The Project Gutenberg eBook of L'envers d'un homme de bien

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Title: L'envers d'un homme de bien

roman

Author: Max Daireaux

Release date: December 12, 2025 [eBook #77448]

Language: French

Original publication: Paris: Albin Michel, 1925

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ENVERS D'UN HOMME DE BIEN ***

MAX DAIREAUX

L’Envers d’un
Homme de Bien

ROMAN

ALBIN MICHEL, ÉDITEUR
PARIS — 22, RUE HUYGHENS, 22 — PARIS

DU MÊME AUTEUR

Romans
La Toscanera
1 vol.
Timon le Magnifique
1 vol.
Calmann-Lévy (éditeur)
Timon et Zozo
1 vol.
Les Premières Amours d’un Inutile
1 vol.
Le Plaisir d’aimer (ouvrage couronné par l’Académie Française)
1 vol.
Poésies
Nos Sœurs Latines
1 vol.
Les Pénitents Noirs
1 vol.

Il a été tiré de cet ouvrage :

4 exemplaires sur Papier du Japon
numérotés à la presse
de 1 à 4

8 exemplaires sur Papier de Hollande
numérotés à la presse
de 1 à 8

10 exemplaires sur vergé pur fil des Papeteries Lafuma
numérotés à la presse
de 1 à 10

Droits de traduction et reproduction réservés pour tous pays.

Copyright 1925 by Albin Michel

L’Envers d’un Homme de bien

I

— Le salon, avait coutume de dire Monsieur Brossard, est une pièce inutile. On lui sacrifie le plus bel endroit de la maison, on ne l’ouvre que pour ses amis ; soi-même on y est en visite. Au reste, le plus souvent, les femmes s’en emparent ; elles l’emplissent de leurs caquets et de leurs médisances ; on ne saurait y vivre !

Fort de cette opinion, il n’avait laissé à Mme Brossard qu’un boudoir, charmant sans doute, mais exigu.

— Vous y serez à votre aise, lui avait-il déclaré, car vos goûts sont modestes et votre âme craintive. L’intimité vous convient mieux que le faste : la grandeur vous écrase.

Et, pour lui-même, il avait transformé le salon en bureau-bibliothèque. C’était une salle carrée, spacieuse, assez belle et qui, par deux fenêtres étroites et hautes, prenait jour sur une cour plantée d’arbres. Des rayons, montant jusqu’au plafond, s’incrustaient en profondeur dans les boiseries de chêne à rinceaux, qu’un filet d’or déshonorait, et laissaient voir, sans rideaux ni grillage, les dos éblouissants des reliures. Devant les portes, des tapisseries vertes pendaient et, sur la cheminée, entre deux torchères d’argent, morne et glacé, le buste d’Eschyle ouvrait des yeux blancs. De vastes fauteuils, un canapé, deux « crapauds » enfonçaient leurs pattes robustes dans la laine d’un tapis dont la couleur était fade et le dessin vulgaire.

Devant la fenêtre de gauche, un peu en retrait, Monsieur Brossard avait placé sa table de travail. C’était un meuble magnifique, Louis XIV de style, sinon d’époque, soutenu aux angles par quatre femmes de bronze dont le corps finissait en volutes et si lourdement chargé de cuivre et d’or que Colbert, ce parvenu, en eût été jaloux.

Il n’y travaillait guère, mais il aimait à s’y asseoir, que ce fût pour donner des ordres, recevoir un ami ou se préparer dans la solitude à l’un ou l’autre de ces devoirs. Il s’efforçait alors de mettre de la noblesse dans ses attitudes et, le buste droit, la main sur un livre, il regrettait de ne s’être point fait peindre ainsi par l’un de ces artistes qui continuent à leur manière la tradition des Largillière et des Rigaud.

La gravité de son visage, le ton concentré de sa voix, certains gestes, une façon qu’il avait de caresser sa barbe brune et le soin qu’il apportait à ne jamais sourire lui conféraient, il faut le dire, une sorte de majesté bourgeoise qui en imposait aux petites gens.

Ce matin-là, il donnait audience à Bathilde, sa cuisinière. Il avait invité quelques amis à dîner et il prenait, à composer le menu, un plaisir délicat de gourmet. Il analysait les recettes, en faisait l’historique, prodiguait ses conseils ; son langage était pompeux, ses phrases fleuries et Bathilde, souvent, ne les comprenait pas. Elle était fort intimidée ; les yeux vagues, l’air hébété, elle se tenait debout devant lui, tournant entre ses gros doigts rouges le bout relevé de son tablier bleu.

Comme dix heures sonnaient, elle profita d’un silence et dit :

— Le faisan est petit ! Monsieur sait ? Nous serons quatorze !

Monsieur Brossard regarda sévèrement sa servante :

— Il est petit, ma fille ? Vous aurez donc soin de le trancher avec art, de telle sorte qu’au premier coup d’œil il satisfasse toutes les convoitises. Rappelez-vous que l’abondance n’est jamais qu’une parcimonie adroitement présentée, sans quoi, elle ne saurait durer.

Il ajouta :

— Je passerai moi-même à la cave et je monterai les vins ; vous n’aurez pas à vous en occuper… Eh bien ? Qu’attendez-vous ?

La pauvre fille pivota, heurta un fauteuil, cogna le mur, rebondit dans une bibliothèque, tomba dans la porte et disparut !

Alors Monsieur Brossard se leva. Il s’approcha de la cheminée, se regarda dans la glace, rectifia un pli de sa cravate, tira ses manchettes, puis, d’un pas tranquille, il se dirigea vers la chambre de sa femme.

Mme Brossard était étendue sur sa chaise longue, la tête renversée. Ses maigres doigts crispés s’enfonçaient comme des griffes dans l’étoffe molle de sa robe de chambre, elle respirait difficilement ; sur ses yeux sans éclat, ses paupières tombaient à demi ; une longue souffrance avait déformé le dessin de sa bouche, son front marbré était poli comme l’ivoire, et, de sa chevelure en désordre, des mèches grises pendaient !

La voix de son mari la fit légèrement tressaillir :

— C’est vous ? murmura-t-elle.

— Eh ! oui ! ma bonne amie, c’est moi !… Mais… vous allez beaucoup mieux ce matin.

Elle tourna vers lui son visage creusé par la fièvre et répondit d’une voix brisée :

— Vous croyez ?

Il se pencha sur elle, lui prit la main, la baisa :

— Sans doute ! Votre regard est vif, votre teint reposé ; on voit que vous avez dormi délicieusement !…

Monsieur Brossard pensait qu’il est imprudent d’interroger les malades sur leur état ; le plus souvent, ils répondent des choses attristantes et que l’on trouve exagérées. Au contraire, que l’on prenne l’offensive, qu’on déclare dès l’abord qu’on les trouve bien, on les met dans l’impossibilité de geindre, on se libère l’âme, on se délivre d’eux !

— Pour moi, ajouta-t-il, je n’en puis dire autant, ma nuit fut agitée. Hier, je vous ai vue fatiguée et le souci m’a longtemps tenu sans sommeil ; je craignais que vous ne puissiez assister à notre dîner : cela m’eût contrarié.

— Vous êtes trop bon, mon ami…

— C’est que nous eussions été treize : il est des gens que cela vexe. D’ailleurs, vous n’aurez aujourd’hui qu’à vous laisser dorloter ; j’ai donné les ordres à Bathilde et je rentrerai moi-même un peu plus tôt, ce soir, afin de jeter un dernier coup d’œil sur la table.

Mme Brossard soupira. Monsieur Brossard comprit que ce soupir voulait dire :

— Vous ne reviendrez pas à l’heure du déjeuner ; vous me laisserez seule tout le jour, moi, malade…

Il savait que le soupir de Madame Brossard voulait dire tout cela, mais il n’éprouvait pas le besoin de l’entendre.

Il se taisait. Son silence avait quelque chose de violent, de volontaire, d’implacable. Enfin, après un temps qui lui parut convenable, il se leva, comme à regret :

— Allons, adieu ma bonne Thérèse ; il est plus de dix heures, il faut que j’aille à mon bureau.

A son tour, il soupira :

— Quand donc serais-je délivré de cette servitude ?

Ayant ainsi rejeté dans un avenir incertain l’accomplissement de ses devoirs de tendresse et croyant avoir assez clairement indiqué ce que pareil sacrifice lui coûtait, Monsieur Brossard quitta la chambre de la malade.


Dans son bureau, il choisit un cigare qu’il alluma avec soin. Puis, il passa dans l’antichambre, prit son chapeau et sortit. Sur le palier, il s’arrêta, prêta l’oreille, n’entendit rien, et tira la porte, qui claqua. Alors, ayant conscience d’avoir enfermé tous ses soucis dans la maison, il aspira une large bouffée de tabac et s’engagea dans l’escalier qu’il descendit allègrement.

Monsieur Brossard habitait près de l’Étoile et chaque matin, à la même heure, il se rendait à son bureau, rue Richelieu. Il y allait comme d’autres vont au Bois, non que cela les divertisse, mais ils y sont allés la veille, ils y sont toujours allés et, s’ils n’y allaient pas, ils ne sauraient que faire.

Sa canne à pomme d’or sous le bras, son chapeau bien calé sur la tête, il marchait, tenant le milieu du trottoir, et tout dans son allure disait la fortune bien assise, la famille bourgeoise, les appétits solides, l’égoïsme satisfait. Les jeunes ouvrières qu’il croisait ne s’y trompaient pas ; elles saisissaient au vol la flamme aiguë de son regard ; parfois, elles réprimaient un sourire.

Vers onze heures, un peu las, il arrivait devant l’immeuble occupé par la Compagnie d’Assurances dont il était administrateur. Il était fier d’appartenir à une maison d’aussi noble apparence. Tout y était vaste, archaïque et vénérable ; un peu de mousse égayait les pavés de la cour, quatre statues de pierre, représentant les saisons, décoraient le perron et, dans le vaste vestibule tendu de damas rouge, des huissiers d’un autre âge, menus, voûtés et chenus, se tenaient, immobiles et silencieux.

Ils se levaient, pourtant, lorsque Monsieur Brossard passait, et le saluaient d’un air triste. Ils savaient que sa femme était malade depuis six ans ; un tel malheur force la sympathie des humbles et les rend indulgents ; Monsieur Brossard inclinait gravement la tête et, dans le fond de son cœur, il éprouvait une étrange satisfaction.

Ses collègues, plus discrets, évitaient de lui rappeler son chagrin ; il les trouvait indifférents. Seul, son ami Lamorille manifestait encore quelque curiosité et, ce jour-là, le visage de Monsieur Brossard était à tel point rayonnant qu’il ne se tint pas de lui dire :

— Madame Brossard irait-elle mieux ?

— Beaucoup mieux, mon cher, beaucoup mieux ! Elle était très gaie, ce matin. Ce sont, je pense, les premiers soleils de mars qui la réjouissent !

Et, pour affirmer son état d’âme, il ajouta :

— Je suis très satisfait, très satisfait !

Sa joie le rendait exubérant, il demanda :

— Et Madame Lamorille, comment se porte-t-elle ?

Ernest Lamorille rajusta son pince-nez ; depuis longtemps, l’état de Thérèse Brossard dispensait son mari de s’intéresser aux vagues incommodités qui peuvent atteindre les autres femmes ; il ne l’ignorait pas. Il frisa la pointe de sa barbiche et répondit :

— Je vous remercie ; Cécile va très bien.

— Elle est exquise, dit Monsieur Brossard.

Lamorille le regarda un peu surpris ; puis, sa lèvre supérieure se releva, découvrant ses dents jaunes, ses yeux se plissèrent, son nez frétilla : il souriait ! Agé, ridé, presque chauve, il avait épousé une jeune fille dont le visage était joli, la parole légère et la jeunesse impertinente, il l’aimait d’un amour paternel, mais inquiet.

— Elle est exquise ! répéta Monsieur Brossard.

Il n’avait pas accoutumé de se répandre en compliments, mais, à cette minute, un rayon de soleil égaré dans la chambre heurtait les cartons verts et les faisait chanter. Une griserie singulière le soulevait, son cœur s’amollissait, il eût aimé se montrer sensible et bon. Dans la rue il se fût apaisé en donnant deux sous à un pauvre, mais là, dans ce bureau, il n’y avait pas de pauvres, il n’y avait que Lamorille dont l’indigence était purement morale.

Emporté par ses sentiments généreux, Monsieur Brossard lui dit :

— J’ai ce soir quelques amis à dîner et j’aurais voulu vous avoir aussi ; ma table, hélas ! n’est pas assez grande ! Venez donc nous rejoindre, avec votre chère femme, après votre repas, vous nous ferez plaisir.

Et, comme Lamorille hésitait, il ajouta :

— Je vous montrerai deux ou trois reliures qui vous intéresseront.

Ceci décida Lamorille. Ce n’était point qu’il eût le goût des livres, il n’y connaissait rien ! Mais, devant Monsieur Brossard qui se piquait d’être bibliophile, il lui eût été pénible d’en convenir. Souvent ainsi, par faiblesse, il nous arrive d’agir non selon nos préférences, mais selon ce qu’il plairait à d’autres qu’elles fussent.

Monsieur Brossard s’était assis ; il feuilleta ses dossiers, ouvrit des lettres, expédia quelques affaires, puis, comme midi sonnait, il se leva :

— A ce soir, dit-il, je compte sur vous, Lamorille. Ma femme sera bien contente de vous voir.

Et, sans attendre de réponse, majestueusement, il partit !


Frôlé, coudoyé, bousculé même par le peuple rieur et léger qui, à ce moment du jour, s’échappe des ateliers et des banques, Monsieur Brossard gagna les boulevards. Le bruit de la rue, les cris des camelots, le mouvement de la foule l’étourdissaient. Il regardait, à droite, à gauche, les couples vivement unis, les visages frais ou fardés des femmes, l’envol indiscret de leur jupe. Il avançait lentement ; des désirs vagues, imprévus, fugitifs, le heurtaient, il en ressentait un plaisir trouble, plein d’amertume et de regrets.

Sans doute, lui était-il arrivé plus d’une fois, depuis vingt ans, d’aborder une ouvrière, mais ces rencontres sans conséquence l’avaient déçu. Monsieur Brossard ne se souvenait pas d’avoir été jeune ; il ne comprenait pas la jeunesse ; près d’elle, il s’ennuyait !

Il flâna quelques minutes aux alentours de l’Opéra, puis, d’un geste autoritaire, il poussa la porte d’un restaurant, entra.

Il déjeuna seul, mais bien ; et, sensible aux plaisirs de la table, il fit durer le repas. Puis, le corps affalé, l’esprit engourdi, les paupières lourdes, chauffant au creux de sa main le verre de vieille eau-de-vie qu’il vidait à petits coups, il s’attarda quelques moments encore.

Trois heures sonnaient lorsqu’il sortit du restaurant ; ses pommettes étaient rouges, ses yeux luisaient, et, pendant un instant, il demeura au bord du trottoir, hésitant.

Paris était ensoleillé et frais, sa jeune lumière, annonciatrice du printemps, l’entourait de son écharpe odorante, il semblait à Monsieur Brossard que, de toute la ville, montât vers lui un appel frémissant et joyeux.

Soudain, une bouffée de parfum lui caressa le visage ; une femme passait ! Il l’enveloppa d’un regard complaisant, la jugea belle et, machinalement, se mit en marche à quelques pas derrière elle. Ce n’était point qu’il la suivît, mais, entraîné dans son sillage, l’ayant choisie pour but de promenade, il allait sans la quitter des yeux, fumant paisiblement et rêvant à mille choses agréables. Ce qu’il voyait de la cheville était d’ailleurs charmant, et, disciple inconscient de Cuvier, de la jambe moulée par le bas transparent, il passait aux hanches, comme de la tige au calice ; il imaginait la ligne des épaules, la gorge tiède et les bras blancs, reconstituant ainsi tout un corps d’après une frêle attache. Indulgent et généreux, il ne lui ménageait aucune des perfections capables de parer les divagations de son rêve sensuel, et pourquoi l’eût-il fait ? puisque, déjà, ayant atteint la place du Théâtre-Français, il s’arrêtait, laissant fuir son inconnue, la laissant disparaître parmi les voitures dangereuses, absorbée, dissoute, oubliée !

Elle l’avait mené là plus agréablement qu’un carrosse, il n’avait plus qu’à traverser le Carrousel et la Seine pour se trouver chez son relieur : il n’y résista pas.

Monsieur Brossard aimait les livres : posséder une pièce rare, la montrer à ses amis, les étonner, exciter leur envie, lui causait d’ineffables satisfactions. Ce sont là plaisirs de bibliophile ; dans la solitude, Monsieur Brossard en connaissait de plus aigus : le contact des belles peaux patinées, des maroquins épais, des vélins lisses et veloutés le faisait étrangement frissonner : il avait, pour les manier, des gestes onctueux de prélat ou d’amant ; il ne les touchait pas ; il les caressait.

Déjà, au temps où Thérèse Brossard se portait bien et dînait en ville, ses amis disaient : « Monsieur Brossard habille mieux ses livres que sa femme ». Plus tard, lorsqu’elle tomba malade, ils remarquèrent que les cuirs étaient plus beaux, les fers plus fins, les festons d’or, les liserés et les gardes plus soignés.

— Qu’il doit être malheureux, soupirait Mme Lamorille, maintenant que Thérèse ne lui coûte plus rien, de ne pouvoir offrir, de temps à autre, un collier de perles à son volume préféré.

Il n’est pas qu’à certaines périodes de sa vie, Monsieur Brossard n’eût délaissé cette passion stérile pour quelque fille aux seins lourds dont la chair blonde lui faisait monter le sang au visage, mais, toujours, il y revenait. Elle l’occupait sans cesse et, qu’il rencontrât un ouvrage longtemps désiré, il n’avait de repos qu’il ne lui eût trouvé robe à son gré. C’est ainsi que, souvent, il lui arrivait d’utiliser la reliure d’un Missel ou d’un Livre d’Heures pour habiller une galanterie, éditée en Hollande, dont les vertes vignettes lui causaient un sentiment trouble, mais exquis, et c’est avec un rictus qu’il croyait satanique qu’il glissait alors le volume dans le coffre qu’il appelait, non sans quelque prétention : mon Enfer !

M. Botte, son relieur, habitait une échoppe de l’impasse Porché, proche la rue Guénégaud ; il y avait son atelier qui n’était point grand et qui empestait la colle et le carton mouillé. Monsieur Brossard aimait ces odeurs, comme il aimait aussi le bruit de la presse et du fil tiré. A peine entré dans la pauvre boutique, il se sentait chez lui, s’installait, inspectait les travaux en cours, examinait les commandes des autres clients, critiquait leur goût, et, à l’occasion, leur volait une idée. Dans aucun lieu du monde il ne se trouvait mieux que dans cet antre obscur, assis sur un escabeau poussiéreux, parmi les établis surchargés de pots, de pâtes, de rognures et de piles de bouquins préparés pour l’encollage.

Ce jour-là, il y demeura longtemps. Il reçut des mains de M. Botte un petit livre, qu’il se garda bien d’ouvrir devant l’artisan, mais dont il vérifia minutieusement la reliure ; aucun travail ne pouvait le satisfaire : il était difficile !

Il choisit d’autres modèles, sans se hâter, puis il discuta les prix. Il le faisait âprement, durement, avec une obstination fatigante de paysan, changeant ses offres, proposant d’absurdes combinaisons, mêlant fers, prix et peaux et finalement embrouillant si bien le tout que lui-même ne s’y retrouvait plus. Contre tant d’assauts, M. Botte se défendait avec indifférence, mais fermeté. Il cédait pourtant, mais à la dernière minute et de telle sorte que son client emportât la certitude que, même en passant la nuit, il n’eût pas obtenu davantage.

Lorsque Monsieur Brossard sortit de chez M. Botte, le soleil était couché. Déjà, le crépuscule emplissait d’ombre bleue les ruelles étroites, mais, sur les quais, sur l’eau verte et bombée du fleuve, sur le Louvre et sur les ponts persistait encore cette lueur sanglante et dorée, cendre émouvante et pathétique, qui, certains soirs, transforme, enrichit et fait palpiter les pierres.

Monsieur Brossard ne tourna pas la tête ; il n’était point attiré par ce qu’il appelait avec dédain : les futilités de la nature !

La main plongée dans la poche de son pardessus, la tête basse, réfléchi, il s’en allait à petits pas, par des chemins obscurs et tortueux, serrant le petit volume trouvé chez M. Botte, comme il eût serré la main d’une femme aimée. De temps à autre, il le sortait furtivement, le regardait : la reliure grenat d’un Missel, striée de fils d’or recouvrait un exemplaire de l’édition originale d’Éléonore ou l’Heureuse Personne ; le texte en est pervers, les gravures audacieuses ; Monsieur Brossard l’entr’ouvrait, y jetait un coup d’œil, puis l’enfouissait à nouveau, en murmurant, ainsi qu’il le faisait toujours en pareille circonstance :

— Ce sera la perle de mon Enfer !

Il arriva chez lui un peu avant sept heures, mais au lieu de monter il traversa la cour, s’enfonça sous terre !

La cave de Monsieur Brossard était, après sa bibliothèque, l’objet de son plus cher souci : des lampes électriques éclairaient les murs blanchis à la chaux, le long desquels les cachets de cire bleus, jaunes et rouges s’alignaient en files impeccables ; des pancartes pendaient sur les casiers, on y lisait des dates, des noms glorieux. Au fond, entre deux fûts énormes, rebondis et méditatifs, un lutrin de fer forgé supportait un registre où Monsieur Brossard notait soigneusement les entrées et les sorties de ses plus notables pensionnaires.

Il inspecta d’abord ses troupes d’un regard glorieux, puis il choisit ses victimes, les coucha paternellement dans un panier d’osier, biffa leur nom dans le grand livre, s’assura que l’Heureuse Personne était toujours dans sa poche et, par l’escalier de service, il gravit les degrés de ces quatre étages.

Il soufflait bien un peu, en arrivant, et, pour ne pas compromettre son prestige, il attendit avant que de heurter la porte. Il prêtait l’oreille avec espoir, peut-être, d’entendre quelque chose qui lui fût désagréable, mais le silence était complet. Il frappa, puis il frappa plus fort, enfin il sonna et la colère le gagnait lorsqu’il entendit un bruit de pas précipités.

La porte ouverte, Bathilde reconnut son maître, poussa un cri et recula :

— Ah ! Monsieur !

— Qui donc attendiez-vous ? Je ne suis pas le diable. Allons, prenez ce panier… dépêchez-vous, il pèse !

Elle obéit passivement et soupira :

— Pauvre Monsieur !

— Ne secouez pas les bouteilles, malheureuse !

Elle laissa brusquement tomber le panier sur la table, les flacons s’entre-choquèrent.

— Eh bien, Bathilde ? Qu’avez-vous ?

— Ah ! Monsieur… Madame…

— Qu’a-t-elle fait, Madame ? Elle ne vous a pas empêché d’accommoder les sauces, je suppose ?

A ce coup, Bathilde perdit la tête :

— J’aime mieux le dire tout de suite à Monsieur, pour le préparer : la pauvre dame a passé…

— Hein ? Quoi ? Où a-t-elle passé ?

Bathilde éclata en sanglots :

— Elle est morte… Monsieur me comprend ?

— Morte ? Vous plaisantez ?

Bathilde ne plaisantait pas ; elle se couvrit le visage avec son tablier, geste antique !

— Ah ! Monsieur, gémit-elle, je suis bien malheureuse. Elle qui me disait encore ce matin… qui me disait encore ce matin…

Monsieur Brossard avait saisi le bras de Bathilde, il la secoua brutalement.

— Mais voyons, ce n’est pas possible ! Il faut faire quelque chose : nos invités vont arriver…

— On les a prévenus, Monsieur !

— Qu’est-ce qu’ils vont penser ? Et les Lamorille que je n’invite jamais ! Est-ce qu’on les a prévenus, les Lamorille ?

— Je ne sais pas, Monsieur ; on a essayé de téléphoner à Monsieur, mais Monsieur n’était pas à son bureau, Monsieur sait ?

Monsieur Brossard se remémora sa journée si tranquille ; il eut honte de s’être tant promené, il éprouva le besoin de se disculper :

— J’étais chez le ministre, dit-il.

— C’est bien ce que j’ai pensé, répondit Bathilde.

Elle sanglotait.

— Ne pleurez pas comme ça ! c’est agaçant !… Où est Madame ?

— La pauvre dame est dans sa chambre. M. le curé est venu ; Monsieur me comprend ?

— C’est bien, j’y vais !

Bathilde le suivait, parlant toujours :

— C’est à midi qu’elle a passé, pendant qu’elle se coiffait, devant la glace…

— Je m’en doutais, dit Monsieur Brossard, cela devait arriver.

Il dit cela, mais, déjà, il ne pensait plus à ce qu’il disait.

Sur le seuil de la chambre mortuaire, il s’arrêta, pressant au fond de sa poche l’Histoire d’Éléonore, comme s’il eût voulu par là se rattacher à la terre. Dans le même temps, un travail se faisait en lui ; il prenait une attitude ! Il sentait que les larmes seraient indignes de son caractère et que, d’ailleurs, il n’en pourrait verser ; il adoptait, d’instinct, la douleur muette, profonde, résignée, à la fois solennelle et religieuse.

La chambre était dans la pénombre ; trois bougies brûlaient sur la table de nuit, un rameau de buis trempait dans une assiette d’eau bénite ; çà et là, des personnes, affalées, que l’on distinguait mal, priaient et soupiraient.

Monsieur Brossard traversa la pièce à pas lents, sans rien voir ; il se pencha sur le cadavre, le baisa au front, se redressa, et dit :

— Adieu, ma bonne amie ! J’étais fier de ton estime ! Tu fus l’orgueil de ma vie ! Dors en paix, Thérèse, dors en paix !

Puis, il se retourna. Il y avait là quelques parentes éloignées, deux sœurs de charité, un prêtre et trois vieilles femmes pauvrement vêtues que Monsieur Brossard ne connaissait point.

Il leur serra la main à tous, et, chaque fois, il répétait :

— Pauvre amie ! Elle souffrait tant ! Cela vaut mieux pour elle !

Il revint s’asseoir auprès du lit. Les minutes étaient lentes. De temps à autre on entendait la sonnette, le bruit d’une chaise remuée, un soupir. Une odeur fade l’incommodait. Il regardait la morte comme s’il ne l’eût jamais connue.

Enfin, n’entendant plus rien, il tourna la tête ; tout le monde était parti ; il ne restait que les religieuses doucement endormies dans leur fauteuil, leur immense chapelet à la main, prêtes déjà à veiller ainsi jusqu’au jour.

Alors, Monsieur Brossard se leva et quitta la chambre. Dans son bureau, il rencontra Bathilde.

— Monsieur devrait prendre quelque chose, murmura-t-elle, Monsieur me comprend ?

— Oh, non ! fit-il douloureusement, je n’ai pas faim.

Puis, d’une voix plus naturelle :

— Vous garderez le faisan pour demain ; servez-moi seulement un peu de rôti, des asperges et du fromage.

Et, comme elle s’éloignait, il dit encore :

— Vous ouvrirez une bouteille de Beaune, cela me remettra !

II

Les morts n’encombrent pas longtemps les vivants ; à peine ont-ils cessé de geindre, on les enterre et tout est dit !

Mme Brossard quitta ce monde, comme elle avait vécu, sans éclat. Quelques amis lui accordèrent une courte pensée ; ses familiers se lamentèrent, et son mari, contraint de veiller son corps, évoqua, pour se distraire, leur existence commune. Assis à son chevet, il en repassa dans sa mémoire les plus notables circonstances, comme on parcourt une vieille lettre jaunie, avant de la jeter au feu qui la racornira.

Il avait épousé Thérèse Petit, fort bourgeoisement, et ne l’avait pas plus choisie qu’il ne choisissait à cette époque son linge et ses cravates. Sa mère faisait tout cela pour lui ; elle le faisait avec piété, mais sans discernement. Thérèse avait le visage banal, l’esprit plat, le cœur inerte, mais elle savait coudre et cela fut jugé suffisant pour assurer le bonheur de Monsieur Brossard, du jeune Brossard, comme on disait alors.

Au reste, M. Petit, le père, était administrateur d’une Compagnie d’Assurances contre Incendie, « la Jeanne d’Arc », son gendre lui succéderait ; pouvait-on demander davantage ? Le jeune Brossard se laissa marier. Sa femme manquait de coquetterie : elle s’habillait mal, se lavait à peine. Pourtant, il vécut avec elle en bon époux, exécutant, sans trop de zèle, les gestes rituels de l’amour conjugal, ne la trompant que lorsque l’occasion s’en présentait et généralement de façon si vulgaire que, l’eût-elle su, elle n’aurait pu s’en offenser.

Que d’années inutiles ! Ils sortaient ensemble, mangeaient ensemble, dormaient ensemble : ils s’ignoraient ! S’aimaient-ils ? Se haïssaient-ils ? On n’aurait su le dire. Ils n’échangeaient que des propos matériels, ne s’entretenaient que de choses qui ne les touchaient point et mêlaient à tout cela des appellations tendres, dépourvues d’accent.

Plus tard, la santé de Thérèse déclina. Elle eut d’incompréhensibles mélancolies, des fatigues auxquelles son mari ne croyait pas, car elles l’importunaient et jusqu’à des évanouissements qui le mirent en colère. Il s’apaisa lorsqu’il sut son état sans remède : l’incertitude l’eût tourmenté.

— On oublie un malheur, disait-il, on n’oublie pas un danger !

Et, maintenant, il regardait le visage sévère et pincé de la morte, comme s’il ne l’eût jamais connue. La lumière tremblante des bougies faisait jouer des ombres sur sa figure, il lui sembla qu’elle parlait. Pour la première fois, l’idée lui vint à l’esprit que peut-être elle avait eu des pensées inexprimées ; cela lui parut étrange et troublant. Il détourna les yeux, fixa son regard sur le chapelet d’ivoire qui enchaînait au crucifix les mains décharnées de Thérèse ; il pensa à Dieu, il pensa à la mort, et puis, il s’endormit.


L’enterrement eut lieu à son heure. Monsieur Brossard le conduisit ; il fut parfait. Déjà, aux funérailles de son père, de sa mère et des membres influents de son conseil d’administration, il s’était fait remarquer par sa tenue ; jamais encore il n’avait atteint à cette profondeur, à cette mesure, à cette majesté dans la douleur.

— Quand on songe que c’est la première fois qu’il enterre sa femme, murmura le docteur Reymond, son médecin, on ne peut que se découvrir.

— C’est un homme admirable, répondit Lamorille.

C’était vrai. A l’église, tournant le dos au public, il avait, d’un simple mouvement des épaules, indiqué son accablement ; puis, devant le catafalque, le goupillon à la main, il avait retenu un sanglot, un seul, mais saisissant. Plus tard, dans la rue, tandis que la foule le regardait et saluait, il essaya de se recueillir. Il ne quittait pas des yeux les couronnes de roses qui s’en allaient devant lui, cahotées, secouées, lamentables : il glissait, trébuchait ; il était las. Derrière lui, les conversations, d’abord animées, étaient tombées ; une morne fatigue gagnait les plus robustes.

— Je suis veuf ! se répétait Monsieur Brossard.

Et ce mot sonnait en lui, ridicule. Veuf ? pourquoi veuf ? Il était libre, et voilà tout !

Au cimetière, le bruit du cercueil heurtant les parois de la tombe l’étonna. Était-ce vraiment sa femme que l’on descendait là ? Il se pencha pour la voir, chancela. Des amis l’entraînèrent ; il entendit quelqu’un murmurer :

— Le pauvre homme ! C’est une loque !

Et cela le flatta.

Chez lui, Bathilde, rentrée la première, l’attendait ; mais elle avait gardé sa capote de crêpe et ses gants de filoselle noire ; il sentit qu’il ne pourrait rien lui demander, pourtant il avait soif ; il eût voulu se reposer, mais il ne s’appartenait pas ; le défilé des amis recommença, il dut subir à nouveau le supplice des phrases vides qu’il avait souvent répétées lui-même dans des circonstances analogues, et qu’il n’avait jamais pensées. Cependant, de temps à autre, il s’y laissait prendre, et il s’attendrissait.

Avec M. Lamorille, son ami, il put s’entretenir plus longuement. La journée finissait ; ils étaient seuls.

— Vraiment, c’était très bien, dit Lamorille, les fleurs, la musique, le monde !… Il y avait beaucoup de monde !

Et il remit son lorgnon en place, ce qui était, chez lui, signe d’admiration.

— Oui, fit Monsieur Brossard, je crois qu’elle eût été contente !

Et tandis qu’il levait les yeux au ciel, M. Lamorille reprit :

— Mme Lamorille a envoyé quelques fleurs, je ne sais si vous les avez vues ?

— Mais oui, je les ai vues ! Superbes ! Beaucoup trop belles ! Oh ! vous êtes bon, mon ami ; Mme Lamorille aussi est bonne. Ma pauvre Thérèse vous aimait tant ! Elle regrettait de ne pas vous voir davantage.

— Oui… et maintenant ?

— Ah ! Maintenant !

Les deux hommes se serrèrent les mains ; ils avaient des larmes dans les yeux. Monsieur Brossard demanda d’une voix triste :

— Et au bureau, qu’y a-t-il de nouveau ?

Il eût voulu savoir si l’on parlait de lui, et ce qu’on en disait. Lamorille manquait de finesse, il répondit :

— Pas grand’chose, un petit sinistre à Pantin, et notre secrétaire, le jeune Beaumartin, qui se décide à divorcer.

— Il divorce ? Le pauvre garçon, s’il savait !

Lamorille soupira :

— Que voulez-vous ? Il est des cas… il l’a surprise… enfin tout cela est bien compliqué !

Il s’était levé ; Monsieur Brossard le conduisit jusqu’à la porte.

— Allons, au revoir, mon bon ami ! mes hommages à Mme Lamorille, et merci, merci encore !

Un instant, ils hésitèrent, puis, sans savoir pourquoi, ils s’étreignirent. Ernest Lamorille en fut bouleversé ; et tandis qu’il s’en allait, ému, peiné et plein de commisération, Monsieur Brossard rentra dans son bureau, sonna, et demanda le dîner.

Son repas ne fut pas agréable. Il se sentait brisé par le poids de cette longue journée. Il aurait eu besoin d’une détente, d’un changement, d’une figure nouvelle, d’une voix légère qui lui eût dit des choses jamais entendues. Au lieu de cela, il y avait Bathilde qui étouffait ses pas, levait les yeux au plafond, soupirait et reniflait. Elle l’irritait. Il se contint un moment, et puis il éclata :

— Assez, Bathilde, assez ! Vous avez assez pleuré ! Il est un temps pour tout, dit l’Ecclésiaste ! Il est un temps pour gémir et un temps pour servir à table ! Retirez-vous, je vous en prie, retirez-vous !

Et, lui-même, jetant sa serviette, alla s’enfermer dans le salon.

Bathilde joignit les mains.

— Pauvre Monsieur, dit-elle, comme il souffre ! Il n’a pas fini sa crème, lui qui l’aime tant !

Dans son salon, Monsieur Brossard ne fut pas plus heureux. Pour la première fois, il eut le sentiment d’être seul, irrémédiablement seul, et sa maison lui sembla triste. Pourtant, il n’y avait rien de changé, ou presque rien : ce n’est point la malade enfermée dans sa chambre qui eût animé le silence. D’où venait donc cet ennui qui lui vidait le cœur ? Il essaya de fumer ; l’inaction l’énervait ; il regardait son cigare, croisait les jambes, les décroisait ; il ne savait comment se placer, à quoi rêver, ni même où jeter sa cendre. Il se leva, fit quelques pas, s’installa devant sa table. Là, il se sentit mieux et s’efforça de penser à la morte.

Bien souvent, du temps qu’elle était vivante, il avait connu auprès d’elle des soirs accablants. Il allait, venait, tournait, l’obsédait. Et elle, que cette vaine agitation fatiguait, lui disait, de sa voix la plus douce :

— Mon bon ami, vous finirez par me trouver insupportable. Vous restez là, toujours enfermé, vous vous rendrez malade. Alors, que deviendrais-je ? Allez vous distraire, sortez, cela vous fera du bien.

Et comme il hésitait, tourmenté par l’envie qu’il avait d’obéir, elle ajoutait :

— Je vous en prie… Allez ! Demain vous me conterez ce que vous aurez vu, ce sera comme si je l’avais vu moi-même.

Monsieur Brossard se laissait convaincre. Il partait ! Étaient-ils dupes de leurs paroles ? Connaissaient-ils le fond de leur pensée ? Eût-il mieux valu que Monsieur Brossard s’écriât :

— Où trouverais-je un prétexte pour quitter cette chambre où j’étouffe, où j’enrage, où je ne contiens qu’à peine ma fureur et mon dégoût ?

Et qu’elle lui répondît :

— Mais, va-t’en, va-t’en ! Ne vois-tu pas que ta présence m’exaspère ? Va-t’en, et que, du moins, je t’oublie jusqu’au matin !…

Qu’est-ce que la vérité ? demanda l’inconnu… et Jésus ne répondit pas.

Ce soir-là, comme naguère, Monsieur Brossard se rongeait. Il évoquait le visage de Thérèse, le son de sa voix, la couleur de ses yeux. Il concentrait sa pensée sur son image retrouvée et, soudain, il lui sembla que la pauvre femme posait une main sur son épaule et parlait.

— Mon bon ami, ne vous laissez pas aller à votre douleur, ne restez pas là, à souffrir pour moi, vous en viendrez à détester ma mémoire. Allez ! Secouez votre chagrin, ayez le courage de vous distraire, cela me fera plaisir !

Monsieur Brossard se leva, prit son chapeau et sortit.

Il n’avait point de projets, il s’en allait, au hasard, seul encore, mais moins triste. Le bruit de ses talons frappant l’asphalte l’accompagnait, l’air vif dissipait les vapeurs de son cœur affadi : il sortait d’un cauchemar.

Il descendit jusqu’aux boulevards, tourna, revint par l’avenue Gabriel. Ses pensées, ses sentiments, ses souvenirs étaient tombés, il ne lui restait qu’une tristesse amortie, une lassitude !

Il rentra d’un pas égal, fit sans y songer les gestes habituels et lorsqu’enfin il s’étendit dans son lit, bien au chaud, bien au large, déjà presque inconscient, il murmura :

— Quelle bonne fatigue !

Le lendemain, Monsieur Brossard s’éveilla tard. Ses sensations étaient confuses ; puis, le voile se déchira, un flot de souvenirs l’envahit. D’un geste, il rejeta ses couvertures, sauta hors du lit, se libéra.

Les êtres les plus sincères placés brutalement en face de la douleur éprouvent parfois cet effroi qui les fait reculer. Il semble qu’intérieurement ils se disent : je souffrirai plus tard ! Et ils s’étourdissent dans l’accomplissement de besognes indifférentes : ils oublient !

Monsieur Brossard fit sa toilette, déjeuna, parcourut les journaux, et ce ne fut qu’en ouvrant son courrier, en lisant les lettres de condoléances dans lesquelles ses amis le plaignaient, qu’il se sentit malheureux. Il les lut, les relut, s’apitoya puis, craignant de s’attrister, les jeta pêle-mêle dans un tiroir, où elles devinrent aussitôt des lettres banales, impersonnelles, pareilles à toutes les lettres auxquelles tôt ou tard il faudra répondre et dont la pensée nous importune.

Momentanément délivré de ce souci, Monsieur Brossard se dirigea vers la chambre de sa femme, ainsi qu’il le faisait chaque jour depuis tant d’années. Tout y était en ordre ; rien ne rappelait le drame qui venait de s’y jouer ; un rayon de soleil égayait la poudreuse en bois de rose et faisait scintiller les couleurs des tapis. Monsieur Brossard éprouva une émotion fugitive, presque un regret. Alors, détournant la tête, il passa dans le boudoir de Thérèse ; c’était la pièce la plus charmante de la maison ; pourtant il y venait rarement, soit qu’elle ne fût pas arrangée à son goût, soit qu’il déplorât qu’elle ne fût pas sienne, ou, peut-être, tout simplement parce que Mme Brossard exigeait que l’on n’y fumât point. Presque sans y songer et cependant par bravade, il alluma une cigarette, et il regarda autour de lui ; des yeux il supprimait les meubles, changeait les tentures, choisissait l’emplacement de nouvelles bibliothèques. Un livre traînait sur une table, il le prit, le feuilleta : C’était l’Imitation, que Thérèse lisait sans cesse ; la reliure était médiocre, l’édition vulgaire, il jeta dédaigneusement le volume sur un fauteuil, et murmura :

— C’est ici que je logerai mon Enfer !

Puis, d’un geste rapide, il rafla les photographies qui traînaient çà et là, et dont la vue, souvent, l’avait agacé. Il y en avait de tous genres. Vieux portraits de famille, visages d’amies oubliées, petits groupes effacés et jaunis ; il en fit un tas, et les lança dans le tiroir d’une commode qu’il referma d’un coup de pied. Il dérangea encore quelques bibelots, groupa les plus laids sur le coin du piano, se dit :

— Je les donnerai à ses amies en souvenir d’elle.

Alors, n’ayant plus rien qui le retînt, il traversa la chambre de Thérèse, ferma la porte, revint à son bureau.

Éléonore ou l’Heureuse Personne, le dernier ouvrage qu’il eût rapporté de chez M. Botte, était là, bien en vue, à côté d’un paquet de faire-part que l’on n’avait pas utilisé. Il prit le tout, s’approcha de la cheminée, glissa les billets bordés de noir sous les bûches, et, tandis qu’une flamme claire montait dans l’âtre, il s’assit, enveloppa ses jambes dans les pans de sa robe de chambre, et, doucement, se mit à lire.

Midi sonnait ; tout était calme dans la maison ; aucun bruit étranger ne troublait le silence, pas une voix, pas un souffle ! La vie, un instant déchirée, reprenait son cours, comme le fleuve après le roc ; Thérèse Brossard était morte, à jamais.

III

Il est doux parfois de songer auprès de la femme que l’on aime ou qui, par quelque lien, vous tient en servitude, aux mille choses légères que l’on fera lorsqu’elle sera morte. Monsieur Brossard s’était souvent bercé de ces rêveries. Il n’imaginait pas alors que la perte de Thérèse pût l’affliger et, sur le bord de sa tombe, il avait secoué la poussière de ses sandales.

Pourtant, après trois mois de deuil, il y pensait encore, et les sentiments qu’il éprouvait l’emplissaient d’étonnement : il ne regrettait pas sa personne, il regrettait sa présence ; il semblait que pour lui, le malheur ne fût point qu’elle eût cessé de vivre, mais qu’elle l’eût laissé seul.

Au reste, ses amis entretenaient son souvenir. Ils parlaient d’elle, lui prêtaient des qualités et, sans le vouloir, lui construisaient peu à peu une personnalité nouvelle qui, dans l’esprit de chacun, se substituait à l’ancienne. Monsieur Brossard se laissait entraîner ; il joignait ses éloges à ceux des étrangers et, délivré des soucis que, malade, sa femme lui causait, il se sentait porté à l’indulgence.

De quoi, d’ailleurs, se fût-il plaint ? S’il songeait à elle et que, soudain, il eût envie de n’y plus songer, il ne se gênait pas. Il ne redoutait même plus le regard qui le suivait, autrefois, lorsque, fatigué d’elle, il quittait trop rapidement sa chambre.

Les morts que l’on n’a pas aimés sont d’agréables compagnons, conciliants, débonnaires, ne se froissant jamais, et n’élevant pas la voix. Quelques fleurs, une mélancolie décente sont les seules politesses qu’ils exigent, ils nous donnent en échange la sensation profonde de notre plénitude et ils nous font apprécier la joie de vivre, la chaleur du soleil, le parfum des fleurs et la jeunesse éclatante des femmes.

Par les vertus dont nous les parons et qu’ils ne sont plus en mesure de démentir, nous nous rehaussons nous-même ; nos petitesses disparaissent dans l’éblouissement de leur mémoire et, derrière le masque d’une douleur exemplaire, nous agissons à notre guise.

Ainsi faisait Monsieur Brossard ; Thérèse était morte, il continuait à vivre.

Chez M. Botte, son relieur, qu’il visitait souvent, il se sentait particulièrement à l’aise ; M. Botte ne lui parlait jamais de Thérèse ! Il ne l’avait point connue ! Il ne s’en souciait pas ! Cette réserve plut d’abord à Monsieur Brossard, puis elle lui pesa. Il se prit à soupirer, et, parfois, tout en maniant une belle peau fauve, souple et dorée comme une chevelure de bacchante, il s’échappait jusqu’à dire :

— Ma pauvre femme eût bien aimé cela.

Et, si M. Botte levait le nez d’un air étonné, il ajoutait :

— C’était une artiste !

Mais, dans le même temps, son démon intérieur corrigeait sa pensée.

— Si tu avais eu la folie de consulter ta femme, soufflait-il, son souvenir serait mêlé à tous tes souvenirs et ton plaisir serait empoisonné.

Monsieur Brossard l’écoutait avec complaisance, puis, oubliant Thérèse, il composait d’adorables reliures qu’il marchandait avec moins d’âpreté que jadis. Une fois même, au moment de se retirer, il serra la main de l’artisan.

Celui-ci n’en fut point choqué : il voyait tant de monde ! Il murmura seulement :

— Ce pauvre Monsieur Brossard ! On ne sait s’il est triste ou s’il a peine à contenir sa joie.

Et M. Botte regarda, non sans amertume, le visage sévère de Mme Botte, son épouse, qui, pour l’instant, tricotait dans un coin, mais qui chaque jour lui reprochait d’être relieur dans un vilain quartier alors qu’avec un peu d’audace il eût pu s’établir boulanger, fleuriste ou libraire et gagner davantage.

Pourtant, elle était fière de lui. Elle était fière, mais elle se portait bien et M. Botte songea qu’elle ne mourrait jamais !

Ainsi, sur son passage, Monsieur Brossard faisait naître tantôt l’envie et tantôt la pitié. Il ne s’en doutait pas ; il allait dans la vie, impassible et glorieux.

Le temps passait ; des amis de Monsieur Brossard, soucieux de l’arracher à l’austérité de son deuil, le convièrent à des repas intimes ; il accepta, puis, à son tour, il rouvrit sa maison.

Il parlait avec autorité. Sur toutes choses, il possédait des certitudes et il les exprimait. On le supposait triste et l’on n’osait le contredire ; il en tirait avantage et seul le Docteur Reymond, convive assidu, échappait à son empire : il l’observait. C’était là son plaisir, car il buvait à peine et les pesantes dissertations de ses voisins ne le captivaient point. A mesure que le repas s’avançait, il voyait se troubler le regard de Monsieur Brossard et son visage se colorer. Un imperceptible sourire glissait alors sur ses lèvres fines. Le Docteur Reymond était une mauvaise âme ! Une âme pleine d’ironie, de clairvoyance, impitoyable, mais c’était le plus vieil ami de Monsieur Brossard, il appréciait les belles éditions et Bathilde éprouvait pour lui une mystérieuse sympathie. On l’invitait !

Le souvenir de Thérèse, dans tout cela, passait un peu inaperçu.

Un soir, pourtant, qu’il était seul et désœuvré, Monsieur Brossard entra dans la chambre de la morte. Tout y était en ordre, les objets n’avaient point changé de place ; sur la cheminée, le pot de Saxe ébréché était toujours ébréché ; le portrait de Monsieur Brossard avait l’air d’une relique. Cela lui fut désagréable. Il songea que peut-être un jour, lui aussi serait mort et, pour chasser cette pensée absurde, il donna de la lumière.

Il demeura quelques instants immobile, puis, du bout du doigt, il souleva le couvercle de la poudreuse. Il n’y avait là que des bibelots de femme, inutiles. Il prit une lime, frotta légèrement ses ongles et, soudain, rejeta l’instrument. L’endroit décidément ne le retenait point.

Comme il se retirait, son regard tomba sur le secrétaire de Thérèse ; il hésita, s’arrêta, l’ouvrit !

Sur la tablette rabattue, quelques papiers tombèrent ; le meuble était bourré de cahiers, de calepins et de feuilles réunies par des faveurs, comme des manuscrits.

Monsieur Brossard en prit une, au hasard et reconnut l’écriture de la morte ; alors, il tira des liasses, feuilleta les cahiers et sur toutes les pages il retrouva la même écriture fine et pointue.

