete et le haut de son corps eurent depasse le mur. Jules cria; le fantome tourna vers lui des yeux flamboyants. Jules tremblait de tous ses membres; Blaise n'etait pas trop rassure et restait immobile comme le fantome; il rassembla enfin tout son courage et fit le signe de la croix. Le fantome ne bougea pas. "Ce n'est pas un mechant fantome, Monsieur Jules, car s'il avait ete un mauvais esprit, le signe de la croix l'aurait fait fuir. En tout cas, je vais lui jeter une pierre." Et Blaise, se baissant, ramassa une grosse pierre aigue et la lanca de toute sa force et avec une grande adresse a la tete du fantome, qui poussa une espece de hurlement effroyable et vint tomber au pied du mur, en dehors du cimetiere; il se roula par terre en continuant ses cris. Blaise crut reconnaitre des miaulements de chat, et voulut courir a lui pour s'en assurer; mais Jules, pale et tremblant, le tenait par sa blouse et l'empechait d'avancer. BLAISE Lachez-moi donc, Monsieur Jules, laissez-moi aller voir. JULES Non, tu n'iras pas; je ne veux pas que tu me laisses seul; j'ai peur, j'ai peur du fantome. BLAISE C'est precisement ce que je veux aller voir; ce n'est pas un fantome, je crois que c'est un chat. Venez avec moi si vous avez peur de rester seul. JULES Non, non, je ne veux pas y aller. --Alors, faites comme vous voudrez", dit Blaise, et, donnant une secousse pour arracher sa blouse des mains, de Jules, il courut vers la forme blanche etendue par terre. Jules aimait mieux encore approcher du fantome avec Blaise que de rester seul; il courut apres lui et le rejoignit au moment ou Blaise, s'etant baisse, poussa un cri en faisant un saut en arriere; il s'etait senti egratigne. Jules se trouvait tout pres de lui; le saut de Blaise le fit trebucher, et il alla tomber sur le fantome qui, poussant un dernier hurlement, griffa le visage de Jules comme il avait fait de la main de Blaise. La terreur de Jules fut a son comble; il voulut crier, sa voix ne put sortir de son gosier; il voulut se lever, la force lui manqua, et il resta a terre prive de sentiment. Dans le premier moment de surprise, Blaise ne songea pas a Jules, et il examina la forme etendue devant lui; la lune venant il sortir de derriere un nuage, il vit distinctement un chat blanc d'une grosseur extraordinaire. C'etait lui qui avait grimpe sur le mur du cimetiere; la demi-obscurite l'avait fait paraitre encore plus gros et plus blanc, et avait donne a sa tete et a son corps l'apparence d'une tete et d'epaules d'homme. Blaise vit avec chagrin que le pauvre animal avait un oeil hors de la tete et un cote du crane brise; ses convulsions avaient cesse; il ne remuait plus. "Voyons, Monsieur Jules, dit Blaise en repoussant le chat, continuons notre route; je n'ai pas fait de bonne besogne en lancant ma pierre; je vais demander aux ouvriers des fours a platre a qui appartient cet animal. Eh bien, Monsieur Jules, vous ne venez pas?" Et, se retournant vers Jules, il l'apercut etendu par terre, pale et sans mouvement. "Ah! mon Dieu! qu'est ce qu'il a donc? Il a perdu connaissance! Que vais-je faire de lui, mon Dieu! Aussi pourquoi l'ai-je laisse venir avec moi; ces enfants de chateau, c'est poltron comme tout; je vous demande un peu, la! Y avait-il de quoi s'evanouir, s'effrayer seulement?" Le pauvre Blaise etait bien embarrasse: il lui soufflait sur la figure, lui tapait le dedans des mains, lui jetait de l'eau sur le visage. Enfin Jules soupira, fit un mouvement; Blaise lui souleva la tete; il ouvrit les yeux, regarda autour de lui, apercut le chat blanc etendu par terre, fut saisi de frayeur et voulut s'eloigner. "N'ayez pas peur, Monsieur Jules, c'est un chat, rien qu'un pauvre chat, que j'ai tue d'un coup de pierre, et qui, avant de mourir, s'est venge sur votre joue et sur ma main." Jules, un peu rassure, se leva lentement et saisit la main de Blaise pour s'eloigner au plus vite de ce chat qu'il avait pris pour un fantome, et qui lui avait occasionne une si grande frayeur. "Attendez, Monsieur Jules, dit Blaise; laissez-moi emporter le mort, pour que je le fasse reconnaitre par quelqu'un. Un beau chat, ajouta-t-il en le ramassant. JULES Par ou allons-nous donc passer pour aller a la route? BLAISE Par le cimetiere, puisqu'il n'y a pas d'autre chemin. Nous ne pouvons pas aller par la cour du moulin, les chiens nous barrent le passage. JULES Je ne veux point passer par le cimetiere..., non, non..., je ne le veux pas, j'ai trop peur. BLAISE De quoi donc auriez-vous peur, Monsieur Jules, puisque vous voyez que notre fantome n'en est pas un? Ce n'etait qu'un chat. JULES Je veux retourner par le chemin de la riviere, par lequel nous sommes venus. BLAISE Et les fours a chaux, donc, nous ne passerons pas devant? C'est le plus joli de la promenade. JULES Non, je ne veux pas y aller; je veux rentrer tout de suite. Si tu ne viens pas avec moi, je vais crier si fort que je vais faire accourir tout le monde. BLAISE Ah bien! ce serait honteux pour vous de crier pour rien du tout. Mais, tout de meme, comme on pourrait croire que c'est moi qui vous fais crier, il faut bien que je m'en retourne avec vous, et que je laisse mon chat sans demander a qui il appartient." Et Blaise, pas trop content de renoncer aux fours a chaux, suivit Jules, qui marchait tres vite pour rentrer a la maison le plus tot possible. A cent pas de l'avenue du chateau ils rencontrerent Helene et sa bonne, qui les cherchaient de tous cotes. HELENE Ou as-tu ete, Jules? Maman n'est pas contente; elle a su que tu etais sorti avec Blaise; elle craint qu'il ne te soit arrive quelque accident; il est tres tard, nous devrions etre couches depuis longtemps; allons, mon frere, rentrons vite, tu vas etre gronde. JULES Ce n'est pas ma faute, c'est Blaise qui m'a emmene bien loin; il m'a mene dans des chemins dangereux, j'ai manque d'etre mange par des chiens enormes, et puis j'ai manque d'etre etrangle par les fantomes du cimetiere! HELENE Qu'est-ce que tu dis? Les fantomes du cimetiere! Tu sais bien qu'il n'y a pas de fantomes. BLAISE Ne l'ecoutez pas, Mademoiselle; en fait de fantomes, nous n'avons vu qu'un gros chat blanc monte sur le mur du cimetiere. Je l'ai malheureusement tue d'un coup de pierre. Et quant a emmener M. Jules, c'est bien lui qui a voulu absolument venir avec moi, et j'aurais mieux aime qu'il ne vint pas, j'ai tout fait pour l'empecher de m'accompagner. HELENE Jules, tu dis toujours sur Blaise des choses qui ne sont pas vraies; c'est tres mal; ne repete pas a maman ce que tu m'as dit, parce que tu ferais injustement gronder le pauvre Blaise. BLAISE Merci, Mademoiselle; je ne crains pas ce que M. Jules peut rapporter de moi, pourvu qu'il dise la verite." Helene ne repondit pas et soupira; elle savait que Jules mentait souvent, et elle craignait qu'il ne fit gronder le pauvre Blaise, qu'elle savait innocent. Mme de Trenilly etait descendue dans la cour pour avoir des nouvelles de Jules, dont elle etait inquiete; en le voyant revenir avec sa soeur, elle alla a eux et demanda avec inquietude ce qui l'avait retenu si longtemps. JULES Maman, c'est Blaise qui m'a emmene bien loin; j'avais tres peur, mais il ne voulait pas revenir, et m'a fait aller au cimetiere. LA COMTESSE Au cimetiere! Pour quoi faire? et qu'as-tu donc a ton habit? Le dos est plein de poussiere, comme si tu t'etais roule par terre. Serais-tu tombe? T'es-tu fait mal? JULES C'est Blaise qui m'a fait tomber en tuant un superbe chat blanc. LA COMTESSE Pourquoi a-t-il tue ce chat? Comment t'a-t-il fait tomber en le tuant? Il est donc mechant, ce Blaise? JULES Oui, maman, il est tres mechant et il ment souvent ou plutot toujours. --Maman, reprit Helene avec indignation, Blaise est tres bon et ne ment pas. C'est Jules qui ment et qui est mechant. Blaise m'a dit que Jules avait voulu absolument le suivre a la promenade, et il a tue ce chat parce qu'ils l'ont pris pour un fantome: mais il ne voulait pas le tuer, et il en est tres fache. LA COMTESSE Blaise peut mentir aussi bien que Jules. Pourquoi excuser un etranger pour accuser ton frere? HELENE Parce que je connais Jules, maman, et je sais qu'il ment souvent. LA COMTESSE Helene, toi qui pretends etre pieuse, sois plus charitable et plus indulgente pour ton frere. Montons au salon; je tacherai demain de savoir quel est le menteur, et je promets qu'il sera puni comme il le merite." Jules eut mieux aime que sa mere ne parlat plus de cette affaire; mais Helene, qui avait pitie du pauvre Blaise calomnie, fut au contraire satisfaite de la promesse de sa mere. En allant se coucher, elle reprocha a Jules sa mechante conduite; il repondit, comme a son ordinaire, par des injures et des coups de pied. Le lendemain, la comtesse alla seule chez Anfry; elle fit venir Blaise, qu'elle questionna beaucoup, et elle acquit la certitude de l'innocence de Blaise et de la mechancete de Jules; mais la crainte de rabaisser son fils en donnant raison a un petit paysan l'empecha de punir Jules comme il le meritait. V UN MALHEUR Un jour, Blaise bechait et arrosait le jardin d'Helene, lorsqu'ils entendirent des cris percants qui provenaient d'une maison placee de l'autre cote du chemin, et habitee par une pauvre femme et ses cinq enfants. Blaise jeta sa beche et courut vers la maison d'ou partaient les cris; Helene l'avait suivi; ils arriverent au moment ou la pauvre femme retirait d'une mare pleine d'eau son petit garcon de deux ans, qu'elle avait laisse jouer dans un verger au milieu duquel etait la maison. Dans un coin du verger elle avait creuse une petite mare pour y laver le linge de son plus jeune enfant, age de trois mois. Elle etait rentree pour faire manger au petit sa bouillie, et, pendant cette courte absence, celui de deux ans etait tombe dans la mare; il n'avait pas pu en sortir et il avait ete noye. La mere poussait des cris percants. Les voisins accoururent; les uns soutenaient la mere, qui se debattait en convulsions; les autres avaient ramasse l'enfant, le deshabillaient et essuyaient l'eau qui coulait de ses cheveux et de tout son corps. Blaise courut a toutes jambes chercher un medecin. Helene, quoique saisie et tremblante, aidait a essuyer l'enfant et a l'envelopper de linges chauds et secs. Elle pensa ensuite que d'autres voisines de la pauvre femme pourraient, en attendant le medecin, aider a rappeler la vie et la chaleur dans le corps de ce pauvre petit, et elle courut les prevenir du malheur qui etait arrive. Deux habitants du voisinage, M. et Mme Renou, prirent chez eux differents remedes qui pouvaient etre utiles, et entrerent chez la pauvre femme. Pendant que Mme Renou cherchait a consoler et a encourager la malheureuse mere, M. Renou fit etendre l'enfant sur une couverture de laine, devant le feu; on le frotta d'eau-de-vie, d'alcali, de moutarde, on lui fit respirer des sels, de l'alcali; on employa tous les moyens usites en de pareils accidents, mais sans succes: l'enfant etait sans vie et glace. Quand son malheur fut certain, la pauvre femme se jeta a genoux devant le corps de son enfant, le couvrit de baisers et de larmes, le serra dans ses bras en l'appelant des noms les plus tendres. On voulut vainement la relever, lui enlever son enfant; elle le retenait avec force et ne voulait pas s'en detacher. Enfin elle perdit connaissance et tomba dans les bras des personnes qui l'entouraient. On profita de son evanouissement pour la deshabiller, la coucher dans son lit et porter l'enfant dans une chambre voisine. La bonne petite Helene n'avait pas ete inutile pendant cette scene de desolation: elle bercait et soignait le petit enfant de trois mois, dont personne ne s'occupait, et qui criait pitoyablement dans son berceau. Helene finit par le calmer et l'endormir. Quand tout fut fini pour l'enfant noye et qu'on l'eut pose sur un lit, enveloppe de couvertures, le medecin arriva. "Eh bien, dit-il, l'enfant respire-t-il encore? --Je le crois mort, dit Mme Renou; mais il y aurait peut-etre a employer des moyens que je ne connais pas; essayez, Monsieur, et tachez de rappeler cet enfant a la vie." Le medecin decouvrit le corps, appliqua l'oreille contre le coeur; apres un examen de quelques minutes, il se releva. "L'enfant est bien mort, dit-il; je n'entends pas les battements de son coeur. --Mais n'y aurait-il pas quelque remede qui pourrait le ranimer? --Je n'en connais pas. Faites ce que vous avez deja fait: soufflez de l'air dans la bouche, frottez le corps d'alcali, mettez des sinapismes, tachez de ranimer les battements du coeur; mais je crois que tout sera inutile, car l'enfant est mort, sans aucun doute." En disant ces mots, jetant a la mere desolee un regard de compassion, il quitta la chambre et alla voir d'autres malades. Mme Renou, desolee de cet arret du medecin et de son prompt depart, s'ecria: "Un peu de courage encore! On a vu faire revenir des noyes apres deux heures de soins; nous n'avons pas reussi jusqu'a present, mais nous serons peut-etre plus heureux en continuant." Mme Renou, aidee des voisins charitables qui n'avaient cesse de donner tous leurs soins a la mere et a l'enfant, recommenca ce qui avait ete vainement essaye depuis une heure. La pauvre mere reprit quelque espoir en voyant continuer les secours que l'arrivee du medecin avait interrompus. Pendant plus d'une heure encore, on ne cessa de frictionner, rechauffer l'enfant, mais sans obtenir aucun bon resultat. Quand Mme Renou vit l'inutilite de leurs efforts, elle enveloppa l'enfant dans des linges qui devaient etre son linceul, et elle le le laissa sur le lit de la chambre ou il avait ete transporte. "Mon enfant, mon cher enfant! s'ecria la mere en voyant revenir Mme Renou, vous l'avez abandonne. --Tout est fini, ma pauvre femme, dit Mme Renou. Le Bon Dieu a repris votre enfant pour son plus grand bonheur; il est au ciel, ou il prie pour vous et pour ses freres et soeurs. --Mon enfant, mon cher petit enfant! cria la pauvre mere en sanglotant; le perdre ainsi! le voir mourir sous mes yeux, a dix pas de moi! Oh! c'est trop affreux! J'aurais ete moins desolee de le voir mourir dans son lit. --Ma pauvre femme, pensez que si votre enfant etait mort dans son lit, c'eut ete par maladie, et que vous l'auriez vu souffrir cruellement pendant plusieurs jours; c'eut ete plus terrible encore; le bon Dieu vous a epargne cette douleur." Pendant longtemps encore, Mme Renou resta pres de la pauvre femme sans pouvoir calmer son desespoir. Elle la quitta enfin, la laissant aux mains des voisines, dont les consolations furent des plus rudes, mais des plus efficaces. "Voyons, ma bonne Marie, lui dit l'une, vous n'etes pas raisonnable; puisque le bon Dieu le veut, vous ne pouvez l'empecher. --A quoi vous sert de vous desoler ainsi, dit l'autre; ce ne sont pas vos cris ni vos pleurs qui feront revivre l'enfant. --Soyez raisonnable, dit la troisieme, et voyez donc qu'il vous reste encore quatre enfants; il y en a tant qui n'en ont pas. --Et le pauvre innocent qui, en se reveillant, aura besoin de votre lait; quelle nourriture vous lui donnerez en vous chagrinant comme vous le faites! --On fera de son mieux pour vous soulager, ma pauvre Marie; tenez, voyez Mme Desire qui prend votre enfant et qui va le nourrir avec le sien." En effet, Mme Desire Thorel, bonne et gentille jeune femme qui demeurait tout pres, et qui avait un enfant au maillot, etait accourue a la premiere nouvelle du malheur arrive a Marie. Elle avait aide avec bonte et intelligence Mme Renou dans les soins donnes a l'enfant noye; au reveil du petit, qu'Helene avait endormi, elle le prit, l'enveloppa de langes et l'emporta chez elle pour le nourrir et le soigner avec le sien; elle ne le reporta que plusieurs heures apres, lorsque la mere, revenant un peu a elle et au souvenir de ses autres enfants, demanda ce dernier petit, le seul qui put etre pres d'elle; les autres etaient a l'ecole ou dans une ferme, ou on les employait a garder des dindes et des oies. Pendant plusieurs jours, elle fut inconsolable; le temps agit enfin sur son chagrin comme il agit sur tout: il l'usa et le diminua insensiblement. Mme Renou et Helene allerent tous les jours et plusieurs fois par jour lui donner des consolations, adoucir sa douleur et pourvoir a ses besoins et a ceux de sa famille. Helene s'occupait des enfants, les peignait, les lavait; elle rangeait les vetements epars, mettait de l'ordre dans le menage, pendant que Mme Renou causait avec Marie et cherchait a lui donner la resignation d'une pieuse chretienne soumise aux volontes de Dieu. Jules profitait des absences plus frequentes d'Helene pour multiplier ses sottises, dont le pauvre Blaise etait toujours l'innocente victime, comme on va le voir dans les chapitres suivants. VI VENGEANCE D'UN ELEPHANT "Broum, broum, broum. Voyez, Messieurs, Mesdames, l'animal le plus grand de tous les animaux crees par le bon Dieu, et, malgre sa grande taille, le plus doux, le plus obeissant. Venez, Messieurs, Mesdames, admirer cet animal et son savoir-faire; deux sous par tete, deux sous." L'homme qui parlait ainsi etait entre dans la cour du chateau avec son elephant, un des plus gros de son espece et, comme le disait son maitre, un des plus doux. En un instant une douzaine de tetes se firent voir aux fenetres, entre autres celle de Jules; il accourut aussitot pour voir l'animal de plus pres; Helene et sa mere le suivirent bientot, ainsi que tous les domestiques. Quand il y eut dans la cour assez de monde pour donner une representation du savoir-faire de l'elephant, le maitre passa une sebile devant toutes les personnes presentes, et chacun y deposa son offrande. La sebile se trouvant suffisamment remplie, le maitre fit deployer a l'elephant tous ses talents. Il lui fit lancer une enorme boule et la recevoir au bout de sa trompe; il lui fit saluer la compagnie; deboucher une bouteille de vin, en verser un verre plein, l'avaler sans en repandre une goutte, en verser un second verre et y tremper une tranche de pain qu'il avala comme une pilule; il lui fit casser des noix avec son gros pied de devant; il lui fit transporter en tas des pierres que deux hommes pouvaient a peine soulever, et que l'elephant enleva avec la meme facilite qu'un enfant aurait mise a manier une noix; et il lui fit executer beaucoup d'autres tours plus ou moins difficiles, qui excitaient l'admiration de tous les spectateurs. Quand la representation fut terminee, le maitre s'approcha de M. de Trenilly et lui demanda la permission de coucher dans une de ses granges. M. de Trenilly y consentit, a la grande joie des enfants, qui comptaient bien revoir l'elephant dans son appartement et lui apporter a manger. "Que donnez-vous a diner a votre elephant? demanda Jules au maitre. --Des boulettes de farine et d'oeufs, Monsieur, et un baquet de son avec des choux et des carottes. --Ou sont vos boulettes? demanda Jules. --Je vais les appreter, Monsieur; elles ne sont pas encore faites. --Blaise, Blaise, allons voir faire les boulettes de l'elephant, et nous regarderons comment il les mange. --Je n'ai pas le temps en ce moment, Monsieur; j'ai de l'ouvrage pour le maitre d'ecole qui m'a commande des modeles d'ecriture pour les enfants qui commencent. --Bah! tu les feras plus tard; viens, viens vite! --Impossible, Monsieur; plus tard je n'aurai pas le temps. --Papa, papa, dit Jules a M. de Trenilly, dites a Blaise de venir jouer avec moi; il croit que vous le gronderez s'il quitte son travail. --Va jouer, Blaise, dit M. de Trenilly, tu travailleras un autre jour. --Mais, Monsieur le comte... --Va donc, quand je te le dis, reprit M. de Trenilly avec quelque impatience: il est bon d'aimer a travailler, mais il faut aussi savoir jouer; chaque chose en son temps." Blaise n'osa pas repliquer et suivit a contre-coeur et a pas lents Jules qui courait a la ferme pour voir faire les boulettes et la soupe de l'elephant. "Blaise, Blaise, depeche-toi; viens voir tout ce qu'on met dans les boulettes de l'elephant." Blaise ne se depechait pas: quand il arriva, les boulettes etaient a moitie faites; c'etaient des boules, grosses comme des melons; dans chacune d'elles il y avait douze oeufs, une bouteille de lait, une livre de beurre et deux livres de pain; tout cela etait mele, petri et roule. La soupe se composait d'un demi-tonneau d'eau dans laquelle on faisait cuire deux enormes paniers de choux, de carottes, de navets, de pommes de terre, avec une forte poignee de sel et une livre de beurre. "Cet elephant doit couter cher a nourrir, dit Blaise, il mange a un seul repas ce qui nous suffirait pour huit jours a papa, maman et moi. JULES Tu vois bien qu'il n'y avait pas de viande; il vous faut de la viande pour vivre, je suppose. BLAISE De la viande, Monsieur Jules! nous n'en mangeons que le dimanche, et il ne nous en faut pas beaucoup; avec un morceau gros comme le poing nous en avons de reste pour le lendemain. --Pas possible! s'ecria Jules avec etonnement. Moi, je ne mange que de la viande; que manges-tu donc les jours de la semaine? BLAISE Du fromage, un oeuf dur, des legumes, avec du pain, bien entendu. Quant au pain, j'en ai tant que j'en veux. JULES Ah! bien, moi, si on ne me donnait pas de viande, je ne mangerais rien du tout. BLAISE Ce serait tant pis pour vous, Monsieur Jules, car vous souffririez de la faim; et quand on a faim on trouve bon tout ce qui se mange. Mais voyez, voila qu'on porte a manger a l'elephant; approchons pour le voir avaler ses boulettes." Jules courut a la grange; il voulut entrer. "N'entrez pas, mon petit monsieur, lui dit le gardien; quand l'elephant va manger et pendant qu'il mange, il n'est pas commode; il pourrait vous faire du mal. --C'est ennuyeux, dit Jules en tapant du pied; j'aurais voulu le voir quand il mange. --Tenez, Monsieur Jules, dit Blaise, montez sur ce banc de pierre qui est sous la fenetre; vous verrez tres bien dans la grange sans courir aucun danger." Jules grimpa sur le banc; la fenetre de la grange etait ouverte; il vit parfaitement l'elephant saisir les boules avec sa trompe et les porter a sa bouche; de meme pour la soupe; sa trompe lui servait de cuillere et de fourchette. Quand il eut fini son repas, il tourna la tete vers Jules et Blaise, qui restaient a la fenetre, et allongea vers eux sa trompe comme pour demander quelque chose. "On croirait, dit Blaise, qu'il demande son dessert; j'ai tout juste dans ma poche une demi-douzaine de pommes que j'ai ramassees devant notre porte; je vais voir s'il les aime." Et Blaise presenta une pomme a la trompe de l'elephant; l'animal la flaira un moment, la saisit et l'avala; une autre, puis une troisieme eurent le meme succes; quand toutes les six furent mangees et qu'il continua a allonger sa trompe pour en demander encore, Jules tira de sa poche une longue epingle avec laquelle il embrochait les pauvres papillons et hannetons qu'il attrapait, et piqua fortement le bout de la trompe de l'elephant. Celui-ci parut irrite; il secoua sa trompe et sa tete, leva les jambes l'une apres l'autre comme s'il faisait le mouvement d'ecraser quelque chose; mais il se calma promptement et allongea encore une fois sa trompe, la dirigeant vers Blaise. "Je n'ai plus rien, mon pauvre ami, dit Blaise en lui faisant voir ses deux mains vides et en lui caressant la trompe. --Mais moi, j'ai encore quelque chose pour toi, mon cher, s'ecria Jules. Tiens, tiens, tiens." Et il accompagna chaque tiens d'un fort coup d'epingle sur sa trompe allongee. Cette fois l'animal poussa un cri discordant, et regarda autour de lui comme pour chercher un moyen de se venger. Puis il se retourna vers un enorme cuvier, plein d'eau qu'on y avait versee pour le faire boire. "Il boit! il boit! s'ecria Jules. Dieu, quelle quantite d'eau il avale!" Quand l'elephant eut presque vide le cuvier, il se retourna vers la fenetre ou etaient toujours Jules et Blaise; il allongea sa trompe vers Jules et lui lanca un jet d'eau avec une telle force, que Jules fut jete de dessus le banc ou il etait monte. La trompe de l'elephant le poursuivit a terre et continua a l'inonder de telle facon, qu'il ne pouvait ni crier ni se relever. Le bon Blaise, effraye des mouvements convulsifs de Jules, et ne sachant comment faire finir la vengeance de l'elephant, s'elanca vers le bout de la trompe en joignant les mains et en criant: "Oh! elephant, mon cher elephant, cesse, je t'en prie! tu vas le faire etouffer." Des que l'elephant vit que Blaise, qui s'etait jete devant Jules, allait etre inonde, il arreta sa vengeance, et, rentrant sa trompe; il reversa l'eau qui y etait encore dans le cuvier d'ou il l'avait tiree. Blaise aida Jules a se relever; a peine fut-il debout, qu'il repoussa Blaise avec colere en criant: "C'est ta faute, mechant, vilain; c'est toi qui m'as fait monter sur ce banc; c'est toi qui as attire l'elephant en lui donnant de vilaines pommes, que tu nous a volees probablement. Va-t'en; je le dirai a papa. --Comment, Monsieur Jules, repondit Blaise tout surpris. Qu'ai-je donc fait? Je vous ai fait monter sur le banc pour que vous voyiez mieux; j'ai donne mes pommes a l'elephant pour lui faire plaisir; et les pommes etaient bien a moi, elles sont tombees d'un pommier qui est a papa." Jules continuait a crier et a repousser a coups de pied et a coups de poing le pauvre Blaise, qui voulait l'aider a marcher avec ses habits ruisselants d'eau. Toute la maison etait accourue aux cris de Jules: quand Helene le vit trempe des pieds a la tete, elle eut peur et crut a un accident. "Non, c'est la faute de ce mechant Blaise, dit Jules, pleurant pendant qu'on l'emmenait; c'est lui qui a tout fait. HELENE Comment, Blaise, tu as jete Jules dans l'eau? BLAISE Non, Mademoiselle; je ne sais pas pourquoi M. Jules rejette la faute sur moi; je n'ai rien fait de mal, que je sache. HELENE Qu'est-ce qui l'a mouille ainsi? BLAISE C'est l'elephant, Mademoiselle, qui lui a crache de l'eau a la figure. HELENE Ah! ah! ah! j'aurais voulu le voir. Ah! ah! ah! cela devait etre drole, car ce n'est certainement pas dangereux. BLAISE Ma foi, Mademoiselle, l'elephant etait bien en colere tout de meme, et si je ne m'etais pas jete devant M. Jules, l'eau aurait fini par l'etouffer, car il ne pouvait pas respirer. HELENE Pourquoi l'elephant etait-il en colere et pourquoi ne t'a-t-il pas jete de l'eau comme a Jules?" Blaise raconta a Helene ce qui etait arrive, et Helene lui promit de le redire a sa maman, pour qu'elle ne crut pas les mensonges de Jules. A peine Helene avait-elle quitte Blaise, qui s'en retournait tristement a la maison, qu'elle rencontra son pere qui avait l'air irrite. LE COMTE Sais-tu ou est Blaise, Helene? Je cherche ce petit drole pour lui tirer les oreilles; il ne fait que des sottises et des mechancetes. HELENE Et qu'a-t-il donc fait, papa? LE COMTE Il a manque faire tuer Jules par l'elephant en le forcant a monter sur une fenetre d'ou il ne pouvait plus descendre, et puis ce mauvais garnement s'est mis a exciter l'elephant; quand celui-ci a ete bien en colere, Blaise s'est sauve bravement; le pauvre Jules, qui etait pris sur cette fenetre, a ete jete par terre par l'elephant, qui lui lancait a la figure toute l'eau qu'il avait pu ramasser dans sa trompe. HELENE Je crains, papa, que Jules n'ait menti cette fois encore; Blaise vient de me raconter comment la chose s'est passee, et il n'a aucun tort." Et Helene raconta a son pere ce que venait de lui dire le pauvre Blaise. M. de Trenilly fut tres embarrasse, car, cette fois encore, l'un des deux mentait; et comment savoir lequel? Apres quelques instants de reflexion, il dit: "Je trouve pourtant singulier, Helene, que, chaque fois que Jules sort avec Blaise, il lui arrive quelque facheuse aventure; et quand il sort seul ou avec d'autres, il ne se passe rien d'extraordinaire. HELENE C'est vrai, papa, et pourtant je suis sure que Blaise n'a aucun tort et que Jules invente. LE COMTE Nous saurons cela un jour ou l'autre; mais, en attendant, j'engagerai Jules a jouer le moins possible avec ce Blaise, que je crois etre un vaurien." VII LA MARE AUX SANGSUES Jules resta effectivement quelques jours sans faire venir Blaise; mais M. de Trenilly venait de lui donner un ane, et il avait besoin de quelqu'un pour l'accompagner dans ses promenades. "Papa, dit-il a son pere, voulez-vous que j'aille chercher Blaise pour jouer avec moi? LE COMTE Tu sais, Jules, que je n'aime pas a te voir sortir avec Blaise; il t'arrive chaque fois une aventure desagreable. JULES Papa, c'est que je voudrais monter a ane, et j'ai besoin de lui pour m'accompagner. LE COMTE Tu as monte a ane tous ces jours-ci et tu t'es bien passe de Blaise. JULES Oui, papa, parce que je suis reste dans le parc, mais je voudrais aller dans les champs, et maman ne veut pas que j'y aille seul. LE COMTE Va le chercher, mon ami, je le veux bien, mais ne l'ecoute pas et ne souffre pas qu'il te fasse quelque sottise. --Oh! papa, soyez tranquille", dit Jules en s'elancant hors de la chambre pour courir chez Blaise. Il arriva tout essouffle chez Anfry. "Ou est Blaise? dit-il, j'ai besoin de lui. --Blaise n'y est pas, Monsieur, repondit Anfry d'un ton sec. JULES Ou est-il? je veux l'avoir tout de suite. ANFRY Il est dans les champs, Monsieur, a arracher des pommes de terre. JULES Allez le chercher. ANFRY Je ne peux pas, j'ai de l'ouvrage presse. JULES Alors je vais dire a papa que vous ne voulez pas laisser Blaise venir avec moi, et papa vous grondera, et je serai bien content. ANFRY Vous direz ce que vous voudrez, Monsieur; je ne crains rien, parce que je fais mon devoir. JULES De quel cote est Blaise? ANFRY Du cote de la mare aux sangsues? JULES Pourquoi l'appelle-t-on mare aux sangsues? Parce qu'il y a des sangsues dedans, bien probablement." Jules forma le projet d'aller seul rejoindre Blaise; il rentra a la maison, fit seller son ane, et partit comme pour se promener dans le parc. Mais il sortit par une petite barriere et fit galoper son ane du cote de la mare aux sangsues; la route etait pierreuse, mauvaise et assez longue, et, comme il ne connaissait pas bien le chemin, il mit pres d'une heure pour y arriver. Il y trouva effectivement Blaise qui travaillait avec ardeur a arracher les pommes de terre de son pere; il les mettait en tas pour les emporter dans des paniers ou dans des sacs qu'il placait sur une brouette. Il travaillait si activement qu'il n'entendit ni ne vit arriver Jules et l'ane. "Blaise! Blaise!" cria Jules. Blaise se releva, vit Jules et reprit son ouvrage sans repondre. "Blaise! reprit Jules avec impatience, n'entends-tu pas que je t'appelle? BLAISE Oui, Monsieur Jules; mais vous ne me demandiez rien, alors je n'avais pas a vous repondre. JULES Puisque je t'appelle, c'est que j'ai besoin de toi. BLAISE Pour quoi faire, Monsieur Jules? J'ai de l'ouvrage presse. JULES Pour m'accompagner dans ma promenade a ane. Maman ne veut pas que j'aille seul dans les champs. BLAISE Alors pourquoi y etes-vous venu? Et puisque vous etes venu seul, vous pouvez bien vous en retourner de meme. JULES Tu es un mechant, un grossier, un impertinent, je le dirai a papa. BLAISE Ah bah! dites ce que vous voudrez, ce ne sera pas la premiere fois que vous aurez fait des contes; je ne puis pas vous en empecher; d'ailleurs, le bon Dieu est la pour me proteger. JULES Je m'en vais, vilain, et jamais, non jamais, entends-tu bien, je ne te laisserai monter mon ane. BLAISE Est-ce que j'ai besoin de votre ane, moi? J'ai deux jambes qui valent mieux que les quatre de votre ane. --Imbecile! insolent!" lui cria Jules en s'en allant. Blaise reprit son ouvrage en riant de la colere de Jules, et Jules reprit sa promenade en pestant contre Blaise. Il cherchait, sans le trouver, le moyen de le faire gronder, il ne voulait pas avouer qu'il avait desobei en allant seul dans les champs, et il ne pouvait pas dire que Blaise l'eut accompagne en partant, puisque les domestiques l'avaient vu sortir seul. "Voyons, se dit-il, cette mare ou il y a des sangsues; je voudrais bien en voir quelques-unes." Il approcha tout pres de l'eau, mais il eut beau y regarder, il n'en vit pas une seule. La pente qui y descendait etait douce; il fit entrer son ane dans l'eau, pensant que les sangsues auraient peur du clapotement produit par les jambes de l'ane et qu'elles se montreraient; mais il ne vit rien encore. Il fit avancer un peu plus son ane, jusqu'a ce qu'il eut de l'eau a mi-jambes; il commenca alors a voir des betes noires, plates, longues comme le doigt, qui nageaient autour de l'ane, et qui se posaient sur ses jambes. Jules s'amusait a les regarder et a les voir accourir de tous cotes, lorsque l'ane se mit a sauter, a ruer; Jules perdit l'equilibre, tomba dans l'eau, et l'ane sortit de la mare et se dirigea vers le chateau en courant de toutes ses forces. Il n'y avait pas beaucoup d'eau dans l'endroit ou etait tombe Jules; il se releva lentement, et sentit trois ou quatre piqures au visage; il crut que c'etait une guepe et y porta la main pour la chasser; sa main rencontra quelque chose de froid qu'il ne put enlever, et les piqures devenaient de plus en plus douloureuses; il en sentit une a la main, et vit avec effroi que c'etait une sangsue qui s'y etait attachee; il en etait de meme a la figure. Jules poussa des cris percants. Blaise, oubliant ses menaces, accourut a son aide; en le voyant sortir de la mare avec trois sangsues au nez et aux joues, il s'approcha vivement de lui et en enleva quatorze autres qui s'etaient posees sur ses vetements, et grimpaient pour arriver au cou, aux mains, au visage. "Deshabillez-vous vite, Monsieur Jules; il pourrait y en avoir dans votre pantalon." Jules, tremblant de peur, n'aurait pu defaire ses vetements sans le secours de Blaise, qui en deux secondes, lui enleva tout ce qu'il avait sur le corps; il trouva encore quelques sangsues dans le bas du pantalon et sur la veste. Apres avoir bien exprime l'eau des vetements mouilles, il se deshabilla lui-meme, passa a Jules sa chemise seche, sa blouse, son pantalon et ses sabots, et revetit lui-meme la chemise glacee et le pantalon trempe de Jules. BLAISE Je vous demande pardon, Monsieur Jules, de vous habiller si grossierement, mais vous etes du moins dans des vetements secs et chauds, et vous ne prendrez pas froid. Maintenant, ce