The Project Gutenberg eBook of Histoire des Montagnards

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Histoire des Montagnards

Author: Alphonse Esquiros

Release date: January 1, 2006 [eBook #9643]
Most recently updated: January 2, 2021

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DES MONTAGNARDS ***

Produced by Carlo Traverso, Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders

HISTOIRE

DES
MONTAGNARDS

LIBRAIRIE DE LA RENAISSANCE

OEUVRES D'ALPHONSE ESQUIROS
HISTOIRE DES MONTAGNARDS

[Illustration: Alphonse Esquiros.]

[Illustration: Rouget de l'Isle.]

INTRODUCTION

I

MES TÉMOINS

Au moment où fut écrit l'Histoire des Montagnards (1846-1847), quelques acteurs du grand drame révolutionnaire vivaient encore; d'autres venaient de mourir. J'eus la bonne fortune de connaitre Barère, auquel je fus présenté par le sculpteur David, Lakanal, Souberbielle, Rouget de l'Isle. Ce que j'attendais d'eux n'était point des renseignements qui peuvent se retrouver dans les livres, les journaux ou les brochures du temps; c'était l'âme d'une époque qui n'a jamais eu d'égale dans l'histoire.

Il m'arriva souvent de recueillir dans ces entretiens des détails curieux, des souvenirs personnels, des impressions très-profondes sur les événements auxquels ces derniers témoins d'un monde évanoui avaient plus ou moins participé. Si la mémoire leur faisait quelquefois défaut sur les dates et les circonstances accessoires, le sentiment des choses était resté intact, et c'est ce sentiment qu'il m'importait surtout de connaître. En un mot, n'était-ce point la source à laquelle on pouvait retrouver la vie de la Révolution Française?

Il faut pourtant avouer que les hommes de 93 n'aimaient guère à parler de ce qu'ils avaient vu ni de ce qu'ils avaient fait. On avait quelque peine à les attirer sur ce terrain. Il semble que la gravité des scènes terribles auxquelles ils avaient assisté leur eût posé sur les lèvres un sceau de plomb. Il est du moins certain que leurs convictions n'étaient nullement ébranlées et qu'ils soumettaient leurs actes au jugement de l'histoire avec une parfaite tranquillité de conscience.

Les femmes se montraient naturellement plus communicatives que les hommes; deux d'entre elles m'ont laissé un vif souvenir. La première est madame Lebas, veuve du conventionnel, l'autre est la soeur de Marat.

Madame Lebas devait avoir été jolie dans sa jeunesse. Elle avait l'oeil noir, des maniéres distinguées et une mémoire très-sûre. C'est d'elle que deux ou trois historiens de la Révolution Française ont appris des détails intéressants sur la famille Duplay et sur la vie privée de Robespierre. Ses souvenirs ne dépassaient guère le cercle des relations intimes; mais comme à dater de 93 la maison de Duplay devint le foyer vers lequel convergeait toute la vie politique autour de Robespierre, elle avait passé sa jeunesse au coeur même de la Révolution. Elle avait aimé son mari, comme elle disait elle-même, d'un amour patriotique; mais par une réserve et une délicatesse de coeur que les femmes comprendront, c'était celui dont elle parlait le moins. De Saint-Just, de Couthon, de Robespierre jeune, elle citait de belles et de bonnes actions qui l'avaient touchée. Sa grande admiration était pour Maximilien. L'intérieur de la famille Duplay était une maison à la Jean-Jacques Rousseau, une arche des vertus domestiques risquée sur un déluge de sang. Parlait-elle du 9 thermidor, son front s'assombrissait, ses yeux se remplissaient de larmes. Malheureusement son fils assistait à toutes nos conversations et la surveillait de près, craignant sans doute des indiscrétions qui pussent blesser son amour-propre comme fils d'un conventionnel et comme membre de l'Institut. Je n'oublierai jamais l'expression consternée de sa figure, un jour que cette respectable veuve me confia l'état de détresse et de misère auquel elle avait été réduite après la mort de son mari. Elle s'était faite blanchisseuse et allait battre son linge sur les bateaux de la Seine. Pour le coup c'était trop fort, et l'académicien pâlit. Raconter de pareilles choses, passe encore, mais les écrire (et il savait bien que je les écrirais plus tard), c'était selon lui déroger à la dignité classique de l'histoire.

Entre la veuve de Lebas et la soeur de Marat, quel contraste!

Comme je tenais à recueillir et à contrôler tous les témoignages, je m'acheminai vers la demeure de celle qui portait un nom si terrible, mais qui, dit-on, avait refusé autrefois de se marier pour ne point perdre ce nom dont elle se faisait gloire.

C'était un jour de pluie.

Rue de la Barillerie n° 32 (c'est l'adresse que m'avait indiquée le statuaire David), je rencontrai une allée étroite et sombre, gardée par une petite porte basse. Sur le mur, je lus ces mots écrits en lettres noires: «Le portier est au deuxième.» Je montai.

Au deuxième étage, je demandai mademoiselle Marat. Le portier et sa femme s'entre-regardèrent en silence.

—C'est ici?

—Oui, monsieur, reprirent-ils après s'être consultés du coin de l'oeil.

—Elle est chez elle?

—Toujours: cette malheureuse est paralysée des jambes.

—A quel étage?

—Au cintième, la porte à droite.

La femme du portier, qui jusque-là m'avait observé sans rien dire, ajouta d'une voix goguenarde:

—Ce n'est pas une jeune et jolie fille, oui-dà!

Je continuai à monter l'escalier qui devenait de plus en plus raide et gras. Les murs sans badigeon étalaient dans le clair-obscur la sale nudité du plâtre. Arrivé tout en haut devant une porte mal close, je frappai. Après quelques instants d'attente, durant lesquels je donnai un dernier coup d'oeil au délabrement des lieux, la porte s'ouvrit. Je demeurai frappé de stupeur. L'être que j'avais devant moi et qui me regardait fixement, c'était Marat.

On m'avait prévenu de cette ressemblance extraordinaire entre le frère et la soeur; mais qui pouvait croire à une telle vision de la tombe présente en chair et en os? Son vêtement douteux—une sorte de robe de chambre—prêtait encore à l'illusion. Elle était coiffée d'une serviette blanche qui laissait passer très-peu de cheveux. Cette serviette me fit souvenir que Marat avait la tête ainsi couverte quand il fut tué dans son bain par Charlotte Corday.

Je fis la question d'usage:

—Mademoiselle Marat?

Elle arrêta sur moi deux yeux noirs et perçants:

—C'est ici: entrez.

Je la suivis et passai par un cabinet très-sombre où l'on distinguait confusément une manière de lit. Ce cabinet donnait dans une chambre unique, située sous les toits, assez propre, mais triste et misérable. Il y avait pour tous meubles trois chaises, une table, une cage où chantaient deux serins et une armoire ouverte qui contenait quelques livres, entre autres une collection complète des numéros de l'Ami du peuple, dont on lui avait offert un bon prix, mais qu'elle avait toujours refusé de vendre. L'un des carreaux de la fenêtre ayant été brisé, on l'avait remplacé par une feuille de papier huileuse sur laquelle pleuraient des gouttes de pluie et qui répandait dans la chambre une lumière livide.

Voyant toute cette misère, j'admirai au fond du coeur le désintéressement de ces hommes de 93 qui avaient tenu dans leurs mains toutes les fortunes avec toutes les têtes, et qui étaient morts laissant à leur femme, à leur soeur, cinq francs en assignats.

La soeur de Marat se plaça dans une chaise à bras et m'invita à m'asseoir à côté d'elle. Je lui dis mon nom et l'objet de ma visite, puis je hasardai quelques questions sur son frère. Elle me parla, je l'avoue, beaucoup plus de la Révolution que de Marat. Je fus surpris de trouver sous les vêtements et les dehors d'une pauvre femme des idées viriles, une étonnante mémoire des faits, des connaissances assez étendues, un langage correct, précis et véhément. Sa manière d'apprécier les caractères et les événements était d'ailleurs celle de l'Ami du peuple. Aussi me faisait-elle, au jour taciturne qui régnait dans cette chambre, un effet particulier. La terreur qui s'attache aux hommes de 93 me pénétrait peu à peu. J'avais froid. Cette femme ne m'apparaissait plus comme la soeur de Marat, mais comme son ombre. Je l'écoutai en silence.

Les paroles qui tombaient de sa bouche étaient des paroles austères.

—On ne fonde pas, me disait-elle, un état démocratique avec de l'or ni avec des ambitions, mais avec des vertus. Il faut moraliser le peuple. Une république veut des hommes purs que l'attrait des richesses et les séductions des femmes trouvent inflexibles. Il n'y a pas d'autre grandeur sur la terre que celle de travailler pour le maintien des droits et l'observation des devoirs. Cicéron est grand parce qu'il a su déjouer les desseins de Catilina et défendre les libertés de Rome. Mon frère lui-même ne m'est quelque chose que parce qu'il a travaillé toute sa vie à détruire les factions et à établir le règne du peuple: autrement je le renierais. Monsieur, retenez bien ceci: ce n'est pas la liberté d'un parti qu'il faut vouloir, c'est la liberté de tous et celle-ci ne s'acquiert dans un État que par des moeurs rigides. Il faut, quand les circonstances l'exigent, sacrifier aux vrais principes sa vie et celle des ennemis du bien public. Mon frère est mort à l'oeuvre. On aura beau faire, l'on n'effacera pas sa mémoire.

Elle me parla ensuite de Robespierre avec amertume.

—Il n'y avait rien de commun, ajouta-t-elle, entre lui et Marat. Si mon frère eût vécu, les têtes de Danton et de Camille Desmoulins ne seraient pas tombées.

Je lui demandai si son frère avait été vraiment médecin de la maison du comte d'Artois.

—Oui, répondit-elle, c'est la vérité. Sa charge consistait à soigner les gardes du corps et les gens préposés au service des écuries. Aussi fut-il poursuivi plus tard par une foule de marquises et de comtesses qui venaient le trouver chez lui, le flattaient et l'engageaient à déserter la cause du peuple. Le bruit courut même par la ville qu'il s'était vendu pour un château….

—Monsieur, ajouta-t-elle en me désignant d'un geste son misérablé réduit,—je suis sa soeur et son unique héritière: regardez, voici mon château!

Et il y avait de l'orgueil dans sa voix.

L'humeur soupçonneuse de certains révolutionnaires ne s'était point endormie chez elle avec les années. Plusieurs fois je la surpris à fixer sur mon humble personne des regards méfiants et inquisiteurs. Elle m'avoua même éprouver le besoin de prendre des renseignements sur mon civisme auprès d'un ami dans lequel elle avait confiance. Je la vis aussi s'emporter à chaque fois que je lui fis quelques objections: c'était bien le sang de Marat.

Mes questions sur les habitudes de son frère, sur sa manière de vivre, n'obtinrent guère plus de succès. Les détails de la vie intime rentraient d'après elle dans les conditions de l'homme, être calamiteux et passager que la mort efface sous un peu de terre. L'histoire ne devait point descendre jusqu'à ces futilités.

Elle me parla incidemment de Charlotte Corday, comme d'une aventurière et d'une fille de mauvaise vie.

Ce qui me frappa fut son opinion sur l'assassinat politique. Louis-Philippe venait d'échapper à l'un des nombreux attentats qui signalèrent son règne; on pense bien qu'elle détestait en lui l'homme et le roi.

—N'importe! s'écria-t-elle; c'est toujours un mauvais moyen de se défaire des tyrans.

Je me levai pour sortir.

—Monsieur, me dit-elle, revenez dans quinze jours, je vous communiquerai des renseignements biographiques sur mon frère, si je vis encore; car dans l'état de maladie où vous me voyez je m'éteindrai subitement. Un jour, demain peut-être, en ouvrant la porte, on me trouvera morte dans mon lit; mais je ne m'en afflige aucunement. La mort n'est un mal que pour ceux qui ont la conscience troublée. Moi, qui suis sur le bord de la fosse et qui vous parle, je sais qu'on quitte la vie sans regrets quand on n'a rien à se reprocher. Mon frère est mort pauvre et victime de son dévouement à la patrie; c'est là toute sa gloire.

Je redescendis l'escalier avec un poids sur le coeur.

—Voilà des gens, me disais-je, qui voulaient le bien de l'humanité, qui poursuivirent ce rêve jusqu'à la mort avec un désintéressement héroïque, et qui ne sont guère arrivés qu'à une renommée sanglante, à une dictature éphémère. On en est même à se demander s'ils n'ont point compromis la grande cause qu'ils croyaient servir. Ce n'est point assez que de vouloir le bien: il faut l'atteindre par des voies que ne désavouent ni la raison ni la justice.

Marat se définissait lui-même le bouc émissaire qui se charge en passant de tous les maux de l'humanité. Il y avait dix siècles d'oppression, de misères, de tortures entassés sur cet enfant du peuple, laid et mal venu, qui, à bout de patience, se retourne contre ses anciens maîtres, furieux, écumant. Ce petit homme sur les pieds duquel toute une société a marché; ce médecin qui porte dans son corps malade la pâleur et la fièvre des hôpitaux; ce journaliste inquiet, ombrageux, méfiant, lâché sur la place publique comme un dogue vigilant dans une ville ouverte et peu sûre, pour y faire le guet; cet oeil du peuple qui va rôdant ça et là pour découvrir les traîtres; cet homme-anathème, qui assume sur sa tête maudite tout l'odieux des mesures de sang, constitue bien un caractère à part, une des maladies de la Révolution.

Il a été trop légèrement traité de charlatan et d'aventurier par les écrivains royalistes. Avant d'entrer dans la carrière politique, Marat était un savant. Voltaire lui fit l'honneur de critiquer un de ses premiers livres [Note: De l'Homme ou des principes et des lois de l'influence de l'âme sur le corps et du corps sur l'âme, 1775] où il plaçait le siége de l'âme dans les méninges. [Note: Nom collectif des trois membranes qui enveloppent le cerveau.] On voit du moins que l'auteur était spiritualiste. Il publia ensuite différents travaux sur le feu, l'électricité, la lumière, l'optique.

Isidore Geoffroy Saint-Hilaire me racontait que vers 1830 (si ma mémoire est fidèle) l'administration du Jardin des Plantes fit l'emplette d'une boite contenant des instruments de physique: par un hasard singulier, une partie de ces instruments avait servi à Marat pour faire ses expériences; l'autre avait appartenu au comte de Provence, depuis Louis XVIII.

Un autre caractère excentrique avec lequel me mit en relation cette histoire des Montagnards était l'avocat Deschiens. Celui-là n'avait jamais demandé de têtes; c'était l'indifférence politique, l'ordre et l'urbanité en personne. Il habitait Versailles où il possédait plusieurs chambrées de brochures et de papiers publics, comme on disait au temps de la Révolution. Tous ces documents étaient classés, étiquetés. A chaque grande époque historique il se rencontre un homme (un, c'est assez) qui s'isole du mouvement général des esprits pour se livrer à des goûts personnels, et en apparence bizarres; mais, sans lui, où trouverait-on les matériaux de l'histoire? C'est ce qu'on appelle le collectionneur.

La question que s'adressait à lui-même l'avocat Deschiens, en s'éveillant dès l'aube (de 89 à 94) n'était pas du tout celle qui préoccupait alors tout le monde: «La cour triomphera-t-elle de l'Assemblée nationale ou est-ce au contraire l'Assemblée nationale qui aura raison du roi et de la reine? Qui l'emportera aujourd'hui de la Montagne ou de la Gironde? Où s'arrêtera la terreur? Les Dantonistes délivreront-ils la France des Hébertistes? Que pense et que fait le Comité de salut public? Où nous conduit la Commune de Paris?» Non, rien de tout cela ne l'intéressait très-vivement. Sa question à lui était celle-ci:

«Combien paraîtra-t-il aujourd'hui de feuilles nouvelles et de pamphlets?» Alerte et cette pensée dans la tête, il parcourait aussitôt les rues de Paris, écoutant les crieurs, s'arrêtant aux boutiques des libraires, interrogeant les affiches, achetant tout, classant tout avec un soin minutieux. Hé bien! cet homme particulier a rendu un grand service. S'il se fût laissé entraîner comme tant d'autres par l'ambition de la tribune, nous compterions un pâle orateur de plus dans un temps qui regorgeait déjà de parleurs et d'hommes d'État; tandis que la collection Deschiens à laquelle j'ai beaucoup puisé pour écrire cette histoire était à peu près unique dans le monde. Malheureusement, si je ne me trompe, cette collection a été dispersée, après la mort de celui qui l'avait formée avec tant de zèle et de persévérance.

Le second Empire ne tenait point du tout à enrichir notre Bibliothèque nationale des archives de la Révolution Française.

II

LES GIRONDINS

L'Histoire des Montagnards parut en même temps que le premier volume de l'Histoire de la Révolution Française par Louis Blanc, l'Histoire des Girondins par Lamartine et l'Histoire de la Révolution Française par Michelet.

Pourquoi ce titre: Histoire des Montagnards?

Est-ce à dire que les Girondins ne comptent point dans le mouvement révolutionnaire? Aurions-nous par hasard été insensible aux charmes de leur éloquence? N'aurions-nous rien compris au caractère et aux sublimes discours de Vergniaud, à l'esprit philosophique de Condorcet, le révélateur de la loi du progrès, à la fougue patriotique d'Isnard, à l'énergie de Barbaroux, à la science politique de Brissot, à l'honnêteté de Pétion, à la grande âme de madame Roland? Étions-nous tellement aveuglé que nous eussions le parti pris de dénigrer les hommes de la Gironde au profit des hommes de la Montagne? Non, rien de tout cela.

Les Girondins représentent un côté de la Révolution Française, les Montagnards en représentent un autre; c'est cet autre côté que nous avons voulu mettre en lumière. Voilà tout.

Autre considération: les Girondins n'ont joué, dans le grand drame révolutionnaire, qu'un rôle de courte durée. Non-seulement la Montagne leur a survécu, mais encore c'est de cette cime formidable, au milieu des éclairs et des tonnerres, que se sont révélés les oracles de l'esprit moderne. De ces hauteurs sont parties la force et la lumière. A peine si les Girondins ont résisté; ils ont pâli devant les événements; ils se sont effacés dans un rayon d'éloquence. Les Montagnards au contraire ont renouvelé entre eux, avec le pays et avec le monde entier, la lutte des Titans. Foudroyés, ils ont enseveli la Révolution dans les plis de leur drapeau, et après eux la République n'a plus été qu'un fantôme.

Lamartine lui-même comprit très-bien que les Girondins n'avaient point tranché le noeud gordien de la Révolution: aussi, en dépit du titre, continua-t-il son histoire jusqu'au 9 thermidor.

On est convenu de regarder les Girondins comme des modérés et les Montagnards comme des buveurs de sang. Fort bien; mais on oublie peut-être que ce sont les Girondins qui ont déclaré la guerre à toute l'Europe et voté la mort du roi. La vérité est qu'il faut être logique: si la Révolution Française était, comme le croient encore certains esprits faibles, une abominable levée de boucliers contre les dieux et les lois éternelles du genre humain, il faudrait condamner tous les hommes qui y ont participé, à quelque parti qu'ils appartiennent et sous quelque bannière qu'ils se soient ralliés à l'esprit du mal.

Le crime des Girondins fut d'avoir allumé la guerre civile dans les départements où ils s'étaient réfugiés après leur chute. Qu'on ait été injuste envers eux, je le veux bien; que les accusations portées contre leur système politique fussent ou fausses ou exagérées, je l'admets encore; que leur expulsion de l'Assemblée fût un acte illégal, je n'y contredis point; mais si persécuté que soit un parti, il n'a jamais le droit d'armer les citoyens les uns contre les autres, surtout quand les bataillons étrangers foulent sous leurs pieds le sol sacré de la patrie.

Quoi qu'il en soit, ce livre n'a point été dicté par un esprit d'exclusion. Ne bâtissons point de petites églises dans la grande unité de la Révolution Française. L'histoire de ces jours de luttes, d'antagonismes terribles et de haines violentes demande à être écrite avec amour. Ce n'est point ici un paradoxe. Oui, il y avait une sympathie immense, un élan passionné vers l'idéal, dans cette fureur du bien public qui immolait tout à un principe. Il faut donc embrasser d'un point de vue élevé cette époque sinistre et glorieuse qui réunit tous les contrastes. Le moment est venu d'amnistier les uns pour leur ardent amour de la patrie, les autres pour leur dévouement à l'humanité. Ayons enfin le courage d'admirer ce qui fut grand dans tous les partis et sous toutes les nuances. Parmi ceux que la Montagne éleva, dans un jour de tempête, jusqu'au gouvernement du pays, je dirais presque jusqu'à la dictature, il y en a qui ont sauvé le territoire de l'invasion étrangère, renouvelé les institutions sociales, ébauché une constitution, écrasé les factions abjectes dont le triomphe aurait amené la perte de la France, assuré le respect de la souveraineté nationale, rétabli sur de larges bases les services publics; après avoir tout détruit, ils essayèrent de tout reconstruire. La vie de pareils hommes mérite bien d'être racontée et, quelles que soient leurs fautes, la postérité les jugera en s'inclinant devant leur mémoire.

[Illustration: Louis XIV]

Nous ne promettons pas toutefois une réhabilitation systématique de la Terreur ni des Terroristes. Il y a tels de leurs actes que rien ne peut justifier. A chacun d'eux sa responsalbilité devant l'histoire. Loin de nous cette froide théorie de la souveraineté du but qui absout tous les crimes au nom de la raison d'État. Nous n'admettrons jamais non plus qu'on puisse rejeter sur les circonstances, sur la nécessité des temps, le fardeau des oeuvres sanglantes. Pas de fatalité: ce serait une injure à la conscience humaine.

Ce que nous aimons chez les Montagnards, ce que nous défendrons, la tête haute, ce sont les vrais principes de la Révolution Française. Ils ont secouru le pauvre, relevé le faible, protégé l'enfant, délivré l'opprimé en frappant l'oppresseur; ils ont voulu régénérer les moeurs.

Agités dans l'opinion publique, comme ils l'avaient été eux-mêmes dans la vie, les hommes de la Montagne n'ont pu jusqu'ici dégager leur mémoire de la tourmente qui les avait engloutis. Des voix retentissantes insultent, depuis plus d'un siècle, leurs ombres proscrites, tandis que d'autres les acclament avec enthousiasme. Il n'y a peut-être eu de mesure ni dans le blâme ni dans l'éloge. Pour moi, je me réjouis d'écrire ces pages dans un moment calme (1847), où l'opinion se recueille et où se prépare le jugement définitif de l'histoire. Libre envers le pouvoir, libre même envers les partis, sans autre passion qu'un ardent amour du peuple, je me crois à même de promettre une chose grave et difficile à tenir, la vérité.

CHAPITRE PREMIER

PRÉLUDES DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

I

Du sentiment religieux.—Principaux événements de notre histoire.—Comment les faits s'enchaînaient les uns aux autres pour amener un changement dans l'ordre politique et social.—Affranchissement des communes.—Luther et Calvin.—La Saint-Barthélémy.—Richelieu.—Louis XIV.—Louis XV.

L'histoire de la Montagne se lie étroitement à l'histoire de la
Révolution, laquelle se rattache à toute notre histoire de France.

Il nous faut donc renouer le fil des événements.

Le point de vue religieux, presque absent au XVIIIe siècle des spéculations de l'esprit, a exercé, dans ces derniers temps, une grande influence sur la direction des études historiques et sociales. Doit-on s'en applaudir? doit-on s'en plaindre? Il faut du moins se tenir sur ses gardes et se défendre contre les utopies. De nombreuses erreurs se sont glissées dans les ouvrages qui ont trait à l'origine de la démocratie en France, et comme ces erreurs tendent à obscurcir une des questions dominantes de la philosophie politique, il est utile de signaler le mal. Quelques historiens envisagent la démocratie moderne comme le développement nécessaire des idées chrétiennes; pour eux, la Révolution Française est sortie tout armée de l'Évangile. [Note: Nous avions en vue l'école de Buchez, dont l'importance était alors considerable.]

Les sociétés antiques rapportaient presque toutes leur fondation à un dieu ou au fils d'un dieu. Peu s'en faut que les théodémocrates n'arrivent, par un effort d'imagination, à la même conséquence. S'il faut les en croire, c'est un dogme, une vérité de foi qui a présidé au berceau des nations modernes. Jésus-Christ a été le premier citoyen français, le précurseur de la Déclaration des droits.

D'où vient cette manière de voir? Il existe assurément une certaine conformité entre les doctrines de l'Évangile et celles de la Révolution Française.

Dix-sept cents ans avant Voltaire, le fils d'un charpentier, dans un temps où plus de la moitié du genre humain était esclave, où la société s'appuyait sur une hiérarchie de naissance, avait prononcé ces paroles mémorables: «Vous êtes tous frères, et vous n'avez qu'un père qui est là-haut.» Cette relation entre les principes du christianisme et ceux de la démocratie n'avait point échappé aux hommes de 93. L'abbé Maury et l'abbé Fouchet en firent le texte de touchantes homélies. On connaît le mot de Camille Desmoulins devant le tribunal révolutionnaire: «J'ai l'âge du sans-culotte Jésus, trente-deux ans.» L'un des hommes qu'on s'attend le moins à rencontrer sur ce terrain, Marat, qui n'était point dévot, rend lui-même justice sur ce point aux croyances chrétiennes. «Si la religion, dit-il, influait sur le prince comme sur ses sujets, cet esprit de charité que prêche le christianisme adoucirait sans doute l'exercice de la puissance. Elle embrasse également tous les hommes dans l'amour du prochain; elle lève la barrière qui sépare les nations et réunit tous les chrétiens en un peuple de frères. Tel est le véritable esprit de l'Évangile.» Oui, mais cet esprit a-t-il été souvent appliqué au gouvernement des affaires humaines?

L'alliance du sentiment religieux et des aspirations révolutionraires peut être séduisante; elle flatte les entraînements de l'esprit et du coeur, elle convient à la jeunesse; mais nous trouvons cette théorie à la fois excessive et incomplète. Le christianisme a été une grande chose; la démocratie en est une autre; gardons-nous bien de mêler ces deux courants, si nous tenons à ne point tomber dans une confusion d'idées.

Toute la question est de savoir si le christianisme seul, abandonné à ses propres forces, eût pu faire la Révolution Française; nous ne le croyons pas. Il fallait la protestation de la dignité humaine, violée depuis des siècles par l'insolente domination des classes privilégiées. Il fallait le travail lent et souterrain de la raison humaine. Il fallait la liberté d'examen. N'ayant à son service que des armes spirituelles, le christianisme n'aurait jamais pu réaliser un mouvement national qui tenait à l'ordre philosophique par les principes, à l'ordre moral par le droit et à l'ordre matériel par la force.

C'est donc dans un autre ordre de faits et d'idées qu'il nous faut chercher les racines de la Révolution Française.

Tout le monde sait que, issu de la conquète, le gouvernement de la France fut à la fois militaire et théocratique. Le pouvoir était divisé entre une foule de petits tyrans locaux. C'est ce qu'on appelle la féodalité. La guerre était l'occupation des hommes libres: guerre entre les États, guerre entre les provinces, guerre de château à château, de seigneur à seigneur. Au milieu de ces troubles et de ces chocs perpétuels, que devenait le pauvre vassal? Son champ était ravagé, sa famille sans cesse sur le qui-vive, le fruit de son dur travail pillé par des bandes armées. Je glisse très-rapidement sur ces origines bien connues.

Le grand événement du moyen âge, c'est l'affranchissement des communes. A l'ombre des châteaux forts s'étaient formés dans les villes et les bourgs populeux des groupes d'artisans qui avaient besoin d'une certaine sécurité pour exercer leur industrie. Avec le temps, et par suite du mouvement naturel qui pousse les races asservies vers la lumière et la liberté, ces confédérations réclamèrent quelques garanties. Elles offrirent même d'acheter leurs franchises, soit du roi, soit du haut et puissant seigneur dont elles dépendaient. Aimant mieux se priver d'un morceau de pain que de vivre sans droits, les ouvriers, les petits débitants des villes s'imposèrent les plus durs sacrifices, et même, dans quelques localités, se soulevèrent pour conquérir la dignité d'hommes. D'un autre côté, les nobles tenaient à remplir leurs coffres-forts, et Louis le Gros avait intérêt à favoriser le développement des communes pour s'en faire un rempart contre les entreprises de certains seigneurs féodaux. Il importe surtout de constater que le sentiment religieux fut tout à fait étranger à ces transactions; la politique seule y joua un rôle. A partir de ce jour, les communes, ces associations libres et régulières, jouirent d'une juridiction à elles et tinrent de la sanction royale le droit d'avoir un échevin, un tribunal, un sceau, un beffroi, une cloche, une garde mobile. En temps de guerre, elles ne devaient prêter qu'au roi de France leurs soldats, qui, bannière en tête, rejoignaient les corps d'armée.

Qui ne voit d'ici l'importance de cette révolution accomplie sans bruit, sans éclat, sans une goutte de sang versé, par une sorte d'élan spontané, mais dont les conséquences devaient s'étendre de siècle en siècle! Avec le temps, en effet, l'industrie et le commerce, délivrés de leurs entraves, purent se redresser; le pauvre s'enrichissait par son ardeur à l'ouvrage, son adresse, son économie; les familles que le hasard de la naissance avait d'abord placées au bas de l'échelle sociale s'élevaient peu à peu et contractaient quelquefois des alliances avantageuses; c'est alors qu'entre la noblesse et la masse obscure des plébéiens se forma une classe intermédiaire qui prit plus tard le nom de tiers état ou de bourgeoisie.

L'affranchissement des communes peut se définir d'un mot: ce fut la victoire du travail sur la guerre.

La tradition chrétienne, fort obscurcie au milieu de ces luttes, s'éloignait de plus en plus de la démocratie évangélique. Il se rencontra, de siècle en siècle, des hommes qui protestèrent contre la direction du clergé; mais comme ils étaient en petit nombre, on les déclara hérétiques. «L'an 1320, dit Belleforest, on a vu des novateurs qui sous le nom de Frérots estoient venus en telles resveries qu'ils disoient et prêchoient publiquement que les gens d'église ne devoient rien tenir qui leur fust propre; que l'Église estoit fondée en pauvreté telle que Jésus-Christ avoit et approuvé et institué, veu qu'il n'avoit jamais possédé…. Par là ils inféroiont que c'estoit abusivement procéder au pape, cardinaux, évesques et autres preslats, d'être riches et puissants.» Cette secte avait pour chef Jehan de La Rochetaillade, «lequel, ajoute Froissard, proposoit des choses si profondes … que par aventure il oust fait le monde errer…. A tant que moult, souvent les cardinaux en estoient esbahis et volontiers l'eussent à mort condamné.» A la lumière de cette tradition démocratique s'alluma le flambeau de Wiclef, de Jean Huss et de Jérôme de Prague, qui voulaient ramener l'Eglise à sa constitution primitive. La tentative était généreuse, mais elle était téméraire. L'Église et l'État avaient désormais si bien confondu leurs intérêts, qu'il devenait impossible de toucher à l'une sans ébranler l'autre; le pape était roi, le roi de France était «clerc et homme d'église». Aussi les nouveaux prédicateurs furent-ils traités comme séditieux et punis de mort. On les frappa au nom de l'Eglise avec un glaive aiguisé sur l'Évangile de celui qui avait dit: «Remettez le glaive dans le fourreau.»

L'affranchissement des communes fut suivi plus tard de l'affranchissement des serfs sur plusieurs points du royaume. Ce qu'il y a encore de très-remarquable, c'est que le clergé n'intervint nullement dans cet acte d'humanité. Les édits mêmes d'affranchissement ne font aucune allusion au sentiment religieux ni à l'esprit chrétien. Que conclure de leur silence, sinon que le développement du droit naturel et le respect de la dignité humaine amenèrent, en dehors de toute autre influence, l'abolition de la servitude corporelle? Elle existait pourtant encore, cette servitude, dans certaines localités, jusqu'à la veille de la Révolution. Un grand coup porté à l'édifice des anciennes croyances religieuses fut le mouvement de la Réformation. L'esprit de libre examen, foudroyé dans la personne de Jean Huss par la puissance de l'orthodoxie érigée en concile, trouva dans Martin Luther un vigoureux lutteur qui déchira l'unité de l'Église. La liberté de penser avait apparu dans le monde. Quoique Luther eut voulu limiter sa révolte à l'ordre de foi, bien autres devaient en être les conséquences. Tous les esprits sérieux savent quelle étroite affinité relie la pensée à l'action, l'hérésie à la guerre contre les pouvoirs absolus. Ces deux courants se côtoyaient l'un l'autre et partaient du même principe. L'hérésie en voulait à la tête de l'Église, de même que la Révolution au chef de l'État. Les peuples qui avaient vu un ancien moine jeter au feu la bulle du pape ne reculèrent plus devant la majesté d'un roi; la lutte contre Léon X amena la résistance du Parlement anglais contre Charles 1er. Luther appela Cromwell.

C'est une loi douloureuse, mais qu'y faire? Le progrès s'écrit d'un côté de la page avec la plume et de l'autre avec le glaive.

Le peuple anglais s'était rallié à la noblesse contre la monarchie pour conquérir certains droits octroyés dans ce qu'on appelle la grande charte, magna charta. Chez nous, au contraire, le populaire se rattacha fortement à la royauté en haine de l'aristocratie. C'est la différence des deux histoires. La France aspirait à l'imité. C'est à cet esprit d'unité qu'il faut rapporter l'érection des parlements en cours permanentes et sédentaires de justice. Cette institution rendit des services, «en nous sauvant, dit Loyscau, d'être cantonnés et démembrés comme en Italie et en Allemagne».

Les doctrines de Luther et de Calvin avaient mis le feu aux poudres. La France n'échappa pointe cet embrasement général. La guerre civile était imminente. Les Huguenots tenaient dans leurs mains une partie des services publics. On les trouvait partout, même à la cour. La noblesse était aussi bien atteinte que la classe moyenne par l'esprit de liberté en matière de religion. La France allait-elle devenir protestante? Il serait oiseux de rechercher quelle influence bonne ou mauvaise ce changement de croyances aurait pu exercer sur ses destinées.

Une femme, Catherine de Médicis, superstitieuse faute de religion, hautaine, vindicative, se chargea d'abattre l'hydre de l'hérésie. Ce fut une oeuvre de ténèbres. La nuit de la Saint-Barthélémy ne saurait être trop sévèrement reprochée à cette reine et à son fils Charles IX. Les entrailles frémissent d'horreur quand on songe à cet infâme massacre qui fut pourtant approuvé par la cour de Rome. Quelques historiens néocatholiques ont cherché à justifier cette oeuvre de sang par les avantages qu'en aurait retirés le pays. Ne jouons pas avec la conscience et n'admettons jamais de pareilles excuses! Que me parlez-vous de la raison d'État, du droit de légitime défense, de certains progrès couvés dans la boue du crime? L'historien juge les faits et ne saurait absoudre que ce qui est juste.

Cependant la royauté gagnait chaque jour du terrain. Richelieu reprit l'oeuvre et la politique de Louis XI, qui consistait à se débarrasser des grands seigneurs pour ramener toute l'autorité à la couronne. La féodalité s'était implantée sur le sol avec l'épée, le cardinal-duc la détruisit par la hache. Non content de supprimer les grands vassaux, les principaux de la noblesse de France, il effaça en quelque sorte le souverain lui-même. L'homme rouge se posa comme une goutte de sang sur la lignée bleue des rois de France. De Henri IV à Louis XIV, il y eut une sorte d'interrègne. Louis XIII avait disparu derrière son ministre. C'était l'ombre d'un roi; il ne mourut point, il s'évanouit.

La concentration de tous les pouvoirs entre les mains de la royauté était d'ailleurs une oeuvre nécessaire. Décomposant à l'infini l'autorité, l'émiettant, si l'on ose ainsi dire, le régime féodal aurait inévitablement conduit la France soit à l'anarchie, soit à la domination d'une foule de maîtres avides et d'autant plus ombrageux qu'ils étaient plus faibles. Comment eût-on pu extirper ces tyrannies locales? Or voilà que la royauté vint en aide au peuple; elle mit environ quatre siècles à fonder l'unité, à réprimer toutes les révoltes, à briser toutes les résistances, et au moment où elle croyait avoir atteint son but éclatèrent les troubles de la Fronde.

Louis XIV sortit victorieux de la Journée des Barricades. La fraction de l'aristocratie qui lui disputait les rênes du gouvernement était écrasée. Ceci fait, il profita de l'humiliation de la noblesse pour la fixer à la cour et lui enlever ainsi les moyens de nuire. Que pouvaient contre le roi les grands seigneurs éloignés de leur province? Il les chargea de rubans et de chaînes d'or, les fit asseoir autour de lui sur des fauteuils ou des banquettes de velours, en un mot les enguirlanda de servitude. Versailles devint un foyer de grandeur et de magnificence. Ce n'étaient que fêtes, carrousels, spectacles, chasses, galas.

Le roi-soleil attirait à lui tous les jeunes moucherons de l'aristocratie, trop heureux de venir se brûler les ailes à sa lumière. Le pouvoir absolu étant remonté tout entier à la couronne, on entoura le chef de l'Etat d'une sorte de culte bien fait pour dégrader les caractères. Louis XIV assista vivant à son apothéose: il avait ainsi trouvé un moyen qui valait mieux que d'exterminer les grands, c'était de les avilir. Autour de cette idole s'organisa tout un système de fétichisme, ayant le palais de Versailles pour temple, les courtisans pour sacrificateurs et le peuple pour victime.

S'aperçut-on alors du gouffre qui se creusait autour du trône? En tout cas, il était trop tard. La royauté avait abaissé toutes les barrières qui gênaient l'exercice du pouvoir arbitraire; elle avait domestiqué ces farouches barons qui étaient quelquefois les rivaux, mais le plus souvent les soutiens de l'édifice monarchique; elle s'isolait ainsi dans des hauteurs où la foudre devait tôt ou tard l'atteindre.

Louis XIV mort, la France, un instant courbée sous son fouet et ses bottes à éperons, redressa superbement la tête. Les parlements moins soumis, et fortifiés des armes de l'opinion, essayèrent çà et là quelque résistance. Vint la Régence, qui engourdit dans la débauche ce qui restait de vigueur à l'aristocratie. Sous Louis XV, le pays s'accoutuma à ne plus avoir de maîtres; il était gouverné par des maîtresses qu'il méprisait. Quand Louis XVI monta sur le trône, les esprits, éclairés désormais sur les abus, étaient dans une horrible agitation, et il ne fit rien pour les calmer. Alors le peuple vint se présenter, la pique d'une main et la constitution de l'autre, sur les marches du Louvre.—Ce visiteur-là n'attend pas longtemps à la porte des rois.

Telle est la série des faits qui ont amené la Révolution Française. Un mot maintenant sur les doctrines.

Quoique le véritable esprit chrétien ne fut nullement en contradiction avec les principes de 89, il est très-difficile de lui attribuer une influence dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. La liberté dont on retrouve ténébreusement les traces dans les écrits des Pères de l'Église n'avait rien de commun avec la liberté civile et politique fondée par la Révolution Française. Nous voyons au contraire les doctrines de l'Église aboutir partout à l'obéissance passive. Lisez dans Bossuet le chapitre intitulé: Les sujets n'ont à opposer à la violence des princes que des remontrances, sans mutinerie et sans murmure, et des prières pour leur conversion. Voila quoi était en politique le sentiment du clergé orthodoxe; les armes de la prière étaient les seules que la liberté chrétienne put forger dans son arsenal. Nous doutons qu'avec ces armes-là on eût jamais pris la Bastille, et nous trouvons que le peuple de 89 fit sagement d'y ajouter un fer de lance.

Parmi les éléments qui préparèrent la Révolution Française, on n'a pas assez tenu compte du vieil esprit gaulois dont on retrouve la trace dans les fabliaux et dans quelques romans du moyen âge, esprit frondeur, satirique, riant sous cape de la noblesse et du clergé. A côté des écrivains orthodoxes se forma d'ailleurs, du XVe au XVIe siècle, une école de philosophes calmes, stoïques, dégagés des luttes religieuses, relevant plutôt de la tradition païenne que de l'Évangile, dénonçant avec une rare hardiesse tous les abus de leur temps: ce furent Michel Montaigne, Étienne de La Boëtie, Charron, Rabelais. Dans leurs ouvrages, si différents de verve et de style, s'épanouit la véritable liberté d'examen. Après eux vint Descartes, qui commença par faire table rase de toutes les connaissances acquises, et déplaçant dès le premier coup la base de la certitude, mit dans le moi le critérium de l'erreur ou de la vérité. Pascal démasqua les jésuites dans ses Lettres provinciales. Les voies étaient ouvertes: le XVIIIe siècle s'y précipita. Montesquieu, Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, Buffon, Condorcet, d'Alembert, quelle pléiade de génies! La théologie chrétienne s'était placée elle-même en dehors du monde et de la nature, la philosophie intervient et fournit à l'humanité ce qui lui manquait, la notion de ses droits. Est-ce à dire que la Révolution Française soit l'oeuvre d'une école de philosophes? Non. Les grands esprits du XVIIIe siècle exercèrent sans doute une vaste influence sur le mouvement des idées; sans eux, le triomphe des libertés publiques eût été ajourné indéfiniment. Mais les penseurs excitent et dirigent les forces vives de leur époque, ils ne les créent jamais. La source de toutes les forces et de toutes les initiatives était dans le peuple.

[Illustration: Louis XVI.]

Résumons-nous: La Révolution Française n'émane point du sentiment religieux; elle est fille du droit et de la justice.

Que répondre d'un autre côté à ceux qui lui reprochent de n'avoir point fait surgir de l'autel de la patrie un Dieu nouveau? Elle n'était point faite pour cela: essentiellement pratique et réaliste, elle s'est attachée aux faits, à la loi, à la réforme des institutions. Son oeuvre fut de déplacer l'axe des sociétés modernes en substituant au règne de la foi l'autorité de la raison.

II

La Révolution en germe dans la cabale.—La franc-maçonnerie.—Les mystiques.—Les inventeurs.

On n'a pas assez tenu compte d'une autre source d'opposition à l'ancien régime théocratique et monarchique: cette source, c'est la science.

Il est bien vrai que la science n'existait guère au moyen âge et même à l'époque de la renaissance des lettres et des arts. On ne découvre, à cette époque, que des systèmes incohérents, vagues, entachés de merveilleux. N'oublions pas toutefois que de l'alchimie s'est dégagée la chimie et que l'astrologie a été l'embryon de l'astronomie.

L'Église n'avait point en elle-même le principe de la science. L'homme, d'après elle, a été déchu pour avoir voulu savoir; il ne se relève que par l'ignorance volontaire, c'est-à-dire par la soumission de l'esprit à des dogmes révélés et à l'autorité visible des conciles. Une telle doctrine devait logiquement proscrire la libre pensée et frapper d'une réprobation terrible la recherche des lois de la nature. Les oeuvres d'Aristote furent brûlées par la main du bourreau. Condamnée, poursuivie par la justice ecclésiastique et séculière, la science se cacha, rentra sous terre. Enveloppée de formes obscures, bizarres, impénétrables, elle eut ses initiations, ses mystères. Elle se fit société secrète et prit le nom de cabale.

La cabale était une contre-Église.

Pour peu qu'on fouille dans les ouvrages des cabalistes (astrologues, alchimistes, magiciens), on découvre les opinions les plus étranges sur l'éternité de la matière, la transmutation des minéraux, l'engendrement des plantes et des animaux par une série de transformations naturelles, la chaîne magnétique des êtres, le tout brouillé dans des rêveries et des mythes dont le secret n'était accessible qu'aux initiés. Pourquoi ces voiles? C'est qu'alors la libre pensée ne se sentait point en sûreté sous les formes vulgaires du langage. Le livre écrit à style découvert courait grand risque d'être condamné aux flammes s'il contenait des opinions équivoques [Note: Témoin celui de Jean Scott qu'Honorius fit brûler]. C'est pour éviter cette menace perpétuelle de destruction que les cabalistes couvrirent opiniâtrement leurs idées d'une obscurité prudente. Ces précautions ne désarmèrent pas la surveillance de l'Église. Elle ne tarda point à découvrir la retraite dans laquelle l'esprit humain s'était réfugié. L'antagonisme de la science et de la foi éclata. Les cabalistes, sans fronder ouvertement l'autorité du dogme ni du mystère, ouvraient aux esprits curieux une voie d'investigations hasardeuses. De là conflit. Et pourtant beaucoup d'ecclésiastiques mordirent, durant le moyen âge, à la pomme des sciences occultes, comme quelques-uns d'entre eux goûtèrent plus tard aux doctrines philosophiques du XVIIIe siècle.

Entendons-nous bien: je ne veux pas dire que ces savants livrés, d'après un auteur du temps, à la pratique des arts séditieux, artibus quibusdam seditiosis, eussent sur la réforme religieuse et politique les mêmes idées que nos pères de 89. Non; mais ces hommes étaient des dissidents. Leur opposition, relative au temps où ils vivaient, inquiéta les maîtres de la société. L'Église et l'État condamnèrent la cabale comme la racine amère de toutes les hérésies et de toutes les nouveautés. La vérité est que l'orthodoxie sentait par cette voie ténébreuse les meilleures intelligences du temps lui échapper. Quoique l'esprit des sciences occultes fût très-indéterminé, le clergé jugea nettement que cet esprit n'était pas le sien. Qu'était-il donc? une tendance à se rapprocher de la nature, cette grande excommuniée que les docteurs déclaraient être la fille de Satan.

Moins la science est avancée, plus elle se nourrit de chimères et de folles illusions, plus elle croit déjà tenir sous sa main tous les secrets de la nature. L'ambition des alchimistes et des astrologues n'avait d'égale que leur inexpérience. Ils affichaient la prétention de faire de l'or, de prolonger indéfiniment la vie au moyen d'un élixir dont ils disaient avoir la formule, de créer un homme «en dehors et sans le secours du moule naturel», de dérober aux astres qui roulent au-dessus de nos têtes les arcanes de la destinée et de prédire ainsi à chacun les événements futurs, la grandeur ou la décadence des royaumes. Que ne promettaient-ils point à leurs adeptes? En agissant ainsi, étaient-ils de bonne foi? Il faut croire qu'ils se trompaient eux-mêmes. La base de la méthode expérimentale leur manquant, ils n'échappaient au mysticisme chrétien que pour se jeter dans les rêveries. Toujours est-il que l'attrait de ces sciences occultes devait séduire les imaginations et que le nombre des affiliés était considérable. Or la plupart d'entre eux (nous le savons par leurs ouvrages) se montraient très-préoccupés de palingénésie sociale. Ils s'attendaient à de grands événements, à des guerres durant lesquelles le sang coulerait à flot, «à des mutations de royaume et à des révolutions,» après lesquelles la paix et le repos retourneraient sur la terre. Songes creux, dira-t-on; soit, mais songes d'esprits inquiets, aspirant à un ordre de choses meilleur que celui sous lequel ils vivaient.

Non contents de voiler leurs idées sous les pages symboliques du grimoire, les alchimistes les avaient fixées dans la pierre. Il y avait à Paris un monument qui passait surtout pour contenir les secrets de la science hermétique; mais il fallait être initié pour déchiffrer le sens des figures. C'était le cimetière des Innocents. Sur l'un des murs on voyait un lion accroupi et enroulé d'une banderole avec ces mots: Requiescens accubuit ut leo; quis suscitabit cum? «Mon fils est couché comme un lion; qui le fera lever?»

Le lion s'est levé le 14 juillet 1789; il a aiguisé ses ongles sur les pierres de la Bastille, et ses rugissements ont fait trembler toute la terre.

Mal vus, mais redoutés à cause de la puissance infernale dont le vulgaire les croyait investis, les initiés aux sciences occultes exercèrent une assez grande influence sur l'opinion publique. La foule ignorante crut s'égaler à eux en se donnant au diable. Il y eut des confréries de sorciers. Dans ces âges d'ignorance et de superstition, une idée tourne tout de suite en épidémie morale. Le nombre de tels insensés devint considérable; Henri Boguet, grand juge en la terre de Saint-Claude, propose qu'on coupe la tête à trois cent mille, et demande «que chacun prête la main à un si bon office». Les moins coupables étaient conduits «à la fosse» pour y faire pénitence au pain et à l'eau. [Note: J'ai trouvé une ancienne gravure sur bois qui représente bien les idées du temps sur la Justice: une femme assise sur un siége de fer, la tête couverte d'un voile noir, les pieds enveloppés d'un suaire, la place du coeur vide et une balance à la main. C'est cette Justice qui expédiait les sorciers et les hérétiques.] La société d'alors, pour exercer ses violences contre les sorciers, s'autorisa du pacte qu'ils avaient, disait-on, juré entre eux de détruire les chefs de l'Église et de la monarchie.

«S'il advient, dit Juvénal des Ursins, que… icieux innovateurs de diables idolàtres soient mis en prison, ils doivent être punys comme trahistes du roy et crimineux de léze-majesté.» Les magistrats, aux XVe et XVIe siècle, firent arrêter un si grand nombre de ces malheureux, qu'on ne pouvait plus, dit un auteur du temps, les juger ni les exécuter, quoiqu'on y allât très-vite. De la mauvaise physionomie d'un homme on pouvait tirer contre lui un indice suffisant pour l'appliquer à la question. Le fils était appelé à porter témoignage de ce crime contre le père, le père contre le fils. Le châtiment des sorciers était la peine du feu. Le seul doute qui tourmentait, en France, plus d'un légiste, était de savoir s'ils devaient être brûlés tout vifs ou s'il convenait premièrement de les étrangler. Ces deux opinions réunissaient des partisans.—Je recommande de tels faits aux historiens sensibles qui versent tant de larmes sur les victimes du tribunal révolutionnaire; les excès provoquent toujours, dans l'avenir, d'autres excès; l'abîme appelle l'abîme; le bûcher appelle l'échafaud.

Les aveugles étaient, jusqu'en 1450, protégés par la loi: la peine de mort passait muette et désarmée devant cette grande infortune. Le bourreau n'avait rien à faire là où la justice divine s'était arrêtée si rigoureuse et si implacable. Le parlement de Paris n'en condamna pas moins au feu, pour crime de magie, un aveugle des Quinze-Vingts. Ce parlement célèbre fit exécuter en moins de trois mois (c'est lui qui s'en vante) un nombre presque innombrable, numerum pene innumerum, de sorciers. Celui de Toulouse, voulant prouver son orthodoxie et son attachement au roi, en jeta d'un seul coup plus de quatre cents dans les flammes du bûcher. Ces faits ne sont pas seulement atroces, ils sont féconds en enseignements.

Si la magie n'eût pas été, dans la pensée des juges, une insurrection contre l'ordre religieux et politique, elle n'eût pas été soumise à de semblables atrocités. Les délits relatifs aux institutions établies étaient en effet les seuls que l'État, menacé dans sa forme, dans sa durée, dans son repos, frappait à coups redoublés et à travers toutes les lois humaines, per fas et nefas.

Les anciens cabalistes rêvaient l'exécution du grand oeuvre; ils demandaient pour cela du feu, du métal et du sang. Précurseurs de la science, vous serez satisfaits! Le grand oeuvre s'accomplira; j'aperçois un inconnu qui, le visage masqué, les bras nus, la poitrine haletante et penchée sur la fournaise, remue les éléments d'une transmutation future: cet alchimiste, c'est le Progrès.

L'astrologie était une chimère; mais elle n'en servit pas moins à élargir pour l'homme la notion de l'univers. Mélange de fatalisme et de chaldéisme, elle reliait du moins notre globe à l'ensemble de la mécanique céleste: son erreur était d'y attacher aussi nos destinées. Les rois et les reines s'étaient fait longtemps tirer leur horoscope; en 92, ce fut le tour de la République Française.

«Heureuse France! s'écriait l'enthousiaste Loustalot, le soleil au signe de la Balance entrait dans le point équinoxial d'automne, quand tu jurais l'égalité et fondais la République; une concordance parfaite régnait, en ce moment, entre le ciel et la terre; c'est sous ces beaux auspices que tu disais anathème à la royauté et donnais à la liberté cette égalité sainte, que le soleil, à pareille époque, établit entre les jours et les nuits. République des Francs, tes hautes destinées sont écrites sur le livre même de la nature. Nation puissante et fortunée par-dessus toutes les autres, tous les ans à pareil jour tu trouveras le soleil au signe de la Balance, symbole de l'égalité.»

Hélas! cet oracle ne fut guère plus vrai que ceux de Nostradamus; mais si la République meurt quelquefois étouffée dans le sang de ses héros, elle renaît toujours.

Aux sciences occultes, à la société secrète des cabalistes succéda plus tard la franc-maçonnerie, poursuivant à peu près le même but, mais par des moyens beaucoup plus pratiques. Réduite durant des siècles à dissimuler sa marche, la libre pensée prit successivement différents masques. Elle se cacha sous le boisseau, sachant bien que le moment viendrait où elle pourrait poser dessus la lumière. Un des chefs de la franc-maçonnerie, Thomas Crammer, se faisait appeler lui-même le fouet des princes, flagellum principum. Les deux colonnes de cette grande institution étaient l'égalité et la fraternité. Les signes, les symboles, les initiations étaient autant de formes protectrices sous lesquelles s'exerçaient sa propagande et son action bienfaisante. Dans le temple s'effaçaient toutes les distinctions de naissance, de couleur, de rang, de patrie. La maçonnerie encourut à plusieurs reprises les disgrâces de l'Église et de plusieurs gouvernements. Laissons parler un inquisiteur romain: «Parmi ces assemblées, formées sous l'apparence de s'occuper des devoirs de la société ou d'études sublimes, les unes professent une irréligion effrontée ou une licence abominable, les autres cherchent à secouer le joug de la subordination et à détruire les monarchies. Peut-être, en dernière analyse, est-ce là l'objet de toutes: mais ce secret ne se communique pas en même temps ni à toutes les loges.» [Note: Extrait de la procédure instruite à Rome en 1790 contre Cagliostro. Les noms de Mesnier et de Cagliostro se trouvent mêlés, sur la fin du dix-huitième siècle, aux préludes de la Révolution française. Ce n'est pas que ces deux hommes aient jamais exercé sur ce grand événement une influence directe; mais la tournure cabalistique de leurs idées les fit ranger à tort ou à raison du côté des novateurs.] Cette accusation ne manque pas d'un fond de vérité; la Révolution serpenta durant des siècles par des chemins obscurs, jusqu'au jour où, transmise de la cabale aux loges maçonniques et des loges maçonniques aux clubs, elle apparut enfin la face découverte.

Tous les historiens royalistes qui ont écrit vers la fin du dernier siècle signalent d'ailleurs le rôle important que joua la maçonnerie dans le mouvement de 89. Presque tous les chefs révolutionnaires appartenaient à différentes loges. De même que les francs-maçons, les illuminés, les martinistes, préparaient le monde aux fêtes de l'égalité, à cette célèbre confédération du Champ-de-Mars où tous les Français se réunirent sous le soleil en un peuple de frères. Quels transports de joie! Une même nation, un même coeur. L'élément mystique est inséparable du travail de l'esprit humain et, cette fois du moins, malgré quelques écarts, il seconda l'élan général vers la vérité.

D'un autre côté, ne perdons point de vue qu'avec le temps la science réelle, positive, exacte, avait fait son chemin dans le monde. Elle s'était délivrée des langes du merveilleux et de l'utopie. Après bien des tâtonnements et des essais malheureux, elle s'était enfin trouvée sur son terrain: la méthode expérimentale. A chaque découverte qu'elle faisait se dissipait une erreur, s'évanouissait une superstition.

Galilée, Képler, Newton avaient trouvé la loi qui préside au mouvement des corps célestes. Ce n'est point le soleil qui tourne, c'est la terre. Que devenait alors la légende de Josué? Harvey avait pénétré dans le mystère de la circulation du sang. Descartes, Pascal, Leibniz avaient de beaucoup reculé les bornes des connaissances humaines. Chaque conquête sur la matière est une victoire pour l'esprit. L'industrie, le commerce, la navigation avaient largement profité des progrès de la chimie et de l'astronomie. Grâce aux recherches d'un protestant français, Denis Papin, et d'un Anglais, Watt, la puissance de la vapeur était presque conquise.

L'associé de Watt assistait un jour au lever du roi d'Angleterre;
Georges III le reconnut.

—Ah! Boulton, s'écria-t-il, voici longtemps qu'on ne vous a vu à la cour; que faites-vous donc?—Sire, je m'occupe de produire une chose qui est le grand désir des rois.—Et laquelle?—La force.

Les peuples en ont autant besoin que les souverains.

Il existe d'ailleurs un lien étroit entre la science et l'affranchissement de l'esprit humain. Quand les intelligences s'accoutument à chercher des lois dans la nature, elles en demandent bientôt à la société. L'arbitraire ne peut se soutenir qu'en face de l'ignorance. Aussi la Révolution fut-elle généralement saluée avec enthousiasme par les savants. Tous ceux qui avaient cherché dans l'univers un ordre appuyé sur les rapports naturels des choses ne pouvaient logiquement souffrir, dans les institutions civiles et politiques, un ordre imposé par la volonté d'un seul.

III

Les prisons d'État.—Le Prévôt de Beaumont.—Décadence de l'ancien régime.

On peut caractériser l'état des institutions monarchiques dès le milieu du XVIIIe siècle: une grande impuissance d'être.

Tous les rouages du gouvernement personnel s'usent; la royauté est salie; le peuple se désaffectionne; la noblesse elle-même tourne aux philosophes; le numéraire manque. Il n'y a que les prisons qui tiennent encore; mais leur secret est découvert. Le voile s'est déchiré sur l'abîme des iniquités de la justice humaine. Les geôliers ont beau faire, leurs victimes sont connues et pleurées. La bouche comprimée se tait, les pierres crient.

Chaque règne a son prisonnier célèbre:—sous Louis XIV, le masque de fer;—sous Louis XV ou plutôt sous madame de Pompadour, Latude;—sous Louis XVI, Le Prévôt de Beaumont.

Le crime de ce dernier était d'avoir découvert par hasard l'existence du pacte en vertu duquel on affamait la France. M. de Sartines le fit incarcérer. Transporté de la Bastille au donjon de Vincennes, de Vincennes à Charenton, de Charenton à Bicêtre, il défia successivement, dans une captivité de vingt-deux ans et deux mois, l'horreur de quatre prisons d'État. Couché nu, les chaînes aux pieds et aux mains, sur un grabat en forme d'échafaud, couvert d'un peu de paille réduite en fumier puant, la barbe longue de plus d'un demi-pied, condamné à la faim pour avoir dénoncé les auteurs de la famine qui ravageait la France, ne recevant que trois onces de pain par jour et un verre d'eau pour tout aliment, il vécut. La Providence, comme on dit, veillait sur cet homme, car il devait un jour révéler au monde un mystère d'iniquité.

Vainement de Sartines, son successeur Lenoir, le directeur du donjon de Vincennes, Rouge-Montagne,—quel nom de geôlier!—s'épuisent à étouffer cette bouche incorruptible. Possesseur d'un secret qui opprime sa conscience, Le Prévôt de Beaumont écrit dans la nuit du cachot, écrit toujours. On saisit les papiers; on les détruit; il recommence. Les persécutions des geôliers redoublent; cet homme est une tête de fer incorrigible, on n'aura plus de bontés pour lui. On le change de cachot; plus d'air, plus de jour. «De Sartines, raconte-t-il lui-même, avait essayé de me faire périr, en ne me délivrant tous les huit jours que trois demi-livres de pain et un petit pot d'eau pour ce temps. Je ne savais où placer cette petite provision. Les rats la sentaient, et je ne voulais point m'en plaindre, parce que d'ailleurs, plus officieux que mon geôlier, ils m'avaient, par leur travail, dessous les portes de mon cachot, procuré un filon d'air qui m'empêchait d'étouffer dans un lieu hermétiquement fermé; car le défaut d'air fait aussi promptement périr que la faim.» Dieu et les rats aidant, ce prisonnier réussit encore à vivre. Louis XV, sous le règne duquel il avait été arrêté, meurt; Louis XVI monte sur le trône; les ministres se succèdent. De temps en temps l'un d'eux venait faire, par manière de cérémonial, une visite au donjon de Vincennes. Malesherbes y vint. Le prisonnier fit retentir la prison de ses cris et de ses révélations foudroyantes.

—Ce pacte existe, criait-il, je l'ai vu!

Malesherbes jugea un tel homme dangereux et s'éloigna. Sa famille réclamait au dehors, on lui répondait avec la brutalité du laconisme administratif:

—Rien à faire.

Il espérait, il attendait, il écrivait toujours du fond de sa fosse; il accusait sans relâche les affameurs de la France et les siens. Une toile d'araignée en fer obscurcissait la fenêtre de son cachot; l'encre lui manquait; n'importe, il trouvait encore le moyen de tracer des caractères sur du linge avec du jus de réglisse ou du sang. La soif ni la faim n'ayant pu amortir cet indiscret témoin des horreurs d'un tel règne, on compta sur le scorbut: le voilà transporté à Bicêtre. Cet homme était indomptable et immortel comme la conscience; rien n'y fit: il avait vu, il devait révéler. La vérité, celle surtout qui est destinée à faire révolution dans le monde, a besoin de s'épurer au creuset d'une adversité persévérante. Cependant les idées marchaient; un souffle de liberté avait pénétré jusqu'aux pierres de la Bastille et du donjon de Vincennes. Les geôliers, Lenoir en tête, sentaient le sol chanceler sous eux. Comme les mauvais traitements n'épuisaient ni la vie ni le courage de Le Prévôt, on capitula. Le nouveau lieutenant de police, de Crosne, adoucit le sort du prisonnier et le fit transférer à Bercy, dans une maison de force. Il espérait que le prisonnier, dont le sort allait être amélioré, finirait par s'oublier lui-même dans cette nouvelle détention. C'était le moyen de dérober son secret à la connaissance du monde. Heureusement les prévisions et les intrigues des hommes de police furent déjouées. Il comptait les jours après les jours dans une fiévreuse angoisse, trompant les heures de sa longue captivité (vingt-deux ans!) par le travail et par la foi inébranlable en la justice de sa cause. N'était-il point appelé à rendre un grand service aux malheureux qui mouraient de faim? Enfin il respire.—Le 11 juillet 1789, Le Prévôt aperçut de Bercy, à l'aide d'une lunette, une fumée noire sur le faubourg Saint-Antoine; il vit le peuple foudroyer une masse hideuse et sombre: c'était la Bastille qu'on prenait.

Pendant trois jours, il regarda tomber cette forteresse où il avait passé treize sans air et presque sans nourriture. Quelle joie! La Bastille était une ennemie personnelle dont on le délivrait; chaque pierre qui tombait, c'était un douloureux souvenir dont sa mémoire était allégée.

[Illustration: Necker.]

La liberté de cet homme suivit de près la ruine de son ennemie; les verrous ne tenaient plus. Le Prévôt était un revenant qui accusait l'ancien régime en face de la Révolution. Le terrible secret qu'on avait voulu engloutir avec lui dans les cachots remontait à la lumière. Qu'était donc ce secret qui, découvert par mégarde, avait coûté à un malheureux vingt-deux ans de martyre? Le voici: il existait un projet arrêté, signé entre quelques hommes, ministres et directeurs généraux, «1re de vendre Louis XV dans le temps présent, avec son autorité, et Louis XVI pour l'avenir; 2e de donner la France, à bail de douze années, à quatre millionnaires désignés par noms, qualités et domiciles, lesquels masquaient toute la ligne; 3e d'établir méthodiquement les disettes, la cherté en tout temps, et, dans les années de médiocre récolte, les famines générales dans toutes les provinces du royaume, par l'exercice des accaparements et du plus grand monopole des blés et des farines.» Ce pacte avait été conclu; les auteurs en avaient reçu le prix,—le prix du sang.

Idée infernale! organiser la disette, faire la faim! La terre, de son côté, semble épuisée comme la monarchie; elle ne donne qu'à regret. Une mauvaise année succède à une année mauvaise; il paraît qu'on touche à la fin du monde; l'abomination de la désolation est dans les affaires de l'État. Les abus débordent; l'argent passe aux lieutenants de police, aux favorites et aux geôliers. Un Lenoir se fait, par ses machinations, 900,000 livres de revenu. A Vincennes, comme à la Bastille, une compagnie de cent quatre hommes coûte, depuis soixante-dix ans, trois millions et demi chaque année, pour ne garder dans ces deux prisons que les murailles et les fossés.

Le commerce des lettres de cachet produit des bénéfices énormes; les arrestations, les translations d'une prison dans une autre, les espionnages, les délations mangent la fortune publique et le bien des familles; d'incroyables attentats se commettent chaque jour contre la liberté des individus. On assure que Lenoir a vendu plusieurs fois des Français, arrêtés par lettres de cachet, à des marchands hollandais, qui les emmenaient pour être revendus comme esclaves à Batavia. Ces hommes de police se livraient à des monstruosités sous le voile de la sûreté de l'État; et quand plus tard le peuple indigné voulut mettre la main sur ces accapareurs et ces traîtres,—rien: ils s'étaient enfuis à l'étranger avec le fruit de leurs rapines.

Cependant les signes du temps et les présages annonçaient une catastrophe. Une maladie hideuse avait frappé Louis XV, et ce galant monarque n'était plus que la figure de la lèpre avec l'odeur du sépulcre. Les premiers-nés des maisons royales mouraient. La moisson était dévorée en herbe par la sécheresse du sol et les grains par les accapareurs qui se jetaient sur cette proie comme une nuée de sautereiles. Une main invisible renouvelait sur la France les plaies d'Egypte, mais le coeur des grands était endurci. Il ne restait plus qu'à changer en sang l'eau des puits. La catastrophe était inévitable. Les prophètes ne manquaient pas: la Révolution était prédite, annoncée dans les termes les plus clairs. Rousseau écrivait en 1770: [Note: Émile, livre III.] «Nous approchons de l'état de crise et du siècle de révolution. Je tiens pour impossible que les grandes monarchies de l'Europe aient encore longtemps à durer; toutes ont brillé, et tout État qui brille est sur son déclin. J'ai de mon opinion des raisons plus particulières que cette maxime; mais il n'est pas à propos de les dire, et chacun ne les voit que trop..» Voltaire écrivait en 1762: «Tout ce que je vois jette les semences d'une révolution qui arrivera immanquablement et dont je n'aurai pas le plaisir d'être témoin. La lumière s'est tellement répandue de proche en proche qu'on éclatera à la première occasion, et alors ce sera un beau tapage. Les jeunes gens sont bien heureux, ils verront bien des choses.» [Note: Lettre à M. de Chauvelin.] Ainsi le voile qui couvrait l'avenir était transparent; seuls les privilégiés s'obstinaient à ne pas voir.

La cognée était à la racine de la monarchie, que les classes nobles s'enivraient encore follement, à l'ombre de cet arbre rongé par mille abus. Les gentilshommes de la cour plaisantaient des cerveaux alarmés. Les oisifs reprochaient gaiement aux penseurs et aux écrivains de détourner le peuple de son travail et de ses devoirs.

Cependant tout déclinait. La beauté elle-même était vieillotte: du fard et de la poudre. L'état des moeurs rappelait la corruption des Romains sous les Empereurs. On s'amusait aux petits vers et aux petits soupers. La coquetterie remplaçait la pudeur, le libertinage tuait l'amour. Les abbés effeuillaient des roses aux divinités de l'Opéra: le bréviaire était devenu dans leurs mains l'almanach des Grâces. Voilà de quelle manière passait son temps cette société frivole, à la veille du jour où le châtiment allait éclater, où la Justice allait revendiquer ses droits.

Ce ne fut pourtant pas sur les plus coupables que tomba la foudre de l'irritation populaire. Cette parole de Moïse fut une fois de plus vérifiée: «Les pères seront punis dans leurs enfants.» La noblesse transmit à ses descendants la responsabilité de ses actes, et Louis XV fut guillotiné dans Louis XVI qui valait beaucoup mieux que l'amant de la Pompadour, le digne élève de l'infâme Dubois.

La foi n'existait plus que dans le clergé inférieur, et ça et là dans quelques campagnes. Sorti d'une étable, le christianisme était retourné aux toits recouverts de chaume. Dans les villes, l'esprit philosophique remettait en question tous les dogmes religieux. A côté des orgies d'une société mourante, une âpre école de libres penseurs, avocats, écrivains, rhéteurs, médecins, tabellions, travaillaient dans le silence à reconstituer les titres perdus de l'humanité. La conscience troublée révélait ses inquiétudes par des tressaillements infinis. On sentait vaguement que quelque chose d'inconnu allait venir.

IV

La Révolution pouvait-elle être évitée?—Louis XVI et Marie-Antoinette.—Affaire du collier.—Personne ne voit de salut que dans la convocation des États généraux.

Il y en a qui se demandent encore si la Révolution de 89 pouvait être éludée par des réformes. Turgot et Malesherbes l'ont essayé; l'un et l'autre ont échoué devant les obstacles. Le bras d'un homme n'était pas assez fort pour s'opposer aux excès d'une caste puissante et nombreuse; il fallait le rempart vivant de toute une nation. Peut-être même était-il inévitable que cette réformation du vieux monde fût produite par des moyens extraordinaires et violents. Les crimes contre la société entraînent des châtiments exemplaires qui épouvantent la Justice elle-même. On ne déracine pas les chênes sans remuer le sol autour d'eux.

Au moment où s'ouvre l'histoire de la Révolution, les deux derniers règnes ont détrompé la France royaliste. Les prisons d'État, les lettres de cachet, la censure, les impôts, livrés au caprice d'une courtisane ou d'un favori, ont créé dans les populations des villes l'esprit de résistance. Les iniquités des droits féodaux et des justices féodales, la corvée, les aides, la dîme, la milice, avaient soulevé les classes agricoles. Sans doute les abus étaient grands; mais, il faut en convenir, la Révolution Française fut surtout provoquée par les nouveaux instincts du peuple.

La première moitié de la vie des nations appartient au pouvoir et la seconde moitié à la liberté. A côté du sommeil de la cour et de la molle ignorance des grands seigneurs, les sciences et les lettres, ces filles du peuple, avaient marché: la parole mise au bout des doigts du sourd-muet; la foudre dérobée aux nuages; l'aérostat, ce vaisseau qui semble fait pour dompter un jour l'océan de l'air; tout cela avait donné aux hommes, jusque-là timides et soumis, une grande opinion de leurs forces. La nation étouffait de pensées; le moment de les écrire était venu, et quand les idées sont semées il faut qu'elles lèvent. Les philosophes sortaient en général de la classe inférieure ou moyenne. De toutes parts les larges têtes du peuple et de la bourgeoisie chassaient devant elles les fronts bas et renversés des petits-maîtres de la cour.

On touchait à l'année mémorable qui devait décider la lutte. L'horizon politique devenait de plus en plus sombre. Louis XVI, depuis son avènement, avait essayé successivement à la France plusieurs ministères que des obstacles nouveaux et imprévus venaient toujours renverser. Les circonstances étaient insurmontables; elles usaient les hommes. Calonne, bel-esprit, vain et prodigue, venait de disperser les restes du trésor public, dans lequel les maîtresses de Louis XV avaient puisé à pleines mains. [Note: La Dubarry reçut, en quinze mois, du trésor public 2,400,000 fr.]

Comme l'or est, dans les États monarchiques, le soleil de la corruption et l'instrument du pouvoir sur les consciences, instrumentum regni, Calonne, en agitant les finances, avait réveillé pour un instant autour du trône un éclat factice qui ne tarda pas à s'éteindre. On avait dépensé beaucoup trop d'argent; il crut que le remède était d'en dépenser davantage. Illusions!—Bientôt le numéraire manqua dans les caisses. Le cardinal de Brienne, élevé au rang de premier ministre par la retraite de Calonne, n'avait rien pu contre les progrès d'une banqueroute. Il venait de sortir des affaires, emportant le sentiment d'une calamité prochaine. Le mauvais état des finances creusait de plus en plus, sous les marches du trône, un gouffre dévorant, dans lequel devait s'engloutir l'ancien régime. Dans le mauvais état où étaient les affaires, un grand roi eût-il sauvé la monarchie en se mettant à la tête des réformes? J'en doute. Les abus avaient dépassé la mesure; la coupe débordait; la réaction contre l'ancien régime devait donc malheureusement être entachée d'excès. En pareil cas, on n'arrive à la modération qu'après un temps de violence. Louis XVI, d'un autre côté, n'était pas du tout l'homme qu'il fallait pour dominer les événements. Il ne savait pas vouloir. Élevé dans les traditions de la cour, il ne comprenait absolument rien à l'état des esprits ni aux tempétueuses exigences de l'opinion publique. Contracter une alliance sérieuse avec le tiers-état eût peut-être été le moyen de tout sauver; il n'y songea même point. Engagé comme roi par des liens séculaires envers la noblesse de France et le clergé, il s'obstinait à compter sur leur concours pour défendre la majesté du trône. Ne sachant trop de quel côté attaquer les abus, il se contenta d'abolir la torture et d'adoucir l'exercice du pouvoir arbitraire. Effrayé du rôle que lui imposaient les événements, il se réfugia dans les devoirs de la vie privée qui sont après tout les derniers devoirs d'un roi. On raconte que le Régent, homme d'esprit, libéral, mais sceptique, et avec lequel Louis XVI n'avait aucun autre trait de ressemblance, cherchait l'heure à une table chargée de montres, quand il eût dû la demander au cadran de son siècle. Au milieu du réveil des esprits, Louis XVI, lui, se livrait plus volontiers à des travaux manuels qu'à des plans de régénération politique. Il forgeait volontiers des clefs, des serrures; il entreprit et exécuta plusieurs grands ouvrages de serrurerie, entre autres une grille pour le palais de Versailles. Quelle dérision! Quelle amère critique des institutions monarchiques! Le culte du trône était en France une véritable idolâtrie. Le roi se montrait à distance comme une sorte d'être surnaturel. Que dut penser la noblesse, le jour où se tournant vers ce fétiche pour lui demander aide et protection, à la place d'un dieu elle ne trouva plus sur l'autel qu'un forgeron?

Cependant la nation, mal servie par ses ministres, mécontente du roi qui demeurait irrésolu, entendait bien ne plus prendre conseil que d'elle-même. Le voeu unanime réclamait la convocation des États généraux. Ces grandes assemblées étaient depuis longtemps suspendues: la dernière avait eu lieu en 1614. Formés à la vie politique par les écrits de Montesquieu, de Diderot, de Jean-Jacques, de Voltaire, beaucoup d'orateurs et d'hommes d'État qui n'avaient point encore fait leurs preuves, brûlaient du désir d'attaquer en face les priviléges et les abus. N'était-on pas à bout d'expédients? N'avait-on pas eu recours vainement à l'Assemblée des notables (1787)? Quel autre moyen que la convocation des États généraux pour remédier aux embarras dans lesquels les profusions des deux derniers règnes avaient jeté les finances?

On avait réduit les Français à l'état de servitude et de silence en les isolant; il leur suffisait maintenant, pour redevenir libres, de se réunir. C'est un spectacle curieux sur lequel on ne saurait trop réfléchir: le plus grand événement que le monde ait encore vu, entrant sur la scène par la porte basse et étroite d'une question d'argent. Sans le déficit légué par Louis XIV à Louis XV et par Louis XV à son successeur, il ne se fût pas rencontré de motif assez impérieux aux yeux de la cour pour convoquer la nation et l'ériger en conseil. La Révolution, ne voyant pas alors d'ouverture favorable, aurait bien pu s'éloigner et attendre encore un demi-siècle. La royauté, en somme, n'y aurait pas beaucoup gagné; mais Louis XVI aurait conservé sa tête.

Tout le monde tournait les yeux vers l'assemblée future comme vers une arche de salut. Le peuple affamé lui demandait du pain; la cour, embarrassée du poids des affaires, espérait y trouver des lumières pour sortir d'une situation difficile; le tiers état y voyait un moyen de ressaisir son existence politique.

A peine la déclaration du roi relative à l'assemblée des États généraux (23 décembre 1788) fut-elle connue, qu'une joie universelle éclata. Cette déclaration était arrachée à Louis XVI par la nécessité des circonstances. Il avait plusieurs fois écarté le fantôme d'une assemblée nationale comme une ombre importune qui en voulait à son autorité. Pour ce que le pauvre roi faisait de cette autorité, ce n'était guère la peine de tant marchander, mais enfin il la tenait et il ne voulait pas s'en défaire. Le projet d'une convocation des États généraux, envisagé d'abord avec effroi, quitté, puis repris, avait fini par s'imposer. La Révolution, en germe dans ce projet, devait courber bien d'autres obstacles que la résistance du faible monarque. Au fond, ses craintes personnelles n'étaient pas chimériques. Du jour où l'existence des États généraux fut décidée, le peuple français comprit qu'il venait de se donner un souverain. Louis XVI n'avait jamais beaucoup compté; il ne comptait plus du tout. Ni aimé ni haï, il passait cependant pour bonhomme. Le roi est excellent, disait la cour; le roi est bon, répétait la bourgeoisie; le roi est très-bon, s'avisa de demander un jour le peuple: mais à quoi?

Il y avait quelqu'un de plus étranger en France que le roi. Si Louis XVI n'était pas l'homme qui convenait à la gravité des circonstances, la reine Marie-Antoinette s'accordait encore moins avec les idées et les tendances nouvelles. Quoique jolie, elle manquait de charmes. Se montrait-elle en public, son air hautain soulevait dans la foule un sentiment qui ressemblait à de l'aversion. Une aventure acheva de la perdre: je parle de la vilaine affaire du collier. Coupable? Je n'assure pas qu'elle le fût; mais de tels scandales n'éclatent jamais autour des femmes sur le compte desquelles il n'y a rien à dire. Le cardinal de Rohan, esprit faible et ambitieux, grand dépensier, était tombé en disgrâce à la cour. La comtesse de La Motte lui persuada qu'elle avait le moyen de le remettre à flot. Elle alla jusqu'à lui promettre une entrevue de nuit avec Marie-Antoinette, dans le parc de Versailles. Le cardinal donna dans le piége. Une fille, dit-on, qui ressemblait beaucoup à la reine, couverte d'un mantelet blanc et la tête enveloppée d'une thérèse, joua le rôle que madame de La Motte lui avait appris, et de Rohan se crut au comble de la faveur.

L'intrigante insinua alors au cardinal que la reine avait grande envie d'un collier de diamants et qu'elle le chargeait de l'acheter en secret. De Rohan alla chez les joailliers de la couronne et en rapporta ce précieux talisman qui valait 1,600,000 livres. Le collier passa par les mains de la comtesse qui devait le remettre à la reine, mais qui se hâta de le vendre à son profit. De jour en jour les joailliers attendaient leur argent qui ne venait pas; c'est alors que se découvrit le pot aux roses. Le cardinal fut envoyé à la Bastille revêtu de ses habits pontificaux, et le parlement fut saisi de l'affaire. Cagliostro, impliqué dans cette intrigue et confronté avec madame de La Motte, nia intrépidement toute participation à ces coupables manoeuvres. Ne pouvant ébranler la force des arguments qu'il fit valoir pour sa défense, cette femme irritée lui jeta un chandelier à la tête en présence des juges. Cagliostro fut acquitté comme innocent et le cardinal de Rohan comme dupe. La comtesse, condamnée au fouet, à la marque et à la réclusion perpétuelle, fut enfermée à l'hospice de Bicêtre, dans un quartier qui servait alors de prison d'État. Vers 1840, feuilletant dans cet hospice l'ancien registre des écrous, je tombai sur la note suivante: 21 juin 1786, Jeanne de Valois, de Saint-Rémy de Luz, épouse de Marc-Antoine-Nicolas de La Motte, âgée de 29 ans, native de Fontette, en Champagne. Arrêt de la Cour: (à perpétuité), flétrie d'un V sur les deux épaules. Et plus bas, écrit par une autre main: Évadée de la maison de force le 5 juin 1787.

Nous avons raconté cette scandaleuse histoire du collier, d'après les témoignages des écrivains les plus favorables à la reine; mais l'affaire ne reste-t-elle point chargée de ténèbres? Quoi! des lettres fausses dans lesquelles l'écriture de la reine était imitée à s'y méprendre, une entrevue derrière une charmille, dans laquelle une soubrette est prise pour la reine par un cardinal habitué du château, un grand seigneur ayant tous les moyens de vérifier s'il a été dupe et qui persiste dans son mutisme, une rose donnée et reçue sans que le courtisan honoré d'une telle faveur ait cherché à lever le masque qui couvrait toute l'intrigue, tout cela peut être utile pour bien mener l'action d'un roman ou d'une comédie; mais, quand il s'agit d'un épisode de la vie réelle, l'histoire exige plus de vraisemblance. Aussi l'opinion publique resta-t-elle partagée en deux camps. A tort ou à raison, Marie-Antoinette était déjà fort décriée; elle avait marché d'un pied léger sur toutes les règles de l'étiquette et se livrait à mille caprices. Le Petit-Trianon était son séjour favori. «Une robe de percale blanche, un fichu de gaze, un chapeau de paille étaient la seule parure des princesses. Le plaisir de voir traire les vaches, de pêcher dans le lac enchantait la reine. On y jouait la comédie: le Devin du village de Rousseau, le Barbier de Séville de Beaumarchais y furent représentés. La reine remplissait le rôle de Rosine.» [Note: Mémoires de madame Campan.]

Tout cela était sans doute fort innocent; mais cette idylle convenait-elle bien à la tragique solennité des événements qui déjà obscurcissaient l'horizon politique? Les excentricités de la reine trouvaient du moins une excuse dans la froideur du roi à son égard. Ce gros homme était très-peu voluptueux: il fallut cinq ans de mariage, les murmures de la cour et une conversation secrète entre lui et le frère de Marie-Antoinette, avant qu'il sût donner un dauphin au royaume de France.

Dans la même année où s'ébruita l'affaire du collier (1786), une autre aventure sentimentale se passait en haut lieu, qui ne fut point connue du public et du moins ne déshonora personne.

La lecture de la Nouvelle Héloïse avait grisé jusqu'aux princesses du sang; la tête disputait encore contre les idées philosophiques, mais le coeur était pris; quelques femmes de la cour furent, à leur insu, les anges précurseurs de la Révolution. Elles allumaient dans leur propre sein la flamme qui allait régénérer la France. Au moment où le peuple devait abattre l'édifice monstrueux de la noblesse, l'amour effaçait de son côté les inégalités sociales.

Louise de Bourbon, petite-fille du grand Condé, belle et pieuse, avait toujours mené une vie irréprochable. Elle avait été élevée au couvent (le couvent de Beaumont-lez-Tours) avec toutes les princesses de ce temps-là: mais, différente de beaucoup d'entre elles, madame Louise avait conservé une réputation sans tache et toute blanche comme sa robe de pensionnaire. Quelle surprise et quel scandale, si l'on était venu dire alors: Cette vertu, cette sainte, cette grande fille de trente-deux ans a une affection dans le coeur que vous ne connaissez pas; Son Altesse Sérénissime la princesse de Condé aime un homme que son rang et sa naissance lui défendent d'épouser.—Cet homme obscur était le marquis de La Gervaisais. Leur liaison donna lieu à un commerce de lettres très-tendres qui demeurèrent secrètes jusqu'après 1830. Le marquis, simple officier de carabiniers, était grand admirateur de Werther, de la Nouvelle Héloïse et de Clarisse Harlowe. Impérieux, tracassier, original, grand discuteur, il s'éloignait presque en tout des routes battues. Madame Louise l'adora malgré ou peut-être pour ses singularités. Le coeur de cette princesse était excellent. «Comme il m'aime! s'écriait-elle dans ses lettres; vraiment, si quelque chose pouvait me rendre orgueilleuse, ce serait cela!» Fuir et s'unir à l'étranger par les liens du mariage, on y pensait quelquefois. Oh! combien dans ces moments-là une petite maison au bord d'une rivière, un bateau, une vigne et quelques pigeons flattaient leur imagination troublée! Vains songes! Il fallait qu'elle refoulât son coeur, emprisonnée dans la grandeur comme dans une cage d'or, inquiète et consolée, heureuse et malheureuse à la fois du seul sentiment naturel qui fût entré jusque-là dans son âme: elle n'avait pas connu sa mère. Des scrupules de conscience interrompirent après un an cette correspondance si douce et si contraire aux règles de l'étiquette. Je vis le marquis de La Gervaisais en 1836: c'était un grand vieillard, obsédé par une idée fixe. Dans son enthousiasme nébuleux il parlait sans cesse d'Elle, de l'Être, de l'Âme; on comprenait bientôt à qui s'appliquaient ces désignations mystiques.

Après la Restauration, la princesse se retira dans le couvent du Temple! Tout enfant, je fus conduit dans cette chapelle par ma grand'mère. Au moment de l'élévation, un grand rideau qui voilait tout le choeur s'ouvrait; on distinguait alors dans un clair-obscur des têtes de religieuses et de novices étagées dans des stalles de bois, puis tout au fond, à genoux sur un prie-dieu, une figure immobile et enveloppée: c'était madame Louise. Triste temps que celui où les princesses du sang royal n'avaient à choisir qu'entre une cour frivole ou le cloître!

[Illustration: Serment du Jeu de-Paume.]

Au début d'un événement qui finit par inscrire sur son drapeau la Terreur, je dois me demander une dernière fois s'il n'y avait pas un moyen de sauver la France sans traverser une mer de sang. J'ai beau chercher, je ne vois que le clergé dont la main aurait pu intervenir d'une manière efficace. Si, renonçant aux biens temporels, l'Église avait courageusement séparé sa cause de celle des privilégiés et des riches; si, prévenant le tumulte des esprits, elle eût elle-même ramené dans l'État l'égalité qui est dans l'Évangile; si, abandonnant au siècle les parties usées de son vêtement, elle eût reconnu la nécessité de régénérer le christianisme, de renouveler l'idée de Dieu, j'estime que son action sur la société aurait encore pu être féconde. Au lieu de cela, les prêtres, s'embarrassant dans toutes sortes d'intrigues et de complots, resserrant le lien qui les rattachait au temple vermoulu des vieilles institutions, s'obstinèrent à mourir sous des débris. C'est pour avoir manqué à leur mission que la justice humaine les châtia si cruellement et que la main du peuple s'appesantit sur eux.

Ministres de la paix, ils laissèrent s'engager la guerre: la guerre les tua. Et cependant ils n'avaient qu'à ouvrir les yeux. Déjà plusieurs fois, du haut de la chaire chrétienne, des avertissements leur avaient été donnés. J'entends gronder les murmures du peuple derrière ces paroles du P. Bridaine: «C'est ici où mes regards ne tombent que sur des grands, sur des riches, sur des oppresseurs de l'humanité souffrante, ou des pécheurs audacieux et endurcis; c'est ici seulement qu'il fallait faire retentir la parole sainte dans toute la force de son tonnerre, et placer avec moi, dans cette chaire, d'un côté la mort, de l'autre mon grand Dieu qui vient vous juger.» Si cette voix eût été alors celle de tout le clergé de France, l'édifice des priviléges et des abus qui s'écroula, quelques années plus tard, sous la main du peuple, serait tombé sans le secours de la hache. L'égoïsme du haut clergé s'opposait à cet heureux dénouement.

On se demande comment une Révolution née de la justice a pu, dans l'ivresse de la colère et du succès, reculer quelquefois jusqu'à l'injustice même. Autant demander pourquoi le reflux succède au flux. Les hommes de la Terreur avaient commencé par vouloir presque tous l'abolition de la peine de mort; les circonstances seules leur avaient mis le glaive dans la main. Leurs entrailles saignaient sans doute des blessures que la Révolution portait de temps en temps à l'humanité; mais comme ils croyaient sincèrement cette Révolution nécessaire au bonheur du monde entier et qu'ils s'y dévouaient eux-mêmes corps et âme, ils se firent une volonté de fer.

La situation des affaires était d'ailleurs tellement extrême que, d'une part comme d'une autre, on poussait également aux violences. Le langage des défenseurs de la cour ne différait guère, en 1789, de celui de Marat. Que disaient-ils au roi? Un peu de sang impur versé à propos fait souvent le salut d'un empire.—Si le sang des révolutionnaires était impur aux yeux des royalistes, celui des royalistes ne devait pas être plus sacré pour les révolutionnaires. De tous les côtés, je vois les partis entraînés à l'agression et les épées à demi tirées du fourreau. Il faut donc nous résoudre à un cataclysme. Les fléaux régénérateurs qui agitent, à un moment donné, la vie des nations, rentrent-ils dans les lois qui président aux destinées du genre humain?—Demandez aux crises géologiques qui ont préparé l'économie actuelle du globe! De près, ce ne sont que convulsions et ravages; il semble que les éléments saisis de terreur se précipitent vers une grande ruine, et que la création touche à son dernier jour. Attendons. A peine la face agitée des choses s'est-elle reposée, que les agents de destruction se changent visiblement en des agents de formation et de progrès. Le dépouillement douloureux du vieux monde laisse entrevoir, après les jours de déchirement et d'angoisses, la figure d'un monde nouveau qui lui succède. La mort, la féconde mort, n'a fait que renouveler encore une fois le spectacle de la vie; rien n'a fini que ce qui devait finir. Par malheur, ces salutaires changements ne sont pas tout de suite appréciés; longtemps une grande voix sort du sépulcre, et l'on entend retentir dans l'âge suivant comme un bruit d'ossements qui s'agitent.

Que répondre aux élégies sentimentales des adversaires de la Révolution? Ils ressemblent à Laban qui poursuivait Jacob et lui reprochait de lui avoir volé ses dieux: Cur furatus es deos meos?—Hé! bonnes âmes, le grand mal, si ces dieux étaient des idoles! Depuis plus d'un siècle, le ver du doute commençait à ronger vos croyances monarchiques; vous aviez mis la Divinité dans des images de chair; la religion même du Christ expirait sous les chaînes d'or d'une politique athée. Le dix-huitième siècle, sensuel et corrompu, avait amené le paganisme dans nos moeurs; l'esprit allait de nouveau châtier la chair. Des hommes parurent qui, traitant la matière pour ce qu'elle est, exagérèrent envers les autres, comme envers eux-mêmes, le mépris du corps et de la vie. Entraînés par la tourmente à immoler les ennemis de la Révolution et à s'immoler après eux, ils se couvrirent stoïquement de l'immortalité de l'âme. Écoutez Saint-Just: «Je méprise la poussière qui me compose et qui vous parle; on pourra la persécuter et faire mourir cette poussière, mais je défie qu'on m'arrache cette vie indépendante que je me suis donnée dans les siècles et dans les cieux!» Quel langage! Fort de ces convictions, il mourut sur l'échafaud, bravant la calomnie et l'injure.

Parmi les adversaires systématiques de la Révolution Française, il en est sans doute de considérables par le talent; leur jugement ne saurait toutefois prévaloir contre le sentiment national. A l'avènement du christianisme, ceux qui ont voulu contrarier la marche de la nouvelle doctrine ont été brisés. Le plus grand de tous, Julien, qui était pourtant un sage et un penseur, n'a réussi qu'à flétrir son nom d'une épithète odieuse. La postérité traitera de même les hommes qui résistent aux principes de la Révolution; lutter contre elle, c'est lutter contre l'esprit moderne. Le jour viendra où, blessés à leurs propres armes, ces ennemis de la lumière jetteront eux-mêmes leur sang vers le ciel en s'écriant: «Révolution, tu as vaincu!»

V

Le clergé, la noblesse et le tiers état.—La mission de la France, et pourquoi elle devait tomber aux mains des Montagnards.

Un mot sur les trois ordres qui vont représenter la nation aux États généraux.

Au moyen âge, le clergé, étant seul en possession des lumières, jouissait d'une autorité incomparable. Il perdit cette autorité à mesure que l'éducation se répandit dans le royaume. «C'est la clergie qui a fait le clergé, écrivait Camille Desmoulins. Aujourd'hui que nous savons tous lire, il ne peut plus y avoir que deux ordres, et chacun doit rentrer dans le sien. Nous sommes tous clergé.» Le titre d'ecclésiastique avait disparu dans le sens de lettré; il ne subsistait plus que pour désigner un ministre de la religion. Or, comme l'Église était alors menacée, d'un côté par l'esprit sceptique du siècle, de l'autre par la corruption intérieure des ordres religieux, il en résulta que la puissance du clergé n'avait plus de grandes racines dans le pays. Il en est de même de toutes les institutions; elles se détruisent avec le temps et s'évanouissent en inoculant leur supériorité morale à la nation tout entière.

On a beaucoup écrit sur l'origine militaire de la féodalité. A vrai dire, ce n'est pas la noblesse qui est sortie du droit des armes, c'est la conquête; mais la conquête fut suivie du partage des terres entre les envahisseurs, et c'est sur la propriété foncière que l'aristocratie féodale s'est établie. Le cadre de notre travail nous interdit toute excursion sur le terrain des premiers siècles de la monarchie. Il suffira donc de savoir que l'importance de chaque seigneur était alors déterminée par le rang qu'occupaient ses ancêtres dans la hiérarchie sociale, et par l'étendue des domaines qu'ils lui avaient transmis. Se regardant comme d'une race supérieure à celle des autres mortels, les nobles adoptèrent pour eux-mêmes le titre de gentilshommes, par opposition aux roturiers qui furent appelés vilains. La division des classes s'appuyait donc, à l'origine, sur des caractères physiologiques. C'était du moins quelque chose de tracé dans la nature. Avec le temps, les races se croisèrent, le sang des conquérants fut mêlé à celui de la population conquise. Les priviléges de la noblesse n'eurent plus alors d'autres raisons d'être que la force, l'usage et la tradition. Tout cet édifice s'appuyait sur l'ignorance et la dépendance des vassaux comme sur une base inébranlable.

Ce qu'il nous importe surtout de connaître est l'histoire du tiers état.

Grâce à une infatigable économie, la classe bourgeoise était arrivée à sortir de la situation humiliante que l'aristocratie lui avait faite. Éclairée, avide, envahissante, elle se remuait pour saisir la part d'influence qui lui revenait, en toute justice, dans les affaires de l'État. Son seul tort fut de vouloir limiter les résultats de la Révolution; elle voulait bien améliorer le sort du peuple, mais non l'admettre à la participation des droits qu'elle réclamait pour elle-même. Cet égoïsme de caste devait être puni. La borne qu'elle avait marquée fut emportée par le courant. L'isolement et la résistance du tiers firent de plus avorter une partie des résultats moraux que la Révolution Française devait produire.

Le peuple était cette masse obscure, laborieuse, féconde, qui alimentait depuis des siècles l'agriculture, le commerce, l'industrie, l'armée. Son origine remontait à la vieille couche celtique. Recouverte par des invasions successives qui s'étaient superposées à la population des Gaules, cette race forte se remontrait toujours et donnait ses traits au caractère national. Incomparablement plus nombreux que les trois autres ordres, le peuple était la nation même. «C'est le peuple, écrivait en 1760 Jean-Jacques Rousseau, qui compose le genre humain; ce qui n'est pas peuple est si peu de chose, que ce n'est pas la peine de le compter.» Ce si peu de chose néanmoins était tout dans l'État, tandis que le reste n'était rien. Voilà l'injustice que le mouvement de 89 allait sans doute réparer.

Le peuple servait d'assise à la Montagne; c'est par lui qu'elle domina toute la Révolution; qu'elle a fait la loi, soutenu la guerre, dompté les factions. La France était à la veille de sa perte: les Montagnards la sauvèrent; les ennemis du dedans furent comprimés et les ennemis du dehors furent repoussés la baïonnette dans les reins. Il y avait, comme toujours, un troupeau d'hommes qui rapportent tout à eux-mêmes et à des jouissances sensibles, indifférents pour la vertu et pour l'honneur national, lâches, égoïstes, avides; mais alors, du moins, ils se cachaient. Des législateurs moins convaincus auraient pris le genre humain en pitié; ceux de la Montagne s'indignèrent. Comme Moïse, ils voulurent faire un peuple.

Des institutions monarchiques, fondées sur la corruption et la bassesse, aux institutions républicaines, assises sur le devoir et la dignité humaine, il y avait la distance d'un désert à traverser; aucun obstacle ne les arrêta. Le sol de la Révolution était brûlant; il s'entr'ouvrait de lui-même sous les pieds des mécontents et des traînards pour les engloutir. De regrettables excès ternirent cette grande époque; mais au-dessus et par delà les mauvais jours, les chefs du mouvement révolutionnaire entrevoyaient la terre du repos. Ils marchaient à la fraternité à travers la discorde et le châtiment, mais ils y marchaient; la peine de mort elle-même allait disparaître, quand, arrêtés dans leur rêve sublime par la trahison et l'intrigue, condamnés, non jugés, les Montagnards tombèrent.

La Révolution Française ne ressemble à aucune des révolutions qui ont agité le monde: les autres étaient des déplacements de la force; celle-ci fut un avènement d'idées. Ce qu'il importe surtout de dégager dans cette grande tentative de régénération morale, c'est la pureté des motifs. Que parle-t-on de représailles? Le sang de toute la noblesse de France n'aurait point suffi à laver les plaies que l'ancien régime avait faites au peuple et à la liberté. Non, l'ivresse de la colère ni de la vengeance n'a point dirigé, quoi qu'on en dise, les mesures énergiques (trop énergiques souvent) dont la Révolution a frappé ses ennemis; la raison des coups terribles qu'elle leur porta est dans la résistance qu'ils opposaient à ses principes et à ses droits.

Est-il plus vrai que la Convention ait maîtrisé par le glaive la volonté du pays? Jamais gouvernement n'a démontré, au contraire, d'une façon plus éclatante, l'impuissance de la force matérielle. Où était-elle en effet, cette force? Dans la Vendée, dans les départements révoltés, surtout dans la coalition étrangère. Sans doute l'Assemblée nationale a répondu au canon par le canon; à défaut d'armée dans l'intérieur, l'échafaud consterna les rebelles: qu'est-ce que cela auprès du système compliqué d'armes offensives et défensives dont les gouvernements dits réguliers se servent pour assurer leur existence? La puissance de la Convention, avant tout, appartenait à l'ordre moral; elle envoya des armées sur les frontières,—pauvres armées de volontaires, sans fusils et sans pain!—elle décréta la terreur dans le pays soulevé par d'odieuses manoeuvres; mais ce fut bien plutôt l'artillerie des idées nouvelles qui foudroya au dehors l'étranger, et le poids de l'opinion qui accabla au dedans les conspirateurs et les traîtres.

Je repousse le système historique de la force et de la nécessité. La force ne donne pas le droit; la nécessité n'excuse que les consciences douteuses. Il faut s'élever vers un autre ordre d'idées. Le peuple français accomplit dans la Révolution Française une grande mission: désigné par son caractère au rôle d'initiateur du genre humain, il a conquis, pour lui et pour les autres nations, à force de sacrifices et de larmes, une vérité, une existence nouvelle. A sa tête se sont trouvés, quand les circonstances l'exigeaient, des hommes extraordinaires, des hommes prévus, qui, faisant taire dans leur coeur les sentiments de la nature, étouffant jusqu'à la pitié, ont mis les principes au-dessus de la vie. Ce sont ces principes, en effet, qui devaient régénérer les institutions. Il en est des peuples comme des hommes: les uns sont nés pour l'égoïsme, les autres pour le dévouement. La France est douée d'une force d'expansion merveilleuse; elle travaille, meurt et renaît sans cesse pour le salut du monde. Voilà sa destinée, son devoir. Si les hommes de 93 ont défendu la patrie avec un héroïsme qui tient du prodige, soit à la tribune, soit sur le champ de bataille, c'est que la France était à leurs yeux le sol d'une idée; ôtez cette idée, et le territoire, malgré les intérêts qui s'y attachent, malgré le sang martial de ses enfants, le territoire eût été envahi. Dira-t-on qu'ils combattaient pro aris et focis, ces conscrits sans veste et sans souliers, qui opposaient leur poitrine nue à la mitraille? Des autels? ils étaient renversés. Des foyers? ces hommes-là n'en avaient pas encore.—Pour qui donc combattaient-ils? Oh! nous le savons tous, ils combattaient pour la Révolution. C'est l'esprit de la liberté qui a gardé nos frontières.

La Montagne était le Sinaï de la loi nouvelle; terrible et foudroyante, avec des éclairs aux flancs, un peuple prosterné à ses pieds et Dieu au sommet.

Au peuple français se rattachaient les destinées des autres peuples, à la Révolution, était lié le renouvellement de l'esprit humain. Qui pouvait résister à cela? Trop près des hommes et des choses pour voir la main qui poussait les événements, d'insensés agitateurs demandèrent au passé et aux ténèbres de les couvrir. Ils se plongèrent d'eux-mêmes dans la mort. Quant aux chefs de la Révolution, ils luttèrent jusqu'au bout l'épée haute. Dépositaires de la puissance, ils voulurent hâter le terme des douleurs, enfanter l'avenir. Ils périrent aussi dans l'action; mais leur oeuvre ne périra pas. La Révolution désormais n'a plus de violences à exercer; elle forcera l'entrée des esprits par la lumière et ouvrira les coeurs par l'amour. Déjà ses ennemis se sentent fléchir. Le moment viendra, je l'espère, où nous nous réconcilierons tous au pied de l'arbre de la liberté dont elle a enfoncé les racines dans un sol nouveau et parmi des débris tachés de sang.

Mais n'anticipons point sur la marche des événements: nous n'en sommes encore qu'aux débuts de la Révolution Française. Louis XVI règne à Versailles entouré du respect de son peuple; tout le monde le félicite d'avoir enfin convoqué les États généraux; Necker, son premier ministre, est l'idole de la classe moyenne. Le ciel, naguère chargé de nuages, s'est éclairci; tout le monde espère en l'avenir.

CHAPITRE DEUXIÈME

L'ASSEMBLEÉ CONSTITUANTE

I

Les élections.—Convocation des Etats généraux.—Serment du
Jeu-de-Paume.

L'élection des députés aux États généraux fut la préface de la Révolution Française; qui ne la trouve digne de l'oeuvre? Le pays, las de l'arbitraire, réclamait, par la voie des cahiers, une manière fixe d'être gouverné, une constitution. Les communes entendaient qu'on les délivrât de ces formes surannées qui classaient la nation en deux espèces d'hommes: les oppresseurs et les opprimés. Dans ces cahiers, dits de condoléance, on se plaignait des abus du système féodal, de l'absence d'une juridiction fixe et uniforme, des priviléges qui pesaient sur l'industrie, de l'inégalité des impôts et contributions territoriales. Tout était incertain, abandonné au hasard, c'est-à-dire au caprice des puissants. Le moyen qu'on indiquait pour remédier à ce mal dans la société, c'était de substituer la loi à l'arbitraire et d'armer les volontés générales d'une force réelle, supérieure à l'action de toute autre volonté. Déjà l'esprit de la Révolution était mûr; sa marche était tracée. L'autorité se déplaçait naturellement et sans bruit. De toutes parts, on sentait le besoin de limiter les anciens pouvoirs et d'en créer de nouveaux dans la nation même. Jusqu'ici le roi avait dit: «Nous voulons»; maintenant le pays voulait. [Note: Voyez les Cahiers de la Révolution, par Chassin, et le Bonhomme Jadis, par l'auteur des Montagnards éditeur Dentu.]

Les obstacles à cette heureuse rénovation étaient grands, mais ils ne semblaient point insurmontables. Les intérêts privés, en contradiction ouverte avec l'intérêt général, étaient de plus divisés entre eux. La guerre éclatait au sein même des priviléges et des privilégiés. La noblesse comptait sur les États généraux pour lier les mains du roi et pour appauvrir le clergé, qui, de son côté, songeait à humilier l'aristocratie. Il y avait alors le haut et le bas clergé: quel contre-sens parmi les ministres de Celui qui n'admettait pas qu'on fît acception des personnes! Le haut clergé voulait conserver tous les abus; le clergé inférieur consentait à certaines réformes. Le tiers état seul s'entendait pour détruire les inégalités dans l'Église et dans l'aristocratie. Les cahiers du clergé et de la noblesse contiennent d'ailleurs quelques voeux significatifs; on se reconnaissait mutuellement des torts. La conversion de l'ancien régime devait commencer par un examen de conscience et par une confession publique.

Ces importantes élections se firent dans les circonstances les plus critiques. L'année 1788 avait affligé la France d'une nouvelle disette. La terre se resserrait comme le coeur des riches dans cette société égoïste. L'été avait été sec, l'hiver fut froid: ni pain, ni feu. L'inactivité des travaux entraînait la baisse des salaires, qui, combinée avec la cherté des subsistances, répandait la tristesse et la misère dans les familles. Il faut sans doute que toutes les grandes choses germent dans le besoin et la pauvreté: la Révolution eut pour langes le déficit et la disette.

Le peuple supportait héroïquement tous ces maux. En présence de la démoralisation effroyable de la noblesse et du clergé, il avait les vertus qu'engendre le travail. Quelques troubles insignifiants, presque tous suscités par l'aristocratie ou par la cour, traversèrent, dans les provinces, les opérations des électeurs. A Paris, Réveillon, ancien ouvrier, fabricant de papiers peints, avait tenu des propos atroces. Il se proposait de réduire la paie des ouvriers à quinze sous par jour, disant tout haut que le pain était trop bon pour ces gens-là, qu'il fallait les nourrir de pommes de terre. Sa maison fut saccagée. Après un simulacre de jugement, il fut pendu lui-même en effigie sur la place de Grève. [Note: L'impartialité veut que je recueille tous les avis; voici celui de Barère: «Des intrigants excitèrent et ameutèrent les ouvriers pour avoir le prétexte de se plaindre officiellement des troubles de Paris et provoquer le déploiement violent de la force armée contre cette émeute de fabrique. On accusait alors un grand personnage d'avoir voulu effrayer les députés, produire une commotion populaire pour amener des troubles et par suite l'impossibilité de convoquer les États généraux.»]

Depuis quelques années, en France, les esprits étaient malades, comme il arrive presque toujours à la veille des transformations sociales. L'annonce de la convocation des États généraux fut pour tous un grand soulagement, une détente. Le 4 mai eut lieu à Versailles la messe du Saint-Esprit. Les députés du tiers état, en modestes habits noirs, mais acclamés par la faveur publique; la noblesse en grande pompe, avec ses chapeaux à plumes, ses dentelles et ses parements d'or, accueillie par un morne silence; le clergé divisé en deux classes: les prélats en rochet et robe violette, puis les simples curés dans leur robe noire, défilèrent devant une foule immense. Le roi fut applaudi; c'était pour le remercier d'avoir convoqué les États. Au passage de la reine s'élevèrent quelques murmures; des femmes crièrent: «Vive le duc d'Orléans!» Marie-Antoinette pâlit et chancela; la princesse de Lamballe fut obligée de la soutenir.

Ce jour-là, Versailles était Paris, la nation semblait étonnée d'avoir recouvré la parole après un silence forcé de soixante-quinze années. L'enthousiasme ne peut se décrire. Les vieillards pleuraient de joie, les femmes agitaient leurs mouchoirs aux fenêtres et jetaient des fleurs sur les députés des communes. Tous les coeurs s'ouvraient à une vie nouvelle. Les Français n'avaient été jusqu'ici que des sujets, le moment était venu pour eux de se montrer citoyens. L'évêque de Nancy, M. de La Fare, fit un sermon politique. Il parla contre le luxe et le despotisme des cours, sur les devoirs des souverains, sur les droits du peuple. Les idées de liberté, enveloppées dans les formes chrétiennes, avaient je ne sais quoi d'attendrissant et de solennel qui pénétrait toutes les âmes. On appellerait volontiers ce 4 mai le jour de la naissance morale d'une grande nation.

[Illustration: Camille Desmoulins.]

Le 5, les douze cents députés se réunirent dans la salle des Menus, convertie en salle des séances.

Le clergé fut assis à la droite du trône, la noblesse à gauche et le tiers en face. Le roi ouvrait d'une tremblante main l'antre des discussions politiques; il craignait d'en déchaîner les vents et les tempêtes. La frayeur perçait dans son langage embarrassé, diffus, ombrageux, et dans celui de son ministre, le garde des sceaux M. de Necker. On avait convoqué la nation, et on lui exprimait indirectement le voeu d'être délivré de son concours. La France prétendait hâter, par l'assemblée des États, les innovations nécessaires; la couronne comptait, au contraire, sur cette mesure pour les modérer. A des hommes rassemblés pour réformer et gouverner le pays, on ne parla que de finances, on ne demanda que des subsides. La cour ne voulant pas que la discussion s'élevât jusqu'aux idées, elle lui traçait d'avance un programme. Les représentants de la nation étaient encore attachés à la personne du roi, mais ils se retranchèrent derrière leur mandat pour lui résister. Louis XVI avait une belle occasion de retremper ses droits dans la souveraineté populaire: c'était d'abdiquer son pouvoir en entrant dans la salle des séances, pour le recevoir ensuite du libre consentement de l'Assemblée. Il n'en fit rien.

Une question préoccupait surtout les esprits: quelle serait enfin la situation du tiers relativement aux deux autres ordres? Le voeu des communes était formel: les Français devaient cesser d'appartenir à différentes classes; à l'avenir, l'ensemble des citoyens et du territoire constituerait l'État. Il ne doit y avoir qu'un peuple, qu'une Assemblée nationale. Les États se trouvèrent réduits, dès le début, à l'inaction. La noblesse et le clergé voulaient qu'on votât par ordres, et les communes par têtes. La noblesse montrait pour ses priviléges un attachement intraitable; le clergé ne voulait pas abandonner ses prétentions; la vieille France hésitait à se fondre dans la France nouvelle. Composée d'éléments hétérogènes, l'Assemblée ne pouvait vivre qu'en les ramenant à l'unité. Le tiers état se trouvait être le lien de cette unité nécessaire, le médiateur des pouvoirs particuliers qui allaient se réunir dans un grand pouvoir national.

Je passe sur bien des lenteurs et des retards; je ne puis pourtant omettre les résistances qui amenèrent la ruine de ce qu'on espérait sauver. Ces fluctuations (on perdit tout un grand mois à négocier pour la réunion des trois ordres) réjouissaient la cour. Les défiances du pouvoir souverain croissaient avec l'énergie des communes. En même temps, on serrait Paris de troupes. Le mauvais vouloir des conseillers du roi éclatait par des actes significatifs: le Journal des États généraux, dont Mirabeau avait publié la première feuille, venait d'être supprimé. Quel moment choisissait-on pour mettre le scellé sur les idées? Celui où la nation, impatiente, s'était réunie pour rompre le silence violent qu'on lui imposait depuis des siècles! La liberté de la presse, mère de toutes les autres libertés, venait d'être frappée: c'est toujours la première à laquelle s'attaquent les réactions.

La cour espérait rencontrer peu de résistance à l'exécution de ses projets. Quels étaient ces projets? Louis XVI avait-il l'intention de frapper un grand coup? Voulait-il attaquer ou se défendre? Mais se défendre contre qui? Le peuple et l'Assemblée tenaient encore pour le roi. Cette conduite louche et ténébreuse entretenait une inquiétude profonde. «Que la tyrannie se montre avec franchise, s'écriait Mirabeau, et nous verrons alors si nous devons nous roidir ou nous envelopper la tête!» Mirabeau! qu'était cet homme?—Un monstre d'éloquence.—Que venait-il faire?—Détruire. Il reprochait à la société les meurtrissures qu'elle lui avait faites, et les vices dont il était gangrené. Ses aventures scandaleuses avaient fait du bruit, mais, comme les rugissements du lion imposent silence, dans la forêt, aux cris lugubres du chacal et aux hurlements de la hyène, cet homme allait écraser la médisance sous la puissance de son organe.

Le jour où il parut aux États généraux fut pour lui, de même que pour le pays, un jour de rénovation. Mirabeau avait eu à souffrir de la tyrannie de la famille et de celle du pouvoir; il allait envelopper son ressentiment dans la colère d'un grand peuple.

La situation devenait périlleuse. La cour, livrée à une agitation extrême, n'osait ni frapper ni céder. Dans des conjonctures si difficiles, l'Assemblée sentait le besoin de lier son sort à celui du peuple. «Que nos concitoyens nous entourent de toutes parts, s'écriait Volney, que leur présence nous anime et nous inspire!» D'un autre côté, les royalistes répétaient à outrance que la société allait périr sous le débordement de la démocratie. Au milieu de tant d'ennemis, l'Assemblée ne disposait que d'une force morale; à la vérité, cette force commençait à être immense. La voix des députés du tiers était grossie par tous les échos de l'opinion publique. Les têtes bouillonnaient, et le volcan dont on entendait déjà les grondements sourds et profonds ouvrait son cratère à quatre lieues de Versailles. La cour avait pour elle l'armée; l'Assemblée avait Paris. Là, l'exaspération était au comble: les aristocrates indignaient le peuple par le retard qu'ils apportaient à l'organisation de l'Assemblée. Au milieu du jardin du Palais-Royal s'élevait une sorte de tente en planches où l'on discutait sur les affaires publiques. Chaque café était un club; chaque club avait ses orateurs. Les plus hardis déclaraient que si la cour persistait dans sa résistance, la noblesse dans son refus de se joindre aux deux autres ordres et l'Assemblée des États dans son immobilité, le peuple ferait bien d'agir par lui-même. La disette contribuait à entretenir cette fermentation. Des nouvelles inquiétantes circulaient de bouche en bouche. Les troupes se massaient entre Paris et Versailles. Pourquoi ce déploiement de forces? Pourquoi dans l'état de détresse où étaient les finances de la nation, faisait-on venir des frontières, à grands frais, des trains formidables d'artillerie? Il fallait du pain, on apportait des boulets!

A Versailles, le sentiment national était plus calme; mais il était aussi ferme. On s'attendait à un acte d'autorité royale, à un coup d'État. La situation était telle qu'elle ne pouvait se prolonger. L'entêtement et la violence des conservateurs devait, d'un jour à l'autre, provoquer la lutte. Le bien allait-il sortir de l'excès du mal? Les Communes, entravées dans leur marche par la résistance passive des deux autres ordres, le haut clergé et la noblesse, enveloppées par les intrigues de la cour, à bout de patience, mettaient une lenteur désespérante dans la vérification des pouvoirs.

Les députés du tiers, comme étant les plus nombreux, avaient pris possession de la grande salle. C'est là qu'ils sommaient les deux autres ordres de se réunir à eux; mais toutes les tentatives de rapprochement avaient échoué. L'Assemblée existait depuis un mois, et elle n'avait pas encore de nom. On en proposa plusieurs qui furent écartés. Enfin l'abbé Sieyès obtint qu'elle s'intitulât ASSEMBLÉE NATIONALE. Près de cinq cents voix consacrèrent cet acte de hardiesse.—Qu'était l'abbé Sieyès? Un esprit profond, marchant droit à son but par des voies souterraines, l'homme de la révolution bourgeoise, un grand logicien qui avait posé le fameux axiome du tiers état, entre tout et rien. Contrarié par la volonté de ses parents, dans le choix d'une carrière, il se soumit à épouser tristement l'Église. Ce fut un mariage de raison. Comme chez lui la passion était dans la tête, le jeune homme se livra tout entier aux charmes austères de l'étude. Il contracta dans ce commerce une mélancolie sauvage et une morne insensibilité. Au sortir du séminaire de Saint-Sulpice où l'étude stérile de la théologie n'avait point absorbé toutes ses forces, il se livra à de profondes recherches sur la marche égarée de l'esprit humain. Ses méditations se tournèrent vers la politique. Quand les vieilles institutions sociales furent attaquées, il se montra tout à coup sur la brèche. Son caractère était timide, effet inévitable de la solitude dans laquelle il avait vécu; mais il possédait la hardiesse de l'esprit. Taciturne, il gardait en lui-même ses pensées, et quand le moment de les dire était venu, il les acérait comme des flèches.

L'Assemblée, réduite au tiers état par l'absence volontaire de la noblesse et du clergé, poursuivait ses travaux. Cette marche inquiéta sérieusement la cour, qui résolut de suspendre les séances. Une mesure aussi arbitraire était bien faite pour jeter la consternation dans Versailles et la guerre civile dans Paris. On annonça une séance royale pour le 23 juin. Puis, sous prétexte de travaux à faire pour la décoration du trône, un détachement de soldats s'empare de la salle des États, et en défend l'entrée: la nation est mise à la porte de chez elle.

Où aller?

Les députés ahuris ouvrirent entre eux des avis différents. Déjà plusieurs brochures avaient émis le voeu que l'Assemblée nationale eût son siége à Paris. S'y transporterait-on? Les sages reculèrent devant cette résolution extrême. Les uns voulaient s'assembler sur la place d'Armes et délibérer à ciel ouvert; invoquant en faveur de leur opinion les souvenirs de notre histoire, ils proposaient de tenir un champ de mai. D'autres criaient: «A la terrasse de Marly!» On flottait entre ces avis contradictoires, quand on apprit que Bailly, d'après le conseil du député Guillotin, avait choisi pour lieu de la séance la salle du Jeu-de-Paume.—Bailly avait la figure longue, grave et froide, un peu le profil calviniste. Son opposition à l'ancien régime était aussi calme qu'inflexible. Il avait obtenu très-longtemps le prix de sagesse; on désignait ainsi une pension accordée aux écrivains sérieux et tranquilles. Astronome, il avait étudié la marche de la Révolution tout en suivant le mouvement des corps célestes. De même que les mondes observés dans l'espace, l'esprit humain est soumis à des lois: c'est un équivalent de ces lois que Bailly, homme d'ordre, aurait voulu introduire dans la société de son temps. Revenons aux députés errants dans les rues de Versailles par une journée pluvieuse et triste. Le peuple escorte avec respect et en silence ces représentants de la nation blessés dans leurs droits et dans leur dignité. La salle du Jeu-de-Paume, triste et nue, convenait à la circonstance. Tous les membres influents des commumes étaient réunis. On remarquait surtout parmi eux un ministre protestant, Rabaud Saint-Etienne; un chartreux, dom Gerle; un curé, l'abbé Grégoire [Note: Un jour le statuaire David accompagnait à Versailles l'abbé Grégoire. L'ancien membre de l'Assemblée nationale voulait revoir cette salle du Jeu-de-Paume, muet témoin d'un si grand acte de courage. Il la retrouve. Tel ses souvenirs l'oppressent, il garde un religieux silence que son compagnon a la délicatesse de respecter. Quand David leva les yeux, il vit de grandes larmes rouler noblement sur les joues du vieillard. «Si jamais mon amour de la liberté pouvait s'affaiblir, s'écria l'abbé Grégoire, pour le rallumer, je tournerais les regards vers cette salle!»]. Ce fut un modéré, Mounier, de Grenoble, qui proposa le serment du Jeu-de-Paume: «Les membres de l'Assemblée nationale jurent de ne se séparer jamais jusqu'à ce que la constitution du royaume et la régénération de l'ordre public soient établies et affermies sur des bases solides.» Bailly, d'une voix distincte et haute, lit la formule du serment, et en sa qualité de président jure le premier. Alors tous les bras se lèvent. L'ivresse du patriotisme éclate de toutes parts; on s'embrasse; les mains cherchent les mains; tous les coeurs palpitent, l'enthousiasme déborde. Cependant le ciel fait fureur; de larges gouttes de pluie tombent sur le toit de l'édifice; à l'une des fenêtres défoncées un rideau est tordu par l'orage; le jour est si sombre qu'on y voit à peine dans la salle. Un éclair déchire cette obscurité sinistre; le tonnerre gronde. Quel moment et quelle grandeur! Un orage au dehors, une révolution dans l'assemblée. A peine les députés du tiers eurent-ils accompli cet acte de sagesse virile et d'autorité, qu'effrayés eux-mêmes de leur audace ils poussèrent le cri de Vive le roi! L'illusion de la monarchie constitutionnelle n'était point alors évanouie. Quoi qu'il en soit, l'effet de cette séance fut électrique; les curieux firent entendre au dehors leurs applaudissements prolongés qui allèrent se perdre dans les derniers éclats de la foudre. Les représentants s'étaient montrés dignes de la nation: tout était sauvé.