— Pardieu ! s’écria-t-il étonné. Elle écrivait !

Et pour la première fois, peut-être, de son existence, il fut tenté de sourire.

Il saisit un paquet de feuilles volantes, le déplia. Il y était question de Dieu, de l’âme et de la charité : « Seigneur, vous nous avez envoyé le devoir et je vous remercie, mais nous l’accomplissons sans connaître les conséquences de nos actes… »

Il tourna plusieurs pages : « Je me perds en vous Seigneur et je m’anéantis, ma prière est un don de ma personne… »

Il passait les longues dissertations sur la bonté, les ennuis domestiques et la grâce suffisante, les « Recueillements » et les « Méditations ». Il passait, mais il retenait quelque chose du style, et, à mi-voix, il murmurait :

— Dieu, que vous inspirez donc des choses ennuyeuses à ceux qui ne savent pas écrire !

Il reposait à mesure les papiers dans le meuble, et il allait tout abandonner lorsqu’une grande feuille dépliée arrêta son regard : « Promesse ! » Au-dessous de ce mot en lettres flamboyantes, Thérèse avait écrit :

« Dieu m’a donné la douleur, et la douleur m’a purifiée ! Dieu me donnera la mort et la mort me délivrera ! Je veux remercier Dieu de tous ses biens passés et futurs et je fais ici la promesse solennelle de porter à Lourdes le témoignage de ma reconnaissance… »

— Quelle sainte femme ! soupira Monsieur Brossard.

Il poursuivit :

« Si la mort m’empêche d’accomplir ce serment, mon bien cher époux l’accomplira pour moi. Je le lui demande et je vous le promets, Seigneur ! Il le fera en souvenir de nos premières années et aussi pour que je lui pardonne les mauvaises pensées que plus récemment sa présence faisait naître en moi et qui ternissaient ma sainteté ! »

Monsieur Brossard éprouva un peu d’humeur :

— De quoi se mêle-t-elle ? grommela-t-il.

Et, refermant le secrétaire, il ajouta :

— Je classerai tout cela plus tard.

En vérité, il ne s’en souciait guère ; pas un instant, il ne pensa sérieusement à le faire. Mais, à dater de ce jour, il répondit à ceux qui lui parlaient de sa femme :

— C’était une sainte ! J’ai trouvé dans ses papiers des pensées qu’elle notait au jour le jour ; il y a là des choses admirables !

Il répétait plusieurs fois : admirables ! Et il se rengorgeait !

— Comment ! disaient les vieilles cousines de la morte, Thérèse écrivait ?

— Des choses saintes, ma cousine ! Des choses saintes !

— Cela ne m’étonne qu’à demi, disait l’une, cette pauvre Thérèse était toujours entre le ciel et la terre !

L’autre, moins bienveillante, précisait :

— Oui, elle était souvent dans la lune, je suis sûre que ses domestiques la volaient !

— Que voulez-vous ? répliquait Monsieur Brossard, la pauvre femme vivait en Dieu.

Il en parlait à tout propos.

Un soir, à dîner, le Docteur Reymond que ce sujet n’amusait plus, demanda :

— Pourquoi ne les publiez-vous pas, ces chefs-d’œuvre ?

Et Monsieur Brossard qui n’y avait jamais pensé, répondit :

— J’y songe ! Cela ferait un beau livre. Mais je craindrais de déplaire à ma bonne Thérèse : elle était si secrète !

Ainsi, dans le cercle étroit de ses relations, se formait la légende.

Certains, pour se donner de l’importance, prétendaient avoir lu les plus beaux passages. C’est du Bossuet ! disaient les uns et d’autres : c’est du Pascal ! On allait même jusqu’à prononcer le nom de saint Augustin qui, cette année-là, se trouvait à la mode.

Toutes les vieilles dames que Thérèse avait connues venaient voir son mari et visiter la chambre de la morte. Monsieur Brossard se prêtait à toutes les curiosités. Il ouvrait la porte du sanctuaire et s’effaçait. Les visiteurs, pour la plupart s’arrêtaient intimidés, quelques femmes se signaient.

La chambre de Thérèse n’avait pourtant rien d’imposant. C’était une pièce carrée, tendue de papier rose. Il y avait le secrétaire, la poudreuse, la chaise longue et dans le fond de la chambre, le lit conjugal, large, immense, gonflé par l’édredon et couvert d’un filet banal. Il était là, évocateur indiscret de la platitude du ménage et les plus délicats détournaient le regard. Ils contemplaient alors le prie-Dieu, et sur la table de nuit le Christ et le chapelet, placés en évidence.

Monsieur Brossard contenait mal son orgueil ; la satisfaction perçait sur son visage : il sentait que de tout cela rejaillissait sur lui une considération grandissante. A son tour, Bathilde y participa, et, dès lors, il y eut toujours quelques fleurs sur la cheminée, devant le portrait de la morte.

IV

Monsieur Brossard croyait à l’éternité des choses agréables et singulièrement de son bonheur personnel. Il l’avait organisé pour lui seul et de telle façon que nul trouble ne lui pût venir du monde extérieur ; du moins le pensait-il ainsi. Il n’était l’esclave d’aucune affection ; s’il perdait un ami il en prenait un autre, et il se portait bien. Mais les destins sont cruels ; l’égoïsme même ne les désarme pas, il semble parfois qu’il les excite.

Un jour, un samedi de la fin de juillet, alors qu’il songeait tout bonnement à passer de paisibles vacances, Monsieur Brossard en eut la brusque révélation. Il remontait les Champs-Elysées, il avait chaud, et, tout en marchant, il lisait son journal. Soudain le cœur lui manqua, ses jambes fléchirent, il dut s’arrêter.

Il regarda autour de lui, tout était tranquille, normal, indifférent.

Des jeunes filles le croisèrent, elles riaient. Une feuille tomba d’un arbre, devant lui. Un enfant traversa l’avenue en courant. Monsieur Brossard se remit en marche, la main crispée sur la feuille dépliée qu’il ne lisait plus. De temps à autre, il jetait des regards irrités sur les passants : « les fous ! », murmurait-il, et il pressait le pas.

Chez lui, il se laissa tomber sur un fauteuil, la tête entre les mains. Il essayait de réfléchir ; il ne le pouvait pas. Le sang lui battait dans les artères, et, par moments, il répétait d’une voix sourde :

— La guerre !

L’angoisse le rendait clairvoyant. La guerre allait éclater ; il le sentait, il le savait, il avait peur ! Ce n’était pas la peur des coups, la peur de la bataille, la peur de mourir ! Monsieur Brossard avait passé l’âge d’être soldat ; il ne l’oubliait pas. Mais il éprouvait une sorte de panique intérieure, comme si tout ce qu’il y avait en lui de bourgeois, de solide, d’organisé, n’eût plus été qu’une armée en déroute, un tourbillon d’insaisissables, une fuite éperdue !

Les jours suivants, il vécut dans une agitation peu raisonnable. Il avait oublié la morte, ses papiers, sa sainteté ; les choses dans son esprit reprenaient leur place et se classaient suivant leur réelle importance. Il pensait à ses livres, à sa fortune, à sa personne, il pensait même à son pays qui résumait tout cela. Certes, il était patriote ; il l’était avec violence, mais, d’une façon singulière : il souhaitait la gloire pour sa patrie en raison de ce qui pourrait en rejaillir sur lui de flatteur ou d’agréable ; il ne se souciait pas d’en partager les désastres.

Conduit par ces sentiments obscurs, il entreprit de sauvegarder ses intérêts. Pour ce qui le concernait directement la tâche fut légère : réaliser quelques valeurs, enfouir de l’or dans un coffre, ne sont pas choses qui occupent longtemps ; mais, à la « Jeanne d’Arc » il en fut autrement. Aucun de ses collègues ne voulait croire au danger ; ils étaient obstinés et confiants. Pourtant vers le milieu de la semaine, Lamorille, que Monsieur Brossard avait ébranlé, laissa voir son angoisse. Elle fut contagieuse. Ce que le raisonnement n’avait pas fait en trois jours, la terreur le fit en un instant.

Pâles, nerveux, impatients, ils discutèrent. Il s’agissait principalement de savoir s’ils tiendraient ou non les engagements pris en des temps moins troublés ; assurer la vie des gens dont on sait qu’ils feront tout pour ne point mourir, passe encore, mais, dès l’instant que, saisis de folie, ils iront par milliers s’offrir en holocauste au dieu des Armées, cela prend tournure de dilapidation.

Seul, Monsieur Brossard n’était point de cet avis.

— Un engagement est un engagement, disait-il, quoi qu’il arrive on se doit d’y faire honneur.

Ce n’était point par conviction qu’il s’exprimait de la sorte ; mais il avait cru à la guerre alors que personne n’y voulait croire, il y avait gagné une manière d’autorité et il sentait confusément que, pour la conserver, il fallait, désormais, quel que fût le litige, qu’il se trouvât seul de son avis, seul contre tous.

Zélé, affairé, superbe, il restait à la « Jeanne d’Arc » jusqu’à la nuit. Il en partait le dernier. Il redoutait le silence et la solitude. Chez lui, incapable de lire, incapable même de penser, il était la proie des heures. Les nuits étaient torrides ; il ne pouvait dormir. Des appréhensions vagues, mais terribles, l’assaillaient, l’étreignaient, l’étouffaient ! Et, par moments, il sentait son âme se dissoudre et tourner d’un mouvement si rapide qu’il en perdait l’équilibre et s’épouvantait !

Et la guerre éclata !

Alors il releva la tête. L’inquiétude l’avait abattu, le danger le transforma. Puisqu’il n’avait pu éviter la bataille, il lui fallait la victoire. Que deviendraient sans elle son avenir, son existence et ses biens ? Il ne douta plus du triomphe. Il fut splendide !

On le vit sur les boulevards, dans les cafés, au cercle. Partout, il exaltait les courages. Il parlait d’une voix rude aux gens qu’il ne connaissait pas. Il se plaignait de l’inaction à laquelle le condamnait son âge. Il enviait ceux qui partaient les premiers, les plus jeunes. Il aurait envoyé le monde entier à la mort, avec des mots d’ivresse. Au coin des rues, sur le seuil des boutiques, il faisait de courtes conférences : « La guerre durerait trois mois. Bousculée sur le Rhin, pressée sur la Vistule, l’Allemagne tomberait à genoux ! » Il disait cela ; on l’écoutait. Il fut une force dans son quartier ; on regrettait qu’il ne prît pas une part plus grande dans la direction des affaires ; il le déplorait aussi, sincèrement !

Ses nuits, par contre, étaient troublées. Il dormait mal, il avait la fièvre. Des pensées incomplètes et désordonnées tournaient en lui, l’agitaient. Il détesta sa solitude.

Lamorille n’était pas son ami le plus cher, mais c’était l’ami le plus proche, celui que l’on voit souvent parce qu’il demeure à côté.

Un matin, Monsieur Brossard lui dit :

— J’irai vous dire bonsoir, après dîner : nous bavarderons !

Et, dès lors, il y alla chaque soir ; il s’y réfugia !

A première vue, il ne semblait pas qu’Ernest Lamorille pût être d’un grand secours pour Monsieur Brossard ; mais les hommes sont divers : traqués, ils n’ont point tous, pour se rassurer, recours aux mêmes expédients. Les uns, comme Lamorille ont besoin qu’on leur parle, qu’on les persuade, qu’on les rudoie. D’autres, et Monsieur Brossard était de ceux-ci, n’écouteraient pas pareils discours ; ils n’écoutent jamais rien et les paroles meurent à leurs pieds comme les vagues au bord des falaises. Ce qu’il leur faut, c’est un être à convaincre, un faible qui s’accroche à eux, les interroge ; alors, ils se grisent, s’aveuglent, accumulent des arguments, y croient. Il semble qu’avec des mots ils se bâtissent une citadelle intérieure, inattaquable. Hélas ! dès qu’ils se taisent, dès qu’ils sont seuls, leurs châteaux s’écroulent, et, de nouveau, ils tremblent.

Monsieur Brossard avait besoin de Lamorille. Ce n’était qu’un pauvre homme, timide, mal portant et dépourvu d’imagination. La grandeur des événements lui échappait, et lorsqu’il était confiant, ce n’était point fermeté, mais sottise.

— Que voulez-vous, disait-il, la guerre était inévitable, mieux vaut qu’elle ait éclaté.

Et il parlait d’abcès qui crèvent, d’éruption volcanique et de césarisme avec une déconcertante tranquillité. Il avait acheté l’Iliade et quelques volumes dépareillés de Corneille ; un soir, il voulut en lire, mais les grands vers l’ennuyaient, et, d’ailleurs, il lisait mal.

— Cette poésie ne nous touche pas, dit Monsieur Brossard, parce que Corneille attribue à des héros inhumains des sentiments qui sont les nôtres. En vérité, il nous dépouille. Nous l’excusons, car, pour vivre, il lui fallait flatter les grands. Mais nous savons, aujourd’hui, que la gloire des princes n’est faite que de la vertu des foules. Ce ne sont pas les généraux connus qui gagnent les batailles, ce sont les autres ; on ne sait pas leurs noms !

Ernest Lamorille rajusta son lorgnon. Il lui plaisait de croire que les grandes actions n’eussent jamais été réalisées que par des gens obscurs, des gens comme Monsieur Brossard ou comme lui-même, Lamorille.

Mme Lamorille écoutait les deux hommes, ou, du moins, elle paraissait les écouter. Pourquoi se fût-elle inquiétée ? Elle n’avait point de fils et ses armoires regorgeaient de provisions : il y avait des pâtes alimentaires jusque dans la baignoire et des haricots secs dans les cartons à chapeaux.

Lorsque Monsieur Brossard arrivait il la trouvait ordinairement étendue sur le divan, vêtue d’un kimono de soie bleue. Il faisait chaud, elle avait fait de longues courses à pied, elle était lasse. Ses grands yeux verts un peu cernés, donnaient à son visage aminci par la fatigue, une expression de langueur attachante. Sa robe japonaise découvrait sa gorge blonde en triangle, les manches larges laissaient voir ses bras nus. Elle fumait des cigarettes odorantes qu’elle écrasait ensuite nerveusement dans une coupe de jade. Par moments, elle faisait danser au bout de son pied sa petite mule de cuir rouge, qui, parfois, s’échappait, tombait sur le tapis.

Elle ne se dérangeait point pour accueillir Monsieur Brossard ; il lui baisait la main, mais ne la voyait pas.

La marche des armées l’intéressait davantage.

Lamorille avait étalé de grandes cartes sur la table et, s’aidant des journaux et des renseignements contradictoires qu’ils avaient ramassés, çà et là, les deux hommes devançaient l’avenir.

Les premiers succès en Alsace donnèrent des ailes à leur imagination : Strasbourg, le Rhin, le Palatinat… il n’y avait qu’à regarder la carte !

Ils escomptaient la Victoire, et, tranquillement, se partageaient le monde !

Debout devant la table, un coupe-papier à la main, Monsieur Brossard faisait le partage. Lamorille, exigeait que l’on fût équitable, il voulait que l’on rendît au Danemark ses provinces et il n’admettait pas l’annexion du Luxembourg ; Monsieur Brossard, au contraire, la jugeait indispensable.

Cependant, ils ne savaient que faire de la Saxe, et cela les embarassait !

Mme Lamorille, la tête renversée dans les coussins noir et or, soufflait vers le plafond la fumée bleue de sa cigarette.

Elle n’avait point de fils, mais elle avait un neveu : un grand diable de neveu exubérant, cynique et caressant ! Il portait ses cheveux en coup de vent, son visage était clair, sa taille haute, ses mains fortes. Lorsqu’il s’agenouillait auprès de sa tante pour lui baiser les doigts on eût cru voir Hercule aux pieds d’Omphale. Elle posait sa main légère dans les cheveux d’or du jeune garçon ; elle jouait à la maman. Elle avait vingt-neuf ans, il en avait vingt-six ; il s’appelait Marcel Deslandes.

Il était cuirassier, et depuis les premiers jours de la guerre, il campait près de Paris. Cela lui permettait d’y venir souvent, presque chaque soir, et, parfois, il y passait la nuit. Il restait alors chez Lamorille et couchait sur le divan. Il avait ces jours-là, une façon d’attendre le départ de Monsieur Brossard où Lamorille voyait à tort plus d’attention que d’impatience.

Rentré dans sa chambre et, tout en se préparant pour la nuit, le brave homme s’étonnait de la sagesse de ce garçon.

— Quand on songe, s’écriait-il, que cet enfant va mourir et qu’il le sait…

— Pourquoi voulez-vous qu’il meure ? demandait Cécile d’une voix douce.

— Si, si ! il mourra ! Nous n’avons pas de fils, nous devons l’offrir à la France !

« Je parle comme un Romain », se disait-il intérieurement, et il regrettait que Monsieur Brossard ne fût pas là pour l’entendre.

Puis, ayant ainsi sacrifié son neveu, il exprimait toute la surprise que lui causait sa conduite et qu’au lieu de se précipiter vers les plaisirs obscurs qu’il n’avait pas encore eu le temps de goûter pleinement, il passât ses derniers soirs à écouter des causeries politiques.

— Décidément, confiait-il à sa femme, la guerre aura changé quelque chose en France. Cette jeunesse sera sérieuse et la morale s’en trouvera bien. Les hommes riches en vertu, comme Monsieur Brossard, se faisaient rares ; ce sont eux pourtant qui font la force de la nation.

— Sans doute, disait Mme Lamorille, sans doute !

— D’ailleurs, ajoutait-il, il vaut mieux qu’il nous écoute ; il est bon que nos soldats sachent pourquoi ils vont se battre.

Et, Mme Lamorille qui regardait dans la glace la rondeur voluptueuse de ses épaules nues, ne pouvait s’empêcher de songer que cela aussi avait son importance.

Vers la fin du mois d’août, Cécile remarqua que le partage de l’Allemagne excitait moins d’enthousiasme ; son mari abandonnait le Danemark et Monsieur Brossard renonçait à la Westphalie ! Les deux hommes, assis près de la table, chuchotaient à voix basse. Ils étaient inquiets !

Mme Lamorille n’était pas plus tranquille, mais son tourment ne se nourrissait pas de la même substance, il était intime et secret. Marcel Deslandes n’était point venu la veille et, ce soir-là, il lui avait mandé par un ami qu’il lui serait à l’avenir difficile de pénétrer dans Paris. Il ajoutait que l’on fermait les grilles de la ville, qu’on les tapissait de planches et que, dans certains quartiers, on allait jusqu’à émonder les arbres afin d’organiser avec leurs branchages des ouvrages défensifs. Mme Lamorille ne perçut pas ce qu’il y avait de grave dans ces préparatifs ; au contraire, elle en fut rassurée, et, se sentant à l’abri derrière les chevaux de frise de la porte Dauphine, elle s’abandonna toute entière au chagrin que lui causait l’absence de son neveu.

Elle y rêvait encore ce soir-là, lorsque Monsieur Brossard prit congé. Il serra la main de Lamorille et soupira :

— Vous me téléphonerez, si vous avez des nouvelles !

— Quelles nouvelles ? demanda Mme Lamorille.

Et ses yeux papillotèrent.

Monsieur Brossard s’inclina, sans répondre, puis, dans l’antichambre :

— Il vaut mieux que Mme Lamorille ignore la gravité des événements. Les femmes s’inquiètent facilement.

— Cécile est fatiguée, dit Lamorille.

— Notre présence la rassure ; elle sent que nous sommes là pour la défendre, qu’elle peut compter sur nous ! Certes, la valeur militaire a son importance et je ne prétends pas la diminuer, mais elle est irréfléchie et pour cela facile. La valeur morale la domine, par son essence et ses effets. Croyez-le, Lamorille, notre calme, notre confiance, feront plus pour la victoire que leurs boulets et leurs canons.

Lamorille garda le silence, il serra la main de Monsieur Brossard ; il se sentait réconforté.

V

Ce soir-là, Lamorille avait attendu Monsieur Brossard avec impatience ; et maintenant, face à face, les deux hommes se regardaient.

— Et bien ? murmura Lamorille.

Monsieur Brossard fit un geste vague. Il était découragé. Des bruits sinistres couraient la ville ; les Allemands étaient en France ; Lille n’avait pas été défendue ; on reculait à Morhange. Il se plaignit de la censure, accabla le Gouvernement. Lamorille approuvait, puis, à son tour, il parla.

Chacun exagérait ce qu’il avait entendu. Il semblait qu’ils voulussent se donner l’un à l’autre la plus mauvaise nouvelle, afin de se faire contredire et de trouver dans cette contradiction un appui, un espoir, un peu de terre ferme où poser le pied. Mais leurs âmes étaient ouvertes à tous les vents mauvais, la raison les avait abandonnés.

— Moi, dit enfin Lamorille, je ne bougerai pas. Mon père a fait le siège en 70, il a subi les bombardements, traversé la Commune…

— Mais ce n’est pas possible, fit Monsieur Brossard ; ils ne viendront pas ! Il se produira quelque chose !

Il avait posé la main sur le genou de Lamorille ; il répéta :

— Il se produira quelque chose !

Lamorille secouait la tête d’un air hébété. Monsieur Brossard comprit qu’il n’en pouvait attendre aucun secours, il se remit à parler. Il cita des numéros de régiments, des formules d’explosifs, des noms de généraux appris dans la journée et qui, il ne savait pourquoi, lui inspiraient confiance.

Il avait eu une seconde de défaillance, il se dominait, il dit, en terminant :

— D’ailleurs, je vous l’avoue, mon cher Lamorille, cet après-midi je suis allé à Notre-Dame ! Cela vous étonne, mais, voyez-vous, c’est là que l’on se sent le plus près de la France ; je croyais entendre battre son cœur contre le mien ! Je me suis assis, j’ai essayé de méditer ; les yeux clos, immobile, je faisais le vide dans mon esprit, le temps passait, et soudain…

— Soudain ?

De nouveau, Monsieur Brossard saisit le genou de Lamorille, il le serra nerveusement.

— Soudain, dans une grande lumière, Thérèse m’est apparue !

— Thérèse !

— Oui, Thérèse, ma femme ! Elle était grave et souriante ; elle était belle, nous aurons la victoire !

Lamorille demeura muet, puis, brusquement, il se tourna vers sa femme :

— Tu entends, Cécile ? Il a vu Thérèse, nous aurons la victoire !

Cécile ne répondit pas. Inerte et brisée, blottie dans les coussins, elle souffrait d’une douleur massive, inconnue, dans laquelle elle ne distinguait rien et qu’elle comparait confusément à la mort.

Il y eut un long silence. Monsieur Brossard songeait à ce qu’il venait de dire. Lamorille se taisait ; sa pensée l’entraînait, comme la pierre le noyé. Il dit enfin, et ce fut un râle dans l’agonie :

— La France ne peut pas être battue !

Monsieur Brossard répéta à mi-voix :

— Battue !

Et il baissa le front.

En eux l’angoisse patriotique s’était soudain révélée ; elle ne dominait pas encore leurs soucis personnels, mais elle se mêlait à eux. Chez Monsieur Brossard à la peur de perdre ses livres, sa cave et sa maison s’ajoutait la pensée déchirante de la France meurtrie, du pays rabaissé.

— Mon Dieu ! soupira-t-il. Que deviendrions-nous ?

— Moi, fit Lamorille, je n’y survivrais pas. Je me ferais sauter la cervelle !

Et après un moment, il ajouta :

— Ou bien, j’irais vivre au Canada !

Vers dix heures, un coup de sonnette les fit sursauter. Ils pâlirent !

— Je vais voir ! dit Lamorille.

Il n’en eut pas le temps. La porte s’ouvrit : Marcel Deslandes entra.

— Toi ! s’écria Mme Lamorille.

Et elle se jeta à son cou.

Lamorille serra, avec effusion, les mains du jeune cavalier. Monsieur Brossard, lui-même, l’accueillit sans déplaisir. Et, c’est, qu’en vérité, leur détresse était si grande que la présence d’un tiers, de quelqu’un qui n’avait point suivi depuis une heure le cours de leurs pensées, les soulageait. Marcel Deslandes était ardent, plein de vie et de gaieté ! Il était jeune, il était soldat !

— Et bien ! demanda Lamorille.

Son visage était crispé !

— Et bien quoi ? fit Marcel. Vous avez tous l’air de n’avoir pas dîné.

— Mais si, dit Lamorille, nous avons dîné.

— Vous avez de la chance ! Je ne peux pas en dire autant.

— Oh ! mon petit ! cria Cécile. Et ce fut un cri maternel !

Puis il y eut du bruit, des appels, une grande confusion, et, enfin, Marcel Deslandes se trouva assis devant une table à jeu, couverte d’un napperon, et sur laquelle on avait posé des fleurs, des fruits, du jambon, des sardines, plusieurs carafes et quantités de petites choses hétéroclites telles qu’on n’en voit que dans les soupers d’amoureux.

Marcel mangeait comme un guerrier. Autour de lui Cécile, Lamorille et Monsieur Brossard se tenaient debout, attentifs. Leurs sentiments étaient divers, mais non pas opposés. Lamorille souriait, Cécile n’avait jamais éprouvé bonheur si doux et Monsieur Brossard, un peu à l’écart, regardait ce soldat attablé, ce vieillard ému, cette jeune femme attendrie et il se félicitait de faire partie d’une aussi belle image.

— Comment es-tu venu ? demanda Cécile. Nous ne t’attendions pas.

Elle espérait qu’il allait répondre : sur les ailes de l’amour. Il s’exprima en d’autres termes :

— Je me suis fait confier un pli pour le Ministère et je passe la nuit à Paris.

Lamorille sursauta :

— Tu viens du Ministère ?

— Dame ! oui !

— Ah ? fit Lamorille.

L’angoisse le serrait à la gorge, il n’osait interroger.

Plus courageux, Monsieur Brossard demanda :

— Et… que dit-on au Ministère ?

— On est très content !

Les deux hommes se regardèrent avec inquiétude, puis de sa voix la plus douce, Lamorille insista :

— Et de quoi est-on si content, mon petit ?

— Comment, de quoi ? Mais, ça va très bien. Nous avons encore remporté une victoire aujourd’hui.

— Une victoire !

Monsieur Brossard dut s’asseoir, il suffoquait !

— Où cela, cette victoire ? demanda Lamorille.

Marcel vida son verre de bourgogne ; regarda son oncle d’un air étrange et répondit simplement :

— A Guise !

Monsieur Brossard et Lamorille bondirent ensemble vers la carte étalée sur le bureau ; leurs fronts se heurtèrent, ils ne virent pas le regard échangé entre Cécile et Marcel, ils ne virent pas la jeune femme se pencher au-dessus de la table. Ils cherchaient…

Soudain, Lamorille poussa un cri déchirant.

— Là, là, disait-il et son doigt s’écrasait sur l’atlas !

Monsieur Brossard releva la tête, il était pâle, deux larmes roulèrent sur sa barbe grisonnante.

— Nous sommes perdus, dit-il.

L’énormité du verbe dont il fit usage ne choqua personne, mais Marcel Deslandes se dressa ; frappa du poing sur la table :

— Quoi ? On vous apporte une victoire et c’est là l’effet que cela vous produit ? Vous ne comprenez donc rien à la guerre ? Quelle importance cela a-t-il qu’on se batte ici ou là, pourvu que l’on se batte ?

Lamorille s’était écroulé sur un fauteuil.

— A ce train, dit-il, ils seront à Paris dans huit jours.

— Qu’ils y viennent ! cria Marcel, les casernes sont pleines, elles regorgent, on ne sait plus où nous mettre !

Et comme il vit à ce moment le visage décomposé de Cécile, il voulut la rassurer :

— D’ailleurs nous leur préparons une jolie réception. Toute la région de Luzarches est minée, il y a là de quoi faire sauter trois cent mille boches avant qu’ils n’aient tiré un coup de fusil.

Il avait lancé cela au hasard, mais à certaines heures, les mots les plus vagues, les contes les plus invraisemblables, tour à tour, donnent confiance ou découragent. Déjà, Monsieur Brossard cherchait Luzarches sur la carte et il se prenait à souhaiter que les Allemands fussent assez fous pour s’aventurer là ; son imagination exaltée lui représentait par avance des armées entières volant en morceaux.


Monsieur Brossard s’en alla rasséréné ; les paroles de Marcel Deslandes lui avaient fait du bien ; il ne se hâtait point. Mais dès qu’il fut rentré dans sa maison silencieuse, ses angoisses à nouveau l’assaillirent. Il se coucha : il ne put dormir. L’inquiétude était en lui, elle lui labourait la poitrine, elle le brûlait positivement.

Vers deux heures du matin, n’y pouvant plus tenir, il sauta hors du lit, marcha vers la fenêtre, revint, s’assit, se leva à nouveau. Il fit quelques pas, se trouva dans son bureau, s’étonna d’y être, puis sans réflexion, il se dirigea vers la chambre de sa femme, poussa la porte, entra. Il était en chemise de nuit, pieds nus, décoiffé. Il se vit dans la glace, et sembla se demander ce qu’il était venu chercher là. Ses pensées tournaient dans sa tête, en désordre. Il regarda le portrait de Thérèse, la supplia d’intervenir, d’éviter les désastres ; et il implorait Dieu aussi et la Vierge, comme un homme acculé par la ruine s’adresse, dans un moment de crise, à des amis de sa famille, perdus de vue depuis longtemps et qu’il suppose plus puissants qu’ils ne sont, uniquement parce qu’il a besoin de leur puissance.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! soupira-t-il, et il posa ses deux mains sur son front, comme pour le comprimer.

Ses regards tombèrent sur le prie-Dieu, il s’agenouilla.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! répéta-t-il. Protégez-moi ! Faites qu’il ne m’arrive pas malheur, je vous en prie !… Notre Père…

Et il pria !

Il priait avec ferveur, mais sans méthode. Il ne savait plus ses prières. Il fit un effort pour retrouver au fond de sa mémoire les oraisons de son enfance, « Notre Père… »

Les phrases une à une revenaient à ses lèvres ; il les disait mot à mot, il en pénétrait le sens, il y mettait toute son âme.

A mesure que sa mémoire le servait mieux, il allait plus vite et son esprit s’engourdissait. Le calme lui revenait ; il priait plus posément, d’une voix plus basse, plus uniforme, puis il cessa de prier ; il s’assoupit.

Une légère fraîcheur l’éveilla ; il pouvait être quatre heures ; la lumière du jour filtrait à travers les rideaux. Il se redressa péniblement, ses membres étaient endoloris ; il frissonna !

Un meuble craqua, il tourna la tête, aperçut le secrétaire de Thérèse, tressaillit !

Il sentait qu’une idée venait de naître en son esprit, une idée qu’il ne connaissait pas encore, mais qui allait jaillir, là, non ailleurs, une idée enfin inspirée par la morte !

Et, soudain, fébrile, impatient, il ouvrit le secrétaire, fouilla les papiers, cherchant la « Promesse » qui quelque temps auparavant l’avait irrité.

Il la trouva enfin, la déplia, et malgré le froid qui lui glaçait les jambes, la relut en entier : « Dieu m’a donné la douleur et la douleur m’a purifiée ! Dieu me donnera la mort et la mort me délivrera ! Je veux remercier Dieu de tous ces biens passés et futurs et je fais la promesse de porter à Lourdes mon témoignage reconnaissant… Si la mort m’empêche d’accomplir ce serment, mon bien cher époux l’accomplira pour moi. Je le lui demande et je vous le promets, Seigneur ! Il le fera… »

Monsieur Brossard leva les yeux ; il avait compris l’appel de la morte et grave, solennel, la main tendue, oubliant l’indignité de sa tenue, il dit :

— Dors tranquille, Thérèse ! Je tiendrai ta promesse !

Il entendit ses propres paroles, comme si un autre les eût prononcées. Il les répéta, pour s’en bien pénétrer, puis il referma le secrétaire et dit encore :

— Tu fus la compagne de ma vie, que ta volonté soit faite ! J’irai à Lourdes, Thérèse, j’irai pour toi ! Déjà, j’ai trop tardé : je partirai demain !

D’une voix forte, il répéta :

— Je partirai demain, Thérèse !

Puis il retourna se coucher. Il n’avait plus de fièvre ; il ne pensait plus à la guerre ; son âme était paisible ; il s’endormit profondément !

VI

Il était neuf heures du matin et Monsieur Brossard ne s’éveillait pas. Trois fois déjà Bathilde avait frappé à sa porte sans obtenir de réponse, et, retournée dans sa cuisine, elle bousculait les casseroles et malmenait la vaisselle. Le sommeil capricieux des maîtres offense les serviteurs ; en toute autre occasion, Bathilde se fût irritée, aujourd’hui, elle s’indignait. Elle était descendue dans la rue. Elle avait écouté les fournisseurs et elle ne pouvait concevoir que Monsieur Brossard dormît alors qu’elle, sa servante, savait ce qu’elle savait, et mourait d’inquiétude.

Lasse enfin, inhabile à contenir son impatience, elle revint chez son maître, ouvrit la porte, s’approcha de la fenêtre, tira les rideaux. Monsieur Brossard remua, grogna, se tourna vers le mur et parut se rendormir.

Bathilde perdit la tête :

— Monsieur, cria-t-elle, le déjeuner refroidit !

C’était un cri d’alarme, Monsieur Brossard ouvrit les yeux.

— Déjà ? Quelle heure est-il ?

Bathilde ne se souciait plus des heures ; grandie par les événements, elle vivait dans une sorte d’éternité éphémère, elle demanda :

— Monsieur ne connaît pas les nouvelles ?

— Quelles nouvelles ?

Il s’était dressé, les mains crispées sur le drap, la bouche amère. Mais, aussitôt il se rappela la promesse qu’il avait faite à la morte dans la nuit ; il se rappela sa décision ; ses nerfs, ses muscles se détendirent ; il s’allongea dans son lit, comme un lion dédaigneux qui ne s’est levé que pour rugir.

— Posez votre plateau, dit-il.

Bathilde obéit, mais elle parla :

— La boulangère, Monsieur sait ? La boulangère qui sert la sœur du député nous a dit que les Allemands allaient venir, Monsieur me comprend ?

— Allons, allons, ma bonne Bathilde, vous n’allez pas écouter toutes les commères du quartier. Vous leur direz de ma part qu’il n’y a rien à craindre et que ceux qui ont peur sont de mauvais Français.

— Ah ! Monsieur sait quelque chose ?

— Oui, Bathilde, je sais des choses.

Il savait, en effet, qu’il était décidé à quitter Paris, sans retard, mais, cela, il ne pouvait le dire. Bathilde, la bouche ouverte, semblait attendre une confidence. Il ne put résister à cette humble supplication, et, d’un ton plein de mystère, il dit :

— D’abord, nous avons eu une victoire à Guise. C’est quelque chose, il me semble !

Puis, voyant que cela ne suffisait pas à sa servante, il ajouta :

— Ensuite, mais ceci est un secret, on a si bien miné la région de Luzarches qu’à l’heure qu’il est plus de trois cent mille Allemands doivent être pulvérisés ! Pfoûoû !

— Quelle horreur ! fit Bathilde.

Les bras levés, elle murmura :

— Je savais bien que Monsieur aurait fait quelque chose.

Il eut un geste magnifique :

— C’est bon ; allez vous occuper aux soins du ménage.

Et, tandis qu’elle s’éloignait, emportant ses habits, il trempa, sans hâte, son croissant dans son café.

Lorsqu’il eut achevé son déjeuner, il déplia les journaux que Bathilde avait posés auprès de lui. Les titres étaient réconfortants, le texte l’était moins. A mesure qu’il lisait, Monsieur Brossard sentait croître son énervement et, quand il en arriva aux dispositions prises par les compagnies de chemins de fer, il éclata :

— Les fous ! les fous ! s’écria-t-il. Ils vont produire une panique ?

Et, une petite voix disait, au fond de lui :

— S’ils font partir tout le monde, comment trouverais-je un passage, moi ?

Sans plus attendre, il rejeta ses couvertures, fit une toilette sommaire, s’habilla et sortit.

Les rues étaient calmes, presque désertes ; il semblait que sous la chaleur du matin, dans la lumière aveuglante, la cité fût engourdie, les âmes closes, les maisons mortes.

Monsieur Brossard s’en allait vers la gare ; une voiture chargée de malles le dépassa ; il songea qu’il devrait attendre longtemps au guichet ; il pressa le pas.

Parvenu au pont de Solférino, il regarda devant lui ; sur l’autre rive de la Seine, une foule sombre remuait. Il crut à une émeute ; ces mots : « la Révolution ! » sonnèrent dans sa tête et la sueur perla ses tempes. Il se mit à courir.

Un gamin qu’il croisa dit, en riant :

— Dépêchez-vous, bourgeois ! C’est la saison des bains de mer !

Giflé par cette phrase, il s’arrêta. Il distinguait maintenant les chariots, les fiacres, les voitures à bras et la foule des voyageurs qui se bousculaient en silence. Il y avait là des gens de toute condition ; les yeux fixes, ils cherchaient à se dépasser les uns les autres, les plus forts ou les plus sournois laissant derrière eux les timides et les faibles. Près des guichets de longues théories de malheureux attendaient, debout, accroupis, assis sur leur bagage, tous asservis par la même pensée : partir !

Et, devant eux, dans la gare, dressés jusqu’au plafond, des murs de malles abandonnées, des murs immenses, bariolés, redoutables, semblaient opposer à leur désir une infranchissable barrière.

Monsieur Brossard voulut traverser tout cela ; il fut pris dans un remous, bousculé, insulté, et, avant même que d’avoir franchi une porte, rejeté hors de la foule. La tête basse il s’en alla.

Comme il s’engageait sur le pont, quelqu’un lui frappa l’épaule ; il réprima un sursaut, tourna la tête.

— Ah ! Gerfaut ! s’écria-t-il.

— Eh ! oui ! Voilà longtemps que je n’ai eu le plaisir de vous voir.

— Que voulez-vous, mon cher ? La vie… mon deuil… la guerre…

— Hélas ! dit Gerfaut, le malheur vous a frappé d’une façon soudaine et cruelle. Je connaissais peu votre femme, mais je vous plains.

— C’était une sainte ! Mais, quand je songe à sa maladie, à la guerre, aux difficultés de toutes sortes, parmi lesquelles il eût fallu nous débattre, je me dis que sa mort fut un bienfait pour elle.

— Et une tranquillité pour vous, ajouta Gerfaut.

Puis, étendant la main.

— Vous étiez venu voir ceci ? C’est un beau spectacle, en vérité : songez qu’il y a là des gens qui attendent depuis plus de trois jours l’heure incertaine du départ.

Monsieur Brossard passa son bras sous le bras de Gerfaut ; il avait besoin d’un réconfort.

— Mais où vont-ils ? demanda-t-il d’un air détaché.

— Parbleu ! Ils ne le savent pas eux-mêmes. Un train se forme, ils montent, ils sont partis, ils respirent ! Que voulez-vous que ça leur fasse de descendre en Bretagne ou dans le Limousin ?

— Les insensés ! dit Monsieur Brossard.

Et secrètement, il les enviait.

— Certes, fit Gerfaut, des insensés ! La peur est sur eux comme la vague sur la mer ; elle les berce, les emporte, les secoue, les lâche, les reprend, les rejette à nouveau ; ils ne savent ce qu’ils font ni pourquoi ils le font…

Il entraînait son ami vers les Tuileries, il fit un geste large de sa canne, et ajouta :

— Non, ils ne savent plus rien, plus rien… mais, voulez-vous mon opinion ?

— Dites ?

— Et bien ! ils ont raison !

Monsieur Brossard sentit un poids lui tomber sur la poitrine.

— Comment, ils ont raison ?

— Ils ont raison de s’en aller.

Monsieur Brossard crut entrevoir une espérance.

— Alors ? vous-même ?

Gerfaut eut un haut-le-corps, il lui lâcha le bras.

— Vous ne voudriez pas ? Non ! que les femmes, les enfants s’en aillent, bast ! mais, nous, mon cher, avec nos cinquante ans ! de quoi aurions-nous l’air ?

Monsieur Brossard se parlant à lui-même, murmura :

— D’ailleurs, jamais les Allemands ne viendront à Paris, ce serait trop affreux !

Ils étaient parvenus au milieu des jardins, Gerfaut s’arrêta et regardant autour de lui :

— C’est vrai, dit-il, je ne puis croire que cela soit possible.

L’air était caressant et tiède ; quelques arbres essuyaient au soleil leur feuillage d’automne, des merles sautillaient sur les pelouses, un pigeon se posa sur la tête d’une statue.

Monsieur Brossard ne voyait rien ; le cœur contracté, le front triste, il pensait à Thérèse, à Lourdes, à son départ ; les choses maintenant lui paraissaient difficiles.

Gerfaut semblait ébloui. Il regardait tantôt du côté du Louvre, tantôt vers la Concorde et, dans son clair regard, il y avait de la tendresse, du ravissement, de la reconnaissance ! Il souriait ! Était-ce aux arbres ? A la lumière ? A la beauté royale des pierres ? Était-ce à des souvenirs, à des rêves en allés, à de vieilles émotions ? Il souriait et, soudain, il regarda Monsieur Brossard, et, d’un ton léger, espiègle un peu, mais plein de convoitise, il dit :

— Savez-vous, mon cher, ce que nous devrions faire ?

— Quoi donc ?

— Nous devrions nous engager !

Monsieur Brossard ne comprit pas.

— Nous engager à quoi ? demanda-t-il.

Gerfaut éclata de rire, puis, entraînant à nouveau Monsieur Brossard :

— Nous engager, tout simplement ! Nous sommes bons chasseurs, la fatigue ne nous effraie pas et le gibier en vaut la peine… Vous n’avez pas l’air convaincu ?

— Mais si, mais si, seulement, vous me prenez au dépourvu.

Ils étaient parvenus au haut de l’escalier, sur la rue de Rivoli, de rares voitures passaient :

— Voyez-vous, dit Gerfaut, nous avons eu le meilleur de la vie et ce sont ceux qui la connaissent à peine que l’on tue : c’est ridicule ! Que ferons-nous désormais dans l’existence ? Les femmes qui passent, et il y en a encore de charmantes, nous trouveront vieux si nous ne sommes pas partis ! Nous battre, mon cher, c’est reconquérir la jeunesse ! Je me demande comment je n’y avais pas songé plus tôt !

Et comme Monsieur Brossard ne lui répondait pas :

— Cela ne vous touche pas, Brossard ? C’est que vous n’avez jamais été jeune. Je dirai plus, alors que votre pauvre femme vivait encore, vous aviez déjà l’air d’un veuf ! Mais vous êtes homme de devoir ; je compte sur vous. Je vous attendrai au cercle ; à ce soir !

— A ce soir, répéta Monsieur Brossard.

Puis, se reprenant :

— Ou plutôt à demain ; je ne suis pas maître, aujourd’hui, de mon temps.

— Soit, je passerai chez vous demain matin ; j’aurai fait les démarches !

Et descendant les degrés de pierre, il s’éloigna.

Monsieur Brossard demeura un moment immobile. Il était soucieux et mécontent ; il était fatigué ; il appela un fiacre et se fit conduire au bureau.

Il n’avait pas eu le temps de poser son chapeau, qu’un secrétaire vint le chercher !

— Qu’y a-t-il ? demanda Monsieur Brossard.

— Ces Messieurs vous attendent dans la salle du Conseil.

— Ha ! Ha ! Il y a Conseil ?

Et dédaigneux :

— Il paraît que l’on s’affole ici !

Il s’approcha de la glace, lissa sa barbe, arrangea sa cravate, donna de la main droite une chiquenaude sur le revers de sa manche gauche, et dit simplement :

— Allons !

Le secrétaire, M. Beaumartin, un peu ému par les événements, l’observait :

— Voilà un homme fort ! songea-t-il.

Et il se promit de le prendre pour modèle.

Lorsque Monsieur Brossard entra dans la Salle du Conseil, il reçut en pleine poitrine quelque chose qui ressemblait à une décharge électrique et qui faillit lui faire perdre contenance. Depuis plus d’une heure ses collègues étaient là, les nerfs tendus. Ils avaient fait vingt fois le tour de leurs idées, ils avaient épuisé leurs forces, ils n’espéraient plus rien.

Ils accueillirent Monsieur Brossard avec éclat. Cela fit une rumeur qui l’étonna ; il passa de l’un à l’autre, serra des mains ; les unes sèches et brûlantes ; les autres moites, flasques, glissantes. Plusieurs voix demandaient :

— Avez-vous des nouvelles ?

Monsieur Brossard haussa les épaules.

— Et ici, que se passe-t-il ?

— Il est urgent de mettre nos titres à l’abri, dit le président, mais il nous faudrait une personne sûre. Pour des raisons qui leur sont personnelles, aucun de ces messieurs ne peut quitter Paris, aujourd’hui, vous seul êtes sans famille, et, dame, si nous osions…

Monsieur Brossard se sentit sauvé ; il reprit une entière maîtrise de soi, parut réfléchir, hésiter, puis murmura :

— Il y aurait bien un moyen… mais non, ce n’est pas possible.

On insista. Il se laissa faire violence.

— Non, vraiment ! Vous m’auriez demandé cela il y a trois jours, j’aurais accepté… maintenant, ce n’est plus le temps de partir.

— Il est vrai ! dit le président.

Monsieur Brossard le regarda de côté ; il sentit qu’il fallait être prudent :

— Je serais parti d’autant plus volontiers que je devais aller à Lourdes pour le 1er septembre.

Il y eut un silence ; personne ne l’interrogeait ; il reprit :

— Ce fut la volonté suprême de ma chère femme, je m’y étais engagé envers elle.

— Ah ! oui ! dit Lamorille, cette pauvre Thérèse ; l’avez-vous revue ?

Ses collègues le regardèrent scandalisés. On le crut fou. De sa voix la plus calme, Monsieur Brossard répondit :

— Non ; pas depuis hier.

Il fallait que les circonstances fussent extraordinaires et l’heure pressante pour qu’un pareil dialogue n’eût pas de suites plus graves.

— Comment partirez-vous ? demanda le président.

— Les trains sont pris d’assaut, on ne trouve plus de place… et puis, voyager dans un pareil désordre avec des titres…

— C’est impossible.

— Impossible !

— Eh bien, mon cher, trouvez une voiture. Les titres seront chez vous ce soir : vous partirez demain.

Ils se levèrent ; Monsieur Brossard s’approcha du président.

— Aux frais de la Société, n’est-ce pas ?

— Bien entendu !

Il lui frappa amicalement l’épaule.

— Bien entendu, et merci ! Vous nous rendez service !

Ils sortirent.

Dans l’escalier, Lamorille rejoignit Monsieur Brossard ; il redoutait la solitude ; il fut aimable :

— Venez donc déjeuner avec nous, dit-il, Cécile sera si contente, ou, si vous le préférez, allons au Cabaret, je connais près des Halles…

Monsieur Brossard le regarda de côté ; il vit sa figure inquiète et décida de le quitter. Sa matinée avait été pénible, il ne voulait pas que les tourments d’autrui prissent la place de ceux qu’il n’avait plus.

Sans attendre que Lamorille eût terminé sa phrase, il lui saisit la main, la secoua :

— A ce soir, cher ami, j’irai vous dire adieu.

Et il partit, le laissant déconcerté.

VII

Monsieur Brossard eut plus de peine qu’il ne l’avait d’abord pensé à trouver une automobile. Les prix qu’on lui demandait lui paraissaient déraisonnables. Il erra de garage en garage, à travers Levallois, se perdit, s’énerva ! Alors, il regretta d’avoir marchandé un argent qui n’était point le sien ; il secoua ses scrupules, et, Jupiter transformé en pluie d’or, il s’adressa à tous les maraudeurs, espérant toujours en trouver un qui fût un peu Danaë.

Enfin, vers six heures, dans un misérable cabaret de la Porte des Ternes, il rencontra un chauffeur qui consentit à l’écouter. Il avait perdu toute dignité ; il s’attabla, commanda une bouteille de vin blanc, choqua son verre contre celui du rustre ; l’homme réclamait des arrhes ; Monsieur Brossard se fit remettre en échange les papiers de la voiture, et il fixa le rendez-vous au lendemain, avant dix heures.

Cela fait, il rentra dans Paris. Il était las, il avait chaud, mais il se félicitait d’avoir été habile. Une joie confuse battait dans son cœur comme des ailes dans une cage, et encore que ce ne fût point dans ses habitudes, il alla s’asseoir à la terrasse d’un café, sur les Champs-Elysées.