que nous pouvons faire de mieux, c'est de courir, au lieu de marcher, et de rentrer bien vite. JULES Je ne peux pas courir avec tes vilains sabots; les sangsues me piquent. BLAISE Il faut bien pourtant arriver chez vous, Monsieur Jules, pour qu'on vous porte secours et qu'on fasse tomber les sangsues. JULES C'est ta faute, aussi. Tu m'as laisse aller seul, au lieu de venir avec moi. BLAISE Mais, Monsieur Jules, vous etiez bien venu seul, et j'avais mes pommes de terre a rentrer; je ne pouvais pas deviner que vous iriez vous jeter dans la mare aux sangsues. JULES Si tu etais avec moi, tu m'aurais empeche de tomber. BLAISE Et comment vous en aurais-je empeche? Vous ne m'auriez pas ecoute. JULES Non; mais quand l'ane s'est mis a sauter dans l'eau, tu l'aurais tenu par la bride, et tu l'aurais doucement fait sortir de la mare. BLAISE Il m'aurait donc fallu entrer dans la mare, pour avoir cinquante sangsues aux jambes? Grand merci! JULES Le grand malheur quand tu aurais eu les jambes piquees! Moi, je n'aurais pas eu de morsures au visage et a la main. BLAISE Ah bien! Monsieur Jules, voila le merci que vous me donnez pour vous avoir empeche d'avoir encore une quinzaine de sangsues apres vous, et pour vous avoir donne des habits secs en place des votres qui me glacent le corps! JULES Ils sont jolis, tes habits! Une sale grosse chemise, un mauvais pantalon rapiece, une vieille blouse et d'affreux sabots qui me genent. Tu es bien heureux d'avoir mes beaux habits; tu n'as jamais eu de chemise si fine et un si joli pantalon! --Ah bien! reprenons chacun le notre, dit Blaise en s'arretant, indigne de tant d'egoisme, d'orgueil et d'ingratitude; et tirez-vous d'affaire comme vous pourrez. --Non, je ne veux pas! s'ecria Jules, qui craignait de grelotter dans ses beaux habits mouilles. Je me deshabillerai a la maison." Blaise aurait pu reprendre de force ses habits; mais il ne voulut pas infliger cette punition a Jules, et, sentant le froid le gagner, il se mit a marcher bon train pour entrer chez lui, sans faire attention aux cris de Jules qui suivait de loin en trainant ses sabots et criant: "Attends-moi, attends-moi, mechant egoiste! Voleur, rends-moi mes habits! je te les ferai reprendre par papa. Tu vas voir ce que je vais lui raconter!" Blaise rentra chez son pere par une petite porte du parc, pendant que Jules revenait chez lui honteux et inquiet. Les sangsues etaient tombees en route, et le sang qui coulait des piqures lui inondait le visage. Son pere etait a la porte quand il le vit entrer dans ce pitoyable etat. LE COMTE Qu'as-tu, Jules, mon garcon? Tu es blesse? JULES C'est Blaise, papa; c'est sa faute. LE COMTE Encore ce petit miserable! J'avais raison de ne pas vouloir te laisser aller avec lui. Mon pauvre enfant, dans quel etat tu es! Et, le prenant dans ses bras, il l'emporta dans sa chambre, ou la bonne Helene lui prodigua les premiers soins. En lavant le sang qui couvrait son visage, elle vit avec surprise les piqures de sangsues. "Qu'est-ce qui t'a mis des sangsues au visage? s'ecria M. de Trenilly etonne. --C'est Blaise, qui m'a fait aller a la mare aux sangsues, qui m'a jete dedans apres y avoir fait entrer le pauvre ane, et qui m'a force de mettre ses vieux habits pour prendre les miens, dont il veut faire ses habits de dimanche. --Nous verrons bien cela, dit M. de Trenilly, profondement irrite. Je l'obligerai bien vite de tout rendre, et je lui ferai donner le fouet par son pere." Un domestique frappa a la porte. "Entrez, dit la bonne. --Voici un paquet des habits de M. Jules, qu'Anfry vient de rapporter; il demande ceux de Blaise et des nouvelles de M. Jules. --Tes habits! dit avec quelque emotion M. de Trenilly. Tu disais, Jules, que Blaise voulait les garder! JULES, _avec embarras_ C'est son papa qui l'aura force a les rendre, probablement. Il aura eu peur de vous; j'avais dit a Blaise que je vous raconterais tout. --Dites a Anfry qu'il vienne me parler dans ma chambre", dit M. de Trenilly au domestique. Le domestique sortit. La bonne avait arrete le sang avec de la poudre de colophane et avait rhabille Jules. Son pere voulait l'emmener, mais Jules eut peur de se trouver en presence d'Anfry, et il demanda a rester sur son lit. "Comment va M. Jules, Monsieur le comte? dit Anfry en entrant. Blaise m'a raconte l'accident qui lui est arrive, et je craignais qu'il ne fut indispose. --Sans etre malade, il n'est pas bien, repondit M. de Trenilly; mais je m'etonne que votre fils ait ose vous parler d'un accident dont il a ete la seule cause et dans le but ignoble de s'approprier les habits de Jules. ANFRY Je ne comprends pas ce que veut dire Monsieur le comte; Blaise n'a rien fait qui puisse meriter des reproches; au contraire, c'est lui qui est venu au secours de M. Jules. LE COMTE Joli secours, en verite, que de le pousser dans une mare pleine de sangsues! ANFRY Mais, Monsieur le comte, comment pouvait-il pousser M. Jules, puisqu'il n'etait pas avec lui? LE COMTE Pas avec lui! Voila qui est fort, quand l'echange des habits prouve clairement qu'ils etaient ensemble. ANFRY Pardon, Monsieur le comte; entendons-nous. Blaise a donne ses vetements a M. Jules, qui grelottait dans les siens tout trempes, lorsque, l'entendant crier, il est venu a son secours; mais ils etaient si peu ensemble, que M. Jules a ete du cote de la mare aux sangsues pour le chercher. M. DE TRENILLY C'est votre vaurien de fils qui vous a conte cela, et vous le croyez, en pere faible que vous etes? ANFRY, _avec emotion_ Pardon, Monsieur le comte, vous etes le maitre et je suis le serviteur, et je ne puis repondre comme je le ferais a mon egal, pour justifier mon fils; mais je puis, sans manquer au respect que je dois a Monsieur le comte, protester que Blaise est innocent des accusations fausses que M. Jules a portees contre lui. M. DE TRENILLY, _avec colere_ C'est-a-dire que Jules a menti?... ANFRY, _avec calme_ Je le crains, Monsieur le comte. M. DE TRENILLY, _avec ironie et une colere contenue_ C'est franc, du moins, si ce n'est pas poli. Mais dites-moi donc, Monsieur Anfry, que vous a raconte M. Blaise pour vous donner une si pauvre opinion de la sincerite de mon fils? ANFRY, _avec calme et fermete_ Voici, Monsieur le comte, ce ne sera pas long." Et en peu de mots Anfry raconta ce qui s'etait passe, sans oublier la visite que lui avait faite Jules a la recherche de Blaise et le depart de Jules tout seul, monte sur son ane. Le recit franc et ferme d'Anfry fit impression sur M. de Trenilly, qui commenca lui-meme a douter de la verite du recit de Jules, mais sans pouvoir admettre chez son fils une pareille faussete. "C'est bien, dit-il lorsque Anfry eut fini de parler; je saurai la verite; je reparlerai a Jules. Vous pouvez vous retirer. Anfry, ajouta-t-il en le rappelant, si Blaise est coupable, comme je le crois et comme il l'a deja ete plus d'une fois vis-a-vis de mon fils, j'exige, sous peine de quitter mon service, que vous le fouettiez vigoureusement. ANFRY Monsieur le comte n'aurait pas besoin de me le recommander, s'il s'etait rendu coupable de mechancete, de calomnie, de mensonge. Si je voyais mon fils dans une aussi triste voie, je l'en arracherais par la force de mon propre mouvement. Dieu merci, mon fils est franc et honnete, et je n'ai pas a rougir de lui." En achevant ces mots, Anfry salua et se retira plein d'indignation et d'irritation contre les mensonges de Jules et la faiblesse du pere. M. de Trenilly retourna pres de Jules, le questionna de nouveau et lui redit ce qu'il avait appris d'Anfry. Jules, ne pouvant nier sa visite chez Anfry et son depart en l'absence de Blaise, avoua ces deux circonstances, qu'il n'avait pas ose reveler, dit-il, de peur d'etre gronde pour avoir ete seul dans les champs; mais il soutint qu'ayant trouve Blaise a l'endroit indique par Anfry, tout s'etait passe comme il l'avait d'abord raconte. M. de Trenilly ne sut plus que croire ni qui croire. Il y avait dans les aveux tardifs de Jules quelque chose qui ebranlait sa confiance pour le reste; mais il ne pouvait, il n'osait admettre tant de faussete et de mechancete dans son fils bien-aime. Dans le doute, il n'en parla plus, ne voulant pas faire punir injustement Blaise et ne pouvant lui donner raison. VIII LES FLEURS Quelque temps se passa ainsi; Jules avait recu la defense expresse de jouer avec Blaise, que les gens du chateau regardaient d'un air de mefiance. Personne ne lui parlait; on lui tournait le dos quand il venait faire une commission au chateau; on refusait sechement ses offres de service. Helene etait la seule qui lui dit un bonjour amical en passant devant la grille. M. de Trenilly le repoussait durement quand Blaise, toujours obligeant, se precipitait pour lui ouvrir la porte. Le pauvre Blaise s'attristait souvent de la mauvaise opinion qu'on avait de lui; il allait plus souvent que jamais faire sa promenade favorite et solitaire le long de la petite riviere longeant les fours a chaux. Arrive la, il s'asseyait et il pleurait. "Le bon Dieu sait, disait-il, que je suis innocent de ce dont on m'accuse; mais j'ai commis bien des fautes dans ma vie, et le bon Dieu me les faits expier... Je dois l'en remercier au lieu de me revolter... Il me donnera le courage de tout supporter, de n'en vouloir a personne, pas meme a M. Jules, qui me fait tant de mal... Pauvre M. Jules: il est bien malheureux d'etre si mauvais; il doit toujours craindre que la verite ne se sache!... Pauvre garcon! je vais bien prier le bon Dieu pour qu'il change et devienne bon... Papa me croit, heureusement; j'en dois bien remercier le bon Dieu! C'est la ou j'aurais eu du chagrin, si papa et maman m'avaient cru mechant et menteur. Console par ces reflexions, Blaise reprenait sa promenade, mais il etait triste malgre lui, et il songeait au temps heureux ou il avait le bon petit Jacques pour maitre et pour ami. Jules, pendant ce temps, s'ennuyait beaucoup; il jouait peu avec Helene, a laquelle il faisait sans cesse des mechancetes, et qui aimait mieux jouer seule ou travailler et causer avec sa mere. Deux mois au moins apres sa derniere aventure avec Blaise, Jules demanda un jour si instamment a son pere de faire venir Blaise pour l'aider a becher son jardin, que M. de Trenilly y consentit. Jules n'osa pas aller le chercher lui-meme, car il avait peur d'Anfry, mais il dit a un domestique de faire venir Blaise de la part de M. de Trenilly et de l'amener dans le petit jardin. Blaise fut tres surpris d'etre demande par M. le comte; son pere lui dit qu'il devait obeir, et malgre sa repugnance il se dirigea vers le jardin de Jules et d'Helene, ou il croyait trouver le comte. En apercevant Jules, il voulut se retirer, mais Jules courut a lui et l'entraina vers un carre de legumes en lui disant: "Papa te fait dire d'arracher ces legumes, de becher tout cela et d'y planter des fleurs du potager. --Je n'ai pas apporte ma beche, dit Blaise. --Cela ne fait rien; tu vas prendre celle d'Helene", dit Jules avec joie et empressement, car il s'etait attendu a un refus, sentant bien que Blaise devait se trouver gravement offense. Le pauvre Blaise, ne voulant pas desobeir a un ordre qu'on lui donnait de la part de M. de Trenilly, prit la beche sans mot dire et commenca son travail. JULES Pourquoi ne parles-tu pas, Blaise? tu es toujours si gai et si dispose a causer. BLAISE Je ne le suis plus, Monsieur. --Pourquoi? dit Jules en rougissant, car il ne devinait que trop la cause du silence et du serieux de Blaise. BLAISE Depuis que vous m'avez calomnie, Monsieur Jules; mais je ne vous en veux pas pour cela; seulement je prie le bon Dieu de vous corriger, et je n'aime pas a me trouver seul avec vous. --Est-ce que tu as peur que je te mange? dit Jules en ricanant. --Non, Monsieur Jules, mais je crains que vous ne disiez encore contre moi quelque chose qui ne soit pas vrai, et cela me fait de la peine par rapport a papa et a maman, et puis..." Blaise se tut. "Acheve, dit Jules; et puis quoi encore? --Eh bien, Monsieur Jules, et puis par rapport a vous, parce que vous offensez le bon Dieu en me calomniant, et que le bon Dieu vous punira un jour ou l'autre. Et j'aimerais mieux vous voir demander pardon au bon Dieu et prendre la resolution de ne plus jamais l'offenser." Jules rougit; il sentait la generosite des sentiments de Blaise et la verite de ses paroles; mais son orgueil se revolta. JULES Je te prie de ne pas te donner tant de peine a mon sujet et de ne pas faire le saint en priant pour moi. Je sais bien prier pour moi-meme. BLAISE Il faut croire que non, Monsieur Jules, car, si vous saviez prier, le bon Dieu vous ecouterait, et vous vous corrigeriez. JULES Voyons, finis tes sottises, et va me chercher des pots de fleurs pour remplir le carre. BLAISE Quelles fleurs faudra-t-il demander? JULES Des hortensias, des dahlias, des geraniums, des reines-marguerites, des pensees. BLAISE Je ne sais si je me souviendrai de tout cela, Monsieur Jules; en tout cas, je ferai de mon mieux." Blaise partit et ne tarda pas a revenir avec une brouette pleine de toutes sortes de fleurs. "Il n'y a pas de pensees, dit Jules; va me chercher des pensees." Blaise repartit et revint avec beaucoup de fleurs, mais pas de pensees. JULES Eh bien, je t'avais ordonne d'apporter des pensees! Quelles horreurs m'apportes-tu la? BLAISE Le jardinier n'a plus de pensees. Monsieur Jules; elles sont passees; mais il vous a envoye en place les plus belles fleurs de son jardin. Il vous demande de les bien soigner pour les remettre dans le jardin quand vous n'en voudrez plus. --Voila comme je les soignerai, s'ecria Jules en se jetant sur les fleurs, les pietinant et les brisant avec colere. BLAISE Ah! Monsieur Jules! qu'avez-vous fait? Le jardinier m'avait tant dit d'en avoir grand soin, parce que ce sont des fleurs rares, que votre papa lui a bien recommandees! JULES Ca m'est egal; et qu'est-ce que ca te fait, a toi? Le jardinier n'a pas le droit de me refuser les fleurs que mon pere paye, et qui sont a moi. BLAISE Oh! quant a moi, Monsieur Jules, ca m'est egal. Comme vous dites, c'est votre papa qui paye les fleurs: c'est tant pis pour lui. Moi, je ne les vois seulement pas. Quant au pauvre jardinier c'est different; c'est lui qui en est charge et c'est lui qui va etre gronde. JULES Je m'en moque bien du jardinier; tout cela ne me concerne pas; c'est lui qui te les a donnees, et c'est toi qui les as demandees et emportees. BLAISE Vous savez bien, Monsieur Jules, que c'est pour vous obeir que je les ai demandees, et que je n'en avais que faire, moi; j'ai seulement eu la peine de les brouetter et de decharger la brouette. JULES Je n'en sais rien; arrange-toi comme tu voudras. Si papa gronde, tant pis pour toi. BLAISE Si votre papa gronde, je dirai que c'est vous qui m'avez commande de vous apporter ces fleurs. JULES Et moi je dirai que tu mens, que ce n'est pas moi. BLAISE Ah! par exemple! ceci est trop fort! Je ne vous croyais pas capable de tant de mechancete. JULES Est-ce que je ne t'ai pas dit et redit que je voulais des pensees? Entends-tu? des pensees! Et c'est si vrai que, lorsque tu m'as apporte ces autres fleurs, je me suis fache et j'ai tout ecrase. BLAISE Quant a cela, c'est vrai; mais vous savez bien que le jardinier a cru bien faire de vous les envoyer, et moi aussi j'ai cru que ces jolies fleurs vous plairaient plus que les pensees que vous demandiez. JULES Non, elles ne me plaisent pas. Remporte-les, si tu veux. BLAISE Mais le jardinier n'en voudra pas, dans l'etat ou elles sont, ecrasees et brisees. JULES Alors emporte-les, car je ne les veux pas dans mon jardin. Je te les donne; fais-en ce que tu voudras. Et il tourna le dos au pauvre Blaise consterne. "Que vais-je faire de ces fleurs? Les porter au jardinier, je n'oserais; il pourrait croire que c'est moi qui les ai fait tomber et qui les ai ecrasees en route. J'ai envie de les emporter pour les planter dans notre jardin; peut-etre que papa pourra les faire revenir, et, quand elles auront bien repris, je les redonnerai au jardinier... Je crois que c'est ce qu'il y a de mieux a faire pour epargner une gronderie a ce pauvre homme... Pourvu que M. Jules n'aille pas encore me faire quelque mauvaise histoire avec ces fleurs... C'est qu'il est mechant, en verite!" Tout en se parlant a lui-meme, Blaise ramassait les fleurs, les enveloppait de terre humide, et les replacait dans sa brouette. Il les amena pres de son jardin, ou travaillait son pere. "Papa, dit-il, voici de l'ouvrage presse que je vous apporte; des fleurs a remettre en etat, si c'est possible. --Les belles fleurs, dit Anfry en les examinant dans la brouette. Mais que leur est-il arrive? comme les voila brisees et abimees! --C'est pour cela, papa, que je vous les apporte; c'est encore un tour de M. Jules, que je voudrais dejouer." Et Blaise raconta a son pere ce qui s'etait passe. "Je crois, mon garcon, dit Anfry, que tu as eu tort d'emporter les fleurs; il eut mieux valu les laisser pourrir la-bas. --Papa, c'est que, d'apres ce que m'avait dit M. Jules, je craignais que le pauvre jardinier ne fut gronde. M. de Trenilly ne regarde pas souvent ses fleurs; si, dans deux ou trois jours, nous pouvons les mettre en bon etat et les reporter au jardinier, tout serait bien, et le jardinier ne serait pas gronde. --Je veux bien, mon garcon, mais j'ai idee que cette affaire tournera mal pour nous. Enfin le bon Dieu est la. Il faut faire pour le mieux et laisser aller les choses." Anfry et Blaise preparerent des trous profonds dans le meilleur terrain de leur jardin; ils y placerent les fleurs avec precaution, apres avoir enveloppe les tiges brisees de bouse de vache. Anfry les arrosa et en laissa ensuite le soin a Blaise. Au bout de trois jours, les fleurs avaient parfaitement repris, et Blaise resolut de les porter au jardinier dans la soiree. Ce meme jour, M. de Trenilly alla visiter son jardin de fleurs, accompagne du jardinier. LE COMTE Ou donc avez-vous mis les dernieres fleurs que j'avais fait venir de Paris? Je ne les vois nulle part. LE JARDINIER Elles n'y sont pas, Monsieur le comte; je les ai donnees a M. Jules pour son jardin. LE COMTE Pourquoi les avez-vous donnees? Et comment vous etes-vous permis de donner a un enfant des fleurs fort rares et que je fais venir a grands frais? LE JARDINIER Monsieur le comte, j'avais peur de facher M. Jules, qui m'a envoye deux fois Blaise pour demander de jolies fleurs. LE COMTE C'est une tres mauvaise excuse! Que cela ne recommence pas! Quand j'achete des fleurs, j'entends qu'elles soient pour moi seul. Allez les chercher et rapportez-les tout de suite; je vous attends." Le jardinier partit immediatement et revint tout penaud dire a M. de Trenilly que les fleurs etaient disparues, qu'il n'y en avait plus trace. M. de Trenilly, fort mecontent, envoya chercher Jules. Quand il le vit approcher, il lui demanda avec humeur ce qu'il avait fait des fleurs que le jardinier lui avait envoyees il y avait trois jours. JULES Je les ai plantees dans mon jardin, papa, elles y sont. LE JARDINIER Non, Monsieur Jules; j'en viens, et je n'ai vu dans votre jardin que les dahlias, reines-marguerites et autres fleurs communes. JULES Je n'en ai pas eu d'autres; je vous avais fait demander des pensees, que vous n'avez pas voulu me donner; je n'ai pas eu d'autres fleurs. LE JARDINIER Mais, Monsieur Jules, c'est moi-meme qui ai charge la brouette de Blaise. LE COMTE Comment, encore Blaise! Mais c'est un demon, que ce garcon! Je ne sais en verite d'ou cela vient, mais, partout ou il est, il y a du mal de fait. LE JARDINIER C'est pourtant un bon et honnete garcon, Monsieur le comte; je le connais depuis qu'il est ne, et personne n'a jamais eu a se plaindre de lui. --Moi, je m'en plains, reprit M. de Trenilly avec hauteur, et ce n'est pas sans raison. Mais, Jules, qu'a-t-il fait de ces fleurs? JULES Je crois, papa, qu'il les a prises pour lui, puisqu'il ne les a pas rapportees au jardinier, et qu'elles ne sont pas dans mon jardin." M. de Trenilly dit encore au jardinier quelques paroles de reproche, et sortit precipitamment, se dirigeant vers la maison d'Anfry. Ne le trouvant pas chez lui, il alla au jardin pour voir si Blaise avait reellement ose prendre les fleurs; il y entra au moment ou Anfry et Blaise rangeaient les pots de fleurs pour les charger sur la brouette. "Je te prends donc enfin sur le fait, petit voleur, mauvais polisson, dit M. de Trenilly, s'avancant vers Blaise avec colere. --Pardon, Monsieur le comte, dit Anfry en se placant respectueusement, mais resolument devant Blaise, pour le mettre a l'abri du premier mouvement de colere de M. de Trenilly; Blaise n'est ni un voleur ni un polisson. Monsieur le comte a encore une fois ete induit en erreur. --Erreur, quand la preuve est la sous mes yeux? dit le comte, fremissant de colere. ANFRY Mille excuses, monsieur le comte, si je prends la liberte de vous demander ce que vous supposez! LE COMTE Je suppose que votre fils est un vaurien, et vous un insolent. Ces fleurs sont a moi, volees par votre fils, qui vous a fait je ne sais quel conte pour expliquer leur possession. ANFRY Blaise n'a jamais dit que les fleurs fussent a lui, Monsieur le comte, et la preuve c'est que les voila pretes a etre placees sur cette brouette, pour les ramener au jardinier de M. le comte; Blaise les a ramassees lorsqu'elles venaient d'etre brisees et pietinees par M. Jules, et il me les a apportees pour les mettre en bon etat et les rendre a votre jardinier avant que vous vous soyez apercu de l'accident arrive a ces fleurs. Voila toute la verite, Monsieur le comte; et si vous voulez vous donner la peine d'examiner les tiges, vous verrez encore la place des brisures." M. de Trenilly etait fort embarrasse de son accusation precipitee; il entrevit quelque chose de defavorable a Jules, et, ne voulant pas approfondir davantage l'affaire, il tourna le dos sans parler, et s'en alla aussi vite qu'il etait venu. "Merci, papa, de m'avoir bien defendu, dit Blaise; sans vous il m'aurait battu avec sa canne. --S'il t'avait touche, j'aurais a l'heure meme quitte son service, repondit Anfry, et je ne dis pas que j'y resterai longtemps; le fils te joue de mauvais tours toutes les fois qu'il te demande pour s'amuser avec toi, et le pere...; enfin je ne ferai pas de vieux os ici." Cette fois, Blaise se promit de n'accepter aucune invitation de Jules. IX LES POULETS "Maman, dit un jour Helene, j'ai trouve dans un buisson quatre oeufs de poule; la fermiere dit que ce sont les poules Creve-Coeur qui perdent leurs oeufs; j'ai envie d'en faire une omelette que nous mangerons ce soir, Jules et moi. --Au lieu de manger des oeufs qui ne sont probablement pas frais, tu ferais mieux, Helene, de les faire couver, repondit Mme de Trenilly. --C'est vrai, maman, je n'y pensais pas. Je vais vite les porter a la ferme pour les faire couver." Helene courut porter ses oeufs a la ferme, mais elle fut desappointee en apprenant par la fermiere que dans le moment il n'y avait pas une poule qui voulut couver. "Mais, ajouta la fermiere, vous pouvez porter vos oeufs chez Anfry, Mademoiselle; il a une excellente couveuse qui vous fera bien eclore vos oeufs; on n'a qu'a les lui faire voir, elle se mettra a couver sur-le-champ." Helene remercia et courut chez Anfry. "Ma bonne Madame Anfry, je vous apporte quatre oeufs, que je vous prie de vouloir bien faire couver a votre poule. J'espere que cela ne vous derangera pas. --Pour cela, non, Mademoiselle. Justement ma poule demande depuis ce matin a couver, et je n'ai pas d'oeufs a lui donner. Si vous voulez venir, Mademoiselle, nous allons tout de suite la faire commencer." Helene suivit, en la remerciant de son obligeance. La poule accourut a l'appel de sa maitresse, qui lui montra les oeufs et les mit dans un panier a couver; la poule sauta dans le panier, etendit ses ailes et commenca sa besogne de la meilleure grace du monde. Helene etait enchantee et remercia Mme Anfry. "Combien de jours faut-il pour faire eclore les oeufs? demanda-t-elle. --Vingt jours au plus, Mademoiselle. Vous viendrez voir sans doute comment se comporte la couveuse? --Oui, certainement je viendrai tous les jours lui apporter de l'orge et de l'avoine. A demain, Madame Anfry; bien des amities a Blaise." Helene retourna tous les jours chez Mme Anfry savoir des nouvelles de ses oeufs; elle avait soin d'apporter chaque fois un panier plein d'orge et d'avoine. Elle avait prie sa mere de ne parler de rien a Jules, pour lui faire une surprise, dit-elle; mais sa veritable raison, c'est qu'elle avait peur que Jules ne lui jouat quelque mauvais tour, en ecrasant les oeufs ou en empechant la poule de couver. Le vingt et unieme jour, Blaise, qui attendait toujours Helene a la porte, lui annonca que deux poulets etaient eclos. Helene courut a la cabane ou couvait la poule, elle lui jeta un peu d'orge pour lui faire quitter son panier, et vit avec grande joie les deux petits poussins venir manger les grains d'orge que la poule leur ecrasait avec son bec avant de les leur laisser manger. Les poussins etaient fort jolis; ils etaient noirs, avec une huppe noire et blanche. "Demain, Mademoiselle, les deux autres ecloront bien sur, dit Blaise. HELENE Et quand ils seront tous eclos, est-ce que je ne pourrai pas les emporter chez moi? BLAISE Non, Mademoiselle; il faut les laisser avec leur mere jusqu'a ce qu'ils soient assez grands pour se passer d'elle. HELENE Combien de temps faudra-t-il attendre? BLAISE Quinze jours ou trois semaines pour le moins, Mademoiselle. HELENE C'est bien long! Mais j'aime mieux les laisser ici, parce qu'a la maison..." Helene n'acheva pas. BLAISE Est-ce que vous n'avez pas, un endroit ou vous puissiez les loger pour la nuit, Mademoiselle? HELENE Oh! si fait; la place ne manque pas; mais je craindrais que Jules..." Helene s'arreta encore; Blaise la regarda et, devinant sa pensee, ne la questionna plus; il lui dit seulement: "Ils seront mieux ici que partout ailleurs, Mademoiselle; nous les soignerons de notre mieux, maman et moi, pour vous etre agreables, car nous ne pourrons jamais oublier que vous seule avez toujours cru a mes paroles et a mon innocence, quand tout le monde m'accusait et me croyait coupable. Je n'oublierai pas votre bonte, Mademoiselle. HELENE Ce n'est pas de la bonte, mon pauvre Blaise, ce n'est que de la justice. J'aurais voulu que tout le monde pensat comme moi a ton egard, et ce m'est un grand regret de penser que c'est mon frere qui a donne mauvaise opinion de toi. BLAISE Mais vous ne partagez pas cette mauvaise opinion, Mademoiselle? HELENE Moi, je crois que tu es le plus honnete, le meilleur, le plus obligeant et aimable garcon qu'il soit possible de voir, et je crois que Jules t'a indignement calomnie." Un eclair de joie et de reconnaissance brilla dans les yeux de Blaise. BLAISE Merci, ma bonne et chere demoiselle. Le bon Dieu me recompense de n'avoir pas murmure contre le mal qu'il a permis. Je le prie tous les jours de vous benir et de rendre M. Jules semblable a vous. HELENE Comment, mon pauvre Blaise, tu as la generosite de prier pour Jules, qui est la cause de tout le mal qu'on dit et qu'on pense de toi! BLAISE Certainement, Mademoiselle; je n'ai pas de rancune contre lui; il fait ce qu'il fait parce qu'il n'y pense pas. S'il savait combien il offense le bon Dieu, il ne le ferait sans doute pas, et c'est pourquoi je prie le bon Dieu de lui faire voir clair dans son ame. HELENE Excellent Blaise! Je dirai a papa et a maman tout ce que tu viens de me dire; ils ne pourront pas douter de ta sincerite. BLAISE Comme vous voudrez, Mademoiselle, mais cela ne me fait pas grand'chose a present. Depuis que je vais au catechisme pour ma premiere communion l'an prochain, je sais que Notre-Seigneur a souffert des mechants, et cela me console de souffrir un peu." Helene tendit la main a Blaise, qui la remercia encore avec reconnaissance et affection; elle retourna lentement a la maison. En rentrant, elle raconta a son pere et a sa mere ce que Blaise lui avait dit, et elle fit part de son impression a l'egard de Blaise. "Je n'ai jamais vu, dit-elle, un plus excellent garcon, et je serais bien heureuse de vous voir changer d'opinion et de sentiments a son egard. --Il faudrait pour cela, ma chere Helene, dit M. de Trenilly avec froideur, que nous pensassions bien mal de ton frere, qui dit juste le contraire de Blaise, et qui serait d'apres toi un menteur, un calomniateur, un mechant. J'aime mieux avoir cette mauvaise opinion de Blaise que de mon fils. HELENE, _avec feu_ Cela depend de quel cote est la verite, papa; si pourtant Blaise est innocent, voyez quel mal vous lui faites, et quelle injustice vous commettez. --Tu oublies que tu parles a ton pere, Helene, dit Mme de Trenilly avec severite. HELENE Je n'avais pas l'intention de manquer de respect a papa, mais je suis si peinee de voir mon frere si mal agir, et le pauvre Blaise tant souffrir!... M. DE TRENILLY Souffrir? Tu crois qu'il souffre? Laisse donc, il n'y pense seulement pas. HELENE Je l'ai pourtant souvent trouve tout en larmes, pendant qu'il travaillait et qu'il etait tout seul, et il cherchait a me le cacher et a sourire quand il me voyait, et un jour je lui ai demande pourquoi il pleurait; il m'a repondu que c'etait parce qu'il ne pouvait rencontrer aucun de ses camarades sans qu'ils lui dissent qu'il etait un voleur, un menteur, un malheureux; et personne ne veut ni jouer ni se promener avec lui. --Il n'a que ce qu'il merite", dit sechement M. de Trenilly. Helene ne repondit plus; elle sentit qu'elle ne ferait qu'irriter son pere en continuant a defendre Blaise, et elle se retira dans sa chambre pour travailler seule comme d'habitude. Les poulets devenaient grands et forts; Helene avait decide avec Blaise qu'ils pouvaient se passer de la poule, et qu'on les porterait dans la cour du chateau, ou ils coucheraient dans une niche de chien qui se trouvait vide. Le lendemain, Blaise devait les apporter et leur arranger la niche en poulailler. Par une fatalite malheureuse, Jules rencontra le pauvre Blaise portant les poulets dans un panier pour les mettre dans leur nouvelle demeure. JULES Qu'est-ce que tu as dans ton panier? BLAISE C'est une commission, Monsieur Jules. JULES Montre-moi ce que c'est. BLAISE Je n'ai pas le temps, Monsieur, je suis presse. JULES Qu'est-ce qui te presse tant? BLAISE Maman m'attend pour dejeuner, Monsieur. JULES Eh bien, elle attendra deux minutes de plus, voila tout. Blaise ne voulait pas lui faire voir les poulets, parce qu'il craignait que Jules ne leur fit mal ou ne les fit echapper; il voulut donc continuer son chemin, mais Jules saisit l'anse du panier et chercha a le lui arracher. Blaise le retenait de toutes ses forces, et il allait le degager des mains de Jules, lorsque celui-ci, se sentant le plus faible, ramassa une poignee de sable et la lui jeta dans les yeux. La douleur fit lacher prise a Blaise; Jules saisit le panier et l'emporta en triomphe. Il courut dans un massif, pres d'une mare, pour examiner ce que contenait le panier. Quelle ne fut pas sa surprise en voyant les poulets qui y etaient renfermes!" "Ce voleur de Blaise, s'ecria-t-il, voila pourquoi il ne voulait pas me laisser voir ce qu'il emportait dans son panier. Ce sont des poulets qu'il a voles dans notre basse-cour, et qu'il portait a son voleur de pere pour les manger ensemble. Ah! tu crois que tu mangeras mes poulets, mauvais garcon! Tiens, viens chercher ton dejeuner." En disant ces mots, le mechant Jules tira les poulets du panier les uns apres les autres et les jeta dans la mare. Les pauvres betes se debattirent quelques instants, puis resterent immobiles, les ailes etendues, flottant sur l'eau. Jules fut enchante de son succes et retourna tranquillement a la maison. Il entra chez son pere. "Papa, dit-il, vous devriez defendre a Blaise de mettre les pieds dans notre basse-cour; je viens de le surprendre emportant, bien caches dans un panier, quatre poulets qu'il venait de voler dans notre poulailler. M. DE TRENILLY Tu ne sais pas ce que tu dis, mon ami, je n'ai ni poulets ni poulailler. JULES C'est de la ferme, alors, car je les ai vus, et je les lui ai arraches. M. DE TRENILLY Qu'en as-tu fait?" Jules ne s'attendait pas a cette question; il devint rouge et embarrasse, car il ne voulait pas avouer qu'il avait noye les pauvres betes. "Pourquoi ne reponds-tu pas? dit M. de Trenilly en l'examinant avec surprise. Est-ce que tu les a rendus a Blaise, par hasard? --Oui, papa, balbutia Jules. M. DE TRENILLY Tu as eu tort, mon ami; tu devais lui faire avouer d'ou il tenait ces poulets, et les apporter a la fermiere, s'ils sont a elle. Et Blaise les a-t-il emportes?" Jules commencait a craindre qu'on ne trouvat les poulets dans l'eau; il voulut en rejeter la faute sur Blaise et dit: "Non papa, il..., il... les a jetes dans la mare. M. DE TRENILLY Mais la tete lui tourne, a ce mauvais garnement; ou est-il? JULES Je ne sais pas; je crois qu'il est alle a l'ecole." Jules savait bien que Blaise n'allait plus a l'ecole, mais il croyait empecher par la son pere de questionner lui-meme Blaise et Anfry. Pendant ce temps le pauvre Blaise, aveugle par le sable, ne pouvait quitter la place ou il etait tombe; et a force pourtant de frotter ses yeux, que le sable faisait pleurer, il parvint a les tenir entr'ouverts, et il put se diriger vers le puits; il tira un peu d'eau dans une terrine et s'en lava les yeux jusqu'a ce que tout le sable fut parti. Il pensa alors a se mettre a la recherche de Jules et de son panier. Mais, en cherchant Jules, il rencontra Helene, qui allait voir si son petit poulailler etait pret a recevoir ses chers poulets Creve-Coeur. Helene s'arreta stupefaite a la vue des yeux rouges et bouffis de Blaise. "Qu'as-tu, mon pauvre Blaise? lui dit-elle avec compassion. Pourquoi as-tu pleure? --Ce n'est rien, Mademoiselle, c'est du sable que M. Jules m'a jete dans les yeux: mais ce qui est le plus triste, c'est que lorsqu'il m'a vu aveugle, il m'a arrache le panier dans lequel j'apportais vos poulets, et comme il s'est sauve avec, je crains qu'il ne leur soit arrive malheur. --Mes poulets, mes pauvres petits poulets! s'ecria Helene. Oh! Blaise, mon cher