II

La séance royale—Paroles de Mirabeau—Necker—Troubles à
Paris—Conduite des députes—Pris de la Bastille.

Le lendemain (2l juin 1789) était un dimanche; on respecta le jour du repos. Le lundi, l'Assemblée n'avait point encore trouvé où s'abriter; la salle du Jeu-de-Paume ne convenait nullement comme lieu de réunion: ni siéges, ni banquettes. Le comte d'Artois l'avait d'ailleurs fait retenir pour son agrément. Le tiers tint séance dans l'église Saint-Louis.

L'Assemblée des communes ne cessait de sommer le clergé, au nom du Dieu de paix, de se réunir à elle. La noblesse était surtout attachée à ses titres, le clergé à ses intérêts; mais il y a tels moments où la force des doctrines désarme l'amour-propre des plus obstinés. L'abbé Grégoire, ce généreux transfuge, qui avait assisté la veille à la fameuse séance du Jeu-de-Paume, rejoignit son ordre dans l'intention de la ramener. Vers une heure, la majorité du clergé, l'archevêque de Bordeaux en tête, fut introduite dans le choeur. La joie et les applaudissements éclatèrent; lorsque l'on prononça le nom de l'abbé Grégoire, l'air retentît d'acclamations universelles. L'Assemblée fit entendre, par la bouche de son président, des paroles d'union. Bailly exprima en ces termes le regret de ne pas voir la noblesse siéger avec les communes et avec le clergé: «Des frères d'un autre ordre manquent à cette auguste famille.» Comment pouvait-on supposer des passions haineuses et subversives chez des hommes qui tenaient un langage si conforme à l'esprit évangélique? L'Assemblée augmentait ses forces par la lutte et les délais; la cour épuisait les siennes. C'est la seule fois peut-être que l'inaction fut mise au service du progrès. Quelques semaines auparavant, le clergé avait voulu forcer cette inaction salutaire, en proposant à l'Assemblée de s'occuper de la misère publique et de la cherté des grains. Cette démarche n'était qu'un piége; l'Assemblée ne s'y trompa pas, et elle eut le courage d'y résister. Le clergé croyait le peuple disposé à vendre son droit d'hommes libres pour un morceau de pain; il se trompait. Les grandes conquêtes morales ne s'achètent que par le sacrifice; la France de la Révolution préférait encore à la nourriture matérielle le pain de la parole qui fait les justes, et le pain de la liberté qui fait les forts.—Le 9, l'Assemblée avait d'ailleurs institué un Comité de subsistances.

La séance royale eut enfin lieu le 23 juin. On commença par humilier les communes. Quelle est cette procession d'hommes noirs qui attendent dehors, sous une pluie battante, l'ouverture de la salle?—Annoncez la nation!

Le despotisme, banni depuis quelques mois des affaires du pays, reparut tout à coup sous des formes si odieuses, que les plus modérés furent contraints d'ouvrir les yeux. Le roi tint un langage sévère, inconvenant: il menaça les députés, et leur fit entendre qu'il se passerait de leur concours, s'il rencontrait chez eux une résistance inébranlable. Il cassa les arrêtés de l'Assemblée, qu'il ne reconnut que comme l'ordre du tiers; les libertés que la représentation nationale s'était données depuis un mois se trouvaient violemment reprises, confisquées. «Le roi veut, était-il dit, que l'ancienne distinction des trois ordres de l'État soit conservée en entier, comme essentiellement liée à la constitution du royaume.» Ces déclarations furent accueillies comme elles devaient l'être, par le silence. Dans les temps de révolution, l'ombre du passé marche à côté du présent; elle le dépasse même quelquefois, mais c'est pour s'évanouir. «Je vous ordonne, messieurs, avait dit le roi en finissant, de vous séparer tout de suite.» Presque tous les évêques, quelques curés et une grande partie de la noblesse obéirent; les députés du peuple, mornes, déconcertés, frémissant d'indignation, restèrent à leur place. Ils se regardaient, cherchant, dans ce moment-là, non une résolution, mais une bouche pour la dire. Mirabeau se lève: «Messieurs, s'écrie-t-il, j'avoue que ce que vous venez d'entendre pourrait être le salut de la patrie, si les présents du despotisme n'étaient pas toujours dangereux. Quelle est cette insultante dictature? l'appareil des armes, la violation du temple national, pour vous commander d'être heureux! Qui vous fait ce commandement? votre mandataire! Qui vous donne des lois impérieuses? votre mandataire, qui doit les recevoir de nous, messieurs, qui sommes revêtus d'un caractère politique et inviolable; de nous, enfin, de qui vingt-cinq millions d'hommes attendent un bonheur certain, parce qu'il doit être consenti, donné et reçu par tous. Mais la liberté des voix délibératives est enchaînée: une force militaire environne les États! Où sont les ennemis de la nation? Catilina est-il à nos portes? Je demande qu'en vous couvrant de votre dignité, de votre puissance législative, vous vous renfermiez dans la religion de votre serment: il ne nous permet de nous séparer qu'après avoir fait la constitution.» Alors le grand-maître des cérémonies, petit manteau, frisure à l'oiseau royal, surmonté d'un chapeau absurde, s'avançant vers le bureau, prononce quelques mots d'une voix basse et mal assurée: Plus haut! lui crie-t-on. «Messieurs, dit alors M. de Brézé, vous avez entendu les ordres du roi.» Bailly allait discuter; mais Mirabeau: «Allez dire à votre maître que nous sommes ici par la volonté du peuple, et que nous n'en sortirons que par la force des baïonnettes!» Il accompagna ces paroles d'un geste de majesté terrible. Brézé voulut répliquer; il balbutia, perdit contenance et sortit. «Vous êtes aujourd'hui, ajouta Sieyès avec calme, ce que vous étiez hier; délibérons…» Mirabeau, pour couronner la séance, propose aux députés de déclarer infâme et traître envers la nation quiconque prêterait les mains à des attentats ordonnés contre eux. Par cet arrêté, l'Assemblée élevait une barrière morale entre l'arbitraire des ministres et sa sûreté personnelle. L'inviolabilité, ce caractère essentiel du souverain, passait aux élus de la nation.

Necker n'assistait point à la séance royale. Cette absence le rendit populaire. La nouvelle d'une disgrâce, encourue par ce ministre, augmenta le trouble des esprits. Il y eut émeute à Versailles. L'apparition de bandes armées jetait la terreur dans les provinces. Des hommes qui semblaient sortir de terre et y rentrer, tant leurs traces se perdaient dans les ténèbres, saccageaient les blés verts. La cour se montrait toujours prête à agir; mais la difficulté de déterminer le roi était extrême. La noblesse, abandonnée du clergé, résistait seule et refusait encore de se réunir au tiers. Son attachement à ce qu'elle appelait ses droits était fortifié chez elle par le sentiment de l'hérédité qui n'existait pas dans l'Église. Le 25, une minorité de la noblesse vint prendre siége dans l'Assemblée. Le 27, le roi écrivit lui-même aux Ordres, les invitant à ne point se séparer du noyau qui s'était formé dans la grande salle des séances. On assure que la veille Louis XVI avait fait appeler le duc de Luxembourg, président des députés de la noblesse. Celui-ci déroula aux yeux du roi un plan de défense. Le roi, frappé de l'incertitude du succès, aurait répondu: «Non, je ne souffrirai pas qu'un seul homme périsse pour ma querelle.» Ce mot, s'il est vrai, montre l'état d'isolement où la couronne s'était placée. Les intrigues de la reine et de sa cour n'avaient réussi qu'à mettre le souverain à la tête d'un parti. La noblesse ne se soumit à l'invitation du roi qu'avec une répugnance extrême. Quelques gentilshommes affectaient de dire tout haut qu'il fallait préférer la monarchie au monarque. La réunion s'opéra néanmoins; à chaque membre de l'aristocratie qui allait se confondre, sur les banquettes, avec le reste de l'Assemblée, l'ancien régime s'évanouissait comme un fantôme.

Les craintes, les soupçons, les alarmes n'en continuaient pas moins d'augmenter à la vue des préparatifs de guerre civile qui frappaient les plus confiants dans la loyauté de Louis XVI. La royauté songeait-elle à se défendre? Tout l'indique et pourtant elle n'était pas encore attaquée; ce fut là son erreur et l'une des causes de sa perte. L'Assemblée en masse était alors royaliste. L'historien distingue bien ça et là, dans les profondeurs de la salle, des acteurs qui joueront tout à l'heure un autre rôle: pour les contemporains, cet avenir était voilé. La Montagne était en formation dans l'Assemblée nationale, mais c'était une formation latente. Que font là-bas ces trente voix muettes qui parleront si haut dans la suite? Leur heure n'est pas encore venue. Pour les partis comme pour les hommes prophétiques, il faut la préparation du silence. Alors les membres des communes se croyaient d'accord, parce qu'ils attaquaient ensemble les abus de l'ancienne société. Les dissentiments devaient sortir de la victoire. En attendant, contentons-nous de résumer la situation présente. A peine les États généraux furent-ils constitués, qu'il se déclara tout de suite trois pouvoirs en France: la cour, qui voulait empêcher la Révolution de s'organiser;—l'Assemblée, qui marchait dans la voie des réformes avec cette lenteur prudente qu'exige la dignité représentative;—l'opinion, qui, maîtresse d'elle-même, était toujours contre la cour et en avant de l'Assemblée. Ces trois pouvoirs avaient chacun leur siége: la cour tenait son quartier général au palais de Versailles; l'Assemblée rayonnait en dehors des murs du château; l'opinion trônait à Paris.

Necker, enivré des suites de cette séance royale, où son absence avait obtenu tant de succès, faisait courir la nouvelle de sa retraite. La cour s'était en effet tournée contre lui; chassé, puis rappelé, il montrait une hésitation factice à reprendre les rênes embarrassées du gouvernement.

—Nous vous aiderons, s'écria Target se donnant le droit de parler au nom de tous, et pour cela même il n'est point d'efforts, de sacrifices que nous ne soyons prêts à faire.

—Monsieur, lui dit Mirabeau avec le masque de la franchise, je ne vous aime point, mais je me prosterne devant la vertu.

—Restez, monsieur Necker, s'écria la foule, restez, nous vous en conjurons.

—Parlez pour moi, monsieur Target, dit le ministre sensiblement ému, car je ne puis parler moi-même.

—Hé bien, messieurs, je reste! s'écria alors Target; c'est la réponse de M. Necker.

Il resta.

[Illustration: Camille Desmoulins au Palais-Royal.]

Le peuple de Versailles était très-loin d'aimer l'ancien régime monarchique, il l'avait vu de trop près pour cela. Malgré quelques témoignages de reconnaissance donnés au roi, à la reine même, pour le maintien du ministre, tout rentra dans une opposition taciturne. Chaque jour les frayeurs augmentaient avec l'arrivée continuelle des troupes. Une armée pesait sur l'Assemblée naissante. Celle-ci, de son côté, était réduite à l'impuissance. Elle ne pouvait sortir de cet état critique sans l'intervention de la force.—Paris se leva.

Les mouvements commencèrent le 30. Le peuple est femme, plebs.—Accessible aux émotions, son premier acte est presque toujours dirigé par le coeur. Cette révolution, qu'on accuse d'avoir peuplé les cachots, commença par en ouvrir les portes. Onze soldats du régiment des gardes-françaises étaient détenus à la prison de l'Abbaye, comme faisant partie d'une société secrète dont les membres avaient juré d'épargner le sang de leurs concitoyens. Ils devaient être transférés, la nuit même, à Bicêtre, ainsi que de vils scélérats. On court à l'Abbaye, on les délivre. Quelques autres prisonniers militaires sont mis en liberté. On distinguait parmi eux un vieux soldat qui, depuis plusieurs années, était renfermé à l'Abbaye. Ce malheureux avait les jambes extrêmement enflées et ne pouvait que se traîner. On le mit sur un brancard et des bourgeois le portèrent. Accoutumé depuis un grand nombre d'années à n'éprouver que les rigueurs des hommes:—Ah! messieurs, s'écria le vieillard, je mourrai de tant de bontés!

Il y eut, dès ce moment, les soldats de la patrie (les gardes-françaises) et les soldats du roi,—qui étaient pour la plupart étrangers.

Le lendemain, une députation de jeunes gens se rendit à Versailles pour réclamer l'intercession de l'Assemblée nationale en faveur des braves qu'on venait de soustraire à la brutalité de leurs chefs. Cette démarche était alors contraire à tous les usages de la monarchie. C'était la première fois que des citoyens, dépourvus de tout caractère public, prenaient sur eux-mêmes l'initiative et la responsabilité d'une pareille démarche. Il y eut des murmures. On promit néanmoins d'invoquer la clémence du roi. [Note: Les gardes-françaises obtinrent en effet leur grâce du roi, après s'être reconstitués d'eux-même prisonniers.] La situation de l'Assemblée était difficile, placée qu'elle était entre une cour factieuse et un peuple à la veille de se révolter.

La contagion des idées nouvelles avait gagné l'armée. La cour ne pouvait plus compter que sur les régiments suisses, allemands; triste et singulier spectacle que celui du Champ-de-Mars occupé par une milice étrangère! Paris était remué d'un souffle inconnu. Les royalistes consternés, stupéfaits, ne comprenant rien à ce soulèvement des grandes eaux populaires, se livraient à mille terreurs chimériques; les uns accusaient le duc d'Orléans, les autres Mirabeau; leurs imaginations malades voyaient partout des complots ourdis contre leurs priviléges. En fait de complots, il n'y en avait qu'un seul: la nation tout entière conspirait au grand jour contre un régime décrépit et abhorré.

A Paris, la disette croissait toujours. La présence des troupes augmentait encore la rareté des subsistances. On s'arrachait avec une sorte de rage, à la porte des boulangers, un morceau de pain noir, amer, terreux. Des rixes fréquentes éclataient entre les marchands et la population affamée. Les ateliers étaient déserts.

Le 6 juillet, l'assemblée des électeurs de Paris se réunit à l'Hôtel de Ville. La situation devenait de plus en plus menaçante. Trente-cinq mille hommes étaient échelonnés entre Paris et Versailles. On en attendait, disait-on, vingt autres mille. Des trains d'artillerie les suivaient. Le maréchal de Broglie venait d'être nommé commandant de l'armée réunie sous les murs de la ville. Les ordres secrets, des contre-ordres précipités, jetaient l'alarme dans tous les coeurs.

Il se préparait visiblement une attaque à main armée contre les citoyens. La stérilité avait déjà désolé la terre des campagnes; maintenant c'était la guerre qui allait promener la faux sur nos villes. La main qui semait tous ces maux était connue. «Je demande, disait l'abbé Grégoire, qu'on dévoile, dès que la prudence le permettra, les auteurs de ces détestables manoeuvres, qu'on les dénonce à la nation comme coupables de lèse-majesté nationale, afin que l'exécration contemporaine devance l'exécration de la postérité.» On nommait ouvertement la reine, le comte d'Artois, le prince de Condé, le baron de Bezenval, le prince de Lambesc. A l'exemple de cet insensé despote qui faisait fouetter la mer, la cour voulait châtier la Révolution.

Paris était dans la plus grande fermentation; un écrit avait paru qui cherchait à calmer les esprits et à les armer de patience. «Citoyens, s'écriait l'auteur, les ministres, les aristocrates soufflent la sédition; vous déconcerterez leurs perfides manoeuvres. Soyez paisibles, tranquilles, soumis au bon ordre, et vous vous jouerez de leur horrible fureur. Si vous ne troublez pas cette précieuse harmonie qui règne à l'Assemblée nationale, la Révolution la plus salutaire, la plus importante se consomme irrévocablement, sans qu'il en coûte ni sang à la nation, ni larmes à l'humanité.» Cet écrit, plein de modération, sortait des mains d'un homme qui n'avait encore soulevé de bruit que par ses livres de science, Marat.

La Révolution, faite sans une goutte de sang, était le rêve de toutes les âmes généreuses; mais au point où en étaient arrivées les animosités de la cour et celles de la ville, un conflit devenait inévitable. Du 11 au 12, le bruit court que les brigands (lisez le peuple) viennent de mettre le feu aux barrières de la Chaussée-d'Antin. Des ouvriers, que la cherté des vivres réduisait au désespoir, croyaient abolir ainsi les droits d'entrée. Des gardes-françaises, envoyés pour repousser les assaillants, restèrent tranquilles spectateurs du désordre. Le moyen de tirer sur des hommes qui, réduits à lutter depuis longtemps contre les horreurs de la faim, n'étaient plus que des cadavres vivants!

La cour n'abandonnait pas ses projets sinistres. Des régiments suisses et des détachements du Royal-Dragon campaient au Champ-de-Mars avec de l'artillerie! Provence et Vintimille occupaient Meudon; Royal-Cravate tenait Sèvres. Ainsi serré, Paris ne bougerait pas. On espérait alors profiter de son inaction pour casser les États généraux. Les membres de l'Assemblée, enlevés pendant la nuit, devaient être dispersés dans le royaume. Les plus mutins paieraient pour les autres. Une liste de proscription était arrêtée dans le comité de la reine. Soixante-neuf députés, à la tête desquels figuraient Mirabeau, Siéyès, Bailly, Camus, Barnave, Target et Chapellier, devaient être renfermés dans la citadelle de Metz, puis exécutés comme coupables de rébellion. [Note: On trouva plus tard dans le cabinet du stathouder le texte d'une espèce de jugement contre les députés récalcitrants que la cour avait décidé de pendre, de rouer et d'écarteler; ce sont les termes mêmes de la sentence.]

Le signal convenu pour cette Saint-Barthélemy des représentants de la nation était le changement de ministère. Un événement ne tarda point à justifier ces bruits et à prouver qu'ils n'étaient pas dépourvus de fondement. Necker allait se mettre à table, quand il reçut l'ordre de quitter le royaume; il lut la lettre du roi et dîna comme à l'ordinaire; après dîner, sans même avertir sa famille, il monta dans sa voiture et gagna la route de Flandre. L'Assemblée se trouvait tout à fait découverte par la retraite du ministre constitutionnel. Assise au milieu d'un camp, elle délibérait sous les baïonnettes. Un mouvement de plus, et la représentation allait périr. La nouvelle du renvoi de Necker arriva le 12 à Paris.

Le Palais-Royal était rempli d'une foule agitée. D'abord un triste et long murmure, bientôt une rumeur plus redoutable s'y fit entendre.

—Qu'y a-t-il donc?

—Et que voulez-vous qu'il y ait de plus? M. Necker est exilé.

Le peuple est comme les femmes, il faut toujours qu'il aime quelqu'un; Necker, le favori du moment, avait aux yeux de tous le mérite très-réel de sa disgrâce. L'opinion depuis quelques jours grondait; la fatale nouvelle mit le feu au volcan.

En ce moment, il était midi, le canon du palais vint à tonner. La foule était tellement préparée aux événements extraordinaires que ce bruit pénétra toutes les âmes d'un sombre sentiment de terreur. Un jeune homme, Camille Desmoulins, monte sur une table. L'héroïsme de la liberté est peint sur son visage. Les cheveux au vent, la tête à demi renversée, les yeux pleins d'une sainte indignation: «Citoyens, s'écrie-t-il, nous allons tous être égorgés, si nous ne courons aux armes!» A ces mots, il agite une épée nue et montre un pistolet. «Aux armes!» répète avec transport toute cette multitude entraînée. Il fallait un signe de ralliement. L'orateur attache une feuille verte à son chapeau. Tout le monde l'imite. En un moment, les marronniers du jardin sont dépouillés. Voilà le peuple debout!

On envoie des ordres pour fermer les spectacles, les salles de danse. En même temps, un groupe de citoyens se rend chez Curtius qui tenait un cabinet de figures en cire. On enlève les bustes de Necker et du duc d'Orléans, qu'on disait également frappé d'un ordre d'exil. On les couvre d'un crêpe noir en signe d'affliction publique, et on les porte dans les rues au milieu d'un nombreux cortége d'hommes armés de bâtons, d'épées, de pistolets ou de haches. Cette sorte de procession tumultueuse traverse les rues Saint-Martin, Grenétat, Saint-Denis, la Ferronnerie, Saint-Honoré, en désordre, mais avec une certaine solennité. On enjoint à tous les citoyens qu'on rencontre de mettre chapeau bas. Cette marche, tout à la fois funèbre, déguenillée et menaçante, était précédée de tambours voilés en signe de deuil. On arrive sur la place Vendôme. En ce moment, un détachement de dragons, qui stationnait devant les hôtels des fermiers généraux, fond sur cette foule. Le buste de Necker est brisé. Tout le monde se disperse: un garde-française sans armes demeure ferme et se fait tuer.

Une autre foule ayant été chargée, au milieu du jardin des Tuileries, par le prince de Lambesc, alla porter l'effroi dans les rues et les faubourgs. La ville n'eut plus qu'un cri: «Aux armes!» Dans la soirée, les gardes-françaises se réunirent au peuple. Sous la blouse, sous l'uniforme, n'était-ce pas le même coeur? L'incendie des barrières continua. Terrible spectacle que la capitale si violemment agitée, et entourée d'une ceinture de feu! Quelle vision! Le Palais-Royal, cet oeil vigilant des opérations publiques, resta ouvert toute la nuit. On défonça quelques boutiques d'armuriers. Telle était, du reste, la grandeur du sentiment national, que dans Paris, cette ville bloquée, sans tribunaux, sans police, à la merci de cent mille hommes errant au milieu de la nuit et la plupart manquant de pain, il ne se commit pas un seul vol, un seul dégât. L'ordre venait de sortir du désordre; un pouvoir nouveau naissait de l'insurrection: quelques patrouilles bourgeoises se montraient dans les rues, et à six heures du soir les électeurs de Paris s'étaient rendus à l'Hôtel de Ville, où ils tinrent conseil. Un homme du peuple en chemise, sans bas, sans souliers, le fusil sur l'épaule, montait bravement la garde à la porte de la grande salle.

Le même soir, six ou sept cents députés se réunirent, à Versailles, dans la salle des séances. En l'absence du président, l'abbé Grégoire, l'un des secrétaires, occupa le fauteuil. Les vastes galeries étaient remplies de spectateurs; la nouvelle des troubles qui agitaient Paris causait une inquiétude indescriptible; la plupart des physionomies étaient sombres. Grégoire crut qu'il fallait rassurer tout ce monde par une sortie vigoureuse contre les ennemis de la paix. «Le ciel, s'écria-t-il, marquera le terme de leurs scélératesses; ils pourront éloigner la Révolution, mais, certainement, ils ne l'empêcheront pas. Des obstacles nouveaux ne feront qu'irriter notre résistance; à leurs fureurs, nous opposerons la maturité des conseils et le courage le plus intrépide. Apprenons à ce peuple qui nous entoure que la terreur n'est pas faite pour nous…. Oui, messieurs, nous sauverons la liberté naissante qu'on voudrait étouffer dans son berceau, fallût-il pour cela nous ensevelir sous les débris fumants de cette salle! Impavidum ferient ruinae!» Un applaudissement général couvrit ce discours. Il fut aussitôt décidé que la séance serait permanente: elle dura soixante-douze heures. Des vieillards passèrent la nuit sur leurs siéges. A chaque instant, la salle pouvait être militairement envahie; tous les membres de l'Assemblée étaient décidés à mourir plutôt que de quitter leur poste. Il est bon de se reporter à ces nuits d'alarmes: voilà pourtant ce que l'enfantement de la liberté coûta d'angoisses, de veilles et de dévouement aux conscrits de 89!

La journée du 13, à son lever, éclaire une ville menaçante. Le tocsin sonne, Paris demande toujours des armes; les serruriers forgent des piques; les plombiers coulent des balles: mais où sont les fusils? On va en demander à l'Hôtel de Ville, aux Chartreux: rien! on ne trouve rien. Quelques-uns courent au garde-meuble et enlèvent les armes qu'on y conservait: ces armes étaient en général fort belles, mais en petit nombre. L'épée de Turenne, l'arquebuse de Charles IX, les pistolets de Louis XIV, passent aux mains obscures du peuple. Les engins du despotisme se retournent contre les oppresseurs. [Note: Ces armes, ainsi que celles qui avaient été prises dans la boutique des armuriers, furent fidèlement remises apres le combat.] Les prisons de la Force sont ouvertes et les prisonniers délivrés, excepté les criminels. Du fer et du pain, c'est tout le voeu de ces hommes qui courent les rues en chemise et la manche retroussée. Un amas de blé ayant été trouvé au couvent des Lazaristes, on le fait conduire à la halle dans des voitures.

L'événement de la journée est l'organisation d'une garde bourgeoise pour rétablir la sûreté dans la ville. «C'est le peuple, avait dit un député, qui doit garder le peuple.» Le curé de Saint-Étienne-du-Mont marche au milieu de ses paroissiens capables de porter les armes. «Mes enfants, leur dit-il, cela nous regarde tous; car nous sommes tous frères.» Un bateau chargé de poudre à canon ayant été découvert, un autre abbé se charge d'en faire la distribution au peuple. Les cloches mêmes des églises servent à donner au mouvement un caractère solennel: ces grandes voix d'airain qui convoquaient les hommes à la prière les appellent maintenant à la conquête de leurs droits et de leurs libertés.

La nuit descend sur Paris inquiet, éveillé. Des divisions de soldats du guet, des gardes-françaises, des patrouilles bourgeoises parcourent les rues; quelques bandes continuent à errer, demandant du pain et des armes. La sombre attitude de ces hommes dont les desseins sont inconnus, le bruit des crosses de fusil sur le pavé, les feux allumés sur les places publiques, tout redouble l'effroi des vieux royalistes. Les mots d'ordre échangés ça et là entre les patrouilles donnent quelquefois lieu à des méprises et à des fausses alertes qui se transmettent d'un quartier de la capitale à l'autre. Tout s'émeut, puis tout rentre dans le silence. Ce calme n'est plus interrompu que par le sinistre hoquet du tocsin. Un rang de lampions posés sur les croisées du premier étage borde toutes les maisons de chaque rue et aide à surveiller les manoeuvres des traîtres. De moment en moment, on entend retentir ce cri; «Soignez vos lampions; l'ennemi est dans les faubourgs.» Des signaux convenus indiquent quand il faut les éteindre et quand il faut rallumer. Des hommes armés de leviers, de sabres, de bâtons, de fourches, montés jusque sur le toit des maisons, guettent l'ombre même d'un danger possible. Des femmes, des jeunes filles presques nues, un jupon serré autour de la taille, arrachent péniblement tous les pavés de leur cour et, pliant sous le fardeau, les transportent dans leur chambre. Gare aux soldats qui passeront sous leurs fenêtres!

Que l'ennemi vienne maintenant, il trouvera une ville fermement résolue à se défendre!

L'Assemblée, depuis deux jours, accusait hautement la cour et l'invitait à éloigner cet appareil de guerre qui tenait la ville en agitation; mais elle n'en obtenait que des réponses vagues ou menaçantes.

«On nous fit attendre dans une salle, raconte Barère: le roi passa dans son cabinet, dont les rideaux cramoisis, mal joints ou mal fermés, nous laissèrent voir le jeu des physionomies des ministres et les mouvements des princes, qui semblaient portés à des actes de sévérité. Tous les membres de la députation voyaient cette pantomime politique à travers les grands verres de Bohême qui sont à ces croisées.» L'irrésolution du roi tenait à son caractère; l'obstination de la reine à un orgueil de femme: l'ignorance où ils étaient tous les deux des forces réelles de l'opinion publique acheva de les perdre. Louis XVI ne comprenait rien à ce qui se passait, depuis deux mois, autour de lui: son insouciance ne fut pas un instant ébranlée. Il écrivait un journal dont voici quelques feuillets:

«Le 1er juillet 1789.—Mercredi. Rien. Députation des États.

«Jeudi 2.—Monté à cheval à la porte du Maine, pour la chasse du cerf à
Port-Royal. Pris un!

«Vendredi 3.—Rien.

«Samedi 4.—Chasse du chevreuil au Butard. Pris un et tué vingt-neuf pièces.

«Dimanche 5.—Vêpres et salut.

«Lundi 6.—Rien.

«Mardi 7.—Chasse du cerf à Port-Royal. Pris deux.

«Mercredi 8.—Rien.

«Jeudi 9.—Rien. Députation des États.

«Vendredi 10.—Rien. Réponse à la députation des États.

«Samedi 11.—Rien. Départ de M. Necker.

«Dimanche 12.—Vêpres et salut. Départ de MM. de Montmorin,
Saint-Priest et de la Luzerne.

«Lundi 13.—Rien.» Il avait pris médecine.

Il est probable que le roi ne savait rien ou presque rien de ce qui se passait dans la capitale. Averti par les députés du tiers, il croyait que ces hommes avaient intérêt à le tromper, à grossir le caractère des événements. De perfides conseillers profitaient de cette faiblesse d'esprit pour obscurcir son jugement et lui déguiser la vérité. Il se trouva même un certain baron de Breteuil, qui, s'érigeant en messie royaliste, promit de raffermir, en trois jours, le temple de l'autorité ébranlé par les factieux. Or, le troisième jour, le peuple était maître de Paris et du roi.

Le 14 juillet 1789, la grande ville poussa deux cris; «Aux Invalides!—A la Bastille!» On alla d'abord à l'Hôtel des Invalides où l'on savait qu'il y avait des armes. Les volontaires du Palais-Royal, des Tuileries, de la Basoche, de l'Arquebuse, marchaient en rangs serrés et le fusil sur l'épaule. La veille c'était une cohue, aujourd'hui c'est une armée. Cette armée, assemblée à la hâte, connaissait mal sans doute les règles de la discipline; mais la puissance invisible de l'esprit public la soulevait. Personne ne commandait; tout le monde sut obéir. Ce n'était pas une expédition sans danger: on savait que trois régiments étaient campés au Champ-de-Mars; le gouverneur des Invalides avait des armes, des munitions, et un fort détachement du régiment d'artillerie de Toul avec ses pièces. Qui prit tout cela? L'opinion. Le soldat se sentait circonvenu, caressé, supplié par ces hommes du peuple qui étaient ses frères, par ces jeunes filles qui étaient ses soeurs. L'ennemi n'était déjà plus l'ennemi; il riait, il buvait, il était charmé; les déserteurs sont désormais ceux qui restent sous le drapeau de la cour au lieu de se rallier aux couleurs de la patrie. On enleva de l'Hôtel 28 000 fusils et 20 pièces de canon: tout ce qui n'était pas arme de guerre fut respecté. On distribua sur-le-champ des fusils et de la poudre: voilà le peuple armé.

Vers onze heures, le ciel, jusque-là voilé, se découvrit. Un soleil révolutionnaire chauffait toutes les têtes. Alors sortit de la foule une grande voix qui disait: «A la Bastille! A la Bastille!»

Cette forteresse était détestée. Le peuple se montra désintéressé dans la haine qu'il lui portait; car, après tout, elle ne lui avait rien fait à lui. Cette sombre prison d'État n'avait point été construite pour des manants. Il fallait être à peu près gentilhomme pour avoir l'honneur d'y être renfermé, ou comme Voltaire, Mirabeau et tant d'autres, avoir écrit pour la cause du peuple et de la liberté. C'était un des motifs de la haine du peuple. Cette forteresse inquiétait d'ailleurs les Parisiens à d'autres titres. Du haut de ses huit grosses tours ne pouvait-elle écraser la foule sous la mitraille de ses bouches à feu, foudroyer certains quartiers de la ville? Le faubourg Saint-Antoine avait cette citadelle-là sur le coeur. L'importance de la Bastille était grande au point de vue stratégique, mais bien plus grande encore était la signification qui s'y rattachait. Elle représentait la prérogative royale et l'ancien régime. C'était la contre-révolution énorme, massive et scellée dans la pierre. La destruction de tout autre édifice public n'eut été qu'un acte de vandalisme; la Bastille renversée, tout ce qui restait en France du pouvoir absolu s'écroulait. Cette vérité fut aussitôt comprise de tous: le peuple a des éclairs de génie; il ne raisonne point, il devine.

Parmi les assaillants, quelques hommes déterminés avaient réussi à rompre les chaînes du pont-levis qui gardait l'entrée de la première avant-cour de la Bastille; c'est alors que le feu commença. Tout le monde se lança dans un tourbillon de fumée. Devant ces remparts hérissés de canons, les citoyens se confondirent dans un même élan, dans la même détermination de vaincre ou de mourir. Des enfants (le gamin de Paris existait déjà), même après les décharges du fort, couraient ça et là pour ramasser les balles ou la mitraille. Furtifs et pleins de joie, ils revenaient s'abriter et présenter ces munitions de guerre aux gardes-françaises qui les renvoyaient, par la bouche du canon, aux assiégés. Les femmes, de leur côté, secondaient les opérations avec une ardeur incroyable. On distinguait parmi elles, en agile amazone, robe de drap bleu, chapeau à la Henri IV sur l'oreille, large sabre au côté, deux pistolets à la ceinture, une jolie Liégeoise. La fumée de la poudre l'enivre; elle pousse, elle exalte les assaillants. Son histoire était celle de toutes les femmes galantes: aimée, puis trahie. Dans ses emportements et ses fureurs de chatte, elle jette mille imprécations contre la Bastille. On voit à côté d'elle, dans la foule, d'autres grandes pécheresses, qu'un sentiment nouveau, extraordinaire, immense, venait aussi de convertir. Aujourd'hui, elles n'ont plus qu'un amant: le peuple. Leur coeur est tout à la Révolution; et comme les anciennes Gauloises, elles inspirent les combattants. Parmi ces derniers, il y a des gens sans aveu et à figure livide: le feu purifie tout. La plupart se montrent héroïques. Frappés, ils tombent en criant: «Nos cadavres serviront du moins à combler les fossés!»

[Illustration: Robespierre.]

Au milieu de ce dévouement général et de cette ardeur, un trait particulier de courage sur mille mérite d'être signalé par l'histoire. Les assaillants avaient cessé le feu; à un signal donné, une planche est jetée sur l'un des fossés qui entouraient la Bastille: un citoyen s'élance et tombe; un autre, le fils d'un huissier, Maillard, s'avance sans broncher sur ce pont étroit et dangereux. Tout à coup un cri s'élève: «La Bastille se rend!» Elle, cette forteresse que Louis XI, Louis XIV et Turenne jugeaient imprenable,—oui, la Bastille demande à capituler.

Pendant ce temps-là, les électeurs délibéraient à l'Hôtel de Ville; hommes de peu de foi, ils regardaient le siége de cette forteresse comme une entreprise téméraire. Soudain un autre grand cri s'élève dans les airs: «La Bastille est prise!»

Hommes, femmes et enfants se précipitent alors comme un torrent vers la place de Grève. Des citoyens bizarrement armés, noirs de poudre, portent en triomphe dans leurs bras un jeune officier des gardes-françaises, Élie, dont la conduite avait été magnanime. Les vainqueurs affectèrent de défiler devant le buste de Louis XIV qui était alors sur la place, en face de l'Hôtel de Ville. Lui absent, la fête n'eût point été complète; il fallait à la monarchie, pour témoin de sa défaite, le plus absolu des rois.

Bientôt toute cette tempétueuse foule pénètre dans la salle où un comité d'électeurs appartenant à la classe moyenne s'étaient réunis: les murs tremblent, les boiseries craquent. Un homme porte les clefs et le drapeau de la Bastille; un autre, le règlement de la prison pendu à la baïonnette de son fusil. A la prière de l'intrépide Hullin, d'Élie et des gardes-françaises, qui s'étaient signalés pendant le siége, on couvre les prisonniers d'un généreux pardon.

Quelques représailles avaient eu lieu dans l'intérieur de la forteresse: le misérable de Launay, gouverneur de la Bastille, qui avait fait tirer sur le peuple, fut mis à mort; un traître, Flesselle, prévôt de Paris, qui avait amusé depuis deux jours les Parisiens, pour se donner le temps de les surprendre, fut abattu dans la foule par une main restée inconnue. L'horreur de ces exécutions disparut dans l'ivresse de la victoire.

Un architecte, le citoyen Palloy, qui était au siége de la terrible forteresse, fut chargé de détruire le repaire de la tyrannie. Cet homme, qui n'est guère connu, fit une grande chose dans sa vie, une seule: il démolit la Bastille.

La chute de cette célèbre prison d'État eut dans le monde un retentissement prodigieux. En France, on crut entendre tomber, d'une extrémité du territoire à l'autre, le pouvoir monstrueux de la force. Dès que la nouvelle s'en répandit à Versailles, [Note: Dans la nuit du 14 juillet, une députation s'était rendue chez le roi sans rien obtenir. Louis XVI fixa les yeux constamment sur M. de Mirabeau. Le roi du passé regardait tout étonné le roi de la Révolution.] la cour, qui tenait encore ferme dans ses projets d'attaque, fut anéantie. La terreur passa en un instant du peuple aux agresseurs. Les régiments, campés au Champ-de-Mars, déguerpirent pendant la nuit et prirent la fuite, comme si l'épée de la colère divine s'était étendue sur eux. On ramena, de ces lieux occupés naguère par une armée, plusieurs voitures chargées de tentes, de pistolets, de manteaux. Le succès au contraire fit de tous les citoyens un peuple de frères. On s'embrassait, on était heureux. Les religieux de divers couvents avaient pris la cocarde aux couleurs de la nation, blanc, bleu et rouge; ils formèrent des détachements; le temps de la Ligue et de la Fronde était revenu. Le curé de Saint-Étienne-du-Mont avait marché tout le temps à la tête de ses paroissiens. Ces guerriers, en soutane, en froc et en capuchon, attestaient l'unanimité de sentiments qui faisait agir toute la ville. Il se trouvait là des nobles, des bourgeois, des abbés, des hommes du peuple: ils n'avaient tous qu'une volonté, qu'une âme. Comme on n'était pas encore rassuré sur les intentions de la cour, on dépava les rues, on éleva des barricades; précautions très-sages sans doute: mais que pouvait désormais la faction royaliste en face d'une Assemblée souveraine, d'un peuple en insurrection, d'une armée évanouie?

Pendant que l'on se battait encore à la Bastille, un nombreux détachement de dragons et de cavalerie allemande, reçu dans Paris aux acclamations de la multitude, venait de reconnaître le quartier Saint-Honoré et traversait le Pont-Neuf. Un chef d'escadron commande alors à ses soldats de faire halte, pour haranguer les citoyens: il annonce comme une bonne nouvelle la prochaine arrivée du corps de dragons, de hussards, et de Royal-Allemand, toute cavalerie qui vient, dit-il, se réunir au peuple. Un applaudissement, mêlé de cris de joie, accueille son discours. Un seul assistant remue la lèvre en signe de doute. Il s'élance du trottoir, fend la foule jusqu'à la tête des chevaux, saisit par la bride celui de l'officier et somme celui-ci de mettre pied à terre. L'officier interdit descend de cheval. L'inconnu, quoique petit et grêle, exige que le chef remette ses armes et celles de ses soldats dans les mains du peuple. L'officier garde un silence qui donne à penser. Ce refus tacite confirme dans ses soupçons le citoyen ombrageux, qui se met alors à semer l'alarme parmi les assistants. Ses gestes et ses paroles répandent la méfiance. La foule enjoint sur-le-champ aux cavaliers de faire volte-face, et les conduit à l'Hôtel de Ville d'où le comité les renvoie tous à leur camp sous bonne garde.

Cet homme, dont le coup d'oeil vigilant avait peut-être éventé une ruse et déjoué une entreprise perfide des royalistes, était Jean-Paul Marat.

Le 14, Louis XVI avait écrit sur ses tablettes: «Rien.»

La nouvelle de la prise de la Bastille jeta dans le camp de l'aristocratie un tel découragement que les choses à Versailles changèrent de face: le roi n'eut d'autre moyen de salut que de venir lui-même au milieu de l'Assemblée nationale. La Bastille prise, il se rendait: l'insurrection de Paris consacra définitivement la victoire des droits sur les priviléges; sans elle, tout ce qui avait été fait jusque-là manquait d'une sanction décisive. Le serment du Jeu-de-Paume, l'opposition à la fameuse séance royale étaient des actes courageux; mais ces germes auraient pu être stériles: il fallait le concours de Paris pour les féconder et pour leur donner les caractères d'une révolution. L'Assemblée avait mis dans sa résistance la force du raisonnement; le peuple y mit celle du sentiment et de l'action: alors tout fut dit. Les révolutions se font encore plutôt par le coeur que par la tête.

Le roi vint à Paris. Il traversa une foule immense: deux cent mille citoyens formaient sur son passage une haie hérissée de baïonnettes, de piques, de faux, de bâtons ferrés: gardes-françaises, milice bourgeoise, religieux, tous étaient confondus sous les armes, tous étaient amis. On se traitait de frères: les riches accueillaient les pauvres avec bonté; les rangs n'existaient plus, tous étaient égaux. Quel beau jour! les femmes du haut des balcons, des croisées, jetaient à pleines mains des cocardes patriotiques, des touffes de rubans. La fraternité respirait sur tous les visages. Le roi venait chercher la paix dans cette ville, où, quelques jours auparavant, il avait fait entrer la guerre. Le peuple avait le droit de se montrer sévère; il fut clément. On reçut d'abord Louis XVI dans un silence morne et solennel, les armes hautes; mais quand il eut pris des mains de Bailly la cocarde nationale, quand surtout il sortit de l'Hôtel de Ville où il était entré sans gardes et avec confiance, la sérénité revint sur tous les visages, et les armes s'abaissèrent. Il fut reconduit avec tous les honneurs militaires par les vainqueurs de la Bastille. Les femmes de la halle crièrent le long du chemin: Vive le roi!

Cependant il devenait clair que cet homme indécis, épousant tour à tour la cause de la noblesse par inclination, celle du peuple par raison et par nécessité, était un grand obstacle à la marche des événements. Or les révolutions n'ont qu'une manière d'agir avec les obstacles; elles les suppriment.

Deux pouvoirs démocratiques étaient sortis de l'insurrection, la municipalité de Paris et la garde nationale; deux hommes avaient dû leur élection aux circonstances, Bailly et La Fayette.

La vieille France, rajeunie par le sentiment du droit, aimait à tourner ses regards vers le Nouveau-Monde. Le marquis de La Fayette, qui avait concouru à l'affranchissement des États-Unis, fut le héros du jour. Triste rayon de popularité qui pâlit bientôt sur son front!

L'élan de Paris se communiqua comme l'étincelle électrique aux provinces; de toutes parts, les citoyens se réunirent et s'associèrent.—Je m'arrête: la France, depuis l'ouverture des États généraux, a fait une belle étape dans la voie qui conduit à la liberté. La Révolution est demeurée pure d'excès. Sa première victoire n'a point coûté une larme; en sera-t-il ainsi dans la suite?

Vain espoir! Ses ennemis ne négligent rien pour la provoquer et lui mettre le glaive à la main.

III

Etat des esprits.—Première émigration.—La disette.—Mort de Foulon et de Bertier.—Conduite du clergé français dans les premiers temps de la Révolution.

Paris livré à lui-même, Paris lâché dans l'ivresse de sa victoire, inspirait de graves inquiétudes à certains membres de l'Assemblée nationale. Le sentimental et larmoyant Lally fit une motion qui tendait à calmer l'effervescence des habitants de la grande ville. Réprimer trop tôt l'esprit public, dans les temps de révolution, c'est quelquefois l'amollir. Robespierre se leva. On trouve, dans les premiers mots qu'il fit entendre, les principaux traits de son caractère politique: respect et amour de la nation, horreur de l'intrigue. Il la poursuit, cette intrigue, sous le masque du parti de la cour, comme il la poursuivra dans la suite sous le masque des Girondins. Cet homme arrivait à la Révolution, armé de toutes pièces par l'intégrité de ses principes. Jusqu'ici du reste rien ne le désigne à l'attention; il se confond, il s'efface dans la pâle multitude des orateurs. Le dénouement de la Révolution était dans cet homme à part; mais il se montrait encore trop couvert d'ombre pour qu'on pût distinguer toute sa valeur.

Un autre député, alors inconnu, tour à tour ami et ennemi de Robespierre, siégeait sur les mêmes bancs; son nom était Barère. Voici le portrait qu'en trace madame de Genlis: «Il était jeune, jouissait d'une très-bonne réputation, joignait à beaucoup d'esprit un caractère insinuant, un extérieur agréable, et des manières à la fois nobles, douces et réservées. C'est le seul homme que j'aie vu arriver de sa province avec un ton et des manières qui n'auraient jamais été déplacés dans le grand monde et à la cour. Il avait très-peu d'instruction, mais sa conversation était toujours aimable et toujours attachante: il montrait une extrême sensibilité, un goût passionné pour les arts, les talents et la vie champêtre. Ses inclinations douces et tendres, réunies à un genre d'esprit très-piquant, donnaient à son caractère et à sa personne quelque chose d'intéressant et de véritablement original.» Enfant des Pyrénées, il aimait la constitution de ces montagnes, décrétée il y a des siècles par la nature, ces vallées embellies par des moeurs candides et pastorales; il aimait jusqu'aux torrents et aux ours, car tout cela c'était le pays. Son enfance avait été rêveuse; sa jeunesse fut mélancolique. «On ne fait pas, écrit-il lui-même, assez attention aux préliminaires des grands accidents de la vie. Ce sont pourtant des avertissements que la Providence nous donne, mais dont nous profitons rarement, soit qu'ils passent inaperçus, soit qu'ils arrivent trop tard. Lors de mon mariage, en 1785, qui fut une grande fête de famille à Vic et à Tarbes, j'allais à l'autel avec ma jeune fiancée; c'était au milieu de la nuit; l'église était resplendissante de lumières; une société nombreuse de parents et d'amis nous entourait. Une profonde tristesse me serrait le coeur, et, lorsque je prononçai le oui solennel, des larmes coulèrent involontairement sur mes joues décolorées. Il n'y eut que ma mère qui s'en aperçut, et qui, après la messe des épousailles, me prit la main et la serra contre sa poitrine.» Ce mariage fut malheureux: attachée à la cause de l'aristocratie par goût et par tradition de famille, la jeune femme ne pardonna pas à son mari d'avoir embrassé la cause de la nation. Barère exerçait la profession d'avocat quand le mouvement de la France l'envoya aux États généraux. Il était alors pour la monarchie tempérée. Doué d'une imagination vive, mobile, chauffée au soleil du Midi, il avait essayé sa plume dans quelques ouvrages peu connus, couronnés par l'Académie de Toulouse. A Paris, il rédigeait, depuis l'ouverture des États, une feuille intitulée le Point du Jour. Nature vive, sémillante, la variété des impressions s'opposait chez lui à la durée. Barère avait dans l'esprit la grande qualité des femmes, la pénétration. Le mouvement rapide de ses idées et de ses sentiments ne lui permit point de se fixer à un principe. Fin, rusé, grand comédien, voulant à tout prix sauver sa tête, cet homme d'État fut, selon le cours des événements, le caméléon des diverses nuances révolutionnaires.

Dans son journal, le Point du Jour, il attaquait avec ardeur le parti de la cour, dénonçait à l'indignation publique les menées et les conduites occultes d'un parti qui préférait renoncer à la France que d'abandonner ses prétentions et ses priviléges. Déjà, en effet, le mouvement de l'émigration avait commencé. Le frère de Louis XVI, le comte d'Artois, les Condé et les Conti, les Polignac, les Vaudreuil, les de Broglie, les Lambesc et d'autres étaient passés à l'étranger. Une lourde responsabilité pèse sur la tête de ces hommes. Déserter son pays parce que la cause à laquelle on avait rattaché ses intérêts est en péril, se faire étranger par le coeur, se fermer volontairement la France, quel triste exemple donnait alors la haute aristocratie! Ce sauve qui peut avait d'ailleurs une autre signification: ces princes, ces nobles, passaient avec toute vraisemblance pour bien connaître la pensée de Louis XVI.

Le roi trompait-il donc le peuple de Paris quand il lui disait: «Vous pouvez avoir confiance en moi?»

Revenons à Paris. La ville était calme à la surface, mais, sous le repos même, on distinguait les dernières agitations de l'orage. Une circonstance souleva de nouveau toute cette masse d'hommes. Parmi les accapareurs de blés, qu'on accusait d'être les auteurs de la misère et de la disette, la clameur publique dénonçait surtout un nommé Foulon. Abhorré dès le dernier règne, il n'avait vécu jusqu'à soixante ans que pour entasser sur sa tête les accusations les plus graves. Ses monopoles odieux le couvraient de l'indignation publique: c'était son vêtement, sa chemise de soufre. Il fallait que cet homme se jugeât lui-même bien coupable envers le peuple, puisqu'il avait fait répandre partout le bruit de sa mort et enterrer, à sa place, le cadavre d'un de ses domestiques. Bien vivant, il avait quitté Paris le 19 juillet et s'était caché dans une terre de M. de Sartines, à Viry, petit village situé sur la route de Fontainebleau. C'est là qu'il fut aperçu et saisi par des paysans qui lui attachèrent sur le dos, par dérision, une botte de foin avec un bouquet de chardons. C'était une allusion à un propos atroce qu'avait tenu le misérable: «Ces gens-là, avait-il dit en parlant de ses vassaux, peuvent bien manger de l'herbe, puisque mes chevaux en mangent.» Il avait ajouté «qu'il ferait faucher la France».

Conduit en cet état à l'Hôtel de Ville de Paris, il fut confronté, interrogé. On trouva sur lui les morceaux d'une lettre qu'il avait déchirée avec ses dents. Pas une voix ne s'éleva pour le justifier, Bailly, La Fayette, les membres du Comité de l'Hôtel de Ville, tout le monde le jugeait très-coupable; et d'un autre côté ces honorables citoyens voulaient éviter l'effusion du sang. Il avait été décidé qu'au tomber de la nuit il serait transféré secrètement dans les prisons de l'Abbaye-Saint-Germain.

—Foulon! nous voulons Foulon! N'a-t-il pas lui-même signé sa sentence en passant pour mort?

Voilà ce que la foule, accrue d'instant en instant, ne cessait de crier sur la Grève. Au milieu de cette multitude hâve, affamée, il y avait des hommes qui avaient vu mourir une soeur, un enfant, une femme, d'épuisement et de misère: la nature les rendait féroces. Le malheureux entendait gronder à ses oreilles ce mugissement terrible d'un peuple justement irrité.

Le Comité de l'Hôtel de Ville insistait toujours, et avec raison, pour qu'il fût jugé. «Oui, oui, crie-t-on de toutes parts, jugé sur-le-champ et pendu!» Un simulacre de tribunal s'improvisa; il était composé de sept membres; mais quelle impartialité devait-on attendre de juges délibérant sous la pression de telles circonstances? La Fayette intervint: il était encore dans tout l'éclat de sa popularité.

—Je ne puis blâmer, dit-il, votre indignation contre cet homme. Je ne l'ai jamais aimé. Je l'ai toujours regardé comme un grand scélérat, et il n'est aucun supplice trop rigoureux pour lui…. Mais il a des complices; il faut que nous les connaissions. Je vais le faire conduire à l'Abbaye. Là nous instruirons son procès et il sera condamné à la mort infâme qu'il n'a que trop méritée.

Vains efforts! La foule grossissait toujours; l'impatience croissait; bientôt des murmures, ensuite les fureurs. C'est sans résultat que des citoyens, émus de pitié et voulant qu'on respectât les formes de la justice, traversent les groupes et représentent qu'il ne faut pas verser le sang.

—Le travail du peuple est du sang aussi, reprend cette multitude indignée, et le traître l'a bu; il s'est nourri, engraissé de la faim publique!

Des groupes nouveaux débordent du dehors; cette marée vivante pousse devant elle la foule qui emplissait la salle. Tous s'ébranlent, tous se portent avec l'impétuosité de l'océan vers le bureau et vers la chaise où Foulon était assis. La chaise est renversée.

—Qu'on le conduise en prison! commande La Fayette d'une voix qui cherchait encore à dominer la tempête.

Des mains implacables ont déjà saisi le malheureux qui demandait grâce; on lui fait traverser la place de l'Hôtel de Ville. Arrivé sous le réverbère qui se trouvait en face de l'édifice, il est attaché à une corde. La corde casse: «Qu'on en cherche une autre!» On recommence jusqu'à trois fois pour le hisser à ce gibet improvisé. Une bande de furieux met à prolonger les horreurs du supplice cette sorte d'obstination et d'acharnement qu'on déploie contre un fléau public. Ce qu'ils s'imaginaient pendre dans cet homme, c'était la famine.

Le même jour, Bertier, gendre de Foulon, intendant de Paris, arrivait de Compiègne par la porte Saint-Martin. Le peuple avait divers motifs de haine contre lui. Bertier passait pour avoir donné à Louis XVI le conseil de faire avancer les troupes sur Paris. C'était en outre un administrateur dur et hautain, un coeur de bronze. Il parut tout à coup entouré d'un rassemblement formidable, assis dans un cabriolet dont on avait brisé la capote, afin qu'il demeurât exposé à la vue de tous. Un électeur, Étienne de La Rivière, le protégeait au péril de sa vie contre l'indignation populaire. Des morceaux de pain noir tombaient dans la voiture.

—Tiens, criaient des voix étouffées par la colère, tiens, brigand! voilà le pain que tu nous as fait manger!

Il fut conduit à l'Hôtel de Ville, où Bailly l'interrogea. Sur l'avis du bureau, le maire dit:

—A l'Abbaye!

Il était plus facile de donner un pareil ordre que de le faire exécuter. Traîné sous la lanterne où l'on avait pendu Foulon, Bertier résiste, saisit un fusil et tombe percé de cent coups de baïonnette.

Quoiqu'un affreux souvenir s'attache à ces deux exécutions sommaires, il faut pourtant reconnaître que les auteurs de ces actes à jamais regrettables se montrèrent désintéressés. «Les meurtriers, dit Bailly, respectèrent la propriété et les effets de ceux à qui ils s'étaient permis d'ôter la vie. Tous ces effets, même les plus précieux, et l'argent, ont été rapportés.» [Note: Ce qui étonne est la froideur des écrivains du temps vis-à-vis de ces exécutions sommaires. Voici tout ce qu'elles inspirent à l'un d'entre eux: «En voyant ces restes dégoûtants, je me disais: Qui croirait que ces corps (ceux de Foulon et de Bertier), maintenant horribles, ont été tant de fois baignés, étuvés, embaumés, et que ce qui révolte la nature a si souvent prononcé des actes d'autorité, tant humilié d'honnêtes gens, et fait souffrir un si grand nombre de malheureux!»]

L'ancien régime n'a-t-il point d'ailleurs, dans ces massacres, sa part de responsabilité? N'est-ce point lui qui avait entretenu le peuple dans l'ignorance, mère de toutes les barbaries? La vue des supplices ordonnés par les juges du roi n'était-elle point bien faite pour endurcir le coeur des masses? Se souvient-on de Ravaillac et de tant d'autres, tenaillés en place de Grève, aux mamelles et aux gras des jambes, la main droite brûlée, les plaies injectées de plomb fondu, d'huile bouillante, de poix résine et de soufre, puis reconduits en prison, pansés et médicamentés, jusqu'au jour où leurs membres étant renouvelés de manière à endurer de nouvelles tortures, on les ramenait en Grève pour y être roués vifs ou tirés à quatre chevaux? Les douces moeurs que devaient inspirer au peuple de tels spectacles!

Détournons nos regards de ces scènes sanglantes et reportons-les sur la
France.

Il est un fait qu'il importe de bien établir, c'est que le bas clergé ne se montra point hostile à la Révolution naissante; des services furent célébrés dans les églises pour les citoyens morts au siége de la Bastille. L'abbé Fauchet leur prodigua les trésors de son éloquence. Il avait choisi pour texte de son sermon ces paroles de saint Paul: Vocati estis ad libertatem, fratres: «Frères, vous êtes tous appelés à la liberté.»

L'orateur faisant allusion à l'état général des esprits s'écriait du haut de la chaire: «C'est la philosophie qui a ressuscité la nation…. L'humanité était morte par la servitude; elle s'est ranimée par la pensée; elle a cherché en elle-même et elle y a trouvé la liberté. Elle a jeté le cri de la vérité dans l'univers; les tyrans ont tremblé; ils ont voulu resserrer les fers des peuples…. Ils auraient égorgé la moitié du genre humain, pour continuer d'écraser l'autre…. Les faux interprètes des divins oracles ont voulu, au nom du Ciel, faire ramper les peuples sous les volontés arbitraires des chefs. Ils ont consacré le despotisme; ils ont rendu Dieu complice des tyrans! Ces faux docteurs triomphaient, parce qu'il est écrit: Rendez à César ce qui appartient à César. Mais ce qui n'appartient pas à César, faut-il aussi le lui rendre? Or la liberté n'est point à César, elle est à la nature humaine.» Ce fier langage fut diversement apprécié; les princes des prêtres et les pharisiens modernes crièrent au scandale; mais un tel discours transporta d'enthousiasme tous ceux qui tenaient encore pour l'alliance du christianisme et de la Révolution. Une compagnie de garde nationale reconduisit l'abbé Fauchet jusqu'à sa sortie de l'église. On portait devant lui une couronne civique.

[Illustration: Prise de la Bastille.]

Prêtre janséniste et mystique, il avait embrassé de bonne foi et avec tout l'élan d'une imagination ardente le nouveau dogme de la liberté, de l'égalité et de la fraternité. Son tort, et il l'expia cruellement, fut de croire qu'on put allier deux ordres d'idées inconciliables.

L'influence de cette erreur propagée par quelques autres ecclésiastiques, tels que le curé de Saint-Étienne-du-Mont, fit reculer l'esprit public jusqu'aux formes les plus superstitieuses et les plus naïves. On mit la Révolution naissante sous la protection de sainte Geneviève; on la voua au blanc. Chaque jour, c'étaient des processions solennelles: le bataillon du quartier, avec de la musique, les femmes du marché, les jeunes filles, allaient porter des actions de grâces et un bouquet à la patronne de Paris. Au retour, elles se rendaient chez le maire.

«Tous les jours, raconte Bailly, j'avais des compliments et des brioches; j'étais bien fêté et bien baisé par toutes ces demoiselles.»

Les citoyens du district du faubourg Saint-Antoine se réunirent quand leur tour fut venu: à leur tête marchaient les jeunes vierges vêtues de blanc; tout le cortége allait faire bénir un modèle de la Bastille. Les vainqueurs entouraient fièrement ce simulacre d'une forteresse détruite par la main du peuple; quelques-uns portaient en trophée les drapeaux et les armes des vaincus. On ne doutait pas que ces dépouilles ne fussent agréables au dieu de la liberté.

Il est aujourd'hui permis de se demander si ces gages de sympathie donnés par le clergé de 89, au réveil d'un grand peuple, étaient bien sincères. Nous avons mille motifs pour en douter. Un contemporain, Rabaut-Saint-Étienne, ministre protestant, est d'ailleurs plus à même que tout autre de nous renseigner à cet égard. «Le clergé, dit-il, cherche encore, dans une religion de paix, des prétextes et des moyens de discorde et de guerre; il brouille les familles dans l'espoir de diviser l'État: tant il est difficile à ce genre d'hommes de savoir se passer de richesses et de pouvoir!»

Nous verrons d'ailleurs plus tard jusqu'où le bas clergé suivit la
Révolution Française et à quelle borne il s'arrêta.

IV

Troubles et soulèvements dans les campagnes—Henri de Belzunce—Un épisode de la Révolution à Caen.

Une grande nouvelle se répandit, le 19 juillet, dans les rues de Paris: les campagnes s'agitent; des bandes armées viennent de se montrer jusque dans les districts ruraux qui avoisinent la capitale. «Les paysans sont ici! ils sont là!» On y courait; on battait les champs: que découvrait-on? Rien. Pas même la trace des pieds nus ou des sabots. C'était une armée invisible qui sortait de terre et qui rentrait sous terre.

Ces bruits étaient-ils appuyés sur des faits? Ces terreurs étaient-elles chimériques? Ces fausses alertes faisaient-elles partie d'un plan qui consistait à tenir en haleine les forces de la répression dans toute l'étendue du royaume? Il est assez difficile de le dire. Constatons seulement que l'esprit public était malade, par suite du système d'accaparement et de monopole qui avait trop longtemps pesé sur les subsistances; chacun croyait découvrir partout une main qui brûlait et ravageait les moissons; un tourbillon de poussière devenait tout à coup, pour les imaginations hallucinées, une bande de malfaiteurs. A la moindre alarme, on sonne le tocsin dans les campagnes; les villes y répondent par le cri de guerre, une garde nationale s'élance tout organisée à la poursuite des brigands. En quelques jours, la France se montre, d'une extrémité à l'autre, sous les armes.

Le système féodal avait trop longtemps lassé la France pour que l'explosion révolutionnaire ne fût pas terrible envers quelques privilégiés insolents. Comme un arbre courbé par la force qui, en se relevant, se jette d'une secousse vigoureuse dans la direction opposée, l'esprit public allait violemment du respect servile à une révolte impitoyable contre l'aristocratie. Dans quelques provinces, le peuple tout entier formait une ligue pour détruire les châteaux, briser les armoiries, et surtout pour s'emparer des chartriers, où les titres des propriétés féodales étaient en dépôt. Ici, c'est une princesse de Bauffremont qui a été obligée, par ses paysans, de déclarer qu'elle renonçait aujourd'hui et pour toujours à tous ses droits seigneuriaux. Là, c'est un homme dur envers ses vassaux qui est poursuivi par eux à coups de fourches. «Il est difficile, s'écriait Loustalot dans ses Révolutions de Paris, de ne pas croire que les ravages dont plusieurs châteaux viennent d'être les théâtres ne soient pas les effets des vexations passées des seigneurs et de l'animosité de leurs tenanciers… Que l'on nous cite un seul seigneur humain, charitable, qui ait été exposé à ces excès!» Le peuple montra en effet un sens très-sûr; il sut parfaitement distinguer entre les abus des vieilles institutions et le caractère des gentilshommes qui, nés dans les rangs de la noblesse, atténuaient, par leur manière de vivre et leur générosité, l'injustice de leurs priviléges.

Au plus fort de cette fièvre de destruction, quelques seigneurs recommandables, ayant visité leurs terres, furent accueillis par leurs paysans avec des marques de respect et d'estime personnelle. Les autres nobles, maltraités, pillés, injuriés, furent généralement ceux qui avaient témoigné du mépris pour la Révolution naissante. On cite le mot d'une femme de qualité qui, se trouvant à Paris, pendant que le peuple faisait le siége de la Bastille, disait à ses domestiques:

—Conduisez-moi à mon donjon, que je voie s'égorger celle canaille.

La caste privilégiée regardait les gens de la classe inférieure comme appartenant à une autre espèce humaine.

L'aristocratie, depuis des siècles, avait tenu les populations rurales dans l'ignorance et la misère; elle avait semé la haine dans leur coeur, elle récoltait la dévastation, le meurtre. Ces hommes, endurcis aux travaux ingrats de la terre, ne connaissaient qu'une loi, la loi du talion; c'est celle de toutes les races barbares. Ils rendaient aux châteaux oeil pour oeil, dent pour dent. Les pierres étaient ici complices des abus qui s'y réfugiaient. On se disait que, le nid détruit, le vautour ne reviendrait plus. Ce n'est pas que j'approuve ces ravages; la destruction est un supplice trop doux pour les monuments de la tyrannie; il faut les condamner à vivre.

Au milieu de ce soulèvement général contre un ordre de choses maudit, fixons nos yeux sur un point de la France qui servira plus tard de quartier général aux entreprises de la Gironde.

En ce temps-là, deux régiments stationnaient à Caen, dans la caserne dite de Vaucelles; c'étaient le régiment d'Artois et le régiment de Bourbon. L'un portait une médaille qu'il avait reçue quelques jours auparavant comme signe de récompense pour son dévouement à la cause commune: il tenait pour le peuple, dont il était aimé; l'autre, composé de jeunes officiers attachés au parti royaliste et de soldats gagnés, inspirait dans la ville une grande défiance. [Note: On assure que des soldats du régiment de Bourbon auraient arraché la médaille nationale à des soldats d'Artois qui étaient sans armes.] La haine et les soupçons des bourgeois portaient principalement sur Henri de Belzunce, major en second du régiment de Bourbon.

Les troubles qui avaient agité Paris, dans les journées du 13 et du 14 juillet, avaient produit dans toute la France un ébranlement général. La disette des blés tenait surtout la Normandie en rumeur. Le peuple de Caen, persuadé que les accapareurs étaient cause de la famine, vint en armes et avec menaces demander qu'on les lui livrât. Les autorités de la ville lui permirent de brûler, s'il en trouvait, les magasins où de riches propriétaires entassaient les grains. Une bande de turbulents se répandit alors dans tous les quartiers de la ville et incendia deux maisons. Cela fait, la colère du peuple se calma, et le conseil ayant pourvu à l'approvisionnement des marchés, tout rentra dans l'ordre. Le comte Henri de Belzunce, avec la témérité d'un jeune homme de dix-huit ans, se montra, dans cette journée, pour les mesures violentes. La conduite sage des autorités lui fit pitié; il eût voulu que l'on comprimât du tels mouvements par la force des armes.

Une pyramide ayant été élevée à Caen, devant l'église Saint-Pierre, en l'honneur du rappel de Necker, le ministre à la mode, toute la ville vint assister à l'inauguration. Ce jour-là, M. le comte de Belzunce passa à cheval sur la place, et regarda la statue avec un sourire insultant. Nargué dans ses affections, le peuple poursuivit le comte d'un long et sourd murmure; mais l'officier donna de l'éperon à son cheval, et tint ferme, ce jour-là, contre l'orage. Cette conduite ne manqua pas cependant d'attacher au major du régiment de Bourbon cette terrible note qui s'écrivait dès lors en lettres rouges: Aristocrate!

Quelques amis d'Henri de Belzunce engagèrent le comte d'Harcourt à mettre cet imprudent aux arrêts dans le château. C'était un moyen de calmer le peuple. Le comte n'en fit rien. Il y a dans certains événements une force qui entraîne fatalement les hommes vers une catastrophe et que les plus sages conseils ne sauraient paralyser. Les rivalités entre le régiment de Bourbon et les bourgeois de la ville en étaient venues à un point extrême qui rendait le choc inévitable.

Voici maintenant de quelle manière la lutte s'engagea: le 10 août, à dix heures et demie du soir, un habitant de la ville, commandant le poste bourgeois, était de faction au pont de Vaucelles; un officier du régiment de Bourbon se présente dans l'ombre. La sentinelle crie trois fois: «Qui vive!»

Nuit et silence!

L'officier avait dans ses mains un fusil de chasse; il veut tirer, mais le coup manque; il arme de nouveau. Avant qu'il ait eu le temps de faire feu, une balle de la sentinelle bourgeoise l'abat la face contre terre. A la vue de l'agresseur justement puni, le poste de la garde nationale pousse un cri d'alarme; on sonne le tocsin; le tambour bat dans toutes les directions; le canon tonne. Surprise au milieu de son sommeil, la paisible population de Caen est bientôt sur pied. Les lumières étoilent à toutes les fenêtres; une foule compacte encombre déjà toutes les issues.

Le bruit court que la garnison va faire un mouvement sur la ville et qu'il faut la prévenir. Le cri: «Aux armes!» se fait entendre de toutes parts; on court au château dont les portes sont forcées, et tout ce qui s'y trouve, en poudre, fusils, sabres, pistolets, canons, passe dans les mains du peuple. Le régiment d'Artois se joint à la milice bourgeoise; des torches servent à éclairer la marche. Cette foule armée se dirige vers la caserne et arrive devant les grilles qu'elle trouve soigneusement fermées. Le régiment de Bourbon était rassemblé dans la cour et déjà sous les armes.

—Vive la nation! crie le peuple.

—Vive Bourbon! répond le régiment.

Un silence de mort succéda à ces deux cris; qu'allait-il se passer? La caserne était dominée sur ses derrières par les hauteurs de la ville, sur lesquelles on avait déjà traîné des canons. Henri de Belzunce jugea d'un coup d'oeil que la résistance était impossible; quelques-uns de ses militaires commençaient à se détacher; le comte se rendit.

Deux bourgeois furent laissés en otage au régiment pour lui répondre de son chef.

Il était une heure du matin. On conduit le comte à l'hôtel de ville; un gros de garde bourgeoise le serrait étroitement: le peuple suivait.

Le comité voulant mettre la tête de Henri de Belzunce à l'abri des fureurs de la multitude, et jugeant l'hôtel de ville trop peu fortifié, donna ordre de le conduire au château. Le château de Caen, bâti par Guillaume le Conquérant dans la seconde moitié du XIe siècle, était une citadelle entourée de gros murs, avec un pont-levis, un donjon et une église.

Les têtes s'échauffaient de moment en moment. On parlait de dénonciations venues de Paris. Quelques soldats avaient déposé contre leur chef; il s'en trouva même qui déclarèrent avoir reçu du comte l'ordre d'arracher la médaille aux militaires du régiment d'Artois qui en étaient décorés. Tous ces bruits étaient encore envenimés par des propos de femmes: une fille du quartier Saint-Sauveur déclara tenir de son amant, sergent au régiment de Bourbon, que l'intention de leur chef était depuis longtemps de faire un mouvement sur la ville. Les familiarités du comte avec ses soldats étaient l'objet d'accusations graves. Tous avouèrent qu'il couchait à côté d'eux, au corps de garde, sur des bottes de paille, qu'il buvait même quelquefois à leur santé, et qu'il leur tenait des discours contre la Révolution.

Pendant ce temps, la sentinelle du pont de Vaucelles, qui avait tiré sur l'officier, était portée en triomphe comme un sauveur.

Le peuple serrait de plus en plus les abords du château; les flots pressés et turbulents de celle marée humaine battaient à grand bruit les portes solidement fermées. Il commençait à faire jour. Deux soldats du régiment de Bourbon, qui avaient sans doute pris le parti de leur chef, furent amenés sur ces entrefaites, et par ordre du comité, dans la prison du château. Il fallut leur entr'ouvrir les portes. Le peuple, amassé à l'entrée, profita de cette occasion pour faire irruption dans la cour. Le cri: «A la prison! à la prison!» se détache alors de ce râle lugubre et confus qui est le bruit naturel de l'émeute. Toute cette foule se précipite dans le donjon du château.

Le comte Henri de Belzunce, pâle et défait par les horreurs d'une pareille nuit, reçoit au fond de son cachot le choc impétueux de ce courant qui a brisé ses écluses. Il demande d'une voix ferme à être conduit à l'hôtel de ville, devant le comité. Le cri: «A l'hôtel de ville!» ayant aussitôt gagné toute la multitude, on y conduisit le prisonnier. Arrivé sur la place Saint-Pierre, devant l'hôtel de ville, le cortége s'arrêta à cause de la foule qui grossissait toujours et encombrait les voies. L'église, les maisons, la place étaient noires de têtes. L'hôtel de ville regardait avec ses fenêtres entr'ouvertes. Il était dix heures du matin. Alors un coup de feu partit, l'on ne sait d'où; le comte Henri de Belzunce tomba. Au même instant, on dépouille le mort; on l'insulte, on lui crache à la face; sa tête est coupée et mise au bout d'une pique; ses membres, divisés et attachés à des bâtons, sont promenés par ces furieux dans toutes les rues de la ville. Une femme (c'était la haine d'un amour trahi) lui ouvré la poitrine avec des ciseaux, en tire le coeur entre ses mains ensanglantées et l'emporte.

Si j'ai décrit la mort d'Henri de Belzunce avec quelques détails, c'est que de Caen partira plus tard le bras qui doit enfoncer le poignard dans le sein d'un des chefs de la Montagne, et que de graves historiens du temps ont prétendu avoir été armé par le souvenir de cette sanglante tragédie, et par l'horreur des citoyens de cette ville pour les excès de la Révolution.

Passant, il y a quelques années, à Caen, j'avisai dans la cour de l'hôtel de ville une colossale statue de Judith.—Je songeai malgré moi, dans le moment, à une autre vengeance de femme.

V

Suite de l'émotion populaire.—La détente.—Nuit du 4 août.—Quelle est sa portée.—Abolition des dîmes.—Conduite du roi et de la cour.

L'ancien régime avait semé la servitude; il récoltait la révolte.

Seule l'Assemblée constituante était à même de ramener le calme et la paix: unique pouvoir dans lequel on eût confiance, elle surnageait au milieu du naufrage de toutes les vieilles institutions. Malheureusement, les membres de l'Assemblée n'étaient guère d'accord entre eux. Malgré l'apparente fusion des ordres, il restait toujours dans l'Assemblée le parti des intérêts et le parti des idées, l'aristocratie et la nation. De toutes parts, cependant, le régime féodal s'écroulait. Les droits prélevés par la noblesse et le clergé sur le travail de la classe agricole avaient été dénoncés comme injustes, dans les cahiers de doléances, et les députés du Tiers avaient reçu le mandat impératif d'en poursuivre l'abolition. L'esprit public avait, comme toujours, devancé l'Assamblée: il finit par l'entraîner.

Nous sommes à la nuit du 4 août. Quelques voix éloquentes et désintéressées sonnent le tocsin d'une Saint-Barthélémy des abus. Bientôt l'enthousiasme et l'émulation du renoncement gagnent tous les coeurs. C'est à qui fera son offrande; celui-ci propose d'abolir les justices seigneuriales; celui-là, les corvées, les droits de chasse, de pêche et de colombier, le droit de retrait féodal, les banalités, les cens, les lods, etc., etc. L'affranchissement des servitudes personnelles est décrété: qui croirait que le nombre des serfs montait encore à quinze cent mille? Un curé, Thibault, apporte à la patrie le denier de la veuve: il propose le sacrifice du casuel. On le refuse. Il ne s'agit encore que des priviléges de la noblesse.

Les titres féodaux étant abolis, viennent les titres des provinces; plusieurs d'entre elles jouissaient de certaines immunités, de certains avantages dont l'origine se perdait dans la nuit des temps; nouvelle immolation. Elles déclarent se résigner à rentrer dans le droit commun. Puis ce fut le tour des villes; par la voix de leurs députés, elles vinrent, l'une après l'autre, offrir le sacrifice de leurs antiques chartres. Ainsi l'arbre féodal tombait feuille par feuille, branche par branche; ainsi s'abaissaient les barrières qui s'étaient opposées trop longtemps à l'unité nationale. Il n'y avait plus de classes ni de provinces; il y avait une seule famille, une seule et même patrie.

La séance avait commencé à huit heures du soir; elle se prolongea jusqu'à deux heures du matin, au milieu des transports d'enthousiasme; se démunir, se dévouer, tel était le véritable esprit de la Révolution Française, et cet esprit souffla, celle nuit-là, sur toutes les têtes de l'Assemblée. C'était beau, c'était grand. La conscience des nobles semblait soulagée d'un poids énorme: ne venait-elle point de rejeter le fardeau des anciennes iniquités sociales?

Tous les coeurs étaient attendris. L'archevêque de Paris demande qu'on chante, dans quelques jours, un Te Deum pour remercier Dieu d'avoir inspiré aux élus du peuple un tel acte de désintéressement et de justice.

Au moment où tombait pierre à pierre l'édifice de la féodalité, un vieillard murmurait tout bas dans un des coins de la salle: «Ils ne laisseront rien debout!» Ce vieillard se trompait: ils ont laissé après eux la France une et régénérée.

Quand les débats de la séance du 4 août furent connus, la France entière tressaillit. «L'ivresse de la joie, raconte l'auteur des Révolutions de Paris, s'est aussitôt répandue dans tous les coeurs; on se félicitait réciproquement; on nommait avec enthousiasme nos députés les Pères de la Patrie. Il semblait qu'un nouveau jour allait luire sur la France… Il s'est formé des groupes dans presque toutes les grandes rues. Près de tous les ponts, on attendait les passants pour leur apprendre ce qu'ils auraient peut-être ignoré jusqu'au lendemain. On était aise de partager sa joie, de la répandre. La fraternité, la douce fraternité régnait partout. C'était surtout lorsqu'on rencontrait quelques gardes-françaises que les démonstrations de joie étaient plus vives. On en a vu embrasser des bourgeois qui les serraient dans leurs bras. Oui, il est des moments dans la vie des peuples, comme dans celle des hommes, qui font oublier des années de douleur et de calamité.» On voit à quel degré le sentiment national était ému. La Révolution Française fut par-dessus tout un épanouissement du coeur.

La nuit du 4 août n'avait qu'un tort: elle venait trop tard. Les seigneurs ont trop attendu. Que n'ont-ils abdiqué leurs priviléges avant la révolte des paysans, avant le pillage des châteaux, avant les attaques à main armée contre les armoires de fer dans lesquelles ils conservaient leurs anciens titres! Fallait-il donc qu'éclatât l'incendie pour qu'ils se décidassent à faire la part du feu? Ne peut-on leur reprocher d'avoir lâché une proie qui leur échappait?

D'un autre côté, tenons bien compte d'un fait important, c'est que le gouvernement du roi ne fut pour rien dans ce grand acte de réparation et d'humanité. Lors de l'ouverture des États généraux, Louis XVI, faisant allusion au cri général des communes et au voeu des cahiers, disait, le 23 juin 1789: «Toutes les propriétés sans exception seront constamment respectées, et, sous le nom de propriété, nous comprenons expressément les dîmes, cens, rentes, droits et devoirs féodaux et seigneuriaux, et généralement tous les droits et prérogatives utiles ou honorifiques attachés aux terres ou aux fiefs, ou appartenant aux personnes.»

Le roi, instruit par les événements, avait-il depuis ce temps-là changé d'avis?

[Illustration: Danton.]

Il est permis d'en douter. La nouvelle de la fameuse séance du 4 août porta le deuil et la consternation à la cour de Versailles. Quelques nobles incorrigibles, qui poursuivaient la guerre des priviléges contre le bien public, crurent tout perdu, et ils appelèrent le monarque au secours des institutions de l'ancien régime.

«J'invite l'Assemblée nationale, déclarait Louis XVI le 18 septembre 1789, à réfléchir si l'extinction des cens et des droits de lods et ventes convient véritablement au bien de l'État.»

Ces paroles, bien claires, furent interprétées comme un désaveu des résolutions prises par l'Assemblée nationale. Les intentions personnelles du roi, ses sympathies secrètes, se dévoilent encore mieux dans une lettre écrite à l'archevêque d'Arles:

«Je ne consentirai jamais, lui disait-il, à dépouiller mon clergé, ma noblesse. Je ne donnerai point une sanction à des décrets qui les dépossèdent.»

Durant plus d'un mois, en effet, la cour usa de toute son influence pour jeter, comme on dit, des bâtons dans les roues. Elle voulait que l'Assemblée revînt sur ses déclarations du 4 août, ou tout au moins qu'elle les modifiât. Parmi les représentants de la noblesse, plusieurs avaient peut-être été dupes de leur générosité; on espérait les ramener au bon sens, à l'intelligence de leurs véritables intérêts. Les résolutions adoptées dans un élan d'enthousiasme devaient maintenant passer par la longue filière des travaux législatifs. Le système féodal était bien mort; il restait toutefois à chercher les moyens de liquider sa succession. Un comité fut constitué: il se composait des juristes les plus versés dans le droit des fiefs. Après bien des lenteurs sortit enfin de leurs débats cette conclusion:

«Le régime féodal est aboli en tant que constitutif des droits seigneuriaux; mais ses effets sont maintenus en tant qu'ils dérivent du droit de propriété.»

Un décret des 3 et 4 mai 1790 déterminait en conséquence le mode et le taux des rachats, pour certains droits qu'on devait croire abolis. C'était une dérision. Comment des paysans écrasés, ruinés, sucés jusqu'à la moelle des os par l'ancien régime, auraient-ils jamais pu se racheter?

De tous les impôts, le plus lourd et le plus impopulaire dans les campagnes était la dîme ecclésiastique. Ce fut pourtant celui que les membres du clergé défendirent à l'Assemblée constituante avec le plus d'opiniâtreté. La discussion se rouvrit le 6 août 1789. Sieyès parla contre l'abolition de la dîme sans rachat. Un autre prêtre, qu'on s'étonna de voir prendre en main les intérêts de l'Église, fut l'abbé Grégoire.

Curé d'Emberménil, petite commune rurale située sur le ruisseau des Amis (Meurthe), il avait appris à aimer les humbles, les paysans, étant né lui-même de parents pauvres. Janséniste, il avait souvent pleuré sur les ruines de Port-Royal. Ses principes étaient ceux de Pascal et de Fénelon. Il cherchait en quelque sorte des ennemis pour les envelopper dans le pardon et dans la tolérance. Tous les réprouvés de l'Église étaient ses enfants de prédilection. La solitude avait fortifié les méditations de cet esprit austère et droit. Il admirait, en désirant l'imiter, la bonté du Créateur, qui étend sa prévoyance aux oiseaux du ciel et aux lis des champs. N'ayant d'autre richesse que celle de l'esprit, il cherchait à communiquer ses lumières aux ignorants. Les jours de fête, sa simple et fraîche éloquence jetait plus de fleurs que les pruniers sauvages, dont les rameaux entraient par les vitres cassées jusque dans l'église. Il avait formé une bibliothèque pour ses paroissiens; aux enfants, il distribuait des ouvrages de morale; il leur expliquait surtout le grand livre de la nature. L'alliance du christianisme et de la démocratie lui semblait si naturelle qu'il ne comprenait pas l'Évangile sans le renoncement aux priviléges. Tout le travail de son esprit était de mettre le sentiment religieux en harmonie avec les institutions républicaines. Aimé, il l'était de tous ses paroissiens, qu'il chérissait lui-même comme des frères. Quand le moment de nommer des représentants aux États généraux fut venu, il partit chargé de leurs recommandations et de leurs doléances. L'abbé Grégoire avait, dans sa démarche et dans toutes ses manières, cette rare distinction qui vient de la noblesse de l'âme. Assis sur les bancs de l'Assemblée, il s'efforça d'améliorer le sort des nègres, des enfants trouvés, des domestiques. Allant avec un zèle héroïque au-devant de tous les proscrits, il osa même défendre la cause des Juifs: Jésus-Christ, par la bouche de son ministre, venait de pardonner une seconde fois à ses bourreaux.

Comment donc se fait-il que la dîme n'inspirât point à cet honnête homme la même horreur qu'aux autres citoyens? Grégoire était prêtre; il avait épousé l'Église; le moyen d'échapper aux noeuds des serpents qui étouffèrent Laocoon!

Malgré la résistance du clergé, après trois jours d'aigres discussions, la dîme fut abolie sans rachat, pour l'avenir.

L'acte qui consacrait l'abolition des droits féodaux et des dîmes fut porté au roi par l'Assemblée tout entière. Louis XVI l'accepta et invita les députés à venir avec lui rendre grâces à Dieu, dans son temple, des sentiments généreux qui régnaient dans l'Assemblée.

Était-il de bonne foi en parlant ainsi? peu nous importe. Les priviléges étaient abolis; la justice, exilée depuis des siècles, venait de redescendre sur la terre.

VI

Adoucissement des moeurs.—Le journalisme.—Marat et Camille Desmoulins.—Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.—La prérogative royale et le véto.—Système des deux Chambres.—Obstacles que rencontrait le travail de la Constitution.—Brissot et Danton.

O Révolution! comment ont-ils pu te couvrir du masque de la haine, toi dont le premier battement de coeur fut pour l'humanité tout entière? Non, tes ennemis ont beau dire, tu n'as point la première tiré le glaive du fourreau. Tu as commencé par éclairer le monde, par lui donner le baiser de paix; mais le monde ne t'a point connue. Les maîtres du passé se sont cachés dans leur ombre, pour ne point voir la lumière de tes bienfaits; ils ont voulu te mettre à mort, parce que ta clarté importune révélait leurs actions mauvaises. Qu'ils soient éclairés à leur tour, et toi, Révolution, sois saluée par la reconnaissance de toutes les nations de la terre.

La Révolution avait en quelques mois renouvelé le caractère français, adouci les moeurs. Un criminel devait être exécuté à Versailles: déjà la roue était disposée; pâle, consterné, défait, le misérable était déjà étendu sur l'échafaud, lorsque des cris de: Grâce! Grâce! s'élèvent de toutes parts: voilà l'homme sauvé. On chercherait à tort une contradiction entre cette démence du peuple et les actes de cruauté qui venaient de répandre l'effroi dans Paris. On appelait alors de telles voies de fait des exemples, des justices armées qui passent, comme la foudre, sans même laisser après elles la trace du sang.

De l'agitation prodigieuse des esprits, tournés vers les affaires publiques, un nouveau pouvoir venait de sortir, le journalisme. Deux hommes s'y faisaient surtout remarquer, l'un par l'excentricité de son talent, l'autre de son caractère, c'étaient Camille Desmoulins et Marat.

Camille, nature flottante, mais qui s'appartient dans sa mobilité même, un peu femme, mais surtout homme du peuple. Écrivain, il manie comme admirablement l'arme à deux tranchants du sarcasme! Je vois errer sur ses lèvres ondoyantes le rire d'une nation qui a souffert; son arbre nerveux frissonne à tous les vents, vibre à toutes les émotions. Trop d'esprit, pas assez de tête.

«Mon cher Camille, lui écrivait l'Ami du peuple, vous êtes encore bien neuf en politique. Peut-être cette aimable gaieté, qui fait le fond de votre caractère, et qui perce sous votre plume dans les sujets les plus graves, s'oppose-t-elle au sérieux de la réflexion. Je le dis à regret, combien vous serviriez mieux la patrie si votre marche était ferme et soutenue; mais vous vacillez dans vos jugements; vous blâmez aujourd'hui ce que vous approuverez demain; vous paraissez n'avoir ni plan ni but.»

Cette légèreté faisait à la fois le charme et le principal défaut de
Camille, l'enfant gâté de la Révolution:—elle le perdit.

Né de parents obscurs, Marat avait apporté en venant au monde, dans ses membres faibles et maladifs, des souffrances invétérées. Voyageur, il n'avait rencontré, le long de son chemin, qu'esclaves fouettés de verges, que pauvres servant à essuyer les pieds des riches, que nations pressurées selon le bon plaisir d'un seul, comme la grappe sous la vis du pressoir. Plongé au fond de l'Océan amer, sa nature molle et absorbante s'emplit des misères du peuple comme l'éponge de la bourbe de l'eau. Son premier discours aux hommes fut un cri de douleur. Plus tard, il secoua de ses mains crispées et rebelles les haillons de l'indigent, pour en chasser la poussière sur le front des privilégiés; médecin, il revêtit la chemise mouillée de sueur froide et tâchée de sang. Le journal et l'homme ne faisaient qu'un: dans l'Ami du peuple, l'exagération du sentiment de la justice va quelquefois jusqu'à la fureur. Un homme se portait-il à des violences contre son semblable plus faible que lui, Marat eût tout donné pour punir de mort ce lâche agresseur. Bonne ou mauvaise, sa feuille était nécessaire: sans elle, quelque chose aurait manqué à la Révolution, et si le rédacteur de l'Ami du peuple n'avait pas existé, il aurait fallu l'inventer. Il fallait à la crise sociale ce phénomène nerveux. Inégal, emporté, lui seul avait la conscience de sa logique. [Note: On retrouva, en fouillant dans les papiers du comte d'Artois, une lettre écrite en 1763, et adressée à un Anglais: «Si la nation française, y dirait-on, est avilie, c'est par le défunt d'autrui; souvenez-vous, mylord, qu'elle ne sera pas vile dans vingt ans.»—Qui avait écrit cette lettre? Jean-Jacques Rousseau.]

«La chaleur de son coeur, écrivait-il en parlant de lui-même, lui donne l'air de l'emportement; l'impossibilité où il est presque toujours de développer ses idées et les motifs de sa démarche l'a fait passer, auprès des hommes qui ne raisonnent pas, pour une tête ardente; il le sait: mais les lecteurs judicieux et pénétrants qui le suivent dans ses bonds savent bien qu'il a une tête très-froide. La crainte extrême qu'il a de laisser échapper un seul piége tendu contre la liberté le réduit toujours à la nécessité d'embrasser une multitude d'objets, et à les indiquer plutôt que de les faire voir.»

Après la prise de la Bastille, après la nuit du 4 août, d'où pouvaient donc venir les alarmes des écrivains populaires? Le voici: le 14 juillet avait été le triomphe de la classe moyenne; la Constituante était son assemblée, la garde nationale sa force armée, la mairie son pouvoir actif; il y avait en un mot une infusion de sang nouveau dans les veines du gouvernement du pays; mais il n'y avait pas de peuple souverain. Les ombrageux voyaient dans les institutions naissantes le germe d'une aristocratie qui voulait se substituer à l'ancienne noblesse. Qu'avait gagné le peuple à la Révolution du 14 juillet? Le travail, déjà languissant, venait de tomber tout à coup; les principaux consommateurs étant passés à l'étranger, le commerce se trouvait frappé de stupeur. On lit continuellement, dans les feuilles du temps, ces paroles navrantes: «Il a été aujourd'hui très-difficile de se procurer du pain.» Au milieu de cette crise universelle, quelques corps d'état s'agitèrent; la garde nationale, d'accord avec la municipalité, dissipa leurs mouvements par la force. Des patrouilles bourgeoises, enflées par un premier succès, voulurent mettre la police dans le jardin du Palais-Royal. Ces mesures d'ordre rencontrèrent des résistances, soulevèrent des murmures. Les feuilles démocratiques rendirent Lafayette et Bailly responsables des voies de fait qui avaient été commises envers les citoyens. On crût voir dans les attaques de la classe moyenne l'exercice d'un nouveau pouvoir qui s'essayait à la domination. Le froid et doux Bailly n'avait à coup sûr rien d'un tyran; la pauvre tête de Lafayette fléchissait déjà sous son laurier; mais leur autorité n'en éveilla pas moins des défiances parmi les sentinelles avancées de l'opinion publique.

L'Assemblée nationale discutait, pendant ce temps, la Déclaration des droits. C'était le fondement de toute la Constitution. L'abbé Grégoire voulait qu'on plaçât en tête le nom de la Divinité. «L'homme, disait-il, n'a pas été jeté au hasard sur le coin de terre qu'il occupe, et s'il a des droits, il faut parler de celui dont il les tient.» Il demandait aussi une déclaration des devoirs: «On vous propose de mettre en tête de votre Constitution une déclaration des droits de l'homme: un pareil ouvrage est digne de vous; mais il serait imparfait si cette déclaration des droits n'était pas aussi celle des devoirs. Il faut montrer à l'homme le cercle qu'il peut parcourir et les barrières qui doivent l'arrêter.»

En parlant ainsi, le curé d'Emberménil était sans doute d'accord avec son caractère et avec ses convictions; mais ne poursuivait-il point une chimère? Nous avons déjà dit ce qui manquait à l'esprit religieux pour réveiller chez l'homme le sentiment de l'indépendance.

«Le plaisir d'être libre, déclare Bossuet, quand il s'attache à nous-mêmes, étant un fruit de notre amour-propre, le chrétien doit craindre de s'abandonner à cette douceur trop sensible.»

La théologie avait fait de l'homme un être dépendant; masquant partout les droits, elle ne lui parlait que de ses devoirs. Il fallait donc reprendre les choses par un autre côté. La philosophie, s'appuyant sur la nature, déclarait, au contraire, l'homme un être doué de forces imprescriptibles: être, c'est pouvoir. De la notion des forces sortit celle des droits. La Révolution Française consacra tout le travail de l'esprit humain au XVIIIe siècle; elle fut le triomphe de la philosophie sur le mysticisme, des idées sur les croyances, de l'avenir sur le passé. [Note: Le voeu de l'abbé Grégoire fut néanmoins réalisé en partie. «L'Assemblée nationale, dit le préambule de la Déclaration, reconnaît et déclare, en présence de l'Être Suprême, les droits suivants de l'homme et du citoyen.»]

Une autre question divisait l'Assemblée: il s'agissait de limiter les pouvoirs, jusque-là mal définis, de la représentation nationale et ceux de la couronne. Le parti monarchique voulait que le roi put opposer son véto aux décrets de l'Assemblée qui n'auraient point son assentiment: c'était simplement le droit de suspendre l'exercice de la puissance législative. Les deux souverains se trouvaient en présence, je veux dire le roi et la nation. Entre les deux, l'opinion publique n'hésitait pas: elle se disait que la volonté d'un seul ne peut pas balancer celle de vingt-quatre millions d'hommes. C'était la doctrine du Contrat social qui s'élevait fière, menaçante, contre les envahissements du trône constitutionnel: Jean-Jacques, du fond de sa tombe, présidait aux débats.

Le véto était évidemment l'arme du despotisme. Aussi une lutte violente éclata dans l'Assemblée. D'un côté étaient ceux qui espéraient regagner par le roi ce qu'ils avaient perdu par la victoire du peuple. De l'autre se rangeaient les ennemis déclarés de l'arbitraire. La Constituante se déchira en deux camps, et cette scission passa dans tout le royaume.

Une autre question divisait les esprits: l'Assemblée nationale resterait-elle une et indivisible, ou aurait-on deux Chambres? Le haut clergé et une partie de la noblesse tenaient pour ce dernier système. Les uns réclamaient un Sénat à vie, les autres un Sénat à temps, tiré de la Constituante elle-même. Enfin l'Assemblée décréta, à la majorité de neuf cents voix contre quatre vingt-dix-neuf, qu'il n'y aurait qu'une seule Chambre. Elle statua, en outre, que le Corps législatif se renouvellerait tous les deux ans par de nouvelles élections.

De pareilles discussions n'étaient point de nature à calmer l'opinion publique. L'inquiétude et la défiance persistaient malgré les assurances pacifiques du roi. A Paris, la fermentation augmentait chaque jour en raison même des moyens employés pour rétablir l'ordre. La garde nationale montrait trop de zèle. Ce déploiement de forces irritait les citoyens désarmés; ces patrouilles de nuit, ces mesures inutiles prises contre l'émeute absente, blessaient les susceptibilités des esprits ombrageux. «Quand je rentre à onze heures du soir, écrivait Camille Desmoulins, on me crie: Qui vive?—Monsieur, dis-je à la sentinelle, laissez passer un patriote picard. Mais il me demande si je suis Français, en appuyant la pointe de sa baïonnette. Malheur aux muets! Prenez le pavé à gauche! me crie une sentinelle; plus loin, une autre crie: Prenez le pavé à droite! Et, dans la rue Sainte-Marguerite, deux sentinelles crient: Le pavé à droite! le pavé à gauche! J'ai été obligé, de par le district, de prendre le ruisseau.» Les noms de Lafayette et de Bailly se trouvaient mêlés aux soupçons du mécontentement public. Les écrivains du parti démocratique demandaient à la nation si elle avait détruit les priviléges de la noblesse pour leur substituer les priviléges de la bourgeoisie. «Le droit d'avoir un fusil et une baïonnette, ajoutait le sémillant Camille, appartient à tout le monde.»

D'un autre côté, la famine sévissait toujours: la porte des boulangers était assiégée du matin au soir. Dans plusieurs quartiers de Paris, on faisait des distributions de riz pour suppléer au pain qui manquait. L'Assemblée nationale, sur laquelle la multitude s'était reposée, n'avait point amélioré l'état des subsistances. «Le Corps législatif, écrivait Marat dans sa feuille, ne s'est occupé qu'à détruire, sans réfléchir combien il était indispensable de construire le nouvel édifice avant de démolir l'ancien. Abolir était chose aisée: mais aujourd'hui que le peuple ne veut payer aucun impôt qu'il ne connaisse son sort, comment les remplacer? Et comment, dans ces jours d'anarchie, pourvoir aux besoins pressants des vrais ministres de la religion? Comment soutenir le poids des charges publiques? Comment faire face aux dépenses de l'État? Un autre inconvénient est d'avoir négligé le soin des choses les plus urgentes: le manque de pain, l'indiscipline et la désertion des troupes, désordres portés à un tel degré que, sous peu, nous n'aurons plus d'armée, et que le peuple est à la veille de mourir de faim.» Ces réflexions très-sages étaient semées par toute la France. L'Assemblée nationale, au milieu de ses embarras, montrait aux citoyens la mauvaise humeur de l'impuissance irritée. La grande voix de Mirabeau s'était-elle donc endormie? Le bruit courait déjà que cet homme débauché était à la veille de vendre l'orateur. Des citoyens disaient tout haut dans les groupes: «Il faut un second accès de révolution.» Le corps politique était malade de la division des volontés; il ne pouvait sortir de là que par une crise.

Quelques accapareurs de l'ancien régime, furieux de voir la France leur échapper, ne cessaient de faire sur la misère publique des spéculations honteuses: ils espéraient prendre la Révolution par la famine. Les accaparements, les manoeuvres de l'industrie usuraire, désolaient la population aux abois. «Quoi! s'écriait Desmoulins, en vain le ciel aura versé ses bénédictions sur nos fertiles contrées! Quoi! lorsqu'une seule récolte suffit à nourrir la France pendant trois ans, en vain l'abondance de six moissons consécutives aura écarté la faim de la chaumière du pauvre; il y aura des hommes qui se feront un trafic d'imiter la colère céleste! Nous retrouverons au milieu de nous, et dans un de nos semblables, une famine, un fléau vivant.»

A côté du mal était le bien. La détresse générale ouvrait les coeurs à des actes continuels de désintéressement. Les citoyens venaient en aide à l'État, cet être de raison auquel la Révolution de 89 a véritablement donné naissance. Les dons patriotiques pleuvaient de tous les coins de la France sur le bureau du président de l'Assemblée nationale. Les femmes détachaient leurs colliers pour en orner le sein de la patrie nue.—La noblesse avait abdiqué; maintenant, c'était le tour de la coquetterie. Parmi ces présents, il y avait quelquefois le denier de la veuve, plus souvent encore les parures de la courtisane. L'une d'elles envoya ses bijoux avec cette lettre:

«Messeigneurs, j'ai un coeur pour aimer; j'ai amassé quelque chose en aimant: j'en fais, entre vos mains, l'hommage à la patrie. Puisse mon exemple être imité par mes compagnes de tous les rangs.»

L'esprit de la Révolution avait touché ces nouvelles Madeleines: émues, elles venaient répandre à l'envi les parfums de la charité sur la tête du peuple.

Deux des principaux acteurs de la Révolution, quoique dans des rôles bien différents, commençaient dès lors à se dégager de l'obscurité de la foule: l'un était Brissot, l'autre Danton.

Dans les temps de révolution, toute déclaration imprudente s'attache, si l'on ose ainsi dire, à la chair et aux os de l'homme d'État. C'est pour lui la robe de Nessus. Brissot, rédacteur du Patriote français, venait de communiquer aux commissaires de l'Hôtel de Ville un plan de municipalité, avec un préambule dans lequel on remarquait le passage suivant:

«Les principes sur lesquels doivent être appuyées ces administrations municipales et provinciales, ainsi que leurs règlements, doivent être entièrement conformes aux principes de la constitution nationale. Cette conformité est le lien fédéral qui unit toutes les parties d'un vaste empire.»

Pourquoi l'autour a-t-il souligné lui-même le mot fédéral?—Nous nous souviendrons de ce fait, quand Brissot sera devenu le chef du parti de la Gironde.

Danton, lui, naquit à Arcis-sur-Aube le 26 octobre 1759. Son père était procureur au bailliage de la ville. La plupart des révolutionnaires sortaient des mains du clergé: le futur Conventionnel fit ses études chez les Oratoriens. On ne sait presque rien de son enfance, très-peu de sa jeunesse, sinon qu'il exerçait la profession d'avocat. En 1787, il se maria et, avec la dot de sa femme, acheta une charge aux conseils du roi.

[Illustration: Barère.]

«Avocat sans cause,» dit madame Roland. Pourquoi pas? Son genre d'éloquence n'était guère fait pour plaider en faveur du mur mitoyen. A ce fougueux orateur, il fallait la tribune ou la place publique. Lors des élections aux États généraux de 89, il avait été choisi comme président par l'un des soixante districts de Paris. Ce district était celui des Cordeliers qui faisait trembler les modérés. Danton était déjà, dans son quartier, l'âme des hommes d'action. Tout en lui respirait la force et l'audace: une crinière de lion, une large face ravagée par la petite vérole, des épaules d'Atlas;—il est vrai qu'il portait un monde!

VII

Orgie des gardes-du-corps.—La contre-révolution secondée par les déesses de la cour.—Le peuple meurt de faim.—Il va chercher le roi à Versailles.—Les femmes de Paris.—Le sang coule.—Le roi et la reine au balcon.—Lafayette.—Réconciliation.—Retour à Paris.

L'esprit public était arrivé à ce degré d'effervescence où il suffit de la moindre étincelle pour allumer l'incendie. La provocation ne se fit pas attendre. La cour méditait une seconde tentative de contre-révolution et l'appuyait encore sur l'armée. Depuis quelques jours se montraient, au Palais-Royal, des cocardes noires, des uniformes inconnus. L'aristocratie, invisible après le 14 juillet, relevait insolemment la tête. Que se passait-il à Versailles? Le régiment de Flandre, reçu avec inquiétude par les habitants, est fêté au château, caressé. On admet les soldats au jeu de la reine. Le 1er octobre, un grand repas se prépare dans la magnifique salle de l'Opéra, qui ne s'était point ouverte depuis la visite de l'empereur Joseph II. Au nom des gardes-du-corps, on invite les officiers du régiment de Flandre, ceux des dragons de Montmorency, des gardes-Suisses, des cent-Suisses, de la Prévôté, de la Maréchaussée, l'état-major et quelques officiers de la garde nationale de Versailles. Dans cette belle salle tout étincelante de lumières, d'uniformes, de joie militaire, les visages s'animent, les vins pétillent, la musique joue des airs entraînants. Le moment vient où les pensées qui dormaient au fond des coeurs doivent s'éveiller sous la clarté d'une pareille fête.

Dès le second service, on porte avec enthousiasme les santés de toute la famille royale. Et la santé de la nation? omise, rejetée. Des grenadiers de Flandre, des gardes-Suisses, des dragons entrent successivement dans la salle: ils sont éblouis, charmés. Une familiarité insidieuse règne entre les chefs et leurs subalternes. Tout à coup les portes s'ouvrent: le roi, la reine! Il se fait un silence de quelques instants.

Louis XVI entre avec ses habits de chasse; Marie-Antoinette, vêtue d'une robe bleu et or. Elle s'était ennuyée, tout le jour, au château: on voit encore errer dans ses yeux un léger nuage de mélancolie attendrissante. Le moyen de ne pas s'intéresser à cette femme: reine, elle retient sa couronne qui tombe; mère, elle porte son enfant dans ses bras! A cette vue, les convives perdent la tête. Une fureur d'acclamations, de trépignements, à demi contenue par la présence de la famille royale, ébranle toute la salle. L'épée nue d'une main, le verre de l'autre, les officiers boivent à la santé du roi, de la reine. Au milieu de tous ces transports, Marie-Antoinette sourit en faisant le tour des tables. Au moment où la famille royale se retire, la musique exécute l'air: O Richard, ô mon roi, l'univers t'abandonne…

Cet appel à la vieille fidélité des soldats français ne retentit pas en vain: on y répond par des cris insensés. Les vins coulent; l'ivresse du fanatisme éclate en des actes ridicules, coupables. Les uns prennent la cocarde blanche, d'autres la cocarde noire, par amour de la reine. Les voilà donc passés à l'Autriche.

La cocarde tricolore, c'est-à-dire le serment, la nation, est foulée aux pieds.

Au même instant, l'orchestre se met à jouer la marche des Uhlans. Nouveaux transports. On sonne la charge: ici les convives ne se connaissent plus. Ils s'élancent tout chancelants, escaladent les loges. Ces hommes, dans les fumées du vin, rêvent qu'ils font le siége de quelque chose, de Paris, sans doute, et de la Révolution. Bientôt l'orgie ne peut se contenir dans la salle, elle déborde, elle se répand au grand air, dans la cour de Marbre. Tout le château s'agite.

Les jours suivants, des dames de la cour, des jeunes filles, coupent les rubans qui ornent leurs robes, leurs chevelures, et les distribuent aux soldats: «Prenez celle cocarde, disent-elles, c'est la bonne.» Elles exigent de ces nouveaux chevaliers le serment de fidélité: à ce titre, ceux-ci obtiennent la faveur de leur baiser la main. Ces jolies têtes encadrées dans des fleurs et des édifices de plumes troublent tous les sentiments autour d'elles: on boit à longs traits, dans leurs yeux, le poison de la guerre civile. Comme ces nymphes du parc de Versailles qui passent gracieusement la main sur le dos des monstres de bronze, elles flattent et caressent les passions les plus meurtrières, les plus dangereuses, dans l'état actuel des esprits. Innocemment terribles, elles sèment par leurs charmes le germe de la discorde et du carnage. On tremble à les voir si belles, si douces, à côté de la reine: n'est-ce pas là cette étrangère, dont la bouche a des sourires de miel et des paroles séduisantes, mais dont les pieds, dit la Bible, conduisent aux souterrains de la mort?

La nouvelle de l'orgie des gardes-du-corps fit pâlir les citoyens. Il y avait donc réellement un complot ourdi contre la nation. Marat vole à Versailles, revient comme l'éclair, fait à lui seul autant de bruit que les quatre trompettes du jugement dernier, et crie: «O morts, levez-vous!» Danton, de son côté, sonne le tocsin aux Cordeliers; Camille agite la crécelle. La fermentation s'accroît d'heure en heure. Le bateau qui apportait les farines du moulin de Corbeil arrivait matin et soir, dans le commencement de la Révolution; il n'arriva dans la suite qu'une fois par jour, puis il n'arrive plus que toutes les trente-six heures. Ces retards présagent le moment où il ne viendra plus du tout. Ne serait-il pas temps de prévenir les projets sinistres de l'ennemi, et de commencer l'attaque? Dans ces conjonctures difficiles, les femmes, c'est-à-dire l'initiative, se chargèrent du salut de la patrie.

L'Assemblée discutait pesamment à Versailles sur le consentement incertain, ambigu, que le roi venait de donner à la déclaration des droits de l'homme. De moment en moment une inquiétude sourde se répandait dans la salle. L'air était chargé de pressentiments et de terreurs confuses. Le sol tremblait sous la tribune. Plusieurs députés sentaient distinctement le souffle de quelqu'un qui allait venir. Les pas assourdis d'une armée invisible agitaient devant elle le silence même.

—Paris marche, disait Mirabeau à l'oreille de Mounier.

Tout à coup les portes s'ouvrent; une bande de femmes se répand dans l'Assemblée comme une nuée de sauterelles.

—Femmes, que venez-vous demander?

—Du pain et voir le roi.

Voici ce qui était arrivé:

Une jeune fille entre, le 5 au matin, dans un corps de garde, s'empare d'un tambour, et parcourt les rues en battant la générale. Quelques femmes des halles s'assemblent. Après de courtes explications, le cortége se dirige vers l'Hôtel de Ville, et grossit en marchant. On ramasse dans les rues toutes les femmes qu'on rencontre, on pénètre même dans les maisons.

«Accourez avec nous: les hommes ne vont pas assez vite; il faut que nous nous en mêlions.»

Il n'était encore que sept heures du matin: la Grève présente un spectacle extraordinaire. Des marchandes, des filles de boutique, des ouvrières, des actrices, couvrent le pavé. Quatre à cinq cents femmes chargent la garde à cheval qui était aux barrières de l'Hôtel de Ville, la poussent jusqu'à la rue du Mouton et reviennent attaquer les portes. Elles entrent. Les plus furieuses allaient commettre quelques dégâts, brûler les papiers, quand un homme saisit le bras d'une d'entre elles et renverse la torche. On veut le mettre à mort.

—Qui es-tu?

—Je suis Stanislas Maillard, un des vainqueurs de la Bastille.

—Il suffit!

Cependant les femmes ont enfoncé le magasin d'armes: elles sont maîtresses de deux pièces de canon et de sept à huits cents fusils.

—Maintenant, s'écrient-elles, marchons à Versailles! Allons demander du pain au roi! Mais qui nous conduira?

—Moi, dit Maillard.

On l'accepte pour guide.

Jamais on n'avait vu une pareille affluence; sept à huit mille femmes sont réunies sur la place. Ces farouches amazones attachent des cordes aux pièces d'artillerie: mais ce sont des pièces de marine, et elles roulent difficilement. Les voyez-vous arrêtant des charrettes, et y chargeant leurs canons qu'elles assujettissent avec des câbles? Elles portent de la poudre et des boulets, en tout peu de munitions. Les unes conduisent les chevaux, les autres, assises sur les affûts, tiennent à la main une mèche allumée. Au milieu de toute cette foule que personne ne dirige, mais qui paraît obéir au même mobile, on distingue ça et là de poétiques figures. Voici la jolie bouquetière, Louison Chabry, toute pimpante, toute fraîche de ses dix-sept ans. Là, c'est la fougueuse Rose Lacombe; actrice, elle a quitté le théâtre pour la Révolution, le drame des tréteaux et des papiers peints pour le grand drame de l'humanité. Mais où donc est Théroigne?—Son panache rouge au vent, le sein gonflé, la narine ouverte, elle prophétise sur un canon.

«Le peuple a le bras levé, s'écrie-t-elle; malheur à ceux sur qui tombera sa colère, malheur!»

A ces mots, nouvelle Velléda, elle agite dans ses mains des faisceaux d'armes qu'elle distribue à ses compagnes.

La colonne s'ébranle, précédée de huit à dix tambours, et suivie d'une compagnie de volontaires de la Bastille, qui forme l'arrière-garde. Cependant le tocsin sonne de toutes parts; les districts s'assemblent pour délibérer; les grenadiers et un grand nombre de compagnies de la garde soldée se rendent à la place de l'Hôtel de Ville. On les applaudit.

«Ce ne sont pas, crient-ils aux bourgeois, des claquements de mains que nous demandons: la nation est insultée; prenez les armes et venez avec nous recevoir les ordres des chefs.»

Au Palais-Royal, des hommes armés de piques formaient des groupes et tenaient conseil: tels les anciens Gaulois délibéraient à ciel ouvert, et les armes à la main, sur les affaires communes. En remuant la population de Paris, la Révolution avait fait remonter à la surface la vieille race celtique avec ses moeurs, et sa physionomie inaltérable.

Il était sept heures du soir lorsque Lafayette, entraîné par l'impulsion générale, se laissa conduire, lui en tête, à Versailles. Les murmures avaient fini par vaincre sa résistance. Au moment où il s'avança, monté sur son cheval blanc, des cris de: Bravo! Vive Lafayette! se firent entendre. Le bon général sourit à ces cris de satisfaction; il semblait dire:

«Ce n'est pas moi qui vais; c'est vous qui le voulez absolument, j'obéis.»

La joie nationale se soutint tant que l'on entendit battre les tambours et que l'on vit flotter les étendards; mais quand cette expédition se fut éloignée, l'inquiétude et le silence tombèrent lourdement sur la ville de Paris.

Les femmes qui étaient parties le matin pour Versailles avaient traversé sans obstacle le pont de Sèvres. Maillard était toujours à leur tête; il avait su préserver Chaillot du pillage et des désordres qu'entraîne d'ordinaire une marche précipitée. Au Cours, le cortége rencontre un homme en habits noirs qui se rendait à Versailles; les esprits étaient ouverts à tous les soupçons: on le prend pour un espion du faubourg Saint-Germain qui allait rendre compte de ce qui se passait à Paris. Tumulte: on veut le retenir, le faire descendre de voiture. L'inconnu protestait, se défendait.

—Mais enfin, qu'allez-vous faire à Versailles dans un pareil moment?

—Je suis député de Bretagne.

—Député! ah! c'est différent.

—Oui, je suis Chapelier.

—Oh! attendez.

Un orateur harangue les femmes:

—Ce voyageur est le digne M. Chapelier, qui présidait l'Assemblée nationale pendant la nuit du 4 août.

Alors toutes:

—Vive Chapelier!

Plusieurs hommes armés montent devant et derrière sa voiture pour l'escorter.

Versailles! voici Versailles!—Maillard arrête ses femmes, les dispose sur trois rangs.

—Vous allez, leur dit-il, entrer dans une ville où l'on n'est prévenu ni de votre arrivée ni de vos intentions: de la gaieté, du calme, du sang-froid. Toutes ces femmes lui obéissent. Les canons sont relégués à l'arrière-garde. Les Parisiennes continuent leur marche pacifique, entonnant l'air Vive Henri IV, et entremêlant leurs chants des cris de Vive le roi! Grand spectacle pour les habitants de Versailles, que cette armée de femmes et cet appareil extraordinaire! Ils accourent au-devant d'elles en criant: Vivent les Parisiennes!

Elles se présentent sans armes, sans bâtons, à la porte de l'Assemblée nationale; toutes veulent s'introduire: Maillard n'en laisse entrer qu'un certain nombre. Ici s'engage un grand dialogue entre cet intrépide huissier et l'Assemblée. Respectueux, calme, sévère, il somme les députés de pourvoir aux besoins urgents de la ville de Paris. Dans la salle, une seule voix appuya brièvement celle de Maillard, la voix de Robespierre. Ces deux hommes se touchent, se répondent: l'un est le représentant du peuple; l'autre, c'est le peuple lui-même.

L'Assemblée décide qu'une députatîon sera envoyée au roi pour lui mettre sous les yeux la position malheureuse de la ville de Paris.

Mais où est le roi?

Ah! qui le sait? A la chasse, sans doute.

Cependant les députés, Mounier en tête, sortent de la salle des séances.

«Aussitôt, raconte-t-il lui-même, les femmes m'environnent en me déclarant qu'elles veulent m'accompagner chez le roi. J'ai beaucoup de peine à obtenir, à force d'instances, qu'elles n'entreront chez le roi qu'au nombre de six, ce qui n'empêcha point un grand nombre d'entre elles de former notre cortége.

«Nous étions à pied dans la boue, avec une forte pluie. Une foule considérable d'habitants de Versailles bordait de chaque côté l'avenue qui conduit au château. Les femmes de Paris formaient divers attroupements entremêlés d'un certain nombre d'hommes, couverts de haillons pour la plupart, le regard féroce, le geste menaçant, poussant des cris sinistres; ils étaient armés de quelques fusils, de vieilles piques, de haches, de bâtons ferrés, ou de grandes gaules ayant à leur extrémité des lames d'épées ou de couteaux.

«De petits détachements des gardes-du-corps faisaient des patrouilles, et passaient au grand galop, à travers les cris et les huées. Une partie des hommes armés de piques, de haches et de bâtons, s'approchent de nous pour escorter la députation. L'étrange et nombreux cortége dont les députés étaient assaillis est pris pour un attroupement. Des gardes-du-corps courent au travers: nous nous dispersons dans la boue; et l'on sent bien quel excès de rage durent éprouver nos compagnons, qui pensaient qu'avec nous ils avaient plus de droit de se présenter. Nous nous rallions et nous avançons ainsi vers le château. Nous trouvons, rangés sur la place, les gardes-du-corps, le détachement de dragons, le régiment de Flandre, les gardes-Suisses, les invalides et la milice bourgeoise de Versailles. Nous sommes reconnus, reçus avec honneur; nous traversons les lignes, et l'on a beaucoup de peine à empêcher la foule qui nous suivait de s'introduire avec nous. Au lieu de six femmes auxquelles j'avais promis l'entrée du château, il fallut en introduire douze.»

Une narration royaliste appelle ces femmes des créatures sans nom; elles en avaient un: la Faim.

Quelques aristocrates, mêlés au tumulte, profitent de la circonstance pour tenter le peuple.

—Si le roi, lui dit-on, recouvrait toute son autorité, la France ne manquerait jamais de pain.

Les femmes répondent à ces insinuations perfides par des injures.

—Nous voulons du pain, ajoutent-elles, mais non pas au prix de la liberté.

Dégageons, à ce propos, un fait général: ce n'est pas le besoin qui a été le nerf le plus énergique des actes révolutionnaires; c'est le devoir. La disette ne figure qu'en seconde ligne dans les causes qui déterminèrent l'expédition du 5 octobre. Sans doute le pain manquait; parmi les femmes qui étaient là, un grand nombre n'avaient pas mangé depuis trente heures: mais si l'instinct seul de la conservation avait parlé, se seraient-elles exposées, sur la place d'Armes, à être étouffées entre les chevaux? Dans cette cohue, sous la pluie, il y en avait qui étaient grosses ou incommodées, elles n'en suivaient pas moins le courant; d'autres étaient jeunes, jolies, et ne souffraient pas beaucoup de la disette; des musiciennes avec des tambours de basque, des chanteuses, des artistes, des modèles, quelques-unes un peu follement vêtues, allaient et venaient dans les groupes. C'étaient les plus animées contre la cour et les gardes-du-corps. Qui les lançait ainsi sur le pavé de Versailles, entre les sabres et les mousquetons? L'instinct du bien public, le dévouement à un ordre d'idées qu'elles ne comprenaient pas très-nettement, mais qu'elles devinaient par le coeur.