Il y avait peu de monde, point de bruit. Les femmes ne riaient pas. Une singulière indifférence se lisait sur leurs visages ; on eût dit que les hommes près desquels elles étaient eussent déjà cessé d’exister. Peut-être sentaient-elles la fragilité des liens qui, à cette heure, les unissaient à eux. Monsieur Brossard eût aimé connaître leurs pensées, il se sentait attiré vers elles et il enviait les jeunes gens qui vivent communément dans leur intimité.

L’esprit entraîné par ces rêveries, il groupa ses désirs autour d’une petite personne assise non loin de lui et qui se trouvait seule. Il regarda le grand chapeau, la robe de soie, la jambe fine dans le bas noir… et, soudain, la jeune femme se leva, glissa entre les tables, s’éloigna, disparut.

Il se sentit alors injustement abandonné, mais sa tristesse ne dura pas. Il pensa à son propre voyage, à ce qu’il laisserait derrière lui, aux livres qu’il emporterait.

Le soleil déclinant faisait scintiller les feuilles rôties des marronniers, il croyait voir devant lui les dos dorés des livres alignés sur les rayons de sa bibliothèque, et les yeux mi-clos, la tête renversée, il choisissait dans sa mémoire ceux dont il lui serait particulièrement cruel de se séparer.

Peu à peu, autour de lui, les tables se vidaient. Il se fit servir à dîner, mangea rapidement et partit.

Il ne lui était point désagréable de se montrer aux Lamorille, maintenant qu’il jugeait les choses avec un certain éloignement. Dès l’instant qu’on a décidé de partir, c’est un peu comme si l’on était parti, les soucis, les projets, les occupations des êtres que l’on quitte cessent d’intéresser ; on ne les entend plus !

Il trouva Lamorille accablé. Les cartes, sur la table, semblaient inutiles ; il y posa négligemment ses gants :

— Eh ! là ! fit-il en s’asseyant, vous avez l’air maussade !

Puis, tout de suite, il ajouta :

— Que diriez-vous si vous étiez à ma place ?

Et il se lamenta ! Il fit le tableau de ses démarches, de ses fatigues, de ses découragements ; il dit son regret d’avoir accepté une mission difficile et sans gloire ; il enviait Lamorille de pouvoir rester là, cependant qu’il courrait les chemins, tout seul…

Il parlait encore, lorsque Mme Lamorille entra ; elle avait l’air misérable ; elle lui tendit la main :

— Alors ? dit-elle, tristement, vous nous quittez, vous aussi ?

Il s’étonna :

— Moi aussi ? et qui donc ?…

— Mon mari ne vous a pas dit ?

Il lui paraissait impossible que l’on pût parler d’autre chose. Monsieur Brossard se tourna vers Lamorille ; son geste interrogeait.

— Eh ! oui ! dit celui-ci. Notre neveu est parti avec son escadron pour une destination inconnue et ma pauvre Cécile se tourmente. Ah ! Elle n’est pas cornélienne, ma femme ! Je le lui ai dit pourtant : il faut que chacun se sacrifie ! Regardez-moi ! Est-ce que je perds la tête ? Est-ce que je pleure ? Évidemment, c’est ennuyeux que vous partiez aussi, nous allons nous trouver bien seuls.

— Oh ! moi, dit Monsieur Brossard, ce n’est pas la même chose !

— Non, dit Cécile, vous… vous vous en allez !

— Oui ! Et c’est bien plus dur ! Votre neveu court au combat, à la bataille, peut-être à la mort ! Cela l’exalte, le grise, le soutient, tandis que moi…

Et il recommença ses plaintes ! Il redisait les mêmes choses, il employait les mêmes mots, mais, tout en gémissant, il regardait Mme Lamorille. Ses beaux bras blancs, son cou doré, sa chair blonde, lui suggéraient des réflexions qui modifiaient sensiblement la ligne de son discours, et, soudain, sans le vouloir, il laissa échapper cette phrase :

— Je puis disposer d’une place dans ma voiture, et, s’il plaisait à Mme Lamorille d’en profiter…

Il s’arrêta court : il venait de s’entendre !

Cécile Lamorille le regarda, puis elle regarda son mari.

Lamorille parut réfléchir, leva les yeux et dit :

— Puisque vous êtes si bon, peut-être pourriez-vous vous charger de quelques valeurs…

Il montra une valise, qu’il avait préparée à tout hasard.

— J’avais pensé y joindre mon argenterie, fit-il, timidement, mais ce serait peut-être un peu lourd.

— Oui, dit Monsieur Brossard, ce serait trop lourd.

Il sentit sa faiblesse, il en éprouva de l’humeur. Tant de sans-gêne l’indignait !

Cependant, Lamorille, ayant réussi à embarquer sa fortune, se tourna vers sa femme :

— Et toi, Cécile, veux-tu partir ?

Elle n’osait répondre : elle était sans volonté. Marcel Deslandes était loin ; s’il écrivait, ce serait à Paris ; elle craignait, en s’en allant, de retarder sa correspondance.

Monsieur Brossard n’insistait plus ; il entrevoyait mille complications. Au fond, il regrettait son offre ; la conversation tomba.

Lamorille essuyait nerveusement son lorgnon dans son journal ; il était clair qu’un combat se livrait en lui ; enfin, il murmura :

— Je crois qu’il vaut mieux que tu partes, Cécile !

Elle baissa la tête.

Alors, il se tourna vers Monsieur Brossard :

— A quelle heure partez-vous ?

— De très bonne heure ! De très bonne heure ! Je ne sais si Mme Lamorille pourra se trouver prête.

Il partait à dix heures, mais il accumulait les difficultés, inutilement.

— Dix heures ! fit Lamorille. Mais ce n’est pas trop tôt. Ma femme est matinale. Elle ne prendra d’ailleurs qu’un tout petit sac, pour ne pas abuser de votre complaisance.

— Oui, fit Monsieur Brossard autoritaire, un tout petit sac !

— Tu entends, Cécile, tu ne prendras qu’un tout petit sac !

Elle n’entendait pas ; sa pensée la fuyait ; elle était triste.

Ils ne trouvaient plus rien à se dire ; Monsieur Brossard se leva ; le silence le chassait.

— Adieu, mes amis, dit-il ; à demain ! J’ai des papiers à classer, je crois que je ne dormirai guère !

Ce n’étaient point ses papiers qui l’occupaient, mais ses livres !

Il rentra chez lui et là, ayant, par goût du faste, allumé toutes les lampes, il se mit à l’ouvrage.

Il possédait une valise énorme, il la porta dans la chambre de Thérèse, l’ouvrit, y plaça un peu de linge, des valeurs, et revint à sa bibliothèque.

Alors, la tragédie commença ! Jamais encore il n’avait connu à quel point le choix est un sacrifice ! De deux volumes, s’il en prenait un, il ne voyait que l’abandonné, il n’éprouvait que des regrets, point de plaisir.

Il passait, juge et bourreau tout à la fois, et le bruit sec d’un volume retiré condamnait tout un rayon. Il fut sévère, inexorable, pareil à l’amant qui châtie l’infidèle et sait pourtant qu’il en mourra. La chambre de Thérèse s’emplissait, il y avait des livres sur le prie-Dieu, sur le lit, et jusque sur le crucifix.

— Comment ferais-je tenir tout cela ? murmura-t-il.

Et ses regards tombèrent sur le secrétaire de la morte ! Elle l’avait sauvé, pouvait-il être ingrat ? Il ouvrit le petit meuble, prit les papiers, les ficela, fouilla encore, retira d’un tiroir quelques vieilles photographies de Thérèse et les posa par terre, à côté des papiers.

Il eut de la peine à fermer sa valise ; il s’agenouilla sur son flanc rebondi, pesa, tira, donna un tour de clef, s’aperçut qu’il s’était écorché un doigt, le mit dans sa bouche, et, soudain, fit entendre un juron :

— Cornebleu ! j’oubliais mon Enfer !

Il courut à sa chère collection et revint, pressant entre ses bras une trentaine de petits volumes. Il rouvrit sa mallette, reprit un à un les livres emballés, les examina, les caressa, puis brusquement, résolu, il saisit à pleines mains les papiers de la morte et les jeta sur le lit, à la volée. Ses chers petits livres se placèrent, il voulut fermer, quelque chose résistait encore.

— Pardieu ! s’écria-t-il, ce sont ces vieilles photos !

Et, violent, il les lança sur les papiers où elles s’éparpillèrent !

Il avait les mains rêches, les reins endoloris, mais la tâche était accomplie.

Il s’assit devant sa valise, la contempla, la soupesa du regard ! Il était satisfait.

Soudain, sous le prie-Dieu, presque caché, il aperçut un point d’or ; il se baissa, le saisit ; c’était « Éléonore ou l’Heureuse personne », étroitement gainée dans sa reliure de missel.

— Bah ! Le volume n’est pas grand, je le mettrai dans ma poche, songea-t-il.

Il alluma un cigare, aspira une bouffée de tabac, murmura :

— Et si la petite Lamorille s’ennuie, je lui en lirai des passages.

Il donna une pensée à Cécile ; il revit ses yeux battus, son cou gras, ses épaules rondes ; il glissa un doigt entre les pages d’Éléonore, l’ouvrit, soupira :

— Pauvre Lamorille !

Et, le cœur en paix, il commença sa lecture.

VIII

Lorsque la voiture se mit en marche, Monsieur Brossard, carré dans son coin, enveloppa Mme Lamorille d’un regard indiscret. Elle ne pensait pas à lui. Elle songeait seulement qu’elle avait été heureuse dans cette ville qu’elle quittait peut-être pour toujours, et son cœur se serrait. Dans les rues familières, les passants s’en allaient de leur pas habituel, un peu graves, mais paisibles, comme si aucun danger ne les eût menacés ; des balayeurs impassibles accomplissaient leur besogne ; des ménagères discutaient autour des petites voitures chargées de légumes et de fruits. Ils dépassèrent un fiacre en maraude, elle se rappela ses promenades, ses courses pleines de fantaisie, et, soudain, un désir insensé de descendre, de rester et d’attendre l’étreignit. Sa fuite lui paraissait absurde, inutile, humiliante. Elle voulut le dire, mais elle vit le visage de Monsieur Brossard ; elle garda le silence.

L’auto sortit de Paris ; traversa les faubourgs ; la campagne apparut. Monsieur Brossard se détendit ; il essaya de parler, mais ses phrases demeuraient sans réponse. Alors il déplia les journaux et fit semblant de lire, sa pensée vagabonde le ramena à Paris ; il se représenta Gerfaut sonnant à sa porte, s’étonnant de ne le point trouver. Il lui avait laissé une lettre dans laquelle il expliquait son départ à sa manière, une lettre réticente, ambiguë, mystérieuse, une belle lettre en vérité.

Mme Lamorille rêvait. Elle regardait les arbres, les villages assoupis dont elle ignorait les noms ; de temps à autre, on croisait des soldats, elle pensait à son neveu.

La route poussiéreuse était encombrée ; les voitures, les autos, les carrioles et les chars se gênaient. Il fallut ralentir.

— Nous n’arriverons jamais, dit Monsieur Brossard.

Mme Lamorille haussa les épaules.

Monsieur Brossard se plaignait, mais il était tranquille. Quelques nuages blancs couraient dans le ciel éclatant, le soleil tombait d’aplomb sur les labours, la terre fumait ; il éprouvait une sensation de sécurité délectable.

Ils déjeunèrent dans une auberge. L’attitude dédaigneuse de Mme Lamorille rendait la conversation difficile. Cependant, Monsieur Brossard parla ; il disait tout haut ce qu’il se disait à lui-même quand il déjeunait seul, et il se contentait des approbations inattentives de la jeune femme.

Il espérait coucher à Tours, mais la route devenait impraticable. Il y avait, pour retarder la marche des gens pressés, d’absurdes véhicules chargés de malles, de paniers, de matelas et de grandes cages à barreaux de bois derrière lesquels des canards, des poules et des oies se querellaient. Des enfants effarés étaient perchés parmi les meubles, et, près des roues, la tête basse, sans rien voir, marchaient des femmes et des vieillards. Parfois une vache suivait, mangeant la poussière et barrant le chemin.

Monsieur Brossard s’impatientait ; penché au dehors, furieux, congestionné, il criait, la main tendue :

— Vous ne pouvez donc pas garder votre droite ? paysans !

Mme Lamorille le regardait !

A nuit close, ils atteignirent les premières maisons de Tours, et, tout de suite, il apparut qu’il serait impossible de s’y loger. Des centaines d’automobiles de toutes tailles, de toutes marques, encombraient les rues et les places. Les appels de trompes, les cris des conducteurs faisaient un concert assourdissant.

Monsieur Brossard ne contint plus sa colère :

— Il faut être dément, s’écria-t-il, pour laisser partir tant de monde ; nous ne trouverons plus une place à l’hôtel.

A l’hôtel il n’y fallait pas songer, pas plus qu’à l’auberge ou à la préfecture, pas plus que sur les banquettes de la gare ou sur le parquet des salles d’attente.

Pourtant, à force de pester, d’insister, de s’imposer, il découvrit une pièce assez belle chez un boulanger. Il revint triomphant vers la voiture. Il fit part de ses démarches à Mme Lamorille ; elle l’écouta distraitement, sans admiration ni reconnaissance, puis elle dit :

— Je vous remercie, cher ami, mais vous, où coucherez-vous ?

La figure de Monsieur Brossard changea. Il avait cru que l’on pourrait partager la chambre au moyen d’un paravent, et même il en avait averti la boulangère. Des souvenirs littéraires le hantaient. Mais le ton de Mme Lamorille jeta bas tous ses espoirs. Elle le vit déconfit et dit en riant :

— Mon pauvre ami, vous allez être obligé de passer la nuit dans la voiture avec tous vos paquets !

Elle ajouta, généreuse :

— Je vous laisserai ma couverture.

Ce n’était pas ainsi qu’il avait imaginé le voyage. Il dîna mal et ne ferma pas l’œil de la nuit. Il tremblait pour les valeurs dont il avait la garde et qu’il n’avait osé confier à une femme.

Le lendemain, Mme Lamorille se présenta reposée, fraîche et jolie. Il l’aurait volontiers battue. Elle désirait télégraphier à son mari. Il l’en empêcha, sous divers prétextes, pour le plaisir. Il n’avait plus qu’une idée ; se débarrasser d’elle, et, comme elle avait des parents à Poitiers, il proposa de l’y conduire.

— Vous voulez donc que je périsse d’ennui, dit-elle, ou, peut-être, ne connaissez-vous pas Poitiers ?

Et elle décida qu’ils iraient à Pau.

— D’ailleurs, ajouta-t-elle, c’est votre chemin.

— Mon chemin ? Quel chemin ?

Il ne comprenait pas.

— Ah ! fit-elle avec indifférence, je croyais que vous alliez à Lourdes ?

Il n’y pensait plus. Il fut vexé. Il crut qu’elle se moquait de lui. En vérité, elle n’en avait pas eu l’intention ; elle n’avait point l’âme sacrilège. Mais elle était espiègle, et lorsqu’elle vit qu’elle avait outragé son mentor et qu’il n’en résultait aucune conséquence imprévue ou terrible, elle retrouva sa gaieté, et dès lors, elle ne cessa de plaisanter.

A Angoulême, le chauffeur se sentant las, brisa quelque ressort dans sa machine et refusa d’aller plus loin. Mais, grâce à la complaisance d’un employé auquel Mme Lamorille accorda un sourire, ils purent monter dans un train qui passait. Un deuxième sourire valut à Cécile la place d’un jeune Espagnol qui alla rejoindre Monsieur Brossard dans le couloir.

— Madame votre fille a l’air bien fatiguée, dit-il, en manière de présentation.

Monsieur Brossard ne fut point flatté de la méprise ; il n’en laissa rien paraître et répondit :

— Oui, la pauvre enfant est souffrante. C’est à cause d’elle que j’ai dû quitter Paris ; j’en suis bien désolé.

— Je n’ai pas eu plus de chance que vous, dit l’Espagnol ; l’on m’a fait savoir que ma grand’mère qui demeure à Biarritz était fort mal ; elle a quatre-vingt-treize ans ! Voilà quatre jours que nous voyageons !

Monsieur Brossard parut touché ; la conversation s’engagea, ils échangèrent des confidences. Monsieur Brossard parla de Thérèse, de ses écrits, de sa sainteté et de sa mort. Son compagnon était allié, par les femmes, à la famille de Sainte-Thérèse d’Avila ; il n’avait point lu ses lettres, mais il en possédait un exemplaire qu’il conservait à cause de la reliure qu’on trouvait belle : il était bibliophile.

— Moi aussi, dit Monsieur Brossard.

Et il tira de sa poche l’histoire d’Éléonore, dont il fit admirer les gravures à son voisin. Puis, ils parlèrent de la politique, des vertus militaires et du relâchement de la morale. Ils avaient les mêmes idées. Ils promirent de se revoir.

Le train entrait en gare ; l’Espagnol aida Monsieur Brossard à descendre ses valises ; il s’inclina devant Mme Lamorille, profondément.

Monsieur Brossard, les mains embarrassées, se tourna deux fois encore vers le wagon pour revoir son nouvel ami, et de la tête, il lui faisait des signes.

Cécile l’observait avec surprise. Il lui dit :

— J’ai fait là, la connaissance d’un homme de mérite. Son commerce me sera agréable car il partage mes idées et mes goûts. Je crois que nous nous reverrons souvent !

Il s’aperçut alors qu’il avait oublié de lui demander son nom. Il en éprouva du regret, puis il n’y pensa plus.

D’autres soucis le préoccupaient, mais, cette fois, Thérèse dont il venait d’invoquer le souvenir le récompensa. Il trouva sans trop de peine, une voiture, des chambres à l’hôtel, et, chose plus importante, un coffre où déposer ses valeurs et ses livres.

Débarrassé de ces trésors encombrants, débarrassé de Mme Lamorille qui demeurait tout le jour enfermée dans sa chambre, et enfin reposé, Monsieur Brossard n’eut plus à se plaindre que de la chaleur qui était excessive.

Il connut, au fumoir, des hommes qui, tous, pour des raisons impérieuses avaient dû quitter Paris au même moment. Ils parlaient de la guerre avec une grande compétence et Monsieur Brossard se plut en leur compagnie.

Bientôt les nouvelles furent meilleures. Les Allemands, arrêtés, repoussés, battus, se retiraient en désordre. L’on douta, puis l’on cessa de douter. Les plus pessimistes, les plus aigres, les plus jaunes s’épanouissaient :

— Je vous le disais bien ! s’écriaient-ils à tout instant.

Et ils riaient sans raison.

Monsieur Brossard eut le plaisir d’annoncer la victoire à Mme Lamorille, au moment qu’elle se mettait à table. Elle ne fut pas surprise et demanda :

— Alors, la guerre va finir ?

Monsieur Brossard prit un air indulgent.

— Comme vous y allez !

Et grave, il ajouta :

— Il y en a bien encore pour six mois !

Mme Lamorille fut consternée.

Mais le soir, elle reçut une lettre de son mari qui lui parlait de Marcel ; le pauvre garçon instruisait des recrues dans un village de Bretagne.

Mme Lamorille se reprit à vivre, et, par un phénomène de retard explicable, ce fut à ce moment seulement qu’elle entendit en elle la nouvelle de la victoire que Monsieur Brossard lui avait annoncée six heures auparavant. Elle en éprouva une joie soudaine, irrésistible, entraînante, et qui tout à la fois lui rendit sa liberté d’esprit et sa beauté un instant ternie.

Monsieur Brossard ne s’étonna pas de ce changement, mais il crut, bêtement, que les sourires de Cécile s’adressaient à lui, alors que positivement elle ne le voyait pas, et qu’il était devant elle comme s’il n’existait pas.

Cependant, peu à peu, Mme Lamorille reprit le contrôle de ses pensées, elle redescendit sur terre, elle découvrit Monsieur Brossard et s’aperçut qu’il la courtisait. Elle en fut amusée, se montra coquette.

Il en conçut de l’espoir et devint aventureux.

Un soir, après dîner, il lui parla de sa solitude, du chagrin qu’il portait en lui, des délicatesses de son cœur. Il cherchait à la désarmer par une feinte mélancolie. Il fut lyrique ; ses yeux s’humectèrent, sa voix se brisa et Mme Lamorille sentit qu’il allait s’attendrir. Elle attendit qu’il fît une pause après une plainte et dit d’un air de grande bonté :

— Heureusement, vous allez vivre à Lourdes en compagnie de vos chers souvenirs ; ce sera pour vous une bien douce consolation.

Il la regarda ; elle souriait, il fut désorienté.

— Donnez-moi une cigarette, dit-elle.

Encore qu’il lui parût peu convenable qu’une jeune femme fumât, il s’empressa, et, pour cacher son dépit, changea d’attitude. Il s’efforça d’être gai, prit des allures de petit maître, affecta de donner à ses idées un tour puéril que Cécile pût comprendre, et, pour un peu, il lui eût parlé comme on parle aux tout-petits enfants, aux carlins, aux marmottes, à toutes les bêtes incommodes et charmantes qui encombrent les appartements.

Mme Lamorille fut insensible à ces grâces mignardes, il en éprouva de l’humeur, se leva, sortit, et ne rentra ce soir-là que fort tard.

Le lendemain, au déjeuner, Mme Lamorille lui annonça l’arrivée de son mari. Elle ajouta, taquine :

— Ce cher Ernest paraît tout fier d’être resté à Paris.

Ce fut pour Monsieur Brossard le dernier outrage ! Il ne se consolait pas d’avoir fui inutilement. Toutes ses rancunes, en une seconde, se précipitèrent en lui, et, d’une voix sèche, il répliqua :

— Je serai désolé, Madame, de manquer ce héros, mais, comme je crois vous l’avoir dit, je pars pour Lourdes aujourd’hui.

Puis, craignant sans doute de n’être pas assez complètement vengé, il ajouta :

— Et votre neveu ? Le beau cuirassier ? Il ne semble pas qu’il se batte bien souvent ?

La fin du repas fut silencieuse. Monsieur Brossard se sentait pris par sa propre sottise ; il en voulait à Cécile, amèrement. Pourtant, il ne pouvait reculer ; il donna des ordres avec ostentation, prit congé de la jeune femme, et, à cinq heures, seul dans l’omnibus cahotant, il descendit vers la gare.

IX

Dans le train qui le conduisait à Lourdes, Monsieur Brossard n’était pas heureux. De quelque côté qu’il tournât sa pensée, elle se heurtait à des images dont la vue le désobligeait. Ses souvenirs étaient confus, ses projets incertains et les raisons même de son voyage lui échappaient : l’angoisse est chose qui s’oublie vite et il eût fallu qu’il fît un bien gros effort pour se revoir pieds nus dans la chambre de Thérèse, tombant sur le prie-Dieu et se frappant la poitrine.

Il essaya de se représenter ce que serait sa vie dans ce village étrange, vers lequel les événements le poussaient ; sa femme le lui avait souvent décrit ; il se rappela ses paroles puis cessa d’y penser. Le front contre la glace, il regardait glisser les paysages. Il s’ennuyait !

L’aspect de la ville, qu’il traversa dans une méchante guimbarde, lui déplut ; l’hôtel ne le contenta pas davantage. Il dîna vite et presque aussitôt se retira dans sa chambre.

Le soleil avait disparu derrière les montagnes, mais la lumière persistait, morne, grise et languissante. Par la fenêtre ouverte, il voyait passer les hirondelles, flèches noires dans le ciel tendu, il entendait leur cri perçant, monotone et triste ! C’était le crépuscule, l’heure douloureuse qui fait sangloter le malade sur son lit d’hôpital, l’heure déchirante de toutes les solitudes, l’heure des désespoirs sans cause, l’heure des pendus…, l’heure exquise !

Monsieur Brossard demeura longtemps accoudé à son balcon ; ce qu’il éprouvait était nouveau pour lui ; il se cherchait, il s’égarait, son âme se dérobait :

— Que suis-je venu faire ici ? soupira-t-il.

Mais s’il partait, où donc irait-il ? Le monde entier lui semblait désert. Le monde ?… Et toute son existence repassa devant ses yeux ; il n’avait eu que des joies médiocres, des amours passagères pour des femmes dont il ne savait plus le nom, point d’amis. Hors ses livres, sa table et ses affaires, il n’y avait rien dans sa vie, pas un espoir, pas une tendresse, pas un jour qui ne fût identique à la veille. Il l’avait voulu ainsi par crainte de donner quelque chose de lui-même, et son cœur s’était racorni.

Il pensa à Mme Lamorille, et parce qu’il l’avait convoitée sans amour, son souvenir fut sans douceur. Alors, il retomba dans le moment présent, il se tordit les mains :

— Ah ! çà, dit-il tout haut, vais-je avoir maintenant des mélancolies de collégien ? Ce serait bon !

Et, brusque, il ferma la fenêtre, tira les rideaux, alluma un cigare, ouvrit son journal. Il ne prêtait aucune attention à sa lecture ; il était à Lourdes et ne s’expliquait pas qu’il y fût. Il se rappela les papiers de Thérèse, la « Promesse », son départ ; il eut un mouvement d’humeur, jeta son cigare, grommela :

— C’est absurde !

Et il se coucha en comptant ses gestes, pour être sûr de ne penser à rien.


La première journée que Monsieur Brossard passa à Lourdes lui parut longue. Il était sans curiosité, sans enthousiasme et l’idée d’accomplir un devoir lui ôtait tout plaisir. Il se rendit à la grotte, qu’il ne connaissait pas. Elle était vide, il put l’examiner à loisir. Il vit les ex-votos, les béquilles accrochées, la piscine ! Mais comme il n’était pas éclairé par cette lumière intérieure qui transfigure l’univers, les choses lui apparurent telles qu’elles sont, dans leur réalité triste ; il hocha la tête et s’en alla. Il erra dans les rues ; il s’arrêta devant les magasins où l’on voit des médailles, des chapelets et des statuettes de plâtre à manteau bleu. La laideur de ces choses lui inspirait du dégoût ; il sortit de la ville.

Le soir, encore que sa promenade eût été longue, il évita de rentrer à l’hôtel ; il redoutait la vénéneuse influence du crépuscule, et ne sachant où se réfugier, il retourna à la grotte. Des fidèles étaient prosternés, les bras en croix ou la tête entre les mains. Monsieur Brossard s’assit à l’écart ; il contemplait ce spectacle d’un œil indifférent ; des pensées indécises le berçaient, il semblait que dans ce lieu, à cette heure, il eût trouvé exactement la forme de repos que voulait sa fatigue. Il éprouvait une sensation de bien-être et de fraîcheur morale.

— Je suis à Lourdes, songeait-il, mais est-ce là suffisant pour que le vœu de ma chère femme soit accompli ? Le Seigneur est-il satisfait d’un si court voyage, ou bien exige-t-il davantage ? Dois-je prier ou chanter des cantiques ? Est-ce assez d’être venu ? Faut-il que je demeure, et combien ? Un mois ? Une semaine ? Ou bien vingt et un jours ainsi que je le fis à Vichy l’année où je souffris si fort ?

Il était incertain de ses devoirs, mais ne connaissant personne qui pût le diriger, il s’en remit à la Vierge de ce soin, et, le cœur apaisé, il laissa dériver son esprit vers de plus attrayants rivages.

Trois jours n’avaient point passé que Monsieur Brossard avait des habitudes. Il se rendait à la grotte, matin et soir, il y restait pendant une heure exactement, il faisait cela comme il serait allé à son bureau, sans plus d’exaltation, sans plus d’ennui, avec ponctualité. Tantôt assis, tantôt à genoux, il somnolait, disait quelque prière ou pensait à sa femme. Il se la représentait là, parmi la foule, en extase. Il imaginait ses attitudes, ses gestes, son visage. Puis quand sonnait l’heure qu’il s’était fixée, il se levait avec la conviction d’avoir accompli une action magnifique et généreuse.

Parfois, le soir, il parcourait la campagne ; la saison était douce, et dans tous les sentiers l’âpre senteur des mûriers se mêlait au parfum de la terre.

Un bâton ferré dans la main, le geste assuré, Monsieur Brossard aimait à marcher le long des routes larges devant de vastes horizons. Mais il n’allait pas seul, il s’était fait des amis, et il les entraînait.

Le plus favorisé était le Comte des Courtis. Il l’avait connu à la crypte où cet alerte vieillard accompagnait sa fille. Les deux hommes s’étaient plu ; ils s’étaient salués, puis ils s’étaient parlé.

Le Comte des Courtis apportait, dans l’expression de ses ardeurs religieuses, moins de sévérité que ne le faisait son nouvel ami, il y mettait une grâce plus naturelle, et Monsieur Brossard s’efforçait de l’imiter. Il ignorait que si M. des Courtis avait permis que sa fille le chavirât dans le giron de l’Église, ce n’était que par indolence ou faiblesse paternelle, et que cela n’avait modifié qu’en apparence l’existence dissipée et souvent difficile dans laquelle, trop souvent, il égarait son âme et compromettait son salut. Mlle des Courtis le savait ; elle en riait ; elle était charmante !

Le Comte en fit bientôt la confidence à Monsieur Brossard.

— Eh ! oui ! disait-il, je me suis laissé entraîner par cette enfant moqueuse qui s’amuse à sauver son père en attendant que Dieu lui envoie un mari. Mais elle abuse de la bonté à laquelle m’incline un repentir sans cesse renouvelé par mes fautes, et voilà deux mois qu’elle me retient ici.

— Deux mois ! fit Monsieur Brossard.

— C’est beaucoup, mais l’on s’y fait ; sans compter que ma chère fille exige que je sois brancardier à chaque fois que l’occasion s’en présente !

Monsieur Brossard le regarda avec envie :

— Brancardier ! Voilà qui est beau !

— Je vous assure que je m’en accommode. Depuis qu’une maudite goutte m’interdit le cheval et l’escrime, je n’ai plus guère le moyen de faire le moindre exercice. Celui-ci en vaut un autre, et s’il ne contre-balance pas tous les péchés dont mon âme est chargée, il contribue du moins à maintenir à mon corps la souplesse sans laquelle la vertu n’aurait point de mérite. Au reste, ne voulant point fatiguer la Vierge de mes prières, j’occupe mon temps de diverses façons, et je puis dire que je ne l’ai point toujours perdu. C’est ainsi qu’il m’est arrivé, au cours de mes séjours ici, de prendre quelque intérêt à certains de ces hôtels qui ne sont point parmi les meilleurs, mais qui n’appauvrissent pas leurs commanditaires.

— Quoi ? Ces auberges ?

— Croyez, Monsieur, que s’il s’agissait d’auberges, je ne l’eusse point fait, mais ce sont en quelque sorte des maisons de pèlerins, des reposoirs ! D’ailleurs, si cela vous attire et que vous puissiez disposer de quelques fonds, il y aurait une affaire fort belle que nous pourrions mener ensemble…

Monsieur Brossard se laissait tenter ; ils firent des projets.

— L’argent que l’on gagne au service du Seigneur, disait M. des Courtis, a quelque chose de léger, de gratuit qui me séduit infiniment. Dieu sait pourtant que ses fidèles sont sordides, mais ils sont nombreux, si nombreux que les poussières échappées à leur avare vertu finissent par faire des montagnes…

Monsieur Brossard sentait se gonfler sa poitrine ; son cœur battait d’impatience, il ne s’ennuyait plus, et il construisait en rêve un hôtel immense et magnifique, qui cacherait tous les raffinements du siècle sous une apparence misérable et grossière, ainsi qu’il convient en un lieu saint. M. des Courtis était plus raisonnable ; il connaissait sa clientèle et ne tenait pas à la gâter.

Et tous deux, au cours de leurs promenades, cherchaient un emplacement et n’en trouvaient point. Chaque fois qu’un terrain les tentait, il y avait au plus bel endroit, un calvaire, croix de bois rustique ou croix lumineuse qui, dans la nuit, resplendit au haut de la colline pour l’ébahissement des fidèles.

Un jour, à bout de patience, Monsieur Brossard se plaignit de cette abondance de calvaires qui, partout, empêchait de construire. Mlle des Courtis éclata de rire.

Monsieur Brossard n’aimait pas le rire des jeunes filles :

— Qu’ai-je dit de ridicule, Mademoiselle ?

— Oh, rien, Monsieur, mais comment n’avez-vous pas deviné que toutes ces croix sont placées là à dessein. Depuis longtemps le Clergé, d’accord en cela avec la commune, en met un peu partout, si bien que, pour acheter un terrain, il faut obtenir la permission de déplacer le calvaire, et, dame, cela coûte…

Puis, gracieuse, elle se chargea de négocier avec les pouvoirs occultes. Elle avait de l’esprit, une beauté encore hésitante mais qu’un baiser eût fait éclore, et des désirs d’indépendance.

Elle souhaitait d’être infirmière dans une ambulance militaire. Monsieur Brossard l’encourageait ; il aimait à pousser les autres sur le chemin du dévouement, c’était sa façon d’être bon. M. des Courtis, de son côté, ne s’opposait à la vocation temporaire de sa fille que juste ce qu’il fallait pour l’affermir dans son désir et lui céder enfin lorsqu’il aurait lui-même un peu plus avancé ses affaires auprès de la femme de l’aubergiste, une belle fille un peu rousse et qui s’appelait Geneviève.

M. des Courtis, qui aimait à partager ses plaisirs, car il était grand seigneur, n’eut de repos que lorsqu’il eût montré Geneviève à Monsieur Brossard. Celui-ci ne la trouva point belle et il en profita pour confier à son nouvel ami qu’il était fidèle à la mémoire de sa femme plus qu’il ne l’avait été à son amour.

M. des Courtis le regarda d’étrange façon :

— Vous êtes un saint ! dit-il.

Et il pensa : « Ce n’est pas un homme du monde ! »

Monsieur Brossard était fidèle, mais ce n’était point par vertu ; il avait trouvé sans la chercher la paix intérieure, il avait oublié le monde, il avait oublié la guerre et il se laissait aller avec ravissement dans les bras de l’Église. On le voyait à la grotte régulièrement ; plusieurs prêtres l’avaient remarqué, quelques-uns l’abordèrent, il se savait observé, prenait des attitudes et se signait comme on bénit la foule.

Sur le passage du Saint-Sacrement, il s’agenouillait dans la poussière, et il se disait :

— Ce vieux curé doit se demander qui peut bien être ce Monsieur bien mis et à l’air intelligent qui se prosterne ainsi.

Et il regrettait de n’être pas décoré.

Il parlait maintenant de Dieu avec une certaine familiarité. A table d’hôte, il avait pris de l’autorité ; les prêtres, les dévotes et les séminaristes l’écoutaient avec déférence. Parfois, il se taisait, laissant conter à ses voisins ce qu’ils attendaient de la Vierge. Puis soudain, comme un dindon qui glousse au bord du poulailler, il prenait la parole. Il parlait de Thérèse, racontait comment elle lui était apparue à Notre-Dame, comment elle lui avait donné l’ordre de venir à Lourdes. Il l’appelait : « Ma Sainte Morte », et son récit causait toujours une certaine impression. Ami des succès oratoires, il enflait la voix, ajoutait des détails, assurait qu’à Paris plusieurs personnes considéraient déjà Thérèse comme une sainte, donnait son adresse, offrait des reliques ; et bientôt il fut célèbre dans toute une partie de la ville.

Un jour que, retiré dans sa chambre, il rêvait aux avantages de sa condition présente, on vint l’avertir que deux prêtres demandaient à le voir. Ses yeux étincelèrent de plaisir et d’impatience. Sans doute, ces deux abbés avaient-ils entendu parler de Thérèse ; ils venaient pour sa Sainte Morte ; il se réjouissait et, dans le même temps, regrettait de n’avoir pas apporté les manuscrits de sa femme, ou, tout au moins, quelques photographies.

Les ecclésiastiques entrèrent alors que ces sentiments contraires l’agitaient encore. Il s’empressa, leur offrit des sièges ; il s’efforçait d’être digne, mais le désordre de ses paroles témoignait du désordre de son cœur. Les visiteurs ne répondirent guère à son accueil ; ils le regardaient en silence et semblaient attendre avec indifférence la fin de ses politesses importunes.

Leur aspect n’était point engageant. L’un gros, grand, rubicond, essuyait son visage dans un mouchoir à carreaux ; l’autre petit, olivâtre, le visage mauvais, examinait Monsieur Brossard avec une insistance inquiétante. Dépouillés de leurs soutanes, on les eût pris pour des courtiers véreux ou des agents d’affaires de ceux dont la présence accompagne d’ordinaire les désastres et les deuils.

Ils parlèrent ; ils prononcèrent le nom de Thérèse, posèrent quelques questions. Monsieur Brossard brûlait de répondre. Il aimait à briller, et comme ses interlocuteurs paraissaient intéressés, il ne se modéra point, ne négligea aucun détail ; apparitions, inspirations, colloques nocturnes, tout devenait matière à discours enjolivés.

Lorsque, à bout de souffle, il s’arrêta, baissant les yeux d’un air modeste et s’attendant peut-être à recevoir des compliments, il éprouva une pénible surprise :

— C’est bien ce que l’on nous avait dit, déclara le gros rubicond, cela n’a que trop duré.

— Comment ?

Le prêtre se fit familier, son ton était ironique, indulgent, papelard.

— Mais oui, mon bon Monsieur, vous me comprenez fort bien, vous n’êtes pas un novice, et je suis persuadé que nous allons nous entendre. Combien voulez-vous pour vous taire ?

Monsieur Brossard répéta, l’air égaré :

— Pour me taire ?

— Ba, ba, ba, ne faites pas l’agneau. Nous connaissons le procédé. On s’en vient à Lourdes avec un petit saint tout neuf sous le bras ; on commence à le lancer, doucement, à table d’hôte, on donne une adresse, on offre des petits souvenirs et comme on sait que les bons pères n’aiment pas beaucoup ce petit jeu, on évite de se compromettre et l’on rentre dans sa chambre où l’on attend les bons pères, en fumant un bon cigare.

Monsieur Brossard devint pourpre :

— Je vous jure, Monsieur…

— Et les bons pères arrivent ! Dieu est riche ! Et l’on sait qu’il déteste la concurrence. Voyez-vous, Monsieur, nous ne redoutons rien pour Bernadette ; la grotte est la grotte, et vous le savez bien ; votre Thérèse, d’ailleurs, est une pauvre invention, une sainte de guerre, dit-il avec un gros rire. Nous en avons vu de plus dangereuses !… Seulement, la saison est mauvaise, on voyage difficilement, on vient peu et nous ne voulons pas laisser s’égarer vers de coupables fantaisies les prières qui nous reviennent. C’est pourquoi vous aurez la bonté de vous taire, ou mieux, de vous en aller.

Monsieur Brossard ne se contenait plus. Il protestait avec une sorte d’épouvante, s’indignait, se frappait la poitrine. Puis il s’attendrit, s’humilia, serra les mains des prêtres ; il fit tant qu’il les ébranla.

— Il se peut, disait le rougeaud, d’un ton où traînait encore un doute. Il se peut ! Tout est possible ! Nous ne demandons qu’à vous croire, car si vous êtes sincère, vous repousserez notre offrande, votre parole nous suffira. Pourtant, si vous voulez demeurer ici, je vous engage, pour votre repos, à ne plus parler de votre Sainte Morte — un joli nom, mais qui ne plairait pas à la foule — et à vous placer franchement sous la protection de Notre-Dame de Lourdes ; vous êtes chez Elle, ne l’oubliez pas !

— Je vous le promets, Messieurs, je n’ai jamais voulu…

Ils se retiraient.

— C’est bon ! C’est bon ! A Paris vous ferez ce que vous voudrez ; je ne crois pas que vous puissiez réussir, mais ici, plus rien, n’est-ce pas ?… Et, pour les terrains que vous vouliez acheter, vous y renoncez, bien entendu !

La porte se referma. Monsieur Brossard demeura seul, accablé !…

Il n’arrivait pas à comprendre le sens exact de la démarche dont il avait été l’objet, et il se reprochait de n’y avoir point répondu avec assez de fermeté ; la colère succédait en lui à la surprise alors qu’il n’était plus temps de la faire éclater, et il se promenait à travers sa chambre, laissant échapper des lambeaux de phrases violentes et brutalisant les meubles, au passage.

Le soir, à l’heure accoutumée, il rencontra le Comte des Courtis, et, lui prenant le bras, l’entraîna vers la campagne. Lorsqu’ils furent assez loin, il prit un air mystérieux et lui fit à mi-voix le récit de la visite étrange que deux prêtres injurieux étaient venu lui faire. M. des Courtis ne parut pas étonné ; il le laissa parler et puis il demanda :

— A combien avez-vous transigé ?

— Pardon ? fit Monsieur Brossard.

— Vous dites qu’ils vous offraient de l’argent, je vous demande combien vous avez obtenu.

Monsieur Brossard s’était arrêté ; les yeux hors de la tête, le visage en sueur, il cria :

— Mais, rien du tout, Monsieur ; je ne suis pas à vendre.

— Vous plaisantez ?

M. des Courtis le contempla avec stupeur ; sa lèvre supérieure trembla, s’agita ; il éclata de rire :

— Vous n’y avez donc rien compris ? Par exemple ! C’est fort !

— Et que fallait-il comprendre ?

— Mais que je vous ai dénoncé, et qu’avec un peu d’adresse vous eussiez obtenu dix mille francs, que nous aurions partagés. Je vous avoue que cela ne m’eût point fâché, car Geneviève, ma jolie rousse, se découvre un appétit que je ne soupçonnais pas et qui, je dois le dire, la rend plus attachante encore.

Monsieur Brossard ne savait que penser ; il balbutia :

— Croyez que si je vous ai fait du tort, je suis prêt…

— Ah ! mon cher, vous me peinez ! Je ne suis pas écornifleur ! Vous avez manqué une affaire, c’est dommage ! Mais rassurez-vous, tout n’a pas été perdu, ma dénonciation ne fut point gratuite.

Et il abandonna ces vaines discussions pour ne plus s’occuper que de Geneviève, dont il vantait imprudemment les épaules grasses, les seins lourds et les cuisses robustes.

Cette aventure singulière mit le trouble dans l’esprit de Monsieur Brossard, mais, contrairement à ce qu’on en pouvait attendre, elle eut pour résultat de le jeter dans une piété qu’il n’avait pas encore connue. Il priait sans cesse, fréquentait l’église, et même il se fût confessé si une inexplicable timidité ne l’eût arrêté au seuil du confessionnal…

L’été, vaisseau chargé de fruits, chavirait déjà dans les ors de septembre, les premiers vents d’automne faisaient plier les arbres et Monsieur Brossard ne songeait pas à s’en aller.

Quelques personnes qu’il avait connues à Paris passèrent. Elles le virent, l’admirèrent, et, rentrées chez elles, répandirent son histoire. Il en sut quelque chose, en fut flatté, voulut faire davantage.

Ce fut à cette époque qu’il céda aux instances de Mlle des Courtis et consentit à prendre dans les brancards la place du Comte qui, depuis quelque temps, montrait un peu de lassitude.

Lorsqu’il passa sur ses épaules les courroies de brancardier, il éprouva une sensation de vertige et d’ivresse qui, pendant quelques instants, lui troubla la tête. Il marchait cependant, droit, roide et glorieux !

— Se peut-il que moi, Monsieur Brossard, je me sois abaissé à cela ? se disait-il. Quelle admirable modestie !

Cet abandon de lui-même l’emplissait d’une joie frémissante ; son humilité lui donnait de l’orgueil.

— Pourvu, songeait-il, pourvu que cela se sache à Paris !

Et, pour n’être point déçu dans cette espérance, il prit la précaution de l’écrire.

Sa correspondance devenait considérable ; il écrivait à ses amis, aux anciens amis de Thérèse, à des personnes qu’il connaissait moins, et il cherchait encore dans sa mémoire quelques noms oubliés.

Afin de donner à ses lettres un ton qui convînt à son nouvel état, il entreprit des lectures édifiantes ; mais les livres qu’il trouvait dans la bibliothèque de Lourdes l’offensaient autant par la niaiserie de leur texte que par leur apparence dégoûtante.

Alors, par vanité, par désœuvrement, par ennui des livres mal imprimés, il se fit envoyer de Paris l’Imitation de Jésus-Christ. Il éprouva du plaisir à la recevoir, il l’ouvrit, avec respect, caressa l’épais maroquin des plats, puis se mit en devoir de la lire. Il était fier de pouvoir glisser dans ses lettres cette phrase si petite et si grande à la fois : je lis l’Imitation !

A vrai dire, il n’y trouvait rien qui l’exaltât, mais il s’appliquait à en suivre la lettre, et, dès lors, il eut une occupation ; il vécut selon Notre-Seigneur !

Il priait avec modération, car il est dit : qui veut trop s’élever retombe aussitôt dans la bassesse et la pauvreté.

Il se préparait à être tenté et à ne résister qu’autant que Dieu lui en donnerait la force et la patience, puisqu’en toutes choses il faut attendre Dieu ! Et « pour conserver la paix dans les sécheresses de l’âme », dès qu’une pensée l’importunait il l’offrait au Seigneur et cessait d’y songer.

Enfin, de toutes manières, il travaillait à détacher son cœur des choses visibles, et cela ne lui était point difficile, car il n’aimait rien, ni personne. Il n’aimait que lui-même : Monsieur Brossard !

X

Le mysticisme est une fantaisie de l’âme qui prend Dieu pour prétexte ; une passion déréglée, anormale, que nul n’ose contraindre et que les plus froids admirent. Mais Monsieur Brossard ignorait les orages de la passion et son âme était fermée à toute fantaisie. Il ne lui paraissait pas moins absurde de s’abîmer en Dieu que dans la lune ; il appelait les extases des vapeurs et s’il jugeait expédient d’offrir au Seigneur les incommodités inévitables de son corps, se mortifier sans raison ne le séduisait pas.

Tant qu’il se trouva tranquille à Lourdes, que Paris fut menacé, et qu’il eut plaisir à recevoir des lettres où l’on parlait de sa femme en termes élogieux et de lui-même avec déférence, il ne songea pas à quitter sa retraite.

Mais, vers le milieu de novembre, il eut froid, les soirées trop longues lui pesèrent ; il pensa qu’à demeurer davantage il risquerait d’être oublié ; il décida de rentrer.

Peu de chose le retenait. Son ami, M. des Courtis, était parti depuis deux semaines ; il n’était pas parti seul. Il avait enlevé Geneviève, la jolie rousse, dont le mari, goitreux comme le sont tous les gens de ce pays aux eaux miraculeuses, venait parfois entretenir Monsieur Brossard de la fugitive. Il désirait la revoir et d’avance lui pardonnait. Ce n’est point qu’il la regrettât ; souvent même, exaspéré par la générosité de ses caprices, il avait rêvé de la chasser, mais les hommes supportent mal qu’on les quitte ; l’infidélité les touche moins que l’injure faite à leur autorité.

— Elle est à moi, disait ce rustre, et je veux la reprendre, pour la jeter à la porte à coups de pied si tel est mon plaisir ; vous m’y aiderez, Monsieur.

— Certainement, quoiqu’il soit plus malaisé de ramener les femmes au sentiment du devoir que de les en détourner.

— Ce sont des garces ! Vous pouvez le dire ! Mais vous êtes puissant, répliqua l’homme au cou de pélican.

Et ses petits yeux brillèrent, pleins de malice.

Monsieur Brossard comprit que ce pauvre goitreux le croyait de la police, il ne s’en offusqua pas, car il savait proportionner sa vanité à la condition de ses admirateurs. Il lui laissa penser qu’il partait pour le servir et il accepta les marques de sa reconnaissance.

Cependant, à l’instant de se mettre en route, il éprouva quelque regret :

— Je reviendrai ! dit-il à l’hôtelier.

Ce mercenaire, au cœur sec, tira son bonnet, s’inclina, mais ne marqua aucune impatience de le revoir : Monsieur Brossard était homme de petite dépense.

A Paris, des joies inattendues lui firent oublier ces moments amers. Il revit dans la gare les murs de malles qu’il avait vus avant son départ ; ils étaient là, ils n’avaient pas bougé, rien ne s’était passé ! Dehors, le soleil léger jouait sur les eaux gonflées de la Seine et les branches ténues des arbres, teintées de gris, teintées de mauve, donnaient aux hautes terrasses des Tuileries l’aspect d’un jardin japonais. Paris était soyeux ; les rues silencieuses, les gens paisibles. Monsieur Brossard, penché à la portière de la voiture, avait envie de crier :

— Voyez ! C’est moi ! Je rentre !