Blaise, aide-moi a les retrouver. Pourvu que Jules ne les ai pas tues ou laches dans le parc! Mes pauvres poulets!" Helene et Blaise se mirent a courir de tous cotes; en cherchant dans les massifs, Blaise trouva son panier vide. "Mademoiselle Helene, cria-t-il, voici mon panier, mais rien dedans. --C'est que Jules les a laches ou tues, dit Helene; pour le coup, papa ne prendra pas parti pour lui; je vais le prier de faire chercher mes petits Creve-Coeur." A peine avait-elle fait quelques pas vers la maison, qu'elle rencontra son pere. "Papa, papa, je vous en prie, dites qu'on aille partout chercher mes jolis Creve-Coeur; Blaise les apportait dans un panier. Jules le lui a arrache et s'est sauve avec. M. DE TRENILLY Ah! c'est donc cela que me disait Jules; il croyait que Blaise les avait pris a la ferme. Mais si ce sont tes Creve-Coeur qu'apportait Blaise, pourquoi les a-t-il laisse prendre a Jules? Il n'est guere probable que Blaise, qui est plus fort que Jules, lui ait laisse enlever son panier sans le defendre. HELENE Aussi a-t-il voulu empecher Jules de les prendre; mais Jules lui a jete du sable dans les yeux, et le pauvre Blaise a lache le panier. M. DE TRENILLY C'est Blaise qui t'a fait ce conte; Jules m'a dit au contraire que Blaise avait jete les poulets dans la mare. HELENE C'est impossible, papa. Blaise a soigne mes poulets depuis qu'ils sont eclos; il leur avait prepare un poulailler dans une des vieilles niches a chien, et il me les apportait pour que nous les y missions. M. DE TRENILLY Ce qui est certain, pourtant, c'est que Jules n'a pas les poulets. HELENE Blaise et moi, nous les cherchons partout. Mon Dieu, mon Dieu, est-ce que Jules a ete assez mechant pour les jeter a la mare? La pauvre Helene, sans attendre la reponse de son pere, courut du cote de la mare, appelant Blaise de toutes ses forces; en approchant de la mare, elle le vit tachant, avec une longue perche, d'attirer a lui quelque chose qu'elle ne pouvait encore distinguer; aussitot qu'il apercut Helene, il lui cria: "Venez vite, Mademoiselle; venez m'aider a faire revivre les pauvres poulets que je viens de trouver dans la mare. J'en ai retire trois; je cherche a atteindre le quatrieme. Le voici, je crois... Non, il a encore coule sous ma perche... Tenez, le voila! Je l'ai, pour cette fois." Et, se baissant, il saisit le quatrieme Creve-Coeur, qu'il avait rapproche du bord avec sa perche. Helene pleurait pres de ses pauvres poulets, couches a terre sans mouvement, le bec ouvert, les ailes etendues, les yeux entr'ouverts. Blaise les porta sur l'herbe, les secha le mieux qu'il put, avec de la mousse, avec son mouchoir et celui d'Helene; mais il eut beau les frotter, les rouler sur le sable chaud, les poulets resterent sans vie. Voyant tous leurs efforts inutiles, Helene et Blaise se releverent. "Que ferons-nous de ces pauvres petites betes? dit Blaise. Des poulets si jeunes, ce n'est pas bon a manger; d'ailleurs, ca fait mal au coeur de manger des betes qu'on a soignees. --Il faut les enterrer, dit tristement Helene; ne les laissons pas ici; les chats les devoreraient. --Ecoutez, Mademoiselle, essayons encore une chose; j'ai entendu dire a un medecin qu'on faisait revenir des noyes en les couvrant de cendre tiede; il y a un grand tonneau dans la buanderie, ici tout pres: plongeons-les dedans jusqu'a demain; en tout cas, cela ne leur fera pas de mal, et peut-etre... qui sait,... la cendre tiede, en les rechauffant, les ranimera-t-elle. --Essayons, dit Helene; il sera toujours temps de les enterrer demain." Helene et Blaise prirent chacun deux poulets; ils les porterent a la buanderie, ou ils trouverent effectivement un tonneau de cendre; on venait d'en remettre de toute chaude. Blaise creusa quatre trous, Helene y mit les poulets, Blaise les recouvrit de cendre jusqu'a la tete, ne laissant passer que le bec et les yeux. Ils fermerent ensuite la buanderie et s'en allerent chacun chez eux, Helene fort triste de la mort de ses jolis Creve-Coeur, et Blaise fort triste du chagrin d'Helene, tous deux peines de la mechancete de Jules. Quand Helene revint dans sa chambre, elle y trouva Jules qui l'attendait avec un peu d'inquietude, pour savoir ce qu'avait dit son pere. "Tu m'as encore fait une vraie peine, Jules, lui dit-elle, et tu as encore fait une mechancete au pauvre Blaise. --Moi, une mechancete? repondit Jules d'un air innocent; qu'ai-je donc fait, Helene? tu m'accuses toujours sans savoir comment les choses se sont passees. HELENE Je sais tres bien que tu as noye mes pauvres poulets, que tu les as arraches a Blaise apres lui avoir jete du sable dans les yeux, et que tu as conte des mensonges a papa. JULES Je n'ai rien fait de tout cela, Mademoiselle, c'est Blaise qui avait vole des poulets; je ne savais pas qu'ils fussent a toi; j'ai voulu les lui enlever, et, pour que je ne les aie pas, il les a jetes dans la mare. --Menteur! s'ecria Helene avec indignation. C'est abominable de mentir avec autant d'effronterie! Tu pourrais bien reserver tes mensonges pour papa, qui a la bonte de te croire; quant a moi, tu sais que je te connais et que je ne crois pas un mot de ce que tu dis. JULES, _avec colere_ Mechante! vilaine! J'irai dire a papa que tu me dis cinquante sottises pour excuser Blaise, qui est un sot et un impertinent; je le ferai chasser avec son vilain pere. HELENE Tu en es bien capable; rien ne m'etonnera de ta part. C'est bien triste pour moi d'avoir un si mechant frere." Helene lui tourna le dos et se mit a table pour ecrire. Jules resta un instant indecis s'il resterait chez Helene pour la contrarier, ou s'il irait se plaindre a son pere; il finit par quitter la chambre, et il se dirigea vers le cabinet de M. de Trenilly, qui etait alors occupe a lire. "Papa, dit-il en entrant, je viens vous dire que c'est bien triste pour moi d'avoir une si mauvaise soeur; elle croit tous les mensonges que lui fait Blaise et elle vient de me dire toutes sortes d'injures, pretendant que je mentais, que Blaise valait cent fois mieux que moi, qu'elle voudrait bien l'avoir pour frere, et qu'elle serait enchantee si vous me chassiez pour me mettre au college. --Helene est une sotte, repondit M. de Trenilly; elle est entichee de ce mauvais garnement de Blaise; mais, aujourd'hui, j'excuse son humeur, et je ne lui en dirai rien, parce qu'elle est irritee d'avoir perdu ses poulets. --Mais, papa, ce n'est pas ma faute si Blaise a vole ses poulets. Pourquoi faut-il que ce soit moi qui recoive des injures, parce que son Blaise a menti? --Que veux-tu que j'y fasse, mon ami? Tu sais que je ne me mele pas de l'education de ta soeur; va te plaindre a ta mere, si tu veux, et laisse-moi finir un travail tres serieux qui doit etre termine cette semaine. Va, Jules, va, mon garcon." Jules sortit a moitie content: il avait espere faire gronder sa soeur, et il n'avait pas reussi. Il ne voulait pas aller se plaindre a sa mere; elle n'etait pas toujours disposee a le croire et a l'approuver, comme M. de Trenilly, qui etait aveugle par sa tendresse pour son fils. Quant a Helene, il n'avait aucune crainte qu'elle le denoncat, parce qu'il la savait trop bonne pour le faire gronder. Il resolut donc de se taire et de ne plus parler des poulets, ni de Blaise, ni d'Helene. Le lendemain, apres le dejeuner, Helene demanda a sa mere la permission d'enterrer les poulets et de faire venir Blaise pour l'aider. Mme de Trenilly y consentit, a la condition que Blaise ne mettrait pas les pieds au chateau ni dans le jardin de Jules. Helene le promit et ajouta en souriant que la defense serait probablement tres bien recue, car le pauvre Blaise ne devait avoir nulle envie de se retrouver avec Jules. Elle rencontra Blaise au milieu de l'avenue; il venait chercher les poulets pour leur preparer une fosse. "Tu viens m'aider a enterrer mes poulets, n'est-ce pas, mon cher Blaise? Ne passons pas devant le chateau, pour que Jules ne te voie pas et ne vienne pas nous rejoindre. --Je n'ai nulle envie de le voir, Mademoiselle, je vous assure bien. Il me demanderait de venir avec lui que je refuserais, car, je suis fache de vous le dire, Mademoiselle, puisqu'il est votre frere, mais je n'ai jamais rencontre de garcon aussi mechant pour moi que l'est M. Jules... Mais nous voici arrives; allons prendre nos pauvres morts." Blaise tourna la clef, poussa la porte et fit un cri de surprise que repeta immediatement Helene, entree avec lui. Les poulets qu'on avait cru morts etaient vivants, bien vivants, sautant sur leur tonneau de cendre, et ouvrant le bec pour demander a manger. "C'est la cendre! s'ecria Blaise. Le medecin avait raison. --C'est evidemment la cendre, repeta Helene. Quel bonheur de revoir mes pauvres poulets vivants, et quelle bonne idee tu as eue, mon bon Blaise! Sans ton bon conseil, je les aurais perdus, car je les aurais enterres de suite. Va vite leur chercher a manger. Je vais pendant ce temps les porter a leur poulailler, ou tu me trouveras. --Irai-je a la cuisine, Mademoiselle, pour demander du pain et du lait? --Non, non, ne va pas a la cuisine. Maman a defendu que tu entres au chateau. --Ainsi on me croit toujours un vaurien, un voleur, dit Blaise en soupirant. C'est triste, mais c'est bon, car j'en ferai mieux ma premiere communion, en supportant ces affronts avec courage et douceur... Je vais demander a maman ce qu'il nous faut pour les poulets. Ne vous impatientez pas, Mademoiselle, si je suis un peu longtemps; il y a loin d'ici chez nous, l'avenue est longue." Helene resta pres de ses poulets; elle aussi etait triste, car elle sentait combien etait injuste la mauvaise opinion qu'on avait de Blaise, et elle s'affligeait que ce fut son frere qui eut fait tout ce mal. "Pauvre Blaise! se dit-elle en le regardant s'eloigner. Le bon Dieu fera sans doute connaitre son innocence; mais en attendant il souffre et Jules triomphe. Oh! si Jules pouvait comprendre combien il est mauvais! L'annee prochaine il doit faire sa premiere communion; comment pourra-t-il la faire s'il ne reconnait pas ses torts?..." Helene eut le temps de reflechir, car Blaise ne revint qu'au bout d'une demi-heure. "Voici, Mademoiselle, cria-t-il de loin, une patee faite par maman. J'ai ete longtemps, car il a fallu la preparer, puis revenir pas trop vite pour ne pas renverser l'assiette; elle est bien pleine, les poulets vont se regaler." Et il posa l'assiette au milieu du poulailler; les quatre poulets affames se precipiterent dessus et picoterent jusqu'a ce qu'il n'en restat miette. Blaise conseilla a Helene de tenir ses poulets enfermes pendant deux ou trois jours, pour qu'ils pussent s'habituer a leur nouvelle demeure. En peu de semaines ils devinrent de beaux poulets gras et forts. Jules s'en informait avec interet de temps en temps; Helene lui en sut gre et crut que c'etait un commencement de repentir et d'amelioration. Un jour que Mme de Trenilly preparait le diner, Jules lui dit: "Quand donc mangerons-nous les poulets d'Helene? Le cuisinier en ferait volontiers une fricassee. --Manger mes poulets! s'ecria Helene effrayee, j'espere bien, maman, que vous n'y avez pas songe, et que c'est une invention de Jules. --Je croyais, comme Jules, que tu les elevais pour les manger, Helene, dit Mme de Trenilly. --Mais non, maman, je n'ai jamais eu la pensee de les manger. Je veux garder ces jolies volailles pour qu'elles pondent et qu'elles couvent; je veux les laisser mourir de vieillesse. Pensez donc que c'est Blaise et moi qui les avons elevees, puis sauvees de la mort. JULES Que tu es bete! Tu crois que Blaise voulait les sauver? Il a du etre bien attrape quand il a vu qu'au lieu de les manger pour son diner il aurait encore a les soigner!" Helene ouvrit la bouche pour repondre vertement, mais elle se contint, et, jetant sur son frere un regard qui le fit rougir, elle se contenta de dire: "Ne parle pas mal de Blaise devant moi, Jules; tu sais la bonne opinion que j'en ai et l'amitie que j'ai pour lui. Je la lui doit en compensation du tort que tu lui as fait, et je ne souffrirai pas qu'on le calomnie en ma presence, sans prendre sa defense et sans dire les choses comme je les sais." Jules resta muet devant le regard fixe et ferme de sa soeur. Il se borna a dire, en levant les epaules: "Que tu es sotte!" et quitta la chambre. Mme de Trenilly avait fini de commander au cuisinier le dejeuner et le diner; elle ne fit pas attention a la fin de la discussion d'Helene et de Jules, et reprit sa lecture interrompue. Il ne fut plus question des poulets. Helene les avait transportes chez Mme Anfry, de peur que Jules n'eut la fantaisie de les attraper et de les faire manger. A l'automne, les poulets etaient devenus des poules qui se mirent a pondre; au printemps elles couverent leurs oeufs et eurent a leur tour des poulets a conduire. Helene finit par en faire cadeau a Mme Anfry, qui y trouva un grand avantage, et qui, de temps a autre, faisait manger a Helene un des poulets de ses poules. Ils etaient toujours tendres et gras, et chacun en appreciait la qualite. X LE RETOUR DE JULES A l'approche de l'hiver, M. de Trenilly etait parti pour Paris avec toute sa maison. Anfry, sa femme et Blaise furent enchantes de se retrouver seuls; l'hiver se passa plus agreablement pour Blaise, dont chacun commencait a reconnaitre la piete, la bonte et l'honnetete. Blaise aurait pu profiter de ce retour de bienveillance pour faire des parties de jeu et de promenade avec ses camarades d'ecole; mais il preferait travailler a la maison avec son pere et sa mere. Ils causaient souvent de leurs anciens maitres, mais jamais ils ne faisaient mention des nouveaux, car ils n'avaient pas de bien a en dire, et Blaise avait demande a ses parents de n'en pas parler plutot que d'en dire du mal. "Si j'en parlais ou si je vous en entendais parler, papa, je ne pourrais peut-etre pas m'empecher de leur en vouloir de leur injustice, surtout a M. Jules, et je me sentirais de la colere, de la haine peut-etre. Et comment pourrais-je faire ma premiere communion et recevoir Notre-Seigneur, si je ne pardonne de bon coeur a ceux qui m'ont fait du mal? Notre-Seigneur a bien pardonne a ses bourreaux; il a meme prie pour eux. Je veux tacher de faire comme lui. --C'est bien, ce que tu dis la, mon Blaisot, lui dit son pere en l'embrassant. Tu es plus sage que moi et ta mere... C'est qu'il ne nous est pas facile de pardonner a ceux qui ont fait du mal a notre enfant, qui l'ont fait passer pour un voleur, un mechant, un... --Papa, papa, je vous en prie, dit Blaise d'un air suppliant, ne parlez que de Mlle Helene, qui a ete si bonne pour moi. --Ah oui! celle-la est une bonne demoiselle! on ne risque rien d'en parler; pas de danger de dire une mechancete." "Une lettre", dit le facteur en entrant un matin. Et il en remit une a Anfry, qui l'ouvrit et lut ce qui suit: "Tenez le chateau pret pour nous recevoir, Anfry; j'arrive avec mon fils lundi prochain. Soignez particulierement la chambre de Jules, qui est souffrant depuis une chute de cheval. Je vous salue. "Comte de TRENILLY." "Lundi prochain, c'est dans quatre jours, dit Anfry. Je n'ai guere de temps pour tout preparer. Il faut nous y mettre tous des aujourd'hui. --C'est singulier, dit Blaise, il ne parle que de M. Jules et pas de Mlle Helene; est-ce qu'elle ne viendrait pas, par hasard? --Et ou veux-tu qu'elle reste? dit Mme Anfry. La place d'une jeune fille n'est-elle pas pres de sa mere! Au surplus, nous le verrons bien quand ils seront arrives." Elle monta au chateau avec Anfry et Blaise. Pendant quatre jours ils ne firent que frotter, essuyer et ranger. Enfin, tout se trouva termine le lundi dans la journee. "Je ne sais trop que faire, avait dit Anfry, pour soigner particulierement l'appartement de M. Jules. Je l'ai frotte, essuye, comme les autres; je ne peux pas faire mieux. --Laissez-moi l'arranger, papa, dit Blaise; je vais y mettre des fleurs, qui le rendront plus gai." En effet, deux heures plus tard, la chambre de Jules avait pris un autre aspect; il y avait des fleurs dans les vases, des corbeilles de fleurs sur les croisees, sur la commode. Blaise avait fait de son mieux, et il avait reussi. Quand ils redescendirent l'avenue pour rentrer chez eux, ils n'attendirent pas longtemps l'arrivee du comte. Comme l'annee d'avant, un courrier a cheval l'annonca; la grille fut ouverte et la voiture roula dans l'avenue. Blaise avait vu M. de Trenilly dans le fond; pres de lui etait Jules, pale et maigre. La comtesse et Helene n'y etaient pas. Blaise avait deja su par des gens qui avaient precede M. de Trenilly qu'Helene etait au couvent pour renouveler sa premiere communion, et que sa mere ne la ramenerait que dans le courant de juillet, deux mois plus tard. M. de Trenilly avait l'air encore plus sombre et plus severe que l'annee precedente. "Ils n'apportent pas avec eux la gaiete, dit Anfry a sa femme en refermant la grille. --Pourvu qu'on ne demande pas notre pauvre Blaisot pour desennuyer M. Jules, repondit Mme Anfry. C'est qu'il ne serait pas possible de le refuser. --Ah! bah! ils n'y songeront seulement pas, reprit Anfry. Tu as donc oublie ce qu'ils en disaient?..." Mme Anfry avait bien devine; des le lendemain, un domestique vint demander Blaise au chateau. "Blaise est sorti, repondit sechement Anfry. LE DOMESTIQUE Ou est-il? ne pourrait-on pas l'avoir? M. le comte m'a bien recommande de le ramener avec moi. ANFRY Il est au catechisme; il n'en reviendra que pour diner. LE DOMESTIQUE Est-ce ennuyeux! Monsieur va gronder, bien sur, et M. Jules va etre plus maussade que d'habitude. ANFRY Ah! c'est M. Jules qui le demande. Il a donc oublie le mal qu'il en disait l'annee derniere. LE DOMESTIQUE L'annee derniere n'est pas l'annee qui court; on a change d'idees depuis, et M. Jules ne reve plus que Blaise. Mlle Helene a raconte bien des choses qu'on ne savait pas; elle a tant parle de la piete de Blaise et de ses bons sentiments pour sa premiere communion, que Monsieur et Madame ne redoutent plus sa compagnie pour M. Jules. ANFRY Mais c'est Blaise qui craint celle de M. Jules, et j'aimerais autant que chacun restat chez soi. LE DOMESTIQUE Comme vous voudrez, Monsieur Anfry. Je vais toujours dire a M. le comte que Blaise est sorti." Le domestique s'en alla, laissant Anfry et sa femme fort contraries de cette lubie de Jules. Quand Blaise fut de retour, et qu'il sut qu'on etait venu le demander au chateau, le pauvre garcon eut peur et supplia son pere de le laisser aller aux champs tout de suite apres son diner. "Mais ou iras-tu, mon pauvre Blaisot? --J'irai travailler aux champs avec les garcons de ferme, papa; le fermier m'a tout justement demande si je ne voulais pas venir en journee chez lui pour toutes sortes de travaux. Je suis grand garcon maintenant; je puis bien travailler comme un autre. --Fais comme tu voudras, mon pauvre Blaise; voici le domestique que j'apercois enfilant l'avenue; bien sur, c'est encore pour toi." Blaise sauta de dessus de sa chaise et sortit par une porte de derriere pour ne pas etre vu du domestique. Il courut a toutes jambes a la ferme et demanda de l'ouvrage; on lui donna des vaches a mener a l'herbe et a garder jusqu'au soir. Le domestique arriva chez Anfry cinq minutes apres que Blaise en etait parti. "Eh, bien, ou est donc votre garcon? dit-il en regardant de tous cotes. N'est-il pas encore revenu diner? M. le comte l'envoie chercher. --Blaise est venu diner, et il est reparti pour aller travailler a la ferme, ou il est retenu pour l'ete, dit Anfry d'un air satisfait et legerement moqueur. LE DOMESTIQUE Pourquoi l'avez-vous laisse partir, puisque je vous avais prevenu que M. le comte le demandait? ANFRY Il est d'age a travailler, et il faut qu'il s'habitue a gagner sa vie. Je n'ai pas de quoi le garder a faineanter comme les enfants de M. le comte. LE DOMESTIQUE Eh bien, M. le comte sera content! il va me donner un galop, et vous en aurez les eclaboussures bien certainement. ANFRY A la volonte de Dieu! Je ne crains pas les gronderies quand je ne les merite pas." Le domestique s'en retourna encore une fois en grommelant, et Anfry alla a son jardin; tout en bechant, il souriait en se disant: "Blaisot a eu une bonne idee tout de meme! C'est qu'il n'est pas bete, ce garcon!" Mais M. de Trenilly ne se decourageait pas si facilement; il voyait bien que Blaise ne venait pas parce qu'il ne s'en souciait pas, et que le travail a la ferme n'etait qu'un pretexte. Cette resistance l'irritait sans le surprendre. D'apres ce que lui avait raconte Helene pour la justification du pauvre Blaise, il avait concu de l'estime pour lui, et il commencait a croire que Jules avait pu etre trompe par les apparences et s'etre mepris sur les intentions de Blaise. Jules, de son cote, qui ne pouvait s'empecher de reconnaitre la bonte et la complaisance de Blaise, parlait souvent du desir qu'il avait de le revoir et de l'avoir pour compagnon de jeux. M. de Trenilly admirait la generosite de son fils, qui oubliait les mefaits de Blaise, et il se promettait de satisfaire son desir des qu'ils seraient de retour a la campagne. La maladie que fit Jules a la suite d'une chute de cheval dans une partie de cerises a Montmorency hata ce retour. Jules demanda Blaise des son arrivee, et il fut tres contrarie de devoir attendre au lendemain. Ce fut bien pis quand il sut le lendemain que Blaise etait au catechisme, qu'il fallait l'attendre jusqu'a midi. Mais quand il vit une seconde fois revenir le domestique sans Blaise, et qu'il sut qu'il en serait de meme tous les jours, il se mit a pleurer amerement. Son pere lui offrit vainement des livres, des couleurs et tout ce qui pouvait l'amuser. Jules pleurait toujours, refusait toute distraction, et ne cessait de demander Blaise. M. de Trenilly, qui l'aimait avec une faiblesse qu'il n'avait jamais montree que pour ce fils indigne de sa tendresse, lui promit de faire en sorte de degager Blaise de son travail de ferme et de le ramener dans une heure avec lui. Jules se calma d'apres cette assurance, et resta tranquillement etendu dans son fauteuil. M. de Trenilly se rendit precipitamment a la maison d'Anfry: mais Anfry etait sorti pour faire des fagots dans le bois. De plus en plus contrarie, mais contenant son humeur, M. de Trenilly alla a la ferme et demanda Blaise. On lui dit qu'il etait dans les pres a garder les vaches. "Allez le chercher, dit M. de Trenilly; remplacez-le par quelqu'un, j'ai besoin de lui tout de suite; je l'attends ici." Et il s'assit sur une chaise que lui offrit la fermiere, non sans quelque crainte; l'air sombre et mecontent du comte la terrifiait; aussi ne tarda-t-elle pas a s'esquiver, sous un leger pretexte; elle prevint ses enfants de ne pas entrer dans la salle, de peur de se faire gronder par M. le comte, qui n'avait pas l'air aimable, disait-elle, et elle alla voir qui on pourrait mettre a la place de Blaise. Les enfants de la ferme, dont le plus age avait huit ans et le plus jeune quatre, se garderent d'abord d'entrer dans la salle; mais la crainte fit bientot place a la curiosite; l'aine, Robert, alla tout doucement regarder a la fenetre pour voir comment etait la figure peu aimable de M. le comte. Il recommanda a ses freres de l'attendre dehors et de ne pas bouger. Peu de minutes apres il revint et leur dit a voix basse: "Je l'ai vu; il est affreux; il a l'air mechant tout a fait. Il a leve les yeux, je me suis sauve bien vite. --Je vais y aller voir a mon tour, dit Francois; il doit etre effrayant. --Va, mais ne fais pas de bruit; qu'il ne t'entende pas, dit Robert; il te battrait." Francois partit aussitot et revint comme son frere, mais bien plus effraye. "Ses yeux brillent comme des chandelles, dit-il, je crois qu'il m'a vu; il s'est leve et a regarde a la fenetre comme s'il voulait sauter au travers; je me suis sauve; j'ai eu bien peur. --Laisse-moi aller aussi, dit Alcine, le plus jeune; j'ai tant envie de voir ses yeux qui brillent! --Va, Alcine, mais prends bien garde qu'il ne te voie. Reviens tout de suite." Alcine partit enchante, quoique son coeur battit de frayeur. Il marcha sur la pointe des pieds en approchant de la fenetre et chercha a voir, mais il etait trop petit, il ne voyait rien. Alors il voulut grimper sur le rebord de la fenetre et y reussit apres beaucoup d'efforts. Le bruit qu'il faisait attira l'attention du comte, qui se leva et se dirigea vers la fenetre au moment ou Alcine parvenait a y monter. Le pauvre enfant poussa un cri de frayeur en voyant arriver a lui ce terrible croquemitaine dont ses grands freres avaient eu peur. Le comte, voyant l'enfant tout pret a degringoler, ouvrit precipitamment la fenetre et le saisit par le corps. Le pauvre Alcine crut que c'etait pour le devorer, et il se mit a crier plus fort en appelant ses freres a son secours. "Il me tient! il va me manger! Au secours! au secours! Robert, Francois, au secours!" Le comte, etonne de l'effet qu'il produisait, posa l'enfant par terre au moment ou les freres, bravant le danger, accouraient, armes, l'un d'une fourche, l'autre d'un rateau. Ils ouvrirent precipitamment la porte et s'elancerent sur le comte, qui, ne s'attendant pas a cette attaque, n'eut que le temps de se rejeter vivement au fond de la chambre. Il s'arma d'une chaise pour s'en faire un bouclier contre la fourche et le rateau qui cherchaient a l'embrocher et a l'assommer, pendant qu'Alcine tout tremblant se relevait et s'esquivait. Robert et Francois, voyant leur frere en surete, fondirent une derniere fois sur le comte, toujours arme de sa chaise; la fourche et le rateau resterent pris dans la paille de la chaise; Robert, se voyant desarme, entraina son frere qui se trouvait egalement sans armes, et tous deux se precipiterent hors de la chambre avec autant d'agilite qu'ils y etaient entres. Le comte, revenu de sa surprise, voulut savoir ce qui avait cause cette attaque inexplicable; il sortit, tourna autour de la maison, visita les batiments de la ferme et n'y trouva personne. Les enfants etaient bien loin en effet; ils avaient couru tous les trois rejoindre leur mere, qui revenait avec Blaise; ils lui raconterent que le comte etait si mechant et si furieux qu'il avait voulu manger Alcine. "Il l'aurait mange, maman, si Robert et moi nous n'etions arrives avec une fourche et un rateau... --Une fourche, un rateau! contre M. le comte! s'ecria la mere effrayee. Jesus! mon Dieu! qu'est-ce qui va advenir de nous? ROBERT Il le tenait deja par terre, maman; il ouvrait une bouche enorme, et il avait de grandes dents blanches comme celles d'un loup! FRANCOIS Et des yeux qui semblaient bruler ce qu'ils regardaient! ALCINE Et des grandes mains enormes qui me serraient d'une force!... LA FERMIERE Jesus! misericorde! Malheureux enfants! Qu'avez-vous fait? Prendre M. le comte pour un loup. Mais est-ce croyable, cette sottise-la?... Jamais il ne nous le pardonnera. Seigneur Dieu! que va-t-il me dire? Ma foi, mon Blaise, vas-y tout seul, toi. Je n'oserais jamais, apres ce qui s'est passe. ROBERT Vous voyez bien, maman, que, vous aussi, vous avez peur. LA FERMIERE Mais c'est par rapport a vos fourches, petits nigauds. Je n'aurais pas eu peur sans cela. FRANCOIS Et pourquoi donc, en vous en allant, nous avez-vous dit de ne pas y aller? C'est que vous aviez peur qu'il ne nous fit du mal. LA FERMIERE Helas! mon Dieu, que faire? Va vite, Blaisot, puisqu'il t'a demande; va le trouver dans la salle et raconte-nous ce qu'il t'aura dit; tu nous retrouveras dans la grange." Blaise aurait bien voulu ne pas y aller, ou du moins ne pas y aller seul, mais il n'osa pas desobeir aux ordres du comte et de la fermiere et il se dirigea vers la ferme sans trop hater le pas... Il arriva jusqu'a la salle et tressaillit d'aise: le comte n'y etait plus. "Il est parti, il est parti! cria Blaise a la fermiere et aux enfants; vous pouvez venir, il n'y a plus de danger." A peine avait-il acheve ces paroles qu'il apercut a dix pas de lui le comte sortant d'une bergerie. Il avait reconnu la voix de Blaise et s'empressait de lui parler pour l'emmener, lorsqu'il entendit le joyeux appel a la famille du fermier. "Ah ca! dit-il en froncant le sourcil, pour qui me prend-on ici? Un des marmots que j'empeche de tomber du haut de la fenetre croit que je vais le manger; deux autres m'attaquent avec une fourche et un rateau comme si j'etais une bete feroce. Et voila que toi, Blaise, tu appelles, me croyant parti, en criant qu'il n'y a plus de danger! Qu'est-ce que tout cela veut dire? --Monsieur le comte, dit Blaise un peu embarrasse, les enfants ont eu peur de vous deranger, et..., et... LE COMTE, _avec colere et ironie_ Et c'est pour ne pas me deranger qu'ils ont voulu m'assommer? BLAISE Non pas, Monsieur le comte; ils ont seulement voulu defendre leur petit frere. LE COMTE Defendre contre qui? Est-ce que je lui faisais du mal? Ce petit imbecile criait sans savoir pourquoi. BLAISE Monsieur le comte, c'est que le petit est bien jeune, et... LE COMTE Mais les autres sont assez grands pour savoir qu'on ne se lance pas contre un homme a coups de fourche, surtout quand cet homme est le maitre de la maison. Mais ou est la mere? Amene-la-moi avec ses enfants." Blaise, enchante d'etre debarrasse d'une conversation aussi peu agreable, courut a la recherche de la fermiere, qu'il trouva blottie dans un coin de la grange, entouree des enfants, qui osaient a peine respirer. BLAISE Madame Francois, M. le comte vous demande, et les enfants aussi. LA FERMIERE Jesus! Maria! que va-t-il se passer? que va-t-il dire? que va-t-il faire? Venez, mes enfants, mes pauvres enfants, il faut bien y aller puisqu'il l'ordonne." Les enfants, tremblants et en pleurs, suivirent leur mere en s'accrochant a son tablier; elle entra dans la salle, trainant ses enfants, dont la peur redoubla quand ils se trouverent en face du redoutable comte. Il les attendait debout au milieu de la salle, les bras croises et tenant une canne a la main. La fermiere salua, balbutia quelques mots d'excuses, et attendit que le comte parlat. "Approchez, polissons! dit le comte d'une voix breve; comment avez-vous ose me menacer de vos fourches? ROBERT J'ai cru que vous alliez manger Alcine; c'est alors que nous avons fonce sur vous pour le degager. FRANCOIS Je vous prenais pour un ogre, tant vous aviez l'air sauvage et... mecontent. LE COMTE, _a la fermiere_ Vous leur donnez de jolies idees sur mon compte; je vous fais compliment de votre succes. Vous pouvez dire a votre mari qu'il n'a pas besoin de se deranger pour venir signer la continuation de son bail. Je vous renvoie a Noel. Et quant a ces mauvais garnements, je leur apprendrai a me respecter." Et degageant sa canne, il leur en donna quelques coups en disant: "Chacun son tour; voici pour la fourche, voila pour le rateau!" Les pauvres enfants se sauverent en criant; la mere les suivit en murmurant et en se felicitant d'avoir a quitter sous peu un si mauvais maitre. M. de Trenilly appela Blaise et lui commanda de le suivre. Blaise hesita un moment, mais il n'osa pas resister et suivit silencieusement, la tete baissee. XI LE CERF-VOLANT Apres quelques minutes de marche, M. de Trenilly se retourna, et, voyant l'air malheureux de Blaise, il ne put s'empecher de sourire et de lui demander s'il croyait aussi devoir etre devore. Blaise rougit et balbutia quelques paroles inintelligibles. "Ecoute, Blaise, dit M. de Trenilly, tu sais sans doute que mon pauvre Jules est malade et que j'ai besoin de toi pour le distraire?" Blaise ne repondit pas; le comte reprit: "Je sais que tu as fait l'annee derniere quelques sottises, mais je veux les oublier en raison des bons sentiments que tu as manifestes depuis, d'apres ce que m'a dit Helene. Je desire que tu viennes tous les jours chez Jules depuis midi jusqu'au soir pour etre son compagnon de jeux et de travail, et que tu n'ailles plus a la ferme. Acceptes-tu? --Monsieur le comte, repondit Blaise en balbutiant, je suis fache... Je ne peux pas... Papa desire que je travaille, que je gagne... --Oh! quant a ton gain, je te promets que tu n'y perdras pas; je te donnerai le double de ce que tu recois a la ferme. --Monsieur le comte, dit Blaise, reprenant un peu courage, je ne pourrais pas entrer au chateau avec l'opinion que vous avez de moi. Je n'ai pas merite les reproches que vous m'adressiez l'annee derniere, et je ne puis vous promettre de faire autrement cette annee. M. Jules ne m'aime pas; je ne dis pas qu'il ait tort; mais je ne crois pas possible que je reste pres de lui dans les sentiments que je lui connais. LE COMTE Jules t'aime, au contraire, puisque c'est lui qui te demande; quant au passe, le mieux est de n'en pas parler. Nous voici bientot arrives; viens avec moi chez Jules, il sera bien content de te voir." Le pauvre Blaise ne dit plus rien; il se resigna pour ce jour-la, se proposant bien de demander a son pere de refuser toutes les propositions du comte. Ils entrerent chez Jules, qui attendait le retour de son pere avec une vive impatience. "Eh bien, papa, Blaise vient-il? --Le voici, mon garcon; j'ai eu de la peine a le trouver. Tu vois, Blaise, que Jules t'attendait. --Bonjour, Blaise, s'ecria Jules; nous allons bien nous amuser. Fais-moi un cerf-volant, que j'enleverai lorsque je pourrai sortir. BLAISE Bonjour, Monsieur Jules; je suis bien fache de vous savoir malade. JULES Demande du papier pour un cerf-volant, de l'osier, de la colle, des couleurs. BLAISE Mais je ne sais a qui demander tout cela, Monsieur Jules. JULES Au cuisinier, au valet de chambre. BLAISE Jamais je n'oserai; ils ne m'ecouteront pas. JULES Je voudrais bien voir cela! Tu n'as qu'a leur dire: "C'est M. Jules qui m'envoie", et tu verras s'ils t'enverront promener." Blaise alla a l'antichambre demander de quoi faire un cerf-volant; mais il oublia de dire qu'il venait de la part de Jules. Tous les domestiques qui se trouvaient dans l'antichambre eclaterent de rire. "Un cerf-volant! Je t'en souhaite des cerfs-volants! Il fait des cerfs-volants a Monsieur? Et tu me prends pour ton fournisseur? C'est bien de l'honneur, en verite!