Au peuple de Paris, il fallait du pain sans doute; mais il lui fallait aussi la Constitution, la parole vivante.

Cependant Louis XVI est de retour au château. Suivons les femmes chez le roi: elles entrent. Louison Chabry, piquant orateur en bonnet fin et en fichu de soie, est chargée de présenter au roi les doléances des Parisiens. Pour tout exorde, la voilà qui s'évanouit. Louis XVI se montre fort touché. Il fait secourir la pauvre enfant, promet de veiller à l'état des subsistances. En se retirant, Louison veut baiser la main du roi; mais celui-ci avec bonté:

—Venez, mon enfant, vous êtes assez jolie pour qu'on vous embrasse.

Les femmes ont la tête perdue; elles sortent en criant: Vive le roi et sa maison! La foule qui attend sur la place, et qui n'a pas vu le roi, se montre très-éloignée de partager leur enthousiasme. On les accuse de s'être laissé gagner pour de l'argent. Quelques-unes passent déjà leur jarretière au cou de Louison pour l'étrangler. Babet Lairot, une autre jeune fille, ainsi que deux gardes-du-corps, interviennent et la délivrent.

La garnison de Versailles était toujours sous les armes. Les soldats du régiment de Flandre et les dragons inspiraient des inquiétudes. Les femmes se jettent sans frayeur parmi eux, les enlacent.

—Ton nom?

—Citoyenne.

—Le tien?

—Français.

On s'entend. Les jolies mains des Parisiennes jouent avec les armes, caressent les chevaux des cavaliers. Le soldat est pris; il s'excuse d'avoir assisté au fameux banquet.

—Nous avons bu, dit-il, le vin des gardes-du-corps; mais cela ne nous engage en rien; nous sommes à la nation pour la vie; nous avons crié Vive le roi! comme vous le criez vous-mêmes tous les jours: rien de plus.

Les femmes approuvent:

—Mais enfin, tirerez-vous sur le peuple, sur vos frères?

Pour toute réponse, les soldats lancent leurs baguettes dans les fusils, et les font sonner, montrant ainsi que leurs armes ne sont point chargées. Quelques-uns offrent même de leurs cartouches aux plus jolies.

La soirée était noire et pluvieuse. Lafayette arrive avec la milice bourgeoise; d'Estaing, commandant de la place, donne l'ordre aux troupes de se retirer. Les gardes-du-corps exécutent leur retraite; mais les ténèbres, la foule compacte, et une vieille rancune aussi les poussant, ils tirent ça et là quelques coups de feu. Sans cette malheureuse provocation, le sang n'eût pas coulé dans Versailles. Les gardes devaient prêter, le lendemain, serment à la nation et prendre la cocarde tricolore. Leur horrible imprudence perdit tout. L'irritation gagna aussitôt de proche en proche; la nuit était chargée de ténèbres et de mauvais conseils. Au château, la reine voulait entraîner le roi dans une fuite qu'elle lui montrait comme le chemin du triomphe. Dans la ville, la multitude fatiguée, mouillée, campée au hasard, rêvait à l'attaque nocturne des gardes-du-corps. Ce demi-sommeil couvait des colères.

C'est cette nuit-là qu'au dire des royalistes Lafayette dormit contre son roi.—Le fait est qu'il dormit.

Les idées se matérialisent dans les institutions, les institutions dans les édifices. Le palais de Versailles, c'était l'image grandiose d'une monarchie absolue; c'était Louis XIV n'ayant plus d'ennemis à craindre; mais ce château ouvert de tous côtés ne pouvait pas tenir devant la Révolution.

[Illustration: Un homme fut tué par les gardes-du-corps.]

Dès la pointe du jour, le peuple se répand dans les rues. Il aperçoit un garde-du-corps à une des fenêtres de l'aile droite du château; huées, provocations, défis; un coup de fusil part; un jeune volontaire tombe dans la cour.

Qui a tiré? c'est le garde-du-corps. Le peuple, bouillant de colère, se précipite: la grille est escaladée, le château envahi. On cherche partout le coupable. Des forcenés—d'autres disent des voleurs— profitent de la circonstance pour s'introduire plus avant dans les riches appartements. La reine avertie fuit toute tremblante et à demi vêtue chez le roi. Les gardes-françaises arrivent, et poussent devant leurs baïonnettes toute cette foule, qui se retire en tumulte: le château est évacué; deux gardes-du-corps ont été massacrés pendant l'attaque. Tout à coup le cri de Grâce! Grâce! succède à cet accès de fureur. Silence! voici le roi au balcon.

A cette vue, un cri immense, un seul, s'élève, comme par inspiration, de toute cette masse d'hommes: Le roi à Paris! Le roi à Paris! Louis XVI hésite; une oppression violente arrête sa voix. «Mes enfants, dit-il enfin, vous me demandez à Paris; j'irai, mais à condition que ce sera avec ma femme et mes enfants.» On applaudit: le cri de Vive le roi frappe mille fois les airs. La reine paraît, à son tour, au balcon: Lafayette la conduit et lui baise respectueusement la main. Alors le peuple, pour la première fois: Vive la reine! La paix était faite; non pas encore: Lafayette paraît une seconde fois avec un garde-du-corps, au chapeau duquel il attache sa cocarde. Le peuple s'écrie: Vivent les gardes-de-corps! [Note: Au même moment, le peuple embrasse les gardes-du-corps qu'il tient prisonniers dans la cour de Marbre. «En les arrêtant, raconte Loustalot, plusieurs gardes nationaux avaient reçu leurs épées, et leur avaient par égard présenté la leur. Les gardes-du-corps, rassemblés sur la place d'Armes, prêtent le serment national; alors on veut leur rendre leurs épées dont la poignée est d'un plus grand prix que celle de la garde nationale; plusieurs de ces messieurs la refusent et demandent comme une grâce de marcher indistinctement dans les rangs, tandis que le roi se rendrait à Paris.»] Tout est pardonné.

On a voulu rattacher aux événements des 5 et 6 octobre certaines manoeuvres odieuses: quelques historiens attribuent les violences commises dans le château à la faction du duc d'Orléans, cet ambitieux vulgaire qui n'osa jamais ni le crime ni la vertu. Il est possible qu'une autre main travaillât dans l'ombre. Quoi qu'il en soit, cette manifestation populaire fut féconde en résultats. Les deux journées détruisirent les anciens usages, autour desquels se ralliaient les intrigues de l'aristocratie. Malgré la Révolution, l'étiquette du règne de Louis XIV s'était toujours maintenue à Versailles. Les journées des 5 et 6 octobre dispersèrent la cour; le 10 août détrônera la royauté.

La famille royale partit pour Paris, escortée de toute cette cohue naguère menaçante, à présent joyeuse. Les femmes criaient en chemin: «Nous amenons le boulanger, la boulangère et le petit mitron.» Dans leur naïveté, elles croyaient que tenir le roi, c'était avoir trouvé les moyens de se procurer du pain. La marche fut lente. Louis XVI alla coucher le soir même au château des Tuileries. En le plaçant au milieu de son peuple, on s'imaginait avoir soustrait le roi aux intrigues et aux mauvaises influences de son entourage.

Les 5 et 6 octobre furent les journées des femmes de Paris. Le sentiment venait en aide à la raison. Ce qui rendit la Révolution irrésistible, c'est que, dans les plis de son drapeau, elle enveloppait toutes les souffrances, toutes les faiblesses, toutes les misères, allégées par l'espoir d'un avenir meilleur.

VIII

L'Assemblée nationale à Paris.—Ses travaux.—Régénération des moeurs.—Un assassinat.—Le marc d'argent.—Le docteur Guillotin.—Opinion de Marat sur la peine de mort.—Robespierre grandit.

Les événements qui venaient de s'accomplir à Versailles, cette émeute de femmes, la majesté royale forcée dans ses derniers retranchements, le roi gardé à vue, tout cela jeta la stupeur dans les rangs de l'aristocratie. Les courtisans prirent aussitôt le parti des lâches, la fuite. Les demandes de passeports affluaient. La portion de l'Assemblée nationale qui se rattachait aux intrigues du château partagea les mêmes alarmes. Lally-Tollendal et Mounier s'exilèrent; la ville était, au contraire, livrée à la joie: l'abondance parut renaître; la cour avait laissé tomber son faste; la curiosité des habitants se portait en masse au jardin des Tuileries, devant ce beau palais si longtemps inhabité, où maintenant errait l'ombre d'une monarchie expirante. Louis XVI et Marie-Antoinette témoignaient une extrême répugnance à fixer leur séjour dans la capitale. Il fallut pourtant s'y résoudre. L'Assemblée suivit aussitôt le roi à Paris. Les députés se réunirent les premiers jours dans la chapelle de l'archevêché.

«On les eût pris, raconte Barère, pour un concile ou un synode plutôt que pour une assemblée politique, en jetant les yeux sur les banquettes et les ornements de la salle des séances.»

C'était, en effet, le concile de la raison humaine au XVIIIe siècle.

L'Assemblée siégea ensuite dans la salle de l'ancien manége des Tuileries. Cette nouvelle résidence favorisait les communications avec le château; l'Assemblée et le roi formaient alors, dans les idées constitutionnelles, les deux moitiés du souverain.

La classe moyenne avait intérêt à croire la Révolution terminée: elle venait de prendre dans l'État toute la place que la défaite de l'aristocratie avait laissée vide. Ici se dressa, entre le vainqueur et le vaincu, un nouveau réclamant qu'on n'attendait pas, le peuple.

La bourgeoisie avait bien voulu du peuple pour prendre la Bastille et pour porter un coup mortel à la domination de la cour; mais, à présent que le succès était obtenu, elle refusait de partager les fruits de la victoire. On se sert, en pareil cas, d'un mot qui couvre tous les envahissements: l'ordre. La bourgeoisie voulait modérer la Révolution pour l'organiser à son profit. L'Assemblée nationale, où le Tiers était en majorité, commença par diviser la nation en deux classes de citoyens, les uns actifs, les autres qui ne l'étaient point. Les citoyens actifs faisaient partie de la garde nationale, étaient pourvus de droits et de fonctions politiques; les autres non. Le pays actif—nous dirions maintenant le pays légal—ne songea plus dès lors qu'à se constituer. La réaction bourgeoise s'annonça en outre par une loi contre les rassemblements, connue sous le nom de loi martiale. Comme toujours, on se servit d'un prétexte pour justifier les mesures contre-révolutionnaires.

Le boulanger François venait d'être injustement massacré par des furieux; [Note: Ici des détails d'une férocité révoltante. On force un autre boulanger qui passait dans la rue à donner son bonnet; on en couvre la tête coupée du malheureux François, qui est ensuite portée de boutique en boutique, pesée dans des balances. Sa jeune femme, enceinte de trois mois, accourt: des monstres lui présentent cette tête à baiser, la malheureuse tombe évanouie, le visage baigné de sang. Son enfant meurt dans son sein.—François avait sa boulangerie près de l'Archevêché où l'Assemblée nationale tenait encore ses séances. Un assez grand nombre de pains saisis chez lui firent croire à un système d'accaparement.] une vengeance particulière, plus encore que la faim, l'impitoyable faim, nous semble avoir déterminé les circonstances atroces d'un tel meurtre.

La vérité est qu'une bande très-peu nombreuse de malfaiteurs trempa les mains dans ce sang. La presse démocratique n'eut qu'une voix pour flétrir un si lâche assassinat.

«Des Français! des Français!… s'écriait Loustalot; non, non, du tels monstres n'appartiennent à aucun pays; le crime est leur élément, le gibet leur patrie.»

On ne saurait évidemment rattacher un acte semblable ni au peuple, ni à aucun des partis qui agitaient alors la Révolution: c'est le fait d'une poignée de misérables.

Est-il vrai, d'ailleurs, que, depuis la chute du régime absolu, Paris fût livré au brigandage et à l'assassinat?

Au contraire; les propriétés se défendaient elles-mêmes par la sainteté du droit. Il existait une véritable conspiration générale contre les vices, les principes de la Révolution avaient moralisé toutes les classes de la société. Quoiqu'il y eût très-peu de police, les désordres avaient diminué. Écoutons le plus lu des journaux de cette époque:

«Les cabriolets, dit-il, n'écrasent plus personne; messieurs les aristocrates ne rossent plus leurs créanciers; on entend très-peu parler de vols, et les inspecteurs des filles publiques n'enlèvent plus des filles de treize ans des bras de leurs mères pour les conduire dans le lit d'un lieutenant de police.»

Cette réforme morale contrastait singulièrement avec les iniquités de l'ancien régime que la presse révélait de jour en jour. Au moment où le soleil de la monarchie vint à décliner, les abus des hautes fonctions qui l'entouraient projetèrent une ombre plus grande, altis de montibus umbrae. Le Livre rouge dévoila le scandale des pensions.

«L'incomparable Pierre Lenoir, raconte Camille Desmoulins, s'était créé des pensions sur les huiles et sur les suifs, sur les boues et sur les latrines: toutes les compagnies d'escrocs, tous les vices et toutes les ordures étaient tributaires de notre lieutenant de police, qui, par sa place, aurait dû être magister morum, le gardien des moeurs; enfin il avait su mettre la lune à contribution et assigner à une de ses femmes une pension connue sous le nom de pension de la lune. Je sais un ministre qui a signé à sa maîtresse une pension de 12 000 livres, dont elle jouit encore, sur l'entreprise du pain des galériens.»

A ces énormités, la démocratie naissante opposait la régénération des moeurs, la diminution des délits. En vérité, le moment était mal choisi pour jeter le blâme et l'injure à la face d'une population si raisonnable.

Robespierre s'éleva énergiquement contre le projet de loi qui séparait la nation en deux groupes; l'un exerçant tous ses droits politiques, l'autre exclu de toute participation aux affaires de l'État. Il parla aussi contre la loi martiale.

«Les députés de la Commune, dit-il, vous demandent du pain et des soldats, pourquoi? pour repousser le peuple, dans ce moment où les passions, les menées de tout genre cherchent à faire avorter la Révolution actuelle.»

Cet homme avait la sagesse de ramener toujours la discussion aux principes. Il échoua, quoique la raison et la justice fussent de son côté. La thèse qu'il soutenait plut peut-être à Caton, mais elle déplut aux dieux de l'Assemblée nationale. La promulgation de la loi martiale se fit avec un grand appareil et au son des trompettes. Cette cérémonie avait quelque chose d'imposant, mais aussi de triste et de lugubre: elle dura depuis huit heures du matin jusqu'à deux heures après midi. Des hommes revêtus d'un costume antique et étrange, en manteau, à cheval, suivis et précédés de soldats, de tambours, s'arrêtèrent sur toutes les places, et firent la lecture du décret, à haute voix. Loin de calmer les habitants, une telle lecture, ce cortége théâtral, laissèrent dans les quartiers de la ville un profond sentiment de colère et d'impatience. Quant à la force armée, sans discipline, il est vrai, mais toujours victorieuse, qu'on avait lancée deux fois, depuis l'ouverture des États généraux, sur la prérogative royale, il n'était plus question maintenant que de l'anéantir. On venait, solennellement et brusquement, de licencier le peuple. L'irritation de la masse des citoyens fit craindre un mouvement insurrectionnel. La cour et la municipalité s'apprêtèrent à se servir de la loi martiale avant que les vingt-quatre heures fussent écoulées. Il suffisait de trois sommations, après lesquelles le canon d'alarme devait être tiré, le drapeau rouge arboré sur l'Hôtel de Ville. Le maire marchait alors en tête de la force armée, et adressait aux groupes d'une voix haute et solennelle cet avertissement:

On va faire feu! que les bons citoyens se retirent!

Le parti démocratique voyait avec horreur cette violation de la souveraineté du peuple. A ses yeux, il ne pouvait y avoir deux classes de citoyens. La nation étant indivisible, elle devait être admise tout entière à l'exercice de ses droits politiques.

La garde nationale était composée de citoyens appartenant à la classe moyenne. Aussi commençait-elle à devenir suspecte.

«Voici, s'écrie l'un des journaux du temps, tout le système qui convient à la France: la nation ne peut être assurée de sa liberté civile et politique qu'autant que les forces militaires, entre les mains des citoyens, formeront la balance des forces de l'armée… On voit à quoi tient l'existence de cette garde nationale, si brillante dès son aurore, et à laquelle je ne connais qu'un défaut, c'est qu'elle ne comprend pas la totalité des habitants qui sont en état de porter les armes.»

La distinction de citoyens actifs et de citoyens passifs révoltait les sincères partisans de la doctrine du Contrat social; être, c'est agir; voilà donc plusieurs millions d'hommes rejetés, de par la loi, dans le néant. Toute restriction imposée à la volonté générale des citoyens limitait l'esprit même des institutions nouvelles. Quelques districts de Paris réclamèrent, au nom de ces principes, contre la loi martiale: Danton plaida aux Cordeliers la cause de ces gens de rien, que la Révolution avait promis de rendre à l'existence civile. La doctrine de la souveraineté nationale, à laquelle se ralliaient les démocrates sincères, n'était autre chose que le sens commun, ou, en d'autres termes, le consentement universel appliqué à la politique.

L'Assemblée nationale continuait à discuter, et le compte rendu de ses séances retentissait d'un bout à l'autre du pays. Après de longs débats, elle fixa les conditions d'éligibilité. La capacité politique fut évaluée à un marc d'argent, c'est-à-dire à huit écus de six livres trois dixièmes. Prieur de la Marne proposa un amendement:

«Substituez, dit-il, la confiance au marc d'argent.»

Mirabeau appuya.

«Je demande la priorité pour l'amendement de M. Prieur, parce que, selon moi, il est le seul conforme au principe.»

Rejeté.

Robespierre fit entendre quelques vérités incontestables.

«Rien n'est plus contraire, dit-il, à votre déclaration des droits, devant laquelle tout privilége, toute distinction, toute exception doivent disparaître. La Constitution établit que la souveraineté réside dans le peuple, dans tous les individus du peuple. Chaque individu a donc droit de concourir à la loi par laquelle il est obligé, et à l'administration de la chose publique qui est la sienne. Sinon il n'est pas vrai que tous les hommes soient égaux en droits, que tout homme soit citoyen.»

L'orage du sentiment public éclata surtout dans les journaux.

«Il n'y a qu'une voix dans la capitale, s'écriait l'incendiaire Camille Desmoulins, il n'y en aura qu'une dans les provinces contre le décret du marc d'argent: il vient de constituer en France un gouvernement aristocratique, et c'est la plus grande victoire que les mauvais citoyens aient remportée à l'Assemblée nationale. Pour faire sentir toute l'absurdité de ce décret, il suffit de dire que J.-J. Rousseau, Corneille, Mably, n'auraient pas été éligibles… Pour vous, ô prêtres méprisables, ô bonzes fourbes et stupides, ne voyez-vous pas que votre Dieu n'aurait pas été éligible? Jésus-Christ, dont vous faites un Dieu dans les chaires, dans la tribune, vous venez de le reléguer parmi la canaille! et vous voulez que je vous respecte, vous, prêtres d'un Dieu prolétaire et qui n'était pas même un citoyen actif! Respectez donc la pauvreté qu'il a ennoblie. Mais que voulez-vous dire avec ce mot de citoyen actif tant répété? Les citoyens actifs, ce sont ceux qui ont pris la Bastille; ce sont ceux qui défrichent les champs, tandis que les fainéants du clergé et de la cour, malgré l'immensité de leurs domaines, ne sont que des plantes végétatives, pareils à cet arbre de votre Évangile qui ne porte point de fruits et qu'il faut jeter au feu.»

Marat, Condorcet, Loustalot, attaquaient le marc d'argent avec moins de verve que Camille, mais avec la même âpreté de raisonnements; ils y voyaient tous le germe d'une féodalité nouvelle, un corps électoral privilégié.

Au milieu de l'agitation de la presse, l'Assemblée nationale poursuivait ses travaux.

Le docteur Guillotin vint lire à l'une des séances un long discours sur la réforme du Code pénal. Cette question préoccupait déjà les esprits; car l'échafaudage de la vieille Thémis venait de s'écrouler.

L'orateur proposa d'établir un seul genre de supplice pour tous les crimes qui entraînent la peine de mort, et de substituer au bras du bourreau l'action d'une machine. Il vantait fort les avantages de ce nouveau système d'exécution.

«Avec ma machine, dit gravement M. Guillotin, je vous fais sauter la tête en un clin d'oeil et vous ne souffrez point.»

L'Assemblée se mit à rire.—Combien parmi ceux qui avaient ri devaient plus tard faire l'épreuve du fatal couperet!

La philanthropie du docteur Guillotin obtint du succès dans le monde: une machine qui vous tue sans vous faire souffrir, sans même vous laisser le temps de dire merci, quel progrès! Mais les hommes destinés à former un jour le parti de la Montagne étaient d'un autre avis; il ne s'agissait pas tant, d'après eux, de perfectionner l'instrument du supplice que d'abolir la peine de mort. Marat, dans son Plan de législation, avait déjà fait entendre sur ce sujet le langage de la raison et du l'humanité.

«C'est une erreur de croire, disait-il, qu'on arrête toujours le méchant par la rigueur des supplices: leur image est sitôt effacée!… L'exemple des peines modérées n'est pas moins réprimant que celui des peines outrées, lorsqu'on n'en connaît pas de plus grandes. En rendant les crimes capitaux, on a prétendu augmenter la crainte du châtiment, et on l'a réellement diminuée. Punir de mort, c'est donner un exemple passager, et il en faudrait de permanents. On a aussi manqué le but d'une autre manière: l'admiration qu'inspire le mépris de la mort que montre un héros expirant, un malfaiteur souffrant avec courage, inspire ce même mépris aux scélérats déterminés… Pourquoi donc continuer, contre les cris de la raison et les leçons de l'expérience, à verser sans besoin le sang d'une foule de criminels. Ce n'est pas assez de satisfaire à la justice, il faut encore corriger les coupables. S'ils sont incorrigibles, il faut tourner leur châtiment au profit de la société. Qu'on les emploie donc aux travaux publics, aux travaux dégoûtants, malsains, dangereux.»

Robespierre et les plus inflexibles parmi les hommes de 93 avaient commencé par réclamer l'abolition de la peine de mort et des peines infamantes. Comment donc se fait-il, dira-t-on, qu'ils aient demandé plus tard la tête des grands coupables envers la nation? C'est qu'à tort ou à raison ils regardaient les crimes politiques comme indignes de toute pitié, et que la Révolution étant pour la France une question de vie ou de mort, ils crurent pouvoir s'affranchir des règles du droit commun. «Le salut du peuple, a dit un ancien, est la loi suprême.» Nous apprécierons cette doctrine dans le cours de l'ouvrage.

La motion du docteur Guillotin eut, en définitive, un grand résultat: elle introduisit dans la loi l'égalité du supplice quels que fussent le rang et l'état du coupable. «Le criminel, ajoutait l'article 2, sera décapité; il le sera par l'effet d'un simple mécanisme.» C'est ainsi qu'on désignait alors la guillotine.

Cette invention témoignait du moins d'un certain adoucissement dans les moeurs: la société n'osait plus tuer l'homme officiellement par le ministère de son semblable; elle employait pour cette horrible tâche quelque chose de sans coeur et sans entrailles, une machine insensible, aveugle, brutale comme la destinée. Désormais le bras qui frappe se cache pour donner la mort; le couteau est censé avoir tout fait. Grâce à cet appareil fatal, le bourreau n'est plus une conscience, c'est la force. La Révolution avait réellement remué la nature humaine dans ses profondeurs. La compassion envers le malheur s'était accrue. Les anciens supplices, si cruels, si prolongés, semblaient presque aussi coupables que les crimes mêmes; ils les faisaient naître quelquefois en mettant sous les yeux de la multitude des tableaux hideux et des exemples de férocité légale. «C'est, disait Loustalot, parce que M. le président, M. le prévôt et M. le lieutenant-criminel assassinent dans les formes une douzaine de personnes tous les ans, que le peuple a assassiné Foulon et Bertier.» Les bons citoyens reconnaissaient l'importance d'humaniser le peuple par un Code pénal moins sévère. La Vieille Thémis était jugée à son tour; et si l'échafaud lui-même ne s'écroula pas sous la malédiction publique, ce fut plutôt alors la faute des royalistes que celle des révolutionnaires. La réforme politique sonna le réveil de la conscience humaine: les sensibles, les doux, les miséricordieux s'élevaient, au nom de la justice, contre un régime de sang qui avait duré des siècles.

La réaction bourgeoise encourageait, sans le vouloir, les manoeuvres de l'aristocratie. Il paraissait chaque jour des brochures sans nom d'auteur, où l'on ne revenait pas de l'audace du parti philosophique, qui avait osé mettre l'Assemblée nationale entre le roi et le pays. Ces écrivains anonymes menaçaient la France d'un retour aux anciennes institutions. «Tu nous cites toujours la nation, la nation! Ignores-tu que notre gouvernement est monarchique, que le roi a le droit de dissoudre les États, et que c'est ce qui peut nous arriver de plus heureux?» L'opinion publique, de son côté, ne laissait échapper aucune circonstance pour flétrir les intrigues de la cour et des courtisans. Je ne parlerais pas du Charles IX de M.-J. Chénier, si cette pièce n'avait été un véritable événement politique lors de son apparition sur le théâtre. Elle avait rencontré mille obstacles pour arriver à la scène: le succès fut orageux. C'était tout un passé de notre histoire que le public, ce soir-là, écrasait, anéantissait, en quelque sorte, sous les trépignements de l'enthousiasme. «Des allusions fréquentes et faciles à saisir, dit un critique du temps, toutes les grandes maximes dont notre esprit se nourrit depuis six mois mises en vers, voilà le secret du succès de cette pièce. Elle fait exécrer le despotisme ministériel, les intrigues féminines des cours; elle prouve la nécessité de mettre un frein aux volontés d'un roi, parce qu'il peut être ou faible ou cruel; elle apprend que le clergé et l'État ne sont pas la même chose: elle est utile, très utile dans le moment.» La Révolution venait de trouver son poëte. M.-J. Chénier mêlait à la passion du beau l'amour de la patrie régénérée.

[Illustration: Le club des Cordeliers.]

L'Assemblée nationale semblait sommeiller: cette imposante réunion de talents, telle que le monde n'en a jamais vu, se troublait dans la confusion même de ses lumières.

Une chose manquait à ces hommes, la foi: ils marchaient au milieu de l'orage sur une mer soulevée par la tempête et de temps en temps ils se sentaient faiblir; le découragement s'emparait de leur âme.

Un seul était fort comme le peuple: il croyait à la justice de la cause dont il avait embrassé la défense. Cet homme était Robespierre. Né dans la ville d'Arras, le 6 mai 1758 [Note: Il paraît que la maison où il naquit est encore debout. On lit dans l'excellente Histoire de Robespierre par Ernest Hamel: «A quelques pas de la place de la Comédie, à Arras, dans la rue des Rapporteurs, qui débouche presque en face du théâtre, on voit encore, gardant fidèlement son ancienne empreinte, une maison bourgeoise de sévère et coquette apparence. Élevée d'un étage carré et d'un second étage en forme de mansarde, elle prend jour par six fenêtres sur la rue, sombre et étroite comme presque toutes les rues des vieilles villes du moyen âge…»] il perdit sa mère lorsqu'il n'avait encore que sept ans. Quelque temps après, son père, avocat au conseil d'Artois, mourut de chagrin. A neuf ans, Maximilien était orphelin avec deux frères et une soeur; sa famille l'envoya suivre les cours du collége d'Arras. Doué d'une mémoire heureuse et d'un goût très prononcé pour l'étude, il se trouva bientôt à la tête de sa classe. Ses maîtres le regardaient comme un bon élève, seulement un peu concentré en lui-même. Après tout, les succès d'école ne prouvent rien, et les parents sont trop souvent déçus par ces fleurs précoces de l'intelligence. Maximilien eut bientôt appris tout ce qu'on enseignait au collége d'Arras; pour aller plus loin, il lui fallait changer de milieu, entrer dans l'Université de Paris; mais où trouver de l'argent pour payer sa pension? Il existait alors dans la capitale de l'Artois une abbaye célèbre, l'abbaye de Saint-Waast, qui disposait de quatre bourses au collége Louis-le-Grand. A la sollicitation des parents et des amis du jeune Robespierre, l'évêque du diocèse, M. de Conzié, obtint l'une de ces bourses pour son protégé. En 1769, Maximilien vint donc à Paris.

L'instruction du collége Louis-le-Grand devait beaucoup élargir la sphère de ses idées. Les souvenirs de l'antiquité grecque et romaine exerçaient alors une grande influence sur l'esprit de la jeunesse. Robespierre redoubla d'ardeur au travail. Deux de ses camarades étaient Camille Desmoulins et Fréron, l'Orateur du peuple.

Les études classiques étant terminées, Robespierre se livra tout entier à l'étude du droit; son père lui avait tracé le chemin du barreau; a vingt-quatre ans, il fut reçu avocat.

De tous les grands écrivains et philosophes du XVIIIe siècle, celui que Maximilien admirait le plus était J.-J. Rousseau. Il professait pour l'auteur du Contrat social et de l'Émile une sorte de culte. Un beau jour il se rendit à Ermenonville et frappa, le coeur serré d'émotion, à la porte de l'ermitage. Que se passa-t-il dans cette entrevue? [Note: «Nul ne le sait,» répond M. Ernest Hamel auquel nous devons le récit de cette anecdote.] Rousseau était alors vieux, cassé, mélancolique, ne sachant guère à qui il parlait ni ce que deviendrait plus tard ce jeune homme; il était à coup sûr très loin de se douter qu'il avait devant les yeux le plus fervent et le plus redoutable de ses disciples, celui qui, armé du glaive de la terreur, devait appliquer un jour ses doctrines et mourir sur l'échafaud.

Robespierre revint dans sa ville natale où il s'établit comme avocat. [Note: «Ce jeune homme, avait écrit Ferrière à l'un de ses amis, n'est pas ce que vous pensez. Ses succès de collége vous ont trompé. Il ne fera jamais plus que ce qu'il a fait; il ne saura jamais plus que ce qu'il sait. Sa tête n'est point bonne; il a peu de sens, nul jugement. Il est dépourvu de toute disposition non-seulement pour le barreau, mais encore pour tout exercice d'esprit. Ne le laissez point à Paris.» Évidemment Ferrière l'avait mal jugé.] Une occasion lui permit de sortir de l'obscurité. Franklin avait mis à la mode les paratonnerres; mais cette merveilleuse invention rencontrait plus d'un obstacle dans les préjugés des dévotes et les ténèbres de l'ignorance. Un riche habitant de Saint-Omer avait fait élever sur sa maison une de ces pointes de fer. Une dame voulut le contraindre à renverser «la machine», sous prétexte qu'un tel appareil mettait en danger les maisons du voisinage. De là, procès. L'affaire fit beaucoup de bruit. Une émeute éclata presque dans la ville. Tout l'Artois prit parti dans la querelle, les uns pour, les autres contre le paratonnerre. Robespierre plaida en faveur de celui qui avait inauguré à Saint-Omer la découverte de Franklin, défendit fermement la cause de la science et les vrais intérêts de la sécurité publique. Il gagna son procès. Cet esprit intrépide avait bien quelque chose à démêler avec la foudre.

Robespierre était avocat; mais il était aussi homme de lettres et membre de l'Académie d'Arras. Son Eloge de Gresset (1788) montre qu'il aimait alors la poésie légère. La Révolution l'entraîna bientôt vers des sujets plus graves. A la veille des élections, il écrivait une Adresse aux Artésiens sur la nécessité de réformer les États d'Artois. Envoyé par le Tiers à l'Assemblée nationale, il monta plusieurs fois à la tribune, parla en faveur de la liberté individuelle et de la liberté de la presse, demanda qu'à la nation seule appartint le droit d'établir l'impôt, combattit la loi martiale, s'éleva contre le marc d'argent et réclama l'application du suffrage universel; son langage était clair et correct; ses raisons étaient péremptoires; mais à ses discours fort travaillés manquait ce rayon qui illumine la parole des grands orateurs.

Jusqu'ici Robespierre s'était fait surtout connaître de la nation par une persistance inflexible dans sa ligne de conduite, une conviction austère qui résistait à toutes les épreuves, à tous les froissements de l'amour-propre blessé. Seul il plaide la cause de tous, la souveraineté de la raison publique, l'unité de la famille humaine. Inaccessible aux passions de son auditoire, insensible aux murmures de toute une salle, il n'écoute jamais que son idée. Sa parole, son geste se dégagent péniblement; on sent en lui l'effort de l'intelligence qui soulève le couvercle d'une compression énorme. Rien n'échappe à sa pénétration obstinée. Merlin de Thionville racontait que, pendant les séances, Robespierre faisait usage de deux paires de lunettes; les verres de l'une lui servaient à distinguer les objets éloignés, les autres étaient pour les objets rapprochés. C'est aussi à l'aide d'un double point de vue que son esprit fut à même de suivre les faits qui se passaient à courte distance, tout en appréciant, dans le lointain, les causes et les conséquences probables des événements.

Mirabeau disait de lui: «Cet homme ira loin, car il croit tout ce qu'il dit.»

Laissons-le donc grandir dans la lutte et dans la tempête.

IX

Apparition des clubs.—Les Jacobins.—Les Cordeliers.—Poursuites exercées contre les journaux démocratiques.—Marat raconté par lui-même.—Favras.—Les biens de l'Église.—Projets des émigrés.—L'Ami du peuple.—Abolition des titres de noblesse.—Opinion de Marat à cet égard.—Division de la France en 83 départements.—Les juifs, les protestants et les comédiens.

Quelques députés bretons avaient formé un club à Versailles, après la séance royale du 23 juin: on y admit Sieyès, les Lameth, le duc d'Aiguillon, Duport et quelques autres députés. Quand la représentation nationale se fut transportée à Paris, le club Breton choisit, pour tenir ses séances, le couvent des Jacobins, dans la rue Saint-Honoré. On y préparait la discussion des matières qui devaient être soumises, le lendemain, à la délibération de l'Assemblée. «La liste des membres de ce club, dit l'abbé Grégoire qui en faisait partie, était ornée de noms recommandables, et ses séances étaient un cours de saine politique.»

En avant de la nation et de la plupart des députés, il éclairait la marche des idées révolutionnaires. Quand une proposition était de nature à effaroucher l'Assemblée, on commençait par lui ouvrir l'entrée du club des Jacobins, où elle faisait, pour ainsi dire, antichambre, en attendant que l'heure fût venue de se présenter au congrès de la nation. Ce club n'avait, comme on voit, en 1790, ni l'influence orageuse ni le caractère exclusif qu'il acquit dans la suite.

Une réunion bien autrement bruyante, originale et curieuse était celle qui siégeait au district des Cordeliers. De même que le club des Jacobins, celui des Cordeliers devait son nom à un ancien couvent de moines, dans lequel les réunions populaires avaient succédé aux exercices religieux. Si les murs, comme on dit, ont des oreilles, ils devaient bien s'étonner à chaque fois que les mots de liberté, progrès, souveraineté nationale, Révolution, retentissaient dans la salle.

Nul autre qu'un témoin occulaire et un grand artiste ne pouvait dessiner la physionomie de ce club qui joua un si grand rôle dans l'histoire de la Révolution Française.

«La sonnette du district des Cordeliers, dit Camille Desmoulins, cet enfant perdu de la basoche, est, comme tout le monde sait, aussi fatiguée que celle de l'Assemblée nationale. Il y a quelquefois des séances que prolongent bien avant dans la nuit l'intérêt des matières et l'éloquence des orateurs. Ce district a, comme le congrès, ses Mirabeau, ses Barnave, ses Pétion, ses Robespierre; solemque suum sua sidera nôrunt. Il ne lui manque que ses Malouet et J.-F. Maury. Depuis que j'étais venu habiter dans cette terre de liberté, il me tardait de prendre possession de mon titre honorable de membre de l'illustre district. J'allai donc, ces jours derniers, faire mon serment civique, et saluer les pères de la patrie, mes voisins. Avec quel plaisir j'écrivis mon nom, non pas sur ces vieux registres de baptême, qui ne pouvaient nous défendre ni du despotisme prévôtal ni du despotisme féodal, et d'où les ministres et Pierre Lenoir, les robins et les catins, vous effaçaient si aisément et sans laisser trace de votre existence, mais sur les tablettes de ma tribu, sur le registre de Pierre Duplain, sur ce véritable livre de vie, fidèle et incorruptible dépositaire de tous ces noms, et qui en rendrait compte au vigilant district. Je ne pus me défendre d'un sentiment religieux; je croyais renaître une seconde fois; comme chez les Romains mon nom était inscrit sur le tableau des vivants dans le temple de la terre. Il me semblait voir le vieux Saturne dans Pierre Duplain, qui, en me couchant sur son registre, me débitait, avec la gravité d'un oracle, ces vers de Cyrano de Bergerac:

  «Ces noms pour le tyran sont écrits sur le cuivre;
  Il ne déchire point les pages de mon livre.»

«J'allais me retirer, continue l'amusant Camille, en remerciant Dieu, sinon comme Panglosse d'être dans le meilleur des mondes, au moins d'être dans le meilleur des districts possibles, quand la sentinelle appelle l'huissier de service, et l'huissier de service annonce au président qu'une jeune dame veut absolument entrer au sénat.

«On croit que c'est une suppliante; et on pense bien que, chez des Français et des Cordeliers, personne ne propose la question préalable; mais c'était une opinante. C'était la jeune, la jolie, la célèbre Liégeoise, Théroigne de Méricourt. Tout en elle respire l'énergie, la grâce et la sensibilité. Elle s'avance avec un éclair dans les yeux; comme les pythonisses de l'antiquité qui avaient besoin, pour rendre leurs oracles, d'avoir les pieds sur un sol chargé d'influences volcaniques, elle s'inspire, montée sur une Révolution. A sa vue, l'enthousiasme saisit un membre du district; il s'écrie: «C'est la reine de Saba qui vient voir le Salomon des districts!»

«—Oui, reprend Théroigne, avec un petit accent liégeois qui donnait encore plus de charme et d'originalité à son discours, c'est la renommée de votre sagesse qui m'amène au milieu de vous. Prouvez que vous êtes Salomon; que c'est à vous qu'il était réservé de bâtir le temple, et hâtez-vous d'en construire un à l'Assemblée nationale: c'est l'objet de ma motion. Les bons patriotes peuvent-ils souffrir plus longtemps de voir le pouvoir exécutif logé dans le plus beau palais de l'univers, tandis que le pouvoir législatif habite sous des tentes, et tantôt aux Menus-Plaisirs, tantôt dans un Jeu-de-Paume, tantôt au Manége, comme la colombe de Noé qui n'a point où reposer le pied. La dernière pierre des derniers cachots de la Bastille a été apportée au pied du sénat, et M. Camus la contemple tous les jours avec ravissement, déposée dans ses archives. Le terrain de la Bastille est vacant; cent mille ouvriers manquent d'occupation: que tardons-nous? Hâtez-vous d'ouvrir une souscription pour élever le palais de l'Assemblée nationale sur l'emplacement de la Bastille. La France entière s'empressera de vous seconder; elle n'attend que le signal, donnez-le-lui; invitez tous les meilleurs ouvriers, tous les plus célèbres artistes; ouvrez un concours pour les architectes; coupez les cèdres du Liban, les sapins du mont Ida. Ah! si jamais les pierres ont dû se mouvoir d'elles-mêmes, ce n'est pas pour bâtir les murs de Thèbes, mais pour construire le temple de la Liberté. C'est pour enrichir, pour embellir cet édifice qu'il faut nous défaire de notre or, de nos pierreries: j'en donnerai l'exemple la première. On vous l'a dit, le vulgaire se prend par les sens; il lui faut des signes extérieurs auxquels s'attache son culte. Détournez ses regards du pavillon de Flore, des colonnades du Louvre, pour les porter sur une basilique plus belle que Saint-Pierre de Rome et que Saint-Paul de Londres. Le véritable temple de l'Éternel, le seul digne de lui, c'est le temple où a été prononcée la Déclaration des droits de l'homme. Les Français, dans l'Assemblée nationale, revendiquant les droits de l'homme et du citoyen, voilà sans doute le spectacle sur lequel l'Être Suprême abaisse ses regards avec complaisance.»

Camille était ébloui.

«On conçoit, ajoute-t-il, l'effet que dut faire un discours si animé, et ce mélange d'images empruntées du récit de Pindare et de ceux de l'Esprit saint. Quand la fureur des applaudissements fut un peu calmée, plusieurs honorables membres discutèrent la motion, l'examinèrent sous toutes ses faces, et conclurent comme la préopinante, après lui avoir donné de justes éloges, qu'on nommât des commissaires pour rédiger l'arrêté et une adresse aux 59 districts et aux 83 déparrements. Sur la demande de mademoiselle Théroigne d'être admise au district avec voix consultative, l'Assemblée a suivi les conclusions du président, qu'il serait voté des remerciements à cette excellente citoyenne pour sa motion; qu'un canon du concile de Maçon ayant formellement reconnu que les femmes ont une âme et la raison comme les hommes, on ne pouvait leur interdire d'en faire un si bon usage que la préopinante; qu'il sera toujours libre à mademoiselle Théroigne, et à toutes celles de son sexe, de proposer ce qu'elles croiraient avantageux à la patrie; mais que sur la question d'État, si mademoiselle Théroigne sera admise au district avec voix consultative seulement, l'Assemblée est incompétente pour prendre un parti, et qu'il n'y a pas lieu à délibérer.»

Le district des Cordeliers avait pour président Danton, qui fut renommé quatre fois, malgré les efforts des royalistes. Cette présidence continuée donna l'éveil à la calomnie: le bruit se répandit qu'une telle élection était entachée de brigue. La susceptibilité des électeurs s'émut des accusations qu'on faisait courir. L'Assemblée tout entière répondit par une délibération qui fut communiquée aux 59 autres districts. On y déclare «que la continuité et l'unanimité des suffrages ne sont que le juste prix du courage, des talents et du civisme dont M. d'Anton (je conserve l'orthographe du registre des Cordeliers) a donné les preuves les plus fortes et les plus éclatantes, comme militaire et comme citoyen. La reconnaissance des membres de l'Assemblée pour ce chéri président (textuel), la haute estime qu'ils ont pour ses rares qualités, l'effusion de coeur qui accompagne le concert honorable des suffrages à chaque réélection, rejettent bien loin toute idée de séduction et de brigue. L'Assemblée se félicite de posséder dans son sein un aussi ferme défenseur de la liberté, et s'estime heureuse de pouvoir souvent lui renouveler sa confiance.»

Il y a des natures qui attirent et d'autres qui se laissent entraîner: Danton, lui, possédait une force d'attraction considérable. Le magnétisme de son regard, l'entraînement de sa parole et de son geste, était irrésistible. Camille Desmoulins, Fabre d'Églantine, l'aimaient comme un dieu, comme une maîtresse. Un tempérament sanguin et bouillant, une voix tonnante, une âme accessible à toutes les passions fortes, une énergie quelquefois brutale, voilà l'homme. Des scrupules, aucun: il allait droit devant lui comme le taureau furieux, abattant tout sous ses pieds. Sa large figure remontait aux races primitives. Dans cette grande campagne de l'esprit humain qu'on nomme la Révolution Française, il représentait l'animation robuste du peuple, Hercule avec son éloquence pour massue. La Régence avait mis la corruption dans la noblesse, qui la transmit un instant aux classes inférieures et moyennes: les vices de Danton avaient le caractère des circonstances troublées au milieu desquelles il vécut; fougueux, emporté par ses instincts artistes, il aimait la vie gaie et facile. Il fut non-seulement un grand homme: il fut son époque.

Le parti des modérés ne tarda point à s'engager dans une voie de poursuites contre les journaux: le district des Cordeliers devint alors la terre d'asile des écrivains, le rempart de la liberté de la presse. Marat avait lancé de terribles attaques contre le Châtelet,—un tribunal de sang qui écrasait le moucheron et ménageait l'éléphant.—Le Châtelet venait, en conséquence, de décerner un mandat d'amener contre l'Ami du peuple.

Laissons-le raconter lui-même ses tribulations: «Un bon citoyen vint m'avertir qu'on allait m'enlever. Je passai chez un voisin, et, vingt minutes après, je vis d'une croisée toute l'expédition.—A onze heures et demie s'avancèrent au petit pas dans la rue de l'Ancienne-Comédie, par celle Saint-André, plusieurs détachements de huit hommes très-peu éloignés les uns des autres. Après le mot d'ordre donné à l'officier qui commandait le corps de garde qui est à ma porte, ses détachements s'y rassemblèrent, et, lorsque le dernier fut arrivé, ils en sortirent, se firent ouvrir la porte cochère, se répandirent dans la cour, silencieusement et sur la pointe du pied, et se présentèrent à la porte de mon appartement qu'ils trouvèrent fermée, puis ils descendirent à mon imprimerie, demandèrent à mes ouvriers où j'étais, prirent des renseignements sur ma personne, sur les endroits où je pouvais me trouver, et enlevèrent plusieurs exemplaires de mon journal et d'une Dénonciation en règle contre le ministère des finances, prête à paraître. Ils avaient certainement à leur tête quelque espion bien au fait des personnes qui sont à mon service et des chambres qu'elles habitent. En montant l'escalier jusqu'au grenier, ils arrivèrent à la porte de ma retraite, et je les aperçus par le trou de la serrure. Ensuite ils entrèrent dans plusieurs pièces, firent d'exactes, mais d'inutiles recherches, et redescendirent dans la cour. Une demoiselle qui se trouvait chez le portier leur dit que j'étais sans doute dans mon ancien appartement, rue du Vieux-Colombier. Ils s'y rendirent tous à la fois, sans laisser un seul homme en arrière. Dès qu'ils furent éloignés, je descendis dans la cour et j'appris qu'ils avaient présenté au corps de garde un décret du Châtelet, portant ordre de m'enlever partout où je serais. Cet ordre était écrit sur un chiffon de papier non timbré. Je quittai la maison et j'allai chercher un asile chez un ami de coeur. Le lendemain matin, plusieurs témoins dignes de foi vinrent m'avertir de ce qui s'était passé rue du Vieux-Colombier. Ils avaient forcé la portière de leur ouvrir mon appartement. Fâchés de ne rien trouver, on les a entendus dire: «Ce b….., nous l'aurons mort ou vif.»

Marat aurait sans doute succombé dans sa lutte avec le Châtelet, si le district des Cordeliers ne fût venu à son secours et n'eût fait suspendre les poursuites en interposant un arrêté ainsi conçu: «Considérant que dans ces temps d'orage, que produisent nécessairement les efforts du patriotisme luttant contre les ennemis de la Constitution naissante, il est du devoir des bons citoyens, et, par conséquent, de tous les districts de Paris, qui se sont déjà signalés si glorieusement dans la Révolution, de veiller à ce qu'aucun individu de la capitale ne soit privé de sa liberté sans que le décret ou l'ordre en vertu duquel on voudrait se saisir de sa personne n'ait acquis un caractère de vérité capable d'écarter tout soupçon de vexation ou d'autorité arbitraire.»

L'affaire alla au Châtelet, du Châtelet à la Commune, de la Commune à l'Assemblée générale des représentants. La résistance du district fut jugée illégale, le pouvoir qu'il s'arrogeait exorbitant. Les Cordeliers tinrent ferme, et, dans la prévision d'une nouvelle tentative contre la sûreté d'un citoyen, ils posèrent deux sentinelles à la porte de Marat. Cependant une petite armée, infanterie et hommes à cheval, précédée d'un huissier, s'avance sur le terrain du district des Cordeliers. Tout le quartier s'agite. L'huissier somme le comité civil du district de remettre entre ses mains le citoyen décrété de prise de corps; refus. Le comité déclare haut et ferme qu'il prend M. Marat sous sa protection, et députe quatre de ses membres à l'Assemblée nationale. L'Assemblée improuve la conduite du district, déclare ses prétentions téméraires. Pendant ce temps, la cavalerie, divisée en plusieurs corps, se range sur la place du Théâtre-Français (aujourd'hui le café Procope) et dans les rues adjacentes; l'infanterie occupe le carrefour de Bucy et toute la rue des Fossés-Saint-Germain-des-Prés; une réserve de cavalerie stationne sur le quai de la Monnaie. Voilà bien du monde sur pied pour enlever un citoyen; de nombreux rassemblements se forment pour le défendre. Le district refuse de se rendre à l'arrêté de l'Assemblée nationale et envoie une députation à Lafayette. Les têtes s'échauffent; des figures menaçantes s'amassent autour de la force armée, immobile dans les rues. Les habitants du quartier, les femmes surtout, élèvent fortement la voix. «Si mon mari, qui est grenadier, dit l'une d'elles, était assez lâche pour vouloir arrêter l'Ami du peuple, je lui brûlerais la cervelle moi-même.» Le bataillon du district était tout entier sous les armes, prêt à repousser les attaques des troupes nationales. Le sang allait couler. Alors les huissiers, écoutant les conseils de la prudence, se retirèrent. Le lendemain, nouvelles poursuites; cette fois, le district laissa faire: Marat s'était échappé.

[Illustration: Marat.]

Le journal l'Ami du peuple fut interrompu durant quatre mois. Profitons de cette lacune et de ce silence pour étudier le caractère d'un des hommes les plus étranges, les plus calomniés, les plus influents de la Révolution. La conscience de Marat! qui osera regarder dans cet abîme? Rassurons-nous et voyons froidement.—Je le laisse raconter lui-même son enfance: «Né avec une âme sensible, j'ai encore reçu de ma mère une éducation parfaite; cette femme, tant aimée et tant regrettée, m'inspira, quand j'étais encore enfant, l'amour de la justice et des hommes. C'est par mes mains qu'elle faisait passer des secours aux malheureux. Elle me forma elle-même aux bonnes moeurs, et écarta de moi toutes les habitudes vicieuses. J'étais vierge à vingt ans. La seule passion qui dévorât alors mon âme était celle de la gloire. A cinq ans, j'aurais voulu être maître d'école, à quinze ans professeur, auteur à dix-huit ans, génie créateur avant ma vingtième année. Pendant ma première enfance, mon organisation était très-débile; aussi n'ai-je connu ni la pétulance, ni l'étourderie, ni l'amour du jeu. Mes maîtres obtenaient tout de moi par la douceur; je me révoltais au contraire devant un châtiment injuste. Je ne fus puni qu'une fois, et le ressentiment que j'en conçus fut ineffaçable. Vous allez juger de la fermeté de mon caractère: j'avais alors onze ans; on voulut me faire rentrer à l'école, je résistai. On essaya de me dompter par la faim; je jeûnai deux jours entiers sans me rendre à la volonté de mes parents. Ceux-ci, n'ayant pu me faire fléchir par la faim, essayèrent de la prison; ils m'enfermèrent dans une chambre où il y avait une fenêtre. Je ne pus alors résister à l'indignation qui me suffoquait, j'ouvris la croisée et me précipitai dans la rue, où je tombai le front sur un caillou. J'en porte encore la cicatrice. J'ai pris, tout jeune, le goût de l'étude; à part le petit nombre d'années que j'ai consacrées à l'exercice de la médecine, j'ai passé ma vie dans la retraite, à m'écouter en silence, à chercher les destinées de l'homme au delà du tombeau, et à porter une inquiète curiosité sur l'histoire de la nature.»

Ainsi c'est lui qui nous le dit: sa grande passion était l'amour de la gloire. Cette gloire, il ne pouvait l'attendre de ses premiers ouvrages. Son livre sur l'homme est écrit dans un style décoloré, fade, déclamatoire, qui se réchauffe de temps en temps au soleil de J.-J. Rousseau. Son esprit mobile s'essayait à tout. Marat se livra pêle-mêle à divers travaux de physique, notamment sur le feu et sur la lumière; ses ambitieuses expériences n'allaient à rien de moins qu'à détrôner les idées de Newton. Les Académies dédaignèrent ses travaux: il se récria; un des savants de cette époque, M. Charles, le traita avec une ironie méprisante; un duel s'ensuivit que Marat soutint vaillamment. Engagé dans unn fausse voie, il y marcha droit et ferme. Si l'angle de son esprit n'était pas assez ouvert pour embrasser tous les éléments de la question, du moins les connaissances ne lui manquaient pas. Sa vie n'était pas celle d'un aventurier ni d'un charlatan, mais d'un inventeur malheureux. Le démon des découvertes le tourmentait. Ses moeurs étaient réglées; il vivait de peu: la nourriture des bonzes, du riz et quelques tasses de café à l'eau lui suffisaient. Sa manière de vivre était bizarre, son tempérament volcanique. Il écrivait continuellement, et gardait durant son travail une serviette mouillée sur le front. Il y a un dernier livre de science que je signale à cause de la concordance du titre avec le caractère de l'homme: Recherches sur l'électricité médicale.—Marat fut dans la suite l'étincelle électrique de la Révolution.

Avant l'ouverture des États généraux, Marat n'était point demeuré étranger à la politique. Né en Suisse, il se vit entraîné tout jeune, par les circonstances et par l'agitation de son esprit, dans le mouvement qui se préparait. Il avait plusieurs fois voyagé; l'étude qu'il fit de diverses constitutions, et qui ne lui montra que des peuples courbés sous le poids de la misère et soumis à des lois iniques, fortifia son horreur innée du despotisme. Il s'intéressa dès lors à l'affranchissement de toutes les nations du globe.

En 1774, il avait couru en Angleterre. «J'avais été, dit-il, pour influencer, au moyen d'un écrit, les élections du Parlement; j'y travaillai pendant trois mois, vingt-une heures par jour; à peine si j'en prenais deux de sommeil; et, pour me tenir éveillé, je fis un usage si excessif de café à l'eau, que je faillis y laisser ma vie. Je tombai dans une sorte d'anéantissement; toutes les facultés de mon âme étaient étonnées; je restai treize jours en ce triste état dont je ne sortis que par le secours de la musique.» Cet ouvrage était intitulé les Chaînes de l'esclavage; mal écrit et d'une érudition commune, il était cependant plein d'aperçus.

Le champ de la discussion sur les réformes sociales était ouvert: en 1778, Marat, toujours remuant, adressait à une société helvétique le plan d'une législation criminelle. «A mesure, écrivait-il, que les lumières se répandent, elles font changer l'opinion publique; peu à peu les hommes viennent à connaître leurs droits; enfin ils veulent en jouir; alors, alors seulement ils cherchent à devenir libres.» Marat se montre surtout frappé, dans cet ouvrage, de l'inconvénient des inégalités sociales qui s'opposent à l'exercice de la loi. La justice humaine est comme la toile d'araignée: elle retient le moucheron et laisse passer le chameau; c'est-à-dire que les délits du pauvre sont punis outre mesure, tandis que les crimes des riches échappent à la répression. Cet écrit est d'ailleurs un modèle de raison et d'humanité; s'agit-il de rendre le supplice exemplaire, l'auteur entend la voix de la nature gémissante, son coeur se serre, la plume lui tombe des mains. Marat était donc préparé à une rénovation politique et sociale: il l'attendait depuis des années.

«J'arrivai, dit-il, à la Révolution avec des connaissances très-variées et un ardent amour des hommes. De tout temps, je n'ai pu soutenir le spectacle d'une injustice sans me révolter; la vue des mauvais traitements exercés par les nobles, dans les nombreux pays que j'ai parcourus, avait fait bondir mon coeur comme le sentiment d'un outrage personnel. A Genève, où je suis né; à Londres, où j'ai demeuré longtemps; à Bordeaux, où j'ai vécu dix années; à Dublin, à Edimbourg, à la Haye, à Utrecht, à Amsterdam, où j'ai voyagé; à Paris, où je mourrai sans doute, j'ai toujours appelé de mes voeux une révolution qui remettrait le peuple en puissance de ses droits.» Elle vint, cette Révolution tant désirée.

«Le jour de l'ouverture des États généraux, s'écrie-t-il, fut pour moi un jour de délivrance; j'entrevis que les hommes allaient redevenir frères et mon coeur s'ouvrit à toutes les joies de l'espérance. J'écrivis alors que la Révolution pouvait se faire sans verser une goutte de sang.» L'organisation physique de Marat l'appelait bien plutôt à la douceur et à la compassion qu'à la cruauté bestiale. Il avait la fibre délicate, les joues tendues, les lèvres épaisses et molles, les narines enflées, quelque chose d'un peu égaré dans les yeux, mais sans colère.

«Marat, dit Fabre d'Églantine qui l'a connu, était fortement sensible, et Marat était très-faible.»

Comme toutes les natures chétives, il avait un caractère crédule, inquiet et soupçonneux; disposé à l'amour du genre humain, il gémissait sur les noirs coeurs, les bassesses et les trahisons dont les hommes se rendent coupables. Il serait sans doute plus court de déclarer ici, avec la plupart des écrivains, que Marat était un tigre altéré de sang; mais il faut que l'histoire se montre sans passion comme sans faiblesse: elle est le tribunal de la conscience humaine.

Dans les premiers temps de la Révolution, Marat avait fondé une tribune pour y défendre les droits du peuple et la cause des citoyens opprimés. Il plaida d'abord cette cause avec une énergie modérée par l'espérance du succès: mais bientôt il crut voir le mouvement dévier; des obstacles, qu'il n'avait point prévus, surgirent l'un après l'autre; les nobles dépossédés cherchèrent à entraver la marche de la Révolution naissante: à cette vue, Marat, impatient et déconcerté, frémit. Il fit alors des motions violentes, incendiaires. La sensibilité convulsive de cet être frêle donnait, par instants, aux articles de l'Ami du peuple la couleur d'une feuille imprimée avec du sang. On voudrait détruire ces pages que regrettait peut-être, le lendemain, l'auteur revenu au calme et à la conscience de ses devoirs.

Aucun sacrifice ne lui coûta pour assurer l'existence de son journal: on en jugera. «Vous accusez le destin, écrivait-il au ministre Necker, de la singularité des événements de votre vie. Que serait-ce si, comme l'Ami du peuple, vous étiez le jouet des hommes et la victime de votre patriotisme! Si, en proie à une maladie mortelle, vous aviez, comme lui, renoncé à la conservation de vos jours pour éclairer le peuple sur ses droits et sur les moyens de les recouvrer! Si, dès l'instant de votre guérison, vous lui aviez consacré votre repos, vos veilles, votre liberté! Si vous vous étiez réduit au pain et à l'eau pour consacrer à la chose publique tout ce que vous possédiez! Si, pour défendre le peuple, vous aviez fait la guerre à tous ses ennemis! Si, pour sauver la classe des infortunés, vous étiez brouillé avec tout l'univers sans même vous ménager un seul asile sous le soleil! Si, accusé tour à tour d'être vendu aux ministres que vous démasquiez, au despote que vous combattiez, aux grands que vous accabliez, aux sangsues de l'État auxquelles vous vouliez faire rendre gorge; si, décrété tour à tour par les jugeurs iniques dont vous auriez dénoncé les prévarications, par le législateur dont vous démasqueriez les erreurs, les iniquités, les desseins désastreux, les complots, la trahison; si, poursuivi par une foule d'assassins armés contre vos jours, si, courant d'asile en asile, vous vous étiez déterminé à vivre dans un souterrain pour sauver un peuple insensible, aveugle, ingrat! Sans cesse menacé d'être tôt ou tard la victime des hommes puissants auxquels j'ai fait la guerre, des ambitieux que j'ai traversés, des fripons que j'ai démasqués; ignorant le sort qui m'attend, et destiné peut-être à périr de misère dans un hôpital, m'est-il arrivé comme à vous de me plaindre? Il faudrait être bien peu philosophe, monsieur, pour ne pas sentir que c'est le cours ordinaire des choses de la vie; il faudrait avoir bien peu d'élévation dans l'âme, pour ne pas se consoler par l'espoir d'arracher, à ce prix, vingt-cinq millions d'hommes à la tyrannie, à l'oppression, aux vexations, à la misère, et de les faire enfin arriver au moment d'être heureux.»

Cette feuille était nécessaire pour surveiller et démasquer les principaux acteurs de la contre-révolution. Sans cesse sur la brèche, Marat empêchait de relever les pierres de l'ancien régime; ombrageux, il se piquait de connaître les hommes; d'un coup d'oeil, il lisait au fond des coeurs. La vérité est qu'il ne se méprit guère sur les intentions douteuses de Mirabeau, ni sur les traités secrets de ce tribun avec le château. Marat, c'était l'âme de la défiance populaire.

A côté du fanatisme révolutionnaire, le fanatisme royaliste: trois mois plus tard, le Châtelet avait à juger le marquis de Favras, qui avait formé le projet d'enlever le roi et la famille royale, pour les conduire a Péronne. Voici le plan du complot: rassembler les mécontents des différentes provinces, donner entrée dans le royaume à des troupes étrangères, et se mettre ainsi à la tête d'une contre-révolution. [Note: Monsieur, depuis Louis XVIII, s'était mêlé sourdement et timidement à cette conspiration contre l'État. Favras fit preuve de courage et de fidélité en ne dénonçant pas son auguste complice. Les papiers relatifs à cette affaire furent remis plus tard à Louis XVIII par madame du Cayla, et brûlés dans le tête-à-tête.]

Favras avait vécu en aventurier, il mourut en héros. Lorsqu'il sortit du Châtelet, après s'être confessé, la foule qui encombrait les rues battit des mains. Arrivé à la principale porte de Notre-Dame, il prit avec beaucoup de sang-froid la torche ardente d'une main et de l'autre son arrêt de mort qu'il lut lui-même d'un ton de voix assuré, nu-pieds, nu-tête, en chemise et ayant la corde au cou. La joie du peuple accouru sur son passage ne parut ni l'irriter ni l'affliger. En revenant de Notre-Dame, le condamné avait pâli, mais sa contenance était toujours ferme. De la Grève, Favras monta à l'Hôtel de Ville: il écrivit cinq à six lettres et dicta lui-même son testament avec la tranquillité d'un homme qui ne toucherait pas à ses derniers moments. La nuit était survenue. Cependant la foule qui occupait les dehors de l'Hôtel de Ville ne cessait de crier: Favras! Favras! On distribua des lampions sur la place; on en mit jusque sur la potence. Enfin le condamné descendit de l'Hôtel de Ville, marchant d'un pas assuré. Au pied du gibet, il éleva la voix, en disant: Citoyens, je meurs innocent, priez Dieu pour moi. Arrivé à la moitié de l'échelle, il dit d'un ton aussi élevé:

Citoyens, je vous demande le secours de vos prières, je meurs innocent. Au dernier échelon, Favras répéta une troisième fois: Citoyens, je suis innocent, priez Dieu pour moi; alors, se tournant vers le bourreau: Et toi, fais ton devoir.

Une question commençait à jeter le trouble dans le sein de l'Assemblée nationale, c'était celle des biens ecclésiastiques. Déjà plusieurs membres avaient demandé qu'une partie des richesses du clergé fût employée à l'amélioration des finances de l'État: rien de plus conforme que ce projet à l'esprit de désintéressement et de sacrifice qui est l'esprit même de l'Évangile. Tous les prêtres de bonne foi le reconnurent. «L'Église, écrivait l'un d'eux, nous est représentée comme arrachant son sein pour ses enfants; c'est là notre modèle. Allons faire notre prière et disons: Grand Dieu, vous aviez donné beaucoup de biens à nos frères, mais nous n'en sommes qu'usufruitiers; en bons citoyens, nous les remettons à la nation de qui nous les tenons.» La masse des ecclésiastiques se montrait fort éloignée de partager ces généreux sentiments; la résistance venait surtout de la part des évêques, entre les mains desquels étaient les richesses de l'Église de France. Jusque-là le clergé n'avait point trop ouvertement opposé son influence aux décisions de la majorité du pays: la concordance des principes chrétiens et des idées révolutionnaires était assez manifeste pour qu'on n'osât pas se couvrir de Dieu contre les nouveaux progrès de l'esprit humain. Mais quand la Révolution eut tenu aux ministres du culte le langage que Jésus lui-même tenait à un riche; quand elle leur eut dit: «Laissez à l'État ce que vous possédez, puis venez et suivez-moi,» oh! alors les visages se rembrunirent, et le haut clergé s'en alla triste, courroucé.

La discussion sur les biens ecclésiastiques s'ouvrit le 31 octobre 1789.

Il y avait alors dans l'Église une noblesse, une classe moyenne, un peuple; des riches, des aisés et des pauvres; tout cela contraire à l'esprit de l'institution. Comment des prélats entourés d'un faste insultant, des abbés coureurs de boudoirs, des moines oisifs et endormis dans la mollesse, se seraient-ils soumis de bon coeur à un nouvel ordre de choses qui leur retranchait de vastes domaines, de riches abbayes, la possession de terres léguées par les âges d'ignorance et de superstition? L'ambition des dépositaires infidèles de l'Évangile ne savait pas même se renfermer dans le cadre des dignités ecclésiastiques: ils avaient brigué partout les premières places. «La religion veut, au contraire, déclarait Camille Desmoulins, qu'ils aient le dernier rang. Le cahier de la ville d'Étain, après avoir cité une foule de textes: Que leur règne n'est pas de ce monde; que s'ils veulent être les premiers dans l'autre, il faut qu'ils soient les derniers dans celui-ci, etc., leur fait ce dilemme admirable: Si vous croyez à votre Évangile, mettez-vous à la dernière place qu'il vous assigne; soyez du moins nos égaux; ou, si vous ne croyez pas un mot de ce que vous dites, vous êtes donc des hypocrites et des fripons, et nous vous donnons, très-révérendissime père en Dieu, monseigneur l'archevêque de Paris, six cent mille livres de rentes pour vous moquer de nous: Quidquid dixeris argumentabor

Le haut clergé aima mieux se retirer de la Révolution que de rompre ces fatales attaches aux biens temporels, qui avaient amené dans l'Église le déclin des croyances et la corruption des moeurs.

Des hommes de loi, profondément versés dans la science des décrétales et des conciles; des abbés jansénistes, des ecclésiastiques connus par la rectitude de leur jugement, démontrèrent que le clergé n'était pas propriétaire, mais simple administrateur de ses biens, qui avaient été donnés au culte et non aux prêtres; l'État pouvait donc en exiger la restitution: mais quand même l'Église eût été réellement dépouillée, ne devait-elle pas se tenir pour heureuse d'être allégée du fardeau de ces richesses qui lui aliénaient le coeur des populations? Ne devait-elle pas tout au moins se soumettre? N'est-il pas écrit dans l'Évangile: «Si l'on veut enlever votre tunique, donnez aussi votre manteau?»

Le haut clergé ne voulait rien céder: il réclama, protesta; au langage irrité des évêques, on eût dit que rendre les biens, pour eux, c'était rendre l'âme. Jésus se relevait à demi du tombeau tout chargé de liens, et criait à ces indignes ministres: «Vous me déshonorez! Je vous ai dit que mon royaume n'était pas de ce monde, et vous avez établi un État dans l'État. Je vous ai dit: N'amassez point de trésors, nolite thesaurisare, et vous avez mis tellement votre coeur dans les biens de ce monde, que vous refusez de rendre aux hommes ce qu'ils vous ont confié. Je vous renie devant mon père comme vous m'avez renié devant la nation.»

Ce langage, quelques bons prêtres le firent entendre à la tribune: «Qui oserait me dire, s'écriait le curé de Cuiseaux, que le tiers des biens de l'Église a été donné aux pauvres; que l'autre tiers a été consacré à l'entretien des églises; que les prêtres du second ordre ont été équitablement salariés? Ainsi, depuis plus de cent trente ans, le clergé a joui de soixante-dix millions de biens dont il n'était pas propriétaire.»

L'abbé Gouttes s'écriait au milieu des murmures: «Vous n'y gagnerez rien; je dirai la vérité. Je dirai qu'on aurait moins calomnié le clergé et qu'on aurait béni la religion, si les ecclésiastiques se fussent respectés davantage. Je dirai avec Fleury que, pendant les persécutions, les prêtres, n'ayant pas l'administration de leur église, étaient vraiment vertueux; mais les persécutions cessèrent. Alors ils devinrent des pasteurs mercenaires, s'engraisseront de la substance de leur troupeau, et l'abandonnèrent aux loups… Quand les législateurs réprimeront les abus, quand ils supprimeront les bénéfices simples, quand ils réduiront les ecclésiastiques à un traitement particulier… les législateurs ne feront rien de mauvais; ils agiront, non comme des hommes, mais comme des anges envoyés sur la terre pour rétablir dans l'Église les vertus que la mauvaise distribution des biens en avait exilées.»

La droite de l'Assemblée interrompait, trépignait, murmurait… «O hommes de peu de foi! s'écria-t-il on se tournant de ce côté de l'Assemblée, prenez-vous donc Jésus-Christ pour un avare ou pour un voleur, que vous liiez si fort sa cause à celle des intérêts matériels? Je vous dis, moi, que votre cupidité le dégoûte; vous faites rougir Dieu!»

Les membres du haut clergé s'indignaient qu'on comparât leur richesse à l'indigence des apôtres: les temps, selon eux, étaient changés; autres moeurs; il fallait suivre le courant des sociétés humaines.—Et pourquoi donc alors nous opposez-vous toujours l'immuabilité des institutions de l'Église, quand on vous presse de marcher avec le siècle?

A bout de raisons, le haut clergé insinuait qu'on en voulait à la racine même du christianisme. Ici Charles Lameth rapproche très-heureusement la Révolution et l'Évangile: il montre que l'une et l'autre se rencontrent sur certains points: «Lorsque l'Assemblée s'occupe d'assurer le culte public, est-ce le moment de présenter une motion (la motion de dom Gerle) [Note: Dom Gerle, chartreux, membre du club des Jacobins, bon coeur, mais tête faible, avait demandé que, pour fermer la bouche à ceux qui calomniaient les sentiments religieux de l'Assemblée, on déclarât la religion catholique, apostolique et romaine, religion de la nation.] qui peut faire douter de ses sentiments religieux? Ne les a-t-elle pas manifestés, quand elle a pris pour base de ses décrets la morale et la religion? Qu'a fait l'Assemblée nationale? Elle a fondé la constitution sur la fraternité et sur l'amour des hommes; elle a, pour me servir des termes de l'Écriture, «humilié les superbes»; elle a mis sous sa protection les faibles et le peuple, dont les droits étaient méconnus, elle a enfin réalisé, pour le bonheur des hommes, ces paroles de Jésus-Christ lui-même, quand il a dit: «Les premiers deviendront les derniers, les derniers deviendront les premiers.» Elle les a réalisées; car, certainement, les personnes qui occupaient le premier rang dans la société, qui possédaient les premiers emplois, ne les posséderont plus.»

L'abolition des ordres monastiques, la vente des biens de l'Église et la suppression des voeux furent décrétés; la nation se chargea des frais de l'autel et de l'entretien des ministres. Il restait encore un pas à faire; il fallait reconstituer l'Église sur ses antiques bases. Une refonte générale de la discipline ecclésiastique était devenue nécessaire. Les idées avaient pris, depuis deux siècles, une direction nouvelle; les peuples avaient besoin d'une notion plus démocratique de la Divinité; la formidable hiérarchie du clergé catholique avait fini par masquer le ciel comme l'échelle de Jacob. Quel beau moment pour l'Église, si, au lieu d'associer la foi à ses ambitions, à ses intérêts, et de mêler Dieu dans sa querelle, elle eût renouvelé de fond en comble l'édifice religieux! Se renouveler par les institutions, c'est vivre.

Une singulière recrue vint au secours de la philosophie et du bon sens. Je parle de Suzette Labrousse, une pauvre fille du Périgord; elle ne venait pas, comme Jeanne d'Arc, sauver la France, mais l'Église. Visionnaire, un peu folle, elle avait passé son enfance dans la retraite et dans l'exaltation des pratiques religieuses: son coeur se fondait au son des cloches, à un chant d'église ou à la vue d'un crucifix. Elle entendait des voix qui l'avertissaient de sa mission. La voilà qui abandonne tout, famille, pays; elle renonce à l'amour; elle foule aux pieds les coquetteries et les délicatesses de son sexe: plus de moelleuses étoffes, de la bure; plus de parures, de la cendre. Elle éteint sa beauté, sa fraicheur, pour ne pas tenter les regards profanes qui s'arrêteraient sur une enveloppe trop séduisante.

[Illustration: Les Cordeliers avaient posé deux sentinelles à la porte de Marat.]

Cependant, que lui disait l'esprit? «L'Église doit rentrer dans sa vérité primitive: toutes les cours romaines et épiscopales, ouvrages de la cupidité des hommes, vont s'écrouler au premier jour. Dieu ne veut plus tolérer ce colosse qui a effrayé les nations.» Les grands événements qui commençaient à étonner l'Europe remuaient depuis longtemps son cerveau halluciné. Elle arrive un jour à Paris, pieds nus: «Le temps, dit-elle, où il faut que toute justice se fasse est arrivé. Il ne résultera d'autre destruction que celle des préjugés et de la cause des maux qui inondent toute la terre… Si on met du retard à seconder mes vues, une saignée cruelle s'ensuivra.»

Le prodige fit du bruit: les évêques de l'Assemblée nationale, et plusieurs membres du clergé de France, consultèrent Suzette Labrousse. «Pour savoir la marche à tenir, leur disait-elle, il ne faut point être savant: il ne faut qu'être bon. Le moment est venu de renoncer aux bénéfices, aux dîmes, aux richesses, qui sont à l'Église ce que l'ivraie est au bon grain. Réchauffons tous nos coeurs sans délai pour réédifier à l'Être Suprême un nouveau corps resplendissant de lumière.» La foi naïve de cette paysanne confondit l'orgueil et la sagesse des docteurs.

Il s'agit bien de mysticisme! Pour juger sainement les faits, il faut nous placer à un tout autre point de vue. La vente des propriétés ecclésiastiques fut une question de droit. Les biens dont l'Église n'était que dépositaire devaient retourner à la nation qui avait fait le dépôt. De quel droit l'État s'emparait-il de ces biens? Les juristes répondaient: Du droit de déshérence. Le clergé cessant d'être une corporation avait perdu la qualité de propriétaire; l'État lui succédait. Le gouvernement fut donc autorisé, par un décret de la Constituante, à vendre les domaines de l'Église jusqu'à concurrence de quatre cents millions. L'État s'engageait, de son côté, à pourvoir aux besoins des ministres du culte et au soulagement des pauvres.

La France courait-elle à l'abîme? La Révolution était entourée d'ennemis: les membres de l'aristocratie, détruite et dispersée, cherchaient à se reformer au delà du Rhin en un corps d'armée. Trop faibles pour agir seuls, les émigrés prétendaient soulever en leur faveur les puissances voisines et rentrer avec elles, en France, les armes à la main. Leur plan était de délivrer Louis XVI, qu'ils affectaient de croire prisonnier de la Révolution: le pays insurgé devait alors être sévèrement puni et le gouvernement rendu à sa forme primitive. Les mauvaises dispositions des princes et des souverains étrangers envers les révolutionnaires favorisaient beaucoup les entreprises de la noblesse française. L'horizon diplomatique était chargé de nuages. Un cordon sanitaire se formait de tous côtés, sur les frontières, pour empêcher le développement du mal français; on appelait ainsi cet enthousiasme de la liberté qui, pour des spectateurs froids, avait les caractères d'une véritable fièvre. La France cependant ne pouvait reculer. Un homme peut bien, quand la paix générale du monde l'exige, retenir la vérité en lui-même; un peuple, non. L'existence de la Révolution importait à l'univers; il fallait que la France se sacrifiât, au besoin, pour propager ses idées. Les peuples, en l'attaquant, s'attaqueraient eux-mêmes: mais il était à craindre qu'une longue pratique de la servitude n'étouffât dans leur coeur la voix des intérêts les plus sacrés.

Ces réflexions roulaient dans la tête des révolutionnaires, quand l'Assemblée nationale ouvrit sa discussion sur le droit du déclarer la paix ou la guerre. A qui ce droit doit-il appartenir? Les courtisans répondaient: Au roi; les démocrates disaient: A l'Assemblée législative.

A la tête de ceux qui professaient cette dernière opinion était
Robespierre.

«Pouvez-vous ne pas croire, s'écria-t-il, que la guerre est un moyen de défendre le pouvoir arbitraire contre les nations? Il peut se présenter différents partis à prendre. Je suppose qu'au lieu de vous engager dans une guerre dont vous ne connaissez pas les motifs, vous vouliez maintenir la paix; qu'au lieu d'accorder des subsides, d'autoriser des armements, vous croyiez devoir faire une grande démarche et montrer une grande loyauté. Par exemple, si vous manifestiez aux nations que, suivant les principes bien différents de ceux qui ont fait le malheur des peuples, la nation française, contente d'être libre, ne veut s'engager dans aucune guerre et veut vivre, avec toutes les nations, dans cette fraternité qu'avait commandée la nature. Il est de l'intérêt des nations de protéger la nation française, parce que c'est de la France que doivent partir la liberté et le bonheur du monde.»

Paix avec tous les peuples de la terre, tant que la France ne serait point attaquée, tel était, comme on le verra plus tard, l'idée fixe de toute sa vie. La guerre offensive était contraire à tous les principes de la démocratie. La France d'alors n'avait nulle intention d'étendre son territoire, nulle ambition de race; elle voulait se donner pour forteresses la paix et la fraternité.

La Révolution naissante voulait étendre les principes de la justice aux relations internationales. Les peuples doivent se traiter en frères; l'un d'eux ne doit pas faire aux autres ce qu'il ne voudrait pas qu'on lui fit.

Dans cette discussion solennelle, certains hommes mirent au jour leurs pensées secrètes, et la discussion du droit de paix et de guerre eut pour résultat de démasquer Mirabeau. Ce grand homme indigne de ce nom passa timidement à la cour et à la contre-révolution. Les feuilles publiques le dénoncèrent; tout Paris fermenta. Camille Desmoulins, qui l'avait le plus aimé, se déchaîna contre lui: «Tu as beau me dire que tu n'as pas été corrompu, que tu n'as pas reçu d'or, j'ai entendu la motion. Si tu en as reçu, je le méprise; si tu n'en as pas reçu, c'est bien pis, je l'ai en horreur.» Pendant ce temps-là, Mirabeau louait un hôtel, achetait de l'argenterie et tenait table ouverte.

L'Assemblée nationale avait eu la délicatesse d'inviter Louis XVI à fixer lui-même sa liste civile: il lui demanda 25 millions; le pauvre homme! Quatre députés seulement osèrent, dans le vote par assis et levé, refuser une somme si exorbitante; l'un de ces quatre était l'abbé Grégoire.

La nuit du 4 août avait mis la cognée à l'arbre du régime féodal; mais la noblesse se soutenait encore par le prestige de ses titres nobiliaires, stat magni nominis umbra. Cette ombre même devait disparaître devant la Constitution. L'aristocratie de l'ancien régime légua, cette fois, un grand exemple à toutes les aristocraties futures: elle s'exécuta elle-même simplement, gravement, et avec ce je ne sais quoi d'exquis dans les formes que donne la pratique du monde. On vit un de Noailles, un Montmorency, combattre les pâles arguments d'un petit abbé Maury, avec toute la supériorité que donne la dignité du sacrifice et du désintéressement.

«Anéantissons, s'écriait M. de Noailles, ces vains titres, enfants de l'orgueil et de la vanité. Ne reconnaissons de distinction que celle des vertus. Dit-on le marquis de Franklin, le comte Washington, le baron Fox? On dit Benjamin Franklin, Fox, Washington. Ces noms n'ont pas besoin de qualification pour qu'on les retienne; on ne les prononce jamais sans admiration. J'appuie donc de toutes mes forces les diverses propositions qui ont été faites. Je demande en outre que désormais l'encens soit réservé à la Divinité. [Note: L'usage d'encenser le seigneur du lieu était établi dans les paroisses.] Je supplierai aussi l'Assemblée d'arrêter ses regards sur une classe de citoyens jusqu'à présent avilie, et je demanderai qu'à l'avenir on ne porte plus de livrée.»

Parmi les plus ardents révolutionnaires, il y en avait d'engagés personnellement au maintien de ces titres. Ils ne daignèrent pas même parler contre ces distinctions antisociales, qui étaient mortes depuis longtemps dans leur coeur; ils laissèrent faire. Le décret passa au milieu des applaudissements. Il me semble entendre, parmi ces claquements de mains, une voix qui retentit du bout du monde à l'autre. «Elle est tombée, elle est tombée, la grande Babylone des nations, cette féodalité qui buvait le vin et le sang du peuple, ce colosse aux pieds d'argile, qui s'affaisse lui-même sous le poids de son injustice!»

Un homme blâma pourtant la décision de l'Assemblée, relative aux titres nobiliaires, et, qui le croirait? cet homme était Marat.

Voici ses raisons: «C'était bien fait, sans doute, écrivait-il dans l'Ami du peuple, d'anéantir les ordres privilégiés; rien de mieux que de les avoir dépouillés de leurs prérogatives oppressives; mais il fallait leur laisser leurs hochets, leurs titres, et les charger seulement de fortes redevances. Qui doute que leur abolition n'ait été décrétée pour entretenir dans l'État un foyer de discordes? C'est à la prochaine législature de l'éteindre en rétablissant ces hochets. La plupart des noms que portent aujourd'hui les jadis nobles sont des noms de terres titrées: ces noms sont à leurs yeux la plus chère portion de l'héritage de leurs pères; ils font leur gloire et leur consolation dans l'adversité; plutôt que de se soumettre à les quitter, ils braveront mille morts. Ce que je dis de leur nom, je le dis de leurs décorations et de leurs titres. Quelle démence de vouloir les contraindre à les abandonner! Quoi! l'Assemblée nationale, avant que les lumières de la philosophie aient pénétré tous les esprits de la vraie grandeur de l'homme, sape barbarement un édifice pompeux qu'a élevé la gloire et qu'a respecté le temps! Elle veut que, sans frémir de honte et de fureur, un Montmorency reprenne le nom de B….., et cesse de se qualifier du titre de premier baron chrétien; elle veut que, sans mourir de douleur, les descendants de ce Villars, qui sauva la France du joug autrichien, se contentent d'un nom tout net, qui les confond avec le vendeur de chandelles ou le crocheteur du coin! Non, non! quoi qu'ils aient pu faire, ils ne détruiront jamais ni les rapports de la nature ni les rapports de la société. Un duc sera toujours un duc pour ses valets. Sans doute la doctrine de l'égalité parfaite devait être reçue avec enthousiasme de l'aveugle multitude, toujours menée par des mots; qu'on juge de l'ivresse d'un porteur d'eau, qui se croit l'égal d'un duc ou d'un maréchal de France… Mais ce que je ne puis concevoir, c'est qu'il ne se soit trouvé personne dans le sénat de la nation, qui ait senti les inconvénients de cette doctrine, et qui en ait prévu les funestes effets sur la sûreté et la tranquillité publiques. Qu'y a gagné, d'ailleurs, le pauvre peuple? Il n'a cessé de ramper devant l'héritier d'un grand nom que pour ramper devant un nouveau parvenu cent fois plus indigne… Ah! puisqu'il est né pour l'humiliation, mieux valait l'abaisser devant un maréchal de France qui avait reçu de l'éducation que devant un grippe-sous paré de son écharpe tricolore. Tout ce que la Constitution fait avec tyrannie, elle pouvait le faire avec douceur et prudence. Au lieu d'anéantir les ordres du roi et la noblesse, elle pouvait les laisser s'éteindre… Voici ma profession de foi: La Révolution a rendu ennemis du peuple tous les ordres privilégiés… Je dis qu'il faut les ramener par la justice, qu'il faut empêcher les jadis nobles de se regarder comme des étrangers dans l'État, en cessant de les dépouiller de leurs titres. Je sais qu'en proposant ce conseil je m'expose à la défaveur du peuple; mais je serais indigne du glorieux titre de son défenseur, si un lâche retour sur moi-même me fermait la bouche en présence de la justice et de la vérité.» Ce langage extraordinaire fit alors accuser Marat de royalisme; ses ennemis répandirent même le bruit qu'il s'était vendu à la cour. La vérité est que l'Ami du peuple, comme tous les écrivains démocrates, voyait avec peine se former, sur les ruines du régime féodal, une aristocratie d'argent. Il réclamait une fusion réelle de tous les citoyens en un corps de nation, non un simple déplacement des anciens priviléges.

L'Assemblée nationale, nous devons le reconnaître, ne perdait point son temps en discussions frivoles: quelques mois lui avaient suffi pour réorganiser la France; elle l'avait divisée (15 janvier 1789) en 83 départements, qui tiraient leurs noms de la configuration même du sol, des montagnes et des rivières; elle avait couvert le pays de municipalités et d'assemblées électorales, où devaient être admis tous ceux qui payaient, en contribution, la valeur de trois journées de travail, créé un papier-monnaie pour faciliter la vente des biens ecclésiastiques, détruit les parlements, délégué le pouvoir judiciaire à des juges salariés par la nation. Au milieu de ces travaux, elle fut plus d'une fois interrompue par les troubles des provinces; l'esprit royaliste agitait le Midi; la lutte des croyances religieuses commençait à remuer l'Ouest; de tous ces côtés, l'ancienne constitution des provinces, encore mal effacée, servait de ferment aux germes d'une guerre civile. «A Montauban, dit Loustalot, l'aristocratie militaire, ecclésiastique et judiciaire a fait périr, dans un quart d'heure, plus de citoyens que vingt-trois millions d'hommes n'en ont immolé dans une grande révolution où ils avaient à se venger de quatre siècles de malheurs et d'outrages.» Incroyable aveuglement des préjugés: la France se soulevait contre son propre bonheur.

Malgré les maux inséparables de tout enfantement politique, la situation du plus grand nombre des citoyens s'était améliorée: dans l'ordre civil, le paysan n'était plus un être taillable et corvéable à merci; dans l'Église, si les bénéficiers et les prélats avaient été obligés de retrancher leur luxe, les curés de campagne jouissaient au moins du nécessaire: c'est la Révolution qui a donné du pain au clergé inférieur. De toutes parts, les inégalités sociales, causes de la misère et de l'ignorance, disparaissaient. La France courait à une nouvelle distribution du territoire et de la fortune publique. Les bornes des États ne limitaient même plus cette secousse vers l'unité. Franklin mourut: l'Assemblée nationale porta le deuil pendant trois jours. En s'associant à la douleur de l'Amérique, les révolutionnaires français montrèrent qu'ils étaient citoyens du monde entier: un grand homme n'appartient pas seulement à son pays mais au genre humain qu'il éclaire de ses lumières.

Comment s'expliquer qu'au milieu de cette diffusion de lumières on continuât de faire la guerre aux écrivains? Fréron était emprisonné, Marat traqué, Loustalot inquiété; une amende de dix mille livres, nouvelle épée de Damoclès, était suspendue sur la tête de Camille. Ne pouvant les vaincre, on essaya de les séduire. Les ouvriers de corruption en furent pour leur peine; Camille, cette tête si facile à griser, résista aux narcotiques et aux promesses; ivresse pour ivresse, il préféra celle de la Révolution. Jamais Desmoulins n'avait montré tant de verve, d'originalité, d'assurance, qu'en face de cette conspiration contre la presse. «Je vois bien, dit-il, que pour faire un journal libre, et ne point craindre les assignations ni les juges corrompus, il faut renoncer à être citoyen actif, suivre le précepte de l'Évangile, donner ce qu'on a, ne tenir à rien, et se retirer dans un grenier ou dans un tonneau insaisissable, et je suis bien déterminé à prendre ce parti, plutôt que de trahir la vérité et ma conscience. —Oui, je viens de prendre ce parti; je me suis débarrassé du peu que j'avais acquis par mes veilles, et d'un pécule que je puis bien appeler quasi castrense. A présent, viennent les huissiers! Quand ils viendront, j'échapperai à l'inquisition, comme le moucheron à la toile d'araignée, en passant au travers. Je bénis la tempête qui m'a fait jeter dans la mer les instruments de ma servitude; maintenant je me sens libre comme Bias. Je révélerai toute la corruption de l'Assemblée nationale. Je déclare, je jure qu'ils m'ont offert une place dans la municipalité, qu'ils m'ont dit avoir la parole de Bailly et de Lafayette. J'ai compris par leurs menaces qu'ils disposaient de Talon et de son Châtelet, et, par leurs promesses, qu'ils disposaient des places de la municipalité et des grâces de la cour. Oui, citoyens, je vous dénonce que déjà vous êtes à l'encan; on marchande le silence ou l'appui de vos défenseurs. A la suite d'un repas où l'on avait affaibli ma raison, en prodiguant les vins, et amolli mon courage, en m'offrant une image du bonheur qui n'est point sur la terre et dont ils ne voient pas que le dédommagement ne peut être que dans la probité, le témoignage de la conscience et l'estime de soi-même; après m'avoir ainsi préparé à recevoir les impressions qu'on voulait me faire prendre, n'osant pas me proposer de professer d'autres principes, on m'a proposé une place de mille écus, de deux mille écus… Pardon, chers concitoyens, si je ne me suis point levé avec horreur, et si je n'ai point dénoncé ces offres. J'aurais trahi l'hospitalité, la sainteté de la table… Que le peuple soit averti qu'on marchande les journalistes, qu'on dispose à l'avance des places de la municipalité, qu'on engage la parole de Bailly et de Lafayette.» Loustalot fit aussi son manifeste. «Voyons qui de nous, s'écriait-il, sera le meilleur citoyen?» Camille releva le gant: «Je veux lutter avec vous de civisme. Il ne reste plus de sacrifices à faire après ceux que j'ai faits; mais je sacrifierais, s'il le faut, au bien public jusqu'à ma réputation. Qu'on m'assigne, qu'on me décrète, qu'on m'outrage, qu'on me calomnie indignement, j'immolerai jusqu'à l'estime des hommes, je ne craindrai ni les coups d'autorité ni le coup des lois; je serai au-dessus des honneurs et de la misère; je ne cesserai d'abreuver l'esprit public de la vérité et des bons principes; la lâche désertion de quelques journalistes, la pusillanimité du plus grand nombre, ne m'ébranlera pas, et je vous suivrai jusqu'à la ciguë.» Tel était alors le dévouement de quelques journalistes.

La Révolution avait promis de relever tous les abaissements. Ne devait-elle point alors tendre la main aux juifs, aux protestants? ne devait-elle pas écarter de la tête des comédiens un préjugé funeste? Talma ayant rencontré, à propos de son mariage, de la part de l'Église, une résistance que n'avait pu vaincre le progrès des idées, saisit l'Assemblée nationale de sa plainte. «J'implore, lui écrivait-il dans une lettre, le secours de la loi constitutionnelle et je réclame les droits de citoyen qu'elle ne m'a point ravis, puisqu'elle ne prononce aucun titre d'exclusion contre ceux qui embrassent la carrière du théâtre. J'ai fait choix d'une compagne à laquelle je veux m'unir par les liens du mariage; mon père m'a donné son consentement; je me suis présenté devant le curé de Saint-Sulpice pour la publication de mes bans. Après un premier refus, je lui ai fait faire une sommation par acte extra-judiciaire. Il a répondu à l'huissier qu'il avait cru de sa prudence d'en référer à ses supérieurs, qui lui ont rappelé les règles canoniques auxquelles il doit obéir, et qui défendent de donner à un comédien le sacrement de mariage, avant d'avoir obtenu de sa part une renonciation à son état… Je me prosterne devant Dieu; je professe la religion catholique, apostolique et romaine… Comment cette religion peut-elle autoriser le dérèglement des moeurs?… J'aurais pu, sans doute, faire une renonciation et reprendre le lendemain mon état; mais je ne veux point me montrer indigne de la religion qu'on invoque contre moi, indigne du bienfait de la Constitution, en accusant vos décrets d'erreur et vos lois d'impuissance.» Robespierre dans un excellent discours défendit la cause des comédiens contre l'intolérance religieuse. «Il était bon, dit-il, qu'un membre de cette Assemblée vînt réclamer on faveur d'une classe trop longtemps opprimée. Les comédiens mériteront davantage l'estime publique, quand un absurde préjugé ne s'opposera plus à ce qu'ils l'obtiennent; alors les vertus des individus contribueront à épurer les spectacles, et les théâtres deviendront des écoles publiques de principes, de bonnes moeurs et de patriotisme.» Ce langage était celui de la raison et contribua sans doute à adoucir les préjugés qui régnaient autrefois contre les acteurs. Molière, du fond de sa tombe, dut remercier l'orateur et cette grande Révolution qui venait rappeler tous les Français, tous les habitants de la terre à la dignité d'hommes et de citoyens.

Une question encore plus grave que la vente des biens ecclésiastiques était la constitution civile du clergé.

X

Constitution civile du clergé.—Fête de la Fédération.

Une assemblée laïque avait-elle le droit de modifier les institutions religieuses, et de les mettre en harmonie avec les nouvelles institutions du pays? Les uns disaient oui; les autres, non. Les partisans de cette réforme s'appuyaient sur un argument très-fort: l'État pouvait-il tolérer, à côté de lui, une puissance rivale qui échappait à son contrôle? On crut tourner la difficulté en décidant que la constitution civile du clergé serait l'oeuvre du clergé lui-même. Le comité chargé de rédiger le projet de loi se composait presque tout entier d'ecclésiastiques, dont quelques-uns étaient jansénistes. Ce comité, je dirais presque ce concile de la foi nouvelle, délibérait presque tous les jours. Les vivants et les morts illustres, Fénelon, Pascal, Mably, assistaient en quelque sorte aux débats. De ce travail préparatoire sortit un plan de constitution ecclésiastique, calqué sur la constitution politique du pays. Enfin la discussion s'ouvrit au mois de juin 1790. Plusieurs membres du haut clergé cherchèrent à déplacer la question, en défendant des dogmes qui n'étaient point attaqués. Ces casuistes s'enveloppèrent dans une discussion obscure: les fantômes ne soulèvent que des ténèbres. Robespierre alors se leva: cet orateur avait autant de rectitude dans l'esprit que de droiture dans le coeur. Lui qu'on a souvent accusé d'avoir conservé un faible pour le clergé se montra, dans cette circonstance, un véritable homme d'État, parfaitement libre et dégagé de tout esprit de secte. «Les prêtres, dit-il, sont, dans l'ordre social, de véritables magistrats destinés au maintien et au service du culte. De ces notions simples dérivent tous les principes; j'en présenterai trois qui se rapportent aux trois chapitres du plan du comité. Premier principe: toutes les fonctions publiques sont d'institution sociale; elles ont pour but l'ordre et le bonheur de la société; il s'ensuit qu'il ne peut exister, dans la société, aucune fonction qui ne soit utile. Devant cette maxime disparaissent les bénéfices et les établissements sans objet. On ne doit conserver en France que des évêques et des curés. Second principe: les officiers ecclésiastiques étant institués pour le bonheur des hommes et pour le bien du peuple, il s'ensuit que le peuple doit les nommer. Troisième principe; les officiers ecclésiastiques étant établis pour le bien de la société, il s'ensuit que la mesure de leur traitement doit être subordonnée à l'intérêt et à l'utilité générale, et non au désir de gratifier et d'enrichir ceux qui doivent exercer ces fonctions. Ces trois principes renferment la justification complète du projet du comité. J'ajouterai une observation d'une grande importance, et que j'aurais peut-être dû présenter d'abord: quand il s'agit de fixer la constitution ecclésiastique, c'est-à-dire les rapports des ministres de cette public avec la société, il faut donner à ces magistrats, à ces officiers publics, des motifs qui unissent plus particulièrement leur intérêt à l'intérêt public. Il est donc nécessaire d'attacher les prêtres à la société par tous les liens, en…

[Illustration: Fête de la Fédération au Champ-de-Mars.]

Ici l'orateur est interrompu par un mélange de murmures et d'applaudissements; il allait parler du mariage des prêtres.

Robespierre prit part deux autres fois à la discussion des matières ecclésiastiques: «Ni les assemblées administratives ni le clergé ne peuvent concourir à l'élection des évêques: la seule élection constitutionnelle, c'est celle qui vous a été proposée par le comité. Quand on dit que cet article contrevient à l'esprit de piété, qu'il est contraire aux principes du bon sens, que le peuple est trop corrompu pour faire de bonnes élections, ne s'aperçoit-on pas que cet inconvénient est relatif à toutes les élections possibles, que le clergé n'est pas plus pur que le peuple lui-même? Je vote pour le peuple.»

Il faudrait citer tout au long ces deux discours, pour donner une juste idée de la manière dont le disciple de J.-J. Rousseau envisageait cette délicate question. Contentons-nous cependant de quelques extraits.

«L'auteur pauvre et bienfaisant de la religion, dit-il, a recommandé au riche de partager ses richesses avec les indigents; il a voulu que ses ministres fussent pauvres; il savait qu'ils seraient corrompus par les richesses; il savait que les plus riches ne sont pas les plus généreux, que ceux qui sont séparés des misères de l'humanité ne compatissent guère à ces misères, et que par leur luxe et par les besoins attachés à leur richesse ils sont souvent pauvres au sein même de l'abondance.»

Robespierre, à la fin, fut simple et touchant; il s'agissait d'une question d'humanité. «J'invoque, s'écria-t-il, la justice de l'Assemblée en faveur des ecclésiastiques qui ont vieilli dans le ministère et qui, à la suite d'une longue carrière, n'ont recueilli de leurs travaux que des infirmités. Ils ont aussi pour eux le titre d'ecclésiastiques et quelque chose de plus, l'indigence. Je demande que l'Assemblée déclare qu'elle pourvoira à la subsistance des ecclésiastiques de soixante-dix-ans, qui n'ont ni pensions ni bénéfices.» La Révolution était tenue d'établir la justice et la miséricorde dans l'Église, comme dans la société.

La discussion fut orageuse: les évêques n'attendaient que ce moment pour éclater. Ils crièrent à l'hérésie, au scandale; mais l'abbé Gouttes, au nom des membres du comité ecclésiastique: «Je fais profession d'aimer, d'honorer la religion, et de verser, s'il le faut, tout mon sang pour elle.» Les curés de l'Assemblée font la même déclaration de foi. Au même instant, l'évêque de Clermont, furieux, sort de la salle à la tête des autres évêques et de tous les membres dissidents. «Je vote, dit alors l'abbé Grégoire, sous l'oeil de Dieu.» Le décret passa. «Nulle considération, s'écrie aussitôt ce prêtre vertueux, ne peut suspendre l'émission de notre serment. Nous formons des voeux sincères pour que, dans toute l'étendue de l'empire, nos confrères, calmant leurs inquiétudes, s'empressent de remplir un devoir de patriotisme, si propre à porter la paix dans le royaume, et à cimenter l'union entre les pasteurs et les ouailles!» Resté à la tribune, il y prononce alors le premier, aux applaudissements de l'Assemblée, le fameux serment constitutionnel: «Je jure d'être fidèle à la nation, à la loi et au roi.»

L'Assemblée nationale venait de rappeler l'Église à la simplicité des premiers temps, à l'élection des évêques et des curés par les fidèles. Elle n'avait touché ni aux dogmes ni aux croyances, et pourtant une grande agitation cléricale se répandit dans toute la France. Les ministres d'une religion de paix ainsi, qu'ils s'intitulent eux-mêmes, fomentèrent dans l'Église un schisme qui devait déchirer l'unité de l'État. Un abîme de dissentiments séparait les prêtres assermentés des prêtres inassermentés. Les évêques sonnèrent l'alarme dans leurs diocèses. Un assez grand nombre de prélats émigrèrent à l'étranger. Des curés abandonnèrent leurs fonctions, aimant mieux vivre d'aumônes que de recevoir la rétribution accordée par le gouvernement constitutionnel. La pitié des femmes les accompagna dans leur retraite; elles suivaient avec attendrissement ces vieillards réduits à dire la messe dans le creux des rochers, dans les maisons particulières, au coin des bois. On en est même à se demander si la constitution civile du clergé ne fut pas une des fautes de la Révolution Française. Sans doute l'État avait le droit de courber sous sa main toutes les résistances; mais il s'attaquait, cette fois, à des hommes qui regardaient leurs croyances comme antérieures et supérieures à tous les droits politiques. Réconcilier le clergé avec les principes de 89 était un rêve; intervenir dans ses affaires était un danger. Y avait-il une autre solution? personne alors ne la proposa.

Au moment où cette querelle du clergé semait la discorde dans les villes et dans les campagnes, tous les esprits vraiment philosophiques tendaient, au contraire, vers l'unité. Une scène étrange et curieuse se passa au sein même de l'Assemblée constituante. Au moment où l'on s'y attendait le moins, les portes de la salle s'ouvrent: c'est une députation d'Anglais, de Prussiens, de Siciliens, de Hollandais, de Russes, de Polonais, d'Allemands, de Suédois, d'Italiens, d'Espagnols, de Brabançons, de Liégeois, d'Avignonnais, de Suisses, de Genevois, d'Indiens, d'Arabes, qui tous viennent, conduits par l'étoile de la liberté, adorer la Révolution au berceau.—Ces étrangers, à la tête desquels marche l'orateur Clootz, demandent la faveur d'être admis à la fête qui se prépare dans le Champ-de-Mars, pour l'anniversaire du 11 juillet; «La trompette, dit Clootz, qui sonne la résurrection d'un grand peuple, a retenti aux quatre coins du monde, et les chants de vingt millions d'hommes libres ont réveillé les peuples ensevelis dans un long esclavage.» Ainsi s'accomplissait le mot de Volney, dans la discussion du droit de paix et de guerre: «Jusqu'à ce moment vous avez délibéré dans la France et pour la France: aujourd'hui vous allez délibérer pour l'univers et dans l'univers.»

Ce cosmopolitisme n'était peut-être pas de très-bon aloi. Avant de constituer l'unité du genre humain, ne fallait-il point fonder l'unité national? Aussi la deputation fut-elle accueillie froidement.

Quel était pourtant le caractère de la grande solennité qui se préparait au Champ-de-Mars?

Depuis quelque temps, on avait conçu l'idée d'une confédération générale, qui devait réunir les drapeaux de toutes les gardes nationales du royaume.

Ce mouvement était parti des provinces: l'égoïsme de localité cédait dans toute la France à l'entraînement de l'esprit public: les citoyens régénérés avaient besoin de se voir, de se connaître; ils se cherchaient; plus de divisions; une grande famille liée par les mêmes sentiments. On avait choisi le Champ-de-Mars pour le théâtre de la fête; mais ce théâtre était lui-même à construire. Quinze mille ouvriers travaillaient depuis quelques jours à relever les terres, de chaque côté du Champ, en vastes talus qui devaient supporter la masse des spectateurs. Cependant le bruit circule que l'ouvrage n'avance pas; l'inquiétude se répand dans tous les quartiers de la ville. On se transporte aussitôt sur les lieux. Il n'y a qu'un cri: «Mettons-nous-y tous.»

A l'instant même, une armée de cent cinquante mille travailleurs accourt; le Champ est transformé en un immense atelier national. Les bataillons de la garde nationale, les citoyens de tout rang, de tout âge, arrivent armés de pelles et de pioches. Les invalides, auxquels il reste un bras, une jambe, remuent vaillamment la terre; ceux d'entre eux qui sont aveugles aident à tirer les tombereaux. Les femmes, que l'oisiveté du dimanche avait amenées sur le théâtre de ces joyeux travaux, oublient tout à coup leur sexe, leurs atours; elles disputent aux hommes les instruments pénibles; de blanches et fines mains enfoncent la bêche, poussent la brouette. La nuit sépare cette laborieuse famille, mais l'aurore qui suit la trouve déjà rassemblée. Les femmes reviennent; déjà leur teint est légèrement bruni au service de la patrie; elles mettent de la grâce dans leur ardeur à l'ouvrage; leur simple vue repose des fatigues, leur exemple encourage. Des prêtres, des moines se mêlent dans les bandes: les chartreux transportent la terre en silence et avec un pieux recueillement; les enfants font, à travers tout cela, l'école buissonnière; leurs bras tremblants ou débiles aident à charger les fardeaux; leur gaieté trompe la longueur des heures de travail.

Le nombre de travailleurs augmente d'heure en heure: les outils manquent; tout à coup les chapeaux, les tabliers suppléent aux brouettes; l'émulation du dévouement invente des instruments nouveaux. Au milieu de cette population ouvrière, on distingue les bras rompus depuis longtemps à la fatigue, les mains de fer créées par l'industrie.

Les imprimeurs avaient inscrit sur leur drapeau: Imprimerie, premier flambeau de la liberté! Ceux de Prudhomme s'étaient fait, pour se reconnaître, des bonnets de papier avec les couvertures des Révolutions de Paris; ils sont accueillis à leur arrivée par des applaudissements. Les riches apportent le sacrifice de leur mollesse et de leur oisiveté, les femmes de leur beauté craintive et douillette: le pauvre, chose plus grave, chose sainte! apporte son temps.

«Je n'oublierai pas les colporteurs, dit Camille Desmoulins. Voulant surpasser les autres corps, et voués plus particulièrement à la chose publique, ils avaient arrêté de consacrer toute une journée à l'amélioration des travaux. Paris s'étonna de ne point entendre, dès le matin, les cris familiers de ces douze cents réveille-matin, et ce silence avertit la ville et les faubourgs que ces patriotes piochaient dans la plaine de Grenelle.»

Un ordre admirable, suprême, règne dans toute cette foule: trois cent mille bras, une seule âme! Les outils remuent, bouleversent le Champ-de-Mars; le gazon du milieu est soulevé, les tertres latéraux se dessinent en amphithéâtre. Nulle police; à quoi bon? Un jeune homme arrive, ôte son habit, jette dessus ses deux montres, prend une pioche et va travailler au loin.—Mais vos deux montres?—Oh! l'on ne se défie pas de ses frères!—Et ce dépôt, laissé au sable et aux cailloux, est gardé par la moralité publique. Les jeux se mêlent de temps en temps au travail: le tombereau qui part plein de terre revient orné de branchages, et chargé de groupes de jeunes gens et de jolies femmes qui auparavant aidaient à le traîner. Il pleut: l'eau du ciel, tout abondante qu'elle soit, ne refroidit pas l'enthousiasme. Le soir, on se rassemble avant de se retirer; une branche d'arbre sert d'étendard, un tambour, un fifre ouvre la marche. Les fêtes de Saturne et de Rhée étaient revenues: à la veille de jurer le pacte fédéral, les citoyens français contractent une alliance utile et sacrée, l'alliance avec la terre.

La presse, toujours ouverte aux alarmes, ne partageait qu'à demi la joie et la confiance des travailleurs. «Surtout, leur disait-elle, n'adorez pas!» Cette recommandation s'adressait au caractère idolâtre des Français, qui, soit par enthousiasme, soit par facile entraînement du coeur, se montrent trop souvent enclins à se prosterner devant quelqu'un ou quelque chose. L'idole, ici, c'était la cour, le roi, la reine. Il était à craindre que ces fédérés, venus du fond de leur province, ne se laissassent tout à coup séduire.

La reine était belle; elle avait des yeux et des sourires de sirène. Un mot, et l'épée de la France, l'épée de la Révolution allait peut-être tomber entre les mains de cette Autrichienne. La vérité est que déjà les têtes s'enflammaient pour elle; la garder dans son château, l'escorter à la promenade, veiller la nuit près de son sommeil, il y avait là plus qu'il n'en faut pour mettre aux champs des imaginations neuves et romanesques. D'un autre côté, des rancunes farouches paraissaient survivre, chez quelques citoyens, à l'abolition de la noblesse: ces sentiments, la presse démocratique eut la générosité de les calmer. «Une chose, s'écriait Loustalot en rendant compte des travaux du Champ-du-Mars, une seule chose pourrait affliger un observateur patriote dans ces beaux jours. Les pelles de beaucoup de citoyens étaient ornées de devises menaçantes contre les aristocrates. Frères et amis, le caractère d'un peuple libre est de dompter les superbes et de pardonner aux vaincus! Les aristocrates ne sont pas dignes de votre courroux. Que ce beau jour ne soit troublé par aucune haine, par aucun excès, par aucune vengeance publique ni privée: vous goûterez le bonheur et vos ennemis seront assez punis.»

Enfin parut l'aube du 14 juillet. Le ciel ne répondait pas à la sérénité du sentiment public: c'était une matinée sombre et chargée de nuages. Dès le point du jour, tous les fédérés répandus dans la ville se réunirent; ils avaient reçu la plus cordiale hospitalité dans les couvents, les casernes, les maisons bourgeoises: depuis quelques jours, les citoyens n'avaient plus qu'un toit et qu'une table. Le monde n'avait jamais rien vu de semblable. A dix heures, une salve d'artillerie annonça l'arrivée du cortége, qui traversait la Seine sur un pont de bateaux. Et quel cortége! La France entière, la France avec ses anciennes provinces qui, tout à coup, immolant leurs droits, leurs priviléges, leur amour-propre local, venaient se rallier au même symbole.

La foule était imposante: quatre cent mille spectateurs, hommes et femmes, tous décorés de rubans aux couleurs de la nation, s'étageaient sur des gradins qui, partant d'un triple arc de triomphe, décrivaient un cintre incliné dont le haut se mariait avec les branches des allées d'arbres, et dont les pieds s'appuyaient sur une immense plate-forme au milieu de laquelle s'élevait un autel à la manière antique. Quatre cents prélats revêtus d'aubes flottantes, avec des ceintures tricolores, couvraient les marches de l'autel de la patrie, et attendaient la fin du cortége, la face tournée vers la rivière.

De temps en temps, la pluie tombait par rafales. Une immense galerie couverte, ornée de draperies bleu et or, occupait le côté du Champ-de-Mars où se trouve l'École militaire; au milieu de la galerie s'élevait le pavillon du roi. Les vainqueurs de la Bastille étaient à la fête: il y était, ce brave et généreux Hulin, qui, par esprit de renoncement à toutes les distinctions honorifiques, avait détaché de sa boutonnière le ruban et la médaille accordée par la Commune. [Note: Je rencontrai Hulin en 1811, ce même 14 juillet; il se promenait au Champ-de-Mars par un beau soleil; mais ce soleil qui brûle les bastilles, Hulin ne le voyait plus; il était aveugle.]

A trois heures et demie, le cortége acheva d'entrer dans le Champ-de-Mars; une seconde salve d'artillerie se fit entendre… on commença la messe. L'évêque d'Autun, Talleyrand, monta sur l'autel en habits pontificaux, au milieu de son clergé: la messe se célébra au bruit des instruments militaires; l'officiant bénit ensuite les bannières des quatre-vingt-trois départements. Le roi assistait à cette cérémonie sans sceptre, sans couronne, sans manteau; en homme qui se respecte, non en comédien.

Le moment solennel était venu: M. de Lafayette, nommé ce jour-là commandant général de toutes les gardes nationales du royaume, traverse les rangs au milieu des acclamations, appuie son épée nue sur l'autel, et dit d'une voix élevée, en son nom, au nom des troupes et des fédérés: «Nous jurons d'être fidèles à la nation, à la loi et au roi; de maintenir de tout notre pouvoir la Constitution décrétée par l'Assemblée nationale et acceptée par le roi, et de demeurer unis à tous les Français par les liens de la fraternité.» Au même instant, les trompettes sonnent, les tambours battent, l'obus éclate; le ciel, jusque-la voilé, se découvre; et le soleil, ce Verbe de la nature, paraît pour recevoir le serment de quatre cent mille hommes.

L'Assemblée, le roi, le peuple, s'unissent dans le même élan national. Quel moment! Au bruit de la bombe et du tambour, les habitants restés dans Paris, hommes, femmes, enfants, lèvent la main du côté du Champ-de-Mars, et s'écrient aussi: «Oui, je le jure!» La France répète ce serment avec transport. Qui dira la joie et les embrassements de tout un peuple venant de naître à la liberté? Ah! ce fut un grand spectacle! Comment décrire l'effet produit par ces drapeaux qui flottent dans les airs, comme pour se confondre désormais en un seul, le drapeau de la France, les armes qui brillent comme une moisson de fer dans cette plaine nue, les cris qui courent avec des frissons d'enthousiasme sur toutes les têtes, la terre qui s'ébranle, le ciel qui semble lui répondre par une clarté subite, les formidables accents d'une joie orageuse, la voix tonnante du peuple, et le génie de la Liberté qui plane dans les airs?

«O siècle! ô mémoire! s'écriait alors Carra, nous avons entendu ce serment, qui sera bientôt, nous l'espérons, le serment de tous les peuples de la terre; vingt-cinq millions d'élus l'ont répété à la même heure dans toutes les parties de cet empire; les échos des Alpes, des Pyrénées, des vastes cavernes du Rhin et de la Meuse en ont retenti au loin; ils le transmettent sans doute aux bornes les plus reculées de l'Europe et de l'Asie. Divine Providence! je me prosterne devant toi, en regardant avec dédain tous les rois qui se croient des dieux et demandent l'amour des mortels; je leur dis: Qu'êtes-vous? Qu'avez-vous fait pour le bonheur des hommes? C'est aux nations assemblées à faire leurs propres lois et leur propre bonheur. Peuples de l'Europe, en écoutant ce récit, tombez à genoux devant la divine Providence, et puis, vous relevant avec la fierté de l'homme et l'enthousiasme du républicain, renversez le trône de vos tyrans; soyez libres et heureux comme nous.»

Pour se faire une idée des sentiments qui dictaient à la nation entière de telles paroles, il faut se reporter en esprit à ces jours de foi et d'espérance, où tous les hommes n'eurent qu'un nom, celui de frères. La liberté était une mer dont on ne connaissait pas encore les orages. Avec quelle joie on voyait le vaisseau de la France manoeuvrer sur cet océan tranquille! Pendant une semaine, ce ne furent que chants et illuminations jusque sur les ruines de la Bastille; à la porte, on avait mis cette inscription heureuse par les contrastes qu'elle faisait naître: Ici l'on danse. Tout en transformant ce lieu d'horreur en une salle de plaisirs, on avait pris le soin de ne point enlever le caractère de la primitive forteresse. Dans les anciens fossés, où la danse était fort animée, des restes de cachots, éclairés d'une sombre lumière, projetaient sur la fête des souvenirs bien faits pour entretenir le peuple dans l'horreur du despotisme dont cette forteresse avait été le rempart.

Les craintes qu'avaient conçues les écrivains démocrates furent en partie confirmées: l'enthousiasme des fédérés les emporta bien au delà des bornes de la réserve et de la convenance. Malgré ses querelles avec le roi et avec le clergé, la France était encore royaliste et catholique, Lafayette avait été enlevé dans les bras, étouffé; on avait baisé ses mains, ses bottes, son cheval blanc. Pendant huit jours, le peuple ne se livra plus qu'aux danses et aux divertissements; il s'abandonna, avec une facilité imprudente, à l'ivresse d'une joie sans mesure; la tribune était oubliée; il fallait que l'idolâtrie populaire fût bien prononcée pour que Mirabeau lui-même s'en indignât. «Que voulez-vous faire, dit-il, d'une nation qui ne sait que crier: Vive le roi?» Dans une revue des gardes nationales, la reine avait donné sa main à baiser aux fédérés, sa belle main. Il paraît, au reste, que nos provinciaux laissèrent déchirer leur civisme et leur morale à des flèches moins délicates: on les vit rechercher publiquement les attraits des héroïnes du Palais-Royal.

Le puritanisme démocratique ne cessait de gémir sur ces désordres, sur les prodigalités scandaleuses de la fête, et sur cette fureur de spectacles et de nouveautés, si contraire à la dignité d'un peuple libre. Les écrivains se plaignaient surtout des offenses faites à l'égalité: le peuple figurait bien au Champ-de-Mars, mais comme spectateur; les citoyens actifs avaient seuls l'uniforme, portaient les armes; on aurait désiré voir les formidables piques des faubourgs mêlées aux baïonnettes. Cette fête n'en laissa pas moins, dans la mémoire nationale, une trace que le temps n'a point effacée. Le vieux sang de nos pères se réchauffe quand on leur parle, à cette heure, de la Fédération et du 14 juillet.

Si incomplète que parût alors aux révolutionnaires cette fête philosophique, elle n'en fut pas moins le signe de la reconstitution de l'unité nationale. La poésie est presque toujours impuissante à traduire ces grandes émotions. M.-J. Chénier et Fontanes essayèrent pourtant: Chénier seul trouva quelques accents heureux:

Dieu du peuple et des rois, des cités, des campagnes,
De Luther, de Calvin, des enfants d'Israël,
Dieu que le Guèbre honore au pied de ses montagnes,
  En invoquant l'astre du ciel;

Ici sont rassemblés sous ton regard immense,
De l'empire français les fils et les soutiens.
Célébrant devant toi leur bonheur qui commence,
  Égaux à leurs yeux comme aux tiens!

Ces deux strophes obtinrent un succès inouï, d'abord parce qu'elles sont réellement belles, ensuite parce qu'elles sont l'expression de la philosophie de la Révolution.

Les fêtes et les réjouissances se prolongèrent durant quelques jours; les théâtres furent fréquentés par les cent mille fédérés venus de leurs provinces. Le Théâtre-Français donna une pièce en deux actes de Collot-d'Herbois, la Famille patriote ou la Fédération. Cette comédie de circonstance n'eut qu'un succès d'allusion et de patriotisme. La Révolution avait commencé par la littérature; Voltaire, Diderot, Beaumarchais étaient reconnus au théâtre pour les précurseurs de la régénération morale et politique, mais au moment où la secousse se déclara les grands écrivains avaient disparu. Au milieu de cette disette de beaux-esprits, la Révolution regarda en arrière: elle retrouva toute une chaîne de grands hommes qui l'avaient annoncée et préparée. Il y en a surtout un parmi eux qu'elle reconnut pour sien. Molière n'était guère connu jusqu'alors que de l'aristocratie et des hommes lettrés; 89 le révéla au peuple.