Il ne se connaissait plus ; il paya le chauffeur sans compter et, dans son antichambre, il embrassa Bathilde, qui éclata en sanglots !

Content de l’heure et du monde, il la laissa tremper dans ses larmes et s’occupa de lui-même. Il parcourut la maison, répandant au hasard ses habits et ses bottes, et puis, enfin, plongé dans un bain tiède, pressant à deux mains l’éponge sur sa poitrine, il songea :

— Des fous ! Il est des fous qui gémissent sur le sort du voyageur que nul n’attend au logis. « Le malheureux, disent-ils, il est seul, il va ! Ici ou là, qu’importe ? Rien ne l’appelle, rien ne l’attire ! » Ce sont discours de poètes, de poètes pour Petit Poucet ! Ah ! ne plaignons personne ! La maison n’est point vide. Pour quelques francs par mois, une esclave laborieuse et fidèle y entretient la vie. De ses mains braves elle fait couler le bain et prépare les feux en hiver. Si c’est le soir, elle dresse le souper et, sur le lit parfumé de lavande, elle étale un linge frais. Il n’est point besoin de la remercier de ses attentions et l’on peut la gronder pour celles qu’elle oublia. Elle ne soupire pas, elle ne vous fait point de reproches au nom de l’amitié, de la tendresse ou de l’amour. Elle ignore les noms des pays que vous avez parcourus, elle respecte votre fatigue ! Vous ne lui dites rien ; vous prenez votre bain ; vous mangez votre souper, et puis vous vous mettez au lit, tout seul. Que faut-il davantage ?

Monsieur Brossard acheva sa toilette, et bien que l’heure ne correspondît à aucun repas, il se fit servir du chocolat et des grillades imbibées de beurre fondu. Il mangea sans hâte, parcourut les journaux, replaça ses chers livres sur les rayons, puis il entr’ouvrit la porte de Thérèse. Il aperçut sur le lit les papiers et les portraits auxquels Bathilde n’avait point touché, et, bien vite, il se retira vers les profondeurs accueillantes de son cabinet, auprès du feu, clair compagnon de son cœur.

Ainsi, une à une, il allait retrouver sur le chemin de la vie ses plus chères habitudes. Il revit son bureau, il revit M. Botte, il revit Lamorille et, pendant les premiers temps, il n’eut guère le loisir de songer à la morte. Mais il avait pris à son insu des attitudes pieuses, des gestes onctueux, de molles intonations qui, sans cesse, rappelaient à ses amis la nature de ses préoccupations et les poussaient à l’en entretenir. Lui-même, par coquetterie, laissait traîner sur sa table son Imitation, dont la reliure était belle, et, de temps à autre, du bout des doigts, il la caressait.

Un jour qu’il se trouvait chez Lamorille, quelqu’un lui demanda :

— N’aurons-nous pas bientôt l’occasion de lire ces écrits magnifiques dont l’essence et la forme donneront à nos cœurs défaillants le réconfort et l’espoir ? Les temps sont troublés, Monsieur, et les esprits s’égarent ; les plus libres reconnaissent aujourd’hui la nécessité de raffermir la foi ; il serait coupable, permettez-moi de le dire, de différer plus longtemps la publication d’un ouvrage dont vous avez éprouvé, dit-on, par vous-même l’action bienfaisante.

— Croyez, Monsieur, que je partage votre impatience, et que cette publication est mon souci le plus pressant.

— Avez-vous fait choix, déjà, d’un éditeur ?

— Mon Dieu, non ! Monsieur. Depuis mon retour de Lourdes, je n’ai pas eu la liberté de m’en préoccuper, mais je suis persuadé que, lorsque l’heure sonnera, ma chère Morte dirigera mes pas et mettra sur ma route celui dont le zèle aura mérité sa confiance.

— Peut-être cette heure a-t-elle sonné, Monsieur.

Et l’homme, que Monsieur Brossard ne connaissait pas, s’offrit à lui présenter son ami M. Israël, éditeur catholique, qui, bien certainement, se chargerait de la publication. Monsieur Brossard admira cette étonnante rencontre et n’osa refuser.

Il rentra chez lui, fort agité. La légende qu’il avait imprudemment fait naître le tenait prisonnier. Il ne pouvait reculer. Pourtant, il hésitait : il redoutait l’ennui !

Il s’assit à son bureau, pour réfléchir, et la colère grondait en lui. Il en voulait à Thérèse, il en voulait à ses amis, il s’en voulait à lui-même. Il oubliait la gloire qui, de ces pages, devait rejaillir sur lui, et qu’il avait souhaitée ; il ne voyait que son déplaisir et il se lamentait.

— Est-il rien de plus cruel que de classer les papiers d’un mort ? C’est l’enterrement du cœur après celui du corps. Un enterrement plus lent, plus difficile et qui souvent réserve au fossoyeur de pénibles surprises. Les êtres qui vivent côte à côte se plaignent de s’ignorer, ils se désespèrent de ne point deviner leurs plus intimes pensées, ils soupçonnent les mensonges, ils voudraient tout savoir, ils sont méfiants, ils souffrent ! L’un d’eux vient à mourir ! Ce qu’il cachait, un tiroir le révèle !

De son poing fermé, il frappa la table et l’Imitation tomba sur le tapis avec un bruit de feuilles froissées.

— Des cendres ! Des cendres ! Des cendres ! Que les morts nous laissent en paix ! Ah ! que n’ensevelit-on avec leur cadavre les lettres qui les trahissent, les livres qu’ils lisaient, les objets qu’ils aimaient ? Qu’ils soient morts puisqu’ils sont morts et qu’on puisse les oublier !

Et ses paroles étaient injustes, excessives et brutales, parce qu’il vivait dans l’heure présente et qu’il ne supportait aucune contrainte.

Les mains à plat sur son bureau, le visage dur, il regardait la porte de Thérèse, la porte derrière laquelle, sur le lit de la morte, les papiers attendaient ! Il semblait appeler on ne sait quelle catastrophe qui, au dernier moment, le délivrerait. Il se leva pourtant, il alla dans la chambre ; les liasses étaient là, poussiéreuses !

— Jamais je n’en pourrai venir à bout, soupira-t-il.

Et d’une voix plus tranquille, il ajouta :

— Je commencerai demain !

Il gagna ainsi deux ou trois jours ; mais les questions de ses amis l’obsédaient, et, sa fureur étant tombée, il se laissait à nouveau bercer par des rêves glorieux.

Un soir, enfin, comme onze heures sonnaient, il apporta dans son bureau les trésors de Thérèse et les étala devant lui :

— Pourquoi donc, se dit-il, ne lit-on les écrits des morts que la nuit ? On se cache comme s’il s’agissait d’accomplir une mauvaise action.

Et, soudain, cette pensée diabolique que peut-être il allait commettre une vilenie l’excita. Il y avait trop longtemps qu’il macérait dans la piété et parlait de sainteté, il avait besoin de se détendre.

Il plongea les mains parmi les feuilles et les éparpilla. Quel désordre ! Il y avait là des citations, des pensées, des comptes de ménage, des recettes de cuisine, le tout mêlé comme le sont les choses dans la vie.

Quelques mois auparavant, Monsieur Brossard n’eût pas compris grand’chose à ce fatras et tant de richesses eussent été perdues.

Mais les lectures pieuses qu’il avait faites l’avaient, malgré lui, préparé à goûter le style de Thérèse, à en pénétrer les nuances. Que l’on dise, en effet : « Je crois en Dieu » ; cela ne séduit personne, mais qu’on s’écrie : « Seigneur, j’étais ténèbres ! Votre lumière est entrée dans mon cœur et mon cœur n’est que lumière ! » Qui donc, ayant fréquenté les pères, y pourrait résister ?

Monsieur Brossard s’émerveillait. D’étonnantes perspectives s’ouvraient à lui ; ses rancœurs tombaient ; l’espoir le soutenait ; la gloire le pressait. Il lut avec avidité :

« Mon Dieu, mon Bien-Aimé, que vous êtes bon de m’envoyer la douleur ! Détachée des choses de la terre, je ne puis souffrir que par vous et je ne me sens heureuse que quand je souffre, car alors je connais votre présence ! »

— Quelle sainte ! murmura-t-il.

« Les hommes, déréglés dans leurs désirs, ne sont que trouble et inquiétude ; ils passent et vous demeurez, Seigneur, et dans votre amour j’ai connu la violence des extases, la douceur des mortifications et l’amère volupté des larmes. »

— Est-il possible ? dit Monsieur Brossard, et il tourna la page :

« Il faut gronder ses domestiques tous les quinze jours et les payer tous les mois ; Dieu seul est juste, sa créature est équitable. »

Et, en marge, elle avait noté : « Seigneur, je suis votre servante. »

Monsieur Brossard poursuivait, au hasard : « Ce que vous dites, Seigneur, est éternel, mais je ne l’entends pas ; consolez-moi, mon Bien-Aimé, de ne pas vous entendre. »

Cela lui parut beau, il reprit :

« Quand serais-je assez heureuse, ô mon Sauveur, pour vous parler seule à seul, pour m’abîmer en vous et y perdre le souvenir de moi-même ; vous êtes mon Bien-Aimé ; hors de vous je ne suis que misère ! Entrez en moi, Seigneur, et fécondez mes entrailles, car je vous aime et je suis votre épouse. »

Monsieur Brossard relut ce passage deux ou trois fois ; il ne savait pourquoi, il aimait moins cela.

Parfois, la Sainte redescendait sur la terre, elle notait : « Le prix de la vie augmente chaque jour ; on ne sait que faire pour dîner ; où allons-nous, Grand Dieu ! où allons-nous ! »

Et plus loin :

« Ce matin, dimanche, je suis allée à la messe ; l’inattention des fidèles est scandaleuse, je n’ai cessé d’observer ma voisine, elle regardait les toilettes, elle regardait les hommes, pas un instant elle ne s’est recueillie. En rentrant, j’ai fait part de mes observations à mon cher mari ; il ne m’a pas répondu, il semblait penser à autre chose ; tout le monde semble toujours penser à autre chose, mais à quoi peuvent-ils penser ainsi ? A quoi ? Cette question me torture. »

— C’est vrai, songea Monsieur Brossard, à quoi peut-on bien penser tout le jour ? Je n’y avais pas réfléchi.

Il rêva un instant, murmura : « Comme elle était intelligente ! » rajusta son pince-nez et prit une autre feuille.

« Daniel… »

Monsieur Brossard eut un léger frémissement ; il se servait si rarement de son prénom qu’il en arrivait presque à l’oublier.

« Daniel m’a encore querellée ce soir, mes idées religieuses l’importunent. Il ne les comprend pas, malgré sa vaste intelligence… »

Monsieur Brossard se rengorgea et, pendant quelques secondes, il savoura :

« … Malgré sa vaste intelligence. Prenez ma vie, Seigneur, et sauvez-le, donnez-moi la force de vous apporter sa belle âme entre mes mains et permettez-moi de m’asseoir près de lui, à vos pieds. »

Les lettres avaient pâli, mais il est des choses qu’on déchiffre aisément. Sur la même feuille, plus bas, la morte avait écrit d’une encre plus récente :

« Avoir voulu passer l’éternité auprès d’un être dont la présence vous est cruelle, est-ce pas là, la sainteté ? »

Le visage de Monsieur Brossard s’assombrit ; il tenait la feuille de la main gauche ; de la droite il chercha, dans un tiroir, les grands ciseaux qui lui servaient à découper dans les journaux les comptes rendus de l’Hôtel des Ventes, et, d’un trait, il coupa la page en deux ; une partie s’envola sur les papiers déjà classés, l’autre, la dernière, roula, vivement froissée, dans le panier d’osier.

Il passa quelques longs discours, et, de nouveau, son prénom l’attira : « Hier, après dîner, en allant chercher un mouchoir, j’ai surpris Daniel ! Il tenait ma femme de chambre étroitement enlacée et lui mordait le cou. Sa position était violente ; il ne m’a pas aperçue. Ce matin j’ai chassé cette fille complaisante ; elle pleurait ! Je sentais qu’elle n’était point coupable et je regrettais ses services auxquels j’étais accoutumée ; pourtant je fus inflexible. Je n’ai rien dit à Daniel, et j’ai donné à ma servante de mauvais certificats. Ainsi Seigneur vous avez châtié Ève pour la faute du serpent et j’ai senti que vous étiez content de moi. »

Monsieur Brossard demeura pensif. Il cherchait à se rappeler le visage de sa conquête, mais il y avait si longtemps qu’on ne prenait pour aider Bathilde que des femmes vieilles et repoussantes qu’il ne put y parvenir. Il haussa les épaules, et la feuille qu’il tenait entre le pouce et l’index décrivit lentement une longue trajectoire qui mourut sous la bûche où, craquelante, elle se consuma.

Cette découverte, pourtant, l’inquiéta. Il craignait qu’en d’autres endroits sa figure fût ternie par des réflexions désobligeantes et il se mit fiévreusement à rechercher toutes les notes où figurait son nom. Le goût de la chasse est si naturel chez l’homme qu’il prenait plaisir à les découvrir alors même qu’il n’avait point lieu de se réjouir de ce qu’elles contenaient. Lorsque par hasard il en trouvait une élogieuse, généralement ancienne, il la mettait de côté se constituant ainsi une personnalité illusoire, mais digne de paraître au public. Les autres s’amoncelaient dans la corbeille et bientôt la débordèrent.

Ce travail terminé, il lui restait à dépouiller encore un grand nombre de textes fastidieux où son nom ne paraissait point et qu’il jugea pour cela d’un intérêt moins pressant. Plusieurs cahiers contenaient une sorte de journal dont la niaiserie en toute autre circonstance l’eût découragé ; il les mit de côté après en avoir compté les pages, et il rangea dessus les feuilles volantes, abondantes et diverses. De temps à autre, d’un coup d’œil, il cueillait une réflexion savoureuse : « Voilà, disait Thérèse, plus de quatre ans que je suis malade, la plupart de mes amis ont cessé de me visiter ; ils m’oublient ! Mais moi je ne les oublie pas, je les hais et chaque jour je pense à eux pour les haïr davantage ; d’autres viennent, par devoir, puis ils s’en vont ! Souvent lorsqu’ils me quittent ainsi pour courir vers la vie, me laissant souffrante et seule, j’en arrive à souhaiter leur mort ; ensuite je me reprends, je me gronde et je pleure, car je suis bonne, et pourtant si l’on venait à ce moment m’annoncer qu’il leur est arrivé malheur, je crois que cela sécherait mes larmes, mais Dieu m’a rarement accordé cette consolation. »

« Les êtres pleins de santé n’aiment pas les malades, ils éprouvent devant eux plus de gêne que de pitié ; ils n’ont point le courage de supporter longtemps la douleur des autres. Qu’ils nous soient attachés par le cœur, l’esprit, l’habitude, l’intérêt ou les devoirs du monde, ils se penchent sur notre lit avec le même visage. Ils croient ne montrer qu’inquiétude, mais au fond de leur regard nous lisons l’impatience et la pensée mauvaise. « Que cela finisse ! songent-ils obscurément. Qu’il guérisse ou qu’il meure ! » Tout leur est égal, la maladie seule leur est insupportable ! »

La dernière feuille que Monsieur Brossard posa sur les autres disait : « Moi aussi j’ai porté de belles robes, mais je suis malade ; moi aussi j’ai eu de beaux cheveux, mais je suis vieille ; moi aussi j’ai aimé les parfums, mais je sens la mort ! Les autres femmes sont courtisées par les hommes, moi je suis l’épouse du Christ et je les méprise. »

Monsieur Brossard la lut, hésita, puis la glissa parmi d’autres afin qu’elle ne fût pas la première que l’on vît. Il fit cela, presque sans y songer, puis la main posée sur la pile de paperasses, il s’écria :

— Vraiment ! C’est magnifique ! Quelle femme ! Quel génie ! Quelle Sainte ! Lamorille avait raison. Il faut publier cela sans retard ! Le monde ne peut plus attendre !

La vanité le gonflait comme un poète !

Il regarda le tas énorme de manuscrits qu’il n’avait pas eu la force de lire. Il sentit fléchir son courage, il était paresseux. Mais l’orgueil l’emporta. Debout, un poing sur la table, superbe, il s’écria tout haut dans le silence de la nuit :

— Je me ferai aider, mais je les publierai, c’est mon devoir ! Ah ! Thérèse ! Tu étais une Sainte, une Sainte, une Sainte !

Et une voix silencieuse mais plus forte clamait en lui :

— Je suis le mari d’une Sainte ! Je suis le mari d’une Sainte !

XI

Le lendemain, Monsieur Brossard vécut dans un état d’exaltation qui ne lui était pas habituel. Il ne pouvait tenir en place et à la « Jeanne d’Arc », à plusieurs reprises, il complimenta, sans raison, ses employés. Vers cinq heures, lorsque sa secrétaire lui apporta le courrier, il remarqua qu’elle avait pleuré. D’un ton brusque, mais bienveillant, il s’informa de son chagrin. La pauvre fille se remit à répandre des larmes et lui avoua que son fiancé était blessé et qu’on allait lui couper la jambe.

— J’espère que cela ne sera rien ! dit Monsieur Brossard.

Il signait avec orgueil les lettres qu’elle lui présentait. Il éprouvait une sorte de volupté à écrire son nom qui était le nom de la Sainte et il contemplait son paraphe avec déférence.

Au moment de quitter le bureau, il rencontra son ami Lamorille. Il lui prit le bras :

— Ah ! mon ami, soupira-t-il, j’ai mille choses à vous dire, j’irai chez vous ce soir, attendez-moi !

Le visage de Lamorille s’éclaira. Il avait de la candeur. Il espérait toujours qu’on lui confierait des secrets qui transformeraient son existence et, malgré une expérience déjà longue, il ignorait que les gens ne parlent jamais que d’eux-mêmes et que s’ils ont des choses importantes à dire, elles ne le sont que pour eux.

Il n’osa interroger Monsieur Brossard et le laissa partir. Celui-ci gagna les Champs-Elysées qu’il remonta d’un pas conquérant, étonné que les passants ne se retournassent pas pour dire :

— C’est Monsieur Brossard, le mari de la Sainte !

Après souper, il se rendit chez Lamorille. Lorsqu’il entra dans le salon, Lamorille était debout devant la cheminée ; sa vieille figure avait d’horribles crispations et, dans ses yeux, luisait un regard mauvais. Cécile recroquevillée sur le divan, serrait entre ses mains un petit mouchoir roulé en boule ; un silence lourd pesait. Mais, Monsieur Brossard était à tel point occupé de lui-même qu’il ne remarqua rien d’anormal. Il était clair, pourtant, qu’il arrivait en intrus et qu’il troublait une de ces scènes amères qui sont la seule distraction de certains ménages bourgeois.

Depuis trois semaines, Cécile était sans nouvelles de son neveu et son angoisse, mêlée de dépit, se changeait aisément en colère.

Or, ce jour-là, Lamorille, en sortant de table, avait voulu parler raison. Il avait reproché à sa femme les dépenses excessives auxquelles elle se laissait entraîner en faveur de ses filleuls de guerre. Elle prétendait en avoir douze ; à vrai dire, elle n’en avait qu’un ; son neveu, et il était ingrat !

— Je ne sais si vous vous en rendez compte, avait dit Lamorille, mais vous dépensez pour eux, près de mille francs par mois.

D’une voix larmoyante, il avait énuméré ses pertes d’argent : ses loyers qui ne rentraient pas, les « russes », les « turcs », les « serbes » dont les cours s’écroulaient ; il semblait déposer son bilan. Sa femme le regardait et son cœur s’emplissait de dégoût.

— Vraiment, avait-il ajouté, il n’est point raisonnable de se ruiner ainsi pour des gens que l’on ne connaît pas.

Que l’on ne connaît pas !

Elle avait failli crier ; elle s’était mordu les lèvres, et, à mi-voix :

— Qu’a-t-on besoin de les connaître ? On sait qu’ils vont mourir !

— Justement, ils vont mourir, vous ne les verrez jamais, et je ne conçois pas… enfin, ce n’est peut-être pas la peine…

Et comme il s’embrouillait, il acheva :

— Vous écrivent-ils seulement ?

Ce mot la frappa comme un poignard. Tout ce qu’elle avait souffert depuis vingt jours lui remonta au cœur ; elle déchira la dentelle de son mouchoir entre ses dents, puis elle tourna la tête vers Lamorille et proféra la suprême injure :

— Vous êtes tous les mêmes !

Monsieur Brossard était arrivé à ce moment ; il n’avait rien vu, rien compris, rien deviné. Il tournait dans le salon en faisant des phrases ; le silence de ses hôtes ne le surprenait pas, aucun silence ne le surprenait jamais ! Il se répandait en bonnes paroles, sur la guerre qui allait bientôt finir, sur les soldats qui de leur vie n’avaient été si heureux que depuis qu’ils étaient dans la boue glacée des tranchées, sur Lamorille qui avait bonne mine, sur les infirmières, sur Cécile, sur tous les hommes, sur toutes les femmes, et à travers tout cela, tacitement, sur lui-même, Monsieur Brossard, le mari d’une sainte, l’homme le plus satisfait de la terre.

Il termina son discours, tourné vers Cécile, par ces mots :

— Et vous, Madame, quelles nouvelles avez-vous de votre neveu, ce héros…

A cette minute, enfin, il aperçut le visage décomposé de la jeune femme, et, redoutant une réponse dont la tristesse pourrait l’obliger à modérer sa joie, il se hâta de l’écarter :

— Je vois à votre sourire que ce jeune homme se porte bien. Au reste, je l’ai toujours dit, dans la guerre moderne, la cavalerie est un luxe, elle ne servira qu’à donner de la pompe aux entrées triomphales et à défiler, au retour, dans les Champs-Elysées.

Il se tut, et le silence à nouveau se creusa comme un trou noir, sur lequel tous trois étaient penchés.

Monsieur Brossard sentit qu’il fallait foncer à nouveau. Il s’approcha de Lamorille et lui toucha l’épaule.

— A propos des Champs-Elysées, j’ai relu hier les papiers de Thérèse et j’ai voulu, tout de suite, vous en parler.

La phrase était si bizarre que Cécile eut, malgré elle, un petit rire nerveux. Son mari croyait l’avoir offensée ; il l’aimait, il était malheureux. En la voyant rire, il crut qu’elle lui pardonnait, et, pour ne pas augmenter ses torts, il se mit à rire aussi. Sa femme le regarda, et s’arrêta net ; il n’y prit pas garde, et s’écria :

— Ce bon Brossard ! Ce bon Brossard ! Je suis content de vous revoir !

Il oubliait qu’il le voyait à son bureau tous les jours, toute la journée. Monsieur Brossard l’oubliait aussi ; il sentait la confiance revenue, il s’assit dans une bergère au coin du feu et la conversation reprit sur un ton naturel.

Monsieur Brossard ne peignait jamais les choses exactement : il les améliorait. Il raconta sa nuit passée tout entière à relire les pensées de sa femme, il parla du rôle, qu’à son insu, il avait joué dans le développement de son intelligence, et il exprima le désir de publier enfin ces notes éparses.

— Comme vous avez raison, dit Lamorille.

Cela lui était indifférent, mais, dès l’instant qu’on ne lui demandait pas un service, mais seulement un conseil, il approuvait. Cécile fut plus affirmative encore ; elle avait été l’amie de Mme Brossard et l’ayant bien connue, elle l’avait détestée. Tandis que Monsieur Brossard parlait, elle songeait :

— Va, mon bonhomme, publie les ragots de ta femme ; cela lui déplairait, car elle n’avait qu’une qualité : la pudeur ! Mais elle est morte ; étalons sa vie privée, supprimons les ombres, arrangeons les phrases et mettons l’orthographe, puisqu’elle n’en avait pas ! Tes amis t’encouragent, mais ils éclateront de rire, et moi aussi je rirai : je rirai de la morte qui m’en voulait d’être jolie ; je rirai de son veuf, enflé de vanité.

Et comme Monsieur Brossard lui demandait son avis, elle dit :

— Ne pas faire connaître ces pensées serait un crime. Tant d’âmes encore ont besoin d’être sauvées.

— Il est vrai, dit Monsieur Brossard, mais c’est un travail considérable, et, seul, je crains de n’y pas réussir.

Les paupières de Cécile battirent, comme lorsqu’elle préparait une espièglerie.

— Je sais quelqu’un, dit-elle, qui pourrait utilement vous aider.

— Qui donc ? fit Lamorille.

— Mais… le Père Autrand !

Lamorille tendit le bras vers Monsieur Brossard ; la surprise lui coupait la parole :

— Ah !… Ça… Ça… Ça, c’est une idée, dit-il.

Monsieur Brossard était inquiet, il se méfiait de Cécile. Mais Lamorille avait retrouvé l’usage de ses sens, la joie le possédait.

— Le Père Autrand, disait-il, quelle trouvaille ! Je n’y aurais jamais songé ! Mais vous le connaissez ? Il n’est pas possible que vous ne le connaissiez pas ! Le Père Autrand ? Vous savez bien, le Dominicain !

— Ah ! oui ! fit Monsieur Brossard, qui jamais encore n’avait entendu ce nom.

— Je lui parlerai, dit Cécile ; il est charmant, mais ne vous y fiez pas ; il voudra vous convertir.

— Il n’aura pas cette peine, déclara gravement Monsieur Brossard, ma chère morte l’a déjà fait.

— Alors, reprit Cécile, il voudra vous remarier. Il joue toujours la difficulté.

Elle se mit à rire. Il pensa qu’elle n’était point sérieuse et qu’elle manquait de goût.

Pourtant, il demanda :

— Lui parlerez-vous bientôt ?

— Rien n’est plus facile. C’est le plus vieil ami de ma tante de Birette ; je vous ferai rencontrer chez elle ; elle reçoit le jeudi.

— Et vous croyez, vraiment, que le Père Autrand aura la complaisance de s’intéresser ?…

— J’en suis certaine. Seulement, je vous préviens, si vous voulez lui plaire, gardez-vous de dire du mal de Léon XIII, il ne le souffrirait pas.

— Soyez persuadée, Madame, que ce n’est pas mon intention. Je ne me permettrai pas d’offenser une si grande figure, ni celle d’aucun autre pape, d’ailleurs.

— Oh ! les autres, il vous les abandonne ; mais pour ce qui touche à Léon XIII, c’est un privilège qu’il se réserve ; à l’entendre, lui seul aurait le droit de déchirer sa mémoire.

— Comment ? Est-ce que le Père Autrand ?…

— Il ne l’aime pas. Ce vieux singe, comme il dit, lui avait promis la mitre, et il s’est laissé mourir sans avoir eu le temps de tenir sa promesse. Ce pauvre Père Autrand a toujours cru qu’il l’avait fait exprès, par méchanceté. La duplicité de Léon XIII est devenue pour lui article de foi. A part cela, le meilleur prêtre du monde et homme de bon conseil.

Monsieur Brossard se leva pour baiser la main de Cécile.

— Que je vous aurais de reconnaissance, chère Madame, si vous me le faites connaître.

Elle eut, de nouveau, un sourire ambigu.

— Vous prierez pour moi lorsque, à votre tour, vous serez moine.

Il se redressa :

— Moine ? J’ai la grâce, mais je ne puis renoncer au monde ; n’ai-je pas désormais une mission à remplir ?

Il bombait le torse ; il tira ses manchettes, lissa sa barbe, et tout son être semblait dire :

— Moine ? Pourquoi moine ? Ne suis-je pas Monsieur Brossard ?

XII

Encore qu’il fut meublé dans le style, ou, pour mieux dire, dans le « goût » Louis-Philippe, le salon de Mme de Birette ne manquait point de charme. Elle s’y tenait ordinairement auprès du feu, assise dans une « ganache » et dominée, du haut de la cheminée de marbre blanc, par un portrait de Mgr le Comte de Chambord, car elle était légitimiste. Au reste, elle ne cachait point son âge ; elle avait de l’esprit, parfois de la malice, et elle se souvenait d’avoir aimé. L’atmosphère discrète et vieillotte dont elle s’était laissé entourer par le temps plaisait à ses amis et ceux-ci lui formaient une compagnie d’autant plus agréable qu’il était impossible devant elle de parler politique.

Qu’on en dît un mot, elle faisait jouer son éventail et soupirait d’un air désenchanté :

— Oh ! moi, je suis légitimiste !

Et comme jamais il ne se trouvait personne qui partageât ses opinions et qu’il eût paru désobligeant de contrarier une vieille et charmante dame, dont on croquait les gâteaux, on parlait d’autre chose.

Mme de Birette était une arrière-cousine de Mme Lamorille. Elle aimait tendrement Cécile, qu’elle appelait « mon Caprice », mais elle ne tenait pas à voir son mari, parce qu’il était laid. C’était elle, pourtant, qui avait fait le mariage, et lorsqu’on le lui rappelait, elle riait ! Elle avait un joli rire, haut et clair, un rire qui datait du Second Empire et qui faisait tinter les longs camées qu’elle portait aux oreilles. Elle riait, et ce n’était point méchanceté. Elle professait qu’un mari, beau ou laid, ne peut compter pour rien dans le bonheur d’une femme, mais elle se moquait d’elle-même, comme un bon joueur d’une maladresse qu’il a commise.

Car elle excellait dans l’art difficile d’accoupler les êtres sous les nœuds de l’hymen. Ce penchant, qu’elle partageait avec le Père Autrand, les avait rapprochés.

— Mon vieil ami, disait-elle, parfois, je crois que nous nous mêlons de ce qui ne nous regarde pas. Ce sont d’ordinaire les personnes aigries, un peu revêches et malcontentes qui se chargent ainsi d’appareiller les autres ; elles n’ont point goûté les douceurs de la vie ; elles se vengent. Dieu leur pardonnera.

Ayant tout aimé, elle connaissait le prix des heures, et elle poussait simplement les jeunes filles à ne point les gaspiller.

— Le mariage, leur disait-elle, c’est le pied à l’étrier.

Le Père Autrand ne l’entendait pas ainsi. Pour lui, le mariage était un sacrement, tout comme l’ordination.

Qu’il vît passer un être sans attaches exposé par sa solitude à toutes les tentations, il n’avait de repos qu’il ne l’eût marié ou tonsuré. Il appelait cela le sauver de lui-même.

Dans la partie qu’il jouait avec Mme de Birette, il fournissait habituellement le fiancé, elle la jeune fille. Et comme ils n’avaient point les mêmes idées, encore moins les mêmes goûts, il en résultait les couples les plus cocasses du monde, dont certains, cependant, n’étaient pas tout à fait malheureux.

Pour Cécile, Mme de Birette avait imprudemment jeté les yeux sur un lieutenant de houzards assez bête, mais très beau, que le Père Autrand confessait. Celui-ci s’entêtait à ne point lâcher son pénitent, qu’il rêvait de verser dans les ordres, et un soir, à bout d’arguments, Mme de Birette lui avait proposé de jouer son bel officier au tric-trac. Elle perdit et Cécile épousa Lamorille.

Le Père Autrand n’était point jeune ; il avait connu Lacordaire, l’avait admiré, et, séduit par la splendeur de la robe, il l’avait revêtue avant que de connaître la vie. Plus tard, au Vatican, son esprit se forma. Il acquit de la finesse, de l’adresse, de la fermeté. Il aimait les salons, les causeries, les bonnes choses. Il avait désiré la mitre ; la mort de Léon XIII, en lui enlevant tout espoir, l’avait un instant affligé, mais, bientôt, il s’était consolé.

— Que ce vieux singe m’eût fait évêque, j’aurais voulu être archevêque, puis cardinal et enfin je serais mort de ne pas voir plus souvent mourir les papes. S’il est au ciel et qu’il lui soit donné de voir la tranquille béatitude de ma vieillesse sans désirs, il doit bien regretter de ne m’avoir point crossé.

— Comment ! S’il est au ciel ? disait Mme de Birette. Et où voulez-vous qu’il soit ?

— Dieu seul est juge, ma vieille amie, et moi, je ne suis qu’un pauvre homme.

Cécile aimait beaucoup le Père Autrand ; elle l’appelait « mon oncle » par gaminerie, et, s’il n’y prenait pas garde, elle l’embrassait sur les deux joues. Il feignait de se scandaliser, mais il n’était point fâché.

Ce jour-là, elle entra chez sa cousine plus gaiement encore que de coutume.

— Ah ! s’écria Mme de Birette, voilà mon Caprice, mais je vous vois bien rieuse, mon enfant, serait-il arrivé quelque mésaventure à cette horreur de Lamorille ?

— Oh ! Madame…, commença le Père Autrand.

Il n’en put dire davantage ; Cécile lui sautait au cou :

— Taisez-vous, mon oncle, c’est pour vous que je viens, et c’est pressé, très pressé.

— Serait-ce pour les derniers sacrements ? soupira le bon Père, en louchant vers son verre de Porto.

— Non, pas encore ; rassurez-vous.

Elle attira un tabouret de tapisserie et s’assit à ses pieds. Elle était charmante ainsi ; son manteau de vison tombait un peu, découvrant les épaules, et, sous le lourd chapeau qui écrasait ses cheveux d’or, son visage était mutin. Le Père Autrand se reprochait de prendre un plaisir coupable à respirer de si près le parfum délicat qui émanait d’elle.

— Allons, mon enfant, dit-il, je vous écoute.

— Voici… j’ai un ami… il est veuf.

— Veuf ? Ha ! Ha ! Est-il riche ?

— Je ne sais… Comme nous tous.

— C’est peu ! Est-il avare, au moins ?

— Je ne sais pas… Comme nous tous.

— C’est trop ! A-t-il des enfants ?

— Quelle horreur ! Mais pourquoi me demandez-vous tout cela, mon oncle ?

— Dame ! Pour trouver quelque chose qui lui convienne. Un veuf, ce n’est pas toujours facile à placer ; demandez à votre chère cousine.

— Ah ! pour cela, répondit Mme de Birette, je suis de votre avis ; les veufs, personne n’en veut ; c’est comme les vieilles filles !

— Mais, que voulez-vous donc en faire, de mon veuf ? s’écria Cécile.

— Bé ! le marier ! N’est-ce pas pour cela que vous nous en parlez ?

— Le marier ? Pas du tout.

— Il ne veut pas ?

— Je n’en sais rien. Je ne le lui ai pas demandé.

— Il a donc été bien heureux en ménage, ce Monsieur ?

— Lui, au contraire, il avait épousé une espèce de sainte ; mais vous la connaissez, ma cousine : Thérèse Brossard !

— Ah ! oui, Thérèse ! Elle s’est donc décidée à se laisser mourir ? Mais où as-tu pris que c’était une sainte ? Ce n’était rien du tout.

— Justement, ma cousine, on croyait que ce n’était rien du tout, mais dès qu’elle a été morte, elle s’est montrée à son mari, ils ont bavardé ; alors, il a ouvert son secrétaire et il a trouvé des tiroirs pleins de papiers ; il les a lus, c’est admirable, il dit que c’est du Pascal.

— Du Pascal ! fit le bon Père avec effroi. Elle était janséniste ?

— Non, non ! Elle était catholique, mais elle écrivait des choses et son mari désire les publier. Seulement, avant d’entreprendre un pareil travail, il voudrait bien soumettre tout cela à quelqu’un qui soit du métier. Il m’en a parlé et j’ai pensé à vous.

— Vous avez eu raison, mon enfant, il est toujours bon de montrer que, dans le siècle aussi bien que dans le cloître, on peut accomplir la volonté de Dieu !

— Mais pourquoi étais-tu si pressée de nous raconter tout cela, Caprice ?

— Parce que Monsieur Brossard va venir. J’étais si sûre que mon oncle ne refuserait pas de l’aider que je l’ai prié de se présenter aujourd’hui de bonne heure, afin qu’il fût là avant vos habitués. Jamais il n’aurait pu raconter sa petite histoire devant le Président de Bourel ou sous les regards interrogateurs de la vieille Mme Cruchon, la mort aux babas !

Ils riaient tous trois, lorsqu’un coup de sonnette les fit sursauter.

— Déjà ! fit Mme de Birette. Est-il gai, au moins ?

— Sinistre ! ma tante.

Monsieur Brossard entra d’un air grave et compassé. Il s’inclina profondément devant Mme de Birette, puis devant le Père Autrand ; Cécile lui offrit un fauteuil, un biscuit, un verre de Porto, et la conversation s’engagea.

Mme de Birette parla d’abord de Mme Brossard ; elle le fit du ton qu’il fallait, mais elle s’ennuyait vite avec les morts ; elle dit, d’un air enjoué :

— Mon Caprice nous racontait tout à l’heure que vous aviez des apparitions ; ce doit être passionnant !

Monsieur Brossard dressa la tête ; il ne savait pas qui était « Mon Caprice » ; il vit Cécile qui souriait.

— Oui, j’ai dit à ma cousine que cette pauvre Thérèse vous était revenue trouver plusieurs fois.

Il se rappela sa visite à Notre-Dame et répondit :

— Il est vrai ; plusieurs fois.

— Est-ce qu’elle vous parle ? demanda le Père Autrand.

— Mon Dieu, je ne sais que vous dire. Elle me parle non pas à haute voix, mais je l’entends quand même. Ainsi, lorsqu’elle m’a ordonné d’aller à Lourdes au début de septembre, l’ordre a surgi en moi sans paroles, par inspiration.

— Oui, dit le Père, c’est ainsi que s’expriment les morts.

— Pour moi, dit Cécile, je les ai vus plus communément faire usage de petites tables en forme de guéridon, dont ils occupaient les pieds.

Monsieur Brossard jeta sur Cécile un regard indigné ; à vrai dire, il ne la reconnaissait pas. Il ne l’avait jamais vue que chez elle ou en voyage, avec lui ; l’ennui lui ôtait tout éclat. Ici, dans son milieu, elle retrouvait sa grâce et sa gaieté.

Mme de Birette observait Monsieur Brossard à travers son face à main d’écaille.

— Vous avez passé le mois de septembre à Lourdes ? demanda-t-elle.

— Mais oui, cousine ; c’est là que la Grâce l’a touché.

— Septembre ! C’est un bien joli mois, dit le Père Autrand. Et que pensez-vous de Lourdes, Monsieur ?

Monsieur Brossard leva les yeux au plafond et soupira :

— Ah ! Lourdes !

Visiblement, il ne voulait rien dire de trop. Cependant, pressé d’être aimable, il ajouta :

— C’est ce que je disais souvent à M. des Courtis, que j’ai eu le plaisir de connaître là-bas.

Mme de Birette avait repris son face à main.

— Vous avez connu des Courtis. C’est un de mes plus vieux amis. Il était avec sa fille, n’est-ce pas ?

— Une charmante personne, Madame ; très pieuse et d’un grand bon sens.

— Oui, charmante, fit la vieille dame, et ravissante aussi ; je ne sais si vous avez remarqué sa jambe : une perfection ! N’est-il pas vrai, mon Père ?

— Je ne me suis jamais penché que sur son âme, ma bonne amie.

— Alors, vous avez vu sa gorge, qui n’est pas mal non plus.

Tout en parlant, elle échangeait avec le Père Autrand des regards complices ; il était clair que la même idée un peu perverse les avait traversés. La bonne dame souriait ; elle dit encore :

— Allons, Caprice, viens bavarder avec moi et laissons ton ami s’entretenir avec le Père Autrand. D’ailleurs, voici des visites, je suis sûre que ce sont des ennuyeuses.

C’était la vieille Mme Cruchon ; Cécile plaça malicieusement une assiette de babas à portée de sa main et la pauvre femme, bavarde et gourmande, avait toutes les peines du monde à concilier ses vices. Le Président de Bourel arriva quelques instants après, et, de sa voix de tête, il répéta sur la guerre exactement les mêmes phrases que la Cruchon venait de dire. C’était à tel point que l’on aurait soupçonné entre eux des intimités que leur décrépitude eût rendues affreuses si l’on n’avait su que, tout simplement, ils lisaient les mêmes journaux.

D’autres personnes arrivèrent encore et l’on oublia Monsieur Brossard qui, ayant poussé le Père Autrand dans un coin retiré du salon, lui faisait une conférence. Le malheureux dominicain eût bien voulu se mêler à la conversation générale ; il entendait des rires discrets et il voyait le Président de Bourel tremper son biscuit dans du vin et tourner obstinément le dos à la vieille Cruchon, qui parlait dans le vide et dévorait toujours.

Des bouts de dialogue, pourtant, lui parvenaient.

— Chère petite amie, disait Mme de Birette à une jeune femme, toute blonde et vêtue de mousseline noire. Chère petite amie, que c’est gentil à vous de venir voir une vieille oubliée, et que le noir vous va bien.

Mme Martin-Lagarde minaudait :

— Le noir, c’est la couleur à la mode, et puis, en ce moment, c’est horrible à dire, on a presque honte de ne pas être en deuil, alors, on triche un peu.

— C’est vrai, quand on songe à tous ces morts… Mais vous prendrez bien une tasse de thé ?

Le Père Autrand n’y tenait plus ; il posa ses deux mains à plat sur la poitrine de Monsieur Brossard et le poussa doucement devant lui, en lui accordant tout ce qu’il désirait ; on l’entendait qui disait :

— Entendu, cher Monsieur, j’irai chez vous demain… oui, le temps qu’il faudra… entendu… oui, Monsieur, une sainte, n’en doutez pas…

Et ainsi, l’un poussant l’autre, ils traversèrent le salon, et Monsieur Brossard, à reculons, vint donner dans un groupe de jeunes écervelées.

L’une d’elle disait :

— Merci, un sucre seulement… cette guerre, c’est épouvantable !

— Un gâteau ?

Le Père Autrand était ravi, il se tourna vers Mme de Berre :

— Eh bien, ma chère enfant, toujours dévouée ? toujours infirmière ?

Mme Martin-Lagarde s’était approchée :

— Ah ! dit-elle, que vous êtes heureuse d’être occupée ! Paris est si triste ! Chaque jour on apprend la mort d’un ami, c’est à peine si l’on a le courage de se divertir.

— Et puis, expliquait Mme de Berre, être infirmière, si vous saviez comme c’est exaltant, on agit, on se dépense, on vibre avec la douleur des autres…

Monsieur Brossard ne savait de quel côté se tourner. Tout ce qu’il entendait lui paraissait d’une frivolité révoltante ; il aurait voulu avoir là les papiers de sa morte et les lire à haute voix ; il aurait voulu crier des mots cinglants, s’indigner, faire un sermon ! Il aurait voulu, au moins, qu’on remarquât sa présence.

Le Père Autrand ne s’occupait plus de lui ; il décida de s’en aller. Au moment qu’il saluait Mme de Birette, elle lui dit :

— Maintenant que vous avez arrangé vos petites affaires avec le Père Autrand, j’espère que vous reviendrez me voir ?

Il s’en alla. Son départ en entraîna d’autres. Les assiettes étaient vides, les femmes remettaient leurs gants, rajustaient leur voilette, agrafaient leur col, s’envolaient !

Bientôt, Mme de Birette resta seule avec Cécile et le Père Autrand, et tandis que celui-ci essayait de trouver encore quelques gouttes de vin d’Espagne au fond des flacons, elle lui dit :

— Eh bien, mon ami, que vous semble ce nouveau veuf ? N’avez-vous pas eu une idée ?

— La même que vous, ma vieille amie, je pense que Mlle des Courtis est une personne bien méritante.

— Et qu’elle a une jolie gorge aussi ?

— Mais rien de tout cela ne me paraît pouvoir séduire Monsieur Brossard. Cet homme ignore tout de la religion, mais il se sent attiré.

— Par sa femme ?

— Il l’appelle sa Sainte Morte et il en est bien fier !

Mme de Birette se tourna vers Cécile.

— Qu’en penses-tu, petite ?

— Oh ! moi, cousine, je le connais ! Si j’en parlais, j’aurais l’air de médire.

— C’est vrai, Caprice, il n’est rien de plus cruel que de connaître les gens. Ainsi, le Père Autrand, je le connais, eh bien, sais-tu ce qu’il brûlait de demander à Monsieur Brossard ?

— Quoi donc, cousine ?

— Il ne se tenait pas de dire, et je le voyais bien : « Monsieur, la prochaine fois que votre chère Morte vous fera l’honneur de vous apparaître, soyez assez bon, je vous prie, pour lui demander de ma part s’il est vrai que Léon XIII soit au ciel ? »

— Oh ! fit le dominicain, et il faillit s’étrangler avec une goutte de vin d’Espagne. Oh ! ma bonne amie, comment…

Sa toux l’empêchait de parler, il était cramoisi, et de la main il réclamait le silence.

— Comment diable l’avez-vous deviné ?

XIII

Lorsque Bathilde, ayant ouvert la porte, aperçut le Père Autrand, elle demeura saisie, joignit les mains et l’appela Monseigneur.

Il sourit ! Ses longs cheveux d’argent bouclés autour de son visage coloré, ses traits fins et réguliers, pleins de noblesse, sa haute taille, drapée dans le manteau de ratine noire qui couvre la robe sans en cacher la blancheur, lui faisaient une figure imposante.

De sa voix grave et caressante, il demanda si Monsieur Brossard pouvait le recevoir. Alors, Bathilde perdit la tête, courut au salon, poussa la porte et cria :

— Monsieur ! Monsieur ! C’est Monseigneur !

Monsieur Brossard se dressa tout d’une pièce :

— Faites-le entrer, voyons !

Tandis qu’il accueillait le dominicain, Bathilde les regardait :

— Comme Madame serait heureuse ! soupira-t-elle.

— Allons, Bathilde, laissez-nous !

Le Père Autrand considérait la pauvre fille avec bonté, elle fit le signe de la croix et se retira, à reculons.

Monsieur Brossard haussa les épaules, puis se tournant vers le Père Autrand, il le pria de s’asseoir et lui offrit un cigare. Le digne homme ne fumait pas, mais il tira de sa poche une vieille tabatière, l’ouvrit, la frappa du bout du doigt et posa sur le dos de sa main un petit cône de poudre brune qu’il aspira délicieusement ; puis, en termes choisis, il s’excusa d’avoir conservé cette ancienne coutume ecclésiastique qui, disait-il, lui procurait de grandes satisfactions. Ils s’entretinrent quelques instants de leurs faiblesses, ensuite, ils parlèrent de Mme de Birette.

— C’est une bien aimable amie, disait le Père Autrand, fort spirituelle, quoique un peu libre. Elle donne la plus grande part de son revenu aux malheureux, mais elle fait le bien sans songer à son salut. Parfois, je me permets de lui en faire l’observation : elle me rit au nez ! Son rire est si joli ! L’avez-vous remarqué ?

Et sans attendre que Monsieur Brossard lui répondît, il poursuivit :

— Elle donne pour le plaisir de donner. C’est une âme prodigue !

Il hocha la tête :

— Certes, Dieu voit tout et il ne peut ignorer ses œuvres ; mais l’intention lui échappe. Elle mettrait un peu plus de piété dans ses actes qu’elle s’assurerait au Paradis une place enviable. Ah ! Monsieur, ne gâchez point vos richesses ! Le bonheur éternel est difficile à conquérir, il ne faut pas égarer ses efforts.

Monsieur Brossard dut subir encore l’éloge de Mme Lamorille et de diverses personnes qu’il ne connaissait pas, jusqu’au moment où, sans transition apparente, le Père Autrand lui demanda ce qu’il pensait de la guerre.

A ce moment précis, Monsieur Brossard n’en pensait rien, il prononça quelques phrases vagues dont le sens se dégageait mal, puis il tenta de rappeler qu’au mois d’août, sa chère morte lui était apparue à Notre-Dame. Le Père Autrand ne sembla pas s’y attacher, les prédictions tirées des divers livres de l’Apocalypse l’attiraient davantage. Il en parla avec abondance. Ils discutèrent longtemps l’interprétation qu’il convient de donner au léopard, ils examinèrent quelques autres prophéties consolantes. Monsieur Brossard prononça encore le nom de Thérèse ; le Père Autrand détourna la tête et dit :

— Vous avez de bien beaux livres, Monsieur !

Ce n’était pas la première fois que Monsieur Brossard abandonnait sa femme pour sa bibliothèque. Il se leva et se mit en devoir d’en faire les honneurs à son hôte. Le Père Autrand maniait les volumes avec adresse, il en parlait avec grâce. Parfois, lorsque, sous une belle reliure, il découvrait un livre profane, il le refermait sans hâte, caressait du bout des doigts les filets d’or et, doucement, le remettait en place. A la fin, ayant, coup sur coup, entr’ouvert plusieurs ouvrages licencieux, il sourit et murmura :

— Les femmes sans vertu sont toujours vêtues avec plus de recherche, de richesse et d’élégance que les autres.