--Servez donc Monsieur, camarades! depechez-vous! Monsieur attend, Monsieur est presse! --Tenez, Monsieur Blaise, voila du papier, dit un des domestiques en lui tournant autour de la tete un papier sale et huileux. --Monsieur Blaise, voila de la colle, dit un autre en lui versant sur la tete une tasse d'eau sale. --Monsieur Blaise voici des couleurs", dit un troisieme en lui remplissant de cirage le visage et les mains. Le pauvre Blaise parvint a s'arracher d'entre les mains de ces domestiques mechants et grossiers. Il ne crut pas convenable de rentrer ainsi fait chez Jules, et courut chez lui pour se debarbouiller et changer de vetements. Son pere et sa mere furent effrayes de le voir revenir mouille, noirci; mais il les rassura en leur expliquant qu'il n'avait d'autre mal que l'humiliation des mauvais traitements dont il leur rendit compte. "Et quant a cela, papa, dit-il, j'en dois etre heureux, puisque Notre-Seigneur s'est laisse bien autrement humilier pour me sauver. ANFRY Cela n'empeche pas, mon pauvre garcon, que tu ne retourneras plus dans cette maison de malheur. BLAISE Je vous demande au contraire, papa, de vouloir bien me permettre d'y retourner, parce que, cette fois, ce n'est pas la faute de M. Jules; il m'attend toujours, et il doit trouver que je mets bien du temps a faire sa commission. ANFRY Il t'arrivera encore des desagrements pres de M. Jules, mon garcon, crois-moi. Laisse-moi aller trouver M. le comte, que je lui dise pourquoi je t'empeche d'y retourner. BLAISE Oh non! papa, je vous en prie; on gronderait les domestiques, on les renverrait peut-etre. ANFRY Les renvoyer! pour des mechancetes qu'ils t'ont faites a toi, pauvre Blaise? BLAISE Pas a cause de moi, papa, mais parce qu'ils ont fait attendre M. Jules, qui se sera sans doute impatiente. ANFRY Mais pourquoi n'as-tu pas dit que ce que tu demandais etait pour M. Jules? BLAISE Ils ne m'en ont pas laisse le temps; aux premieres paroles j'ai perdu la tete, et je n'ai plus pense a m'appuyer de M. Jules. Il y a tout de meme de ma faute la-dedans. C'eut ete un peu sot si j'avais reellement demande a ces messieurs de me servir comme si j'etais leur maitre. ANFRY Tu es toujours pret a t'accuser, mon Blaisot, a excuser les autres. C'est bien, mais tous ne font pas comme toi. BLAISE Tant pis pour eux, papa; ce n'est pas une raison pour que je n'avoue pas quand j'ai tort. Au revoir, papa et maman; je tacherai de ne pas rester trop longtemps." Blaise, qui etait nettoye et rhabille, courut au chateau et rentra chez Jules sans passer par l'antichambre. Il le trouva maussade et en colere d'avoir attendu si longtemps. JULES D'ou viens-tu? Pourquoi n'as-tu pas fait ce que je t'avais commande? Qu'est-ce que cette belle toilette? Est-ce que j'avais besoin que tu changeasses d'habits? C'etait bien la peine de me faire attendre mon cerf-volant depuis une heure! BLAISE Je ne pouvais faire autrement, Monsieur Jules; je m'etais sali dans l'antichambre, et je ne pouvais me presenter plein de cirage devant vous. JULES Est-ce maladroit? se remplir de cirage quand j'attends de quoi faire un cerf-volant! Et ou sont le papier, la colle, l'osier, les couleurs, la ficelle? BLAISE Je ne les ai pas, Monsieur Jules; on n'a pas voulu me les donner. --On n'a pas voulu te les donner! s'ecria Jules, rouge de colere. On n'a pas voulu! quand c'est moi qui les demande! Ils vont voir! Je les ferai tous chasser. BLAISE Pardon, Monsieur Jules, ce n'est pas la faute des domestiques, c'est la mienne, parce que je n'ai pas pense a dire que c'etait pour vous. JULES Imbecile! Tu as ete demander pour toi? Comme si tu avais droit a quelque chose ici? Retourne vite a l'antichambre et rapporte tout ce qu'il faut. BLAISE, _avec embarras_ Monsieur Jules, si cela vous etait egal, j'irais chercher un des domestiques et vous lui expliqueriez vous-meme ce que vous voulez. JULES Non, je ne veux pas; je veux que tu demandes tout. Va tout de suite. Dieu! que c'est ennuyeux d'avoir affaire a un garcon bete et entete comme toi! Je suis fatigue de te repeter la meme chose." Blaise ne repondit pas; l'excellent garcon n'avait pas voulu faire gronder les domestiques, dont il avait tant a se plaindre depuis un an, et, malgre sa repugnance, il retourna a l'antichambre repeter sa demande, mais en ayant soin d'ajouter que c'etait pour M. Jules. "Pour M. Jules? Tout de suite, tout de suite! Auguste, donne-moi le papier... Pas celui-ci! Le plus beau, le plus grand... Cours a la cuisine faire de la colle et rapporte une pelote de ficelle. Georges, va vite au jardin demander au jardinier de l'osier pour faire un cerf-volant pour M. Jules. Mais... ajouta-t-il en se retournant precipitamment vers Blaise, quand tu es venu tantot demander de quoi faire un cerf-volant, est-ce que c'etait pour M. Jules? BLAISE Oui, Monsieur, c'etait pour M. Jules. LE DOMESTIQUE Et pourquoi ne l'as-tu pas dit, malheureux. Nous voila dans de beaux draps. M. Jules va nous faire tous partir pour avoir coiffe, arrose et peint son messager. BLAISE Je n'ai rien dit a M. Jules, Monsieur. LE DOMESTIQUE Rien dit? Tu ne t'es pas plaint de nous? BLAISE Non, Monsieur, pas du tout. LE DOMESTIQUE Comment as-tu explique ton absence et ton changement d'habits? BLAISE J'ai dit que je m'etais tache de cirage et que je ne rapportais pas de quoi faire un cerf-volant parce que j'avais oublie de dire que c'etait pour M. Jules. LE DOMESTIQUE Eh bien, tu es un brave garcon tout de meme; il faut avouer que tu n'as pas de mechancete. J'ai eu une belle peur! La place est bonne; non pas que les maitres soient bons; ils sont au contraire detestables, mais ils payent bien et ne regardent a rien; on se fait de beaux benefices sans avoir l'air d'y toucher; et toi, Blaise, puisque tu es si bon garcon, nous te regalerons quelquefois d'une bouteille de vin, de liqueur, de cafe, de gateaux, d'une moitie de volaille, de toutes sortes de choses." Blaise ne comprit pas bien ce que lui offrait le domestique, mais il vit qu'il y avait une intention aimable, et il remercia, tout en emportant les objets qu'on s'etait empresse d'apporter. "Voici, Monsieur Jules, de quoi faire votre cerf-volant, dit-il en posant le tout sur une table. JULES Pourquoi restes-tu la a ne rien faire? Commence donc. BLAISE Je croyais, Monsieur Jules, que vous vouliez vous amuser a le faire vous-meme. JULES Moi-meme? Tu crois que je vais m'abimer les mains a couper des batons d'osier, me salir les doigts a coller des papiers, me fatiguer et m'ennuyer a arranger tout cela? C'est pour que tu le fasses que je t'ai fait venir; je m'amuserai a te regarder faire." Blaise ne fut pas content du ton meprisant de Jules et il eut un instant la pensee de le laisser la et de s'en aller. "Mais non, se dit-il, ce serait de l'orgueil; je suis le serviteur, c'est certain; je dois faire les volontes des maitres et souffrir les humiliations. Tant pis pour M. Jules s'il est egoiste et dur; tant mieux pour moi si je le sers avec soumission et patience." Tout en faisant ces reflexions, il deployait les feuilles de papier, et preparait l'osier pour l'attacher en forme de coeur. Il passa une grande heure a faire ses preparatifs, a coller les feuilles et a les fixer sur les baguettes d'osier. Quand il eut fini de tout coller, qu'il n'y eut plus qu'a faire la queue et a peindre le cerf-volant, Blaise dit a Jules: "Voudriez-vous, Monsieur Jules, vous amuser a peindre des figures sur le papier blanc du cerf-volant? je ferai la queue pendant ce temps; je ne saurais pas peindre." Jules ne repondit pas; Blaise, levant les yeux sur lui, vit qu'il s'etait endormi. "Je vais peindre comme je pourrai, dit-il. Ce ne sera pas bien, mais j'aurai fait de mon mieux." Et Blaise se mit a l'ouvrage, cherchant a figurer des hommes et des animaux sur le cerf-volant. Il n'avait aucune idee de peinture ni de dessin, c'etait donc fort laid; ses hommes avaient l'air de poteaux de grande route, montrant le chemin aux passants; ses lapins avaient l'air de moutons; ses vaches ressemblaient a des chats, ses oiseaux pouvaient etre pris pour des papillons, ses arbres pour des toits de maisons, ses montagnes pour des niches a chiens, etc. Mais Blaise, dans sa joie de manier des couleurs, trouvait ses peintures superbes et attendait avec impatience le reveil de Jules pour les lui faire admirer. Enfin Jules se reveilla, etendit les bras en baillant et appela Blaise. BLAISE Me voici, Monsieur Jules; j'ai fini le cerf-volant; il est tout a fait beau et joli. Tenez, Monsieur Jules, voyez comme il est couvert de belles peintures. JULES Qu'est-ce que ces horreurs-la? Qui a peint ces affreuses figures? --C'est moi, Monsieur Jules; j'ai fait de mon mieux, il me semblait que c'etait bien et joli. --Je te dis que c'est affreux; je n'en veux pas. Donne-moi ce cerf-volant." Blaise le lui remit avec quelque inquietude. Quand Jules le tint entre ses mains, il donna un grand coup de poing dans le papier, qu'il creva, mit le tout en lambeaux, brisa les baguettes d'osier et mit la queue en pieces. Le pauvre Blaise poussa un cri de desolation. "Helas! Monsieur Jules, que faites-vous? Tout mon travail perdu! L'ouvrage de trois heures? --Ne voila-t-il pas un grand malheur! Recommence, et tache de faire mieux. --Je ne peux pas; vrai, je ne peux pas, Monsieur Jules, dit le pauvre Blaise en sanglotant... j'ai fait de mon mieux... Je n'ai plus de courage... Je ne peux pas recommencer; cela m'est tout a fait impossible. --Paresseux! imbecile! Tu es ici pour m'amuser; je veux un autre cerf-volant." Blaise etait tombe sur une chaise; il continuait a sangloter, la tete cachee dans ses mains; sa patience et sa resignation etaient vaincues par la durete et l'egoisme de Jules; la tristesse de son coeur, longtemps comprimee, se fit jour, et il ne put retenir ses larmes. "Va-t'en, pleurnicheur, lui dit le mechant Jules; va-t'en chez toi, et reviens demain de bonne heure." Blaise ne se le fit pas dire deux fois; il se leva sans pouvoir parler et sortit precipitamment. Il courut jusqu'a un petit bois contre lequel etait adosse sa maison; la il s'assit au pied d'un arbre et pleura quelque temps encore. "Que lui ai-je donc fait, se dit-il, pour qu'il soit si mechant pour moi? J'ai beau m'efforcer a lui faire plaisir, il tourne tout contre moi; jamais je n'entends sortir de sa bouche une parole de bonte, de remerciement! Toujours des reproches, des injures, de l'ingratitude!... Mon Dieu, mon Dieu, ajouta-t-il en redoublant ses sanglots, pardonnez-moi ces murmures; que votre volonte soit faite et non la mienne. Corrigez ce pauvre M. Jules, changez son coeur, rendez-le bon et charitable pour que je puisse l'aimer comme je le voudrais et le servir avec affection comme mon bon petit M. Jacques. Mon bon, mon cher petit Monsieur Jacques, pourquoi etes-vous parti? j'etais si heureux avec vous, je vous aimais tant!... Mais... dit-il en sechant ses larmes, pourquoi ce chagrin? ne devrais-je pas me trouver heureux de souffrir pour expier les fautes que je commets et pour ressembler a Notre-Seigneur? Voyons, pas de faiblesse,... du courage! Je vais laver mes yeux dans l'eau du fosse et je vais reprendre ma gaiete. C'est que M. Jules a raison! Il est tres vrai que je suis un imbecile. S'il a brise ce cerf-volant, ne voila-t-il pas un grand malheur! J'en referai un autre demain... L'autre n'etait pas joli tout de meme, se dit-il en souriant; les peintures etaient toutes droles... C'est naturel, je ne sais pas peindre. Allons, j'y vois clair maintenant; j'ai ete tout bonnement vexe de n'avoir pas ete admire; c'est de l'orgueil tout cela. Ce soir, en me couchant, j'en demanderai pardon au bon Dieu." Et le bon petit Blaise reprit toute sa bonne humeur, et rentra en chantant a la maison. "A la bonne heure, dit Anfry; voila notre Blaisot qui rentre gaiement. Il n'y a donc pas eu d'orage cette fois-ci, mon garcon? MADAME ANFRY Tiens, comme tes yeux sont rouges, mon ami? on dirait que tu as pleure;... mais oui,... bien sur, tu as pleure! BLAISE, _riant_ C'est vrai, maman, j'ai pleure; mais cette fois, c'est ma faute; je suis un nigaud et un orgueilleux. ANFRY Un nigaud, c'est possible; un orgueilleux, non. BLAISE Vous allez voir, papa, que je vaux moins que vous ne pensez." Et Blaise raconta bien exactement ce qui s'etait passe, supprimant seulement les epithetes injurieuses de Jules. Anfry examinait attentivement la physionomie expressive de Blaise pendant son recit. Quand il eut fini, il l'attira a lui et l'embrassa a plusieurs reprises, pendant que de grosses larmes roulaient le long de ses joues. "Tu es la joie et l'honneur de tes parents, mon bon Blaise; je comprends tout,... meme ce que tu n'as pas dit. Quant aux douceurs que te promettent les domestiques, n'accepte rien; en faisant des generosites aux depens de leurs maitres, ils se rendent coupables de vol; ne nous faisons jamais leurs complices. BLAISE Si c'est ainsi, papa, je ne recevrai rien du tout, pas meme un morceau de sucre ou de gateau. ANFRY Tu feras bien, Blaisot; sois honnete dans les petites choses, tu le seras dans les grandes." XII L'ACCENT DE VERITE Le lendemain, sans attendre qu'on vint le chercher, Blaise alla au chateau et demanda encore de quoi faire un cerf-volant. Les domestiques, au lieu de le maltraiter comme ils l'avaient fait la veille, le recurent avec amitie, en reconnaissance de sa discretion. Pendant qu'on rassemblait les objets necessaires, le valet de chambre qui la veille avait promis tant de choses a Blaise lui demanda s'il avait dejeune. "Oui, Monsieur, je vous remercie, dit Blaise poliment; j'ai mange avant de partir. LE VALET DE CHAMBRE Qu'as-tu mange? BLAISE Du pain et des radis, Monsieur. LE VALET DE CHAMBRE Pauvre dejeuner, mon garcon; je vais t'en donner un meilleur: une bonne tasse de cafe au lait avec une tartine de pain et de beurre. BLAISE Je vous remercie bien, Monsieur, je n'ai plus faim; je n'en mangerai pas. LE VALET DE CHAMBRE Bah! Bah! les bonnes choses se mangent sans faim. BLAISE Non, Monsieur, en verite, je n'y gouterai seulement pas. LE VALET DE CHAMBRE Eh bien, un verre de frontignan avec un biscuit? BLAISE Pas davantage, Monsieur, en vous remerciant de votre obligeance. --Tu l'avaleras, mon ami; tiens, voici les biscuits, dit-il en placant devant Blaise une assiette de biscuits; et voici le vin", ajouta-t-il en mettant a cote un verre de frontignan. Au moment ou il posait la bouteille, il entendit le bruit d'une porte bien connu; c'etait celle du comte; en une seconde le valet de chambre et ses camarades disparurent, laissant Blaise seul, devant la bouteille de frontignan et les biscuits. Le comte entra pour envoyer chercher Blaise, que Jules demandait. Son etonnement fut grand en le voyant tout seul, les armoires ouvertes et le frontignan et les biscuits devant lui. "Je te prends donc sur le fait, dit le comte revenu de sa surprise. Saint Blaise enrole dans les voleurs? Belle conduite, en verite! Tu ne manques pas de front ni de hardiesse, mon garcon. Venir jusqu'ici pour voler mon vin et mes biscuits en l'absence de mes gens! c'est tres bien! tres bien! --Monsieur le comte, vous vous trompez, dit Blaise les larmes aux yeux. Je n'ai touche a rien, et ce n'est certainement pas moi qui ai sorti ce vin et ces biscuits! LE COMTE Et qui donc? Serait-ce moi, par hasard? BLAISE Non, Monsieur le comte, je sais que ce n'est pas vous; mais, croyez-en ma parole, ce n'est pas moi non plus. LE COMTE Et qui donc alors? Que fais-tu ici? Pourquoi es-tu seul devant ces armoires ouvertes, cette bouteille posee devant toi, et ce verre plein place pour etre bu? BLAISE Vous dire qui, Monsieur le comte, je ne le puis, quoique je le sache. Je suis ici pour avoir de quoi faire un cerf-volant a M. Jules, qui m'attend. Quant aux armoires et au reste, je n'en suis pas coupable, et je vous supplie de me croire. --Ce garcon-la est incomprehensible, dit le comte a mi-voix; il vous domine malgre vous: me voici dispose et oblige a le croire, malgre ma raison et l'evidence des faits.--C'est bon, va chez Jules qui t'attend, ajouta-t-il a haute voix. BLAISE Monsieur le comte, me croyez-vous? j'ai besoin de le savoir pour rester dans votre maison et surtout pres de votre fils. --Eh bien,... oui!... je te crois, dit M. de Trenilly avec vivacite, apres un instant d'hesitation. Je te crois, puisque je ne puis faire autrement, et que malgre moi je t'estime. --Merci, Monsieur le comte, merci, dit Blaise, les yeux brillants de bonheur. Que le bon Dieu vous recompense en votre fils de la bonne parole que vous avez dite! Merci." Et Blaise sortit pour entrer chez Jules, laissant M. de Trenilly emu et surpris de l'impression que ce garcon produisait sur lui et de l'autorite qu'exercait sa parole. "Comment, te voila, Blaise! s'ecria Jules en le voyant entrer. Je croyais que tu ne viendrais pas." BLAISE Pourquoi donc, Monsieur Jules? N'avais-je pas a reparer ma sottise d'hier et a vous refaire un autre cerf-volant? JULES C'est que tu etais parti en pleurant; je croyais que tu serais fache de ce que je t'avais dit. BLAISE Pas du tout, Monsieur Jules. Il est vrai que j'ai ete..., pas fache,... mais... contrarie, peine, et que j'ai pleure encore longtemps apres vous avoir quitte; j'ai pourtant fini par comprendre que j'etais un orgueilleux et, de plus, un sot, et me voici pret a vous faire un cerf-volant, que je soignerai de mon mieux... --Et que tu peindras, interrompit vivement Jules. --Et que je me garderai bien de peindre, reprit Blaise en souriant. Il faut convenir que c'etait bien laid ce que j'avais fait, et que vous avez eu raison de le dechirer. --Je ne crois pas,... je ne pense pas,... dit Jules en balbutiant, touche malgre lui de l'humilite et de la bonte de Blaise; on aurait pu l'arranger, le couvrir, le repeindre. --Ah bien! ne pensons plus a ce qu'on aurait pu faire du defunt et commencons le nouveau. Voulez-vous m'aider un peu, Monsieur Jules? cela ira plus vite. --Je veux bien", dit Jules avec plus de douceur que d'habitude. Blaise commenca a ajuster les brins d'osier, pendant que Jules preparait le papier; il le fit d'assez bonne grace, et avant une heure le cerf-volant fut termine; il ne restait plus a faire que la queue, et Jules essaya de barbouiller quelques figures sur le cerf-volant. Blaise les trouva admirables, malgre leur defaut de couleurs et de formes. Jules, tres flatte de l'admiration de Blaise, devint de plus en plus aimable et lui proposa de lancer le cerf-volant sur la pelouse devant la maison. Blaise n'eut garde de refuser, et ils s'appreterent a sortir. Blaise offrit de porter le cerf-volant. JULES Non, non laissez-moi le porter; j'en aurai bien soin. BLAISE Prenez garde de bien relever la queue, Monsieur Jules; si elle trainait et que vous missiez le pied dessus, vous la feriez casser." Jules avait pose le cerf-volant sur la cheminee, il le prit a deux mains et fit quelques pas pour faire trainer la queue et la rouler a son bras. En tirant la queue pour l'enrouler, il ne s'apercut pas qu'elle etait accrochee a un des candelabres de la cheminee; il sentit de la resistance, tira fort; la queue se rompit, et le candelabre roula a terre avec fracas: bougies, bobeches et bronze, tout etait brise. "La, mon Dieu! s'ecria Blaise en courant au candelabre; tout est casse! quel dommage! que c'est malheureux! JULES Qu'est-ce que ca fait? On m'en donnera un autre; crois-tu que je vais pleurer pour un mechant candelabre. BLAISE Mais, Monsieur Jules, M. le comte grondera sans doute? JULES Grondera? moi? Par exemple! D'ailleurs s'il veut gronder, ce sera toi qu'il grondera, et il aura bien raison. --Moi! dit Blaise stupefait. JULES Certainement, toi. N'est-ce pas bete d'avoir fait une queue si longue et si entortillee qu'on ne sait qu'en faire? Si tu n'avais pas voulu faire le savant et montrer ton habilete, il n'y aurait pas eu de queue, et le candelabre ne serait pas casse. BLAISE Mais, Monsieur Jules, ce n'est pas par orgueil que j'ai fait cette queue, c'est pour vous faire plaisir, pour embellir votre cerf-volant. Et si vous y aviez regarde, vous auriez tire plus doucement et vous n'auriez rien casse. --La! c'est ma faute maintenant! s'ecria Jules avec colere et tapant du pied. Je te dis que c'est la tienne; tu es un maladroit; tu disais toi-meme tout a l'heure que tu etais sot et orgueilleux! c'est tres vrai. BLAISE Hier j'ai ete sot et orgueilleux, c'est la verite, Monsieur Jules; mais je ne crois pas l'avoir ete aujourd'hui. JULES Tu crois toujours etre parfait, je le sais bien; moi je te dis que tu es desagreable et insupportable. BLAISE Pourquoi me faites-vous venir pour jouer avec vous, Monsieur Jules? Ce n'est pas moi qui le demande, bien sur; je n'y ai pas deja tant d'agrement? JULES Qu'est-ce que tu veux dire par la? Que je suis mechant, que je te rends malheureux?... Ce n'est pas vrai; c'est toi qui me mets en colere et qui m'ennuies avec tes airs betes. BLAISE Qu'a cela ne tienne, Monsieur Jules, il est facile de vous contenter; bien le bonsoir, Monsieur Jules; cette fois c'est pour ne plus revenir, puisque je ne vous suis point utile. --Va-t'en, je ne veux plus de toi, ni rien qui vienne de toi", dit Jules en mettant en pieces le cerf-volant et le jetant a la tete de Blaise. Puis, se laissant aller a sa colere, il se roula sur son canape en criant et en injuriant Blaise. M. de Trenilly entra precipitamment dans la chambre de Jules et fut effraye de le voir dans cet etat, qu'il prenait pour du chagrin. Il vit le candelabre brise et les debris du cerf-volant, que Blaise cherchait a rassembler, mais il ne fut occupe que de Jules et lui demanda avec inquietude ce qu'il avait. Jules fut quelques instants sans repondre; il balbutia enfin: "C'est Blaise; c'est la faute de Blaise. --Encore! dit M. de Trenilly avec severite. Qu'est-il arrive? Parle, Blaise." Au moment ou Blaise ouvrait la bouche pour repondre, Jules s'empressa de prendre la parole: "C'est Blaise qui a voulu faire voir son habilete: il a fait une si longue queue au cerf-volant qu'elle a accroche le candelabre, qui s'est casse. Et voila a present qu'il se fache, qu'il ne veut pas arranger mon cerf-volant; il dit qu'il veut s'en aller et qu'il ne reviendra plus jamais, parce que je suis un mechant, un insupportable. Il m'a abime hier mes couleurs et un cerf-volant; aujourd'hui il casse tout, puis il se fache encore! LE COMTE Blaise, ce que tu fais est tres mal; si tu recommences, je te ferai fouetter par mes gens. BLAISE Je n'ai rien fait de ce que dit M. Jules, Monsieur le comte; je ne crois meriter aucune punition. Et quant a me faire fouetter par vos gens, ils n'ont pas le droit de me frapper et je ne me laisserai pas faire. LE COMTE C'est ce que nous verrons, petit drole. JULES Non, papa, non, pardonnez-lui encore cette fois, je vous en supplie; une autre fois, s'il recommence, je le laisserai fouetter; mais, aujourd'hui je ne veux pas. LE COMTE Comme tu voudras, mon ami; c'est en ta faveur que je lui pardonne son insolence, et j'aime a croire qu'il ne recommencera pas. --Monsieur Jules, dit Blaise en se retirant, je vous pardonne de tout mon coeur, et a vous aussi, Monsieur le comte, tout-puissant que vous etes et tout petit que je suis. Si jamais vous venez a savoir la verite, dites-vous bien tous les deux que je vous ai pardonnes, sincerement pardonnes." Et Blaise ouvrit la porte, sortit et la referma avant que le comte fut revenu de sa stupefaction. Apres le depart de Blaise, le comte resta longtemps pensif, regardant souvent Jules, dont l'attitude embarrassee et l'air craintif indiquaient une mauvaise conscience. "Jules, dit enfin le comte en s'asseyant pres de lui; Jules, je t'en conjure, dis-moi la verite. Je te pardonne d'avance; dis-moi si Blaise est innocent et si tu l'as calomnie par un premier mouvement d'humeur et de depit. Dis-moi la verite; quelque chose me dit que Blaise a raison et que tu me trompes." Jules avait ete fort embarrasse aux premieres paroles de son pere; car lui-meme commencait a avoir parfois des remords de son injustice et de sa cruaute envers le pauvre Blaise; mais la crainte de perdre la confiance du comte, de ne plus etre cru dans l'avenir, arreta l'aveu pret a lui echapper, et il dit d'une voix basse et hesitante: "En verite, papa, je ne sais pas pourquoi vous croyez que je mens, et pourquoi vous ajoutez foi aux impertinentes paroles de Blaise et pas aux miennes; je suis votre fils pourtant, et lui n'est qu'un fils de portier, un paysan. --C'est vrai, Jules, mais il y a dans ses yeux, dans sa voix, dans tout son air quelque chose que je ne puis m'expliquer, mais qui me donne une estime, une confiance qui augmentent a chaque demele que j'ai avec lui. Et c'est pourquoi, mon Jules, je te demande encore avec instance un seul mot. Blaise a-t-il quelque chose a nous pardonner a toi et a moi? Je ne t'en demanderai pas davantage, je te le promets; est-ce oui ou non? --... Oui", repondit enfin Jules en baissant la tete et les yeux. Quand Jules releva la tete, son pere etait parti. Inquiet, effraye, il alla le chercher dans sa chambre; il n'y trouva personne. Il sonna un domestique. "Ou est papa? dit-il; est-il sorti? --Oui, Monsieur Jules; M. le comte vient de sortir; il a descendu l'avenue du cote d'Anfry." L'inquietude de Jules augmenta. Qu'est-ce qu'il etait alle faire chez Anfry? Il aura voulu sans doute questionner Blaise. "Ce vilain Blaise lui aura raconte tout ce qui s'est passe, se dit Jules, et papa va etre furieux contre moi. Il est impossible que Blaise ne lui raconte pas tout; j'ai ete un peu mechant pour lui, et il sera enchante de se venger... Et papa qui croit tout ce qu'il dit, je ne sais pas pourquoi,... c'est-a-dire je sais bien pourquoi... Il est vrai qu'on ne peut pas ne pas le croire quand il parle, il a un air si honnete,... et veritablement il est bon,... le pauvre garcon! Comme je l'ai traite hier!... Et c'est lui qui vient me dire qu'il a ete orgueilleux et sot, et qui a l'air de me demander pardon... Pauvre Blaise!" Pendant que Jules faisait ces reflexions, M. de Trenilly marchait a pas precipites vers la maison d'Anfry. Il y trouva Blaise, les yeux rouges, l'air triste, qui etait en train de raconter a son pere la cause de son nouveau chagrin. M. de Trenilly marcha droit vers Blaise, a la grande frayeur de ce dernier, qui recula de quelques pas pour eviter le contact du comte. Il fut tres surpris quand il vit le comte lui saisir la main, la presser fortement, et lui dire d'une voix emue: "Jules et moi, nous avons eu tort, Blaise; j'accepte ton pardon et je t'en remercie; tu es un brave et honnete garcon, je te l'ai dit ce matin; je t'estime et je te crois. Reviens au chateau sans crainte, quand tu voudras et partout ou tu voudras. Adieu, Blaise, au revoir, et bientot, j'espere. Bonsoir, Anfry; je vous felicite d'avoir un fils pareil. --Merci, Monsieur le comte; c'est bien de l'honneur que vous nous faites." Le comte tenait encore la main de Blaise; le pauvre garcon, tremblant et emu, se permit de presser a son tour la main qui pressait la sienne. Quand il sentit que le comte lui rendait cette pression, il saisit la main du comte et la couvrit de baisers et de larmes. Le comte, emu lui-meme, se degagea apres une derniere etreinte, et sortit sans ajouter une parole, mais en saluant d'un air amical. Quand il fut parti, Anfry s'ecria: "Eh bien, il a du bon, tout de meme! C'est beau d'etre venu lui-meme et tout de suite reconnaitre ses torts. C'est le bon Dieu qui recompense ta patience et ton humilite, mon Blaisot. --Le bon Dieu est trop bon pour moi. C'est etonnant le plaisir que m'a fait la visite de M. le comte et tout ce qu'il m'a dit; et la main qu'il me serrait a la briser, et son air tout autre. Lui qui a l'air si severe, il avait l'air doux et attendri!... Mais c'est donc M. Jules qui lui aura dit quelque chose? C'est bien de sa part!" Le pauvre Blaise dormit bien cette nuit; son coeur etait plein de reconnaissance pour le bon Dieu, pour le comte, pour Jules. Il ne se souvenait plus des severites du comte, des mechancetes et des calomnies de Jules; il ne pensait qu'aux bonnes paroles qu'il avait recues, et qu'il attribuait a un aveu complet de Jules. Il se reveilla donc le lendemain gai et heureux; sa tristesse etait remplacee par un sourire radieux: son pere et sa mere, heureux de cette transformation, l'embrasserent avec tendresse; le pere lui demanda s'il irait au chateau. "Oui, papa, des que j'aurai dejeune; il me tarde de revoir M. le comte et de remercier M. Jules de sa franchise." XIII LE REMORDS Blaise se dirigea vers le chateau quand il crut Jules leve, habille et pret a le recevoir. En entrant dans le vestibule et en montant l'escalier, il fut surpris de ne pas voir de domestiques; c'etait pourtant l'heure ou ils etaient tous occupes a faire les appartements. En approchant de la chambre de Jules, il entendit un mouvement extraordinaire et un bruit confus de voix qui s'entr'appelaient. Il poussa la porte, entra et vit M. de Trenilly assis pres du lit de Jules, qui paraissait en proie a une fievre violente, et qui parlait avec une vivacite tenant du delire. "Je ne veux pas que Blaise vienne, criait-il; non,... il dirait tout. Chassez Helene; Blaise lui a tout raconte. Ne dites rien a papa... Je vous ferai tous chasser... Ce pauvre Blaise, il est bon pourtant... Je suis sur qu'il m'a pardonne,... il l'a dit... Je ne veux pas le voir, j'ai honte; il sait que j'ai menti, menti, menti." Et Jules retomba dans les bras de son pere desole; il ne dit plus rien; il tournait la tete de tous cotes. "J'ai mal, dit-il; j'ai mal... C'est Blaise!... c'est sa faute,... c'est lui qui me dechire le cerveau... Aie, aie! qu'est-ce qu'il veut? il ne dit pas..., mais je vois bien... il veut que je devienne comme lui,... que je dise tout a papa, a tout le monde... Non, c'est impossible,... impossible... Blaise, laisse-moi!... je ne peux pas,... tu vois bien que je ne peux pas,... on saurait tout, tout... Quelle honte!... Je ne peux pas." Encore un silence, mais l'agitation ne cessait pas. Blaise restait a la porte, tremblant, effraye, ne sachant pas s'il devait se montrer ou s'en aller. M. de Trenilly attendait avec impatience le medecin qu'il avait envoye chercher. La veille, quand il etait rentre de chez Anfry, il n'avait rien dit a Jules, dont l'inquietude augmentait d'heure en heure en voyant l'air severe et preoccupe de son pere. "Blaise a-t-il parle a papa? se demandait-il. Qu'a-t-il dit?" Sa frayeur augmenta lorsque, le soir, en lui disant adieu, son pere, pour la premiere fois de sa vie, refusa de l'embrasser et lui dit: "Va te coucher, Jules, va; mais, avant de t'endormir, reflechis a ta conduite et repens-toi." "Papa sait tout, se dit-il. Que va-t-il faire, lui qui est si severe? Je vais etre tres malheureux; il sera pour moi, comme il est pour Helene et pour tout le monde, severe a faire trembler. Ce mechant Blaise! qu'avait-il besoin de se justifier! Ne voila-t-il pas un grand malheur que papa ne l'aime pas et le croie menteur et voleur? Papa n'est pas son pere! il aurait peut-etre chasse les Anfry, voila tout... Mon Dieu, que va-t-il m'arriver demain? J'ai peur! Oh! j'ai peur! Je m'ennuie tant, deja! Ce sera bien pis!" Apres avoir passe une partie de la nuit dans cette cruelle inquietude, Jules, a peine retabli de sa maladie, fut pris de la fievre et du delire. Quand la bonne d'Helene vint le lendemain ouvrir ses volets et lui apporter ce qui lui etait necessaire pour sa toilette, elle le trouva si malade qu'elle courut avertir le comte. Il envoya immediatement chercher le meilleur medecin de la ville voisine, et s'etablit pres de son fils sans savoir quels soins, quels remedes lui donner. Les paroles incoherentes de Jules lui decouvrirent la cause de sa maladie; quelque chose de grave troublait sa conscience; il ne savait quel moyen employer pour la decharger du poids qui l'oppressait. Personne dans la maison n'avait d'empire sur Jules et ne possedait son affection. Dans sa detresse, le malheureux comte se retourna comme pour chercher du secours; il apercut Blaise, toujours immobile, debout a la porte; les domestiques etaient tous sortis. "Blaise, mon ami, dit a mi-voix M. de Trenilly, c'est Dieu qui t'envoie. Viens m'aider a guerir le cerveau malade de mon pauvre Jules. Viens; c'est le remords qui le tue; le remords du mal qu'il t'a fait. Dis-lui que tu lui pardonnes; et dis-moi aussi que tu me pardonnes. Dieu te venge en m'eclairant." Le comte tendit la main a Blaise, qui voulut la baiser, mais le comte, l'attirant, le serra contre son coeur. "Blaise, Blaise, prie Dieu qu'il nous pardonne, qu'il ne m'enleve pas mon fils, qu'il lui ouvre les yeux comme il me les a ouverts a moi, qu'il lui donne le temps du repentir; qu'il puisse reparer le mal qu'il t'a fait! Blaise, mon enfant, prie pour nous, toi qui sais prier." Et le comte tomba a genoux pres du lit de Jules, dont les frequents gemissements, les paroles entrecoupees lui brisaient le coeur. Blaise, lui aussi, se mit a genoux, pres du comte; il pria et pleura; sa priere fervente et genereuse obtint du bon Dieu un leger adoucissement aux souffrances de Jules; quand le comte se releva, Jules dormait d'un sommeil assez calme. Le comte le regarda avec esperance et bonheur; il releva Blaise, toujours agenouille pres du lit de Jules, lui serra les mains dans les siennes et lui dit a voix basse: "Reste pres de lui, mon enfant, pendant que je vais m'habiller. S'il s'eveille, viens me chercher." Jules dormit pres d'une heure; le comte etait revenu s'etablir pres de son lit, gardant Blaise pres de lui. Le medecin n'arrivait pas; le comte ne savait que faire pour degager la tete si evidemment embarrassee. La bonne n'y entendait rien non plus; Mme de Trenilly etait restee a Paris pour le renouvellement de la premiere communion d'Helene. Jules s'eveilla; il ouvrit de grands yeux, regarda son pere et Blaise sans les reconnaitre. "Je veux Blaise, dit-il... Il faut que je lui parle... Ne laissez pas entrer papa,... qu'il n'entende pas ce que je dirai... Appelez Blaise;... quand je lui aurai parle, ma tete brulera moins;... c'est si lourd dans ma tete... Tout ce que je veux dire pese tantot dans ma tete, tantot dans mon coeur. --Monsieur Jules, je suis pres de vous, dit Blaise en s'approchant timidement. --Qui es-tu? Va-t'en!... Je veux Blaise. --C'est moi qui suis Blaise. Monsieur