Lisez les journaux du temps: l'acteur que Louis XIV avait fait enterrer la nuit dans un coin de cimetière se trouve, sur-le-champ, porté aux nues. La vengeance que l'auteur a voulu exercer devient palpable pour tout le monde; ses pièces sont des satires qui attaquent tous les ridicules des grands seigneurs déchus. Le peuple, à la fin du XVIIIe siècle, aime à mesurer la distance qui le sépare de Sganarelle, fin, intelligent, plein de mépris envers la noblesse, mais gagé, pusillanime, cauteleux, servile, n'osant pas regarder son maître en face, ni lui dire tout haut ce qu'il pense tout bas. La catastrophe du cinquième acte de Don Juan est comprise de tous, et appliquée aux événements. Cette statue du commandeur qui, à la fin du souper, saisit avec une majesté sombre et terrible le bras du seigneur libertin qu'elle entraîne, figure bien la Révolution après la Régence. Entendez-vous retentir les pas lourds de ce fantôme de marbre? C'est le peuple qui s'avance!

[Illustration: Fabre d'Eglantine]

La nouvelle division de la France en départements n'avait point été étrangère à la fête de la Fédération. Les anciennes provinces s'étaient effacées et avec elles avaient disparu les priviléges du clergé et de la noblesse, abolis de droit, mais non de fait, dans la nuit du 4 août.

On s'arrêterait volontiers à ce beau jour d'enthousiasme, de confiance et d'élan patriotique; beau jour sans lendemain! Mais la marche des événements nous entraîne. Qu'il vive cependant à jamais dans l'histoire, le souvenir de ce moment trop court où le coeur de tout un peuple battit d'amour pour la Justice et pour la Liberté!

XI

Le parti des indifférents.—Marat éclate.—Camille Desmoulins dénoncé par Malouet.—Apparition de Saint-Just.—Désorganisation de l'armée.—Mort de Loustalot.—Une séance du club de Jacobins.—Mariage de Camille Desmoulins.—Mort de Mirabeau.

Sous tous les gouvernements et à toutes les époques, quelle que soit la gravité des circonstances, quels que soient les troubles qui agitent le pays, il se rencontre des hommes qui se font une règle de conduite de demeurer étrangers aux événements, de rester insensibles aux plus nobles enthousiasmes; ils ne s'arrêtent jamais à une détermination qu'après avoir pris conseil de leur amour-propre ou de leurs intérêts personnels: à qui les comparerons-nous, sinon à ces anges neutres, dont parle Dante, «qui n'ont voulu prendre parti ni pour Dieu ni pour Satan, êtres sans infamie comme sans gloire, mais dont la vie est si basse, que la justice et la miséricorde les dédaignent également»? Ces hommes-là se nommèrent alors, eux-mêmes, les impartiaux. Toute leur impartialité n'était qu'un masque, sous lequel se couvrit le royalisme. Nuls principes! ces hommes ramenaient tous les devoirs à l'égoïsme; c'est assez dire qu'ils n'en reconnaissaient aucun. «L'égoïste vertueux, lit-on dans une de leurs brochures, n'est d'aucun parti, d'aucune faction, d'aucun complot. Ses supérieurs le considèrent, ses égaux l'aiment, ses inférieurs le respectent: il est heureux.»

Toute cette morale épicurienne contraste singulièrement avec l'esprit et le langage des révolutionnaires. Je lis, dans un discours prononcé a l'assemblée fédérative de Valence, les paroles suivantes:

«Quelque assurée que paraisse la conquête de notre liberté, gardons-nous de penser qu'il ne nous reste que des jouissances à satisfaire; c'est, au contraire, par des privations qu'il nous faudra la consolider.»

Qu'on compare ces deux manières de voir, et qu'on juge!

Toute passion, si noble qu'elle soit, a pourtant ses excès: l'amour de la liberté se montre jaloux, ombrageux, alarmé comme tous les autres amours. Marat était ainsi fait, que le moindre bruit d'infidélité à la patrie le jetait dans des fureurs. Toujours traqué, il avait pris le parti de s'évanouir comme l'air. Il faut lire le journal de Camille Desmoulins, pour se faire une idée de l'existence fabuleuse de cet être bizarre, qui semblait avoir dérobé l'anneau de Gygès. Pour se soustraire à la nuit des cachots, il s'était réduit à vivre au fond d'une cave; là du moins il pouvait écrire, continuer la rédaction de l'Ami du peuple. Ce qui l'effrayait le plus était l'idée du repos.

Marat luttait contre le Châtelet, contre la Municipalité, contre l'Assemblée nationale. Aux poursuites, il répondait par des défis. Tout dernièrement, nouvel esclandre; grande perquisition chez l'invisible Marat; à défaut du coupable, on saisit ses papiers, les numéros de son journal, et une pauvre vieille femme qui pliait les feuilles. A minuit, on emmène le tout chez Bailly. Qu'y a-t-il donc? Marat avait, dit-on, lancé un nouveau pamphlet anonyme: C'en est fait de nous. Rien de plus irrité que l'auteur de cet écrit; il dépasse toutes les bornes; mais, il faut bien le dire, les journaux étaient presque tous montés, depuis quelque temps, au diapason de la violence la plus extraordinaire. Marat, dont on a voulu faire la personnification de la démence, se montrait souvent plus modéré que Fréron et autres. Peut-être cette exagération était-elle nécessaire pour réveiller l'esprit public; on ne sonne pas le tocsin d'alarme avec un grelot. Or nous verrons plus loin que la Révolution courait alors des dangers réels. Il est toujours mal, sans doute, de provoquer au désordre; la vie de l'homme est inviolable et sacrée dans tous temps: mais l'Ami du peuple voulait-il réellement qu'on prît ses provocations à la lettre? On peut en douter. Dans son adresse aux citoyens, je découvre moins de conseils réfléchis que de véhémentes hyperboles.

«Citoyens de tout âge et de tout rang, s'écrie-t-il, les mesures prises par l'Assemblée nationale ne sauraient vous empêcher de périr; c'en est fait de vous pour toujours, si vous ne courez aux armes, si vous ne retrouvez cette valeur héroïque, qui, le 14 juillet et le 5 octobre, sauvèrent deux fois la France. Volez à Saint-Cloud [Note: Il paraît que Louis XVI habitait alors, pour quelques jours, le château de Saint-Cloud.], s'il en est encore temps; ramenez le roi et le dauphin dans vos murs; tenez-les sous bonne garde, et qu'ils vous répondent des événements; renfermez l'Autrichienne et son beau-frère: qu'ils ne puissent plus conspirer; saisissez-vous de tous les ministres et de leurs commis; mettez-les aux fers; assurez-vous du chef de la municipalité et des lieutenants de mairie; gardez à vue le général; arrêtez l'état-major; enlevez le parc d'artillerie de la rue Verte; emparez-vous de tous les magasins et moulins à poudre; que les canons soient répartis entre tous les districts, que tous les districts se rétablissent et restent à jamais permanents; qu'ils fassent révoquer les funestes décrets. Courez, courez, s'il en est encore temps, ou bientôt de nombreuses légions ennemies fondront sur vous: bientôt vous verrez les ordres privilégiés se relever, le despotisme, l'affreux despotisme, reparaîtra plus formidable que jamais. Cinq à six cents têtes abattues vous auraient assuré repos, liberté et bonheur; une fausse humanité a retenu vos bras et suspendu vos coups: elle va couler la vie à des millions de vos frères; que vos ennemis triomphent un instant, et le sang coulera à grands flots; ils vous égorgeront sans pitié, ils éventreront vos femmes; et, pour éteindre à jamais parmi vous l'amour de la liberté, leurs mains sanguinaires chercheront le coeur dans les entrailles de vos enfants.» Ce style est atroce; ces soupçons et ces conseils font horreur, à nous surtout qui lisons de pareilles lignes avec sang-froid et à distance des événements. Mais alors les esprits étaient enflammés par la lutte; le langage se chargeait de teintes sinistres; la défiance colorait tout en noir; et l'esprit public était assiégé de fantômes. Marat était le type de l'hypocondrie sociale. Son esprit se nourrissait d'alarmes, son imagination effarée donnait aux événements la figure glaciale de la trahison et de la perfidie; il représentait réellement l'inquiétude de tous les nouveaux affranchis, qui croient partout revoir le bout de la chaîne. La lecture du C'en est fait de nous souleva l'Assemblée nationale. Dénoncé par Malouet, Marat rendit guerre pour guerre. Voici le curieux manifeste qu'il lança au plus fort de l'orage:

«J'ai un si souverain mépris pour ceux qui ont rendu le décret qui me déclare criminel de lèse-nation, et plus encore pour ceux qui ont été chargés de l'exécuter, j'ai tant de confiance dans le bon sens du peuple, qu'on s'est efforcé d'égarer, et tant de certitude de l'attachement qu'il a pour son ami, dont il connaît le zèle, que je suis sans la plus légère inquiétude sur les suites de ce décret honteux, et que je ne balancerais pas à aller me remettre entre les mains des jugeurs du Châtelet, si je pouvais le reconnaître pour tribunal d'État, si j'avais l'assurance de ne pas être emprisonné, et d'être interrogé à la face des cieux, certain qu'ils seraient plus embarrassés que moi. S'ils n'étaient pas mis en pièces, avant que l'Ami du Peuple eût achevé de plaider sa cause, ils apprendraient de lui ce que c'est que d'avoir affaire à un homme de tête, qui ne s'en laisse point imposer, qui ne prête point le flanc à la marche de la chicane, qui sait relever des juges prévaricateurs, les ramener au fond de l'affaire, et les montrer dans toute leur turpitude; ce que c'est que d'avoir affaire à un homme de coeur, fier de sa vertu, brûlant de patriotisme, [Note: Une circonstance risible vint croiser cette boutade: «Le président, raconte Camille Desmoulins, annonça que Marat, le criminel de lèse-nation, faisait hommage à l'Assemblée de son plan de législation criminelle. On crut d'abord que c'était un tour de Marat, qui envoyait ses élucubrations patriotiques, enrichies de son portrait, pour persiffler les noirs (les membres du côté droit) et le Châtelet, qui ne pouvaient pas mettre la main sur l'original. Mais il faut entendre l'Ami du Peuple dans son numéro suivant se défendre de cet envoi. «Il y a dix ou douze jours, dit-il, que ce plan fut remis à une dame pour te faire passer au président de l'Assemblée. Je regrette beaucoup qu'il ait été présenté dans une conjoncture pareille. Je ne sais point faire de platitudes; loin de rendre dorénavant à l'Assemblée aucun hommage, je n'aurai pour elle que justice sévère; je ne lui donnerai aucun éloge.» Marat concluait en déclarant, à son tour, l'Assemblée criminelle de haute trahison, le tout au grand amusement de Camille, qui s'égayait de son ami Marat comme d'un phénomène politique.] exalté par le sentiment de la grandeur des intérêts qu'il défend, connaissant les grands mouvements des passions et l'art d'amener les scènes tragiques.»

L'un des moindres défauts de Marat était de faire, sans cesse, l'éloge de lui-même.

Camille Desmoulins avait, lui aussi, été dénoncé par Malouet, comme le digne émule de Marat. Il réclama par voie de pétition. «S'il y a quelque reproche à me faire, disait Camille, ce serait plutôt d'être idolâtre de la nation et non d'être criminel envers elle.» Alors Malouet: «Camille Desmoulins est-il innocent? il se justifiera. Est-il coupable? je serai son accusateur et celui de tous ceux qui prendront sa défense. Qu'il se justifie, s'il l'ose.» A ces mots, une voix s'élève des tribunes: «Oui, je l'ose.» Tumulte: une partie de l'Assemblée surprise se lève. Le président donne l'ordre d'arrêter l'interrupteur, qui n'était autre que Camille. Robespierre prend une grave initiative: «Je crois que l'ordre provisoire donné par M. le président était indispensable: mais devez-vous confondre l'imprudence et l'inconsidération avec le crime? Il s'est entendu accuser d'un crime de lèse-nation; il est alors difficile à un homme sensible de se taire. On ne peut supposer qu'il ait eu l'intention de manquer de respect au corps législatif. L'humanité, d'accord avec la justice, réclame en sa faveur. Je demande son élargissement et qu'on passe à l'ordre du jour.» Pendant ce temps, Camille avait filé d'une tribune à l'autre, et les inspecteurs de la salle annoncent qu'il s'est échappé.

On oublie l'incident pour continuer la délibération sur l'adresse. Robespierre revient plusieurs fois à la charge. Pétion présente fort adroitement un projet de décret qui annule celui de la veille: Camille est excepté de la dénonciation qui se trouve maintenue seulement contre Marat. Il faut entendre Camille raconter lui-même, dans son style charivarique, l'issue de cette affaire: «Victor Malouet avait assez bien arrangé son plan de procédure, mais il n'a pas joui longtemps de sa victoire. Il avait saisi habilement l'avantage

«D'une nuit qui laissait peu de place au courage.»

M. Dubois de Crancé a rallié les patriotes, et j'ai eu la gloire immortelle de voir Pétion, Lameth, Barnave, Cottin, Lucas, Decroix, Biauzat, etc., confondre les périls d'un journaliste famélique avec la liberté, et livrer pendant quatre heures un combat des plus opiniâtres, pour m'arracher aux noirs qui m'emmenaient captif; maints beaux faits surtout ont signalé mon cher Robespierre. Cependant la victoire restait indécise, lorsque Camus, qu'on était allé chercher au poste des archives, accourant sans perruque et le poil hérissé, se fit jour au travers de la mêlée, et parvint enfin à me dégager des aristocrates, qui, malgré l'inégalité des forces et les embuscades inattendues de Dubois et de Biauzat, se battaient en désespérés. Il était onze heures et demie; Mirabeau-Tonneau était tourmenté du besoin d'aller rafraîchir son gosier desséché, et je fus redevable du silence qu'obtint Camus, moins à la sonnette du président, qui appelait à l'ordre, qu'à la sonnette de l'office, qui appelait les ci-devant et les ministériels à souper, et qui, depuis plus d'une heure, sonnait la retraite. Ils abandonnèrent enfin le champ de bataille, je fus ramené en triomphe; et à peine ai-je goûté quelque repos, que déjà un chorus de colporteurs patriotes vient m'éveiller du bruit de mon nom, et crie sous mes fenêtres: Grande confusion de Malouet; grande victoire de Camille Desmoulins; comme si c'était la victoire de celui qui, les mains chargées de chaînes, ne pouvait combattre, et non pas la victoire de cette cohorte sacrée des amis de la Constitution, de cette foule de preux Jacobins, qui ont culbuté les Malouet, les Desmeuniers, les Murinais, les Foucault, et cette multitude de noirs et de gris, d'aristocrates vétérans et de transfuges du parti populaire.»

Camille, tiré d'un mauvais pas, n'en devint guère plus sage: cet écolier de génie écoutait plutôt son immense mémoire, son amour de la plaisanterie et du trait que sa sûreté personnelle, et même que la dignité de la Révolution.

Un nouveau caractère allait entrer sur la scène, et prendre une part active aux événements.

Le 19 août 1790, Robespierre reçut de Blérancourt, près de Noyon, une lettre; l'écriture en était nette et hardie, il lut:

«Vous qui soutenez la patrie chancelante contre le torrent du despotisme et de l'intrigue, vous que je ne connais que comme Dieu, par des merveilles, je m'adresse à vous, monsieur, pour vous prier de vous réunir à moi pour sauver mon triste pays. La ville de Couci s'est fait transférer (ce bruit court ici) les marchés francs du bourg de Blérancourt. Pourquoi les villes engloutiraient-elles les priviléges des campagnes? Il ne restera donc plus à ces dernières que la taille et les impôts! Appuyez, s'il vous plaît, de tout votre talent, une adresse que je fais par le même courrier, dans laquelle je demande la réunion de mon héritage aux domaines nationaux du canton, pour que l'on conserve à mon pays un privilége sans lequel il faut qu'il meure de faim. Je ne vous connais pas, mais vous êtes un grand homme. Vous n'êtes pas seulement le député d'une province, vous êtes celui de l'humanité et de la république. Faites que ma demande ne soit pas méprisée.

«Signé: SAINT-JUST,

«Électeur au département de l'Aisne.»

Robespierre demeura longtemps absorbé; l'émotion s'empara de tout son être, il lui sembla que son âme se séparait de la matière et se trouvait en contact avec une âme soeur: ces deux hommes s'étaient compris à distance.

Au moment où venait de se former, entre Robespierre et ce jeune inconnu, un lien que le fer seul de leurs ennemis devait trancher plus tard, Marat rompait avec un des hommes qui devaient l'entraîner dans une lutte à mort. «Monsieur Brissot, écrivait-il, m'avait toujours paru vrai ami de la liberté: l'air infect de l'Hôtel de Ville, et plus encore le souffle impur du général (Lafayette), influèrent bientôt sur ses principes; son plan d'aristocratie municipale, qui a servi de canevas à celui de Desmeuniers, ne me laissa plus voir en lui qu'un petit ambitieux, un souple intrigant, et la voix du patriotisme étouffa dans mon coeur la voix de l'amitié.» Intrigue et intrigants, c'est le fer rouge dont la Montagne marquera, plus tard, tout le parti de la Gironde.

Il existait dans l'armée un principe de dissolution: Mirabeau proposa de la licencier pour la réorganiser sur de nouvelles bases. On n'osa prendre cette mesure. Dans l'ancien système, l'armée était une simple machine de guerre; elle n'agissait pas, elle fonctionnait. Composée, comme le clergé, d'une noblesse et d'un peuple, elle consacrait, sous l'uniforme, la plus entière séparation des castes: d'un côté, les officiers; de l'autre, les sous-officiers et les soldats. Quand les bases de l'ancienne société s'ébranlèrent, toutes les institutions avaient été obligées de s'ouvrir à l'élément démocratique: il n'en fut pas de même de l'armée. Abattue partout ailleurs, l'aristocrati levait encore la tête sous les drapeaux. Appuyée sur l'obéissance passive qu'imposent les lois militaires, elle bravait, en quelque sorte, le torrent des idées nouvelles. Les opinions étaient déterminées par la place que chacun occupait dans cette formidable hiérarchie: les officiers, tous d'origine noble, se montraient généralement opposés à la Révolution; les sous-officiers et les soldats se déclaraient, au contraire, très-favorables au mouvement: de là deux partis dans l'armée comme dans la nation. Les soldats, quoique gardés à vue par leurs chefs, lisaient et commentaient entre eux les écrits publics; l'esprit de liberté pénétrait à travers l'uniforme.

Telle était la situation, lorsqu'une étincelle mit le feu aux poudres. A Nancy éclata un soulèvement général qui faillit dégénérer en une guerre civile. Trois régiments s'insurgèrent; Bouillé marcha sur eux, à la tête de la garnison et des gardes nationales de Metz; il les soumit. Le sang avait coulé: cette victoire fit horreur à ceux mêmes que la loi de la subordination mettait dans la nécessité de vaincre. Quand cette nouvelle arriva sur Paris, elle causa une exaspération terrible. Quarante mille hommes entourent la salle du Manége, et poussent des cris d'imprécations contre Bouillé, jusque dans les Tuileries; ils veulent arrêter le ministre de la guerre. L'Assemblée nationale n'en décerne pas moins des remerciements à M. de Bouillé et à l'armée victorieuse, et des honneurs funèbres aux citoyens morts pour le maintien de la discipline.

Un conseil de guerre, composé d'officiers appartenant aux divisions de Vigier et de Castella, avait condamné vingt-trois soldats de Château-Vieux à la peine de mort, quarante et un aux galères; soixante et onze furent renvoyés à la justice de leur régiment. Robespierre fit un appel à la clémence de l'Assemblée. Remontant des effets aux causes, il accusa les mauvais traitements dont l'armée était victime de la part de ses chefs. «Il ne faut pas seulement, ajouta-t-il, fixer votre attention sur la garnison de Nancy; il faut, d'un seul coup d'oeil, envisager la totalité de l'armée. On ne saurait se le dissimuler, les ennemis de l'État ont voulu la dissoudre: c'est là leur but. On a cherché à dégoûter les bons; on a distribué des cartouches jaunes; [Note: C'était une punition et une marque d'infamie.] on a voulu aigrir les troupes pour les forcer à l'insurrection, faire rendre un décret, et en abuser en leur persuadant qu'il est l'ouvrage de leurs ennemis. Il n'est pas nécessaire de plus longs développements pour vous prouver que les ministres et les chefs de l'armée ne méritent pas votre confiance.»

Signalons un trait de dévouement et d'humanité: la femme Humberg, concierge de la porte de Stanislas, à Nancy, voulant éteindre le feu de la guerre civile, prit un seau d'eau et le renversa sur la lumière d'un canon, malgré l'opposition des canonniers.

La nouvelle des massacres de Metz et de Nancy eut un retentissement sinistre dans les feuilles publiques. Marat ne se connaît plus; il s'emporte, il délire.

«Juste ciel! s'écrie-t-il. Tous mes sens se révoltent, et l'indignation serre mon coeur. Lâches citoyens! verrez-vous donc, en silence, accabler vos frères? Resterez-vous donc immobiles, quand des légions d'assassins vont les égorger? Oui, les soldats de la garnison de Nancy sont innocents; ils sont opprimés, ils résistent à la tyrannie; ils en ont le droit, leurs chefs sont seuls coupables, c'est sur eux que doivent tomber vos coups: l'Assemblée nationale elle-même, par le vice de sa composition, par la dépravation de la plus grande partie de ses membres, par les décrets injustes, vexatoires et tyranniques qu'on lui arrache journellement, ne mérite plus votre confiance.»

Ces accès de colère qui faisaient affluer tout son sang vers le coeur, à la vue de l'injustice, avaient, plus d'une fois, valu à Marat une réputation de folie; il ne s'en laissa pas ébranler. Toute la vengeance qu'il exerça fut de renvoyer la même accusation à ses ennemis.

«Rien n'égale, poursuit-il, l'horreur que j'ai pour les noirs projets des ennemis de la Révolution, si ce n'est le mépris que m'inspiré leur démence! Qu'un prince ou des ministres accablés de regrets d'avoir, par leurs concussions et leur tyrannie, amené les choses au point où elles en sont, et furieux de ne pouvoir les rétablir, perdent la tête, et se conduisent en insensés, il n'y a rien là d'étrange. Mais qu'un sénat nombreux imite leurs folies, c'est ce qu'on refuserait de croire, si l'on ignorait que ses membres sont presque tous agités des mêmes passions. Comment, toutefois, ne s'est-il pas trouvé, parmi eux, un seul homme qui les ait rappelés à la raison, à la prudence? Quel aveuglement impardonnable de vouloir suivre aujourd'hui, avec les troupes réglées, les maximes de l'ancien régime! Sont-ce des hommes, dont les écrits patriotiques ont ouvert les yeux, dont le sentiment de la liberté a élevé l'âme, et qui craignent moins la mort que le déshonneur, que l'on peut encore traiter en serfs? Est-ce en cherchant à couvrir les anciennes vexations par de nouvelles, en employant la violence à l'appui de l'injustice, en ajoutant outrage à outrage, que l'on peut espérer de les rendre dociles à la voix de leurs oppresseurs? Est-ce par des traitements iniques et honteux qu'on peut se flatter de les plier au devoir? Non, jamais!»

Quelques jours après, le journalisme fit une perte cruelle. Loustalot, le rédacteur des Révolutions de Paris, venait de mourir à l'âge de vingt-huit ans. C'était un grand coeur et un écrivain de talent, dévoré par le feu sacré du patriotisme. Sa feuille se tirait à un nombre considérable d'exemplaires, et, toute palpitante de l'émotion de la semaine, elle exerçait une énorme influence dans les faubourgs. Il tomba au champ d'honneur, ferme, vaillant, la plume à la main: certes, cette plume valait bien une épée. Il se rencontre des hommes chez lesquels se résume l'instinct et le bon sens des masses; Loustalot était de ceux-là. Au moment où le journalisme, ce nouveau pouvoir, succédait à la royauté, l'auteur des Révolutions de Paris fit mieux encore que de gouverner le peuple: il l'éclaira. La presse devint, alors, un véritable sacerdoce.

[Illustration: Une séance du club des Jacobins.]

Le 4 septembre 1790, Necker se retira du ministère. Sa retraite eut tous les caractères d'une fuite; la popularité l'avait séduit; elle le trompa. On lisait sur la porte de son hôtel: Au ministre adoré; l'inscription est enlevée; une défaveur générale succède à l'ancienne idolâtrie. Ces retours de l'opinion ne doivent pas nous étonner; dans les temps de révolution, les idées sont tout, les hommes rien.

Necker n'avait jamais été que le masque de la volonté nationale, à un moment donné; il s'évanouit avec la circonstance. Seuls les Montagnards se fortifiaient et grandissaient à chaque pas; c'est qu'ils avaient derrière eux le peuple.

La lutte des croyances continuait, quoique la Révolution ne cessât d'appeler à elle les membres désintéressés du clergé.—La résistance des ecclésiastiques était en raison inverse du rang qu'ils occupaient dans la hiérarchie; les évêques se montrèrent plus opposés à la réforme que les curés, les curés que les simples vicaires. Il y eut ça et là, dans le bas clergé, des exemples remarquables d'adhésion au nouvel ordre de choses; un prêtre de Saint-Sulpice, M. Jacques Roux, fit entendre du haut de la chaire les paroles suivantes: «Interdit des fonctions sacrées du ministère, par les vicaires généraux de Saintes, pour m'être déclaré l'apôtre de la Révolution; forcé de quitter mon diocèse et mes foyers, pour échapper à la fureur des méchants qui avaient mis ma tête à prix, la joie que je ressens de prêter le serment décrété le 27 novembre dernier, par la loi sur la constitution civile du clergé, cette consolation inappréciable me fait oublier que, depuis seize ans, je n'ai vécu que de mes infortunes et de mes larmes. Je jure donc, messieurs, en présence du ciel et de la terre, que je serai fidèle à la nation, à la loi et au roi, qui sont indivisibles. J'ajouterai même que je suis prêt à verser jusqu'à la dernière goutte de mon sang, pour le soutien d'une révolution qui a changé déjà, sur la face du globe, le sort de l'espèce humaine, en rendant les hommes égaux entre eux, comme ils le sont de toute éternité devant Dieu.»

Pour la plèbe du clergé, le serment exigé par la loi était un rempart contre la tyrannie des grands-vicaires et des évêques, ils pleuraient d'attendrissement et de joie en le prononçant en face de l'autel. Les citoyens les entouraient de leur affection. Cependant, en beaucoup d'endroits, les églises étaient désertées par les ministres du culte: à Paris, des curés, pour intéresser le peuple à leur cause, avaient fait vendre leurs meubles à la porte de l'église; d'autres s'étaient coalisés pour faire manquer les offices. A la paroisse de Saint-Jean-en-Grève, il ne s'était pas trouvé un seul prêtre pour commencer les vêpres. On fait venir un religieux, et les gardes nationaux, de service à la maison commune, accourent en grand nombre pour chanter les vêpres. Les paroissiens affluent: depuis longtemps on n'avait prié d'aussi bon coeur.

On n'a point assez appuyé sur un fait singulier: c'est que la Révolution naissante, bien loin d'éteindre le sentiment religieux chez les laïques, l'avait au contraire ravivé.

Le même jour, à Saint-Gervais, à Saint-Roch, à Saint-Sulpice, des citoyens sans armes entouraient le lutrin, et chantaient à voix déployée les louanges du Créateur.

D'un autre côté se développait un mouvement en dehors des anciens cultes. A la tête d'une des loges maçonniques de Paris figuraient quelques philosophes; la loge se changea en club, sous le nom de Cercle social. Les membres de cette association se distinguaient par des sentiments de bienveillance réciproque et par la pratique de la charité universelle.

Les hommes frères, les hommes rattachés à toutes les créatures, qui forment elles-mêmes le lien de la vie, les hommes unis d'esprit et de sentiment au souverain ordonnateur des êtres, à l'Architecte de l'Univers, tel était leur idéal, leur rêve philosophique. La conséquence de cette doctrine, qui avait le tort de flotter un peu dans les nuages, était le changement de toutes les existences, de toutes les relations sociales. Le devoir de l'homme, comme celui du citoyen, était, d'après eux, de joindre sa volonté à celle de l'Être Suprême, pour créer, de concert avec lui, un monde nouveau, un monde conforme au dessein primitif, un monde où régneraient la justice et la vérité.

Toute grande réforme politique ou sociale traîne à sa suite une nuée de métaphysiciens, de rêveurs, de mystiques. Le peuple, en 90, eut le bon esprit de ne pas les suivre, de s'attacher fermement, comme à un roc, aux faits positifs, à la loi, aux principes. Il avait un amour passionné pour la discussion; mais il la voulait nette, précise. Ses héros étaient les hommes pratiques, ceux qui cherchaient à incarner le vrai et l'utile, dans les institutions nouvelles. Ce n'est pas lui qui aurait lâché la proie pour l'ombre.

De jour en jour, les opinions se dégagent: les clubs se multiplient; celui des Jacobins s'était démembré. Sieyès, Lafayette, Bailly, Chapelier, Larochefoucauld, en se retirant, avaient fondé à l'extrémité du Palais-Royal, près le passage Radziwil, une société connue sous le nom de Club de 89. Les députés s'y réunissaient pour lire les journaux et pour faire d'excellents dîners, au sortir des séances de l'Assemblée. Dans la soirée, on préparait, par une discussion régulière et paisible, les travaux législatifs. L'ancien club des Jacobins avait gagné, à la retraite des modérés, de s'accroître en force et en influence; il devint plus nombreux et plus tumultueux; les Lameth et Barnave le dirigeaient, mais leur autorité tendait à décroître. Mirabeau, quoique haï, était également recherché des deux clubs, où sa parole remuait des passions bien différentes.

Derrière ces notabilités commençait à poindre l'opiniâtre génie de Robespierre. Appuyé au dehors sur la presse, il n'attendait qu'une occasion pour s'imposer lui-même à la faveur populaire. Cette occasion se présenta: l'Assemblée nationale venait de rendre un décret, portant que les citoyens actifs seraient seuls inscrits sur le rôle des gardes nationales. L'indignation ouvrit la veine oratoire de Robespierre; il fit, au club, un discours trouvé admirable par Camille. Les applaudissements éclatèrent. Mirabeau, président des Jacobins, rappela l'orateur à l'ordre. Cette interruption excita un soulèvement orageux. Vainement l'athlète aux poumons d'airain usait les forces de sa voix contre le tumulte; le bruit même de la sonnette était étouffé.

«Mirabeau, raconte Desmoulins, voyant qu'il ne pouvait parler aux oreilles, et pour les frapper par un mouvement nouveau, au lieu de mettre son chapeau, comme le président de l'Assemblée nationale, monta sur son fauteuil. «Que tous mes confrères m'entourent!» s'écria-t-il, comme s'il eût été question de protéger le décret en personne. Aussitôt une trentaine des honorables membres s'avancent et entourent Mirabeau. Mais, de son côté, Robespierre, toujours si pur, si incorruptible, et à cette séance si éloquent, avait autour de lui tous les vrais Jacobins, toutes les âmes républicaines, toute l'élite du patriotisme. Le silence que n'avait pu obtenir la sonnette et le geste théâtral de Mirabeau, le bras en écharpe de Charles Lameth [Note: Lameth s'était battu en duel avec un membre du côté droit, M. de Castries. Barnave s'était auparavant rencontré avec Cazelès. Le peuple, irrité des provocations qu'on adressait depuis quelque temps à ses députés, s'était mis en mouvement pour exercer une vengeance. Ayant couru en force à l'hôtel de Castries, il brisa les meubles, mit le linge en pièces et jeta tout par les fenêtres. Ces luttes personnelles alarmèrent la conscience des révolutionnaires; ils engagèrent fortement les bons citoyens à réserver toutes leurs forces pour la grande lutte nationale. Camille Desmoulins donna lui-même l'exemple en refusant un duel; les écrivains de son parti le félicitèrent d'avoir le coeur de paraître lâche. Ainsi le sentiment puritain de la démocratie condamnait ce préjugé barbare de l'assassinat par les armes et devant témoins.] parvint à le ramener. Il monte à la tribune où, tout en louant Robespierre de son amour pour le peuple, et en l'appelant son ami très cher, il le colaphisa un peu rudement et prétendit, comme M. le président, qu'on n'avait pas le droit de faire le procès à un décret, sanctionné ou non. Mais M. de Noailles concilia les deux partis, en soutenant que le décret ne comportait point le sens qu'on lui prêtait, qu'il s'était trouvé au Comité de constitution lorsqu'on avait discuté cet article, et qu'il pouvait attester que ni lui ni le comité ne l'avaient entendu dans le sens de M. Charles Lameth et de Mirabeau. La difficulté étant levée, la parole fut rendue à Robespierre, qui acheva son discours au milieu des applaudissements, comme il l'avait commencé.

Ainsi croissait, au milieu des interruptions et des murmures, cette puissance formidable que Robespierre devait bientôt exercer aux Jacobins.

La régénération politique entraîna la régénération des moeurs. Avant la Révolution, la femme était avilie, le lien conjugal fort relâché. La réforme des idées fit de l'amour un sentiment qui s'épure en se réglant, et rendit au mariage la dignité qui lui est propre.

Le mercredi 29 décembre 1790, une cérémonie touchante était célébrée dans l'église Saint-Sulpice: Camille Desmoulins s'unissait à Lucile Duplessis. Il faut reprendre les choses de plus haut. Un étudiant en droit, maître ès arts, rencontre un soir, dans le jardin du Luxembourg, deux femmes, dont l'une, la mère, avait les traits nobles et empreints d'une majesté tragique; l'autre était une jeune fille de douze ans, fort gracieuse et fort bien élevée. Ce jeune homme était très modestement vêtu, point beau; la parole hésitait sur ses lèvres comme embarrassée d'un léger bégaiement, ses politesses semblaient un peu gauches: tel qu'il était, il plut d'abord à la mère, puis à la jeune fille. Camille se trouvait redevable de son éducation au chapitre de Laon; sa famille était sans fortune, et les chanoines l'avaient fait entrer, comme boursier, au collége Louis-le-Grand, où il avait achevé ses études pour entrer à l'École de droit.

Tous les soirs, Camille allait courtiser ses chers feuillages; ce coin de nature, encadré dans le faubourg Saint-Germain, était le pays de son coeur; les deux femmes y revinrent aussi… par hasard. La conversation étant tombée sur quelques idées qui commençaient dès lors à fermenter, Camille bégaya des paroles éloquentes; on lui trouva l'esprit orné; l'accès de la maison lui fut donné. Le coeur a ses troubles comme la vue: Camille avait d'abord cru aimer la mère; mais, de jour en jour, ses sentiments se détournaient d'elle pour se porter sur la fille, sur la petite Lucile, dont les perfections croissantes jetaient déjà, parmi ses jeux, un parfum de tendresse et de sensibilité délicate. C'était une âme charmante; toute troublée, elle ignorait la cause et l'objet de ces soupirs séditieux, qui soulevaient, par instants, sa poitrine émue. Elle accusait alors la chaleur du ciel des subites rougeurs qui lui montaient au visage. Le secret de Lucile ne fut pas trop bien gardé; rien de bavard comme des yeux de seize ans; sa mère lut dans ces yeux-là. Il y avait des obstacles de fortune. Le jeune bachelier en droit avait été reçu avocat au parlement de Paris, mais, jusqu'ici, quel espoir fonder sur son avenir? D'un autre côté, Lucile avait quelque fortune. Cependant la Révolution avait fait son chemin dans le monde, et Camille s'était poussé avec elle; il était alors une des voix les plus écoutées du pays. Aimé de la France, pour le tour incisif de son esprit original et pétulant, les qualités de son esprit et de son coeur en firent l'idole de la femme qu'il recherchait.

«Aujourd'hui décembre, écrivait-il à son père, je me vois enfin au comble de mes voeux. Le bonheur, pour moi, s'est fait longtemps attendre; mais enfin il est arrivé, et je suis heureux autant qu'on peut l'être sur la terre. Cette charmante Lucile, dont je vous ai tant parlé, et que j'aime depuis huit ans, enfin ses parents me la donnent, et elle ne me refuse pas. Tout à l'heure, sa mère vient de m'annoncer cette nouvelle en pleurant de joie… Quant à Lucile, vous allez la connaître par ce seul trait. Quand sa mère me l'a donnée, il n'y a qu'un moment, elle m'a conduit dans sa chambre; je me jette aux genoux de Lucile; surpris de l'entendre rire, je lève les yeux; les siens n'étaient pas en meilleur état que les miens; elle était tout en larmes, elle pleurait même abondamment, et cependant elle riait encore. Jamais je n'ai vu de spectacle aussi ravissant, et je n'aurais pas imaginé que la nature et la sensibilité pussent réunir à ce point ces deux contrastes!» O pressentiment! rire à travers les larmes, n'est-ce pas toute la vie?—Ce fut celle de Lucile.

Rien ne manquait à leur bonheur que la cérémonie du mariage. L'abbé Denis Bérardier, grand-maître du collége de Louis-le-Grand, fit la célébration à Saint-Sulpice. Les témoins furent Pétion, Robespierre, Sillery, Brissot et Mercier. Bérardier, qui était membre de l'Assemblée constituante, prononça un discours dans lequel il recommandait à Camille de respecter la religion dans ses écrits. «Si l'on peut, lui dit-il, être assez présomptueux pour se flatter de pouvoir se passer d'elle, dans toutes les infortunes inséparables de cette vie, ce serait un meurtre que d'enlever ce secours à tant de malheureux, qui n'ont d'autre ressource, dans leurs peines, que la consolation qu'elle leur procure, et d'autre espoir que les récompenses qu'elle promet. Si ce n'est pas pour vous, ce sera au moins pour les autres que vous respecterez la religion dans vos écrits; j'en serais volontiers le garant; j'en contracte même ici, pour vous, l'engagement au pied des autels, et devant Dieu qui y réside. Monsieur, vous ne me rendrez pas parjure… Votre patriotisme n'en sera pas moins actif; il n'en sera que plus épuré, plus ferme, plus vrai; car si la loi peut forcer à paraître citoyen, la religion oblige à l'être.»

La voix du bon abbé s'était attendrie, en s'adressant à son ancien élève; les larmes coulèrent. Lucile, cependant, attirait tous les regards; il n'y avait qu'une voix dans l'église: «Qu'elle est belle!»—«Je vous assure, écrivait Camille quelques jours plus tard, que cette beauté est son moindre mérite. Il y a peu de femmes qui, après avoir été idolâtrées, soutiennent l'épreuve du mariage; mais plus je connais Lucile, et plus il faut me prosterner devant elle.» Le charme et la mollesse enfantine des sentiments n'excluaient pas chez elle l'énergie. Lucile appartenait bien à la race des femmes de la Révolution, douce et terrible, la grâce du cygne avec des réveils de lionne.

Soulèverons-nous ici les voiles du sanctuaire domestique? Oh! le charmant nid risqué au milieu de l'orage! On jouait avec la politique, comme les enfants des pêcheurs d'Étretat avec la mer. Camille avait d'ailleurs abrité sa vie des tempêtes du forum. Lucile, quand son mari avait terminé son numéro de journal, voulait qu'on le lui lût; aux endroits plaisants, c'étaient des éclats de rire et des folies qui animaient encore la verve satirique de Camille. Quelquefois elle le mettait en colère: les femmes n'aiment point sans cela. Au beau milieu du travail, qui prenait à Camille les plus longues heures du jour, Lucile, ennuyée du silence, lui jouait quelquefois un charivari, en faisant aller sur le piano les pattes de sa chatte, laquelle finissait, tout en jurant, par l'égratigner en ut, ré, mi, fa.

Comme ces gracieux enfantillages se détachent en lumière, sur le fond sérieux d'une Révolution! Quelle douce et charmante insouciance! Hélas! la fureur des événements allait emporter bien loin ces jours de bonheur. Quand il raconte de tels enfantillages, Camille ressemble à un poëte qui, menacé lui-même par les dangers de l'éruption, s'amuserait à jeter des fleurs dans la bouche du Vésuve.

Il avait de la poésie dans l'âme, mais il avait surtout la verve de la critique, l'esprit satirique de Voltaire. Il ne tarda point à plaisanter sur le serment qu'avait exigé de lui l'abbé Bérardier, de ne point toucher au spirituel. «C'était, dit-il, gêner un peu la liberté des opinions religieuses, et porter atteinte à la déclaration des droits; mais qu'y faire? Je n'étais point venu là pour dire non. C'est ainsi que je me trouvai pris et obligé, par serment, à ne me mêler, dans mes numéros, que de la partie politique et démocratique, et à en retrancher l'article théologie. Sans avoir approfondi la question, je me doute bien que ce serment, accessoire au principal, n'est pas d'obligation étroite comme l'autre.» Voilà l'homme; chez lui, le premier mouvement venait du coeur et le second de l'esprit.

Ce tour d'esprit railleur l'a fait accuser de scepticisme; il est vrai que Camille lança plus d'une fois ses flèches contre les ordonnances de l'Église, et contre les abus du clergé: mais les vrais sceptiques sont ceux qui acceptent tout sans s'attacher à rien, couvrant ainsi du manteau des formes, et du respect extérieur, le néant de leurs convictions.

«Mirabeau est mort!» Telle fut la grande nouvelle qui, le 2 avril 1791, courut d'un bout à l'autre de Paris. Ses relations avec la cour, ses intrigues, ses manoeuvres honteuses, ne sont plus, aujourd'hui, un secret pour personne. L'armoire de fer a parlé; des confidences, des écrits authentiques, ont trahi le mystère de sa conduite, dans les derniers temps de sa vie. Il avait proposé à la cour un plan de conspiration d'où devait sortir la guerre civile, et à l'aide de la guerre civile il espérait que le roi recouvrerait son autorité. Les contemporains n'avaient guère sur son compte que des soupçons. Marat l'avait bien dénoncé comme traître; mais qui Marat n'avait-il point accusé? On oublia, un instant, ses faiblesses, ses vices, pour ne se souvenir que du grand orateur. Quel malheur que son caractère ne fût point à la hauteur de son génie!

La mort refit Mirabeau. Le linceul couvrit les taches trop réelles de son existence dépravée. Le directoire du département proposa de lui donner pour tombe la nouvelle église de Sainte-Geneviève; l'Assemblée nationale délibéra sur-le-champ; Robespierre alors, qui avait plusieurs fois essuyé les démentis et les colères oratoires de Mirabeau, Robespierre se leva: «Ce n'est pas, dit-il, au moment où l'on entend, de toutes parts, les regrets qu'excite la perte de cet homme illustre qui, dans les époques les plus critiques, a déployé tant de courage contre le despotisme, que l'on pourrait s'opposer à ce qu'il lui fût décerné des marques d'honneur. J'appuie cette proposition de tout mon pouvoir ou plutôt de toute ma sensibilité.» De ces deux hommes, Mirabeau et Robespierre, l'un était le premier, l'autre le dernier mot de la Révolution.

L'édifice de Sainte-Geneviève, transformé en Panthéon, devait réunir les dépouilles de tous les grands hommes. Pensée sublime, qui fut répudiée plus tard comme tant d'autres, quand la France s'affaissa sur elle-même:—«Convoquer les ombres, faire un concile de morts, leur demander, en mettant sous leurs yeux la Constitution de 89; Êtes-vous contents de notre oeuvre?»—Place à Voltaire, à J.-J. Rousseau, aux grands hommes du XVIIIe siècle, dans ce temple élevé à la philosophie, mère de la Révolution! Mirabeau ouvrit la marche et leur montra le chemin.

Le peuple, qui aime les grands hommes malgré leurs faiblesses, suivit les funérailles de l'orateur en pleurant. On se figure difficilement que ces hommes-là doivent périr; tant l'idée de l'âme et du génie s'allie intimement à celle de l'immortalité!

La rumeur publique fit circuler mille contes invraisemblables. On parla vaguement de poison; il n'y en avait d'autre que celui de la débauche à laquelle se livrait cette orageuse nature. Le travail et la tribune firent le reste. Mirabeau commençait à avoir peur de la Révolution; sa tonnante voix criait aux flots de reculer; les flots se brisent, mais ne reculent pas. Emporté dans cette lutte avec un élément sourd et inexorable, il se raidit contre les débris du drâme; il se fit de la royauté une ancre à laquelle, d'une main désespérée, il cherchait à rattacher sa fortune et celle de la France. Vains efforts!

Comme ses besoins étaient énormes et que la cour était riche, il vendit sa parole.—L'éloquence de Mirabeau? Une grande prostituée!—Longtemps son audace le couvrit; sa défection, entourée d'abord des obscurités de l'incertitude, ne se dévoila que quand il n'était plus là pour se défendre. Le voici donc couché dans les ténèbres du sépulcre, cet homme, digne des gémonies par sa conduite, digne du Panthéon par ses vastes talents! La poésie, qui s'amuse aux contrastes, a voulu rehausser chez lui l'éclat des lumières par l'opposition des ombres: pas de ces jeux-là, s'il vous plaît! ayons le courage de dire que la probité est le seul piédestal du vrai génie.

Le jour de sa mort, tous les spectacles furent fermés. L'accablement, la consternation, la stupeur étaient sur presque tous les visages. La voix des journaux exprima des sentiments divers, mais, en général, les regrets et l'admiration pour les talents de l'orateur firent oublier l'immoralité de l'homme. Marat seul tint ferme dans ses diatribes: «Peuple, s'écriait-il, rends grâces au ciel! ton plus redoutable ennemi, Riquetti, n'est plus.»

La nouvelle destination donnée à l'église Sainte-Geneviève fut encore, pour Marat, l'objet de vives critiques; il ne vit dans cet édifice, consacré à honorer les lumières sans les vertus, qu'un monument de pure ostentation nationale. Ce qu'il y a de plus remarquable, et j'oserais dire de prophétique, c'est la déclaration suivante: «Si jamais la liberté s'établissait en France, et si jamais quelque législature, se souvenant de ce que j'ai fait pour la patrie, était tentée de me décerner une place dans Sainte-Geneviève, je proteste ici hautement contre ce sanglant affront.» (Marat entendait dire par là qu'il y serait en trop mauvaise compagnie.) «Oui, j'aimerais mieux cent fois ne jamais mourir que d'avoir à redouter un si cruel outrage.» Ce dernier trait est assez beau: «J'aimerais mieux cent fois ne jamais mourir!»—Marat, quoi qu'il en ait dit, alla plus tard au Panthéon; il est vrai que ce fut pour en chasser Mirabeau.

Les plus acharnés contre Mirabeau étaient alors les royalistes, soit qu'ils ignorassent ses engagements avec la cour, soit qu'ils ne voulussent point lui pardonner d'avoir, dès le principe, mis son éloquence au service de la tempête révolutionnaire. Au milieu du deuil général, quand sa cendre était encore tiède, ils l'attaquèrent avec fureur dans leurs journaux. Après l'avoir traité d'escroc, de coureur de filles, de gredin, l'un de ces pamphlétaires mêle à ses injures des anecdotes assez piquantes:

«Logé en chambre garnie, rue et hôtel Coq-Héron, en proie à la plus affreuse misère, Mirabeau est réduit à la triste ressource de voler son garçon perruquier; pendant que celui-ci lui arrangeait son toupet, il prend sa montre et la lui emprunte sous le prétexte d'en acheter une pareille le même jour; et, quand le coiffeur a voulu la réclamer, Riquetti nie l'avoir vue, s'emporte, et roue de coups le pauvre garçon. Voici comment il se défaisait de ses domestiques, après qu'il leur avait mangé le fruit de leurs épargnes et de vingt années de servitude. La veille de son départ pour Bruxelles, il affecte une transe cruelle sur un oubli de papiers qu'il a laissés à Bignon. Il caresse son domestique, à qui il devait déjà quatorze cents livres, le conjure, le presse tendrement de vouloir bien monter sur un cheval qu'il fait louer par lui-même, et, dès que le domestique est parti, Riquetti dévalise la malle de ce crédule serviteur, et dérampe.—Une autre fois, il s'appropria une bague de cent louis, de la même façon qu'il avait escamoté la montre…—Sa valeur est parfaitement connue dans le régiment de Royal-Comtois, et c'est cette valeur qui lui inspira le dessein de déguerpir, tandis que l'armée était aux prises avec les Corses.»

[Illustration: Brissot]

Ce manifeste de la haine se termine par un curieux mouvement oratoire:

«Ombres immortelles des Ravaillac, des Cartouche, des Mandrin, des Desrues; reprenez vos dépouilles humaines, et accourez siéger aux États-généraux; accourez, vous tous dont le front est couvert d'un triple airain, vous que souillèrent tous les forfaits, venez vous asseoir au milieu de cette assemblée d'élite où doit présider le comte de Mirabeau. Ah! sans doute, vous avez tous autant de droits que lui; vous n'avez pas plus démérité que lui d'être à votre poste de citoyens; vous ne fûtes que des scélérats, Riquetti fut quelque chose de pis.»

Vendez-vous donc au parti des honnêtes gens, pour en être traité de la sorte après votre mort!

On assure que Mirabeau aurait dit: «J'emporte avec moi la monarchie.» Notre ferme conviction est que, vivant, il ne l'eût point sauvée. Il ne faut ni amoindrir ni exagérer la part d'influence de certains hommes, dans le grand drame de la Révolution Française. Ceux qui parlent de mener les événements s'abusent ou veulent en imposer; les événements ont leurs phases, leur époque de maturité. Ils sont réglés d'avance par la logique et par la force des choses. Toutes les résistances sont impuissantes contre les lois de la nature, la marche des idées, et les impulsions de la volonté nationale.

XII

Les fédérations.—La bulle du pape.—Le clergé réfractaire.—Marat et
Robespierre royalistes.—Doctrines sociales de la Révolution.—Les
chevaliers du poignard.—Ce qui se passait au château des
Tuileries.—Théroigne de Méricourt.

Au moment où Mirabeau disparut de la scène, tout était à réorganiser, le clergé, la magistrature, l'armée. Pour entreprendre cette oeuvre gigantesque, il fallait des forces immenses; ces forces, on les trouvera dans le patriotisme de l'Assemblée nationale et dans l'union de tous les citoyens français.

En quelques mois, la France tout entière se couvrit d'un réseau de fraternité. Les villes se relièrent aux villes pour assurer la circulation des grains, défendre leurs droits, réprimer les excès. Ce fut la ligue du bien public. L'union fait la force: désormais, cette nation trop longtemps morcelée, divisée, n'avait plus qu'une âme et qu'un coeur.

Le grand écueil auquel venait sans cesse se heurter la Révolution était le clergé. Les historiens qui ont négligé ce point de vue ont trop souvent cherché les obstacles là où ces obstacles n'étaient point.

Les 10 mars et 13 avril 1791, le pape Pie VI lança une bulle, dans laquelle il déclarait nulles et illicites les nouvelles élections de curés et d'évêques faites par des laïques. Ces luttes de croyances reportèrent l'esprit français aux farces du moyen âge et aux moeurs de la Réforme. Luther, condamné par Rome, avait brûlé la bulle du pape sur un bûcher. La Révolution accueillit le bref de Sa Sainteté avec le même sans-façon; elle y mit seulement moins de colère et plus d'ironie. En 89, les rôles étaient changés; le pape n'était plus qu'un faible vieillard, tandis qu'une jeunesse vaillante pénétrait à la fois dans l'Église et dans la société. On fit un mannequin qui représentait Pie VI, et qui fut transporté au Palais-Royal; là un membre de quelque société patriotique lit, à haute voix, un réquisitoire dans lequel, après avoir notifié les intentions criminelles de Joseph-Ange Braschi, Pie VI, il conclut à ce que son effigie soit brûlée, après qu'on lui aura arraché la croix et l'anneau, et à ce que ses cendres soient jetées au vent. A peine dit, l'effigie du pape, son bref dans une main, un poignard dans l'autre, un écriteau sur la poitrine avec ce mot: Fanatisme, est livrée aux flammes.—Cette scène burlesque se passait au milieu des acclamations de nombreux spectateurs.

La bulle du pape donna encore lieu à une caricature qui obtint du succès; le saint-père, en grand costume, était représenté assis sur sa chaire pontificale, à l'un des balcons de son palais. Devant lui s'élevait un large bénitier rempli d'eau de savon que l'abbé Royou, un des chefs de la résistance ecclésiastique, faisait mousser avec un goupillon. Le pape, un chalumeau à la bouche, soufflait vers la France des bulles auxquelles il donnait sa bénédiction. Près de là étaient Mesdames, tantes du roi [Note: Les tantes du roi s'étaient enfuies à Rome, malgré les justes plaintes du peuple de Paris qui avait cherché à les retenir.], et plusieurs cardinaux. Ceux-ci, avec leurs chapeaux rouges, et Mesdames, avec leur éventail, agitaient l'air et dirigeaient les saintes bulles. Dans le lointain se montrait la France, assise sur un nuage, entourée de son nouveau clergé. Appuyée sur le livre de sa Constitution, elle recevait les bulles, et d'une chiquenaude elle les faisait disparaître.

Ne devait-on point s'attendre à cette résistance de la cour de Rome? La constitution civile du clergé rompait les vieux liens de l'unité hiérarchique, décrétait l'indépendance du clergé vis-à-vis du saint-siége, sinon en matière de dogme, du moins, en matière de discipline, créait, en un mot, une véritable Église gallicane dont le chef ne serait plus le roi, mais qui fonctionnerait sous la main du peuple.

Ce n'est point ici le lieu ni le moment pour écrire une histoire de la papauté; il est néanmoins permis de se demander si elle n'a point contribué, elle-même, au déclin des croyances. En protégeant le mouvement de la Renaissance, Léon X favorisa, sans le savoir, l'avénement de l'esprit nouveau. L'antiquité reparut et devant son soleil se dispersèrent les nuages du mysticisme. La recherche du beau était un premier pas vers la recherche du vrai. Dans la marche du genre humain, les progrès s'enchaînent avec une logique admirable. Aussi la renaissance des lettres et des arts ne fut-elle étrangère ni à la philosophie ni à la Révolution Française.

Quoi qu'il ça soit, le bref du pape ne fit qu'envenimer les divisions entre le clergé réfractaire et le clergé assermenté. Les laïques prirent naturellement parti pour l'un ou pour l'autre. Des courtisans athées, de grandes dames sans moeurs, d'anciens esprits forts qui se vantaient naguère d'avoir, dans un coin de leur bibliothèque, la Pucelle et l'Encyclopédie, tinrent à honneur de fréquenter immodérément les églises clandestines, entraînant après eux de bonnes femmes et des hommes simples fermement attachés à la tradition. Les intérêts de l'aristocratie, les passions les plus étrangères au sentiment religieux, se couvrirent du masque de l'orthodoxie.

D'un autre côté, à Paris, dans les grandes villes et même dans quelques campagnes, la majorité des habitants se déclara en faveur des prêtres qui avaient prêté serment à la nation; les insermentés, autour desquels se rangeaient, par esprit d'opposition et de contraste, les ennemis de la chose publique, furent, au contraire, l'objet de sarcasmes, d'insultes, et bientôt de voies de fait. Le peuple voyait avec tristesse la solitude des églises réputées schismatiques, tandis que la foule dorée s'empressait autour des autels que la loi ne reconnaissait plus comme légitimes. A Paris, il y eut des désordres regrettables: on força l'entrée de cloîtres et de communautés religieuses; la virginité de quelques saintes filles fut livrée aux verges, et à d'autres outrages plus abominables encore. Très peu de personnes prirent part à ces excès, qui d'ailleurs ont déshonoré, dans tous les temps, les guerres de religion.

Il importe de bien établir que Marat et les autres révolutionnaires extrêmes, qui servaient alors presque tous dans la presse militante, demeurèrent étrangers à toute provocation d'actes semblables. Le sage Robespierre alla plus loin: à propos de troubles très-graves qui venaient d'éclater à Douai, et dans lesquels des prêtres insermentés avaient, disait-on, joué un rôle, il fit entendre ces dignes paroles: «Il est houteux de vouloir porter contre les ecclésiastiques une loi qu'on n'a pas encore osé porter contre tous les citoyens; des considérations particulières ne doivent jamais prévaloir sur les principes de la justice et de la liberté. Un ecclésiastique est un citoyen, et aucun citoyen ne peut être soumis à des peines pour ses discours; il est absurde de faire une loi uniquement dirigée contre les discours des ministres de l'Église… J'entends des murmures, et je ne fais qu'exposer l'opinion des membres qui sont les plus zélés partisans de la liberté; ils appuieraient eux-mêmes mes observations, s'il n'était pas question des affaires religieuses.» Ces sentiments, je n'hésite pas à le dire, étaient ceux de la majorité des vrais révolutionnaires: s'il leur arriva jamais de frapper sur la religion, c'est que derrière cette figure auguste se cachaient alors l'hypocrisie et l'athéisme aristocratique.

Une autre considération qu'il ne faut point perdre de vue, sous peine de ne rien comprendre à la suite des événements, c'est qu'à cette époque (avril et mai 1791) la plupart des démocrates étaient encore royalistes. Marat, malgré ses boutades contre Louis XVI, engageait fort à le conserver sur le trône. «J'ignore, disait-il, si les contre-révolutionnaires nous forceront à changer la forme du gouvernement; mais je sais bien que la monarchie très limitée est celle qui nous convient le mieux aujourd'hui, vu la dépravation et la bassesse des suppôts de l'ancien régime, tous si portés à abuser des pouvoirs qui leur sont confiés. Avec de tels hommes, une république fédérée dégénérerait bientôt en oligarchie. On m'a souvent représenté comme un mortel ennemi de la royauté, et je prétends que le roi n'a pas de meilleur ami que moi. Ses mortels ennemis sont ses parents, ses ministres, les prêtres factieux et autres suppôts du despotisme; car ils l'exposent continuellement à perdre la confiance du peuple, et ils le poussent par leurs conseils à jouer la couronne, que j'affermis sur sa tête en dévoilant leurs complots, et en le pressant de les livrer au glaive des lois. Quant à la personne de Louis XVI, je crois bien qu'il n'a que les défauts de son éducation, et que la nature en a fait une excellente pâte d'homme, qu'on aurait cité comme un digne citoyen, s'il n'avait pas eu le malheur de naître sur le trône. Tel qu'il est, c'est, à tout prendre, le roi qu'il nous faut. Nous devons bénir le ciel de nous l'avoir donné; nous devons le prier de nous le conserver: avec quelle sollicitude ne devons-nous pas le retenir parmi nous! Je vais lui donner une marque d'intérêt, qui vaudra mieux que le serment de fidélité prescrit par l'Assemblée traîtresse, et dont on ne suspectera pas la sincérité, car je ne suis pas flagorneur. On sait que les courtisans contre-révolutionnaires maudissent tout haut la bonhomie de Louis XVI, qu'ils regardent comme un obstacle à la réussite de leurs projets désastreux: eh bien! cette bonhomie, devenue la qualité la plus précieuse du monarque, est à mes yeux d'un si grand prix, qu'une fois que la justice aura son cours, je ferai des voeux pour que Louis XVI soit immortel.»

Le 23 avril, à propos d'une lettre écrite par le ministre des affaires étrangères à toutes les cours de l'Europe, et dans laquelle il déclarait que Sa Majesté avait librement accepté la nouvelle forme du gouvernement Français, des cris de Vive le roi retentirent dans la salle des séances de l'Assemblée.

Alexandre Lameth proposa l'envoi d'une députation chargée d'offrir des remerciements à Louis XVI. Biauzat voulait que l'Assemblée se rendit, en corps, auprès du souverain. Robespierre crut bon de rappeler les représentants de la nation au sentiment des convenances; mais il n'en affirma pas moins, dans ce discours, son respect pour la royauté constitutionnelle. «Il faut, dit-il, rendre au roi un hommage noble et digne de la circonstance. Il reconnaît la souveraineté de la nation et la dignité de ses représentants, et sans doute il verrait avec peine que l'Assemblée nationale, oubliant cette dignité, se déplaçât tout entière. Je ne m'éloigne pas de la proposition de M. Lameth, je me borne à une légère modification. Il vous a proposé de remercier le roi; mais ce n'est pas de ce moment que l'Assemblée doit croire à son patriotisme, elle doit penser que depuis le commencement de la Révolution il y est resté constamment attaché. Il ne faut donc pas le remercier, mais le féliciter du parfait accord de ses sentiments avec les nôtres.»

Il était même arrivé à quelques écrivains du parti démocratique d'en appeler à Louis XVI contre l'Assemblée nationale. Loustalot engageait le roi à faire usage du véto suspensif que lui accordait la Constitution, pour paralyser l'effet des lois dictées par l'aristocratie bourgeoise: ç'aurait été le moyen de rendre quelque popularité à un pouvoir affaibli. La vérité est que ces écrivains attachaient alors peu d'importance à la forme du gouvernement. Le roi était en outre, à leurs yeux, l'otage de la Révolution. De là les efforts du peuple pour le retenir à Paris; et quand Louis XVI voulut, par des motifs qu'il est difficile d'éclaircir, se rendre à Saint-Cloud, un commencement d'émeute lui fit comprendre qu'il devait renoncer à tout projet de départ.—Ainsi les révolutionnaires tenaient à garder le roi.

Et c'était le moment où, d'accord avec Marie-Antoinette, Louis XVI (nous le savons aujourd'hui) recherchait l'alliance de tous les rois de l'Europe, pour attirer en France les armées étrangères.

Un mot sur les doctrines économiques de la Révolution. Il y avait deux écoles: la première résumait ainsi ses tendances: «Honorables indigents! malgré les injustices et les dédains de la classe opulente, contentez-vous de lui avoir inspiré un moment la terreur. Persévérez dans vos travaux; ne vous lassez point de porter le poids de la Révolution; elle est votre ouvrage; son succès dépend de vous; votre réhabilitation dépend d'elle. N'en doutez pas, vous rentrerez un jour, et peut-être bientôt, dans le domaine de la nature, dont vous êtes les enfants bien-aimés. Vous y avez tous votre part. Oui, vous devez tous devenir propriétaires, un jour, mais pour l'être il vous faut acquérir des lumières que vous n'avez pas. C'est au flambeau de l'instruction à vous guider dans ce droit sentier, qui tient le juste milieu entre vos droits et vos devoirs.» Honorables indigents! qui ne reconnaîtrait à ce langage une magnifique réparation des inégalités sociales? Messeigneurs les pauvres! cette école voulait l'augmentation du bien-être individuel par le travail, par des lois justes, par la transformation régulière du travailleur économe en propriétaire éclairé.

L'autre école, à la tête de laquelle se plaça l'ancienne loge maçonnique des Amis de la Vérité, contenait en germe la doctrine du communisme socialiste, moins les mots, qui n'étaient pas encore trouvés: elle réclamait, comme une conséquence de la Révolution, la propriété pour tous. Cette proposition, quoique confuse, déplut aux Jacobins, qui accusèrent les Amis de la Vérité de vouloir la loi agraire: on n'avait pas alors d'autre terme pour désigner une répartition égale de la richesse publique. Le sort de la classe ouvrière était, aux deux points de vue, l'objet d'une active sollicitude. Dans la presse, un homme s'occupait ardemment du rapport des questions politiques à la question du travail et des salaires; c'était Marat. L'Ami du Peuple devait sans doute à ces articles, où il osait se parer fièrement des guenilles de la misère, une influence que d'autres feuilles beaucoup mieux rédigées n'acquéraient pas alors. Il revêtit le sac et le cilice de la classe déshéritée pour laquelle il réclamait des droits, des soulagements et une justice. Le dédain avec lequel les écrivains royalistes parlaient de la classe inférieure l'entraînait quelquefois à se faire leur avocat officieux. Voici l'un de ces plaidoyers:

«Toute la canaille anti-révolutionnaire s'est accordée à traiter de brigands les citoyens de la capitale armés de piques, de lances, de haches, de bâtons; c'est une infamie: ils faisaient partie de l'armée parisienne. Aux yeux des hommes libres, ils n'étaient pas moins soldats de la patrie que les citoyens en uniforme; et, aux yeux du philosophe, ils étaient la fleur de l'armée. Je le répète, la classe des infortunés, que la richesse insolente défigure sous le nom de canaille, est la partie la plus saine de la société; la seule qui, dans ce siècle de boue, aime encore la vérité, la justice, la liberté; la seule qui, consultant toujours le simple bon sens, et s'abandonnant aux élans du coeur, ne se laisse ni aveugler par les sophismes, ni séduire par les cajoleries, ni corrompre par la vanité; la seule qui soit inviolablement attachée à la patrie, et dont maître Motier (Lafayette) n'eût jamais fait des cohortes prétoriennes. Lecteurs irréfléchis, qui voudriez savoir pourquoi la classe des infortunés serait la moins corrompue de la société, apprenez que, forcée de travailler continuellement pour vivre, et n'ayant ni les moyens ni le temps de se dépraver, elle est restée plus près que vous de la nature.»

C'était, dira-t-on, provoquer à la guerre des pauvres contre les riches. Je n'en disconviens pas; mais dans les écrits de Marat lui-même on ne découvre rien qui ressemble à la théorie du communisme.

Mirabeau mort, plusieurs membres de l'Assemblée nationale se disputèrent son influence. Robespierre, qu'on avait surnommé la chandelle d'Arras, par allusion au flambeau qui venait de s'éteindre, n'avait, dans son éloquence, ni l'éclat ni la chaleur de Mirabeau; mais la conscience de l'homme d'État concourt souvent plus que le génie au salut des nations. Cette parole qu'on affectait de rabaisser était d'ailleurs forte, solide, carrément taillée dans le marbre. A propos du droit de pétition, l'orateur s'éleva à la véritable éloquence. «Plus un homme est faible et malheureux, s'écria-t-il, plus il a besoin du droit de pétition; et c'est parce qu'il est faible et malheureux que vous le lui ôteriez! Dieu accueille les demandes, non seulement des plus malheureux des hommes, mais des plus coupables.» Robespierre fut soutenu par l'abbé Grégoire: «Le mot pétition signifie demande. Or, dans un État populaire, que peut demander un citoyen quelconque qui rende le droit de pétition dangereux? Ne serait-il pas étrange qu'on défendît à un citoyen non actif de provoquer des lois utiles, qu'on voulût se priver de ses lumières? Qu'on ne dise pas qu'il n'y a de citoyens non actifs que les vagabonds. Je connais, à Paris, des citoyens qui ne sont pas actifs, qui logent à un sixième, et qui sont cependant en état de donner des lumières, des avis utiles.»

L'Assemblée murmure; les tribunes applaudissent. Le parti des courtisans voulait refuser au malheureux la faculté de faire entendre ses plaintes, il niait à la brebis qu'on égorge le droit de geindre sous le couteau. Robespierre reparut trois fois à la tribune, au milieu de la rage des modérés: «Je demande, s'écria-t-il, je demande à monsieur le président que l'on ne m'insulte pas continuellement autour de moi, lorsque je défends les droits les plus sacrés des citoyens.» La sonnette était impuissante à rétablir l'ordre. Au milieu de ces violences, qui partaient du milieu de la salle, Robespierre était appuyé par les tribunes: sa parole allait plus loin que l'enceinte législative; ce qui faisait surtout la force de ce député, c'est qu'il s'adressait toujours à la nation. Il n'y avait plus guère de discussion à laquelle Maximilien ne mêlât sa parole obstinée. Il s'était formé, à Paris, une société d'Amis des noirs, qui travaillait à l'abolition de l'esclavage et de la traite des nègres. Quand la question des colonies s'agita devant l'Assemblée nationale, Grégoire, qui était membre de cette société philanthropique, éleva la voix en faveur des hommes de couleur. Malonet déclara que si l'Assemblée persistait à vouloir élever un trophée à la philosophie, elle devait s'attendre à le composer des débris de vaisseaux, et du pain d'un million d'ouvriers.

Le tour de Robespierre était venu; jamais il ne se montra ni plus libre de préjugés, ni mieux inspiré par un sentiment de justice. «S'il fallait, s'écria-t-il, s'il fallait sacrifier l'intérêt ou la justice, il vaudrait mieux sacrifier les colonies qu'un principe… Dès le moment où, dans un de vos décrets, vous aurez prononcé le mot esclave, vous aurez prononcé votre déshonneur. (Nombreux murmures; l'orateur continue impassible.) L'intérêt suprême de la nation et des colonies est que vous ne renversiez pas, de vos propres mains, les bases de la liberté! Périssent les colonies (nouvel orage dans la salle), s'il doit vous en coûter votre bonheur, votre gloire, votre indépendance! Je le répète, périssent les colonies, si les colonies veulent, par des menaces, nous forcer à décréter ce qui convient le plus à leurs intérêts! Je déclare que nous ne leur sacrifierons ni la nation ni l'humanité entière.»

Ces mots: «Périssent les colonies plutôt qu'un principe,» ont été souvent reprochés à Robespierre. Il faut pourtant se dire que nul ne prévoyait alors les massacres de Saint-Domingue. Les horreurs de l'esclavage n'ont-elles point, d'ailleurs, amené ces épouvantables représailles? Il existe deux sortes d'hommes d'État: ceux qui s'accommodent aux circonstances, et ceux qui poursuivent un système. Maximilien était de ces derniers. Les ruines d'un monde peuvent frapper le citoyen armé d'une conviction; elles ne l'ébranlent point.

La nation, malgré la vente des biens du clergé, qui ne pouvait se faire que successivement, se trouvait alors sans argent et sans armée! Les caisses vides, les frontières ouvertes, où allions-nous? Cet état de choses désastreux se trouvait étroitement lié au travail de destruction et de recomposition qui s'opérait alors dans la société. La discipline militaire était à reconstruire sur de nouvelles bases. Les partisans de l'immobilité voulaient, au contraire, qu'on conservât les abus de l'ancien système. Ce fut encore Robespierre qui domina toute la discussion: «Législateurs, dit-il, gardez-vous de vouloir avec obstination des choses contradictoires, de vouloir établir l'ordre sans justice. Ne vous croyez pas plus sages que la raison, ni plus puissants que la nature.» On avait parlé de lier les soldats à l'ancien régime militaire par un serment sur l'honneur. «Quel est, s'écria-t-il, cet honneur au-dessus de la vertu et de l'amour de son pays? Je me fais gloire de ne pas connaître un pareil honneur.» L'oratear proposait le licenciement de l'armée. Un membre du côté droit, Cazalès, lui succède à la tribune et injurie brutalement le discours de Robespierre, qu'il traite de diatribe calomnieuse. Ici des cris à l'ordre! à l'Abbaye un vacarme horrible du côté gauche.—Le souffle des hommes forts se reconnaît à cela, qu'il soulève des orages.

[Illustration: Collot-d'Herbois.]

Cependant la contre-révolution faisait chaque jour des progrès, à la cour et dans certaines classes de la société. Le ciel se montrait chargé de nuages. A l'intérieur du pays, le clergé réfractraire, ce ver rongeur de la Constitution, annonçait avec triomphe le retour de l'ancien régime; les émigrés adressaient, de l'étranger, des sommations menaçantes. La reine cherchait un appui dans l'intervention de l'Autriche. L'épidémie de la liberté commençait à gagner les nations voisines; les monarques le savaient et, autour de la France, se nouait, à petit bruit, le cordon sanitaire qui devait l'étrangler.

Dans le château même des Tuileries, la garde nationale s'était trouvée, plusieurs fois, aux prises avec une garde secrète, dont les membres furent plus tard surnommés les Chevaliers du Poignard. Ces don Quichotte de la monarchie guettaient l'heure et l'occasion de faire quelque coup de tête. Une circonstance se présenta qui favorisait leurs desseins. Le 28 février, le faubourg Saint-Antoine se porte au château de Vincennes et veut détruire le donjon de ce frère de la Bastille. Lafayette accourt, dissipe le rassemblement et fait une soixantaine de prisonniers qu'il ramène à l'Hôtel de Ville.

Au retour de son expédition, le général apprend que les appartements du roi sont remplis de gens armés de cannes à épée, de pistolets et de poignards. C'étaient des hobereaux et des châtelains qu'on avait appelés de la Bretagne et des provinces méridionales, au secours de la monarchie. Déjà M. de Gouvion, major de la garde nationale, avait prévenu le roi. Louis XVI ayant demandé pourquoi plus de quatre cents personnes se trouvaient ainsi rassemblées dans son château, avec des armes secrètes, on lui répondit que la noblesse, effrayée de l'événement de Vincennes, s'était ralliée autour de Sa Majesté pour la défendre. Il désapprouva, mais faiblement, le zèle indiscret de ces messieurs. La garde les fouillait, les désarmait, les huait, les chassait, quand Lafayette arrive, qui termine cette comédie de dévouement provincial par une complète déroute. Le général lança fort rudement les ducs de Villequier et de Duras, que le lendemain, dans un ordre du jour, il qualifia de «chefs de la domesticité du château.»

Que signifiait pourtant la conduite ambiguë de Louis XVI? Où voulait-on en venir? Quel ténébreux dessein, quelle intrigue se cachait sous le manteau des conspirateurs royalistes? Le temps va dévoiler ce secret.

Les mains pleines de vérités, la France les avait courageusement ouvertes; elle inondait le monde de ses lumières. A la diffusion des principes de 89, elle avait même sacrifié, pour un temps, cette ardeur belliqueuse qui était un des apanages de notre vieille race celtique. «La nation française, disait la Constitution, renonce à entreprendre aucune guerre, dans la vue de faire des conquêtes, et n'emploiera jamais ses forces contre la liberté d'aucun peuple.» D'où vient donc que, non contentes de se tenir sur leurs gardes, les monarchies étrangères avaient formé entre elles une ligue offensive et défensive? Pourquoi appuyaient-elles ouvertement les desseins et les manoeuvres des émigrés?—Elles craignaient encore plus les idées de la Révolution que ses armées.

Déjà plusieurs étrangers, nous l'avons vu, étaient accourus en France et se ralliaient, de toute leur âme, à un mouvement qui, tôt ou tard, devait affranchir leur patrie. Parmi ces étrangers se distinguait au premier rang une jeune fille, une Liégeoise.

Théroigne de Méricourt voyait, avec frémissement, le pays où elle était née, sa bonne ville de Liége, sous le joug des préjugés et de l'arbitraire; elle résolut, un peu follement, de courir les chances d'une lutte en faveur des principes révolutionnaires. Ce rôle lui souriait; hirondelle du printemps de la liberté, elle irait annoncer, aux peuples du Nord, que le moment de soulever les glaces du despotisme était venu. Peut-être s'exagérait-elle (Théroigne était toujours femme) ses moyens d'influence; elle comptait secrètement sur ses yeux noirs, sur sa taille de fée, sur sa main petite et d'une perfection incroyable, pour gagner le coeur du peuple. Elle avait une éloquence naturelle et toute débordante; son babil amusait, charmait, tournait les têtes; c'est ainsi qu'elle avait désarmé le régiment de Flandre. Théroigne était partie avec Bonne-Carrère, secrétaire au club des Jacobins; ils arrivèrent à Bruxelles et dans le pays de Liége. Jusqu'ici tout allait bien: mais nos zélés émissaires étaient suivis à la piste par deux Français, dont les projets masqués éventèrent le complot. Carrère fut assez heureux pour s'évader; Théroigne tomba au pouvoir de l'Autriche et fut conduite à Vienne, dans la forteresse de Kulstein, sous la double accusation de propagande et de régicide; on entendait ainsi flétrir la conduite qu'avait tenue Théroigne à Versailles, dans les journées des 5 et 6 octobre.

Cette héroïne des faubourgs, si horriblement décriée pour ses moeurs, s'était renouvelée dans l'amour de la Révolution. Avant son départ de Paris, elle n'avait plus que de chastes rapports avec les principaux meneurs; Théroigne faisait sa société intime du rigide abbé Sieyès et du républicain Gilbert Romme, une espèce de quaker affectant la plus austère modestie, la malpropreté même, et d'une figure à faire peur. Ce Romme était un métaphysicien obscur, un alchimiste politique, dont les dissertations bizarres s'échappaient comme les fumées d'un cerveau en ébullition. Rien n'était plus amusant que de voir la petite Théroigne l'écouter d'un air grave, et renchérir encore sur la mysticité de son maître, dans son aimable jargon moitié flamand moitié français: ils travaillaient ainsi, l'un et l'autre, à la découverte de la nouvelle pierre philosophale. L'amour de la Révolution lui refit une virginité: elle vendit ses parures, ses meubles et ses bijoux, et jeta tout dans le tronc de la patrie. A Kulstein, au milieu du silence et de l'obscurité, les idées, les destins, les mouvements de la France, pesaient sur son âme opprimée. Elle subit plusieurs mois d'une captivité très-dure.

Cependant Louis XVI ne pouvait se consoler des pertes que faisait, chaque jour, son autorité souveraine. La reine lui soufflait secrètement la haine et le mépris de la Constitution; elle ne cessait de mettre sous ses yeux l'inutilité des sacrifices consentis depuis le 14 juillet, les exigences toujours plus impérieuses de l'opinion dominante, les conseils qu'avait donnés Mirabeau lui-même, épouvanté des dangers que courait la monarchie, et payé d'ailleurs pour lui prêter son appui. Mère, elle parlait surtout de l'amour qu'elle portait à son fils, de ses perpétuelles alarmes. Toutes ces raisons étaient de nature à faire impression sur l'esprit du roi. Louis XVI n'avait cessé d'entretenir, depuis quelques mois, une correspondance secrète avec les cours étrangères. Il intriguait, intriguait, intriguait. Depuis longtemps, il cherchait un endroit du royaume d'où lui et sa famille pussent communiquer en sûreté avec les puissances du Nord et dicter des lois à l'Assemblée nationale. Il lui fallait un homme dévoué, qui entrât dans le complot, et une armée qui servit de point d'appui pour réagir sur la Révolution. Cet homme était trouvé: M. de Bouillé, l'impitoyable héros de Nancy, avait été chargé de réunir des troupes, sous son commandement, autour de la forteresse de Montmédy. C'est là que, toutes réflexions faites, le roi et la famille royale avaient décidé de se rendre. On touchait, par ce point, aux mouvements militaires de l'Autriche. De cette manière, tout était sauvé: la cour n'était plus éloignée de l'accomplissement de son rêve que par la distance qui sépare Paris de la frontière. Des préparatifs de départ furent concertés dans le plus grand mystère; ce n'était pas une légère entreprise que d'enlever, sans bruit, le trousseau de la reine, ses parures, ses bijoux favoris et tout ce monde de coquetterie féminine, mundus muliebris, dont le poids et le volume compliquaient la difficulté de l'évasion. Il y eut bien du temps consumé dans ces apprêts de fuite; la famille royale crut enfin n'avoir rien oublié, rien négligé pour s'ouvrir clandestinement le chemin de l'exil ou du triomphe. Vaine espérance! Elle n'avait pas tenu compte de l'imprévu, qui déjoue les calculs de la prudence humaine, au moment même où les projets les mieux conçus touchent à leur exécution, et où paraissent s'abaisser tous les obstacles.

XIII

Alarmes et soupçons.—Marat prophète.—Fuite du roi.—Lafayette risque d'être massacré sur la place de Grève.—Les armes et les insignes de la royauté sont arrachées et détruites.—Le peuple entre au château des Tuileries.—Robespierre aux Jacobins.

Quelques jours avant le 21 juin 1791, des bruits étranges circulaient dans Paris. Des mouvements inusités, dans le château des Tuileries, avaient fait soupçonner des projets d'évasion.

Lafayette et Bailly furent prévenus par lettres, et invités à redoubler de surveillance; mais la parole de Louis XVI, dans laquelle on avait encore foi, leur fit écarter tous les soupçons.

Un homme qui s'était donné le rôle de la prophétesse Cassandre, Marat seul, veillait dans l'ombre. «C'est un fait constant, écrivait-il, que, le 17 de ce mois, une personne anciennement attachée au service du roi l'a surpris fondant en larmes, dans son cabinet, et s'efforçant de cacher ses pleurs à tous les regards. D'où venait cette affliction? De ce que, la veille, on avait tenté de le faire fuir; car on veut, à toute force, l'entraîner dans les Pays-Bas, sous prétexte que sa cause est celle de tous les rois de l'Europe, et dans l'espoir qu'une contre-révolution soudaine sera aussi facile, en France, que dans les provinces Belges. Avant quinze jours, dit hier Bergasse, l'Assemblée nationale sera dissoute. Ce qui afflige Louis XVI, ce sont les assauts multipliés que lui livre sa famille, et surtout l'Autrichienne, pour le déterminer à une démarche dont il prévoit les suites funestes. Obsédé sans relâche, il ne peut se résoudre à étouffer la voix du sang et de la nature; il frémit à l'aspect de tous les malheurs prêts à fondre sur sa maison, s'il était assez faible pour se déshonorer par une fuite criminelle, au mépris de tant de serments. Il s'efforce de résister aux instances d'une femme perfide, qui sera, toute sa vie, l'ennemie mortelle des Français. Pour triompher de sa résistance, on change l'attaque; on s'efforce de l'intimider par l'idée de la perte de sa couronne et de sa vie! On affecte de lui rappeler les derniers moments de Charles 1er. Que doit-il résulter de cette pénible lutte entre le monarque et d'infâmes courtisans? La guerre civile; et un instant suffit pour la décider! vous êtes assez imbéciles pour ne pas prévenir la fuite de la famille royale. Je suis las de vous le répéter, insensés Parisiens; ramenez le roi et le dauphin dans vos murs; gardez-les avec soin; renfermez l'Autrichienne, son beau-frère et le reste de sa famille. La perte d'un seul jour peut être fatale à la nation, et creuser le tombeau à trois millions de Français.»

De son côté, M. de Bouillé échelonnait des détachements sur la route qui conduit de Montmédy à la frontière. Comme il fallait un motif à ces dispositions, il prétexta la nécessité de protéger la caisse contenant l'argent destiné au paiement de ses troupes.

—Nous attendons un trésor, répondaient les cavaliers aux bourgeois que la présence des uniformes intriguait.

Ce trésor, comme on le devine bien, c'était le roi et la famille royale.

Louis XVI ne négligeait aucun subterfuge pour dissimuler ses desseins: il avait promis d'assister, le jeudi suivant, avec la reine et une députation de l'Assemblée nationale, à la procession de la Fête-Dieu; pressé de donner aux puissances étrangères une déclaration de ses sentiments sur la Révolution, il chargea Montmorin, comme on l'a vu, de leur écrire que le roi des Français était heureux et libre; à Lafayette, il réitéra des assurances positives, solennelles, qu'il ne partirait pas.

Dans la nuit du 20 au 2l juin, Paris dormait tranquille; la confiance de Bailly et du général chargé de veiller sur les Tuileries était parfaite. La cour aurait-elle renoncé à ses ténébreux projets? Le remords, la honte, la crainte, auraient-ils arrêté ce roi fugitif sur le bord de l'abîme?

Le 2l, un bruit courut avec le jour de quartier en quartier:

—Il est parti!

Consternation et stupeur. La royauté, qui inspirait si peu du crainte sur le trône, se montra redoutable par son absence. Le mystère, l'inconnu qui avait présidé à ce départ, redoublaient les alarmes. On assurait que les portes avaient été fidèlement gardées toute la nuit: le roi était pourtant de grosseur à ne point passer invisible. Tout était obscur dans cette fuite, les intentions, les moyens. Qu'y avait-il à craindre? Où était le danger? Existait-il une mine sous ce départ inquiétant? et par quel côté éclaterait-elle? Cependant les citoyens s'abordent, se rassemblent:

«Eh bien! vous savez la nouvelle?—Voilà donc comme il nous trompait! —L'honnête homme!—C'est infâme!—Mais ses serments?—Trahison et mensonge!—Fiez-vous donc aux rois!—C'est ainsi qu'ils sont tous.—Il a sans doute, en partant, organisé la guerre civile?—Je le crains.»

D'autres visages plus sombres se montraient avec l'apparence du calme et du sang-froid:

—Qu'avez-vous donc à vous troubler ainsi? Un roi de moins, peu de chose! Cela ne vaut pas la peine de faire tant de bruit. Des rois, nous le sommes tous. Depuis notre Révolution, la monarchie n'était plus qu'un fantôme; le fantôme s'est évanoui. Ce n'est pas le moment d'avoir peur; signifions, au contraire, nos volontés par la force des piques.

Tous les partis se disputaient la situation; mais les modérés tenaient un tout autre langage.

—Qu'allons-nous devenir? Pourquoi, au lieu de faire le bonheur de la France par des réformes sages et graduelles, s'est-on jeté aussi inconsidérément dans tous ces systèmes nouveaux, qui ont mis la division entre la nation et le roi, entre tous les ordres de la société?—Tant mieux! nous aurons la république, répondaient çà et là quelques sombres figures.

Au milieu de ces conversations agitées, la ville conservait un calme imposant et fier. Tout le monde s'accordait à regarder la fuite du roi comme une abdication furtive et honteuse. «Le roi parti, disaient les groupes, c'est le peuple qui succède. Vive le roi! Montrons de la dignité, de la grandeur: écrasons nos ennemis sous la sagesse de notre conduite.»

Toutefois les soupçons erraient vaguement sur les nobles de cour, sur les prêtres, sur les ministres, sur Lafayette et sur Bailly.

—Cette fuite n'est pas naturelle, disait-on; il faut que le général ait mis les mains dans le complot.

—Imprudent ou traître, cet homme est coupable.

Je réponds sur ma tête de la personne du roi! disait, à qui voulait l'entendre, M. de Lafayette, le jour du départ pour Saint-Cloud.

—Général, vous avez prononcé votre arrêt.

Tous les citoyens ne s'arrêtaient point à délibérer sur les places, devant les portes des maisons, au coin des rues; les gardes nationaux s'arment et courent au lieu de rassemblement de leur bataillon; les autres gagnent leurs clubs ou leurs districts; la masse des habitants se porte devant la maison commune et devant les Tuileries. Ici une idée subite calme toutes les inquiétudes: cette foule tourmentée tourne d'un seul mouvement ses yeux vers la salle de l'Assemblée nationale.

—Le souverain est là-dedans, se dit-elle; Louis XVI peut aller où il voudra.

A dix heures, la nouvelle de l'événement du jour fut confirmée par trois coups du canon: ces trois coups retentirent dans les coeurs, comme l'annonce de la déchéance de la royauté. On aurait cru que la monarchie devait avoir jeté de profondes racines dans la nation: il n'en était rien. La foule se montra curieuse de visiter les appartements évacués; on y trouve des sentinelles; on les questionne: «Mais par où et comment a-t-il pu fuir? comment ce gros individu royal, qui se plaint de la mesquinerie de son logement, est-il venu à bout de se rendre invisible aux factionnaires, lui dont la corpulence devait obstruer tous les passages?

—Nous ne savons que répondre, disent les soldats de garde.

Les visiteurs insistent.

—Vos chefs étaient du complot… Et tandis que vous étiez à vos postes, Louis XVI quittait le sien à votre insu et tout près de vous.

—Nous ne savons.

Au même instant, Lafayette s'avançait, à cheval, sans escorte, au milieu d'une foule prodigieuse, vers l'Hôtel de Ville. La tranquillité semblait peinte sur son visage. A la place de Grève, l'accueil fut terrible: Lafayette pâlit. Une seule chose le sauva dans ces conjonctures difficiles: il était honnête. Complice, non; dupe, oui. On n'a qu'à regarder sur ses bustes le front bas et découronné de ce héros des deux mondes pour se convaincre (phrénologie à part) de la faiblesse de ses moyens de défense morale. Un tel homme était incapable de réagir contre les complots de la cour: chevaleresque, il n'en appelait qu'à ses serments et à son épée. Entouré de tout ce monde, il débuta par une plaisanterie.

—Chaque citoyen, dit-il, gagne vingt sous de rente par la suppression de la liste civile.

Les fronts chargés de soupçons et de colères ne se déridaient point. Des hommes, des femmes se lamentaient sur le malheur qui venait d'arriver et tenaient des propos menaçants contre le général.

—Si vous appelez cela un malheur, reprit Lafayette, je voudrais bien savoir quel nom vous donneriez à une contre-révolution qui vous priverait de votre liberté.

Son sang-froid et sa présence d'esprit le mirent hors de danger; la famille royale, en prenant la fuite, avait prévu, dit-on, que M. de Lafayette serait massacré par le peuple.

Grâce à la sagesse des citoyens, cette supposition charitable ne se trouva pas confirmée.

Retournons aux Tuileries: la foule s'était emparée du château; tout ce luxe royal, toute cette pompe, qui avaient si longtemps soumis les respects, ne faisaient plus qu'irriter les dédains.

«Le peuple, dit Prudhomme, se montrait soûl du trône…» Le portrait du roi fut décroché de la place d'honneur et suspendu à la porte; une fruitière prit possession du lit d'Antoinette, pour y vendre des cerises, en disant:

—C'est aujourd'hui le tour de la nation de se mettre à son aise.

Une jeune fille ne voulut jamais souffrir qu'on la coiffât d'un bonnet de la reine; elle le foula aux pieds avec indignation et mépris. On respecta davantage le cabinet d'études du dauphin… Le peuple aime les enfants, lui qui a leur candeur, avec la force de plus.

La ville offrait un autre spectacle. La force nationale armée se déployait en tout lieu d'une manière imposante, comme au 14 juillet. Le peuple, masqué depuis quelque temps par les uniformes, trouait partout la résistance bourgeoise; les bonnets de laine, origine du bonnet rouge, reparurent, éclipsèrent les bonnets d'ours. Un brasseur, le gros Santerre, enrôlait, pour sa part, deux mille piques de son faubourg. Les femmes disputaient aux hommes la garde des portes de la ville, en leur disant:

—C'est nous qui avons amené le roi à Paris; c'est vous qui l'avez laissé évader.

—Mesdames, ne vous vantez pas tant, vous ne nous aviez pas fait là un grand cadeau.

Ainsi l'ironie populaire ne cessait de ronger les bases du trône vacant.

La vieille royauté montrait encore par toute la ville son effigie et ses armes; on les effaça. A la Grève, on fit tomber en morceaux le buste de Louis XIV, qu'éclairait la célèbre lanterne à laquelle on avait pendu les ennemis de la Révolution.

«Quand donc, s'écrie Prudhomme, quand donc le peuple fera-t-il justice de tous ces rois de bronze, monuments de notre idolâtrie?»

Rue Saint-Honoré, on exécuta, dans la boutique d'un marchand, une tête de plâtre à la ressemblance de Louis XVI; dans un autre magasin, on se contenta de lui poser sur les yeux un bandeau de papier, signe d'aveuglement.

Les mots de roi, reine, royale, Bourbon, Louis, cour, Monsieur, frère du roi furent arrachés partout, sur les boutiques et les enseignes. Le Palais-Royal devint le palais d'Orléans. Les couronnes peintes furent proscrites.

La gaieté française jetait à pleines mains son gros sel: comme on effaçait partout ces emblèmes, le peuple remarqua rue de la Harpe une enseigne au Boeuf couronné; l'allusion fut tout de suite saisie; on détruisit l'image. Les promeneurs lisaient, dans les Tuileries, cette affiche triviale! «On prévient les citoyens qu'un gros cochon s'est enfui des Tuileries, on prie ceux qui le rencontreront de le ramener à son gîte; ils auront une récompense modique.» La motion suivante fut faite en plein vent au Palais-Royal:

«Messieurs, il serait très-malheureux, dans l'état actuel des choses, que cet homme perfide nous fût ramené: qu'en ferions-nous? Il viendrait, comme Thersite, nous verser ces larmes grasses dont parle Homère. Si on le ramène, je fais la motion qu'on l'expose pendant trois jours à la risée publique, le mouchoir rouge sur la tête; qu'on le conduise ensuite, par étapes, jusqu'aux frontières, et qu'arrivé là on lui donne du pied au cul.»

Qui n'entend éclater ici le rire de Camille Desmoulins, cet ancien rire gaulois? La royauté, par sa mauvaise foi, s'était tellement déconsidérée et était descendue si bas, que le peuple marchait sur elle avec des huées. Un piquet de cinquante lances fit des patrouilles jusque dans les Tuileries, portant, pour bannière, un écriteau sur lequel on lisait: Vivre libre ou mourir. Louis XVI s'expatriant n'existe plus pour nous.

[Illustration: Santerre]

Mais qu'était devenu le roi? Apercevez-vous, roulant dans la direction de la Champagne, un tourbillon de poussière? Le nuage s'entr'ouvre par instants; il en sort une grosse berline et un cabriolet de suite. Cela s'avance assez vite, quoique pesamment; les chevaux soufflent et suent; la route est belle et, jusqu'ici, déserte. Des courriers, en livrée chamois, filent devant et derrière la voiture. Qui voyage, dans des circonstances si critiques, avec ce train inusité? De par le roi, laissez passer madame la baronne de Korf, qui se rend à Francfort avec ses deux enfants, une femme et un valet de chambre, et trois domestiques.—Un gros homme, en habit gris de fer, coiffé d'un chapeau rond qui lui cache presque tout le visage, emplit un des coins de la voiture, et étouffe. La chaleur est extrême. La baronne de Korf, quoique, selon toute probabilité, femme d'un riche banquier de Francfort, ne donne aux relais que des pourboires ordinaires. Nul du reste, ne prête trop d'attention à cette épaisse machine roulante qui rappelle un peu, par la forme, l'idée de l'arche de Noé: seulement l'arche devait, dit-on, sauver une famille choisie, tandis que ce grand coche entraîne toute une dynastie royale au fond de l'abîme.

Dès l'instant où le départ du roi fut connu, l'Assemblée nationale sentit que le poids de la couronne retombait tout entier sur elle, et elle se montra digne de la porter, dans ces circonstances difficiles. Louis XVI avait fui, dans la Révolution, une ennemie et une rivale. De par le droit de la nation, cette Assemblée lui succédait et prenait naturellement sa place. Il ne tenait qu'à elle de se déclarer souveraine et de décréter la déchéance de la monarchie. Les députés, néanmoins, s'arrêtèrent à un parti tout contraire, et imaginèrent une fiction pour couvrir l'inviolabilité du chef de l'État. Le roi, dirent-ils, a été enlevé. C'était peut-être conserver le monarque, mais c'était en faire un mannequin, derrière lequel s'exercerait, à l'avenir, la puissance réelle du pays.

Après avoir pris toutes les dispositions pour faire face aux circonstances inattendues où elle se trouvait engagée, avoir donné ses instructions aux hommes dont elle avait besoin pour agir, avoir refusé, par délicatesse, d'ouvrir une lettre adressée à la reine et trouvée dans ses appartements, l'Assemblée passa majestueusement à l'ordre du jour. L'effet de cet ordre du jour fut prodigieux: la royauté venait de tomber silencieusement dans l'oubli. Au moment où la cour s'était éloignée du château, elle avait cru laisser derrière elle la guerre civile; il lui semblait qu'un trône ne pouvait pas s'ébranler sans produire un bouleversement général. L'orage aurait été du moins une consolation pour les fugitifs: la reine surtout espérait courroucer son peuple; elle n'eut pas même ce plaisir. On passa.

Lecture fut donnée du manifeste que Louis XVI—comme le Parthe qui lance sa flèche en fuyant—décochait, par-dessus l'épaule, contre la nation. Un passage de cette curieuse diatribe souleva surtout les murmures et les risées. «Le roi, disait-il, cédant au voeu manifesté par l'armée des Parisiens, vint s'établir, avec sa famille, au château des Tuileries. Rien n'était prêt pour le recevoir; et le roi, bien loin de trouver les commodités auxquelles il était accoutumé dans ses autres demeures, n'y a pas même rencontré les agréments que se procurent les personnes aisées.» Cet égoïsme royal, qui consultait si fort ses aises, parut révoltant, dans un moment surtout où la nation s'imposait tous les genres de sacrifices. L'Assemblée nationale se déclara en permanence, pour se donner la force d'une volonté et d'une action continues.

Les clubs s'agitaient: celui des Cordeliers réclamait hautement la République. Marat vomissait des flammes. «Citoyens, s'écriait-il, amis de la patrie, vous touchez au moment de votre ruine! Un seul moyen vous reste pour vous retirer du précipice où vos dignes chefs vous ont entraînés, c'est de nommer, à l'instant, un chef militaire, un dictateur suprême, pour faire main basse sur les principaux traîtres connus. Vous êtes perdus sans ressource, si vous prêtez l'oreille à vos chefs actuels, qui ne cesseront de vous cajoler et de vous endormir, jusqu'à l'arrivée des ennemis devant vos murs. Que, dans la journée, le tribun soit nommé; faites tomber votre choix sur le citoyen qui vous a montré jusqu'il ce jour le plus de lumière, de zèle et de fidélité.»

Les autres Cordeliers, Desmoulins, Danton, Fabre d'Églantine, Fréron, parlaient du ci-devant roi comme d'un transfuge qui avait signé, lui-même, son ostracisme: «Je voulais, disait Camille, écrire le nom de l'huître royale sur sa coquille: mais elle m'a devancé en prenant la fuite.»

En était-il de même aux Jacobins? Non: ces derniers avaient pris le nom d'Amis de la Constitution; on comptait parmi eux des membres voués au maintien de la monarchie. Ce fut pourtant vers ce club que se dirigea l'attention. Au tomber de la nuit, Robespierre occupait la tribune. La salle était mélancoliquement éclairée, les visages étaient sombres; il régnait un silence imposant. L'orateur enveloppa sa pensée de certains nuages; si la République était alors dans son coeur, elle y était à l'état latent. Il tint néanmoins à décliner toute responsabilité dans les malheurs qui allaient fondre sur le pays. Il fut vague, sentimental, pathétique.

Pour la première fois, il sépara ouvertement ses opinions et sa conduite de l'Assemblée nationale. «Je sais, ajouta-t-il, qu'en accusant ainsi la presque universalité de mes confrères, les membres de l'Assemblée, d'être contre-révolutionnaires, les uns par ignorance, les autres par terreur, d'autres par ressentiment, par un orgueil blessé, d'autres par une confiance aveugle, beaucoup parce qu'ils sont corrompus, je soulève contre moi tous les amours-propres, j'aiguise mille poignards, et je me dévoue à toutes les haines; je sais le sort qu'on me garde; mais si dans les commencements de la Révolution, et lorsque j'étais à peine aperçu dans l'Assemblée nationale, si lorsque je n'étais vu que de ma conscience, j'ai fait le sacrifice de ma vie à la vérité, à la liberté, à la patrie; aujourd'hui que les suffrages de mes concitoyens, qu'une bienveillance universelle, que trop d'indulgence, de reconnaissance, d'attachement, m'ont bien payé de ce sacrifice, je recevrai, comme un bienfait, une mort qui m'empêchera de voir des maux que je crois inévitables.»

L'orateur est applaudi; les larmes coulent; huit cents personnes, religieusement émues, se lèvent: «Robespierre, nous mourrons tous avec toi!»

Cependant les membres du Club de 89, qui s'étaient séparés, comme nous l'avons vu, des Jacobins, annoncent qu'ils viennent se réunir aux Amis de la Constitution pour conjurer les maux dont la patrie est menacée. Alors Danton: «Si les traîtres se présentent dans cette Assemblée, je prends l'engagement formel de porter ma tête sur l'échafaud ou de prouver que la leur doit tomber aux pieds de la nation qu'ils ont trahie.» Lafayette entre avec d'autres députés; Danton s'élance à la tribune; il tonne, il éclate contre le général en paroles accusatrices. Point de réponse ou, qui pis est, une réponse molle, évasive, écourtée. Lafayette pâlit, balbutie quelques mots et redescend de la tribune. Depuis cet échec, il n'osa jamais reparaître à la société des Jacobins.

Comme Paris était beau dans ces jours d'interrègne où il se gouvernait lui-même! La ville ne cessait de se montrer calme et tranquille; le peuple sentait sa force et se faisait un point d'honneur de la régler; les spectacles s'étaient rouverts; les processions de la Fête-Dieu avaient eu lieu, comme à l'ordinaire, dans les églises; le commerce et le travail commençaient à reprendre leur cours; depuis quarante-huit heures que la capitale avait perdu son roi de vue, elle l'avait presque oublié. Le départ clandestin du chef de l'État apprit aux citoyens à se passer de la monarchie. La défection de Louis XVI était jugée, par les révolutionnaires, comme un acte d'hypocrisie et de lâcheté. Ainsi, quand cet homme jurait, au Champ-de-Mars, d'être fidèle à la Constitution, il mentait; quand il assurait l'Assemblée de la pureté de ses sentiments, et de sa confiance envers elle, il mentait; quand il donnait, à la garde nationale, sa parole d'honneur de ne point déserter la Révolution, il mentait. Cette fuite misérable acheva de détruire les restes d'idolâtrie que le sentiment public attachait, en France, à la royauté. On avait autrefois élevé le trône entre le ciel et la terre: mais le moyen d'adorer maintenant un trône vide! Jamais désertion ne fut si coupable.

Mais quel est cet homme que j'aperçois, à cheval, sur la route de Varennes, et courant à toute bride? Une illumination soudaine l'a saisi, une voix, la voix du patriotisme, lui a dit: «Cours, tu prendras le roi!—Moi, Drouet, le simple fils d'un maître de poste, je prendrai le roi de France!—Va, te dis-je!» Et il va, et la terre fuit sous l'élan de sa monture. Cet homme, ce galop, ce vertige, ce nuage de poussière, tel est le tourbillon dans lequel s'agitent les destinées de la famille royale et du pays.

XIV

Arrestation du roi et de la famille royale.—Conduite de Drouet.—Fermeté de Sausse.—Retour à Paris.—La voie douloureuse.—Arrivée au château des Tuileries.—Translation des cendres de Voltaire au Panthéon.—Discussion, à l'Assemblée nationale, sur le sort de la royauté.—Les clubs.—Robespierre et Danton.—Devait-on restaurer Louis XVI sur le trône?

«Il est arrêté!» C'est la nouvelle qui arriva à Paris le 23 juin 1791, et qui se répandit, dans les différents quartiers, avec la rapidité de l'éclair.

Les vicissitudes de ce malencontreux voyage sont longues et compliquées; j'abrége. La famille royale était sortie des Tuileries, dans la nuit du 21, après la cérémonie du coucher; elle était sortie par l'appartement de M. de Villequier, séparément et à diverses reprises. Les préparatifs de cette fuite avaient occasionné un retard d'un jour; ce retard fit avorter l'entreprise. Le roi avait dans sa voiture 13 200 livres en or et 56 000 livres en assignats. Monsieur (Louis XVIII) partait, la même nuit, du palais du Luxembourg, en prenant une autre route qui le conduisit hors de France. Le voyage de Louis XVI ne fut pas aussi heureux. De Paris à Châlons, nul accident, à part une roue de la voiture qui se rompit; il fallut la réparer; ce fut un retard d'une heure. Le roi, qui étouffait dans la berline, voulut descendre une ou deux fois; il monta à pied, en tenant son fils par la main, une côte assez rude. Étant très-obèse, il marchait lentement; cependant les heures s'enfuyaient et avec elles les chances d'atteindre la frontière. Le long de la route, tout était calme. M. de Bouillé avait pris des mesures pour assurer le passage; seulement ses dispositions prévinrent d'un jour l'arrivée de la famille royale.

Un détachement de hussards, qui avait ordre d'attendre le roi au delà de Châlons, ne voyant rien paraître au jour et à l'heure marqués, se retira; un second détachement, posté à Sainte-Menehould, n'ayant pas reçu les instructions que le premier devait lui transmettre, resta dans l'inaction. Le roi, que l'inquiétude commençait à gagner, ayant mis imprudemment la tête à la portière de sa voiture, pour demander des chevaux, fut reconnu. Louis XVI était l'homme du royaume le plus difficile à déguiser; son volume et l'empreinte bourbonnienne de son visage le révélaient à ceux-là même qui ne l'avaient jamais vu; son portrait, frappé en relief sur les pièces de monnaie, fournissait d'ailleurs un moyen de contrôle, à la portée de tout le monde. Plusieurs personnes eurent des soupçons, mais elles gardèrent le silence.

Drouet, fils du maître de poste de Sainte-Menehould, ancien dragon au régiment de Condé, crut de son devoir d'en agir tout autrement. Il vit arriver, le 21 juin à sept heures et demie du soir, deux voitures et onze chevaux à la poste de Sainte-Menehould. Pendant qu'on relayait, il crut reconnaître la reine, et apercevant un homme dans le fond de la voiture, à gauche, il fut frappé de sa ressemblance avec l'effigie imprimée sur les assignats de cinquante livres. Ce train de chevaux, une double escorte de dragons et de hussards qui précédaient et suivaient la voiture, tout cela lui donna à penser. Un instant, la crainte d'exciter de fausses alarmes lui conseilla de se taire; que pouvait-il, d'ailleurs, seul contre les deux détachements de cavaliers? Il laissa donc partir les voitures qui, après avoir demandé des chevaux pour Verdun, se mirent en mouvement sur la route de Varennes.

C'est alors que, foulant aux pieds toute prudence humaine, Drouet se décide à faire son devoir. Il selle le meilleur cheval des écuries de son père, et prend, avec son camarade Guillaume, ancien dragon au régiment de la reine, un chemin de traverse qui les conduit à Varennes. Il était onze heures du soir; il faisait nuit profonde; tout le monde était couché. La famille royale, qui s'attendait à trouver un relais à la ville haute, errait, de porte en porte, livrée à l'inquiétude et au découragement. Les postillons voulaient qu'on fit au moins reposer et rafraîchir les chevaux. Les voyageurs, qu'alarmaient les retards, le silence, la nuit noire et l'absence du relais, prodiguaient l'or et les instances pour qu'à tout prix on brûlât l'étape.

Là ville dort. Drouet veille. S'adressant à son camarade Guillaume: «Es-tu bon patriote?—N'en doute pas.—Hé bien, le roi est à Varennes; il faut l'arrêter.» Les deux amis descendent de cheval et vont reconnaître les lieux. Entre la ville haute et la ville basse, il y avait un pont, et sur ce pont une voûte surchargée d'une tour; c'est par là, sous cette voûte, que la berline devait poursuivre son chemin. Drouet et son compagnon décident qu'il faut barrer le passage. Le hasard avait placé, tout près de ces lieux, une voiture chargé de meubles. Ils la traînent à force de bras et la culbutent; voilà une barricade toute construite. Cela fait, Drouet s'en va chercher quelque renfort dans la ville; il réveille Paul Leblanc, Joseph Poussin, et d'autres jeunes patriotes, en tout huit hommes de coeur et de bonne volonté. C'est par le ministère de ces bras obscurs, qu'allait s'accomplir un des événements de notre histoire qui eurent les plus graves conséquences.

Cette petite troupe, s'étant réunie, se place en embuscade derrière la charrette renversée. Le bruit de la voiture du roi, lancée au trot, grossit de moment en moment. La berline s'approche, elle a déjà franchi l'entrée de la voûte, lorsqu'une voix crie: «Halte!» Le cocher fouette ses chevaux qui s'arrêtent et se cabrent. Au même instant, huit hommes armés se présentent. Surpris, les gardes-du-corps qui étaient sur le siége font un mouvement de résistance; ils sortent et rentrent leurs armes; la vérité est qu'ils avaient peur; le roi avait encore plus peur qu'eux; tous se rendirent.

Louis XVI, la reine, madame Elisabeth voulurent d'abord nier leur qualité; le moment était venu où les rois et les princesses allaient dire aux ténèbres: Couvrez-nous! On conduit les fugitifs chez le procureur de la commune de Varennes, un épicier nommé Sausse. La reine exhibe son passeport. Quelques personnes ayant entendu la lecture de cette pièce disent que cela devait suffire. Drouet se montra plus difficile. «Le passeport, fit-il observer, n'est signé que du roi; il devrait l'être aussi par le président de l'Assemblée nationale. Si vous êtes une étrangère (en s'adressant à la reine), comment avez-vous assez d'influence pour faire partir après vous un détachement?»

Mme la baronne de Korf n'opposait, à ces objections, que de grands airs dépités: elle était, disait-elle, pressée de continuer son voyage. Cette impatience la perdit. On décida, après avoir délibéré, que les voyageurs ne se remettraient en route que le lendemain. Ce lendemain fut terrible. La troupe de déterminés qui, le sabre et le pistolet à la main, venait de fondre sur la voiture, se répand dans la ville et jette partout l'alarme. Un chirurgien de Varennes, Mangin, réveillé par ce bruit, entre dans la maison du procureur-syndic et reconnaît dans les cinq personnes arrêtées toute la famille royale qu'il avait vue à Paris durant les fêtes de la Fédération; il sort et va faire part de sa découverte à ses concitoyens. Alors la cloche de l'église s'ébranle; au bruit du tocsin répondent, de villages en villages, des tocsins éloignés. Le détachement de hussards qui était à Varennes veut faire un mouvement, les citoyens lui montrent quelques canons qu'on avait trouvés dans la ville et sur lesquels s'étend déjà une mèche allumée; il rend les armes. Toujours rôdant, Drouet ne cesse de veiller sur sa proie.

Louis XVI n'avait plus qu'un moyen de s'ouvrir le chemin de la frontière, c'était de fléchir, par la douceur, les hommes qui le retenaient prisonnier. Le roi se jette dans les bras de M. Sausse, en l'implorant; la reine, demi-agenouillée, lui présente le dauphin; le procureur est inébranlable. Marie-Antoinette tente alors de fléchir le coeur de Mme Sausse: celle-ci se retranche derrière ses devoirs de mère, d'épouse et de citoyenne.—«Sire, je voudrais vous obliger, reprend le marchand de chandelles; mais la nation passe avant le roi. Si vos infortunes et vos larmes me touchent, je redoute aussi pour le pays les suites de ce voyage; les calamités publiques et la guerre civile me remuent encore plus le coeur que les désastres d'une famille. Quelle serait cette sensibilité aveugle, cruelle, qui aurait des yeux et des entrailles pour quelques augustes personnes, et qui ne regarderait pas au sort de plusieurs millions d'hommes? Je suis sujet de la Constitution; elle m'ordonne de vous arrêter.»

Le jour, si matinal au mois de juin, commençait à éclairer la misérable échoppe qui avait servi de Louvre, cette nuit-là, à un roi fuyard et à une dynastie vagabonde. Les enfants dormaient d'un mauvais sommeil, durant lequel retentissaient, à travers leurs rêves, des pas de chevaux, des cris, des cliquetis d'armes. Toutes les cloches du canton répandaient dans les airs leurs tintements redoublés. La reine, que cette sombre musique impatientait, s'écria: «Quand auront-ils donc fini leurs bruits détestables?—Madame, répondit Sausse gravement, c'est le bruit de toute la France!»

Cependant un des affidés de Bouillé, voyant les hussards mêlés à la foule qui couvre la place, tente une dernière fois de faire appel à leur dévouement: «Hussards, leur crie-t-il, tenez-vous pour la nation ou pour le roi?—Pour la nation!» répondent d'une seule voix les soldats. La question ainsi posée décidait du sort de la monarchie: le roi de France n'était plus qu'un étranger dans son royaume.

Louis XVI, le coude appuyé sur une table, attendait encore sa délivrance de l'arrivée soudaine des troupes de Bouillé. Les heures tombaient avec le froid de l'acier sur les angoisses mortelles du captif; rien ne venait. Quelques curieux cherchaient à pénétrer dans la maison de M. Sausse, pour voir la famille royale. Louis était d'une construction massive; il avait le visage blême et les yeux bleuâtres. Indolent, lymphatique, son tempérament était celui de toutes les races dégradées et abâtardies. Il mangeait fort et aimait le vin. La chasse, surtout la chasse au tir, était le seul exercice où il mit quelque passion. Une rusticité, que l'éducation royale avait mal recouverte, l'éloignait du commerce des femmes. Cette rudesse de moeurs et de caractère l'avait d'abord rendu cher à la Révolution et au peuple, qui voyait en lui un bon ouvrier; mais ses complots avec l'étranger, ses continuelles intrigues, ses rapports secrets avec les émigrés, plus que tout cela, l'autorité qu'il laissait prendre à la reine, lui avaient aliéné les coeurs. Par une singularité de nature, il voyait à peine les objets qui étaient près de lui, et distinguait très-bien ce qui se passait à longue distance. Il en était de même de son jugement: le malheureux Louis XVI, durant toute sa vie, aperçut l'échafaud dans le lointain; mais il ne sut jamais faire usage des moyens simples et faciles qui étaient, pour ainsi dire, sous sa main pour l'éviter. Le costume de domestique, sous lequel il avait imaginé, dans cette circonstance, de cacher un roi de France, faisait encore ressortir la vulgarité de ses manières.

Marie-Antoinette était d'une taille ordinaire; elle avait l'oeil un peu dur, les lèvres minces et serrées, les cheveux tirant sur le roux; mais un air naturel de distinction, la finesse et la régularité de ses traits, l'éclat de son teint, donnaient à l'ensemble de sa personne un caractère séduisant. Son tort fut de vouloir faire la reine, quand pour régner sur les coeurs il lui suffisait de rester femme. Un goût effréné des plaisirs, l'attention qu'elle marquait aux jeunes gens doués d'une jolie figure et de talents extérieurs la firent soupçonner de galanterie: elle aimait, en outre, éperdument le jeu et les spectacles. La fierté du sang lui rendit la Révolution odieuse, le peuple désagréable; ses réponses courtes et froides, dans toutes les solennités nationales, annonçaient un coeur sec. Les horreurs, les transes, les assauts de cette nuit affreuse avaient flétri l'éclat de son visage; ses cheveux, assure-t-on, avaient changé de couleur. Marie-Antoinette sentait venir la mort de la monarchie.

Plus de quatre mille gardes nationaux couvraient la campagne. La famille royale cherchait à gagner du temps; il fallut se mettre en marche. Un cortége de baïonnettes cernait la voiture. Le secours qu'attendait Louis XVI arriva, mais trop tard: le roi avait quitté Varennes depuis une heure, quand M. de Bouillé se montra devant la ville à la tête d'un régiment de cavalerie. Les chevaux étaient fatigués, les hommes montraient de l'indécision, et refusaient d'aller plus avant. Le moment prédit était venu: «Le roi mènera deuil; les principaux se vétiront de désolation et les mains des soldats du pays tomberont de frayeur.»

Il fallait maintenant retourner à Paris, et à travers combien d'humiliations! Tout le long de la route, le peuple des campagnes, accouru au-devant du cortége, ne cessa de proférer les injures dont il abreuve les rois traîtres ou abusés. Marie-Antoinette trouva, dans son coeur, assez de haine et de fierté pour se faire, contre cette tempête d'outrages, un front d'airain.

[Illustration: Pétion.]

L'Assemblée avait envoyé trois commissaires pour protéger les jours de la famille royale; ils rejoignirent le cortége à Épernay. Barnave et Pétion montèrent dans la voiture du roi. Ce fut durant ce voyage que Barnave, touché des infortunes de Louis XVI, des prévenances de Marie-Antoinette, et du sort de ces enfants, qui n'avaient pas mérité tant d'humiliations, se rattacha de coeur à la cause de la monarchie. Pétion se montra, au contraire, dogmatique et froid. Ses discours, aussi libres que ses manières étaient brusques, lui attirèrent les aigreurs de la reine. Pétion tenait, entre ses genoux, le petit dauphin; il se plaisait à rouler dans ses doigts les beaux cheveux blonds du l'enfant, et, parlant avec action, il tirait quelquefois une des boucles assez fort pour le faire crier. «Donnez-moi mon enfant, lui dit sèchement la reine; il est accoutumé à des soins, à des égards, qui le disposent peu à tant de familiarités.»

Louis XVI montrait un sang-froid apathique. On l'accusa, plus tard, d'avoir bu et mangé tout le long de la route: ce bon roi était doué d'un appétit énorme. Par instants, il témoignait quelque inquiétude au sujet de l'accueil que lui feraient les habitants de Paris. Cet accueil fut sinistre. On avait placardé, au faubourg Saint-Antoine, un ordre du jour ainsi conçu: «Quiconque applaudira le roi sera bâtonné; quiconque l'insultera sera pendu.» Un long silence improbateur fut, en effet, la leçon qu'il reçut à son entrée dans les Champs-Élysées; par instants, ce sombre silence se déchirait comme un nuage, et il en sortait un tonnerre de murmures bientôt réprimés.

On avait décidé que les têtes resteraient couvertes: les gardes nationaux eux-mêmes criaient: «Enfoncez vos chapeaux; il va paraître devant ses juges.» Il parut; dans quel équipage, grand Dieu! Une foule de grenadiers l'entourait; chaque cheval de l'attelage en portait un; le devant, le derrière, les côtés de la voiture en étaient chargés. Un voile de poussière couvrait, par instants, l'humiliation de cette famille. Les stores de la voiture étaient baissés à demi; le dauphin, enfant aux cheveux blonds, se montrait quelquefois à la portière, et son âge, sa figure intéressante, semblaient demander grâce pour les coupables, pour ce roi de France, surpris par son peuple, en flagrant délit d'évasion.

O abaissement! qui sondera jamais l'abîme des déchéances royales? Les armes demeurèrent immobiles, en présence du monarque; les drapeaux ne saluèrent pas; les canons firent mine de ne le point reconnaître. C'était un spectacle imposant et terrible, vu des Champs-Élysées, que ces vingt mille baïonnettes parsemées de lances, escortant avec gravité, à travers une population de quatre cent mille curieux, un roi caché dans le fond de sa voiture, et cherchant à se dérober à l'embarras d'une situation cruelle. Un éclatant soleil le livrait, comme par ironie, à tous les regards. A la plupart de ces baïonnettes et de ces fers de lances, dont les pointes dardaient des éclairs menaçants, était embroché un pain, comme pour faire entendre à Louis XVI que l'absence d'un roi ne cause pas la famine. Ceux qui faisaient le mouvement d'ôter leur chapeau, sous prétexte de chaleur, étaient à l'instant sommés de le remettre. Autrefois, la noblesse avait seule le droit de se couvrir devant le monarque; le tiers état avait pris, dernièrement, cette liberté, et maintenant c'était tout le peuple.

Au moment où le cortége entrait par la place Louis XV, tous les glaives s'agitèrent dans les mains des gens à cheval, en signe de fraternité. Un sourire, mêlé d'indignation et de mépris, fut le seul accueil que reçurent les membres de la famille royale. Plusieurs jeunes gens groupés sur le piédestal de la statue de Louis XV bandèrent les yeux de la statue en attendant l'arrivée du cortége. Au moment où passa la voiture de Louis XVI, ils arrachèrent le bandeau et essuyèrent les yeux de ce marbre royal, comme s'il devait verser des larmes, à la vue d'un roi de France aussi dégradé. Ce jour, bien plus encore que le 21 janvier, fut un jour d'exécution et de supplice; l'insurrection et l'échafaud sont moins terribles pour les rois que l'humiliation, le ridicule et le mépris public.

