The Project Gutenberg eBook of Rabevel, ou le mal des ardents, Volume 3 (of 3)

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Title: Rabevel, ou le mal des ardents, Volume 3 (of 3)

La fin de Rabevel

Author: Lucien Fabre

Release date: September 27, 2024 [eBook #74488]

Language: French

Original publication: Paris: Nouvelle revue française

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK RABEVEL, OU LE MAL DES ARDENTS, VOLUME 3 (OF 3) ***

LUCIEN FABRE

RABEVEL
OU
LE MAL DES ARDENTS

***
LA FIN DE RABEVEL

« Il n’y a pas de passion sans excès. »

Pascal.

Treizième Édition

PARIS
ÉDITIONS DE LA
NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
3, rue de Grenelle, (VIme)

DU MÊME AUTEUR :

Connaissance de la Déesse, avant-propos de Paul Valéry (Société Littéraire de France, 1919)
Épuisé
Les Théories d’Einstein. (Payot, 1921)  
Vanikoro (Nouvelle Revue Française, 1923)
Épuisé

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE, APRÈS IMPOSITIONS SPÉCIALES CENT HUIT EXEMPLAIRES IN-QUARTO TELLIÈRE SUR PAPIER VERGÉ PUR FIL LAFUMA-NAVARRE AU FILIGRANE DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE, DONT HUIT EXEMPLAIRES HORS COMMERCE MARQUÉS DE A à H, CENT EXEMPLAIRES RÉSERVÉS AUX BIBLIOPHILES DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE, NUMÉROTÉS DE I A C, ET SEPT CENT QUATRE VINGT DOUZE EXEMPLAIRES RÉSERVÉS AUX AMIS DE L’ÉDITION ORIGINALE SUR PAPIER VELIN PUR FIL LAFUMA-NAVARRE, DONT DOUZE EXEMPLAIRES HORS COMMERCE MARQUÉS DE a A l, SEPT CENT CINQUANTE EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS DE 1 A 750 ET TRENTE EXEMPLAIRES DAUTEUR HORS COMMERCE NUMÉROTÉS DE 751 A 780, CE TIRAGE CONSTITUANT PROPREMENT ET AUTHENTIQUEMENT LÉDITION ORIGINALE.

TOUS DROITS DE REPRODUCTION ET DE TRADUCTION RÉSERVÉS POUR TOUS LES PAYS Y COMPRIS LA RUSSIE.
COPYRIGHT BY LIBRAIRIE GALLIMARD 1923

CHAPITRE PREMIER

En réalité, Bernard était ainsi constitué qu’il ne pouvait entreprendre une chose quelle qu’elle fût sans la mener à son terme quel qu’il dût être. Il ne pouvait concevoir le suspens ni le provisoire ; une sorte de logique active, véritablement empirique, entraînait et enchaînait ses gestes comme ses méditations. Chaque affaire entreprise s’inscrivait dans son esprit sous une forme imaginaire ; elle pesait de ses divers éléments sur ses décisions ; les échéances, les risques créaient un amoncellement nuageux, la disponibilité d’un orage, non point qu’il se les figurât sous cette forme, mais il en ressentait mentalement et même nerveusement la même sorte de tension qui le tenait attentif et éveillé. Il consacrait la sollicitude la plus patiente, la plus inattendue de sa part, à l’ensemble de détails les plus ordinaires, les moins surveillés d’habitude et où il prétendait que résidaient les antennes fragiles des entreprises. Celles-ci lui formaient ainsi une prison perpétuelle dont la voûte éteignait les échos et bornait l’horizon. Tout ce qui n’avait pas rapport avec elles, tout ce qui ne lui proposait pas une ressource immédiatement assimilable se heurtait à sa distraction totale. L’unique direction de cet esprit en travail était celle de sa réussite ; sa contention appliquée à ce grand dessein opposait à tout le reste une indigence sans appel ; la seule passion qui demeurât chez lui rendant son travail était celle de l’ordre ; celle-là ne pouvait en aucun cas être submergée. Bernard ouvrait lui-même son courrier, répondait à toutes les lettres importantes, notait sur les autres le sens de la réponse à faire, indiquait sur toutes le titre du dossier où elles devaient être classées. Ce goût de l’ordre n’était qu’une forme de son tempérament ; il annonçait la coutume de prévoir l’avalanche ou la crue, d’y pourvoir, de lui ménager ses canaux, de n’en être jamais recouvert ni même surpris ; mieux encore, d’y savoir retourner, pour reprendre aux bassins où s’en décantaient les laisses ce qu’on en pouvait utiliser. Cette clairvoyance, cette instante vigilance, cette tenue parfaite de soi, éliminaient l’épuisement des contractions réticentes, combinaient les facilités d’une pensée qui pouvait librement disposer d’elle-même. Bernard, s’étant défini les valeurs qu’il poursuivait, allait à son but avec imperturbabilité, avec cette sorte de sécurité que donnent à une troupe en marche le bon gouvernement de ses unités, la certitude tactique de ses cheminements, les mesures qui la couvrent de gardes en avant, en arrière, sur les flancs, enfin ce que les états-majors appellent justement les sûretés. Ainsi orienté, il semblait offrir un front d’airain ou, plus exactement, une absence spirituelle, qui avait raison de tout. Bien des financiers n’ont pas d’autre secret qu’un semblable tempérament.

Sans doute ce ferme propos qui maintenait Bernard à sa tâche ne lui imposait-il pas des œillères. Le cœur vivait toujours, et plus volcanique que jamais. Mais le jeune homme avait hiérarchisé irrésistiblement les appels de son être ; rien ne le pouvait faire dévier de sa direction. Pourtant, Dieu sait comme il souffrait, justement à cause de son horreur des choses mal terminées, de ce suspens où était restée sa liaison avec Angèle. Car, bien qu’il eût promis à Blinkine d’ignorer désormais sa maîtresse, il ne s’y sentait pas tenu ; nul serment ne le pouvait enchaîner. Il se rendait cette justice qu’il avait essayé de faire l’oubli en lui-même sur la petite partie de ce sentiment que le tracas des affaires n’avait pu tout à fait noyer. Il avait d’abord essayé de trouver en sa femme ce que lui avait si merveilleusement donné Angèle. Mais Reine était toute douceur, tout charme, toute soumission ; abandonnée à son désir, flottante et en admiration devant lui, elle laissait, lorsqu’il l’enlaçait, une âme de poète enivré aller à la dérive ; elle ne lui révélait rien du cœur, ni des sens ; elle ne le troublait, ni ne le comblait ; comme dans les auberges d’Espagne il ne trouvait plus en elle, suivant le mot si souvent cité, que ce qu’il y apportait. Car il se moquait du site, et pour la nourriture spirituelle qu’elle aurait pu lui donner, il se sentait, le soir venu, trop fatigué, le cerveau encore trop plein de chiffres, pour la suivre dans ses récréations d’artiste. Le malaise l’envahit donc très vite auprès de cette femme délicieuse qui n’avait d’autre défaut que d’être sage. Mais cette sagesse, cette simplicité ne faisaient que l’agacer quoi qu’il en eût et bien qu’il s’en gourmandât. Il n’était pas encore perverti pourtant ; et même il résistait aux rafales de sauvagerie qui, certains jours, remontaient en tempête des horizons de son enfance. Mais parfois il l’eût voulu mordre, pincer, quereller bassement au risque de recevoir la leste et violente gifle qu’Angèle ne lui eût pas marchandée en de telles occasions. Mais il n’osait la disputer ; dès qu’il prenait un ton plus élevé, elle s’alarmait, ses yeux se mouillaient. Il en était venu à la traiter comme une enfant ; là était le climat de cette jeune femme rêveuse et tendre qui devait rester toute sa vie au stade de l’adolescence. Il crut une fois avoir trouvé un prétexte qu’il s’empressa d’exploiter avec une rare perfidie : ce fut l’assiduité de Louis Gontil. Le poète continuait à faire une cour simple, tranquille, sans ambition et sans espoir, à la jeune femme. Il semblait ignorer le mari ce qui ne laissait pas de vexer Bernard. Il composait, suivant les fantaisies de son inspiration, des poèmes exquis et des impromptus badins et il tenait davantage à ceux-ci qu’à ceux-là ; plein de talent, l’orgueil d’un gamin lui tenait lieu de génie. Au demeurant, il était pour Reine la compagnie la plus sûre, la plus éperduement dévouée et la moins compromettante qui pût être. Il l’accompagnait dans ses courses, aux expositions, chien fidèle, drôlatique et constamment en alarme devant l’objet de son admiration. Bernard le trouva trois soirs de suite en rentrant chez lui ; impatienté, fatigué d’une longue journée de travail, irrité de ce que sa femme ne le fût pas venu rejoindre au bureau, il feignit de croire à autre chose qu’à une simple camaraderie, fit une scène terrible, ameuta les domestiques et jeta le poète dehors par les épaules. Resté seul avec sa femme, il évoqua le divorce, lui souhaita le bonsoir d’une voix glacée et sortit. « Je la tiens, ma dispute, se disait-il ; elle va vivre, réagir, bon Dieu ! » Quand il revint, Reine était couchée en proie à la fièvre ; elle fut malade comme une bête ; on pensa qu’elle ne s’en remettrait point. Elle pleurait, suppliait ainsi qu’un chien battu et qui ne sait pourquoi ; et ces supplications, comme il arrive, irritaient davantage son mari, lui imposant, pour qu’il pût se contenir, un effort qui lui causait un insupportable malaise. Quand elle alla mieux, il voulut faire renaître sa confiance, lui dit qu’elle pouvait rappeler l’Apollon. Mais elle eut encore une crise de désespoir et il dut l’amener lui-même, impavide et protecteur, au pied du lit de Reine. Il comprit, ce jour-là, qu’ils n’étaient point faits pour s’accorder. Il reprit auprès de sa femme l’attitude d’un grand frère indulgent, fut son mari sans dégoût ni plaisir lorsqu’il le fallait, vécut sevré de la femme telle que la bouche d’Angèle lui en avait laissé l’unique et spécifique saveur.