Jules; je viens vous soigner. --Alors tu n'es pas Blaise... Blaise me deteste... Tu sais bien tout ce que j'ai dit de lui?... Eh bien, ce n'etait pas vrai... Tout, tout etait faux... Tu sais bien les poulets?... c'est moi qui les avais noyes... Tu sais bien les habits mouilles? c'est lui qui m'a donne les siens; c'est lui qui m'a tire de l'eau; c'est lui qui a toujours ete bon et moi toujours mechant... Tu sais bien les fleurs? c'est moi qui ai tout brise; c'est moi qui les ai fait demander par Blaise... Tu sais bien le cerf-volant? c'est moi qui ai ete mechant, si mechant!... Blaise a ete si bon que cela m'a remue le coeur,... mais pas assez,... non... pas assez... Pauvre Blaise!... Tu as entendu comme il m'a pardonne?... Et papa aussi,... Blaise lui a pardonne!... Papa a ete mechant pour Blaise!... C'est ma faute,... c'est moi qui mentais. Oh! ma tete!... Blaise! je veux Blaise!" Le pauvre comte etait dans un etat deplorable. Chaque parole etait pour lui une affreuse revelation de sa propre faiblesse, de sa propre injustice et de la mechancete de son fils. La tete cachee dans les mains, il sanglotait a faire pitie; ses larmes se faisaient jour a travers ses doigts crispes, et venaient retomber sur la tete de Blaise a genoux pres de lui. "Mon Dieu, disait Blaise en lui-meme, consolez ce pauvre M. le comte; mon Dieu, vous etes si bon! pardonnez a ce pauvre M. Jules, donnez-lui le repentir de ses fautes, non pas le repentir qui le desole, mais le repentir qui console et qui rend meilleur. Rendez-lui la connaissance afin qu'il puisse decharger son coeur en avouant les fautes qui l'oppressent. Mon Dieu, ne le laissez pas mourir sans pardon; votre pardon a vous, bon et misericordieux Jesus, le pardon de son pauvre pere qu'il a gravement trompe et offense. Pour moi, mon bon Dieu, vous savez que je lui ai pardonne depuis bien longtemps, des que l'offense etait commise. Mais vous, mon Dieu, notre pere a tous, pardonnez-lui, il se repent." Cette priere de ce pieux et noble coeur ne devait pas etre repoussee. Dieu l'accueillit dans sa misericorde, et Jules devait etre sauve; sa guerison devait etre complete, comme on le verra, mais elle se fit attendre; le pere devait expier par ses angoisses les torts de sa faiblesse. Dieu permit que la maladie de Jules fut longue et cruelle. Quand le medecin arriva, il declara, apres un examen prolonge et intelligent, que Jules etait atteint d'une fievre cerebrale. Apres avoir entendu quelques phrases qui decelaient une conscience troublee, il recommanda que le malade ne fut soigne que par les deux personnes qui preoccupaient constamment son imagination frappee, afin qu'au premier retour de raison il ne vit que ces deux personnes, et qu'il ne put pas craindre d'avoir ete entendu par d'autres. Il ordonna ensuite de frequentes applications de sinapismes aux pieds, aux chevilles, aux mollets, aux cuisses; il ordonna des boissons rafraichissantes, de l'air dans la chambre, diete absolue, une demi-obscurite et pas de bruit. La journee fut terrible; d'un accablement semblable a la mort, Jules passait a une agitation et a un flot de paroles accusatrices; il apprit ainsi a son malheureux pere toute la noirceur de son ame. Le repentir que Jules temoignait de plus en plus adoucissait un peu le coup terrible porte a son amour et a son amour-propre de pere. Plus il decouvrait l'iniquite de Jules, plus il aimait et admirait la charite, la bonte si chretienne de Blaise. Dix fois par jour il le serrait contre son coeur, il l'arrosait de ses larmes, et lui redemandait pardon pour Jules et pour lui-meme. Blaise baisait les mains du comte, l'encourageait, le consolait, lui parlait du bon Dieu, lui enseignait la priere du coeur, la vraie priere du chretien. Quand il ne pouvait calmer le desespoir du comte, il se mettait a genoux pres de lui et disait tout haut les prieres les plus touchantes, qui finissaient toujours par diminuer l'agitation du comte et lui rendre l'esperance. L'etat de Jules etait le meme depuis six jours: tantot de l'amelioration, tantot une reprise de delire et de fievre. Le septieme jour, apres un sommeil de trois heures, dont avaient profite le comte et Blaise pour s'assoupir dans leurs fauteuils, Jules s'eveilla et appela Blaise comme de coutume. "Me voici, Monsieur Jules, dit Blaise en sautant sur ses pieds et prenant sa main. JULES Ah! Blaise, c'est toi! Je suis content! J'avais tant besoin de te voir et de te parler. Pauvre Blaise! j'ai ete mechant pour toi! Comment peux-tu me pardonner? BLAISE Mon bon Monsieur Jules, de tout mon coeur, du fond de mon coeur, je vous ai pardonne depuis bien longtemps. Notre-Seigneur n'a-t-il pas pardonne a tous ceux qui l'ont offense? Ne devons-nous pas tous faire de meme? Soyez tranquille, Monsieur Jules, ne vous agitez pas; nous parlerons de cela plus tard. JULES Je suis si faible; j'ai ete bien malade, il me semble? BLAISE Oui, mais vous etes mieux. Buvez un peu et dormez encore." Jules but de l'orangeade. "C'est bon, dit-il; et toi, Blaise, comme tu es bon de rester pres de moi! J'ai ete si mechant pour toi! Oh! si tu savais, comme tout cela me brulait la tete et le coeur! --Chut, Monsieur Jules: ne parlez pas; vous vous ferez mal." Le comte, heureux de ce retour de Jules a la raison, ne pouvant maitriser sa joie, fut sur le point de se montrer et d'embrasser son enfant, qu'il avait cru perdu, quand Jules retourna la tete et dit a Blaise: "Blaise, ne dis pas a papa que je t'ai parle; ne le laisse pas venir; si je le vois, je mourrai de honte et de frayeur. BLAISE Non, non, Monsieur Jules; je ne dirai rien, soyez bien tranquille; mais votre papa est si bon pour vous, il vous aime tant, que vous ne devez pas en avoir peur. JULES Mais la honte, Blaise, la honte? BLAISE Eh bien, monsieur Jules, ce sera l'expiation de votre faute: ce sera beau de tout avouer. Mais vous avez le temps d'y penser, Dieu merci: ainsi tachez de dormir encore; nous causerons de cela plus tard." Blaise fut satisfait d'avoir pu jeter dans l'ame de Jules la premiere pensee de l'aveu comme expiation; il mettait entre ses mains le moyen d'apaiser sa conscience, de retrouver le calme qu'il avait perdu. Jules recut les paroles de Blaise avec quelque surprise melee de satisfaction; il sentait vaguement qu'il pouvait tout reparer; mais, trop faible pour reflechir serieusement, il se laissa aller au sommeil et dormit encore deux bonnes heures. M. de Trenilly osait a peine remuer, tant il avait peur de troubler le repos de Jules; il desirait dire quelques mots a Blaise, et il n'osait parler. Blaise, s'apercevant de son angoisse, se leva sans bruit, arriva jusqu'a lui sur la pointe des pieds; quand il fut a la portee du comte, celui-ci l'attira doucement a lui, le serra vivement dans ses bras et lui dit bas a l'oreille: "Dis-lui que je sais tout, que je lui pardonne, que je l'aime, que c'est toi qui as change mon coeur, que tu es son frere, mon second enfant. --Je lui dirai combien vous etes bon, Monsieur le comte, repondit Blaise tout bas. LE COMTE Rassure-le, encourage-le, mon ami, mon bon Blaise, afin qu'il n'ait plus peur de moi. Ah! cette pensee me tue. BLAISE J'arrangerai tout avec l'aide du bon Dieu, mon bon Monsieur le comte; ayez confiance, vous en serez recompense." Le comte ne le retint plus, et, cachant sa tete dans ses mains, il reflechit a la piete de Blaise et aux vertus veritablement admirables de cet enfant. "Comment a-t-il appris tout cela? se demandait-il avec surprise. Ce pauvre enfant de portier a les sentiments eleves d'un prince, la science d'un savant, la generosite, la charite d'un saint. Quand il me parle, il m'emeut; quand il me console, ses paroles penetrent mon coeur de si doux sentiments que je ne sens plus mes inquietudes ni mon malheur. Quand il me reprend, il me fait rougir comme s'il avait autorite sur moi. Pourquoi tout cela?... Pourquoi? ajouta-t-il; parce qu'il est pieux, parce qu'il a suivi avec fruit les instructions du catechisme, parce qu'il va faire sa premiere communion, parce qu'il est un saint enfant de Dieu... Et mon Jules, mon pauvre Jules, qu'est-il aupres de cet enfant? Un malheureux pecheur, un miserable comme moi. Ah! que le bon Dieu me rende mon enfant, et je me confesserai avec lui et je recevrai le bon Dieu pres de lui, et je m'ameliorerai avec lui, et notre maitre a tous deux sera ce pauvre enfant calomnie, outrage, maltraite par nous... J'aime cet enfant; je l'aime a l'egal du mien, je le respecte, je l'admire; il sera mon modele et mon guide." Le comte regarda avec attendrissement le pauvre Blaise, qui s'etait rendormi dans un fauteuil, et dont la physionomie exprimait si bien le calme d'une bonne conscience. Il se leva, se placa pres du lit de Jules, et contempla avec une penible emotion son visage contracte et agite. "Mon Dieu, dit-il, rendez-le semblable au pieux et sage Blaise, et pardonnez-moi de l'avoir si mal eleve. Que je sois seul puni, et que mon fils soit epargne!" Le comte resta longtemps pres de Jules, suivant avec anxiete ses moindres mouvements, pret a se cacher a son premier reveil. Jules dormit longtemps encore; evidemment il etait mieux. Il s'eveilla enfin, ouvrit les yeux et poussa un faible cri qui fit sauter Blaise de dessus son fauteuil. Le comte s'etait retire et cache derriere le rideau du lit. "Blaise, Blaise, je crois que j'ai vu papa... J'ai reve sans doute, ajouta-t-il en se soulevant et regardant de tous cotes... Je croyais qu'il etait la... J'ai eu peur, bien peur. BLAISE Et pourquoi avoir peur de votre papa, mon bon monsieur Jules? Croyez-vous qu'il aurait le coeur de vous gronder apres vous avoir vu si malade? JULES Blaise, est-ce que j'ai dit quelque chose pendant ma maladie? Dis-moi la verite! Qu'ai-je dit? Je me souviens que je parlais beaucoup. BLAISE Ecoutez, mon cher Monsieur Jules, ne vous effrayez de rien, ne regrettez rien. Tout est pour le mieux. Pendant que vous etiez si mal, que nous craignions de vous voir mourir, vous avez dit tout ce que vous avez fait; vous avez tout raconte; votre papa pleurait, vous embrassait, vous serrait dans ses bras et priait le bon Dieu de vous sauver. Vous voyez bien qu'il ne vous en voulait pas. --Tout le monde sait donc ce que je suis? dit Jules avec accablement. BLAISE Personne, Monsieur Jules, personne que votre papa et moi. Il n'y a que nous deux qui approchions de vous. JULES Et papa sait tout! Comme il doit me mepriser! --Jules, mon enfant cheri, s'ecria le comte, incapable de resister plus longtemps au desir de le rassurer; Jules! je t'aime toujours; plus qu'avant ta maladie, parce que je vois tes remords et que je t'en estime davantage. Oh! Jules! mon cher fils! le vrai coupable, c'est moi, qui ne t'ai jamais parle du bon Dieu et qui t'ai donne un si triste exemple. Jules! pardonne-moi, mon enfant; c'est ton pere qui a besoin de pardon, parce qu'il est le vrai, le grand coupable!" Jules, etonne, attendri, ne pouvait parler, mais il repondait a l'etreinte passionnee de son pere en le couvrant de larmes. Le comte eut peur en le voyant ainsi pleurer; mais ces pleurs etaient un baume pour l'ame malade de Jules; ces larmes le soulageaient. "Papa! papa! laissez-moi pleurer, dit Jules retenant son pere, qui cherchait a s'eloigner, pleurer dans vos bras!... Quel bien me font ces larmes! Comme je me sens mieux! Quel soulagement, quel bonheur de n'avoir plus rien a vous cacher, de savoir que vous connaissez la verite, toute la verite! Pauvre Blaise! --Oui, pauvre Blaise en effet! Mais a l'avenir nous l'aimerons tant, nous tacherons de le rendre si heureux, qu'il ne sera plus pauvre Blaise! Je lui ai de grandes obligations, car c'est a lui que je dois le changement de mon coeur, que je dois de savoir aimer Dieu et prier. Et toi aussi, mon fils, mon cher fils, c'est lui qui le premier t'a donne des sentiments de repentir; il t'a touche par sa patience, sa charite, sa generosite, son admirable humilite. --C'est vrai, papa! Mais vous savez donc tout? ajouta Jules en souriant. --Tout, mon ami, tout, dit le comte, enchante de ce sourire, le premier qu'il eut vu sur les levres de Jules depuis plusieurs semaines. Et a present que tu es tranquille sur mes sentiments a ton egard, tache de te reposer, tu es faible, bien faible encore. --Papa, j'ai faim. Quand j'aurai pris quelque chose, je reposerai mieux. --Tu as faim? tant mieux, mon enfant. Blaise, mon ami, va lui chercher une petite tasse de bouillon de poule." Blaise ne fit qu'un saut du lit de Jules a la porte; il courut annoncer la bonne nouvelle de la convalescence de Jules, et demanda un bouillon, qu'on fit chauffer avec empressement. Pendant son absence, Jules prit la main de son pere, la baisa a plusieurs reprises, le regarda fixement et dit avec hesitation: "Papa,... papa, Blaise est mon frere. --Et mon second fils, mon cher Jules; je suis heureux de te voir devancer ma pensee." Blaise rentra avec la tasse de bouillon, que Jules but avec avidite. A partir de ce moment la convalescence s'etablit et marcha rapidement. M. de Trenilly continua a veiller pres de Jules, mais il ne voulut pas souffrir que Blaise continuat de nuit le role de garde-malade. Il le renvoya coucher ce meme soir chez son pere. Blaise avait reellement besoin de repos; il avait a peine sommeille pendant les sept jours du danger de Jules; la nuit comme le jour, il etait avec le comte, toujours au chevet du lit. Le comte avait voulu plusieurs fois l'envoyer passer au moins une nuit chez ses parents, mais Blaise avait toujours refuse; il se bornait a y courir matin et soir pour donner des nouvelles de Jules. pour se debarbouiller et changer de vetements.--Blaise raconta a ses parents tout ce qui s'etait passe ce jour-la; il s'etendit avec bonheur dans son lit, apres avoir remercie le bon Dieu de ses bienfaits; il ne tarda pas a s'endormir et ne se reveilla que le lendemain au grand jour. XIV LES DOMESTIQUES Les parents de Blaise avaient deja acheve de dejeuner quand il entra dans la cuisine, un peu honteux de sa longue nuit; mais son pere le rassura en lui disant que ce sommeil avait ete necessaire pour le reposer de tant de jours et de nuits passes dans l'inquietude et les veilles. Blaise se depecha de dejeuner et courut au chateau pour reprendre son poste pres de Jules. La nuit avait ete excellente, et le sommeil de Jules n'avait ete interrompu que deux fois, par le besoin de prendre de la nourriture; il avait bu du bouillon; le medecin, qui sortait d'aupres de lui, avait permis des soupes, et Jules etait en train d'en manger une quand Blaise entra. M. de Trenilly alla a lui et l'embrassa avec tendresse, a la grande surprise du domestique qui avait apporte la soupe. Jules lui tendit la main en souriant, ce qui augmenta l'etonnement du domestique. "Eh bien, mes amis, dit-il a ses camarades en rentrant a l'office, voila du nouveau! Si je ne l'avais pas vu, je ne le croirais pas! M. le comte qui embrasse le petit Anfry, et M. Jules qui lui tend la main et qui lui sourit! --Tiens, tiens, tiens! du nouveau en effet! Comment, M. le comte, qui est si fier qu'il ne vous regarde seulement pas, et qu'il semble se croire au-dessus de tout le monde, touche et embrasse le petit Anfry! Du nouveau, comme tu dis, Adrien. --Vont-ils etre fiers, ces Anfry! reprit Adrien. Et le petit, va-t-il devenir insolent! --C'est qu'il faudra le saluer bien bas a son passage! --Et le servir comme un maitre! comme M. Jules! --Eh bien, dit le premier valet de chambre, je ne suis pas la-dessus, moi, du meme avis que vous: je ne crois pas que le petit change sa maniere pour cela. Il est bon et honnete, cet enfant. --Honnete et bon! laisse donc! Tu as deja oublie toutes ses histoires de l'annee derniere. --Ma foi, mes amis, pour vous dire la verite, eh bien, entre nous, je n'ai jamais beaucoup cru a ces histoires. Nous connaissons bien M. Jules et de quoi il est capable. --Il est certain qu'il est mauvais et mechant, que c'en est repugnant. --Et M. le comte! Il n'est pas deja si bon non plus. Est-il orgueilleux! --Et severe! et dur! et desagreable! et exigeant! --Et voila ce qui m'etonne dans ce que nous raconte Adrien! Comment aurait-il embrasse le petit du concierge? --Comment et pourquoi, nous n'en savons rien, mais ce qui est certain, c'est qu'il l'a fait. Attention a nous et soyons polis et meme aimables pour ce nouveau favori. --Oh! d'abord, moi, je ne lui ai jamais rien fait, a ce gamin. --Toi, allons donc! c'est toi qui l'as barbouille de cirage le jour du cerf-volant. --Tiens, et toi, tu lui as verse de l'eau sale plein la tete. --C'est bon, c'est bon; ne parlons plus de cela, mes amis, et soyons prudents a l'avenir. De la politesse, des egards. --D'abord, moi je lui donnerai du cafe tant qu'il en voudra. --Et moi des liqueurs! --Et moi des sucreries! --Et moi donc qui suis le chef, je lui donnerai a emporter chaque jour _les restes_ du diner. On sait bien ce que sont _les restes_ d'une cuisine pour les amis; de quoi nourrir toute la famille et largement. --Ha! ha! ha! Oui, ils sont droles vos restes. L'autre jour un gigot entier a la petite Lucie, la repasseuse. Hier un gateau pas seulement entame a la bouchere. Ce matin, une livre de beurre a la voisine. --Tu n'as pas besoin de crier si haut, dit le chef avec humeur. Tu as bien porte, l'autre jour, un panier de vin au village! --Tiens, je crois bien, c'etait pour faire honneur au repas que donnait l'epicier." La sonnette qui se fit entendre mit fin a cette conversation intime; un des domestiques se precipita pour repondre a l'appel. "Monsieur le comte a sonne? dit-il en ouvrant avec precaution la porte de Jules. --Oui, apportez-moi a dejeuner pour deux! Blaise dejeune avec moi. --Oui, Monsieur le comte; tout de suite." Cinq minutes apres, le domestique apportait une petite table avec deux couverts, une volaille froide, du jambon, du beurre frais et des fruits. LE COMTE Allons, Blaise, mettons-nous a table, c'est la premiere fois que je mangerai avec appetit depuis la maladie de mon pauvre Jules. BLAISE Monsieur le comte est bien bon: je viens de dejeuner, je n'ai pas faim. LE COMTE Qu'as-tu mange a ton dejeuner? BLAISE Du pain et du fromage, Monsieur le comte, comme d'habitude. LE COMTE Mais, mon pauvre enfant, ce n'est pas un dejeuner cela, apres toutes les fatigues que tu as eues, toutes les nuits que tu as passees? --Oh! Monsieur le comte, je me suis bien repose cette nuit; il n'y parait plus. --Vous pouvez vous en aller, dit le comte au domestique; si j'ai besoin de vous, je sonnerai. --Tu ne veux donc rien accepter de moi, Blaise, de moi qui ait tant accepte et recu de toi, continua le comte. Prends garde que ce ne soit encore de l'orgueil, ajouta-t-il en souriant et en passant amicalement la main sur la tete et sur la joue de Blaise. --Non, Monsieur le comte, vrai, ce n'est pas de l'orgueil; je recevrais de vous plus volontiers que de tout autre; cela me ferait meme plaisir de vous donner cette satisfaction. Car, ajouta-t-il d'un air pensif, je sais que votre coeur deborde de reconnaissance pour les soins que j'ai donnes a M. Jules, et que vous ne savez que faire pour me le temoigner... Attendez... attendez,... je vais vous contenter. Habillez-moi de neuf pour la premiere communion, dans un mois. Cela me fera un grand plaisir et a papa aussi, car c'est cher pour des gens comme nous... Voulez-vous? voulez-vous? reprit-il avec vivacite. Quant a la volaille, vraiment je n'ai pas faim. --Bon et brave garcon, dit M. de Trenilly attendri; oui, tu as bien devine avec ton excellent coeur le besoin que j'eprouve de t'exprimer ma reconnaissance; je te remercie de me dire si franchement ce qui te ferait plaisir. Je te ferai faire un habillement complet pareil a celui de Jules. BLAISE Oh non! non, Monsieur le comte, pas pareil, pas si beau! ce ne serait pas bien, voyez-vous. Le serviteur ne doit pas se vetir comme le maitre; je serais moi-meme mal a l'aise. Non, laissez-moi faire; laissez-moi commander mes habits comme si papa devait payer, et puis c'est vous qui payerez tout. Est-ce convenu? LE COMTE Oui, mon ami; ce sera comme tu voudras. Ce que tu dis est sage. BLAISE Merci, Monsieur le comte; maintenant, encore une chose;... mais... ne vous fachez pas si j'en demande trop... Dites seulement: non, Blaise, tu es trop ambitieux. LE COMTE Qu'est-ce donc que tu veux me demander? Voyons,... parle donc! Dis, mon enfant, dis. BLAISE Monsieur le comte,... Monsieur le comte,... permettez-moi de vous embrasser non pas du bout des levres, mais la... comme je l'entends,... comme j'embrasse quand j'aime... --Viens, mon cher enfant, viens", dit le comte en ouvrant les bras pour recevoir Blaise, qui s'y jeta avec transport et qui embrassa le comte a plusieurs reprises. Jules avait regarde et ecoute avec attendrissement, il voulut a son tour embrasser Blaise comme un frere, un ami. "Papa, dit-il, comment faire pour que Blaise ne nous quitte jamais? --C'est de le garder avec nous, d'en faire mon second fils, ton camarade d'etudes et de jeux. --C'est impossible, cela, dit Blaise avec resolution, impossible. J'ai un pere moi aussi, et une mere; je suis leur seul enfant; je dois rester pres d'eux, et je serais malheureux loin d'eux, comme ils le seraient loin de moi. Je serais separe d'eux non seulement de fait, mais d'habitudes, d'education, de vetements et de manieres. Je ne serais plus comme leur fils. Non, Monsieur le comte, je vous aime, je vous respecte, je voudrais passer ma vie a vous servir et a vous temoigner mon affection et mon respect: mais quitter mes parents, vous suivre a Paris, jamais!" Le comte considerait avec emotion la belle figure de Blaise animee par les sentiments qu'il exprimait avec energie et noblesse. "Cet enfant est au-dessus de son age, pensa-t-il; mais il a raison, toujours raison; et ce qui me surprend, c'est que je ne m'en sente pas humilie. "Blaise a raison, mon Jules, dit-il enfin, ce qu'il dit est juste et sage. Il faudra trouver autre chose; et nous ne ferons rien sans te consulter, Blaise. C'est toi qui nous guideras, comme tu as fait tout a l'heure pour tes habits." Le comte avait fini son dejeuner; il sonna et fit emporter le plateau. Le domestique vit avec surprise que Blaise n'avait pas mange. "Voyez donc, mes amis, dit-il en rentrant a l'office: une nouvelle merveille! M. Blaise a refuse l'invitation de M. le comte, il n'a pas dejeune; voici son couvert, et le verre, et le pain qui n'ont pas ete touches. --Qu'est-ce qu'il y a donc? Ce garcon de concierge, ce mangeur de pain et de fromage, refuse de la volaille, du vin, des gateaux! On ne pourra donc pas le prendre par la bouche. Je me souviens bien qu'il m'a refuse il y a quelque temps un verre de bon vin de Frontignan et des biscuits. Il n'avait jamais rien pris d'aussi bon, bien sur. Et a propos de ce vin, comment s'en est-il tire avec M. le comte? nous ne l'avons jamais su. --Mais c'est a partir de ce jour qu'il a ete si bien avec M. le comte, qu'on lui a permis d'aider a soigner M. Jules, et qu'il s'est introduit dans le chateau pour n'en plus sortir. --Ah oui! un garcon comme cela, quand il s'est implante pres d'un homme riche et grand seigneur comme M. le comte, c'est fini; ca n'en bouge plus... Est-ce croyable? M. le comte qui l'embrasse, qui l'invite a dejeuner! --Et c'est que M. Blaise le laisse faire! Il s'est laisse embrasser! on aurait dit qu'il voulait rendre a M. le comte son gros baiser! Pour un rien, il lui aurait saute au cou. --La morale de tout cela, c'est que M. le comte l'a pris en gre, que M. Jules en a fait autant, qu'il va etre le maitre a la maison et que nous n'avons qu'a bien nous tenir et a tacher de nous en faire un ami. Nous aurons par lui tout ce que nous voudrons, sans avoir l'air d'y toucher. --Bah! bah! ca ne va pas durer longtemps; tout ca n'est pas franc du collier; l'annee derniere il fait cinquante infamies, et cette annee le voila un sage! un saint! Nous allons voir d'ici a peu quelque tour de M. Blaise, et il se fera chasser; ainsi soyons sur nos gardes; ne nous decouvrons pas trop." Comme ils allaient se separer pour retourner a leur ouvrage, Blaise parut a la porte et dit que M. Jules demandait qu'on allat au village chercher un demi-cent de jolies billes pour s'amuser. "Tout de suite, mon petit Blaise; j'y vais dit un des gens. J'en apporterai un cent. --Non, non; un demi-cent, m'a dit M. Jules. --Un demi-cent pour lui, un demi-cent pour toi, mon petit Blaise. --Pas pour moi, Monsieur; je n'en veux pas; je n'aurais pas de quoi les payer. --Est-ce qu'on te demande de les payer, farceur! repondit le domestique. On les portera sur le compte de M. Jules. --Mais non, ce ne serait pas honnete; M. Jules me gronderait, et il aurait raison. --M. Jules ne le saura pas, nigaud. --Il faut bien qu'il le sache, puisqu'elles seront sur son compte. --Est-il innocent, celui-la? On ne les portera pas sur le compte de M. Jules; si le cent a coute trois francs, on mettra: demi-cent de billes, trois francs. Voila comme les tiennes seront payees par les siennes. --Ce que vous voulez me faire faire, Monsieur, est tout simplement un vol. Je ne preterai jamais les mains a une friponnerie, quelque petite qu'elle soit. Le bon Dieu me retirerait sa protection; c'est alors que je serais malheureux et meprisable. --Voyez-vous ce bel exces de vertu qui prend a monsieur Blaise! Tu as oublie tes friponneries de l'annee derniere. --Je n'ai pas commis de friponneries, repondit Blaise avec calme et dignite. Le bon Dieu m'a toujours protege contre le mal. --Tiens, va-t'en avec ta morale, tu nous ennuies a la fin. Ce que je te disais etait pour rire; tu l'as pris au serieux comme un nigaud. --Tant mieux pour vous, Monsieur", dit Blaise en se retirant. "Il n'y a rien a faire de ce garcon-la, dirent les domestiques au bout de quelques instants. Il ne faut plus rien lui offrir. Attendons qu'il demande. Nous nous compromettrions." XV L'AVEU PUBLIC La convalescence de Jules marcha rapidement; il avait repris une gaiete qui l'avait abandonne depuis longtemps; souvent il causait avec son pere de sa vie passee, du mal qu'il avait fait au pauvre Blaise, de ses tyrannies envers sa soeur toujours bonne et douce. Il ne trouvait pas avoir suffisamment repare ses torts envers Blaise; il semblait mediter un projet qu'il ne voulait decouvrir a personne. "Papa, disait-il, j'attends le retour de maman et d'Helene pour achever ma reparation a Blaise: ce sera une bonne maniere de me preparer a la premiere communion que nous devons faire ensemble. LE COMTE Que veux-tu donc faire de mieux que ce que tu fais maintenant, mon pauvre Jules? Blaise semble etre parfaitement heureux. JULES Papa, Blaise se contentera toujours de peu; mais il m'a beaucoup parle, depuis ma maladie, de ses devoirs envers Dieu, envers les hommes et envers lui-meme; il m'a explique sur les motifs de sa conduite des choses que je n'aurais jamais sues sans lui; M. le cure, qui vient tous les jours, me dit aussi de bonnes choses; vous verrez, papa, que ce que je veux faire sera bon et vous fera plaisir. Car, vous aussi, cher papa, vous etes tout change. Depuis que vous couchez dans ma chambre, je vois bien comme vous priez et comme vous pleurez en priant; j'ai bien vu que vous causiez avec le cure; c'est tout cela qui fait du bien, papa; votre exemple m'encourage, me donne de bonnes pensees que je n'avais jamais eues auparavant... C'est singulier. LE COMTE Non, mon ami. C'est tres naturel. Comme je te l'ai dit le jour ou je me suis montre pour la premiere fois pres de ton lit de mourant, c'est moi qui etais coupable de tes fautes; c'est moi qui devais les payer. Le bon Dieu s'est servi du pauvre Blaise pour m'eclairer; ta maladie, en amollissant mon coeur, m'a permis de comprendre mes torts immenses envers ta pauvre ame, que je perdais par ma faiblesse et par mon irreligion. Dieu m'a touche par l'intermediaire de Blaise, et tu as fait comme ton pere, que tu aimes et que tu rends bien heureux par ton changement. Le pere et le fils s'embrasserent avec tendresse; Blaise arriva peu de temps apres; il continuait a passer tout son apres-midi avec Jules et le comte. Les forces de Jules revenaient sensiblement, il commencait a faire d'assez longues promenades dans la campagne; on s'etonnait au village de voir que Blaise l'accompagnait toujours et etait traite amicalement par le comte. Mme de Trenilly etait attendu tres prochainement avec Helene; ni l'une ni l'autre n'avaient su ni la gravite de la maladie de Jules, ni le retour de Blaise dans le chateau, ni le changement du comte et de Jules. Helene avait renouvele sa premiere communion avec une grande piete et avait ardemment prie pour la conversion de son pere et de Jules. On s'appretait au chateau a les recevoir avec une affection inaccoutumee. Le jour de l'arrivee etant fixe, Jules demanda a son pere de rassembler toute la maison dans le salon, le soir de l'arrivee de la comtesse et d'Helene; son pere lui avait vainement demande quelle etait son intention en convoquant ainsi tous les gens, y compris Anfry, sa femme et Blaise. "Vous verrez, papa, vous verrez. C'est pour la reception de maman et d'Helene; vous serez tous contents, j'en suis sur." Le jour arriva, Jules avait prie Blaise de ne venir qu'a la convocation generale. "Ne t'effraye pas, lui dit-il, si j'ai l'air de te negliger et de ne pas t'aimer comme jadis. Cela ne durera pas, je te le promets: seulement les premieres heures de l'arrivee de maman et d'Helene. Apres tu seras avec moi le plus possible, comme depuis ma maladie. BLAISE Je ne suis pas inquiet, Monsieur Jules; j'ai confiance en vous, ce n'est plus comme avant. Je repondrais de vous comme de moi-meme. JULES Helene sera etonnee et contente de notre amitie. BLAISE Elle est bonne, Mlle Helene! Que de fois elle m'a console quand elle me voyait pleurer! JULES Pauvre Blaise, tu pleurais donc? BLAISE Bien souvent, Monsieur Jules, bien souvent. Pensez donc que je passais aux yeux de tous pour un vaurien, un menteur, un voleur. --Pauvre Blaise! repeta Jules. C'est moi seul qui etais cause de tout le mal. Mais je te vengerai, sois tranquille! J'y suis plus decide que jamais. BLAISE Ah! mon Dieu! Monsieur Jules! Contre qui donc me vengerez-vous? Je n'ai pas besoin de vengeance, moi! Ne suis-je pas bien heureux maintenant, entre vous et l'excellent M. le comte? Cela me parait drole de penser que j'avais si peur de lui. A present, si je ne craignais de l'ennuyer, je l'embrasserais dix fois par jour! et quand il m'appelle et qu'il m'embrasse, je le serre a l'etouffer. JULES Mon bon Blaise, comme je t'aime! BLAISE Et moi aussi, Monsieur Jules, je vous aime; et je vous aime bien, car je vous aime en Dieu. Je vous aime comme l'enfant, l'ami du bon Dieu, comme mon frere en Dieu. JULES En Dieu et sur la terre, mon cher Blaise! Vois-tu, quand nous aurons fait notre premiere communion ensemble, rien ne pourra plus nous separer. BLAISE Quand meme nous serions separes sur la terre, Monsieur Jules, nous serons reunis en Dieu et nous nous retrouverons dans le ciel." Jules prit la main de Blaise, qu'il serra, et ils rentrerent ainsi au chateau; la Jules dit adieu a son ami, qui attendit avec impatience la convocation du soir pour savoir ce que ferait Jules. L'heure approchait; M. de Trenilly et Jules attendaient, en se promenant devant le chateau, l'arrivee de Mme de Trenilly et d'Helene. La voiture parut enfin dans l'avenue et s'arreta devant le perron. Helene sauta a terre avec la legerete de son age, pendant que sa mere descendait plus posement. M. de Trenilly recut sa fille dans ses bras et l'embrassa avec une effusion qui surprit agreablement Helene, peu habituee aux temoignages d'affection de son pere; elle le regarda avec etonnement; M. de Trenilly s'en apercut et l'embrassa encore en souriant. "Je suis heureux de te revoir, mon enfant, apres la sainte ceremonie a laquelle je n'ai pu malheureusement assister." La surprise d'Helene redoubla, mais elle s'efforca de n'en rien temoigner; elle alla ensuite embrasser Jules, qui avait deja dit bonjour a sa mere. Ce fut bien un autre etonnement quand elle vit Jules se jeter a son cou et l'embrasser a plusieurs reprises en disant des paroles affectueuses. "Ma bonne Helene! ma chere soeur! ton retour manquait a ma joie. Je suis si content de te revoir! Je t'aime bien, a present que je sais mieux t'apprecier. HELENE Comme tu es change, mon pauvre Jules! Tu as donc ete plus malade que nous ne le pensions? JULES Oui, j'ai ete bien malade, Helene! bien malade du corps et de l'ame. Mais je suis gueri maintenant, grace a Dieu... et a Blaise", ajouta-t-il en lui-meme. Helene dit bonjour aux domestiques rassembles; ses yeux semblaient chercher quelqu'un; elle se hasarda a demander timidement: "Ou est Blaise? J'ai beau regarder de tous cotes, je ne le vois pas parmi les gens de la maison. --Tu le verras ce soir; il doit venir apres diner. --Ah! il vient donc au chateau, maintenant? --Oui, quelquefois", dit Jules en souriant. Ce sourire attira l'attention d'Helene; ce n'etait pas le sourire moqueur et mechant d'autrefois, mais un sourire doux et bon qu'elle n'avait jamais vu a son frere. Elle remarqua alors combien Jules etait embelli et le changement qu'avait subi toute sa personne et surtout sa physionomie. "Qu'as-tu donc aujourd'hui? Je ne t'ai jamais vu ainsi. Tu as l'air tout autre. --La maladie change, repondit Jules avec gravite. --Et puis,... et puis... tu vas bientot faire ta premiere communion, dit Helene avec hesitation. JULES Oui, Helene, et tu m'aideras a la faire dignement; je compte pour cela sur toi, ma chere soeur, et aussi sur un ami que je te presenterai ce soir. HELENE Un ami? Qui donc? Y a-t-il de nouveaux voisins dans le pays? JULES Non, rien n'est change dans le voisinage: c'est dans mon coeur que s'est fait le changement. HELENE Mon bon Jules, que je suis contente de te voir comme tu es maintenant!" Pendant que le frere et la soeur causaient et arrangeaient la chambre d'Helene, M. de Trenilly avait emmene sa femme et lui racontait la terrible maladie de Jules, les penibles revelations qui en avaient ete la consequence, le changement qui s'etait opere dans l'ame de Jules et dans la sienne propre, les services immenses que leur avait rendus Blaise, la bonte, la piete admirable de cet enfant, et l'impression que ses vertus avaient produite sur le coeur de Jules et sur le sien. Mme de Trenilly fut surprise de tout ce que lui disait son mari, sembla mecontente de n'avoir pas su le danger qu'avait couru son fils, et se montra incredule quant aux vertus extraordinaires de Blaise. "Le chagrin et l'inquietude, dit-elle, ont dispose votre coeur a l'attendrissement et a la credulite; le petit bonhomme, qui n'est pas bete, en a profite pour vous fasciner et s'impatroniser dans la maison. J'espere que tout cela va finir avec mon retour, et que chacun reprendra sa place. LE COMTE Vous m'affligez beaucoup, ma chere, par cette froideur et cette injustice. Le pauvre Blaise, bien loin d'abuser et meme d'user de son ascendant sur moi et sur Jules, a refuse les offres avantageuses que nous lui avons faites, et se tient dans une reserve dont peu d'hommes faits eussent ete capables. LA COMTESSE Tant mieux pour lui et surtout pour nous, car, sans connaitre les offres que vous lui avez faites, je presume qu'elles etaient de nature a ne pas etre agreees par moi. LE COMTE Julie, Julie! ce que vous dites est mal! Si vous saviez combien vous me peinez profondement, combien vous blessez tous mes sentiments paternels! LA COMTESSE Vos sentiments paternels vous ont toujours porte a gater vos enfants, surtout Jules, que vous avez rendu odieux. LE COMTE En ceci vous avez raison, Julie; je l'avais rendu mechant et odieux; Blaise l'a rendu bon et aimable. LA COMTESSE En verite! mais la maladie de Jules vous a fait perdre la raison; ne me debitez donc pas de semblables sornettes. --Mon Dieu, vous me punissez! je l'ai merite!" dit le comte avec un geste de desolation en quittant la chambre. La comtesse sonna sa femme de chambre, s'habilla, commanda qu'on servit le diner et entra au salon avec l'air froid et calme qui lui etait habituel. Le diner fut silencieux et grave; l'air triste du comte troubla et inquieta les enfants. Le repas fini, Jules demanda a son pere l'execution de sa promesse. Le comte l'embrassa et sortit apres lui avoir dit a l'oreille: "Sois prudent, mon Jules; menage ta mere." Peu de minutes apres, les portes s'ouvrirent, et tous les gens de la maison entrerent a la suite du comte, qui avait Blaise a ses cotes. La comtesse et Helene n'etaient pas revenues de leur etonnement, lorsque Jules, pale et emu, s'approcha de Blaise, le prit par la main, l'amena au milieu du salon et dit d'une voix haute, mais tremblante d'emotion: "Mes amis, je vous ai tous fait venir ici avec l'approbation de papa, pour reparer autant qu'il est en moi l'injustice dont je me suis rendu coupable depuis deux ans envers mon pauvre Blaise... --Monsieur Jules, Monsieur Jules! de grace! interrompit Blaise d'un air suppliant. --Laisse-moi achever, Blaise! Laisse-moi, pour le repos de ma conscience, pour la satisfaction de mon coeur, dire ici devant maman, devant Helene, devant tous, combien je les ai mechamment, indignement trompes sur ton compte; j'ai tourne contre toi toutes tes bonnes actions; je t'ai toujours calomnie, injurie! Tu m'as toujours noblement et genereusement pardonne. Au lieu de te justifier en m'accusant, tu t'es laisse perdre de reputation dans la maison et dans le pays. Helene est la seule qui t'ait rendu justice; elle a toujours pris parti pour toi, c'est-a-dire pour la verite, pour la bonte, pour la reunion de toutes les vertus. Je desire que dans tout le pays on sache l'aveu que m'arrache le repentir; qu'on dise a tous que je suis aussi vil, aussi meprisable que tu es, toi, honorable et admirable. Je veux que tous sachent qu'ici, devant papa, maman, devant toutes les personnes de la maison que j'ai tant et si souvent offensees par mes exigences, mes insolences, mes mechancetes, je demande pardon a genoux de toute ma vie passee. Je veux qu'on sache que c'est a Blaise que je dois ma conversion; sa vertu m'a touche, ses conseils ont excite mon repentir, son exemple m'a donne l'horreur de moi-meme." Jules s'etait effectivement mis a genoux en prononcant ces dernieres phrases: Blaise se precipita vers lui pour le relever; Jules se jeta dans ses bras et l'embrassa a plusieurs reprises: tous les domestiques pleuraient, et le comte, qui s'etait contenu jusque-la, ne put comprimer plus longtemps son emotion; il s'approcha de Jules et de Blaise, les prit tous deux dans ses bras: "Mon noble Jules! disait-il a travers ses sanglots, quel courage! Le bon Dieu te recompensera! cher enfant!