Derrière les voitures qui contenaient la famille royale venait un chariot découvert, entouré de branches de lauriers: Drouet et Guillaume, couronnés de feuilles de chêne et debout, y recevaient, comme héros de la fête, les applaudissements et les hommages du peuple. On criait: «Vive la nation! vive Drouet et Guillaume! vive la brave garde nationale de Varennes!»—«L'entrée de Drouet, dit très-bien Ferrières, était le triomphe d'un général victorieux qui amène devant lui un grand captif.» Cet homme avait cru; il avait eu foi en lui-même et en la nation. Son nom, obscur la veille, courait maintenant sur toutes les lèvres.

Aucun outrage ne fut épargné à la famille royale: une femme lança, contre la voiture, un linge trempé de l'eau du ruisseau. La figure de la reine faillit être atteinte. Des filles publiques, mêlées à la foule, la regardaient d'un air insultant. «J'aime encore mieux, disait l'une d'elles, me voir ce que je suis que d'être Antoinette.»

Quand le cortége arriva par le pont tournant, en face des Tuileries, les domestiques, postés aux fenêtres du château, se découvrirent, du plus loin qu'ils aperçurent leur maître: la garde nationale, les couchant en joue, leur ordonna de garder leurs chapeaux sur la tête, aussi bien que les autres citoyens: ils obéirent. Les femmes de chambre et d'honneur de la reine s'étaient mises, de leur côté, à battre des mains pour saluer le retour de leur maîtresse: on réprima ces témoignages de fidélité servile. L'instant où les voitures touchèrent le sol des Tuileries fut même le plus dangereux de tous; une foule indignée se porta autour des roues avec des huées, des sifflets, des cris, des imprécations terribles.

L'Assemblée nationale, dans la crainte de quelque accident funeste, envoya trente commissaires, pour protéger le roi et sa famille, depuis l'entrée du jardin jusqu'au château. La mission était périlleuse, à cause de l'exaltation générale des esprits; mais, dès que les députés se présentèrent, cette foule immense et furieuse se sépara en deux rangs pour les laisser parvenir jusqu'aux voitures. Il leur suffit de se nommer et de présenter leurs médailles: ce fut comme un talisman. On fit défiler les voitures une à une; mais lorsqu'elles montèrent sur la terrasse du château, pour déposer le roi et sa famille à la grande porte de l'Horloge, l'indignation du peuple éclata de nouveau; les invectives et les reproches s'adressaient surtout à la reine, avec une effrayante unanimité.

Les augustes voyageurs (cette ancienne formule du respect était, dans la circonstance actuelle, une sanglante ironie) mirent pied a terre, dans un costume aussi ridicule qu'affligeant. La violence des insultes et des menaces redoublait. Barère et Grégoire se chargèrent du dauphin, qu'ils emportèrent entre leurs bras dans les appartements. Le roi sortit ensuite, accompagné par quinze députés: les quinze autres restèrent auprès de la reine, qui les priait avec larmes de l'assister de leur présence: «Surtout, leur criait-elle, ne me laissez pas seule!»

Apres avoir déposé Louis XVI dans son château, les représentants qui l'avaient suivi coururent chercher Antoinette. Ce fut alors qu'ils rencontrèrent le plus d'obstacles pour revenir jusqu'à la voiture; il était très-difficile de se frayer un passage au milieu de cette foule compacte et de se reconnaître dans ce tumulte, où l'on n'entendait que des cris confus. Le peuple ne voulait pas que la reine entrât aux Tuileries.

Après une demi-heure passée à rétablir l'ordre, les trente députés se réunirent et formèrent deux haies, depuis la voiture jusqu'à la porte du château; la reine sortit alors tout effrayée, et gagna les appartements au bras d'un député de la droite.

La juste colère du peuple était sur le point d'éclater, contre les trois gardes-du-corps qui avaient servi de courriers durant le voyage, et qui occupaient encore les siéges de la berline. Les malheureux allaient être saisis à la gorge. Pétion se montre; il annonce que les coupables seront mis en état d'arrestation; la foule s'apaise aussitôt. Les trois gardes sont conduits sans aucun obstacle. Un attroupement très-considérable se formait déjà devant l'une des portes du château; Pétion s'y présente pour arrêter le désordre: un garde national le prend au collet; le député se fait connaître, et la multitude obéissante se retire. «Nous attendîmes, ajoute Barère, que la foule fût diminuée dans les Tuileries, et que les sentiments du peuple fussent plus calmes, afin de n'avoir rien à redouter pour le roi et sa famille, quand nous aurions quitté le château.»

Quelques jours après celui où Louis XVI était forcé de rétrograder honteusement sur Paris, le 11 juillet, les cendres de Voltaire, ce roi de l'opinion, traversaient la capitale, au milieu d'une affluence considérable et avec des honneurs extraordinaires. Traîné par douze chevaux blancs, et se dirigeant vers le Panthéon, le char funèbre s'arrêta devant la maison où le grand homme avait fini ses jours, le 30 mai 1778. Belle et bonne, Mme de Villette, la fille adoptive de Voltaire, accompagnée de son enfant, et les deux demoiselles Calas, rendirent hommage aux restes de l'illustre philosophe et payèrent leur tribut à la douleur. La pluie tombait à torrents; le cortége brava le mauvais temps et ne se retira que lorsque le cercueil eut pris sa place, dans le temple que la patrie avait dédié aux grands hommes.

Voltaire avait préparé la Révolution par son esprit, comme Jean-Jacques Rousseau par son coeur. L'ami du roi de Prusse devait être le héros des constitutionnels de 91; le citoyen de Genève fut le dieu des républicains de 93. L'un convenait à la bourgeoisie, l'autre était l'idole du peuple.

M. de Bouillé, après le mauvais succès de son entreprise, s'était enfui vers la frontière. Il écrivit, du Luxembourg, à l'Assemblée nationale, une lettre dans laquelle il menaçait la France de la vengeance des armées étrangères, si elle ne se hâtait de faire amende honorable aux pieds du roi. «Croyez-moi, lui disait-il, tous les princes de l'univers reconnaissent qu'ils sont menacés par le monstre que vous avez enfanté (la Révolution), et bientôt ils fondront sur notre malheureuse patrie. Je connais vos forces: toute espèce d'espoir est chimérique, et bientôt votre châtiment servira d'exemple mémorable à la postérité… Cette lettre n'est que l'avant-coureur du manifeste des souverains de l'Europe.» L'Assemblée fit à cet insolent mémoire l'accueil qu'il méritait; elle se contenta de rire.

Par un décret, M. de Bouillé fut suspendu de ses fonctions militaires; c'était tout le châtiment qu'on pût lui infliger. Le roi fut aussi provisoirement suspendu.

Quelle devait être la solution de cet état de crise? Louis XVI devait-il être maintenu sur le trône, malgré sa fuite? La nation pouvait-elle avoir désormais confiance en lui? Serait-il jugé? Où prendrait-on ses juges? Telles étaient les questions qui agitaient l'Assemblée, les clubs, le peuple.

Le parti très-influent des Lameth, de Barnave, de Dupont, de Lafayette, voulait conserver Louis XVI sur le trône. Des commissaires furent nommés pour interroger le roi et la reine; mais ces commissaires furent choisis dans le sein même de l'Assemblée, malgré la réclamation de Robespierre: «Il n'y a, dit-il, aucune raison pour qu'il en soit ainsi. Nous ne mériterions plus la confiance du pays, si nous violions les principes, si nous faisions une exception pour le roi et la reine. Qu'on ne dise pas que l'autorité royale sera dégradée. Un citoyen, une citoyenne, un homme quelconque, à quelque degré qu'il soit élevé, ne peut jamais être dégradé par la loi. La reine est une citoyenne; le roi, dans ce moment, est un citoyen comptable à la nation; et, en qualité de premier fonctionnaire public, il doit être soumis à la loi.»

La question de la déchéance était surtout à l'ordre du jour: les royalistes constitutionnels cherchèrent à masquer les torts de Louis XVI derrière la fiction de l'enlèvement et de l'inviolabilité royale; au lieu d'accuser le chef, ils accusèrent les conseillers et les instruments de la fuite; il n'y avait, selon eux, dans cet acte criminel, que des complices et pas de coupable. On voulait ainsi couvrir les attentats contre la Constitution, de la Constitution elle-même. Robespierre attaqua cette étrange doctrine: «Je ne viens pas, dit-il, provoquer des dispositions sévères contre un individu, mais combattre une proposition à la fois faible et cruelle, pour substituer une mesure douce et favorable à l'intérêt public. Je n'examinerai pas si la fuite de Louis XVI est le crime de quelques individus, s'il s'est enfui volontairement et de lui-même, ou si, de l'extrémité du royaume, un citoyen audacieux l'a enlevé par la force de ses conseils; si les peuples en sont encore à croire qu'on enlève les rois comme des femmes. Je n'examinerai pas si, comme l'a pensé le rapporteur, le départ du roi n'était qu'un voyage sans objet, si son absence était indifférente. Je n'examinerai pas si elle est le but ou le complément de conspirations toujours impuissantes et renaissant toujours. Je n'examinerai pas même si la déclaration donnée par le roi n'attente point aux serments qu'il a faits, d'un attachement sincère à la Constitution. Je ne veux m'occuper que d'une hypothèse générale. Je parlerai du roi de France comme d'un roi de Chine; je discuterai uniquement l'inviolabilité dans sa doctrine.»

Il conclut par ces fermes paroles: «Les mesures que l'on vous propose ne peuvent que vous déshonorer; si vous les adoptez, je demanderai à me déclarer l'avocat de tous les accusés. Je veux être le défenseur des trois gardes-du-corps, de la gouvernante du dauphin, de M. Bouillé lui-même. Dans les principes de vos comités, il n'y a pas de délit; mais partout où il n'y a pas de délit, il n'y a pas de complices. Messieurs, si épargner un coupable est une faiblesse, immoler le coupable faible, en épargnant le coupable tout-puissant, c'est une lâcheté. Il faut ou prononcer sur tous les coupables, ou prononcer l'absolution entière.» En bonne logique, il n'y avait rien à répondre; l'Assemblée ne répondit pas: elle vota.

Elle vota quoi? Le rétablissement de Louis XVI sur le trône! Pouvait-on imaginer un dénouement plus illogique et plus ridicule? Que signifiait cette fiction d'un roi «enlevé par les ennemis du bien public»?

Les déclarations de Louis XVI pour expliquer les motifs et le but de son voyage étaient si entachées de mauvaise foi, qu'elles faisaient sourire les plus modérés. A quoi bon ce roi? La monarchie ne s'est-elle pas suicidée? Avant l'échauffourée de Varennes, des hommes plus ou moins conseillés par leurs intérêts avaient pu croire qu'il était possible d'élever la nation sans abaisser la royauté; mais, après l'humiliation dont la famille royale venait d'être abreuvée, un tel rêve ne devenait-il point tout à fait chimérique? Conserver, de force, un roi qui se regardait toujours comme le galérien du trône révolutionnaire, n'était-ce point jeter un mensonge vivant entre la Constitution et le pays?

A côté des hommes pratiques, dont les motifs s'appuyaient sur des raisons d'État, quelques philosophes s'accordaient à regarder la république comme la forme la plus parfaite de gouvernement. Tel était aussi l'idéal de Brissot et de son parti, connu plus tard sous le nom de parti des Girondins. C'était l'avis de Condorcet. Robespierre, lui, croyait utile au succès de la cause démocratique de se couvrir de prudence, et de ne point alarmer les esprits par le fantôme des mots. Marat était malade; Marat se taisait.

Il importe surtout de bien connaître l'opinion des clubs. Le plus avancé de tous était alors celui des Cordeliers (Société des droits de l'homme). Danton y régnait. Dans une séance mémorable, il traça la ligne de conduite à suivre. «La Société des amis des droits de l'homme, s'écria-t-il, pense qu'une nation doit tout faire, ou par elle-même, ou par des officiers amovibles et de son choix; elle pense qu'aucun individu, dans l'État, ne doit raisonnablement posséder assez de richesses, assez de prérogatives pour pouvoir corrompre les agents de l'administration politique; elle pense qu'il ne doit exister dans l'État aucun emploi qui ne soit accessible à tous les membres de l'État; elle pense enfin que plus un emploi est important, plus sa durée doit être courte et passagère. Pénétrée de la vérité, de la grandeur de ces principes, elle ne peut donc plus se dissimuler que la royauté, la royauté héréditaire surtout, est incompatible avec la liberté. Telle est son opinion; elle en est comptable à tous les Français.» Pouvait-on désigner plus clairement la République sans la nommer?

Danton ne sortait point de ce dilemme: Ou criminel, ou imbécile; si criminel, que Louis soit jugé; si imbécile, qu'il soit interdit!

Aux Jacobins (Société des amis de la Constitution), les débats sur la déchéance du monarque amenèrent le démembrement du club. Les royalistes constitutionnels se séparèrent des vrais démocrates. Une telle épuration centupla les forces de ces derniers. Appuyée sur des milliers de sociétés semblables et affiliées entre elles, répandues d'un bout à l'autre de la France, la société-mère s'érigea plus tard en une sorte de dictature. Ce fut la plus grande puissance de la Révolution, grâce à l'esprit organisateur de Robespierre.

Que devait-on faire du roi? Cette question fut agitée au club des
Jacobins. Maximilien n'osa pas ou ne voulut pas conclure.
Billaud-Varennes ayant parlé d'en finir avec la monarchie, des murmures
étouffèrent sa voix.

Et pourtant avaient-ils tort, ceux qui, à l'exemple de Danton, réclamaient hautement la déchéance de Louis XVI? On se demande si, dans son intérêt et dans l'intérêt même de la nation, il n'eût pas beaucoup mieux valu qu'il gagnât tranquillement la frontière. Drouet, tout en croyant bien faire, n'avait-il point rendu un mauvais service au pays? C'est ce qu'il nous faut examiner.

L'Assemblée nationale comptait, en 91, assez d'hommes capables et honnêtes pour saisir, d'une main ferme, les rênes du gouvernement. N'avait-elle point lancé elle-même, lors du départ de Louis XVI, une proclamation invitant les citoyens de Paris à maintenir l'ordre public et à défendre la patrie? n'avait-elle point sommé les ministres d'assister à ses séances, de se réunir et de mettre ses décrets à exécution? Mais la sanction royale? Bah! on s'en passera; et en effet elle n'ajoutait plus rien à l'autorité des lois… La Constituante était donc à même de gouverner, ou, si elle redoutait la confusion du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif, il ne tenait qu'à elle de nommer un président.

D'un autre côté, si Louis XVI, et il est difficile d'en disconvenir, était un obstacle à la marche des réformes, une cause de guerre étrangère, ne se montrait-il point beaucoup plus dangereux à l'intérieur qu'à l'extérieur? Au delà des frontières, ce n'était plus qu'un simple émigré. Et quelle réputation, grand Dieu! emportait-il à l'étranger? Celle d'un roi fourbe, infidèle à ses serments.

Une question d'humanité domine toutes ces considérations. La mort du roi, quoique votée par les Girondins et par les Montagnards, alluma entre eux des inimitiés implacables. Ce sang versé au nom de la raison d'État ne fut point étranger au régime de la Terreur. De tels malheurs pouvaient-ils être évités? Oui, le roi absent, c'était peut-être l'échafaud de moins dans l'histoire de la Révolution.

Après l'événement du 21 juin, la royauté n'était plus à conserver en France; elle était à reconstruire. Les républicains avaient le droit de profiter de la circonstance; à quoi bon relever ce qui s'était écroulé de soi-même? Remettant sous les yeux de la nation les maux, les abus, les actes de mauvaise foi dont le pouvoir monarchique s'était souillé, depuis quatorze siècles, ils lui demandaient d'en finir. Citoyens, voulez-vous donc reprendre dans vos murs la trahison et le despotisme?

On ne saurait donc trop condamner les conservateurs à vue courte, ou dirigés par des intérêts féroces, qui voulurent, à tout prix, rétablir Louis XVI sur le trône. Ne cherchaient-ils point à maintenir un rouage inutile, la monarchie constitutionnelle, pour se ménager, le moment venu, le moyen d'écraser leurs adversaire? Je ne sais pas si, dans cette journée décisive, les exaltés auraient sauvé la Révolution; mais ce que je sais bien, c'est que les modérés la perdirent.

XV

Discussion sur la forme de gouvernement.—Réunion des citoyens au Champ-de-Mars.—Pétition signée sur l'autel de la patrie.—Déploiement de forces militaires.—La loi martiale et le drapeau rouge.—Lafayette et Bailly.—Massacres.—Conséquences de cette journée désastreuse.

Le premier usage que Louis XVI fit de sa liberté fut de renouer des rapports occultes avec les cours étrangères. Comment n'en eût-il point été ainsi? Son amour-propre n'était-il point blessé au vif par les outrages qu'il avait essuyés? N'avait-il point le droit de se considérer désormais comme le prisonnier, l'otage de la Révolution?

La question de monarchie ou de République avait été soulevée; or ces questions-là se montrent sans pitié pour le repos des nations, jusqu'au jour où elles sont résolues.

Au club des Jacobins, La Clos proposa de rédiger une pétition signée par tous les citoyens, et dans laquelle on demanderait que l'Assemblée fût appelée à statuer de nouveau sur la forme du gouvernement. L'Assemblée ayant décidé que le roi était inviolable, cette motion effraya quelques citoyens faibles ou indécis. Danton s'élance alors à la tribune et d'une voix tonnante: «Si nous avons de l'énergie, montrons-la… Que ceux qui ne se sentent pas le courage de lever le front de l'homme libre se dispensent de signer notre pétition. N'avons-nous pas besoin d'un scrutin épuratoire? Le voilà tout trouvé.» On ne signa rien; mais quatre mille personnes, hommes et femmes, s'étant tout à coup répandues dans la salle, on convint de se réunir le 17 juillet au Champ-de-Mars, autour de l'autel de la patrie.

Est-il vrai que la municipalité de Paris cherchât, alors, l'occasion d'une lutte à main armée, pour écraser les clubs et les sociétés populaires? Tout semble du moins l'indiquer.

Le 15 juillet était un dimanche. On s'attendait à quelque manifestation. La municipalité se tenait sur ses gardes. Au point du jour, les trompettes sonnèrent, les tambours battirent dans toutes les directions; la garde nationale prit les armes. Un zèle sauvage animait la bourgeoisie contre l'insurrection absente. Depuis le retour du roi, les constitutionnels de l'Assemblée ne cessaient d'exciter sourdement les boutiquiers contre les clubs. On avait effrayé les intérêts. L'industrie, à laquelle le départ de Louis XVI venait de porter un dernier coup, se montrait affamée de calme et de tranquillité publique; elle avait raison, sans doute; mais, avant de mettre l'ordre dans la rue, ne fallait-il pas l'introduire dans les organes et les fonctions du gouvernement? La ville était hérissée de baïonnettes; la résistance se montrait partout, l'agression nulle part. Ce déploiement de force armée, autour d'une monarchie replâtrée à la hâte par un décret de l'Assemblée nationale, jetait le mécontentement et l'alarme dans la population qu'on voulait calmer. Où donc était l'ennemi? Les patrouilles se croisaient dans un morne silence.

[Illustration: La députation des petitionnaires du Champ-de-Mars quitte l'Hôtel de Ville, terrifiée d'avoir vu arborer le drapeau rouge.]

Les sociétés patriotiques s'étaient donné rendez-vous, pour onze heures du matin, sur la place de la Bastille; elles devaient se rendre de là, en un seul corps, vers le Champ-de-Mars. La place de la Bastille fut occupée dès le matin par des troupes soldées, afin de s'opposer au rassemblement. A la vue de cet appareil militaire, les groupes se dispersent, chacun se retire. Le Champ-de-Mars, ce théâtre de la joyeuse fête de la Fédération, était encore désert; c'est là qu'on se rend isolément, la réunion projetée sur la place de la Bastille n'ayant pu avoir lieu; c'est là, devant l'autel de la patrie, qu'une détermination sera prise.

Ici un incident malheureux: deux invalides, dont l'un avait une jambe de bois, s'étaient cachés sous l'autel construit en planches; ils sont découverts. Que faisaient-ils? quel était leur dessein? Voilà ce qu'on se demande, et l'épouvante succède bientôt à la curiosité. Le bruit court que l'autel est miné; un tonneau d'eau que ces malheureux avaient roulé dans leur retraite, pour leur provision de la journée, est bientôt transformé, par la rumeur publique, en un tonneau de poudre. Le motif bas et vulgaire qui les a fait agir (ils s'étaient mis là, dirent-ils, pour voir les jambes des femmes) se transforme en un complot contre la vie des citoyens. Aussitôt saisis par la multitude, ils sont pendus à un réverbère, et leurs têtes coupées sont portées au bout d'une pique. Un tel acte du brutalité fait frémir; mais une poignée seulement d'imbéciles ou de monstres, flétris par tous leurs contemporains, trempèrent leurs mains dans ce sang.

Il paraît bien que les royalistes avaient besoin d'un prétexte pour décharger leur colère sur les agitateurs; car la nouvelle du meurtre des deux invalides fut sur-le-champ dénaturée et portée dans l'enceinte de l'Assemblée nationale. On raconta que deux bons citoyens venaient d'être pendus, au Champ-de-Mars, pour avoir prêché l'exécution de la loi. Ce mensonge fit fortune, et prépara les esprits à des mesures de violence. Sur les lieux, tout fut bien vite effacé, et le Champ-de-Mars, qui n'avait pas même été témoin de cet atroce assassinat, rentra dans sa majestueuse tranquillité.

Vers midi, la foule débouche par toutes les ouvertures; la garde nationale venait d'entrer dans le Champ-de-Mars avec du canon; mais, voyant la réunion paisible, elle se retirait. Les citoyens affluent autour de l'autel de la patrie; on attend avec impatience les commissaires de la Société des Jacobins, pour avoir de nouveau lecture de la pétition et la signer. Un envoyé du club paraît enfin; on l'entoure.

«La pétition, dit-il, qui a été lue hier ne peut plus servir aujourd'hui, l'Assemblée nationale ayant décrété, dans sa séance du soir, l'innocence ou l'inviolabilité de Louis XVI; la Société va s'occuper d'une autre rédaction qu'elle vous soumettra.»

Tous ces retards n'étaient pas du goût de la foule, qui aime à faire vite ce qu'elle fait.

Quelqu'un propose de rédiger, à l'instant même, une seconde pétition sur l'autel de la patrie. Adopté. La foule cherche alors des yeux ses chefs et ses meneurs. Où êtes-vous, Danton, Desmoulins, Fréron? Absents. Ne les trouvant pas, le peuple se décide à agir par lui-même. On nomme quatre commissaires; l'un d'eux prend la plume; les citoyens impatients se rangent autour de lui; il écrit: «Sur l'autel de la patrie, le 17 juillet an III… Le désir impérieux d'éviter l'anarchie à laquelle nous exposerait le défaut d'harmonie entre les représentants et les représentés, tout nous fait la loi de vous demander, au nom de la France entière, de revenir sur votre décret, de prendre en considération que le délit de Louis XVI est prouvé, que ce roi a abdiqué; de recevoir son abdication, et de convoquer un nouveau pouvoir constitutionnel pour procéder, d'une manière vraiment nationale, au jugement du coupable, et surtout à son remplacement et à l'organisation d'un nouveau pouvoir exécutif.»

La foule grossissait d'heure en heure. La pétition rédigée, on en fait lecture à haute voix; cette lecture est couverte d'applaudissements. On commence dès lors par signer des feuilles volantes, à huit endroits différents, sur les angles de l'autel de la patrie. Plus de deux mille gardes nationaux de tous les bataillons de Paris et des villages voisins, des hommes, des femmes, des enfants déposent religieusement leur nom sur ces feuillets sacrés, d'autres une croix ou tout autre signe de leur volonté libre.

«Le nombre des signatures, dit M. Buchez, dépasse certainement six mille. Le plus grand nombre est de gens qui savaient à peine écrire… Quelquefois la page est divisée en trois colonnes; d'énormes taches d'encre en couvrent plusieurs; les noms sont au crayon sur deux. Des femmes du peuple signèrent en très-grand nombre, même des enfants, dont évidemment on conduisait la main… La plus jolie écriture de femme est sans contredit celle de mademoiselle David, marchande de modes, rue Saint-Jacques, nº 173. Quelques belles signatures apparaissent de loin en loin; on les compte. Un feuillet fut garni par un groupe de cordeliers; ici l'écriture est fort lisible. On voit en haut une signature à lettres longues, légèrement courbées en avant; c'est celle de Chaumette, étudiant en médecine, rue Mazarine, nº 9. On lit ensuite celles de E.-J.-B. Maillard, de Meunier, président de la Société fraternelle séante aux Jacobins. On ne trouve nulle part le nom de Momoro; il fut cependant accusé, plus tard, d'avoir fait grand bruit au Champ-de-Mars, le 17; mais on voit celui d'Hébert, écrivain, rue Mirabeau; celui d'Henriot, et la signature du Père Duchêne

Trois officiers publics, en écharpe, envoyés par la Commune, s'étaient avancés vers l'autel: on les reçoit avec l'énergie et la tranquillité qui conviennent à des hommes libres. Ce spectacle, la joie grave qui rayonne sur la figure des pétitionnaires, le caractère pacifique de cette foule où l'on voyait des enfants, des femmes, des vieillards, tout paraît les rassurer sur le caractère de la réunion. «Messieurs, disent-ils, nous sommes charmés de connaître vos dispositions; on nous avait dit qu'il y avait ici du tumulte, on nous avait trompés: nous ne manquerons pas de rendre compte de ce que nous avons vu, de la tranquillité qui règne au Champ-de-Mars. Si vous doutez de nos intentions, nous vous offrons de rester en otage parmi vous jusqu'à ce que toutes les signatures soient apposées.» Un citoyen leur donne lecture de la pétition; ils la trouvent conforme aux principes. «Nous la signerions nous-mêmes, ajoutent-ils, si nous n'étions pas maintenant en fonctions.»

De telles assurances de paix augmentent la confiance. On leur demande l'élargissement de deux citoyens arrêtés; les officiers municipaux engagent à nommer une députation qui les suive à l'Hôtel de Ville. Douze commissaires partent. On continuait à couvrir la pétition de signatures. Le Champ-de-Mars était tranquille et libre; les troupes s'étaient repliées sur la ville. Toute idée de péril étant écartée, le rassemblement grossissait à vue d'oeil. Les jeunes gens qui ont signé se livrent à des danses; ils forment des rondes en chantant. Survient un orage; on le brave. La pluie cesse, le ciel redevient calme et bleu; en moins de deux heures, il se trouve près de cent mille personnes dans le Champ-de-Mars; c'étaient des mères, d'intéressantes jeunes filles, des habitants de Paris qui, enfermés toute la semaine, se livraient à la promenade du dimanche. Aux yeux des révolutionnaires, pénétrés qu'ils étaient alors des réminiscences de l'antiquité, ce rassemblement de citoyens libres ressemblait à ceux qui se formaient jadis dans le Forum. Il y avait là un grand nombre d'hommes et de femmes qui avaient aidé à construire le champ de la Fédération, d'autres avaient étendu leurs mains vers l'autel de la patrie: imprudents! vous ne vous doutiez pas alors que cet autel dût être rougi par des sacrifices humains!

Les commissaires députés vers l'Hôtel de Ville reviennent. Leur visage est morne, ils ont vu des choses sinistres.

—Nous sommes trahis! murmure l'un d'eux d'une voix sombre.

On les presse de s'expliquer.

—Nous sommes parvenus, disent-ils, à la salle d'audience à travers une forêt de baïonnettes; les trois officiers municipaux qui nous accompagnaient en nous assurant de leurs bonnes intentions nous prient d'attendre; ils entrent dans une autre salle et nous ne les revoyons plus. [Note: Ils firent, à ce qu'il paraît, un rapport faux sur l'attitude de la réunion, disant qu'ils avaient trouvé le champ de la Fédération couvert d'un grand nombre de personnes de l'un et de l'autre sexe, qui se disposaient à rédiger une pétition contre le décret du 27 juin, qu'ils leur avaient démontré que leur démarche et leur réclamation étaient contraires à l'obéissance à la loi, et tendaient évidemment à troubler l'ordre public. «Si la France redevient libre, s'écrie Camille Desmoulins, il faut que les noms de Jacques, Renaud et Hardi (les trois membres du conseil municipal) soient affichés dans toutes les villes, à toutes les rues, pour être à jamais voués à l'exécration publique.»] Le corps municipal sort.

«—Nous sommes compromis, dit un de ses membres, il faut agir sévèrement.»

«Un d'entre nous, chevalier de Saint-Louis, annonce au maire que l'objet de notre mission était de réclamer en faveur d'honnêtes citoyens qu'on nous avait promis de rendre à la liberté. Le maire (Bailly) répond qu'il n'entre pas dans ces promesses, et qu'il va marcher au Champ-de-Mars pour y mettre la paix… Sur ces entrefaites, un capitaine du bataillon de Bonne-Nouvelle vient dire que le Champ-de-Mars n'était rempli que de brigands; un de nous lui répond qu'il en impose. Là-dessus la municipalité ne veut plus nous entendre. Descendus de l'Hôtel de Ville, nous apercevons, à une des fenêtres, le drapeau rouge; ce signal du massacre, qui devait inspirer un sentiment de douleur à ceux qui allaient marcher à sa suite, a produit un effet tout contraire sur l'âme des gardes nationaux qui couvraient la place (ils portaient à leur chapeau le pompon rouge et bleu). A l'aspect du drapeau couleur de sang, ils ont poussé des cris de joie en élevant en l'air leurs armes qu'ils ont ensuite chargées. Nous avons vu un officier municipal en écharpe aller de rang en rang, et parler à l'oreille des officiers. Glacés d'horreur, nous sommes retournés au champ de la Fédération avertir nos frères de tout ce dont nous avions été les témoins.»

Ce récit est suivi d'un profond silence. L'inquiétude peinte sur le visage des commissaires soulève d'abord quelques nuages; cependant la réunion se rassure. De quel droit la municipalité interviendrait-elle et disperserait-elle, par la force armée, des citoyens qui signent légalement leur profession de foi sur l'autel de la patrie? La foule est compacte, mais inoffensive; la nuit approche. D'instant en instant, des nouvelles alarmantes courent sur la multitude, comme un vent d'orage sur un champ de blé, et la font tressaillir.

Le bruit court que l'Assemblée nationale, pour faire croire qu'il existe un projet de mouvement contre elle, s'est formidablement entourée de baïonnettes et de canons. Elle a, dit-on, transmis à la municipalité des ordres sévères. Depuis longtemps on guettait l'occasion de déclarer la guerre aux adversaires de la monarchie constitutionnelle; le jour était venu. La loi martiale était comme un arc tendu, il fallait que le trait partit.

Quelques nouveaux citoyens arrivent: ils ont rencontré l'armée de Lafayette sur les quais; les gardes nationaux marchaient avec un entraînement farouche; la cavalerie surtout paraissait animée de sentiments de colère et de violence. On avait vu des grenadiers sortir tout le long de la route, un à un, des maisons voisines, charger leurs fusils à balle, devant le peuple, et se joindre à l'armée qui s'avançait vers le Champ-de-Mars.

—Nous allons, disaient-ils brutalement, envoyer des pilules aux
Jacobins.

Le jour était tombé; il faisait assez sombre pour l'exécution des mauvais desseins. A huit heures et demie du soir, on entend le bruit du tambour et le roulement lointain des pièces d'artillerie; on se regarde; quelques personnes sont d'avis de se retirer; d'autres rappellent que, le but de la réunion étant légal, il serait lâche de fuir; on demeure. Les troupes débouchent dans le Champ-de-Mars par trois entrées à la fois, par l'avenue de l'École militaire, par le passage entre les glacis du côté du Gros-Caillou et par l'ouverture qui fait face à la Seine; c'est par celle-ci que se montre le drapeau rouge.

On connaît le Champ-de-Mars et on se représente aisément cette vaste plaine avec l'autel de la patrie au milieu. La colonne à la tête de laquelle s'avance Bailly, par l'ouverture du bord du fleuve, soulève une indignation universelle et les cris: «A bas le drapeau rouge! Honte à Bailly! Mort à Lafayette!»

Cependant plus de quinze mille personnes environnaient l'autel; elles se pressaient là comme autour des anciens lieux d'asile et de refuge. A peine avait-on vu flotter au loin le drapeau rouge, qu'on entend retentir une détonation d'armes à feu:

—Ne bougeons pas; on tire à blanc; il faut qu'on vienne ici publier la loi.

On avait en effet tiré en l'air. Tout à coup une seconde décharge éclate, mais réelle et meurtrière. Les colonnes s'ébranlent, la cavalerie charge, les canons ouvrent sur le devant leur bouche chargée à mitraille. Le dernier feu avait tracé un cercle de victimes; hommes, femmes, enfants, vieillards, étaient tombés pêle-mêle. Aux plaintes et aux cris succède le silence plus terrible encore que les gémissements.

Bailly et Lafayette se donnaient sans doute, à eux-mêmes, les raisons qu'on invoque toujours en pareil cas: l'ordre public, le salut de la société, le besoin de faire un exemple, le devoir d'obéir à la lettre de la loi… Vaines excuses! La loi au-dessus de toutes les autres lois, c'est l'inviolabilité de la vie humaine.

Au plus fort de la mêlée, des citoyens s'élancent sous le feu, à travers les charges de la cavalerie, pour recueillir les feuilles volantes qui portent écrite la volonté du peuple; cette pétition est le drapeau d'une idée, elle ne doit pas demeurer aux mains de l'ennemi. On la sauve. «Oui, s'écrie l'auteur des Révolutions de Paris, oui, la pétition reste; elle est accompagnée de six mille signatures; de généreux patriotes ont exposé leur vie pour la sauver du désordre, et elle repose aujourd'hui dans une arche sainte, placée dans un temple inaccessible à toutes les baïonnettes, et elle en sortira quelque jour; elle en sortira rayonnante.» L'oracle n'a point menti; celle pétition conservée existe encore aux Archives de la ville; la République, qu'elle contenait en germe, est sortie, le 10 août, des plis de cette pièce mémorable. Quand une fois les idées ont été baptisées avec du sang, elles ne meurent plus.

La nuit était tombée sur le Champ-de-Mars comme un linceul. De toutes parts, des citoyens sans armes fuient devant des citoyens armés; ils se pressent, se poussent, se renversent. Des femmes, des enfants avaient été étouffés entre les chevaux ou sous les pieds de la foule. La garde nationale, Lafayette en tête, rentre dans la ville. La nouvelle de cette sanglante tuerie se propage lugubrement de quartier en quartier. Les rues sont désertes, les visages mornes. Il est facile de voir qu'on revient d'une exécution. Il y avait des vainqueurs et des vaincus, mais pas de victoire.

Cet événement a été jugé diversement, selon les partis. Toute la question se réduit à savoir si le roi n'avait point volontairement abdiqué en prenant la fuite; car, s'il en est ainsi, ceux qui proposaient de remplacer la monarchie par la république étaient dans la logique; ils avaient prévu la marche fatale des événements. On les tua, je l'avoue, avec toutes les formes légales; mais que me font vos sommations préalables, votre écharpe, votre drapeau? Une guenille rouge au bout d'un bâton ne donne point le droit d'attenter à la vie de citoyens désarmés et paisibles.

Combien de morts? La nuit le taira et demain le sable du Champ-de-Mars l'aura oublié; mais il y a dans les choses une justice qui n'oublie pas. La classe moyenne sera cruellement châtiée pour avoir la première fait couler le sang des hommes dévoués à la Révolution. On a, dit-on, exagéré le nombre des personnes qui tombèrent frappées par les balles: soit; mais la responsabilité d'une aussi triste journée ne se mesure point au chiffre des victimes; elle se mesure aux lois éternelles de la conscience humaine. Cette responsabilité terrible pèse lourdement sur Lafayette et sur Bailly.

XVI

Triomphe de la réaction.—Robespierre introduit dans la famille Duplay.—Sa manière de vivre.—Marat sous terre.—L'abolition de la peine de mort proposée par Robespierre, repoussée par la majorité conservatrice de l'Assemblée.—Fin de la Constituante.

En politique, on n'a jamais vu un parti vainqueur user modérément de sa victoire. Les royalistes constitutionnels profitèrent de la journée du Champ-de-Mars, du trouble et de l'émotion que la nouvelle du massacre avait répandus dans les rangs des citoyens, pour faire un essai de terreur. Les représentants de la classe moyenne en voulaient surtout aux journalistes et aux orateurs des clubs. Des mandats d'amener furent lancés contre les plus connus d'entre eux. Danton, se jugeant fort compromis, et trouvant que les ombrages de Fontenay-sous-Bois ne le couvraient point suffisamment, se sauva dans sa ville natale, Arcis-sur-Aube. Fréron s'éclipsa. Camille Desmoulins, riant et mordant à la fois, envoya au général Lafayette sa démission de journaliste, dans une lettre pétillante de verve. Quant à Marat, il était rentré dans sa cave. Beaucoup d'autres écrivains compromis cherchèrent dans la fuite, selon le langage du temps, «un asile contre les assassins». C'était une panique générale.

Quelques amis de Robespierre craignirent même pour sa sûreté. Il logeait en garni dans le Marais, rue Saintonge, et venait à pied tous les jours de chez lui jusqu'à l'Assemblée nationale. Aussi simple dans ses goûts que rigide dans ses principes, il dînait pour trente sous chez un traiteur. Le 17 juillet, à l'issue de la séance, aux Jacobins, un des membres du club, Maurice Duplay, menuisier de son état, tremblant pour les jours de Maximilien, qu'il admirait, vint lui offrir un asile chez lui. Il demeurait dans une maison portant alors le numéro 366 et située presque en face de la rue Saint-Florentin. Robespierre accepta la proposition qui lui était faite de si bon coeur.

Duplay était alors un homme d'une cinquantaine d'années. Ouvrier d'abord, puis entrepreneur en menuiserie, il avait acquis, par le travail, une petite fortune. Ses cheveux commençaient à grisonner; mais dans l'âge mûr il avait conservé tout le feu et toute l'ardeur de la jeunesse. Les patriotes de ce temps-là étaient des natures de fer. Le petit nombre des Conventionnels et des citoyens connus que l'échafaud a épargnés ont prolongé leurs jours au delà des limites ordinaires de la vie humaine.

Quel fut l'étonnement de la famille Duplay, quand, cette nuit-là, le menuisier rentra chez lui, conduisant par la main un inconnu d'une trentaine d'années, vêtu, avec une certaine recherche, d'un gilet à grands revers, d'un habit couleur marron et d'une culotte de soie! Duplay était père d'un garçon et de quatre filles dont l'une était mariée à un avocat d'Issoire, en Auvergne. S'adressant à sa femme et à ses enfants:

—Je vous amène, dit-il, un grand et brave citoyen que les contre-révolutionnaires veulent faire arrêter. Cette maison lui servira d'asile. Vous le connaissez déjà de nom, c'est Maximilien Robespierre…

La femme, les jeunes filles, le fils âgé d'une douzaine d'années, qui avaient lu ce nom-là dans les papiers publics et qui l'avaient souvent entendu prononcer avec enthousiasme par leur père, entourèrent l'illustre persécuté de soins et d'égards.

Robespierre n'avait accepté cet asile que pour une nuit; mais le lendemain, quand il voulut prendre congé de ses hôtes et retourner rue Saintonge, toute la famille le pria de rester.

—Vous êtes ici chez vous, lui dit Duplay; mon fils sera votre frère.

Puis lui montrant le groupe des jeunes filles dans les yeux desquelles on lisait autant de respect que de sympathie pour le grand citoyen:

—Mon ami, voici vos soeurs.

Le moyen de ne pas céder à de telles instances? Robespierre se rendit; la maison de Duplay devint la sienne.

De cette maison, il ne reste rien ou presque rien. Le temps a tout détruit et tout reconstruit. En face de l'église de l'Assomption se trouve, il est vrai, sur le même terrain, une autre maison dont l'allée assez étroite conduit dans une petite cour; mais la configuration actuelle des lieux ne saurait donner aucune idée de ce qu'ils étaient en 1791. La rue elle-même était à peine une rue: c'était un groupe d'une dizaine d'habitations. Dans le voisinage, alors tranquille et silencieux, s'élevait le couvent des religieuses de la Conception. La maison de Maurice Duplay avait à l'extérieur une bonne apparence bourgeoise. Une porte cochère donnait entrée dans une assez grande cour où étaient des planches et des ateliers de menuiserie. Au fond, dans un petit bâtiment, demeuraient le maître menuisier et sa famille. Il y avait du logement de reste. On pria Maximilien de choisir lui-même sa chambre. Il se décida pour une qui était séparée du corps de logis et située sous les toits, une simple et modeste chambre que l'on tapissa, selon ses goûts, d'une tenture de damas bleu à fleurs blanches.

Les habitudes de Robespierre furent bientôt connues; il soignait beaucoup sa toilette, était d'une propreté fort délicate, aimait le linge blanc et recherchait l'élégance dans ses habits. Un coiffeur allait tous les matins friser et poudrer ses longs cheveux. Sa toilette terminée, il se réunissait à la famille du menuisier pour le repos du matin. Maximilien était d'une sobriété de Spartiate: il déjeunait avec du pain chaud et du laitage.

[Illustration: Massacre du Champs-de-Mars.]

Quoique sans luxe, la maison était charmante. Il y avait dans un coin de la cour un très-petit jardin, entouré d'un léger treillage et orné de fleurs que la main des jeunes filles s'occupait à cultiver. Un jour de souffrance s'ouvrait sur les vastes ombrages de tilleuls et de marronniers qui masquaient le couvent de la Conception, où les filles de Duplay avaient été élevées. Du matin au soir, un atelier de six à huit ouvriers en menuiserie animait tout l'entourage, par le bruit du rabot, du marteau et des chansons. N'était-ce point l'intérieur qu'aurait rêvé J.-J. Rousseau?

Robespierre sortait régulièrement vers le milieu du jour. Où allait-il? A l'Assemblée Constituante. Duplay disait à sa femme et à ses filles: «Maximilien va travailler au bonheur public. Tant qu'il sera notre défenseur, la nation n'a rien à craindre. Quel honneur de l'avoir chez nous!»

La paix et le calme le plus inaltérable régnaient dans cette maison retirée, isolée des rumeurs de la grande ville. Le soir, quand s'endormaient le bruit de la scie et du rabot, et le dernier chant des petits oiseaux dans les arbres du couvent, venait l'heure de la réflexion et des épanchements intimes. Au fond de cette solitude, les filles du menuisier avaient contracté une simplicité de moeurs qui s'alliait bien à l'élan du patriotisme.

Maximilien revenait à six heures pour souper. Au sortir de table, il suivait le menuisier et ses filles dans le salon; c'étaient de charmantes réunions de famille, pleines de grâces et de sévérité; les jeunes filles, groupées en cercle autour de leur mère, travaillaient, avec elle, à divers ouvrages d'aiguille. On se séparait à neuf heures, en se donnant le bonsoir. Le jeudi seulement, ces soirées prenaient un caractère de cérémonie; quelques invités, tous amis de la maison, se rassemblaient ce jour-là: c'étaient David, le peintre; Buonarotti, descendant de Michel-Ange et qui n'était point alors communiste; Lebas, qui recherchait en mariage une des filles de la maison, et quelques autres intimes. De gros fauteuils d'acajou, recouverts d'un velours couleur cerise, formaient, en se rapprochant, un cercle étroit, mais sympathique. On parlait quelquefois de littérature: Maximilien tenait pour le tendre Racine, son auteur favori. Comme il disait bien les vers, on le priait de réciter quelques tirades de Bérénice ou d'Andromaque; il s'en acquittait avec tant d'âme, qu'il tirait des larmes de tous les yeux.

Les filles du menuisier, assises en groupe autour de leur mère, écoutaient la lecture sans cesser leur travail; les yeux modestement baissés et les pieds sur leur tabouret, elles renfermaient en elles-mêmes leur émotion. Ensuite Buonarotti, qui était grand musicien, se mettait au piano; c'était une âme rêveuse et ardente; il touchait des airs pathétiques, dont l'effet triste ou gai était inévitable; il semblait que la vie s'échappât sous ses doigts des notes frémissantes de l'instrument: on rapprochait alors des fenêtres pour regarder le ciel, tant cette musique élevait les coeurs. Cependant le ciel était plein d'étoiles, et les coeurs étaient pleins d'amour. On croyait à la famille, à l'humanité, à l'avenir. Voyant cet intérieur si grave et si uni, cette douce religion du foyer, ce culte des cheveux gris autour des vieillards et de la pudeur autour des jeunes filles, on comprenait que les anciens eussent élevé des autels aux dieux lares. Ces réunions ne se prolongeaient pas très-avant dans la nuit; Maximilien se retirait à onze heures, dans sa chambre, pour travailler; souvent, jusqu'à la blancheur du matin, on voyait briller à sa vitre une petite lumière.

C'est là qu'il écrivait ses grands discours, dont quelques-uns sentent un peu trop l'huile de la lampe. Le plus souvent vers huit heures du soir il se rendait au club des Jacobins. Telle était en 1791 sa manière de vivre.

Nous avons perdu de vue, depuis longtemps, l'Ami du peuple.—Dans une cave de l'ancienne rue des Cordeliers (aujourd'hui rue de l'École-de-Médecine), il y avait, au mois de septembre 1791, debout devant un tonneau chargé de papiers, et une plume à la main, un journaliste qui écrivait. Quelquefois il jetait sa plume, quittait sa chaise, et se promenait à grands pas, en proie à une agitation fiévreuse; si le roulement d'une voiture sur le pavé de la rue prolongeait par hasard son bruit sourd le long des voûtes basses et humides du caveau, il relevait la tête et écoutait avec une attention fixe; son oreille inquiète semblait chercher dans ce bruit le roulement lointain du canon. Quand la voiture était passée, et que le souterrain rentrait dans le silence, le bonhomme agitait la tête avec désespoir et se remettait à écrire. Or ce souterrain, qui recevait un peu de jour par un soupirail était la cave de l'ancien couvent des Cordeliers. Le journaliste était Marat.

Par quelle échelle fatale ce docteur, passionné pour la lumière et pour les découvertes, comme son aïeul Faust, était-il descendu dans ce réduit obscur? Ses idées excentriques avaient soulevé contre lui, dans la société, les mêmes orages que ses systèmes avaient déchaînés jadis dans le monde de la science. Ce petit homme, chétif et irritable, souffrait plus que tout autre de la dure captivité à laquelle le condamnaient, depuis quelques mois, les poursuites de ses ennemis. Traqué de repaire en repaire, comme une bête fauve, ne pouvant coucher deux fois dans le même lit, harcelé à toute heure et en tout lieu par les limiers de la police, il ne trouvait un peu de repos que dans la profondeur des ténèbres. La privation de la douce lumière du jour, qui avait été toute sa vie l'objet de son admiration et de ses études, l'affligeait encore plus que tout le reste. Les lieux sombres qu'il habitait, depuis trois ans, faisaient passer dans son âme un monde de ténèbres. Nuit et jour flamboyait, devant ses yeux, l'épée de la contre-révolution, qui menaçait la France. Son esprit plein de pensées lugubres se débattait dans les affres et les hallucinations de la mort. Les passions de la place publique soutenaient seules son enveloppe débile au-dessus de l'anéantissement ou de la folie. Quand cette excitation morale faiblissait, il demandait au café, dont il prenait jusqu'à trente-deux tasses par jour, des forces artificielles pour lutter contre l'abattement et le sommeil. Infatigable, il rédigeait à lui seul, depuis le commencement de la Révolution, une foule de pamphlets et sa feuille l'Ami du peuple. Marat travaillait vingt-deux heures de suite: cette prodigieuse tension irritait toutes les cordes de son esprit. Sa manière de vivre, extraordinaire, ouvrait son coeur à tous les soupçons comme à toutes les crédulités. Il s'emportait par bourrasques contre ses meilleurs amis.

«Tu as raison, lui répondait Camille outragé, de prendre sur moi le pas du l'ancienneté et de m'appeler dédaigneusement jeune homme, puisqu'il y a vingt-quatre ans que Voltaire s'est moqué de toi; de m'appeler injuste, puisque j'ai dit que tu étais celui de tous les journalistes qui a le plus servi la Révolution; de m'appeler malveillant, puisque je suis le seul écrivain qui ait osé te louer… Tu as beau me dire des injures, Marat, comme tu fais depuis six mois, je te déclare que, tant que je te verrai extravaguer dans le sens de la Révolution, je persisterai à te louer, parce que je pense que nous devons défendre la liberté, comme la ville de Saint-Malo, non-seulement avec des hommes, mais avec des chiens.» Marat avait beau dire et crier, il aimait ce jeune homme.

Après la fatale journée du Champ-de-Mars, le souterrain lui-même ne fut plus tenable; il fallut partir. Depuis quelque temps, Marat n'avait plus d'imprimerie; il occupait celle d'une demoiselle Colombe; on vint saisir les caractères et les presses. Les citoyens ardents, les lecteurs de l'Ami du Peuple, regardaient avec une fureur concentrée ce cortége de trois ou quatre voitures, s'acheminant vers la maison commune, environnées de baïonnettes, et chargées de tout l'attirail d'une imprimerie; des colporteurs garrottés fermaient la marche. «Convient-il, murmurait-on d'une voix sourde, convient-il à des citoyens armés, qui ont tué nos frères, de venir mettre à la raison des écrivains accusés d'avoir conseillé le meurtre? Les âpres diatribes de Marat, les figures de rhétorique de l'orateur du peuple, n'ont point fait verser depuis trois années deux gouttes de sang; un seul ordre de Lafayette en a fait répandre une large tache.» Ainsi l'opinion publique frémissait dans l'ombre; mais ses chefs étaient dispersés ou captifs, ses orateurs muets, ses espérances ajournées, sinon détruites.

Cependant l'Assemblée constituante touchait au terme de ses travaux. Fatiguée, énervée, soupçonné de trahison et de connivence avec la cour, depuis les massacres du Champ-de-Mars, elle avait cessé d'être le foyer auquel se réchauffait en 89 l'opinion publique. Ses dissensions intérieures, son peu de foi dans la durée de la Constitution qu'elle venait d'ébaucher, ses illusions sur la possibilité d'établir en France le régime de la monarchie constitutionnelle, tout la condamnait à un dernier sacrifice. Elle eut du moins le mérite de se retirer à temps. Il est vrai que, depuis quelques mois et à diverses reprises, quelques-uns de ses orateurs lui avaient conseillé de se dissoudre. Robespierre fit une motion plus courageuse encore: il proposa à l'Assemblée de décréter que ses membres ne pourraient être réélus à la prochaine législature.

L'Assemblée constituante, malgré ses défauts et ses passions, avait du moins une qualité héroïque, dont elle fit preuve dans toutes les occasions: c'était le désintéressement. Robespierre s'adresse uniquement à cette générosité bien connue. «Ceux qui fixent les destinées des nations, s'écrie-t-il, doivent s'isoler de leur propre ouvrage.» Sans rabaisser la mission de l'Assemblée, ni ses lumières, il ose lui rappeler que la source de toute grandeur et de toute inspiration est dans le sentiment général. «Je pense, dil-il, que les principes de la Constitution sont gravés dans le coeur de tous les hommes et dans l'esprit de la majorité des Français; que ce n'est point de la tête de tel ou tel orateur qu'elle est sortie, mais du sein même de l'opinion publique qui nous a précédés et qui nous a soutenus; c'est à la volonté de la nation qu'il faut confier sa durée et sa perfection, et non à l'influence de quelques-uns de ceux qui la représentent en ce moment.» Ces belles paroles, quoique proférées par un seul, répondaient à la conscience de tous.

L'Assemblée décrète, à la presque unanimité, la proposition de Robespierre. Quelques historiens ont avancé que si la Constituante ne s'était point décapitée elle-même, et n'avait point exclu ses membres de la prochaine Assemblée, il n'y aurait pas eu de république. Pour celui qui cherche constamment la logique des faits, une telle conclusion n'est pas admissible. Il fallait que la Révolution se fit et qu'elle épuisât toutes ses conséquences: le trône était un obstacle à sa marche, elle le franchit. L'Assemblée constituante aurait eu beau renaître sous un autre nom, qu'elle n'eût point empêché la monarchie de courir à sa perte, ni le peuple français de revendiquer sa souveraineté.

La Constitution qu'elle avait votée était l'oeuvre de la classe moyenne, et laissait en dehors de la vie politique, c'est-à-dire de l'élection, un assez grand nombre de citoyens. Sur quel droit pouvait-on établir ces restrictions et tracer des limites au suffrage universel? Il était bien question de droit! La vérité est que la bourgeoisie, effrayée des envahissements de la masse, voulait lui fermer l'accès des urnes. Vainement objecterait-on que les gens exclus du droit de voter étaient des pauvres.

«Ces gens dont vous parlez, répondait avec beaucoup du raison Robespierre, sont apparemment des hommes qui vivent, qui subsistent au sein de la société, sans aucun moyen de vivre et de subsister. Car s'ils sont pourvus de ces moyens-là, ils ont, ce me semble, quelque chose à perdre ou à conserver. Oui, les grossiers habits qui me couvrent; l'humble réduit où j'achète le droit du me retirer et de vivre en paix; le modique salaire avec lequel je nourris ma femme, mes enfants; tout cela, je l'avoue, ce ne sont point des terres, des châteaux, des équipages; tout cela s'appelle rien, peut-être, pour le luxe et pour l'opulence, mais c'est quelque chose pour l'humanité; c'est une propriété sacrée, aussi sacrée sans doute que les brillants domaines de la richesse.» [Note: J'ai usé, abusé peut-être de la citation,—j'en serai plus sobre à l'avenir.—Mais si les événements ont une voix, comme je le pense, c'est dans les écrits et les discours du temps qu'il faut la chercher.]

L'ensemble de la Constitution (89-91) présente néanmoins un caractère imposant: c'est tout un passé qui se bouleverse, c'est toute une société nouvelle qui s'élève. Il serait trop long de récapituler les importants travaux de cette Assemblée mémorable, ses décrets sur la sûreté des personnes et des propriétés, l'abolition des priviléges, la libre circulation des grains, la liberté des opinions religieuses, l'éligibilité des non-catholiques, la division du royaume en départements, l'interdiction des voeux monastiques, la réorganisation de l'armée et du pouvoir judiciaire, l'aliénation des biens nationaux, l'émission des assignats, le progrès de l'éducation publique, la suppression des maîtrises et des jurandes, la réforme du Code pénal. L'Assemblée adoucit la rigueur des supplices; mais elle n'osa point abolir la peine de mort, et pourtant Robespierre l'y exhortait de toutes ses forces. Le 30 mai 1791, il s'écriait à la tribune: «Effacez du Code des Français les lois de sang qui commandent des meurtres juridiques et que repoussent nos moeurs et notre Constitution nouvelle.» Cet appel à la raison, à la justice, à l'humanité, cette voix de la clémence se perdit dans le désert. A ceux qui lui reprochent aujourd'hui d'avoir fait couler le sang, Maximilien pourrait répondre: «J'ai trouvé dans votre loi le glaive levé; je vous ai proposé de le briser, vous n'avez pas voulu; cette arme est tombée plus tard entre mes mains, je m'en suis servi.»

La terreur constitutionnelle durait toujours; on arrêtait les discoureurs en plein vent; le drapeau rouge flottait à l'Hôtel de Ville; un silence morne régnait au Palais-Royal et dans les cafés. L'Assemblée profita de cette stupeur pour réviser la Constitution, c'est-à-dire pour la modifier. La République semblait vaincue, et, ce qui est le dernier degré de la défaite, elle était tombée sans combattre.

Commencée le 17 juin 1789, la Constitution fut terminée le 3 septembre 1791. Louis XVI l'accepta. «Convaincu, disait-il, de la nécessité d'établir cette Constitution et d'y être fidèle,» il se rendit solennellement au sein de l'Assemblée nationale. Au milieu des cris d'enthousiasme qu'excitaient parmi les députés la présence et le serment du roi, l'abbé Grégoire fit entendre ces sombres paroles: «Il jurera tout et ne tiendra rien.» Cette Constitution fut proclamée par le maire de Paris, dans le Champ-de-Mars, au bruit du canon. Lafayette fit décréter une amnistie générale pour les délits relatifs aux affaires politiques du 15 juillet; l'amnistie ne relève pas les morts!

Enfin ils sont partis!—Ce furent les adieux que reçurent les députés de la Constituante, si bien venus et si bien fêtés à leur arrivée; les législatures s'usent dès qu'elles ne contiennent plus l'esprit de la Révolution. Finissons. Les hommes, les faits, les idées qui ont préparé la Montagne nous sont désormais connus; nous avons vu construire laborieusement et pièce à pièce le théâtre de la lutte: viennent maintenant les gladiateurs de la liberté!

CHAPITRE TROISIÈME

ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE

I

En quoi l'Assemblée législative différait de l'Assemblée constituante.—Le parti des Girondins.—Quels étaient alors les républicains.—Troubles excités dans tout le royaume par les prêtres réfractaires.—Menaces des émigrés.—Conduite ambiguë de Louis XVI.

Il en est des grandes Assemblées comme des grands hommes: on s'aperçoit de leur supériorité alors qu'elles ne sont plus. La Constituante, en disparaissant, avait creusé un abîme. Comment combler ce vide? où trouver, parmi les nouveaux venus, des candidats capables de succéder aux Mirabeau, aux Sieyès, aux Duport, aux Barnave, aux Robespierre? Les révolutions sèment les dents du dragon: il en naît des hommes, des citoyens.

La Législative fut une Assemblée de transition, une sorte de lien entre la Révolution et la République. Elle ouvrit ses séances le 1er octobre 1791. Cette nouvelle Assemblée nationale n'avait plus l'éclat imposant de la Constituante: ni grands noms, ni grandes distinctions naturelles ou acquises. Soixante des nouveaux députés n'avaient pas encore accompli leur vingt-sixième année. C'était l'Assemblée des jeunes. A part Condorcet, Brissot et quelques autres, ses membres étaient inconnus. Parmi eux, on s'étonnait de ne point trouver Danton; les intrigues et la violence de ses ennemis avaient fait échouer sa candidature.

Le premier acte de la Législative fut un témoignage de déférence et de respect pour les travaux de l'Assemblée qui venait de finir. Le livre de la Constitution fut apporté en triomphe par douze vieillards, comme un livre saint; l'archiviste Camus le présenta solennellement aux nouveaux députés, qui le reçurent debout et la tête découverte. Ainsi l'Assemblée législative parut se tenir dans une humble contenance, devant l'ombre même de la Constituante. Quoique sincère, sans doute, cet hommage rendu à l'un des plus grands monuments de l'esprit humain ne pouvait être, de la part des nouveax venus, un engagement durable. La Constitution, quoique saluée avec enthousiasme, n'allait déjà plus à la taille de la Révolution, qui grandissait toujours; les premiers mouvements de la Législative devaient la faire éclater comme un vêtement trop court et trop étroit.

Dès le début de la session, la vieille étiquette royale vint se heurter au roc des idées démocratiques. «Nous n'étions pas douze républicains en 89,» dit quelque part Camille Desmoulins. Depuis la fuite du roi et le massacre du Champ-de-Mars, le nombre s'en était beaucoup accru. Le duel entre les deux principes s'engagea à propos d'un incident.

Couthon, dont les paupières molles, le teint blême, les joues creuses, annonçaient une constitution faible et un esprit taciturne, proposa de réformer le cérémonial qui avait été suivi par la Constituante, dans les réceptions du pouvoir exécutif. Plus de trône,—un fauteuil; plus de titre de sire,—monsieur; plus de députés debout et découverts devant leurs maîtres,—tous assis. «La Constitution, disait l'orateur, qui nous rend tous égaux et libres, ne veut point qu'il y ait d'autre majesté que la majesté divine et la majesté du peuple.» L'Assemblée vota d'abord ces dispositions; puis, effrayée elle-même de son audace, elle revint le lendemain sur le décret, et anéantit son propre ouvrage. Le coup n'en était pas moins porté. Le roi constitutionnel devenait, aux yeux de la loi, ce qu'il devait être d'après l'esprit même de l'institution, le serviteur de son peuple, et encore un serviteur à gages, c'est-à-dire révocable.

Elle eut lieu pourtant, cette séance royale. Louis XVI lut un discours dans lequel il faisait semblant de croire la Révolution terminée; elle commençait. Des cris de vive le roi l'accuéillirent à son entrée et l'accompagnèrent à sa sortie.

La Constituante s'était distinguée par l'expérience, la maturité, les lumières de ses hommes d'État; la Législative, elle, apportait un élément nouveau, l'enthousiasme.

Un groupe se faisait remarquer par son accent bordelais, son ardeur, sa verve méridionale: c'était celui des députés de la Gironde, Vergniaud, Guadet, Gensonné, Ducos, Fonfrède et autres. La plupart d'entre eux avaient fait de bonnes études classiques. Ils étaient sortis du collége, fort ignorants, mais l'âme remplie des souvenirs de l'antiquité. Le sentiment païen de la forme et de la beauté extérieure les saisissait: ils avaient voué un culte à la République d'Athènes. Le discours latin développa chez eux la faculté d'imitation, le forum bordelais affermit et enfla leur voix. Il y avait du soleil dans leur éloquence. Ces jeunes gens appartenaient en général à la classe moyenne, à cette envahissante bourgeoisie qui avait depuis si longtemps attaqué les priviléges de la noblesse. La majesté royale, comme on disait alors, n'exerçait sur leur esprit aucun prestige. Ils avaient secoué le joug des préjugés religieux et ne croyaient qu'à la puissance de la raison. D'ailleurs légers, remuants, grands parleurs, ils avaient plus de forme que de fond. Le chef de ce groupe, ou du moins le centre autour duquel ils ne tardèrent point à se réunir, était Brissot dit de Warville, esprit sérieux, possédant les connaissances qui manquaient à ses jeunes amis, sachant manier les hommes et les affaires, mais hélas! d'une probité douteuse. Brissot croyait, depuis longtemps, que la nation française était assez avancée pour se gouverner elle-même. Les Girondins adoptèrent sa manière de voir; ils se rallièrent, par nécessité, au simulacre de la monarchie constitutionnelle; mais leur idéal était la République.

[Illustration: Couthon.]

Par une contradiction qui étonna, les démocrates, d'un autre côté, se montraient bien moins préoccupés de changer la forme du gouvernement que de réaliser certaines conquêtes politiques et sociales. Robespierre, on le sait, ne faisait point partie de la Législative; mais il n'avait point cessé pour cela de parler et d'écrire. Quelle était alors son attitude? Il se couvrait de la Constitution comme d'un manteau. Pourvu qu'on traçât autour de la monarchie de sages limites, c'était la forme de gouvernement qu'il acceptait encore au mois de septembre 1791.

«Je n'ai point partagé, écrivait-il dans une adresse aux Français, l'effroi que le titre de roi a inspiré à presque tous les peuples libres. Pourvu que la nation fût mise à sa place, et qu'on laissât un libre essor au patriotisme que la nature de notre Révolution avait fait naître, je ne craignais pas la royauté, et même l'hérédité des fonctions royales dans une famille; j'ai cru seulement qu'il ne fallait point abaisser la majesté du peuple devant son délégué, soit par des adorations serviles, soit par un langage abject. J'ai cru qu'il ne fallait point se hâter de lui procurer ni assez de forces pour tout opprimer, ni assez de trésors pour tout corrompre, si on ne voulait point que la liberté périt avant même que la Constitution fût achevée. Tels furent les principes de toutes mes opinions sur les parties principales de l'organisation du gouvernement: elles peuvent n'être que des erreurs; mais, à coup sûr, elles ne sont point celles des esclaves ni des tyrans.» Comme il ne se rétracte point, comme il défend au contraire toute sa conduite, on est autorisé à dire qu'il persévérait dans la même manière de voir.

Pour établir la République, il faut des principes, des vertus et des lumières; les Girondins n'avaient qu'un système.

L'Assemblée constituante léguait à la Législative des embarras énormes: la rareté des subsistances, la résistance du clergé, l'émigration, la guerre civile et la guerre extérieure. Devant ces obstacles accumulés, les Constituants avaient quelquefois manqué de prévoyance et d'énergie. Les politiques du fait, hommes à vue courte, n'avaient pas su calculer l'importance de la question religieuse. La Révélation ne s'attendait qu'à la guerre des rois; elle vit se dresser devant elle la guerre des prêtres et des croyances. Contre toute prévision, elle rencontra, dans le clergé, un ennemi dont les armes tenaient encore de l'enchantement. Exercer sur les âmes un empire invisible, couvrir leurs complots d'un voile sacré, troubler la terre au nom du ciel, telle fut la tactique des prêtres factieux. Parmi ces derniers, beaucoup ne songeaient qu'à guérir la plaie faite à leurs intérêts matériels; d'autres s'agitaient par esprit de fanatisme: c'étaient les plus dangereux. Les hommes de la Constituante s'étaient contentés de tonner contre le pharisaïsme de l'ancien clergé, et d'opposer aux artifices des réfractaires un tranquille mépris. Cette conduite était impolitique et légère. Il y avait plus de foi dans le peuple que les prêtres eux-mêmes n'osaient l'espérer. D'un autre côté, des plaisanteries maladroites et indécentes contre les idées religieuses venaient en aide à la fureur du clergé en alarmant les consciences. La philosophie a le droit de succéder aux cultes qui meurent; elle n'a pas le droit de les tourner en ridicule.

La situation des ecclésiastiques assermentés devint intolérable. Leurs faux frères excitaient contre eux les populations ignorantes et aveuglées. Dans les campagnes, on ravageait leurs petites cultures, on tuait leurs pigeons, on dénichait les oeufs dans leurs poulaillers. [Note: Extrait d'une note curieuse qui existe aux Archives du royaume.] Réduits à la famine, ils avaient encore à souffrir les insultes des enfants qui les pourchassaient à coups de fourche. Plusieurs ecclésiastiques distingués et soumis à la loi occupèrent alors les siéges épiscopaux devenus vides par la retraite des anciens évêques; ils rencontrèrent dans leur diocèse des obstacles énormes. A Caen, l'abbé Fauchet, nommé évêque du Calvados, s'agitait contre la ligue formidable des nobles et des prêtres. Deux ou trois cents femmes d'une paroisse de Caen poursuivirent le curé constitutionnel, lui jetèrent des pierres, le chassèrent jusque dans son église, où elles descendirent le réverbère du choeur pour le pendre devant l'autel. La même ville fut bientôt le théâtre de désordres plus graves encore: dans l'église Saint-Jean, on vit reluire les armes devant l'autel, des coups de feu furent tirés par d'anciens nobles qui avaient fait de la maison de prière un antre de sédition et une caverne de brigands.

Faisant allusion à ces désordres, à ces actes de barbarie et aux prêtres rebelles qui les excitaient, l'abbé Fauchet s'écriait indigné: «En comparaison de tels prêtres, les athées sont des anges…. Allez, ont-ils dit aux ci-devant nobles. Allez, épuisez l'or et l'argent de la France; combinez les attaques au dehors, pendant qu'au dedans nous vous disposerons d'innombrables complices: le royaume sera dévasté, tout nagera dans le sang; mais nous recouvrerons nos priviléges! Abîmons tout plutôt, c'est l'esprit de l'Église.—Dieu bon, quelle Église! ce n'est pas la nôtre; et si l'enfer peut en avoir une parmi les hommes, c'est de cet esprit qu'elle doit être animée. Et ils osent parler de l'Évangile, de ce code divin des droits de l'homme qui ne prêche que l'égalité, la fraternité, qui dit: Tout ce qui n'est pas contre nous est avec nous; annonçons la nouvelle de la délivrance à toutes les nations de la terre: malheur aux riches et aux oppresseurs! N'invoquons pas les fléaux contre les cités qui nous dédaignent; appelons-les au bonheur de la liberté par le doux éclat de la lumière.»

L'Assemblée législative, instruite de ce qui se passait à Caen et ailleurs, hésitait elle-même entre la tolérance et les mesures de rigueur, contre des hommes qui fomentaient la guerre civile sous le manteau de la religion. Merlin de Douai proposa de charger sur des vaisseaux les prêtres insermentés. On écarta pour l'instant toute persécution. Cependant l'incendie des croyances religieuses se propageait et s'étendait de jour en jour. Quelques provinces du Midi, le Gévaudan, la Bretagne suivirent l'exemple du Calvados. Les pays de montagnes résistent plus longtemps que les autres au déluge des eaux et des idées. Il en est des renouvellements du monde social comme de ces grands cataclysmes qui ont changé plusieurs fois la face du globe terrestre. C'est toujours sur les hauteurs que se retirent les derniers représentants de l'ordre de choses qui va finir; c'est là qu'ils luttent à outrance contre la destruction générale.

Les provinces soulevées par la lutte des préjugés religieux étaient, en outre, isolées du reste de la France par des barrières naturelles, des rivières, des fleuves, des routes impraticables, un langage et des moeurs à part. Les habitants de quelques provinces étaient habitués à vivre dans une indépendance farouche, bien différente de celle que la Constitution voulait fonder. La liberté du citoyen n'est pas celle du sauvage: la volonté particulière se trace à elle-même des limites en se rattachant à la volonté générale. La Révolution, qui était en réalité une délivrance, leur parut, en raison des sacrifices qu'elle exigeait, une tyrannie. Les ecclésiastiques, les nobles déchus, profitèrent de ces instincts et de ces germes de mécontentement pour inspirer aux paysans la haine des institutions nouvelles. Les paisibles campagnes se changèrent, sous leur main, en champs de bataille où l'ignorance agitait des ténèbres et des armes. Cette puissance mystérieuse des prêtres tenait moins encore à leur habileté personnelle qu'à l'empire des croyances sur le coeur de l'homme.

La rareté et, par suite, la cherté des subsistances étaient inséparables d'un état de choses aussi troublé et qui n'avait pas encore permis à la fortune publique de se rasseoir. La domination des riches sur les pauvres survivait à l'aristocratie détruite. L'habit des citoyens actifs causait de l'impatience aux hommes en blouse, qu'on avait privés des droits politiques. Les gardes nationaux, depuis l'affaire du Champ-de-Mars, étaient désignés sous le nom de Janissaires de l'ordre. D'un autre côté, les intérêts alarmés se coalisant contre la misère, il se trouva des spéculateurs pour opérer la hausse factice des denrées; des mouvements eurent lieu dans le faubourg Saint-Marceau, à l'occasion de la cherté subite du sucre. Au milieu du dénûment des classes laborieuses, la Révolution jetait ça et là quelques sentences économiques:—Tous les hommes ont droit à la subsistance.—Si l'habit du pauvre a des trous, les habits du riche ont des taches.—La nature donne des vivres, et les hommes font la famine.

Un prêtre conformiste faisait entendre de sages et utiles paroles. «La Révolution n'est pas faite, écrivait-il, si habituellement le pain n'est pas à meilleur marché qu'il n'est aujourd'hui… Le bois, le linge, les maisons diminuant de prix avec le temps, nous n'aurons plus de mendiants, et j'aurai le plaisir de voir s'accomplir à la lettre cette prophétie de David: Les pauvres mangeront et seront rassasiés.»

L'État se trouvait lui-même aux abois; il avait bien les mains pleines de papier-monnaie; mais ses caisses étaient vides de numéraire. La confiance manquait, la vente des biens du clergé rencontrait un obstacle dans certains scrupules religieux. Le cultivateur achetait, mais en tremblant. Marchait-on bien sur un terrain solide? L'ancien régime ne pouvait-il pas revenir? Et, dans ce cas, ces terres, quoique légitimement acquises, ne seraient-elles pas violemment arrachées des mains du paysan? Heureux encore s'il ne payait pas de sa tête le crime d'avoir soldé la terre avec le fruit de ses économies et de la féconder chaque jour par son travail! L'État se reposait sur le crédit; le crédit, c'est l'idéal de la fortune. Toutes ces causes réunies produisaient une masse de souffrances incessamment accrues. Si quelque chose étonne, c'est qu'au milieu de circonstances si graves la Révolution ait pu se maintenir.

Les prêtres non-assermentés en appelaient aux foudres du pape, les nobles à l'épée des souverains étrangers; leurs espérances se portaient ainsi de tous côtés, et toujours au delà des frontières. Les classes qui, jusqu'en 1789, étaient à la tête de la société se mirent violemment hors la nation. Ces hommes, pour lesquels le sol français était peu de chose à côté de leurs intérêts personnels, auraient compté pour rien les ravages de leur entreprise et la vie des citoyens, à la condition de rétablir la monarchie. Avec l'émigration, le numéraire s'enfuyait; il se formait de jour en jour, sur la frontière, ce qu'on nommait alors la France extérieure. Tandis que les tronçons de l'aristocratie, coupée par le glaive de la Révolution, s'agitaient ainsi pour se rejoindre à Coblentz ou à Bruxelles; les souverains du Nord armaient sur toute la ligne.

Les émigrés trompaient les rois de l'Europe par les rêves dont ils s'abusaient eux-mêmes; ils leur disaient qu'une fois le pied des armées étrangères sur le sol de la France, la nation, comprimée par une poignée de révolutionnaires, se soulèverait elle-même et chercherait son salut du côté de l'étranger. Le but des puissances confédérées était d'ailleurs conforme aux projets et au langage des émigrés français: soutenir la partie saine de la nation contre la partie délirante, éteindre au sein du royaume le volcan du fanatisme révolutionnaire dont les éruptions successives menaçaient les empires circonvoisins.

Chaque jour, des lettres arrivaient du camp de Coblentz ou de Worms; une armée, dont presque tous les soldats étaient gentilshommes, se tenait prête à agir; l'argent abondait. Voici une de ces lettres, retrouvée par nous aux Archives du royaume: «On attaquera sur cinq points;… je ne sais si les esprits changent en France; mais le peuple des frontières adopte nos principes. Vous ne pouvez vous faire une idée du degré de chaleur où les esprits sont montés. Tous les jours des officiers arrivent, surmontant tous les dangers et tous les obstacles; dix-huit se sont jetés à la nage, devant les gardes nationales, pour passer de l'autre côté; d'autres traversent la rivière à cheval… Les princes nous ont assuré qu'ils n'écouteraient aucune proposition ni accommodement. Vaincre ou mourir sera la devise de l'armée. Le mois où nous entrons sera bien intéressant; croyez que nous vous rosserons de main de maître, et que l'on ne punira personne sans un jugement. Les parlements sont tant à Coblentz qu'à Bruxelles. Les princes leur ont donné l'ordre de ne pas s'écarter. M. Séguier aura bien de la besogne. Malheur à ceux qui feront de la résistance!» [Note: Lettre d'une émigrée trouvé dans les papiers de M. Lemounier, médecin du roi.]

Ce rassemblement convulsif, tout électrisé de contre-révolution et d'aristocratie, inquiétait à juste titre les législateurs. Chaque jour, l'armée se désorganisait par la fuite des officiers. Le plus grand tort que les ennemis de la Révolution pouvaient lui faire, c'était de la pousser aux excès; les nobles et les prêtres n'épargnèrent aucun moyen pour amener ce résultat désastreux; l'absence menaçante des uns, la présence occulte et les complots des autres concouraient à souffler le feu de la guerre civile. L'Assemblée législative voyait le mal; elle ne voyait pas le remède. Condorcet avait proposé de lier les nobles à la Constitution par un serment: «Ils le prêteront, lui répondit Isnard, mais ils jureront d'une main, et de l'autre ils aiguiseront leur épée.»

Dans ces conjonctures difficiles, que faisait le roi? Louis XVI n'avait point encore perdu l'espoir de raffermir son trône ébranlé. Quelques pâles rayons de popularité lui revenaient, par intervalles, comme les dernières caresses d'un soleil d'automne. Le soir du jour où il s'était rendu à l'Assemblée nationale, il alla au Théâtre-Italien avec la reine, Madame Élisabeth et ses enfants. La famille royale fut reçue avec des marques d'attendrissement.

—Le bon peuple, s'écria la reine, il ne demande qu'à aimer!

Pourquoi donc, madame, n'avez-vous pas su gagner son coeur?…

Les ci-devant nobles ne manquèrent point d'attribuer ces retours à l'humeur légère des Français, qui s'étaient éloignés du trône par étourderie et par bravade, mais qui seraient bientôt forcés d'y revenir à genoux et dans l'attitude du repentir. La mobilité du caractère français est, au contraire, comme celle de la mer qui repousse continuellement les chaînes dont on voudrait la charger. Cependant Louis XVI, conseillé par Barnave, ne cessait de donner des gages apparents à la Constitution. Rome avait prononcé d'avance l'absolution de cette conscience royale, qui fléchissait sous la force majeure des événements. Tromper la Révolution, c'était un moyen de la soumettre: on comptait sur cette sainte hypocrisie pour lasser ce qu'on nommait la fureur des partis extrêmes; ses solennels serments n'empêchaient d'ailleurs pas Louis XVI de porter ses regards et ses intrigues au delà du Rhin.

II

Deux décrets: l'un contre les émigrés, l'autre contre les prêtres réfractaires.—D'où est parti le système de la Terreur.—Le roi tient pour le clergé non assermenté et pour la noblesse révoltée contre la nation.—Les désastres de Saint-Domingue.—Camille Desmoulins sans journal.—Les lettres et les arts en 91.—Danton est nommé procureur-adjoint de la Commune de Paris.—Son caractère et sa profession de foi.

Une conduite si ondoyante n'était pas seulement dans la politique du château; elle était surtout dans le caractère faible de ce malheureux prince. La reine avait, disait-on, plus de force d'âme; mais la volonté n'est une puissance que si elle s'appuie sur un grand dessein; or, Marie-Antoinette n'avait dans le coeur que des rancunes d'ambition froissée, et dans l'esprit que des plans décousus. D'un autre côté, les soutiens du trône constitutionnel allaient manquer à la royauté de 89: Lafayette et Bailly atteignaient le terme de leurs fonctions, tandis que l'Assemblée législative voulait enfin percer à jour les vraies intentions de Louis XVI et lui imposer des hommes nouveaux.

Tel était l'état de trouble des esprits; tels étaient les embarras et les difficultés de la situation; l'Assemblée nationale allait-elle trouver le moyen d'en sortir?

L'Assemblée législative crut que le moment était venu de renoncer à un système d'impunité dont on voyait chaque jour se développer les funestes conséquences. La tolérance des hommes d'État envers les prêtres réfractaires et les nobles qui s'étaient sauvés à l'étranger n'avait fait qu'encourager le schisme et l'émigration. Si l'on persévérait dans cette voie, ne courait-on pas à la perte de toutes les conquêtes révolutionnaires? Ce fut Brissot qui, le 30 octobre 1791, suivant une expression vulgaire, attacha le grelot. Dans un discours fort étudié, il demanda que si, passé un certain délai, les princes et les fonctionnaires émigrés ne rentraient pas dans le royaume, ils fussent poursuivis criminellement et leurs biens confisqués. Quant aux autres (le menu fretin) on se contenterait de frapper leurs propriétés d'une triple imposition. Ces moyens d'intimidation parurent trop doux à Vergniaud. «Avec ces misérables pygmées, parodiant l'entreprise des Titans contre le ciel, il n'est point besoin de preuves légales.» Le lendemain, le fougueux Isnard s'élance à la tribune: «Il est souverainement juste, s'écrie-t-il, d'appeler au plus tôt, sur ces têtes coupables, le glaive des lois… Il est temps que ce grand niveau de l'égalité qu'on a placé sur la France libre prenne enfin son aplomb… Ne vous y trompez pas, c'est la longue impunité des grands criminels qui a pu rendre le peuple bourreau… Si nous voulons être libres, il faut que la loi, la loi seule, nous gouverne; que sa voix foudroyante retentisse dans le palais du grand comme dans la chaumière du pauvre, et qu'aussi inexorable que la mort lorsqu'elle tombe sur sa proie, elle ne distingue ni les rangs ni les personnes.» Ces images funèbres, la voix assombrie de l'orateur, soulevèrent des applaudissements.

Pour le coup, ce fut Marat qui se déclara charmé; il croyait avoir enfin trouvé son homme. Qu'invoquaient pourtant Brissot, Vergniaud, Isnard pour justifier ces mesures de rigueur? La raison d'État. N'est-ce point au nom du même sophisme que les Montagnards s'armèrent plus tard de l'échafaud? Les uns et les autres n'ont donc rien à se reprocher. Le système de la Terreur a même été inventé par les Girondins.

Après les émigrés, ce fut le tour des prêtres réfractaires. Le 14 novembre, Isnard, s'adressant aux hommes de la Révolution, dit cette vérité sinistre: «Il faut que vous les vainquiez ou que vous soyez vaincus.» Puis se retournant vers les prêtres réfractaires: «Il faut, poursuivit-il, ramener les coupables par la crainte ou les soumettre par le glaive. Une pareille rigueur ferait peut-être couler le sang; mais il est nécessaire de couper la partie gangrenée pour sauver le reste du corps.» Toujours la même doctrine: c'était celle de l'Inquisition.

Le 29 novembre, l'Assemblée vota un décret qui prescrivait à tous les ecclésiastiques de prêter le serment civique, dans le délai de huit jours, sous peine d'être privés du tous traitements ou pensions, déclarés suspects de révolte envers la loi et soumis à la surveillance de toutes les autorités constituées.

Les priver de leur traitement était un acte de justice. Mais au nom du salut public, les déclarer suspects, les placer en dehors du droit commun, n'était-ce point faire un grand pas vers le système de 93?

Ces deux décrets, l'un contre les émigrés, l'autre contre les ecclésiastiques réfractaires, furent frappés plus tard de deux vetos consécutifs. Le premier, disent les royalistes (le décret contre les émigrés), offensait le coeur de Louis XVI, sincèrement dévoué à sa bonne noblesse, dont il avait reçu tant de gages de sympathie et de dévouement; le second (celui contre les prêtres) révoltait ses croyances religieuses. Pouvait-il en être autrement? Le roi n'admettait au château que des prêtres non assermentés; Madame Elisabeth, fort dévote et peu éclairée, mais exerçant une assez grande influence sur le roi, contribuait à affermir ses scrupules. Louis XVI se contenta d'inviter les émigrés à rentrer en France; cette mesure était insuffisante; était-elle même bien sincère?

La note suivante, extraite d'une liasse déposée aux Archives du royaume, me permet d'en douter. «Quoique émigré, Lambesc a continué, jusqu'en janvier 1792, à faire les fonctions de grand-écuyer, de l'approbation de Capet; le ministre Latour du Pin correspondait avec lui en cette qualité. On a fait faire à Paris et expédié à Trèves des uniformes de gardes-du-corps (en gravure ou en nature?) de soldats prussiens, et des habits de livrée de valets de pied; les états de dépense des grandes et petites écuries étaient envoyés à Trèves, d'où Lambesc les renvoyait après les avoir signés.»

Les fonctions de grand-écuyer exercées à distance, par un homme qui était hors du royaume; l'assentiment plus ou moins direct que Louis XVI donnait à cette conduite, tout montre bien qu'il existait alors un lien entre le cabinet des Tuileries et l'émigration. Les anciens nobles avaient fui une patrie qu'ils ne pouvaient plus dominer; ce n'est donc pas une simple invitation du roi qui pouvait les rappeler à leurs devoirs. Ils ne manquèrent pas de mettre en doute la liberté de leur souverain, ni d'abriter leur désobéissance soi-disant fidèle derrière une fiction de contrainte et de captivité morale.

Cependant l'Assemblée nationale voyait avec impatience son autorité murée par deux vetos. Le peuple s'indignait; la colère des citoyens se montrait d'autant plus grande que les deux décrets, surtout celui contre les ecclésiastiques insoumis, étaient réellement empreints de sagesse et de modération. L'Assemblée se contentait, selon le mot de Camille, d'exorciser le démon du fanatisme par le jeûne, c'est-à-dire de retirer la pension aux prêtres qui persisteraient à ne point prêter le serment civique. La Législative avait bien prononcé des peines sévères contre les ci-devant nobles, qui intimidaient le pays par une fuite séditieuse, et contre les prêtres convaincus d'avoir provoqué la désobéissance aux lois; mais cette peine, purement comminatoire, devait expirer devant les barrières de l'étranger et devant le refus de la sanction royale.

La conduite du roi, dans ces circonstances extrêmes ne fut approuvée que par les Feuillants; on nommait ainsi les successeurs du club de 89. Un jeune écrivain du plus grand talent exposa les doctrines de ces conservateurs dans une longue lettre sur les dissensions des prêtres. André Chénier—c'était son nom—s'avouait alors royaliste.

[Illustration: Vergniaud.]

Les démocraties se montrent généralement peu favorables aux poëtes; elles regardent sans cesse à l'intérêt de tous, à la grandeur nationale, bien plus qu'à certains dons de la nature. Qu'arrive-t-il pourtant en pareil cas? Ces esprits frêles et délicats, mais jaloux de notoriété, qui voudraient soulever le monde avec une aile de papillon, s'irritent, accusent les événements de détourner d'eux la renommée, regrettent le bon vieux temps et maudissent le progrès. Avons-nous en vue André Chénier? non vraiment, mais une foule de beaux esprits qui rimaient alors contre la Révolution. Ce n'étaient ni des écrivains ni des poëtes qu'il fallait à la nation en danger, c'étaient des citoyens.

Guerre aux blancs! c'est le cri que poussait alors Saint-Domingue et qui traversa les mers. Comme toujours, l'insurrection avait été précédée par le martyre. Un noir, le brave et malheureux Oger, avait péri sur l'échafaud des esclaves; les idées ressemblent aux herbes des champs, il faut les faucher pour qu'elles croissent. On sait aujourd'hui que les premiers troubles de Saint-Domingue furent provoqués par la résistance des colons et par leur injustice; ces hommes durs repoussèrent le décret qui accordait les priviléges civiques aux hommes de sang mêlé, c'est-à-dire à leurs propres enfants. Ils furent châtiés; l'incendie et le meurtre couvrirent la colonie. Les nègres inventèrent des supplices qui font frémir d'horreur: les blancs leur avaient si bien appris à être cruels! Tôt ou tard, les armes de la persécution et de la tyrannie se retournent contre la main qui s'en est servie. C'était maintenant le tour des maîtres de manger leur pain dans l'agitation et la terreur. Nulle pitié: être blanc, c'était être coupable; le crime ne faisait qu'un avec la peau.

Cette nouvelle excita en France des émotions diverses: si la perte de nos colonies affligeait le sentiment national, si la conduite des noirs était révoltante, la conscience saluait, du moins avec tristesse, deux grandes choses, l'émancipation des esclaves et l'unité de l'espèce humaine. Les voilà donc, ces nègres, ces hommes de couleur trop longtemps traités comme des animaux, qui, eux aussi, réclament au nom de la liberté! D'où leur venait cette audace, sinon de la Déclaration des droits de l'homme? D'un bout du monde à l'autre, les esclaves répondaient à la Révolution Française par un tressaillement de coeur. Au milieu de ces désastres, l'attitude de la nation fut sublime. «Il n'y a pas à balancer, s'écria-t-elle; les lois de la justice avant celles des convenances commerciales, et nos intérêts après ceux de l'espèce humaine.» O enthousiasme de la générosité! Quand avait-on vu un peuple frappé bénir sa blessure? Quand une nation, tout en donnant des larmes aux victimes, s'était-elle consolée de la perte d'une de ses plus belles colonies par amour des principes et de l'humanité?

Camille avait donné sa démission de journaliste, mais non celle de citoyen. Aux Cordeliers, aux Jacobins, il ne cessait de répandre sa verve intarissable; comme il se défiait de sa voix, il faisait quelquefois lire ses discours. Sans principes bien arrêtés, Camille s'abandonnait toujours à la providence de son esprit; il allait avec le flot, mais ce flot allait lui-même du bon côté. Républicain, il attaquait sans cesse le Monstre politique de la Constitution. Les partisans de la royauté l'accusaient d'exagérer les maux de la situation actuelle, sans indiquer de remède; il se contenta de les tourner, le plus joliment du monde, en ridicule: «Que signifient, leur répondit-il, ces questions captieuses et pharisaïques et toutes ces métaphores de remèdes et de maladies désespérées, en parlant des nations? A un malade, il ne suffit pas pour être guéri d'en avoir la volonté, au lieu que vous reconnaissez tous que, pour qu'un peuple soit libre, il suffit qu'il le veuille; pour guérir une nation paralysée par le despotisme ou l'aristocratie, il suffit de lui dire comme au paralytique de la porte du temple de Jérusalem: Levez-vous et marchez; car c'est votre Lafayette lui-même qui l'a dit: Pour qu'un peuple soit libre, soit guéri, il suffit qu'il le veuille. Ainsi, messieurs, ceux d'entre vous qui sont de bonne foi ne peuvent répondre, à ce discours, rien de raisonnable, si ce n'est de dire comme les goujons des Mille et une Nuits, à qui l'auteur de la Feuille du Jour vient de comparer si plaisamment les Français, et qui répondaient dans la poêle à frire: Nous sommes frits, mais nous sommes contents

Camille Desmoulins demeurait alors rue du Théâtre-Français; mais il passait les derniers beaux jours de l'automne à Bourg-la-Reine, dans une maison de campagne de sa belle-mère. Lucile était toujours resplendissante de jeunesse et de gaieté; elle aimait la Révolution pour elle-même et pour son Camille: jamais sentiment plus noble ne souleva le sein d'une femme. L'enthousiasme civique ne l'empêchait pas de descendre aux amusements champêtres. Fréron, l'ami de la maison, venait souvent les joindre à Bourg-la-Reine; on passait gaiement de la politique aux moeurs familières de l'intimité. Fréron aimait à jouer avec les animaux de la garenne, et Lucile l'appelait pour cela Fréron-Lapin. Camille souriait à ces propos innocents: «J'aime Lapin, disait-il, parce qu'il aime Rouleau.» C'est ainsi qu'il appelait sa femme.

Le coeur humain est toujours le même; comme ces charmants badinages se détachent avec mélancolie sur le fond triste et sévère d'une Révolution qui devait dévorer ses plus beaux enfants!

Camille reprit du service dans le barreau, mais non sans regretter sa tribune de journaliste. «J'exerce de nouveau, écrivait-il à son père, mon ancien métier d'homme de loi, auquel je consacre à peu près tout ce que me laissent de temps mes fonctions municipales ou électorales et les Jacobins, c'est-à-dire assez peu de moments. Il m'en coûte de déroger à plaider des causes bourgeoises après avoir traité de si grands intérêts et la cause publique à la face de l'Europe. J'ai tenu la balance des grandeurs; j'ai élevé ou abaissé les principaux personnages de la Révolution. Celui que j'ai abaissé ne me pardonne point, et je n'éprouve qu'ingratitude de ceux que j'ai élevés; mais ils auront beau faire, celui qui tient la balance est toujours plus haut que celui qu'il élève. C'est une grande sottise que j'ai faite d'avoir cessé mon journal. C'était une puissance qui faisait trembler mes ennemis, qui aujourd'hui se jettent lâchement sur moi, me regardant comme le lion à qui Amaryllis a coupé les ongles.» Cette dernière phrase ne nous dit-elle pas que l'adoucissement de la grâce et de la beauté, toujours présentes dans la personne de sa femme, avait désarmé pour un temps la verve satirique de Camille?

On se souvient de l'affaire de Nancy; le zèle aristocratique de Bouillé avait laissé des victimes: quarante soldats furent tirés des galères; on fit de leur retour l'objet d'une fête à laquelle le peuple assista. Le sentiment public s'élevait avec la Révolution. A Libourne, un supplicié pour cause d'assassinat restait depuis quelques jours, privé de sépulture; les préjugés civils et religieux écartaient de cette dépouille avilie les mains les plus charitables; six membres du club des Jacobins allèrent lever le corps pour le porter au lieu des inhumations. L'adoucissement des moeurs se poursuivait! à Paris, les combats de taureaux furent défendus, ainsi que les scènes atroces de boucherie qui se passaient dans le quartier des halles; en réprimant les mauvais traitements envers les animaux, on voulait bannir toute cruauté du coeur des hommes libres. La presse révolutionnaire continuait à regarder la peine de mort comme injuste, en ce que la société n'a pas le droit de priver un citoyen de ce qu'elle ne lui a pas donné.

Les pièces de théâtre dévoilaient une nouvelle tendance philosophique et sociale; on joua successivement Caius Gracchus, de J. Chénier, la Mort d'Abel, de Legouvé, et Robert, chef de brigands, par Lamartellière. Ce vers de Chénier fut surtout applaudi:

S'il est des indigents, c'est la faute des lois.

Les arts, quoique masqués sans doute par l'importance de la question politique, n'étaient point délaissés absolument. Il y eut, vers la fin de l'an 1791, une exposition de peinture; on y remarqua les portraits de l'abbé Maury, de Lafayette et de Robespierre; au bas de ce dernier se lisait l'inscription suivante: l'Incorruptible. Le buste de Mirabeau figurait à côté du buste de Louis XVI. Il y avait beaucoup de paysages: au milieu des scènes les plus pathétiques de l'histoire, l'oeil et le coeur de l'homme cherchent toujours quelques riantes échappées pour retourner à la nature.

«Ce genre touchant, écrivait alors un critique, doit nécessairement gagner à la Révolution. Nos campagnes, devenues plus fortunées, offriront d'aimables sujets aux pinceaux qui s'y consacreront.»

A cette exposition de tableaux, le public se portait surtout vers le Serment du Jeu de Paume.

L'esprit humain, soit qu'il cherche le vrai, soit qu'il cherche le beau, suit toujours des voies parallèles. Cette constante relation ne saurait être brisée qu'aussitôt l'unité morale ne se trouble et que la signification des diverses écoles ne s'altère. Il en résulte qu'une histoire de l'art est forcément une histoire des dogmes, des révolutions, des philosophies qui ont, de siècle en siècle, renouvelé la face du monde. Sans foi, il n'y a pas d'art; mais cette foi change de forme et d'objet, selon les courants d'idées qui transforment la société. A la peinture religieuse de Lesueur avait succédé, en France, la peinture philosophique du Poussin. La décadence des moeurs avait ensuite poussé l'art dans les afféteries et les nudités du boudoir. Cependant, au sein de l'ancienne société où toutes les croyances déclinaient, s'éleva tout à coup un de ces souffles de l'esprit qui agitent les ossements arides. La Révolution parut, et avec elle le peintre David.

Ce qu'il faut chercher dans ses toiles magistrales, d'un style beaucoup trop académique, ce sont de grands exemples et de grandes leçons. Les Horaces, la Mort de Socrate, Brutus, Léonidas aux Thermopyles sont autant de proclamations adressées au peuple français; le pinceau n'en avait jamais signé de semblables. Chez David, le peintre n'est que la personnification du civisme; inspiré par les événements, il prêche ici le dévouement à la patrie, là le sacrifice de l'homme à une idée, ailleurs la haine de la tyrannie qui force un père à ensanglanter ses mains dans la mort tragique de ses fils. David imprime à toutes ses oeuvres la figure de ses convictions politiques. Sous son Bélisaire demandant l'aumône, qui n'a deviné la sollicitude du révolutionaire pour ces vieux soldats de la patrie, dont les haillons contrastent amèrement avec des services glorieux? Ainsi envisagées, les peintures de Louis David ne sont pas seulement des tableaux; ce sont des actes; l'artiste est plus qu'un homme, c'est le sentiment national décalqué sur la toile. Le Serment du Jeu de Paume, cette grande page de la Révolution Française, allait à l'âme et au talent du peintre; la foudre qui tombe sur le château royal nous montre dans l'éloignement le tonnerre du 10 août; où les Constituants n'avaient vu qu'une résistance à la cour, David avait aperçu la chute de la royauté.

Au milieu de ces oeuvres d'art et de littérature, l'Almanach du bonhomme Gérard, par Collot-d'Herbois, marque l'origine des almanachs politiques.

Danton venait d'être nommé substitut-adjoint du procureur de la Commune. Cet homme, auquel la nature avait donné en partage des formes athlétiques et des poumons d'airain, avait prévu que la Révolution ne s'accomplirait pas dans l'Assemblée des représentants de la nation; qu'il fallait que le peuple s'agitât, et que la force siégeât surtout dans les faubourgs. Il se fit le tribun des masses, le Jupiter tonnant de la place publique. Son éloquence à coups de canon retentissait surtout dans le club des Cordeliers, où elle donnait le signal de l'attaque. On n'agite pas pour agiter: sous ce tourbillon, il y avait une justice. Danton aimait sincèrement les classes pauvres et malheureuses, il voulait les affranchir; son coeur était bon, mais ses besoins étaient énormes. A tort ou à raison (nous reviendrons plus tard là-dessus), on l'accusait de marchés et du transactions déshonorantes avec Philippe d'Orléans.

Qu'y avait-il de vrai dans ces vagues rumeurs?

Danton recevait-il d'une main et se vengeait-il de l'autre, en écrasant les fourbes, les traîtres et les ennemis du peuple? Drapé dans son audace, il se couvrait contre toutes ces médisances ou toutes ces calomnies d'une confiance démesurée en lui-même.

Danton avait été nommé substitut-adjoint du procureur de la Commune par 1 162 voix. Le jour de son installation, il adressa au maire et aux autres membres du conseil municipal un discours qui était une profession de foi: «Je dois prendre place au milieu de vous, messieurs, puisque tel est le voeu des amis de la liberté et de la Constitution; je le dois d'autant plus que ce n'est pas dans le moment où la patrie est menacée de toutes parts qu'il est permis de refuser un poste qui peut avoir ses dangers.» L'orateur parle ensuite des calomnies dont il a été assiégé, de ce qu'il a fait pour la Révolution. «La nature, dit-il, m'a donné en partage les formes athlétiques et la physionomie âpre de la liberté. Exempt du malheur d'être né d'une de ces races privilégiées, suivant nos vieilles institutions, et par cela même presque toujours abâtardies, j'ai conservé, en créant seul mon existence civile, toute ma vigueur native, sans cependant cesser un seul instant, soit dans ma vie privée, soit dans la profession que j'avais embrassée, de prouver que je savais allier le sang-froid de la raison à la chaleur de l'âme et à la fermeté du caractère… Si dès les premiers jours de notre régénération j'ai éprouvé tous les bouillonnements du patriotisme, si j'ai consenti à paraître exagéré, pour n'être jamais faible, si je me suis attiré une première proscription pour avoir dit hautement ce qu'étaient ces hommes qui voulaient faire le procès à la Révolution, pour avoir défendu ceux qu'on nommait les énergumènes de la liberté, c'est que je vis ce qu'on devait attendre des traîtres qui protégeaient ouvertement les serpents de l'aristocratie… Voilà quelle fut ma vie. Voici, messieurs, ce qu'elle sera désormais…»

Danton promettait alors de concourir au maintien de la Constitution, rien que la Constitution. Son opinion sur la royauté était à peu près celle de Robespierre. «Après avoir brisé ses fers, continuait-il, la nation française a conservé la royauté sans la craindre et l'a épurée sans la haïr. Que la royauté respecte un peuple dans lequel de longues oppressions n'ont point détruit le penchant à être confiant, et souvent trop confiant; qu'elle livre elle-même à la vengeance des lois tous les conspirateurs, sans exception, et tous ces valets de conspiration, qui se font donner par les rois des à-compte sur des contre-révolutions chimériques, auxquelles ils veulent ensuite recruter, si je puis parler ainsi, des partisans à crédit; que la royauté enfin se montre sincèrement l'amie de la liberté sa souveraine: alors elle s'assurera une durée pareille à celle de la nation elle-même, alors on verra que les citoyens qui ne sont accusés d'être au delà de la Constitution que par ceux mêmes qui sont évidemment en deçà, on verra, dis-je, que ces citoyens, quelle que soit leur théorie arbitraire sur la liberté, ne cherchent point à rompre le pacte social; qu'ils ne voulaient, pour un mieux idéal, renverser un ordre de choses fondé sur l'égalité, la justice et la liberté. Oui, messieurs, je dois le répéter, quelles qu'aient été mes opinions individuelles, lors de la révision de la Constitution, sur les choses et sur les hommes, maintenant qu'elle est jurée, j'appellerai à grands cris la mort sur le premier qui lèverait un bras sacrilége pour l'attaquer, fût-il mon frère, mon ami, fût-il mon propre fils. Tels sont mes sentiments.»

Les idées de Danton s'étaient-elles modifiées au contact de ses nouvelles fonctions? On serait tenté de le croire. Cette riche nature abondait d'ailleurs en contrastes. Révolutionnaire par tempérament, homme d'action, il lui fallait le bruit, le mouvement, le forum, et pourtant il aimait les champs, la nature. S'il faut en croire Fabre d'Églantine, les goûts de Danton l'entraînaient à la campagne, aux bains, à la vie de fermier. Avec le remboursement d'une charge qui n'existait plus, il avait acheté, à Fontenay-sous-Bois, une petite métairie qu'il surveillait lui-même. Sa physionomie, féroce à la tribune, devenait, dans l'intimité, bonne, enjouée, quelquefois souriante. Ses discours, violents jusqu'à la fureur, ne donnent aucune idée de sa conversation, qui était instructive et agréable. Il aimait véritablement le peuple qui l'avait tiré, comme il disait, «de l'abjection du néant». Malheureusement il était esclave de ses plaisirs et du ses passions. Avec ses amis, il tenait souvent des propos cyniques; mais chez lui il ne se montrait étranger à aucun des sentiments délicats. Ce tribun, dont les colères faisaient pâlir le front des rois, avait près de sa femme des attendrissements de lion amoureux.

Mais est-ce bien le moment de nous occuper des hommes et de leur vie privée? L'éclair brille, le sol tremble: la Révolution vient d'emboucher la trompette guerrière.

III

La guerre.—Résistance de Robespierre à l'élan général.—L'avis de Danton—Brissot se déclare ouvertement pour l'attaque.—Lutte entre lui et Robespierre.—Le sentiment martial l'emporte.—Les Marseillais marchent sur Arles.—Le bonnet rouge.—Les piques.—Ministère girondin.

Des bruits de guerre grondaient depuis quelque temps d'un bout de la France à l'autre. Dès le mois de mars 1791, Marseille demandait à marcher vers le Rhin. L'élan patriotique était irrésistible. D'où venait à la nation française ce souffle belliqueux? De la provocation constante des puissances étrangères. Un mur de fer entourait la France, mur mouvant qui se rapprochait chaque jour de nos frontières. Tous les rois de l'Europe se sentaient menacés par la Révolution, dans la personne de Louis XVI, et cette Révolution, ils avaient juré de la vaincre. C'était la lutte entre le vieux droit divin et la souveraineté du peuple. La gravité de la situation n'échappait point au bon sens des masses. On se demandait seulement si la France devait attendre d'être attaquée, ou s'il ne valait pas mieux prévenir l'agression.

Le 29 novembre 1791, l'Assemblée législative avait sommé Louis XVI d'adresser aux cours étrangères une déclaration dont les termes étaient en même temps fermes et modérés: «Dites-leur que partout où l'on souffre des préparatifs contre la France, la France ne peut voir que des ennemis; que nous garderons religieusement le serment de ne faire aucune conquète; que nous leur offrons le bon voisinage, l'amitié inviolable d'un peuple libre et puissant; que nous respectons leurs lois, leurs usages, leurs constitutions, mais que nous voulons que la nôtre soit respectée. Dites-leur enfin que si des princes d'Allemagne continuent de favoriser des préparatifs dirigés contre les Français, les Français porteront chez eux, non pas le fer et la flamme, mais la Liberté! C'est à eux de calculer quelles peuvent être les suites de ce réveil des nations.»

Le roi fit, en apparence, ce qu'on lui demandait; mais les cours étrangères affectaient de ne point le croire libre. N'était-ce point pour lui d'ailleurs qu'elles travaillaient en marchant contre la Révolution? Aussi, quand Louis XVI les invita noblement à retirer leurs troupes des frontières, lui opposèrent-elles «la légitimité de la ligue des souverains, réunis pour la sûreté et l'honneur des couronnes».

Divisées par d'anciennes rancunes, la Prusse et l'Autriche se rapprochaient dans la haine des idées nouvelles. C'était donc bien une coalition qui se formait contre la France! Comment déjouer les sinistres projets de toutes ces têtes couronnées? Quel moyen de conjurer le danger? Comment dissiper ce point noir qui grossissait de jour en jour à l'horizon?

Les esprits en étaient à ce degré de fermentation, quand Brissot se déclara ouvertement pour la guerre. Après avoir énuméré les dangers que courrait le pays, dévoilé le plan des puissances étrangères, leur système d'étouffement, leur projet bien arrêté d'imposer à la France les institutions anglaises par la force des armes; «Hé bien! si les choses en viennent là, concluait-il, il faut attaquer vous-mêmes.»

Un homme résistait à l'entraînement général, et cet homme était Robespierre. Dans une mémorable séance du club des Jacobins, il répondit au discours de Brissot. Après avoir constaté lui-même que l'élan de la nation était tourné vers la guerre, il se demanda s'il ne fallait point délibérer mûrement avant de prendre une résolution décisive. Le salut de l'État et la destinée de la Constitution dépendaient du parti auquel on allait s'arrêter. N'était-ce point à la précipitation et à l'enthousiasme du moment qu'étaient dues plusieurs des fautes commises depuis l'ouverture des États généraux? Le rôle de ceux qui veulent servir leur patrie est de semer dans un temps pour recueillir dans un autre, et d'attendre de l'expérience le triomphe de la vérité. Si la guerre est nécessaire, on la fera; mais si la paix peut être maintenue, pourquoi se jeter dans une aventure qui, sous prétexte de défendre la liberté, est de nature à l'anéantir?

Il faudrait tout citer pour donner une idée de l'éloquence nouvelle de
Robespierre:

«Je décourage la nation, dites-vous: je l'éclaire… et n'eussé-je fait autre chose que de dévoiler tant de piéges, que de réfuter tant de fausses idées et de mauvais principes, que d'arrêter les élans d'un enthousiasme dangereux, j'aurais avancé l'esprit public et servi la patrie.—Vous avez dit encore que j'avais outragé les Français en doutant de leur courage et de leur amour pour la liberté. Non, ce n'est point du courage des Français dont je me défie, c'est la perfidie de leurs ennemis que je crains… Vous avez été étonnés, avez-vous dit, d'entendre un défenseur du peuple calomnier et avilir le peuple. Certes, je ne m'attendais pas à un pareil reproche. D'abord apprenez que je ne suis pas le défenseur du peuple; jamais je n'ai prétendu à ce titre fastueux. Je suis du peuple, je n'ai jamais été que cela, je ne veux être que cela; je méprise quiconque a la prétention d'être quelque chose de plus. S'il faut tout dire, j'avouerai que je n'ai jamais compris pourquoi l'on donnait des noms pompeux à la fidélité constante de ceux qui n'ont point trahi sa cause. Serait-ce un moyen de ménager une excuse à ceux qui l'abandonnent, en présentant la conduite contraire comme un effort d'héroïsme et de vertu? Non, ce n'est rien de tout cela; ce n'est que le résultat naturel de tout homme qui n'est pas dégradé. L'amour de la justice, de l'humanité, de la liberté, est une passion comme une autre. Quand elle est dominante, on lui sacrifie tout; quand on a ouvert son âme à des passions d'une autre espèce, comme la soif de l'or et des honneurs, on leur immole tout, et la gloire, et la justice, et l'humanité, et le peuple, et la patrie. Voilà le secret du coeur humain, voilà toute la différence qui existe entre le crime et la probité, entre les tyrans et les bienfaiteurs de leur pays.—Que dois-je répondre au reproche d'avoir avili et calomnié le peuple? Non, on n'avilit point ce qu'on aime, on ne se calomnie pas soi-même. J'ai avili le peuple! Il est vrai que je ne sais point le flatter pour le perdre et que j'ignore l'art de le conduire au précipice par des routes semées de fleurs; en revanche, c'est moi qui sus déplaire à tous ceux qui ne sont pas du peuple, en défendant presque seul les droits des citoyens les plus pauvres et les plus malheureux contre la majorité des législateurs. C'est moi qui opposai constamment la déclaration des droits à toutes ces distinctions calculées sur la quotité des impositions qui laissaient une distance entre des citoyens et des citoyens. C'est moi qui défendis, non seulement les droits du peuple, mais son caractère et ses vertus; qui soutins, contre l'orgueil et les préjugés, que les vices ennemis de l'humanité et de l'ordre social allaient toujours décroissant avec les besoins factices de l'égoïsme, depuis le trône jusqu'à la chaumière; c'est moi qui consentis à paraître exagéré, opiniâtre, orgueilleux même, pour être juste.»

[Illustration: Dumouriez]

Danton, qu'on représente toujours comme ayant poussé à la guerre, faisait aussi ses réserves: «Ce n'est point contre l'énergie que je viens parler, dit-il en faisant allusion au discours de Brissot. Mais, messieurs, quand devons-nous avoir la guerre? N'est-ce pas après avoir bien jugé notre situation, après avoir tout pesé? n'est-ce pas, surtout, après avoir bien scruté les intentions du pouvoir exécutif qui vient vous proposer des mesures belliqueuses?… Quand j'ai dit que je m'opposais à la guerre, j'ai voulu dire que l'Assemblée nationale, avant de s'engager dans cette démarche, doit faire connaître au roi qu'il doit déployer tout le pouvoir que la nation lui a confié contre ces mêmes individus dont il a disculpé les projets et qu'il a dit n'avoir été entraînés hors du royaume que par les divisions d'opinion…»

Ainsi, ceux qu'on appellera plus tard les Montagnards, se défiaient alors de la guerre, parce qu'ils croyaient que le roi et ses ministres la désiraient, que la cour et les émigrés la voyaient d'un oeil favorable, qu'ils tenaient à vaincre les ennemis du dedans avant d'attaquer les ennemis du dehors. A la suite des défaites de nos armées, ils voyaient l'invasion et le césarisme.

Le parti de la guerre se composait d'éléments très divers. Il y avait d'abord la faction des anciens nobles qui, dès le commencement de la Révolution, poussaient aux mesures externes et ne voyaient plus de salut pour eux que dans une conflagration générale. Venait ensuite le groupe des royalistes modérés, qui croyaient encore à la possibilité de faire rétrograder le mouvement, et qui voulaient donner à la France la constitution anglaise, «dans l'espérance, disait joyeusement Danton, de nous donner bientôt celle de Constantinople». Il leur fallait pour l'exécution d'un tel dessein l'appui de l'étranger. Quant aux Girondins, on les accusait de vouloir la guerre afin de se glisser dans le ministère à la faveur du désarroi de la cour. Le peuple n'entrait évidemment dans aucune de ces combinaisons; mais il est volontiers, pour les mesures énergiques. Il se regardait d'ailleurs comme le dépositaire des vrais principes, et la vérité doit être défendue au prix du sang par ceux qui ont l'honneur de la posséder.

Le 30 décembre 1791, second discours de Brissot, en faveur de la guerre; le 2 janvier 1792, nouvelle réfutation de Robespierre. La lutte se poursuivait, s'envenimait. Ce qui enlevait beaucoup d'autorité à la parole de Brissot, c'était le caractère de Brissot lui-même.—Mêlé dans toutes sortes d'intrigues, il avait laissé de son honneur aux broussailles d'une vie nomade et besogneuse.

Maximilien, au contraire, revenait à Paris, d'un voyage à Arras, sa ville natale, avec une réputation d'intégrité à l'abri de tout soupçon. Opiniâtre et convaincu, on le savait prêt à sceller de son sang tout ce qu'il écrivait. Les motifs de guerre tirés de la situation extérieure le touchaient moins que les principes. Il ne voyait pas sans effroi la direction des forces militaires du pays remises entre les mains du pouvoir exécutif. Et à quel chef confier la défense nationale? Les anciens généraux étaient tous compromis. D'un autre côté, l'agression, venant de la part de la France, ne mettrait-elle point du côté des cours étrangères les apparences du droit et de la justice? Où Robespierre se montra vraiment homme d'État, c'est quand il combattit certaines illusions. Quelques braves patriotes se figuraient que les nations allaient accourir au-devant des armées françaises, adopter nos lois et notre Constitution, embrasser nos soldats. «Le gouvernement le plus vicieux, répondait-il avec beaucoup de raison, trouve un puissant appui dans les préjugés, dans les habitudes et dans l'éducation des peuples.» Il eut beau dire: sa voix ne fut point écoutée, le vent était à la guerre.

Dans sa lutte contre les partisans des hostilités immédiates, Robespierre s'était fermement tenu sur le terrain des principes, évitant toute allusion personnelle et blessante. Mais voici que des révélations foudroyantes tombent sur la tête de Brissot. Cet homme d'État, tel est le titre que le groupe de la Gironde affectait de lui donner, s'essayait depuis quelque temps à une certaine austérité de moeurs; mais c'était une vertu tardive et accommodée aux circonstances. Les personnes qui l'avaient connu refusaient de croire à la sincérité de ce changement. Dans une lettre signée du baron de Grimm on lit: «Vous me dites que Brissot de Warville est un bon républicain; oui, mais il fut l'espion de Lenoir, à 150 francs par mois. Je le défie de le nier, et j'ajoute qu'il fut chassé de la police, parce que Lafayette, qui dès lors commençait à intriguer, l'avait corrompu et pris à son service.» Ce qui ajoutait à la vraisemblance de cette accusation, c'est que Brissot avait tantôt attaqué, tantôt défendu la police, qu'il regardait dans un temps comme une institution admirable. Camille Desmoulins décocha contre l'homme d'État de la Gironde un de ces pamphlets qui pénètrent dans le vif.

«En vous entendant, l'autre jour, à la tribune des Jacobins, écrivit
Camille, vous proclamer un Aristide et vous appliquer le vers d'Horace:

Integer vitae, scelerisque porus,

je me contentai de rire tout bas, avec mes voisins, de votre patriotisme sans tache et de l'immaculé Brissot. Je dédaignai de relever le gant que vous jetiez si témérairement au milieu de la société; car, loin de chercher à calomnier le patriotisme, je suis plutôt las de médire de qui il appartient. Mais puisque, non content de vous préconiser à votre aise et sans contradicteur à la tribune des Jacobins, vous me diffamez dans votre journal, je vais remettre chacun de nous deux à sa place. Honnête Brissot, je ne veux pas me servir contre vous de témoins que vous pourriez récuser comme notés d'aristocratie. Ainsi je ne produirai point l'envoyé extraordinaire de Russie, M. le baron de Grimm, dont le témoignagne a pourtant quelque gravité, à cause du caractère dont il est revêtu… Je ne vous citerai point non plus Morande, avec qui votre procès criminel reste toujours pendant et indécis, et qui va disant partout assez plaisamment à qui veut l'entendre: «Je conviens que je ne suis pas un honnête homme; mais ce qui m'indigne, c'est de voir Brissot se donner pour un saint…»

«Je ne produirai pas même ici le témoignage de Duport-Dutertre, que je trouvai l'autre jour furieusement en colère contre vous, dans un moment où ma profession m'appelait chez lui. Il ne vous traitait pas plus respectueusement que ne fait Morande, et me disait «que vous et C…. étiez deux coquins (c'est le mot dont j'atteste qu'il s'est servi); que s'il n'était pas ministre, il révélerait des choses…» Il n'acheva pas; mais il me laissa entendre que ces choses n'étaient pas d'un saint, ni surtout d'un Jacobin. Dites que M. Duport est un anti-Jacobin, récusez son témoigagne, j'y consens. Cependant, J.-P. Brissot, pour prétendre asservir tout le monde à vos opinions, pour décrier le civisme le plus pur dans la personne de Robespierre, comme vous faites, vous et votre cabale, depuis six semaines; pour vous flatter de perdre ses amis dans l'opinion publique, de dépit de n'avoir pu seulement l'y ébranler; pour vous ériger en dominateur des Jacobins et de leurs comités, vous m'avouerez que ce n'est pas un titre suffisant que l'honneur d'être traité d'espion, de fripon et de coquin par des ambassadeurs et par le ministre de la justice, et qu'il n'y a pas là de quoi être si fier de voir votre nom devenu proverbe.»

On avait, en effet, inventé un mot: brissoter voulait dire intriguer.

Je laisse de côté ces accusations si graves et je m'adresse aux écrits de l'homme. Un auteur se révèle par ses oeuvres comme l'arbre par ses fruits. Qu'est-ce que Brissot écrivain? Un trafiquant d'idées, qui passe d'un camp à l'autre, selon les intérêts de son commerce littéraire. Il avait bassement flatté le sublime Necker, le Sully du siècle, quand ce ministre était en place; il le poursuivit d'un vil acharnement quand le Genevois se retira des affaires. Cette versatilité fit tour à tour de Brissot l'ennemi et l'ami de la Révolution, le flagorneur et le critique impitoyable des ministres, l'apologiste et le détracteur de la police, le partisan et l'adversaire de la royauté.

Quoique Brissot eût soin de se couvrir maintenant d'une vertu affectée, la philosophie qu'il avait professée dans ses ouvrages témoignait du plus abject égoïsme; je cite au hasard: «Deux besoins essentiels résultent de la constitution de l'animal, la nutrition et l'évacuation…—Les hommes peuvent-ils se nourrir de leurs semblables? Un seul mot résout cette question, et ce mot est dicté par la nature même: les êtres ont droit de se nourrir de toute matière propre à satisfaire leurs besoins. Si le mouton a droit d'avaler des milliers d'insectes qui peuplent les herbes des prairies, si le loup peut dévorer le mouton, si l'homme a la faculté de se nourrir d'autres animaux, pourquoi le mouton, le loup et l'homme n'auraient-ils pas également le droit de faire servir leurs semblables à leurs appétits?»