Il espéra aussi en son fils. L’enfant grandissait, sain, alerte, vif et d’un joli visage. Le fils de Noë Rabevel, le petit Marc, de quelques mois plus âgé, était son compagnon de jeux. Eugénie venait parfois, avec Reine et les deux enfants, jusqu’au bureau de Bernard. Celui-ci gardait de la tendresse à sa tante, comme dans une sorte de cellier secret ; elle restait la lumière de son enfance ; il l’interrogeait, elle lui répondait avec ce sourire qui la faisait belle. Noë allait bien, le travail croissait tous les jours ; dame ! c’était rude, mais ils étaient si heureux tous les deux ; dommage qu’on ne pût s’agrandir faute de capitaux. Bernard avait proposé d’avancer l’argent nécessaire, mais Noë n’avait rien voulu savoir, méfiant et orgueilleux. On n’était pas riches, c’était sûr, mais on était à l’aise et contents ; de quoi bien vivre et un gosse obéissant et intelligent, que désirer de mieux ? Et, en effet, le petit Marc, sage, attentif, rayonnait d’intelligence. Il fallut bien que Bernard se rendît compte de la différence avec son Jean ; celui-ci ne promettait que des dons médiocres. Il en fut horriblement mortifié : « Quelle consolation aurai-je dans la vie ? Ni femme, ni enfant, du moins tels que je les avais souhaités ! » Cette idée lui devint de plus en plus présente à mesure que ses affaires faisaient leur ornière, apprenaient à marcher seules dans leur voie sans cahots, lui laissaient peu à peu la liberté d’esprit. Cette liberté ne lui serait donc donnée que pour se ronger le foie ? Il le semblait ; Jean allait atteindre ses douze ans et à peine savait-il lire : « Travail moyen, conduite bonne, intelligence médiocre, fait ce qu’il peut ». Quelle rage humiliée possédait le père qui lisait de telles notes ! Quelle rage impuissante, de celles qui le secouaient, le faisaient tour à tour blêmir et noircir et le laissaient finalement écœuré, écumant et sans force !

Cette liberté peu à peu revenue ouvrait l’espace à son imagination. Les préoccupations des affaires se retiraient comme des eaux d’inondation et dans cet espace longtemps recouvert se montraient de nouveau les êtres qui n’avaient jamais cessé de le solliciter sourdement mais qu’il n’avait jamais consenti à entendre ; à leurs voix, à celles d’Angèle et d’Olivier, se mêlaient les lamentations contraires de Reine et de Jean. En vérité nul ne l’appelait, nul ne lui demandait de changer un iota à sa conduite mais, lui, il voyait maintenant avec une netteté totale que le souvenir de sa maîtresse le sollicitait d’autant plus vivement que ni sa femme ni leur enfant ne lui donnaient ce qu’il en avait attendu. Et puis, il avait aussi une affaire à régler avec le père Mauléon ; il se félicitait maintenant d’avoir engagé celui-ci dans cette affaire séduisante dont il présentait dès cette époque les complications et les difficultés. Le malheureux, les doigts pris dans l’engrenage, n’avait plus pu s’en tirer ; il mangeait son temps et dépensait son bien en démarches, en essais ; à plusieurs reprises, Bernard lui avait avancé de l’argent, lui avait fait signer des traites, avait dû consentir à les renouveler. La distribution d’électricité allait à peu près, cahin-caha, grevée d’ailleurs de toutes sortes de frais ; les terrains irrigués ne se vendaient pas. Les Caussenards, malins, ne se pressaient pas ; on se disait à l’oreille que le père Mauléon tirait le diable par la queue et devrait lâcher bientôt tout ce qu’il tenait, pour un morceau de pain. Le pauvre homme faisait à Bernard le signe de détresse, le suppliant de venir sur place ; et même il s’était rendu à Paris pour le voir. Mais Rabevel avait toujours prétexté le souci de ses affaires qu’il ne pouvait abandonner d’un pas, pour ne pas se rendre à la Commanderie ; il avait prodigué les bons conseils, suggéré des solutions qui eussent été fort bonnes appliquées par lui, mais que Mauléon n’avait pas les qualités nécessaires pour mener à un heureux terme. Le brave homme finit par croire que Bernard ne voulait pas venir et avait décidé de l’abandonner à son malheureux sort. « Qu’en penses-tu, Angèle, toi qui le connais ? » La jeune femme ne savait quoi répondre. Elle avait eu d’abord une vie d’hallucinée. Il fallait taire à François, lorsqu’il revenait tous les deux ans, les ennuis de son beau-père, il fallait taire les manœuvres bizarres de ce Bernard dont le silence lui paraissait une menace plus effrayante que les cris, il fallait taire surtout l’horrible secret qui tourmentait sa tempe, ses lèvres, son cœur, et même toute sa chair ; laisser son mari embrasser ce bel Olivier déjà ardent comme son père, lui laisser croire qu’il serrait entre ses bras orgueilleux le fruit du plus pur de son sang.

Puis elle avait fini par se convaincre qu’elle obtiendrait enfin, grâce à la religion, le salut et l’oubli ; de la Trappe voisine de Bellecombe où il s’était retiré, le Père Blinkine la venait voir entre deux missions. Le verbe enflammé du converti l’enivrait. Abraham lui racontait les étapes de sa propre conversion, réveillait en elle le sentiment du divin et la faisait passer par toutes les transes et toutes les larmes, des plus douces aux plus amères. Elle fut vraiment pendant les jeunes années d’Olivier semblable à un ange ; une grande sérénité avait succédé aux extases, aux jeûnes et aux macérations ; son corps n’existait plus tant il demeurait profondément endormi ; son cœur était tout entier pris par l’affection échangée avec son fils ; elle l’embrassait longuement dans son petit lit le matin et, sur le coup de six heures, par tous les temps, se rendait à la première messe. Un vieux curé obscur officiait dans le lointain céleste, sa tête blanche seule visible, allant et venant, suspendue comme à des ailes dans la vague lumière des cierges et ainsi qu’on voit les figures de chérubins sur les peintures anciennes. L’église toute longue, étroite, écrasée, percée de meurtrières, semblait une galère sans rames. La paix régnait sur les âmes de bonne volonté unies là dans ces prières matinales ; Angèle s’y retrouvait telle qu’en ses jeunes années ; elle s’élançait vers Dieu avec le même désir d’éternité ; elle goûtait dans les sacrements la même consolation ; elle y puisait un réconfort sans pareil.

Quand elle retournait à la petite maison qui était devenue la sienne depuis le retour de son frère, Olivier était déjà éveillé, les yeux grands ouverts sur les objets hétéroclites que François avait rapportés de ses voyages. L’enfant, dès son bas âge, avait marqué sa dilection pour toutes ces choses dont on ne se servait point ; dès qu’il avait été en âge de comprendre, il s’en était émerveillé. A l’école, il avait appris tout seul à lire et à écrire en regardant sagement les autres alors que sa mère ne le menait là que pour qu’il y fût surveillé, tandis qu’elle vaquait aux soins du ménage. Maintenant, il composait d’étonnantes histoires qui remplissaient Angèle d’admiration, d’orgueil et lui serraient le cœur. Il s’échappait avec ses camarades, les conduisait, toujours le premier, à la découverte des nids de faucon, à l’exploration des cavernes. A chacun de ses retours, François débordait davantage de joie : « Quel étonnant clampin ! Ah ! il tient de son père, celui-là ! Eh ! la maman, qu’en penses-tu ? » Elle répondait : « Oui » en hochant la tête.

Déjà elle craignait tous les périls pour son enfant. L’ardeur précoce d’Olivier dans l’étude et dans le jeu lui apparaissaient terrifiantes ; elle se rappelait sa propre enfance si turbulente mais surtout les épouvantables histoires qu’elle savait sur l’enfance de Bernard. Elle s’était ouverte de ses appréhensions au Père Blinkine qui l’avait écoutée pensivement. « Il faut le mener avec douceur, avait-il répondu, ne pas le briser. » « Ah ! pensez-vous que je sois mère à le briser. » — « Je sais. Est-il bon ? » — « Oui, je crois qu’il a du cœur. » Elle racontait avec ravissement comment, dès ses sept ans, il l’entourait de douces prévenances au retour de ses pires escapades. Ses colères, ses méchancetés d’enfant ne résistaient pas aux larmes de sa mère. Il l’écoutait avec une avidité d’amour dont elle ne pouvait parler sans qu’un sanglot d’attendrissement remontât à sa gorge. Tous les soirs à quatre heures, il organisait la course au sortir de l’école ; il partait le dernier, fougueux, les mâchoires serrées, dépassait tous ses camarades l’un après l’autre et arrivait essoufflé à la maison. Il embrassait cent fois sa mère, la serrait, la mordait, la pinçait, puis s’asseyait avec de grands rires de triomphe. Ensuite, il allait au tiroir, tirait le chanteau de pain, s’y taillait un quignon et le dévorait en l’accompagnant de saucisson, de miel noir, ou de ces fromageons de chèvre qui sentent la fleur de genêt. Et de nouveau il sortait pour jouer sur la place, se dépenser, jeune animal plein de sève et de puissances secrètes. Quand le soir tombait, Angèle se penchait à la fenêtre entre la lavande et le basilic. Le cœur de l’enfant s’arrêtait d’amour et de bonheur ; ses mains lui envoyaient des baisers. Il la rejoignait. Ils montaient ensemble vers l’église, dans le silence : « Appuie-toi sur moi, maman », disait le petit homme. Elle lui laissait sentir le poids de son bras avec délice pour qu’il se pût enorgueillir de soutenir sa mère. A l’église il était dans ses bras, perdu, noyé, sauvé, envolé, à l’aventure, sur cet esquif merveilleux ; quel mystère, quel prodige ! « Oui, il a du cœur », disait la mère.

Le Père Blinkine en concluait que tout était bien. Il fallait l’élever dans le respect des lois divines et humaines, dans l’obéissance et l’amour de ses parents, et surtout le soustraire aux influences pernicieuses. Les enfants du bourg n’étaient pas mauvais, mais, plus tard, au collège…

— Et s’il devenait marin comme son père ? » Sa tendresse maternelle ne pouvait envisager une telle hypothèse sans frémir. Cet enfant sans peur lâché dans les bordées de matelots…

Le Père Blinkine l’invitait à se rassurer. Et pourquoi serait-il marin, cet enfant ? intelligent, travailleur, il pouvait faire ses études secondaires ; le père gagnait assez pour tenir son fils au Lycée, en faire un ingénieur ou un médecin… sa mère ne le quitterait que lorsque, marié, il lui aurait donné à sa place un autre enfant de son sang à aimer.

Elle se calmait, se sentait heureuse de cette seule joie qui lui fût permise : aimer son fils et le garder. Il lui semblait qu’elle aurait voulu le voir petit ainsi indéfiniment ; elle aurait consenti à vieillir auprès de cet enfant que nul ne songerait à lui enlever tant qu’il serait un bambin. Elle vivait toute à lui. Le souvenir de Rabevel ne la troublait plus ; elle y pensait parfois avec une sorte de sérénité indifférente ; il était le passé, l’orage définitivement éloigné ; en vain se penchait-elle pour en saisir un grondement attardé et lointain.