--Bon Blaise, c'est a toi que je dois cette douce joie!" Les domestiques demanderent la permission de serrer la main de leur jeune maitre. Jules courut a eux et leur prit les mains a tous avec effusion. Il etait heureux, il se sentait le coeur leger. Sa mere n'avait encore rien dit. Aux premieres paroles de Jules, elle s'etait sentie courroucee contre ce qu'elle trouvait etre une humiliation ridicule. A mesure qu'il parlait, la noblesse de l'action de son fils, l'accent sincere de ses paroles la toucherent, mais sans la disposer a approuver cet aveu public de ses fautes. Elle en voulait au pauvre Blaise, cause bien innocente de cette confession, et lorsqu'elle le vit dans les bras de Jules et puis du comte, le mecontentement reprit le dessus et elle resta froide et immobile, retenant Helene, qui avait voulu se precipiter dans les bras de son frere et qui pleurait a chaudes larmes. Les domestiques sortirent en jetant a Jules des regards d'affectueuse admiration, ils ne parlerent pas d'autre chose toute la soiree; plusieurs d'entre eux furent assez profondement touches pour changer completement de vie et pour devenir d'honnetes et fideles serviteurs. Quand le comte et Jules resterent en famille avec Blaise, que Jules avait retenu, Helene s'elanca vers son frere, qu'elle embrassa avec effusion, puis se tournant vers le comte: "Papa, me permettez-vous d'embrasser ce bon Blaise, qui a ete la cause premiere de tout ce bien? --Certainement, ma fille, ma chere Helene; embrasse-le; il doit etre pour toi un second frere." Blaise se laissa timidement embrasser par Helene, dont il baisa la main avec tendresse. La comtesse s'etait levee avec colere, et, s'approchant d'Helene, elle la retira violemment en disant: "Vous oubliez, Helene, que c'est un fils de portier que vous vous permettez d'embrasser sous mes yeux. Je n'entends pas que cette scene ridicule se prolonge plus longtemps; venez, Helene, suivez-moi, et laissez votre pere et votre frere faire leur ami et leur confident de ce garcon sans education." Le comte regardait sa femme avec douleur et pitie. "Julie, lui dit-il, malheur a l'ingrat et a l'orgueilleux! --Malheur aux intrigants et aux sots!" repondit-elle en quittant la chambre et entrainant Helene. Le comte retomba sur un fauteuil, le visage cache dans ses mains. La durete orgueilleuse de sa femme le navrait. Il lui avait toujours reproche de la secheresse et du manque de coeur; mais, sec et egoiste lui-meme, il n'en avait jamais souffert comme en ce jour ou tout etait change en lui. Il prevoyait les luttes de tous les jours, les scenes; les reproches qui devaient a l'avenir empoisonner sa vie. Le bonheur si nouveau et si pur qu'il avait goute entre Jules et Blaise depuis environ un mois etait passe pour ne plus revenir; son fils et lui-meme seraient prives de la societe de Blaise, dont la piete leur etait si utile, dont la gaiete, l'affection, la complaisance leur etaient si agreables. La comtesse serait sans cesse entre eux et Blaise, ce pauvre Blaise destine a rencontrer toujours des ingrats dans la famille du comte. Il reflechissait avec une peine profonde a cette situation inattendue, quand il se sentit serrer dans les bras de Jules en meme temps que ses mains etaient effleurees par les levres de Blaise; les pauvres enfants pleuraient, car ils prevoyaient une separation; Blaise sentait qu'il redeviendrait _pauvre Blaise_. JULES Papa, mon cher papa, que faire maintenant? Comment et ou pourrai-je passer mes apres-midi avec Blaise et avec vous? LE COMTE Cher enfant, il faudra ceder quelque chose a ta mere jusqu'a ce qu'elle ajoute foi a ce que nous croyons si bien, nous qui en avons profite; je veux dire aux excellentes qualites, aux vertus de Blaise et a la reconnaissance que nous lui devons. BLAISE Mon cher, mon bon Monsieur le comte, ne parlez pas de reconnaissance; apres ce que M. Jules a fait aujourd'hui, la reconnaissance est toute de mon cote... JULES Non, non! moi, je n'ai fait que reparer; toi, tu as pardonne et tu t'es devoue avant la reparation. LE COMTE Jules a raison, Blaise; nous admettons que nous soyons quittes envers toi, ce qui n'est pas et ne pourra jamais etre: nous souffrirons toujours dans notre affection pour toi, d'abord en nous trouvant souvent prives de ta presence, ensuite en te sachant meconnu par celle qui devrait t'apprecier mieux que tout autre. BLAISE Cher Monsieur le comte, le bon Dieu fait bien tout ce qu'il fait; ce qui arrive est peut-etre pour notre bien a tous. Et d'abord n'est-ce pas un bonheur de souffrir en ce monde pour recevoir une plus grande recompense dans l'autre vie? Ne pouvons-nous pas continuer a nous aimer sans nous voir autant, et en nous donnant le merite d'accepter avec resignation et douceur cette peine que le bon Dieu nous envoie? Cher Monsieur le comte, je vous aime, vous le savez, avec toute la tendresse de mon coeur; mais je me resignerais a ne plus jamais vous voir si c'etait la volonte du bon Dieu! Helas! peut-etre ne vous embrasserai-je plus jamais, jamais, ni M. Jules non plus! --Tu m'embrasseras du moins ce soir, et tant que tu voudras, mon enfant", dit le comte en le serrant contre son coeur. Blaise usa largement de la permission; mais la soiree etait avancee; il etait temps de se separer. Blaise dit un dernier adieu a Jules et au comte et se retira en sanglotant. "Papa, dit Jules, vous continuerez a coucher dans ma chambre, que je vous aie toujours pres de moi? --Tant que tu n'auras pas repris tes forces et ta sante habituelles, je coucherai pres de toi, mon cher enfant; quand tu seras tout a fait bien, je reprendrai ma chambre. Il faut s'habituer aux sacrifices, mon Jules; celui-la sera moins penible que celui auquel nous allons etre condamnes en nous privant de Blaise. --C'en sera un de plus, papa, dit Jules tristement. --Et ce ne sera probablement pas le dernier ni le plus grand, mon ami. Mais viens dire adieu a ta mere et a la pauvre Helene, et allons ensuite nous coucher. N'oublions pas qu'au travers de notre tristesse nous avons bien a remercier le bon Dieu, toi d'avoir eu le courage de faire l'aveu public de tes fautes, moi d'avoir recu cette consolation. Viens, mon Jules, sois aussi affectueux que tu le pourras pour ta mere, afin de lui faire voir que la piete ouvre le coeur au lieu de le resserrer." XVI L'OBEISSANCE Jules avait ete recu sechement par sa mere quand il alla lui dire bonsoir; pourtant elle l'embrassa en souriant. "J'espere, lui dit-elle, que tu retrouveras le bon sens que t'a fait perdre la maladie, et que tu ne recommenceras pas le coup de theatre dont tu m'as gratifiee ce soir. Quant a ton nouvel ami, qui n'est pas une societe convenable pour toi, je te prie d'aller des demain lui signifier que je lui defends de mettre les pieds chez moi, chez Helene, chez toi. Si ton pere veut le recevoir, je ne puis l'en empecher; mais je ne laisserai pas ce petit paysan s'etablir chez moi ni chez mes enfants. --Je vous obeirai, maman, repondit Jules avec tristesse, mais ce que vous m'ordonnez m'est fort penible et m'enleve une grande consolation. LA COMTESSE Depuis quand as-tu besoin de consolation? JULES Depuis que j'ai senti combien j'avais ete mauvais et combien j'avais offense le bon Dieu. LA COMTESSE, _souriant_ A merveille, mon ami! vous voila maintenant devenus bien devots, ton pere et toi! On ne parle plus que pour precher. Mais je te prie de me faire grace de tes sentences religieuses; je ne suis pas encore arrivee au point de vous comprendre. --Oh! maman! s'ecria involontairement Helene. LA COMTESSE Est-ce que tu vas te mettre aussi de la partie? Tu sais que je ne supporte pas tes remontrances. Pense comme ton pere et ton frere, prie avec eux si cela te fait plaisir, mais au moins que je ne le voie ni l'entende. Adieu mes enfants, laissez-moi seule; je suis fatiguee." Jules et Helene se retirerent dans leur appartement; leurs chambres se touchaient. En entrant dans celle de Jules, ils virent le comte qui les attendait. LE COMTE Eh bien, mes enfants, votre mere est-elle revenue sur sa premiere impression? A-t-elle enfin compris la beaute et la noblesse de ton aveu, Jules, et pardonne-t-elle au pauvre Blaise la part qu'il a prise dans notre amelioration? JULES Je crois que non, papa; maman a parle comme au salon; la pauvre Helene a meme ete grondee pour avoir dit un: "Oh! maman!" trop expressif. --Pauvre Helene! dit le comte en lui passant la main sur la tete a plusieurs reprises. Pauvre Helene. repeta-t-il d'un air triste et pensif, tu as du souffrir tous ces temps-ci. HELENE Papa, j'etais au couvent! Ces dames sont si pieuses et si bonnes! mes compagnes etaient si bonnes aussi! J'etais heureuse la-bas. LE COMTE Et ici? HELENE Ici?... je ne sais pas encore, papa; cela dependra de vous et de Jules. LE COMTE Ma pauvre enfant; tout ce que je pourrai faire pour ton bonheur sera fait; tu dois voir le changement qui s'est opere en moi. Ma vieille humeur, mon ancienne severite, ma constante froideur ont disparu. Tu n'auras plus peur de moi, je pense? --Oh non! non, papa, dit Helene en se jetant dans ses bras; je vous aimerai de tout mon coeur et je vous le dirai sans crainte. JULES Ce sera tout comme Blaise, qui embrasse papa a present comme s'il etait son vrai pere. --Blaise embrasse papa? dit Helene en riant. Oh! que c'est drole! Je voudrais voir cela. LE COMTE Tu le verras demain, si tu veux venir avec nous chez Anfry. HELENE Mais quel changement, mon Dieu! Jamais je n'aurais cru possible que Blaise osat embrasser papa! JULES Tu le comprendras, Helene, quand je t'aurai raconte ce que nous devons a Blaise et quelles sont ses admirables vertus; pour moi il a ete un veritable ami. LE COMTE A demain le reste de la conversation, mes chers enfants. Tu dois etre fatiguee du voyage, mon Helene, et toi, mon ami, de toute ta soiree. JULES Oui, papa, je me sens fatigue; je ne serai pas fache de me coucher. HELENE Et moi aussi, je retrouverai mon lit avec plaisir. Bonsoir, mon cher papa, bonne nuit et a demain. LE COMTE A demain, ma fille! que le bon Dieu te benisse! Adieu, Jules; adieu Helene." Puis on se dit bonsoir et l'on se separa. Quand Jules fut seul avec son pere, il alla a lui, l'enlaca tendrement dans ses bras et lui dit: "Papa, prions ensemble pour maman; demandons au bon Dieu qu'il la change comme il nous a changes... Je puis bien vous dire cela, papa, n'est-il pas vrai? Avec vous je pense tout haut, et je ne puis m'empecher de trouver que c'est un grand malheur pour maman que d'etre comme elle a ete ce soir." Le comte ne repondit pas, mais les larmes qui roulerent dans ses yeux firent voir a Jules que son pere pensait comme lui. "Prions", dit seulement le comte; et il se mit a genoux pres de son fils. Pendant qu'ils priaient tous deux, la comtesse, un peu inquiete de ne pas avoir vu son mari depuis le mecontentement qu'il lui avait temoigne, et l'ayant inutilement cherche dans sa chambre et dans celle d'Helene, entra chez Jules et resta immobile a la vue de son mari a genoux pres de son fils; aucun des deux ne l'entendit entrer. La comtesse resta quelques minutes incertaine de ce qu'elle ferait; apres quelque hesitation, elle referma doucement la porte et se retira toute pensive dans sa chambre. "Ils sont fous, se dit-elle; cette maladie de Jules a positivement altere leur raison... Je ferai venir mon medecin un de ces jours et je les ferai soigner... Helene aussi tourne a la bizarrerie. Ne me parlait-elle pas l'autre jour du bonheur de la vie religieuse? Ils vont achever de lui faire perdre l'esprit... Si je pouvais les empecher de la voir, mais c'est impossible!... Un pere et un frere!... Il y aurait bien un moyen!... Ce serait de l'emmener faire un voyage en Suisse... Oui... Mais il faut attendre la premiere communion de Jules; je ne puis m'en aller avant." Et la comtesse se coucha avec la resolution de prendre patience, de laisser faire jusqu'apres la premiere communion, et ensuite d'enlever Helene a cette influence qu'elle croyait facheuse. Le comte emmena le lendemain ses enfants pour voir Blaise. Ils entrerent chez Anfry. "C'est singulier que Blaise ne nous ait pas vus arriver, dit le comte. Il aurait du penser que nous viendrions chez lui, puisqu'il ne peut pas venir chez nous." Mais Blaise n'y etait pas. Le comte appela Anfry, qui travaillait au jardin. LE COMTE Ou est Blaise? Serait-il deja sorti? ANFRY Il y a longtemps, monsieur le comte. LE COMTE Ou est-il alle? ANFRY A l'eglise, monsieur le comte. Il a passe une triste nuit, et il a ete chercher sa consolation pres du bon Dieu; c'est assez son habitude, vous savez. LE COMTE Allons le rejoindre, mes enfants; nous aussi, nous avons besoin de force et de consolations." Le comte salua Anfry et se dirigea vers l'eglise, qui se trouvait pres de la. Ils y entrerent sans bruit, s'agenouillerent dans un banc et apercurent Blaise a genoux sur la dalle, la tete dans les mains et paraissant ne rien voir ni entendre. Ils attendirent longtemps un mouvement qui indiquat qu'il avait termine sa fervente priere, mais Blaise ne bougeait pas; il ne calculait pas le temps quand il priait. Enfin, il laissa retomber ses mains, releva lentement la tete et dit a mi-voix: "Oui, mon Dieu, mon bon Jesus, mon cher Sauveur, j'obeirai; je ferai le sacrifice, je ne chercherai plus a les voir qu'a de rares intervalles; je mettrai dans mes paroles, dans mes actions, la reserve d'un serviteur vis-a-vis de ses maitres. Mon Dieu, protegez-les, ces maitres si chers! Mon cher M. le comte, mon bon M. Jules! continuez, mon Dieu, a les eclairer, a les diriger vers le bien. Et cette bonne Mlle Helene! qu'elle me remplace pres d'eux! Mon Dieu, changez le coeur de Mme la comtesse; encore une ame a sauver, mon bon Jesus! cela vous est facile! Faites qu'elle vous aime, et tout sera bien." Blaise se prosterna a terre, se releva, essuya ses yeux bouffis de larmes, fit un grand signe de croix, et, se retournant pour s'en aller, il apercut le comte et ses enfants. Son visage s'eclaira; il fut sur le point de courir a eux, mais le respect pour la maison de Dieu contint ce premier mouvement. Le comte s'etait leve en meme temps; il se dirigea vers la porte, suivi de ses enfants et de Blaise. Ce ne fut qu'apres etre sorti de l'eglise que Blaise, poussant un cri de joie, se jeta dans les bras que lui tendait le comte, a la grande satisfaction d'Helene, qui les regardait en riant. HELENE Tu n'as donc plus peur de papa, Blaise? BLAISE Peur? Vous voyez si j'en ai peur, Mademoiselle Helene. Peur? Peut-on avoir peur de ceux qu'on aime tant? --Je te remercie de ta priere, mon cher enfant, lui dit le comte en lui serrant les mains. --Vous m'avez entendu! dit Blaise en rougissant. J'ai donc parle tout haut? LE COMTE Pas tout a fait haut, mais assez pour que nous t'ayons entendu. BLAISE Monsieur le comte, je viens de promettre au bon Dieu de ne rien faire de ce qui pourrait deplaire a Mme la comtesse; non seulement je ne chercherai pas a voir souvent M. Jules et Mlle Helene, mais encore je les eviterai, je les fuirai, s'il le faut... JULES Nous fuir? Ah! Blaise, tu ne m'aimes donc pas? BLAISE Si vous saviez ce qu'il m'en coute, cher monsieur Jules! De grace, je vous le demande avec instance, n'ebranlez pas ma resolution; aidez-moi, au contraire, a la tenir. Mais voici la pensee que m'a suggeree le bon Dieu, ou tout au moins mon bon ange. Monsieur le comte n'est pas oblige d'obeir a Mme la comtesse, lui qui commande, qui est le maitre. Alors, monsieur le comte, vous viendrez me voir, et vous amenerez quelquefois M. Jules et Mlle Helene, n'est-ce pas? Pardonnez-moi si j'en demande trop; c'est que je ne vous cache pas mes pensees, et il me semble que celle-ci n'est pas coupable ni pour moi, ni pour M. Jules, ni pour Mlle Helene. --Ni pour moi, dit le comte en riant. Oui, mon ami, ta pensee est bonne, et je la mettrai a execution; je viendrai te voir souvent, tres souvent, et j'amenerai parfois mes prisonniers, a moins qu'ils ne m'echappent en route. JULES Oh! moi, je m'echapperai bien sur, mais ce sera pour courir au-devant de Blaise. LE COMTE Quand nous viendrons te voir, ce sera toujours de midi a deux ou trois heures. BLAISE C'est au mieux, tous les jours je vous attendrai; quand je ne vous aurai pas vus, je vous espererai pour le lendemain. LE COMTE Et je crois que tu ne seras pas souvent trompe dans ton attente, mon ami." XVII LA CORRESPONDANCE "Une lettre pour M. Blaise", dit un jour le facteur en presentant a Anfry une lettre sous enveloppe, avec un beau cachet. Anfry prit la lettre et la remit a Blaise, qui s'empressa de la decacheter, tout surpris d'en recevoir une. "C'est de M. Jacques, s'ecria-t-il en regardant la signature. --Ah! voyons donc! Que te dit-il?" Blaise lut tout haut: "Mon cher Blaise, il y a si longtemps que nous nous sommes quittes que tu m'as peut-etre oublie; mais moi, je pense souvent a toi et je t'aime toujours. Quand je suis parti, j'ecrivais si mal et si lentement que je ne pouvais pas t'envoyer de lettres; a present, j'ai neuf ans, je travaille beaucoup et je commence a devenir savant. Il est arrive une chose tres drole chez un monsieur qui demeure pres de chez nous: sa maison a brule (ce n'est pas cela qui est drole, comme tu penses); apres l'incendie, toutes les souris sont devenues blanches; il y en avait beaucoup, et il y en a encore une quantite; avant, elles etaient grises, comme toutes les souris. Papa ne voulait pas le croire; alors M. Roussel a attrape des souris avec un petit chien qui est tres habile pour cela, et papa et moi nous avons vu que toutes les souris attrapees etaient reellement blanches.--Je m'amuse assez, mais pas tant qu'avec toi; je n'ai pas un seul bon camarade bon comme toi; ce qui est singulier et tres desagreable, c'est qu'ils sont tous un peu menteurs; quand ils ont fait une sottise, ils ne veulent jamais l'avouer, et ils disent: ce n'est pas moi. Moi je continue a toujours dire la verite, comme tu me l'a conseille, et tout le monde me croit. Ecris-moi quand tu dois faire ta premiere communion, et quel jour ce sera, pour que je pense a toi et que je prie pour toi ce jour-la. Dis-moi aussi ce que tu fais, si tu es heureux, si les enfants du monsieur qui a achete notre chateau sont bons pour toi, s'ils t'aiment. On a dit a papa l'autre jour que le monsieur lui-meme etait mechant; cela m'a fait peur pour toi, mon pauvre Blaise, toi qui es si bon. Ne va pas chez lui s'il est mechant; il te ferait du mal.--Raconte-moi ce que tu fais, et pense souvent a moi, comme je pense souvent a toi. Adieu, mon cher Blaise, je t'embrasse de tout mon coeur; embrasse pour moi ton papa et ta maman. "Ton ami, JACQUES DE BERNE." "Quelle bonne lettre! s'ecria Blaise. Il ne m'oublie pas, ce pauvre M. Jacques! S'il m'avait interroge l'annee derniere sur ce qu'il me demande aujourd'hui pour M. le comte et ses enfants, j'aurais ete bien embarrasse de repondre; mais aujourd'hui... c'est different!... Il y a une chose, dans la lettre de M. Jacques, qui me parait drole, comme il le dit lui-meme, ajouta Blaise en riant, c'est qu'un incendie ait pu changer la couleur des souris. ANFRY C'est pourtant tres possible, car j'ai entendu raconter bien des fois a ton grand-pere, qui a ete soldat sous l'empereur Napoleon Ier, que, lors de l'incendie de Moscou, en 1812, quand on est rentre dans les maisons que le feu n'avait pas atteintes, toutes les souris qui couraient au travers etaient blanches comme des lapins blancs. BLAISE C'est singulier que la frayeur puisse produire un pareil effet sur des animaux. ANFRY Vas-tu repondre a M. Jacques? BLAISE Oui, papa, aujourd'hui meme, je n'ai plus a esperer de visite de M. le comte ni de M. Jules; ainsi j'ai bien le temps. ANFRY Tu lui diras que nous lui presentons bien nos respects et nos amities. BLAISE Je n'y manquerai point, papa." Et Blaise, prenant du papier, une plume et de l'encre, fit a Jacques la reponse suivante: "Mon cher Monsieur Jacques, "J'ai ete bien heureux et bien surpris de votre chere et aimable lettre. Je vous remercie de ne pas m'oublier; moi aussi, j'ai bien pense a vous, et j'ai plus d'une fois pleure en y songeant. Je me suis console par la pensee que c'etait la volonte du bon Dieu que nous fussions separes, et que c'est le sacrifice qu'il me demande pour ma premiere communion. Merci, mon bon Monsieur Jacques, de votre bonne pensee de prier pour moi en ce saint et heureux jour. Demandez a Notre-Seigneur de me rendre semblable a lui, de me donner du courage dans les temps de tristesse, de la force pour resister a la joie, afin que je n'oublie pas que je ne suis dans ce monde qu'en passant, et que ma vraie vie ne commencera que lorsque je ne pourrai plus mourir. Priez, mon bon monsieur Jacques, pour que je n'oublie jamais aucun de mes devoirs et que je m'oublie toujours pour me devouer aux autres; priez pour que je ne conserve aucun souvenir du mal qu'on me fait, et que je n'oublie jamais les bienfaits que je recois. On a trompe votre papa en lui disant que le comte de Trenilly etait mechant; il est bon comme le meilleur des hommes; je l'aime comme s'il etait mon pere. Son fils, M. Jules, est excellent aussi, ainsi que sa fille, Mlle Helene. M. Jules et moi, nous ferons notre premiere communion dans trois semaines, le 8 septembre, fete de la sainte Vierge. M. le comte et Mlle Helene nous ont promis de communier avec nous ce jour-la, ce qui vous prouve combien ils sont reellement bons et pieux. Je suis tres heureux, mon bon Monsieur Jacques, heureux de tout ce que le bon Dieu veut bien m'envoyer, des peines comme de la joie. Papa et maman vous remercient bien de votre bon souvenir, et vous presentent leurs respects et leurs amities. Quant a moi, Monsieur Jacques, je sais bien que ma position me defend de vous embrasser, mais je puis me permettre de vous assurer que je vous aime de l'affection la plus tendre et la plus devouee. "Votre humble et obeissant serviteur, "BLAISE ANFRY." A peine Blaise avait-il fini et lu tout haut sa lettre, qu'un domestique entra chez Anfry. "Mme la comtesse demande Blaise. --Moi? Mme la comtesse me demande? repeta Blaise fort etonne. --Oui, oui, et tout de suite encore. "Allez me chercher Blaise, m'a-t-elle dit, et amenez-le-moi le plus vite possible." --Qu'est-ce que cela veut dire? dit Anfry avec inquietude. Vas-y, mon Blaisot; va, tu ne peux faire autrement,... et reviens vite nous dire ce qui se sera passe, car je ne suis pas tranquille. --Ne vous tourmentez point, papa; que voulez-vous qui m'arrive? Et quand meme il m'arriverait des choses penibles, le bon Dieu n'est-il pas la pour me proteger, me secourir, et ne dois-je pas etre heureux de me conformer a sa volonte? Au revoir, papa; je resterai le moins que je pourrai." Blaise partit gaiement et se depecha d'arriver pour etre plus vite revenu. On le fit entrer immediatement chez la comtesse, qui l'attendait avec impatience. Il salua; la comtesse lui fit un petit signe de tete, renvoya le domestique, s'assit et dit a Blaise, d'un air froid et hautain: "Je sais que tu as profite de mon absence pour t'emparer de l'esprit de mon mari et de mon fils; tu as reussi on ne peut mieux; je ne vois que des visages allonges les jours ou ils ne peuvent pretexter une promenade extraordinaire pour te faire leur visite; il faudrait pour leur rendre leur bonne humeur que M. Blaise fut toujours pres d'eux. Je sais que ma fille est entrainee par son pere et par son frere a faire comme eux. Cet etat de choses me contrarie et ne peut durer. Je t'ai fait venir pour te dire que j'ai encore assez bonne opinion de ta loyaute pour esperer etre obeie en t'interdisant toute demarche qui pourrait te rapprocher de mes enfants; quant au comte, tu peux passer ta vie a lui baiser les mains et lui faire des platitudes sans que je m'en preoccupe aucunement; mais je ne veux pas de cette sotte amitie de mes enfants pour un fils de portier et un petit intrigant. Si tu veux obeir a la defense que je te fais, je m'occuperai de ton avenir; je te ferai donner une bonne education, et je t'assurerai une rente qui te mettra a l'abri de la pauvrete. Acceptes-tu? --Madame la comtesse, je n'enfreindrai pas la defense que vous me faites, quelque chagrin que j'en eprouve; je prierai M. le comte de vouloir bien m'aider a suivre vos ordres. Quant a la pension, a l'education et aux avantages que vous voulez bien me promettre, vous me permettrez de tout refuser. Je n'ai besoin de rien; je ne veux pas sortir de ma condition, ni mener la vie d'un paresseux; je gagnerai mon pain comme a fait mon pere, et, avec l'aide du bon Dieu, j'arriverai a la fin de ma vie sans avoir jamais vendu ni mon coeur ni ma conscience. Je puis affirmer a madame la comtesse qu'elle se trompe en pensant que j'ai intrigue pour gagner l'amitie de M. le comte et de M. Jules. Je n'ai rien fait pour cela; c'est venu tout seul, je ne sais comment, car je sens combien je suis loin de meriter les bontes de M. le comte, de M. Jules et de Mlle Helene. Le bon Dieu a mene tout cela. Peut-etre m'a-t-il donne tant d'amour pour eux afin de m'eprouver et me donner le merite du sacrifice au moment de ma premiere communion... Mais, je vous le promets, Madame la comtesse, je ne verrai vos enfants qu'avec votre permission." En achevant ces mots, le pauvre Blaise, qui avait reussi jusque-la a conserver son sang-froid, fondit en larmes. Il voulut dire quelques mots d'excuse, mais les paroles ne pouvaient sortir de ses levres. Honteux de prolonger une scene dont la comtesse pouvait s'irriter, Blaise prit le parti de s'en aller sans autre explication, et, saluant a la hate, il s'avanca vers la porte. Avant de l'ouvrir il jeta un dernier regard sur la comtesse, qui s'etait levee et qui avait fait un pas vers lui; un certain attendrissement se manifestait sur le visage de la comtesse; au mouvement que fit Blaise pour s'arreter, elle reprit son air hautain et fit un geste imperieux qui termina sa visite. Le pauvre garcon evita l'antichambre pour cacher ses larmes aux domestiques, et sortit par un petit escalier qui communiquait a l'appartement du comte et des enfants. A peine avait-il franchi les premieres marches, qu'il se heurta contre M. de Trenilly, que les larmes qui obscurcissaient sa vue l'avaient empeche d'apercevoir. "Ou vas-tu donc si precipitamment, mon ami, et comment es-tu rentre au chateau?" lui dit M. de Trenilly en le retenant. Blaise ne repondit qu'en se serrant contre la poitrine du comte et en donnant un libre cours a ses sanglots. "Blaise, mon enfant, pourquoi ces larmes, ces sanglots? lui dit le comte avec inquietude. Que t'arrive-t-il de facheux? Dis-le moi; parle sans crainte. --Pardon, Monsieur le comte, mon bon Monsieur le comte, repondit Blaise en retenant ses sanglots. C'est que je ne m'attendais pas... j'ai ete pris par surprise... et je me suis laisse aller;... mais je vais tacher d'etre plus raisonnable,... plus resigne. --Resigne! a quoi donc, mon cher enfant? De quoi parles-tu? --Mme la comtesse m'a defendu de voir M. Jules et Mlle Helene, et j'ai promis de lui obeir. Vous voyez que j'ai de quoi pleurer et m'affliger. --Encore! dit le comte avec colere. Toujours cette haine contre ce noble et genereux enfant!" Le comte resta quelque temps immobile et pensif, tenant toujours Blaise de ses deux mains. "Mon cher enfant, dit-il enfin avec tristesse, je ne sais quel parti prendre pour epargner a toi et a Jules ce nouveau chagrin. Je ne puis forcer la volonte de ma femme; je ne puis conseiller a mes enfants de desobeir a leur mere. Et pourtant c'est cruel de devoir les sacrifier, ainsi que toi, a cette volonte imperieuse et deraisonnable. --Cher Monsieur le comte, soumettons-nous a ce qui nous vient par la permission du bon Dieu. C'est bien, bien penible, il est vrai; je sais que c'est triste pour vous et pour M. Jules presque autant que pour moi-meme, car vous m'aimez, je le sens dans mon coeur. Mais, mon cher Monsieur le comte, savons-nous le temps que durera cette separation? Peut-etre le bon Dieu touchera-t-il le coeur de Mme la comtesse. Aidez-moi, aidez M. Jules et Mlle Helene a lui obeir: notre soumission l'adoucira et changera ses idees a mon egard. Pensez donc qu'elle me croit faux, hypocrite, intrigant; elle craint peut-etre que je ne corrompe M. Jules et Mlle Helene; une mere, vous savez, Monsieur le comte, c'est toujours si craintif, si inquiet! elle est plus a plaindre qu'a blamer, je vous assure. Ainsi, Monsieur le comte, promettez-moi que vous m'aiderez a tenir ma promesse, et que vous n'amenerez plus M. Jules et Mlle Helene sans le consentement de Mme la comtesse... Voyons, tres cher Monsieur le comte, du courage! Je vois bien qu'il vous en coute, d'abord par amitie pour M. Jules et pour moi; et puis... parce qu'il en coute toujours de ceder, surtout a une femme... Mais c'est pour votre repos, pour votre bonheur, cher Monsieur le comte. Croyez-moi, nous serons plus heureux en cedant qu'en resistant. --Mon brave Blaise, dit le comte, c'est toujours de toi que viennent les sages avis et le bien. Je crois que tu as raison;... ceder, c'est mieux... Mais toi, toi, pauvre enfant, qui ne penses jamais a toi-meme, tu souffriras. --Pas autant que je l'avais craint, puisque je vous verrai, vous, cher Monsieur le comte,... car... vous continuerez a me visiter et a me donner des nouvelles de ce bon M. Jules et de cette excellente Mlle Helene, toujours si bonne pour moi. --Moi! tous les jours, mon enfant! tous les jours! c'est un besoin pour mon coeur. Tu sais si je t'aime! Tu serais mon fils, je ne pourrais t'aimer davantage." Le comte embrassa une derniere fois le pauvre Blaise, qui s'en alla fort triste, mais un peu console par les paroles affectueuses du comte. "Eh bien! mon Blaisot? lui