Il huma une prise, secoua son jabot, et ajouta :

— C’est dommage !

— Pourquoi ? demanda Monsieur Brossard. Il me semble, au contraire, qu’à se faire trop séduisantes, les plus vertueuses se mettraient en péril.

— C’est bien possible, Monsieur, mais tant qu’elles résisteraient, nous qui ne fréquentons par métier que celles-là, n’en aurions pas la vue désobligée.

Monsieur Brossard garda le silence, un peu choqué ; et le Père Autrand profita de sa réserve pour parler de la vertu chrétienne. Il le fit discrètement, avec indulgence ; puis il aborda divers autres sujets sur lesquels Monsieur Brossard donnait son opinion, chaque fois que cela lui était possible. Ils étaient tous deux bavards, et la nuit s’avançait lorsque le Père Autrand se leva pour partir. Ils n’avaient rien dit de Thérèse, et s’en aperçurent à ce moment. Le dominicain promit de revenir et ils se séparèrent, fort contents l’un de l’autre.

Le Père Autrand ne tarda pas à tenir sa promesse, et bientôt il prit des habitudes. Deux ou trois fois la semaine, il passait la soirée chez Monsieur Brossard, parfois il y dînait. Ces jours-là, Bathilde, transportée de joie et d’amour, versait de douces larmes dans les sauces, et elle enviait le chapon luisant et doré par le feu qui allait avoir l’ineffable bonheur d’être mangé par Monseigneur. La foi lui donnait du génie ; la chère était divine. Monsieur Brossard s’en aperçut et cette circonstance ajouta au plaisir qu’il prenait à recevoir le dominicain. A peine celui-ci avait-il fini de murmurer le Bénédicité, que Monsieur Brossard prononçait à son tour une phrase rituelle :

— C’est un dîner de guerre, disait-il, un tout petit dîner !

Le Père Autrand ne répondait pas ; il plaçait sa serviette assez haut, les coins glissés sous les aisselles, puis il regardait Bathilde : il savait !

Et le repas commençait : Ils ne parlaient point des événements, ni de Thérèse, ni de Mme de Birette, ni d’aucune chose terrestre ; ils parlaient de ce qu’ils mangeaient ! Ils en parlaient savamment, lentement, amoureusement, de manière à ce que la parole excitât leur volupté, sans la distraire ; ils prenaient le temps de savourer les viandes et d’apprécier les vins. Monsieur Brossard en possédait de remarquables ; parfois, en buvant, le Père Autrand fermait les yeux à demi :

— Ce n’est pas boire, disait-il, c’est communier !

Or, Monsieur Brossard savait l’art d’assortir les crus les plus rares aux mets les plus délicats. Il fallait changer de verre et de vin à chaque service, éviter les mélanges et fuir les enjambements. Cela, quand on est deux et qu’on craint de laisser éventer un arome, fait, au dessert, bon nombre de bouteilles ! Les yeux bleus du Père Autrand luisaient dans son visage rose ; Monsieur Brossard conservait, malgré ses excès, une gravité bouffonne.

Bathilde se tenait debout dans l’ombre. Elle regardait Monseigneur ; elle regardait son maître ; elle s’attendrissait. Vraiment, elle les eût embrassés, « ces deux chers petits ».

Les deux chers petits allaient s’asseoir, après dîner, au coin du feu. La lumière était discrète ; Monsieur Brossard allumait un cigare et le Père confessait un carafon de vieille eau-de-vie dont chaque gorgée, disait-il, était un chœur d’anges qui descendait dans sa poitrine.

Ces soirs-là, il n’était guère question des papiers de Thérèse.

Au reste, le plus souvent, le Père Autrand évitait d’en parler. Était-ce paresse, oubli, indifférence ? Monsieur Brossard, parfois, se le demandait !

D’autres aussi s’en inquiétaient, et Mme de Birette, un jour, poussa le Père Autrand sur ce chapitre.

— Ma vieille amie, dit-il, la curiosité est un bien grand péché et pour vous punir je devrais garder mon secret, mais il n’est point mauvais d’exposer ses projets, cela les précise et souvent les avance.

— Auriez-vous des projets sur ce pauvre Monsieur Brossard ?

— Comment n’en aurais-je pas ? Pour les papiers de sa femme, ils sont ce que je pensais, on en peut tirer parti, et Monsieur Brossard ne manque point d’adresse.

— Alors, pourquoi tardez-vous ainsi ?

— La pauvre dame est morte, elle a le temps d’attendre ; et la sagesse nous conseille de laisser reposer les morts, afin qu’en eux la vie se dépose, comme la lie dans le vin. Or, moi, j’ai besoin de temps, de plusieurs mois, de plusieurs années peut-être, pour obtenir ce que je me propose.

— Voudriez-vous le marier, ce misérable ?

— Eh ! non ! Il a près de lui une servante parfaite, de beaux livres, une cave telle qu’il pourrait, s’il le voulait, posséder autant d’amis que de bouteilles ; pourquoi se marierait-il ?

— Alors, vous prétendez…

— Je n’en sais rien encore ; je l’étudie ! A-t-il des croyances ? Je l’ignore, et je crois qu’il n’en sait rien lui-même. Mais je l’enveloppe, je le flatte et je voudrais qu’un jour il lui parût tentant de se vêtir de blanc, de prêcher, d’être beau ! Il a mis le pied sur la planche savonnée, il glissera, il glissera, et moi, je me tiens en bas pour le recevoir entre mes bras.

— Alors, vous ne voulez rien faire pour Mlle des Courtis ?

— Il faudrait pour cela que Bathilde mourût, ma bonne amie.

— Bathilde ?

— C’est la servante de Monsieur Brossard, une servante comme jamais vous n’avez voulu en trouver une pour moi, et ceci me fait songer qu’il me faut vous quitter ; elle me gronderait si j’arrivais en retard.

Et le Père Autrand retournait chez Monsieur Brossard.

Parfois, il lisait quelques pages des papiers de Thérèse, et les commentait ; les deux hommes échangeaient des idées, ils disputaient sur des points de théologie, et, n’étant ni l’un ni l’autre tout à fait maître de leur dialectique, ils se trouvaient parfois brusquement devant des conclusions qui les épouvantaient.

C’est ainsi qu’un soir ayant lu ce passage : « Seigneur, si vous ne me venez en aide, je ne saurais sauver Daniel ; j’ai la sainteté, mais il a l’intelligence, je suis le cœur, il est la flèche ». Ils réfléchirent.

— Plus j’y pense, dit enfin le Père Autrand, plus je me persuade que la seconde partie de cette pensée ne veut rien dire du tout. On rencontre ainsi, dans tous les livres saints, quantités de phrases dépourvues de sens. Il convient de ne point l’oublier et la lecture s’en trouve grandement facilitée. Il est pourtant des esprits distingués qui n’en veulent point convenir ; ils s’attachent à les expliquer et ils ont tort. Les formules hermétiques agissent directement sur les êtres que la grâce a touchés, ce sont les seules qu’ils admirent.

— Peut-être suis-je l’un d’eux, dit Monsieur Brossard, car je dois vous l’avouer, cette phrase : « Je suis le cœur, il est la flèche », me paraît d’une beauté frappante.

— Alors, dit en souriant le Père Autrand, c’est qu’elle aurait eu l’intelligence et vous la sainteté.

Le visage de Monsieur Brossard s’obscurcit.

— Ne peut-on les avoir l’une et l’autre ?

Le Père Autrand secoua la tête d’un air triste :

— L’intelligence est un don funeste, dit-il, tous les Pères de l’Église la condamnent. Elle égare l’esprit, elle engendre le doute, l’erreur et l’orgueil, elle éloigne de Dieu, elle est la source des plus grands malheurs.

Monsieur Brossard baissa les yeux, le Père Autrand poursuivit :

— Les hommes privés d’intelligence sont généralement heureux ; ils ignorent la douleur morale, ils n’ont point d’angoisse, ils ne désirent rien de ce qu’ils ne peuvent atteindre, et, surtout, ils ne désirent pas l’intelligence. On les appelle des innocents ou des simples, beaucoup d’eux furent des saints.

— Il est vrai, dit Monsieur Brossard.

— Pour louer l’intelligence et pour la vénérer, il n’est que ceux qui croient la posséder. Ils le font par orgueil, quand ce n’est pas par vanité : ils en seront punis !

— Mais alors ?

Le bon Père s’animait ; il frappa sur la table.

— L’intelligence est un danger, c’est une maladie de l’âme, c’est une imperfection !

Il répéta d’une voix ferme :

— Une imperfection !

Monsieur Brossard, le front dans les mains, réfléchissait. Le Père Autrand jouissait de son succès ; il tira sa tabatière et dressa sur son poignet une petite colline friable et terreuse.

— Dieu…, dit Monsieur Brossard.

Le Père Autrand, qui était sur le point d’absorber sa prise, s’arrêta, leva la tête et attendit.

— Dieu…, répéta Monsieur Brossard, Dieu est parfait !

Le Père Autrand avait redouté un blasphème, il respira.

— Certes, il est la perfection même, dit-il.

— En ce cas, il ne peut avoir la moindre imperfection.

De nouveau inquiet, le Père Autrand retarda sa prise qui, déjà, effleurait sa narine :

— C’est de toute évidence, mon fils ; où voulez-vous en venir ?

— Je veux en venir à ceci, mon Père, que si l’intelligence est une imperfection et que Dieu soit parfait, il en résulte que Dieu doit en être totalement dépourvu.

Cette fois, la prise fit un bond en hauteur, mais le bon Père se ressaisit, l’aspira longuement, écarta d’une chiquenaude quelques grains de tabac et dit :

— C’est bien possible ; je n’y avais jamais songé ; mais cela expliquerait bien des choses et singulièrement la façon dont le monde a été créé et la façon dont il va.

Il parut réfléchir un instant et, d’un ton plus grave, il reprit :

— Que voulez-vous, d’ailleurs, que Dieu fasse de l’intelligence, puisqu’il a la connaissance, puisqu’il sait tout.

— Pourtant ?

— Non, mon fils, cette façon de parler ne peut paraître irrévérencieuse qu’à des hommes pour qui l’intelligence représente le bien suprême, c’est-à-dire à ceux qui ne la considèrent que par orgueil, poussés qu’ils sont par Satan, qui, lui, est intelligent !

Penché sur ses idées nouvelles, Monsieur Brossard ne s’arrêtait plus :

— La nature de Dieu m’étonne, dit-il.

— Elle est mystérieuse, mon enfant.

— Je le sais, mais enfin, si Dieu est infiniment grand et parfait, comment peut-il être créateur ?

— Je ne vous entends pas.

— Je m’efforcerai de me faire entendre, encore que cela ne soit point facile lorsqu’il s’agit d’éclaircir, avec des mots, des idées qui ne nous retiennent que par leur obscurité. Mais il me semble que s’il y avait au monde quelque chose qui ne fît pas partie de Dieu, Dieu ne serait pas infiniment grand, car on pourrait lui ajouter ce quelque chose et il serait alors plus grand qu’il n’était, ce qui est impossible.

— En effet, il n’est rien qui ne fasse partie de Dieu.

— Que peut-il donc créer alors, puisqu’en créant il modifierait à la fois sa grandeur et son essence ? Il ne peut même rien changer à sa volonté…

— Certes ! Il est immuable ! Sa volonté est immuable !

— Alors, ce Dieu immuable qui ne peut rien changer à rien, n’est plus lui-même qu’une Fatalité aveugle et sourde lancée à travers les siècles. Une Fatalité malheureuse, puisqu’il voit le malheur et n’y peut rien changer.

— Méfiez-vous de l’intelligence, mon fils, et, pour ce qui est de Dieu, vous le retrouverez infiniment bon et terrible, au jour du jugement dernier.

On ne sait par quelle singulière association d’idées ce mot de jugement dernier rappela à Monsieur Brossard cette matinée tragique du mois d’août qui l’avait vu devant la gare d’Orléans, perdu parmi la foule hagarde qui se pressait et se bousculait devant un mur de malles. Ce ne fut qu’un éclair, mais qui le désorienta. Il perdit le fil de sa pensée.

Il songea pendant quelques instants, puis, passant à d’autres problèmes :

— Mon Père, demanda-t-il, vous parliez tout à l’heure de Satan ; est-ce que vraiment vous croyez à l’Enfer ?

Le Père Autrand, avant de répondre, tira sa tabatière ; cela lui faisait toujours gagner quelques secondes et lui donnait le temps de préparer sa réponse. Enfin, il se pencha, sourit et dit :

— Il y a bien longtemps, lorsque j’étais gamin, — nous l’avons tous été, — j’avais dans ma chambre un flacon de parfum. Je ne sais d’où il me venait, mais je le considérais avec un sentiment de secrète admiration, et les plaisirs que j’en tirais me flattaient car je les imaginais à la fois raffinés et coupables. Lorsque j’étais seul, je le débouchais, le respirais, et, fermant les yeux à demi, je songeais à la reine de Golconde, à Sémiramis et à Cléopâtre ; mon imagination était déréglée mais misérable, j’étais déjà un petit homme. Je respirais mon parfum, mais je n’en usais guère ; cependant, je craignais que d’autres en usassent, car si mes désirs étaient violents, mon âme était mesquine et mon cœur égoïste. J’eus alors, pour protéger mon trésor contre la convoitise, une inspiration qui, plus raisonnée, eût témoigné d’une connaissance des hommes surprenante chez un enfant de mon âge. Je ne me fiais ni aux serrures que l’on force, ni aux cachettes que le hasard et la malice découvrent, mais, au flanc rebondi du cristal, je collai une étiquette sur laquelle, au-dessus de deux tibias croisés que surmontait une tête de mort, maladroitement dessinée, j’avais écrit en grosses lettres : Poison ! Je ne me rappelle pas quel fut le résultat de ma ruse, car ces temps sont éloignés de moi, mais il m’a toujours semblé que l’Église avait agi comme moi et se servait des mêmes armes : sur tous les plaisirs qui nous tentent, sur tous les flacons, sur tous les parfums du monde, elle a gravé ce mot : l’Enfer !

Il fit une pause, ouvrit les mains et conclut :

— Malheureusement, cela commence à se savoir.

Monsieur Brossard aimait ces discussions ; il demanda encore :

— Pourtant, Satan ?

— Satan ? dit le Père en se levant. Oh ! pour celui-là, il existe ! Il est en nous toujours, et nous n’y pouvons rien !

Il se frappait la poitrine. Puis, plus calme, et se préparant à partir :

— Après tout, s’il est là, c’est que Dieu l’a voulu !

Et son geste semblait dire : qu’ils s’arrangent !

Car, pour conquérir les âmes, pour les mieux connaître ou pour les découvrir, il feignait l’indulgence.

— Ce n’est pas, disait-il, par la vertu que l’on mène les hommes : la vertu est intraitable. C’est par leurs faiblesses, leurs péchés et leurs vices, et plus souvent encore par la vanité qui domine tout cela et qui, chez eux, l’emporte sur l’amour, les passions et l’intérêt.

Peut-être possédait-il au fond de lui-même la cruelle intransigeance de l’inquisiteur. C’était le secret de son cabinet, meublé comme une cellule, et où, par les plus grands froids, il n’allumait point de feu. Là, il se recueillait, là, son visage était terrible ! Mais, dès que, pour se mêler au monde, il en franchissait le seuil, son regard s’éclairait, sa voix se faisait douce.

On pouvait douter alors de ses convictions, il ne s’en souciait point. Il savait qu’il les retrouverait solides et dures entre ses quatre murs blanchis à la chaux, au pied de son crucifix noir. Cette certitude lui donnait de l’aisance. D’un pas tranquille de promeneur traversant un pays qui n’est pas le sien, il suivait ses interlocuteurs jusqu’au bout de leurs idées, par les plus étranges chemins de l’esprit.

Il plaisait ainsi aux plus sceptiques, il gagnait les cœurs, pénétrait dans les consciences, s’y installait, les transformait.

Monsieur Brossard était devant lui sans méfiance, il étalait sa vanité, et le bon Père s’en emparait. Adroit et prudent, il évitait de le contredire. Il connaissait les dangers de la discussion qui affermit les hommes dans leurs erreurs et les pousse à découvrir des arguments auxquels, sans elle, ils n’auraient point songé.

Il laissait parler Monsieur Brossard, l’approuvait, le flattait !

Puis, comme s’il eût voulu fixer à jamais ses paroles, il les répétait.

Il ne semblait pas qu’il y changeât la moindre syllabe et cependant, lorsqu’il avait terminé, Monsieur Brossard s’étonnait d’avoir exprimé une pensée si contraire à celle qu’il croyait sienne ; les éloges du dominicain la lui faisaient adopter.

Il disait par exemple :

— La vie monastique m’a toujours parue contraire à la nature de l’homme.

— Comme vous avez raison, répliquait le bon Père, seuls des êtres exceptionnels peuvent en comprendre la beauté, les âmes vulgaires, qui ne s’élèvent pas au-dessus des exigences naturelles de la nature, n’y seront jamais sensibles. Au contraire, ceux qui, comme vous et moi, ont des aspirations plus vastes, ne peuvent trouver que dans cette solitude exaltée l’immensité qui les contente.

Monsieur Brossard s’ébahissait, et, dans le fond de son cœur, il sentait naître comme un désir de vocation !

Ainsi, jour à jour, et sans qu’il s’en doutât, la volonté du religieux se substituait à la sienne et l’entraînait, aveugle et satisfait, dans la voie du Seigneur !

XIV

Bien des mois avaient passé depuis le jour où, pour la première fois, le Père Autrand s’était rendu chez Monsieur Brossard, et malgré les lenteurs, l’ennui, les digressions, ils étaient venus à bout d’un classement d’autant plus difficile qu’ils le poursuivaient sans méthode et sans goût. Ils avaient épuré le style de la morte, adouci ses amertumes, établi des transitions ; ils avaient transformé, pomponné, engraissé son livre.

Puis, cette tâche accomplie, Monsieur Brossard avait écrit une préface et le Père une introduction.

C’était afin d’offrir à ses amis les prémisses de ces deux petits chefs-d’œuvre que Monsieur Brossard les avait ce soir-là invités à dîner. Les fauteuils étaient rangés en demi-cercle dans la bibliothèque, et, près de la cheminée, une chaise abbatiale dressait son haut dossier de bois sculpté devant une petite table volante sur laquelle étaient placés un verre, une carafe, du sucre et des papiers. En face, un chevalet drapé de velours bleu supportait un portrait de Thérèse, et, sur le bureau, en évidence, était posé un grand carton bourré de manuscrits au dos duquel Monsieur Brossard avait écrit en lettres capitales : « Le Chemin de la Sainteté ; confession d’une Morte. »

Outre le Père Autrand, qui devait lire son introduction, Monsieur Brossard avait convié à ce double régal du corps et de l’esprit les Lamorille, qui lui avaient fait connaître Mme de Birette, et Mme de Birette, qui lui avait fait connaître le dominicain. Il avait prié aussi le Comte des Courtis et sa fille, Gerfaut récemment promu capitaine, le jeune Marcel Deslandes, qu’une mauvaise blessure retenait à l’arrière, et M. Israël, l’éditeur catholique.

Enfin, par calcul et bien qu’il redoutât ses sarcasmes, il avait fait signe au docteur Reymond. Celui-ci arriva le dernier et fort en retard, cela fut cause que Monsieur Brossard éprouva de l’humeur et regretta de l’avoir invité. A cette minute, il eût mieux aimé ne jamais guérir d’aucune maladie que de manger des perdreaux desséchés. Le Père Autrand partageait sur ce point particulier l’opinion de son hôte et, à un certain moment, Mme de Birette remarqua que le disciple de Lacordaire avait disparu. On le crut souffrant ; Mme Lamorille se rappela qu’elle avait souhaité être infirmière et courut à sa recherche, suivie de Gerfaut, qui la trouvait aimable. Marcel Deslandes ne la vit pas sortir, car, depuis un instant, Mlle des Courtis occupait toute son attention. Cécile, qui ne concevait pas que l’on pût être inconstant, s’imagina qu’il la suivait et, sans se retourner, elle tendit la main derrière elle. Gerfaut la prit sans trop d’étonnement, et ce fut dans cet équipage qu’ils arrivèrent à la cuisine, où ils surprirent le dominicain comme il trempait son doigt dans les sauces. Mme Lamorille éclata de rire, se retourna, s’aperçut qu’elle tenait, non pas la main du blessé, mais celle du capitaine, et soit disposition naturelle de son esprit, soit confusion, elle se mit à rire un peu plus fort.

Cependant, Bathilde offrait des chaises, heureuse d’avoir, elle aussi, des visites ; Gerfaut la taquinait :

— Ce que vous faites là est mal, ma bonne Bathilde ; au lieu de gagner le Paradis par vos seules vertus, vous soudoyez l’Église !

— La nourriture est une chose sainte, dit le Père Autrand, le Seigneur bénit les mains qui la préparent !

— Je ne m’étonne plus, dit Cécile, qu’avec de pareils préceptes vous ayez conquis Monsieur Brossard.

Au nom de son maître, Bathilde joignit les mains et leva les yeux au ciel :

— Monsieur est un saint ! dit-elle ; Madame me comprend ?

Le timbre ayant sonné, elle sortit en murmurant :

— Madame peut le demander à Monseigneur ; Monsieur est un saint.

Les trois espiègles égarés dans les cuisines regagnèrent le salon à l’instant où le docteur Reymond y entrait. Le docteur était un homme solide, équilibré, assez beau d’ailleurs, et séduisant. Parfois, il raillait doucement, si doucement qu’on n’était pas tout à fait sûr qu’il raillât. D’autres fois, il disait brutalement la vérité, et l’on croyait alors qu’il plaisantait. Son regard était pénétrant, malicieux et clair, ses lèvres fines, ses dents très blanches.

Il serra la main de Monsieur Brossard, regarda la petite table et le verre d’eau, et dit :

— Je suis bien aise d’être venu : le croiriez-vous, je n’ai jamais eu l’occasion de dormir au sermon.

Monsieur Brossard allait s’indigner, mais il lui fallait toujours un peu de temps pour mettre en branle la majesté de ses phrases. Le Père Autrand le devança :

— Et moi non plus, docteur ; car je n’y assiste que quand je les fais.

Bathilde avait ouvert les portes ; on passa dans la salle à manger. Monsieur Brossard s’excusa de ce que son service fût à ce point réduit, et il saisit l’occasion pour rappeler que l’on était en guerre, que c’est une horrible chose et que les conséquences en sont pénibles. Peut-être même allait-on manquer de charbon.

— Si vous avez froid, dit Gerfaut, vous viendrez me retrouver.

Il y eut un silence ; M. Israël se pencha vers M. des Courtis et lui confia qu’à son avis les militaires manquaient de tact.

— Ils conquièrent le monde, dit-il, mais ils ne savent pas s’y tenir.

— Ce potage est excellent, déclara le Père Autrand.

Tous les convives aussitôt se mirent à parler à la fois. Mme de Birette assise en face de Monsieur Brossard présidait, elle avait le Père Autrand à sa droite et Gerfaut à sa gauche ; elle se tourna vers celui-ci qu’elle ne connaissait point, et demanda :

— Vous êtes très lié avec Monsieur Brossard ?

Il répondit à mi-voix ; leur causerie se poursuivit sans qu’on pût les entendre ; de temps à autre Mme de Birette riait de son rire impérial et Gerfaut lançait du côté d’Israël des regards ironiques.

Cécile assise à droite du maître de maison avait pour voisin le comte des Courtis ; elle était obligée de se pencher pour apercevoir son neveu qui, placé près de Mlle des Courtis, semblait en lui parlant, oublier l’univers. Elle se penchait souvent et chaque fois qu’elle s’inclinait, le Comte ému par les sourires d’un corsage indiscret, lui confessait des choses auxquelles elle répondait de façon si bizarre qu’il se crut autorisé, au rôti, à lui marcher sur le pied. Elle étouffa un cri, le regarda, comprit, se mit à rire. Il n’eut d’autre ressource que de se tourner vers M. Israël, l’éditeur catholique, qu’il interrogea sur l’avenir de la religion.

— Il y aurait beaucoup à faire, dit M. Israël, mais la publicité, je veux dire la propagande religieuse, est mal organisée ; les saints se font du tort les uns aux autres et les exigences des conseils de fabrique deviennent intolérables.

Il avait tout un plan de réforme, qui reposait sur la formation d’une Société anonyme à gros capital. Le Comte des Courtis, dont l’imagination était vive, se vit administrateur, oublia Cécile, et ne fit plus la cour qu’à M. Israël ; pourtant, il n’alla pas jusqu’à lui écraser le pied sous sa botte.

A l’autre bout de la table, Lamorille essayait d’obtenir du docteur une consultation gratuite.

— Il vous faut du repos, disait celui-ci, beaucoup de repos. Et si vous voulez vivre vieux, ne prenez pas exemple sur votre ami Brossard.

— Oh ! je ne suis pas croyant ! dit Lamorille avec superbe. Je suis un esprit libre !

— Il ne s’agit pas de cela, mais s’il continue à manger et à boire comme il le fait, sa sainteté pourrait bien l’étouffer.

De temps à autre, on entendait le rire de Mme de Birette, qui semblait faire vibrer les cristaux. Monsieur Brossard, grave et soucieux, trônait magnifiquement. Il était fier, important, satisfait. Il était le maître, et ne l’oubliait pas.

Après dîner, il mit un peu trop de précipitation à commencer sa lecture. Ses amis ne montraient point d’impatience, ils semblaient avoir mille choses à se dire ; ils se turent cependant, mais ce fut à regret.

Monsieur Brossard s’installa, regarda ses auditeurs, toussa, donna quelques explications inutiles, puis, soudain, d’une voix pompeuse, il commença.

On ne lui prêtait qu’une attention discrète. M. des Courtis, assis près de la cave à liqueur, s’efforçait de faire le moins de bruit possible en maniant les flacons ; Lamorille songeait mélancoliquement aux prescriptions du médecin ; sa femme regardait Marcel Deslandes, qui regardait Mlle des Courtis, et celle-ci, les paupières baissées et rougissante, se sentait observée par Mme de Birette et devinait sa pensée. Le Père Autrand, les mains dans les manches de sa robe, avait fermé les yeux ; Gerfaut, un peu à l’écart, feuilletait une revue. Seuls, M. Israël et le docteur écoutaient ; leurs sentiments étaient divers et diverses leurs attitudes. Israël, bercé par le rythme ronflant des phrases, approuvait de la tête, et, se parlant à lui-même, murmurait : « Excellent, très adroit ; fort habile… » Le docteur pinçait les lèvres. L’incorrection du style, la comique absurdité de certaines expressions, lui causaient un méchant plaisir, et tout ce que Monsieur Brossard contait l’étonnait et le divertissait. C’est qu’il avait connu le ménage, il les avait connus, elle et lui ; il avait suivi l’évolution de leur cœur ; il avait vu grandir l’antipathie profonde qui les séparait, il avait assisté à la lutte de leurs égoïsmes, il avait surpris leurs regards, il avait vu mourir Thérèse, les mains crispées sur son cœur racorni, et, au lendemain de sa mort, il avait vu Monsieur Brossard !

Et maintenant, celui-ci, sans pudeur, parlait du culte qu’il avait voué à la Morte, de l’admiration qu’il avait eue pour sa Sainte, pour son intelligence, pour sa bonté, il disait l’amour de légende qui les avait unis, la communion de leurs pensées, ses angoisses lorsqu’il l’avait vue malade, sa douleur, humaine d’abord, lorsqu’il l’avait perdue, puis sa joie mystique lorsqu’il avait senti qu’assise aux pieds du Seigneur elle étendait sur lui ses mains lumineuses.

Il se tut. Ses auditeurs, pareils aux voyageurs somnolents que l’arrêt brusque du train fait sursauter, s’ébrouèrent.

— C’est parfait ! s’écria M. Israël, cela plaira beaucoup !

Et, sans malice, il ajouta :

— C’est un véritable roman.

Le docteur Reymond sourit.

Mme de Birette s’était tournée vers Cécile, et, tapotant la faille grise de sa robe un peu démodée :

— C’est tout à fait joli, n’est-ce pas, petite ?

— Oui, c’est charmant, répondit la jeune femme, et elle alla s’asseoir près de son neveu.

— Moi, déclara Lamorille, je trouve cela extraordinaire ; c’est qu’il y en a au moins trente pages !

Monsieur Brossard prit l’air modeste :

— J’ai laissé parler mon cœur, et j’ai voulu simplement rendre hommage à ma Sainte Morte.

— Et à vous-même, dit Lamorille.

Monsieur Brossard se redressa :

— Nous étions si unis !

Puis, se tournant vers Reymond :

— Et vous, docteur, qu’en pensez-vous ?

— Oh ! moi, mon cher, je vous admire.

Le Père Autrand s’était installé devant la petite table ; il but un verre d’eau et déplia les papiers. M. des Courtis s’était complètement endormi.

Monsieur Brossard ne connaissait pas encore l’introduction du Père Autrand.

Tout d’abord, pourtant, il ne l’écouta pas. Il songeait à ce qu’il venait, lui-même, de dire ; il se remémorait certaines phrases qu’il savait par cœur, il s’exagérait le succès qu’il avait eu, et il regrettait de n’avoir pas pris le temps d’en jouir davantage. Ainsi les chanteurs ne se consolent pas de voir mourir les bravos, ils voudraient que les applaudissements n’eussent jamais de fin.

Après un moment, cependant, son nom, qui revenait avec fréquence, le frappa. Le Père Autrand parlait peu de Thérèse, il s’occupait de son mari ; il rappelait bien, il est vrai, l’apparition de la Morte à Notre-Dame, mais tout aussitôt, la délaissant, il montrait Monsieur Brossard touché par la grâce, porté par la foi, courant à Lourdes, y demeurant ; il montrait son âme brûlée d’une sainte impatience, il l’élevait dans les régions mystiques du silence, il le jetait au pied de la Croix, ébloui et sanglotant. Puis, rasséréné, apaisé par l’amour, conquis par la morte, il le montrait au service du Seigneur, s’engageant d’un pied ferme sur le chemin du cloître, dont les portes, demain, se fermeraient sur lui. Il semblait que, peu à peu, avec des phrases insinuantes, balancées, il l’enveloppât pour toujours dans les larges plis blancs du manteau des dominicains.

Monsieur Brossard, étonné, éprouvait à la fois de l’orgueil et de l’effroi.

Il se disait : se peut-il que ce soit de moi qu’il s’agisse ? Et il imaginait la surprise pleine d’admiration que ressentiraient ses amis lorsqu’ils liraient ces choses ; mais, dans le même instant, il frissonnait ; il se sentait conduit par des chemins imprévus et dangereux ; il se voyait prenant l’habit ; il se révoltait… mais non ! Ce n’était là que des mots ; et il se rassurait.

Lorsque le Père Autrand eut tourné le dernier feuillet, il se leva, alla lui serrer la main, mais ne put dire une parole. Autour de lui, tous ses amis, debout, l’assourdissaient. On entourait Monsieur Brossard. On entourait le religieux, on les félicitait, on avait hâte de partir.

Mme de Birette, feignant d’embrasser le Père Autrand, lui dit à l’oreille :

— Bien joué !

Le docteur prit le bras de Monsieur Brossard :

— Je ne vous savais pas si près du monastère.

— Moi non plus, répliqua Monsieur Brossard.

Puis, se ressaisissant, il leva la main et dit :

— C’est Thérèse qui me conduit.

Mais Israël vint l’interrompre ; il ne pouvait cacher sa joie :

— C’est remarquable, disait-il, tout cela piquera le lecteur ; nous ferons une affaire merveilleuse. Et votre entrée au cloître ! Quelle trouvaille ! Quelle réclame !

Et déjà, ramassant tous les papiers, ceux de Thérèse, ceux de Monsieur Brossard, ceux du Père Autrand, il en faisait un paquet qu’il glissait sous son bras.

Monsieur Brossard aurait bien lu encore quelques extraits du livre ; mais nul ne se souciait de l’entendre, et tous, possédés par leurs préoccupations personnelles, qui, pas un instant, ne les avaient quittés, se bousculaient vers l’antichambre. Ils partirent, bruyants, remuants, agités ; la porte se referma, on entendit encore quelques éclats de voix, quelques éclats de rire. Puis ce fut le silence. Monsieur Brossard était seul.

Il rentra dans son bureau, regarda les meubles en désordre, la chaise abbatiale, le portrait de Thérèse. Il soupira ! Puis, tranquillement, il se versa un verre d’eau-de-vie, alluma un cigare, s’étendit dans le meilleur fauteuil, et, comme si rien ne s’était passé, il ouvrit tout grand le journal du soir !

XV

Le livre avait paru. Monsieur Brossard avait passé l’après-midi chez l’éditeur ; enfermé dans une soupente obscure, la tête bouillonnante, le cœur battant, il avait tracé des dédicaces. Et maintenant, seul dans son cabinet, le volume entre les mains, il se sentait soulevé par un frémissement d’allégresse. Il regardait la couverture, il regardait son nom, imprimé en lettres grasses.

Et, soudain, il ouvrit la porte, appela Bathilde et lui montra le livre :

— Voyez, Bathilde, ce volume a été écrit par Madame.

La pauvre fille n’osait tendre la main. Elle concevait mal qu’une personne, morte depuis plus de deux ans, pût écrire encore. Au reste, les livres lui inspiraient plus de terreur que de respect. Le plaisir que son maître prenait en leur compagnie lui semblait diabolique, et lorsqu’il lui fallait nettoyer la bibliothèque, elle était de méchante humeur ; elle maniait les volumes avec précaution parce qu’elle savait le prix de la moindre maladresse, mais elle ne les aimait pas.

— Eh bien ? Qu’en dites-vous, Bathilde ?

— Je ne l’aurais point cru, Monsieur, car c’était une bien brave dame, et qui nous aimait à sa manière, Monsieur me comprend ?

— C’était une sainte, Bathilde, c’était une sainte ! Un jour on la vénérera !

Bathilde garda quelques instants le silence, puis elle demanda :

— Monsieur n’a plus besoin de moi ?

— Non, ma fille, vous pouvez vous retirer.

Demeuré seul, il posa le livre de Thérèse sur la cheminée, recula, cligna des yeux ; il lui parut que le titre accrochait le regard.

Alors, les mots qu’il avait dits à sa servante lui revinrent à l’esprit.

— C’était une sainte ! Un jour on la vénérera !

Il reprit le volume, et s’adressant à lui :

— Sainte Thérèse ! murmura-t-il, Sainte Thérèse !

Mais à chaque fois, entraîné par sa mémoire, il était tenté de dire : Sainte Thérèse de Jésus ou Sainte Thérèse d’Avila. Il comprit qu’il fallait à sa morte un nom qui lui fût propre et fixât son souvenir. Sainte Thérèse Brossard ne lui déplaisait pas, mais il dut s’avouer que le style n’en était point classique. Sainte Thérèse de Paris lui paraissait trop vague. Une ride barrait son front : il cherchait !

Et, soudain, une inspiration miraculeuse l’éblouit.

Son visage s’illumina, ses doigts frémirent, il s’écria :

— Sainte Thérèse de l’Étoile !

La joie ardente et neuve des grandes découvertes le transportait. Il brandit le livre, se précipita dans la chambre de la morte, et, de toutes ses forces, il appela :

— Sainte Thérèse de l’Étoile !

Aucune voix ne lui répondit. Alors, dans le silence, il s’approcha du lit, posa le livre sur l’oreiller, et, gravement, le contempla.

D’étranges sentiments l’agitaient.

— Sainte Thérèse de l’Étoile ! songeait-il. Je suis le mari de Sainte Thérèse ; je l’ai tenue entre mes bras !

Il se rappelait le temps où, à cette place, il s’était étendu auprès d’elle ; il essayait de préciser des souvenirs effacés ; il regrettait de ne l’avoir pas aimée davantage.

Si quelqu’un se fût trouvé là pour le voir, il se fût agenouillé sur le prie-Dieu ; il était seul, il se contenta de s’y asseoir et, les regards attachés sur la tache claire que faisait le livre de la morte, il rêva de succès, de controverses et d’éditions multiples.

Le lendemain, incapable de supporter sa joie, il entreprit de visiter ses amis. Il ne doutait pas de leur enthousiasme ; il s’attendait à ce que tous lui sautassent au cou, à ce que les plus froids, les plus sots, les plus secs trouvassent des mots pour exalter ce chef-d’œuvre.

Beaucoup ne l’avaient pas reçu, ceux qui l’avaient reçu ne l’avaient pas lu, mais la plupart lui firent de grands compliments, lui-même ne se les ménageait pas.

Lorsqu’il rentra, il se croyait célèbre. Il s’étonna que Bathilde en le servant ne lui dît point qu’il paraissait changé ; il ne put se tenir de lui en faire l’observation :

— Bathilde, regardez votre maître ! N’y a-t-il rien en moi, ce soir, qui vous frappe ?

Elle répondit simplement :

— Monsieur boit trop, Monsieur se fera du mal !

« Cette fille est stupide », songea Monsieur Brossard et il se répéta une à une toutes les paroles aimables entendues dans la journée.

Cette fade nourriture lui fut bientôt indispensable. Il ne se passait pas de jour qu’il ne fît quatre ou cinq visites ; il allait comme les pèlerins ou les sœurs quêteuses, frappant de porte en porte, implorant des éloges.

Mme de Birette, dont la malice tempérait l’indulgence, remarqua qu’il n’avait jamais tant fréquenté le monde que depuis le jour où le Père Autrand, dans son introduction, avait annoncé qu’il allait le quitter.

Mais Israël l’encourageait :

— La présence de l’auteur, disait-il, force l’attention des indifférents et des tièdes ; c’est de la publicité vivante.

Après un mois, pourtant, sa présence ne força plus grand chose. Il attendait parfois plus d’une heure que l’on parlât de lui ; on s’entretenait de la guerre, de la blessure de Marcel Deslandes, de la dernière citation de Gerfaut, de mille choses irritantes, et il s’en allait, furieux d’avoir perdu son temps.

Peu à peu, il cessa de sortir. Le monde lui paraissait frivole et ses amis ingrats.

Au reste, dans son isolement, il goûtait des satisfactions secrètes qui lui tenaient compagnie. Des inconnues lui écrivaient, le livre se répandait en province, des journaux en parlèrent.

Les éditions l’une après l’autre s’épuisaient ; il eût été malaisé de dire où s’en allaient tant de volumes. Seules quelques méchantes boutiques le tenaient, près des églises, parmi les scapulaires et les chapelets et jamais dans ces boutiques on ne voyait entrer personne.

Pourtant, un jour que, par désœuvrement, Monsieur Brossard était allé à l’imprimerie, il apprit que l’on mettait sous presse le trentième mille. Il en reçut un coup qui l’étourdit, se fit répéter le chiffre, puis, tournant les talons, il partit comme un fou.

Il rentra chez lui, en claquant les portes. Pour la première fois son égoïsme était impuissant à contenir sa joie, elle débordait ! Il eût aimé crier la nouvelle, l’annoncer à quelqu’un, alors seulement elle eût été réelle ; mais il était seul, la maison était vide ! Il tournait dans sa cage, se heurtait aux barreaux et brusquement poussé par une force irréfléchie il s’élança dans la chambre de la morte :

— Trente mille, Thérèse ! cria-t-il.

Il allait comme un insensé, de la poudreuse au secrétaire, du prie-Dieu à l’armoire, et, tout à coup, dans son emportement, il se jeta sur le lit.

— Thérèse ! Sainte Thérèse ! Ma petite Sainte ! Je voudrais partager avec toi mon ivresse !

Et mordant l’oreiller, il soupira :

— C’est le succès, Thérèse ! le succès !

Puis, soudain, redressé, hagard, les cheveux en désordre :

— Le succès ! La gloire ! La Gloire !… Mais comment se fait-il que personne ne le sache ?

Et, de nouveau, il se mit à tourner dans la chambre. Il songeait à l’étonnement de ses amis, au déplaisir des envieux et aussi à certains livres rares qu’avec l’argent de ces trente éditions, il pourrait acquérir.

Ce soir-là, après dîner, il alla chez Lamorille. Le pauvre homme s’intéressait au livre de Thérèse ; il l’avait lu, le trouvait beau. Cécile par gaminerie lui coupa la parole :

— Je suis confuse, dit-elle, de n’avoir pas eu le loisir d’y jeter les yeux, mais je me propose d’en faire la lecture à mes blessés, cela les divertira.

Ce n’était point la vérité ; elle n’avait qu’un blessé, comme elle n’avait eu qu’un filleul : son neveu ! Et, plus d’une fois, le soir, ils en avaient lu ensemble des passages et ils en avaient ri. Ils se moquaient de Monsieur Brossard, de la Morte et de leurs prétentions ; ils le faisaient sans méchanceté, pour masquer leur entente et Lamorille, qui était timide et déférent, leur reprochait en vain l’inconvenance de leurs paroles.

Monsieur Brossard ne se laissa pas troubler par l’impertinence de Cécile ; il était venu pour parler du livre de Thérèse, il en parla. Il le fit avec cette modestie perfide que savent si bien manier les vaniteux et lorsqu’il jugea que Lamorille était prêt à tout accepter, il baissa la voix, regarda ses ongles et d’un air détaché :

— Nous avons déjà mis en vente cinquante mille exemplaires.

Lamorille poussa un cri d’âne blessé :

— Cinquante mille, bégaya-t-il. Cela doit faire au moins trente mille francs !

— Environ ! dit Monsieur Brossard.

Et il regretta d’avoir menti.

— Tu entends, Cécile ! clama Lamorille. Hein ? les papiers de Thérèse. Cinquante mille exemplaires ! Tu entends : cela fait trente mille francs !

— Mais mon ami, dit Cécile de sa voix la plus douce, si vous en êtes jaloux, je pourrais en écrire aussi. Je crains seulement que Dieu ne vous accorde pas le loisir d’en profiter !

Lamorille haussa les épaules et se tournant vers Monsieur Brossard :

— Qu’allez-vous faire de tout cet argent ?

Monsieur Brossard rougit :

— Ce sera pour mes œuvres !

Marcel Deslandes que cette conversation intéressait se leva et les deux mains dans les poches :

— Trente mille francs, dit-il. Savez-vous que cela rapporte autant qu’un roman feuilleton. Pourquoi n’en feriez-vous pas un film ?

— Oh ! Marcel !… fit Cécile.

— J’y songe ! dit Monsieur Brossard. C’est la religion qui sauvera la France, il ne faut rien négliger pour la répandre.

Et il parla de Jeanne d’Arc, du miracle de la Marne et de la victoire qui ne viendrait que lorsque le Sacré-Cœur figurerait sur nos étendards.

Puis, de nouveau, il exalta Thérèse, et Lamorille adroitement guidé posa enfin la question qu’il attendait :

— N’avez-vous point songé à faire canoniser votre chère compagne. Ce serait justice.

— Il en est question, mais que cela demeure entre nous. Il ne faut point que l’on m’accuse d’influer sur les décisions divines et je serais désolé que le monde s’en occupât.

Il insista, et voulant être certain que son projet se répandît, réclama le secret.

Puis, il ajouta, en confidence :

— Elle se nommera Sainte Thérèse de l’Étoile.

— Ce sera un honneur pour notre quartier, dit Lamorille. Mais cela demandera beaucoup de temps, sans doute.

— Beaucoup ! Je devrais aller à Rome, et je voudrais auparavant publier quelques papiers que je jugeais trop intimes, mais que je ne crois plus avoir le droit, maintenant, de dérober aux fidèles.

— Dame ! fit Marcel. A ce prix-là, je vous comprends !

Monsieur Brossard ne parut pas entendre :

— J’y ajouterai des commentaires, fit-il avec importance.

Lamorille ne se lassait pas d’interroger.

— Et quand comptez-vous entrer dans les ordres ?

— Mon Dieu… je ne sais ! Certes, je me sens attiré, ma Sainte Morte me pousse, le Père Autrand m’entraîne… mais pour obtenir la béatification de Thérèse, pour amorcer au moins les démarches, il est bon que je conserve encore ma liberté.

— Vous seriez dominicain ?

— Naturellement, dit Cécile. C’est la plus jolie robe !

— Mais, en ce cas, dit Lamorille, vous devrez renoncer à votre poste de directeur et de membre du conseil d’administration de la Jeanne d’Arc ?

Monsieur Brossard n’avait pas envisagé cette conséquence. La question l’agaça, il évita d’y répondre et partit mécontent.

Il sentait confusément qu’il venait de prendre vis-à-vis du monde le triple engagement de publier un second livre, de faire béatifier Thérèse et d’entrer dans les ordres et il pestait contre les indiscrets qui l’avaient poussé aux dangereuses confidences alors qu’il allait les voir uniquement pour se réjouir avec eux de ses plaisirs personnels.

Son avenir lui apparaissait trouble et compliqué ; il prévoyait de grandes perturbations.

XVI

L’inquiétude de Monsieur Brossard ne fut point de longue durée ; d’autres succès vinrent le distraire et, de nouveau, sa vanité l’aveugla. Plus d’une fois déjà, il avait trouvé dans son courrier des lettres d’inconnues qui le flattaient ; mais elles se ressemblaient toutes et son plaisir s’émoussa.

Un matin pourtant, il en vit une qui l’émut davantage. C’était, sur un chiffon de papier, la longue prière d’une dévote exaltée qui mêlait en désordre les compliments aux citations. Elle prétendait avoir obtenu de Thérèse une intervention miraculeuse et sollicitait un rendez-vous. Monsieur Brossard l’accorda.

A l’heure dite, il vit entrer une vieille marchande d’eau bénite, maigre et noire, qui se jeta à ses genoux en pleurant. Il eut beaucoup de peine à la relever et il était gêné, mais elle sécha ses larmes et l’accabla sous un flot de paroles qui, malgré leur vulgarité, le caressaient agréablement.

Ne sachant que répondre, il la conduisit dans la chambre de la Morte ; elle soupira :

— Ah ! Monsieur ! Vous ne pouvez savoir comme elle était bonne !

Elle se prosterna devant le portrait de Thérèse comme devant un autel, baisa le Christ sur la table de nuit, baisa le lit à la place ou le corps de la Sainte l’avait jadis creusé, puis se tournant vers Monsieur Brossard :

— Ah ! mon bon Monsieur ! Ayez pitié de moi ! Je sens que je ne vivrai heureuse que si je puis toucher une relique de ma Sainte… ne me repoussez pas !

Monsieur Brossard regarda autour de lui ; il était indécis ; la vieille vint à son secours :

— D’habitude, dit-elle, on donne un débris d’os, une dent, une mèche de cheveux, ce sont les reliques les plus efficaces, mais si vous n’en possédez plus je me contenterais d’un objet familier qu’elle ait tenu entre ses mains.

Monsieur Brossard prit dans la poudreuse une épingle d’écaille et l’offrit à la dévote, mais en voyant la rapacité avec laquelle le monstre l’enfouissait dans son cabas, il la regretta. Elle ne le remercia pas, s’agenouilla, fit semblant de marmonner une prière et s’enfuit de peur qu’il ne se ravisât.

Il demeura rêveur ; cette visite lui semblait singulière ; il se promit d’en parler au Père Autrand.

Il n’en eut pas le loisir. Soit que la vieille eût des amies, soit que sa démarche fût, dans son monde, naturelle, d’autres l’imitèrent ! Elles venaient à l’improviste, sans se faire annoncer, comme à l’église !

C’était un défilé ininterrompu ; Bathilde prenait de l’orgueil, son maître n’osait plus sortir.

S’il entendait la sonnette, il allait s’asseoir à son bureau, sur lequel auprès de l’Imitation il avait placé un grand Christ de bronze, sans croix. Bathilde ouvrait la porte ; la dévote entrait. Monsieur Brossard ne bougeait pas… Puis soudain, il s’arrachait à sa méditation, se levait, s’inclinait, les mains croisées sur la poitrine :

— Madame !

Il relevait la tête, regardait au plafond et disait :

— Vous venez parler d’Elle ?

Une seule fois il se trompa. Il accomplit machinalement ses gestes habituels sans regarder la visiteuse, puis debout, dans l’attitude extatique de Saint François d’Assise, il attendit. Étonné enfin de ne rien entendre il abaissa son regard et découvrit, non sans stupeur, une femme convenablement vêtue dont le visage effaré ne lui était pas étranger.