On ne s'attendait guère à trouver, dans le chef des Girondins, un défenseur de l'anthropophagie; mais revenons à la théorie du besoin d'évacuation:

«C'est dans l'animal une fois développé que naît ce besoin terrible: l'amour, besoin de l'homme, comme le sommeil et la faim, que la nature lui ordonne impérieusement de satisfaire. Le taureau vieux et usé, qui ne sent plus l'aiguillon de l'amour, combat-il encore pour des génisses qu'il ne saurait satisfaire? Non. La nature a dit à ses animaux comme à l'homme sauvage: Ta propriété finit avec tes besoins; mais l'homme social n'écoute point la nature, il étend sa propriété au delà de ses besoins, il se cantonne, il s'isole, et il a l'audace d'appeler cette propriété sacrée.—Homme de la nature, suis son voeu, écoute ton besoin: c'est ton maître, ton seul guide. Sens-tu s'allumer dans tes veines un feu secret à l'aspect d'un objet charmant? Éprouves-tu ces heureux symptômes qui t'annoncent que tu es homme? La nature a parlé, cet objet est à toi, jouis: tes caresses sont innocentes, tes baisers sont purs. L'amour est le seul titre de la jouissance, comme la faim l'est de la propriété.»

Que penser d'un homme qui ramène tous les droits aux besoins? L'amour n'est pour lui qu'une fonction bestiale, une…—Ma plume se refuse à transcrire le mot.

Ces extraits et quelques autres, cités par les feuilles du temps, donnèrent lieu à une polémique très-vive. André Chénier s'en mêla: «Le sieur Brissot, écrivit-il, a dit que l'on fait de ses écrits des dissections ministérielles. Cela veut-il dire qu'elles sont infidèles et fausses? Voilà ce qu'il faudrait prouver. Au nom de Dieu, monsieur Brissot, avez-vous ou n'avez-vous pas écrit les infamies qu'on vous attribue? Oui ou non! Si vous ne les avez pas écrites, alors vous avez raison de vous plaindre, et ceux qui vous attaquent sont en effet des calomniateurs. Si vous les avez écrites, alors vous mentez effrontément, quand vous assurez que de tout temps vous écriviez contre les despotes avec la même énergie qu'à présent, et vous seul êtes un calomniateur. De grâce, monsieur Brissot, un mot de réponse à ce dilemme, et ne faites plus bouillonner notre sang; cessez de nous importuner de votre éloge auquel personne ne répond que par le silence du mépris et de l'indignation, et épargnez-vous ce plat pathos qui vous rend aussi ridicule que vous vous êtes déjà rendu odieux.»

Brissot s'emporta; il ne répondit pas. L'écrivain incriminé ne nia ni l'exactitude des citations ni les arguments qu'on en pouvait tirer contre lui; il contesta seulement les dates. «Il ne peut avoir eu pour but en cela, répondait un rédacteur anonyme du Journal de Paris, que de faire mettre au nombre des péchés et des ignorances de la jeunesse un ouvrage extravagant et immoral. Mais pour cela l'époque n'est pas assez reculée; car M. Brissot, étant aujourd'hui âgé de quarante-six à quarante-huit ans, en avait trente-quatre ou trente-six en 1778 ou en 1780, et à cet âge on n'est plus un enfant.»

Accablé sous ses propres écrits, Brissot se retrancha derrière les services qu'il avait rendus à la Révolution; Camille Desmoulins le poursuivit sur le terrain d'une discussion que l'homme d'État de la Gironde cherchait, comme on voit, à déplacer. Il lui reprocha ses liaisons avec Lafayette.—«Après la Saint-Barthélmy du Champs-de-Mars, répliqua Brissot, je voyais Lafayette une fois tous les mois, c'était pour soutenir en lui quelque souffle de liberté. Il m'a trompé; depuis, je ne l'ai point revu. Il m'est étranger, il me le sera toujours.» «—Si tu voyais, reprenait Camillle, que la liberté était expirante dans son coeur, pourquoi donc nous disais-tu que sa démission était une vraie calamité? Traître, pourquoi trompais-tu la nation? pourquoi remettais-tu sa destinée entre des mains si incertaines? Je n'ai besoin que de tes écrits pour te confondre.»

Les Girondins, de leur côté, ne cessaient d'attaquer Robespierre, de lui reprocher son langage, dans lequel revenaient sans cesse les mots de vertu, de principes, de probité. Ils l'accusaient d'être défiant, envieux, malade d'orgueil. Ainsi la grande question de la paix ou de la guerre dégénérait, de part et d'autre, en questions personnelles.

Il y eut pourtant, au club des Jacobins, une sorte de réconciliation entre Robespierre et Brissot. Le vieux Dussaulx, le traducteur de Juvénal, le Nestor de la démocratie, fit l'éloge de l'un et l'autre adversaires, de ces «deux généreux citoyens», et exprima le désir de les voir terminer leur querelle par un embrassement. Ils se donnèrent aussitôt l'accolade fraternelle au grand attendrissement de l'assemblée. Cet oubli des injures était-il bien sincère? Suffisait-il du baiser de paix pour effacer de pareils dissentiments?

«Je viens, dit alors Robespierre, de remplir un devoir de fraternité et de satisfaire mon coeur; il me reste encore une dette plus sacrée à acquitter envers la patrie. Le sentiment profond qui m'attache à elle suppose nécessairement l'amour de mes concitoyens et de ceux avec lesquels j'ai des affections plus étroites; mais toute affection individuelle doit céder à l'intérêt de la liberté et de l'humanité; je pourrai facilement le concilier ici avec les égards que j'ai promis à tous ceux qui ont bien servi la patrie et qui continueront à la bien servir. J'ai embrassé M. Brissot avec ce sentiment, et je continuerai de combattre son opinion dans les points qui me paraissent contraires à mes principes, en indiquant ceux où je suis d'accord avec lui. Que notre union repose sur la base sacrée du patriotisme et de la vertu; combattons-nous, comme des hommes libres, avec franchise, avec énergie même, s'il le faut, mais avec égards, avec amitié.»

Les deux adversaires reprirent en effet leur position, l'un comme partisan, l'autre comme ennemi déclaré de la guerre offensive. Ce n'était point la lutte avec l'Europe armée que redoutait Robespierre, c'étaient les conséquences de ce conflit, et les dangers qu'allait courir la Révolution. Il n'avait ni les grands mouvements oratoires de Danton, ni le langage imagé de Vergniaud, ni l'ardeur méridionale d'Isnard; mais il était l'homme du sang-froid et de la raison. Dans cette discussion, il se montra supérieur à lui-même. «Le talent de Robespierre, écrivait alors Camille Desmoulins, s'est élevé à une hauteur désespérante pour les ennemis de la liberté; il a été sublime, il a arraché des larmes.»

Barère, à son lit de mort, laissait lomber ces mélancoliques paroles:

«Robespierre avait le tempérament des grands hommes d'État, et la postérité lui accordera ce titre. Il fut grand, quand tout seul, à l'Assemblée constituante, il eut le courage de défendre la souveraineté du peuple; il fut grand, quand plus tard, à l'assemblée des Jacobins, seul contre tous, il balança le décret de déclaration de guerre à l'Allemagne.»

Un tel langage ne saurait être suspect de partialité dans la bouche de celui qui avait trahi Robespierre au 9 thermidor.

Vains efforts! La prédiction de Danton allait s'accomplir: «Nous aurons la guerre; oui, les clairons de la guerre sonneront; oui, l'ange exterminateur fera tomber ces satellites du despotisme.»

Plusieurs amis de Robespierre lui reprochaient même de froisser cet instinct martial qui est au fond du caractère français, de risquer sa popularité dans une lutte inutile, de se séparer, de s'isoler…

«On n'est pas seul, leur répondait-il fièrement, quand on est avec le droit et la raison.»

Cependant le Midi était en feu. Dans quelques localités où ils se sentaient les plus forts, les prêtres et les nobles exercèrent des persécutions odieuses contre les vrais citoyens. Le 5 mars 1792 parut à la tribune du club des Jacobins Barbaroux, de Marseille, celui qu'on comparait alors pour la beauté à la statue d'Antinoüs. Il venait annoncer la marche des Marseillais sur Arles, l'un des repaires de la réaction, et demandait qu'on aidât ses braves concitoyens à refouler l'audace de l'aristocratie.

D'un autre côté, le groupe de la Gironde ne négligeait rien de ce qui peut exciter l'enthousiasme des masses. Ainsi que tous les hommes dont les convictions ne sont pas très-solides, ils comptaient beaucoup sur les signes et les formes extérieures pour se gagner le coeur du peuple.

Fils d'une époque de réaction (1814), nous avons partagé dans notre enfance les préjugés de l'époque contre le bonnet rouge; unis nous étions alors bien loin de nous douter que cette coiffure, devenue le symbole des excès et des fureurs de la plus vile populace, fut une invention des brillants Girondins, ces hommes de goût. «Ce sont les prêtres, écrivait Brissot dans son journal, ce sont les prêtres et les despotes qui ont introduit le triste uniforme des chapeaux, ainsi que la ridicule et servile cérémonie d'un salut qui dégrade l'homme, en lui faisant courber, devant son semblable, un front nu et soumis. Remarquez, pour l'air de la tête, la différence entre le bonnet et le chapeau. Celui-ci, triste, morne, monotone, est l'emblème du deuil et de la morosité magistrale; l'autre égaie, dégage la physionomie, la rend plus ouverte, plus assurée, couvre la tête sans la cacher, en rehausse avec grâce la dignité naturelle, et est susceptible de toutes sortes d'embellissements.» Cette diatribe contre les chapeaux ne manquait pas d'un fond de vérité; mais ce qu'on proposait de leur substituer valait-il mieux?

A Paris, une mode nouvelle fait bien vite son chemin; le bonnet rouge courut sur toutes les têtes. Robespierre résista cette fois à l'entraînement populaire; il trouvait dans l'inaltérabilité de sa conscience des armes pour combattre les exagérations, les fausses mesures, les innovations puériles ou frivoles. Ses plus grands ennemis lui rendent cette justice, qu'il n'adopta jamais les livrées excentriques dont les faux patriotes se plaisaient à couvrir un zèle ridicule et dangereux. On ne le vit jamais laisser croître ses ongles, négliger ses cheveux, ni porter des vêtements hideux, par manière de patriotisme. Il avait même horreur de ce qu'on appelait alors le débraillé révolutionnaire. Maximilien croyait qu'on pouvait aimer le peuple et porter du linge blanc. Il témoigna pour le bonnet rouge une sympathie médiocre: «Je respecte, s'écria-t-il aux Jacobins, tout ce qui est l'image de la liberté; mais nous ayons un signe qui nous rappelle sans cesse le serment de vivre libres ou de mourir, et ce signe le voici. (Il montre sa cocarde.) En déposant le bonnet rouge, les citoyens, qui l'avaient pris par un patriotisme louable, ne perdront rien. Les amis de la liberté continueront à se reconnaître sans peine au même langage, au signe de la raison et de la vertu, tandis que tous les autres emblèmes peuvent être adoptés par les aristocrates et les traîtres. Il faut, dit-on, employer de nouveaux moyens pour exciter le peuple. Le peuple n'a pas besoin d'être excité; il faut seulement qu'il soit bien défendu. C'est le dégrader que de croire qu'il est sensible à des marques extérieures. Elles ne pourraient que le détourner de l'attention qu'il donne aux principes de liberté et aux actes des mandataires auxquels il a confié sa destinée… Ils voudraient, vos ennemis, vous faire oublier votre dignité, pour vous montrer comme des hommes frivoles et livrés à un esprit de faction.» Ces raisons prévalurent, et le bonnet rouge disparut alors du club des Jacobins.

Le parti de la Gironde ne cessait néanmoins de frapper l'esprit de la multitude par des coups de théâtre. «Des piques! des piques! des piques!» s'écrient les acteurs de la liberté; on forge aussitôt plusieurs milliers de piques pour en armer des citoyens passifs. Dans leur préoccupation du costume, les Girondins glorifient le titre de sans-culotte qu'ils opposent fièrement à celui d'aristocrate. Et voilà ces grands politiques, dont quelques historiens ont tant exalté les vues larges et fécondes! Ils voulaient, dit-on, l'alliance de la bourgeoisie avec la multitude: soit; mais celle alliance n'était pas une fusion des intérêts; mais l'accord qu'ils rêvaient d'établir entre la classe moyenne et le peuple était un lien superficiel qui devait se briser après la victoire.

Les Girondins avaient pris l'initiative de la guerre, et cette guerre étant sur le point d'éclater, le roi ne pouvait plus refuser leur concours ni résister au voeu de la nation. C'était une nouvelle couche sociale qui arrivait au pouvoir. Quand Roland vint pour la première fois à la cour, il s'y présenta en chapeau rond avec des cordons aux souliers. A la vue de cette figure de quaker et de ce négligé bourgeois, le maître des cérémonies ne pouvait en croire ses yeux. Ça, un ministre! Il fallut pourtant lui livrer passage. Se tournant alors vers Dumouriez: «Eh! monsieur, point de boucles à ses souliers!—Ah! monsieur, tout est perdu,» répondit Dumouriez avec le plus grand sang-froid.

Tout était effectivement perdu pour l'ancien régime. La Révolution entrait en gros souliers dans les conseils du roi.

[Illustration: Madame Roland.]

IV

Influence des femmes sur la Révolution Française.—Mme Roland et Théroigne.—La question religieuse aux Jacobins.—Massacre dans le midi de la France.—Entrevue de Robespierre et de Marat.—Déclaration de guerre.

La nymphe, l'Égérie des nouveaux législateurs, était Mme Roland. Jeune encore, belle d'une beauté à elle, mariée à Roland, un honnête bourgeois, elle avait au coeur une passion qui domina, réduisit toutes les autres,—elle aimait la République. Quand le roi fut arrêté à Varennes, elle devina tout de suite qu'il fallait suspendre Louis XVI, abolir en France la royauté. Cette République, cette idole, Mme Roland la voyait un peu à travers le prisme du sentiment. Elle la voulait pure d'excès, drapée à l'antique, groupant autour de son char les plaisirs et les beaux-arts. Elle avait été l'amie de quelques défenseurs du peuple à la Constituante; mais peu à peu ses préférences s'étaient tournées du côté des Girondins, qui répondaient mieux à son idéal de gouvernement. Comme eux, elle cherchait le beau en politique; dans des temps de trouble, au milieu des circonstances exceptionnelles qu'on traversait, il eût fallu surtout y chercher le vrai… Mais où trouver le courage de lui reprocher ses illusions, quand on pense au sort qui l'attendait?…

Théroigne était de retour à Paris. Que d'anecdotes, que d'aventures ne tenait-elle point en réserve! Curieux de connaître cette femme, sur laquelle on lui racontait les choses les plus romanesques, l'empereur d'Autriche s'avisa de la faire venir dans son cabinet; quand il l'eut vue et entendue, il lui donna sa liberté, mais avec ordre de sortir d'Autriche. Théroigne parut à la tribune des Jacobins; elle s'étendit sur les péripéties de son voyage, sa captivité, les actes de tyrannie que l'empereur avait exercés contre elle, et annonça l'intention d'écrire ses Mémoires. Manuel dit: «Vous venez d'entendre une des premières amazones de la liberté; je demande que, présidente de son sexe, assise aujourd'hui à côté de notre président, elle jouisse des honneurs de la séance.»

Théroigne demeurait alors rue de Tournon; les principaux Cordeliers, Danton, Camille Desmoulins, Fabre d'Églantine, M.-J. Chénier, fréquentaient son salon converti en un véritable club. Elle y déclamait des scènes de Brutus ou de toute autre tragédie où l'auteur invectivait les tyrans; la flamme de l'enthousiasme qui s'allumait dans ses yeux, sa beauté piquante, ses poses mâles et fières donnaient aux vers récités par elle une puissance d'enivrement irrésistible; ce n'était pas une actrice, c'était la Liberté personnifiée.

On raconte qu'un étranger, un Russe de grande famille, masqué sous le pseudonyme d'Otcher, fut conduit par Romme chez Mlle de Méricourt. Il y revint une fois, deux fois, il y revint toujours; son bonheur était de la voir, de l'entendre, d'effeuiller en silence et à l'écart les fleurs mélancoliques d'un sentiment qu'elle ignorait.—Cette intrigue s'arrêta tout court: un ordre de rappel enleva le jeune Otcher au danger qu'il courait; sa famille trembla longtemps sur les suites qu'auraient pu avoir de telles relations avec une femme séduisante et qui joua un si grand rôle dans les scènes révolutionnaires. Cet Otcher n'était autre que le comte de Strogonoff, qui devint, par la suite, l'ami intime d'Alexandre et son ministre de l'intérieur.

La renommée de Théroigne lui attira des critiques et des sarcasmes. Les écrivains royalistes la déchirèrent dans leurs pamphlets. Ils lirent d'indécentes plaisanteries sur le mariage de Théroigne avec Populus; il existait un député de ce nom, âgé de cinquante-sept ans. Une caricature du temps représente Théroigne dans un boudoir, auprès d'une toilette sur laquelle traînent un pot de rouge végétal, un poignard, quelques boucles de cheveux épars, une paire de pistolets, l'Almanahc du Père Gérard, une toque, la Déclaration des droits de l'homme, un bonnet de laine rouge, un peigne à chignon, une fiole de vinaigre de la composition du sieur Mailhe, un fichu fort chiffonné, la Chronique de Paris et le Courrier de Gorsas. Dans le fond se découvre un lit de sangle décoré d'une paillasse; à côté de la paillasse, une pique énorme, près de laquelle s'étale un superbe habit d'amazone en velours d'Utrecht; les murs sont ornés de tableaux agréables, tels que la Prise de la Bastille, la Mort de Foulon et Berthier, la Journée du 6 octobre 1789, les meurtres commis à Nîmes, Montauban, la Glacière, et autres jolis massacres constitutionnels. Mlle Théroigne est dans le négligé le plus galant: elle a des pantoufles de maroquin rouge, des bas de laine noire, un jupon de damas bleu, un pierrot de bazin blanc, un fichu tricolore et un bonnet de gaze couleur de feu, surmonté d'un pompon vert.—Toutes ces fadaises, entremêlées de calomnies atroces, faisaient bouillonner le sang de la jolie Théroigne; elle en était, du reste, bien vengée par l'influence qu'elle exerçait; aux clubs, sa présence inspirait les orateurs, et les plus sévères cherchaient quelques-unes de leurs idées dans ses yeux noirs.

On se tromperait si l'on croyait qu'il y eût alors une rupture déclarée entre les Girondins et les Jacobins. Les uns et les autres continuaient de se voir, de se serrer la main; ils assistaient aux mêmes réunions publiques; mais de graves dissentiments, des froissements d'amour-propre, des questions personnelles tendaient de plus en plus à les séparer en deux groupes. La division éclata sur le terrain des croyances religieuses.

L'empereur Léopold venait de mourir presque subitement; Robespierre crut voir dans cet événement le doigt de la Providence. «Craignons, disait-il, craignons de lasser la bonté céleste qui s'est obstinée jusqu'ici à nous sauver malgré nous.» Ce langage de la superstition indigne le sceptique Guadet qui se lève, et réclame contre une idée «à laquelle il ne voit, dit-il, aucun sens». Robespierre reprend la parole au milieu du bruit:

«Je ne viens point combattre un législateur distingué (interruption), mais je viens prouver à M. Guadet qu'il m'a mal compris. Je viens combattre pour des principes communs à M. Guadet et à moi; car je soutiens que tous les patriotes ont mes principes…. Quand j'aurai terminé ma courte réponse, je suis sûr que M. Guadet se rendra lui-même à mon opinion; j'en atteste son patriotisme et sa gloire, choses vaines et sans fondement, si elles ne s'appuyaient sur les vérités immuables que je viens de proposer. L'objection qu'il m'a faite tient trop à mon honneur, à mes sentiments et aux principes reconnus par tous les peuples du monde et par les Assemblées de tous les peuples et de tous les temps, pour que je ne croie pas mon honneur engagé à les soutenir de toutes mes forces…. La superstition, il est vrai, est un des appuis du despotisme; mais ce n'est pas induire les citoyens dans la superstition que de prononcer le nom de la Divinité. J'abhorre autant que personne toutes ces sectes impies qui se sont répandues dans l'univers pour favoriser l'ambition, le fanatisme et toutes les passions, en se servant du pouvoir sacré de l'Éternel qui a créé la nature et l'humanité; mais je suis bien loin de le confondre avec les imbéciles dont le despotisme s'est armé. Je soutiens, moi, ces éternels principes sur lesquels s'étaie la faiblesse humaine pour s'élancer à la vertu. Ce n'est point un vain langage dans ma bouche, pas plus que dans celle de tous les hommes illustres, qui n'en avaient pas moins de morale pour croire à l'existence de Dieu. (A l'ordre du jour! Brouhaha.)

«Non, messieurs! vous n'étoufferez pas ma voix: il n'y a pas d'ordre du jour qui puisse étouffer cette vérité… Je ne crois pas qu'il puisse jamais déplaire à aucun membre de l'Assemblée nationale d'entendre ces principes, et ceux qui ont défendu la liberté à l'Assemblée constituante ne doivent pas trouver d'opposition au sein des amis de la Constitution. Loin de moi d'entamer ici aucune discussion religieuse qui pourrait jeter la division parmi ceux qui aiment le bien public, mais je dois justifier tout ce qui est attaché sous ce rapport à l'adresse présentée à la Société. Oui, invoquer la Providence et admettre l'idée de l'Être éternel qui influe essentiellement sur les destins des nations, qui me paraît, à moi, veiller d'une manière toute particulière sur la Révolution Française, n'est point une idée trop hasardée, mais un sentiment de mon coeur, un sentiment nécessaire à moi, qui, livré dans l'Assemblée constituante à toutes les passions et à toutes les viles intrigues, et environné de si nombreux ennemis, me suis toujours soutenu. Seul avec mon âme, comment aurais-je pu suffire à des luttes qui sont au-dessus de la force humaine, si je n'avais point élevé mon âme à Dieu? Sans trop approfondir cette idée encourageante, ce sentiment divin m'a bien dédommagé de tous les avantages offerts à ceux qui voulaient trahir le peuple. Qu'y a-t-il dans cette adresse? Une réflexion noble et touchante, adoptée par ceux qui ont écrit avec l'inspiration de ce sentiment sublime. Je nomme Providence ce que d'autres aimeront peut-être mieux appeler hasard; mais ce mot Providence convient mieux à mes sentiments… Oui, j'en demande pardon à tous ceux qui sont plus éclairés que moi, quand j'ai vu tant d'ennemis avancer contre le peuple, tant d'hommes perfides employés pour renverser l'ouvrage du peuple, quand j'ai vu que le peuple lui-même ne pouvait agir, et qu'il était obligé de s'abandonner à des traîtres, alors, plus que jamais, j'ai cru à la Providence… Je conclus, et je dis que c'était pour l'établissement de la morale de la politique que j'avais écrit l'adresse que j'ai lue à la Société. Je demande qu'elle décide si les principes que j'annonce sont les siens.»

Ce qui manque aujourd'hui à un tel discours, c'est l'orateur, la pâleur concentrée de son visage, les accents de sa voix la plus aigre, et l'agitation de l'auditoire. Maximilien se montra bravement, dans cette circonstance, ce qu'il fut toute sa vie, un déiste convaincu, le disciple de Jean-Jacques Rousseau, un chrétien à la manière du Vicaire Savoyard. Quoi qu'il en soit, la question religieuse était posée, et c'est ce sol brûlant qui devait dévorer plus tard les Girondins; après les Girondins, les Hébertistes; après les Hébertistes, les Dantonistes; après les Dantonistes, Robespierre lui-même… Effroyable engendrement de supplices!

Les ennemis de Robespierre voulurent profiter de cette profession de foi pour détruire son influence. Ils comptaient sur l'incrédulité qui commençait à se répandre dans les classes populaires. La lutte avec Guadet avait eu lieu le 26 mars 1792, aux Jacobins: le 2 avril, nouvelle attaque en règle. De sourdes rumeurs désignaient Maximilien comme un hypocrite, qui ne s'était opposé à la guerre que par des vues d'ambition personnelle. On ne prononçait point encore le mot de dictature; personne n'y croyait; mais on jalousait déjà sa popularité.

—Si quelqu'un a des reproches à me faire, dit-il hardiment, je l'attends ici: c'est ici qu'il doit m'accuser et non dans des sociétés particulières. Y a-t-il quelqu'un qui se lève?

—Oui, moi! s'écria Réal.

—Parlez, répondit Robespierre.

Une partie de l'assemblée applaudit Réal; l'autre, appuyée par les tribunes publiques, le couvre de murmures. «Je vous accuse, monsieur Robespierre, non de ministérialisme (une voix: C'est bien heureux!), mais d'opiniâtreté, mais d'acharnement à avoir tenté tous les moyens possibles pour faire changer dans la question de la guerre l'opinion que la Société s'était formée. Je vous accuse d'avoir exercé ici, peut-être sans le savoir, et sûrement sans le vouloir, un despotisme qui pèse sur tous les hommes libres qui composent la société.» Les attaques se succédèrent. «Je dénonce à M. Robespierre, s'écrie Guadet, un homme qui, par amour pour la liberté de sa patrie, devrait peut-être s'imposer à lui-même la peine de l'ostracisme, car c'est servir le peuple que de se dérober à son idolâtrie. Je lui dénonce un autre homme qui, ferme au poste où sa patrie l'aura placé, ne parlera jamais de lui, et y mourra plutôt que de l'abandonner. Ces deux hommes, c'est lui, c'est moi.»

Alors Robespierre:

«Quant à l'ostracisme auquel M. Guadet m'invite à me soumettre, il y aurait un excès de vanité à moi de me l'imposer, car c'est la punition des grands hommes, et il n'appartient qu'à M. Brissot de les classer.—On me reproche d'assiéger sans cesse cette tribune; mais que la liberté soit assurée, que le règne de l'égalité soit affermi, que tous les intrigants disparaissent, alors vous me verrez empressé à fuir cette tribune et même cette Société. Alors, en effet, le plus cher de mes voeux serait rempli: heureux de la félicité de mes concitoyens, je passerais des jours paisibles dans le sein d'une douce et sainte intimité… Ah! ce sont les ambitieux et les tyrans qu'il faudrait bannir. Pour moi, où voulez-vous que je me retire? Quel est le peuple chez lequel je trouverai la liberté établie, et quel despote voudra me donner asile? Ah! on peut abandonner sa patrie heureuse et triomphante; mais menacée, mais déchirée, mais opprimée, on ne la fuit pas, on la sauve, ou l'on meurt pour elle.—Le ciel qui me donna une âme passionnée pour la liberté et qui me fit naître sous la domination des tyrans; le ciel qui prolongea mon existence jusqu'au règne des factions et des crimes, m'appelle peut-être à tracer de mon sang la route qui doit conduire mon pays au bonheur… J'accepte avec transport cette douce et glorieuse destinée. Exigez-vous de moi un autre sacrifice? Oui, il en est un que vous pouvez demander encore, je l'offre à ma patrie: c'est celui de ma réputation. Je vous la livre; réunissez-vous tous pour la déchirer; unissez, multipliez vos libelles périodiques. Je ne voulais de réputation que pour le bien de mon pays. Si, pour la conserver, il faut trahir, par un coupable silence, la cause de la vérité et du peuple, je vous l'abandonne; je l'abandonne à tous les esprits faibles et versatiles que l'imposture peut égarer, à tous les méchants qui la répandent. J'aurai l'orgueil encore de préférer à leurs frivoles applaudissements le suffrage de ma conscience et l'estime de tous les hommes éclairés et vertueux. J'attendrai le secours tardif du temps, qui doit venger l'humanité trahie et les peuples opprimés… Voilà mon apologie: c'est vous dire assez, sans doute, que je n'en avais pas besoin.»

On ne s'est point assez demandé comment Robespierre finit par s'imposer aux événements. D'autres étaient plus éloquents que lui; écrivain et philosophe, il n'atteignait pas à la hauteur de Condorcet; mais il avait un plan, une ligne de conduite, une doctrine. Nul ne devient vraiment homme d'État qu'à cette condition. Patient, tenace, il marchait droit vers son but, sans jamais détourner la tête. Ces caractères-là sont rares, et quand ils se trouvent, rien ne leur résiste: pour les arrêter, il faut un événement qui dépasse les forces des prévisions humaines.

Pendant que les Jacobins et les Girondins se disputaient entre eux, il venait chaque jour, du Midi, des nouvelles alarmantes. Avignon nageait dans le sang. Un infortuné, un Français qui avait arraché des murs de la ville les décrets pontificaux, avait été assassiné sur le marchepied de l'autel. Des représailles avaient eu lieu, à la Glacière; au meurtre, on avait répondu par le meurtre. La porte sanglante des massacres de septembre était ouverte.

Encore un décret d'accusation contre Marat!—Depuis assez longtemps, la voix de l'Ami du peuple manquait aux événements. Nous l'avons laissé, après les massacres du Champ-de-Mars, se débattre contre une persécution furieuse. Marat est le premier en France qui ait élevé le journal à l'état de puissance; ce chiffon de papier à sucre, mal imprimé, écrit à la hâte, distribué au hasard dans les rues, faisait événement; cela remuait plus de curiosité qu'une proclamation de la cour; la plume de cet écrivain atrabilaire exerçait plus d'autorité que le sceptre d'or aux mains languissantes de Louis XVI. Cette feuille, composée dans les caves, avait le prestige d'un maléfice. Quoique influent, Marat était toujours proscrit, misérable, enseveli. Les porteurs de sa feuille engageaient chaque jour, sur la voie publique, des luttes à coups de poing avec les agents de l'autorité; les royalistes montraient, sur la place de Grève, le réverbère auquel on devait pendre Marat.

Une descente d'alguazils ayant eu lieu dans la cave du couvent des Cordeliers, Marat s'était échappé par une issue secrète et s'était dirigé, de nuit, sur Versailles. Il errait, sans trouver d'asile auquel il osât confier sa tête; il errait dans les rues ténébreuses, lorsque, vaincu par la marche et par le froid, il se laissa tomber, de découragement, contre une borne. Dans ce moment, un prêtre passa à côté de lui dans l'ombre; il avait pour vêtement une simple soutane de drap noir, de gros souliers à cordons de cuir et des guêtres; il venait de porter le viatique à un mourant. C'était le curé Bassal. Il avait eu beaucoup à souffrir de l'intolérance de l'ancien clergé, à cause de ses opinions avancées.

Ce curé, qui avait été membre de l'Assemblée nationale, reconnut Marat et le recueillit dans son modeste presbytère, une petite maison recouverte en tuiles, au milieu d'une rue déserte, avec une treille qui laissait tomber au vent d'automne les dernières feuilles. Marat, après avoir dormi sous le toit hospitalier d'un ministre de l'Église assermentée, prit le chemin de la Normandie.

Son intention était de gagner les bords de l'Océan; il espérait trouver sur la côte une barque ou un vaisseau qui le jetterait en Angleterre. Son voyage fut une suite d'alertes et de périls. Il logea secrètement dans la ville de Caen, rue du Rempart, chez une femme qui le coucha pour l'amour de Dieu et de la Révolution. Le lendemain, il se rendit à Courcelles, où il rencontra la mer, et fit prix avec un batelier pour la traversée. Il était six heures; les brumes du soir descendaient sur l'étendue immense; Marat, à cette vue, songea peut-ètre à cet autre Océan, Paris, qu'il allait quitter et sur lequel il soufflait les tempêtes. Déjà il avait un pied dans la barque, quand, se retournant vers la terre, la poitrine pleine de sanglots: «Non, s'écria-t-il, ô Révolution! je ne l'abandonnerai pas.» Et il revint.

Le reste de son voyage ne fut qu'une suite de tribulations dont il prit assez gaiement son parti, et qu'il raconta lui-même en ces termes. «Ne sachant à qui m'adresser à Amiens, pour avoir un asile, je gagnai la prairie près des bords de la Somme; je m'assis derrière une haie vive sur un monceau de pierres, et là, comme Marius sur les ruines de Carthage, je me mis à rêver tristement. Un berger était à quelques pas; j'allai vers lui pour m'informer des sentiers de détour qui pouvaient me jeter sur la route de Paris. Je lui demandai ensuite de m'indiquer un guide. Il me désigna un ancien grenadier aux gardes-françaises dont il me lit l'éloge. Je l'envoyai chercher. Arrive un grand homme sec et décharné, ayant à peine trente ans et en montrant plus de quarante, tant la misère l'avait vieilli! Il me conduit dans sa chaumière. Je lui propose de me servir de guide pendant la nuit pour gagner Beauvais par des sentiers détournés. En attendant le coucher du soleil, je me mis à écrire un numéro de ma feuille; puis j'endossai un habit rustique, et me voilà en route. Nous allions à travers champs. Chemin faisant, j'eus le malheur de me blesser au pied. Il fallait trouver une voiture ou rester en place. Je me traînai jusqu'au village le moins éloigné, et montai dans une charrette dont le mauvais cheval, déjà fatigué des travaux de la journée, fut bientôt sur les dents. Il fallut prendre la poste jusqu'à Beauvais, d'où un cabriolet me ramena dans Paris.»

Quand Marat revit la grande ville, ce centre des ébranlements révolutionnaires, il faisait nuit profonde; il traversa avec un de ses amis la place de Grève. Le poteau du réverbère auquel on devait pendre l'Ami du peuple détachait au clair de lune sa sombre et fantastique silhouette; Marat voulut passer dessous par bravade. «La grandeur de la cause que je défends, dit-il à son compagnon, élève mon coeur au-dessus de la crainte des supplices.»

Vers cette même époque, Marat et Robespierre eurent une entrevue chez un ami commun. Ces deux hommes défendaient à peu près les mêmes doctrines sans se connaître; mais ils les soutenaient par des armes bien différentes. L'un était la logique même, le sang-froid, la puissance de la volonté; l'autre était la fureur révolutionnaire. L'Ami du people avait toujours parlé du député d'Arras avec estime.—«M. de Robespierre, le seul député qui paraisse instruit des grands principes, et peut-être le seul patriote qui siége dans le sénat…» Ils s'abordèrent avec une politesse affectée. Robespierre ne dissimula rien. Après avoir donné de justes éloges aux motifs qui faisaient agir Marat, il finit par lui reprocher les excès de sa feuille, excès qui pouvaient obscurcir, aux yeux de certaines gens, les services rendus par lui à la Révolution.

—Il vous échappe, ça et là, dit-il en insistant, des paroles en l'air, qui viennent, j'aime à le croire, d'une intention droite, mais qui n'en compromettent pas moins notre cause. Je vous engage à calmer ces colères immodérées, qui fournissent des prétextes à nos ennemis pour calomnier votre coeur.

—Apprenez, reprend Marat en se redressant avec fierté, que l'influence de ma feuille tient à ces excès mêmes, à l'audace avec laquelle je foule aux pieds tout respect humain, à l'effusion de mon âme, aux élans de mon coeur, à mes réclamations violentes contre l'oppression, à mes sorties impétueuses, à mes douloureux accents, à mes cris d'indignation, de fureur et de désespoir… Ces cris d'alarmes, ces coups de tocsin que vous prenez pour des paroles en l'air sont les expressions naïves de mes sentiments, les sons naturels que rend mon coeur agité.

—Mais, reprit Robespierre, vous avouerez qu'en servant la cause du peuple vous avez réclamé quelquefois, au nom de la liberté, des mesures contraires à la liberté.

—Que venez-vous parler de liberté? Cinq cents espions me cherchent jour et nuit; s'ils me découvrent et s'ils me tiennent, ils me jetteront dans un four ardent et je mourrai victime de la liberté que vous m'accusez de contrarier. Dieu désarmées, si jamais j'ai désiré un instant pouvoir me saisir de ton glaive, ce n'était que pour rétablir, à l'égard des indigents, les saintes lois de la nature! Croyez-moi, nous venons tout simplement essayer aux hommes des destinées nouvelles. Ce que nous faisons, nous sommes fatalement poussés à le faire, et notre Révolution est une suite continuelle de miracles. Chaque âge a son courant d'idées qu'on ne peut ni déterminer ni tarir; quand les obstacles se rencontrent devant ces courants, il y a lutte, et les trônes, et les sociétés, le passé, en un mot, se trouve emporté par une force insurmontable. C'est là toute l'histoire de notre Révolution. Il y a des moments, je le confesse, où, au milieu des difficultés et des périls d'un état de choses agité, je regrette moi-même le régime ancien, mais il nous faut subir la nécessité d'un renouvellement: nous ramènerions plutôt la mer sur les bords laissés à sec que le temps sur les hommes et les institutions qu'il à quittés. Puisque les Constituants de 89 ont provoqué et commencé une Révolution, il faut la finir à tout prix; ils l'ont commencée au milieu des fêtes et des embrassements de joie, nous l'achèverons dans le sang et dans les larmes; c'est la loi des révolutions. Nous serons probablement brisés à l'oeuvre; mais qu'importe! nous travaillons, et nos fils recueilleront seuls le fruit de nos travaux et de nos sueurs; la génération actuelle doit disparaître. On ne fait pas des hommes libres avec d'anciens maîtres et de vieux esclaves. De même que l'amant d'une prostituée ne saurait apprécier une honnête femme, de même l'amant d'un régime oppresseur ne saurait aimer ni reconnaitre la nature d'un régime libre et raisonnable.»

[Illustration: Chaumette.]

Robespierre écoutait avec effroi; il pâlit et garda quelque temps le silence.

—Vous êtes donc, reprit-il enfin, pour les mesures de sang! Si vous prétendez frapper tous ceux qui ont infligé le joug et tous ceux qui l'ont subi, la moitié de la France y succombera.

—Vous savez bien, répondit Marat, que notre Révolution est environnée d'obstacles et de résistances; dans un temps calme et quand le système régnant est bien assis, on ramène les dissidents par la modération, par la patience, et on les rattache au maintien de la Constitution par les bienfaits qui en découlent; mais au milieu des factions, des guerres civiles et des principes de ruines qui menacent de toutes parts notre liberté naissante, nous n'avons ni le temps ni le loisir d'en agir ainsi. Il faut écraser tout ce qui résiste et répondre à la guerre par la guerre. Les révolutions commencent par la parole et finissent par le glaive. Je n'avais pas prévu moi-même, en 89, que nous serions amenés forcément à couper des têtes; mais c'était un tort et un aveuglement: vous verrez que nous serons obligés d'en venir là. Tout changement crée, parmi ceux dont il dérange les anciens priviléges, des haines irréconciliables. Une lutte s'engage, lutte à mort, où le nouveau gouvernement doit nécessairement frapper ou être frappé. Vaincus ou dispersés sur un point, nos ennemis se montrent aussitôt sur un autre; pour s'en défaire, il faut les détruire. Vous savez ces choses aussi bien que moi, mais vous n'osez pas les avouer.

Robespierre baissa la tête.

—Aucune révolution, continua Marat, n'aura été plus économe que la nôtre du sang des peuples. Nous ne faisons pas la guerre, nous la subissons. La sainte épidémie de la liberté gagne partout avec diligence; c'est elle qui nous délivrera bientôt de tous nos ennemis en renversant les trônes et en faisant disparaître la servitude.

«Voilà qui vaut mieux que du canon. Nous ne sommes durs qu'envers les ennemis du dedans, parce que, avec eux, il n'y a ni traité ni amnistie à espérer. Il faut qu'ils tombent sous nos coups ou que nous tombions sous les leurs. Si nous les manquons, ils ne nous manqueront pas. Mais, encore une fois, cet état de violence ne peut durer; c'est le passage d'un régime ancien à un régime nouveau. Nos principes feront bientôt de tous les Français les enfants d'une même famille; alors se formera un spectacle nouveau, inconnu jusqu'à ce jour, et le plus beau qu'ait jamais éclairé le soleil. On me représente comme un esprit brouillon et agitateur. L'Ami du peuple, au contraire, n'est pas moins ennemi de la licence que passionné pour l'ordre, la paix et la justice. Mais, tant que la Révolution n'est pas faite, je regarde comme un devoir d'exciter le peuple et de le tenir en éveil contre les perfidies de ses anciens maîtres. La monarchie essaie à chaque instant de renaître sous des formes nouvelles et déguisées; je vois percer une autre aristocratie à travers le masque des Girondins. On m'accuse encore de flatter le bas peuple et de descendre jusqu'à ses caprices, afin de mieux le pousser à mes volontés: mensonge! Lisez ma feuille et vous verrez comme je traite, au contraire, cette portion aigrie et remuante du peuple qu'on nomme la populace; si je m'en suis quelquefois servi, c'est qu'on a besoin d'elle dans les révolutions pour exciter la masse à se soulever; on ne fait pas de pain sans levain. Du reste, ce n'est pas le gouvernement d'une classe de Français que je désire fonder, c'est le gouvernement de tous. Au triomphe de notre liberté me semble attaché celui des autres peuples de la terre, le bonheur du genre humain.

«Ne vous étonnez plus maintenant si je m'emporte contre ceux qui contrarient ce noble dessein et retardent, par leurs complots, le règne de la justice. Il faut que ce règne vienne ou que je meure. De là ces paroles en l'air, ces transports et ces cris d'indignation que vous blâmez, mais que m'arracheront toujours malgré moi la vue des misères du genre humain et le sentiment de son oppression. Je ne suis pas de ces âmes de glace qui regardent souffrir les autres sans s'émouvoir; un tel spectacle me jette dans des accès de courroux dont je ne suis plus maître. Je m'écrie alors: Vengez-vous, mes amis, vengez-vous! Tuez et brûlez, et ne vous arrêtez pas que le genre humain tout entier ne soit hors des mains de ses bourreaux.»

Robespierre se retira terrifié.

Cette entrevue eut des suites fâcheuses; Robespierre, aux Jacobins, répudia toute connivence avec Marat, dont il blâma le zèle dangereux et les extravagances. Marat désavoua, d'un autre côté, Robespierre pour son dictateur. «Je déclare, écrivit-il dans sa feuille, que Robespierre ne dispose pas de ma plume, quoiqu'elle ait souvent servi à lui rendre justice; une entrevue que je viens d'avoir avec lui me confirme dans mon opinion qu'il réunit aux lumières d'un sage sénateur l'intégrité d'un véritable homme de bien, mais qu'il manque également et des vues et de l'audace d'un homme d'État.»

La voix du canon allait couvrir ces discussions personnelles. Il faut rendre justice à l'Assemblée législative: jamais proposition de guerre ne fut discutée avec plus de talent et de conscience. La nation put savoir exactement à quoi s'en tenir sur les raisons qu'elle avait de prendre l'initiative de l'attaque. Le bouillant Isnard lui-même n'entraina point une décision prématurée. Quand les députés se déclarèrent prêts à tirer le glaive et à en jeter le fourreau, tout le monde put juger la situation telle qu'elle était. Ni surprise ni déguisement.

Le 20 avril 1792, Louis XVI prononça solennellement devant l'Assemblée la déclaration de guerre contre l'empereur d'Autriche. En entrant dans la salle des séances, il regardait à droite et à gauche avec cette sorte de curiosité vague qui caractérise les personnes à vue très-basse. Sa physionomie n'exprimait point sa pensée. Il proclama la guerre du même ton qu'il eût pris pour promulguer le décret le plus insignifiant du monde.

Mme de Staël assistait à cette séance.

«Lorsque Louis XVI et ses ministres furent sortis, raconte-t-elle, l'Assemblée vota la guerre par acclamation. Quelques membres ne prirent point part à la délibération; mais les tribunes applaudirent avec transport; les députés levèrent leurs chapeaux en l'air, et ce jour, le premier de la lutte sanglante qui a déchiré l'Europe pendant vingt-trois années, ce jour ne fit pas naître dans les esprits la moindre inquiétude. Cependant, parmi les députés qui ont voté cette guerre, un grand nombre a péri d'une mort violente, et ceux qui se réjouissaient le plus venaient à leur insu de signer leur arrêt de mort.»

La guerre était peut-être inévitable; à coup sûr elle était alors populaire; mais elle fit dévier la Révolution, la poussant d'abord vers la Terreur et ensuite vers le despotisme.

V

La guerre débute mal.—Quelles étaient les causes de notre infériorité passagère.—Lettres de la commune de Marseille aux citoyens de Valence.—L'ennemi est à l'intérieur.—Décret contre les prêtres réfractaires.—Déclin des croyances religieuses.—Le véto royal.—Lettre de Roland.—Chute du ministère girondin.—Changements que la nécessité de vaincre amènent dans l'esprit public.

La guerre commença par des revers. Le ministre influent, l'homme de la situation, Dumouriez, comptait enlever aisément les Pays-Bas, mal soumis, mécontents, presque révoltés contre la maison d'Autriche. Des ordres furent donnés pour entraver ce plan de campagne; le 29 avril au matin, le général Théobald Dillon se porta de Lille sur Tournai. Les soldats se sauvent devant l'ennemi, en criant à la trahison, rentrent à Lille furieux, accusent leurs chefs d'avoir voulu les livrer à l'ennemi, et massacrent Dillon dans une grange.

On apprit en même temps qu'un autre général français, Biron, venait d'essuyer un semblable échec devant les murs de Mons, et que ses troupes s'étaient débandées.

Grand effroi à Paris. Où était la cause de nos deux premières défaites? Tout le monde vit très bien qu'il n'existait aucune confiance entre les soldats et les officiers. Les uns étaient le sang nouveau de la Révolution; les autres sortaient de l'ancien régime et avaient conservé des attaches avec la noblesse.

Qu'attendre d'une guerre entreprise dans de telles conditions? D'un autre côté, le roi pouvait-il désirer le succès de nos armes, sachant que chacun de ces succès devait consolider le nouvel ordre de choses? Qui dirigeait alors les hostilités? La cour. Qui avait intérêt à ce que nos troupes fussent battues? La cour. Où devait-elle trouver les moyens de relever les débris du trône? Dans les victoires de l'étranger.

On agissait sans vigueur, sans ensemble, sans détermination; les chefs de nos armées, Rochambeau, Luckner et le mou Lafayette, inspiraient aux Jacobins de justes défiances. Il fallait recourir à des mesures énergiques; la France ne pouvait balancer les forces matérielles de l'Europe qu'en faisant appel à l'enthousiasme, au patriotisme, au devoir des citoyens libres. Le jour du dévouement suprême était venu; mais d'où partirait l'éclair?—La reine voyait nos revers avec une satisfaction secrète. La Législative était réduite, comme la Constituante, dans les derniers temps, à une impuissance fatale. Les clubs étaient désunis.

Cette fois, comme dans toutes les situations désespérées, il fallait que le peuple intervînt. Déjà les provinces du Midi avaient donné le signal; plus anciennement fixées au sol, ces populations étaient aussi les plus avancées du royaume. Elles donnèrent aux événements le caractère d'impétuosité qui est dans leur nature. La commune de Marseille prit l'initiative; voici la copie d'une lettre conservée aux Archives et adressée aux citoyens de Valence: «Frères et amis, la liberté est en danger; elle serait anéantie si la nation entière ne se levait pour la défendre. Les Marseillais ont juré de vivre libres; ils n'aiment, ils ne connaissent plus pour Français et pour frères que ceux qui, ayant juré comme eux, se lèveront comme eux pour vaincre ou mourir. Cinq cents d'entre eux, bien pourvus de patriotisme, de force, de courage, d'armes, bagages et munitions, partiront dimanche ou lundi pour la capitale. Alimentez ce feu, frères et amis, joignez vos armes et votre courage à celui des Phocéens; que l'aristocratie et le despotisme tremblent, il n'est plus temps d'écouter leur langage; c'est la patrie qui parle seule, elle vous demande la liberté ou la mort. Nos citoyens passeront dans votre ville, ils vous offriront de partager avec vous l'honneur de la victoire; ils vous diront que Marseille vous aime, parce qu'elle est sûre que vous suivrez son exemple; ils vous demandent en son nom l'asile et l'hospitalité.» Avant de partir, les Marseillais avaient mis à la raison la ville d'Arles, qui était infectée d'aristocratie. Ils y étaient entrés le 28 mars, au nombre de cinq mille, par une brèche faite à coups de canon; ils se seraient facilement décidés à la démolir pour effacer, disaient-ils, la honte de l'avoir fondée.

Excitée par l'élan général de la nation, l'Assemblée législative déclara la patrie en danger et, le 8 juin, vota la formation d'un camp de vingt mille hommes aux portes de la capitale.

L'ennemi s'avançait sur nos frontières; mais n'était-il point aussi au coeur de la France? La question religieuse soulevait de plus en plus les populations; des troubles éclataient au Nord et au Midi, excités par les intrigues des prêtres réfractaires. Avant de tourner toutes ses forces contre l'étranger, ne fallait-il point pacifier le pays, se débarrasser des agitateurs, en les intimidant par la sévérité des lois?

Dès le 6 avril, l'Assemblée nationale vota un décret qui supprimait tout costume religieux, hors des églises et de l'exercice des fonctions ecclésiastiques.

Le 27 mai fut adopté d'urgence un autre décret en vertu duquel pouvait être condamné à la déportation tout prêtre qui avait refusé de prêter serment, si cette mesure de rigueur était demandée par vingt citoyens actifs (c'est-à-dire payant une contribution), approuvée par le district, prononcée par le département. Le déporté devait recevoir trois livres par jour comme frais de route jusqu'à la frontière.

Le roi refusa de donner sa sanction à ce dernier décret: nouveau véto, nouvelle irritation dans les faubourgs. Le peuple était las de cette résistance inerte qui paralysait toutes les déterminations vigoureuses.

L'acte de la Législative a été fort critiqué. Quoi! s'écrie-t-on, livrer la liberté d'un citoyen à des dénonciations qui reposaient le plus souvent sur ses opinions présumées? Il est bon de faire observer que cette déportation était un simple exil et que le despotisme n'y regarde pas à deux fois avant de lancer un pareil décret. Si la gravité des circonstances ne justifie pas entièrement des mesures aussi arbitraires, elle suffit du moins à les expliquer. Or la France révolutionnaire n'avait alors à choisir qu'entre le suicide ou l'expulsion de ses plus mortels ennemis.

Un fait important à noter, c'est que l'esprit démocratique, favorable en 89 aux idées religieuses, s'était peu à peu détourné des églises, quand on vit la conduite que tenait le clergé. Les prêtres assermentés eux-mêmes reconnaissaient en 92 le besoin de certaines réformes dans les pompes du culte catholique, si l'on tenait à sauver le peu qui restait encore des anciennes croyances.

«Que signifie, disait M. Tolin, membre de la Législative, vicaire épiscopal de Loir-et-Cher, cette mitre d'argent entre les mains d'un clerc assez béat pour la porter gravement et processionnellement devant l'évêque déjà couvert d'une mitre d'or!… Que veut dire cette crosse si ridiculement promenée par un autre clerc fort et vigoureux?… Pourquoi ce lourd bâton qu'il faut faire traîner devant soi?… En vertu de quel canon dépouille-t-on le calice, ce vase précieux où va reposer le sang de l'agneau, pour couvrir les genoux de l'évêque? Quelle indécence!… Pourquoi ces gants pendant la célébration des saints mystères? Cette tête couverte, lors même que le Saint-Sacrement est exposé? Quels impudents priviléges! Un trône, dont la magnificence rivalise avec celui du Très-Haut, forme un second autel, où chacun porte ses voeux de préférence au premier, autour duquel des cierges, constamment allumés, semblent demander les mêmes hommages; tout cela surprend la foi des fidèles, et lui donne le change!… Ce clergé nombreux, toujours bassement prosterné devant l'homme, le dos tourné au tabernacle, s'embarrasse autour de ce trône… s'agenouille pour baiser un diamant… c'est une sorte d'idolâtrie, ou au moins une bassesse… Peut-on estimer des hommes qui, loin de savoir rougir de ces viles complaisances, ont eu la faiblesse de les rendre? Ils sont plus coupables que ceux qui les reçoivent. Ceux-ci (les évêques) sont séduits par l'amour-propre… par l'espoir de captiver l'attention du peuple, de le contenir, de l'amuser, comme un enfant, de ces hochets.»

Mais l'attention publique se portait alors vers des sujets beaucoup plus graves: la défense nationale et les vrais moyens de l'organiser.

Avant tout, il s'agissait d'établir l'union entre les citoyens et les soldats. La garde du roi inspirait de justes défiances. Ce corps était composé en grande partie de coupe-jarrets et de chevaliers d'industrie. Ils avaient, disait-on, fait éclater leur joie après l'échec de Mons et de Douai. Leurs illusions planaient au delà des frontières: que l'étranger vienne jusqu'à Paris, et le rétablissement des droits de la couronne était assuré. Le 29 mai, dans la séance du soir, l'Assemblée ordonna le licenciement immédiat de ce corps et la remise des postes des Tuileries à la garde nationale.

Une lettre de Roland, écrite, dit-on, par sa femme et s'adressant plutôt à la France qu'au roi, fut lue tout haut au conseil des ministres, puis envoyée aux quatre-vingt-trois départements. Que disait cette lettre? Elle prouvait nettement, en termes francs et durs, que tout le mal de la situation était dans les défiances réciproques de Louis XVI et de l'Assemblée. Le roi profita-t-il des sages conseils que lui donnait son ministre? Il le destitua.

Fidèle à son système, il expédia vers le même temps un agent secret, Mallet du Pan, aux rois coalisés. [Note: On connait la déclaration de l'entrevue de Piluitz: «L'empereur d'Allemagne et le roi de Prusse, sur les représentations des frères de Louis XVI, s'engagent à employer les moyens nécessaires pour le roi de France en vue d'affirmer les bases du gouvernement monarchique.» (27 août 1792.)]

Les Girondins tombèrent du pouvoir. Leur passage aux affaires ne fut marqué ni par des victoires ni par de grandes mesures politiques. Et pourtant leur avènement ne fut point inutile. Pour la première fois, on avait vu la Révolution monter jusqu'aux marches du trône, des hommes nouveaux manier les rênes du gouvernement, des parvenus faire la loi à un pays qui n'avait obéi depuis des siècles qu'à une certaine classe dirigeante. Maintenant la nation ne pouvait-elle pas tout attendre de l'imprévu?

La nouvelle de nos désastres, la lenteur des opérations militaires jetèrent un nouvel élément de fermentation dans les masses, déjà si profondément agitées.

En France, la défaite est toujours coupable; on chercha partout des complots et des trahisons; les Girondins accusèrent la cour, la cour accusa les Jacobins.

Le besoin de se trouver mutuellement des torts ne fit qu'aigrir les ressentiments. Le peuple sentit tout de suite par où la situation le blessait; en vain quelques Constitutionnels, à la tête desquels se plaça Lafayette, essayèrent-ils de refouler la Révolution et de pourvoir au salut du roi; il était évident pour tous que ce roi était un obstacle au libre déploiement de la force populaire. Le trône barrait l'élan de la France; il fallait ou le briser ou consentir à une soumission honteuse. Les Girondins avaient cru faire plier la royauté et la réduire à son véritable rôle dans un État libre; mais de tels hommes n'avaient point la main assez forte ni l'esprit assez convaincu pour réagir sur la cour, ce foyer perpétuel de contre-révolution. La Gironde fut repoussée du ministère; sa disgrâce lui ramena la confiance du pays. Les modérés s'aveuglaient, d'un autre côté, sur les mesures à prendre pour constituer la défense; l'énergie était désormais à l'ordre du jour; un ciel si rempli d'électricité que l'était alors le ciel de la Révolution ne pouvait se décharger que par plusieurs orages successifs. La guerre, repoussée au début par les Jacobins, devait dicter désormais des conditions nouvelles; il fallait voiler les statues de la Liberté et de la Justice, pour découvrir celle du Salut public. Le point de vue moral et politique de la Révolution Française changea tout à coup avec l'apparition de l'ennemi. La tempête battait les flancs du navire; dans cette situation extrême, on jeta provisoirement à la mer tout le bagage des idées constitutionnelles. Le besoin de se couvrir du patriotisme comme d'un bouclier entraîna la France à des mesures de rigueur: la monarchie entravait la défense nationale! on lui signifia d'avoir à suivre le mouvement ou à disparaître.

VI

Préludes de la journée du 20 juin.—Proposition de Danton au sujet de la reine.—Lettre de Lafayette à l'Assemblée.—Menaces d'un coup d'Etat.—Manifestation du peuple de Paris.—Il pénètre dans l'Assemblée.—Envahissement des Tuilleries.—Conduite de Louis XVI.—A qui la victoire?—Fête du Champ-de-Mars.

Louis XVI tenait toujours l'Assemblée nationale bloquée par ses vétos.
Les faubourgs s'indignaient, trépignaient.

Peuple, en marche!

Quelques mots sur les incidents qui préparèrent la journée du 20 juin. Les griefs qui s'élevaient déjà contre le château, la démission du ministère girondin, la résistance du roi à un décret de l'Assemblée frappant des prêtres rebelles, tout cela suffisait bien pour exciter les méfiances. Dès soupçons, qui ont acquis depuis le caractère de la certitude, planaient sur les manoeuvres de la reine. Le comité autricien, formé autour d'elle et par elle, communiquait sans cesse avec l'ennemi.

Danton avait percé à jour ces intrigues de femme. Dès le 4 juin, il proposa deux mesures pour désarmer l'influence de la cour et déjouer ses sinistres projets. La première était d'asseoir l'impôt sur de nouvelles bases, d'exonérer le pauvre et de charger le riche; par ce moyen, l'Assemblée s'attacherait les sympathies de la classe la plus nombreuse. La seconde loi forcerait Louis XVI «à répudier sa femme et à la renvoyer à Vienne avec tous les égards et tous les ménagements dus à son rang».

Pendant que la situation extérieure était alarmante, on faisait courir à l'intérieur des bruits de coup d'État. Pour frapper un coup d'État, il faut une armée et un chef. Ce chef existait-il? Le 16 juin, du camp de Maubeu, Lafayette écrivit à l'Assemblée législative une lettre dure, insolente, contenante les reproches les plus amers. Le nom de Cromwell fut prononcé et courut sur quelques bancs. Lafayette eût fait un pauvre Cromwell; telle n'était d'ailleurs pas son ambition. Il eût plus volontiers joué le rôle d'un Monk honnête homme. Quoique détesté de la cour, son rêve était de relever les débris du trône constitutionnel et de l'asseoir sur l'union de la noblesse avec la classe moyenne.

[Illustration: Les pétitionnaires du 20 Juin.]

Cette lettre maladroite souleva d'abord une tempête dans l'Assemblée; puis, après un moment de réflexion, on décida qu'il n'y avait pas lieu à délibérer. C'était répondre à la menace par le mépris. De quel droit, d'ailleurs, un général s'immisçait-il en maître dans les affaires du pays?

Les défiances populaires s'accrurent; on commentait surtout ce passage de la lettre: «Que le règne des clubs, anéantis par vous, fasse place au règne de la loi, leurs usurpations à l'exercice ferme et indépendant des autorités constituées, leurs maximes désorganisatrices aux vrais principes de la liberté, leur fureur délirante au courage calme et constant…» Était-ce clair? On en voulait au droit de réunion; mais ce droit avait jeté, en deux années, de trop profondes racines dans les moeurs pour qu'on l'en arrachât sans rencontrer de résistance.

On attribue à Danton une part considérable dans les événements qui vont suivre; il faut pourtant avouer qu'à cet égard les preuves nous manquent. On a beau fouiller dans les journaux et les Mémoires du temps, on n'y trouve aucune trace de son influence directe. S'il fut l'âme du mouvement, ce fut d'ailleurs le peuple seul qui marcha.

Deux prétextes servirent à masquer les desseins des meneurs: une pétition qu'on irait présenter à l'Assemblée; un arbre de la liberté qu'on planterait sur la terrasse des Feuillants, en mémoire du serment du Jeu-de-Paume.

Le 20 juin, un rassemblement d'environ vingt mille hommes, dans lequel les faubourgs Saint-Antoine, Saint-Marceau, Saint-Jacques avaient versé leurs habitants, se dirigea vers la salle du Manége. Le mouvement reconnut tout de suite ses meneurs: c'étaient le brasseur Santerre, Legendre, le terrible marquis de Saint-Huruge. Ce dernier avait dissipé sa fortune et sa réputation dans des aventures scandaleuses; prisonnier sous le règne de Louis XVI, il avait amassé dans son coeur un trésor de vengeance contre l'aristocratie et contre la cour. Sa formidable voix évoquait sans cesse le fantôme de la Bastille, cette prison d'État où il avait été renfermé. D'une force physique extraordinaire, il se fit le chef des Enragés et des Hurleurs. La foule enflait de moment en moment. Le rendez-vous était fixé sur la place de la Bastille. Les colonnes en désordre s'ébranlent; des inscriptions, parsemées çà et là dans la longueur du cortége, annoncent l'esprit et les desseins du rassemblement. Hommes, femmes, enfants, s'avancent, précédés de la Déclaration des droits et de quelques canons. Ils suivent processionnellement la rue Saint-Honoré, au milieu des acclamations et du tumulte. Cette multitude hérissée de piques, de faux, de fourches, de croissants, de leviers, de bâtons garnis de couteaux, de scies, de massues dentelées, se meut comme une forêt vivante. Les femmes mêlées au cortége marchent gravement le sabre au poing. Voilà, il faut en convenir, de singuliers pétitionnaires! Le peuple ayant épuisé les voies de réclamations pacifiques, le peuple dédaigné et foudroyé, le peuple avait fini par mettre un bout de fer sur sa signature.

Il était deux heures quand on arriva sur la place Vendôme. Les terribles visiteurs s'étaient annoncés par leurs cris, par leur marche sonore et par le cliquetis de leurs armes. De violents débats s'élevèrent dans l'Assemblée Nationale entre la gauche, qui était d'avis de les recevoir, et la droite qui voulait qu'on leur refusât l'entrée de la salle. Cependant les portes commençaient à être secouées: que faire? Allez donc désarmer vingt mille hommes! Les portes s'ouvrent; les pétitionnaires se rangent dans la salle du Corps législatif; l'orateur désigné par la déposition s'avance et dit d'une voix énergique: «Législateurs, le peuple français vient aujourd'hui vous présenter ses craintes et ses inquiétudes. Nous ne sommes d'aucun parti; nous n'en voulons adopter d'autre que celui qui sera d'accord avec la Constitution. Le pouvoir exécutif n'est pas d'accord avec vous; nous n'en voulons d'autres preuves que le renvoi des ministres patriotes. C'est donc ainsi que le bonheur d'un peuple libre dépendra du caprice d'un roi! Mais ce roi ne doit avoir d'autre volonté que celle de la loi. Le peuple veut qu'il en soit ainsi, et sa tête vaut bien celle des despotes couronnés. Cette tête est l'arbre généalogique de la nation, et devant ce chêne robuste le faible roseau doit plier…. Nous nous plaignons, messieurs, de l'inaction de nos armées. Pénétrez-en la cause, et si elle dérive du pouvoir exécutif, qu'il soit anéanti!… Nous avons déposé dans votre sein une grande douleur. Le peuple est là; il attend dans le silence une réponse digne de sa souveraineté.»

L'Assemblée répondit, mais faiblement: elle avait peur. Le cortége défila solennellement, les armes hautes et les bannières déployées; on lisait çà et là:

Résistance à l'oppression!
Avis à Louis XVI.
Le peuple las de souffrir
Veut la liberté tout entière
Ou la mort!
A bas le véto!

Aux Tuileries! aux Tuileries! On tourne la tête du rassemblement vers le château. Vergniaud lui-même n'avait-il pas dit: «La terreur est souvent sortie de ce palais funeste; qu'elle y rentre au nom de la loi?…» Elle allait y rentrer cette fois au nom du peuple. Les piques, suivies ou précédées du canon, se présentent sur la place du Carrousel. Les abords de la demeure royale étaient gardés par des forces assez considérables et flanqués d'artillerie; mais les armes ne tiennent pas longtemps, quand les coeurs sont atteints; tout ce simulacre de résistance s'évanouit pièce à pièce. Il y eut pourtant deux ou trois fausses alertes; la foule, resserrée çà et là par quelque mouvement des troupes, s'enflait et allait éclabousser les murs des maisons voisines. Tous ces flots dispersés revenaient bien vite dans le courant qui montait, montait toujours. La foule dévora successivement les intervalles et les obstacles qui la séparaient du château. Les grilles, les cours intérieures étaient forcées: la multitude tenta tous les passages. Elle hésitait, toutefois, à violer la demeure royale. «C'est le domicile du roi, lui criait un municipal, vous n'y pouvez entrer en armes. Il veut bien recevoir votre pétition, mais seulement par l'entremise de vingt députés.» Ces paroles firent quelque impression sur la foule; mais bientôt elle pousse des cris de joie à la vue d'un canon que des hommes déterminés montaient sur leurs épaules jusque dans la salle des gardes, au sommet du grand escalier. Une porte résiste encore: on la travaille à coups de hache. Au même instant, une voix crie: «Ouvrez!»

Louis XVI avait d'abord compté sur la troupe et sur ses fidèles gentilshommes pour garantir l'inviolabilité de la demeure royale; mais, averti de moment en moment par des clameurs et des soubresauts furieux, il avait fini par se présenter lui-même au-devant de l'orage. Silence et respect: le flot populaire recula. Toule cette multitude avait bon coeur; elle voulait avertir la royauté, lui montrer de quel côté était la force; elle ne tenait point à avilir le roi. L'émeute poussant l'émeute, hommes, femmes, enfants, se répandirent bientôt dans les appartements. Quel spectacle! Cette apparition de la misère armée sous le toit pompeux des souverains, au milieu des glaces, des marbres et des dorures, présentait un contraste qui serrait le coeur. Ces brigands, comme on les nommait à la cour, ces sans-culottes, comme ils s'appelaient eux-mêmes fièrement, ces malheureux épuisés par le travail ou exaltés par les privations et les souffrances…. Sire, voici votre peuple!—Cet homme faible, dominé par une femme et par un parti d'incorrigibles, ce pauvre aveugle qui ne sait où appuyer sa main…. Peuple, voilà ton roi!

Les tables des droits de l'homme furent placées en face de Louis XVI, qui occupait l'embrasure d'une fenêtre; la loi devant le roi. Les flots de citoyens se portaient, l'un après l'autre, au-devant de lui: «Sanctionnez les décrets, lui criait-on de toutes parts; chassez les prêtres; choisissez entre Coblentz et Paris.» Louis XVI tendait la main aux uns, agitait son chapeau pour satisfaire les autres; mais sa voix ne pouvait dominer le tumulte. De nouvelles clameurs ayant demandé la sanction des décrets, il répondit fermement: «Ce n'est ni la forme ni le moment pour l'obtenir de moi.» Le mot le plus dur de la journée fut dit par Legendre: s'adressant au roi, il l'appela «monsieur», lui reprocha d'avoir toujours trompé le peuple, d'être un perfide, et proféra des menaces inconvenantes. Louis XVI se contenta de répondre: «Je ferai ce que m'ordonnent de faire les lois et la Constitution.»

Cette foule était orageuse, passionnée, mais non malveillante; elle voulait que le roi donnât un gage à la liberté. Un homme du peuple lui tendit un bonnet rouge au bout d'une pique; Louis XVI accepta le bonnet et s'en couvrit. La vue de ce signe démagogique sur la tête du roi produisit un effet immense: la foule sourit, elle était désarmée. Apercevant alors une femme qui portait à son épée une cocarde tricolore, il demanda la cocarde et l'attacha au bonnet rouge. Cet acte de patriotisme enivra la foule qui se mit à crier: «Vive le roi! vive la nation!»—«Vive la nation!» répondit le roi en agitant son bonnet.

Louis XVI, debout sur une banquette placée près d'une fenêtre, étouffait de chaleur et de soif; un sans-culotte lui tendit une bouteille, en lui disant: «Si vous aimez le peuple, buvez à sa santé.» Le roi prit la bouteille sans hésiter et but à la nation. Des applaudissements éclalèrent alors de toutes parts.

Il y avait cinq heures que durait cette revue de l'opinion et de la misère parisienne; le roi était fatigué; de grosses gouttes de sueur coulaient sous son bonnet rouge. L'Assemblée avait enfin appris ce qui se passait aux Tuileries; c'est alors qu'arrivèrent deux ou trois députations de l'Assemblée nationale. Elles furent accueillies avec des marques de respect et de confiance; la foule s'ouvrit pour leur livrer passage. Isnard et Vergniaud parlèrent successivement au peuple, et l'engagèrent à se retirer; puis trouvant le roi entouré de toute cette multitude armée, furieuse de n'avoir rien obtenu, et dont toute la fougue bruyante venait se briser contre l'impassibilité d'un homme qui répétait sans cesse: «Je ne peux pas…. ma conscience me le défend…. —Sire, n'ayez pas peur, lui dirent-ils.—Moi, craindre! répondit le roi; non, je suis tranquille;» puis saisissant la main d'un garde national: «Tiens, grenadier, mets ta main sur mon coeur, et dis s'il bat plus vite qu'à l'ordinaire.» Pétion survint vers six heures du soir et balaya d'un signe les traînards.—Ainsi se termina cette journée que les journaux royalistes du temps ne manquèrent pas de représenter comme une journée de deuil et d'abomination. La violation du domicile royal leur parut un attentat; mais les révolutionnaires leur répondaient: «L'Europe entière saura que Louis XVI n'a couru aucun danger, puisqu'il est encore plein de vie et de santé, qu'il n'a pas même été pressé par ceux qui l'entouraient; elle saura qu'il n'a point été avili ni contraint, puisqu'il n'a rien signé ni promis. Quoiqu'il ait été pendant cinq heures à la discrétion de vingt mille hommes, venus exprès pour lui demander la sanction de deux décrets salutaires, le roi n'a subi aucune violence. Le peuple venait faire ses représentations à son délégué; il est maintenant tranquille et satisfait.»

Qui sortait vainqueur de cette journée? Évidemment le roi. A la force, il avait opposé la patience, les droits que lui donnait la Constitution. On l'avait vu admirable de calme, de sang-froid, de courage. Il avait montré un certain esprit d'à-propos; mais la difficulté restait toujours pendante entre lui et la nation.

Lorsque le château fut rentré dans le calme, la famille royale ne s'occupa qu'à compter les outrages et les plaies faites à son inviolabilité; elle visita les boiseries endommagées, les meubles détruits, les glaces brisées par le passage des barbares. Louis XVI mettait ses mains sur sa figure comme pour cacher l'humiliation que venait de subir la royauté. Un voile de rougeur couvrait le visage enflammé de la reine et un souffle de colère gonflait son nez légèrement aquilin. Les familiers du château gardaient un silence abattu. On voyait sur le parquet les traces insolentes de gros souliers ferrés. L'émeute avait laissé çà et là des vestiges de son passage, comme le torrent qui jette son écume sur les bords. Le mouvement du 20 juin ne fut pas une insurrection, ainsi que l'ont dit avec une mauvaise foi évidente les royalistes: il n'y eut de porté à la monarchie qu'une offense morale, et encore cette offense était-elle provoquée par les circonstances en face desquelles se trouvait alors le pays. Il fallait renverser les dernières espérances de la monarchie et détruire ce mur d'inviolabilité derrière lequel se cachait la trahison. Le tort de cette journée fut d'être l'ouvrage d'un parti; elle flatta l'amour-propre des Girondins dont le peuple demandait le retour au pouvoir. Aussi cette entreprise, quoique appuyée sur des griefs sérieux, provoquée par l'indignation qu'excitait dans le pays la longue résistance du roi, fut-elle dépourvue de résultat. Les pétitionnaires n'obtinrent pas la sanction qu'ils demandaient, et le roi souffrit tout, mais n'accorda rien, ne promit rien.

La royauté, déconsidérée, poursuivie par les faubourgs jusque dans son palais des Tuileries, humiliée, non soumise, allait-elle se relever en se montrant à son peuple? Le sentiment, qui joue un si grand rôle dans les affaires humaines, n'était-il pas en sa faveur? La haine qu'on portait à la reine ne céderait-elle point le terrain à la pitié pour la femme? Digne et touchante, n'avait-elle point opposé au flot populaire la meilleure des défenses, son fils, le jeune dauphin, qu'elle serrait dans ses bras? Une occasion se présenta de sonder à cet égard les dispositions de la multitude.

Une fête se préparait au Champ-de-Mars pour célébrer l'anniversaire du 14 juillet, le jour de la prise de la Bastille. En tête du cortége militaire figurait le bataillon des Marseillais, arrivé à Paris le 20 juin. On les reconnaissait à leur teint bruni, à leur mine vaillante. Avant la journée du 20 juin, ils avaient envoyé à l'Assemblée une adresse violente «sur le réveil du peuple, ce lion généreux qui allait enfin sortir de son repos.» Le jour de leur entrée dans Paris, tout le faubourg Saint-Antoine, Santerre en tête, s'était porté à leur rencontre. Le 14 juillet 1792, ils passèrent devant l'estrade sur laquelle était placée la famille royale en criant: «Vive Pétion! Pétion ou la mort!» Le maire de Paris venait d'être destitué de ses fonctions. Ce cri de vive Pétion! était donc un reproche adressé au pouvoir exécutif. A peine si quelques voix faisaient entendre, comme un adieu à la monarchie expirante, le cri de vive le roi!

L'expression du visage de la reine était navrante. Ses yeux étaient abîmés de pleurs; la splendeur de sa toilette contrastait avec le cortége dont elle était entourée: une haie de gardes nationaux la séparait à peine de la masse compacte des citoyens armés de piques. Le roi se rendit à pied du pavillon sous lequel était la famille royale jusqu'à l'autel élevé à l'extrémité du Champ-de-Mars. C'est là qu'il devait une fois de plus prêter serment à la Constitution. Quelques gamins de Paris suivaient le roi en riant et en applaudissant. Sa tête poudrée se détachait au milieu de la multitude à cheveux noirs ou blonds; son habit brodé tranchait sur les vêtements des hommes du peuple qui se pressaient autour de lui et dont quelques-uns étaient fort dépenaillés. Il redescendit les degrés de l'autel de la Patrie, et, traversant de nouveau les rangs en désordre, il revint s'asseoir auprès de la reine et de ses enfants.

«Depuis ce jour, dit mélancoliquement Mme. de Staël, le peuple ne l'a plus revu que sur l'échafaud.»

VII

Lenteur calculée des opérations militaires.—Lafayette à la barre de l'Assemblée.—Manifeste de Brunswick.—Enrôlements volontaires.—Arrivée des fédérés marseillais.—Rôle de Danton.—Angoisses et découragement des chefs populaires.—Le 10 août.—Une page du journal de Lucile.—Péripéties de la lutte.—Le roi se réfugie dans l'Assemblée législative.—Défaite et massacre des Suisses.—Théroigne et Sulcan.—Résolutions votées par les représentants de la nation.

Depuis l'ouverture de la guerre, les opérations traînaient en longueur. L'élan national était comprimé par les craintes qu'inspiraient les sourdes manoeuvres des royalistes. Des hommes dont l'avenir flétrira la mémoire appuyaient ouvertement à l'intérieur les mouvements de l'étranger. Louis XVI, de son château, tendait la main aux armées étrangères; la nation se trouvait de la sorte entre une conspiration et une guerre, entre l'ennemi de l'intérieur et celui de l'extérieur. La cour paralysait tous nos moyens d'attaque ou de défense. Les cadres de nos armées étaient vides ou mal remplis, nos frontières découvertes, nos places fortes dépourvues. Il semblait que Louis XVI eut dit à la France: «Je te défends de vaincre!» Le pays n'était plus d'humeur à tolérer une pareille situation; les lenteurs calculées des généraux qui devaient marcher en avant furent attribuées à la trahison et à l'influence du château.

La déchéance du roi était ouvertement réclamée par les départements, les feuilles publiques, les clubs et les sections: quelques citoyens engageaient charitablement Louis XVI à se démettre de la couronne et à rentrer dans la vie obscure pour laquelle il était né. «Ce n'est qu'en France, avait dit Robespierre, que l'on force les gens à être rois malgré eux.» Cette question de la déchéance s'éleva bientôt jusqu'à l'Assemblée nationale, où elle fut soutenue par les Girondins. Vergniand et Brissot tournèrent leurs batteries contre le château des Tuileries, où siégeait la force de la coalition étrangère. Ils accusèrent hautement Louis XVI de couvrir la ligue des rois contre la France. Les avis étaient d'ailleurs partagés: les uns voulaient annuler la monarchie en la dominant, les autres voulaient la détruire; ceux-ci craignaient une défaite, et ceux-là tremblaient dans la prévision d'une victoire trop complète.

Le dimanche 22 juillet, on tira le canon dès le matin; des charges d'artillerie continuèrent d'heure en heure pendant tout le jour. Les officiers municipaux à cheval, divisés en deux bandes, sortirent à 10 heures de la maison commune, faisant porter au milieu d'eux par un garde national une grande bannière tricolore sur laquelle était écrit: Citoyens, la patrie est en danger! Devant et derrière le cortége roulaient plusieurs canons. De nombreux détachements de garde nationale et quelques piques les accompagnaient. Une musique appropriée à ces tristes circonstances faisait entendre, de moment en moment, ses lugubres accords. Des amphithéâtres étaient dressés sur les places publiques pour recevoir les enrôlements volontaires. Une tente s'élevait, couverte de guirlandes et de feuilles de chêne, chargée de couronnes civiques et flanquée de deux piques avec le bonnet de la liberté; le drapeau de la section, planté en avant, flottait au-dessus d'une table posée sur deux tambours; le magistrat du peuple, avec son écharpe, enregistrait les noms des volontaires qui se pressaient en foule autour de l'estrade; les balustrades, les deux escaliers, le devant de l'amphithéâtre étaient défendus par deux canons, et toute la place inondée d'une jeunesse ardente qui venait offrir son sang à la patrie. Quelle différence entre le concours enthousiaste de cette multitude et les scènes affligeantes que présentaient sous l'ancienne monarchie les nécessités du recrutement militaire! Il n'y avait ici d'autre racoleur que le dévouement, et tout le monde voulait partir. Quelques vieux royalistes, témoins de cette ardeur héroïque, disaient entre eux; «C'est bien; mais comment ces jeunes soldats feront-ils pour battre, maintenant qu'ils n'ont plus de nobles à leur tête pour les commander?»

Or, c'était le moment où s'enrôlaient comme volontaires les Hoche, les Championnet, les Marceau, les Kléber et tant d'autres qui ont fait la gloire de nos armées.

Paris ne répondit pas seul au cri d'alarme. L'élan de la province fut admirable. Les quatre-vingt-trois départements tressaillirent. Les fédérés accouraient pour former le camp sous Paris. Tous étaient pleins d'ardeur; tous brûlaient du désir de marcher vers la frontière.

Ainsi, du peuple, rien à craindre; il fera son devoir. Maîs en est-il de même de la part des généraux? Lafayette quitta son corps d'armée et vint, le 28, à la barre de l'Assemblée législative, demander justice de la journée du 20 juin. Beaucoup parmi les députés désapprouvaient hautement la violation du palais des Tuileries et les familiarités dont on avait usé envers le roi. Aussi un décret parut le 2l juin, défendant à aucune réunion de citoyens armés de se présenter à la barre de l'Assemblée ni devant aucune autorité constituée.

Lafayette voulait qu'on allât plus loin, qu'on poursuivît les coupables. L'attitude du général fut aussi provocante que son intervention dans les affaires de l'État était insolite et dangereuse. Ce qu'il y avait de plus grave, c'est que cette démarche était un symptôme. Lafayette parlait au nom de ses compagnons d'armes, au nom de l'affection de ses soldats. Où en était-on si les hommes chargés de fermer le passage à l'ennemi ne marchaient point d'accord avec la nation? L'Assemblée sembla pourtant donner raison à Lafayette par une majorité de 339 voix contre 231.

Le pays avait perdu confiance dans ses représentants; tous les pouvoirs publics se désorganisaient; le découragement était profond, quand, le 27 juillet, tomba sur Paris le foudroyant manifeste du duc de Brunswick.

Une coalition formidable s'avançait, précédée de menaces et de bravades. O France, tu es perdue, si tu n'appelles à toi toute ton énergie! Je vois tes ennemis qui t'environnent de toutes parts; je vois les aigles des armées du Nord fondre sur ta tête comme sur une proie certaine; je vois reluire les épées derrière les épées et l'alliance des tyrans réunis s'étendre jusque par delà le Caucase.

[Illustration: Hébert.]

Écoute plutôt ce que te dit le duc de Brunswick: «La ville de Paris et tous ses habitants sans distinction seront tenus de se soumettre sur-le-champ et sans délai au roi, de mettre ce prince en pleine et entière liberté, et de lui assurer, ainsi qu'à toutes les personnes royales, l'inviolabilité et le respect auxquels le droit de la nature et des gens oblige les sujets envers les souverains; Leurs Majestés Impériale et Royale rendent personnellement responsables de tous les événements, sur leurs têtes, pour être militairement châtiés, sans espoir de pardon, tous les membres de l'Assemblée nationale, du district, de la municipalité et de la garde nationale de Paris, les juges de paix et tous autres qu'il appartiendra; déclarent, en outre, Leurs dites Majestés, sur leur foi et parole d'empereur et de roi, que si le château est forcé ou insulté, que s'il est fait la moindre violence, le moindre outrage à Leurs Majestés le roi, la reine et la famille royale, s'il n'est pas pourvu immédiatement à leur sûreté, à leur conservation et à leur liberté, elles en tireront une vengeance exemplaire et à jamais mémorable, en livrant la ville de Paris à une exécution militaire et à une subversion totale, et les révoltés, coupables d'attentats, aux supplices gu'ils auront mérités.» Le manifeste était daté de Coblentz, le quartier général des émigrés. Plusieurs le crurent émané des Tuileries.

Eh bien! ce coup de foudre réveilla la nation comme en sursaut. Ces menaces, bien loin de jeter la terreur dans les esprits, firent courir, d'un bout de la France à l'autre, un frémissement de rage.

—Qui ose nous parler ainsi? Ne sommes-nous pas cinq à six millions d'hommes en état de porter les armes; renvoyons la terreur à ceux qui veulent nous intimider. Tous debout!

La Révolution étant devenue une question d'existence nationale, la France lia ses armes à la défense des principes. Une idée nouvelle soulevait le sein de la France, et c'est cette idée qui la rendait indomptable.

Les soupçons augmentèrent avec l'approche de l'ennemi; à chaque pas qu'on marquait en avant sur les frontières pour les défendre, on retournait la tête derrière soi, vers le château. La sûreté intérieure n'inquiétait pas moins que la sûreté extérieure. Les volontaires qui s'enrôlaient sur les places publiques étaient abordés par des citoyens au visage sombre:

—Où courez-vous? leur disait-on. L'ennemi n'est pas sur la frontière, il est dans nos murs. Les Tuileries correspondent avec Coblentz; Coblentz a des intelligences avec toutes les cours étrangères. Le centre des opérations de l'ennemi étant aux Tuileries, c'est là qu'il faut porter d'abord vos forces et vos armes.

Ce langage était répété dans les faubourgs.

Robespierre exprimait dans son journal, le Défenseur de la Constitution, les mêmes défiances: «Déjà une cour parjure se prépare à voler sous les drapeaux des tyrans de l'Europe. Voilà la situation où nos ennemis nous ont placés; voilà notre cause; que les peuples de la terre la jugent! ou, si la terre est le patrimoine de quelques despotes, que le ciel lui-même en décide. Dieu puissant, cette cause est la tienne! Défends toi-même ces lois éternelles que tu gravas dans les coeurs; absous ta justice accusée par le triomphe du crime et par les malheurs du genre humain, et que les nations se réveillent du moins au bruit du tonnerre dont tu frapperas les tyrans et les traîtres!»

L'erreur de Lafayette et de son parti était de croire que l'on pût alors faire la guerre, repousser l'ennemi, déborder sur son territoire par les seules forces de la discipline et de la vieille tactique militaire; non, il fallait l'enthousiasme, le feu sacré de la Révolution.

«Si le château est forcé,» disait le fameux manifeste: parole maladroite et imprudente! C'était désigner au peuple de Paris le point sur lequel il devait frapper. Tout le monde voyait distinctement se former l'orage. Le 17 juillet, les fédérés réclamaient dans une audacieuse adresse à l'Assemblée la suspension de Louis XVI et des poursuites contre Lafayette; quelques jours après, Brissot demandait la déchéance du monarque; le 3 août, Pétion accusait le roi d'avoir conspiré contre le peuple et proposait l'abolition de la royauté. Ainsi tout le monde était d'accord pour regarder le château comme l'obstacle suprême au succès de nos armes; mais d'où partirait l'étincelle qui mettrait le feu à cette trainée de poudre?—De Marseille et des faubourgs de Paris.

Le 30 juillet, Danton propose aux Cordeliers de signer la résolution suivante: «La section du Théâtre-Français déclare que, la patrie étant en danger, tous les hommes français sont de fait appelés à la défendre; qu'il n'existe plus ce que les aristocrates appelaient des citoyens passifs, que ceux qui portaient cette injuste dénomination sont appelés tant dans le service de la garde nationale que dans les sections et dans les assemblées pour y délibérer.» Notez que c'est aux Cordeliers et non aux Jacobins que Danton s'adresse. Pourquoi? Parce que, composé d'hommes à lui, d'hommes d'action, le club des Cordeliers était bien son quartier général.

On attendait de Marseille cinq cents nouveaux fédérés, choisis parmi les plus braves, «cinq cents hommes qui sussent mourir». [Note: Lettre de Barbaroux] Ils arrivent sur Paris. Barbaroux et Rébecqui vont les recevoir à Charenton. Les Marseillais sont aussitôt acclamés, choyés. Santerre, Marat, Danton, Camille Desmoulins et bien d'autres les fêtent, se disputent l'honneur de les faire asseoir à leur table. C'est vers ces rudes enfants du soleil et de la liberté que se tourne tout l'espoir de la nation.

Cependant les chefs de l'opinion publique hésitaient. Brissot et Vergniaud, quoique républicains, n'approuvaient point une entreprise à main armée contre le château; ils craignaient une déroute, les suites toujours effroyables d'une insurrection vaincue, la ruine de l'Assemblée nationale, le rétablissement de la vieille monarchie. De son côté, Robespierre se plongea dans la retraite: son oeil fixe n'envisageait pas sans crainte les conséquences de la chute du roi. Tout lui semblait mystère et ténèbres derrière ce trône renversé. A tout prendre, si les événements n'avaient pas exigé ce dernier sacrifice à la Révolution, il eût préféré s'en tenir à la Constitution de 91; mais la cour avait perdu la royauté, et alors que faire? On raconte que Danton lui-même s'était retiré à Arcis-sur-Aube, d'où il ne revint à Paris que le 9 août. Ainsi la Révolution, tout en sachant bien qu'elle n'avait que des obstacles et des résistances à attendre de la part du pouvoir exécutif, tremblait devant l'idée de le renverser.

Un comité insurrectionnel s'était formé; Barbaroux et Carra préparaient les voies au soulèvement. La cour, de son côté, se tenait en état de défense. Elle comptait avec raison sur une partie de la garde nationale, sur une garnison dévouée, sur les grilles, les murs, le pont-levis du château, dont la configuration extérieure n'était point du tout alors ce qu'elle est aujourd'hui. Une police secrète s'était organisée dans le cabinet des Tuileries; des rapports faits par des espions instruisaient la famille royale des mouvements et des propos de la ville. Voici l'un de ces rapports, daté du 5 août: «Le nommé Nicolas, batelier sur le pont Saint-Paul, demeurant rue de la Mortellerie, à côté de la rue du Long-Pont, doit assassiner… (le nom est en blanc), à l'instigation de la Société des Amis des droits de l'homme.» Nous ne nous perdrons pas en conjectures sur l'objet du crime; il y a tout lieu de croire que la personne désignée au poignard de ce fanatique était la reine. L'auteur du Rapport désigne ensuite «le sieur Fournier l'Américain, demeurant rue de Mirabeau; le sieur Rossignol, demeurant rue Dauphine; le nommé Nicolas la Pipe, fort du port, comme devant seconder les projets contre la famille royale et marcher à la tête des fédérés.» Les principaux traits de l'insurrection prochaine se trouvent esquissés dans ce rapport, quoique d'une manière un peu vague. L'espion assure que «les sieurs Santerre, Rossignol et Dijon distribuent chaque jour 800 francs au faubourg Saint-Marcel…, que le sieur Balzac, demeurant place de la Bastille, et le sieur Clin se sont promenés le 6 au soir, du Louvre à la Grève, par le pont Double et le faubourg Saint-Antoine, en criant qu'ils portaient le sabre pour mettre à bas les têtes du roi et de la reine.» [Note: Cette pièce curieuse a été extraite par nous des cartons des Archives.]

On voit par là que la famille royale était prévenue: elle avait d'ailleurs pris ses précautions et faisait coucher dans l'intérieur du château des gentilshommes armés jusqu'aux dents. Un instant elle se crut à la veille non-seulement de résister, mais de vaincre et de rétablir ses pouvoirs abolis. Le 8, tout était en grande fermentation; les Tuileries ressemblaient à une place forte menacée par des assaillants. Les nobles étaient accourus de toutes les provinces et remplissaient le château jusqu'aux combles. Des sabres, des épées, des pistolets, encombraient les corridors. La cour en même temps tramait le complot de transférer le corps législatif à Rouen, où il y avait une réunion de troupes suisses; mais les députés s'y opposèrent. Pour vaincre leur résistance, on insinua aux membres de l'Assemblée que leur vie n'était pas en sûreté à Paris. Ils refusèrent absolument de déplacer le siége de la représentation nationale.

D'un autre côté, Mme Roland, Barbaroux, Servan, découragés par les lenteurs de l'insurrection ou prévoyant une déroute, avaient formé le projet d'une République du Midi dont Marseille serait le centre. C'est là qu'ils comptaient se retirer en cas d'insuccès.

A Paris, on parlait ouvertement d'en finir avec le parti du roi. «Il s'agit de savoir, disaient les citoyens, s'il y a, oui ou non, une patrie et une Constitution. La France n'a pas le droit d'abdiquer sa nationalité. Il faut couper cette main que la royauté des Tuileries tend aux monarchies européennes.» Les soupçons d'intelligence avec l'étranger, soupçons qui ont été confirmés depuis, éteignaient toute compassion dans le coeur des masses. Le 9 au soir, Danton jeta l'alarme aux Cordeliers: «Qu'attendez-vous? La Constitution est impuissante, l'Assemblée nationale hésite; il ne vous reste plus que vous-mêmes pour vous sauver! Hâtez-vous donc; car cette nuit même des satellites, cachés dans le château, doivent faire une sortie sur le peuple et l'égorger avant de quitter Paris, pour rejoindre Coblentz. Sauvez-vous donc vous-mêmes! Aux armes! aux armes!» Danton appuya ce discours d'un mouvement de tête colossal et de gestes terribles; cet homme avait en lui du dogue et du lion; il aboyait et rugissait à la fois; sa main levée foudroyait le château. La multitude, appelée à donner son avis, opina par des cris et par un tumulte effrayant. Un frisson d'armes courut de faubourg en faubourg. Quand le moment est venu de porter son intervention dans les destinées de l'État, le peuple dont on veut étouffer la voix, le peuple vote à coups de canon.

De part et d'autre, une déclaration de guerre en règle précéda l'attaque et la défense. Il n'y eut point de surprise. La cour connaissait les préparatifs de l'insurrection; le peuple n'ignorait point les manoeuvres de la cour. Dans la nuit du 4 au 5 août, on avait fait venir de Courbevoie au château des Tuileries les bataillons des Suisses. Ces soldats étrangers étaient ceux sur la fidélité desquels la famille royale pouvait le mieux s'appuyer. De son côté, la mairie venait de faire distribuer des cartouches aux Marseillais. Ainsi une collision était imminente.

Le 10 août, à minuit, le tocsin sonna. Le premier coup de cloche partit du district des Cordeliers où étaient les Marseillais. C'est sur eux qu'on comptait pour former la tête du mouvement. Qui dira les angoisses de cette nuit sinistre? La plupart des révolutionnaires connus jouaient leur tête sur un coup de dé. Comment, à distance des événements, décrire l'inquiétude, les transes de leurs mères, de leurs enfants, de leurs femmes? Un document précieux nous vient en aide. Lucile Desmoulins tenait pour elle-même un Journal «où elle se racontait les impressions de son âme». Citons l'une des pages les plus émouvantes et les plus naïves qui soient jamais sorties de la plume d'une femme:

«Qu'allons-nous devenir, s'écrie-t-elle, ô mon pauvre Camille? Je n'ai plus la force de respirer… Mon Dieu, s'il est vrai que tu existes, sauve donc des hommes qui sont dignes de toi!… Nous voulons être libres; ô Dieu, qu'il en coûte!… Le 8 août, je suis revenue de la campagne; déjà tous les esprits fermentaient bien fort. Le 9, j'eus des Marseillais à dîner; nous nous amusâmes assez. Après le dîner, nous fûmes tous chez M. Danton. La mère pleurait; elle était on ne peut plus triste; son petit avait l'air hébété; Danton était résolu; moi, je riais comme un folle. Ils craignaient que l'affaire n'eût pas lieu: quoique je n'en fusse pas du tout sûre, je leur disais qu'elle aurait lieu. «Mais peut-on rire ainsi?» me disait Mme Danton. «Hélas! lui dis-je, cela me présage que je verserai bien des larmes ce soir.» Il faisait beau; nous fîmes quelques tours dans la rue; il y avait assez de monde. Plusieurs sans-culottes passèrent en criant: Vive la Nation! Puis des troupes à cheval; enfin des troupes immenses. La peur me prit: je dis à Mme Danton: «Allons-nous-en.» Elle rit de ma peur; mais à force de lui en dire, elle eut peur aussi. Je dis à sa mère: «Adieu; vous ne tarderez pas à entendre le tocsin…»

«Arrivés chez Mme Danton, nous la trouvâmes fort agitée. Je vis que chacun s'armait. Camille, mon cher Camille, arriva avec un fusil. O Dieu! je m'enfonçai dans l'alcôve, je me cachai avec mes deux mains et me mis à pleurer. Cependant, ne voulant pas montrer tant de faiblesse et dire tout haut à Camille que je ne voulais pas qu'il se mêlât de tout cela, je guettai le moment où je pouvais lui parler sans être entendue, et lui dis toutes mes craintes. Il me rassura en me disant qu'il ne quitterait pas Danton. J'ai su depuis qu'il s'était exposé. Fréron avait l'air d'être déterminé à périr. «Je suis las de la vie, disait-il, je ne cherche qu'à mourir.» A chaque patrouille qui venait, je croyais les voir pour la dernière fois. J'allai me fourrer dans le salon qui était sans lumière, pour ne point voir tous ces apprêts… Nos patriotes partirent; je fus m'asseoir près du lit, accablée, anéantie, m'assoupissant parfois; et lorsque je voulais parler, je déraisonnais. Danton vint se coucher; il n'avait pas l'air fort empressé, il ne sortit presque point. Minuit approchait; on vint le chercher plusieurs fois; enfin il partit pour la Commune; le tocsin des Cordeliers sonna, il sonna longtemps. Seule, baignée de larmes, à genoux sur la fenêtre, cachée dans mon mouchoir, j'écoutais le son de cette fatale cloche…

«Danton revint. On vint plusieurs fois nous donner de bonnes et de mauvaises nouvelles; je crus m'apercevoir que leur projet était d'aller aux Tuileries; je le leur dis en sanglotant. Je crus que j'allais m'évanouir. Mme Robert demandait son mari à tout le monde. «S'il périt, me dit-elle, je ne lui survivrai pas. Mais ce Danton, lui, ce point de ralliement! si mon mari périt, je suis femme à le poignarder.» Camille revint à 1 heure; il s'endormit sur mon épaule… Mme Danton semblait se préparer à la mort de son mari. Le matin, on tira le canon. Elle écoute, pâlit, se laisse aller et s'évanouit… Jeannette criait comme une bique. Elle voulait rosser la M. V. Q., qui disait que c'était Camille qui était la cause de tout cela. Nous entendîmes crier et pleurer dans la rue; nous crûmes que tout Paris allait être en sang… Cependant on vint nous dire que nous étions vainqueurs. Mais les récits étaient cruels. Camille arriva et me dit que la première tête qu'il avait vue tomber était celle de Suleau. Robert avait eu sous les yeux l'affreux spectacle des Suisses qu'on massacrait… Le lendemain, 11, nous vîmes le convoi des Marseillais… Le 12, en rentrant, j'appris que Danton était ministre.»

Ainsi les larmes des femmes se mêlaient à la colère du peuple, comme les gouttes de pluie au grondement du tonnerre.

Aux approches du 10 août, Marat, libre depuis quelque temps, rentra dans son souterrain. Désigné d'avance à tous les coups de la réaction, dans le cas où la cour l'emporterait, il n'avait ni grâce ni merci à espérer. L'issue de la lutte lui semblait douteuse; les conséquences pouvaient être mortelles pour la liberté: les priviléges, en se renversant, avaient répandu çà et là bien des colères; les amours-propres offensés, les intérêts déchus allaient-ils se rallier autour du trône dans un dernier espoir de succès et de vengeance? Les fédérés, mal armés, mal disciplinés, étaient-ils de taille à se mesurer avec de vieilles troupes exercées au métier des armes?

Dans la soirée du 9, Marat était particulièrement triste. Une main, sans doute connue, frappa trois coups contre la porte du caveau; Marat leva la tête avec défiance; alors une voix de femme, douce et claire: «Ouvrez, Marat, c'est moi.» Il ouvrit. Une jeune fille blonde, svelte et jolie, entra avec un petit sourire aux lèvres. Elle portait à son bras un panier en jonc gonflé de quelques provisions de bouche, du riz, des fruits secs et une bouteille de café à l'eau: c'était le souper du proscrit. Marat avait eu peu de rapports dans sa vie avec les femmes. Celle-ci était la comédienne Fleury; l'Ami du peuple l'avait connue à Versailles; pauvre fille, abandonnée au théâtre dès ses plus jeunes années, elle avait beaucoup ri et beaucoup souffert; il lui en restait une pitié intarissable pour les malheureux. Mme Fleury trouvait un charme triste et doux à venir de temps en temps défaire son masque de théâtre, ce masque rose et joyeux, sous lequel il y avait des larmes, auprès du masque de fer de Marat. Opprimée sous le fardeau du mépris qui s'attachait à la profession, cette actrice hâtait de tous ses voeux le dénouement d'une révolution juste, raisonnable et humaine, qui devait bannir du monde tous les préjugés.

Marat lui demanda des nouvelles de la ville. Paris ne remuait pas encore.

—C'est fini, dit-il, notre cause est perdue. Je vais partir pour Marseille avec Barbaroux; nous irons planter ensemble des oliviers, et nous consoler, au sein de la nature, de l'ingratitude et de la bêtise des hommes. Puisqu'ils tiennent à être esclaves et à baiser la verge qui les fouette, nous les laisserons à leur servitude.»

Et il frappait du pied la terre, et il se promenait de long en large sous les voûtes moines du souterrain, en proie à une horrible agitation.

Que se passait-il au dehors? Le tocsin sonnait dans tout Paris. Les faubourgs descendirent lentement. Au petit jour, on battit la générale. L'armée de l'insurrection s'ébranla. L'avant-garde se composait de cinq cents fédérés marseillais [Note: L'attitude de ces Marseillais, d'après le témoignage de tous les contemporains, était vraiment admirable. La République, formée depuis longtemps dans le coeur des Phocéens par l'exercice des libertés municipales, jaillit, pour ainsi dire, en bloc sous l'influence de la Révolution. «On distinguait, raconte Robespierre dans son journal, l'immortel bataillon de Marseille, célèbre par ses victoires remportées dans le Midi. Cette légion également imposante par le nombre, par la diversité infinie des armes, et surtout par le sentiment sublime de la liberté qui respirait sur leurs visages, présentait un spectacle qu'aucune langue ne peut rendre.» O Marseille, Marseille, si Paris est la tête de la France, tu en es le coeur!] et de trois cents fédérés bretons. Derrière eux venait une masse armée de piques et de fusils. Des hommes de toutes classes, ouvriers et bourgeois, marchaient à l'assaut des Tuileries. Il est 9 heures du matin, les deux partis, celui de la cour et celui de l'insurrection, sont en présence; les bouches à feu sont pointées de part et d'autre; les régiments suisses (1330 hommes) se rangent en bataille derrière les grilles du château. Quelques bataillons de la garde nationale, entre autres celui des Filles-Saint-Thomas, se tiennent immobiles avec de l'artillerie. Le combat va commencer. C'est alors qu'on put juger des dangers de l'entreprise et que les assaillants virent combien il serait difficile d'enlever cette forteresse de la royauté. Leur courage n'en fut point ébranlé.

La lutte s'engage. Le château se défend; les boulets trouent le front des colonnes insurgées; la fusillade abat de part et d'autre un assez grand nombre de combattants. Les citoyens, parmi lesquels on comptait beaucoup d'anciens militaires, reculent et reviennent à la charge avec une intrépidité terrible.

On ignorait au dehors ce qui se passait dans l'intérieur des Tuileries. Mal conseillé, le roi s'était montré dans les cours aux gardes nationaux: il avait été accueilli par les cris de vive la nation! La défection faisait à chaque instant des progrès. Mandat, auquel avait été confiée la défense du château, venait d'être massacré. Roederer accourt:

—Sire, dit-il au roi, Votre Majesté n'a pas cinq minutes à perdre; il n'y a de sûreté pour elle que dans l'Assemblée nationale.

Il ajouta que tout Paris s'avançait contre le château et que la résistance était impossible.

La reine hésitait; elle comptait encore sur les forces qui l'entouraient, sur la vieille épée des gentilshommes.

—Marchons! dit le roi.

Il sortit avec toute la famille royale et traversa à pas lents le jardin des Tuileries jonché de feuilles mortes.

Au moment où Louis XVI quitta le château, on était au fort de l'action: arrivé dans le plus grand désordre à la salle du Manége, il se plaça sous la sauvegarde de l'Assemblée nationale. L'infortune de cet homme qui n'avait pas su conserver le pouvoir toucha les coeurs. Chabot fit néanmoins observer que la Constitution défendait de délibérer devant le roi; un décret décide que Louis XVI et sa famille passeront dans la loge du logographe. Lorsqu'il est entré dans cette loge, les officiers généraux suisses demandent à Sa Majesté quels ordres elle veut leur donner:

Retournez à votre poste et faites votre devoir, répond froidement Louis XVI.

En maintenant la résistance du château, du fond de sa retraite, le roi couvrait sa tête et se ménageait en même temps les chances d'une victoire.

—Nous allons revenir, avait dit de son côté la reine à l'une de ses femmes.

Donc on espérait encore; donc, tout en demandant asile au toit sous lequel siégeait la souveraineté nationale, on comptait bien rentrer victorieux dans le château. Ce calcul amena tous les malheurs de la journée.

L'orage qui grondait sur les Tuileries retentissait jusque dans la salle où l'Assemblée nationale tenait ses séances. Les vitres crépitaient sous le sifflement des balles, les pierres craquaient, les portes s'ébranlaient; on eût dit un vaisseau agité par la tempête.

Le bruit courut que les Suisses, profitant d'un semblant de victoire, marchaient vers le Manége. Ils venaient, disait-on, enlever le roi, détruire la représentation nationale. Ce bruit était-il tout à fait dépourvu de fondement? On sait aujourd'hui que telle était l'intention de quelques officiers de ce corps. La fusillade semblait se rapprocher de moment en moment. On crut un instant que le feu était dirigé sur la salle des séances. Les députés se montrèrent ce jour-là dignes du mandat qui leur était confié. En face du danger, la représentation nationale tout entière se leva, jura avec des élans d'enthousiasme de mourir à son poste.

[Illustration: L'abbé Sicard, instituteur des sourds-muets.]

On aurait pu croire que la fuite du roi allait suspendre les hostilités. Abandonnés de celui pour lequel ils se battaient, les Suisses ne consentiraient-ils point à déposer les armes? Ceux qui raisonnaient ainsi comptaient sans la toute-puissance qu'exerce sur de vieilles troupes la discipline militaire. Après le départ du roi, la lutte recommença de part et d'autre, furieuse, acharnée. Ces soldats en habit rouge combattaient pour l'honneur du drapeau, pour exécuter l'ordre que leur avait transmis Louis XVI: «Faites votre devoir.» Avec un héroïsme digne d'une meilleure cause, ils tinrent jusqu'au bout et se firent massacrer.

L'Assemblée attendait, en proie à une extrême anxiété, des nouvelles du dehors, quand le procureur général Roederer annonça que le château était forcé. Le dernier espoir de la monarchie s'évanouissait. Alors le roi avertit le président qu'il venait de faire donner l'ordre de cesser le feu. N'était-il pas bien tard?

Que faisait-il d'ailleurs, au milieu d'événements si graves, celui dont la couronne tombait en poussière? Il mangeait.

Cette journée fut une des plus sanglantes de la Révolution. Des contemporains évaluent à plus de quatre mille le nombre des morts. Les abords des Tuileries présentaient un spectacle affreux. Les bras manquaient pour emporter les cadavres; ils furent trouvés, le lendemain, tout couverts de mouches et déjà dans un état de décomposition très avancé. Quand les bataillons, éclaircis par un feu meurtrier, rentrèrent dans les faubourgs à la nuit, il manquait ça et là un père, un époux, un frère; le deuil voilait l'éclat et la joie de la victoire, comme un crêpe jeté sur un drapeau.

Ne devait-on point s'attendre à des représailles? Il y en eut de très regrettables. Les Suisses et quelques vieux serviteurs de la cour furent cruellement immolés. Mais en revanche on cite de beaux traits d'humanité.

L'un des vainqueurs amène à la barre de l'Assemblée un Suisse qu'il vient d'arracher à la mort, l'embrasse et s'évanouit. Puis revenant à lui-même:

—Il me faut une vengeance. Je prie l'Assemblée de me laisser emmener ce malheureux: je veux le loger et le nourrir.

Un acte tout à fait inexcusable, parce qu'il eut lieu avant la bataille, fut le meurtre de Suleau.

Quelque temps avant l'attaque du château, Théroigne avait annoncé le projet d'enrôler sous ses ordres deux mille piques. Le 10 août, au point du jour, elle se trouva sous son costume d'amazone sur la terrasse des Feuillants, où l'on venait de conduire des prisonniers. Quelques gardes nationaux du parti de la cour, instruits des événements qui se préparaient, avaient aussi pris les armes. Une de ces fausses patrouilles fut arrêtée. Onze prisonniers sur vingt-deux, ayant été placés dans une salle séparée, trouvèrent le moyen de se sauver, en sautant par la fenêtre, dans un jardin dont ils s'ouvrirent les issues. Parmi ceux qui n'avaient pu s'évader, on remarquait un jeune homme d'un extérieur élégant, en bonnet de police et en uniforme de garde national. C'était Suleau: écrivain royaliste, il s'attachait particulièrement à tourner en ridicule les personnages de la Révolution. L'un des plus furieux agents de l'aristocratie, rédacteur d'une feuille intitulée les Actes des apôtres, il adressait chaque jour à Théroigne de ces injures écrites qu'une femme n'oublie ni ne pardonne. [Note: Elle avait contre lui un autre grief. Suleau avait publié à Bruxelles le Tocsin des rois, un journal qui combattit la Révolution des Pays-Bas, et dans lequel la ville de Liége était sans cesse insultée.] Le hasard voulut que le nom de ce pamphlétaire fût prononcé devant elle:

—Quoi! c'est Suleau!

Et courant droit à son ennemi:

—Ah! c'est vous, s'écrie Théroigne, qui me calomniez ainsi! Ah! je suis vieille! ah! je suis laide! ah! je suis la maîtresse de Populus!

En disant ces mots, elle lève le sabre nu; son oeil étincelle; une sombre et subite vengeance couvre son visage d'un voile de feu. Suleau oppose une résistance intrépide; il arrache une arme des mains de ceux qui veulent l'égorger, mais au même instant Théroigne le prévient; d'un bond furieux, elle se précipite sur son adversaire et lui plonge son sabre en pleine poitrine.

Il tombe. Ceci fait, Théroigne court à l'assaut des Tuileries où elle se distingue par sa bravoure et obtient, malgré son sexe, un grade militaire.

Théroigne s'était d'abord attachée au parti des Jacobins; mais Robespierre ayant dit «que la femme devait demeurer gardienne des vertus domestiques et réserver pour le foyer sa douce influence», Théroigne déclara qu'elle lui retirait son estime. Elle appartenait maintenant à la Gironde.

Une autre femme se montra vraiment héroïque. Sous le feu, sous une grêle de balles, la fougueuse Rose Lacombe fut blessée au poignet d'un éclat d'obus; les Marseillais, émerveillés de son courage, lui décernèrent après la victoire une couronne civique.

Retournons à l'Assemblée législative. Ses membres montrèrent plus de résolution qu'on ne pouvait en attendre de leur conduite depuis le 20 juin. La grande majorité était royaliste; mais il y a tel moment dans l'histoire des Assemblées où les événements s'imposent aux majorités elles-mêmes. Au nom d'une commission extraordinaire créée tout exprès pour délibérer sur la gravité des circonstances, Vergniaud proposa la suspension du pouvoir exécutif, un décret pour donner un gouverneur au prince royal, l'installation du roi et de sa famille au Luxembourg, la convocation d'une Assemblée nouvelle qui s'appellerait la Convention. Le peuple voulait la déchéance; mais la Législative décida qu'elle était liée par la Constitution et qu'à la Convention nationale seule appartenait le droit de se prononcer sur la forme du gouvernement.

Les Girondins Roland, Servan et Clavière furent rappelés à leurs anciennes fonctions ministérielles; mais ne fallait-il point au pouvoir un homme qui personnifiât l'insurrection victorieuse? Tous les regards se tournèrent vers Danton.

Le lendemain, Danton couchait à l'hôtel du ministre de la justice, et
Louis XVI à la tour du Temple.

Le 10 août a été diversement jugé. Ceux qui représentent la prise du château comme le triomphe de la vile multitude se trompent ou veulent nous tromper. Presque tout Paris marcha, et parmi ceux qui ne prirent point une part directe au mouvement, beaucoup y consentirent. La royauté avait fait son temps; elle était un obstacle à l'essor de la défense nationale. Une seule question; si Louis XVI eût triomphé le 10 août, les étrangers ne seraient-ils point accourus jusqu'à Paris? n'y auraient-ils point rétabli l'ancien régime, un despotisme d'autant plus odieux qu'il eût été imposé par les baïonnettes prussiennes et autrichiennes? Mme de Staël elle-même, une royaliste constitutionnelle, répond:

«Il est possible que les choses fussent arrivées à cette extrémité.»

Le 10 août fut donc un jour de délivrance. Maîtresse de ses destinées, responsable de ses actes, obligée de vaincre ou de mourir, la France, dans cette mémorable journée, brûla le vaisseau de la royauté pour sauver le territoire national.

La stricte discipline militaire, le point d'honneur, un malentendu, d'aveugles vengeances, amenèrent de part et d'autre l'effusion du sang.

La conscience en gémit; mais ne faut-il pas aussi envisager la situation tout entière? Le trône ne fut pas renversé, comme on l'a dit, par une faction; il fut broyé entre les rivalités terribles des classes nouvellement affranchies qui se disputaient le terrain. Sans le 10 août, il n'y eût point eu de Révolution, car il n'y eût point eu de justice ni d'égalité entre les citoyens libres. La guerre confiée aux mains des constitutionnels aurait manqué de détermination et d'énergie: en jetant un sceptre rompu entre Paris et Coblentz, les hommes du mouvement couvrirent la France contre l'étranger frappé de tant d'audace. Toutes ces vues étaient alors confuses et enveloppées; mais elles se dégagèrent après la victoire.

VIII

Direction nouvelle imprimée à la guerre.—La Commune de Paris.—Sa lutte avec l'Assemblée législative.—Marat à l'Hôtel de Ville.—Qui l'emportera de la vengeance ou de la justice?—Création du tribunal révolutionnaire.—Conduite de Danton.—Prise de Longwy.—Acquittement de Montmorin.—Formation d'un camp au Champ-de-Mars.—Provocations au massacre des royalistes.

Elles s'avancent sur Paris, ces hordes du Nord, portant la dévastation et le carnage. Aux armes! Peuple français, lève-toi!

La monarchie, en s'écroulant, léguait à la France une situation lamentable: la fortune publique anéantie; un papier-monnaie qui, de jour en jour, menaçait de s'évanouir; nos frontières dégarnies; nos années livrées au découragement, conduites par des chefs peu sûrs et battues partout; l'ennemi maître d'une de nos meilleures places fortes; l'administration sans nerf et le gouvernement sans vigueur; toutes les forces du pays inactives ou désorganisées, l'indifférence dans les coeurs, la corruption dans les consciences, telles étaient les conséquences du système de monarchie constitutionnelle qu'on avait voulu essayer à la nation. L'énergie seule, une énergie colossale, pouvait sauver le pays, dans des circonstances si critiques. Le peuple, évoqué par le canon du 10 août, se leva tumultueusement pour défendre la Révolution ou mourir. Cette forte race celtique ne connaît que le devoir farouche; attachée au sol par toutes les mystérieuses sympathies de sa nature, elle verse sur la terre nationale ou sa sueur ou son sang. L'ennemi, je veux dire Louis XVI, étant tombé à l'intérieur, tous les yeux se tournèrent avec tous les bras vers l'ennemi extérieur.

L'une des conséquences immédiates du 10 août fut, en effet, de changer le système de la guerre contre l'étranger.

Danton, l'homme de la tempête, avait été porté au ministère; avec lui, la force plébéienne venait de faire irruption dans le gouvernement. Son premier soin fut de préparer une résistance gigantesque. Danton, ce Cerbère de la Révolution, jura de défendre contre l'ennemi l'entrée de la France: il le lit avec des fureurs et des aboiements sublimes:

«Le pouvoir exécutif provisoire, dit-il le 28 août à la tribune de l'Assemblée nationale, m'a chargé d'entretenir l'Assemblée des mesures qu'il a prises pour le salut de l'empire. Je motiverai ces mesures en ministre du peuple, en ministre révolutionnaire. L'ennemi menace le royaume; mais l'ennemi n'a pris que Longwy. Si les commissaires de l'Assemblée n'avaient pas contrarié, par erreur, les opérations du pouvoir exécutif, déjà l'armée, remise à Kellermann, se serait concertée avec celle de Dumouriez. Vous voyez que nos dangers sont exagérés. Il faut que l'Assemblée se montre digne de la nation. C'est par une convulsion que nous avons renversé le despotisme, ce n'est que par une grande convulsion nationale que nous ferons rétrograder les despotes. Jusqu'ici nous n'avons fait que la guerre simulée de Lafayette; il faut faire une guerre plus terrible. Il est temps de dire au peuple qu'il doit se précipiter en masse sur les ennemis. Telle est notre situation, que tout ce qui peut matériellement servir à notre salut doit y concourir. Comment les peuples qui ont conquis la liberté l'ont-ils conservée? ils ont volé à l'ennemi et ne l'ont point attendu. Que dirait la France si Paris, dans la stupeur, attendait l'arrivée des ennemis? Le peuple français a voulu être libre, il le sera. On mettra à la disposition des municipalités tout ce qui sera nécessaire, en prenant l'engagement d'indemniser les possesseurs. Tout appartient à la patrie quand la patrie est en danger.»

L'Assemblée n'osa point se montrer sourde à ces vigoureux accents du patriotisme.

Elle adopta la plupart des mesures que proposait Danton et que commandait la nécessité. Quels étaient ces moyens de défense nationale? Le pouvoir exécutif nommerait des commissaires chargés d'exercer dans les départements l'influence de l'opinion. L'Assemblée nationale devait de son côté en choisir d'autres dans ses membres, afin que la réunion des représentants des deux pouvoirs produisit un effet plus salutaire et plus prompt. Chaque municipalité serait autorisée à prendre l'élite des hommes bien équipés qu'elle possédait. Le gouvernement de la Révolution aurait le droit de faire des visites domiciliaires pour saisir les armes cachées chez les particuliers. On soupçonnait qu'il y avait à Paris quatre-vingt mille fusils, en bon état, dérobés par la malveillance, au service de la patrie en danger. Ces mesures rigoureuses, arbitraires, n'étaient-elles point justifiées par la gravité tout exceptionnelle des circonstances?

Un nouveau pouvoir était sorti de l'insurrection du 10 août et de la victoire du peuple. La Commune de Paris fut avec le Comité de salut public, qui s'établit plus tard, un des deux principaux organes de la Révolution. A peine était-elle installée qu'elle joua tout de suite un rôle important et caractéristique. C'est elle qui s'opposa d'abord à ce que Louis XVI fût enfermé au Luxembourg, château peu sûr et d'où l'évasion était facile. La Commune lui assigna pour prison la tour du Temple, un vieux donjon, laid, massif, mais facile à garder. C'est là qu'était autrefois le trésor de l'ordre des Templiers, détruits par Philippe le Bel. On y déposa la royauté vaincue, ruine sur ruine.

Cette Commune se composait d'éléments divers, mais en somme le parti des exaltés y dominait.

Tallien, l'orateur atrabilaire; Panis, ami de Robespierre, de Danton et de Marat, beau-frère de Santerre; Chaumette, étudiant en médecine et journaliste; Hébert, le Père Duchesne à l'état d'embryon; Léonard Bourdon, un pédagogue qui rêvait l'application des lois de Lycurgue; Collot-d'Herbois, acteur et auteur dramatique sifflé; Billaud-Varennes, nature sombre et violente, tel était avec d'autres hommes peu connus le groupe qui tendait à se faire le centre de l'action révolutionnaire.

Marat lui-même, Marat, le Siméon Stylite de la démocratie, était sorti de sa nuit, avait brisé la chaîne qui l'attachait au pilier de sa cave et s'était un jour réveillé en pleine lumière, couronné de lauriers, assis sur un siége d'honneur à l'Hôtel de Ville. Sans être précisément membre de la Commune, il était admis aux séances comme rédacteur des événements et exerçait sur le conseil une influence incontestable.

—Marat, disait le peuple des faubourgs, est la conscience de l'Hôtel de Ville. Tant qu'il veillera, tout ira bien.

Une lutte s'était engagée dès le début entre la Commune de Paris et l'Assemblée législative, sur le terrain juridique.

Le 10 août, on s'en souvient, avait fait de nombreuses victimes.

Des veuves éplorées, des orphelins venaient chaque jour demander la punition des Suisses qui avaient tiré sur le peuple, des traîtres qui avaient attisé le feu de la guerre civile, des gentilshommes qui, par leur présence et leurs discours, avaient fortifié la résistance du château.