cria Anfry, du plus loin qu'il le vit. --Rien de bon, papa, repondit Blaise, mais pas trop mauvais non plus. --Encore les yeux rouges, mon pauvre garcon! Ces satanes gens te feront mourir de peine! --Pas de danger, papa, dit Blaise en s'efforcant de sourire. Il n'y a que le premier moment qui vous emporte quelquefois... Avec la reflexion, on se resigne... ANFRY Tu passeras donc ta vie a te resigner, mon pauvre Blaise? BLAISE Sans doute, papa, et c'est un vrai bonheur que le chagrin; cela vous ramene toujours au bon Dieu: on prie mieux en apprenant a souffrir; le bon Dieu est la qui vous aide et qui vous console si bien! ANFRY Et pourtant tu as pleure!... et tu pleures encore... Tiens, tiens, les larmes roulent sur tes pauvres joues amaigries. BLAISE Ce n'est rien, papa; c'est un reste qui va s'en aller quand j'aurai fait une petite visite au bon Dieu dans son eglise." Blaise raconta a son pere la cause de son nouveau chagrin, en attenuant avec sa bonte accoutumee les paroles dures et injurieuses de la comtesse. Anfry contenait avec peine sa colere; il connaissait assez la comtesse pour deviner ce que la charite de Blaise lui cachait. Quand le recit fut fini, il serra Blaise dans ses bras a plusieurs reprises, mais sans dire une parole, et le laissa aller chercher pres du bon Dieu sa consolation accoutumee contre les chagrins qu'il supportait avec une fermete au-dessus de son age. XVIII LA COMTESSE DE TRENILLY La comtesse etait restee debout au milieu de sa chambre, surprise et troublee des paroles de Blaise, de l'accent digne et ferme qui l'avait dominee malgre elle, et de l'explosion de chagrin qui avait termine ses paroles. "Ce refus est singulier, se dit-elle; je lui offre tout un avenir... et il ne l'accepte pas... Il a meme rejete mes propositions avec une certaine indignation... C'est dommage que tout cela vienne d'un fils de portier... Ce serait beau et noble dans une classe plus elevee... Je commence pourtant a comprendre l'empire qu'il exerce sur mon mari et sur mes enfants... En verite, j'ai moi-meme ete presque convaincue, presque attendrie... Me serais-je trompee? serait-il vraiment le beau et noble coeur que me dit mon mari?... Mais non! impossible! Un fils de portier... C'est absurde!..." La comtesse resta longtemps pensive et indecise, elle se resolut enfin a laisser aller les choses, a observer Blaise et ses enfants, et a agir en consequence. "Si ce garcon ment a la promesse qu'il m'a faite, s'il cherche a voir mes enfants a mon insu, je n'aurai aucune pitie pour lui: je le chasserai avec ses parents... Mais s'il est fidele a sa parole, s'il accepte avec loyaute et resignation le chagrin que je lui impose, dit-elle, alors..., alors je verrai ce que j'aurai a faire." Et la comtesse, secouant la tete, chercha a ne plus penser a Blaise. Elle prit un livre et se mit a lire, sans pouvoir toutefois chasser de son esprit l'image de Blaise indigne, mais calme, puis sanglotant et desole. Au retour de la promenade, les enfants avaient couru chez le comte, dont ils recherchaient la compagnie autant qu'ils l'evitaient jadis. Ils le trouverent triste et pensif; tous deux se jeterent a son cou en lui demandant la cause de sa tristesse. "C'est encore un sacrifice a faire, mes pauvres enfants, dit le comte en les embrassant avec tendresse; votre maman a defendu a Blaise de vous voir, soit chez lui, soit ailleurs; le pauvre garcon a promis d'obeir; il m'a demande de lui venir en aide pour tenir sa promesse; je le lui ai promis, quelque penible et douloureuse que me soit cette contrainte. Je ne crois pas pouvoir mieux l'aider qu'en vous communiquant cette resolution si penible. Je suis certain que ni toi, ma bonne Helene, ni toi, mon pauvre Jules, vous ne chercherez a le faire manquer a sa parole, et que vous n'augmenterez pas son chagrin en l'obligeant a repousser les occasions de rapprochement que vous lui offririez. --Pauvre Blaise! pauvre Blaise! s'ecrierent Helene et Jules, les yeux pleins de larmes. Vous avez raison, papa, ajouta Jules; nous ne devons pas rendre son sacrifice plus douloureux en le forcant a nous fuir. Nous eviterons de passer devant sa maison, et nous ne lui ferons meme rien dire par vous, pour ne pas lui donner la tentation de repondre ou le chagrin de ne pas repondre. Mais vous lui direz, papa, combien cet effort m'est penible, avec quelle tristesse, quel regret je penserai a lui, a nos bonnes conversations d'autrefois. Pauvre Blaise! il souffre de cette separation injuste et cruelle. Je ne comprends pas comment maman peut etre si injuste pour cet excellent garcon. Elle devrait l'attirer, au lieu de le repousser; l'aimer, au lieu... LE COMTE Jules, Jules, respecte ta mere, mon enfant; conforme-toi a ses ordres sans les juger, sans les blamer. Souviens-toi que nous-memes nous avons partage ses preventions; qu'il y a peu de semaines encore je defendais a Blaise l'entree du chateau; que c'est ta maladie qui a tout change, et que, sans tes aveux, le pauvre garcon souffrirait encore de l'opinion si fausse que j'avais de lui. JULES Oui, papa, tout cela par ma faute, par suite de mes mechancetes, de mes calomnies contre ce bon Blaise. Je l'ai toujours estime et respecte, parce que je l'ai connu des le commencement; mais je l'ai perdu de reputation par jalousie et par la malveillance que j'eprouvais contre tous ceux qui etaient bons. La pauvre Helene sait ce que j'etais; c'est le remords qui m'a rendu malade, et je suis sur que ce sont les prieres de mon cher Blaise qui ont change mon coeur... et le votre, ajouta-t-il en embrassant tendrement son pere. N'est-il pas vrai, papa, que nous sommes bien changes? LE COMTE Oui, mon cher enfant. Et maintenant, au lieu de nous irriter contre ta mere, prions le bon Dieu qu'il lui ouvre les yeux, comme il l'a fait pour nous." Quelques instants apres, le comte et les enfants entrerent au salon, ou ils trouverent la comtesse qui les attendait pour entrer en meme temps qu'eux dans la salle a manger. Elle regarda attentivement les enfants, baissa les yeux en considerant leurs yeux rouges et leurs visages attristes; levant les yeux sur son mari, elle se sentit rougir devant sa physionomie severe et pensive. "Allons diner, dit-elle en se levant; j'ai hate d'avoir fini. --Serait-il plus tard que je ne pensais? dit le comte. Il me semble que nous sommes exacts a l'heure comme d'habitude. --Ce n'est pas pour rassasier ma faim que je desire voir le diner fini, mais pour pouvoir me retirer chez moi. --Seriez-vous souffrante, Julie? dit le comte avec empressement. LA COMTESSE Non, pas souffrante, mais ennuyee, excedee de ce petit Blaise, qui vous a tous ensorceles, et qui est cause de vos mines allongees et attristees. LE COMTE En quoi Blaise est-il cause de nos sottes mines? --En quoi? vous demandez en quoi! s'ecria la comtesse avec chaleur. N'est-ce pas depuis que je lui ai defendu de venir au chateau que vous etes tous trois comme des ames en peine? --Ou des anes en plaine, comme le disait une dame de votre connaissance, interrompit le comte en riant. LA COMTESSE Laissez-moi parler; vos interruptions ne m'empecheront pas de dire que Blaise est un sot, qu'il vous a rendus tous aussi sots que lui, et que je vois tres bien que vous prenez aujourd'hui des airs de martyrs, parce que ce petit bonhomme a ete se plaindre a vous de la defense que je lui ai faite de voir mes enfants, defense que je maintiendrai et que je saurai faire respecter. --Vous n'y aurez pas grand'peine, Julie, repondit le comte avec calme, car Helene et Jules sont tres decides... --A me desobeir sous votre protection? interrompit la comtesse avec vivacite. --A vous obeir, repondit le comte avec froideur, et a aider Blaise, par leur obeissance, a executer vos ordres, qu'il respecte, et dont il m'a donne connaissance, comme c'etait son devoir de le faire. Il n'a porte aucune plainte contre vous; il a pleure parce qu'il souffrait, mais sans aucun sentiment amer contre vous, qui causiez sa souffrance." La comtesse se troubla et rougit; elle passa dans la salle a manger. Le diner fut silencieux; la comtesse chercha plusieurs fois a engager la conversation; elle fut aimable et prevenante, contrairement a son habitude, cherchant a egayer Helene et Jules, et a derider son mari. "Vous avez repris votre air terrible, mon ami, dit-elle a son mari en rentrant au salon; vous l'aviez perdu a mon retour; j'espere que vous ne le garderez pas; vous me faites peur, ce soir. --Helene et Jules ne me craignent plus, repondit le comte en serrant ses enfants dans ses bras; ils savent que tout est change en moi, et que mon air severe que je regrette et que je me reproche, n'est plus que le symptome exterieur d'une tristesse que je ne puis vaincre. Vous me comprendrez un jour, je l'espere, ma chere Julie, et vous serez alors, comme moi, triste du passe et heureuse du present." La comtesse repondit legerement au serrement de main du comte; elle rougit encore, reflechit quelques instants, et, se tournant vers Jules, elle lui dit avec effort: "Jules... je suis fachee du chagrin que je te cause; si j'avais de Blaise l'opinion qu'en a ton pere, je n'aurais jamais defendu son intimite avec toi... quoiqu'il ne soit que le fils d'un portier ajouta-t-elle par reflexion; mais... c'est pour toi, pour Helene... que je crains..., que je crois..., que je veux eviter..." La comtesse s'arreta, ne sachant comment achever et craignant d'en avoir trop dit; son mari l'encourageait par un affectueux sourire; ses enfants la regardaient avec des visages pleins d'esperance. "Je maintiens ma defense, dit-elle avec plus de decision, jusqu'a ce que j'aie eprouve l'obeissance de Blaise." Les visages perdirent leur expression joyeuse; la comtesse resta troublee et genee; Helene prit son ouvrage, Jules son crayon, le comte son journal, et la comtesse son livre, qu'elle lisait des yeux et sans savoir ce qu'elle avait lu; sa pensee etait toute au bon mouvement qu'elle avait repousse et au regret de ne pas l'avoir ecoute. XIX L'ENTORSE Le lendemain et les jours suivants, le comte alla tres exactement passer une heure avec Blaise, qu'il emmenait promener dans les champs; il lui rendait compte de tout ce qui pouvait l'interesser, mais il ne nommait jamais la comtesse dans ses entretiens. Un jour, Blaise, ayant mis le pied a faux sur une pierre, tomba et ressentit une violente douleur a la cheville. Il se releva difficilement avec l'aide du comte, et retourna a grand'peine chez lui, soutenu et presque porte par le comte. Mme Anfry s'empressa de lui enlever son soulier et son bas, qu'elle fut obligee de couper pour le retirer, tant le pied etait enfle. "Qu'allez-vous faire pour le soulager, madame Anfry, en attendant mon medecin? demanda le comte avec anxiete. --Je ne suis pas embarrassee du traitement, monsieur le comte, et je ne veux pas de votre medecin. Dans trois jours il n'y paraitra pas. LE COMTE Quel remede allez-vous donc employer? Prenez garde d'augmenter son mal en voulant le guerir sans medecin. MADAME ANFRY Pas de danger, Monsieur le comte; je vais lui faire le remede Valdajou; c'est bien simple et bien connu pour les entorses. LE COMTE Avez-vous ce qu'il vous faut? Je vous enverrai ce dont vous aurez besoin. MADAME ANFRY Merci, Monsieur le comte; j'ai sous la main tout ce qui m'est necessaire. Je prends du son, que je mets dans une casserole, j'y verse, pour en faire un cataplasme, de..., de..., un liquide que je n'ose nommer monsieur le comte; je mets au feu, et quand c'est chaud, j'y fais fondre une chandelle en la tenant par la meche; voila tout. --C'est facile, en effet, repondit le comte en riant. Dieu veuille que mon pauvre Blaise s'en trouve soulage, car il souffre beaucoup! BLAISE Moins depuis que je suis couche, Monsieur le comte; ce ne sera rien; ne vous en tourmentez pas. LE COMTE Je reviendrai savoir de tes nouvelles, mon ami, et je vais faire part de ton accident a Helene et a Jules, qui en seront bien faches. BLAISE Merci, mon bon Monsieur le comte; je ne leur fais rien dire, mais vous savez que je pense bien souvent a eux. Jamais l'obeissance ne m'a ete si penible, ajouta-t-il avec un soupir. LE COMTE Elle n'en est que plus meritoire, mon ami; tu en auras certainement la recompense." Le comte partit, apres lui avoir serre la main. Quand il se fut eloigne, Blaise appela sa mere. "Maman, je souffre cruellement; devant M. le comte, j'ai cherche a dissimuler ma souffrance pour ne pas l'inquieter; mais je crains d'avoir plus qu'une entorse: il me semble que j'ai le pied demis. MADAME ANFRY Demis! Seigneur Dieu! Je vais vite appeler ton pere pour qu'il aille chercher le medecin: Pourquoi ne l'as-tu pas dit a M. le comte? Il aurait envoye un cabriolet pour chercher le medecin; nous l'aurions deja. BLAISE Je n'ai pas voulu l'effrayer; il est bon et il m'aime bien; il se serait tourmente, et il aurait attriste M. Jules et Mlle Helene. MADAME ANFRY Tu penses toujours aux autres et jamais a toi; c'est trop, mon Blaisot, trop, cela. Anfry, Anfry, continua-t-elle en allant dans le jardin, va vite chercher le medecin pour notre garcon; il croit avoir le pied demis; il n'a pas voulu le dire a M. le comte, pour ne pas le chagriner, et il souffre l'impossible." Anfry jeta sa beche, courut a Blaise, examina son pied et sortit precipitamment pour aller chez le medecin. Il le trouva heureusement chez lui et l'emmena voir son fils. Quand M. Taillefort vit le pied de Blaise, il reconnut, malgre l'enflure, qu'il y avait, en effet, plus qu'une entorse; le pied etait demis; il fallait le remettre. "L'operation sera tres douloureuse, mon pauvre garcon, dit-il a Blaise, mais ce sera vite fait; prenez courage et laissez-moi faire: ce ne sera pas long. --Le courage ne me manquera pas avec l'aide du bon Dieu, monsieur; vous pouvez commencer quand vous voudrez." Blaise fit un grand signe de croix et attendit en fermant les yeux. Anfry etait pale comme un mort; il eut a peine la force d'executer l'ordre du medecin, de tenir fortement la jambe de Blaise pendant qu'on tirait le pied pour le mettre en place. Blaise ne poussa pas un cri; un gemissement lui echappa au moment de la plus vive douleur. "C'est fait, dit M. Taillefort; le pied est bien remis. Vous avez eu un fier courage, mon ami, ajouta-t-il en enveloppant la cheville d'un cataplasme. Il n'y en a pas beaucoup qui supportent une pareille operation sans crier, et vous pouvez vous... Ah! mon Dieu! il s'est evanoui! Monsieur Anfry, du vinaigre, s'il vous plait, pour bassiner les tempes et le front." Anfry voulut aller au buffet, mais la force lui manqua; il retomba sur une chaise; l'emotion avait ete trop vive. "Tiens! vous ne valez guere mieux que votre garcon, reprit M. Taillefort. Ou trouverai-je du vinaigre? Je vous en arroserai en passant." Anfry montra du doigt le buffet. M. Taillefort l'ouvrit et en tira une bouteille. "Ou est donc Mme Anfry? Serait-elle aussi par terre dans quelque coin? J'ai besoin d'une serviette pour envelopper le pied. --Me voici, Monsieur, repondit Mme Anfry, qui s'etait refugiee dans un cabinet pour ne pas etre temoin des souffrances de son fils. Elle en sortit pale et le visage baigne de larmes. --Une serviette, s'il vous plait, ou un mouchoir pour maintenir le cataplasme; pendant que je banderai le pied, vous lui bassinerez le front et les tempes avec du vinaigre." Mme Anfry donna la serviette que demandait M. Taillefort, et frotta de vinaigre le visage decolore de Blaise. Il ne tarda pas a reprendre connaissance. Il poussa un soupir, ouvrit les yeux et regarda autour de lui pour rappeler ses souvenirs. "La! c'est fait et parfait, dit le medecin; du repos, du calme, peu de nourriture, et ce sera l'affaire de huit jours. --Huit jours! s'ecria Blaise effraye. Huit jours sans marcher! Et ma retraite de premiere communion qui commence dans huit jours! --Eh bien! eh bien! ce qui commence n'est pas fini. Dans huit jours vous pourrez essayer de vous trainer jusqu'a l'eglise. Et dans quinze jours vous marcherez comme un autre. Du calme, du calme, mon garcon: sans quoi la fievre s'en melera." Et M. Taillefort salua et s'en alla. Le pauvre Blaise etait retombe sur son oreiller et repetait tout pas: "Mon Dieu! que votre volonte soit faite et non la mienne!" Cinq minutes apres, il avait repris son calme et sa gaiete. "Ne vous affligez pas, maman, dit-il a sa mere qui pleurait; je souffre bien moins qu'avant l'operation; et, comme dit M. Taillefort, dans huit jours je serai sur pied. --Dans huit jours! Je dis que tu seras sur pied dans quatre jours, n'en deplaise a ce monsieur; je vais t'enlever cette salete de cataplasme qu'il t'as mis la, et je le remplacerai par le cataplasme Valdajou. Ce ne sera pas le premier pied qu'il aura gueri, je t'en reponds. --Es-tu sur que ce ne sera pas mauvais pour ce qu'il a? dit Anfry avec inquietude. --Mauvais, le cataplasme Valdajou? On voit bien que tu ne le connais pas, mon ami; tu y auras plus de confiance quand il aura gueri notre garcon." Et Mme Anfry se mit en devoir de preparer le cataplasme de son, de chandelle et... Nous laissons deviner ce que Mme Anfry n'a pas voulu nommer. Blaise s'endormit des que sa mere lui eut applique son remede Valdajou, et il dormit si bien qu'il n'entendit pas le comte qui vint apres le diner savoir des nouvelles du malade. "Ah! il dort! dit-il a mi-voix en jetant un regard sur le lit ou dormait Blaise. Tant mieux! il ne sent pas son mal en dormant... Pauvre enfant! ajouta-t-il apres l'avoir regarde attentivement; comme il est pale! MADAME ANFRY Il y a de quoi, Monsieur le comte. Quand vous avez ete parti, il nous a avoue qu'il souffrait horriblement, et il a demande le medecin pour lui remettre le pied. LE COMTE, _avec inquietude_ Un medecin! Lui remettre le pied! Mais il avait refuse le medecin, et il m'avait dit qu'il souffrait moins. MADAME ANFRY C'est pour ne pas vous tourmenter, Monsieur le comte, qu'il vous a cache sa souffrance. Son pied etait bien reellement demis. M. Taillefort le lui a remis. Notre pauvre garcon n'a pas meme sourcille pendant l'operation; seulement il a perdu connaissance apres. C'est pourquoi il est si pale. LE COMTE, _d'une voix emue_ Pauvre Blaise! Quel oubli de lui-meme, et quel courage! Il le puise dans sa grande confiance et dans sa parfaite soumission a toutes les volontes du bon Dieu... Quel bel exemple nous donne cet enfant!" Le comte resta quelques minutes silencieux pres du lit de Blaise. Avant de le quitter, il effleura de ses levres son front pale, benit l'enfant dans son sommeil, et recommanda a Anfry de lui faire savoir, au reveil de Blaise, comment il se trouvait. XX L'EPREUVE Le comte entra au salon, ou il trouva la comtesse et les enfants; il leur raconta l'accident du pauvre Blaise, ses souffrances et son courage pour dissimuler son mal et pour subir l'operation. Helene et Jules se desolaient et ne pouvaient s'empecher d'exprimer le vif desir de le soigner et de le distraire pendant sa reclusion, et leur amer chagrin de ne pouvoir satisfaire a ce voeu de leur coeur. La comtesse n'avait rien dit; la tete baissee sur son ouvrage, elle avait semble impassible au recit de son mari et aux lamentations de ses enfants. "Helene, dit-elle en relevant la tete, prends du papier, une plume et de l'encre pour ecrire une lettre sous ma dictee." Quoique Helene ne fut guere en train de faire la correspondance de sa mere, elle obeit sans hesiter. HELENE Je suis prete, maman. LA COMTESSE, _dictant_ "Mon cher Blaise..." Helene releve la tete vivement, Jules saute de dessus sa chaise, le comte regarde sa femme avec surprise. LA COMTESSE As-tu ecrit: "Mon cher Blaise"? HELENE Non, maman; j'ai ete surprise... LA COMTESSE, _avec calme_ Ecris et n'interromps pas, si tu peux. "Mon cher Blaise, papa nous a raconte ton accident et ton courage; Jules et moi, nous sommes si tristes de te savoir souffrant, que nous ne resistons plus au desir de te voir..." Helene quitte encore sa plume et regarde sa mere d'un air ebahi; Jules reste debout, l'oeil fixe, l'oreille tendue; le comte, extremement surpris et non moins intrigue, ne quitte pas sa femme des yeux. LA COMTESSE Continue, Helene: "... que nous ne resistons plus au desir de te voir, et que demain..." Deux cris de joie s'echappent des levres de Jules et d'Helene; le comte se leve. LA COMTESSE, _toujours avec calme_ "...que demain nous irons chez toi avant neuf heures, pour que maman ne le sache pas. Si tu veux, nous pourrons y retourner tous les jours, matin et soir, en mettant papa dans notre confidence. Nous t'embrassons bien tendrement, mon bon Blaise; nous t'apporterons demain des livres, des couleurs, des images a peindre, et tout ce qui pourra t'amuser." La plume tomba des mains d'Helene stupefaite; le comte s'approcha de la comtesse, lui prit la main et lui dit avec emotion: "Julie, votre intention est bonne, je n'en doute pas, je vous en remercie; mais vous proposez aux enfants une action deloyale, et vous leur faites jouer pres du pauvre Blaise le role du demon tentateur. LA COMTESSE Je le sais bien, mon ami; aussi n'est-ce pas serieux. Je compte bien que les enfants ne feront pas la visite dont je parle. LE COMTE, _d'un air de reproche_ Alors pourquoi leur donner, ainsi qu'a Blaise, le creve-coeur de la proposer? C'est un jeu cruel, Julie. LA COMTESSE Ce n'est pas un jeu, c'est une epreuve. Je veux voir si Blaise est reellement ce que vous pensez: s'il a le courage de refuser la visite des enfants, je serai bien ebranlee dans mon opinion; s'il accepte, j'aurai eu raison. LE COMTE Non, ce ne serait qu'une faiblesse bien naturelle dans un enfant aimant et affaibli par la souffrance. Mais je connais assez ce loyal et noble caractere pour esperer qu'il sortira victorieux du piege que vous lui tendez. LA COMTESSE Nous verrons bien. Signe la lettre, Helene. HELENE Oh! maman! de grace, ce pauvre Blaise! il nous aime tant! s'il allait dire oui. JULES Il dira non, j'en suis certain: je l'ai vu dans bien des epreuves que lui amenait ma mechancete, il a toujours agi noblement et bien. LA COMTESSE Alors signe, Helene... Signe donc, repeta-t-elle d'un ton d'impatience, voyant l'hesitation d'Helene. Demain matin, de bonne heure, je lui ferai parvenir cette lettre, et je vous prie instamment, dit-elle en s'adressant a son mari, de ne pas contrarier mon epreuve, qui est dans l'interet de Blaise; puisque vous etes tous si surs de lui. --Faites, dit le comte avec froideur et tristesse; mais je repete que votre jeu est cruel, et que le moment est mal choisi pour tourmenter ce pauvre enfant." La comtesse prit la lettre des mains d'Helene, la cacheta et ordonna a sa fille de la remettre a un domestique, avec recommandation de la porter a Blaise le lendemain de bonne heure. Helene executa l'ordre de sa mere et reprit tristement son ouvrage; Jules dessina sans dire mot; le comte resta pensif et silencieux. Ne voyant pas venir Anfry, il envoya savoir des nouvelles de Blaise; on lui dit qu'Anfry avait toujours attendu le reveil de son fils, qui dormait encore paisiblement. La soiree etait avancee; peu de temps apres le comte avertit les enfants que l'heure du repos etait arrivee; il se retira avec eux, laissant sa femme a ses reflexions. Le lendemain, de bonne heure, comme le comte achevait sa toilette et se disposait a aller savoir des nouvelles du pauvre Blaise, un domestique lui remit un paquet; il l'ouvrit et vit qu'il contenait la lettre que la comtesse avait fait ecrire la veille par Helene; une autre feuille etait de l'ecriture de Blaise; il lut ce qui suit: "Cher Monsieur le comte, "Je recois a l'instant la lettre que je me permets de vous envoyer ci-joint; je suis reconnaissant de l'amitie que me temoignent Mlle Helene et M. Jules, mais je vous supplie instamment, mon cher, bien cher Monsieur le comte, d'empecher la visite qu'ils veulent me faire en cachette de Mme la comtesse. Je ne peux pas les fuir, puisque je suis retenu dans mon lit par l'accident que le bon Dieu m'a envoye. Et comment aurais-je la force de ne pas leur parler, de ne pas les remercier d'une affection dont je suis si profondement touche, et que je partage si vivement? Comment ferais-je pour ne pas manquer a ma parole, pour ne pas enfreindre la defense de Mme la comtesse? Mon bon Monsieur le comte, venez a mon secours; en cela comme en tout, soyez mon guide, mon protecteur, mon bon maitre. Ne les laissez pas croire a de l'ingratitude de ma part; non, non, mon coeur est plein de tendresse et de reconnaissance pour eux, pour vous; mais voyez, cher Monsieur le comte, puis-je honnetement, loyalement recevoir leur visite, connaissant la defense de Mme la comtesse? C'est pour moi une grande tristesse, un terrible effort de les repousser quand ils me demandent; j'en suis malheureux, et mes larmes, que je ne puis retenir, coulent sur mon papier. Cher Monsieur le comte, venez me donner du courage, venez me tendre votre main cherie pour que je la couvre de baisers et que je la serre contre mon coeur, ce coeur qui bat pour vous et les votres d'un amour si profond, si devoue et si respectueux. "Votre tout devoue et tres humble serviteur, "BLAISE ANFRY." "P.-S.--Je n'ai parle de la lettre ni a papa ni a maman, parce qu'ils pourraient desapprouver Mlle Helene de l'avoir ecrite, et j'aurais du chagrin de l'entendre blamer." Le coeur du comte battit avec violence a la lecture de cette lettre; l'admiration, la tendresse se melaient a l'irritation que lui causait l'epreuve cruelle que la comtesse avait infligee au pauvre Blaise: les larmes de cet enfant lui retombaient sur le coeur, il souffrait pour lui et avec lui. Quoiqu'il fut presse d'aller le consoler et le rassurer, il voulut, avant de sortir, faire lire a Helene et a Jules la noble et belle reponse de leur ami. "J'en etais sur! s'ecria Jules triomphant. Ne doutez jamais de Blaise, papa, et ne craignez pour lui aucune epreuve; il en sortira toujours avec honneur et gloire. --Excellent Blaise, dit Helene, quel chagrin de ne pas le voir! --Esperons que votre maman finira par etre touchee de tant de vertu et de qualites attachantes, dit le comte. Qui sait quel effet pourra produire la premiere communion de Jules!" En sortant de chez ses enfants, le comte alla chez sa femme. "Tenez, dit-il en lui tendant la lettre de Blaise, voyez quels sont les sentiments de cet admirable enfant." La comtesse prit la lettre, la lut, puis la relut: le comte l'examinait pendant cette lecture et vit avec bonheur une emotion sensible animer le visage de la comtesse, puis une larme couler le long de sa joue et venir se meler aux traces des larmes du pauvre Blaise. Le comte se pencha vers elle et posa ses levres sur l'oeil qui avait laisse echapper cette larme. "Pauvre garcon! dit la comtesse en se laissant aller a son emotion; pauvre garcon! Comme j'ai ete injuste envers lui! LE COMTE Vous avez fait comme moi, ma chere Julie; nous avons tous ete mechants pour lui a l'exception d'Helene, qui a toujours pris sa defense et qui a su demeler la verite au milieu de toutes les calomnies qui l'ont dechire. A notre tour, maintenant, de reparer le mal que vous avez fait. LA COMTESSE Comment faire, mon ami? Comment revenir sur ce que j'ai tant dit et redit? LE COMTE Il est toujours facile de reconnaitre un tort ou une erreur, Julie. Il n'y a de difficile que le premier moment. LA COMTESSE Laissez-moi quelques jours encore, mon ami; donnez-moi le temps de reflechir, de me decider. LE COMTE Prenez tout le temps que vous voudrez, chere amie, mais n'oubliez pas que vous avez plante des epines dans le coeur de Blaise et dans ceux de vos enfants, et que vous seule pouvez arracher et guerir les plaies que vous avez faites. LA COMTESSE C'est vrai, c'est vrai. Que faire, mon Dieu, que faire? LE COMTE Priez, ma bonne Julie, priez ce Dieu de misericorde que vous venez d'invoquer involontairement, de vous bien inspirer, de vous diriger dans votre retour de justice; il ne vous fera pas defaut. --C'est que..., c'est que... je ne sais pas prier, s'ecria la comtesse en se jetant au cou de son mari. LE COMTE Pauvre Julie! c'est tout comme moi, mon amie; moi aussi je ne savais pas prier quand Jules a ete si malade; Blaise a ete mon maitre; par lui j'ai tout vu, tout compris; par lui j'ai appris ce qu'est le vrai bonheur en ce monde, la douceur qu'on peut tirer des peines, la consolation que donne la priere. Julie, chere Julie, je serai a mon tour votre maitre, si vous le voulez. LA COMTESSE Oui, oui, mon maitre, et toujours mon ami. Je sens mon coeur tout change, amolli; je commence a comprendre et a aimer votre changement, celui de Jules, a respecter les vertus d'Helene, et a admirer celles du pauvre Blaise. Comment va-t-il aujourd'hui? L'avez-vous vu? LE COMTE J'y allais quand j'ai recu sa lettre, que je tenais a vous faire lire. LA COMTESSE Merci, mon ami, merci. Dites a ce pauvre garcon que je...; non, non, ne dites rien; je lui dirai moi-meme; mais pas encore, pas encore... Je veux seulement lui envoyer les enfants; prevenez-le que, vu son accident, je leve la defense et que je lui laisse voir mes enfants. Envoyez-les-moi, mon ami; ne leur dites rien; permettez que je le leur dise moi-meme." Le comte ne repondit qu'en serrant sa femme contre son coeur et en l'embrassant a plusieurs reprises avec tendresse; il alla sans perdre de temps chercher les enfants, qui causaient de leur chagrin de ne pas voir leur cher Blaise. --Votre maman vous demande, mes amis; allez vite, vite, mes chers enfants. JULES Comme vous avez l'air heureux, papa! y a-t-il quelque chose de nouveau, de bon? LE COMTE Vous verrez. Allez dire bonjour a votre maman. HELENE Oh! papa, nous avons le temps; maman n'aime pas que nous entrions chez elle trop tot. LE COMTE, _riant_ Sont-ils entetes, ces nigauds-la! Puisque je vous dis d'y aller vite, vite; c'est que... JULES C'est que quoi, papa? --C'est que..., c'est que je vous aime de tout mon coeur, et que je benis le bon Dieu du fond de mon coeur, et que nous devons tous remercier le bon Dieu de tout notre coeur!" s'ecria le comte en serrant ses enfants dans ses bras et les embrassant avec un redoublement de tendresse. Le comte s'echappa en riant et laissa les enfants surpris de cette explosion si joyeuse, qui ne lui etait plus habituelle depuis le retour de la comtesse. "Allons chez maman, dit Helene; peut-etre nous expliquera-t-elle l'air radieux de papa. JULES N'y restons pas trop longtemps; je ne sais jamais de quoi parler devant maman: j'ai toujours peur d'etre gronde. HELENE C'est qu'elle ne pense pas comme nous et comme papa. Si elle pouvait se trouver changee comme papa et toi, nous serions si heureux! JULES Oui, mais il faudrait pour cela qu'elle vit souvent Blaise, qu'elle ecoutat Blaise, qu'elle aimat Blaise! Malheureusement elle le deteste." Tout en causant, ils etaient arrives a la porte de leur maman. A leur grande surprise, au lieu de les attendre, elle alla au-devant d'eux et les embrassa a plusieurs reprises avec vivacite. "Helene et Jules, mes chers enfants, leur dit-elle d'une voie emue, votre papa m'a fait lire la lettre du pauvre Blaise..." A cette epithete de _pauvre_ Blaise, Helene et Jules ecouterent avec anxiete. LA COMTESSE, _continuant_ J'en ai ete tres touchee; j'ai reconnu que j'avais eu de lui une fausse opinion, et non seulement je vous permets, mais je vous engage a aller le voir... --Voir Blaise! Aller chez Blaise! s'ecrierent les enfants avec transport. --Oui, mes enfants: voir Blaise, allez chez lui..., le plus que vous pourrez. Vous lui direz que c'est moi qui vous envoie; vous lui expliquerez que c'est sa reponse a la lettre que j'ai fait ecrire par Helene qui a amene ce changement, et que je verrai avec plaisir votre intimite avec lui. --Merci, merci, maman! s'ecrierent encore Helene et Jules en se jetant a son cou et en l'embrassant avec effusion. Merci du bonheur que vous nous donnez a nous et a notre pauvre Blaise! --Pauvres enfants! vous me faisiez pitie depuis quelque temps deja. Plusieurs, fois j'ai ete sur le point de lever ma defense, mais je n'etais pas encore bien convaincue, et je voulais attendre. Allez, courez, pauvres enfants; allez porter la joie dans le coeur de votre cher malade." Les enfants embrasserent encore la comtesse et coururent chez Anfry. Jules entra le premier, se precipita dans la chambre en criant: "Blaise, mon cher Blaise, nous voici, Helene et moi." Le comte etait pres du lit de Blaise, auquel il n'avait encore rien dit, lui trouvant un peu de fievre, et craignant qu'une emotion nouvelle ne redoublat son agitation. Aux premiers mots de Jules, Blaise saisit les mains du comte, et d'un accent de detresse, il lui dit: "Monsieur le comte, cher Monsieur le comte, secourez-moi, sauvez-moi! LE COMTE Rassure-toi, mon enfant: c'est ma femme qui, apres la lecture de ta lettre, t'envoie elle-meme ses enfants. BLAISE Est-il possible!... Quel bonheur!... Mon Dieu, quel bonheur!... Mon Dieu, je vous remercie!" Helene avait rejoint Jules, qui ne se lassait pas d'embrasser Blaise; tous deux lui raconterent, lui expliquerent le changement survenu dans le sentiment de la comtesse. Blaise etait aussi heureux que le comte et ses enfants. Le bonheur l'empechait de sentir la douleur de son pied et l'agitation de la fievre. Le comte dut user d'autorite pour emmener Helene et Jules; il craignit que la fievre n'augmentat par l'emotion que lui donnait la presence de ses amis; il promit a Blaise de les ramener dans l'apres-midi, et lui recommanda, en le quittant, de rester bien tranquille. En effet, Blaise, radieux, n'oublia pas de remercier longuement le bon Dieu du bonheur qu'il lui envoyait, et, tout en priant, il s'endormit. Son sommeil dura deux heures; a son reveil, la fievre avait disparu; le cataplasme Valdajou avait enleve presque entierement la douleur de son pied: il se livra donc sans reserve a la joie qui inondait son coeur. Peu de temps apres son reveil, un domestique vint apporter a Blaise la lettre suivante, en demandant la reponse: "Ton dernier ennemi est vaincu, mon cher Blaise: la noblesse de tes procedes, la vertu que tu as deployee dans les evenements recents, que j'ai provoques et que je regrette, ont entierement change l'opinion que je m'etais formee de toi. Au lieu de