Pourtant, l’occasion ne lui avait pas manqué d’évoquer son visage. Elle connaissait par le menu les difficultés où se débattait son père ; seul, disait celui-ci, celui qui m’a engagé dans cette affaire peut m’en tirer avec honneur. Mais, tout occupée par son fils, elle n’apportait plus à ces combinaisons malencontreuses qu’une attention distraite. Aussi fut-elle fort étonnée lorsqu’un jour, dans la petite maison où elle vivait depuis le retour de son frère à la demeure paternelle, son père arriva et lui déclara tout à trac que si Rabevel ne venait pas arranger la situation, « il était dans le lac » ; La situation semblait désespérée : les créanciers montraient les dents, l’usine marchait mal, ne rapportait plus rien, avant six mois c’était la faillite ; le pauvre homme pleurait et se lamentait. Angèle désolée lui demanda ce qu’il comptait faire.

— Il faut que Rabevel vienne ici, tu comprends. On réunira les créanciers ; lui, il peut les faire attendre ; il jouit d’un assez grand crédit. Il verra aussi l’usine ; sûrement j’ai été mis dedans pour cette affaire par le fournisseur ; il saura s’en rendre compte et arranger cela. Quand on verra que tout remarche et qu’il n’y a plus d’espoir de faillite, les gens qui tergiversent pour racheter les terres à jardin n’hésiteront plus. S’il ne vient pas, c’est fichu. Et puis, à lui aussi je dois de l’argent, j’ai des traites à échéance dans six mois ; pourvu qu’il ne les ait pas mises en circulation ! Je lui ai tellement dit qu’il pouvait compter que je ne les renouvellerais plus !

— Écris-lui de venir.

— Il ne viendra pas. Tu sais bien que mes lettres n’arrivent pas à le déranger.

— Va le chercher.

— Il ne viendra pas ; il faut que tu viennes avec moi…

Elle poussa un cri : « Moi ! » Les cieux tournèrent. Elle ferma les yeux et les rouvrit aussitôt ; il lui sembla que la vie venait de changer ; la menace était revenue la chargeant d’un poids infini.

— Oui, toi, disait placidement le père. Tu le connais depuis l’enfance, tu es la femme de son meilleur ami. Si tu le supplies de me sauver, il t’écoutera.

Elle fit ses bagages plus morte que vive. Mais Olivier ne voulait pas la laisser partir ; elle tremblait elle-même de le laisser sans mère, ce petit qu’elle n’avait jamais quitté. « Prenons-le donc avec nous, dit Mauléon, on peut le montrer, il n’est pas vilain ; je lui paye le voyage ». Ils partirent le lundi de Pâques après que Rabevel eut répondu à leur télégramme qu’il les attendait.

Bernard n’avait pu se dispenser d’annoncer à sa femme que Madame Régis, son fils et son père allaient venir passer quelques jours à Paris. Reine connaissait un peu François dont l’exotisme faisait vibrer en elle les cordes que les romans de Loti lui avaient révélées ; le Capitaine était, à chacun de ses voyages depuis douze ans, passé en météore et chaque fois Rabevel l’avait prié à dîner tant pour causer avec lui des détails d’exploitation de la compagnie dans le Pacifique que pour complaire à sa femme dont il savait la faiblesse tout esthétique pour les récits des pays de la perle et du corail. Reine ne cacha pas le plaisir que lui causait la venue d’Angèle et proposa même à son mari de la recevoir chez eux : « Nous préparerons deux chambres, dit-elle ; puisque nous avons de la place chez nous, profitons-en pour donner l’hospitalité aux gens sympathiques ; ils sont si rares ! » Mais Rabevel hésitait ; tout de même recevoir sous le même toit sa femme et sa maîtresse ! Bah ! songea-t-il, préjugés tout cela. Et aussitôt son esprit travaillait. Il dit, comme pensant tout à coup à un détail : « Eh ! mais, deux chambres, deux chambres, ma petite Reine, tu te trompes, il en faut trois ». « Tu plaisantes, nous mettrons un lit pliant dans la chambre de Madame Régis ; un enfant de douze ans peut bien dormir dans la chambre de sa mère… »

Il ne put celer un mouvement de contrariété qui n’échappa point à Reine : « Que de pudeur ! dit-elle en riant, nous ajouterons un paravent puisque tu t’offusques ».

Elle voulut qu’ils allassent tous deux chercher leurs hôtes le mardi matin. Dès que Bernard les vit apparaître il les lui indiqua : « Les voilà, là-bas, dit-il, tu vois : la brune au chapeau gris avec le monsieur à grand feutre près du pilier. » — « Mais l’enfant ? » — « Nous ne pouvons pas le voir, il est dans la foule. Je m’en vais, je sais que les femmes n’aiment pas qu’on les aperçoive à l’arrivée d’un train de nuit, après quinze heures de voyage. Je vous rejoindrai à l’heure du déjeuner ». A la vérité, il se sentait tout drôle, secoué d’une émotion oubliée depuis douze ans ; il prit un fiacre et rentra à son bureau, mais il ne put fixer son attention sur aucun travail et passa quelques heures inutiles, désordonnées et des plus irritantes qu’il eût connues.

Quand il rentra chez lui, il alla d’abord dans son cabinet de toilette, ce qu’il ne faisait jamais ; il s’examina longuement : était-il changé ? Mais non ; certes, plus homme ; deux rides barraient horizontalement son front, deux rides verticales à la naissance du nez marquaient l’habitude de la réflexion et la nature impérieuse du tempérament ; quelques cheveux blancs aux tempes. Dame, se dit-il, nous ne sommes plus jeune, ma foi : trente-quatre ans ! Mais il était resté svelte, souple et droit ; l’œil étincelait de malice derrière le lorgnon. Allons, il pouvait se présenter. Angèle devait être plus marquée que lui. Il se donna un coup de peigne et se rendit au salon. Sa femme venait au devant de lui : « Quelle belle personne cette madame Régis, lui dit-elle à mi-voix ; et qu’elle est gentille ! » Il eut froid au cœur ; il se sentait coupable d’avoir permis le rapprochement de ces deux femmes. Il ouvrit la porte du salon ; les trois visiteurs se levèrent : il ne vit d’abord, il ne voulut voir que Mauléon, lui serra la main, se détourna légèrement vers Angèle pour la saluer, donna une tape amicale à Olivier sans le regarder et entama immédiatement une conversation cordiale avec le bonhomme. « Quel accueil charmant ! se disait celui-ci ; il est probable que ce Rabevel a quelque remords de ne m’avoir pas secouru plus tôt. » Il voulut essayer d’attaquer la question qui lui tenait au cœur, mais Bernard lui coupa la parole en riant : « Rien du tout ici, dit-il, rien qu’un bon déjeuner. Évidemment nous ne serons pas aussi bien traités que par la tante Rose, mais nous ferons de notre mieux pour que vous ne regrettiez pas trop la Commanderie pendant votre séjour. Quant aux affaires nous verrons cela tout à l’heure à mon bureau. Pour l’instant, à table. » Cependant le petit Jean était venu chercher Olivier très intimidé et tous deux s’installaient à l’office aux soins de la Miss qui servait à l’enfant de gouvernante, de femme de chambre et de répétiteur. Un instant après, Marc invité spécialement venait les rejoindre sous la conduite d’Eugénie qui se présentait rougissante comme une jeune fille tandis que les enfants heureux de cette réunion anormale qui avait des airs de fête et de liberté entreprenaient des bavardages éloquents.

— Ah ! ma tante, dit Rabevel, tu ne connais pas Angèle, toi ; c’est une amie de toujours pourtant. Nous nous tutoyions étant enfants. Maintenant, tantôt on se laisse aller à ce tutoiement, tantôt on se retient. On devient timides avec l’âge.

— Mais, dit Eugénie, je me souviens très bien de vous, Madame, je vous ai souvent vue de ma fenêtre quand vous rentriez de l’école. J’ai même deux souvenirs très précis : le premier c’est que vous aviez un cartable en cuir vert. Est-ce vrai ?

— Mais oui, répondit Angèle surprise.

— Alors mon second souvenir est véridique aussi, dit Eugénie avec une pointe de malice. Le voici : c’est que, tous les soirs, malgré la personne qui vous accompagnait et malgré les gestes de coq en colère de Bernard, vous vous arrangiez pour l’embrasser avant de le quitter.

— Cela, je ne m’en souviens pas, dit Angèle confuse.

— Avouez, avouez, fit Reine ravie de ce roman d’enfants ; avouez, je n’ai pas de jalousie rétrospective.

— Oui, je m’en souviens aussi, déclara Bernard ; j’étais noir de honte ; Blinkine qui devait devenir le confesseur et Régis le mari de mon flirt se moquaient de moi il fallait voir comme. Ah ! c’est loin ! j’avais douze ans ; et vous neuf, petite Angèle.

— Neuf ans ! fit comiquement Mauléon, voyez comme la vertu de ma fille était bien gardée !

— Mais comment avez-vous pu me reconnaître ? demanda Angèle à Eugénie.

— Vous êtes la même. Cela paraît ridicule ce que je vous dis, mais c’est exact : même figure d’ange…

— Qui couvait de terribles ardeurs d’après ce que je vois, fit Reine taquine.

— Oh ! dit le père en riant ; elle est de bonne race.

— Ces figures ne bougent guère que pour s’empâter, je l’ai remarqué, observa Reine ; et vous, vous n’êtes pas de celles qui s’empâtent. Quand je dis ces figures, je veux signifier ce genre de visages exquis qui sont parents de ceux que peignait Léonard de Vinci ; on a dû vous le dire assez souvent que vous aviez le visage de la Sainte Anne, n’est-ce pas ?

— Une fois, une seule fois, répondit Angèle rêveuse.

— Mais vous ne l’avez pas oublié, fit remarquer Bernard.

Elle dit malgré elle :

— Je n’ai rien oublié ; je crois avoir oublié et puis, tout d’un coup, tout me revient, là, présent, comme si…

Elle s’arrêta, s’apercevant tout à coup qu’elle disait à haute voix ce qu’elle venait de ressentir, et un courant glacé coula dans sa nuque. Mais personne n’avait compris que Bernard.

— C’est très curieux ces phénomènes de faux oubli, dit l’intelligente Reine ; ils s’apparentent certainement aux phénomènes de fausse mémoire. Qu’en penses-tu, Bernard ? Rabevel répondit, disserta, heureux de faire dévier une conversation que le trouble d’Angèle jusqu’alors visible seulement pour lui pouvait d’instant à l’autre rendre périlleuse.

Quand le repas fut terminé, Reine proposa qu’on fît entrer les petits. Eugénie annonça que son mari qui n’avait pu déjeuner avec eux s’arrangerait peut-être pour venir prendre le café. Et en effet, Noë arriva en même temps que les enfants. Du seuil, il resta un moment à les regarder, puis, avec sa franchise habituelle :

— C’est le petit Olivier Régis ? Qu’il est beau ! Viens ici, petit bonhomme.

Il l’examina.