Divers incidents ajoutaient à l'animosité des citoyens contre les anciens partisans de la cour. Gohier avait lu son rapport sur les papiers trouvés dans l'armoire de fer au 10 août. En face de preuves écrites, de documents irréfutables, le moyen de nier qu'il n'y eût un complot organisé contre la Révolution et contre les patriotes? L'une des pièces saisies dans cette cachette royale disait: «Nous avons voulu avancer la punition des Jacobins, nous ferons justice: l'exemple sera terrible.»

Le 10 août avait humilié, dispersé les chevaliers errants de la monarchie; les avait-il réduits à l'impuissance, leur avait-il surtout enlevé les moyens de nuire et de conspirer? Pas le moins du monde. Ils étaient même d'autant plus dangereux qu'ils cachaient leurs armes et leurs sinistres desseins. «Il ne faut pas, disait un placard, il ne faut pas, par un respect superstitieux pour la Constitution, laisser paisiblement le roi et ses perfides conseillers détruire la liberté française.»

Le pouvoir exécutif avait ordonné à la hâte des visites domiciliaires. On avait séparé tant bien que mal l'ivraie du bon grain. Les arrestations avaient frappé sur les deux classes les plus envenimées contre la Révolution: le clergé dissident et la noblesse. La nécessité impérieuse d'organiser à la fois la défense du territoire national et la sûreté intérieure du pays avait fait passer dans plus d'un cas sur les formes ordinaires de la loi. Les prisons étaient gorgées. Qui châtiera les coupables? L'Assemblée législative penchait vers la clémence; la Commune de Paris réclamait la vengeance. Danton saisit le joint: il fut pour la justice.

Dès le 11 août, il monte à la tribune et s'écrie: «Dans tous les temps où commence l'action de la justice, là doivent cesser les vengeances populaires. Je prends devant l'Assemblée nationale l'engagement de protéger les hommes qui sont dans son enceinte; je marcherai à leur tête et je réponds d'eux!»

Cette justice, il la voulait prompte, sévère, impartiale. Mme Roland, dans ses Mémoires, accuse Danton d'avoir négligé le ministère de la justice pour celui de la guerre où il allait sans cesse et cherchait à placer ses créatures. La vérité est que ce grand citoyen était alors partagé entre deux devoirs: délivrer la France de l'invasion étrangère et prévenir le massacre des prisonniers par des jugements qui fussent de nature à calmer l'indignation publique.

Il avait pour secrétaires Fréron et Camille Desmoulins. Tous les deux étaient surchargés de travail. Cent quatre-vingt-trois décrets et des adresses aux départements sortirent en quelques jours du ministère de la justice. Danton inspirait, dictait et n'écrivait pas.

Tout fier d'être logé dans le palais des Maupeou et des Lamoignon, en sa qualité de secrétaire général, Camille écrivait alors à son père:

«Malgré toutes vos prophéties, que je ne ferais jamais rien, je me vois monté au premier échelon de l'élévation d'un homme de notre robe, et loin d'en être plus vain, je le suis beaucoup moins qu'il y a dix ans, parce que je vaux beaucoup moins qu'alors par l'imagination, le talent et le patriotisme, que je ne distingue pas de la sensibilité, de l'humanité et de l'amour de ses semblables, que les années refroidissent… La vésicule de vos gens de Guise, si pleins d'envie, de haine et de petites passions, va bien se gonfler de fiel contre moi à la nouvelle de ce qu'ils vont appeler ma fortune, et qui n'a fait que me rendre plus mélancolique, plus soucieux, et me faire sentir plus vivement tous les maux de mes concitoyens et toutes les misères humaines.» Le père lui répond qu'il se réjouirait de la nouvelle position de son fils, «si Camille ne la devait pas à une crise qu'il ne voyait pas encore finie, et dont il redoutait toujours les suites; qu'il préférerait peut-être le voir succéder à la place paisible que lui-même occupait à Guise, plutôt qu'à la tête d'un grand empire déjà bien miné, bien déchiré, bien dégradé, et qui, loin d'être régénéré, sera peut-être, d'un moment à l'autre, ou démembré ou détruit.»

Ainsi les pères, nourris dans les traditions de l'ancien régime, ne comprenant rien à ce qui se passait autour d'eux, aigris par l'âge et se défiant des nouveautés, ils cherchaient à jeter de l'eau froide sur l'enthousiasme ou, si l'on veut, sur les illusions de la jeunesse.

La question revenait sans cesse sur le tapis; quel tribunal jugera les Suisses, officiers et soldats, accusés d'avoir tiré sur le peuple? L'Assemblée législative, par l'organe du député Lacroix, proposait une cour martiale qui aurait été composée d'anciens officiers, peut-être même de fédérés connaissant les devoirs et les exigences qu'impose la discipline militaire. La Commune repoussa cet avis et demanda l'installation d'un tribunal formé de commissaires pris dans chaque section, en un mot, des juges créés pour la circonstance. Un tel tribunal ne pouvait être qu'un tribunal de sang, et comme l'Assemblée hésitait à adopter cette mesure dont elle prévoyait les conséquences, la Commune résolut d'exercer sur le pouvoir législatif une pression dominatrice. L'un de ses membres les plus violents vient, le 17 août, annoncer à la barre de l'Assemblée nationale que le peuple est las de n'être point vengé, et que si rien n'est organisé pour assurer la punition des traîtres, le tocsin sonnera à minuit, qu'on battra le rappel et que le peuple se fera justice lui-même.

Une autre députation s'avance et dit: «Si avant deux ou trois jours les jurés ne sont pas en état d'agir, de grands malheurs se promèneront dans Paris.»

L'Assemblée obéit et vote la création d'un tribunal extraordinaire. Toutefois elle oppose une digue (bien faible du reste) au torrent qui l'entraînait. Inspirée, dit-on par Marat, la Commune voulait que le jugement se fit au moyen des commissaires pris dans chaque section; l'Assemblée décide au contraire que le peuple nommera un électeur par section et que ces électeurs nommeront les juges.

Cette élection au second degré sur laquelle on comptait pour modérer le caractère du tribunal n'exercera en définitive qu'une très-légère influence sur le choix des hommes. Osselin, d'Aubigny, Dubail, Coffinhal, Pépin-Deyrouette, Lullier, Lohier et Caillet de l'Étang sont élus membres de cette cour improvisée. Robespierre refuse de présider une telle commission dont la justice ressemblait beaucoup trop à une vengeance. Il avait déjà décliné, quelques mois auparavant, les fonctions odieuses d'accusateur public.

Le nouveau tribunal n'était pas seulement redoutable par le caractère des juges qui le composaient; il l'était aussi par les garanties qu'il enlevait à la défense: l'accusé n'avait que pendant douze heures communication de la liste des témoins; le délai de trois jours entre le jugement et l'exécution était supprimé. Toutes ces dispositions terribles proclament assez haut l'état de crise dans lequel se trouvait alors le pays, menacé au dedans par les royalistes et au dehors par les armées étrangères.

L'approche du danger jetait d'ailleurs parmi les chefs la confusion des avis. Les uns voulaient attendre l'ennemi sous les murs de la capitale, les autres se retirer à Saumur. Danton s'exprime ainsi devant le Comité de défense générale:

[Illustration: Intérieur de l'Abbaye aux journées de Septembre.]

«Vous n'ignorez pas que la France est dans Paris; si vous abandonnez la capitale à l'étranger, vous vous livrez et vous lui livrez la France. C'est dans Paris qu'il faut se maintenir par tous les moyens; je ne puis adopter le plan qui tend à vous en éloigner. Le second projet ne me parait pas meilleur. Il est impossible de songer à combattre sous les murs de la capitale: le 10 août a divisé la France en deux partis, dont l'un est attaché à la royauté, et l'autre veut la république. Celui-ci, dont vous ne pouvez vous dissimuler l'extrême minorité dans l'État, est le seul sur lequel vous puissiez compter pour combattre. L'autre se refusera à marcher; il agitera Paris en faveur de l'étranger, tandis que vos défenseurs, placés entre deux feux, se feront tuer pour le repousser. S'ils succombent, comme cela ne me paraît pas douteux, la perte de la France et la vôtre sont certaines: si, contre toute attente, ils reviennent vainqueurs de la coalition, cette victoire sera encore une défaite pour vous; car elle vous aura coûté des milliers de braves, tandis que les royalistes, plus nombreux que vous, n'auront rien perdu de leurs forces ni de leur influence. Mon avis est que, pour déconcerter leurs mesures et arrêter l'ennemi, il faut faire peur aux royalistes.»

Le Comité, qui comprend le sens caché sous ces lugubres paroles, demeure consterné.

«Oui, vous dis-je, reprend Danton, il faut leur faire peur…»

Il sort.

Faire peur aux royalistes, telle était la pensée fixe de Danton; mais s'ensuit-il qu'il voulût les frapper avec d'autres armes que celles de la loi? Toute sa conduite dans ces journées sinistres proteste contre une telle interprétation. «Que la justice des tribunaux commence, la justice du peuple cessera,» s'écrie-t-il encore une fois, le 18 août, dans une admirable adresse à la nation.

Elle commença, cette justice du tribunal exceptionnel. Dès le 19 août, elle condamna; car juger alors c'était condamner; le 20, elle condamna; les jours suivants, elle condamnera. L'idée du docteur Guillotin s'était faite chaîne et fer; la hideuse machine travaillait avec rage. Et pourtant la sévérité des supplices ne produisit point du tout l'effet qu'on en attendait. Chez les uns, ces exécutions excitaient la pitié pour les victimes; d'autres accusaient au contraire cette justice, si expédive qu'elle fût, de marcher avec lenteur et de ne point frapper d'assez grands coups. La vérité est que Paris était livré à toutes les transes de l'inquiétude et ne savait à qui s'en prendre d'une situation aussi déplorable.

Cette situation, qui l'avait créée? «Vous, s'écrie l'historien anglais Carlyle, vous, émigrés et despotes du monde!» Le moment était venu où seules les mesures révolutionnaires pouvaient sauver la France. L'Assemblée législative le comprit: elle décréta la séquestration des biens des émigrés et l'expulsion dans quinze jours des prêtres non-assermentés. Vergniaud, qui certes n'était point cruel, voulait même qu'on déportât ces derniers à Cayenne.

Entre l'Assemblée et la Commune, la lutte était d'ailleurs inégale. La monarchie constitutionnelle s'étant écroulée, la Législative survivait en quelque sorte à son mandat. Il n'en était point ainsi de la Commune; issue de la victoire du peuple, elle était dans toute sa jeunesse et dans toute sa force. Appuyée sur les hommes d'action, elle avait la parole tranchante et impérieuse. Tallien s'exprime en ces termes, à la barre de l'Assemblée nationale:

«Les représentants provisoires de la Commune, appelés par le peuple dans la nuit du 9 au 10 août pour sauver la patrie, ont dû faire ce qu'ils ont fait. C'est vous-mêmes, ajoute-t-il, qui nous avez donné le titre honorable de représentants de la Commune. Tout ce que nous avons fait, le peuple l'a sanctionné; ce n'est pas quelques factieux, comme on voudrait le croire, c'est un million de citoyens. Nous avons séquestré les biens des émigrés, chassé les moines, les religieuses, livré les conspirateurs aux tribunaux, proscrit les journaux incendiaires qui corrompaient l'opinion publique, fait des visites domiciliaires, fait arrêter les prêtres perturbateurs; ils sont enfermés dans une maison particulière, et sous peu de jours le sol de la liberté sera purgé de leur présence.»

L'Assemblée s'étonne de tant d'audace et se tait.

Un incident accrut la force que la Commune puisait dans la gravité des circonstances. Le tribunal extraordinaire, épuré par l'élection à deux degrés, venait d'acquitter Montmorin, l'ex-ministre du roi, convaincu, disait l'acte d'accusation, d'avoir dressé un plan de conspiration dont l'effet éclata le 10 août. Les faits étaient prouvés; mais il fut absous comme n'ayant pas agi méchamment. D'autres prévenus furent également acquittés sous prétexte que, s'ils avaient coopéré à des levées d'hommes pour allumer la guerre civile, ils ne l'avaient pas fait à dessein de nuire. Le peuple vit ces actes de modération ou de faiblesse avec une fureur concentrée. Qu'avait-on à attendre de la répression légale, si ce tribunal farouche, institué en vue des circonstances, venait lui-même à mollir devant les grands coupables? Une sourde rumeur se répand dans Paris: «On élargit les royalistes; on va faire ouvrir les prisons. Nous sommes trahis.»

Danton comprit le danger: il ordonna comme ministre de la justice la révision du procès. L'acte était sans doute arbitraire et illégal; mais n'était-ce point alors le seul moyen de désarmer la vengeance populaire, d'écarter le massacre suspendu sur la tête des prisonniers royalistes, d'éviter, en un mot, une plus grande effusion de sang?

Les désastres succédaient aux désastres. Le 18 août, Lafayette avait déserté, abandonnant son corps d'armée et lançant la flèche du Parthe contre «ces factieux payés par l'ennemi, brigands avides de pillage,» qui avaient pris d'assaut les Tuileries. Le 22, la terrible Vendée se soulevait au cri de: «Vive le roi!» Ces ferments de guerre civile étaient d'autant plus dangereux qu'ils se rattachaient à l'influence du clergé réfractaire sur les campagnes. La 23, Longwy avait succombé; le général autrichien Clairfait était entré dans la place, livrée, s'il faut en croire la rumeur publique, par les royalistes.

Au milieu de toutes ces calamités, l'Assemblée nationale tenait tête à l'orage. Par son attitude à la fois énergique et calme, elle inspirait aux autres la résolution, qu'elle avait prise elle-même, de vaincre ou de s'ensevelir sous les ruines de la patrie. Des militaires avaient abandonné Longwy; harassés, couverts de poussière, furieux de leur fuite, ils se précipitent dans l'enceinte de l'Assemblée législative. Où trouver ailleurs un drame plus émouvant?

—Nous étions, dit l'un d'eux, dispersés sur les remparts, ayant à peine un canonnier pour deux pièces; notre lâche commandant Lavergne ne se présentant nulle part, nos armes ratant, point de poudre dans les bombes, que pouvions-nous faire?

—Mourir, leur répondent les représentants de la nation.

A la nouvelle de la reddition de Longwy, la Commission extraordinaire avait fait afficher la proclamation suivante:

«Citoyens,

«La place de Longwy vient d'être rendue ou livrée, les ennemis s'avancent. Peut-être se flattent-ils de trouver partout des lâches ou des traîtres. Ils se trompent: nos armées s'indignent de cet échec et leur courage s'en irrite, Citoyens, vous partagez leur indignation; la Patrie vous appelle: partez!»

Ils partirent. Un grand cri sortit de toutes les poitrines, le cri de la Marseillaise: «Aux armes! marchons!» Des armes, on n'en avait pas. Partez tout de même, héroïques phalanges de la Révolution! Allez dire à toutes les nations étrangères comment un peuple traverse les rangs ennemis sans souliers, sans pain, presque sans munitions; allez dire comment avec de mauvais canons et de mauvais fusils il culbute à la baïonnette des armées aguerries, disciplinées et brise le cercle de fer dans lequel voulait l'étouffer la coalition des rois! Allez dire que vous portez la victoire dans les plis de votre drapeau parce que ce drapeau n'est pas celui de la conquête, mais celui de la justice et de l'humanité!

Les événements se précipitent; chaque jour apporte des nouvelles alarmantes. Vergniaud annonce du haut de la tribune que l'ennemi s'avance et va fondre sur Paris, le ministre Roland déclare qu'une vaste conspiration vient d'être découverte dans le Morbihan, Lebrun dit que la Russie se joint aux autres puissances coalisées et qu'elle couvre de ses navires la mer Noire pour se rendre par les Dardanelles dans la Méditerranée. La fureur, l'épouvante, les résolutions viriles ou sinistres se répandent dans toutes les âmes.

Paris, tenu au secret, est visité, fouillé, interrogé. On cherche partout des armes. Devant l'oeil clairvoyant d'une multitude effarée, les maisons n'ont plus de secrets, les caves n'ont plus de ténèbres. Des hérauts à cheval embouchent la trompette d'alarme. Le tocsin sonne, les tambours battent, le canon tonne de moment en moment. Un grand drapeau noir flotte sur l'Hôtel de Ville et porte dans ses plis ces mots funèbres: «La patrie est en danger.»

Danton grondait toujours comme la foudre; il revint à l'Assemblée, et rendit compte des mesures prises par le gouvernement: «Il est bien satisfaisant, messieurs, pour les ministres d'un peuple libre, d'avoir à lui annoncer que la patrie va être sauvée. Tout s'émeut, tout s'ébranle, tout brûle de combattre. Vous savez que Verdun n'est point encore au pouvoir de nos ennemis. Vous savez que la garnison a juré d'immoler le premier qui proposerait de se rendre. Une partie du peuple va se porter aux frontières, une autre va creuser des retranchements, et la troisième, avec des piques, défendra l'intérieur de nos villes. Paris va seconder ces grands efforts. C'est en ce moment, messieurs, que vous pouvez déclarer que la capitale a bien mérité de la France entière; c'est en ce moment que l'Assemblée nationale va devenir un véritable comité de guerre. Nous demandons que vous concouriez avec nous à diriger ce mouvement sublime du peuple, en nommant des commissaires qui nous secondent dans ces grandes mesures. Nous demandons que quiconque refusera de servir de sa personne ou de remettre ses armes soit puni de mort. Nous demandons qu'il soit fait une instruction aux citoyens pour diriger leurs mouvements; qu'il soit envoyé des courriers dans tous les départements pour les avertir des décrets que vous aurez rendus. Le tocsin qu'on va sonner n'est point un signal d'alarme, c'est la charge sur les ennemis de la patrie: pour les vaincre, messieurs, il nous faut de l'audace, encore de l'audace, toujours de l'audace, et la patrie est sauvée!»

En temps de Révolution tout homme se résume dans un mot; Danton avait dit le sien: l'audace!

Ame de la défense nationale, génie de la guerre sacrée, celle qui défend le territoire d'un peuple contre l'invasion étrangère, il se montre partout, répand sur les multitudes sa parole brûlante; c'est le patriotisme fait homme.

Qu'on tienne d'ailleurs compte d'un fait: par goût, par tempérament, par sa robuste constitution physique, Danton était de la race des paysans. Il avait avec la terre ces fortes et secrètes attaches qui font les vrais coeurs français. Puisse sa conduite servir d'exemple aux hommes d'Etat qui se trouveraient un jour placés dans les mêmes circonstances! Il leur a montré comment on sauve un peuple en déchaînant toutes les forces vives de la Révolution.

Cependant l'ennemi avançait toujours. Le 2 septembre, les passants consternés lisaient la proclamation suivante, qui couvrait les murs de la capitale:

«Citoyens,

«L'ennemi est aux portes de Paris: Verdun qui l'arrête ne peut tenir que huit jours. Les citoyens qui la défendent ont juré de mourir plutôt que de se rendre; c'est vous dire qu'ils vous font un rempart de leur corps. Il est de votre devoir de voler à leur secours. Citoyens, marchez à l'instant sous vos drapeaux: allons nous réunir au Champ-de-Mars: qu'une armée de 60 000 hommes se forme à l'instant. Allons expirer sous les coups de l'ennemi ou l'exterminer sous les nôtres.»

Cette proclamation émanait de la Commune de Paris.

Plus d'espoir que dans la résistance désespérée de la nation. Verdun venait de subir le même sort que Longwy. Cette sinistre nouvelle jette la capitale dans un état d'agitation et de délire. O France! ô Révolution! On croit entendre le pas des armées prussiennes et autrichiennes en marche vers les murs de Paris. Tout est perdu, si une résolution terrible, infernale, ne vient au secours de la patrie en danger. Quelques-uns des plus farouches sans-culottes, les lions de la Montagne, ne sont pourtant pas d'avis d'aller tendre le cou a l'ennemi; ils se retiront sombres et rugissants dans leurs tanières. Leur dessein est arrêté d'armer la nation d'épouvante. Comme ces anciens peuples du Nord qui, avant de partir pour la guerre, immolaient des victimes humaines sur les autels d'Odin, avant de voler au-devant de l'ennemi, ils parlent ouvertement de consommer un grand et lugubre sacrifice.

Ces sentiments n'étaient points partagés par la jeunesse ni par les vaillants défenseurs de la nation. Chez eux, l'ardeur du patriotisme éteignait la soif de la vengeance. A chaque coin de rue éclataient des scènes déchirantes: c'étaient les adieux des enfants, des fiancés, des vieux parents, les larmes des femmes en voyant partir, le fusil au bras, les sauveurs de la France et de la Révolution. Quarante mille hommes sont réunis au Champ-de-Mars. Le moment est venu de partir; ils embrassent une dernière fois tous ceux qui leur sont chers. Ils marchent à l'ennemi au milieu des alarmes et des troubles d'une population exaltée, blême de terreur et de vengeance: «Vous laissez, leur crie-t-on, vous laissez derrière vous le pays livré à des perfidies et à des manoeuvres ténébreuses. Ce n'est pas en Champagne que sont nos plus dangereux ennemis; ils sont à Paris, dans les prisons. Si encore ces brigands ne menaçaient que notre existence; mais ils tendent la main aux Prussiens, afin d'éteindre la Révolution dans un égorgement: il ne faut pas que les défenseurs de la patrie s'immolent sans immoler les traîtres. Sang pour sang!» Le terrible cri: Exterminons les traîtres! Il faut en finir! vole de bouche en bouche; une espèce de rage s'empare des citoyens qui voient s'éloigner leurs frères.

Danton se multipliait. A la tribune, au Champ-de-Mars, partout où il y a besoin d'un encouragement, d'une parole de flamme, il est là. Il secoue sa chevelure comme une crinière. Ses traits heurtés, sa voix tonnante, son froncement de sourcils menaçant, son geste qui s'adresse à l'ennemi, comme si l'ennemi était présent, tout en lui remue les grandes passions, les nobles sentiments, l'amour sacré de la patrie. Il répète sans cesse sa formule favorite, son cri de guerre: «De l'audace, encore de l'audace et toujours de l'audace!» Quelquefois il s'attendrit; il pleure: ce sont les larmes du lion. Placé entre la victoire et l'échafaud que lui préparent les royalistes, il ne s'occupe que de son pays.

A ces éclats d'éloquence, au bruit haletant du tocsin, aux menaces de l'étranger qui se croit déjà dans nos murs, les faubourgs répondent par un soulèvement d'indignation. On se demande si des ennemis du bien public, qui, depuis quatre ans, ont attiré sur la France la famine, des dissensions intérieures, la guerre, et qui appellent de tous leurs voeux l'invasion, on se demande, dis-je, si ces fléaux vivants méritent que de braves gens aillent exposer leur vie pour les défendre. Est-il même prudent de conserver dans la place des auxiliaires aussi dangereux lorsque l'étranger s'avance pour leur donner la main? La grande ville ne va-t-elle point être prise, comme on dit, entre deux feux, ou plutôt entre deux égorgements?

L'exaspération fut au comble quand on apprit que les royalistes enfermés de par la loi profitaient de l'inviolabilité dont les couvraient les murs de la prison pour afficher hautement leurs espérances, se livrer à des orgies scandaleuses et appeler la fureur de l'ennemi sur leurs juges. Qui ouvrirait leurs verrous? Une main étrangère, et cette main, ils l'imploraient, ils la bénissaient.

On touchait évidemment à une vengeance populaire: de tels actes ne se justifient point; ils s'expliquent. C'est ce que nous avons essayé de faire.

Une des grandes lois du règne animal est la lutte pour l'existence; c'est aussi celle des sociétés. A ce besoin d'être, elles immolent sans pitié tous les obstacles. La France de 92 voulait vivre, c'était son droit; en lui disputant ce droit, on la plaçait dans l'inexorable nécessité de périr ou d'anéantir ses ennemis.

IX

Massacres de Septembre.—Le Comité de surveillance.—La prison de l'Abbaye.—Le président Maillard.—Les jugements.—Journiac de Saint-Méard.—Ce qui se passait dans l'intérieur de la prison et devant le tribunal.—Royalistes acquittés.—Mme Cazotte et Mme de Sombreuil.—L'abbé Sleard.—La princesse de Lamballe.—A qui revient la responsabilité des massacres?—Rôle de Danton.—Marat seul ose justifier les journées de Septembre.

L'aurore du 2 septembre éclaire une ville morne et consternée. L'épée est sur toutes les têtes; un pressentiment orageux trouble les esprits et les consciences. C'est un dimanche. Vers les deux heures après midi, le canon d'alarme du Pont-Neuf fait entendre trois coups, le tocsin sonne, et le tambour bat la générale dans toutes les sections de Paris.

«Qu'est-il donc arrivé? demandent les citoyens sortis de leurs maisons. Les ennemis sont-ils à Épernay? Demain, seront-ils à nos portes?—Pas encore: mais il est un autre ennemi qu'il faut écraser; c'est sur celui-là que tonne l'heure de la vengeance publique.»

Un Comité de surveillance s'était organisé, pouvoir secret, sorte de Conseil des Dix, dictature anonyme et d'autant plus dangereuse qu'elle était irresponsable. Ce comité se composait de quinze citoyens, dont les principaux étaient Sergent, Panis, Duplain et Jourdeuil; le matin du 2 septembre, ils s'adjoignirent six autres membres, parmi lesquels figurait Marat. Est-ce de ce Comité que partit la direction des massacres? Il y a lieu de le croire; contre lui s'élèvent des indices, des présomptions très-fortes, mais de preuves matérielles, aucune.

Massacre, quel mot terrible! Il faut pourtant reconnaître que toute notre ancienne histoire de France est une série de meurtres, une longue traînée de sang. Il y eut le massacre des Albigeois et des Vaudois, le massacre de la Saint-Barthélemy, le massacre des Cévennes, le massacre de Mérindol et bien d'autres que je passe sous silence. Quels exemples la monarchie de droit divin léguait à la Révolution! Ces exemples atroces, le peuple de 92 eut sans doute tort de les suivre; mais si les rois, pour couvrir l'horreur de pareils actes, invoquaient le besoin de sauver le trône et la religion, des hommes égarés par la fureur du bien public n'avaient-ils point aussi pour excuse le besoin de sauver la patrie?

Quoi qu'il en soit, le Comité de surveillance siégeait à l'hôtel de ville, lorsque on y annonça que des prêtres réfractaires venaient d'être arrachés aux mains de la garde et mis à mort. On ajoutait que le peuple (lisez quelques individus) menaçait de se porter aux prisons. A cette nouvelle, le Comité envoie aussitôt l'ordre aux différents geôliers de sauver les petits délinquants, les prisonniers pour rixe, les détenus pour dettes, mois de nourrice et autres causes civiles. Ce triage fait, suivant l'expression de Marat, «afin que le peuple ne fût pas exposé à immoler quelque innocent,» était-il vraiment un acte d'humanité? Cette séparation des détenus en petits délinquants civils et en grands malfaiteurs politiques n'était-elle point tout au contraire de la part du Comité un aveu de complicité plus ou moins directe? N'était-ce point une manière de désigner les traîtres contre la Révolution à la vengeance des meurtriers? N'était-ce point dire: «Epargnez ceux-ci; tuez les autres»?

L'horloge de l'Hôtel de Ville a sonné trois heures de l'après-midi.

Paris est morne, inquiet, consterné. Il y a du sang dans l'air. Où va ce groupe d'hommes à figures sinistres, armés de piques, de batous, de sabres et d'assommoirs?

—Nous allons nettoyer les prisons, murmurent-ils d'une voix sombre.

On a cru voir dans ce groupe les fédérés du Midi. Rien n'est plus douteux. Les Marseillais, les vainqueurs du 10 août, n'étaient point alors aux prisons; ils étaient aux armées; ils n'assassinaient point, ils se battaient.

Quelques garçons bouchers, des marchands, des gens de toute profession, tel était le personnel de celle bande d'exterminateurs. Habitants du quartier, ils avaient été plusieurs fois insultés, provoqués par les prisonniers royalistes qui leur criaient à travers les grilles de l'Abbaye:

—Les Prussiens arrivent: misérables, vous serez tous pendus!

C'est en effet sur la prison de l'Abbaye que se porta tout d'abord la colère des meurtriers. En peu de temps, vingt-quatre détenus furent immolés. Mais quelle est cette figure austère, impassible? Je reconnais le fameux huissier du faubourg Saint-Antoine, qui, le pont-levis étant rompu, a traversé les fossés de la Bastille sur une méchante planche, celui qui dans la journée du 4 octobre a conduit les femmes à Versailles, nature révolutionnaire, quoique homme d'ordre à sa manière.

—Stanislas Maillard, que viens-tu faire ici?

—Juger, répond-il froidement.

En effet, le voici installé devant une table. Il se fait apporter l'écrou de la prison, vérifie les condamnations, fait relâcher les délinquants civils, tous ceux qu'avait déjà séparés le Comité du surveillance. Ceci réglé, il se compose un jury qu'il choisit parmi les gens bien établis, les marchands du voisinage. Alors commencent les appels funèbres des accusés. Chacun d'eux comparaît à son tour devant le sanglant tribunal.

—Votre nom?

—Journiac de Saint-Méard.

[Illustration: Massacres dans les prisons.]

Journiac de Saint-Méard était l'un des rédacteurs des Actes des apôtres. Le Comité de surveillance de la Commune l'avait fait arrêter le 22 août. Transporté le lendemain à la prison de l'Abbaye, il fut présenté au concierge qui lui dit la phrase d'usage: Il faut espérer que ce ne sera pas long. On le fit placer dans une grande salle qui servait de chapelle aux prisonniers de l'ancien régime, dans laquelle il y avait dix-neuf personnes couchées sur des lits de sangle. On lui donna celui de M. Dangremont qui avait eu la tête tranchée deux jours auparavant.

Que se passait-il le 2 septembre, dans l'intérieur de la prison? Le dîner avait été servi plus tôt que de coutume. A deux heures, le guichetier entra et ramassa tous les couteaux que chaque détenu avait soin de placer dans sa serviette. Ses yeux hagards font présager quelque malheur. On l'entoure; on le presse de questions; mais il garde un silence obstiné.

A deux heures et demie, l'inquiétude s'accroît; on entend les tambours qui battent la générale, les trois coups du canon d'alarme et le tocsin qui sonne de tous côtés; que se prépare-t-il? On apprend bientôt qu'on venait de massacrer les évêques et autres ecclésiastiques parqués dans le cloître de l'abbaye.

Vers quatre heures, les cris déchirants d'un homme qu'on hachait à coups de sabre attirent les détenus à la fenêtre de la tourelle. Ils voient alors, vis-à-vis le guichet de leur prison, le corps d'un homme étendu mort sur le pavé. Un instant après, on en massacre un autre, et ainsi de suite.

Un silence d'horreur règne pendant ces exécutions: mais aussitôt que la victime est gisante à terre s'élèvent les cris de: Vive la nation!

Il est dix heures du soir: les tourments de la soif se joignent aux affreuses émotions et aux angoisses des prisonniers. Enfin le guichetier Bertrand paraît, et l'on obtient de lui qu'il apporte une cruche d'eau. Un fédéré étant venu faire, avec d'autres personnes, la visite de la prison, on lui parle de cette négligence. Indigné, il demande le nom du susdit guichetier, assurant qu'il allait l'exterminer. La grâce de ce malheureux fut aisément obtenue; mais on voit par là à quel point tous les sentiments bons ou mauvais du coeur humain étaient surexcités.

Après une agonie de trente-sept heures, Journiac de Saint-Méard voit, le mardi, à une heure du matin, la porte de sa prison s'ouvrir. On l'appelle; il se présente; trois hommes le saisissent et l'entraînent dans l'affreux guichet.

A la lueur de deux torches, il aperçoit le terrible tribunal qui dispensait d'un mot la vie ou la mort. Le président, en habit gris, un sabre au côté, était appuyé contre une table sur laquelle on voyait des papiers, une écritoire, des pipes et quelques bouteilles. Cette table était entourée par dix jurés assis ou debout, dont deux portaient la veste et le tablier de travail; d'autres dormaient étendus sur des bancs. Deux hommes, en chemise teinte de sang, le sabre à la main, gardaient la porte du guichet. Un vieux guichetier avait la main sur les verrous. En présence du tribunal, trois exécuteurs tenaient un prisonnier qui paraissait âgé de soixante ans.

On place Journiac dans un coin du guichet, où des gardiens croisent leur sabre sur sa poitrine, et l'avertissent que, s'il fait le moindre mouvement pour s'évader, ils le perceront de part en part.

Le dossier du vieillard ayant été examiné, Maillard dit: Conduisez monsieur…. A peine ces mots étaient-ils prononcés, qu'on pousse le malheureux dans la rue où il tombe frappé à mort sur le pavé.

Le président s'asseoit pour écrire, et après avoir enregistré le nom de celui qu'on égorgeait: A un autre, dit-il.—Cet autre, c'était Journiac.

Traîné devant le tribunal par les trois hommes qui le gardaient, dont deux lui tenaient chacun une main et dont l'autre avait saisi le collet de son habit, il subit un court interrogatoire. On assure que, pour se donner de la verve et du courage, il avait bu une bouteille d'eau-de-vie.

LE PRÉSIDENT.—Votre profession?

L'ACCUSÉ.—Officier du roi, etc., etc.

UN DES JUGES.—Le moindre mensonge vous perd.

Journiac se défend comme il peut avec une chaleur toute provençale et une grande assurance.

UN AUTRE JUGE, impatienté.—Vous nous dites toujours que vous n'êtes pas ça ni ça: qu'êtes-vous donc?

—J'étais franc royaliste.

Il s'élève un murmure qui est bien vite réprimé par le juge.

—Ce n'est pas, dit-il, pour juger les opinions que nous sommes ici, c'est pour en juger les résultats.

—Oui, monsieur, j'ai été franc royaliste; mais je n'ai jamais été payé pour l'être.

Le président, après avoir ôté son chapeau:

—Je ne vois rien qui doive faire suspecter monsieur.

«Je lui accorde la liberté. Est-ce votre avis?»

TOUS LES JUGES.—Oui, oui, c'est juste!

A peine ces mots étaient-ils prononcés qu'éclatent des applaudissements et des bravos. Tous ceux qui se trouvaient dans le guichet embrassent l'acquitté. Le président charge trois personnes d'aller en députation annoncer au peuple le jugement qu'on venait de rendre. Nouvelles acclamations, nouveaux transports de joie.

Les trois députés rentrent et conduisent Journiac hors du guichet.
Aussitôt qu'il paraît dans la rue, l'un d'eux s'écrie:

—Chapeau bas! … Citoyens, voici celui pour lequel vos juges demandent aide et secours.—Tous se découvrent.

Placé au milieu de quatre torches, l'innocent est entouré, serré dans des bras sanglants. Toute la foule crie: «Vive la nation!» Le voilà désormais sous la sauvegarde du peuple. Avec toute sorte d'honneurs, et au milieu des applaudissements enthousiastes, il passe à travers les rangs de la multitude, suivi des trois députés que le président avait chargés de le conduire à son domicile.

Chemin faisant, l'un des députés lui dit qu'il était maître maçon, établi dans le faubourg Saint-Germain; l'autre qu'il était apprenti perruquier; le troisième, vêtu de l'uniforme de garde national, qu'il était fédéré. Le maçon demanda:

—Avez-vous peur?

—Pas plus que vous.

—Vous auriez tort d'avoir peur; car maintenant vous êtes sacré pour le peuple, et si quelqu'un vous frappait, il périrait sur-le-champ. Je voyais bien que vous n'étiez pas une de ces chenilles de la liste civile; mais j'ai tremblé pour vous, quand vous avez dit que vous étiez officier du roi. Vous souvenez-vous que je vous ai marché sur le pied?

—Oui, mais j'ai cru que c'était un des juges…

—C'était parbleu! bien moi; je croyais que vous alliez vous fourrer dans le harria, et j'aurais été fâché de vous faire mourir; mais vous vous en êtes bien tiré. J'en suis très-aise, parce que j'aime les gens qui ne boudent pas.

Bouder, dans le langage du temps, voulait dire dissimuler, fouiner.

Arrivés dans la rue Saint-Benoît, les trois députés et Journiac prirent un fiacre qui devait les conduire à domicile. Un hôte, un ami, chez lequel il demeurait, fut charmé et presque étonné de le revoir. Son premier mouvement fut d'ouvrir son portefeuille et d'offrir un assignat aux conducteurs qui le ramenaient sain et sauf. Ceux-ci refusèrent et dirent en propres termes:

—Nous ne faisons pas ce métier pour de l'argent. Voici votre ami: il nous a promis un verre d'eau-de-vie; nous boirons à sa santé, et nous retournerons à notre poste.

Avant de se séparer, ils demandèrent une attestation écrite et qui déclarât qu'ils avaient conduit l'acquitté chez lui sans accident. Journiac les accompagna jusqu'à la rue, où il les embrassa, dit-il, «de bien bon coeur».

Il résulte de ces faits racontés par un témoin oculaire, ayant joué le rôle de victime sauvée dans ce terrible drame, que le tribunal du 2 septembre jugeait les prisonniers; qu'on y tolérait l'aveu d'une opinion contraire à la pensée des juges, pourvu que cette opinion n'eût point éclaté en actes séditieux; que la défense était libre et que la vie de chaque homme était sévèrement pesée dans la balance de Minos.

Il y avait dans la prison de l'abbaye un vieillard, auteur du Diable amoureux, d'Olivier et d'autres poëmes ou opéras-comiques: c'était Cazotte. Dans un accès de seconde vue, long temps avant la Révolution, à la fin d'un repas, il avait prédit, s'il faut en croire La Harpe, le sort tragique réservé à chacun des convives et à lui-même. Durant le séjour qu'il fit à l'Abbaye, sa gaieté, sa façon de parler orientale, ses paradoxes avaient fort diverti ses compagnons de captivité. Esprit mystique, il cherchait à leur persuader que leur situation et la sienne étaient une émanation de l'Apocalypse, qu'ils étaient plus heureux que ceux qui jouissaient de leur liberté… Deux gardes vinrent le chercher pour le conduire au tribunal criminel et interrompirent ses rêveries. Il y avait contre lui des charges très graves, des preuves écrites. A cinq heures, des voix appelèrent: «Monsieur Cazotte!» Il paraît avec ses cheveux blancs, accompagné de sa fille; les bras jetés autour du cou de son père, elle semblait lui faire un rempart de sa piété filiale, implorait, charmait, conjurait les juges. Le peuple, touché de ce spectacle, demande sa grâce et l'obtient.

Une autre fille héroïque, Mlle de Sombreuil, sauva son père par un acte de dévouement qui fait frémir. Maillard, le président du tribunal, avait dit: «Innocent ou coupable, je crois qu'il serait indigne du peuple de tremper ses mains dans le sang de ce vieillard.» C'était bien un acquittement; mais de Sombreuil était connu pour un ennemi de la Révolution. Deux de ses fils se battaient alors contre la France. Les forcenés voulaient obtenir de Mlle de Sombreuil un gage d'abjuration: «Si tu n'es point une aristocrate, lui disent-ils, bois à la nation.» En même temps ils lui présentent un verre de vin, souillé par les empreintes de doigts sanglants. Et elle but. [Note: Cette version a été affirmé à l'auteur par un ancien geôlier de l'Abbaye qui l'avait recueillie de son prédécesseur.]

Maillard avait siégé trois jours et trois nuits; il avait fait absoudre quarante-trois personnes. Un fanatisme calme, froid, réfléchi, l'avait conduit dans ces lieux habités par l'épouvante et par la mort. Appuyant sa conscience sur la nécessité, il traversa cet abîme de sang comme il avait traversé le 14 juillet les fossés de la Bastille, la tête sur un abîme. Accusé plusieurs fois d'indulgence et de faiblesse, menacé personnellement par son pouvoir exécutif, environné de piques sanglantes et de lames de sabre ébréchées, il crut atténuer l'horreur des fonctions qu'il exerçait comme président d'un tribunal de meurtre, en limitant la vengeance par quelques-unes des formes de la justice.

Il se trompa. On prétend qu'un condamné s'était écrié: «C'est affreux! votre jugement est un assassinat.» Maillard aurait répondu: J'en ai les mains lavées… Toutes les eaux de l'Océan ne suffiraient point à laver le sang d'un innocent. Lady Macbeth a beau se frotter les mains dans son délire de somnambule; la tache reste toujours.

Le lendemain du 4 septembre, les abords de la prison de l'Abbaye étaient encombrés de charrettes qui enlevaient les morts. Des flaques de sang s'étendaient sur la place de l'exécution; c'était un spectacle hideux, une boucherie d'hommes. Les chiens, revenus comme leurs maîtres à la férocité primitive du chacal, traînaient dans le ruisseau des membres tronqués, des lambeaux de chair. Horreur!

Les adversaires de la Révolution lui reprochent sans cesse le 2 septembre. Ces actes de barbarie, nous les déplorons plus qu'eux. Les forcenés qui trempèrent leur main dans le crime croyaient naïvement servir la cause du peuple: ils la perdirent.

Les massacres continuèrent et se prolongèrent jusqu'au 6. Les bêtes féroces qui avaient goûté le sang voulaient en boire de nouveau. Les mêmes bandes armées allaient heurter de prison en prison. Le Châtelet, la Conciergerie, Saint-Firmin, les Bernardins, les Carmes, la Force, la Salpêtrière, Bicêtre, tous les lieux de détention furent successivement envahis, fouillés, épurés. Mot terrible! Partout c'étaient les mêmes scènes de violence et d'atrocité. Les membres tombent sous la hache; les coeurs sortent des poitrines ouvertes, les bouches se contractent et pâlissent dans un dernier cri de grâce!

—Grâce, s'écriaient les bourreaux; vous ne nous l'auriez pas faite; de la miséricorde! vous n'en auriez pas eu pour nous; il a fallu prévenir les coups que vous nous prépariez.

Et ces hommes, dont le délire est comme glacé par la vue du sang, frappent encore, frappent toujours.

Partout aussi les mêmes scènes de pitié brutale. L'arbre nerveux de cette bande meurtrière était remué jusque dans les profondeurs. Les sentiments les plus divers, les plus opposés, la vengeance, la générosité, l'attendrissement, le respect de la chose jugée, la joie de découvrir un innocent se succédaient avec la rapidité de l'éclair dans ces âmes ténébreuses. Mille contrastes se détachaient sur ce voile uniforme et taché de sang, où de minute en minute passaient les ombres de la mort.

L'abbé Sicard était le seul parmi les prisonniers de l'Abbaye qui, avant l'arrivée de Maillard, eût trouvé grâce devant les égorgeurs. Il fut repris dans l'une des voitures qui se dirigeaient hors des murs de Paris et qui contenaient d'autres prêtres. On les conduisit tous au comité de la section des Quatre-Nations. Les suspects sont interrogés; quinze d'entre eux trouvent la mort sur les degrés mêmes de la salle. C'est le tour de l'abbé Sicard; il pâlit. Un horloger, le citoyen Monnot, découvre sa poitrine pour recevoir les coups qu'on préparait à la victime:

—Que faites-vous? s'écrie-t-il; cet homme est l'instituteur des sourds-muets, le successeur de l'abbé de L'Épée; les sourds-muets sont les enfants du malheur, celui qui leur donne ses soins ne saurait être un ennemi du peuple. Leur enlever leur professeur, leur père, l'homme de talent qui par les ressources de son art est parvenu à leur restituer en quelque sorte le don du langage, ce serait un crime contre Dieu et contre la nature.

Cette défense héroïque, la cause des sourds-muets représentée par leur habile maître, tout parle au coeur des assassins: ils fondent en larmes; l'abbé Sicard est enlevé dans leurs bras nus et ramené à l'institution de la rue Saint-Jacques, au milieu des effusions de la joie, de l'attendrissement et du patriotisme.

Une jeune fille s'étant évanouie au moment de passer devant ses juges, les hommes féroces qui veillaient à la porte du guichet l'emportent le plus doucement qu'ils peuvent dans un coin de la salle, et n'osant délacer eux-mêmes son corset prient une citoyenne de lui rendre ce service. Le vieux d'Affry était fort compromis par ses relations avec la cour; ses cheveux blancs, sa figure vénérable, désarment le bras de la justice expéditive: il est reconduit chez lui au milieu des applaudissements, entre une double haie de spectateurs qui se tiennent debout et la tête nue. Le tribunal établi à la Force décharge de toute accusation Chamilly, l'un des valets de chambre de Louis XVI. Le prisonnier est porté sur les bras comme en triomphe; on l'escorte jusqu'à sa maison, où sa famille alarmée n'espérait plus le revoir. A chaque acquittement, une joie presque folle éclate parmi les exécuteurs: la miséricorde, la pitié, toutes les émotions douces et touchantes remontent du fond de ces âmes englouties dans l'abîme d'une idée fausse. Outre l'abbé Sicard, Cazotte, d'Affry, Sombreuil, Saint-Méard, Chamilly, ce tribunal épargna Duverrier, l'ex-secrétaire du sceau, Journeau, député, le notaire Guillaume, Salomon, conseiller-clerc à l'ancien parlement et plusieurs autres. Le fer du 2 septembre respecta quelques têtes de femmes: mesdames de Tourzelle mère et fille, de Saint-Brice, de Navarre, de Septeuil, la princesse de Tarente, la marquise de Fausse-Landry. Le hasard seul perdit la princesse de Lamballe.

Elle était à la Force. La Commune, dit-on, voulait la sauver. On l'amène devant le tribunal improvisé. Voici son interrogatoire, tel qu'il nous a été conservé par le royaliste Peltier dans son Histoire de la Révolution du 10 août et qu'il a recueilli, dit-il, de la bouche d'un témoin oculaire:

LE JUGE.—Qui êtes-vous?

ELLE.—Marie-Louise, princesse de Savoie.

LE JUGE.—Votre qualité?

ELLE.—Surintendante de la maison de la reine.

LE JUGE.—Aviez-vous connaissance des complots de la cour au 10 août?

ELLE.—Je ne sais s'il y avait des complots au 10 août; mais je sais bien que je n'en avais pas connaissance.

LE JUGE.—Jurez la liberté, l'égalité; jurez haine au roi, à la reine et à la royauté.

ELLE.—Je prêterai volontiers le premier serment, mais je ne puis prêter le second: il n'est pas dans mon coeur.

Ici un assistant lui dit tout bas: «Jurez donc! si vous ne jurez pas, vous êtes morte.» La princesse ne répondit rien et fit un pas vers le guichet.

LE JUGE.—Élargissez madame!

Elle touchait à la liberté. Alors deux hommes la prirent sous les bras et lui recommandèrent de crier en entrant dans la cour: «Vive la nation!» Le guichet s'ouvrit.

A la vue d'une mare de sang, d'un monceau de cadavres, la princesse frémit, oublia ce qu'on lui avait dit et s'écria: «Fi! horreur!»

Que se passa-t-il alors? C'est ce qu'il est assez difficile de savoir. Un jeune homme, un garçon perruquier, dit-on, soit par maladresse, soit avec intention, lui fit sauter son bonnet d'un coup de pique et ses longs cheveux se répandirent sur ses épaules. Quelques-uns prétendent qu'elle avait caché dans sa coiffure un billet de la reine et que le bonnet s'envolant, sa riche chevelure se dénouant, le billet tomba entre les mains des meurtriers dont il excita la fureur. D'autres racontent que le fer de la pique lui avait effleuré le front; le sang coulait. Il n'en aurait pas fallu davantage pour mettre ces tigres en appétit. Morte, on la dépouille de ses vêtements, on se livre sur son pauvre corps à des actes de barbarie dégoûtante, on lui tranche la tête, et ce hideux trophée est promené ça et là dans le faubourg Saint-Antoine.

Quelques criminels, absolument étrangers à la politique, mais envers lesquels (à en croire le sentiment public) la justice s'était montrée trop indulgente, furent enveloppés dans la vengeance des septembriseurs. Une de leurs bandes s'était établie au milieu de la cour de la Salpêtrière: une triste héroïne des Causes célèbres, la femme de Desrues, tomba la première sous les coups des meurtriers; d'autres prisonnières, qui avaient acquis la célébrité du crime, subirent le même sort. Madame de La Motte (Valois), la même qui figura dans l'affaire du collier, et qui avait été renfermée après une première évasion, passa au milieu de ces forcenés, portant une canne, un habit d'amazone et une cage avec un serin. Elle s'échappa. [Note: Ce fait, conservé dans les Mémoires des anciennes religieuses de la Salpêtrière, à été affirmé à l'auteur par un vieil économe de la Salpêtrière.]

Les prêtres furent les plus maltraités dans ces massacres: un citoyen généreux réussit à en sauver quelques-uns. Profitant du désordre semé par le bruit du tocsin, et d'intelligences acquises à prix d'argent, Geoffroy Saint-Hilaire pénètre à deux heures dans la prison de Saint-Firmin; il s'était procuré la carte et les insignes d'un commissaire. Son intervention échoue devant la délicatesse des prisonniers:

—Non, répond l'un d'eux, l'abbé de Keranran, proviseur de Navarre, non! nous ne quitterons pas nos frères. Notre délivrance rendrait leur perte plus certaine.

Pendant la nuit, douze ecclésiastiques de Saint-Firmin s'échappèrent néanmoins, à la faveur d'une échelle que le jeune Geoffroy, plus tard le grand naturaliste, avait appuyée contre un angle du mur.

Les massacres furent jugés le lendemain par le conseil de surveillance de la Commune une mesure de sûreté générale.

«Ce terrible événement, écrivait quelqu'un du haut du rocher de Saint-Hélène, était dans la force des choses et dans l'esprit des hommes. Ce n'est point un acte de pure scélératesse. Les Prussiens entraient; avant de courir à eux, on a voulu faire main basse sur leurs auxiliaires dans Paris.»

Laissons le césarisme soutenir l'opportunité des massacres; il a besoin de le faire pour justifier ses propres actes. Quant à nous, ayons le courage de désavouer hautement la nécessité du crime. Les nations ne se sauvent point par la vengeance; elles se sauvent par la justice. Voilons donc d'un crêpe funèbre le souvenir de ces journées désastreuses. La conséquence de pareils actes est de faire reculer pour longtemps la liberté. Le 2 septembre, comme un noir fantôme, couvre et obscurcit depuis près d'un siècle le soleil du 10 août. Surtout, que de semblables expéditions ne recommencent jamais; les circonstances manqueraient pour les expliquer et l'humanité inconsolable n'aurait plus qu'à se plonger dans l'abime du scepticisme ou du désespoir. Ni les uns ni les autres nous ne savons quelles destinées l'avenir nous réserve; un nuage épais nous dérobe les épreuves que peut avoir encore à soutenir la France; mais quoi qu'il arrive, mais quels que soient les événements qui grondent à l'horizon, jurons tous de proscrire dans nos luttes civiles l'intervention de la mort.

A qui maintenant incombe la responsabilité des massacres du 2 septembre? C'est une question qu'il importe de résoudre. Plusieurs historiens ont désigné Danton comme l'auteur du ces sanglantes journées.

Aucune de ses paroles, aucun de ses actes, quand on les examine de près et en quelque sorte à la loupe, ne justifient cette accusation. Il était, nous l'a-vous dit, pour une justice qui frappât de grands coups et qui intimidât les royalistes; il ne voulait pas d'une Saint-Barthélémy révolutionnaire.

[Illustration: Massacre des Carmes.]

Il faut d'abord savoir que les événements du 2 septembre étaient prévus. Tout le monde depuis quelques jours craignait un massacre, tout le monde s'y attendait. La chose était pour ainsi dire dans l'air. Avant la descente des meurtriers dans les prisons, l'abbé Hauy avait été délivré sur une simple note de l'Institut qui le réclamait comme indispensable à la science. L'abbé l'Homond, auteur d'une grammaire latine, fut mis en liberté, grâce à la protection d'un de ses anciens élèves, Tallien. L'abbé Bérardier reçut un sauf-conduit d'une main inconnue; on se souvient que Camille avait étudié sous lui à Louis-le-Grand. Robespierre, Fabre d'Églantine, Fauchet sauvèrent aussi quelques prisonniers. La pitié en était donc venue à se rabattre sur les individus, sur quelque vieille affection de collége, tant la catastrophe semblait inévitable.

Mais pourquoi Danton, en sa qualité de ministre de la justice, ne s'est-il point servi de son autorité, de son influence, des armes que lui donnait la loi, pour arrêter l'effusion du sang? On pourrait en dire autant de bien d'autres qui occupaient des fonctions politiques. Pourquoi de son côté Pétion, maire de Paris, a-t-il pendant deux jours consécutifs laissé des brigands consommer leurs forfaits, dans toutes les prisons de Paris? Pourquoi Roland, le ministre girondin, n'a-t-il point agi? Pâle, abattu, la tête appuyée contre un arbre dans le jardin du ministère des affaires étrangères, il se contentait de demander qu'on transférât l'Assemblée nationale à Tours ou à Blois. La vérité est que le pouvoir exécutif était impuissant, l'Assemblée muette et paralysée, la population indécise, affolée de peur, ne sachant à qui obéir.

Il y avait aux alentours des prisons une force armée; elle ne bougea pas. Des gardes nationaux faisaient l'exercice dans le jardin du Luxembourg, à deux pas des Carmes et de l'Abbaye, on vint les avertir de ce qui se passait; ils demeurèrent immobiles, firent la sourde oreille. Beaucoup parmi les bons citoyens désapprouvaient les massacres; ils n'essayèrent rien pour les arrêter. Chacun laissait faire, laissait passer, c'est-à-dire laissait tuer.

Cette complicité passive enhardissait naturellement les meurtriers. Ils se croyaient la justice du peuple—Le peuple! Il ne faut pas donner ce nom aux misérables bandes qui allaient enfoncer la porte des prisons. Quatre ou cinq cents hommes, tout au plus, prirent une part active dans ces exécutions; mais le plus grand nombre regardait ces événements, comme frappés du cachet de la fatalité. Une force inéluctable, la stupeur, la loi suprême du salut public, l'indignation, l'approche de l'ennemi qui avait juré de détruire Paris, la crainte de la royauté qui du fond de la tour du Temple se montrait encore redoutable par les mouvements qu'elle excitait à l'intérieur et par les secours qu'elle attendait du dehors, la haine des nobles et des prêtres réfractaires, qui depuis 89 avaient par leurs complots suspendu les affaires, jeté la discorde dans le pays, paralysé l'élan de la guerre défensive, grossi les rangs de l'armée prussienne, tout concourait à enchaîner la résolution de réagir contre les exécuteurs des oeuvres sanglantes.

«Les ci-devant ont bien mérité leur sort: cela ne nous regarde point.»
Ainsi raisonnaient les bourgeois, les ouvriers.

Lebas n'avait pris aucune part aux massacres. Voici pourtant la lettre qu'il écrivait à son père: «Pour moi, quand je réfléchis à toutes les circonstances de cette journée, je n'y peux apercevoir qu'une mesure de sûreté nécessaire pour la journée du 10 août. Si l'humanité gémit sur tant de victimes immolées, et surtout sur de cruelles méprises, on trouve quelque soulagement à penser que l'inaction du glaive de la loi a été seule cause de tant de violences.»

Tel était aussi, il est permis de le croire, l'avis de Danton. Il faut lui rendre cette justice que seul, dans ces jours lamentables où tous les esprits étaient troublés, il ne désespéra point du salut de la patrie; qu'il insista de toutes ses forces pour que l'Assemblée restât dans les murs de la capitale, et que frappant du pied la terre il en fit sortir des armées.

Ceux qui l'accusent d'avoir dirigé les massacres se fondent sur une parole de Danton à une bande de travailleurs [Note: On a prétendu que ce mot avait été inventé par les ouvriers de mort qui avaient fonctionné au 2 septembre. C'est une erreur: au moyen âge, on appelait ainsi les mercenaires qui arrêtaient ou tuaient les hérétiques. Ils étaient même rétribués, sous prétexte que toute peine mérite salaire.] qui avait exterminé à Versailles les prisonniers d'Orléans et qui était venue envahir la cour de son hôtel; il avait répondu:

—Celui qui vous remercie n'est pas le ministre de la Justice, c'est le ministre de la Révolution!

Qu'est-ce que cela prouve? Danton était l'homme des faits accomplis. Il n'avait pas la conscience assez scrupuleuse et il était trop esclave de la popularité pour braver un danger inutile. Le sang était versé; un reproche adressé aux meurtriers n'aurait point ressuscité les morts. Il fit contre fortune bon coeur, il remercia, mais en séparant toutefois la Révolution de la Justice. C'était maintenant la justice qui allait reprendre son cours. [Note: Cette manière de voir se trouve confirmée par l'opinion de Garat, un modéré, qui dit dans ses Mémoires: «Danton a été accusé de participation à toutes ces horreurs. J'ignore s'il a fermé les yeux et ceux de la justice quand on égorgeait; on m'a assuré qu'il avait approuvé comme ministre ce qu'il détestait sûrement comme homme; mais je crois que tandis que les hommes de sang auxquels il se trouvait associé exterminaient des hommes presque tous innocents et paisibles, Danton, couvrant sa pitié sous des rugissements, dérobait à droite et à gauche autant de victimes qu'il lui était possible à la hache, et que des actes de son humanité à cette même époque ont été réputés comme des crimes envers la Révolution, dans l'accusation qui l'a conduit à la mort.»]

Un seul homme accepta, revendiqua fièrement la sinistre responsabilité du massacre en le déclarant, dans son journal, une opération malheureusement trop nécessaire.

Cet homme est Marat.

Tant que l'Ami du peuple avait été un simple journaliste, tant qu'il s'était contenté de verser sur le papier des flots d'encre rouge, on pouvait à la rigueur mettre ses diatribes, ses conseils sanguinaires, ses provocations à la vengeance, sur le compte d'une imagination effarée. Il n'en fut plus de même quand, après s'être glissé dans le Comité de surveillance, il y exerça des fonctions publiques. Le jugement de l'histoire doit être d'autant plus sévère envers les hommes qu'ils encourent par la nature de leurs pouvoirs une responsabilité plus grande. Eh bien! au risque d'être accusé de folie ou de scélératesse, Marat osa prétendre que tout Paris était à l'expédition; que rejeter ces exécutions populaires sur le Comité de surveillance était une insinuation perfide; que si les conspirateurs sont tombés sous la hache du peuple, c'est parce qu'ils avaient été soustraits au glaive de la Justice.

Il est vrai que plus tard, en octobre 92, Marat lui-même a défini les massacres du 2 septembre «un événement désastreux».

C'est le nom qui leur restera dans l'histoire.

X

Effet moral produit par les massacres.—Lutte de Danton et de Marat.—Affaire Duport.—Echec de la Commune.—Les élections.—Fin de l'Assemblée législative.

Il y a peut-être quelque chose de plus affreux que le meurtre lui-même; c'est le lendemain du meurtre.

Pendant l'exécution, le mouvement, la fureur, le bruit, les clameurs sinistres couvrirent une partie des scènes atroces qui déshonoraient certains quartiers de Paris. Mais après!… Un silence glacial s'étendit sur toute la ville. Le ciel était chargé de miasmes impurs. Souillées, consternées, les imaginations étaient hantées par des spectres. Les murs des prisons vides suaient du sang. Toutes les forces vives de l'action et de la pensée semblaient être tombées dans un grand anéantissement moral.

Qui relèvera les courages abattus? L'homme qui n'a jamais désespéré de la France ni de la Révolution.

Danton voyait d'un oeil ombrageux les envahissements de la Commune. Certes, il ne voulait pas la détruire, il la croyait un organe indispensable au mouvement révolutionnaire; mais il voulait contenir cette force rivale, la renfermer dans la limite de ses attributions, la subordonner au pouvoir exécutif et à l'Assemblée législative.

Le 3 septembre, quand le sang coulait dans les ruisseaux, le Comité de surveillance avait adressé à tous les départements une circulaire signée de ses membres et qui était une véritable apologie des massacres, une provocation à la vengeance:

«Tous les Français s'écrieront comme les Parisiens: «Marchons à l'ennemi!» Mais nous ne laisserons pas derrière nous ces brigands pour égorger nos enfants et nos femmes.»

On a dit que cette circulaire avait passé sous le couvert du ministre de la justice; mais on n'en a jamais fourni la preuve. Quoi qu'il en soit, elle constituait un véritable abus de pouvoir. De quel droit la Commune de Paris s'arrogeait-elle une action directe sur les provinces? De quel droit prêchait-elle le meurtre à tous les Français?

Danton frémit de colère; mais il ne se crut point assez fort dans un pareil moment, ni assez bien armé, pour attaquer de front le Comité de surveillance, sur lequel régnait Marat. Il attendit. Un incident lui fournit quelques jours plus tard l'occasion d'engager la lutte.

Avant le 2 septembre, lors des visites domiciliaires, la municipalité de Paris avait fait rechercher Adrien Duport; on ne l'avait point trouvé. Ses opinions royalistes étaient bien connues. Duport avait été membre de l'Assemblée constituante. La cour l'avait consulté, ainsi que Barnave et Lameth. C'était du reste un caractère honorable, un homme de talent, un constitutionnel sincère. Voyant que la cour ne suivait point ses conseils, il se retira dans ses fonctions de magistrat (président du tribunal criminel) et dans les devoirs de la vie privée. En vue de sa sûreté personnelle, il vivait tantôt à Paris, dans le Marais, tantôt sur ses terres, au château de Buignon. Garde national, grenadier de la section du Marais, il faisait régulièrement son service, avait passé la nuit du 10 août à la caserne, n'avait donc point paru au château. La vérité est qu'il cherchait à se faire oublier.

Les haines politiques n'oublient point. La Commune, craignant que cette proie ne lui échappe, envoie au maire de Bazoches l'ordre d'arrêter partout où il le trouvera le sieur Duport et de le traduire à sa barre. Le 4 septembre, en effet, le maire, flanqué de ses officiers municipaux, du procureur de la Commune et des officiers de la garde nationale, se met en marche vers le château de Buignon. Chemin faisant, ils rencontrent Duport accompagné de sa femme et d'un ami, lui montrent le mandat d'amener et l'arrêtent.

Homme d'État, homme de gouvernement avant tout, Danton, averti à temps, s'indigne. Où s'arrêteront les empiétements de la Commune? Ne courait-on pas tout droit à l'anarchie par la confusion des pouvoirs? N'était-il pas bien temps de s'arrêter dans cette voie? A un moment aussi critique, lorsque l'ennemi marchait sur Paris, la France était perdue si une main vigoureuse ne ressaisissait la direction générale des affaires, si la loi ne triomphait, à l'intérieur, de tous les obstacles.

D'un autre côté, n'avait-on pas déjà versé trop de sang? Ramener Duport dans Paris, c'était rouvrir la porte aux massacres. Il eut été exterminé en route ou à son entrée dans la ville.

Le 7, Danton écrit en toute hâte au commissaire du pouvoir exécutif, district de Nemours.

«Des motifs importants et d'ordre public exigent, monsieur, que votre tribunal fasse retenir le sieur Duport dans les prisons où il est actuellement détenu, qu'il ne le laisse point arriver à Paris jusqu'à nouvel ordre. Je vous prie de veiller à l'exécution de mes intentions, ainsi qu'à la sûreté de ce prisonnier.»

Le 8, le ministre de la justice s'adressant à l'Assemblée législative, seule autorité suprême qu'il reconnaisse, lui transmet sa lettre et une protestation de Duport contre le mandat d'amener lancé par la Commune. L'Assemblée renvoie les pièces au pouvoir exécutif (c'est-à-dire Danton), pour faire statuer sur la légalité de l'arrestation.

Fort de ce premier succès, Danton écrit à MM. les juges du tribunal du district de Melun: «D'après le décret de l'Assemblée nationale du 9 courant, vous voudrez bien, messieurs, statuer promptement sur la légalité ou l'illégalité de l'arrestation de M. Adrien Duport, afin que ce prisonnier soit mis en liberté s'il n'a pas mérité d'en être privé plus longtemps.»

Voulant ménager tous les pouvoirs (c'était le moyen de s'assurer une victoire plus complète), Danton demande par lettre au Comité de surveillance: «Avez-vous de nouvelles charges contre Duport? Si oui, communiquez-les, et je les transmettrai au tribunal de Melun.»

«Des charges, des pièces nouvelles! En avions-nous besoin, répond fièrement le Comité, pour mettre en arrestation Adrien Duport? Sa conduite à l'Assemblée nationale, ses machinations, ses liaisons avec les conspirateurs, en un mot toute sa vie ne s'élève-t-elle point contre lui?»

Silence de Danton.

Le 17 septembre 1792, la chambre du conseil, district de Melun, déclare illégale l'arrestation de Duport et ordonne qu'il sera à l'instant même élargi.

Danton n'avait pas seulement remporté une victoire: ce qui est bien plus, il avait arraché une victime à la mort.

La Commune de Paris sentit le coup qui lui était porté, bondit, écuma de rage. Le torrent de sang avait rencontré sa digue. Marat écrivit à Danton une lettre dont les termes ne sont point parvenus jusqu'à nous, mais que le fougueux tribun trouva injurieuse, outrageante. Il court à la mairie. C'est Pétion qu'il rencontre. Il lui montre la lettre de Marat, lettre insolente et dans laquelle l'Ami du peuple le menaçait de ses placards. Danton était courroucé.

—Eh bien! lui dit Pétion, descendons au Comité de surveillance; vous vous expliquerez.

Marat y était; le début fut très animé. Danton traita Marat durement; Marat soutint ce qu'il avait avancé, finit par dire que dans les circonstances où l'on se trouvait il fallait tout oublier, puis, pris d'un mouvement de sensibilité, se jeta dans les bras de Danton qui l'embrassa.

Cette scène a été racontée par Pétion, un témoin oculaire. Le récit est-il bien exact? Peu importe: la tyrannie de la Commune était brisée; l'Assemblée nationale porta plus tard un décret qui défendait d'obéir aux commissaires d'une municipalité hors de son territoire.

Danton avait rétabli l'unité dans la diversité des pouvoirs, la vraie doctrine révolutionnaire.

On rentrait peu à peu dans le droit, dans le classement des fonctions publiques. Pourtant le fantôme du 2 septembre obscurcissait toujours l'horizon. Ceux qui avaient directement participé au massacre cherchaient à nier, à se dissimuler, à se couvrir de leur ombre; les autres, ceux qui avaient laissé faire, cherchaient mille excuses à leur lâcheté, et, comme il arrive toujours en pareil cas, accusaient, dénonçaient avec une fureur extrême. C'est ainsi qu'on démoralise une nation.

Il est d'ailleurs curieux de voir l'extrême réserve avec laquelle les
Girondins eux-mêmes parlaient alors de ces journées sanglantes. Écoutez
Vergniaud:

«Que le peuple, lassé d'une longue suite de trahisons, se soit enfin levé, qu'il ait tiré de ses ennemis connus une vengeance éclatante, je ne vois là qu'une résistance à l'oppression, et s'il se livre à quelques excès qui outre-passent les bornes de la justice, je n'y vois que les crimes de ceux qui l'ont provoqué par leurs trahisons…»

C'est-à-dire les crimes des royalistes.

Il est vrai que, dans le même discours Vergniaud signale en termes éloquents la fameuse circulaire du Comité de surveillance, cet infâme écrit, et qu'il somme les membres inculpés de désavouer leur signature; sinon ils doivent être punis… Ce ne sont donc point encore les massacres de Paris eux-mêmes que l'on flétrit, c'est l'effrayante intention de les étendre à toute la France. Il fallait un bouc émissaire; on rejeta sur Marat tout l'odieux du crime.

Cependant la Législative touchait à l'expiration de ses pouvoirs.

Déjà les élections pour l'Assemblée prochaine avaient commencé. Elles se firent sous deux impressions, celle du 10 août et celle du 2 septembre. Tout le monde sentait que l'énergie était nécessaire pour substituer un gouvernement à un autre, pour contenir les ennemis du dedans et pour effrayer les puissances étrangères.

«Tout homme qui ne se passionne pas pour la liberté, s'écriait Jullien de la Drôme, est indigne de la servir. C'est une vierge délicate qui préfère être haïe à être aimée faiblement. Oui, messieurs, donnez-nous des aristocrates ardents plutôt que de tièdes patriotes. Les premiers se feront détester et ne seront pas à craindre: les autres pourraient se faire aimer, et leur mollesse contagieuse affaiblirait le ressort énergique dont nous avons besoin pour sauver la patrie en danger.» [Note: Copié par l'auteur sur une note aux Archives nationales.]

Ces sentiments étaient ceux de la majorité des citoyens. Les corps électoraux de Paris et de Versailles nommèrent députés à la Convention nationale Danton, Marat, les deux Robespierre, Tallien, Osselin, Audoin, Joseph Chénier, Fabre d'Églantine, Legendre, Camille Desmoulins, Lavicomterie, Fréron, Panis, Sergent, Billaud-Varennes, Collot-d'Herbois et Philippe d'Orléans, que la Commune devait autoriser à prendre le nom d'Égalité.

La Législative n'en continuait pas moins ses séances. Entourés de défiance, accusés de mollesse, soupçonnés même de rêver le rétablissement de la monarchie, les députés sentirent le besoin de faire une déclaration. Dès le 4 septembre, au moment où le sang fumait encore, ils s'étaient tous levés et s'étaient écriés dans un élan d'enthousiasme: «Plus de roi!»

C'est par respect envers l'Assemblée prochaine et pour ne point anticiper sur les droits de la Convention que le décret, écrit en quelque sorte dans tous les coeurs, fut remplacé par un serment qui n'engageait que chaque membre en particulier.

Avant de se séparer, les députés eurent un autre beau mouvement: «Périsse l'Assemblée nationale, s'était écrié Vergniaud à la tribune, pourvu que la France soit libre!»

Tous se levèrent, tous répétèrent d'un même élan: «Oui, oui, périssons s'il le faut… et périsse notre mémoire!…»

Le 21 septembre 1792, l'Assemblée législative avait vécu.

Serrée, étouffée, pour ainsi dire, entre deux colosses, la Constituante et la Convention, elle n'en a pas moins marqué sa place dans l'histoire. Menacée par la coalition de tous les rois de l'Europe, trahie par la cour, trompée par la fortune des armes au début d'une guerre qu'elle avait elle-même déclarée, débordée par les mouvements de la rue, éclaboussée par le sang du 2 septembre, elle n'a jamais fléchi; elle a eu foi dans la France et dans la Révolution. Tout était mouvant, incertain; le sol tremblait sous ses pieds; mais elle ne trembla point. En face de la gravité des circonstances, elle se démit volontairement et noblement de ses pouvoirs. Avait-elle répondu à tout ce qu'on attendait d'elle? Non vraiment; elle eut du moins la sagesse de comprendre qu'en face de l'étranger et de la guerre civile la représentation nationale avait besoin de se renouveler aux sources de l'élection populaire. Elle sut mourir à temps.

Place à la Convention! C'est maintenant vers elle que se porte la grande attente du pays.

[Illustration: Barras]

CHAPITRE QUATRIÈME

LA CONVENTION

I

Physionomie de la Convention nationale.—Nomination du bureau.—Abolition de la royauté.—La situation politique jugée par Danton.—La propriété est déclarée inviolable.—Réforme judiciaire.—Les juges seront choisis indistinctement parmi tous les citoyens.—Vice originel de la Convention.—Les Girodins ennemis de Paris.—Le parti qu'ils tirent des journées de Septembre.—Presages d'une lutte à mort entre la Gironde et la Montagne.

Le 20 septembre 1792, la France avait vaincu à Valmy: l'ennemi etait repoussé!

Le lendemain, la Convention se réunit aux Tuileries, d'où, après avoir pris congé des membres de la Législative dont les pouvoirs étaient expirés, elle se rend dans la même salle des Feuillants où l'Assemblée précédente tenait ses séances.

A droite est la Gironde, à gauche s'élève la Montagne; entre ces deux points, culminants, dans le fond, s'étend la Plaine ou le Marais.

Parmi les sept cent quarante-cinq membres de la nouvelle Assemblée, soixante-quinze avaient siégé à la Constituante et soixante-seize à la Législative. Les autres arrivaient généralement des provinces et appartenaient à la bourgeoisie. Plus ou moins inconnus, ils jouaient dans leur silence le rôle de sphinx.

On voit déjà, clair-semées sur les bancs, quelques têtes à caractère: voici Saint-Just, en habit noir boutonné, et grave, beau comme un symbole; Robespierre avec son profil anguleux, son front en hache et son gilet à revers; Danton avec sa laideur fougueuse; Camille Desmoulins avec sa physionomie mobile et son sourire mélancolique; Couthon, paralysé des jambes, mais dont toute la vie était dans la tête; le peintre David avec une joue enflée; Marat, cette maladie révolutionnaire, ce mythe: ses yeux paraissent éblouis et comme étonnés de la lumière; le visage terreux, il a l'air de Lazare sortant du sépulcre.

Les tribunes s'élèvent, placées au-dessus des bancs des députés, comme des loges de théâtre sur un parterre. Elles sont occupées par des figures plébéiennes, qui viennent assister à la première scène du grand drame national; ces tribunes représentent le choeur antique; elles approuvent ou elles condamnent; elles ont les passions, les entraînements, les caprices de la multitude.

La séance est ouverte à deux heures et un quart. L'Assemblée nomme son président et porte son choix sur Pétion. Les secrétaires sont deux constituants, Camus et Rabaud-Saint-Étienne, puis les Girondins Brissot, Vergniaud, Lasource et Condorcet.

Deux représentants, Manuel et Collot-d'Herbois, proposent de voter immédiatement l'abolition de la royauté.

Écoutez! Un orateur en soutane violette réclame la parole, c'est l'abbé Grégoire. [Note: L'abbé Grégoire avait été nomme évêque du Blois, mais non, comme le disent les ultramontains, par l'Assemblée constituable: il fut appelé au siége épiscopal par le clergé et le peuple, en vertu d'une élection libre.]

«Personne ne nous proposera jamais, dit-il, de conserver en France la race funeste des rois; nous savons trop bien que toutes les dynasties n'ont jamais été que des races dévorantes qui se disputent les lambeaux des hommes, mais il faut pleinement rassurer les amis de la liberté. Il faut détruire ce talisman dont la force magique pourrait encore stupéfier bien des esprits légers.»

Le timide Bazire fait observer que la question étant délicate a besoin d'être mûrement discutée.

«Et qu'est-il besoin de discuter, reprend Grégoire avec enthousiasme, quand tout le monde est d'accord? Les rois sont dans l'ordre moral ce que les monstres sont dans l'ordre physique. Les cours sont l'atelier des crimes et la tanière des tyrans. L'histoire des rois est le martyrologe des peuples.»

—Oui, s'écrie-t-on de toutes parts, la discussion est inutile.

Il se fait un profond silence. Cette proposition mise aux voix est votée par acclamation.

Le président se lève et dit:

«LA CONVENTION NATIONIAL DÉCRÈTE QUE LA ROYAUTÉ EST ABOLIE EN FRANCE.»

Une explosion de joie, les applaudissements, les cris de vive la nation, répétés par les galeries, se prolongent durant plusieurs minutes.—La royauté, cette idole devant laquelle la France s'était tenue agenouillée depuis des siècles, cette image charnelle de la divinité, cette toute-puissance faite homme, cette tradition vivante, voilà ce que la nouvelle Assemblée, du premier coup, sans discussion, venait de briser comme un hochet d'enfant. C'était donner, dès le début, une belle idée de sa force et de son intrépidité. Elle anathématisait tous les trônes dans un seul, et cela sous le canon des rois coalisés! O géants de la Convention, vous qui répandiez la lumière d'une main et le tonnerre de l'autre, on peut bien calonnier vos mémoires; on ne les avilira point: vous, du moins, vous avez osé!

L'abolition de la royauté était dans les nécessités du renouvellement social; comment le vieux monde pouvait-il disparaître et céder la place aux institutions modernes, tant que la tête de l'ancien régime était debout? L'alliance entre les principes qui avaient fait la monarchie et les idées qui venaient de faire la Révolution était impossible: on l'avait bien vu par l'essai du gouvernement constitutionnel.

«On ne met pas du vin nouveau dans les vieilles outres.» La monarchie, qui est la forme du droit divin, ne pouvait contenir les idées philosophiques du dix-huitième siècle, ni les conséquences qui s'en dégagent; elle éclata.

La logique voulait que l'Assemblée votât ensuite l'ouverture d'une ère nouvelle. Les actes publics, au lieu d'être datés de l'an IV de la liberté, furent datés de l'an 1er de la République.

Ce grand pas fait, la Convention s'arrêta. Les tiraillements et les divisions des partis, les rancunes personnelles semblaient la réduire à l'impuissance d'agir. Entre la Gironde et la Montagne grondaient de sourds tonnerres. Nous avons vu que les modérés s'étaient emparés du fauteuil et du bureau. Ce premier succès leur avait donné une grande confiance en eux-mêmes. Notez d'ailleurs que la salle était petite, resserrée: les haines se touchaient dans cette fosse aux lions.

Quant aux nouveaux venus, ils étaient indécis, flottants, inquiets. A quel parti se rattacher? Ils ne voulaient ni de la dictature sanglante, ni d'une République fédérative, qui aurait plongé la France dans l'anarchie, ouvert le territoire national à l'invasion étrangère.

Danton comprit qu'il fallait à tout prix rompre la glace. Il était encore ministre de la justice: il vint déposer ses pouvoirs à la tribune:

«Avant d'exprimer mon opinion, dit-il, sur le premier acte que doit faire l'Assemblée nationale, qu'il me soit permis de résigner dans son sein les fonctions qui m'avaient été déléguées par l'Assemblée législative. Je les ai reçues au bruit du canon dont les citoyens de la capitale foudroyèrent le despotisme. Maintenant que la jonction des armées est faite, que la jonction des représentants du peuple est opérée, je ne dois plus reconnaître mes fonctions premières; je ne suis plus qu'un mandataire du peuple, et c'est en cette qualité que je vais parler.

«On vous a proposé des serments; il faut, en effet, qu'en entrant dans la vaste carrière que vous avez à parcourir, vous appreniez au peuple, par une déclaration solennelle, quels sont les sentiments et les principes qui présideront à vos travaux.

«Il ne peut exister de constitution que celle qui sera textuellement, nominativement acceptée par la majorité des assemblées primaires. Voilà ce que vous devez déclarer au peuple. Les vains fantômes de dictature, les idées extravagantes de triumvirat, toutes ces absurdités inventées pour effrayer le peuple, disparaissent alors, puisque rien ne sera constitutionnel que ce qui aura été accepté par le peuple.

«Après cette déclaration, vous devez en faire une autre qui n'est pas moins importante pour la liberté et pour la tranquillité publique. Jusqu'ici on a agité le peuple parce qu'il fallait lui donner l'éveil contre les tyrans. Maintenant il faut que les lois soient aussi terribles contre ceux qui y porteraient atteinte que le peuple l'a été en foudroyant la tyrannie; il faut qu'elles punissent tous les coupables pour que le peuple n'ait plus rien à désirer. (On applaudit.)

«On a paru croire, d'excellents citoyens ont pu présumer que des amis ardents de la liberté pouvaient nuire à l'ordre social en exagérant les principes: eh bien! abjurons ici toute exagération, déclarons que toutes les propriétés territoriales, individuelles et industrielles seront éternellement maintenues, (Il s'élève des applaudissements unanimes.)

«Souvenez-vous ensuite que nous avons tout à revoir, tout à recréer; que la déclaration des droits, elle-même, n'est pas sans tache, et qu'elle doit passer à la révision d'un peuple vraiment libre.»

L'effet de ce discours fut immense. L'orateur y touchait les trois points essentiels dans des circonstances aussi orageuses: le gouvernement du peuple par le peuple, le règne de la loi substitué à l'arbitraire des masses, le respect de la propriété, déclarée par lui inviolable, sacrée. Devant cette parole claire et précise s'évanouissaient la dictature, le triumvirat, la crainte des massacres, l'horreur du pillage, cette tête de Méduse. Du premier bond, Danton s'était posé en homme d'ordre, en législateur qui reconnaît le besoin de tout refaire, de tout recréer, mais avec le consentement de la nation et à l'aide de l'Assemblée tout entière. Les intérêts légitimes étaient rassurés; le programme de la Révolution se montrait tracé en lettres de feu: A nous, les Titans! Escaladons le ciel, fondons un monde nouveau!

La Convention décréta les deux propositions de Danton: 1) il ne peut y avoir de constitution que quand elle est acceptée du peuple; 2) la sûreté des personnes et des propriétés est sous la sauvegarde de la nation.

Le 22 septembre, une députation de la ville d'Orléans vient annoncer à la Convention qu'elle a suspendu ses officiers municipaux, qui étaient des hommes dévoués à la monarchie. Les délégués demandent à l'Assemblée de les appuyer dans la lutte qu'ils soutiennent contre un conseil général qui résiste et ne veut pas se retirer devant la réprobation de ses électeurs.

Danton monte à la tribune.

«Vous venez d'entendre les réclamations de toute une commune contre ses oppresseurs. Il ne s'agit point de traiter cette affaire par des renvois à des comités; il faut, par une décision prompte, épargner le sang du peuple, il faut faire justice au peuple pour qu'il ne se la fasse pas lui-même … Je demande qu'à l'instant trois membres de la Convention soient chargés d'aller à Orléans pour vérifier les faits … Que la loi soit terrible et tout rentrera dans l'ordre. Prouvez que vous voulez le règne des lois; mais prouvez aussi que vous voulez le salut du peuple, et surtout épargner le sang des Français.»

L'Assemblée applaudit.

Le même jour, on agite la question de la réforme judiciaire.

Danton intervient encore dans la discussion. Il a passé au ministère de la justice. Il a été à même d'apprécier les sentiments de l'ancienne magistrature. Les pièces envoyées à M. Joly, ministre du roi, sont tombées entre les mains du ministre du peuple. Il a vu que tel juge est ennemi du nouvel ordre de choses, que tel autre adressait au gouvernement déchu des pétitions flagorneuses. C'est alors qu'il s'est convaincu de la nécessité d'exclure cette classe d'hommes des tribunaux.

Payne demandait qu'on s'en tînt, pour le présent, à la réélection des individus, sans rien changer aux lois. Danton réplique:

«Ma proposition entre parfaitement dans le sens du citoyen Payne. Je ne crois pas de votre devoir, en ce moment, de changer l'ordre judiciaire; mais je pense seulement que vous devez étendre la faculté des choix. Remarquez que tous les hommes de loi sont d'une aristocratie révoltante; si le peuple est forcé de choisir parmi ces hommes, il ne saura où reposer sa confiance. Je pense que si l'on pouvait, au contraire, établir dans les élections un principe d'exclusion, ce devrait être contre ces hommes de loi qui ont été une des grandes plaies du genre humain….

«Élevez-vous à la hauteur des grandes considérations. Le peuple ne veut point de ses ennemis dans les emplois publics: laissez-lui donc la faculté de choisir ses amis. Ceux qui se sont fait un état de juger les hommes étaient comme les prêtres: les uns et les autres ont éternellement trompé le peuple. La justice doit se rendre par les simples lois de la raison. Et moi aussi je connais les formes; et si l'on défend l'ancien régime judiciaire, je prends l'engagement de combattre en détail, pied à pied, ceux qui se montreront les sectateurs de ce régime.»

A diverses objections qui lui sont faites par la droite, l'orateur répond:

«On a mal interprété mes paroles: je n'ai pas proposé d'exclure les hommes de loi des tribunaux, mais seulement de supprimer l'espèce de privilége exclusif qu'ils se sont arrogé jusqu'à présent. Le peuple élira sans doute tous les citoyens de cette classe qui unissent le patriotisme aux connaissances; mais, à défaut d'hommes de loi patriotes, ne doit-il pas pouvoir élire d'autres citoyens?

«Je dois vous dire, moi, que les hommes infiniment versés dans l'étude des lois sont extrêmement rares, que ceux qui se sont glissés dans la composition actuelle des tribunaux sont des subalternes; qu'il y a parmi les juges actuels un grand nombre de procureurs et même d'huissiers. Eh bien! les mêmes hommes, loin d'avoir une connaissance approfondie des lois, n'ont qu'un jargon de chicane; et cette science, loin d'être utile, est infiniment funeste.»

La Convention déclare que les juges pourront être indistinctement choisis parmi tous les citoyens. Cette proposition admise en principe est néanmoins renvoyée à un comité pour en régler les moyens d'exécution.

Danton grandissait chaque jour; mais ce sont les hauteurs qui attirent la foudre.

Le jour même de sa naissance, cette grande Assemblée se montra atteinte d'un vice originel, d'une terrible maladie, dont on vit plus tard se développer les germes. Ses membres avaient en quelque sorte la rage de se déchirer, de se proscrire les uns les autres, de s'entre-tuer. Sans cette fureur de suicide, qui donc aurait jamais pu la vaincre? Personne: la Convention seule avait la force de se décapiter elle-même.

Cette maladie existait aussi bien à droite qu'à gauche.

Le signal des hostilités partit même de la Gironde. Le 23, Brissot écrivait dans son journal qu'il y avait un parti désorganisateur au sein de l'Assemblée.

Est-il vrai que les Girondins rêvassent dès lors une république fédérative, le démembrement de la France? On peut en douter; mais un fait certain, c'est qu'ils avaient la peur et la haine de Paris.

Sur quoi se fondait cette aversion pour la capitale? D'abord sur des griefs personnels: Paris avait nommé leurs adversaires. Les Girondins donnaient aussi pour prétexte les événements du 2 septembre: certes, ce prétexte était fort grave; toutefois, pouvait-on sans injustice rendre la ville responsable des massacres? Non, mille fois non.

Nous avons vu que si le signal partit d'un pouvoir constitué, ce fut du comité de surveillance de la Commune: mais que dira Saint-Just dans son fameux rapport du 8 juillet 1793, en s'adressant aux Girondins: «Accusateurs du peuple, on ne vous a point vus le 2 septembre entre les assassins et les victimes!»

Le rôle au moins passif des Girondins, au milieu de ces sinistres événements, leur donnait-il le droit de s'élever sans cesse contre les auteurs présumés d'un tel crime? Le tocsin et le canon d'alarme avaient retenti assez haut. Il est impossible que Brissot, le chef de la Gironde, ignorât quelques heures d'avance les malheurs qui se préparaient.

«Il faut, lui écrivait Chabot, que je te démasque tout entier: c'est de ta bouche même que j'ai appris, le 2 septembre au matin, le complot du massacre des prisonniers; je t'ai conjuré d'empêcher ces désastres en engageant l'Assemblée à se mettre à la tête de la Révolution. Je croyais qu'elle seule pouvait mettre un terme à l'anarchie; c'était d'ailleurs un moyen pour elle de se soustraire à la domination de la Commune, dont tu commençais à te plaindre. Toute ta réponse à mes observations fut que la Constitution réprouvait cette mesure.»

Chabot dévoile ensuite le secret de cette indifférence et de cette impassibilité. Morande était dans les prisons. Ce Morande avait été l'ami de Brissot; il était maintenant son ennemi intime. Rien de plus insupportable à un homme d'État que le complice de ses anciennes intrigues et de ses bassesses. S'il faut en croire les mauvais propos, Brissot jouissait déjà de la mort d'un témoin si redoutable. Cette mort ensevelissait dans l'éternel silence le secret de certaines vilenies que la bouche du vivant pouvait divulguer. Aussi Brissot ne montra-t-il, à la fin de cette terrible journée, qu'un souci, qu'une inquiétude: il s'informa si Morande existait encore.

Il y a plus: la Commune, si calomniée depuis, vint réclamer l'intervention de l'Assemblée nationale pour arrêter l'effusion du sang. Le capucin Chabot s'engageait à sauver les victimes; il donnait pour garant de sa promesse le succès de ses exhortations dans la journée du 10 août, journée orageuse où il avait réussi à calmer le peuple. On écarta son influence. L'Assemblée envoya sur le théâtre des massacres une commission impuissante: le vieux Dussault, après avoir obtenu le silence, au milieu des sabres sanglants, par le seul effet d'une médaille de député, ne parla que de ses écrits académiques et de sa traduction de Juvénal: ce fatras d'érudition, si hors de propos, aigrit la multitude au lieu de l'apaiser. Dussault aurait dû se souvenir de l'adage classique: «Non erat hic locus, ce n'était pas le moment.»

Pétion, le président de l'Assemblée, le vertueux Pétion cher aux Girondins, n'avait-il pas lui-même manqué à tous ses devoirs? Maire de Paris, ses fonctions ne lui commandaient-elles point de se mettre à la tête de la force armée et, dans le cas où la garde nationale aurait refusé de le suivre, ne devait-il point, ceint de l'écharpe municipale, se jeter entre les bourreaux et les victimes? N'avait-il point conseillé plus tard de couvrir d'un voile les événements accomplis? Une enquête ayant été ouverte en vue de découvrir les véritables auteurs de ces malheureuses journées, Pétion avait solennellement déclaré: «Les assassinats furent-ils commandés, furent-ils dirigés par quelques hommes? J'ai eu des listes sous les yeux; j'ai reçu des rapports; j'ai recueilli quelques faits: si j'avais à me prononcer comme juge, je ne pourrais pas dire: Voilà le coupable!»

Par quelle raison ces mêmes hommes, si tranquilles à l'heure du crime, venaient-ils maintenant agiter la chemise sanglante de César? Le 2 septembre devait naturellement soulever dans tout le pays un frémissement d'horreur: assassiner des citoyens qui étaient sous la protection de la loi, c'était assassiner la loi elle-même. En lavant leurs mains dans ce sang et rejetant toute la responsabilité de pareils actes sur la Commune de Paris, les Girondins ne croyaient-ils point faire acte d'habileté politique? Soit, mais leur grand tort est qu'ils se servaient de ces massacres tolérés, à dessein, comme d'un moyen pour perdre la capitale dans l'esprit des provinces.

Trois têtes du parti populaire étaient surtout désignées par les journaux girondins à la vengeance des modérés: Danton, Robespierre et Marat.

Nous avons dit que les deux premiers avaient été étrangers aux massacres, et quant à Marat, le moment était mal choisi pour le frapper. Il semblait que son titre de député à la Convention nationale l'eût un peu calmé. «Consacrons-nous exclusivement à la constitution: ce qui importe, c'est de poser les bases de l'édifice social,» écrivait-il la veille du l'ouverture des séances. Son journal même avait fait peau neuve. L'Ami du peuple avait été remplacé par le Journal de la République française.

De leur côté, la Commune de Paris, le Comité de surveillance, désavouaient maintenant toute participation dans les scènes affreuses qui avaient révolté la France. N'eût-il point été plus sage de profiter de cette réaction de la conscience publique pour réconcilier les partis et fonder un gouvernement stable? Malheureusement, comme nous l'avons dit, le souvenir des fatales journées était un prétexte qui voilait de sombres animosités personnelles. Ceux qui transportaient sans cesse la discussion sur ce terrain y cherchaient moins un acte de justice qu'un champ de bataille.

Après le succès qu'elle venait d'obtenir dans l'élection du président et des secrétaires, la Gironde se croyait maîtresse de l'Assemblée; elle comptait sur les nouveaux députés élus par les provinces et se flattait déjà d'une vengeance facile.

Depuis quelques jours, l'orage grondait: il éclata dans le séance du 23.

II

Une proposition malheureuse.—Séance du 25 septembre.—Dénonciation de Lasource.—Discours de Danton,—Attaque contre Robespierre.—Sa défense.—Démenti donné à Barbaroux par Paris.—Accusation contre Marat.—L'ami du peuple à la tribune.—Conclusion de cette journée.—Défaite des Girondins.—Paris vengé.—La République une et indivisible.

Dans toutes les grandes assemblées, il y a certains signes par lesquels s'annonce la bataille. L'atmosphère de la salle est en quelque sorte chargée d'électricité haineuse. De banc en banc règne un silence glacial. Quelquefois au contraire de sourdes rumeurs circulent. Les fronts sont inquiets, sombres, contractés. De part et d'autre, on se regarde comme deux armées en présence.

Telle était la physionomie de la Convention le 21 septembre 1792.

D'où partirait le feu?

Trois Girondins, Kersaint, Buzot, Vergniaud, proposent de donner à la Convention une force armée, une garde prise dans les quatre-vingt-trois départements. C'était une insulte jetée à la face de Paris.

[Illustration: Marat à la tribune de la Convention. Séance orageuse.]

Cet acte de défiance envers la capitale était à la fois injuste et impolitique. Entourée de la majesté de la loi, défendue en quelque sorte par la confiance des plus ardents patriotes, la Convention n'avait alors rien à redouter d'un coup de main. Tout le monde espérait en elle; tout le monde comprenait le besoin de remplacer la royauté abolie par la représentation nationale seule et inviolable. Or rien n'est plus maladroit que de défier un danger absent. Le projet d'une garde départementale souleva l'indignation des Parisiens et donna lieu sur-le-champ à des soupçons plus ou moins fondés. Appuyée sur une armée venue de la province et dont les partis se serviraient les uns contre les autres, la Convention ne dégénérerait-elle point en une assemblée de tyrans?

Le 25, la guerre se déclara entre la Gironde et la députation de Paris.

Un mouvement subit se fait dans la salle comme un coup de vent dans les blés; Marat, en houppelande de drap noir avec des revers doublés de fourrures, en pantalon de peau, en veste de satin blanc fané, en bottes molles à la hussarde, entre et va se placer à la crête de la Montagne. Quelques députés affectent sur son passage de détourner la tête et de s'éloigner avec dégoût; les tribunes, au contraire, témoignent le plus vif intérêt. Marat, sans se soucier de ces manifestations diverses, pose sa casquette sur son banc et promène autour de lui dans la salle un regard assuré. L'attention, l'attendrissement redoublent dans les tribunes; les hommes le montrent du doigt aux femmes, en leur disant: «Le voici! C'est lui!»

Les députés de la Montagne ne donnent aucun signe; Camille Desmoulins seul vient lui serrer la main.

—J'aime ce jeune homme, dit Marat presque à haute voix; c'est une tête faible, mais c'est un bon coeur.

Pétion est au fauteuil. Après quelques débats insignifiants; le
Girondin Lasource ouvre le feu:

«Je répète, dit-il, à la face de la République, ce que j'ai dit au citoyen Merlin en particulier. Je crois qu'il existe un parti qui veut dépopulariser la Convention nationale, qui veut la dominer et la perdre, qui veut régner sous un autre nom, en réunissant tout le pouvoir national entre les mains de quelques individus. Ma prédiction sera peut-être justifiée par l'événement, mais je suis loin de croire que la France succombe sous les efforts de l'intrigue, et j'annonce aux intrigants que je ne les crains point, qu'à peine démasqués ils seront punis, et que la puissance nationale, qui a foudroyé Louis XVI, foudroiera tous ces hommes avides de domination et de sang…»

L'Assemblée applaudit. Cet acte d'accusation désignait à mots couverts trois grands coupables, Danton, Robespierre et Marat.

Ce fut Danton qui monta d'abord à la tribune. Crispant sa face de lion, calme au milieu de l'orage et se tournant vers la droite avec hauteur:

«Citoyens,

«C'est un beau jour pour la nation, c'est un beau jour pour la République Française que celui qui amène faire nous une explication fraternelle. S'il y a des coupables, s'il existe un homme pervers qui veuille dominer despotiquement les représentants du peuple, sa tête tombera aussitôt qu'il sera démasqué. Cette imputation ne doit pas être une imputation vague et indéterminée; celui qui l'a faite doit la signer; je le ferais moi-même, cette imputation dût-elle faire tomber la tête de mon meilleur ami. Ce n'est pas la députation de Paris prise collectivement qu'il faut inculper: je ne chercherai pas non plus à justifier chacun de ses membres, je ne suis responsable pour personne; je ne vous parlerai donc que de moi.

«Je suis prêt à vous retracer le tableau de ma vie publique. Depuis trois ans, j'ai fait tout ce que j'ai cru devoir faire pour la liberté. Pendant la durée de mon ministère, j'ai employé toute la vigueur de mon caractère, j'ai apporté dans le conseil toute l'activité et tout le zèle du citoyen embrasé de l'amour de son pays. S'il y a quelqu'un qui puisse m'accuser à cet égard, qu'il se lève et qu'il parle!

«Il existe, il est vrai, dans la députation de Paris, un homme dont les opinions sont pour le parti républicain ce qu'étaient celles de Royou [Note: Pamphlétaire royaliste qui s'était rendu ridicule par ses extravagances et de ses violences.] pour le parti aristocratique; c'est Marat. Assez et trop longtemps on m'a accusé d'être l'auteur des écrits de cet homme. J'invoque le témoignage du citoyen qui vous préside (Pétion). Il tient, votre président, la lettre menaçante qui m'a été adressée par ce citoyen; il a été témoin d'une altercation qui a eu lieu entre lui et moi à la mairie, Mais j'attribue ces exagérations aux vexations que ce citoyen a éprouvées. Je crois que les souterrains dans lesquels il a été enfermé ont ulcéré son âme… Il est très-vrai que d'excellents citoyens ont pu être républicains à l'excès, il faut en convenir; mais n'accusons pas, pour quelques individus exagérés, une députation tout entière.

«Quant à moi, je n'appartiens pas à Paris; je suis né dans un département vers lequel je tourne toujours mes regards avec un sentiment de plaisir; mais aucun de nous n'appartient à tel ou tel département, il appartient à la France entière. Faisons donc tourner cette discussion au profit de l'intérêt public.

«Il est incontestable qu'il faut une loi vigoureuse contre ceux qui voudraient détruire la liberté publique. Eh bien! portons-la, cette loi; portons une loi qui prononce la peine de mort contre quiconque se déclarerait en faveur de la dictature ou du triumvirat; mais, après avoir posé ces bases qui garantissent le règne de l'égalité, anéantissons cet esprit de parti qui nous perdrait. On prétend qu'il est parmi nous des hommes qui ont l'opinion de vouloir morceler la France; faisons disparaître ces idées absurdes, en prononçant la peine de mort contre leurs auteurs. La France doit être un tout indivisible. Elle doit avoir unité de représentation. Les citoyens de Marseille désirent donner la main aux citoyens de Dunkerque. Je demande donc la peine de mort contre quiconque voudrait détruire l'unité en France, et je propose de décréter que la Convention nationale pose pour base du gouvernement qu'elle va établir l'unité de représentation et d'exécution. Ce ne sera pas sans frémir que les Autrichiens apprendront cette sainte harmonie; alors, je vous le jure, nos ennemis sont morts!»

Ce discours, on le voit, était un glaive à deux tranchants; il frappait d'un côté sur la dictature et de l'autre sur la décentralisation de la France. Ni pouvoir absolu confié à un seul, ni gouvernement fédératif: l'unité par la représentation nationale. Quelques amis communs reprochèrent plus tard à Danton d'avoir sacrifié Marat. Danton était trop jaloux du succès, il avait trop foi dans la souveraineté du but pour ne point jeter à la mer tout ce qui pouvait lui nuire. D'un autre côté, n'était-ce point le seul moyen de sauver l'Ami du peuple que de le représenter comme un extravagant, un esprit troublé par la persécution et par les ténèbres de sa cave? Triste moyen, dira-t-on, que de le recommander à la commisération de ses juges! Soit; mais n'était-il pas là pour se défendre? Marat, d'ailleurs, tenait à marcher seul: c'était flatter son orgueil que de le mettre à part.

Quoi qu'il en soit, par ce mâle discours, Danton avait écarté la foudre qui menaçait sa tête. C'était à présent le tour de Robespierre.

On demandait l'ordre du jour. Merlin alors se lève. «Citoyens, s'écrie-t-il, le véritable ordre du jour, le voici: Lasource m'a dit hier qu'il y avait dans cette salle un parti qui voulait établir la dictature; je le somme de m'en indiquer le chef; quel qu'il soit, je déclare être prêt à le poignarder!»

Cambon, de son banc et en montrant son bras, le poing fermé:

—Misérable, voici l'arrêt de mort des dictateurs.

—Oui, s'écrie Rebecqui, de Marseille, oui, il existe dans cette Assemblée un parti qui aspire à la dictature, et le chef de ce parti, je le nomme, c'est Robespierre! voilà l'homme que je vous dénonce.

Robespierre monte à la tribune.

De même que Danton, il répudie toute solidarité avec Marat: «On m'a imputé à crime les phrases irréfléchies d'un patriote exagéré et les marques de confiance qu'il me donnait.» L'orateur parle ensuite beaucoup trop longuement de lui-même, des services très-réels qu'il a rendus à la Révolution. «Un homme qui avait longtemps lutté contre tous les partis avec un courage âcre et inflexible, sans ménager personne, devait être en butte à la haine et aux persécutions de tous les ambitieux, de tous les intrigants.» Accusé par la Gironde, il dénonce à son tour un parti qui veut réduire la France «à n'être qu'un amas de républiques fédérées». Pour arriver à la dictature, il faut aduler le peuple; il nie avoir jamais eu recours à ce vil expédient: «Il faut savoir si nous sommes des traîtres, si nous avons des desseins contraires à la liberté, contraires aux droits du peuple, que nous n'avons jamais flatté; car on ne flatte pas le peuple: on flatte bien les tyrans; mais la collection de vingt-cinq millions d'hommes, on ne la flatte pas plus que la divinité.»

L'Assemblée était froide, hésitante, lorsque Barbaroux s'élance à la tribune.

L'orateur affirme qu'à l'époque du 10 août les volontaires marseillais étant recherchés par les deux partis qui divisaient alors Paris, on le fit venir chez Robespierre, que là on lui dit de se rallier aux citoyens qui avaient acquis de la popularité,—et que Panis lui désigna Robespierre comme l'homme vertueux gui devait être le dictateur de la France.

Nous verrons plus tard que le mensonge était assez dans les habitudes politiques de la Gironde.

Panis, interpellé par Barbaroux, réfute ainsi l'accusation portée contre Robespierre:

«Je ne monte à la tribune que pour répondre à l'inculpation du citoyen Barbaroux. Je ne l'ai vu que deux fois et j'atteste que, ni l'une ni l'autre, je ne lui ai parlé de dictature. Quels sont ses témoins?»

Rebecqui, de sa place:

—Moi!

«Vous êtes son ami, je vous récuse.» [Footnote. Panis vivait encore après 1830. Dans sa jeunesse, il avait fait de mauvais vers. Ses manières, affables, polies, élégantes, appartenaient à la bonne société du dix-huitième siècle. Toujours bien mis, tiré à quatre épingles, il ressemblait plutôt à Dorat qu'à un buveur de sang. Jamais on ne l'a, que je sache, accusé de mauvaise foi.]

Brissot, voyant les nuages de l'accusation se dissiper, s'écrie:

—Et le 2 septembre?

PANIS.—On ne se reporte point assez aux circonstances terribles dans lesquelles nous nous trouvions. Nous vous avons sauvés, et vous nous abreuvez de calomnies. Voilà donc le sort de ceux qui se sacrifient au triomphe de la liberté! Notre caractère chaud, ferme, énergique, nous a fait, et particulièrement à moi, beaucoup d'ennemis. Qu'on se représente notre situation: nous étions entourés de citoyens irrités des trahisons de la cour… On a accusé le Comité de surveillance d'avoir envoyé des commissaires dans les départements pour enlever des effets ou même arrêter des individus. Voici les faits. Nous étions alors en pleine révolution: les traîtres s'enfuyaient, il fallait les poursuivre; le numéraire s'exportait, il fallait l'arrêter… Nos propres têtes étaient à chaque instant menacées: croyez-vous que nous nous fussions exposés à tous ces dangers, si ce n'eût été pour le bien public? Oui, nous avons illégalement assuré le salut de la patrie.

Le terrain de la discussion se déplaçait. Vergniaud saisit cette occasion pour de nouveau évoquer le spectre des sanglantes journées. Il lit la fameuse circulaire du Comité de surveillance. L'accusation s'était écartée de Robespierre, mais elle retombait foudroyante sur la tête de Marat.

Tout le monde savait qu'il avait depuis longtemps réclamé un dictateur dans son journal, l'Ami du peuple, et dans ses placards dont les murs de Paris étaient couverts. Un dernier article qui passe de main en main soulève l'indignation de l'Assemblée. C'est celui qui finit par ces mots: «O peuple babillard, si tu savais agir!»

Un frémissement d'horreur court de banc en banc. Une foule de députés, parmi lesquels Cambon, Goupillau, Rebecqui, environnent Marat avec des gestes menaçants; ils le poussent, le coudoient, lui mettent le poing sous le nez pour l'éloigner de la tribune. Cet homme étrange y monte ce jour-là pour la première fois. Son apparition excite des mouvements de fureur; sa cravate en désordre, ses cheveux négligés, le rire de mépris qu'il oppose autour de lui aux huées et aux insultes, augmentent encore le tumulte; de tous les coins de la salle partent des cris: «A bas! à bas!».

C'est au milieu de ce soulèvement épouvantable que Marat fait entendre sa voix:

«J'ai dans cette salle un grand nombre d'ennemis personnels.»

—Tous; oui, nous le sommes tous!

Alors Marat imperturbable et répétant sa phrase après un silence:

«J'ai beaucoup d'ennemis personnels dans cette salle: je les rappelle à la pudeur.

«Si quelqu'un est coupable d'avoir jeté dans le public ces idées de dictature, c'est moi! Mes collègues, notamment Danton et Robespierre, l'ont constamment repoussée quand je la mettais en avant. J'appelle sur ma tête seule les vengeances de la nation. Mais, avant de faire ainsi tomber l'opprobre ou le glaive, citoyens, sachez écouter.

«Au demeurant, que me demandez-vous? Me feriez-vous un crime d'avoir proposé la dictature, si ce moyen était le seul qui pût vous retenir au bord de l'abîme? Qui osera d'ailleurs blâmer cette mesure quand le peuple l'a approuvée et s'est fait lui-même dictateur pour punir les traîtres? A la vue de ces vengeances populaires, à la vue des scènes sanglantes du 14 juillet, du 6 octobre, du 10 août, du 2 septembre, j'ai frémi moi-même des mouvements impétueux et désordonnés qui se prolongeaient parmi nous. J'aurais désiré qu'ils fussent dirigés par une main juste et ferme. Redoutant les excès d'une multitude sans frein; désolé de voir la hache frapper indistinctement et confondre ça et là les petits délinquants avec les grands coupables; désirant la tourner sur la tête seule des vrais scélérats, j'ai cherché à soumettre ces mouvements terribles et déréglés à la sagesse d'un chef.

«J'ai donc proposé de donner une autorité provisoire à un homme raisonnable et fort, de nommer un dictateur, un tribun, un triumvir, le titre n'y fait rien. Ce que je voulais, c'était un citoyen intègre, éclairé, qui aurait recherché tout de suite les principaux conspirateurs afin de trancher d'un seul coup la racine du mal, d'épargner le sang, de ramener le calme et de fonder la liberté. Suivez mes écrits, vous y trouverez partout ces vues. La preuve, au reste, que je ne voulais point faire de cette espèce de dictateur un tyran, tel que la sottise pourrait l'imaginer, mais une victime dévouée à la patrie, c'est que je voulais en même temps que son autorité ne durât que peu de jours, qu'elle fût bornée au pouvoir de condamner les traîtres et même qu'on lui attachât durant ce temps un boulet aux pieds, afin qu'il fût toujours sous la main du peuple.

«Je rends grâce à mes ennemis de m'avoir amené à vous dire ma pensée tout entière. Si, après la prise de la Bastille, j'avais eu en main l'autorité, cinq cents têtes scélérates seraient tombées à ma voix. Ce coup d'audace, en jetant la terreur dans la ville, aurait contenu tout de suite tous les méchants. Il ne restait plus dès lors qu'à fonder l'ordre, la paix et le bonheur public sur des lois, ce qui eût été facile, cette tâche n'étant plus empêchée à chaque instant par des complots et des menées sourdes; mais faute d'avoir déployé cette énergie aussi sage que nécessaire, cent mille patriotes ont été égorgés et cent mille sont menacés de l'être. Vous avez eu des massacres nombreux et réitérés, vous avez versé vous-mêmes beaucoup de sang, vous en verserez encore. Vraiment, quand je viens à comparer vos idées aux miennes, je rougis pour vous et je m'indigne de vos fausses maximes d'humanité.

«C'est en vain d'ailleurs que vous avez l'air de rejeter maintenant cette mesure dictatoriale avec horreur. Vous y viendrez un jour malgré vous, seulement il ne sera plus temps: la division et l'anarchie auront gagné toutes les classes de citoyens. Au lieu de cinq cents têtes, vous en abattrez deux cent mille, et vous échouerez.

«Une violence légale et ordonnée par un chef est toujours préférable à celle où une fausse modération jette, dans les temps de désordre, une nation entière. Les penseurs sentiront toute la justesse de ce principe. Citoyens, si sur cet article vous n'êtes point à la hauteur de m'entendre, tant pis pour vous!

«Oui, telle a été mon opinion; j'y ai mis mon nom et je n'en rougis pas. On a eu l'impudeur de m'accuser d'ambition, de cruauté, de connivence avec les tyrans.—Moi… vendu! Les tyrans donnent de l'or aux esclaves qu'ils corrompent, et je n'ai pas même le moyen d'acquitter les dettes de ma feuille. Moi, cruel, qui ne puis voir souffrir un insecte sans partager son agonie! Moi, ambitieux!… Citoyens, voyez-moi et jugez-moi (il montre ses habits sales, ses membres chétifs): un pauvre diable, sans protection, sans amis, sans intrigue! Le glaive de vingt mille assassins était suspendu sur moi: j'ai erré de souterrain en souterrain. Toute ma gloire est dans le triomphe de la nation, dont j'ai défendu les droits, depuis trois années, la tête sur le billot.

«Cessons ces discussions et ces débats scandaleux. Hâtez-vous de marcher vers les grandes mesures qui doivent assurer le salut de la nation; posez les bases sacrées d'un gouvernement juste et libre; faites respecter les droits, l'origine et la dignité de l'homme. Je ne demande qu'à m'immoler tous les jours de ma vie pour le bonheur du peuple. Que ceux qui ont fait revivre aujourd'hui le fantôme de la dictature se réunissent à moi, qu'ils s'unissent à tous les bons citoyens, pour ensevelir leurs ressentiments dans la grandeur et la prospérité communes.»

La tête de Marat était faite de la boue du peuple; quand le génie révolutionnaire venait à souffler sur cette boue, il en sortait une sorte d'éloquence monstrueuse. Cette imnge extraordinaire, infernale, d'un dictateur traînant à travers les cadavres le boulet qui l'enchaîne aux volontés de la multitude est quelque chose de par delà l'humanité. Le style haché de cet orateur, son geste effaré, son rire amer, le mouvement électrique de ses yeux noirs, l'aspect de ce front sur lequel on voyait se former d'avance tous les orages de la Révolution, ses bravades ont confondu l'Assemblée. Un lugubre silence règne sur les bancs des députés; mais les tribunes applaudissent avec fureur.

Enfin Vergniaud lui succède à la tribune: «S'il est un malheur, dit-il d'une voix qui affectait la tristesse, s'il est un malheur pour un représentant du peuple, c'est de remplacer ici un homme tout chargé de décrets de prises de corps qu'il n'a pas purgés.»

MARAT, de son banc.—Je m'en fais gloire!

Yergniaud répéta sa phrase, agita le linceul des victimes du 2 septembre, mais ne réussit point à entraîner une résolution de la part de l'Assemblée.

Le calme semblait depuis quelques instants rétabli. Tout à coup un second orage éclate sur la tête de Marat. Il s'agit d'un numéro de l'Ami du peuple dans lequel Boileau dénonce le passage suivant: «Ce qui m'accable, c'est que mes efforts pour le salut de la République n'aboutiront à rien sans une nouvelle insurrection. A voir la trempe de la plupart des députés (Boileau se tournant vers Marat: Pour mon propre compte, Marat, je te dirai qu'il y a plus de vérité dans ce coeur que de folie dans ta tête)… à voir la trempe de la plupart des députés, je désespère du salut public, si dans les huit premières séances toutes les bases de la Constitution ne sont pas posées. N'attendez plus rien de cette Assemblée; vous êtes anéantis pour toujours: cinquante ans d'anarchie vous attendent, et vous n'en sortirez que par un dictateur, vrai patriote et homme d'État.»

Un mouvement d'indignation s'empare de l'Assemblée. De tous les coins de la salle s'élèvent des cris terribles:

—A l'Abbaye! à l'Abbaye!

Marat se lève avec sang-froid et réclame de nouveau la parole.

«Et moi,'s'écrie Boileau, je demande que ce monstre soit décrété d'accusation.»

C'est à qui dès lors appuiera l'éponge trempée de fiel sur la bouche de l'accusé.

UNE VOIX.—Je demande que Marat parle à la barre.

MARAT.—Je somme l'Assemblée de ne pas se livrer à ces accès de fureur.

LARIVIÈRE.—Je demande que cet homme soit interpellé purement et simplement d'avouer ces lignes ou de les désavouer.

Alors Marat, qui a réussi à se frayer un chemin jusqu'à la tribune, à travers les flots tumultueux de ses ennemis: «Je n'ai pas besoin d'interpellation. L'écrit qu'on vient de lire est de moi, je l'avoue. Jamais le mensonge n'a approché de mes lèvres et la dissimulation est étrangère à mon coeur. Seulement cet écrit est déjà ancien; il date de dix jours. Mais la preuve incontestable que je veux marcher avec vous, avec les amis de la patrie, cette preuve que vous ne révoquerez pas en doute, la voici.» Il tire de sa poche le premier numéro de son nouveau Journal de la République.

Un secrétaire de l'Assemblée en lit quelques fragments:

Nouvelle marche de l'auteur.

«Depuis l'instant où je me suis dévoué pour la patrie, je n'ai cessé d'être abreuvé de dégoûts et d'amertume: mon plus cruel chagrin n'était pas d'être en butte aux assassins, c'était de voir une foule de patriotes sincères, mais crédules, se laisser aller aux perfides insinuations, aux calomnies atroces des ennemis de la liberté sur la pureté de mes intentions et s'opposer eux-mêmes au bien que je voulais faire… Les lâches, les aveugles, les fripons et les traîtres se sont réunis pour me peindre comme un fou atrabilaire, invective dont les charlatans encyclopédistes gratifièrent l'auteur du Contrat social… Quant aux vues ambitieuses qu'on me prête, voici mon unique réponse: Je ne veux ni emplois ni pensions. Si j'ai accepté la place de député à la Convention nationale, c'est dans l'espoir de servir plus officiellement la patrie, même sans paraître… Je suis prêt à prendre les voies jugées efficaces par les défenseurs du peuple: je dois marcher avec eux. Amour sacré de la patrie, je t'ai consacré mos veilles, mon repos, mes jours, toutes les facultés de mon être; je t'immole aujourd'hui mes préventions, mon ressentiment, mes haines. A la vue des attentats des ennemis de la liberté, à la vue de leurs outrages contre ses enfants, j'étoufferai, s'il se peut, dans mon sein, les mouvements d'indignation qui s'y élèveront; j'entendrai, sans me livrer à la fureur, le récit du massacre des vieillards et des enfants égorgés par de lâches assassins; je serai témoin des menées des traîtres à la patrie, sans appeler sur leurs têtes criminelles le glaive des vengeances populaires. Divinité des âmes pures, prête-moi des forces pour accomplir mon voeu! Jamais l'amour-propre ou l'obstination ne s'opposera chez moi aux mesures que prescrit la sagesse: fais-moi triompher des impulsions du sentiment; et si les transports de l'indignation doivent un jour me jeter hors des bornes et compromettre le salut public, que j'expire de douleur avant de commettre cette faute.»

[Illustration: Séance du 25 Septembre.]

La lecture de cette pièce calme l'exaspération générale et déjoue les sinistres projets de la Gironde.

MARAT.—Je me flatte qu'après la lecture de cet écrit il ne vous reste pas le moindre doute sur la pureté de mes intentions; mais on me demande de rétracter des principes qui sont à moi, c'est me demander que je ne voie pas ce que je vois, que je ne sente pas ce que je sens. Il n'y a aucune puissance sous le soleil qui soit capable de ce renversement d'idées. Il ne dépend pas plus de moi de changer mes pensées qu'il ne dépend de la nature de bouleverser l'ordre du jour et de la nuit.

«On me reprochait tout à l'heure les maux que j'ai soufferts pour la patrie: c'est indécent. Les motifs de réprobation qu'on a invoqués contra moi, je m'en fais gloire, j'en suis fier. Les décrets qui m'ont frappé, je m'en étais rendu digne pour avoir démasqué les traîtres, déjoué les conspirateurs. Oui, dix-huit mois, j'ai vécu sous le glaive de Lafayette. S'il se fût rendu maître de ma personne, il m'eût anéanti. J'ai été accablé de poursuites par le Châtelet et le tribunal de police: mais je m'en vante! On a osé me donner comme titres de proscription les décrets provoqués contre moi dans l'Assemblée constituante et dans l'Assemblée législative: eh bien! ces décrets, le peuple les a détruits en m'appelant parmi vous. Sa cause est la mienne.

«Qui sont, après tout, les auteurs de cette accusation atroce? Des hommes pervers, des membres de la faction Brissot! Les voilà tous devant moi: ils ricanaient tout à l'heure, ils triomphaient au bruit des cris forcenés de leurs agents; qu'ils osent me fixer maintenant!

«Souffrez qu'après une séance aussi orageuse, après les clameurs furibondes et les menaces éhontées auxquelles vous venez de vous abandonner contre moi, je vous rappelle à vous-mêmes, à la justice. Quoi! si par la faute de mon imprimeur la feuille de ce jour n'eût pas paru, vous m'auriez donc livré à l'opprobre et à la mort? Cette fureur est indigne d'hommes libres. Mais non, je ne crains rien sous le soleil. Je déclare que si le décret eût été lancé contre moi, je me brûlais la cervelle au pied de cette tribune.»

L'orateur appuie la bouche d'un pistolet contre son front. «Voilà donc, reprend Marat d'une voix attendrie par l'émotion, voilà le fruit de trois années de cachots et de tourments… Voilà donc le fruit de mes veilles, de mes labeurs, de ma misère, de mes souffrances, des dangers sans nombre que j'ai essuyés pour la patrie!… Un décret d'accusation contre moi! C'est un complot monté par mes ennemis, dans cette assemblée, pour m'en faire sortir. Eh bien! je resterai parmi vous pour braver vos fureurs!…»

L'Assemblée murmure; les tribunes applaudissent à outrance. «A la guillotine! à la guillotine!» vocifèrent quelques Girondins forcenés. On demande que Marat soit tenu d'évacuer la tribune.