— Que voulez-vous ? cria-t-il d’une voix terrible.

La pauvre femme qui portait un paquet assez lourd le laissa tomber sur le tapis et se sauva épouvantée. Il courut pour la retenir, et il criait plein de colère ; il l’avait reconnue ! Mais elle, éperdue, dévala l’escalier, disparut. Il en fut mortifié, car il la savait bavarde et inconsidérée dans ses propos.

C’était Mme Botte, l’irascible épouse de M. Botte, son relieur. Elle avait tenu, ce jour-là, à livrer elle-même les livres nouvellement reliés, car son mari, disait-elle, était un homme dépourvu de caractère qui tremblait devant ses clients et n’osait réclamer le prix de son salaire. Elle revint pourtant au logis ayant laissé les livres et perdu la facture. Son époux, étonné de l’état dans lequel il la voyait, l’interrogea doucement sur les causes de son désordre. Au lieu de lui répondre, elle invectiva :

— N’as-tu pas honte, cria-t-elle, de m’exposer ainsi aux entreprises d’un possédé ? Car tu le savais, n’est-ce pas ? Tu le savais ?

— Et que savais-je ? demanda M. Botte.

— Mais… que ton Brossard est fou ! Car il est fou ! entends-tu ? complètement fou ! Et bientôt, on l’enfermera !

— C’est dommage, fit M. Botte, c’était un bon client !

Il n’en dit pas davantage et se remit au travail, tandis que sa femme exaspérée par tant d’indifférence se répandait en paroles injurieuses qui faisaient vibrer les vitres grises de l’échoppe et, par la porte entr’ouverte, s’échappaient dans l’impasse, heurtant les pavés sonores, rebondissant contre les murs et mourant enfin dans la rumeur vague qui montait des rues avoisinantes.

D’ordinaire, Monsieur Brossard n’avait pas à redouter de pareilles méprises ; les dévotes se ressemblent toutes ; leur odeur l’avertissait. Il les faisait asseoir ; elles lui contaient les miracles que Thérèse accomplissait en leur faveur et il en notait le détail sur un registre, car il était soucieux de conserver les moindres témoignages.

Thérèse, cependant, faisait preuve d’une activité qui le confondait : elle sauvait les enfants malades, retrouvait les objets perdus, calmait les maux de dents et mariait les filles déshéritées ; une fois même elle se donna la peine d’apparaître en personne et elle prononça quelques paroles dans une langue que l’élue malheureusement ne connaissait pas.

— Peut-être était-ce en latin ? suggéra Monsieur Brossard.

— Probablement ! fit la dévote.

Et elle demanda une relique.

Car c’était l’aboutissement de toutes les visites. Les larmes, les compliments, les miracles, les extases au pied du lit, tout cela n’était que ruses de sorcières qui ne peuvent entendre parler d’un pendu sans vouloir un morceau de la corde.

Le plus étrange était le plaisir que Monsieur Brossard prenait à offrir des reliques ; il lui semblait qu’il officiât et, si quelque exaltée faisait le geste de lui baiser la main, il ne la retirait plus.

Il donna d’abord les mouchoirs de la morte. C’était, disait-il toujours, celui qu’elle avait porté à ses lèvres au moment d’expirer. Mais la provision s’épuisa ; il en racheta deux douzaines, puis effrayé de l’affluence croissante des quémandeuses, il cessa de les donner en entier. Il les découpait en carrés minuscules et il ne tarda pas à remarquer que plus les morceaux étaient petits, plus ils paraissaient précieux.

Il les accompagnait d’un certificat et il faisait suivre sa signature d’une croix.

Après les mouchoirs, il débita la lingerie. Il s’était souvent demandé ce qu’il pourrait faire des dessous de la Sainte. C’eût été les profaner que de les faire porter à Bathilde et les armoires en étaient pleines. Dieu l’inspira : il en fit des reliques. Il en fit avec les jupons, il en fit avec les chemises, il détailla les pantalons !

Les semaines passaient !… Il reçut des confidences, il fut directeur d’âmes ; on lui demanda de l’argent !

Ainsi, peu à peu, il voyait se former autour de Sainte Thérèse de l’Étoile une légende, sur laquelle, lui, Monsieur Brossard, le cou gonflé sous sa barbe, faisait la roue !

Et le livre se vendait toujours ! Jamais Israël n’avait rêvé pareil triomphe ! Vers la fin de l’année, il fit savoir à Monsieur Brossard que le cinquantième mille venait d’être mis en vente. Sa lettre contenait un chèque.

Monsieur Brossard eut au bout des doigts un frémissement heureux. Il songea à porter la nouvelle aux Lamorille, mais il se rappela la leur avoir annoncée par avance, quelque temps auparavant. Alors, il s’assit à sa table, contempla le chèque, le posa devant lui et plaça dessus le Christ de bronze, lourd comme un presse-papier.

Un sentiment inconnu lui traversa le cœur, et c’était de la reconnaissance :

— Bonne Thérèse, murmura-t-il. Je te ferai canoniser !

En vérité, il ne pensait à elle que pour penser à lui-même ; il se vénérait, il s’épanouissait…

Ce fut l’époque la plus glorieuse de sa vie.

XVII

Les grands vaniteux, ceux que rien ne semble devoir satisfaire, sont souvent les moins exigeants. La qualité de leurs adulateurs leur est indifférente ; toute parole leur paraît un hommage ; toute présence, une soumission. Monsieur Brossard en était arrivé à ce point que trois parapluies de dévotes réunis dans son antichambre le contentaient. Il recevait ces femmes, écoutait leurs doléances, se penchait sur elles. Le monde aurait pu crouler, il n’aurait point tourné la tête.

La mort même de son ami Gerfaut, écrasé par un obus, ne lui causa pas d’émotion. Il en apprit la nouvelle chez Mme de Birette ; il ne laissa pas tomber sa tasse, il ne déchira pas ses habits, il ne répandit pas de cendres sur ses cheveux.

— C’était fatal ! dit-il simplement.

Puis, il but une gorgée de thé, et ajouta :

— C’est une belle mort !

Lorsqu’il se fut retiré, Mme de Birette reprocha au Père Autrand l’insensibilité de son néophyte. Le bon Père avait l’âme bienveillante, il voulut le défendre, mais sa parole le trahissait :

— La lecture des livres saints l’a conduit dans la voie du détachement ; la mort des autres ne le touche plus ; il sait qu’ils naissent à la vie éternelle et qu’il les retrouvera.

— Le plus tard possible ! fit Mme de Birette.

— Il est humain, ma chère amie. Dieu a mis en nous l’amour de la vie.

— Il aime la vie et ne regrette pas ses amis ; c’est un sage ! déclara le Comte des Courtis.

— Comment, c’est un sage ? Mais vous êtes horrible !

— C’est un sage, Madame, et ceux qui pleurent sont des fous. Nos amis ? Il arrive parfois que nous les perdions avant qu’ils ne nous aient déçus, trompés ou trahis, nous nous désolons, nous avons tort ! La ville est pleine d’amis tout neufs qui ne demandent qu’à être nôtres. Descendons dans la rue, regardons-les passer ; ils sont charmants : nous ne les connaissons pas !

Mme de Birette souriait, mais Mlle des Courtis regardait son père sans amitié. Elle éprouvait pour Marcel Deslandes un sentiment auquel elle ne donnait pas de nom et, si l’état du jeune homme le mettait momentanément à l’abri des batailles, elle ne pouvait oublier qu’il était soldat et elle se plaisait à trembler pour lui.

Elle n’était point seule à se tourmenter pour ce tendre blessé dont le visage clair, les cheveux d’or, et la haute taille attiraient et retenaient les regards féminins. Elle souhaitait qu’il la distinguât, qu’il se couvrît de gloire, qu’il se dévouât pour elle. D’autres l’aimaient davantage.

Un jour que Monsieur Brossard n’espérant plus de visites avait pris dans son Enfer un petit livre dont la lecture lui faisait pétiller les yeux, un coup de sonnette retentit. Le bruit du timbre était pour lui comme un premier hommage. Il jeta son livre dans un tiroir, saisit une plume et feignit d’écrire.

La porte s’ouvrit doucement ; un froissement d’étoffes soyeuses lui fit lever la tête.

— Quoi ? Vous, Madame ?

Les deux mains tendues, il s’avança vers Madame Lamorille qui souriait.

— Je ne vous dérange pas, demanda-t-elle.

Il eut un geste vague.

— Vous le voyez : je travaillais !

— Oui, dit-elle, le second volume ! C’est un peu pour cela que je suis venue.

Il crut qu’elle voulait parler de Thérèse, la fit asseoir et prit un air ecclésiastique :

— Je serais heureux, dit-il, qu’Elle puisse vous secourir.

Mme Lamorille regardait autour d’elle avec inquiétude ; les meubles, les livres, les bibelots, tout lui paraissait hostile ; elle ne savait où poser son regard, elle tourna la tête vers une porte entr’ouverte :

— C’est la chambre de Thérèse, dit Monsieur Brossard, si vous voulez visiter…

Elle l’arrêta d’un geste.

— Tout à l’heure ! fit-elle.

Monsieur Brossard avait des habitudes, ce caprice le déconcerta :

— M. Lamorille va bien ? demanda-t-il.

— Merci, pas mal, c’est-à-dire… enfin ce n’est pas pour lui que je suis ici, c’est pour moi.

— Vraiment ? Et que puis-je pour vous plaire ?

— Je voudrais vous demander un conseil.

— Un conseil ?

La conversation s’engageait mal. Cécile était gênée ; sa démarche soudain lui paraissait absurde.

Monsieur Brossard assis devant elle, la dévisageait. Elle rougit, ses paupières battirent et les coins de ses lèvres tremblèrent. Ses jupes courtes découvraient les jambes fines et droites et Monsieur Brossard imaginait la ligne où le bas cesse, où sous la soie légère et la dentelle, la cuisse apparaît chaude, nacrée, traversée de veines bleues, et douce au toucher.

— Parlez, dit-il, d’une voix mal affermie.

Alors sans réfléchir, elle se jeta dans une longue phrase embrouillée.

— Voici, dit-elle, l’autre soir, vous en souvient-il, vous êtes venu à la maison. Vous étiez content, et après votre départ j’ai pensé à vous, à vos paroles, à votre bonté, à l’influence que votre chère femme avait sur vous, sur nous tous et j’ai pensé aussi à ce livre qui vous rapporte malgré vous tant d’argent, dont vous ne savez que faire. Alors, j’ai prié Thérèse, et je me suis dit… j’ai cru… enfin, il m’a semblé…

Sa gorge se serrait, elle n’avait pas pensé que ce serait si difficile ; elle s’arrêta, attendant un encouragement.

Monsieur Brossard, méfiant, gardait le silence, son visage avait repris une expression hostile.

— Alors ? demanda-t-il.

Elle baissa la tête.

— Alors, j’ai eu des ennuis et j’ai pensé à vous. Vous êtes si bon.

Elle avait tiré de son sac un petit mouchoir de dentelle, et soigneusement elle essuya deux larmes et releva ses longs cils noirs.

Monsieur Brossard retenu par la prudence et poussé par la fièvre se leva. Il fit quelques pas, déplaça un fauteuil, puis, cédant à sa faiblesse il vint s’asseoir auprès de la jeune femme, lui prit les mains.

— Vous avez du chagrin, mon enfant ?

Il respirait, malgré lui, le parfum perfide dont elle s’était parée ; il regardait sa peau lisse, presque brune au coin des yeux, rose avec d’étranges transparences sur les joues et dorée dans le creux voluptueux de son cou.

Un désir aigu le traversa ; il oubliait Thérèse, la sainteté, les choses éternelles ; des appétits de brute soulevaient sa chair à l’approche de cette jeune chair ; il regardait Cécile avec concupiscence et, bêtement, il lui tapotait les mains, d’un geste de confesseur.

— N’ayez pas peur, dit-il, je suis votre ami.

— Oh ! oui, je le sais, j’en suis sûre, j’en ai besoin, dit-elle, et elle posa les doigts sur les grosses pattes velues de Monsieur Brossard.

— Allons, mon enfant, dites-moi, que s’est-il passé ?

Elle essaya de sourire.

— Il s’agit de Marcel Deslandes, mon neveu ; vous le connaissez, c’est un héros, mais c’est un enfant : il a fait des bêtises !

Monsieur Brossard se redressa, son regard devint dur, il retira sa main.

— Et c’est lui qui vous envoie ! dit-il avec éclat. Permettez-moi de vous le dire, cette inconscience me confond !

— Mais non, ce n’est pas lui ; il ne sait rien ; je l’ai vu malheureux, je suis accourue, voilà tout.

— Pourquoi ne vous êtes-vous pas adressée à votre mari ?

Elle le regarda d’un œil étonné, presque scandalisé.

— Mon mari ? Mais il ne comprendrait pas, le pauvre homme. Il n’a pas votre bonté, votre grande âme. L’autre soir en vous écoutant je sentais tout ce qu’il y a en vous d’élevé, de généreux, d’intelligent…

Ces paroles excessives ne causaient pas de surprise à Monsieur Brossard ; il était habitué à les entendre et les trouvait naturelles. Il demanda d’un ton brusque.

— Et qu’a-t-il fait, ce héros ?

Elle courba les épaules :

— Il a joué.

— Ah !

— Oh ! ce n’est pas de sa faute. Il a été entraîné. C’est affreux. Songez que ce pauvre petit sera peut-être tué dans un mois. J’ai peur qu’il ne fasse une folie.

— Les folies ne réparent pas les bêtises, déclara Monsieur Brossard.

Et, pratique, il demanda :

— Combien a-t-il perdu ?

— Cinq mille francs.

— Il commence bien !

— Il est si malheureux ! Il vous les rendra plus tard. C’est un enfant. Il me considère un peu comme sa mère ; il n’a que nous au monde.

Elle accumulait des phrases sans suite, comme elle eût jeté des pierres contre un mur. Il allait répondre, elle l’en empêcha.

— Ne dites pas non. Laissez-moi espérer encore. Il ne sait rien de ma démarche et je vous aimerais tant. Quand vous m’avez emmenée à Pau, j’ai cru sentir que votre affection me protégeait, me suis-je trompée ?

Elle lui parlait de tout près, cherchant à le séduire ; il respirait son haleine, il voyait sa bouche émouvante qui l’attirait ; il essaya de lui entourer la taille ; d’un mouvement instinctif, elle se rejeta en arrière ; tout son corps se révoltait.

— Soit, dit-il, je veux vous être agréable ; je vous aiderai ; mais la somme me paraît considérable. Ne croyez-vous pas que deux ou trois mille francs suffiraient ?

Il marchandait ! Elle n’eut pas le temps de lui répondre. La porte s’ouvrit toute grande et Bathilde entra, des fleurs à la main ; elle jeta un regard hostile à Mme Lamorille, puis elle traversa le bureau et disparut dans la chambre de Thérèse.

Monsieur Brossard s’était levé ; il s’approcha de sa table, dérangea quelques papiers, ferma son encrier, rangea ses plumes. Il avait le visage congestionné et semblait en proie à une dispute intérieure, violente. De temps à autre, il glissait du côté de Cécile des regards furtifs. Elle se tenait debout devant le canapé ; ils attendaient ; ils se guettaient !

Bathilde traversa de nouveau le salon ; elle sortit, ferma la porte ; on l’entendit s’éloigner vers la cuisine. Alors, Monsieur Brossard se tourna vers Cécile et ses lèvres tremblèrent, comme s’il allait parler. Il aurait voulu reprendre l’entretien au point où il l’avait laissé quelques instants auparavant, mais il était sans douceur et sans adresse auprès des femmes. Il fit deux pas en avant, perdit la tête, lui saisit le bras, et l’attira contre lui, brutalement. D’un mouvement rapide, elle se dégagea. Il la prit à nouveau, furieusement, et au hasard, heurtant son chapeau il l’effleura de sa barbe. Cécile, la tête rejetée en arrière se débattait, il y eut une courte lutte, leurs souffles chauds se mêlaient. Enfin, d’une flexion brusque, Cécile se délivra. Monsieur Brossard durement repoussé, chancela. Ils demeurèrent face à face, étonnés, silencieux, le visage brûlant.

Une colère bestiale soulevait Monsieur Brossard ; ses maxillaires serrés étaient agités d’un mouvement nerveux qui faisait trembler ses joues, sa cravate s’échappait de son gilet ; il était méconnaissable.

Soudain, faisant un effort, il détourna les yeux, marcha vers sa table, et dit :

— C’est bien, je vais vous donner ce que vous demandez.

Ce mot arracha Cécile à ses pensées, elle regarda Monsieur Brossard avec épouvante et cria :

— Non ! Non ! Gardez-le ! Je ne veux pas ! Je ne veux pas !

D’un geste elle redressa son chapeau ; puis elle se baissa, saisit son sac tombé sur le tapis, et s’enfuit presque courant.

Monsieur Brossard vit le battant de la porte ouverte à la volée qui frappait la bibliothèque ; il entendit le choc sourd d’une autre porte claquée, et il demeurait là, au milieu du salon, stupide et consterné. Puis, ce fut le silence ; il se sentit seul, et ferma les yeux, comme si un malheur irréparable venait de s’abattre sur lui.

Il fut un long moment sans pouvoir ressaisir ses fuyantes pensées. Il alla s’asseoir près du feu, et là, la tête entre les mains, il essaya de maîtriser l’orageuse agitation de son âme. Il n’y parvenait pas. Il était inquiet, fiévreux et triste ; ses tempes battaient et sans cesse l’obsédante image de Cécile se dressait devant lui, et dansait dans sa mémoire. Il se la représentait nue, chaude et palpitante ; des tableaux obscènes le hantaient ; il la désirait et il la détestait. Des souvenirs trop précis de ses lectures se mêlaient dans son esprit ; ses mains s’ouvraient et se fermaient malgré lui ; de temps à autre, il les joignait et faisait craquer ses doigts. Fâché contre lui-même, il accusait Cécile :

— L’imbécile ! murmurait-il. L’imbécile !

Et dans le même temps, il revoyait sa jambe serrée dans le bas de soie noire, son cou parfumé, sa taille souple, et tout son corps en était torturé.

Vers sept heures, ne pouvant s’apaiser, il essaya de prier. Il alla dans la chambre de la morte, se prosterna et balbutia des oraisons ; ses visions le poursuivaient ! Il voyait devant lui le lit se creuser, comme sous le poids d’un corps ; il sentait le long de sa poitrine, une brûlure qui lui montait jusqu’à la gorge. Ses lèvres remuaient, ses mains étaient suppliantes, mais à la clarté tremblante de la veilleuse, se précisaient devant lui les formes voluptueuses et les contours d’un corps de femme étendu, d’un corps de femme au visage changeant. Thérèse ? Cécile ? Toutes les femmes qu’il n’avait point possédées ! Ses regards étaient brouillés, il avait dans la bouche un goût amer insupportable, il respirait difficilement. Il se dressa, et soudain s’abattit en travers du lit, geignant et soupirant…

Ce fut là que Bathilde le trouva, lorsqu’elle vint annoncer le dîner. Il bondit, la regarda d’un air égaré, se passa la main sur le front, cria :

— Je ne dînerai pas !

Puis, il traversa le salon, prit son chapeau et s’échappa !

Bathilde était stupéfaite :

— Pauvre Monsieur ! dit-elle. Il se fera mourir !

Et, à petits coups discrets, elle arrangea le lit bouleversé.

Monsieur Brossard marcha d’abord au hasard. Le grand air lui faisait du bien ; sa fièvre, un instant, se calma, mais les femmes qui passaient, leur nuque, leurs chevilles entrevues, leur démarche, tout réveillait en lui des désirs, qu’il précisait, malgré lui.

Il allait, attiré, entraîné par des forces secrètes auxquelles hypocritement, il cédait.

Vers neuf heures, il se trouva errant sur les Boulevards. Il était un peu honteux d’être là et d’y chercher ce que, sans se l’avouer nettement, il cherchait. Il marchait au bord du trottoir, le long des arbres, dans l’ombre. Les lumières étaient rares ; on y voyait à peine. De temps à autre, une silhouette féminine surgissait de la nuit, prononçait des mots ignobles qui le fouettaient au visage, et puis disparaissait. Il allait, prenant un trouble plaisir à frôler ces passantes, à guetter leurs regards ; à chaque instant, le désir impérieux de se jeter sur l’une d’elles le secouait ; une timidité absurde, irritante l’arrêtait. Il croyait se défendre encore contre lui-même, mais il souhaitait qu’elles fissent le geste qu’il n’osait faire. L’une d’elles, enfin, lui parla, se retourna, le suivit quelques instants. Il pressa le pas, fuyant sa voix et, à peine eut-il cessé de l’entendre, qu’il la regretta. Alors, brusquement retourné, il revint sur ses pas. Il crut la reconnaître arrêtée au bord du trottoir ; il passa tout près d’elle, la regarda ; elle le laissa passer, indifférente.

Il fit quelques pas, tourna deux ou trois fois la tête, hésita, puis, perdant tout contrôle de soi, il pivota, revint droit sur elle, lui saisit le bras et, d’une voix tremblante :

— C’est vous, dit-il, qui m’avez parlé tout à l’heure ?

Elle n’éprouva ni étonnement, ni frayeur ; elle avança le corps en avant jusqu’à presque le toucher ; elle sourit d’un sourire vague, le regarda, peut-être sans le voir, et dit, d’un ton morne, et fatigué :

— Tu viens ?

Il baissa la tête et la suivit, sans un mot. Il goûtait une sensation de déchéance qui lui causait une joie amère ; il songeait à Cécile dont il souillait le souvenir ; il éprouvait à la fois la satisfaction d’avoir vaincu ses scrupules, l’impatience physique et un sentiment de honte qui le faisait se glisser le long des murs. Il était sans volonté et il s’attachait à cette femme dont il n’avait pas même distingué le visage, mais qu’il désirait, et qui, juchée sur de trop hauts talons, rapide, pressée, l’entraînait à travers le dédale des petites rues obscures.

XVIII

Lorsqu’elle sortit de chez Monsieur Brossard, et qu’elle se trouva seule dans la rue, Cécile Lamorille fut prise d’un tremblement nerveux imperceptible, mais qui la secouait toute ; elle avait froid. Elle eût voulu pleurer. Elle allait, désemparée, et peu à peu, ses sentiments se précisaient, se condensaient, se transformaient en une colère méchante. Tous les mots qu’elle regrettait de n’avoir pas dits se pressaient en elle, son pas s’affermissait, elle marchait inconsciente de son attitude et de ses gestes et son indignation était si forte que, par moments, sans se soucier des gens qui se retournaient pour la voir, elle éclatait en imprécations. Elle repassait dans son esprit tous les détails de la visite ; elle s’en voulait d’avoir été maladroite, de n’avoir pas su dire d’abord les mots nécessaires, puis de n’avoir pas exprimé son dégoût. Elle ne se lamentait pas d’avoir échoué, il semblait même qu’elle eût oublié l’objet de sa démarche. Elle se le rappela avec une vivacité singulière au moment où elle arriva devant sa porte et elle s’arrêta comme si une main étrangère l’eût retenue.

Qu’allait-elle faire ? Là-haut, Marcel l’attendait ; elle avait promis de lui rapporter cet argent ! Qu’elle se présentât devant lui les mains vides, que penserait-il ? Elle imagina son visage si dur lorsqu’il était mécontent ; elle sentit s’évanouir son courage ; elle l’aimait !

Alors, d’un pas plus lent, plus las, elle reprit sa marche, essaya de réfléchir. Elle n’avait point prévu le refus de Monsieur Brossard et n’avait préparé aucun plan. Elle cherchait à se ressouvenir de ses amis et il lui semblait qu’elle n’eût plus d’amis. C’est une épreuve pénible et décevante que d’avoir besoin de ceux qui prétendent vous aimer ; toute la confiance que l’on a mis en eux s’écroule avant même que l’on n’ait rien tenté ; on sait que quoi qu’ils disent, on n’a pas le droit de pénétrer dans leur vie, de troubler leur égoïsme, de leur rappeler les promesses que, peut-être dans une heure d’attendrissement irréfléchi, ils firent. Les amitiés les plus anciennes ne se maintiennent que comme ces vieux murs fleuris qui embellissent les parcs et donnent une illusoire sensation de sécurité ; que l’on s’appuie contre eux, tout à coup ils s’effondrent.

— Il ne faut jamais compter que sur soi, se disait Cécile.

Et elle songeait à ce qu’elle pourrait vendre.

Puis soudain, l’image de Mme de Birette se présenta à son esprit. Elle n’y avait pas pensé, car elle la savait sans fortune, mais maintenant, dans son désarroi, elle se prenait à espérer. Elle revoyait son gai visage, son rire clair, son regard paisible ; elle enviait son bonheur !

Comment ne s’en était-elle point souvenue plus tôt ? Elle était près de se reprocher son ingratitude ; ses angoisses s’apaisaient ; elle marchait plus vite, elle avait un but et un espoir.

Mme de Birette était seule avec le Père Autrand ; des bûches croulantes mouraient dans la cendre chaude, les lumières étaient voilées, la vieille dame et le dominicain causaient doucement ou se taisaient ensemble, et Cécile, en entrant dans le salon eut une impression de douceur paisible qui lui fit mal.

Mme de Birette se leva, avec une exclamation joyeuse, pour embrasser sa jeune amie ; Cécile essayait de sourire ; le Père Autrand lui tapota amicalement la joue.

Elle entendait des paroles aimables, elle sentait que l’on était content de la voir, et, tout à coup, elle se mit à rire d’un rire saccadé qui étonna Mme de Birette ; la vieille dame savait ce que sont les secrets des femmes, et que le rire, chez elles, n’est pas toujours une marque de gaieté ; elle prit les mains de Cécile et la fit asseoir à ses côtés, sur un coussin, puis elle l’obligea à lever la tête et la regarda gravement. Le Père Autrand croyait que Cécile riait encore ; elle pleurait.

Elle pleura longtemps, le front contre les genoux de sa vieille amie et, par dessus son chapeau chaviré, Mme de Birette échangeait avec le Père Autrand des regards navrés. Elle ne disait rien : elle laissait s’épuiser ce chagrin. Ce sont de mauvais consolateurs ceux qui trop brusquement interrompent une peine féminine. Le spectacle des larmes leur est insupportable et, cruels, ils les font cesser, au lieu d’envelopper simplement la douleur de tendresse, au lieu de la soutenir par des caresses discrètes qui l’adoucissent, mais ne la contrarient pas.

Les sanglots de Cécile s’apaisèrent ; elle demeura blottie contre sa protectrice, comme si elle eût voulu dormir. Alors, Mme de Birette l’obligea à lever la tête et sourit :

— Qu’y a-t-il, mon petit ?

Cécile ne répondit pas. Elle ouvrit son sac, en tira une glace minuscule, se tamponna les yeux, se poudra le visage, arrangea son chapeau, fit bouffer ses bouclettes blondes, lissa ses sourcils, releva ses cils et dit d’une voix tranquille :

— Ce n’est rien, ma tante ; je suis un peu énervée, j’ai fait des courses qui m’ont fatiguée.

Mme de Birette secoua la tête d’un air incrédule, et ses longues boucles d’oreilles oscillèrent :

— Petite ! Petite ! Ne mentez pas, dit-elle. Vous êtes venue vers votre vieille amie, le cœur si gros que vous n’avez pu le contenir. Vos larmes ont devancé vos confidences, le plus dur est fait ; vous n’avez plus qu’à parler.

Cécile avait jeté un regard du côté du Dominicain ; Mme de Birette vit ce regard :

— Vous pouvez parler devant le Père, dit-elle, je n’ai point de secrets pour lui et ses conseils sont raisonnables.

— Oh ! des conseils ! fit Cécile.

— Il est vrai, dit le Père Autrand, encore que ma carrière soit longue, on ne m’en a jamais demandé qu’après avoir agi, alors qu’ils étaient inutiles.

Mme de Birette avait repris les mains de Cécile, elle les serrait entre les siennes.

— Vous avez fait quelque chose de mal ?

Cécile fit un geste de dénégation épouvantée.

— Pourtant, vous avez du chagrin.

— Non, ma tante.

— Des ennuis ?

Le Père Autrand se mit à rire :

— Je ne suppose pas que ce soient des ennuis d’argent.

Cécile tourna vers lui son pauvre visage consterné. Il cessa de rire. Il y eut un silence.

— Que vous est-il arrivé, petite ? demanda enfin Mme de Birette.

— A moi ? Rien, ma tante.

— Alors ?

Cécile baissa la tête, posa un baiser sur les mains de la vieille dame, et ramassant tout son courage :

— Ce n’est pas moi, c’est ce pauvre Marcel ; il a joué, il a perdu cinq mille francs ; il est désespéré. Vous seule pouvez le sauver ma tante, vous êtes si bonne !

Elle s’arrêta.

Le Père Autrand huma une prise, fit une moue admirative, et murmura :

— Cinq mille francs ! Peste !

Puis, il plongea la main dans la poche de son habit. Cécile le suivait des yeux ; elle eut un moment d’espoir irraisonné ; elle crut qu’il allait tirer des billets de banque des profondeurs de cette poche mystérieuse et les lui offrir. Il en tira un grand mouchoir de couleur, à carreaux, et se moucha. La jeune femme, malgré sa peine, ne put s’empêcher de sourire de ce qu’elle avait imaginé.

Madame de Birette songeait :

— Cinq mille francs ! dit-elle, c’est une somme ! Qu’en pensez-vous, mon Père ?

Le Père Autrand fit de nouveau sa moue comique :

— Cinq mille francs, ma bonne amie, dit-il, de mon temps, cela s’appelait une culotte !

Cécile sourit encore. Elle se sentait soulagée ; ils n’avaient point dit non ; ils plaisantaient ! Ils n’auraient pas la cruauté après l’avoir fait sourire de la rejeter dans son désespoir.

— Alors ? demanda-t-elle.

— Eh ! mon enfant, dit Mme de Birette, cela est d’importance, il y faut réfléchir.

— Mais cela presse, ma tante.

— On est toujours plus pressé de recevoir que de donner, dit le Père Autrand, et quand on donne il le faut faire avec circonspection, de crainte de se dépouiller en vain de ce qui appartient aux pauvres.

— Mais, s’écria naïvement Cécile, puisque vous n’avez pas refusé, puisque vous ne m’avez même pas conseillé d’aller d’abord frapper à d’autres portes, pourquoi me faire attendre davantage ?

— C’est que nous n’avons pas encore dit oui, répondit Mme de Birette, et que nous n’y sommes pas tout à fait décidés.

— Oh ! Ma tante !

— Vous ne connaissez pas les joueurs, mon enfant, on croit les sauver en les aidant, on les perd et l’on se perd soi-même inutilement.

— Mais Marcel n’est pas un joueur, il a été entraîné, il ne recommencera plus ; il me l’a promis !

— Ah ! les promesses ! dit le Père, vous ne savez pas, mon enfant, combien cela est fragile.

— Et puis, fit Mme de Birette, s’il a été entraîné, c’est qu’il est faible, il le sera encore, à moins…

— A moins ?

— A moins que nous ne l’en empêchions.

Et se tournant vers le Dominicain :

— Devinez-vous ma pensée, mon ami, ainsi que vous avez accoutumé de le faire ?

— Je crois la deviner, ma bonne amie.

— L’approuvez-vous dans ce cas ?

— Comment ne l’approuverais-je pas, puisque moi-même je l’avais eue.

Les regards de Cécile allaient de l’un à l’autre, elle se sentait inquiète.

— Exprimez-la donc, dit Mme de Birette, vous y mettrez plus d’éloquence que je ne saurais le faire. Je me souviens encore du sermon que vous fîtes, il y a quelque vingt ans, sur la passion du jeu, c’était une pure merveille. C’est dommage que vous ne l’ayez pas publié.

— Je l’ai longtemps regretté, ma bonne amie, car je n’ai dépouillé que depuis peu cette vanité que je condamne si souvent chez les autres, mais si je ne le fis point, c’est que vous eûtes la cruauté de me faire observer que mon sermon toucherait seulement les filles et les femmes ruinées par ceux qui avaient reçu de Dieu mission de les défendre, mais qu’il n’y avait pas apparence qu’il atteignît un seul joueur puisque aussi bien ceux-ci fréquentent plutôt au tripot qu’à l’église. Je ne le recommencerai pas devant cet enfant, encore que j’en sache par cœur les principaux passages.

— Vous avez raison ; elle vous écouterait mal. Dites-lui seulement que puisque Marcel a tendance à se laisser conduire par de mauvais camarades, il faut le soustraire à leur influence et que nous en avons le moyen.

— Quel moyen ? fit Cécile.

— Le mariage, mon enfant.

— Mais Marcel ne veut pas se marier et, d’ailleurs, il n’en est pas question.

— Il n’est question que de cela, reprit le Père Autrand, car je me trompe lourdement ou son mariage est la condition que votre tante met à son prêt.

— Mais il attend cet argent, il est pressé et l’on ne se marie pas ainsi en deux heures.

Elle s’énervait ; de nouveau des larmes lui vinrent aux yeux.

— Allons, calmez-vous, mon enfant, ne vous tourmentez pas pour ce garçon dont nous ne voulons que le bonheur ; sa femme sera charmante et…

— Quelle femme ?

— Mais… Mlle des Courtis, ne l’aviez-vous pas deviné ?

Cécile sentit un grand froid lui descendre sur le cœur. Elle comprit qu’elle venait de s’engager sur une route au bout de laquelle il n’y aurait pour elle que tristesse, et qu’elle ne pouvait reculer.

— La Courtis, murmura-t-elle, j’aurais dû m’en douter.

Puis, sa colère la reprit :

— Il vous en a parlé ? demanda-t-elle.

Le Père Autrand fut superbe :

— Lui ? Il n’y a sans doute jamais songé !

— Mais c’est une petite sotte, prétentieuse, à peine jolie.

Mme de Birette ne put s’empêcher de sourire :

— Comme vous exagérez, Caprice ! Cette jeune personne me paraît au contraire gracieuse et pleine d’esprit ; au reste, ce n’est pas vous qui la prendrez pour femme, c’est Marcel.

— Mais il ne l’aime pas.

Le Père Autrand qui de nouveau préparait une prise, interrompit son geste.

— Aimiez-vous Lamorille quand vous l’avez épousé. Cela ne vous a pas empêchée d’être heureuse.

Cécile ne répondit pas ; elle revit en une seconde, l’interminable et morne médiocrité de son existence.

— Et puis, reprit le Dominicain, en soufflant sur sa manche, ce mariage arrangera bien des choses. Il rendra possible le prêt que votre tante a le désir de vous consentir et qu’en toute autre circonstance, je lui aurais déconseillé, il délivrera ainsi notre jeune guerrier d’un cuisant souci et il rendra à votre âme, trop prompte à s’affecter, la paix dont nous avons besoin pour nous tourner vers Dieu. Ce n’est pas tout, car les conséquences d’une bonne action sont innombrables et notre esprit borné ne peut prétendre à les discerner toutes ; j’en vois une cependant, et c’est que si par malheur, votre protégé venait à être tué…

— Mais il ne sera pas tué ! s’écria Cécile.

Son cri fut pathétique. Mme de Birette se pencha sur la jeune femme pour l’embrasser et le Père Autrand lui ayant arraché l’aveu qu’il cherchait, renonça à feindre davantage. Il se leva et vint poser sa grosse main paternelle sur l’épaule de Cécile :

— Mais non, dit-il, mais non, il ne sera pas tué. Nous ne le perdrons pas ! Je lui parlerai, d’ailleurs, et il saura ce qu’il vous doit. Je n’ignore pas que la reconnaissance est un lourd fardeau et que souvent il écrase des sentiments plus tendres lorsque ceux-ci n’ont point la vigueur que le Seigneur accorde à tout ce qui émane de lui.

Cécile ne pleurait pas ; elle se sentait vaincue ; tous les ressorts de sa volonté étaient brisés.

— Qu’il vienne nous parler demain, n’est-ce pas, mon enfant.

Cécile répondit :

— Oui, mon Père, comme au confessionnal.

Mme de Birette se leva :

— Allons, dit-elle, je vais chercher ma petite réserve.

Tandis qu’elle était dehors, le Père Autrand prit les mains de Cécile entre les siennes et lui dit d’un ton paternel :

— Eh bien, mon enfant, vous êtes contente ?

Elle baissa la tête ; deux grosses larmes coulèrent de ses yeux ; elle ne chercha pas à les cacher, ne les essuya pas.

Mme de Birette revint, une enveloppe à la main, et s’écria, joyeuse :

— Voilà mon trésor, petite, je n’imaginais pas, en le formant, que j’aurai tant de joie à m’en séparer.

Cécile Lamorille prit l’enveloppe, murmura :

— Merci, Madame.

Et elle sentit qu’on venait de lui acheter son bonheur.

Elle embrassa Mme de Birette, elle salua le Père Autrand, elle partit.

Elle s’était représentée la joie qu’elle aurait à remettre à Marcel les billets qu’elle serrait maintenant à travers la soie de son sac et les sentiments qui l’agitaient n’avaient point de douceur. Elle savait bien que son neveu souscrirait aux conditions imposées, elle n’avait point d’illusions, et elle n’éprouvait aucune satisfaction à se sacrifier. Il lui semblait que sa vie allait finir et que ce geste qu’on exigeait d’elle était le geste d’une femme qui renonce à être jeune.

Marcel l’attendait avec une impatience empoisonnée ; il courut à elle et, sans remarquer le trouble de son visage :

— Et bien ? demanda-t-il.

Elle lui tendit l’enveloppe. Il l’ouvrit fébrilement.

Il n’avait jamais été si beau ; ses grands yeux bleus étaient cernés, ses cheveux d’or, rejetés en arrière, découvraient son front lisse, l’uniforme accusait la finesse de sa taille élégante. Cécile le regardait.

— Vous êtes un ange ! s’écria-t-il.

Et, joyeusement, il l’embrassa. Elle demeura froide entre ses bras. Elle sentait que cette étreinte n’était pas une marque d’amour, mais seulement l’explosion d’un jeune cœur délivré d’une angoisse.

Marcel n’y prit pas garde, il recomptait ses billets :

— C’est Sainte Thérèse qui paie ? demanda-t-il avec un petit rire moqueur qui blessa la jeune femme.

— Non, fit-elle, c’est Mme de Birette.

— La vieille Birette ? Elle est donc riche ?

— Ce n’est qu’une avance qu’elle te fait sur la dot.

Cette fois, il éclata de rire.

— Sur quelle dot ?

— Elle a décidé que tu épouserais Mlle des Courtis ; c’est à cette seule condition qu’elle t’aide. Il faudra que tu ailles lui parler. Elle le veut.

Marcel rangea l’argent dans son portefeuille.

— Cette vieille folle m’a toujours parue sympathique, dit-il.

Et, inconscient du mal qu’il faisait à Cécile, il ajouta :

— Il faut que j’aille, tout de suite, payer mes dettes… A vrai dire, il me restera de quoi vivre quelques jours, la Birette a été généreuse. Si j’ai le temps, je passerai la remercier, après dîner.

Son plaisir l’aveuglait. Il parla encore, à tort et à travers, et il ne dit pas une seule des paroles que Cécile attendait.

Enfin, il partit.

Elle enleva son chapeau d’un geste fatigué, puis elle se laissa tomber sur le divan ; elle était brisée. Elle demeura immobile, sans pensées, le cœur inerte.

Et Lamorille entra. Son maigre visage était enlaidi par la joie. Cécile le regarda et, tout à coup, le voile qu’elle avait posé sur sa douleur se déchira ; elle sentit que c’était là tout ce qui restait de son existence ; elle eût voulu mourir.

— C’est moi ! dit Lamorille. Je viens du bureau ; j’ai vu ces Messieurs, ils m’ont enfin promis que, si Brossard entrait dans les ordres, ils me donneraient sa place. J’espère qu’il ne nous fera pas trop attendre. D’ailleurs, il a pris des engagements. Le Père Autrand est très affirmatif. Tu ne l’as pas vu, ces derniers temps ?

Cécile gardait un silence hostile ; alors, seulement, il remarqua qu’elle le contemplait fixement et qu’il y avait de l’épouvante dans son regard. Mais il ne voulait pas, ce soir, laisser faner son bonheur ; il dit :

— Qu’est-ce que tu as ? Ce sont encore tes migraines ! Tu devrais prendre un cachet et te reposer un peu avant dîner.

Et il passa dans sa chambre, pour endosser son vieux veston de molleton jaune et chausser ses pantoufles.

Elle l’entendait aller et venir, elle devinait ses gestes, elle le suivait dans l’accomplissement de tous ses rites familiers qui, chaque jour, l’irritaient ; et, les coudes aux genoux, le front appuyé contre ses mains serrées, dans une attitude violente, elle murmura :

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! Que vous ai-je fait ?

XIX

Ayant une fois cédé à l’appel de ses sens, Monsieur Brossard ne connut plus de mesure. Là où il cherchait l’apaisement, il trouva la fièvre ; il fut l’esclave de ses emportements. Habile à dissimuler, il n’en laissait rien paraître et ses occupations restaient les mêmes. Il parlait de Thérèse, recevait le Père Autrand, ses dévotes et ses amis, prodiguait des conseils, distribuait des reliques ; puis à la nuit tombante, fatigué de Dieu, excédé de vertu, saturé d’ennui, entraîné par ses plus méprisables instincts, il descendait dans la rue. Parfois, une crainte étrange le saisissait qui, longtemps, le faisait hésiter. Ce n’est point qu’il eût à résister aux assauts d’une vertu tardivement éveillée, mais il conservait, malgré son âge, une timidité d’écolier et jamais l’endroit ne lui semblait assez désert, la place assez obscure. D’autres fois, des désirs révoltants le traversaient et il fallait toute la force de son amour-propre pour qu’il ne ramenât pas, dans le lit de la Morte, une fille de rencontre.

Il eut des habitudes ; il connut les repaires où la police ne vient pas, les lupanars et les bouges ; il semblait qu’une folie singulière l’eût frappé et son imagination, hantée par les souvenirs de ses lectures licencieuses, le poussait à rechercher des spectacles irritants.

Sa santé n’y résista pas. Il maigrit, ses épaules se voûtèrent, ses yeux perdirent de leur éclat, sa figure devint terreuse ; ses amis le plaignirent.

— Ce sont les jeûnes et ses macérations, disaient-ils.

Et le bruit courut qu’il se donnait la discipline.

Cependant, sa déchéance physique inquiétait le Père Autrand ; il s’en ouvrit à Bathilde.

— Monsieur est un saint, répondit-elle ; si je n’étais pas là, il se laisserait mourir, il ne fait plus attention à ce qu’il mange, ni à ce qu’il boit.

Il y faisait si peu attention qu’il en tomba malade. Il eut des éblouissements, des vertiges, une syncope. Elle appela le médecin.

Monsieur Brossard redoutait le regard aigu et pénétrant du docteur Reymond ; devant lui, il se sentait gêné. Le docteur l’ausculta, mais il comprit qu’il serait vain de l’interroger. Monsieur Brossard tenait visiblement à passer pour un saint.

Alors son ami lui posa les mains sur les épaules et le regarda dans les yeux :

— Écoute-moi bien, dit-il, la façon dont tu recherches la sainteté n’est plus de ton âge. Tes artères durcissent, tu as des tics, la pensée absente, la nuque lourde, ce sont de mauvais signes. Il te faut du repos. Le cloître, où l’on dit qu’une irrésistible vocation t’entraîne, sera peut-être pour toi le salut, mais si tu continues à te détacher des choses de la terre par le dégoût et la satiété, tu n’y résisteras pas deux ans. Deux ans ! C’est vite passé !

Monsieur Brossard écouta, sans mot dire, ce discours un peu long et qu’il jugeait fastidieux. Mais, plus tard, il y réfléchit et il eut peur. Il tenait à la vie. Il y tenait par vanité, parce qu’il lui plaisait d’être là et qu’on le remarquât et aussi parce qu’il lui eût paru particulièrement triste de mourir.

Il essaya de sortir moins, de se contenir, mais il résistait mal. Alors, il implora Thérèse, la supplia d’éloigner la tentation, non pour l’amour de Dieu qui, à ce moment, lui était fort indifférent, mais pour l’amour de lui, Monsieur Brossard, qui craignait de mourir.

Sa Sainte Morte eut pitié de sa grande misère, elle intercéda auprès de la Providence et celle-ci, généreuse mais ignorante des choses humaines, choisit pour le retenir au logis un moyen efficace et dangereux.

Le second volume des souvenirs de Thérèse se trouvait prêt, mais ses papiers étaient à tel point corrigés, annotés, commentés, qu’il en résultait une grande confusion. Monsieur Brossard entreprit de les recopier ; ce travail l’ennuya, et il allait y renoncer, lorsque le Père Autrand lui envoya, pour l’aider, une secrétaire dactylographe, que lui avaient recommandée « ces dames Augustines ».

Mlle Mignot était une femme de quarante ans, grasse, blonde, encore fraîche et point jolie. Elle parlait peu et paraissait timide.

Monsieur Brossard l’installa dans le petit salon, lui exposa quel serait l’objet de son travail, et la laissa. De temps à autre, il venait la surveiller ; il la trouvait le plus souvent penchée sur un bout de papier, le front plissé par l’effort, cherchant à déchiffrer un mot et n’y parvenant pas. Elle avançait lentement parmi les ratures et les rejets, et Monsieur Brossard s’impatientait. Il la traitait sans douceur, elle n’était devant lui que poussière.

Cependant, un jour qu’il était entré sans bruit dans la pièce où Mlle Mignot travaillait, il s’arrêta derrière elle et, contrairement à son habitude, il garda le silence. Elle portait une blouse de linon qui découvrait son cou, et Monsieur Brossard regardait sa nuque blonde un peu grasse sur laquelle un duvet vermeil mettait une ombre douce. Il éprouvait une langueur étrange ; son cœur battait, ses yeux se voilèrent et soudain avant même de l’avoir voulu, il se pencha et appuya ses lèvres sur la chair nue de la pauvre fille. Elle ne fit pas un mouvement, elle semblait ne s’apercevoir de rien. Monsieur Brossard sentit sur son visage la caresse furtive des cheveux, il ferma les yeux, ses mains se crispèrent sur le dossier de la chaise, puis, il se redressa, recula et sortit en claquant la porte. Il était mécontent de lui-même ; il en voulait à cette malheureuse de sa propre faiblesse ; lorsqu’il la revit, il lui parla durement et lui fit d’injustes observations.

Ce souvenir, malgré lui, le poursuivit, l’obséda ; assis à son bureau, la tête entre les mains, il ne pouvait s’empêcher d’y penser, il sentait monter alors à son visage un flux de chaleur qui l’étourdissait.

A chaque instant, sous d’absurdes prétextes, il allait retrouver la secrétaire, il lui posait des questions incohérentes, tournait autour d’elle, s’en allait.

Cela dura deux semaines, et puis, un jour, il succomba. Il était trois heures de l’après-midi, un rayon de soleil éclairait la chevelure de Mlle Mignot, ses seins gonflaient son corsage, ses bras étaient nus. Monsieur Brossard, penché sur elle, lui donnait des indications confuses, il sentait contre son bras une chaleur vivante, et par moments il la frôlait. Brusquement, comme il allait partir, il passa derrière elle, lui posa les mains sur les épaules, se baissa, et, perdant l’esprit, se mit à l’embrasser, à la mordre, à l’embrasser encore ; ses mains gourmandes couraient le long des bras, des hanches et des seins, et soudain, la prenant sous les aisselles, il la mit debout, la saisit à bras le corps et lui mordit la bouche. Elle ne se défendait pas, elle ne paraissait pas même étonnée. Alors, brutalement, Monsieur Brossard la poussa, la fit tomber sur le divan et se jeta sur elle, les doigts crispés, le visage tendu, le souffle court.

Dès lors, il perdit toute contenance. Lorsque surgissaient en lui de brusques désirs, il posait sa plume, allait interroger Mlle Mignot, et si sa vilaine figure ne le calmait pas, il l’empoignait, et, sans un mot, la brutalisait. Puis il rentrait dans son cabinet et se passait de l’eau sur la figure, car cette fille, au fond, lui inspirait du dégoût ; il n’aimait pas son odeur.

Ayant, par cet acte violent, momentanément reconquis la paix intérieure, il revenait à son bureau, et reprenait la lecture de la phrase interrompue, de la phrase où il était question de Dieu, du devoir ou de la chasteté !