— Comme il ressemble à sa mère, s’écria-t-il, tous les traits, tous les traits ; le nez, le menton, cette bouche mystérieuse, les pommettes, les yeux, les oreilles ; je détaille, hein ? Mais pourquoi les cheveux lui cachent-ils le front ? Pourquoi te coiffe-t-on ainsi, petit bonhomme ? Est-ce que tu aurais un front vilain, par hasard ?

Il releva la frange, découvrit un beau roc lumineux, regarda la mère.

— Il est aussi beau, mais ce n’est pas celui de ta mère ; elle te veut tout à elle, c’est pourquoi elle le cache, hein ?

Son regard qui comparait revint à Angèle, s’arrêta sur Bernard distraitement, puis s’en détourna avec une sorte de stupeur et de vivacité tandis qu’il lissait de nouveau hâtivement la frange de l’enfant. Les deux amants seuls avaient saisi le geste fugitif. Ils se regardèrent à la dérobée avec angoisse ; que peu de chose pouvait donc suffire à les trahir !

Le petit Jean racontait le déjeuner à sa mère. Olivier les avait remplis d’admiration ; il leur avait dit les plantes, les animaux, tout ce qui poussait et qui respirait dans son pays et dans les pays que son père avait visités.

— La vie est sa passion, dit Angèle ; il passe des heures à observer les abeilles, les fourmis, les hirondelles. Il n’est que trop exalté ; quand il ne lit pas des récits de voyages ou d’explorations, il en invente et vient me les conter.

— Il raconte bien, dit Marc, il raconte bien.

Habitué aux abstraites leçons des écoles parisiennes, le petit Marc avait senti tout de suite combien Olivier le dépassait dans la connaissance réelle des choses. Les parents les faisaient parler tous trois, avides de saisir à leur éclosion les divergences, les prémisses et les espérances de ces jeunes esprits. Olivier l’emportait de beaucoup par une sorte de rayonnement divinateur, un sens évident de la nature des êtres et une capacité de tout comprendre et de tout embrasser.

— Il te ressemblerait, dit doucement Noë à Bernard, s’il n’était pas bon.

— Oui, répondit celui-ci en riant, c’est sa tare.

Marc attentif et solide, d’un caractère plus assis, promettait de maintenir les grandes choses qu’Olivier pourrait créer si ses penchants ne contrariaient pas son intelligence. Le petit Jean de quelques mois plus jeune semblait leur cadet de cinq ans. La bouche de Reine se crispa ; elle crut qu’elle allait pleurer ; elle regarda son mari. Mais celui-ci ne paraissait pas le moins du monde humilié ; il contemplait et écoutait Olivier avec une admiration non dissimulée et sans paraître ruminer d’arrière-pensées.

— Il faudrait nous le laisser ce petit, finit-il par dire ; il tiendrait bien compagnie à Jean et à Marc. Jean gagnerait beaucoup à leur fréquentation. J’ai bien envie de vous le confisquer, Angèle, qu’en dites-vous ?

Elle le regarda avec inquiétude ; si cette idée s’ancrait en lui maintenant, quelles luttes en perspective contre une telle tête de fer ; instinctivement elle attira l’enfant à elle. Tout le monde se mit à rire.

— Quel joli geste de lionne blessée, fit Reine.

— Et quel joli groupe, dit Eugénie, ce serait dommage de le disjoindre.

— Eh bien ! je garde le groupe, conclut Bernard en riant ; ou vous toute seule, si vous aimez mieux ; vous savez que je vous préférerais encore à votre fils.

Elle eut la force de répondre sur le même ton badin :

— Tant pis pour vous, il est trop tard ; il fallait me dire cela quand je vous embrassais par force, rue des Rosiers.

On se levait. Il lui dit vite et bas :

— Tu aimes encore être prise par force ?

Elle lui tourna le dos, rejoignit Reine qui fit des exclamations :

— Par exemple ! Voilà Madame Régis qui a peur qu’on lui enlève son Olivier. Si ! Si ! C’est certain ! J’avais fini par suivre ton conseil, Bernard, et mettre dans deux chambres séparées la mère et l’enfant. Tous deux trouvaient cela très bien. Maintenant, ça ne va plus ? Enfin, à votre guise.

— C’est d’elle-même, se dit Bernard, c’est d’elle-même qu’elle a peur.

Rentré à son bureau quelques instants après, il écoutait les explications de Mauléon en prenant des notes avec son attention habituelle : « Tout ça n’est pas très brillant, conclut-il. Et que comptez-vous faire ? »

Mauléon fut abasourdi ; c’était la question même qu’il voulait, de son côté, poser. Il jeta un regard angoissé vers Angèle : « Bon, se dit Bernard, Angèle est chargée du plaidoyer. Offrons-nous donc ce régal. » En effet, la jeune femme à la torture, à la limite de l’humiliation et de la crainte, le suppliait de sauver son père de la faillite. Il savourait les accents de cette voix merveilleusement délicieuse et pathétique, la suavité de cette incomparable figure toute, et mystérieusement, et toujours, chargée d’une tragédie dormante dont il avait connu d’inoubliables réveils. Le refrain de sa vie, le refrain de cette femme retrouvée, que ce soit à chaque instant lorsqu’ils vivaient ensemble, que ce soit tous les jours lorsqu’elle était malade chez Abraham, et que ce soit maintenant au bout de douze ans, le même refrain divinement simple et définitif lui montait aux lèvres doué du timbre de l’éternité : « Qu’elle est belle ! Qu’elle est belle ! » Que ces traits fondus lui rappelaient de caresses, de douceurs, de phrases extraordinairement émouvantes et simples, d’amours qu’elle seule pouvait donner, que nul autre ne connaîtrait, qu’il ne connaîtrait avec nulle autre. Il la persécutait de son silence, l’écoutait tâtonner, se reprendre, hésiter, se répéter, se désespérer ; il cherchait, puisqu’enfin elle était revenue tomber docilement et volontairement dans ce piège tendu depuis douze ans, il cherchait comment il allait la prendre. Une commotion rapide zébra ses nerfs ; il eut le désir bref et puissant de s’en saisir tout de suite, le soir même ; impossible. La faire rester à Paris quelques jours ?… Il sentit, malgré l’inconsciente bassesse du désir charnel, comme le chantage serait net et qu’elle le mépriserait ; elle ne céderait pas peut-être et, en tous cas, il ne la reverrait plus. Non, il valait mieux l’accompagner ces quelques jours, ranimer les espoirs, les souvenirs, et les feux éteints, la laisser respectueusement libre d’elle-même et qu’elle partît ; il fixerait une date, irait à la Commanderie dans quelques mois ; ainsi vivrait-elle dans la fièvre et l’attente et n’aurait-il qu’à cueillir ce fruit tourmenté de l’orage et fermentant de son tourment. Il la ferait revenir à Paris pour élever son fils, son Olivier (si splendide, ce petit !) il l’installerait ; la vie redeviendrait enfin possible ; ou plutôt il aurait la seule existence digne de porter ce nom, car, enfin, il ne pouvait songer à vivre toujours sans cette femme qui était tout pour lui (il le sentait maintenant plus fort que jamais) et sans cet enfant. Cet enfant. Il sourit d’attendrissement ; vraiment, quelle douceur, il se sentait amant et père comblé.

— Vous souriez, dit Angèle.

— Non. C’est un tic », répondit-il, aussitôt à la parade comme avec un adversaire. Il se reprit.

— Je plaisante. Je souris de tant d’efforts dépensés en pure perte…

Mauléon fit un geste de désespoir. Angèle baissa le front, accablée.

— En pure perte. Il était bien inutile d’user tant d’éloquence pour persuader un converti.

Le bonhomme douta s’il avait bien entendu.

— Voyons, dit Bernard, croyez-vous que je vous laisserai noyer si je peux vous sauver ? Ah ! ajouta-t-il, prévenant un geste de reconnaissance de Mauléon, pas de gratitude anticipée. L’affaire est embrouillée, se présente très mal ; on ne peut être encore sûr de rien. Mais enfin, on peut certainement éviter la faillite ; ou, alors, c’est que Bernard Rabevel et Cie n’aurait plus aucun crédit.

Il prononça son propre nom avec une superbe involontaire où déjà l’on sentait s’annoncer et poindre l’orgueil, vice essentiel de la quarantaine proche, père de tous les autres vices de cet âge.

— Quand viendrez-vous ? interrogea Mauléon.

Il réfléchit ; il fallait qu’Angèle eût le temps de macérer…

— Pas de danger avant six mois, dit-il, donc cela nous donne jusqu’à Novembre.

Mais Angèle le devinait.

— Venez plutôt en Septembre, la saison est belle à la Commanderie.

— « Elle joue mon jeu », se dit-il, ravi. Il consulta son agenda ; rien de prévu pour cette époque ; il réfléchit encore ; ma foi, c’était celle qui convenait le mieux. Eh bien ! il acceptait, c’était dit et réglé, entendu ; la première quinzaine, n’est-ce pas ?

— Très bien, dit Angèle, et j’en suis d’autant plus contente que François sera là à ce moment.

— « La fine mouche ! » pensa-t-il vexé mais amusé tout de même. Il dit, en riant à cause de Mauléon : « François sera là, à condition qu’il n’ait pas reçu l’ordre imprévu de changer de destination ».

Elle fut suffoquée une seconde, puis, tranquillement :

— Impossible, puisqu’il revient sans escale des Marquises avec un voilier de coprah.

— C’est, ma foi, vrai. D’ailleurs ce que j’en ai dit c’était pour plaisanter.

— Je le sais bien, allez. Alors, dès l’arrivée de François, on vous espérera ?

— Attendez, dit Mauléon, ça ne va pas comme ça. J’aimerais autant, moi, que tout fût arrangé quand François arrivera ; je n’ai pas besoin d’avoir l’air d’un serin devant mon gendre. Quel est le jour prévu pour son arrivée ?

— Normalement le 5 Septembre, répondit Bernard après avoir consulté son tableau de mouvements des navires.

— Eh bien ! venez donc vers le 1er ?

— Je veux bien mais c’est mon ancien béguin qui n’a pas l’air enthousiaste ; vous étiez plus gentille il y a vingt ans ! Allons, est-ce que cette date vous convient ? ajouta-t-il, prenant comiquement un ton de gosse rechigné.

— Il faut bien », répondit-elle de même en lui tirant la langue, tandis que le père loin de se douter du drame que cachait cette comédie jouée pour lui, se félicitait du liant et de l’heureuse issue qu’avait amenée l’évocation des souvenirs d’enfance.