TALLIEN.—Je demande, moi, que l'ordre du jour fasse trêve à ces scandaleuses discussions. Décrétons le salut de l'empire, et laissons là les individus.

La Convention passe à l'ordre du jour.

Il nous reste à tirer les conclusions de cette orageuse séance.

Constatons d'abord que l'attaque des Girondins manquait absolument de base. Pour fonder une dictature, il faut un dictateur: où était-il?

Prudhomme dans son journal (les Révolutions de Paris) jugeait ainsi les trois hommes contre lesquels avait eu lieu cette levée de boucliers:

«Qui connaît le caractère revêche, les manières dures de Robespierre, ne le jugera pas fait pour être un tribun du peuple. Fier de professer les vrais principes sans altérations, il y tient avec roideur.—Marat, malgré ses listes de proscription, n'aime pas plus le sang qu'un autre. Dominé par un amour-propre excessif, il ne veut pas dire ce que les autres ont dit et comme ils l'ont dit: si on a trouvé une vérité, un principe avant lui, pour ne pas rester en deçà, il passe outre et tombe dans l'exagération; souvent il touche à la folie, à l'atrocité, mais il professe des principes que les malintentionnés redoutent et abhorrent.—Danton ne ressemble nullement aux deux premiers; jamais il ne sera dictateur ou tribun, ou le premier des triumvirs, parce que pour l'être il faut de longs calculs, des combinaisons, une étude continuelle, une assiduité tenace, et Danton veut être libre en travaillant à la liberté de son pays. Amis lecteurs, nous vous le demandons, que pouvez-vous redouter de ces trois citoyens? L'un ne veut que passer doucement sa vie, et les deux autres n'ont de prétentions qu'à la renommée et à quelques honneurs populaires. Pourvu qu'on les lise, qu'on les écoute, et surtout qu'on les applaudisse, ils sont contents.»

La seule dictature à laquelle ils visassent alors était celle de la popularité.

Si, pris individuellement, chacun d'eux était incapable de faire un dictateur, eût-il été plus facile de réunir Danton, Marat et Robespierre dans un triumvirat? Évidemment non. Ils étaient trop personnels, trop divers, trop peu d'accord entre eux sur les voies et moyens de fonder le nouvel ordre de choses pour marcher vers le même but. Où donc a-t-on jamais trouvé la trace d'une alliance, d'un pacte, d'une action commune entre ces trois hommes?

Ainsi l'accusation des Girondins s'appuyait sur une chimère.

Quels étaient maintenant les maîtres du champ de bataille? Sans contredit ceux qui avaient été attaqués. Danton, dans son discours, s'était élevé à la hauteur d'un véritable homme d'État.

Robespierre, quoique faible ce jour-là, avait derrière lui l'intégrité de sa vie, les services rendus à la cause du peuple; il lui suffisait de souffler sur l'accusation pour en dissiper les nuages. Certes, Marat n'était point un génie; mais ce n'était pas non plus, comme on affecte de le dire, un homme sans valeur. Abandonné, désavoué des siens, il avait montré à la tribune plus de sang-froid, plus d'ordre dans les idées, plus d'éloquence sauvage qu'on ne pouvait en attendre d'un homme poursuivi comme un loup par une meute de chiens.

L'Ami du peuple était jusque-là, pour plusieurs, un problème, une fiction; de telles attaques lui donnaient, pour ainsi dire, une existence réelle; elles en faisaient l'Ecce homo de la Révolution. Marat s'exaltait lui-même dans le sentiment de cette lutte gigantesque. La contradiction n'est pour les esprits abusés par une idée fausse qu'un motif de confiance dans la mission qu'ils se sont donnée; elle assure leur marche; elle les rehausse à leurs propres yeux et aux yeux de la foule. Marat se soulevait sur la haine qu'il inspirait aux modérés comme sur un piédestal.

En temps de Révolution, dénoncer des chefs de parti, c'est les désigner aux faveurs de la fortune politique. Les Girondins avaient donc fait une fausse manoeuvre. Ils croyaient détruire leurs ennemis; ils les avaient fortifiés. L'importance des hommes d'État se mesure à la violence des attaques dont ils sont l'objet. Les tempêtes n'éclatent point sur des ruisseaux.

Mais laissons de côté les personnes. Le véritable événement historique de cette journée fut la victoire de Paris. Sa représentation tout entière demeurait intacte: Vergniaud lui-même avait été forcé de reconnaître qu'elle contenait des hommes de mérite, le vénérable Dussaulx, le grand peintre David et d'autres encore. Ainsi l'âme de la France et de la Révolution, Paris qui avait pris la Bastille, Paris qui avait fait les journées du 5 octobre et du 10 août, Paris qui porte malheur à tous ceux qui se défient de lui, Paris était sorti triomphant de la lutte.

Autre grand résultat: l'Assemblée décréta la proposition de Danton:

LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE EST UNE ET INDIVISIBLE.

III

Elan de la défense nationale.—La panique.—Détente.—La patrie n'est plus en danger.—Arrivée de Dumouriez à Paris.—Sa présence au club des Jacobins.—Habilité de Danton.—Une soirée chez Talma.—Rabat-Joie.

Paris sortait d'un affreux cauchemar: il avait dormi dans le sang, avec le spectre de l'Invasion sur la poitrine.

On se souvient de la prise de Verdun; les Parisiens, croyant déjà voir le roi de Prusse à leurs portes, avaient formé un camp qui s'étendait depuis Clichy jusqu'à Montmartre. Tout le monde y travaillait. De jolies citoyennes maniaient bravement la pioche, la bêche ou la brouette. Maîtres de Verdun, les Prussiens marchaient déjà dans les plaines de la Champagne, s'avançaient sur Sainte-Menehould par la trouée de Grandpré. La consternation était au comble.

L'élan révolutionnaire déborda comme un torrent. Hommes, munitions, chevaux, fourrages, tout fut mis en réquisition. Les ustensiles de ménage, pelles, pincettes, chenets, furent transformés en armes de guerre. Dans un moment de frénésie, on alla jusqu'à déterrer les morts de qualité, afin de convertir en balles le plomb de leur cercueil. L'Assemblée nationale s'éleva contre ces profanations; mais les cloches des églises furent fondues pour faire des canons. La nécessité de pourvoir au salut de la patrie augmentant de jour en jour, quelques municipalités avaient requis l'argenterie, les vases sacrés, l'or des sacristies. D'un autre côté, les dons patriotiques affluèrent. Des ouvrières, de pauvres femmes en deuil venaient déposer entre les mains des magistrats, le denier de la veuve. Et ce n'est pas seulement à Paris, c'est d'un bout à l'autre de la France qu'éclataient ces actes de dévouement.

Dans une lettre adressée à la Convention, le citoyen Bonnaire racontait les sacrifices des habitants de sa province: «Les citoyens de ce département (le Cher) ont aussi voulu déposer leurs offrandes sur l'autel de la patrie. Le conseil de notre arrondissement a maintenant à sa disposition 218 paires de souliers, 17 capotes, 6 habits, 2 vestes, 2 culottes, 7 chemises, 2 épaulettes en or et une somme de 4 060 livres pour distribuer des secours aux femmes et aux enfants des volontaires partis pour les armées. La municipalité de Bourges est dépositaire de 114 habits, 40 vestes, 30 culottes, 4l paires de bas, 32 paires de souliers, 16 chemises, d'une somme de 4 360 livres 2 sous 8 deniers, destinés aux pauvres de cette ville, et d'une autre somme de 13 429 livres pour les femmes des citoyens qui sont allés combattre les brigands.» [Note: Cette lettre fut communiquée à l'auteur par Félix Bonnaire, directeur de la Revue de Paris.]

Après le 10 août, nous l'avons dit, le pouvoir exécutif provisoire avait envoyé des commissaires dans les départements. Voici les instructions qui leur furent données: «Ils s'attacheront surtout à ne servir la plus belle des causes que par des moyens constamment dignes d'elle; ils mettront, en conséquence, le plus grand soin à s'annoncer par des manières simples et graves, par une conduite pure, régulière, irréprochable.» Ces instructions furent suivies, et à la voix de ces commissaires toute la France tressaillit d'enthousiasme.

Quand on apprit de meilleures nouvelles de l'étranger, quand on sut que la bataille de Valmy était gagnée sur les Prussiens, les alarmes se dissipèrent. Un mois après, Montesquieu s'emparait de Chambéry, Anselme prenait Nice. Lille était encore assiégée; mais la ville était défendue par plus de neuf mille hommes qui bravaient les bombes allemandes. Le 3 octobre, une lettre de Custine annonçait que Spire avait été arrachée aux Autrichiens.

France de la Révolution, tu étais digne de vaincre! Sans toi, que fût devenue l'Europe? Tu combattais sans doute pour ta propre conservation, mais aussi pour le salut du monde. Tu versais à la fois ton sang et tes idées. Dans tes flancs sacrés, tu portais l'humanité tout entière!

Disons-le une fois pour toutes, c'est surtout au régime des Assemblées nationales que la France dut ses premiers succès. Le retentissement de la tribune courait jusque sur les champs de bataille. Cette parole, ce coup de marteau frappant chaque jour sur le fer rouge du patriotisme, en dispersait les étincelles dans tout le pays. Jamais la dictature d'un homme n'aurait produit une telle effervescence. Grâce à ses représentants, la République était partout, tenait tête à tout et montrait aux armées sa face sévère.

Voyant l'ennemi repoussé, les Prussiens décimés dans les plaines de la Champagne par le fer et par la maladie, Custine tenant Spire et pouvant se réunir au général Biron pour porter la guerre dans tout l'empire d'Autriche, Danton proposa de déclarer que la patrie n'était plus en danger. L'Assemblée résista: ce fut une faute. De telles formules, autorisant toute sorte d'actes arbitraires, ne devraient point survivre aux circonstances exceptionnelles qui les ont créées. Le moyen, en outre, pour les législateurs, d'inspirer de la confiance à la nation, c'est d'en avoir eux-mêmes, c'est de ne pas craindre.

Dumouriez vint à Paris pour jouir de son triomphe et sonder les partis qui agitaient alors la République. Il fut partout fêté, acclamé, cajolé. Qui ne connaît l'enthousiasme des Français pour un général vainqueur? C'était le lion, l'événement du jour. A la ville, au théâtre, on ne parlait que de lui, on ne voyait que lui. Le 11 octobre, accompagné de Santerre, il se rend au club de Jacobins, où il embrasse Robespierre. Tout le monde applaudit. Dumouriez demande la parole:

«Citoyens, frères et amis, dit-il en terminant son discours, d'ici à la fin du mois, j'espère mener soixante mille hommes pour attaquer les rois et sauver les peuples de la tyrannie.»

Alors Danton:

«Lorsque Lafayette, lorsque ce vil eunuque de la Révolution prit la fuite, vous servîtes déjà bien la République en ne désespérant pas de son salut; vous ralliâtes nos frères: vous avez depuis conservé avec habileté cette station qui a ruiné l'ennemi, et vous avez bien mérité de votre patrie. Une plus belle carrière encore vous est ouverte: que la pique du peuple brise le sceptre des rois, et que les couronnes tombent devant ce bonnet rouge dont la société vous a honoré. Revenez ensuite vivre parmi nous, et votre nom figurera dans les plus belles pages de notre histoire.»

Plus tard on a beaucoup reproché à Danton d'avoir recherché, flatté, adulé Dumouriez? Était-ce bien le général qu'il courtisait? Non, c'était la victoire. Il fallait avant tout que la Révolution s'appuyât sur le succès de nos armes, et, plus que tout autre, Danton avait poursuivi ce rêve glorieux; plus que tout autre, il avait contribué à remuer dans les coeurs le sentiment national, à pousser vers nos frontières les héroïques défenseurs de la patrie. Comptait-il aussi sur l'influence du général pour conclure une alliance avec la Gironde? Il y a tout lieu de le croire.

Il faut d'ailleurs se dire que les projets de Dumouriez étaient alors couverts d'un voile impénétrable. Qui l'eût soupçonné de trahison? Ses discours semblaient inspirés par le génie du patriotisme. Tous les partis s'y méprirent; les citoyens les plus purs rendirent hommage à ce vainqueur.

Un seul homme ne partageait point l'engouement général; mais cet homme était Marat, c'est-à-dire la défiance.

D'où naissaient dès lors ses soupçons?

Dumouriez étant venu à Paris pour recevoir les honneurs du triomphe, c'était à qui s'abriterait derrière l'épée du général. Il traînait à sa suite tout un état-major. Durant quelques jours, on ne vit dans les rues que des uniformes et des épaulettes. La ville passa sur-le-champ des frayeurs et de la tristesse à l'enivrement. Toutes les têtes tournèrent avec tous les coeurs du côté du général victorieux. Les Girondins profitèrent de la circonstance pour régner sur l'opinion et pour introduire le militarisme dans la République. La présence de ces officiers bravaches et fanfarons offusquait au contraire l'austérité des apôtres de la démocratie. Ces prétendus sauveurs venaient à Paris animés d'un beau feu contre les agitateurs et provoquaient jusque dans les rues et les promenades publiques les citoyens connus par leurs opinions exaltées. Marat fut personnellement victime de leurs boutades et de quelques voies de fait. Le crime de ce petit homme ombrageux était de ne point avoir fait écho à l'enthousiasme universel pour le héros du jour. Deux bataillons de volontaires parisiens, le Mauconseil et le Républicain, avaient, disait-on, cédé aux cruelles défiances de leur époque, en massacrant quatre malheureux déserteurs prussiens qui venaient se rendre et servir sous nos drapeaux, mais qu'ils prirent pour des espions ou pour des émigrés français. Dumouriez avait ordonné que ces deux bataillons fussent transférés dans une forteresse, dépouillés de leurs armes et de leurs uniformes. Marat ne vit dans la conduite de Dumouriez qu'un symptôme de haine secrète contre Paris. Il trembla sur le sort de ces soldats qui vivaient dans l'attente d'une punition inconnue. «Je veux avoir le coeur net de cette affaire, dit-il, et tant que j'aurai la tête sur les épaules, on n'égorgera pas le peuple impunément.» Il demanda donc aux Jacobins qu'on lui adjoignît deux commissaires, afin de se rendre chez Dumouriez, et de s'informer auprès du général des causes qui avaient fait traiter si sévèrement les deux bataillons accusés.

Cette nuit-là, il y avait fête rue Chantereine, dans la petite maison de Talma. Un enfant de Thalie (style du temps) recevait chez lui un enfant de Mars. Une porte cochère, dont le marteau, soulevé à chaque instant par des mains fraîchement gantées, retombait avec un bruit sourd, conduisait, par une étroite allée d'arbres, dans une cour sablée, où la maison, jolie bonbonnière du dernier siècle, s'épanouissait en souriant dans un nuage de parfums et de clarté. Les vitres, éclairées aux bougies, laissaient passer de temps en temps sur les rideaux de mousseline blanche les ombres joyeuses de femmes en grande toilette, les seins et les épaules nus, les cheveux relevés de fleurs, le cou humide d'une rosée de perles ou marqué de grains de corail; des gardes nationaux en tenue de bal, culotte de casimir blanc, bas de soie, souliers à semelles fines, allaient et venaient dans les allées; un bruit de musique, d'éclats de rire, de voix folles et coquettes, descendait jusque dans la cour, et des flots de lumière ruisselaient sur les marches de pierres de la maison que frôlaient, en montant, de longues jupes de soie.

Cette petite maison resplendissante, au milieu de la ville éteinte et morne, avait caché, comme par pudeur, au fond d'une allée, sous des ombrés d'arbres, sa joie et ses lumières qui insultaient à la disette publique. On se cachait alors pour se réjouir, comme en d'autres temps pour verser des larmes. La disposition intérieure de la maison, que je visitai en 1837 et qui était alors habitée par un directeur du Temps, présente une forme sphérique assez singulière, qui ne manque point de caractère ni d'élégance; elle aurait plu à Mme de Pompadour, et semble une petite habitation secrète, choisie pour les plaisirs d'un comédien ou d'un roi. Bonaparte y demeura à son retour d'Égypte.

Le salon était éclairé intérieurement de lustres qui laissaient tomber du plafond leurs larmes de cristal. On voyait assis sur des fauteuils Kersaint, Lebrun, Roland, Lasource, Chénier et d'autres, engagés dans le parti de la Gironde; des femmes d'esprit, des jeunes filles du monde, des fées de l'Opéra, achevaient de parer la fête. On distinguait dans leurs groupes mademoiselle Contat, madame Vestris, la Dugazon. L'ameublement était d'un goût parfait; le salon tendu de damas bleu et blanc, avec des rideaux de fenêtres en mousseline relevée de draperies en soie, égayait les yeux par l'harmonie des tons; de grands vases de porcelaine d'où sortaient des tiges de fleurs naturelles (grand luxe d'alors) répandaient leur haleine embaumée dans tout l'appartement; ce n'était que mousseline, que soie, que rubans, que dorures, que lumières répétées sur les consoles et les cheminées, dans des glaces éblouissantes. Talma, en habit de comédien, faisait les honneurs de chez lui.

Le général Dumouriez, arrivé depuis quelques jours à Paris, était le héros de la fête. Il sortait du théâtre des Variétés, où sa présence avait excité des applaudissements. Il n'était bruit dans la ville que de ses exploits militaires. Chacun, dans le salon de Talma, s'empressait cette nuit-là à toucher la main du général vainqueur. Jamais roi ne recueillit tant d'honneurs ni de flatteries de la part de ses courtisans qu'en reçut de ses concitoyens le chef des armées de la République. Des femmes charmantes, les bras demi-nus, les yeux assassins, les cheveux dressés à la dernière mode, sans poudre ni constructions aériennes (la Révolution avait passé son niveau sur les têtes les plus coquettes), agitaient autour de lui leurs mouchoirs parfumés, ou prenaient sur leurs fauteuils des poses agaçantes pour attirer son attention. On eût dit, sur des proportions plus bourgeoises, le maréchal de Villars courtisé par les dames de Versailles. Dumouriez était un militaire de belle humeur et de fière mine, qui répondait galamment à toutes ces avances. Rien de plus aimable qu'un homme heureux. Toute cette société, ivre de gloire, de lumière, de grand feu, de bruit, de parfums de fleurs, se livrait sans remords à l'oubli des sombres événements qui menaçaient alors la France. On entend tout à coup un grand tumulte dans l'antichambre; alors la grosse voix de Santerre, cette voix qui remuait les faubourgs, annonce, en s'élevant au milieu de cette société toute réjouie de doux propos, de tendres oeillades, de toilettes folles:

—Marat!

[Illustration: Boissy D'Anglas]

A ce nom, tous les visages se rembrunissent. Un petit homme à mine cynique, négligemment vêtu, en houppelande sale, culotte de peau, bottes crottées, un mouchoir blanc noué sur la tête, apparaît au seuil du salon. Il a forcé l'entrée, malgré la résistance des valets amassés dans l'antichambre. La laideur, la petite taille et le visage terreux de cet homme ressortent singulièrement encadrés dans la bordure éblouissante d'une fête. Il est suivi de deux membres du club des Jacobins, Bentabole et Monteau, deux longs et maigres sans-culottes, deux têtes de l'Apocalypse.

A cette vue, un morne silence, mêlé de surprise, saisit tous les assistants. Marat, en cet état débraillé, représente le pauvre peuple, brusquement survenu, avec les livrées de la misère, au milieu des réjouissances des riches. C'était 93 fait homme, entrant, sans être invité ni attendu, dans un petit souper de la Régence.

Dumouriez demeure interdit; Marat va droit à lui, et mesurant d'un regard intrépide le général vainqueur:

—Monsieur, lui dit-il, c'est à vous que j'ai affaire.

Dumouriez tourne lestement les talons avec un geste d'insolence militaire; mais, le saisissant par la manche, Marat l'entraîne dans un coin du salon.

—Nous sommes envoyés, dit-il, par le club des Jacobins.

—Nous avons besoin de vous parler en particulier, ajoutent Bentabole et Monteau.

Ils entrent tous les quatre dans une chambre voisine. On entend à intervalles, quoique la porte soit close, la voix des interlocuteurs.

MARAT.—La manière dont vous les avez traités est révoltante.

Il s'agissait, comme on pense bien, des deux régiments, le Mauconseil et le Républicain.

—Monsieur Marat!…

—Vous en imposez à l'Assemblée pour lui arracher des décrets sanguinaires.

—Vous êtes trop vif, monsieur Marat; je ne puis m'expliquer avec vous.

—Je viens ici au nom de l'humanité.

—Vous approuvez donc l'indiscipline des soldats?

—Non, mais je hais la trahison des chefs.

Dumouriez ne pouvait tolérer un pareil langage.

—Brisons là, dit-il.

La porte de la chambre où s'entrenait le général avec Marat, Bentabole, et Monteau s'ouvre brusquement. L'Ami du peuple rentre dans le salon, suivi de ses deux commissaires. En traversant la foule, son regard se promène avec une audace et un mépris visibles sur les femmes demi-nues qui ornent cette fête, sur les Girondins suspects, sur les officiers à épaulettes d'or, et s'arrêtant devant Santerre avec un air de reproche:

—Toi ici? dit-il.

Il semble à quelques assistants voir les lumières pâlir. Marat, cette tache noire et sordide, en se posant sur une soirée radieuse, en a terni toute la joie. Les femmes, si rieuses et si brillantes il n'y a qu'un instant, sont tout à coup devenues obscures; l'ombre de cet homme, en marchant, laisse sur les toilettes, sur les seins découverts, sur la gracieuse figure de ces nymphes, une tristesse morne.—C'est la Terreur qui passe.

Plusieurs soldats de Dumouriez l'attendaient dans l'antichambre, le sabre nu sur l'épaule; Marat traverse cet appareil belliqueux et ridicule avec un sourire de dédain.

—Votre maître, ajoute-t-il, redoute plus le bout de ma plume que je ne crains la pointe de vos sabres.

Dumouriez était mal à l'aise; l'audace de ce petit homme qui était arrivé, à la clarté d'une fête, devant tout le monde, pour lui arracher le masque du visage, cette voix sévère du peuple qui était venue le saisir au milieu de tant de voix charmantes et flatteuses, et lui dire en face: «Tu es un traître!» ce remords visible, cette conscience faite homme qui s'était glissée en haillons sous les rayons et les fleurs de la victoire, le confondaient. Il passa la main sur son front quand l'Ami du peuple se fut tout à fait retiré. En vain, de son côté, Mlle Contat reconduisait-elle à distance les trois commissaires, une cassolette à la main, toute fumante d'encens et d'odeurs, comme si elle eût voulu purifier les traces de Marat; cette gracieuse espiéglerie, qu'elle prolongea jusqu'à la porte de la rue, ne rappela sur les lèvres de l'assemblée qu'un sourire froid et contraint. Marat avait d'un souffle éteint toute cette fête.

IV

Ce qu'étaient alors les Girondins.—Leur rôle dans la Convention.—Leurs préjugés contre Paris.—Encore l'affaire du Mauconseil et du Républicain.—La population lasse des divisions personnelles.—Danton conciliateur et repoussé par les Girondins.—Son mot sur Mme Roland.—On lui demande des comptes.—Sa défense.—La Commune de Paris.—Accusation contre Robespierre.—Séance du 8 novembre.—Déroute de la Gironde.—Robespierre et son frère chez Duplay.—Une promenade autour de Paris.—Marat dénoncé par Barbaroux.—Réponse de Marat.—Eclaircie.—La bataille de Jemmapes.

Revenons à la Convention, ce grand centre de la vie politique en octobre et novembre 92.

Les factions qui divisaient l'Assemblée s'appuyaient évidemment sur l'état du pays. Quelle était donc la situation? Les anciens nobles, les partisans de la cour étaient à peu près rentrés sous terre, quoique, grâce au vote des provinces, quelques-uns d'entre eux se fussent glissés sur les bancs de la Convention. La bourgeoisie, composée de gens de robe, de légistes, d'avocats, de tabellions, de scribes, de négociants, avait remplacé l'ancienne aristocratie et cherchait à diriger le mouvement. Cette classe moyenne acceptait volontiers la République, mais elle redoutait les emportements de la multitude. Venaient ensuite les petits boutiquiers, les artisans, les contre-maîtres, les commis de bureau, les paysans qui, eux aussi, voulaient se faire une place au soleil de l'égalité.

Les Girondins avaient d'abord planté leur drapeau dans la couche populaire. N'avaient-ils point arboré le bonnet rouge? On a vu qu'ils avaient été les premiers à prononcer en France le mot de République. D'où vient donc qu'ils se soient tout à coup détournés de la démocratie? D'où vient qu'ils siégent aujourd'hui à droite de l'Assemblée et qu'ils jouent, avec quelques variantes, le rôle des constitutionnels de 89? Ont-ils été découragés par le peu de succès qu'ils obtenaient auprès des masses? Tremblent-ils devant la Révolution comme l'alchimiste d'un drame allemand devant l'homme de bronze qu'il a créé? Il est probable que diverses causes influèrent sur le revirement du parti girondin.

Ces hommes remarquables par le talent de la parole se croyaient alors les maîtres de la situation. La majorité de la Convention leur appartenait. Ils tenaient la plupart des ministères, ils distribuaient les places et les faveurs, ils régnaient sur les journaux, ils avaient avec eux Dumouriez, c'est-à-dire la victoire, et malgré tous ces avantages ils étaient impuissants. Que leur manquait-il donc? Un principe.

Ils voulaient la république, sans doute, mais une république de sentiment dont Mme Roland était la Muse. On ne fonde point une forme de gouvernement avec des rêves, ni avec des figures de rhétorique. D'un autre côté, la république n'était alors qu'un idéal; avant de l'atteindre, il fallait repousser l'ennemi, éteindre le foyer de la guerre civile, achever la Révolution, et les Girondins en étaient incapables. Ils se trouvaient donc fatalement entraînés dans une politique d'expédients. De là une alliance avec la classe moyenne, dont ils espéraient se faire un rempart contre les envahissements de la démocratie et contre les attaques de leurs adversaires.

La différence entre les doctrines semait chaque jour parmi les citoyens des germes de désordre.

«Que m'importe, disait-on dans les clubs, qu'un homme s'appelle monsieur le duc ou monsieur le jacobin, si je retrouve en lui le même orgueil, la même intolérance, le même despotisme?» [Note: Note copiée aux Archives nationales.] C'étaient en effet les moeurs qu'il fallait changer, si l'on tenait à fonder le règne de la démocratie. Or, sous ce rapport, les Girondins appartenaient beaucoup trop à l'ancien régime.

Le projet de donner à la Convention une force ou, comme on disait alors, une maison militaire attira sur eux la juste défiance des Parisiens. Un plan général ne se cachait-il point derrière cette mesure proposée par Barbaroux? «Qu'y a-t-il, s'écriait Robespierre, de plus naturellement lié aux idées fédéralistes que ce système d'opposer sans cesse Paris aux départements, de donner à chacun de ces départements une représentation armée particulière; enfin de tracer de nouvelles lignes de démarcation entre les diverses sections de la République dans les choses les plus indifférentes et sous les prétextes les plus frivoles?»

Ils avaient beau s'en défendre, tout démontre clairement que les Girondins cherchaient à détruire la domination morale et politique de Paris, dont ils redoutaient de plus en plus l'influence. Si l'on réfléchit maintenant que, sans un centre d'ébranlement, le pouvoir exécutif n'aurait jamais pu résister aux foudres de la coalition étrangère ni aux complots royalistes, on en conclura qu'en frappant la tête de la France les Girondins auraient immolé la Révolution. Ces hommes inventifs ne cessaient cependant d'agiter le fantôme de l'assassinat pour couvrir leurs ténébreux projets. Ils prêtaient à leurs adversaires des intentions sinistres et cherchaient à les noyer dans l'opinion publique sous un déluge de sang. Les Girondins avaient raison de conjurer les périls et les violences de la dictature; mais n'avaient-ils point pris eux-mêmes l'initiative de la Terreur? A l'Assemblée législative, Isnard n'invoquait-il point la vengeance du peuple sur la tête des traîtres? Comment ce qui passait chez lui pour l'énergie d'une âme brûlante devenait-il sur les lèvres de Marat le langage de la scélératesse?

Les temps, dit-on étaient changés. Erreur! il n'y avait de changé que la position des Girondins.

Était-ce aussi sans motif que Barbaroux ne cessait de montrer à Paris un faux visage de Marseille? [Note: C'était lui, on s'en souvient, qui aux approches du 10 août avait annoncé l'arrivée des braves fédérés patriotes; comment se fait-il qu'en septembre à la Convention il réclamait une garde d'honneur composée de jeunes aristocrates? L'esprit de Marseille avait-il changé? Les journées de Septembre avaient-elles produit une réaction? Barbaroux aurait voulu le faire croire; mais la vérité est que dans toutes les grandes villes se trouvent deux éléments distincts. Le 10 août, le jeune député avait fait appel au parti du mouvement; il jugeait maintenant utile à ses intérêts de se servir du parti contraire.] Il y avait certes dans cette tactique une menace et un défi jeté aux citoyens de la capitale. Avec un tel système, on est très vite entraîné à démembrer un État.

On voyait bien, dans cette lutte, des idées en présence les unes des autres; mais il y avait aussi des hommes. Les dissentiments politiques s'appuyaient sur des griefs personnels, sur de vieilles rancunes, sur des antagonismes d'amour-propre. Les Girondins ne pardonnaient point à Danton sa supériorité, à Robespierre l'intégrité de sa vie, à Marat sa popularité.

L'Ami du peuple avait toujours sur le coeur l'affaire du Mauconseil et du Républicain, les deux bataillons mis en quarantaine par Dumouriez.

Le 18 octobre, il demande la parole à la Convention nationale, et annonce qu'un grand complot a été tramé… contre lui. Scandale, bruit, éclats de rire forcés. L'Assemblée ne veut point l'entendre. Marat insiste. Des murmures l'interrompent.

LE PRÉSIDENT, au milieu du désordre.—Marat, vous avez la parole, mais ce n'est que pour un fait.

MARAT.—Ce fait, le voici: Je dis que des ministres et des généraux perfides en imposent à la Convention, par des dénonciations fausses, pour la jeter dans des mesures violentes et lui arracher des décrets sanguinaires. (Rumeurs.)

Marat répète son exorde en rehaussant la voix. Les murmures recommencent avec des trépignements.

«Je vous demande, président, du silence. J'ai, comme la faction qui m'interrompt, le droit d'être entendu.»

LE PRÉSIDENT.—Je ne puis que vous donner la parole; mais il m'est impossible de vous donner du silence.

MARAT.—Tandis que le public indigné s'élève contre les mesures atroces qui sont employées envers les soldats de la patrie, seriez-vous les seuls à y applaudir; et faut-il qu'un homme que vous accablez de vos clameurs soit plus jaloux de votre honneur que vous-mêmes? Je réclame contre le décret qui vous a été surpris au sujet des deux bataillons patriotes le Mauconseil et le Républicain, dénoncés par les généraux comme ayant déshonoré les armées françaises. Je me suis rendu, pour éclaircir le fait, chez le général Dumouriez; il a paru interdit. (Il s'élève des éclats de rire.) Dumouriez ne m'a opposé que des raisons évasives. Poussé dans ses derniers retranchements, il a déclaré s'en référer à la Convention nationale et au ministre. Je me suis adressé à votre Comité de surveillance. Il s'est fait remettre la pièce relative à cette affaire. Si vous l'eussiez lue avec nous, vous auriez été tous saisis d'indignation, en voyant que les quatre prétendus déserteurs prussiens étaient quatre émigrés français. C'étaient donc des espions qui venaient sous vos drapeaux pour vous trahir, et qui conspiraient peut-être avec le général. (La salle s'ébranle d'indignation.) Je veux parler du général Chazot. N'oubliez pas qu'il a été cause de la déroute de l'avant-garde de Dumouriez. Je sais qu'il est un certain nombre de membres qui ne me voient qu'avec le dernier déplaisir. (Oui, oui!) J'en suis fâché pour eux. Lorsqu'un homme, qui n'est animé que du bien public, ne reçoit que des vociférations, les sentiments de ses ennemis sont jugés. Je dis qu'il existe dans cette Assemblée une cabale qui cherche à m'exclure de son sein pour écarter un surveillant incommode; je viens d'être menacé par le citoyen Rouyer; je ne sais si c'est un spadassin.

LE PRÉSIDENT.—Le règlement défend toute personnalité, et ce n'est pas ici le lieu de vider une rixe personnelle avec un collègue.

MARAT,—Ce n'est pas comme homme que je vous adresse la parole, ce n'est pas comme citoyen, c'est comme représentant du peuple; j'ai été menacé, dis-je, par le citoyen Rouyer; je ne sais s'il a espéré me rabaisser à son niveau ou m'éloigner par la terreur; mais je me dois au salut public, je resterai à mon poste, et je dois déclarer que si l'on entreprend contre moi quelques voies de fait, je repousserai ces outrages en homme de coeur, et j'en prends à témoin ceux qui m'ont vu.

LE PRÉSIDENT.—A quoi concluez-vous, Marat?

MARAT.—Je demande la lecture du procès-verbal qui est déposé au Comité de surveillance. Je vous fais en outre observer qu'il n'a jamais été dans mon intention de disculper les bataillons d'avoir voulu prévenir l'action de la justice; ils ont manqué à la forme: mais les généraux vous en ont imposé quand ils vous ont représenté les quatre malheureuses victimes de cette affaire comme des déserteurs prussiens. Je m'élève donc contre les mesures générales et violentes qu'on a prises envers ces bataillons, tandis qu'il était évident qu'ils ne renfermaient qu'un petit nombre de coupables; on les a tous enveloppés d'une flétrissure qui, s'ils eussent été des brigands pris dans les forêts, n'eût pu être plus honteuse. En vous dénonçant ces faits, j'ai rempli le devoir que m'imposait ma conscience. Je me retire.

La preuve que Marat n'avait pas tout à fait tort, c'est que ces deux bataillons furent plus tard réhabilités.

Quel que fût l'homme, il était député de Paris, au même titre que ses collègues, et tout outrage envers sa personne s'adressait à la représentation nationale tout entière. Or, chaque jour, on l'insultait aux portes mêmes de la Convention; on lui marchait sur les pieds en criant par dérision: «Ah! le petit Marat!» Gorsas, dans son Courrier des départements, lui jetait de la boue et du sang au visage. Des placards le désignaient à la haine et à la vengeance des bons citoyens. Des hommes à cheval passaient la nuit devant sa maison avec des torches et demandaient sa tête. Est-il vrai que ses jours fussent alors menacés? Il le crut du moins et, pour se conserver vivant, Marat rentra le soir dans son souterrain.

Ces attaques furieuses, ces ressentiments personnels affligeaient le pays. Les faubourgs en murmuraient. Dans un moment aussi critique, où tout était à réorganiser, où le numéraire s'était évanoui, où la rareté des subsistances amenait des troubles sur les marchés, où l'industrie souffrait, où il s'agissait d'assurer le bonheur de vingt-cinq millions d'hommes, où le succès de nos armes était encore mal affermi, où couvait dans l'Ouest la guerre civile, la Convention n'avait-elle donc rien de mieux à faire que de se livrer à des luttes stériles? Les géants se combattaient, se blessaient les uns les autres dans des débats confus, ainsi que les dieux de l'Iliade dans les nuages. Ces rivalités fâcheuses ne décourageaient-elles point les espérances et les héroïques efforts de la nation? Chacun se demandait: «Nous sacrifions-nous pour des principes ou pour des ambitieux?» Une pétition, adressée à l'Assemblée, disait: «C'est avec douleur que nous voyons des hommes faits pour se chérir et s'estimer, se haïr et se craindre autant et plus qu'ils ne'détestent les tyrans… Qu'on impose silence à l'amour-propre, et il ne faudra qu'un moment pour éteindre le flambeau des divisions intestines… Que les citoyens ne soient pas constamment occupés à se surprendre, à se tendre des piéges, à nourrir des défiances…»

Le rapprochement des partis, la réconciliation des chefs, l'extinction des haines personnelles, tel était alors le voeu de tous les esprits sages. Un seul homme avait assez de confiance en lui-même et assez d'énergie pour amener cet heureux dénouement. Oubliant ses griefs particuliers, refoulant ses vieilles rancunes, Danton tendit à la Gironde sa large main; cette main fut repoussée. On dédaigna ses avances. Les grands projets échouent souvent contre un grain de sable. On prétend qu'un mot rompit toutes les chances d'un accord entre Danton et les Girondins. Le 29 septembre, il avait dit en riant à la tribune: «Personne ne rend plus justice que moi à Roland; mais je vous dirai, si vous lui faites l'invitation de rester ministre: Faites-la donc aussi à Mme Roland…» Le trait blessa au vif l'amour-propre des deux époux et du parti tout entier, qui était accusé d'obéir à une femme.

Quoi qu'il en soit, les Girondins se servirent d'un autre prétexte pour rejeter les avances de Danton. Ils mirent en doute sa probité. Beaucoup d'argent avait été dépensé dans la crise terrible que venait de traverser la France. Cambon, ministre des finances, homme sévère et intègre, demandait que ses collègues fussent tenus de rendre des comptes. Roland avait présenté les siens dans le plus minutieux détail. C'était maintenant le tour de Danton. Ses adversaires trouvaient étonnant qu'il eût employé 200,000 livres en dépenses secrètes et près de 200,000 livres en dépenses extraordinaires; mais on doit se souvenir que Danton était à la fois ministre de la justice et adjudant du ministre de la guerre, que la patrie était en péril et qu'il fallait à tout prix la sauver.

[Illustration: Saint-Just.]

«Je n'ai rien fait, disait-il, que par ordre du conseil, pendant mon ministère… Lorsque l'ennemi s'empara de Verdun, lorsque la consternation se répandait même parmi les meilleurs et les plus courageux citoyens, l'Assemblée législative nous dit: N'épargnez rien, prodiguez l'argent, s'il le faut, pour ranimer la confiance et donner l'impulsion à la France entière. Nous avons été forcés à des dépenses extraordinaires, et, pour la plupart de ces dépenses, j'avoue que nous n'avons point de quittances bien légales… Je ferai observer en finissant que si le conseil eût dépensé dix millions de plus, il ne serait pas sorti un seul ennemi de la terre qu'ils avaient envahie…»

Ainsi, de l'aveu même de Danton, sa comptabilité était irrégulière; mais ne fallait-il point se reporter aux circonstances tragiques dans lesquelles les livres avaient été tenus? Qu'il y eût alors quelques désordres dans le maniement des fonds, le moyen de s'en étonner? Danton n'était point un avare, aimant l'argent pour l'argent. Il tenait à bien vivre, à recevoir des amis, à humilier la richesse, dont il eût fait volontiers la servante de ses desseins et de ses plaisirs. De telles moeurs ouvraient carrière à bien des soupçons; mais encore faudrait-il que ces soupçons fussent fondés. Qui croira jamais qu'au milieu de ce tourbillon d'affaires, au plus fort des calamités publiques, un homme de la taille de Danton, un grand citoyen après tout, ait songé à remplir ses poches? Qu'il fût mal entouré, je l'admets; qu'il fût faible dans ses amitiés, passe encore; qu'il ait prodigué l'or pour soutenir certains journaux, poursuivre à la piste la conspiration de la Bretagne et du Midi, pour payer les services secrets de police et de diplomatie, c'est un fait certain; mais qui donc a le droit de dire qu'il se soit approprié les dépouilles de la France?

Les lâches, qui s'étaient cachés au moment du danger, réclamaient de Danton des comptes qu'ils savaient bien ne pouvoir être fournis: c'était un moyen de l'avilir.

Danton ayant été repoussé par la Gironde, tout espoir de conciliation était perdu. Enhardis par l'avantage de leur position (ils étaient maîtres de l'Assemblée), les Girondins auraient dû se montrer oublieux, magnanimes: loin de là, ils ne cessaient de lancer contre leurs adversaires la meute aboyante de leurs journaux, ni de fatiguer la tribune de dénonciations monotones. Les Montagnards, de leur côté, rendaient guerre pour guerre. En temps de révolution, il y a des mots, des épithètes qui ressemblent à des flèches empoisonnées. Quand les partis se sont mutuellement traités de brigands, de scélérats, de chiens enragés, le jour arrive où ils agissent en conséquence et prononcent les uns contre les autres la peine de mort. Qu'on admire du reste la logique des factions: les Girondins se présentaient alors devant le pays comme des modérés; ils disaient avoir horreur du sang, ils protestaient contre les doctrines de Marat, et ils demandaient sa tête!

De nouveaux orages se formaient à l'horizon, et la foudre éclata le 29 octobre.

La Gironde en voulait surtout à la Commune de Paris, qui contrariait ses desseins. Tant que ce pouvoir rival resterait debout, la politique des Brissotins (comme on disait alors) serait tenue en échec. La Commune, de son côté, avait eu le tort de provoquer la lutte, en lançant contre l'Assemblée, à propos de la garde départementale, une adresse insolente, un véritable brandon de discorde. La Convention indignée riposta en décrétant que la Commune rendrait ses comptes dans trois jours. Frapper les hommes obscurs qui siégeaient à l'Hôtel de Ville n'eût point beaucoup avancé les affaires des Girondins; ce qu'on voulait, c'était atteindre deux ou trois membres de la Convention. Danton, Robespierre, n'étaient point de la Commune, mais on s'efforçait de les rattacher à l'Hôtel de Ville par l'influence vraie ou fausse qu'ils y exerçaient.

Une enquête s'ouvrit sur les arrestations faites par la Commune le 18 août et sur les journées de Septembre. Le 4 octobre, Valazé, membre du Comité de sûreté générale, vint déclarer à la tribune: «Nous avons trouvé des papiers qui prouvent l'innocence de plusieurs personnes massacrées dans les prisons. (Un mouvement d'horreur s'élève de toutes parts.) Oui, il est temps de dire la vérité. Des personnes innocentes ont été massacrées, parce que les membres qui avaient lancé les mandats d'arrêt s'étaient trompés sur les noms; le Comité de surveillance lui-même en est convaincu.»

Marat, on s'en souvient, faisait partie de ce Comité; il demande la parole.

LASOURCE.—Il faut que Marat soit entendu et que vous le décrétiez d'accusation s'il est coupable.

MARAT.—J'applaudis moi-même au zèle du citoyen courageux qui m'a dénoncé à cette tribune.

Beaucoup plus sage et plus habile que ses amis, Buzot comprit très-bien que la Gironde faisait une fausse manoeuvre.

«Nous risquons, dit-il, de donner à ces dénonciations une importance qu'elles n'auraient pas sans cela… Il me semble entendre les Prussiens demander eux-mêmes que Marat soit entendu. En effet, n'est-ce pas en faisant dénigrer sans cesse les représentants du peuple que les Prussiens doivent désirer d'avilir la Convention, et lui faire perdre la confiance dont elle a besoin pour faire le honheur du peuple?»

Marat, cependant, monte à la tribune.

UNE VOIX.—Votez la clôture: Marat ne vaut pas l'argent qu'il coûte à la nation.

LIDON.—Puisque le corps électoral de Paris a prononcé contre nous le supplice d'entendre Marat, je demande le silence.

CAMBON.—Comme il est juste d'entendre le crime aussi bien que la vertu, je demande que sans perdre de temps Marat soit entendu.

Au milieu de ces exclamations flatteuses, l'Ami du peuple commence par rappeler l'Assemblée… à la réflexion, signale une cabale affreuse élevée contre lui pour enchaîner sa plume et déclare hautement que, quant à ses opinions politiques, elles étaitent au-dessus des lois.

A une vague accusation, il répondait par une bravade. Ce n'était d'ailleurs pas lui cette fois qu'on visait; c'était Danton et Robespierre. Quant à Marat, la Gironde croyait l'avoir anéanti pour le moment sous la conspiration du mépris.

Le 22 octobre, attaque en règle contre la Commune. Roland dans un rapport très-bien fait résumait ainsi la situation de la capitale: «En un mot, corps administratif sans pouvoir; Commune despote; peuple bon, mais trompé; force publique excellente, mais mal conduite, voilà Paris.»

Ce tableau lamentable de l'anarchie se détachait en vigueur sur l'ombre rougeâtre des journées de Septembre.

Le 30, Danton éleva le débat en le plaçant sur le terrain de l'histoire.

«Rappelez-vous, s'écria-t-il, ce que le ministre actuel de la justice vous a dit sur ces malheurs inséparables de la Révolution! Je ne ferai point d'autres réponse au ministre de l'intérieur (Roland). Si chacun de nous, si tout républicain a le droit d'invoquer la justice contre ceux qui auraient excité des troubles révolutionnaires pour assouvir des vengeances particulières, je dis qu'on ne peut pas se dissimuler non plus que jamais trône n'a été fracassé sans que ses éclats blessassent quelques bons citoyens. Jamais révolution complète n'a été opérée sans que cette vaste démolition de l'ordre de choses existant n'ait été funeste à quelqu'un. Il ne faut donc imputer ni à la cité de Paris ni à celles qui auraient pu présenter les mêmes désastres ce qui est peut-être l'effet de quelques vengeances particulières dont je ne nie pas l'existence, mais ce qui est bien plus probablement la suite de cette commotion générale, de cette fièvre nationale qui a produit les miracles dont s'étonnera la postérité.»

L'orateur concluait en demandant que la discussion sur le mémoire de Roland fût fixée au lundi suivant. «Ainsi, ajoutait-il, les bons citoyens qui ne cherchent que la lumière, qui veulent connaître les choses et les hommes, sauront bientôt à qui ils doivent leur haine ou la fraternité; or la fraternité seule peut donner à la Convention cette marche sublime qui marquera sa carrière.»

Danton, dans le cours de son improvisation, avait d'ailleurs lancé sur la Gironde un grand trait: «Je déclare que tous ceux qui parlent de la faction Robespierre sont à mes yeux ou des hommes prévenus ou de mauvais citoyens.» A ces mots, des murmures s'étaient élevés dans l'Assemblée.

Robespierre dans ces derniers temps s'était tenu à l'écart. Le 2 septembre, il se plongea le front voilé dans la retraite. L'avocat d'Arras attendait: il avait placé sa barque sur un roc où la marée, c'est-à-dire la force des événements, devait un jour ou l'autre l'emporter vers le but qu'il voulait atteindre.

C'est à cet homme d'État qu'allait s'attaquer la Gironde. Grande imprudence! Et qui choisit-elle pour porter les premiers coups? Louvet, l'auteur de Faublas, un roman libertin. Autant eût valu la piqûre d'une guêpe contre une statue de marbre.

«Robespierre, je t'accuse!»

Ce début promettait. A en croire Louvet, un grand complot existait depuis le 10 août; le 2 septembre, Robespierre s'était rendu à la Commune, où il avait désigné ses ennemis à la vengeance des meurtriers. Cette accusation était vague, diffuse, entièrement dénuée de preuves. Louvet parla; ce fut tout. Cependant Maximilien comprit la nécessité d'un suprême effort pour rejeter ce linceul de dictature dans lequel ses ennemis avaient juré de l'ensevelir. Il demanda huit jours pour préparer sa défense. L'Assemblée décida que Robespierre paraîtrait à la tribune de la Convention pour se justifier, le lundi 5 novembre.

Dans l'intervalle; des rassemblements nombreux parcouraient la ville en vociférant les cris de: «Mort à Robespierre! mort à Danton et à Marat!»

Les huit jours écoulés, Robespierre, qui s'était caché à tout les yeux, monte les degrés de la tribune. Les femmes écoutent haletantes; l'Assemblée elle-même est comme suspendue aux lèvres de l'orateur. Robespierre repousse avec une ironie hautaine les absurdes reproches de Louvet. La nécessité où la Gironde le mettait, par des accusations violentes, de dérouler sa vie, lui donnait une occasion magnifique d'attirer l'attention sur les services qu'il avait rendus à la patrie. Il rejeta, non sans horreur, toute solidarité avec les journées sanglantes des 2 et 3 septembre. «Ceux qui ont dit, s'écrie-t-il, que j'avais eu la moindre part à ces événements, sont des hommes ou excessivement crédules ou excessivement pervers. Je les rappellerais au remords, si le remords ne supposait une âme.»

Il eut des mouvements d'une véritable éloquence. «On assure qu'un innocent a péri; un seul! c'est beaucoup trop, sans doute. Citoyens, pleurez cette méprise cruelle. Pleurez les malheurs de cette journée; pleurez même les victimes coupables réservées à la vengeance des lois, qui sont tombées sous le glaive de la justice populaire; mais que votre douleur ait un terme comme toutes les choses humaines. Gardons aussi quelques larmes pour des calamités plus touchantes! Pleurez cent mille patriotes immolés par la tyrannie! Pleurez nos citoyens expirants sous leurs toits embrasés! Pleurez les fils des citoyens massacrés au berceau ou dans les bras de leurs mères! Pleurez donc, pleurez l'humanité abattue sous le joug odieux des tyrans et de leurs complices! Mais consolez-vous, si, imposant silence à toutes les viles passions, vous voulez assurer le bonheur de votre pays et préparer celui du monde; consolez-vous, si vous voulez rappeler sur la terre l'égalité et la justice exilées, et tarir, par des lois justes, la source des crimes et des malheurs de vos semblables.»

Se tournant du côté de ses adversaires: «De quel droit voulez-vous faire servir la Convention à venger votre amour-propre? Vous nous reprochez des illégalités! Oui, notre conduite a été illégale, aussi illégale que la chute du trône et que la prise de la Bastille, aussi illégale que la liberté même! Citoyens, vouliez-vous donc une Révolution sans révolution? L'univers, la postérité ne verront dans ces événements que leur cause sacrée et leur sublime résultat; vous devez les voir comme elle. Vous devez les juger, non en juges de paix, mais en hommes d'État et en législateurs du monde.» Le moment de conclure était venu, on s'attendait à de justes représailles; mais Robespierre, écartant d'une main généreuse le tonnerre qui grondait sur la tête de ses ennemis: «Je renonce au facile avantage de répondre aux calomnies de mes adversaires par des dénonciations plus redoutables; j'ai voulu supprimer la partie offensive de ma justification. Je ne demande d'autre vengeance que le retour de la paix et le triomphe de la liberté.»

La Convention était fatiguée de ces attaques personnelles. Les applaudissements éclataient dans les tribunes. Maximilien Robespierre venait d'être marqué par le doigt de ses ennemis; c'était le signe de l'élévation ou du martyre.

Cependant ses accusateurs frémissaient.

BARBAROUX.—Je demande à dénoncer Robespierre, et à signer ma dénonciation. Si vous ne m'entendez pas, je serai donc réputé calomniateur! Je descendrai à la barre… Je graverai ma dénonciation sur le marbre.» (Murmures. On demande à grands cris l'ordre du jour.)

LOUVET.—Je vais répondre à Robespierre…»

Les interruptions étouffent sa voix. L'Assemblée décide de passer à l'ordre du jour. Louvet reste à la tribune: furieux, il demande à parler contre le président.

LE PRÉSIDENT.—J'ai peine à concevoir comment, lorsque je n'ai fait que prendre les ordres de l'Assemblée, un membre demande à parler contre moi.

Alors Barbaroux descend à la barre. Un mouvement de surprise agite l'Assemblée; on rit, on s'impatiente, on s'agite. Barbaroux insiste et réclame la parole comme citoyen. Plusieurs membres demandent qu'il soit censuré comme avilissant le caractère de représentant du peuple.

Barère parait à la tribune. Le silence se rétablit. L'orateur cherche à terminer ces duels politiques, en amoindrissant l'importance des chefs de la Montagne.

On renouvelle la motion de censurer Barbaroux. Lanjuinais parle au milieu d'un tumulte épouvantable.

QUELQU'UN.—Je demande qu'il soit ordonné à Barbaroux de quitter la barre et de faire cesser ce scandale.

LANJUINAIS.—Je soutiens que Barbaroux a employé le seul moyen pour obtenir la parole et pour vous rendre attentifs.

LE PRÉSIDENT.—Je vous fais observer que l'Assemblée ayant décidé de passer à l'ordre du jour, la discussion est fermée.

COUTHON.—Je le dis avec douleur, mais avec vérité, la petite manoeuvre employée par Barbaroux pour nous forcer à lui accorder la parole ne mérite que notre pitié.

Les Montagnards applaudissent; quelques Girondins trépignent de rage.
Barbaroux quitte tristement la barre et reprend sa place de secrétaire.

Le triomphe de Robespierre était encore disputé avec acharnement. Quelques membres, prétextant des doutes sur la première épreuve, demandent que la proposition de passer à l'ordre du jour soit remise aux voix. Le président fait remarquer qu'en effet le tumulte l'a empêché de prononcer le résultat de la délibération. Lanjuinais insiste de nouveau pour être entendu; des cris: A bas de la tribune! s'élèvent avec violence. Il va reprendre sa place au bureau des secrétaires, à côté de Barbaroux. Louvet, Lanthenas lui succèdent et sont bruyamment éconduits par l'impatience générale. On demande de toutes parts l'ordre du jour. Barère relit son projet de décret, où il cherche à couvrir dédaigneusement l'accusé du manteau de l'impuissance et de la médiocrité.

ROBESPIERRE.—Je ne veux pas de votre ordre du jour, qui m'est injurieux.

La Convention décide purement et simplement qu'elle passe par-dessus les démêlés personnels. C'est ce que voulait Robespierre.

Le retentissement de cette orageuse séance se fit sentir le soir aux Jacobins, où Robespierre fut vivement acclamé. Ce fut alors qu'un fort de la halle, aux formes athlétiques, au coeur tendre sous une rude écorce, prit une résolution peut-être unique dans l'histoire.—«Voilà, se dit-il en écoutant parler Maximilien, voilà un homme que les aristocrates, bourgeois ou autres, doivent avoir conçu le projet de mettre à mort. On ne défend pas impunément les droits du peuple avec tant de courage et d'éloquence. Il faut que je me décide à lui faire un rempart de ma personne. Les rois ont des satellites pour les accompagner: il faut que l'ami, le défenseur de la nation ait au moins un bras pour écarter de lui les attentats des conspirateurs et des traîtres. Je serai ce bras. Seul, à l'écart, je veillerai sur la sûreté de ce digne représentant du peuple.» Le projet conçu est aussitôt mis à exécution: chaque soir, cet ami inconnu attend Robespierre à la sortie du club et jusqu'à la rue Saint-Honoré l'accompagne à distance, un énorme bâton dans la main. Robespierre ignora toute sa vie ce dévouement anonyme et l'espèce de culte dont il était l'objet de la part de ce brave homme, qui s'était fait volontairement son garde du corps. [Note: Communiqué à l'auteur par David d'Angers, qui tenait lui-même le fait de la famille Lebas.]

Maximilien, à son retour d'Arras en 1792, était descendu chez les Duplay avec sa soeur, Charlotte Robespierre, et son frère Augustin, qui venait d'être nommé député. C'est là qu'il se rendit dans la nuit du 5 novembre, après l'orageuse victoire qu'il venait de remporter sur les Girondins. Maurice Duplay, l'hôte des deux Robespierre, avait chez lui, comme nous l'avons dit, trois filles, Éléonore qui était l'aînée, Victoire qui ne fut jamais mariée, et Elisabeth, la plus jeune, celle qui épousa Lebas. Ces trois filles aimaient Maximilien comme un frère. Elles lui confiaient leurs peines, le faisant juge de leurs petites querelles. Quand un de ces légers nuages, qui passent sur les familles les mieux unies, venait à obscurcir le front d'une des jeunes soeurs, il l'attirait doucement sur ses genoux et lui demandait à voix basse le secret de sa tristesse. Si c'était qu'elle avait été grondée par sa mère, il se faisait aussitôt le conciliateur des parties offensées et plaidait les circonstances atténuantes. On n'est pas avocat pour rien. Toujours il revenait le sourire du pardon sur les lèvres et poussait alors la jolie boudeuse dans les bras de Mme Duplay.

Un sentiment plus tendre que l'amitié l'attirait vers Éléonore, la fille aînée du menuisier. C'était, dit-on, une belle personne aux traits accentués, à l'âme virile. Un jour, Maximilien, en présence de ses hôtes, prit la main d'Éléonore dans la sienne et lui glissa au doigt un anneau d'or; c'était, conformément aux moeurs de sa province (l'Artois), un signe de fiançailles. Toutefois le mariage fut ajourné à la paix (comme on disait alors), c'est-à-dire à des jours meilleurs et moins troublés, où la France serait débarrassée de ses ennemis.

Robespierre l'aîné avait ainsi deux familles, l'une dans l'Artois, à laquelle il envoyait la plus grande partie de son traitement, l'autre sur laquelle il s'était pour ainsi dire greffé par l'analogie des moeurs et des principes. A l'instigation de sa soeur, il quitta plus tard la maison Duplay, mais pour y revenir; c'était le nid de ses affections, l'Eldorado de ses rêves.

La Gironde avait commis une faute en accusant deux hommes tels que Danton et Robespierre, la force et la probité; elle en commit une seconde, qui fut de remettre Marat sur la sellette.

Nous devons dire à la suite de quel incident.

S'il faut en croire le professeur Tissot, qui avait connu Marat dans l'intimité, l'homme valait beaucoup mieux que ses systèmes et ses écrits. Accablé de travail, sa seule distraction était une promenade, le dimanche, sur les bords de la Seine. Il allait tantôt seul, tantôt accompagné de quelques amis; car, quoi qu'on en dise, Marat avait des amis. Ses deux compagnons étaient, ce jour-là, Fabre d'Églantine et Camille Desmoulins; peut-être par leur entremise cherchait-il un rapprochement avec Danton. [Note: Tous ces détails et les suivants ont été communiqués à l'auteur par la soeur de Marat.] Ils se dirigeaient en causant du côté de Charenton. Le plus vieux des trois, Marat, n'en était pas moins vif dans ses mouvements; il marchait le dos courbé et la tête légèrement inclinée vers le côté droit. Dans ce contraste d'une ville en révolution avec le silence, la grave sérénité d'un coucher de soleil, les grands arbres dépouillés de feuilles, mais détachant dans le ciel leurs fines nervures, les trois promeneurs avaient devant les yeux les deux faces solennelles du grand et du beau, l'histoire et la nature.

Fabre d'Églantine et Camille Desmoulins aimaient la nature en poëtes; Marat l'observait en savant. Ayant beaucoup étudié, beaucoup cherché et un peu découvert, sa conversation était intéressante. Tant qu'on ne contredisait point ses idées, il se montrait bon diable; s'accommodait à tout, faisait ce que voulaient les autres; mais Camille Desmoulins se donnait parfois le malin plaisir de l'attirer sur le terrain brûlant de la politique. Alors ce petit homme devenait furieux, insociable, volcanique. Le contraste existe souvent en amitié comme en amour: ce qui l'attirait du côté de Camille, c'était l'esprit, la gaieté, la belle humeur, du jeune espiègle. Camille répondit d'abord à cette bienveillance avec enthousiasme; il traita publiquement Marat de prophète, d'ange tutélaire de la France, de génie de la Révolution; il le nomma dans sa feuille le divin Marat. L'admiration étourdie de Desmoulins, à laquelle s'était toujours mêlé un grain de sarcasme, commençait à reculer devant la froide et terrible logique de ce dieu qui demandait des têtes.

Fabre d'Églantine avait de l'estime pour Marat, dont il nous a laissé un portrait à la plume beaucoup trop flatté.

Le voyant ce soir-là plus calme que d'habitude, Camille lui adressa diverses questions, pour voir si l'Ami du peuple était décidément un maniaque ou s'il avait un système. Il lui rappela ses idées modérées, à l'époque de l'ouverture des États généraux, et les mit en opposition avec ses doctrines actuelles. «Si en effet, reprit Marat, les fautes de l'Assemblée constituante ne nous avaient pas créé dans les anciens nobles autant d'ennemis irréconciliables, je persiste à croire que ce grand mouvement aurait pu s'avancer dans le monde par des voies pacifiques: mais, après l'édit absurde qui garde de force ces ennemis-là parmi nous, après les coups maladroits portés à leur orgueil par l'abolition des titres, après l'extorsion violente des biens du clergé, je soutiens qu'il n'y a plus moyen de les rallier à notre Révolution. Nous voulons fonder un gouvernement sur les lois sacrées de la nature et de la justice: eh bien! ces nobles, en possession, depuis des siècles, de nous fouler aux pieds, de nous piller et de nous charger comme des bêtes de somme, travailleront sans cesse à miner les bases de notre nouvel état social. Nous sommes en guerre avec des ennemis intraitables; il faut donc ou renoncer à la Révolution ou les détruire. A mesure que les dangers qui menacent notre République naissante s'éloigneront, la peine de mort deviendra inutile et elle s'effacera bientôt de nos codes.»

[Illustration: Louis XVI et la famille royale au Temple.]

On peut plaider en faveur de Marat certaines circonstances plus ou moins atténuantes, le ressentiment d'un amour-propre blessé, les dangers qu'il avait courus, les persécutions qu'il avait endurées; mais, dans l'analyse de son caractère, il faut surtout tenir compte d'une singularité: l'Ami du peuple n'avait point de patrie. Né en Suisse, à Boudry, d'un père sarde et d'une mère genevoise, il avait vécu successivement en Angleterre et dans beaucoup d'autres pays; il parlait et écrivait diverses langues; il était citoyen du monde. Malgré les bonnes intentions qu'on peut leur supposer, de tels êtres sont toujours dangereux. N'étant retenus ni par les liens du sang ni par les attaches du sol natal, ils s'absorbent volontiers dans une idée fixe, et sacrifient beaucoup trop aisément les hommes à leurs revus d'humanité.

La nuit était descendue sur les campagnes. Les trois Conventionnels reprirent lentement le chemin de Paris.—Cette grosse masse sombre, toute piquée de lumières, élevait dans le lointain, au-dessus du courant de la Seine, son front entouré d'une brume rougeâtre. Chemin faisant, la conversation tomba sur Barbaroux. Marat dit:

—Barbaroux a été mon ami: si l'expédition du 10 août eût manqué, nous devions partir ensemble pour Marseille; c'était alors un bon jeune homme, qui aimait à s'instruire près de moi. J'ai des lettres écrites de sa main, où il me nomme son maître, et se dit mon disciple: si je l'ai perdu, c'est que la faction brissotine s'est emparée de sa tête, en le flattant.

Camille Desmoulins qui, d'accord avec son ami Danton, n'avait pas encore abandonné tout espoir d'une alliance avec la Gironde, proposa une réconciliation. Il conduisit en effet Marat dans un petit café de la rue du Paon, où était Barbaroux. L'Ami du peuple se montra d'abord froid et réservé; mais Barbaroux ayant fait quelques avances, ils s'embrassèrent.

Était-ce un baiser de Judas?

Le lendemain, grand tumulte dans la Convention nationale; à l'ouverture de la séance, Barbaroux occupait la tribune. «Citoyens, disait-il, l'homme véritablement coupable est l'agitateur pervers qui ne cesse de semer le trouble et la discorde dans Paris, qui égare les sentiments des soldats et des fédérés…. Eh bien! ce coupable, je vous le livre: c'est Marat.» Il s'agissait d'une visite que l'Ami du peuple avait été faire dans la matinée à la caserne des Marseillais. Voyant le mauvais état des vivres et du coucher, il avait témoigné une vive indignation. Ce sont ses paroles qui, recueillies dans un procès-verbal par quelques officiers attachés au parti de la Gironde, servaient maintenant d'acte d'accusation entre les mains de Barbaroux. Cette dénonciation contre Marat est reçue de l'Assemblée avec transport. Les tribunes seules murmurent. Avant que l'accusé ait le temps d'ouvrir la bouche, le bruit court que Marat ne cesse de tenir des propos sanguinaires.

UNE VOIX.—Je sais qu'un membre de cette Assemblée a entendu dire à ce monstre que, pour avoir la tranquillité, il fallait encore abattre deux cent soixante-dix mille têtes.

L'Assemblée fait un mouvement d'horreur. Les yeux se portent vers la tribune et y rencontrent la figure de Marat.

L'indignation de l'Assemblée éclate en un soulèvement formidable; de toutes parts s'élèvent les cris: «A l'ordre! A l'Abbaye! A la guillotine!»

Marat, qui se complaît dans son rôle de bouc émissaire, domine cette nouvelle tempête, le front haut, la bouche dilatée jusqu'aux oreilles par un rictus ironique, l'oeil menaçant.

«Il est atroce, s'écrie-t-il, que ces gens-là parlent de liberté d'opinion et ne veuillent pas me laisser la mienne…. C'est atroce!… Vous parlez de faction; oui, il en existe une, et cette faction existe contre moi seul; car personne n'ose prendre ma défense. Tout m'abandonne, excepté la raison et la justice. Eh bien! seul, je vous tiendrai tête à tous. (On murmure, on rit.) C'est une scélératesse que de convertir en démarche d'État des honnêtetés patriotiques. (Les murmures et les rires recommencent.) Je demande du silence: on ne peut pas tenir un accusé sous le couteau comme vous faites.

«J'étais aux Jacobins, auprès des fédérés: ce sont eux qui m'ont pris la main et m'ont parlé les premiers. Leurs officiers ont été à ma table; ce sont eux qui m'ont invité à visiter leur caserne. J'ai été révolté de la manière dont ces volontaires ont été reçus; ils couchent sur le marbre et sans paille; ils se sont plaints à moi de la Commune de Paris, et ensuite ils m'ont entrepris sur la cause de Barbaroux. Je ne suis entré dans aucun détail à cet égard; je ne sais si c'est un coup monté pour me perdre, mais je compte assez sur la véracité des fédérés de Marseille; ils pourront rapporter ce que je leur ai dit. Voilà ma justification.

«Le cardinal Richelieu a dit qu'avec le Pater il serait parvenu à faire pendre tous les saints du paradis; moi, je défie les interprétations malveillantes et je brave tous mes ennemis.

«On me reproche d'avoir dit qu'il fallait couper cent ou deux cent mille têtes. Ce propos a été mal rendu. J'ai dit: «Ne croyez pas que le calme renaisse, tant que la République sera remplie des oppresseurs du peuple. Vous les faites inutilement décaniller d'un département dans un autre. Tant que vous ne ferez pas tomber leurs têtes, vous ne serez pas tranquilles.» Voilà ce que j'ai dit: c'est la confession de mon coeur.

«Je suis vraiment honteux pour l'Assemblée nationale d'être obligé d'entrer dans ces détails. Quant à mes vues, à mes sentiments politiques, il ne vous appartient pas de les juger: ma conscience est au-dessus de vos décrets. Non, il ne vous est pas donné d'empêcher l'homme de génie de s'élancer dans l'avenir. (On rit.) Le moment n'est pas venu de me rendre justice. Si combattre les ennemis de la nation, si réclamer pour de braves fédérés les égards et les soins que vous accordez à des soldats équivoques [Note: Marat désigne ainsi les dragons auxquels on l'accusait de vouloir opposer les Marseillais.] est un crime, égorgez-moi!»

Au moment où il retournait à sa place, Camille Desmoulins lui dit: «Tu m'as enchanté, ton exorde est sublime. Pauvre Marat! Tu es de deux siècles au delà du tien!»

N'y avait-il pas une pointe d'ironie sous ces mots: pauvre Marat?

L'Assemblée prononça le renvoi de la dénonciation de Barbaroux aux
Comités de surveillance et de législation.

En sortant de la salle, à la fin de la séance, l'Ami du peuple s'arrête devant le jeune député des Bouches-du-Rhône:

«A votre âge, lui dit-il, on n'a pas encore le coeur pourri; j'aime à croire que vous êtes seulement égaré par quelque passion funeste et tourmenté de la rage de jouer un rôle. C'est toute la vengeance de Marat.»

Cet être étrange avait glacé d'un souffle la fureur de ses adversaires. «Marat, écrivait plus tard Saint-Just, avait quelques idées heureuses, et lui seul savait les dire.»

Au milieu de ces luttes énervantes, de ces ténébreux combats de parole, la France vit enfin luire un rayon de soleil: le 6 novembre, notre brave armée gagnait la bataille de Jemmapes au chant de la Marseillaise. La Belgique nous était ouverte; une ère nouvelle commençait pour la Révolution Française, l'ère de la victoire.

V

Louis XVI au Temple.—Préliminaires de son procès.—Quels sont les hommes responsables de son jugement et de sa mort.—Saint-Just se révèle à son discours.—Les Conventionnels assaillis par le parti des femmes.—Marat et Mlle Fleury.—La question religieuse sous la Convention.—La question des subsistances.—Opinion de Saint-Just.—Le procès du roi réclamé par les Montagnards, consenti par les Girondins.—Shakespeare parle du fond de sa tombe.—La forme du procès est résolue.

Le besoin de s'attaquer et de se créer mutuellement des torts jeta la personne de Louis XVI entre les rivalités formidables de la Convention et de la Commune.

L'ex-roi était toujours au Temple. Dans les premiers jours de sa captivité, la famille royale avait trouvé cette vieille tour fort mal préparée pour la recevoir. Abandonnées depuis longtemps, les chambres étaient sales, tristes, pauvres, couvertes de toiles d'araignée. Il est curieux d'apprendre quelle sorte de logement occupait d'abord Madame Elisabeth: c'était une ancienne cuisine au troisième étage; sa toilette se trouvait placée sur une pierre à laver, et à côté des fourneaux; sa couchette était un lit de sangle, avec deux petits matelas minces et trop courts; tout le mobilier consistait en un vieux buffet, garni de vaisselle de terre encore toute grasse. O contraste des grandeurs humaines! ô abaissement de la fortune! Les rois et les princes sont si peu dans l'ordre de la nature, qu'une fois renversés de leur élévation imaginaire on ne sait plus même quel nom leur donner: la Commune inventa d'appeler le souverain déchu Louis Capet. L'oeil du peuple fixait avec curiosité cette tour qui contenait les ruines vivantes d'une monarchie. Il y avait là des motifs d'attendrissement auxquels les coeurs les plus durs ne résistent guère: un prisonnier d'État, deux femmes, deux enfants.

La famille royale captive faisait des royalistes. Méprisé après sa fuite et son retour de Varennes, abhorré au 10 août, lorsque le trône sombra dans le sang, Louis XVI inspirait depuis sa chute un tout autre sentiment à beaucoup de ses anciens sujets, la pitié. Au château des Tuileries, il n'apparaissait guère qu'à travers ses défauts; au Temple, on ne vit de lui que ses vertus et ses malheurs. Il était bon père, se levait de bonne heure et donnait une leçon de latin ou de géographie à son fils. La reine elle-même devenait intéressante. On lui reprochait bien encore sa conduite légère, son caractère hautain, ses relations avec l'étranger; mais, après tout, elle était femme, elle était mère…. Il y avait là un danger que la Commune n'avait point prévu.

Manuel, qui avait conduit la famille royale au Temple, rougit du délabrement et de la malpropreté du logis; il en parla lui-même à la Commune et au bout de quelques jours les prisonniers furent installés d'une manière plus convenable; mais le moyen de changer la vieille tour elle-même, qui était sombre et humide?

L'initiative du procès et du jugement ne partit point de la Convention. Un grand nombre de documents authentiques proclament que la mise en accusation du ci-devant roi était alors demandée de tous les points de la France. Quelques-unes de ces adresses lancées sur l'Assemblée nationale prennent même un ton impératif et violent. Les signataires y reprochent aux législateurs d'atermoyer une mesure de sûreté publique. «Le soleil, écrivent à la Convention les sociétés populaires du Midi, le soleil a cent fois parcouru sa course depuis la victoire du peuple sur le tyran… et le tyran existe encore!… La vie du roi provoque et entretient dans l'intérieur du pays une agitation perfide. Législateurs, nous demandons la mort de Louis Capet.» La vérité est que les ennemis de la Révolution profitaient de la captivité du roi pour semer dans certains départements des germes de guerre civile.

Parmi ceux mêmes qui plaignaient Louis XVI, beaucoup le croyaient coupable; mais ils voulaient une décision rapide. Que le peuple écrase après la victoire le maître qui le trahissait, c'est son droit; mais du moins qu'il ne le fasse pas souffrir. Ces lenteurs, ces délais, ces alternatives d'espoir et de découragement qui font passer chaque jour le froid de l'acier sur le cou de la victime, quelle barbarie indigne d'une grande nation! Les bons citoyens blâmaient les dégradations inutiles auxquelles on avait soumis les prisonniers du Temple; ils blâmaient Manuel allant dire à Louis XVI, après le décret qui abolissait la monarchie: «Vous n'êtes plus roi, voilà une belle occasion de devenir citoyen; au reste, consolez-vous, la chute des rois est aussi prochaine que celle des feuilles.» La haine et la vengeance à petites doses est toujours atroce. Laisser languir un ennemi royal dans les outrages d'une captivité où tout lui réveille à chaque instant le douloureux souvenir de ses prospérités éteintes; enfoncer lentement le couteau et le retourner dans les plaies de son amour-propre; prolonger l'agonie d'un règne sur la personne du roi vivant, tout cela est mille fois plus cruel que la mort. Les Girondins, hommes irrésolus et indécis, étaient, au contraire, d'avis d'entretenir, au milieu des embarras et des persécutions inévitables, une existence royale que, de leur propre aveu, il faudrait sans doute trancher tôt ou tard. Il n'y avait qu'un parti humain à prendre vis-à-vis de Louis XVI, c'était de le rendre à la liberté: mais les circonstances s'y opposaient énergiquement; et les Girondins eux-mêmes n'y auraient point consenti. Dans cet état de choses, toute leur politique était de faire oublier le roi: inutiles efforts!

Les partis politiques ont bonne mémoire, et le sang du 10 août fumait encore.

Il faut dire que de leur côté les Montagnards se montraient fort perplexes. Robespierre hésitait (il l'avoua plus tard dans un de ses discours), Danton lui-même, c'est-à-dire l'audace, hésitait. On raconte qu'au club des Cordeliers, entouré d'énergumènes qui hurlaient: Vengeance! Mort au tyran! il aurait répondu brusquement: «Une nation se sauve, mais elle ne se venge pas.» Il paraît aussi qu'à la même époque Danton fit une dernière tentative de rapprochement avec la Gironde.

Pourquoi hésiter? Que craignait-on? Tous les hommes sensés et prévoyants se disaient qu'ayant haché une tête royale l'échafaud ne s'arrêterait pas là; qu'il demanderait d'autres victimes, qu'on allait ouvrir une ère de sang et qu'après avoir immolé ses ennemis, pareille au vieux Saturne, la Révolution dévorerait ses enfants. Les rois ne sont pas seulement nuisibles de leur vivant; ils sont encore dangereux après leur mort.

N'est-ce point ici le lieu de rappeler ce que nous avons dit à propos du 21 juin 1791? Ce fut on effet un jour décisif pour la Révolution que celui où, après la fuite nocturne de Louis XVI et de sa famille, la France s'éveilla sans roi. Quel moment plus favorable pour établir la République? Les partis politiques ne s'étaient point encore porté entre eux ces profondes blessures qui les séparent à jamais. Des esprits éminents rayonnaient dans toutes les directions et possédaient encore assez d'autorité sur les masses pour fonder un ordre nouveau sans effusion de sang. Malgré la vivacité des premières luttes contre les anciens priviléges, les coeurs étaient pleins de confiance, d'espoir et d'amour: on l'avait bien vu au Champ-de-Mars, le 11 juillet. L'Assemblée nationale, qui était le souverain de fait, n'avait rien perdu du respect et du prestige que lui assuraient ses récentes conquêtes sur la royauté. Pas un nuage au ciel; on était à mille lieues du terrorisme; on en ignorait même le nom, et aucun point noir n'annonçait qu'il pût sortir du choc violent des factions. Il y avait bien, il est vrai, la coalition étrangère; mais quelle force pouvait lui apporter un roi transfuge? Jamais occasion si belle ne s'était présentée dans notre histoire pour suivre l'exemple des États-Unis d'Amérique. La République, inaugurée le 2l juin 1791, aurait-elle vécu? Il est permis de le croire, car elle avait alors autour d'elle tous les éléments de succès qui lui ont manqué plus tard.

Qui a perdu la situation? Les modérés, les irrésolus, les timides. L'abdication du roi était signée par sa fuite; cette abdication volontaire, les royalistes ne voulurent point l'accepter.

L'histoire impartiale dira qu'en ajournant la déchéance de Louis XVI la majorité de l'Assemblée constituante prononça, sans le vouloir, la peine de mort contre Louis XVI. Elle croyait conserver la monarchie; elle ne conserva que l'échafaud qui devait couper la tête du monarque. En refusant de faire à temps ce qui était écrit dans la logique des choses et dans les inéluctables conséquences de la Révolution, les modérés attirèrent sur eux, sur le roi et sur le pays toutes les calamités qui devaient aboutir au 10 août, au 9 thermidor et au 18 brumaire. Les sages, les prudents, étaient alors les exaltés, ceux qui proposaient d'en finir tout de suite avec la fiction de la royauté héréditaire en face d'un peuple souverain. Si leurs conseils avaient été suivis, que de malheurs auraient été épargnés à la France! Les journées de Septembre, les sanglantes luttes de la Montagne et de la Gironde n'avaient plus alors les mêmes raisons d'être. Qui songeait, dans ce temps-là, à faire de la peine de mort un instrument de nécessité publique? Ni Robespierre, ni Danton, ni tout autre. Les hommes d'État les plus circonspects reculèrent devant une République éclose pacifiquement d'un incident heureux; ils se condamnèrent ainsi d'avance à subir un régime né d'un orage, et qui devait se continuer à travers les éclairs et les tonnerres. C'est eux-mêmes qu'ils eurent à accuser, quand le flot toujours montant et irrité par la résistance les emporta vers l'abîme.

Où étaient en 91 le bon sens, le droit, la sagesse? Du côté de ceux que Lafayette avait fait massacrer au Champ-de-Mars, autour de l'autel de la patrie parce qu'ils réclamaient dès lors l'abolition de la royauté.

La discussion sur ce qu'on devait faire de Louis XVI s'ouvrit le 13 novembre 1792. Les deux questions qui se posaient devant l'Assemblée nationale étaient celles-ci: Louis XVI sera-t-il jugé?—Si oui, par qui sera-t-il jugé?

La Constitution de 89 le déclarait bien inviolable; mais cette Constitution n'avait-elle point été déchirée au 10 août? Est-il d'ailleurs vrai qu'elle lui conférât le privilége de conspirer sans danger la ruine de la patrie et de la Constitution elle-même? Si les législateurs avaient la volonté de lui donner un tel pouvoir, en avaient-ils le droit? Le droit imprescriptible d'une nation n'est-il point, au contraire, de se défendre et de punir ceux qui attentent à sa liberté?

Un jeune homme, jusque-là silencieux, paraît à la tribune. Les cheveux longs et partagés au milieu de la tête par une raie, le front bas, les yeux bleus, le nez admirablement dessiné, la bouche d'une jolie femme, le teint blanc et la peau délicate, il semble dans sa mélancolie austère frappé du sceau de la fatalité. C'est une croyance très-ancienne que les hommes capables de grandes actions ne doivent pas faire de vieux jours sur la terre. On se rappelle involontairement, en regardant celui-ci, les paroles d'Achille: «O mère, puisque tu m'as enfanté étant destiné à vivre peu de temps, du moins le dieu de l'Olympe devrait-il m'accorder de la gloire!»

Qui était-il, ce jeune homme? D'où venait-il?

On se souvient d'une lettre adressée à Robespierre, sous la
Constituante, et signée Saint-Just.

C'était lui.

Une particularité bien faite pour étonner l'Assemblée nationale, c'est que ce sévère jeune homme, né le 25 août 1767 à Decize, petite ville du Nivernais, élevé chez les Oratoriens, était l'auteur d'un poëme léger en vingt chants. Organt (c'est le titre de l'ouvrage) avait paru en 1789 et reparut en 92. L'auteur s'était beaucoup trop souvenu de la Pucelle et des épisodes graveleux de l'Arioste. Du reste, Saint-Just regardait lui-même cet essai comme indigne de lui: «J'ai vingt ans, écrivait-il dans sa préface; j'ai mal fait, je pourrai faire mieux.»

En effet, il lit beaucoup mieux: tournant le dos à la muse frivole et
libertine, il publiait, en 1791, l'Esprit de la Révolution et de la
Constitution en France
, ouvrage sérieux nourri de la lecture de
Plutarque et de Montesquieu.

C'est armé de ces fortes études qu'il se présentait à la tribune de la
Convention.

«J'entreprends, dit Saint-Just d'une voix grave, de prouver que le roi peut être jugé, que l'opinion de Morisson [Note: Député de la Vendée. Après avoir longtemps parlé «des crimes, des perfidies et des atrocités dont Louis s'était rendu coupable»; après l'avoir appelé un monstre sanguinaire, Morissot concluait en demandant que, malgré les forfaits du tyran, la Constitution de 89 soit respectée.] qui conserve l'inviolabilité, et celle du Comité qui veut qu'on le juge en citoyen, sont également fausses. «Moi, je dis que le roi doit être jugé en ennemi…

«Un jour on s'étonnera qu'au dix-huitième siècle nous ayons été moins avancés que du temps de César: le tyran fut immolé en plein Sénat, sans autre formalité que vingt-deux coups de poignard, sans autres lois que la liberté de Rome. Et aujourd'hui l'on fait avec respect le procès d'un homme, assassin d'un peuple, pris en flagrant délit, la main dans le sang, la main dans le crime…

«Citoyens, si le peuple romain, après six cents ans de vertu et de haine contre les rois; si la Grande-Bretagne, après Cromwell mort, vit renaître les rois, malgré son énergie, que ne doivent pas craindre parmi nous les bons citoyens, amis de la liberté, on voyant la hache trembler dans nos mains; et un peuple, dès le premier jour de sa liberté, respecter le souvenir de ses fers? Quelle République voulez-vous établir au milieu de nos combats particuliers et de nos faiblesses communes?

«On n'est pour rien dans un contrat où l'on ne s'est point obligé: conséquement, Louis, qui ne s'était point obligé, ne peut être jugé civilement. Ce contrat était tellement oppressif qu'il obligeait les citoyens et non le roi. Un tel contrat était nécessairement nul; car rien n'est légitime de ce qui manque de sanction dans la morale et dans la nature.

«Louis ne passa-t-il pas, avant le combat, les troupes en revue? Ne prit-il pas la fuite au lieu de les empêcher de tirer? Et l'on vous propose de le juger civilement, tandis que vous reconnaissez qu'il n'était pas citoyen!

«Juger un roi comme un citoyen! ce mot étonnera la postérité. Juger, c'est appliquer la loi. Une loi est un rapport de justice. Quel rapport de justice y a-t-il donc entre l'humanité et les rois? Qu'y a-t-il de commun entre Louis et le peuple français, pour le ménager après sa trahison? Il est telle âme généreuse qui dirait dans un autre temps que le procès doit être fait à un roi, non point pour les crimes de son administration, mais pour celui d'avoir été roi; car rien au monde ne peut légitimer cette usurpation… On ne peut régner innocemment: la folie en est trop évidente. [Illustration: Louis XVI donnant une leçon de géographie à son fils.]

«C'est vous qui devez juger Louis; il n'était pas citoyen avant son crime, il ne pouvait voter, il ne pouvait porter les armes, il l'est encore moins après.

«Je le répète, on ne peut pas juger un roi selon les lois du pays, ou plutôt de la cité. Il n'y avait rien dans les lois de Numa pour juger Tarquin, rien dans les lois de l'Angleterre pour juger Charles 1er. On les jugea selon le droit des gens; on repoussa un étranger, un ennemi.

«Hâtez-vous de juger le roi; car il n'est pas de citoyen qui n'ait sur lui le droit qu'avait Brutus sur César. Vous ne pourriez pas plus punir cette action envers cet étranger que vous n'avez puni la mort de Léopold et de Gustave. Louis était un autre Catilina. Le meurtrier, comme le consul de Rome, jurerait qu'il a sauvé la patrie.

«Il doit être jugé promptement, c'est le conseil de la sagesse et de la saine politique. On cherche à remuer la pitié; on achètera bientôt des larmes, comme aux enterrements de Rome; on fera tout pour nous intéresser, pour nous corrompre même. Peuple, si le roi est jamais absous, souviens-toi que nous ne serons plus dignes de ta confiance, et tu pourras nous accuser de perfidie!»

La Convention demeura immobile, pétrifiée. Cette parole concise, acérée comme le tranchant de l'acier, cette hache emmanchée dans des réminiscences classiques, la roideur incroyable du ton et des manières, le contraste entre la beauté féminine de ce jeune homme et la dureté de son coeur, tout avait frappé l'Assemblée d'étonnement. Ni la fureur de Danton, ni la froide et implacable logique de Robespierre, ni le sombre radotage de Marat demandant des têtes, n'étaient comparables à l'effet de terreur produit par ce discours. Tout le monde sentait qu'on avait affaire à quelqu'un et que ce quelqu'un serait sans pitié.

Le lendemain, Brissot écrivait dans son journal le Patriote: «Parmi des idées exagérées, qui décèlent la jeunesse de l'orateur, il y a dans ce discours des détails lumineux, un talent qui peut honorer la France.»

Ce qu'on ne sait point assez, c'est à quel point les députés furent alors entourés, sollicités pour obtenir d'eux la grâce du roi. On fit agir toutes les influences secrètes, toutes les séductions, toutes les belles promesses. Ce n'est point seulement aux Girondins que s'adressaient de tels moyens de corruption; c'est aussi aux Montagnards et même aux plus farouches d'entre eux. Marat reçut plusieurs lettres où l'on demandait qu'il dit seulement un mot en faveur de Louis XVI: «Si tu le fais, écrivait-on, nous sommes prêts à déposer cent mille écus.» L'Ami du peuple leur répondit en allant porter ces lettres au Comité de sureté générale.

A ces annonces grossières s'ajoutait l'influence délicate des femmes. Marat avait bien écrit dans son Journal de la République: «Je ne croirai à la République que lorsque la tête de Louis XVI ne sera plus sur ses épaules;» mais l'Ami du peuple n'avait-il jamais changé d'avis? Ne l'avait-on pas vu soutenir la cause de la modération aussi bien que celle de la violence? Il n'avait aucune haine contre l'ex-roi, qu'il avait déclaré lui-même une excellente pâte d'homme; tête faible, caractère naïf, ne pouvait-on en le flattant émouvoir son coeur?

Marat revenait de la Convention, quand il trouva chez lui Mlle Fleury qui l'attendait. Las des travaux de la séance, il ouvrit cependant quelques lettres déposées sur la table, et, les parcourant avec des yeux irrités:

—Encore! s'écria-t-il; je vais dénoncer ces lettres au Comité de surveillance.

—Après un silence:—J'ai aimé Louis Capet, reprit Marat comme se parlant à lui-même, mais avais tort. Cet homme nous a trompés. Maintenant je le hais; maintenant je veux appesantir sur sa tête une main que j'avais étendue vers lui pour le soutenir.

—Quels crimes lui reprochez-vous donc?

—Ses crimes? Un roi insurgé contre la nation! un roi faussaire! c'est lui qui, par ses lenteurs, par sa mauvaise foi, par les conseils perfides de ses courtisans, nous a jetés dans la nécessité d'une politique violente. Nous subirons l'échafaud; il l'a dressé.

Mademoiselle Fleury, soeur du grand comédien, tomba aux genoux de
Marat.

—Que faites-vous? lui dit celui-ci surpris; on ne s'agenouille même plus devant Dieu.

—Je demande, répondit-elle en joignant les mains avec une grâce théâtrale et en relevant deux yeux suppliants, je demande la grâce du roi.

—Y pensez-vous?

—J'y ai pensé depuis un mois… Écoutez-moi, Marat; je sais que vous êtes bon. Le système de terreur où vous voulez engager la France tient à une idée fixe contre laquelle votre coeur se révolte. Mais réfléchissez encore. Si vous vous trompiez enfin! si, au bout de cette traînée de sang, les générations futures ne trouvaient pas le bonheur que vous leur promettez, jugez combien votre oeuvre serait maudite! Il ne tient qu'à vous aujourd'hui de rattacher votre nom à un présent moins ensanglanté, à un avenir moins téméraire. Parlez pour le roi demain, à l'Assemblée surprise, atterrée, étourdie; on n'osera plus voter le jugement, c'est-à-dire la mort, quand Marat aura voté la vie.

—Qu'osez-vous dire là? reprit Marat dont l'oeil étincelait; parlez moins haut, madame; qu'on ne sache pas que de tels propos sont tenus dans ma maison.

—Oh! je ne vous crains pas, Marat; votre honneur et votre salut me sont plus chers que ma vie: j'ai de l'amitié pour vous; je souffre de vous voir sur la pente glissante d'un abîme de sang, et je voudrais vous arrêter.

—Tu ne comprends donc pas ma mission, jeune fille? Je te l'ai déjà dit, je suis la vengeance de Dieu et du peuple; je suis ce bétail humain jusqu'ici traîné à la charrue ou à la boucherie, mais qui, comme le taureau mal tué, se retourne enfin, la corne haute, contre son maître, et l'éventre.

Marat était effrayant; sa chevelure s'agitait horrible et menaçante sur son front baigné de sueur. Mlle Fleury recula.

—Louis est coupable, continua Marat; mais fût-il innocent, nous serions encore en droit de punir dans sa personne les crimes de la royauté. «Le roi est mort, vive le roi!» disaient les courtisans pour faire entendre qu'il n'y avait qu'un seul roi de France dans la lignée des souverains. Le nouveau venu au trône, en héritant des droits et des honneurs de ses pères, ne saurait en décliner les charges. Ce n'est donc pas à Louis que nous allons faire un procès, c'est à tous les rois de France dans la personne de Louis. Nous allons juger le passé dans le présent, les rois qui sont morts dans celui qui vit.

—Écoutez-moi, Marat: cet homme ne doit pas régner, soit; mais dans votre propre intérêt il faut qu'il vive. Frapper un monarque à terre, ce serait ressusciter la monarchie.

—Vous êtes généreuse, pauvre fille de théâtre! Malheureusement, nous sommes obligés aujourd'hui de nous faire, contre cette noble pitié, des entrailles de fer. Croyez-vous que si j'eusse été libre de choisir mon rôle dans le drame de sang qui se joue sous vos yeux, je n'eusse pas mieux aimé être victime que bourreau? Je souffrirais moins. Mais il y a une volonté d'en haut qui s'accomplit, et à laquelle nous servons de ministres: Saint-Just et moi, nous sommes les deux bras de la justice levée sur le monde.

Mademoiselle Fleury se retira; mais elle croyait l'Ami du peuple ébranlé et comptait bien revenir à la charge.

La discussion continuait à l'Assemblée nationale: ainsi que Saint-Just, l'abbé Grégoire pensait que la Convention devait juger Louis XVI, mais il voulait qu'elle effaçât de nos lois la peine de mort, reste de barbarie et honte de la civilisation. Il croyait que la Divinité n'avait pas donné à l'homme le pouvoir de détruire l'homme; fidèle à ses principes d'humanité, même envers les souverains, il voulait que Louis «étant le premier à jouir du bienfait de la loi fût condamné à l'existence, afin que l'horreur de ses forfaits l'assiégeât sans cesse et le poursuivit dans le silence des nuits, si toutefois le repentir était fait pour les rois».

L'orateur demandait le jugement et foudroyait de ses arguments cette doctrine d'inviolabilité derrière laquelle les partisans de la monarchie voulaient sauver la tête du roi. L'Assemblée entière frémit, lorsque Grégoire s'écria: «Est-il un parent, un ami de nos frères immolés sur les frontières, qui n'ait le droit de traîner son cadavre aux pieds de Louis XVI et de lui dire: Voilà ton ouvrage!»

En levant le bras sur le roi faible et détrôné, ce n'est pas seulement Louis XVI que l'évêque républicain voulait atteindre, c'était la monarchie.

«Législateurs, continua-t-il, il importe au bonheur, à la liberté de l'espèce humaine, que Louis soit jugé: jetez un regard sur l'état actuel de l'Europe; en proie aux brigandages de huit ou dix familles, couverte encore de despotes et d'esclaves, elle retentit des gémissements de ceux-ci, des scandales de ceux-là! Mais la raison approche de sa maturité; elle tire le canon d'alarme contre les tyrans; tous les bons esprits demandent à cette raison et à l'expérience ce que sont les rois, et tous les monuments de l'histoire déposent que la royauté et la liberté sont, comme les principes des Manichéens, dans une lutte perpétuelle. Dans toutes les contrées de l'univers, ils ont imprimé leurs pas sanglants; des milliers d'hommes, des milliards d'hommes immolés à leurs querelles atroces, semblent, du silence des tombeaux, élever la voix et crier vengeance! L'impulsion est donnée à l'Europe attentive; la lassitude des peuples est à son comble; tous s'élancent vers la liberté; leur main terrible va s'appesantir sur les oppresseurs! Il semble que les temps sont accomplis, que le volcan va faire explosion, et opérer la résurrection politique du globe! Qu'arriverait-il si, au moment où les peuples vont briser leurs fers, vous assuriez l'impunité à Louis XVI? L'Europe douterait si ce n'est pas pusillanimité de votre part; les despotes saisiraient habilement le moyen d'attacher encore quelque importance à l'absurde maxime qu'ils tiennent leurs couronnes de Dieu et de leurs épées, d'égarer l'opinion et de river les fers des peuples, au moment où les peuples, prêts à broyer ces monstres qui se disputent les lambeaux des hommes, allaient prouver qu'ils tiennent leur liberté de Dieu et de leurs sabres

L'évêque de Blois associait fidèlement ses devoirs religieux aux fonctions publiques. Adopté par une honnête famille, qui couvrait sa vie simple et studieuse du voile sacré de l'amitié, cet enfant de l'Église, lion rugissant à la tribune, était doux et bon dans la vie privée. Pourquoi faut-il qu'il se soit rallié plus tard à l'Empire? Mais n'anticipons pas sur les événements et jugeons les hommes tels qu'ils étaient en 1792.

La Convention détourna un instant ses regards du procès de Louis XVI pour les porter sur les agitations du pays. La faim et la question religieuse soulevaient ça et là les villes et les campagnes. Les Girondins, ces républicains formalistes, ne comprenaient rien à la maladie sociale. La Montagne leur révéla la nature du malaise qui travaillait sourdement les consciences. «L'homme maltraité de la fortune, dit Danton, cherche des jouissances idéales. Quand il voit un homme se livrer à tous ses goûts, caresser tous ses désirs, alors il croit, et cette idée le console, il croit que dans une autre vie les jouissances se multiplieront en proportion de ses privations dans ce monde. Quand vous aurez eu pendant quelque temps des officiers de morale, qui auront fait pénétrer la lumière dans les chaumières, alors il sera bon de parler au peuple de morale et de philosophie. Mais jusque-là il est barbare, c'est un crime de lèse-nation, de vouloir enlever au peuple des hommes dans lesquels il espère encore trouver quelques consolations. Je penserais donc qu'il serait utile que la Convention fit une adresse pour persuader au peuple qu'elle ne veut rien détruire, mais tout perfectionner; et que si elle poursuit le fanatisme, c'est qu'elle veut la liberté des opinions religieuses.» Danton parlait en philosophe et en homme politique; il voulait de la tolérance comme d'un moyen pour dissoudre, avec l'aide du temps, les dogmes et les croyances théologiques; mais en était-il de même en ce qui regardait Robespierre?

«Mon Dieu, écrivait-il à ce propos dans son journal, c'est celui qui créa tous les hommes pour la vérité et le bonheur; c'est celui qui protége les opprimés et qui extermine les tyrans; mon culte, c'est celui de la justice et de l'humanité. Il ne reste plus guère dans les esprits que ces dogmes imposants qui prêtent un appui aux idées morales, et la doctrine sublime et touchante de la vertu et de l'égalité que le fils de Marie enseigna jadis à ses concitoyens. Bientôt sans doute l'Évangile de la raison et de la liberté sera l'Évangile du monde. Si la déclaration des droits de l'humanité était déchirée par la tyrannie, nous la retrouverions encore dans ce code religieux que le despotisme sacerdotal présentait à notre vénération; et s'il faut qu'aux frais de la société entière les citoyens se rassemblent encore dans les temples communs devant l'imposante idée d'un Être suprême, là du moins le riche et le pauvre, le puissant et le faible sont réellement égaux et confondus devant elle… Faites bien attention: quelle est la portion de la société qui est dégagée de toute idée religieuse? Ce sont les riches: cette manière de voir dans cette classe d'hommes suppose chez les uns plus d'instruction, chez les autres seulement plus de corruption. Qui sont ceux qui croient à la nécessité du culte? Ce sont les citoyens les plus faibles et les moins aisés, soit parce qu'ils sont moins raisonneurs et moins éclairés, soit aussi par une des raisons auxquelles on a attribué les progrès rapides du christianisme, savoir que la morale du fils de Marie prononce des anathèmes contre la tyrannie et contre l'impitoyable opulence, et porte des consolations à la misère et au désespoir lui-même. [Note: Tout cela était vrai en 92.] Ce sont donc les citoyens pauvres qui seront obligés de supporter les frais du culte, ou bien ils seront encore à cet égard dans la dépendance des riches ou dans celle des prêtres; ils seront réduits à mendier la religion comme ils mendient du travail et du pain…»

On voit assez que ni Danton ni Robespierre n'étaient alors pour ce que nous appelons aujourd'hui la séparation de l'Église et de l'État. En thèse générale, un culte salarié par l'État est une inconséquence et une anomalie. Plus la religion chrétienne tend à la pauvreté, plus elle assure son indépendance morale, en se dégageant des liens du pouvoir temporel, et plus elle se rapproche des intentions de son auteur. Retirer aux prêtres constitutionnels leur traitement, c'était effacer du christianisme les taches que lui avaient imprimées la fainéantise, l'hypocrisie et la cupidité de ses ministres: mais si l'on regarde aux circonstances, on reconnaîtra que Robespierre avait raison de redouter les suites de cette mesure économique. Il y avait déjà un schisme dans l'Église; il fallait à tout prix éviter un second clergé réfractaire. La masse des fidèles n'aurait d'ailleurs vu dans cette réforme qu'une nouvelle atteinte portée à ses croyances. Ses ennemis se vengèrent de la supériorité des vues de Robespierre en lui jetant niaisement à la face l'épithète de dévot. C'était un moyen de le perdre.

Dans les doctrines religieuses s'était introduite en 92 une modification dont ne parait pas s'être douté Robespierre. Les idées de Diderot avaient fait leur chemin. Alors parut une brochure qui, si j'en crois les signes du temps, était l'écho du sentiment général: Dieu, c'est la nature.

On se souvient que le roi Louis XVI avait fait construire par un ouvrier, au château des Tuileries, dans l'épaisseur d'un mur, une armoire de fer à laquelle il confiait ses papiers secrets. Cette cachette contenait des pièces attestant les rapports de la cour avec quelques constitutionnels et surtout avec le clergé réfractaire. Un ouvrier, qui avait aidé le roi à construire l'armoire, vint tout révéler au ministre de l'intérieur, Roland. La découverte de ces papiers fournissait des armes terribles contre l'infortuné monarque. On voyait par sa correspondance qu'il avait toujours été l'instrument du parti prêtre, et que ce parti fomentait partout la guerre. Les indignes négociations de Riquetti avec le château se trouvèrent aussi dénoncées. Son ombre sortit pour ainsi dire de l'armoire de fer, la bourse de Judas à la main. La Convention témoigna un sentiment d'horreur; le buste du grand homme, qui assistait en quelque sorte aux séances de la nouvelle Assemblée, fut couvert d'un voile; on brisa, le soir, son image aux Jacobins.

Les départements étaient toujours troublés; la rareté des subsistances entraînait çà et là les populations rurales à des actes monstrueux. Trois députés de la Convention avaient été saisis dans le département du Loiret par des paysans égarés. Ces misérables étaient au nombre de six mille, armés de fusils, de fourches et de massues. Ils accusent les trois Conventionnels d'être des aristocrates, des traîtres qui s'entendent avec les accapareurs. Des cris s'élèvent: A la hart! Point de grâce! Et à l'instant les haches, les fourches se tournent contre la poitrine des représentants du peuple. Deux sont déjà dépouillés de leurs vêtements: on va les précipiter dans la rivière. Tout à coup les furieux se ravisent; on traîne les commissaires au lieu du marché, et là, le couteau sur la gorge, on les force à signer les taxes des différentes denrées, selon le bon plaisir des assassins. Des prêtres ont été vus dans ces désordres. La représentation nationale, outragée dans trois de ses membres, frémit. La Gironde, avec plus de haine que de raison, rejette la responsabilité de ces violences sur la tête de Marat. Robespierre leur répond en montrant du doigt la tour du Temple; «C'est là, leur dit-il, qu'est la véritable cause de ces soulèvements.»

Oui, il existait vraiment un parti qui espérait encore sauver les jours du roi à la faveur des troubles qu'il remuerait dans le pays et jusque dans la capitale. Les Montagnards étaient, au contraire, intéressés à conserver l'ordre et le calme, surtout à Paris, pour ne point donner aux Girondins le prétexte de nouvelles accusations. Marat, qui avait tous les genres de fanatisme, même celui de la modération, fit entendre quelques sages paroles: «Si les autorités ne sont pas respectées, c'est que le respect se mérite, mais ne se commande point. Ce n'est pas avec des baïonnettes et du canon qu'on arrête, qu'on prévient des insurrections. Je demande qu'on confie le commandement des troupes à des chefs connus par leur civisme… (Plusieurs voix: A Marat!) Si vous vouler que je vous dise à qui, à Santerre.» La Convention nationale, cette assemblée intrépide, qui n'a jamais pâli devant le glaive ni devant l'émeute, décrète qu'elle improuve la conduite de ses commissaires. «Ils auraient dû répondre à ces forcenés, qui les entraînaient à l'oubli de leurs devoirs ou à la mort: Vous pouvez me tuer; je ne signerai pas.» Il y eut encore un mot remarquable: «On leur présentait la hache et la plume, dit Manuel; ils devaient prendre la hache et se couper la main.»

La faim est mauvaise conseillère; il fallait donc trouver un remède au malaise des classes ouvrières et agricoles. Dans la séance du 29 novembre, une députation du conseil général de la Commune avait présenté à la Convention une pétition au sujet des subsistances. Encouragé par son premier succès, Saint-Just reparut à la tribune. Où avait-il étudié l'économie politique? Le fait est qu'il développa quelques idées saines et profondes. «Je ne suis point, dit-il, de l'avis du Comité, je n'aime point les lois violentes sur le commerce… Il est dans la nature des choses que nos affaires économiques se brouillent de plus en plus jusqu'à ce que la République établie embrasse tous les rapports, tous les intérêts, tous les droits, tous les devoirs et donne une allure commune à toutes les parties de l'État.» Puis de la pitié pour les malheureux et les indigents il s'élève en lui une haine inflexible envers les rois: «Voilà ce que j'avais à dire sur l'économie. Vous voyez que le peuple n'est point coupable; mais la marche du gouvernement n'est point sage. Il résulte de là une infinité de mauvais effets, que tout le monde s'impute; de là les divisions, qui corrompent la source des lois, en réduisant la sagesse de ceux qui les font; et cependant on meurt de faim, la liberté périt, et les tendres espérances de la nature s'évanouissent. Citoyens, j'ose vous le dire, tous les abus vivront tant que le roi vivra; tant que vivra le roi, nous ne serons jamais d'accord; nous nous ferons la guerre. La République ne se concilie point avec les faiblesses; faisons tout pour que la haine des rois passe dans le sang du peuple; tous les yeux se tourneront alors vers la patrie.» La Montagne n'avait alors qu'un cri: «Donc il faut détruire Louis XVI! ergo delenda est Carthago.» Elle était conduite à cette détermination farouche, non par inimitié personnelle, ni par amour du sang; mais parce que la vie du roi couvrait, selon elle, les desseins et les agitations des partis. Elle voulait en outre donner aux puissances coalisées une grande idée de la vigueur des institutions républicaines.

Le jugement et la mort du roi étaient aux yeux de Danton, de Robespierre, de Marat, de Saint-Just, un coup de génie. Si Louis eût disparu au 10 août dans le feu de la guerre civile, l'humanité aurait moins eu à gémir sans doute que sur un acte réfléchi de sévérité populaire; mais la Révolution n'aurait point donné au monde cet étonnant spectacle d'une assemblée de citoyens qui juge paisiblement et majestueusement un souverain appelé à sa barre; la base de tous les trônes n'en eût point tremblé, et les peuples, remués jusqu'aux entrailles, ne se fussent point demandé les uns aux autres: «Est-ce donc ainsi que la France punit son roi?»

La lutte entre l'opinion publique et la monarchie semblait bien alors terminée, mais celle entre la bourgeoisie et le peuple ne l'était plus. Une bonne partie de la classe moyenne tenait encore à l'ancienne constitution royaliste par le lien des intérêts et des habitudes. Le peuple n'avait pas besoin sans doute de ramasser ses droits ni ses pouvoirs dans le sang d'un roi; mais la victoire du 16 août demandait à être affermie par un grand acte d'autorité nationale.

Une aristocratie nouvelle, aristocratie de fortune et d'influence, menaçait de s'élever sur les ruines de l'ancienne. «Peu d'hommes, écrivait Marat, sont dignes d'être libres, parce qu'ils ne savent pas jouir avec modération de la liberté. Qu'on juge de l'insolence des valets de l'ancienne cour devenus maîtres à leur tour! Comme ils n'ont point d'éducation et qu'ils manquent de principes, ils s'abandonnent à toutes les passions des suppôts de l'ancien régime, et ils ont de moins qu'eux les bienséances. Les mêmes scélérats qui faisaient notre malheur sous la royauté continuent à le faire sous la République.»

[Illustration: Louis XVI fait construire une caisse en fer.]

A la tête de cette aristocratie nouvelle se plaçaient les Girondins. Leurs doctrines n'avaient ni l'abnégation ni la pureté des opinions démocratiques. Ils voulaient dans l'État une classe prépondérante. On les accuse même de s'être entendus dans ce temps-là, en dessous main, avec l'abbé Sieyès, pour rétablir un gouvernement constitutionnel. La difficulté était de trouver un roi. La branche aînée des Bourbons leur semblait frappée d'une impopularité irrémissible; ils désespéraient en outre de la plier aux moeurs et aux idées de la bourgeoisie.

Une note communiquée à Barère insinue que les Girondins tournaient alors les yeux vers le duc d'York: leur rêve était d'amalgamer la constitution française avec celle de l'Angleterre. Les Montagnards, qui ne voulaient pas plus de ce roi étranger que d'un autre, croyaient déjouer les desseins et les intrigues des hommes de la Gironde en jetant sur leur tête le linceul de Louis XVI.

Le peuple avait déjà exécuté par toute la ville les rois de marbre, de pierre et de bronze; il essayait son bras sur ces images avant de frapper le simulacre vivant de la souveraineté.

Au moment où se préparait une aussi sanglante tragédie, le théâtre, cette grande école des moeurs, adressait au peuple d'austères leçons, par la bouche d'un vieux poëte anglais. On jouait alors pour la première fois Othello, tragédie du citoyen Ducis, d'après Shakespeare. On remarqua ce passage, si mal traduit en vers français, où Othello, sur le point d'étouffer Desdemona, commence par faire autour de lui les ténèbres: «Éteignons la lumière, et alors… (Soufflant sur la lampe:) Si je t'éteins, toi, ministre du feu, je puis ressusciter ta première flamme, dans le cas où je viendrais à me repentir.—Mais que j'éteigne une fois la flamme de la vie (se tournant vers Desdemona), toi le plus merveilleux ouvrage de la bienfaisante nature, je ne sais plus où retrouver cette céleste étincelle qui pourrait te ranimer.»—Magnifique argument en faveur de l'abolition de la peine de mort! William Shakespeare, comme un vieil ami, conseillait de sa tombe la Révolution française. Il avait vu les orages de son temps et rappelait les hommes de tous les temps au calme, à la prudence et à la modération. La critique dénonça, à propos de cette pièce, les larcins qu'avait faits M. de Voltaire au théâtre anglais. Enfin, j'extrais des Révolutions de Paris la note suivante, qui est peut-être curieuse, jetée au milieu des sombres préoccupations et des graves événements qui grondaient sur la tour du Temple: «Nous ne finirons pas sans rendre justice à Talma: sa figure délirante, sa marche égarée, ses gestes d'abandon, sont en lui de la plus grande vérité. Ce jeune artiste a vraiment le germe du talent.»

Shakespeare disait: Pitié!

Une autre voix de la tombe, un autre grand poëte, Milton, criait: Justice! L'auteur du Paradis perdu, l'ancien secrétaire de Cromwell, avait jadis publié une célèbre brochure dans laquelle il démontrait que l'Angleterre avait eu le droit et le devoir de décapiter Charles 1er.

Mais revenons au procès de Louis XVI.

On prétend que les Girondins ne voulaient point la mort du roi, mais qu'ils furent entraînés par l'audace de la Montagne. Le plus vraisemblable est que, s'ils se laissèrent réellement entraîner, ce fut par l'opinion publique. Le courant était très-fort, et les Girondins n'avaient pas d'autre moyen que de se montrer inflexibles envers le tyran, s'ils tenaient à ressaisir leur ancienne popularité.

Les Montagnards, d'un autre côté, étaient divisés entre eux. Les uns voulaient qu'on enveloppât le roi dans sa royauté, puis qu'on en finit avec tous les deux comme avec le principe du mal, d'un coup de foudre. Ils regardaient très-peu à l'homme et à ses actes; ils ne regardaient qu'à l'intérêt public. La manière la plus prompte de se débarrasser de Louis XVI leur semblait la meilleure et la plus magnanime. Les formes, les lenteurs ordinaires de la justice généraient, selon eux, l'explosion du sentiment national: la procédure, vis-à-vis d'un roi, était le masque de la faiblesse ou de l'hypocrisie. Ils voulaient l'étouffer, comme Romulus, dans un orage. Marat n'était point de cet avis; Marat demandait que la Convention procédât au jugement de Louis XVI dans les formes et avec une impassible sévérité.

Après de longs débats, la grande question du moment fut enfin résolue:

Louis XVI sera-t-il jugé?—Oui.

Par qui sera-t-il jugé?—Par la Convention nationale.

VI

Louis XVI et sa famille.—Procès-verbal d'Albertier.—Rapport du maire Cambon.—Récit de Barère.—L'ex-roi devant la Convention.—Son attitude et ses réponses.—Retour au Temple.—Nouvelles tentatives de séduction en faveur du roi.—Olympe de Gouges.—Vie privée de Louis XVI dans sa captivité.—La protestation de la vengeance.

Louis XVI fut amené à la barre de la Convention nationale, le 11 décembre 1792.

Presque tout Paris était sous les armes. Le roi s'était levé à sept heures du matin… Mais cédons la parole aux pièces officielles, mille fois plus éloquentes que tous les commentaires des historiens.

Voici le résumé du rapport du commissaire Albertier: «La prière du ci-devant roi a été à peu près de trois quarts d'heure. A huit heures, le bruit du tambour l'a fort inquiété: il m'a demandé ce que c'était que ce tambour, et a ajouté qu'il n'était point accoutumé à l'entendre de si bonne heure… Un instant après, l'on a servi le déjeuner. Louis a déjeuné en famille. La plus grande agitation régnait sur tous les visages. Le bruit et le rassemblement qui, à chaque instant, devenaient plus nombreux, ont continué à beaucoup l'alarmer. Après le déjeuner, au lieu de la leçon de géographie [Note: J'ai vu aux Archives les deux globes de carton dont se servait pour cette étude Louis XVI dans la tour du Temple.] qu'il a coutume de donner à son fils, il a fait avec lui une partie au jeu de siam. L'enfant, qui ne pouvait aller plus loin que le point seize, s'est écrié: «Le nombre seize est bien malheureux!—Ce n'est pas d'aujourd'hui que je le sais,» a répondu Louis XVI.

«Le bruit cependant augmentait; j'ai cru qu'il était temps de l'instruire; je me suis approché de lui: «Monsieur, je vous préviens que dans l'instant vous allez recevoir la visite du maire.—Ah! tant mieux! a répondu Louis.—Mais je vous préviens, ai-je reparti, qu'il ne vous parlera pas en présence de votre fils.» Louis, faisant approcher son enfant: «Embrassez-moi, mon fils, et embrassez votre maman pour moi.»

«Ordre est donné à Cléry de sortir. Il sort et emmène avec lui le jeune Louis… Louis, après être resté un quart d'heure à se promener, se place dans son fauteuil, en me demandant si je savais ce que le maire avait à lui dire. Je lui ai dit que je l'ignorais, mais que bientôt il le lui apprendrait lui-même. Il se lève et se promène encore pendant quelque temps. Je lisais sur son front l'inquiétude qui l'agitait. Il était tellement rêveur, tellement absorbé dans ses réflexions, que je me suis approché de très-près derrière lui sans qu'il me remarquât. A la fin il s'est retourné et, tout surpris, il m'a dit: «Que voulez-vous, monsieur?—Moi, monsieur? je ne veux rien; seulement, je vous ai cru incommodé, et je venais voir si vous aviez besoin de quelque chose.—Non, monsieur.» Louis se plaignit seulement en disant: «Vous m'avez privé une heure trop tôt de mon fils.»

«Il s'est replacé dans son fauteuil, et le citoyen maire est arrivé un instant après.»

Voici maintenant le rapport du maire (Cambon): «… Je suis monté dans l'appartement de Louis, et, avec la dignité qui convient à un représentant du peuple, je lui ai signifié son mandat d'amener. «Je suis chargé, lui ai-je dit, de vous annoncer que la Convention nationale attend Louis Capet à sa barre et qu'elle m'ordonne de vous y traduire.» Je lui ai demandé ensuite s'il voudrait descendre. Louis XVI parut hésiter un instant, et a dit: «Je ne m'appelle pas Louis Capet: mes ancêtres ont porté ce nom, mais jamais on ne m'a appelé ainsi. Au reste, c'est une suite des traitements que j'éprouve depuis quatre mois par la force.» Le maire, sans répondre, l'a invité de nouveau à descendre: à quoi il s'est décidé.

Au bas de l'escalier, dans le vestibule, quand Louis XVI vit les fantassins armés de fusils, de piques, et les bataillons de cavaliers bleu de ciel, dont il ignorait la formation, son inquiétude parut redoubler. Descendu dans la cour du Temple, il jeta un coup d'oeil sur la tour qu'il venait de quitter. Il pleuvait alors. Louis avait une redingote noisette par-dessus son habit. On le fit monter en voiture. Le procureur de la Commune, Chaumette, ayant fait observer que la rue du Temple était étroite et qu'il était à craindre qu'il n'arrivât quelque accident au moment du départ, on prit des mesures pour assurer la sortie du prisonnier. Les glaces du carrosse étaient ouvertes: quelques cris de mort furent portés aux oreilles du roi. Louis était placé à côté du maire; il contemplait la multitude houleuse qui s'enflait de moment en moment. Quant à lui, il ne donnait aucun signe de tristesse, de crainte, ni de mauvaise humeur. Pendant presque toute la course, il garda le silence; une ou deux fois seulement, il parut s'occuper d'objets fort étrangers à sa situation: en passant devant les portes Saint-Martin et Saint-Denis, il demanda laquelle des deux on se proposait d'abattre. La voiture était entrée dans la cour des Feuillants; les municipaux confièrent à la force armée la personne de Louis XVI. Santerre lui mit la main sur le bras et le conduisit ainsi jusqu'à la barre de la Convention.

Louis avait la barbe un peu longue; son extérieur était négligé; il avait perdu de son embonpoint. On remarqua dans l'Assemblée que l'ex-roi occupait le même fauteuil et la même place où il était quand il jura obéissance à la Constitution; car, depuis cette époque, les distributions intérieures de la salle avaient été modifiées d'après un nouveau plan qui était tout à fait l'inverse de l'ancien. Louis XVI soutint avec un air d'insouciance flegmatique la vue de ces lieux qui devaient réveiller en lui des souvenirs amers. Son visage, étranger, pour ainsi dire, à la scène dont il était l'acteur principal, contrastait avec les sentiments d'intérêt et de pitié que son infortune remuait dans les coeurs.

Le président de la Convention nationale était alors Barère; il va nous raconter lui-même ses impressions durant cette séance mémorable: «Je me rends à l'Assemblée à 10 heures, je cherche à préparer les esprits agités et les âmes indignées à contenir leurs sentiments, et à paraître impassibles et disposés à la justice. On reçoit au bureau des secrétaires des avis multipliés qui annoncent que l'effervescence est très-grande sur les boulevards, depuis le Temple jusqu'à la porte des Feuillants. D'autres avis assurent que la vie du roi est en danger, surtout sur la place Vendôme, où le rassemblement du peuple est plus nombreux et plus exaspéré. Je fais venir vers les onze heures M. Ponchard, commandant de la garde conventionnelle, et M. Santerre, commandant de la garde nationale de Paris. «Vous répondez du roi sur votre tête, leur dis-je, vous, monsieur le commandant de la garde de Paris, depuis le Temple jusqu'à la porte de l'Assemblée, et vous, monsieur le commandant de la garde conventionnelle, depuis la porte de l'Assemblée jusqu'au retour du roi à cette porte et à la remise de sa personne au commandant de la garde nationale.»

«Les ordres furent très-ponctuellement exécutés; tout fut calme, et, vers midi et demi le roi parut à la barre de la Convention. Les officiers de l'état-major et le commandant Ponchard, ainsi que le commandant Santerre, étaient derrière lui.

«Avant son arrivée, il s'était manifesté des marques bruyantes d'improbation sur quelques motions d'ordre intempestives et imprudentes qui avaient été faites; quelques côtés des tribunes applaudissaient, d'autres poussaient des vociférations. Vers midi, je crus devoir donner une autre direction aux esprits et une meilleure disposition aux tribunes. Je me levai, et après un moment de silence je demandai aux citoyens nombreux et de toutes les classes, qui remplissaient la salle, d'être calmes et silencieux. «Vous devez le respect au malheur auguste et à un accusé descendu du trône; vous avez sur vous les regards de la France, l'attention de l'Europe et les jugements de la postérité. Si, ce que je ne peux penser ni prévoir, des signes d'improbation, des murmures étaient donnés ou entendus dans le cours de cett