Il sortait moins, mais ne se portait guère mieux. Le Père Autrand, qu’un certain trouble gagnait, l’engageait à ne plus reculer l’époque bienheureuse où il prononcerait ses vœux.

A vrai dire, Monsieur Brossard commençait à éprouver le désir de quitter le monde. L’intérêt que les miracles de Thérèse soulevait n’était plus aussi vif, sa vanité en souffrait, et, déjà, il rêvait d’une gloire plus sonore.

Un soir qu’il s’ennuyait, vêtu d’un froc brun par lequel il avait remplacé sa vieille robe de chambre ouatée, il se plut à lire ou plutôt à clamer un sermon de Bossuet.

Ce fut bientôt le plus grand plaisir de sa solitude. Il s’enfermait dans la chambre de la morte et, debout devant l’armoire à glace, se faisant un rempart du prie-Dieu, il récitait ou il improvisait. Ses gestes larges, son doigt tendu, ses regards fulgurants, sa barbe enfoncée dans les plis de sa robe le transportaient. Il rêvait de succès oratoires, il imaginait par avance l’émotion des fidèles, l’admiration des profanes, son portrait dans les journaux, ses sermons discutés, car il serait sévère, hardi, novateur, fort de son génie et de la protection de Sainte Thérèse de l’Étoile, son épouse.

A ces moments, il avait hâte de prendre l’habit, d’être libre enfin de parler en public, d’affirmer, de conclure, de tonner !

XX

Le mariage de Marcel Deslandes et de Mlle des Courtis eut lieu au printemps ; le Père Autrand leur donna la bénédiction nuptiale et, dans sa courte allocution dont le tour semblait emprunté à l’auteur des paraboles, il parla de Thérèse et de Monsieur Brossard. D’une voix douce, mais ferme, il proposa en exemple à la jeune épousée le souvenir de cette Sainte Femme qui, dans sa vie mondaine, avait su faire la part du Seigneur, et, par delà la mort, protégeait son bien-aimé mari, le détournant des biens périssables et trompeurs afin de le conduire plus sûrement dans le chemin de lumière !

Monsieur Brossard, le visage recueilli, écoutait ces paroles. Il sentait peser sur lui les regards des assistants et il déplorait les retards successifs qui le retenaient mêlé à la foule alors que, vêtu de blanc, il eût pu se donner en spectacle sur les marches de l’Autel.

Pendant le défilé, il souffrit d’être obligé de jouer des coudes, il eût voulu que l’on s’écartât pour le laisser passer ; il mesurait la distance qui sépare l’homme du prêtre. A Lamorille, qui le pressait de questions, il répondit qu’il allait se rendre à Rome et qu’aussitôt la béatification de sa femme obtenue, il entrerait dans les ordres.

Il sentait que la curiosité du monde se détournait de lui et il quitta l’église, tourmenté de scrupules, isolé et maussade.

Des aspirations contraires se partageaient son cœur. Il aimait sa maison, ses livres, sa liberté, il aimait sa vie où la paresse et le désordre alternaient et, sans doute, eût-il une fois encore oublié ses engagements si des événements imprévus ne l’eussent contraint.

Pour le conduire à Lourdes, il avait fallu la menace sur Paris, la peur de toute une ville et des milliers de morts ! Pour le décider à partir pour Rome, le ciel, qui ne varie pas ses moyens, feignit une seconde fois de mettre la France en péril. L’armée anglaise fut bousculée, Noyon tomba, et les mauvais augures annoncèrent d’irréparables désastres.

Monsieur Brossard, que l’expérience rendait prudent, n’attendit pas cette fois que les départs fussent impossibles ; il demanda au Père Autrand quelques lettres d’introduction et, discrètement, il s’en alla.

Il s’arrêta quelques heures à Marseille ; à Nice, il séjourna. Il avait fait autrefois ce voyage avec sa chère Morte, mais cette pensée ne troublait point son plaisir : la richesse des fleurs sans nombre, les parfums dissolvants, la mer enchantée, lui causaient des émotions profanes, mais savoureuses ; il goûtait délicieusement la chaleur du soleil, il flânait, regardait les femmes et sentait renaître dans son cœur des désirs d’aventure.

Cela fut cause qu’en arrivant à Rome, il n’alla point se loger tout d’abord dans l’hôtellerie que le Père Autrand lui avait indiquée. Il choisit une magnifique auberge, peu éloignée de la gare, et dans laquelle il espérait trouver à la fois le luxe et la liberté, dont il croyait avoir besoin. Il ne tarda pas à se repentir de cet acte d’indépendance : la nourriture, servie dans une somptueuse salle à manger, lui fit regretter le génie domestique de Bathilde et il se faisait, la nuit, un tel bruit dans les rues avoisinantes qu’il ne pouvait dormir.

Il s’en fut donc visiter, proche la place d’Espagne, la maison recommandée par le dominicain. Elle était tenue par une matrone d’origine provençale, mais qui vivait depuis longtemps en Italie ; on l’appelait Mme Léandro, du nom du propriétaire auquel elle avait succédé quelques quinze ans auparavant. C’était une forte femme, d’une soixantaine d’années, propre, avenante et cordiale. Elle faisait elle-même la cuisine, servait à table et connaissait tous ces Messieurs du Vatican. A la façon dont elle en parlait, Monsieur Brossard comprit qu’elle saurait le seconder aussi bien dans ses démarches que dans ses caprices : elle semblait avertie !

La chambre qu’elle lui donna était grande, claire, ensoleillée ; ses deux fenêtres ouvraient sur un jardin dans lequel on voyait quatre bouquets de lauriers roses, des gardénias en fleurs et, au centre, une statue de Pomone en pierre grise, dont les doigts étaient brisés. Mme Léandro avait suivi Monsieur Brossard et, tout en l’aidant à ouvrir ses valises, elle lui parlait du Père Autrand, de la guerre, de la misère publique, et elle essayait de découvrir par ce moyen les projets de son hôte.

Monsieur Brossard était de ces êtres singuliers qui, bien qu’ils ne parlent jamais que d’eux-mêmes, supportent mal qu’on se mêle de leurs affaires, et elle n’aurait rien appris si, pour satisfaire aux exigences de la police, elle ne s’était enquis de son état civil.

— Je suis veuf ! dit-il avec importance.

Et, comme elle ne manifestait point d’émotion, il ajouta que sa femme était une sainte, que beaucoup de personnes en France la vénéraient déjà sous le nom de Sainte Thérèse de l’Étoile, et qu’il venait à Rome afin d’obtenir qu’on la canonisât.

Mme Léandro ne parut point surprise. Elle repartit simplement que les bureaux du Vatican étaient lents, que l’on risquait de faire fausse route quand on n’était point familier de l’endroit et qu’elle connaissait un petit abbé fort habile et bien en cour qui se ferait un plaisir de l’aider. Elle ajouta que ce jeune prêtre, qui était un peu son neveu, avait une sœur plus jolie que la Sainte Vierge, et un frère qui exerçait le métier de guide et que l’on appréciait ordinairement pour son adresse et son extrême discrétion.

— Si Monsieur désire le voir, dit-elle, je lui ferais signe ; il n’est rien à Rome qui ne mérite d’être connu.

Monsieur Brossard déclara d’un air gourmé :

— Dès que j’aurais obtenu la béatification de ma Sainte femme, j’entrerai dans les ordres.

— Cela n’empêche pas, fit la matrone.

Elle sourit, montra la place où se trouvait la sonnette et se retira.

Monsieur Brossard était fâché de n’avoir pas répondu à l’impertinence de cette femme et plus fâché encore de sentir qu’au fond elle n’avait peut-être point tort et qu’il est sot de faire étalage de sa vertu devant des subalternes qui, par leurs fonctions mêmes, seront appelés à être témoins de son effondrement.

Il haussa les épaules et n’y pensa plus. Il se sentait fort à son aise dans cette chambre inconnue et il comparait ses sensations heureuses à l’ennui qu’il avait éprouvé dans l’auberge de Lourdes aux premières heures de son séjour.

Tout en songeant, il s’occupait. Il posa sur sa table les lettres que le Père Autrand lui avait confiées ; il y en avait une pour Monseigneur Blanduccio, membre du Conseil de la Rote, une pour le Cardinal Ferreti et plusieurs de moindre importance. Il les classa, remettant à plus tard le plaisir de rencontrer ces prélats.

Dès le lendemain, l’esprit léger, sans soucis et sans hâte, il entreprit de visiter la cité romaine ; il s’était habitué pendant toute son existence à ce qu’on le considérât comme un amateur de belles choses. Le goût qu’il avait pour les riches reliures, et qui était chez lui l’expression amortie d’une sensualité sans objet, lui avait valu, dans son milieu, une réputation d’artiste à laquelle il avait fini par croire. Ses neveux les plus éloignés, ses amis même n’achetaient pas une estampe sans le consulter, et il se prononçait comme un oracle. Campé devant une méchante gravure, il parlait de Debucourt, faisait un cours d’esthétique et concluait, car il aimait à conclure.

Il crut donc qu’il prendrait, à contempler les monuments de Rome, un plaisir violent qu’augmenterait encore l’étendue de son savoir et la puissance de son imagination. Il fut déçu. Il erra dans le Forum de l’Arc de Tite au Palatin, et il n’éprouva rien d’extraordinaire. Il avait passé l’âge des exaltations vagues et ne possédait point le don d’évocation. Les colonnes du temple de Castor et Pollux n’étaient à ses yeux que des colonnes brisées, il s’assit sur une stèle, regarda autour de lui et s’aperçut qu’il ne savait pas rêver.

Au Colisée, il compta ses pas et mesura l’arène : puis, soufflant et geignant, il gravit péniblement les gradins ébréchés. Parvenu au point d’où l’on découvre la campagne romaine et le bouquet de pins qui, sur une colline à gauche, fait un adorable tableau, il s’épongea le front, soupira et entreprit prudemment de descendre.

Qu’il n’eût pas été seul, il se fût extasié ; il eût exprimé avec abondance les sentiments qu’il est convenu que l’on éprouve devant de pareils spectacles et il aurait cru les éprouver. N’ayant personne qui l’admirât, il cessait d’exister. Les gestes et les mots qui, d’ordinaire, trahissent les mouvements les plus secrets de la vie intérieure, n’étaient chez lui que de vains simulacres derrière lesquels se cachait le néant de son âme.

Il eût été le plus malheureux des hommes s’il s’en fût rendu compte, mais il prit son insensibilité pour une marque de supériorité, il crut que la méditation l’avait porté à une hauteur où les formes extérieures des choses cessaient de le toucher ; il en conçut de l’orgueil.

Ce fut dans cet état d’esprit dépourvu d’humilité qu’il se présenta un matin chez le Cardinal Ferreti.

Le Cardinal était un vieil homme que la mort, incertaine du chemin qu’elle devrait faire prendre à son âme, hésitait à frapper ; il semblait qu’elle lui témoignât de l’indulgence en considération de l’amour qui l’attachait à la vie, encore qu’il n’en usât qu’avec modération. Il avait pour tout carrosse un vieux landau délabré attelé de deux maigres juments, et il habitait, via Giulia, une maison fort vilaine et passablement décrépite ; son apparente pauvreté lui épargnait les tracas qu’entraîne l’exercice de la charité ; on le disait possesseur de grandes richesses.

Il reçut Monsieur Brossard dans un vaste salon presque vide, blotti dans un fauteuil à haut dossier de telle façon qu’on ne voyait qu’à peine son visage anguleux ; il tenait à la main la lettre du Père Autrand.

— Vous désirez sans doute voir le Saint-Père ? dit-il d’un ton dédaigneux. Certes, il n’est pas dans mes intentions de vous blâmer, mais je déplore, je dois le dire, cette tendance que l’on a aujourd’hui à considérer le Souverain Pontife à l’égal d’une curiosité et à le visiter comme on fait les musées, mais après les musées, car je gagerais, Monsieur, qu’avant de me venir solliciter, vous avez rendu vos devoirs à Jupiter, à Diane et à Vénus dans leurs temples détruits.

Monsieur Brossard ne se démonta pas. Il s’assit, encore qu’il n’y fût point prié, et il commença d’exposer son affaire. Le Cardinal, étonné d’abord, parut bientôt intéressé. De temps à autre, il approuvait de la tête, et murmurait :

— Difficile ! Difficile !

Enfin, lorsque Monsieur Brossard se tut, il replia la lettre du Père Autrand et dit :

— Mourir est beau, vivre est meilleur !

— Certainement, fit Monsieur Brossard.

— Je suis heureux que vous pensiez comme moi, reprit le Cardinal, mais cependant, je dois vous le dire, votre requête me paraît hardie. Si nous canonisions toutes les personnes dont la vie fut exemplaire, nous donnerions à croire que c’est là chose exceptionnelle et les vilains y trouveraient une excuse à leurs dérèglements.

De nouveau, plein d’assurance, Monsieur Brossard plaida pour la morte. Il fit valoir que non seulement elle avait vécu saintement, ce qui est en effet le devoir de tout chrétien, devoir auquel lui-même se conformait, sans prétendre pour cela à la béatification, mais encore qu’elle faisait des miracles.

— Des miracles ! s’écria le vieillard. Des miracles !

Monsieur Brossard crut la partie gagnée, il exagéra :

— Oui, Éminence, des miracles ! Et je me plais à dire qu’on ne les compte plus. Chaque jour des fidèles viennent me demander des reliques, j’en ai distribué par centaines, et je sais qu’elles furent efficaces. Moi-même, j’ai été favorisé d’une apparition dans l’église Notre-Dame de Paris.

— Savez-vous, Monsieur, que cela est très grave ?

— N’est-ce pas, Monseigneur ?

— Je ne sais si vous me comprenez, mais de tels errements conduisent tout droit à la plus fâcheuse anarchie. Depuis quand les morts se permettent-ils de faire des miracles sans l’assentiment de l’Église ? Que les saints en fassent, soit ! Cela rentre dans leurs attributions, encore n’en abusent-ils pas. Mais une simple morte, Monsieur, une morte qui, il y a quelques mois à peine, dînait avec vous, allait au théâtre et qui, au sortir d’un salon profane, se met à distribuer des miracles, comme elle distribuait la veille des tasses de thé, non, non, non, cela n’est pas concevable et nous ne pouvons l’admettre.

— Mais, Monseigneur…

— Je regrette que Madame… il regarda du coin de l’œil la lettre du Père Autrand… que Mme Brossard ne l’ait pas compris.

— Pourtant, ces miracles…

— On peut s’y tromper, Monsieur, oh ! je ne dis pas… s’ils se multipliaient, s’ils prenaient un caractère indiscutable, si, par exemple, votre épouse ressuscitait les morts ou rendait la vue aux aveugles, l’Église alors se hâterait d’intervenir pour régulariser une situation qui, en se prolongeant, pourrait lui porter préjudice. Mais, jusque-là, il n’y a pas apparence qu’elle vous écoute. Nous avons beaucoup de saints, beaucoup trop ; savez-vous, Monsieur, combien nous avons de saints ?

— Mon Dieu, non, fit Monsieur Brossard.

— Moi non plus, Monsieur, mais vous conviendrez qu’il est inutile d’en augmenter le nombre. Quant aux reliques, permettez-moi de vous dire que vous avez inconsidérément abusé d’une situation encore mal définie. Il se fait à Rome, spécialement dans les catacombes, un grand commerce de reliques ; c’est une coutume regrettable ; j’ose espérer que vous n’êtes pas tombé dans le travers qui consiste à monnayer l’enveloppe périssable de la sainteté, mais rappelez-vous que c’est empiéter sur les privilèges de l’Église que de faire, ce qu’avec tant de légèreté, vous fîtes.

Le Cardinal se leva ; il était maigre, un peu décharné, mais plein d’élégance ; son nez d’aigle, ses sombres yeux profondément enfoncés sous l’arcade sourcilière, ses lèvres fines, donnaient à son visage une expression d’énergie concentrée, d’intelligence aiguë.

Monsieur Brossard, la mine déconfite, tira de sa poche le livre de Thérèse :

— Que votre Éminence daigne me permettre de lui offrir ce volume composé avec les écrits de celle que, sans préjuger des décisions de l’Église, je me plais à appeler ma Sainte Morte. Votre Éminence verra ce que fut sa vie, elle y retrouvera l’accent de Dieu.

— Je vous remercie, Monsieur, je le lirai et suis persuadé que, connaissant sa vie, je déplorerai sa mort, car je ne sais si je vous l’ai dit : Mourir est beau, vivre est meilleur !

Et, tandis que d’un doigt distrait, le Cardinal Ferreti feuilletait l’ouvrage, Monsieur Brossard ajouta :

— Ce livre a eu en France une enviable fortune. Il s’en est vendu près de cent mille exemplaires et je me proposais, si la sainteté de Thérèse était reconnue, de rendre à l’Église les sommes ainsi gagnées à son service.

Le prêtre leva la tête :

— Eh ! que ne le disiez-vous, Monsieur ? C’est une intention louable. L’Église est pauvre ! Et je vois dans la pensée qui vous dicta ce geste une inspiration qui plaide en faveur de votre chère épouse, mieux que tous les témoignages des dévotes plus ou moins intéressées et superstitieuses qui vous visitèrent. Revenez me voir, Monsieur, je m’occuperai de votre affaire ; sans doute, ne sera-t-il pas possible d’aboutir avant longtemps, mais nous engagerons la demande en béatification et si les miracles se produisaient, l’Église du moins se trouverait à couvert. Allez voir Mgr Blanduccio, qui habite le palais Malatesta, dans la via Araceli, non loin du Capitole, c’est un homme d’une grande finesse, et un bon ami du Père Autrand ; il se fera un plaisir de vous aider, si toutefois vous consentez à partager sa table, car le saint homme, qui est gourmand, n’aime pas à manger seul.

Il tendit la main à Monsieur Brossard qui baisa son anneau.

— Allez, Monsieur, et si vous écrivez au Père Autrand, ne manquez pas de me rappeler au souvenir de cet excellent religieux. Dites-lui que je fais des vœux pour que Dieu le maintienne longtemps en bonne santé !

Monsieur Brossard s’inclina trois fois, se cogna dans la porte et sortit. Il avait peine à contenir sa joie.

Monsignor Blanduccio le reçut avec une grande cordialité. C’était une sorte de colosse à cheveux blancs, dont le visage souriait toujours. Il entretint longuement Monsieur Brossard de l’amitié qui le liait au Père Autrand ; il aimait à évoquer des souvenirs, à rappeler des anecdotes. Puis, il le retint à dîner ; la chère était digne ; les vins vénérables. Le prêtre parlait beaucoup et ce ne fut qu’au moment du départ que Monsieur Brossard put enfin lui exposer l’objet de sa visite. Il le fit timidement et n’insista pas sur les miracles.

— Mais c’est très facile, très facile, s’écria le Père Blanduccio. Certes, s’il s’était agi d’annuler votre mariage j’aurais pu vous être d’un plus grand secours, mais je ne suis pas sans avoir des amis dans tous les services du Vatican, nous arrangerons cela. Évidemment, il serait préférable que votre chère femme fût morte depuis plus longtemps, mais vous n’y pouvez rien.

— Hélas, non ! Monseigneur. Mais le Cardinal Ferreti…

— Ah ! vous avez vu ce charmant vieillard ? Un grand esprit, d’ailleurs, et une belle âme. Il a dû vous dire que ce serait difficile, difficile, et qu’il en coûterait gros.

— Il m’a permis d’entrevoir, en effet, que la dépense serait considérable.

— Oui, le bonhomme est avare, mais vous ne risquez rien à lui faire des promesses. Si la pourpre fait vivre vieux, il est sans exemple qu’elle ait empêché un homme de mourir. La bourrasque n’est pas loin qui emportera son chapeau et je sais plus d’une tête qui ce jour-là se découvrira. Ah ! le chapeau, Monsieur, voilà une coiffure beaucoup plus recherchée et plus âprement disputée que l’auréole. Aussi, croyez-moi, nous ferons de votre femme une sainte. Ce sera long, sans doute, car les règles sont sévères. Il faut cinquante années écoulées depuis la mort de la personne vénérée, pour que la requête puisse être introduite auprès de la Congrégation des Rites, et encore dix années avant que la Congrégation soit en droit d’agréer l’introduction de la cause et de proposer à la signature de Notre Saint-Père le Pape le décret qui en fera une vénérable. C’est alors seulement que l’on peut solliciter la béatification, encore faut-il que le mort ait accompli au moins deux miracles. A vrai dire, ce n’est là qu’une épreuve aisée, rien n’est plus fréquent que les miracles, les petits miracles, s’entend.

— Mais, fit Monsieur Brossard, effrayé, jamais je ne pourrais attendre cinquante ans, ma requête à la main.

— Je vous aiderai. Il ne nous est pas impossible dans certains cas, d’abréger les délais, et je me charge en moins de six semaines de faire accepter votre requête. Le reste suivra, sans vous, jusqu’à la béatification, et cela ne vous coûtera guère plus de cent mille lires. Au reste, je vous conseille de vous en tenir là. Les procès de canonisation sont longs, compliqués, minutieux, ils pourraient vous manger un million et vous n’en verriez pas la fin. Sans compter que le procès se plaide devant ces Messieurs de la Congrégation et qu’il suffit alors que l’avocat du Diable soit plus habile orateur que l’avocat de Dieu, pour qu’au dernier moment tout soit perdu, tant il est vrai que les vanités humaines exercent leur influence jusque sur les causes divines.

Monsieur Brossard souriait ; que sa requête fût introduite, il n’en demandait pas davantage.

Il rentra chez lui, rêvant à toutes les choses remarquables qu’il venait d’entendre et dont le souvenir le remplissait d’étonnement. Il écrivit au Père Autrand une longue lettre dans laquelle il lui mandait le résultat de ses premières démarches. Il ne doutait point du succès.

XXI

Le lendemain matin, un peu avant neuf heures, Mme Léandro entra dans la chambre de Monsieur Brossard. Elle portait un immense plateau, dont la vue réjouissait les sens, et le posa sur le lit de son hôte. Monsieur Brossard la regardait ; il avait cru jusque-là qu’il n’y avait au monde que Bathilde qui sût le servir, et soudain parce qu’il avait l’âme reposée et le corps content, il découvrait qu’il ne la regrettait point et qu’au contraire il lui était plus agréable d’avoir sous les yeux une personne joviale, bien portante et rusée, dont la conversation, égayée de sous-entendus, témoignait d’une solide expérience et d’une sérénité pleine d’indulgence.

— Bonjour Madame Léandro, dit-il, je ne vous demande pas si la nuit vous fut légère, car ayant accompli sagement votre tâche domestique, vous devez vous endormir dans la paix du Seigneur.

— Il est vrai, Monsieur, que les rêves ne me troublent plus guère et que mon sommeil est discret ; je ne m’en plains pas, mais je me remémore parfois avec émotion l’époque où le visage entrevu d’un jeune garçon suffisait à m’agiter longtemps et ne me laissait tomber dans l’assoupissement que pour mieux me tromper par d’illusoires et fallacieux baisers. Ma vie était alors plus savoureuse qu’elle ne l’est aujourd’hui, car je ne faisais point de différence entre les songes et la réalité ; ainsi constamment occupée de moi-même, je perdais moins de temps en paroles et ne m’inquiétais pas de mon prochain.

— Puisque maintenant la vie des autres vous intéresse à l’égal de la vôtre sans doute pouvez-vous m’apprendre ce qui se dit de nouveau dans Rome ?

— On y raconte qu’hier le Cardinal que vous fûtes voir, vous fit des promesses trop vagues et que Monsignor Blanduccio vous invita à manger une poularde et des tomates farcies dont l’avoine excitait la convoitise des voisins et faisait miauler tous les chats qui se réunissent le soir sur les degrés du Capitole.

Monsieur Brossard n’avait parlé à personne de ses visites, encore moins de leur objet ; il fut étonné de voir que le détail en était déjà public, mais il n’en laissa rien deviner, et demanda tranquillement à Mme Léandro ce qu’elle augurait de ses démarches.

— Je pense, dit-elle, que vous réussirez, car vous avez la figure d’un homme heureux, mais il eût été plus rapide et moins cher de vous adresser à l’abbé Panini, mon neveu. Il est venu ce matin à la première heure vous offrir ses services et il vous attend en bas, en compagnie de sa sœur Fioretta et de son frère Rémo, le guide qui connaît des histoires.

Monsieur Brossard mangeait de bon appétit ; un rayon de soleil entrait par la fenêtre ouverte ; l’air sentait bon ; il dit :

— Je vois bien que votre neveu peut m’être utile, mais pourquoi s’est-il fait accompagner de sa sœur Fioretta ?

— Il ne fait rien sans elle, Monsieur, elle connaît tous ces Messieurs du Vatican et lui sert de courrier. Le petite est adroite, c’est une souris savante… et puis, on la trouve gracieuse.

— C’est bien, dit Monsieur Brossard, je les verrai aussitôt levé.

— Eh ! que non ! dit Mme Léandro. Vous pouvez bien les recevoir au lit, comme un cardinal.

Elle ouvrit la porte, appela ; on entendit des rires, de vives exclamations, le bruit précipité d’une course dans l’escalier ; Rémo et Fioretta, se poursuivant comme des gamins, entrèrent jusqu’au milieu de la chambre. L’abbé Panini, plus réservé, venait derrière.

Il n’est pour un homme couché qu’une seule façon d’être imposant, c’est de paraître malade. D’instinct, Monsieur Brossard prit l’attitude qu’il fallait, il renversa la tête, ferma les yeux à demi et tendit la main à l’abbé d’un geste las. Fioretta avait brusquement réprimé l’éclat de sa gaieté, elle murmura à l’oreille de Rémo :

— Cela me rappelle la mort de grand-père.

Cependant Monsieur Brossard l’examinait avec attention.

— La petite est timide, expliquait Mme Léandro, il faut lui pardonner ; elle n’a d’assurance que devant les soutanes, mais alors il n’en est pas une, fût-elle de cardinal, qui puisse la faire rougir. Elle connaît, je vous l’ai dit, tous les prélats du Collège, il en est plus d’un qu’elle appelle son oncle, comme elle m’appelle sa tante. Elle saura rendre vos démarches faciles, car soutenue par ses frères, il n’est point de démon dont elle ne puisse faire un saint.

— Je crois, dit aimablement Monsieur Brossard, que le contraire lui serait plus facile, et que pour damner un saint, elle n’aurait point besoin d’avoir recours aux offices de Messieurs ses frères.

Il avait pris entre les siennes la main de la jeune fille et il la caressait doucement. Fioretta baissait les yeux.

— Ah ! Monsieur, dit Rémo, même s’il s’agit de damner elle a besoin de nous. Nous sommes ses anges gardiens.

Mme Léandro lui frappa amicalement la joue :

— Tais-toi, fils, ta sœur, entre vous deux, c’est l’amour accompagné du vice et de la vertu.

Monsieur Brossard écoutait ces propos d’une oreille distraite et il interrogeait des yeux Mlle Fioretta qui, assise au pied de son lit, venait de lui jeter un œillet au visage.

L’abbé Panini s’était rapproché :

— Le R. P. Blanduccio, dit-il, m’honore de sa confiance et, dès hier, il m’a chargé de mener à bien votre affaire. Il ne m’a point caché que vous souhaitiez aboutir rapidement et que le prix qu’il en pourrait coûter ne vous arrêterait pas. J’ai su aussi, par Fioretta, que vous aviez d’abord visité le Cardinal Ferreti ; c’est une âme indépendante et fière ; il vit pauvrement et ne fait point d’aumônes, car, dit-il, c’est usurper les droits de la Providence que de venir en aide à son prochain ; pourtant, il n’est pas insensible à l’argent… peut-être a-t-il des œuvres cachées… Peu importe d’ailleurs et, aujourd’hui même, tandis que mon frère Rémo vous promènera dans Rome, j’irai au Vatican. Fioretta viendra ce soir vous rapporter ce qu’il m’aura été donné de faire.

— A ce soir donc, Mademoiselle Fioretta. Mme Léandro vous fera monter des sorbets à la fraise ; je suis sûr que vous en raffolez.

— J’aime aussi les bijoux, les parfums et les fards, dit-elle en riant et, sautant à bas du lit, elle sortit en courant.

— Excusez-la, fit l’abbé, elle est jeune, mais le Christ aimait la gaieté. Il savait que la perversité ne peut descendre dans un cœur que défend le rire frais d’une enfant.

— Il faut faire les choses simplement, dit Mme Léandro, la nature, c’est le jardin de Dieu.

— La nature, c’est toujours la même chose, cria Rémo. Pour moi, je conduirai Monsieur Brossard dans le verger du Diable ! Les fleurs y ont un parfum plus chaud, les fruits y sont meilleurs.

Ils sortirent, et Monsieur Brossard s’habilla. Il pensait à Fioretta, il regardait les lauriers roses du jardin, il humait le soleil parfumé et se sentait heureux.

— C’est une chose étrange, songeait-il, que nos pensées de la veille puissent nous paraître à ce point étrangères que nous doutions de les avoir eues ; ce qui nous intéressait ne nous occupe plus ; il semble qu’on ait changé notre âme. Hier, je ne vivais que pour ma chère morte, je courtisais des vieillards, je sentais un froc imaginaire entraver mes gestes et mes pas, sur le cœur je portais une croix ! J’étais joyeux, il est vrai, mais ma joie était triste. Aujourd’hui, la jeunesse est venue me sourire et, parce qu’une petite fille m’a jeté un œillet au visage, je m’aperçois qu’il y a un jardin sous mes yeux, du soleil sur les fleurs et des oiseaux qui chantent.

Et, penché à la fenêtre, il croyait voir sur les pelouses de belles filles à demi-nues dansant parmi les arbres. L’une avait les cheveux lourds de Fioretta, ses yeux de velours noir, sa bouche voluptueuse, d’autres les épaules grasses de Mlle Mignot, les cuisses rondes d’une femme rencontrée un soir, les bras souples de Mme Lamorille. Ainsi notre imagination malade ne construit ses images qu’avec des débris de souvenirs mêlés ; la nouveauté qu’elle nous fait espérer est une vieille nouveauté dont nous sommes las ; nous croyons poursuivre l’inconnu, et ne cherchons qu’à revivre des sensations épuisées.

Monsieur Brossard ne se hâtait point de descendre ; il était partagé entre la crainte de s’ennuyer s’il restait seul jusqu’au soir et le désir naturel d’échapper à son guide.

Il n’eut pas à choisir ; sur le seuil de la porte, il rencontra Rémo qui, tout de suite, s’empara de sa volonté, comme il lui eût volé sa montre.

C’était un de ces jeunes vauriens qui semblent engendrés par les dieux : sa peau bronzée par le soleil, ses yeux clairs, ses cheveux noirs et frisés, lui faisaient une beauté inquiétante qu’accusaient encore l’ironie de son sourire, la mollesse de ses inflexions, la grâce pérugine de ses attitudes. Il s’exprimait en français dans une langue verte et familière à tournure italienne ; sa voix était chaude, rieuse, parfois passionnée.

— Rome, dit-il, est difficile à connaître ; c’est une catin qui prend des airs de reine, et ce qu’elle montre ne vaut pas ce qu’elle cache. Les étrangers ne voient ordinairement que son visage, je vous ferais voir son corps voluptueux, que l’amour embellit.

— Son histoire… commença Monsieur Brossard.

— Son histoire ne vaut pas ses histoires ! Elle est encombrée d’empereurs et de vieilles pierres, et ce n’est que dans la chaleur du lit qu’on la retrouve violente, palpitante et vraiment éternelle. Il n’est point de maison qui n’ait connu l’amour et je ferai revivre pour vous ces drames où l’héroïsme toujours se mêle à la plus franche comédie. Faites-moi confiance, Monsieur, et mettons-nous en route ; j’ai déjà composé mon programme, il ne saurait vous déplaire.

Monsieur Brossard ne tarda pas à s’attacher à son guide. Il prit goût aux contes sans cesse renouvelés que le jeune Italien tirait de son imagination féconde et auxquels son génie populaire, audacieux et poétique, donnait une saveur épicée. Il le surnomma Boccace, il en fit le compagnon de ses heures. Rémo était habile, il le conduisit d’abord dans les quartiers innocents et pittoresques ; puis il le promena de San Silvestro au Monte Pincio-Veneto ; ils soupèrent en joyeuse compagnie.

A mesure que sa parole agissait sur l’esprit de Monsieur Brossard, il l’entraînait vers des plaisirs plus secrets ; il lui fit visiter les diverses industries qui sont l’ornement de « Coda le Case ». Enfin, il le mena dans des lieux moins avouables.

Monsieur Brossard connut à nouveau la fièvre et la fatigue, et les ardeurs impatientes qui le précipitaient, insatiable, vers de mortels excès.

Il voyait parfois le Cardinal, plus souvent le Père Blanduccio, et, le soir, Fioretta venait lui dire l’état de ses affaires. Il se montrait avec elle paternel et tendre, faisait monter des gâteaux et des glaces, la prenait sur ses genoux et, parfois, s’il pleuvait, s’il faisait chaud, s’il faisait froid, il la gardait jusqu’au matin.

Sa vie s’organisait ainsi adroitement partagée entre le bien et le mal, et la famille Panini, l’abbé, le guide et Fioretta, semblaient danser autour de lui une ronde joyeuse.

Tous trois lui témoignaient de l’amitié et puisaient dans sa bourse ; Fioretta s’était acheté un collier d’or, des pendants de corail, deux bracelets et trois bagues ; Rémo avait offert à sa fiancée trois bagues, deux bracelets, un collier d’or et des pendants de corail. Par la suite, il changea de fiancée ou bien les cumula. Ils n’avaient que des caprices, point de besoins, et Monsieur Brossard dépensait pour eux l’argent qu’il tenait d’Israël, sans s’inquiéter de savoir s’il servait son procès ou ses plaisirs.

Parfois, fatigué de courir les bas-fonds de Rome, il s’attendrissait lorsque, rentrant vers minuit, il trouvait Fioretta venue au rapport et qui, lasse d’attendre, s’était couchée et bientôt endormie.

Il se penchait vers elle, comme un vieux faune, et il semblait alors que les sentiers infâmes où Rémo le conduisait, que toutes les dépravations qu’il lui faisait traverser n’eussent d’autre objet que de faire éclater sa passion devant le sommeil innocent de cette enfant frêle et rose, dont les lèvres souriaient et dont le souffle sentait bon.

XXII

Ce fut dans cet état d’esprit et ses affaires n’avançant pas que Monsieur Brossard résolut d’aller passer quelques semaines à Naples. Le désir de s’éloigner de Fioretta n’était pas étranger à sa résolution. Parfois, la nuit, étendu auprès d’elle, les yeux ouverts, il s’effrayait d’être à ce point attaché et prenait d’amères décisions qu’il oubliait le matin ; il demandait à Dieu la force pour s’arracher à son étreinte, et que l’étreinte se desserrât, il se sentait abandonné.

Tourmenté par ces incertitudes, il retardait sans cesse son départ ; il n’osait en parler.

Mais un soir que, par la Via Giulia, il se rendait chez Mgr Ferreti, il croisa Fioretta ; elle sortait de la maison cardinalice le visage animé, et elle feignit de ne pas le voir. Qu’elle l’eût abordé dans cet endroit où chacun les pouvait reconnaître, il en eût éprouvé de l’ennui, mais il était irritable et susceptible, la discrétion de la jeune fille l’offensa, il crut qu’elle se cachait. Il entra pourtant chez le Cardinal, et son trouble était si grand qu’il oublia de se faire annoncer, traversa les salons et pénétra dans la bibliothèque, où il trouva le prélat endormi sur sa chaise. Il considéra le vieillard dépouillé de sa grandeur, puis après avoir un instant balancé, il se retira, comme un voleur. Dans la rue, il se hâta ; des pensées tumultueuses le soulevaient, pareilles aux rafales annonciatrices de l’orage. Il désirait rejoindre Fioretta, lui crier ses reproches, la quitter !

Devant l’hôtel, il aperçut Rémo qui fumait paisiblement ; il s’arrêta, le regarda dans les yeux et, soutenu par la colère, il dit, sans réfléchir :

— Je pars demain, Rémo ! J’en ai assez, je vais à Naples !

Sa voix était agressive et terrible ; il s’attendait à ce que Rémo le combattît, il se promettait d’être inflexible, mais le jeune Italien l’approuva, au contraire, et même il s’offrit à l’accompagner.

— Per Bacco ! s’écria en riant Monsieur Brossard, dont l’humeur était changeante. Per Bacco ! Je vous trouve présomptueux, Boccace, car vous vous êtes maintes fois vanté, devant moi, de n’être jamais sorti de Rome, votre ville natale. Vous en étiez fier et cela est concevable, mais je me demande comment, dans ces conditions, vous pourrez me guider dans Naples que vous ne connaissez pas, et quel profit je tirerais de votre compagnie.

Rémo secoua la tête en souriant.

— Vous pouvez vous fier à mon instinct, dit-il. Je suis guide, et ce don que j’ai reçu du ciel est indépendant du monde extérieur. Les bons cicerones peuvent l’être n’importe où, et de Rome, où naissent les meilleurs, vous pouvez les envoyer aussi bien à Naples, au Caire ou à Stamboul, ainsi que vous le faites pour vos ambassadeurs, vos ministres et vos consuls. On est guide, comme on est diplomate, c’est affaire de vocation.

— Il est vrai, dit Monsieur Brossard.

Et il fit réflexion que lui-même, du jour où il s’était senti enclin à revêtir la robe blanche des dominicains, avait accepté de diriger les âmes dans des voies qu’il n’avait guère fréquentées et de discourir en chaire des vertus qu’il ne pratiquait pas.

— Il est vrai, répéta-t-il, la vocation supplée la connaissance, elle permet de se fier à l’intuition qui n’est pas, comme l’intelligence, exposée à l’erreur.

Rémo l’interrompit en riant, et il prit sujet de cette maxime pour conter une anecdote galante dans laquelle une grande dame romaine, cousine du Cardinal Ferreti, et ce digne prélat lui-même, tenaient des rôles avantageux.

Monsieur Brossard posa quelques questions touchant le Cardinal, puis il demanda à Rémo s’il ne redoutait pas que ce vieillard traitât Fioretta avec moins de retenue que n’aurait pu le faire espérer l’élévation de son caractère et la fragilité de son âge.

Rémo haussa les épaules.

— Encore que l’âge n’ait rien à faire ici, dit-il, je n’ai pas grand’chose à craindre de ma sœurette ; elle est rieuse, mais adroite, elle s’emploie pour le bien de la famille, et tous ces Messieurs du Vatican la considèrent un peu comme leur fille ; c’est une rencontre singulièrement heureuse, car ma mère ne fut point mariée ; elle était blanchisseuse et fort répandue dans le monde blanc. Fioretta, dit-on, lui ressemble, encore qu’elle soit plus délicate, et ces Messieurs aiment à se rappeler avec elle le temps de leur jeunesse. Ils la savent honnête et mesurée dans ses propos, et ils n’ignorent point que son cœur n’est pas libre. La pauvre enfant vous l’aura dit, sans doute : elle a un amoureux, aujourd’hui prisonnier des Autrichiens, auquel elle s’en voudrait d’être infidèle. Si vous le voulez bien, elle nous accompagnera à Naples, elle a besoin de se distraire, et mon frère pourra fort bien s’occuper seul de vos affaires.

Ce fut ainsi que Monsieur Brossard, ayant voulu quitter Rome pour fuir cette jeune fille, partit avec elle.

Dans le wagon, il s’amusa de sa joie. Il la regardait ; il lui disait de fades gentillesses qu’elle n’écoutait pas. Jamais voyage ne lui sembla plus court.

A Naples, Monsieur Brossard, Rémo et Fioretta s’installèrent dans une hôtellerie proche de la route du Pausilippe, et qui était tenue par une matrone amie de donna Léandro. De leurs fenêtres, ils découvraient un champ de fleurs, des palmiers, la baie, l’île de Capri, et assez loin, sur la gauche, le cône fumant du Vésuve, dont la rougeur, le soir, amusait Fioretta.

Chaque matin, vers onze heures, des mendiants s’arrêtaient sur la route devant la porte de l’hôtel et jouaient, sur un piano mécanique, des airs entraînants ou lascifs. Fioretta se mettait alors à chanter et elle descendait dans le jardin, où elle cueillait des fleurs pour Monsieur Brossard, qui, accoudé au balcon, la regardait évoluer au soleil, le buste serré dans un fichu rouge, les bras nus et le corps souple.

Rémo se levait tard.

Le soir, ils faisaient des promenades : parfois, ils louaient une barque et s’en allaient vers quelque trattoria de la côte, où ils dînaient en plein air et buvaient du vin frais. Monsieur Brossard demeurait grave, mais le verbiage de Rémo, le rire et les chansons de Fioretta, l’enveloppaient d’un bonheur ensorcelant dont il ne se rendait pas exactement compte ; s’ils prenaient une voiture, il s’efforçait de se dissimuler ; il éprouvait un peu de honte, et la seule pensée qu’il pourrait être reconnu lui donnait chaud. Au reste, se cacher était difficile ; Rémo, par discrétion, ou peut-être par sympathie, s’asseyait à côté du cocher, et Fioretta, tout heureuse d’être en carrosse, ou, pour mieux dire, en carrocelle, faisait tout ce que femme peut faire pour attirer l’attention de la foule.

Cependant, Boccace n’avait point tardé à se ménager d’utiles relations ; il fut en mesure de conduire Monsieur Brossard et lui révéla les secrets de la ville. Ils faisaient ensemble de longues absences, et Fioretta, sans se plaindre, les attendait. Si c’était le soir, elle s’endormait en disant son chapelet ; si c’était le jour, elle allait dans les églises, qui sont fraîches, et elle priait pour son amoureux. Elle était pieuse, et la madone la protégeait. Elle passait ainsi de longues heures agenouillée dans la nef sombre de Saint-Janvier, et elle guettait infatigablement les ampoules où le sang coagulé du martyr se liquéfie, lorsqu’il s’agit d’annoncer la victoire ou quelque autre événement favorable. Son cœur était simple et elle aimait les miracles. Un jour enfin, l’église étant pleine, le miracle se produisit, il le fit avec un peu de retard, il est vrai, et ce contretemps déchaîna la colère des assistants qui se pressaient en foule compacte ; la mémoire du Saint Évêque de Bénévent fut insultée, des projectiles volèrent vers l’autel et l’officiant eût sans doute été mis à mal si, à ce moment, le sang ne fût entré en ébullition ; alors, tous les fidèles tombèrent à genoux, le front contre terre, et des chants d’actions de grâce éclatèrent.

Fioretta songea qu’elle reverrait bientôt son fiancé, et ses doigts caressaient voluptueusement le collier d’or dont elle était parée.

De temps à autre, l’abbé Panini écrivait à Monsieur Brossard, il lui parlait des progrès de ses démarches et souvent lui demandait de l’argent. Monsieur Brossard avait perdu tout sens de l’économie, il dépensait le produit des œuvres de Thérèse avec autant d’aisance qu’un joueur le produit de ses gains.

Deux ou trois fois la semaine, il s’enfermait dans sa chambre, et il écrivait au Père Autrand et à ses amis de longues lettres qu’il leur faisait parvenir de Rome par l’intermédiaire de Mme Léandro. Il parlait de ses espoirs, de ses dévotions, de son exaltation religieuse, et il avouait que la présence de Thérèse lui était constamment sensible. Il se plaignait aussi d’être éloigné de Paris dans un temps où les cœurs étaient serrés par l’angoisse, mais il ne doutait point de la victoire, et il disait la hâte qu’il avait de revenir et de prononcer ses vœux, tant de fois retardés, malgré sa volonté.

Il ne mentait pas ; ces sentiments, il les éprouvait réellement au moment qu’il écrivait, puis, ses lettres cachetées, il allait retrouver Fioretta. C’était l’heure de la sieste, et dans la chambre obscure où bourdonnait une mouche, tandis qu’au dehors le soleil violent heurtait les jalousies fermées et qu’on entendait dans le silence la voix douce d’un ruisseau traversant le jardin, la jeune fille, à demi-nue, dans une pose abandonnée, sommeillait, toute rose, en travers du grand lit frais. Monsieur Brossard entrait sans bruit, et, souvent, assis près d’elle, il la regardait dormir ; il éprouvait alors une sensation libre et forte à se sentir là, si loin du monde, dans une position que nul ne soupçonnait et qu’il jugeait singulière et scandaleuse.

Les jours passaient, semblables aux barques chargées de fruits, de fleurs et de chansons qui se succèdent au soleil, sur l’eau bleue de la baie, Monsieur Brossard goûtait la saveur inconnue du péché, il découvrait le charme des paresses indolentes et la langueur des soirs ; les liens qui, jadis, serraient étroitement son cœur se dénouaient, sa volonté fondait, son âme s’ouvrait, accueillante, à toutes les ivresses de la terre, chaque souffle qui caressait son visage, le parfum sous les arbres, le soleil sur les fleurs, ses gestes même dans l’air tiède et moelleux comme un pétale de rose, tout lui était volupté, et, souvent, il se rappelait le mot de sa bonne hôtesse : la nature, c’est le jardin de Dieu.

Cependant, vers le milieu de juillet, alors qu’il n’y songeait plus, l’abbé Panini écrivit que la congrégation, par mesure exceptionnelle, avait admis sa requête.

Monsieur Brossard en ressentit une immense fierté et, tout de suite, il décida de partir pour Rome et de rentrer à Paris. Rémo et Fioretta en eurent quelque regret ; ils s’étaient habitués à leur nouvelle existence.

Monsieur Brossard ne s’arrêta dans la Ville Éternelle que le temps de recueillir les pièces qui lui étaient nécessaires pour établir, aux yeux de ses amis, le succès de son entreprise. Il les reçut des mains du Père Blanduccio, et ce bon prêtre lui promit qu’avant dix ans, Thérèse serait béatifiée ; le Cardinal Ferreti fut moins affirmatif :

— Peu importe, dit-il, vous avez réalisé plus qu’il n’était raisonnable d’espérer, et, désormais, votre chère épouse aura toute liberté pour faire des miracles ; il serait même regrettable qu’elle n’en fît point, et, pour ma part, je vous confierai que si cette bienheureuse pouvait obtenir de la Providence qu’elle ne mît point de bornes à la bonté qu’elle me témoigne et qu’elle me laissât sur terre quelques lustres encore, je lui en aurais une éternelle reconnaissance, car n’en doutez pas, Monsieur, mourir est beau…

— Vivre est meilleur ! acheva Monsieur Brossard.

Et s’étant incliné pour prendre congé, il baisa l’anneau du Cardinal. Les adieux qu’il fit à Mme Léandro et à la famille Panini l’émurent davantage. N’ayant pas perdu encore les habitudes de générosité qu’il avait contractées dans le désordre du voyage, il commit la maladresse de leur distribuer des cadeaux juste au dernier moment. Il offrit un trousseau à Fioretta, ce qui l’égaya et lui remit en mémoire son amoureux ; il donna un diamant à Rémo, des dentelles à Mme Léandro et une sainte famille de Della Robbia à l’abbé, si bien que, chacun ne pensant qu’à son plaisir, ils oublièrent de s’affliger, et Monsieur Brossard dut porter seul le poids de toute la tristesse qu’ils eussent sans cela partagée avec lui.

Son chagrin dura peu. Le train était à peine sorti de Rome que, déjà, d’autres pensées entraînaient son esprit. Les journaux qu’il avait pris à la gare apportaient d’exaltantes nouvelles ; en Orient, dans la Somme, en Champagne, les remparts ennemis croulaient comme de vieux murs. Monsieur Brossard laissa glisser la feuille sur ses genoux ; il rêva.

Il avait hâte maintenant d’être à Paris, il imaginait le respect dont on allait l’entourer, le plaisir qu’il aurait à prendre l’habit, à être pareil au Père Blanduccio, plus tard au Cardinal, et il pensait aussi aux armées victorieuses.

Il les voyait, dans son rêve, traversant les villages et les campagnes, et volant vers le Rhin. Un délire patriotique le gagnait ; il se représentait d’éblouissants spectacles, les alliés défilant à Berlin, les acclamations des femmes, les cuivres, les pluies de fleurs, l’amour qui sent la poudre…

XXIII

S’il ne paraissait aventureux de prêter à une ville un visage, on pourrait dire que, pendant le magnifique automne de l’année de la victoire, Paris ressemblait à une jeune femme réservée mais aimante et qui vient de recevoir un baiser sur la bouche. Ses yeux, encore humides, riaient ; ses cheveux étaient en désordre, son cœur battait. La cité tout entière resplendissait belle, émouvante et surprise !