Reine arrivait : « C’est arrangé ? demanda-t-elle. Oui ? A la bonne heure ! » Ils se mirent à deviser dans cette sorte de détente que créait la conclusion heureuse de leur conseil ; à un moment la voix d’Olivier s’éleva timidement dans le petit bureau voisin où Reine avait conduit les enfants en leur recommandant d’être sages :

— Je vais vous la chanter, la chanson du rat blanc, disait-il, mais vous ne vous moquerez pas de moi ?

Abi Abirounère
Qui que tu n’étais donc ?
Une blanche monère,
Un joli goulifon…

Marc et Jean poussèrent des cris de joie, reprirent en chœur, exigèrent une autre chanson :

— Celle du chat, alors, dit Olivier.

Il saut’ sur la fenêtre
Et groume du museau
Pasqu’il voit sur la crête
S’amuser les oiseaux,
Tirelo ![1]

[1] Ces couplets sont un jeu de mon ami Léon Paul Fargue. (Note de l’auteur.)

— Mais c’est délicieux, cela, dit Reine. Qui lui a appris ces petites merveilles ?

— Personne, répondit Angèle ; il en invente tous les jours de semblables ; il a fait la chanson de la fourmi, celle du faucon, du bœuf, du chien, que sais-je encore ! chacune sur un air qu’il compose aussi à sa façon.

On fit entrer Olivier ; il finit par accepter de chanter son répertoire, mais non sans quelque gêne. Reine battait des mains, enthousiaste.

— Il faut le mettre dans un lycée ici, où il soit bien conduit, c’est un prodige, ce petit. Il faut nous le confier, Bernard avait raison. Songez qu’il y va de son avenir. Vous ne pouvez pas laisser s’éteindre une flamme pareille !

— « En voilà bien d’une autre ! se disait Angèle un peu ahurie. Mais ce n’est pas de la poésie, cela, ni du génie ! » Elle soupçonnait vaguement Reine d’une complicité avec Bernard pour lui ravir le petit. Pourtant, non, ce n’était pas possible, cette jeune femme semblait trop candide. Alors un nouveau débat s’ouvrait en elle ; si Reine avait raison, si vraiment son devoir lui commandait de faire donner à l’enfant une éducation exceptionnelle ?

— Il sera marin comme tous les Régis, dit-elle mélancoliquement. Il ira finir ses jours quelque part dans les eaux du Pacifique…

— Comme La Pérouse, dis, maman ? demanda l’enfant avec exaltation.

— Comme La Pérouse…

— Ah ! que je voudrais !…

Il ne savait pas encore très bien expliquer pourquoi mais déjà on percevait sous ses mots et malgré leur maladresse, une nostalgie de l’infini, de la solitude, de la grandeur et de cette immense extension de la vie qui ne la distinguerait plus bien de la mort si l’intelligence ne la gouvernait avec sévérité.

— Un romantique, dit Reine, qui l’interrogeait avidement. Mais quel romantique musclé et contenu ! » Elle l’embrassa passionnément : « Qu’il me plaît, votre Olivier, chère Madame, que je le voudrais avec mon petit Jean ! »

Angèle comprit bien qu’elle était sincère ; elle leva les yeux, vit le visage radieux de Bernard, son œil aigu attaché sur elle ; elle se trouvait émue et tremblante ; elle avait un peu froid. Elle s’évada : « Nous avons le temps de songer à tout cela, dit-elle ; son père décidera en Septembre ce qu’il veut en faire ».

Elle commençait à pressentir que l’heure était venue où la lutte qu’elle redoutait tant depuis la naissance de cet enfant allait s’imposer à elle. Sous quelle forme et dans quels termes ? Rien encore qui pût la fixer sur ce point. Mais il ne faisait point de doute que Bernard n’abdiquait rien de ses prétentions, que le désir restait intact en lui malgré l’écoulement de douze années, que, d’autre part, son amour paternel était éveillé, surexcité par l’orgueil et qu’il tenait désormais doublement à la mère et à l’enfant en raison même de ce qu’il retrouverait de l’enfant dans la mère et de la mère dans l’enfant. Et voilà que, par surcroît, cette Reine s’intéressait à son petit, voulait le voir auprès d’elle ! c’était un comble ! Ah ! celle-là ! Angèle se rappelait le bref moment d’émotion qu’elle avait ressentie lorsque lui était parvenue la lettre imprimée lui faisant part du mariage de son amant. Quels sentiments subits de jalousie, de déchirement, de haine ! Quelle tempête ravageante tout à coup déchaînée ! Le prudent Rabevel s’était abstenu de lui écrire ; depuis douze ans elle n’avait rien appris que la naissance du petit Jean et toujours par cette voie quasi-anonyme des lettres de faire-part. Son mari lui avait bien décrit vaguement Madame Rabevel, mais sans insister autrement ; elle avait cru comprendre que Bernard n’avait pas trouvé le bonheur et que sans doute il ne l’avait pas cherché ; et une préoccupation sournoise, un sentiment bizarre et confus demeurait en elle-même depuis qu’elle s’était crue définitivement libérée de l’empreinte de son amant. A cette heure, elle jugeait avec une espèce de terreur désespérée que Reine ne tenait dans le cœur de Bernard qu’une place minime et que le fauve conservait sa liberté, son intégrité redoutable de puissance et d’appétit. Et elle n’osait pas descendre au fond d’elle-même pour se consulter. Rabevel l’observait, la devinait : « Il faudrait, se disait-il, que je pusse arriver à dissiper cette terreur méfiante… » Il cherchait… Il sut trouver.

Il sut arriver, de ces quelques jours passés à Paris et desquels le petit Olivier devait rapporter des souvenirs merveilleux, à faire pour Angèle le comble de la torture et de l’enchantement. Elle sortait parfois avec Reine, parfois avec son père, parfois avec lui, emmenant d’ailleurs toujours son fils qu’elle considérait presque superstitieusement comme sa sauvegarde. Elle revivait sa prime jeunesse et les souvenirs les meilleurs de ses amours en se promenant dans des rues jadis familières ; cette délicate provision de délices que constitue certaine forme de la mémoire lui permettait de jouir à l’extrême de son passé le plus aimé. Une crainte aiguë pourtant la traversait en flèche quand Bernard l’accompagnait, celle qu’il se permît d’un mot, d’un geste, d’empiéter sur son domaine intérieur passionnément gardé clos. Sa piété repoussait toute tentative avec horreur ; elle vivait sur le qui-vive ; et, par une contradiction naturelle, si elle souhaitait que la présence de Bernard fût innocente, elle s’avouait désirer cette présence innocente. Bernard se conduisait en grand frère ; pas un mot, pas une attitude qui pût rappeler le passé et entamer l’avenir ; pas même ces quelques intentions voilées par un regard ou une intonation, et dont elle avait eu tant de peur le premier jour ; et, bien entendu, rien qui fît allusion aux mots prononcés à voix basse ce même jour. Que de supplices exquis pourtant ! à certaines minutes, à ce moment, par exemple, où leur voiture s’arrêta (la gourmette d’un cheval s’était accrochée au timon, le cocher était descendu pour remettre les choses en ordre) sur le quai de l’Horloge, juste devant la porte de ce petit appartement d’Abraham où ils avaient passé ensemble des heures si douloureuses et si tendres, elle ne sut pas s’empêcher de le guetter. Qu’allait-il dire ? Mais il regardait paisiblement la rue. Elle crut d’abord à une sorte de manœuvre taquine ; puis à l’indifférence, à l’oubli ; elle poussa un soupir malgré elle, le cœur gros de tant d’ingratitude.

— Qu’avez-vous ? dit-il d’un ton étonné.

— Rien, répondit-elle, courroucée, rien du tout. Ne trouvez-vous pas que certaines femmes sont bien bêtes de se donner à des hommes qui se moquent d’elles ?

— A propos de quoi dites-vous cela, chère amie ? Vraiment, je ne vous comprends pas.

— Eh ! reprit-elle avec colère, regardez donc où vous êtes !

Il pensait : « La voilà, la vraie Angèle, la mienne ». Il se pencha à la portière :

— Ma foi, dit-il, je ne faisais pas attention. Nous sommes devant l’ancien appartement d’Abraham.

— Ah ! tout de même ! et ça ne vous fait rien, à vous ?

La voiture s’ébranlait. Olivier qui avait voulu monter auprès du cocher, leur faisait des signes d’amitié à travers la glace. Elle lui envoya un baiser, puis retourna vers Bernard son beau visage toujours courroucé. Mais il avait fermé les yeux et paraissait dormir.

— Ah ! mufle ! lui dit-elle, mufle ! mufle !

Il ne bougea point, mais fit à mi-voix, comme en rêve :

— Elle n’a pas changé. Petit animal orgueilleux et colérique qui ne devient toute douceur qu’au plus doux de l’amour.

Elle ne trouva pas un mot, interdite :

— Ne vois-tu pas, reprit-il, que si je n’étais pas plus raisonnable que toi il me suffirait de te suivre dans cette évocation de souvenirs pour m’amollir de nouveau, pour retomber au péché ? » Ce mot de péché la fit frissonner ; mais quel droit un tel homme avait-il de le prononcer ? Il la comprit.

— Je sais bien, poursuivait-il, que cela ne me va guère de parler du péché ; je n’en parle que pour t’épargner. Car, pour moi… Vois-tu, il vaut mieux que je ne cherche pas à pénétrer ce qui se passe au fond de moi…

Ces paroles énigmatiques irritaient davantage la jeune femme. Elle se sentait enfermée entre sa religion, sa foi conjugale, son amour-propre, cette espèce de désir de savoir ce qui restait encore dans le cœur de cet homme. Elle n’osait le deviner habile à se taire ; le danger pour elle était justement son silence à lui. Qu’il avouât l’aimer encore et elle serait perdue pour lui. Qu’il déclarât ne l’aimer plus et, après le sursaut de la colère orgueilleuse, elle répondrait par un mépris mal célé sous le masque du devoir. Mais il ne disait plus rien à la suite de ces paroles ambiguës. Il la contemplait en silence, tout énervée, prête à le secouer, à le griffer pour se soulager en lui criant : « Parleras-tu ? Parleras-tu ? » et se retenant à grand peine et comme par miracle. Qu’il l’aimait ainsi ; cette nature noble, d’une extraordinaire dignité, si belle, si tendre, si douce, ne le comblait que par la permanence en elle de ces puissances d’orgueil, d’ironie et de violence… « Ainsi, dit-il, l’Amour naît des combats : le dieu Mars est son père… »

— Vous dites ? demanda-t-elle d’un ton bref.