te qualifier d'intrigant, de mechant, de voleur et de menteur, je te vois tel que tu es, pieux, bon, patient, genereux, desinteresse et devoue. Tu as deja recu les excuses de mon mari et de mon fils; recois encore les miennes, et pardonne-moi la peine que je t'ai causee et que je me reproche vivement. Ecris-moi si ma visite te ferait plaisir; je serais peinee d'ajouter une contrariete a toutes celles que je t'ai causees. Je t'embrasse, mon pauvre enfant, et je te benis des soins que tu as donnes a Jules pendant sa maladie, soins que j'ai eu l'aveuglement de croire interesses. Prie Dieu pour moi afin qu'il me rende semblable a mon mari, a mes enfants et a toi-meme. "Comtesse DE TRENILLY." Blaise, attendri du contenu de cette lettre, qui avait du beaucoup couter a l'orgueil de la comtesse, porta ses levres sur la signature, demanda a son pere une plume et du papier, et fit la reponse suivante: "Madame la comtesse, "Votre bonte m'a comble de joie; tous mes voeux sont accomplis. Je souffrais de la mauvaise opinion que j'avais probablement provoquee sans le vouloir et sans le savoir; je suis heureux, bien heureux des bonnes, excellentes paroles que vous voulez bien m'adresser. Si vous daignez m'honorer d'une visite, j'en serai aussi reconnaissant que joyeux; je vous unis deja dans mon coeur a mon cher M. le comte. a Mlle Helene et a M. Jules. Je vous remercie, Madame la comtesse, d'avoir bien voulu donner a vos enfants la permission de venir me voir; la joie que j'en ai ressentie a fait passer ma fievre et m'empeche de sentir le mal de mon pied. C'est le premier effet de votre bonte, Madame la comtesse. "Veuillez croire a la sincere reconnaissance et au profond respect de votre tres humble et obeissant serviteur, "BLAISE ANFRY." Le domestique prit la lettre de Blaise et s'empressa de la porter a la comtesse, qui etait dans le salon avec son mari et ses enfants, tous attendant avec impatience la reponse, qu'ils n'avaient pas de peine a deviner. JULES Nous irons le voir tout de suite, n'est-ce pas, maman? --Oui, s'il accepte ma visite, mon cher enfant; mais il est possible qu'il me demande d'attendre son retablissement. HELENE Et pourquoi, maman? Pourquoi reculerait-il la joie que vous voulez lui procurer? LA COMTESSE La joie! la joie! tu oublies donc, ma bonne Helene, le chagrin que je lui ai fait, et tous mes dedains, et les humiliations que je lui ai fait subir. LE COMTE Il a tout pardonne, tout oublie, j'en suis certain. "C'est une si belle nature, si genereuse, si sincerement chretienne! JULES Voici la reponse, maman, voici Joseph qui l'apporte." La comtesse alla au-devant du domestique qui entrait et, prenant la lettre, l'ouvrit precipitamment. Apres l'avoir lue, elle la presenta a son mari. "Genereux enfant! dit-elle; si simple dans sa grandeur, si modeste, si humble dans son triomphe. Il semble qu'il recoive un bienfait, et que la reconnaissance doive venir de lui. --Belle et noble ame, en verite, dit le comte en passant la lettre aux enfants. Toujours le meme, jamais de rancune; le coeur toujours plein de charite et de tendresse... Quel beau modele a suivre! --Partons bien vite, dit la comtesse en mettant son chapeau: j'ai hate d'embrasser ce pauvre garcon et de lui entendre dire qu'il ne m'en veut pas." Le comte donna le bras a sa femme, apres l'avoir tendrement embrassee, et tous se dirigerent vers la demeure de Blaise, ou ils ne tarderent pas a arriver. "Nous voici au grand complet, mon cher enfant", dit le comte d'un air joyeux en entrant. Blaise se retourna vivement, son visage devint radieux, et il rougit en voyant la comtesse s'approcher de lui et l'embrasser a plusieurs reprises. "Je viens te faire mes excuses de vive voix, pauvre enfant calomnie et outrage; je n'avais pas assez de vertu pour comprendre la tienne, ni assez de sagesse pour deviner le mobile de tes actions. --Oh! Madame la comtesse! de grace! ne dites pas cela! Non, non, je vous en prie, ne le repetez pas, dit Blaise, voyant que la comtesse s'appretait a parler. Je pourrais avoir le malheur de prendre au serieux ce que vous dictent votre trop grande indulgence et votre bonte. Et que deviendrait ma premiere communion sans esprit d'humilite? Je vous remercie mille fois, Madame la comtesse, vous etes bonne! vous m'avez rendu si heureux! LA COMTESSE Je voudrais bien, mon pauvre enfant, n'avoir jamais que du bonheur a te donner. Comme je te l'ai ecrit, prie Dieu pour que mes yeux s'ouvrent tout a fait a ce qui est bon et chretien. --Tu as meilleure mine que ce matin, mon ami, dit le comte d'un air affectueux; c'est le bonheur qui te fait oublier tes maux. --Je ne souffre plus, cher Monsieur le comte; je n'ai plus rien a oublier. Mme la comtesse vient de fermer ma derniere plaie. --Et j'espere ne pas la rouvrir, mon enfant, dit la comtesse en souriant. --Dis-nous donc quelque chose, s'ecria Jules en saisissant la tete de Blaise et la tournant de son cote; tu n'en as que pour papa et pour maman, et nous sommes la comme les dindons egares qui cherchent un regard, un sourire, et qui ne les trouvent pas. --Pardon, Monsieur Jules; pardon, Mademoiselle Helene; j'etais occupe avec M. le comte et Mme la comtesse, dit Blaise en souriant; vous savez que le general passe avant les officiers. HELENE, _riant_ Et ou sont les soldats? BLAISE C'est moi qui suis le soldat, pret a executer vos commandements. LE COMTE Nous sommes tous les soldats du bon Dieu et notre drapeau est la croix. BLAISE Glorieux drapeau qu'il ne faut jamais deserter et qui a bien ses douceurs, n'est-ce pas, Mademoiselle Helene?" Helene ne repondit que par un signe de tete et un sourire; elle ne voulut pas dire devant sa mere qu'elle avait souffert de sa froideur, de sa severite passee; mais la comtesse la devina, et, l'attirant a elle, l'embrassa et lui dit: "Je tacherai a l'avenir de t'epargner les croix, ma pauvre enfant. Mais a quand la premiere communion? M. le cure a-t-il fixe le jour? JULES Ce sera de dimanche en huit, maman; il est temps de s'occuper des habits que papa a promis a Blaise. LE COMTE Ils sont deja commandes d'apres les indications de Blaise; les tiens aussi, Jules. JULES Qu'est-ce que tu as demande pour toi, Blaise? BLAISE Des choses superbes, pour faire honneur a M. le comte: une redingote en bon drap noir, un pantalon et un gilet blancs; des souliers bien solides et une cravate blanche. JULES Pourquoi pas un habit au lieu d'une redingote? BLAISE Parce qu'une redingote est plus utile, et qu'un habit me mettrait au-dessus des gens de ma classe, monsieur Jules. HELENE Quel livre as-tu pour la retraite et pour le jour de la premiere communion? BLAISE Je n'en ai pas; j'ai un chapelet que m'a donne M. le cure, et qui est beni par le pape, m'a-t-il dit. HELENE Maman, permettez-moi de lui donner une _Imitation de Notre-Seigneur_. C'est un si beau et si bon livre! LA COMTESSE Donne-lui tout ce que tu voudras, ma fille; je serai ton tresorier; tu puiseras dans ma caisse. LE COMTE Nous lui formerons une bonne et pieuse bibliotheque, qui lui fera passer le temps dans les longues soirees d'hiver. BLAISE Que vous etes bon, Monsieur le comte! C'est tout ce que je desirais. J'aime tant a lire! M. le cure me prete quelques livres, mais il n'en a guere qui soient a ma portee. LE COMTE Pourquoi ne le disais-tu pas? Tu sais que je me serais fait un vrai plaisir de satisfaire ce gout si sage et si utile. BLAISE Vous avez deja ete si bon pour moi, mon cher Monsieur le comte, que j'aurais craint d'abuser de votre trop grande indulgence a mes desirs. LE COMTE Tu auras tes livres pour ta premiere communion, mon pauvre garcon. Je suis content d'avoir si bien trouve." Le comte et la comtesse resterent quelque temps encore pres de Blaise; ils se retirerent en lui promettant de revenir le lendemain. Helene et Jules obtinrent sans peine de rester pres de leur cher malade. Helene lui proposa de faire une lecture interessante, ce qu'il accepta avec reconnaissance. Quand il resta seul, il remercia le bon Dieu du fond de son coeur du bonheur qu'il lui avait envoye dans cette journee. Il causa longuement avec son pere et sa mere, dina avec appetit et passa une nuit tranquille. Le lendemain, ne sentant plus aucune douleur a son pied, il demanda a se lever; sa mere enleva le cataplasme et vit avec plaisir que l'enflure etait disparue; elle lui banda le pied avant de le lui laisser poser a terre. Quand Blaise fut leve, il essaya de s'appuyer sur le pied malade, la douleur fut si legere, qu'il voulut faire quelques pas, appuye sur le bras de son pere. Cet essai lui ayant reussi, il demanda a rester leve; et a partir de ce jour la guerison marcha rapidement. Quand le jour de la retraite arriva, il put aller a l'eglise avec les autres enfants de la premiere communion, et la suivre jusqu'a la fin. Pendant la retraite, Jules le quittait seulement pour prendre ses repas. Aides du comte et d'Helene, ils avaient arrange dans la chambre de Jules une petite chapelle ornee d'images, de flambeaux, d'un crucifix, d'une statue de la sainte Vierge. Trois fois par jour ils faisaient devant cet autel une lecture pieuse et des prieres qu'improvisait Blaise et qui touchaient profondement le coeur du comte et d'Helene, qui avaient demande d'y assister. La veille de la retraite, les habits de Jules et de Blaise avaient ete apportes, de sorte qu'il n'y avait plus qu'a preparer leurs coeurs a recevoir avec humilite et amour le corps de leur divin Sauveur. XXI LE GRAND JOUR Le soleil brillait de tout son eclat, les cloches du village etaient en branle depuis le matin; le village lui-meme semblait etre une fourmiliere en pleine activite; on allait, on courait dans les rues; on voyait passer des femmes, des enfants portant des cierges, des bonnets, des rubans; on allait chercher la voisine pour aider a tout; d'une maison a l'autre on se pretait secours pour la toilette et pour le repas qui devait suivre la sainte ceremonie. Le chateau etait calme; le comte n'avait voulu aucun deploiement de luxe; tous devaient aller a pied a l'eglise. Jules avait demande a se placer pres de Blaise; Helene devait rester pres de son pere et de sa mere. Jules se tenait avec son pere dans sa chambre, en attendant Blaise, qui avait promis de venir les chercher; il fut exact au rendez-vous. A neuf heures precises il entra chez Jules, s'approcha du comte, et, se mettant a genoux devant lui et malgre lui, il lui dit: "Monsieur le comte, je viens vous demander votre benediction; je vous la demande comme une faveur, comme une preuve de l'amitie dont vous voulez bien m'honorer; en la recevant, je croirai recevoir celle d'un pere venere et cheri; benissez-moi, cher Monsieur le comte, benissez le pauvre Blaise, qui sera toujours le plus devoue, le plus respectueux de vos serviteurs, et qui priera tous les jours le bon Dieu pour votre bonheur eternel. --Cher enfant, dit le comte en le relevant et le serrant dans ses bras, recois la benediction d'un chretien que tu as ramene au bon Dieu, d'un pere dont tu as sauve le fils unique et bien-aime. Je te la donne du fond de mon coeur. Je fais le serment de t'aimer toujours d'une affection toute paternelle, de veiller a ton bien-etre, a ton bonheur. Jules, mon fils, viens embrasser ton frere, plus que jamais ton frere en Dieu, aujourd'hui que tu recevras a ses cotes le Seigneur, qui est notre pere a tous." Jules se precipita dans les bras de Blaise; ils se promirent une amitie fidele et un constant souvenir devant le bon Dieu. "Il est temps de partir, dit le comte; Jules, prends ton livre; et voici le tien, mon ami, ajouta-t-il en presentant a Blaise un beau _Paroissien_, relie en beau maroquin noir, dore sur tranches et avec un fermoir en or. --Il n'est pas a moi, Monsieur le comte; je n'ai pas de si beaux livres. Voici le mien, dit Blaise en tirant de sa poche une pauvre petite _Journee du chretien_ a moitie usee. --C'est moi qui te donne ce _Paroissien_, dit le comte; il fait partie de la collection que je t'ai promise et qu'on va t'apporter. --Oh! merci, Monsieur le comte, repondit Blaise rouge et les yeux brillants de bonheur. Merci; il me semble que je prierai mieux dans ce livre donne par vous; et surtout j'y prierai toujours pour vous et les votres. --Partons, mes chers enfants, dit le comte; mais, avant de partir, recevez une derniere benediction." Et le comte, mettant les mains sur leurs tetes, les benit tous deux; puis, les prenant ensemble dans ses bras, il leur donna a chacun un baiser sur le front, essuya de sa main une larme qu'il y avait laissee tomber, et tous trois, recueillis et silencieux, se mirent en route pour l'eglise. Elle se trouvait deja plus qu'a moitie pleine; la comtesse et Helene etaient dans leurs bancs, attendant le comte, qui devait les rejoindre apres avoir mene Jules et Blaise chez le cure, ou se reunissaient tous les enfants. Il vint en effet prendre sa place entre sa femme et sa fille. L'eglise ne tarda pas a se remplir, et on entendit le son lointain des cantiques que chantaient les enfants en marchant processionnellement. Ils entrerent deux a deux, le cure en tete; Jules et Blaise le suivaient immediatement. Apres le defile des dix-huit garcons et des vingt-deux filles, chacun prit la chaise qui lui etait assignee. M. le cure alla a la sacristie revetir des habits sacerdotaux; les chantres se couvrirent de leurs chapes, et le service divin commenca d'abord par la procession, que suivirent les enfants de la premiere communion; ensuite vint la premiere partie de la messe, puis l'instruction ou sermon, que M. le cure eut le bon esprit de ne pas prolonger au dela d'un quart d'heure; puis enfin la derniere partie de la messe, celle du sacrifice et de la communion. Jules et Blaise furent tres recueillis pendant toute la ceremonie. Au moment de quitter sa place pour approcher de la sainte table, Jules saisit vivement la main de Blaise et lui dit tout bas: "Une derniere fois, pardonne-moi, mon frere." Blaise repondit avec simplicite et douceur: "Je te pardonne, mon frere, et je te benis." Peu de minutes apres, ils avaient recu, tous deux appuyes l'un sur l'autre, le Dieu de misericorde et de paix, le Dieu consolateur. Leur attitude recueillie frappa tous les yeux, emut tous les coeurs. Il y eut dans l'eglise un mouvement general de surprise lorsque, apres la communion des enfants, on vit le comte, la comtesse et Helene quitter leurs places et s'approcher de la sainte table. "Le comte communie, disait-on tout bas. --La comtesse aussi. Et Mlle Helene aussi. --Comme ils ont l'air emu! --Le comte est tout change, dit-on. --La comtesse aussi; il parait que c'est le petit Anfry qui les a tous changes. --Le pays y gagnera; ils font beaucoup de bien depuis qu'ils sont amendes. --C'est le petit Anfry qui a demande au comte de garder la fermiere Francoise, qui devait partir. Ils ont un nouveau bail de six ans, et ils sont bien contents. --Chut, c'est fini; chacun reprend sa place." Quand la messe fut finie et que l'eglise fut a peu pres vide, il y resta encore cinq personnes, qui priaient avec ferveur et qui ne songeaient pas au temps qui s'ecoulait. Le cure, au moment de quitter l'eglise, vint s'agenouiller une derniere fois devant l'autel; il vit les deux enfants a genoux sur la dalle, les mains jointes, les yeux fermes, l'air si recueilli qu'il s'arreta pour les contempler. "Mes enfants, leur dit-il enfin, levez-vous; une plus longue priere a genoux sur la pierre pourrait vous fatiguer; conservez le bon Dieu dans votre coeur, et souvenez-vous que toute votre vie peut devenir une priere continuelle, en faisant toutes vos actions pour l'amour du bon Dieu." Jules et Blaise se releverent en silence et suivirent le cure, qui se dirigeait vers le comte et la comtesse. Aux premieres paroles de felicitation du cure, le comte releva son visage baigne de larmes, et, voyant l'inquietude qui se peignait sur le visage du bon pretre: "Les larmes que je repands, dit-il en se levant et marchant pres du cure, sont le trop-plein d'un coeur inonde de joie et de bonheur. C'est a Blaise que je les dois, et ma reconnaissance augmente a mesure que j'avance dans la voie ou il m'a fait entrer. LE CURE Blaise est un saint enfant, monsieur le comte; plus qu'aucun autre je suis a meme d'apprecier la grandeur de ses vertus et la beaute de ses sentiments. Je le dis tout bas, de peur qu'il ne m'entende et ne prenne de l'orgueil de mes paroles; mais en verite cet enfant a la sagesse, la vertu et l'onction d'un saint. LE COMTE C'est bien vrai. Dans le temps ou j'avais concu de lui une si mauvaise et si injuste opinion, j'ai eprouve la puissance de sa parole, de son accent, de son regard meme. Ma femme a ressenti la meme impression chaque fois qu'elle l'a entendu expliquer plutot que justifier sa conduite, et Jules a subi aussi la puissance de cette vertu." Tout en causant, ils etaient sortis de l'eglise. Helene suivait d'un peu loin avec Jules et Blaise; ils etaient silencieux, mais leurs visages rayonnaient de bonheur. Le cure prit conge du comte; ils se mirent tous en route pour rentrer chez eux. Les enfants marchaient en avant; le comte et la comtesse les contemplaient avec tendresse. "De quel bonheur j'ai manque me priver, mon ami, dit la comtesse en essuyant ses yeux encore humides. --Et quelle vie differente et heureuse nous allons mener; ma chere Julie! dit le comte en lui serrant les mains dans les siennes. Nous avions tous les elements du bonheur, et nous ne savions pas en user; nos coeurs dormaient en nous, et nous vegetions miserablement. LA COMTESSE, _avec gaiete_ Mais les voila bien eveilles, maintenant, mon ami; ne laissons pas revenir le sommeil. LE COMTE Je reponds du mien, avec l'aide de Dieu. Il sera a l'avenir tout au bon Dieu, a toi, Julie, et a nos enfants." En approchant de la maison d'Anfry, les enfants virent avec surprise un va-et-vient des domestiques du chateau. Blaise en fut touche. "C'est bien bon a eux, dit-il, de penser a feliciter mes parents pour ma premiere communion; je ne les croyais pas si attentifs." Arrives au seuil de la porte, ils virent avec surprise une table dressee dans la salle. Le couvert etait tres simple; c'etait la vaisselle d'Anfry qui couvrait la table; une nappe grossiere, des assiettes en faience, des verres communs, des pots au lieu de carafes, des couverts en fer etame, des salieres en faience bleue, des chaises de paille, quelques bouteilles de vieux vin faisaient tache dans cette demi-pauvrete. Il y avait sept couverts, et les domestiques couvraient la table des plats qu'ils apportaient du chateau. BLAISE Qu'est-ce donc que cela? Pourquoi y a-t-il sept couverts, et pourquoi sont-ce les domestiques de M. le comte qui apportent tous ces plats? LE COMTE, _souriant_ Parce que nous nous sommes invites a diner chez tes parents, mon cher enfant; nous avons pense, ta mere et moi, qu'un jour de premiere communion on doit avoir la force de supporter des contrarietes, et nous vous imposons celle de diner avec nous, chez toi, Blaise. --Quel bonheur! quel bonheur! s'ecrierent les trois enfants en perdant toute leur gravite et en sautant autour de la table. --Oh! monsieur le comte, dit Blaise, pour le coup je m'oublie, et je vous embrasse de toutes mes forces." Et, se jetant au cou du comte, Blaise l'embrassa plusieurs fois. Le comte etait heureux du succes de son invention. "Mettons-nous a table, dit-il; j'ai une faim de sauvage. --Et moi donc!" s'ecrierent tout d'une voix les trois enfants. Anfry et sa femme se tenaient a l'ecart, n'osant pas approcher de la table; la comtesse alla vers Anfry et, lui prenant le bras, lui dit en riant: "Anfry, je suis chez vous; c'est a vous a me donner le bras pour me mener a ma place, a votre droite." Anfry balbutia quelques mots d'excuses, de respect, mais la comtesse l'entraina a la place d'honneur et se mit a sa droite. Le comte riant de la bonne pensee de sa femme, fit comme elle et enleva Mme Anfry, qui s'etait collee contre le mur, fort embarrassee de sa personne. Il lui donna le bras, l'entraina vers la table, et, la placant en face d'Anfry, il se mit aussi a sa droite, Helene prit le bras de Blaise, qui se mit entre elle et Jules, et le repas commenca. Dans les premiers moments, le comte et la comtesse ne s'apercurent pas de l'embarras d'Anfry, qui essuyait son front inonde de sueur, et n'osait ni manger ni lever les yeux de dessus son assiette restee pleine. Mme Anfry avait pris son parti; la faim avait surmonte la timidite. Blaise s'apercut bien vite du trouble de son pere, et, se penchant vers Helene, il lui dit tout bas: "Mademoiselle Helene, mon pauvre papa a peur; il n'ose pas manger, et pourtant il a bien faim, j'en suis sur." Helene, levant les yeux, regarda Anfry et sourit de son air malheureux. Se penchant a son tour vers l'oreille de son pere, elle lui fit remarquer le malaise du pauvre Anfry, qui s'essuyait le visage avec un redoublement de timidite. "Eh bien, mon pauvre Anfry, c'est ainsi que vous faites honneur au repas de premiere communion de nos enfants! Allons, allons, pas de timidite, pas de fausse honte; nous sommes tous freres, aujourd'hui plus que jamais. Mangez votre potage, mon brave Anfry. Attendez, je vais vous donner du courage." Et le comte, se levant, prit une bouteille de madere, la deboucha lui-meme et en versa un verre a Anfry et a Mme Anfry; apres en avoir offert a sa femme et en avoir verse un peu a chacun des enfants, il emplit son verre, et, le portant a ses levres: "A la sante de Blaise et de Jules! s'ecria-t-il. --A la sante de M. le comte! s'ecria Anfry, se levant a son tour. --A la sante d'Anfry et de Mme Anfry! s'ecria Jules. --A la sante de M. le cure! dit Blaise en dernier. --Bien dit, mon garcon, dit le comte. Buvons a la sante du bon cure, auquel nous devons tous une grande reconnaissance. Allons, Anfry, vous voila plus a l'aise, maintenant; mettez-vous-y tout a fait, et continuons notre diner sagement et comme des gens qui conservent dans leur coeur le souvenir des premieres heures de la matinee." Le repas continua gai, mais calme; les enfants parlerent beaucoup de leurs impressions avant et apres la sainte communion. La comtesse et le comte les ecoutaient avec bonheur; il y avait dans les sentiments developpes par les enfants un saint et heureux avenir. Anfry et sa femme mangeaient sans parler; ils ecoutaient a peine, tant ils etaient impressionnes de l'excellence des mets et de la bonte des vins; ils mangeaient et reprenaient de tout; leur embarras etait entierement dissipe, ils se sentaient heureux et honores. Mme Anfry ruminait dans sa tete la position honorable qu'allait lui faire dans le pays ce repas donne par elle, chez elle, a ses maitres. Dans son extase interieure, elle se figurait avoir regale le comte et la comtesse, et pensait que l'honneur qui lui en revenait n'etait qu'un juste payement de la peine que lui avait donnee l'organisation du repas. Le diner fini, le comte et la comtesse allerent s'asseoir sur un banc devant la maison, apres avoir donne ordre a leurs gens de laisser aux Anfry tout ce qui restait des mets et des vins divers, ce qui redoubla la joie et la reconnaissance de Mme Anfry. Les enfants examinerent avec interet la bibliotheque que le comte avait donnee a Blaise, en tete de laquelle figure avec honneur un superbe volume de l'_Imitation de Jesus-Christ_, donne par Helene. Apres avoir lu le titre de tous les ouvrages, au nombre de cent, Jules dit a Blaise: "Mon cher Blaise, je ne t'ai pas encore fait mon petit present; le voici; accepte-le comme la preuve d'une amitie qui durera aussi longtemps que moi." En achevant ces mots, il lui passa au cou une jolie chaine d'or avec un petit crucifix et une medaille en or de la sainte Vierge. "C'est beni par un saint prelat qui est devenu subitement aveugle, et qui donne a tous l'exemple d'une resignation si calme et si douce, qu'on se sent touche rien qu'en le voyant. --Merci, mon cher monsieur Jules; si ce n'etait donne par vous et beni par un saint, je n'oserais porter ces belles choses; j'espere que le crucifix me fera souvenir de ce que je dois a mon Dieu, et l'image de la bonne Vierge me donnera le desir d'aimer mon divin Sauveur comme elle l'a aime en ce monde et comme elle l'aime dans l'eternite." Blaise baisa son crucifix, sa medaille, et, les cachant dans son sein, il dit a Jules: "Tous les jours, matin et soir, je prierai pour vous, devant cette croix et devant cette medaille." Le comte et la comtesse avaient rejoint les enfants: la comtesse, presentant a Blaise une petite boite, lui dit en le baisant au front: "Je ne puis etre la seule dont tu n'acceptes rien, mon cher enfant; voici un tres petit objet, mais qui te sera agreable et utile, je n'en doute pas." Blaise baisa les mains de la comtesse en recevant la petite boite qu'elle lui tendait; il l'ouvrit avec empressement et vit, avec une joie qu'il ne chercha pas a dissimuler, une belle montre en or avec sa chaine. Il poussa un cri joyeux et partit comme une fleche pour faire partager son bonheur a son pere et a sa mere. "Papa, maman, voyez ce que j'ai, ce que m'a donne Mme la comtesse." Anfry et sa femme manquerent de repeter le cri de Blaise a la vue de la montre et de la chaine. Ni l'un ni l'autre n'osaient les toucher, de peur de les ternir ou de les casser. Ce ne fut qu'au bout de quelques minutes qu'ils penserent a aller remercier la comtesse de son beau cadeau. "Et moi donc, qui ne lui ai seulement pas dit merci s'ecria Blaise, tant j'etais content. Vite que j'y coure. --Tu n'auras pas loin a aller, mon garcon, dit le comte, qui l'avait rejoint avec la comtesse sans qu'il s'en fut apercu; fais ton remerciement, ajouta-t-il en le poussant dans les bras de la comtesse, qui le recut en souriant et l'embrassa bien affectueusement. --Oh! monsieur le comte, madame la comtesse,... vous etes trop bons,... trop bons, en verite... Je ne sais comment exprimer mon bonheur et ma reconnaissance." Et Blaise, l'heureux Blaise, se jeta dans les bras que lui tendait le comte. Il se sentait si emu de tant de bontes, qu'il eut de la peine a contenir l'elan de sa reconnaissance." "Mon Dieu! mon Dieu! disait-il, je suis trop heureux!... Vous etes trop bons,... tous,... tous... Je ne merite pas... Que le bon Dieu vous le rende!... Oh oui! Je prierai tant, tant pour vous, que le bon Dieu m'exaucera. Il est si bon!" Le comte chercha a calmer l'emotion de Blaise; quand il y fut parvenu, il rappela aux enfants que l'heure des vepres approchait. "Il ne faut pas qu'on voie que j'ai les yeux rouges, dit Blaise; on croirait que j'ai du chagrin. Du chagrin un pareil jour! cela ne se peut! Tout est bonheur pour moi. Mon coeur est si plein que je crois par moments qu'il va se briser. Amour de mon Dieu, amour pour ses creatures, c'est plus que je ne puis supporter. --Calme-toi, mon enfant! Le bon Dieu veut te payer de ce que tu as souffert; et recompenser ta patience dans les peines qu'il t'avait envoyees. Tu le remercieras a l'eglise, et nous joindrons nos remerciements aux tiens." Ils s'acheminerent tous vers le village, qui avait conserve son air de fete; les cloches sonnaient a grande volee; de tous cotes on voyait des groupes silencieux et recueillis se diriger vers l'eglise. Chacun saluait le comte et la comtesse a leur passage. L'office du soir se termina par la benediction du Saint Sacrement, et cette belle et heureuse journee laissa des impressions chretiennes et salutaires dans plus d'un coeur rebelle jusque-la a l'appel du bon Dieu. XXII CONCLUSION Depuis ce jour, Blaise fit plus que jamais partie de la famille du comte: la vie qu'on menait au chateau etait calme et heureuse; le service de Dieu n'y fut jamais neglige, non plus que le service des pauvres, qu'on allait chaque jour visiter, consoler et soulager. La fortune du comte passait tout entiere a secourir les miseres de ses semblables; il les considerait comme des freres appeles a partager les richesses qu'il tenait de la bonte de Dieu. Quand Blaise devint grand, il aida le comte dans l'administration de sa fortune, et devint son homme de confiance, son conseiller intime. Jamais Blaise ne perdit le respect qu'il devait a ses maitres, qui etaient en meme temps ses meilleurs amis. Jules devint un jeune homme accompli; Helene fut, en grandissant, le modele des jeunes personnes. Blaise recut plusieurs lettres de son ancien maitre. Jacques lui proposa avec l'autorisation de son pere, de venir prendre la direction de leur maison; mais Blaise ne consentit jamais a quitter ses parents, qui finirent leurs jours au service du comte. Il allait pourtant, tous les ans, passer quelques jours pres de Jacques, qui le voyait toujours avec bonheur, et qui le questionnait beaucoup sur la famille du comte. Un jour, Jacques exprima a Blaise le desir d'unir les deux familles par le mariage de Jules avec sa soeur Jeanne, que Jules avait rencontree souvent dans le monde, a Paris. Il lui dit que toute sa famille serait heureuse de ce mariage. Jules avait deja exprime le meme desir a Blaise; Jeanne etait charmante et digne, sous tous les rapports, d'entrer dans la famille du comte et de la comtesse de Trenilly. Blaise, a son retour, rapporta au comte et a Jules les paroles qu'il avait entendues. Le comte et Jules les recurent avec joie, et cette union, desiree par les deux familles, ne tarda pas a s'accomplir. Ce fut un heureux jour pour Blaise que celui qui ramena au chateau de Trenilly la famille de M. de Berne. Jacques ne quittait presque pas son ancien ami Blaise; tous deux etaient devenus des hommes, des chretiens solides. Jacques vit avec plaisir le respect dont Blaise etait entoure. C'etait lui qui etait l'arbitre de tous les demeles du pays; ce que M. Blaise avait decide etait religieusement execute. On le citait comme exemple a tous les jeunes gens du village et des environs; on recherchait son amitie, et on se sentait fier de son approbation. Blaise lui-meme se maria, a l'age de vingt-huit ans; il epousa la petite niece du cure, qui lui apporta trente mille francs, dot considerable pour sa condition; elle avait ete demandee par des jeunes gens bien plus riches et plus eleves en condition que Blaise, mais elle les avait refuses, repetant toujours a son oncle qu'elle n'epouserait que Blaise, dont les vertus et les qualites aimables avaient fait sur elle une vive impression. Le comte se chargea de la dot de Blaise, et la comtesse des presents de noce et de l'ameublement. La dot fut une somme de quarante mille francs, ajoutee a une jolie maison au bout du village, tout pres du chateau. La comtesse meubla la maison et donna a la mariee toutes ses belles toilettes des fetes et dimanches. Le repas de noce fut donne par le comte dans son chateau. Helene, qui avait inspire une grande estime et une vive affection a un frere aine de Jacques, et qui semblait partager ces sentiments, consentit avec plaisir a devenir la compagne de sa vie. Ils vecurent fort heureux pendant plusieurs annees, apres lesquelles Helene eut la douleur de perdre son mari. N'ayant pas d'enfants, elle resolut de se consacrer entierement au service des pauvres, en fondant des oeuvres de charite. Elle etablit une salle d'asile et une ecole dirigees par des soeurs, elle les visitait souvent et y passait des heures entieres, aidee et accompagnee par ses parents. C'est ainsi que vecut toute cette famille chretienne, heureuse et unie, aimee et estimee de tous. TABLE DES MATIERES CHAPITRE I.--LES NOUVEAUX MAITRES CHAPITRE II.--PREMIERE VISITE AU CHATEAU CHAPITRE III.--LA REPARATION ET LA RECHUTE CHAPITRE IV.--LE CHAT-FANTOME CHAPITRE V.--UN MALHEUR CHAPITRE VI.--VENGEANCE D'UN ELEPHANT CHAPITRE VII.--LA MARE AUX SANGSUES CHAPITRE VIII.--LES FLEURS CHAPITRE IX.--LES POULETS CHAPITRE X.--LE RETOUR DE JULES CHAPITRE XI.--LE CERF-VOLANT CHAPITRE XII.--L'ACCENT DE VERITE CHAPITRE XIII.--LE REMORDS CHAPITRE XIV.--LES DOMESTIQUES CHAPITRE XV.--L'AVEU PUBLIC CHAPITRE XVI.--L'OBEISSANCE CHAPITRE XVII.--LA CORRESPONDANCE CHAPITRE XVIII.--LA COMTESSE DE TRENILLY CHAPITRE XIX.--L'ENTORSE CHAPITRE XX.--L'EPREUVE CHAPITRE XXI.--LE GRAND JOUR CHAPITRE XXII.--CONCLUSION End of the Project Gutenberg EBook of Pauvre Blaise, by Comtesse de Segur *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PAUVRE BLAISE *** ***** This file should be named 11434.txt or 11434.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/1/4/3/11434/ Produced by Renald Levesque and PG Distributed Proofreaders Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread public domain works in creating the Project Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH F3. 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INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at https://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit https://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII, compressed (zipped), HTML and others. Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over the old filename and etext number. The replaced older file is renamed. VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving new filenames and etext numbers. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: https://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. EBooks posted prior to November 2003, with eBook numbers BELOW #10000, are filed in directories based on their release date. If you want to download any of these eBooks directly, rather than using the regular search system you may utilize the following addresses and just download by the etext year. https://www.gutenberg.org/etext06 (Or /etext 05, 04, 03, 02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90) EBooks posted since November 2003, with etext numbers OVER #10000, are filed in a different way. The year of a release date is no longer part of the directory path. The path is based on the etext number (which is identical to the filename). The path to the file is made up of single digits corresponding to all but the last digit in the filename. For example an eBook of filename 10234 would be found at: https://www.gutenberg.org/1/0/2/3/10234 or filename 24689 would be found at: https://www.gutenberg.org/2/4/6/8/24689 An alternative method of locating eBooks: https://www.gutenberg.org/GUTINDEX.ALL