Monsieur Brossard ne fut point sensible à cette transformation. Il revit la figure de Bathilde, il revit, dans le miroir familier, sa propre figure, et il ne trouva pas que Paris fût changé.

Son existence reprit, pareille à ce qu’elle avait toujours été, ennuyeuse et compassée, et si des souvenirs plus vifs le hantaient, s’il apportait dans ses égarements moins de timidité et plus d’expérience, du moins n’en laissait-il rien transparaître. Sur son front amaigri, dans ses regards ardents, ses amis voyaient la trace d’un ascétisme sévère et, comme ils n’avaient pas le loisir de chercher des formules neuves pour exprimer leurs pensées, ils disaient :

— C’est une âme qui brûle son enveloppe !

Le deuxième volume du journal de Thérèse parut en décembre ; il n’eut point de succès. Monsieur Brossard s’en étonna, et, dans un moment d’amertume, il résolut de se séparer du monde, comme on boude !

C’est le secret de bien des vocations.

Le Père Autrand fut heureux de sa détermination, et l’en félicita.

— Ah ! mon fils ! dit-il, je n’ai point voulu vous presser, je savais que votre heure sonnerait et que c’eût été aller contre la volonté du Seigneur que de chercher à cueillir le fruit de votre vertu avant que la chaleur divine ne l’eût fait mûrir et se détacher. Je devine, à votre accent, tout ce qu’il a pu vous en coûter de retarder cet instant, mais vous avez compris qu’avant de songer à votre propre bonheur, il vous fallait penser à celle qui, du haut du ciel, dirigea vos pas. Vous avez glorifié votre sainte épouse, vous avez accompli votre devoir sacré, à vous, maintenant, de marcher dans le chemin des bienheureux !

— Mon Père, je suis un misérable !

De temps à autre, Monsieur Brossard disait de ces choses qui provoquent la contradiction ; le Père Autrand lui répondait alors :

— Mais non, mon enfant, vous êtes un saint !

Et cela lui faisait plaisir.

Ce jour-là, le Dominicain était dans d’autres dispositions ; il dit :

— Sans doute, mon fils, sans doute. Tous ceux qui n’ont point trouvé Dieu sont des misérables, car il n’est de richesse que dans la sainteté, et le seul bien c’est d’être à jamais détaché de tous les biens de la terre.

Monsieur Brossard, agacé, retrouva dans sa vieille mémoire de libre penseur une réplique assez vive :

— Le croyant est indifférent aux choses de la terre parce qu’il escompte un bonheur éternel, dit-il ; le sage n’est pas moins indifférent, mais il n’espère rien.

Le bon Père ne fut point désarmé :

— Il est vrai, dit-il, et c’est pourquoi ceux qui prétendent atteindre à la sagesse en se passant de Dieu sont insensés. Renoncer à tout et ne rien demander en échange est un marché de dupes. Souffrir, se mortifier et ne pas offrir sa douleur au Seigneur en paiement d’une félicité sans fin, c’est jeter des trésors à la mer. Dieu nous a placés sur la terre entre la tentation et la divinité ; se détourner de l’une et résister à l’autre, c’est s’exposer à la risible infortune qui frappa l’âne de Buridan.

— Pourtant, le sage…

— Il ne faut pas discuter. Choisir est chose difficile, et Dieu, dans sa miséricorde, ouvrira ses bras à ceux qui, de bonne foi, s’engagèrent dans la mauvaise route, mais qui, alors même qu’ils s’éloignaient de sa grandeur, n’eurent point la vaniteuse présomption de se passer de Lui. Pour vous, mon fils, vous fûtes privilégié ; tourné d’abord vers la tentation, vous eûtes la liberté de goûter à tous les fruits de la terre, sans remords ! Vous viviez dans l’ignorance de Dieu, vous ne l’offensiez pas ; puis, au moment où, peut-être, vous alliez vous perdre, votre divine épouse vous indiqua le chemin ; vous vîtes la lumière, vous fûtes ébloui. Aujourd’hui, les temps sont révolus, il faut résolument vous écarter du passé et renoncer à tout ce qui fut la parure de votre vie profane…

Il s’était levé, et, d’un geste large, il montra la bibliothèque. Monsieur Brossard n’avait jamais songé qu’il viendrait un jour où l’on exigerait de lui pareil sacrifice ; il avait négligé ses livres, et il y avait bien longtemps qu’il n’était retourné chez M. Botte, son relieur, mais, tout à coup, la renonciation que le Père Autrand lui demandait prenait à ses yeux figure de catastrophe.

Il essaya de se défendre ; son directeur fut inexorable :

— Il faut que vous tranchiez d’un coup les liens qui vous rattachent au monde et qu’avec vos habits vous laissiez au seuil du cloître ces livres qui furent les vains ornements de votre esprit.

— Je ne puis les brûler, cependant !

— Ce serait le meilleur parti, et le bûcher serait splendide sur lequel vous verriez se consumer vos erreurs, mais vous risqueriez de mettre le feu à la maison ; l’Église n’en demande pas tant. Il suffira que vous les vendiez et que vous remettiez à la congrégation le prix de ces impiétés.

— Mais, s’ils sont à ce point pernicieux que je ne puisse les conserver, ai-je le droit, mon Père, de les laisser aller entre les mains avides de ceux qui se damneront en les lisant ?

— La question est délicate, et plus d’un casuiste vous donnerait raison ; pourtant, si l’on y regarde de près, si l’on considère que le commerce des livres ne connaît point de contrainte et que, pour quelques deniers, l’on peut sans effort s’approprier la pensée des plus dangereux philosophes, l’on s’aperçoit que votre scrupule ne vaut que pour les exemplaires les plus rares et qu’il est difficile au commun de se procurer. Pour ceux-là, mon fils, vous me les enverrez, je les prendrai chez moi et je puiserai dans leur lecture des arguments pour les combattre.

Et, du doigt, il désigna sur les rayons les volumes qu’il convoitait depuis longtemps et qui, tous, étaient dignes de figurer dans les plus belles bibliothèques.

— Mais, dit encore Monsieur Brossard, pour préparer cette vente, il me faudra faire un soigneux inventaire, cela sera cause d’un nouveau délai, et, je vous l’avoue, mon Père, il me tarde de revêtir la robe qui me fera pareil à vous.

— Je ne puis qu’applaudir à votre impatience, mais vous allez mourir à la vie du siècle, mon enfant, il faut préparer votre mort et mettre de l’ordre dans vos affaires. Dans six mois, vous serez des nôtres, et c’est moi-même qui vous recevrai.


Depuis son retour de Rome, Monsieur Brossard négligeait son bureau, il n’y allait que le matin, de façon irrégulière ; ses journées lui semblaient vides ; les assurances ne l’intéressaient plus, il fut heureux de se voir imposer une nouvelle occupation. Pour un homme fatigué des luttes de la vie et délivré des tourments qui l’agitent, il n’en est guère de plus séduisante que celle qui consiste à dresser, dans le silence du cabinet, l’inventaire de ses richesses. Il y trouve des occasions de se réjouir et de s’admirer, il fait revivre des souvenirs aimables, il goûte dans sa plénitude le plaisir de posséder.

Monsieur Brossard avait toujours rêvé de composer le catalogue de sa bibliothèque ; la paresse, la brièveté des heures, des soucis sans noblesse, l’en avaient détourné. Aujourd’hui, l’inquiétude que faisait naître en lui la pensée d’une séparation prochaine multipliait ses désirs et les exaspérait.

Il fit revenir Mlle Mignot, sa secrétaire, et, plein d’ardeur, il se mit à l’ouvrage. Il n’avançait point vite ; chaque volume lui était prétexte à discours et à réminiscences ; il disait sa découverte et son prix ; il parlait de la reliure, des entêtements de M. Botte, et il lisait quelque chapitre en faisant de grands gestes.

Mlle Mignot, sagement assise, l’écoutait avec indifférence ; elle apportait autant de soumission dans le travail que dans l’amour et ne faisait pas plus de difficultés pour rédiger, sous la dictée de Monsieur Brossard, la fiche correspondante au volume qu’il caressait d’une main sensuelle, que de se prêter elle-même à ces caresses s’il lui prenait soudain fantaisie de la pousser vers le divan, où elle tombait lourdement, sa jupe de serge bleue découvrant des mollets puissants que serraient des bas jaunes.

Le travail, quoi qu’on dise, n’est pas ennemi des songes ; l’esprit parfois échappe au joug et vagabonde ; les idées se succèdent, elles bondissent ; on se croit attentif et l’on est déjà loin. Ce fut ainsi qu’au troisième jour de son labeur, alors qu’il maniait amoureusement son Rabelais, Monsieur Brossard demeura immobile, les yeux fixes et le geste en suspens.

Il venait de faire réflexion que sa bibliothèque n’était point son seul bien et qu’en la sacrifiant il avait par avance accepté de sacrifier les autres. Cette idée, toute simple, ne lui était pas venue d’abord, et il fallut, pour qu’il la découvrît, que le nom de Pantagruel lui remît en mémoire l’étrange et savoureuse façon dont Bacbuc interprète le mot de la bouteille. Cette évocation lui mit au cœur une inexprimable mélancolie.

Mlle Mignot ayant laissé tomber son crayon, il remarqua sa présence et la pria de le laisser seul ; il avait besoin de se recueillir.

La pensée qu’après sa bibliothèque, il lui faudrait disperser sa cave venait de le frapper ; il sentait qu’il ne pourrait s’y résoudre.

Vendre ses livres est à peine plus cruel que de brûler de vieilles lettres d’amour. On eut la surprise de les découvrir, la joie de les recevoir, parfois on les a lus ; on n’en attend plus rien. Ils dorment sur les rayons, inutiles et fermés, leur carrière est finie ; il est dans leur destin de quitter tous leurs maîtres.

Pour les bouteilles, au contraire, les soins dont on les entoure ne sont que la lente préparation d’un plaisir retardé. On les choisit, on les surveille, on les cajole, la poussière les enveloppe d’un manteau de velours gris, elle les pare pour le jour solennel de l’hyménée et bien fou celui qui les ayant ainsi courtisées, irait les offrir, vierges encore, aux baisers d’un inconnu.

Pendant les nuits d’hiver, lorsque les appels exaspérés des sirènes se croisaient dans le ciel comme des faisceaux de lumière, tandis que tonnait le canon et que tremblaient les vitres, Monsieur Brossard, à l’abri dans sa cave, avait plus d’une fois dénombré ses flacons. Il s’était longuement promené parmi les casiers de fer comme un sultan dans son harem, comme un sultan plein de prudence et de tendresse qui s’arrête de temps à autre pour flatter le visage d’une enfant à laquelle il fera trancher la tête, sitôt qu’il aura résolu de goûter sur ses lèvres, le bonheur et l’oubli.

Il revoyait ses favorites ; les Bourguignonnes coiffées de rouge, les Tourangelles en bonnet vert, les filles du Rhin dont les corps sont frêles et bizarres et d’autres plus charmantes qui gardent dans leur turban la couleur du soleil qui jadis dora leurs grappes. Il y en avait de jeunes et de vénérables ; les unes toutes claires, et qui contenaient un vin léger comme le rire des jeunes filles, les autres mystérieuses, et qui se donnent dans l’ombre avec la gravité émouvante des femmes que l’amour a blessées.

Qui donc eût renoncé à de pareilles promesses ? Monsieur Brossard sentait fléchir son courage… et, soudain, la vérité lui apparut : sa décision fut prise !

Le Père Autrand lui avait accordé six mois. Six mois ? Le délai était court, mais puisque aussi bien il ne pouvait se résoudre à vendre ses vins, pardieu ! il saurait bien les boire !

Dès lors, chaque matin, d’une voix ferme, il désigna ses victimes. Bathilde se prêtait avec joie à ses exécutions, elle était de bonne race et vénérait le vin ! Heureuse de voir son maître plus docile, elle soigna davantage sa cuisine et flatta sa gourmandise.

Il resta plus longtemps à table, se gava ! Et chaque fois qu’il avait vidé une bouteille il en était satisfait et glorieux comme d’un triomphe.

Le soir, après dîner, il se retirait dans la chambre de la morte, auprès du feu.

Alourdi par son repas et par la chaleur du foyer, grisé par la fumée du tabac et les fumets de l’alcool, il relisait les livres de son Enfer, adorables volumes qu’il espérait soustraire à la débâcle, grâce aux reliures ecclésiastiques dont M. Botte les avait revêtus. Parfois, il s’endormait. Des songes le visitaient alors, et il rêvait de piquantes aventures, telles qu’en connurent Félicia et la nonne Éléonore, heureuse personne, qui chaque année changeait de sexe et dont il aimait à relire l’histoire rehaussée de gravures.

Cependant, il voyait avec terreur s’écouler les semaines. Chaque jour, il augmentait le nombre de ses victimes, et il buvait avec une hâte inquiète, comme s’il eût craint, par un retard, de compromettre son salut.

Hardi et consciencieux, il n’allait point se coucher qu’il n’eût vidé son flacon d’eau-de-vie. Il y parvenait sans peine, mais il n’eût pas fallu alors qu’il commît d’imprudences.

Une nuit, étant dans cet état qui rend l’homme incertain dans ses gestes, mais obstiné dans ses intentions, il eut le désir de prier. Il se leva, visa le prie-Dieu, le manqua, tomba sur le lit de la morte, s’y trouva bien et s’endormit.

Bathilde, le lendemain, fut étonnée de ne point le voir dans sa chambre. Le lit n’était pas défait, il n’y avait aucun désordre et toutes ces circonstances augmentèrent la frayeur de la pauvre servante. Elle se mit à parcourir la maison et elle appelait son maître, mais elle n’osait l’appeler trop fort de peur de lui manquer de respect. L’appartement semblait vide, elle n’entendait aucun bruit, et cela aussi était effrayant.

Enfin, tremblante et malheureuse, elle pénétra chez la Sainte, découvrit son maître, le crut mort et cria :

— Mon Dieu ! Moi qui apportais le chocolat de Monsieur !

Monsieur Brossard tourna la tête, elle faillit lâcher le plateau.

— Quoi ? Qu’y a-t-il ? Quelle heure est-il ?

Bathilde venait de heurter le flacon qui gisait, brisé sur le tapis, elle dit, presque pleurant :

— Monsieur a été malade ? Monsieur se fera mourir à prier comme cela.

Bathilde l’aida à se mettre debout, et à regagner son lit, puis elle le déshabilla. Elle eut quelque peine à dégager ses jambes de sa culotte et le malheur voulut qu’au moment où elle s’y efforçait, il fut pris de vomissements qui compliquèrent singulièrement sa tâche.

Enfin, dévêtu, il put se glisser entre ses draps et parut s’assoupir.

Bathilde que la maigreur de son maître avait épouvantée, courut chercher le médecin.

Lorsque le docteur Reymond arriva, Monsieur Brossard dormait paisiblement, il rouvrit pourtant les yeux, et se plaignit de douleurs insupportables ; il délirait !

— C’est un saint ! Il se tuera ! répétait Bathilde.

Et elle se tenait au pied du lit, les mains jointes, les yeux humides, le bonnet dérangé.

Le docteur souriait ; il ausculta le malade, écrivit une ordonnance, prescrivit la diète, et de son air le plus tranquille, il dit en serrant la main de son ami :

— Je t’avais donné deux ans, mais tu sembles vouloir devancer mes prévisions. Aujourd’hui je ne te donne plus que six mois… et encore, si tu te soignes.

Monsieur Brossard ne parut pas entendre, il tourna la tête, l’enfonça dans l’oreiller et, tout de suite, se rendormit.

Bathilde suivait le docteur et lui posait des questions absurdes ; comme elle l’aidait à remettre son manteau, il demanda :

— Qu’est-ce que vous lui donnez donc à manger, à votre maître ?

Elle prit un air innocent :

— Un tout petit morceau, Monsieur me comprend ? Un tout petit morceau ! Le pauvre Monsieur se fatigue tant à prier.

— Et à boire ?

— Oh ! pour cela, rien ! Une petite goutte de vin cela soutient ; cela ne peut pas faire de mal.

Le docteur la regarda dans les yeux :

— Ma bonne Bathilde…

Il hésita, comme s’il allait dire une chose importante, puis soudain se ravisant :

— Ma bonne Bathilde, vous avez raison ; votre maître est un saint ; au reste, il est prévenu, bonsoir !

Et il partit !

Monsieur Brossard se remit assez rapidement de cette alerte, mais il demeura quelque temps fatigué.

Il termina son catalogue, il vit partir ses livres, il s’étonna de n’en pas éprouver de regrets. Le Père Autrand auquel il confia la surprise que lui causait sa propre indifférence, se réjouit :

— Bravo ! mon fils, s’écria-t-il, voilà que déjà vous méprisez les vanités périssables, je vous l’avais annoncé !

Ce n’était point l’exacte vérité ; il y avait plus de sécheresse que de mépris dans son indifférence, et si la beauté des choses ne lui inspirait plus de chaleur, leur valeur marchande, par contre, lui demeurait sensible. Il suivit sa vente avec passion. Les prix atteints par les moindres volumes lui causaient de l’émotion ; il exigea qu’on lui remît le produit de la vente en billets de banque, et toute la nuit, il les feuilleta.

Il goûtait maintenant une volupté déchirante à compter ses titres, à manier son or, à établir le bilan de sa fortune. Il se découvrait pour l’argent, un goût immodéré.

Il semblait que plus le Père Autrand admirait son détachement, plus il s’attachait, au contraire, à tous les biens de la terre et cela, dans leur forme la plus basse et la plus matérielle.

Un soir, remuant des papiers, il trouva un testament qu’il avait autrefois rédigé. Il le relut et il fut irrité. Il ne s’expliquait pas comment il avait pu songer à enrichir par sa mort tel ou tel neveu qui ne lui était de rien. N’était-ce pas assez de mourir ? Il eût voulu ne léguer sa fortune à personne, s’ensevelir avec elle, ou l’épuiser comme il épuisait sa cave.

Dès lors, il fut avare, avec obstination.

Bathilde crut qu’il se privait pour les pauvres : elle l’en considéra davantage.

XXIV

Devant les rayons vides de sa bibliothèque, Monsieur Brossard s’entretenait avec le Père Autrand. Vêtu de sa robe de chambre couleur de bure, les mains dans les manches, branlant la tête, il imitait les attitudes dans lesquelles l’imagerie populaire représente ordinairement saint Bruno et saint François. Le Père Autrand l’observait avec étonnement ! Depuis quelques semaines, Monsieur Brossard avait considérablement vieilli ; sa barbe grisonnait, la peau détendue de son visage formait auprès du nez des poches, ses yeux humides brillaient sous les paupières tombantes, son regard était vague et il s’exprimait avec embarras comme s’il eût eu de la peine à ordonner ses pensées.

Le Dominicain attribuait ce changement aux transports épuisants d’une piété trop vive et il se reprochait d’avoir inconsidérément jeté cette âme ardente dans la voie glorieuse.

— Peut-être aussi, se disait-il, à l’instant de quitter le monde est-il tourmenté par les assauts du doute ou souffre-t-il plus que de raison des sacrifices que j’exige.

Et, comme à ce moment, les regards de Monsieur Brossard erraient sur les planches sombres où naguère se pressaient les dos colorés de ses livres et où, maintenant, une poussière grise offensait la vue, il crut à un mouvement de regret et tenta de l’apaiser :

— Je crois voir, dit-il, que vous contemplez avec quelque tristesse la place d’où l’esprit de votre divine épouse a chassé les rêveries impies et les imaginations incohérentes par lesquelles tant d’âmes se perdirent. C’est un sentiment naturel et dont il vous sera tenu compte. Dieu se soucie peu des offrandes qui ne nous coûtent rien ; c’est un maître exigeant ! Il sait que la douleur est la marque de la sincérité ; il nous est plus facile de la feindre que de la dissimuler, mais lorsqu’elle est véritable, elle imprime profondément sa griffe sur nos visages et, déjà, vous en portez les stigmates. Vous avez beaucoup souffert, cela se devine.

Le bon Père s’arrêta pour humer une prise ; Monsieur Brossard se rengorgea. Souffrir lui paraissait une assez noble chose et dont on peut être justement fier.

— Oui, dit-il, j’ai beaucoup souffert !

Le Père Autrand leva la main :

— Dieu, dit-il, réserve ses plus cruelles épreuves à ses créatures préférées et, s’il m’était permis d’emprunter à la frivolité mondaine une comparaison que j’entendis exprimer un jour dans sa grâce innocente, par notre amie, Mme de Birette, je dirais que les persécutions de l’âme sont les coquetteries du Seigneur ; par elles il se fait aimer, par elles, il nous attache et, plus sa rigueur est grande, plus nous devons nous réjouir et nous tranquilliser. Dieu ne cherche pas à nous séduire, mais à nous posséder ; ceux qu’il comble de douceur le servent avec mollesse, ceux qu’il ménage fléchissent au premier revers, ceux-là seuls qu’il poursuit sans relâche et qu’il accable, non point de sa colère, mais de sa puissance implacable et sereine peuvent, en l’adorant, s’élever jusqu’à lui.

La voix chaude du religieux retentissait aux oreilles de Monsieur Brossard et le remuait profondément ; elle fit renaître son admiration. Il soupira :

— Quand donc me sera-t-il permis de prêcher, mon Père ?

— Votre zèle vous fait honneur, mon fils. J’y reconnais l’influence de la sainte femme dont l’esprit vous anime. Mais dès aujourd’hui, il vous faut réprimer vos ardeurs et vous soumettre à la sévérité de nos règles. Pour bref que soit votre noviciat, il vous faudra demeurer deux ans au moins dans le silence apaisant de nos maisons. Là, le mysticisme qui vous exalte fera place à la foi raisonnable qui est dans le caractère du bon prédicateur.

Il prit un temps, et ajouta :

— Puisque aussi bien le jour approche où triomphera la volonté de celle qu’en devançant les décrets mystérieux de la Providence, il me plaît de nommer Sainte Thérèse de l’Étoile, votre épouse, je veux vous imposer une dernière épreuve. Tandis que j’ouvrirai les portes du couvent qui vous doit accueillir et dont je vous apprendrai le nom en son temps, vous observerez ici, une retraite absolue. Un mois de méditation solitaire, sans livres, sans amis, vous apportera j’en suis sûr cette paix spirituelle dont je vous ai souvent parlé et qui, en ce moment, vous échappe.

Le Père Autrand se leva ; il souriait avec bienveillance.

— Je veux vous faire pourtant une grâce dernière et c’est qu’avant de commencer votre retraite, vous receviez une fois encore vos amis. En prenant congé d’eux, vous prendrez congé du monde et nul, hormis votre servante, ne vous reverra, que vous n’ayez revêtu l’étole sacrée. Voulez-vous que ce soit samedi ?

Monsieur Brossard hocha la tête en signe d’assentiment, il était sans volonté.

— J’inviterai donc en votre nom ces personnes aimables qui, une fois déjà, en des circonstances mémorables vous témoignèrent leur affection en s’asseyant à votre table. Je m’entendrai moi-même avec Bathilde pour l’ordonnance du repas. Ainsi vous ne serez distrait en rien de vos méditations et vous jouirez par avance des privilèges que le monde accorde aux ministres de Dieu.

Puis, au moment de partir, il dit encore :

— Ce sera le banquet, ou plutôt, la Cène où se célébreront dans la réconfortante atmosphère de l’amitié, les prémisses de vos noces éternelles. Dieu cultive la douleur qui prosterne les hommes aux pieds des autels, mais il veut que la joie soit dans le cœur de ceux qu’il éprouve.

Monsieur Brossard ne bougea pas. Il vit partir le Père Autrand, il entendit se fermer la porte, il esquissa un geste de révolte, puis ses bras retombèrent ; une immense fatigue l’accablait.

Il assista à son dîner d’adieu ; mais son esprit était absent ; le bruit des conversations lui parvenait comme s’il les eût entendues à travers les cloisons. Bathilde admirait la dignité muette de son maintien, le docteur Reymond l’étudiait, les autres convives s’occupaient peu de lui.

Il se sentait isolé dans la rumeur indifférente et, de temps à autre, tourné vers la desserte où les liqueurs étaient rangées, il regardait le flacon d’eau-de-vie, son seul ami, du même œil attendri dont on regarde sa maîtresse, perdue dans la foule importune.

Il ne remarquait pas la joie mal dissimulée de Lamorille, ni la satisfaction d’Israël qui, penché vers M. des Courtis, évaluait le parti qu’il pourrait tirer de l’ordination pour ranimer la vente un peu ralentie et languissante des livres de Thérèse.

Cécile Lamorille avait retrouvé tout l’éclat de sa jeunesse ; en sortant de table, elle passa le bras autour de la taille de Mme Deslandes, leurs têtes inclinées se frôlèrent.

— Elles sont délicieuses ! murmura Mme de Birette.

— N’est-ce pas ? fit Marcel.

Son sourire était tendre, son regard enveloppant.

La guerre était finie ; le temps des projets revenu, et il rêvait de s’installer avec sa jeune femme dans cet appartement que le départ de Monsieur Brossard laisserait libre. Il s’approcha d’elle et de Cécile, ils échangèrent quelques paroles, puis ils sortirent de l’ancienne bibliothèque, et parcoururent la maison. Le cœur léger, le rire aux lèvres, ils en prenaient possession, discutant sans retenue l’emplacement de leurs meubles, critiquant les arrangements vieillots de Thérèse.

Monsieur Brossard, assis dans son fauteuil, l’âme prostrée, ne voyait rien. Il eût volontiers chassé tout ce monde à grands coups de canne et cette idée s’empara de lui avec tant de violence que, soudain, il se dressa comme si on l’eût réveillé en sursaut et regarda autour de lui épouvanté, craignant d’avoir rêvé tout haut.

Enfin, ses amis s’en allèrent. Le Père Autrand le serra dans ses bras ; il fut ému et chacun voulut l’embrasser. Mme de Birette le fit en riant, Mme Deslandes lui tendit le front ; Cécile effleura sa barbe du bout des lèvres, ses yeux étaient pleins de malice.

Lamorille ne put s’empêcher de dire, en l’étreignant :

— Vous savez, c’est fait ! Je prends votre place !

Et le Docteur murmura :

— Mon cher, il était temps… à moins qu’il ne soit trop tard !

Monsieur Brossard, exaspéré, se mordait les lèvres. Impatient, il poussait ses amis dehors.

Il y eut encore du désordre dans l’antichambre ; des phrases interrompues, des rires étouffés puis, le départ, le silence, plus rien !

Monsieur Brossard claqua la porte ; une colère haineuse lui gonflait la poitrine ; il rentra dans son bureau, arracha son faux col, le jeta loin de lui. Puis, il s’approcha du plateau, se versa un grand verre d’eau-de-vie, le vida d’un trait et se laissa tomber sur un fauteuil où il demeura immobile, les mains à plat sur les genoux, les yeux fixes, le souffle rauque.

Sa retraite commençait !

XXV

Ce que fut la retraite de Monsieur Brossard, seuls Astaroth, Asmodée, Athanaël et quelques autres démons, patrons de la colère, de l’ivresse et de la luxure eussent pu le dire. En lui se livraient les derniers combats. Il semblait que Satan après l’avoir déchiré de ses ongles brûlants le jetât, boule sanglante, aux pieds du Seigneur.

Il n’y demeurait guère ; une soif ardente de plaisir et d’insatiables appétits lui labouraient la chair. Il attendait le cœur battant que Bathilde fût couchée, la maison silencieuse et, sursautant au moindre bruit, les nerfs tendus, il s’échappait, fuyant vers d’inavouables déroutes dont les suites étaient douloureuses.

Le jour, il somnolait, ne se levant d’un fauteuil que pour tomber dans un autre et, soudain, sans raison, l’ennui le saisissait ; il détestait le monde et s’en voulait à lui-même. Parfois, plus calme, il cherchait à passer les heures et, vêtu de sa robe de moine, il se retrouvait, comme autrefois, devant sa glace, exerçant son éloquence. Son imagination malade lui suggérait des blasphèmes, mais il enflait la voix et se trouvait beau, car dans l’effondrement de toutes ses facultés, sa vanité subsistait tout entière.

La nuit, lorsque la fatigue l’empêchait de sortir, il se retirait dans la chambre de la morte qu’il insultait de ses désirs, de son sommeil et de ses râles.

Bathilde ne l’approchait plus qu’en tremblant, l’agitation continuelle de ses mains incertaines, ses brusques colères causaient à cette fille de mortelles terreurs. Parfois, les yeux pleins de larmes, redoutant sa folie, elle implorait le ciel et elle priait pour lui, à genoux sur le carrelage jaune de sa cuisine.

Enfin, l’âme en détresse, elle alla trouver le Père Autrand. Elle essaya de lui décrire les crises que traversait son maître, mais inhabile et simple, elle ne sut lui faire partager son angoisse.

— Tous les saints, lui répondit le religieux, ont connu à l’approche de leur profession des moments d’exaltation dont le vulgaire s’étonne, mais qui les élève vers la divinité ! Les plus vifs transports succèdent dans leur âme aux abattements les plus profonds et nous ne devons pas les juger car nous ne sommes que bassesse et incompréhension. Votre maître peut connaître de pénibles traverses, car les voies de la Providence sont singulières, mais il est dirigé par de secrètes influences et ce serait douter de la toute-puissance divine que de nous tourmenter.

Puis, sans plus se préoccuper de Monsieur Brossard, il demanda à Bathilde ce qu’il était dans ses intentions de faire lorsque son maître serait au couvent et s’il lui déplairait d’entrer à son service.

L’extase se peignit sur le visage de la vieille fille, elle soupira :

— Oh ! Monseigneur !

Déjà son maître l’occupait moins. Elle se voyait servante du Dominicain ; elle ne concevait pas autrement le bonheur en ce monde et le Père Autrand eut de la peine à lui faire accepter les gages, d’ailleurs modestes, qu’il lui proposait.

Il la renvoya, cependant, et elle l’entendit qui murmurait, en se frottant les mains :

— Cette bonne Madame de Birette sera bien attrapée !

De ce jour, Bathilde ne pria plus dans sa cuisine. Elle travaillait gaiement et elle comptait les heures.

Enfin, la date fixée par le Père Autrand approcha…

Et ce fut le dernier jour !

Monsieur Brossard paraissait résigné. Il se leva de bonne heure et il observa une dignité triste, édifiante. Il brûla des papiers, vida des tiroirs, rangea divers documents, déchira des agendas. Il faisait tout cela machinalement, sans faiblesse et sans passion. De temps à autre, il s’arrêtait, le regard vague, et semblait réfléchir, puis, comme s’il eût renoncé à découvrir les raisons de ses actes, il se remettait à sa tâche.

Vers quatre heures, il appela Bathilde, la remercia des soins qu’elle avait eus pour lui, régla les dépenses et lui demanda ce qu’elle comptait faire désormais.

— J’entre au service de Monseigneur, Monsieur sait ?

Un sourire déforma sa vieille figure recuite. Monsieur Brossard la regarda d’un air indéfinissable.

Il était à son bureau, dans sa pose coutumière, assis de côté sur sa chaise, le coupe-papier d’ivoire à la main, mais son visage était changé ; il ressemblait à un Gréco, beaucoup plus qu’à un Largillière ; sa robe de moine accusait la différence.

Bathilde, un peu honteuse, tournait entre ses gros doigts rouges, le bout relevé de son tablier bleu ; elle attendait un éclat.

Il parla, elle fut étonnée ; sa voix était tranquille, un peu basse, presque douce :

— C’est juste, dit-il ; j’allais vous faire d’inutiles remontrances et vous reprocher votre ingratitude ; j’avais tort et je vous en demande pardon ! Il serait comique, en effet, qu’au moment où nous nous faisons gloire de nous être détachés du monde, nous exigions que le monde nous restât attaché ; il n’en est rien et je le constate sans amertume, encore que l’expérience que j’en fais soit cruelle ; vous n’y pouvez rien, ma bonne Bathilde ; je ne vous en veux point.

Bathilde ne savait que répondre ; elle bredouilla :

— Monsieur sait que je l’aime bien ; Monsieur est un saint !

Monsieur Brossard ne l’entendit pas ; il baissa la tête et, se parlant à lui-même :

— Je n’ai pas encore dénoué mon manteau que déjà mes amis se partagent mes dépouilles : mon confesseur me prend ma bonne ; Lamorille s’est installé dans ma place ; le petit Deslandes que, pour diverses raisons, je déteste, occupera mon appartement ; Israël fera de moi le sujet d’un prospectus et gagnera davantage avec mes livres ; seuls le docteur et Mme de Birette sont désintéressés ; ils se moqueront de moi !

Il se leva, s’approcha de Bathilde et, d’un ton qu’elle ne lui connaissait pas :

— Voyez-vous, ma bonne Bathilde, il semble que je sois déjà mort !

Il lui tendit la main ; elle hésita l’espace d’une seconde, car jamais il n’avait fait ce geste puis, brusquement, elle se pencha, prit la main de son maître entre les siennes, la baisa et, s’étant relevée, elle éclata en sanglots.

Monsieur Brossard fut ému :

— Allez, dit-il, il faut m’envier, non me plaindre ; Dieu a posé sur mon front la lumière, elle resplendira demain, et les hommes, devant moi, s’inclineront.

Puis, changeant de ton, il ajouta :

— Vous servirez le dîner de bonne heure, et vous irez vous coucher ; je veux passer la nuit à prier dans la chambre de Madame ; allez !

— Pauvre Monsieur ! soupira Bathilde.

Et elle partit, pleurant très fort.

Il dîna lentement, mangea beaucoup. Il avait fait placer sur sa table les six dernières bouteilles de ses grands crus et il se forçait pour boire, ne voulant rien laisser.

Dans la chambre de la morte, il trouva trois flacons d’eau-de-vie, qu’il y avait portés à l’insu de Bathilde.

Il délia sa cravate, s’enveloppa dans sa robe, alluma un cigare. Une étrange angoisse lui vidait le cœur ; il ne pouvait joindre ses pensées, sa tête était lourde, il étouffait ! D’un geste las, il se passa la main sur le front, puis, il se mit à boire : sans envie, sans plaisir, par devoir !

De temps à autre, il entendait, lointaine, la vieille pendule du salon qui sonnait les heures, puis à nouveau, le silence l’accablait.

Vers minuit, la bouche amère, il se versa un grand verre d’eau-de-vie et l’avala d’un seul trait. Il sentit dans sa poitrine une brûlure atroce, une douleur aiguë, déchirante, intolérable ! Alors, frappé de folie, il but, coup sur coup, deux ou trois verres encore, jusqu’à vider la bouteille. Ses yeux se voilèrent, sa tête brûlante éclatait, la chambre toute entière tourna d’un mouvement irréel et rapide. Une frayeur étrange, une frayeur de noyé le saisit, il voulut gagner le lit.

Il se dressa, fit un pas, chancela et battit l’air de ses bras écartés. Il avait perdu le sens, et cherchait instinctivement un appui ; sa main tâtonnante rencontra le crucifix sur la table ; il le saisit, l’entraîna, tournoya, et tomba comme une masse en travers du prie-Dieu, serrant le Christ entre ses doigts.

XXVI

— Eh bien, Bathilde, votre maître est-il prêt ?

— Je ne sais pas, Monseigneur ; il a passé la nuit dans la chambre de Madame, je n’ai pas osé le déranger.

Il était dix heures du matin. Le Père Autrand venait chercher Monsieur Brossard, il avait l’air heureux et satisfait.

— Allons voir, dit-il.

Bathilde le suivit, respectueuse.

Le Père Autrand frappa discrètement à la porte de Thérèse ; il attendit, puis il frappa plus fort.

— Il n’est peut-être pas là, souffla Bathilde.

Le Père Autrand poussa la porte ; il fit deux pas, leva les bras, et cria :

— Sainte Vierge !

Bathilde, qui regardait par-dessus son épaule, fit le signe de la croix.

— Éteignez les lumières, ouvrez les rideaux, dit le Père Autrand.

Puis se ravisant :

— Non, ne touchez à rien, c’est mieux ainsi.

Et, s’étant penché sur le corps de Monsieur Brossard qui gisait les jambes repliées et la main serrant le Christ contre son sein, il dit :

— Je crois qu’il a cessé de vivre.

A son tour, il fit le signe de la croix.

— Allez chercher le médecin, je vais, à tout hasard réciter l’office des morts.

Bathilde avait aperçu, près du fauteuil, les flacons vides, et soit prudence, soit simplement souci de l’ordre, elle prit le plateau et alla le cacher dans sa cuisine. Puis, sans plus réfléchir, elle partit en courant. Elle s’arrêta, pourtant, chez le concierge, chez la fruitière, chez le boucher et partout elle contait avec de grands gestes et des mots excessifs la fin miraculeuse de son maître.

Vers onze heures, elle revint avec le docteur Reymond.

Le concierge avait prévenu l’église, les pompes funèbres et toutes les commères du quartier, si bien que l’escalier était encombré de monde.

Le docteur ordonna qu’on ne laissât entrer personne, hormis deux prêtres accourus tout exprès de la paroisse.

La chambre de Thérèse offrait un étonnant spectacle ; la clarté des lampes, les tentures lourdes, le prie-Dieu, cet homme frappé un Christ à la main et le Dominicain, à genoux par terre, et qui priait, tout cela composait un spectacle saisissant.

En entendant le médecin, le Père Autrand se leva. Il lui montra Monsieur Brossard :

— C’était un saint ! dit-il.

— Nous allons voir, fit le docteur.

Il se pencha, l’ausculta, se redressa.

— Il est mort ! dit-il.

Alors Bathilde qui n’attendait que cette parole pour laisser échapper sa douleur fit entendre d’horribles gémissements ; d’autres vieilles qui, malgré la défense du médecin s’étaient glissées dans la maison, l’imitèrent et ce fut pendant quelques instants un concert de longues lamentations.

Le Père Autrand s’était tourné vers les deux ecclésiastiques et, s’efforçant de dominer le tumulte, il leur expliquait les circonstances singulières de cette fin édifiante.

— La mort, dit-il, est venue l’attendre au seuil du cloître, elle l’a accueilli au moment où l’extase mystique ouvrait son âme à la voix du Seigneur ; il est tombé dans ce lieu de prières, tenant un crucifix, le seul bien qui lui restât sur cette terre dont il avait ces derniers jours renié toutes les vanités. Vêtu d’une robe monacale, ayant dépouillé les parures et les erreurs du siècle, il se présente aux yeux de l’Éternel, pauvre, pur et pénitent.

— C’est un bienheureux ! dit l’un des prêtres.

— Que Dieu l’ait en sa miséricorde ! ajouta l’autre.

Et la troupe noire des commères répondit :

— Ainsi soit-il !

Cependant, le docteur aidé de Bathilde avait placé le cadavre sur le lit de la morte.

Le Père Autrand s’approcha du médecin.

— Son âme qu’il élevait vers Dieu de toute la force de sa foi est sortie de son corps comme le parfum de la violette s’envole des lèvres des martyrs.

— Si vous voulez, dit le docteur. Nous, nous appelons cela : l’apoplexie.

— Vous êtes un affreux matérialiste, dit le Père, avec indulgence, mais Dieu vous éclairera. Quoi qu’il en soit, vous étiez le plus ancien ami de notre ami, et il n’a point de proches ; il faudra donc que vous m’aidiez à régler les obsèques.

— Très volontiers, mon Père, encore que par métier je ne puisse m’intéresser que médiocrement à ce que l’on fait de mes clients une fois que je les ai, si j’ose dire, terminés.

— Sachez pourtant que nous ferons de celui-ci ce qu’il rêvait d’être et qu’il occupera une place enviable aux pieds de son épouse.

Le docteur réprima un sourire :

— Pardonnez-moi, dit-il, j’allais vous répondre une inconvenance.

Puis ayant promis de revenir à la fin de la journée, il se retira.

Tout le quartier était en émoi ; les commerçants sur le pas de leur porte commentaient cet événement magnifique, les dévots parlaient de miracle ; le concierge faisait signer un registre aux visiteurs et Bathilde se signait elle-même à chaque coup de sonnette.

Les amis de Monsieur Brossard venaient, s’inscrivaient, interrogeaient et voyant que le défunt n’avait point de famille, ils s’en allaient rapidement.

Les dévotes demeuraient davantage, les protégées de Thérèse, ses admiratrices, ses lectrices, toutes celles qui, depuis des mois, encombraient l’existence de Monsieur Brossard étaient là, vêtues de noir, petites, tassées, écroulées sur le tapis.

Une odeur moite emplissait la chambre, le ronronnement des prières faisait une sourde rumeur, et toutes ces femmes, leur rosaire égrené, s’approchaient du lit, baisaient le buis, baisaient le Christ, baisaient le mort et l’inondaient d’eau bénite, comme si elles eussent voulu le noyer. Le Père Autrand, à genoux sur le prie-Dieu les voyait, l’une après l’autre, se pencher sournoisement sur le cadavre et dérober d’un geste rapide quelque objet qui pût servir de relique. L’une coupait furtivement une mèche des cheveux, l’autre un morceau de linceul, une troisième, inclinée sur la croix, arrachait quelques grains du rosaire enroulé sur ses branches.

Et puis, elles s’en allaient, le regard bas, serrant leur butin dans leurs griffes.

Lamorille vint de bonne heure, il tenait à s’assurer en personne de la fin édifiante de l’ami auquel il succédait ; la joie contrainte, donnait à sa figure une expression qui paraissait douloureuse.

Sa femme refusa de voir le cadavre, mais elle s’amusa à visiter de nouveau l’appartement en compagnie de son neveu et de sa jeune nièce.

Mme de Birette déposa quelques roses sur la couche mortuaire ; c’était les seules fleurs que l’on eût apportées. En sortant, elle rencontra Israël qui, tout de suite, lui demanda :

— Savez-vous quels sont les héritiers ?

Elle leva le doigt et, riant de son joli rire cristallin :

— Dieu !… dit-elle.

— Oh ! si c’est cela… nous nous entendrons toujours !

Et il s’engagea sous la voûte. Les deux pointes écartées de sa barbe noire, son œil luisant, ses pieds immenses, lui donnaient un aspect démoniaque.

— L’horrible homme ! murmura Mme de Birette en s’éloignant.

Vers six heures, le docteur Reymond revint ; le Père Autrand l’accueillit avec un empressement sympathique.

— Vous arrivez à point, dit-il, j’achevais justement de régler le détail des obsèques ; elles seront simples, mais grandioses. Monsieur vous en lira le projet ; il m’a été, je dois le dire, d’un grand secours.

L’agent des pompes funèbres s’inclina, correct et froid.

— Je voudrais, auparavant, si vous avez le loisir de m’entendre, vous soumettre l’épitaphe que j’ai composée à la louange de notre ami, et qu’il me plairait de voir gravée sur le cercueil et répétée sur la pierre du sépulcre. Ce n’est point, croyez-le, un vain amour-propre d’auteur qui me pousse, mais le souci de rendre hommage à la mémoire d’un homme incomparable.

— Je le crois ! dit le docteur.

Et, tirant son étui :

— Vous permettez que j’allume une cigarette ?

— Faites donc ! Faites donc ! dit le prélat, et lui-même absorba une prise.

Ils s’assirent, prirent leurs aises, et le Père Autrand, après avoir corrigé quelques mots du bout de son crayon, toussa, affûta ses bésicles et lut :

— Ci-gît Daniel Brossard, homme de bien ! Il fut le digne époux d’une sainte et le fidèle serviteur de sa mémoire. Pour Elle, il abjura ses erreurs, humilia son intelligence, mortifia son corps. Il méprisa les plaisirs, les fumées trompeuses de la Gloire, les vains attraits de la fortune. Il s’éleva durement dans les voies du Seigneur ; répandit la cendre sur son front et, dans son cœur le tendre amour de sa divine épouse. Son âme était généreuse, sa parole chaude, son esprit scrupuleux. Une flamme ardente le brûlait : elle le consuma ! Il s’éteignit miraculeusement au seuil du cloître le 30 juin de l’année 1919, un Christ entre les mains, une prière sur les lèvres. Qu’il soit heureux, parmi les bienheureux.

— Bravo ! dit le docteur, voilà une magnifique épitaphe et qui vous fait honneur. Je n’y vois pas un mot à changer, mais je crains qu’elle ne donne envie de mourir à tous ceux que vous favorisez de votre amitié !

— J’aurais pu la mettre en latin, fit modestement le religieux, mais elle n’aurait pas été comprise.

— Et c’eût été dommage !

Ils échangèrent quelques paroles encore, puis le Dominicain se retira dans la chambre mortuaire pour prier.

Alors, le docteur Reymond s’approcha du bureau de Monsieur Brossard, où l’employé des pompes funèbres écrivait sans arrêt.

— Si j’ai bien compris, dit-il, vous allez faire graver ce morceau d’éloquence sur la plaque de cuivre que l’on fixe au cercueil ?

— Mais… oui, Monsieur !

— Combien coûtera cette inscription ?

— Une centaine de francs, Monsieur ; tout est si cher.

— La plaque de cuivre est vissée sur le bois, n’est-ce pas ?

— Oui, Monsieur.

Le docteur tourna sa cigarette entre ses doigts.

— Bien, dit-il, mais alors, sur la face qui sera tournée contre le chêne et cachée, ne serait-il pas possible de graver quelque autre chose ?

— Mon Dieu, Monsieur… ce n’est pas l’habitude.

— Je sais ; mais, enfin, si je le demandais, le feriez-vous ?

Il glissa sur la table un billet de cent francs.

— Certainement, Monsieur. Nous sommes là pour faire plaisir aux familles.

Et, il prit la plume.

Le docteur Reymond semblait examiner attentivement sa cigarette ; de la main gauche, il pianotait sur la table.

— Voici, vous ferez graver au revers de la plaque, en lettres profondes, ces simples mots : Ci-gît Daniel Brossard… C’est ainsi que l’on commence ?… Bien.

Il prit un temps, secoua la cendre de sa cigarette et, d’une voix chantante :

— Ci-gît Daniel Brossard, égoïste, hypocrite et paillard, il vécut de vanité et creva d’indigestion.

L’employé fit : Ah ! baissa la tête, et écrivit.

— Cela sera fait, Monsieur.

Le docteur jeta sa cigarette et, tranquillement passa dans la chambre où reposait Monsieur Brossard.

Une dernière fois, il contempla le visage de cet homme dont il avait percé le secret et qu’il envoyait au ciel muni d’une si belle épitaphe. Un sourire cruel éclaira son visage.

Sur la poudreuse, les lumières tremblantes des bougies faisaient jouer les ors et la pourpre dont jadis M. Botte avait revêtu les piquantes aventures de la nonne Éléonore. Le docteur Reymond prit le volume et machinalement le feuilleta. Il ne put réprimer un sursaut.

Le Père Autrand avait tourné la tête :

— Vous regardiez son missel, dit-il ; je l’ai toujours vu près de lui, il y puisait, j’en suis certain, de grandes consolations.

— Je n’en doute pas, répondit le docteur. Ce livre d’heures, caché sous cette robe ecclésiastique et somptueuse, c’est l’image même de ce que fut son existence. Aucun souvenir ne saurait être plus fidèle.

— Emportez-le donc, mon fils, vous qui l’avez bien connu. Ce missel vous rappellera notre ami et si le temps vous manque pour aller prier sur sa tombe, parfois, le soir, vous en lirez quelques pages et vous évoquerez ainsi sa mémoire d’une façon qui l’eût touché.

Le docteur regarda le prêtre de côté, puis il regarda le cadavre et, souriant encore, il glissa dans sa poche l’histoire d’Éléonore.

— Je l’emporte, dit-il, ainsi je reverrai son âme dans le miroir où elle aimait à se retrouver, et je la connaîtrai mieux.

— On ne connaît jamais les âmes, on les approche ; Dieu seul les possède. Réjouissons-nous seulement d’avoir fait l’un et l’autre, pour notre ami ce que dans sa faiblesse notre cœur nous inspira.

— Je m’en réjouis ! mon Père, répondit le médecin.

Et ces deux hommes dont les pensées étaient diverses, mais également sincères, sortirent ensemble de la chambre où Monsieur Brossard demeura seul, rigide, impénétrable et les mains nouées sur la Croix.

FIN

IMPRIMÉ
POUR ALBIN MICHEL
PAR
LES ÉTABLISSEMENTS BUSSON
PARIS, 23, RUE TURGOT — IXe, PARIS