— Je répète deux vers qu’un poète nouveau, nommé Toulet, répétait à un autre poète de nos amis, Louis Gontil qui nous l’avait amené, il y a quelques jours…

Elle haussa les épaules ; le calme revenait ; les yeux violets, sombres dans la colère, pâlissaient insensiblement. Bientôt le visage de la sibylle redevint celui de Sainte Anne. Elle fit un mouvement suppliant, implora Bernard avec une sorte de pudeur timide et charmante : « Pardonnez-moi. » Et elle ne sut pas comprendre toute la difficulté qu’il avait en l’écoutant à maîtriser l’élan qui le poussait vers sa bouche, à lui dire d’une voix distraite : « Bah ! chacun a ses moments d’humeur. » Elle restait étonnée qu’il eût nommé moment d’humeur ce terrible et inconscient appel à la volupté dont elle ne se remettait qu’à peine. Elle se rencogna, inquiète désormais de l’indéfinissable sentiment qu’il éprouvait pour elle. Bernard concevait à peu près quelle sorte d’agitation bouleversait sa compagne ; il n’en était pas mécontent ; il n’y avait qu’à laisser germer, fleurir et mûrir une semence si prometteuse. Il s’appliqua à faire persister, pendant les quelques jours qu’Angèle devait encore demeurer, l’équivoque qu’il avait réussi à créer et qui la maintenait indécise. Il eut l’air de vivre dans une nonchalance d’où elle le tirait mais sans qu’il parût se rendre compte lui-même de la nature de l’influence qu’elle exerçait sur lui ; feignant l’hésitation, il la persuadait davantage de la sincérité d’un émoi qui se discernait mal lui-même et il l’entraînait à mettre fin d’un geste ou d’un mot à cet intolérable suspens ; il la jugeait d’après soi, la connaissant bien, sachant que ces situations irrésolues l’agaçaient à l’extrême et qu’elle en souffrait dans sa fierté d’autant plus qu’elle avait cru en arrivant avoir à se défendre contre des entreprises forcenées ; elle se trouvait sans s’en rendre compte dans une situation analogue à la situation de celui qui, montant un escalier obscur et se croyant à la dernière marche alors qu’il est déjà au palier, se jette de tout son poids dans un vide insoupçonné ; le sol résistant qui doit subir sa réaction lui est retiré, c’est son seul jarret qui plie et s’effondre en absorbant la force vive destinée à maintenir, sur la marche inexistante et dont il croit qu’elle s’est dérobée, le mouvement de sa masse…

Mais Bernard ne se contentait pas de la soumettre à ces excitations décevantes. Avec une finesse attentive qui éludait le soupçon de la plus légère affectation, il s’appliqua à faire à sa femme une cour discrète qu’Angèle crut surprendre et qui l’exaspérait : « Je ne sais pas ce que j’ai, se disait-elle le soir en sanglotant dans son lit, un mouchoir entre les dents pour étouffer les gémissements, je ne sais pas ce que j’ai. Qu’il m’horripile, mon Dieu, ce sale Bernard ! » Mais elle n’avait point de cesse que sa torture ne recommençât. Et elle se fit répéter avec des détails, à plusieurs reprises, les confidences que Bernard avait faites à Mauléon un soir que celui-ci était arrivé au salon juste à point pour surprendre, embrassant sa femme, Rabevel qui venait de rentrer avec Angèle. « Oui, je suis bien heureux, lui avait-il dit, j’ai connu, dans ma jeunesse, tant de coquettes et de soi-disant amoureuses qui ne savent pas ce que c’est que l’amour ! à qui il suffit de quelques années d’absence ou de quelques mots d’un curé pour renoncer sans regret aux douceurs du cœur ! Tu n’es pas ainsi, toi, n’est-ce pas, Reine ? » La jeune femme disait non et le croyait ; elle était heureuse, elle riait aux anges. « Ah ! un bon ménage ! » concluait le père Mauléon convaincu. « Oui, un ménage comme on en voit peu. » Angèle excédée et muette arpentait le parquet, ne tenait plus en place, filait soudain dans sa chambre, donnait libre cours à son égarement, répétant mille fois en grinçant des dents : « Ah ! ce qu’ils m’agacent ! ce qu’ils m’agacent ! » sans se préciser ce ils même pour elle seule, et finissait par s’écrouler anéantie, à bout de nerfs et de forces, dans quelque fauteuil.

Quand arriva l’heure de quitter Paris, ce départ lui fut un désespoir et un soulagement ; elle ne put dormir pendant toute cette nuit que dura le voyage ; elle ne cessa d’égrener son chapelet. Dès le lendemain de son arrivée à la Commanderie, elle s’imposa la fatigue d’aller à pied jusqu’à Bellecombe à sept kilomètres de là ; elle raconta en toute humilité au Père Blinkine les affres où elle se débattait. Le confesseur l’écouta avec patience mais il s’épouvantait en silence ; l’incurabilité de la vieille blessure si prompte à se rouvrir, à étaler de nouveau tant de venimeuses gangrènes génératrices de toutes les puanteurs prochaines du péché, ébranlait sur le moment sa confiance dans la grâce divine ; cette pauvre âme était pourtant pleine de bonne volonté, pourquoi Dieu l’abandonnait-il ainsi au moindre signe de péril ? Quand il sut que Rabevel devait venir au mois de Septembre il s’inquiéta davantage encore. Quel traitement saurait cautériser cette âme dévorée et la rendre impénétrable aux aiguillons délicieux de la tentation prochaine ? Aussi tourmenté que sa pénitente, quand il l’eut, avec une douceur infinie, conseillée et consolée, il l’exhorta aux prières, à la méditation, aux durs travaux et à l’examen régulier de son âme ; il lui promit de prier lui-même tous les jours et de célébrer à son intention le saint sacrifice. Elle le quitta passagèrement pansée, mais Abraham ne se berçait d’aucune illusion sur le danger qu’elle courait encore ; il demanda au Prieur, comme la règle l’y autorisait, de consacrer à certaine de ses pénitentes les prières de la communauté pendant quelques jours et, désormais, aux heures des offices, le matin, le soir, tandis qu’elle travaillait ou méditait, la nuit, à Ténèbres ou Matines, tandis qu’elle dormait ou que l’angoisse la retournait cent fois dans son lit, durant toute une semaine les voix monacales psalmodièrent sur l’exhortation de leur Prieur les prières répétées du Rosaire, intercédant auprès de la Vierge « pour une pauvre âme en danger ».

Mais Angèle ne retrouvait pas la paix ; Abraham ne la revit plus qu’en proie aux mêmes inquiétudes désordonnées. Ainsi que Rabevel l’avait souhaité, ces premiers jours de Septembre étaient devenus pour elle un terme redoutable qui fascinait son esprit sans cesse tourné vers lui. Elle ne se connaissait plus. A ses moments les plus purs, elle se rendait compte tout à coup qu’une partie d’elle-même demeurait réservée, disponible aux atteintes d’une immense espérance clandestine encore informulée ; la vie quotidienne, les menus soins, l’essentiel de l’existence lui paraissaient des riens devant cet infini qu’elle ne s’avouait pas. Parfois, du milieu de sa conscience informe, jaillissaient des élans d’une sauvagerie telle qu’elle en restait interdite. Dans cette solitude où elle vivait et qui eût dû l’orienter au calme, certaines images, venues elle ne savait d’où, apparaissaient, plongeaient dans son abîme et y trouvaient toujours, à son désespoir sans cesse renouvelé, un tremplin sans pareil, une élasticité intacte et dirigée qui les faisait immanquablement rebondir vers les désirs voluptueux. Absente et présente à elle-même, abandonnée aux mains d’un passé qui la traînait comme une forme sans visage, elle laissait le persécuteur affermir son empire et devenir peu à peu son grand remords et son grand délice. Hélas ! à quels périls courait-elle ? Ses réserves de courage fondues d’un coup, remises à l’ennemi par tant d’intelligences sournoises qui palpitaient dans la place, il lui arrivait quelquefois de percevoir subitement l’emblée déroutante d’une panique ; gémissante sur son lit, tout écartelée dans le demi-sommeil des nuits d’été, elle se livrait enfin aux supplices de la vertu et de l’orgueil vaincus et à la souveraineté triomphante de l’abandon.

Aux premiers jours du mois d’Août, Mauléon reçut une lettre de Rabevel. Le financier lui soumettait un résumé de l’affaire du moulin telle qu’il l’avait comprise et, après lui avoir demandé de relever les omissions ou les erreurs qui auraient pu se glisser dans l’exposé, le priait de répondre à un certain nombre de questions qui concernaient une multitude de détails dont l’importance lui était apparue à la réflexion. Le bonhomme fut enthousiasmé de la clarté et de la précision de l’exposé ; mais il dut prier Angèle de l’aider pour la rédaction de la réponse. Après avoir en vain sué sang et eau sur ses brouillons, il finit par obtenir qu’elle écrivît elle-même directement à Bernard. Elle ne le fit pas sans répugnance et tint à ne paraître avoir joué que le rôle d’un scribe sous la dictée de son père. Mais Bernard ne s’y méprit pas et lui adressa de sa main un billet de remerciements et d’éloges qu’elle ne cessait de relire en cachette et finit par enfermer dans un sachet sur son cœur comme une lettre d’amour. Son anxiété engendrant sans cesse de tels élans et de telles terreurs contradictoires ne fit que croître pendant tout le mois, puis, sans raison apparente, au moment même où le péril s’approchait à grands pas, elle disparut. Ce fut une période d’immense soulagement, de surprise et aussi, un peu, de déception. Elle se raconta naïvement à son confesseur qui, après l’avoir pressée de questions, finit par se convaincre de la fermeté de cette paix subitement reconquise et adressa à Dieu des actions de grâces ferventes auxquelles elle joignit les siennes avec un redoublement d’humilité et de contentement ; l’ombre de déception avait fui et il ne restait qu’une bonne chrétienne, simple, candide, et froide ; une servante inaccessible du Seigneur.

Le 28 Août, une lettre de Rabevel annonça son arrivée pour le 2 Septembre. « Nous le logerons dans la même chambre que la dernière fois », dit Mauléon. Ce même jour un arrêté du Préfet fut affiché à la mairie et annoncé à son de trompe ; en raison d’une épidémie qui courait les campagnes, il était ordonné de procéder à la désinfection de tous les locaux. Un service départemental se chargeait des opérations. Le maire demandait à ses administrés de se concerter et de s’entendre pour une hospitalité mutuelle pendant la durée de ces opérations.

— Voilà qui va bien nous déranger, dit Mauléon à Angèle. Si tu reviens chez nous, nous ne pourrons pas loger Rabevel. Où mettrions-nous ton frère et sa femme ?

— Il est pourtant nécessaire de s’arranger ; sans doute serait-il froissé si on l’envoyait à l’hôtel ?

— Ce serait inadmissible, dit le jeune Mauléon ; il n’y a qu’une solution, c’est que je retourne pour quelques jours avec ma femme chez mes beaux-parents ; ils n’en seront pas fâchés. Qu’en penses-tu ? ajouta-t-il en s’adressant à sa femme.

— Mais oui, dit celle-ci, une paysanne accorte et toujours de belle humeur qu’Angèle intimidait beaucoup.

Pas une minute, Angèle ne songea qu’une solution plus simple encore aurait consisté en son propre éloignement. Elle devait plus tard s’étonner de n’y avoir pas pensé. Mais déjà il semblait qu’à travers le temps et l’espace les pensées de son amant la guidassent inexorablement. Il fut entendu qu’on livrerait la petite maison d’Angèle aux agents de la salubrité publique et qu’au bout de huit jours, lorsqu’elle serait redevenue habitable, toute la famille y émigrerait pour permettre à ces agents de pratiquer la même opération dans la demeure paternelle. Angèle s’installa donc de nouveau dans son ancienne chambre sur les remparts ; le petit demanda à coucher dans la chambre de son grand-père et sa mère ne s’y opposa pas ; elle participa à la besogne de nettoyage que la tante Rose, suivant son habitude à chaque visite que l’on recevait, décidait d’exécuter ; et ce fut elle qui, le matin du 2 Septembre, tira du placard les draps roides et parfumés pour le dit de Bernard. Elle achevait à peine de préparer sa chambre lorsqu’il arriva.

Il avait l’air de fort belle humeur et quand, après avoir changé de vêtements et fait ses ablutions, il redescendit, ses premiers mots furent pour déclarer que, s’il ne se trompait pas, tout allait s’arranger : « D’après les renseignements que vous m’avez donnés, je crois pouvoir prétendre que nous allons découvrir tout à l’heure quelque chose de beau. Est-ce que le fournisseur de vos machines vous a écrit ?

— Qui ? la Compagnie Carrézas ? Pas du tout.

— Je lui ai adressé une lettre recommandée lui faisant connaître que j’étais chargé de vos intérêts et que je la priais de nous envoyer aujourd’hui à deux heures un représentant muni de pleins pouvoirs.

— Je n’ai vu personne.

— Eh bien ! attendons. Je crois que je vais pouvoir vous sauver ; je n’en suis pas sûr : Cela peut être la prospérité ou la faillite ; il n’y a pas de milieu. Mais pour vous montrer mon dévouement je vous propose l’association. Lisez ce projet… Il vous plaît, hein ? Oh ! ne me remerciez pas, j’ai l’air de vous faire des cadeaux là-dedans mais j’espère bien que la Cie Carrézas les payera. Alors nous signons ? Oui. Eh bien ! maintenant si nous allions prendre l’apéritif ? je meurs de soif.

— Mais, s’écria la tante Rose d’un ton désolé, il va être midi, le déjeuner est presque à point. Ne sortez pas, je vous en prie. Tenez, nous avons du quinquina ici ; mettez-vous là et prenez votre apéritif dans la maison.

— Ah ! ces cuisinières ! dit Mauléon.

Ils s’assirent ; Mauléon annonça à Rabevel que les créanciers avaient été convoqués comme il l’avait demandé pour six heures, il donna des détails que Bernard écoutait distraitement en fumant sa cigarette, le regard fixé sur Angèle qui préparait les hors-d’œuvre sur une table, lui tournant le dos. Elle s’était vêtue simplement ; une blouse à peine échancrée aux épaules ne livrait d’elle qu’un triangle de peau. La belle nuque infléchie et vivante ! se disait Rabevel, colonne d’un beau temple sans artifice, simple et nu ! Elle s’offrait à la caresse. A la limite de leur domaine il lui semblait que les petits cheveux ne pussent quitter qu’à regret la fossette où ils l’invitaient au baiser.

— Que l’innocence fleurit en elle avec éclat, pensait-il comme Angèle se retournait, elle est toujours aussi fraîche, aussi candide qu’une vierge !

Ils achevaient de déjeuner quand se présenta un homme poussif et bougon qui demandait Rabevel ; on l’introduisit et Mauléon le reconnut aussitôt ; c’était M. Béral, fondé de pouvoirs de la Cie Carrézas. A maintes reprises, cet individu qui s’était montré patelin pendant les négociations préparatoires à l’achat des machines, avait, depuis la signature du contrat, fait preuve d’une grossièreté qui terrifiait le bonhomme. Il croyait à l’efficacité de la bousculade ; il existe un bluff de la brutalité qui peut en effet avoir ses vertus en certaines circonstances et Monsieur Béral prétendait dans le secret des conseils d’administration que ce bluff lui avait toujours réussi.

Il se laissa tomber sur une chaise que lui offrait Mauléon timide et déjà décontenancé, n’écouta pas les présentations et avala coup sur coup deux verres de vin doux en clappant de la langue.

— Il est bon, dit-il, c’est de chez vous ? Oui ? Eh ! Eh ! il sera peut-être bientôt nôtre alors ?…

Il fit un gros rire satisfait, puis :

— Dites donc, Mauléon, c’est vous qui convoquez maintenant, il paraît ? Oui, j’ai reçu ce poulet d’un Rebavel, Barevel, Rabevel, je ne sais qui enfin, qui se dit votre représentant. Qu’est-ce qu’il veut celui-là ? Payer ce que vous nous devez ? Si c’est ça, il sera le bienvenu ; sinon, hein ? nous n’avons besoin de personne dans nos affaires, il peut aller se faire foutre. Pas de tiers entre nous…

Il prépara son effet :

— … Sauf, ajouta-t-il en levant le doigt, l’huissier, s’il en est besoin…

— Ou le juge d’instruction, dit Rabevel avec calme.

Le sieur Béral eut un haut-le-corps, regarda Bernard.

— Oui, reprit celui-ci, le juge d’instruction. Savez-vous ce qu’on appelle un escroc ?

— Monsieur, fit l’autre avec arrogance, je ne vous connais pas.

— Prenez garde d’avoir à me connaître trop bien. D’abord tâchez de prendre une autre attitude ; vous êtes ici en invité et non en seigneur et maître ; tenez-vous comme il faut. Si vous êtes décidé à ignorer les lois de la politesse, vous êtes libre ; filez ; je n’ai pas besoin de vous, je ferai mes constatations tout seul, ou plutôt avec cet huissier que vous évoquiez tout à l’heure. Allons, vous restez ou vous filez ?

— Mais enfin, dit Béral, on peut tout de même causer. Quoi ? Moi je suis brutal comme ça dans mes manières, mais c’est sans méchanceté, monsieur Mauléon le sait bien. Vous êtes trop vif ; s’il fallait toujours se fâcher on ne ferait jamais d’affaire.

— Enfin ! vous voilà redevenu raisonnable, conclut Bernard. Buvez votre café s’il vous plaît, et ne parlons de rien jusqu’à ce que nous arrivions au moulin où je pense que vous nous ferez l’honneur de nous accompagner.

— Mais je n’ai rien à y faire, monsieur.

— Si, dit Bernard avec fermeté et sur un ton singulier. Si, monsieur Béral, si.

Le petit cheval tarbais piaffait devant la porte. Mauléon monta dans la voiture, prit les guides. Monsieur Béral s’effaça devant un inconnu qui se préparait également à monter.

— J’oubliais de vous présenter, dit Bernard ; Monsieur Béral, négociant ; Me Samin, huissier. Voyez, cher Monsieur, que si vous avez besoin de son ministère vous n’aurez pas à courir.

Après une demi-heure de route effectuée en silence, les quatre hommes arrivèrent au moulin transformé en usine productrice d’électricité. Bernard sauta à terre, pénétra en trombe dans la salle des machines, examina celles-ci, et montra aussitôt un visage rayonnant de joie et de malice. Il alla au tableau de distribution, demanda au mécanicien de mesurer devant lui les intensités et les voltages sur les appareils et se tourna vers Béral.

— Monsieur Béral, désirez-vous que Me Samin ici présent enregistre les termes de la conversation que nous allons avoir, oui ou non ?

— Mais…

— Je dis : oui ou non ?

— Non, non », s’écria hâtivement l’homme, « cela me paraît inutile », ajouta-t-il aussitôt en manière d’explication, « nous sommes entre honnêtes gens ».

— Pas sûr, pas sûr, fit Bernard. Bien. Désirez-vous maintenant que je fasse exécuter un grattage du vernis de ces dynamos, que je montre le martelage des numéros de série et le maquillage des machines ? Oui ou non ?

— Monsieur, dit Béral sur un ton solennel, vous insinuez là des…

— Oui ou non ?

— Non. Bien sûr que non. Enfin, s’écria Béral avec éclat, que me veut-on ici ?

— Vous devenez sage, vous savez comprendre les choses, je vois ça, c’est très bien. Vous avez droit à une petite histoire. Lorsque je reçus le dossier de Monsieur Mauléon, je constatai qu’il était rempli de lettres de contestations de ses clients, de refus de paiement, d’assignations et de chicanes ; tout le monde se plaignait d’un éclairage défectueux. J’y trouvai vos lettres déclarant que cette défectuosité devait évidemment provenir de la faiblesse du voltage subséquente à des pertes en ligne que vous ne pouviez vous occuper de faire disparaître vous-même. Ce malheureux Mauléon avait fait venir à grands frais des monteurs électriciens qui avaient constaté en effet une tension de 170 volts aux lampes ; après examen de la ligne, petite réparation, réisolements, Mauléon avait regagné 5 volts et perdu 1500 francs. De plus, à son grand désespoir, Mauléon n’avait pu éclairer que le cinquième des lampes dont vous lui aviez promis l’alimentation ; donc déchet d’intensité comme déchet de tension. Bien, me dis-je, voyons plus avant. Je lus votre contrat : vous promettiez du 220 volts, vous fixiez également vos intensités et un de mes ingénieurs, après calculs, m’a déclaré qu’aux conditions arrêtées, Mauléon devait en effet pouvoir alimenter d’une façon excellente toutes les lampes prévues.

— Ah ! vous voyez ? fit Béral.

— Je vois très bien. Le contrat prévoyait un essai de réception.

— Qui a donné satisfaction.

— Dont le procès-verbal a indiqué en effet les intensités et les voltages promis.

— Eh bien ! alors ! reprit Béral. D’ailleurs, ajouta-t-il, tenez, mettons ce voltmètre directement aux bornes. Vous lisez bien 225 volts, hein ? Faisons la même expérience avec l’ampèremètre pour l’intensité…

— J’ai fait cela tout à l’heure, vous l’avez bien vu, dit Bernard rudement. Je vous en prie ne m’embêtez pas, hein ? J’ai bien voulu vous raconter comment j’avais été conduit à deviner votre escroquerie mais je n’ai pas décidé de discuter avec vous. La vérité, il n’y en pouvait avoir qu’une : c’est que vous avez truqué les appareils de mesure. Et la preuve, la voici :

Il tira de sa serviette un ampèremètre et un voltmètre, appela le mécanicien : Viens ici, toi… Tenez, pour la tension cinquante volts d’écart avec les appareils que vous avez fournis.

— Qui prouve que ce sont encore les appareils que j’ai fournis qui sont installés là ?

— Nom de Dieu ! s’écria Mauléon furieux et que la fripouille n’intimidait plus.

— Attendez, dit Bernard ; pour faire le métier que vous faites, Monsieur Béral, vous n’êtes pas assez malin. Et les machines qui sont trop faibles, les machines ? prétendez-vous que ce soient là d’autres machines que celles que vous avez fournies ?

— Prouverez-vous que ce soient là celles que j’ai fournies ? gouailla Béral.

— Eh ! oui, mon pauvre Rocambole, eh ! oui. Par un heureux hasard, sur les feuilles d’expédition des machines, votre service a indiqué exactement pour chacune (turbine ou dynamo) la mention entière, description comprise, que vous portiez d’autre part sur la facture. Et, en face, la gare expéditrice a marqué le poids. Vous comprenez. Or, ce poids fait un écart de près d’une tonne avec le poids indiqué sur vos catalogues pour le groupe générateur d’électricité que vous prétendiez mensongèrement fournir. Aucun constructeur n’est capable d’ailleurs de fournir au poids constaté par la gare expéditrice un groupe de la puissance que vous avez facturé. Vous voilà pris et bien pris ; que voulez-vous ? on ne saurait penser à tout. Or, écoutez bien : nous pouvons maintenant prouver que cette substitution si bien démontrée d’un groupe de puissance plus faible au groupe promis et facturé, que cette substitution n’est pas une erreur, mais qu’elle est une escroquerie. En effet 1o) Les essais ont donné malgré cette substitution les chiffres que vous vouliez obtenir, chiffres impossibles à réaliser avec ces faibles machines ; donc c’est vous qui avez truqué les appareils d’essais ; 2o) Les machines portent des plaques de puissance supérieures aux vraies. Elles ont donc été truquées. Et par vous. Escroquerie, Monsieur Béral, escroquerie.

L’individu s’était effondré. Il avoua lamentablement.

— Nous avions voulu enlever l’affaire ; on a fait un prix trop bas, on n’a pas pu livrer, on a truqué…

— On paiera…

— Vous dites ?

— J’achève raisonnablement votre phrase. Ça va vous coûter cher : réfection de l’usine, amende, dommages-intérêts, prison. Ah ! ah ! » fit Bernard ; il se frottait les mains tout joyeux de sa perspicacité. « Voilà tous vos créanciers payés et l’installation refaite à neuf, père Mauléon. Pas vrai, Monsieur Béral ? »

— Arrangeons ça sans procès, voulez-vous, gémit le gros homme.

— C’est à voir, on va préparer un petit papyrus.

— Permettez, dit Me Samin avec solennité, permettez Monsieur Rabevel, qu’un modeste magistrat de province vous félicite et vous serre la main ; voilà ce qui s’appelle réfléchir et agir. Ah ! Monsieur, si notre pays était mené par des hommes de votre trempe !

— Il est piqué, pensa Rabevel.

La voiture remonta la côte. Bernard arrêtait avec Béral les clauses de l’arrangement. Ils étaient d’accord en arrivant à la Commanderie, bien que le fournisseur déclarât que ce qu’on lui demandait en retour constituait un véritable chantage.

— Pas de mauvais sang, déclara Rabevel avec bonne humeur, soyez tranquille. Le chantage a une définition légale. Le petit papier que nous allons arranger ne contiendra rien qui puisse de près ou de loin rappeler cette définition.

— Dites donc, observa Béral quand il eut signé, la mort dans l’âme, vous m’avez appelé Rocambole tout à l’heure. Qu’est-ce que vous êtes donc vous, alors ?

— Mandrin, mon cher, Mandrin. Vous êtes Rocambole chez Mandrin. Vous comprenez ?

— Crapule, fit Béral entre ses dents.

— Non, répondit sans se fâcher Bernard qui avait entendu, pas crapule : malin. Ce n’est pas la même chose. La crapule c’est vous qui pouvez aller en prison demain. Le malin c’est moi. Et le malin joyeux, car « c’est double plaisir de tromper un trompeur ». Maintenant, allons prendre un bock dans ce patelin béni des dieux. Et abandonnez cette longue figure. Une petite mention au chapitre des profits et pertes et voilà tout. Vous avez joué. Vous avez perdu. Vous allez payer. C’est régulier. Un galant homme n’insiste pas. Et maintenant tâchez de tenir vos engagements car je vous aurai à l’œil.

Il se retourna vers Mauléon, regarda Angèle qui venait d’entrer.

— Voilà, Monsieur Mauléon, voilà votre honneur sauvé, dit-il en lui tendant le papier. Votre station centrale sera refaite suivant les spécifications que m’a données mon ingénieur-conseil, la canalisation entièrement revue et complétée, les conditions de réception conformes à des prescriptions sévères.

— Vous pouvez le dire, interrompit Béral amer.

— … Réception dont je viendrai moi-même m’occuper avec mon conseil technique. Et une petite indemnité de quarante mille francs ; voilà ma part d’associé presque payée. Je vous disais bien que la Cie Carrézas ferait les frais de mon cadeau.

— Ah ! vous me sauvez la vie, s’écria Mauléon. Comment vous en remercier ?

— Ne parlons pas de ça », fit Bernard ; il passa à côté d’Angèle qui, au cri de reconnaissance poussé par son père s’était sentie véritablement troublée ; elle lui prit la main et lui dit avec une émotion réellement venue des profondeurs d’elle-même :

— Moi aussi, je vous remercie.

Il se contenta de baiser sa main sans la regarder et sans mot dire.

— Nous allons revenir, tout à l’heure, fit Mauléon, pour le rendez-vous avec les créanciers. Pourvu que ça se passe aussi bien ! » Il était tremblant de joie et d’espoir. Bernard lui dit à voix basse comme ils rejoignaient Me Samin resté devant la porte : « Donnez cinquante francs à l’huissier pour l’indemniser de son dérangement et congédiez-le tout de suite ; il faut qu’il ait le temps d’aller bavarder avec vos créanciers qui doivent baguenauder déjà dans les rues ; il les préparera, sans s’en douter, mieux que personne, à ce que nous leur dirons. »

Il ne se trompait pas. Quand, à six heures, ils rentrèrent à la maison, les quelque vingt personnes qui causaient en groupes devant la porte leur firent des saluts empreints d’une considération qu’ils n’eussent pas témoignée la veille à Mauléon. Celui-ci les fit entrer dans la grande cuisine où furent apportées toutes les chaises de la maison. Bernard l’avait voulu ainsi ; la tante Rose s’empressait autour des fourneaux qui dégageaient une odeur appétissante. Le financier prétendait que le contentement de l’estomac étouffe toutes les revendications. Il se rappela tout d’un coup une scène analogue à Cantaoussel, quatorze ans auparavant ; là, s’était décidée la grande affaire de sa vie…

« Messieurs, dit-il avec bonhomie, ni Mauléon ni moi n’aurions eu l’idée de vous faire entrer dans cette cuisine pour respirer le fumet d’un repas qui sent bougrement bon, si nous ne comptions absolument que vous serez ce soir des nôtres pour faire honneur à ce repas. Nous avons en effet l’intention de fêter dignement le succès que nous venons de remporter aujourd’hui en démasquant l’escroc dont nous, et vous avec nous, avons été victimes et qui a failli tuer dans l’œuf une affaire véritablement destinée à la prospérité la plus grande. Mais je vous tiens plutôt pour des associés que pour des créanciers et je vais me faire un plaisir de vous raconter la petite comédie à laquelle s’était livré notre fournisseur. » Il leur raconta, en effet, avec son brio habituel, la scène de l’après-midi et conquit son auditoire déjà prévenu en sa faveur par l’admiration communicative de l’huissier. Il entra ensuite dans l’exposé des possibilités de l’affaire et proposa un système de paiements échelonnés et sans intérêts. Son astuce oratoire toujours en éveil, apte à saisir les interruptions ou les velléités d’interruptions pour les tourner à l’avantage de l’interrupteur flatté et s’en faire un partisan, eut tôt obtenu l’assentiment général : « Monsieur Bétournel, disait-il par exemple, me pose une objection qui est en effet fort grave et que je le remercie de signaler, car nous allons la résoudre de manière à ne pas laisser de doute dans nos esprits… Monsieur Pigasse, dont on voit bien qu’il doit avoir une grande habitude des affaires, me fait observer avec juste raison… Monsieur Caraman est plus perspicace que moi, j’avais en effet négligé le côté de la question qu’il nous éclaire ; heureusement qu’à l’examen ce côté, qui aurait pu être grave, apparaît secondaire…

— En somme, déclara-t-il en terminant, vous avez deux solutions : ou bien tuer la poule pour avoir les œufs qui se forment dans son ventre ; ou bien laisser s’engraisser la poule pour avoir des œufs plus gros. Je dis des œufs plus gros et voici comment : je concède un privilège d’option aux prix actuels aux créanciers qui voudront s’assurer des terrains irrigués, jusqu’aux cinq sixièmes de leur créance, le sixième en sus devant être payé au comptant. Si vous en voulez, hâtez-vous ; je suis en effet en pourparler avec le Syndicat agricole du Morbihan qui est acheteur pour une colonie de Bretons à un prix supérieur du tiers. Voici la correspondance échangée… Pour ceux qui ne veulent ni attendre pour être payés, ni profiter de cette occasion de terrains, je propose de les régler à la minute même contre un escompte de dix pour cent ; ah ! évidemment, il faut bien que je m’y retrouve. Vous pouvez être tranquilles, si nous allions au tribunal (je dis ça, je sais bien qu’aucun de vous n’est assez chicanier pour ça, vous laissez la bêtise aux gens de Pampelonne) le tribunal me donnerait bien les dix pour cent et termes et délais pour m’acquitter en raison de l’escroquerie dont j’ai été victime. Et vous mangeriez de l’argent au delà de ces dix pour cent. Alors, Messieurs, trois solutions et à votre service. 1o) — de l’argent tout de suite soit neuf dixièmes de votre créance ; 2o) — de l’argent d’ici trois ans pour la totalité de votre créance ; 3o) — des terrains. Et maintenant, allons à table. La tante Rose s’impatiente et on réfléchit mieux devant un bon dîner. Nous signerons tout ça tout à l’heure. »

Pendant le repas, Bernard étudiait, en les faisant parler, le caractère de ses convives. La plupart, cultivateurs riches, avaient avancé des fonds à Mauléon, quelques-uns avaient fourni des matériaux ; le charpentier, le maçon qui avaient construit les massifs des machines et les réservoirs d’irrigation se trouvaient là aussi. Mais tous, quel que fût leur métier restaient, avant tout, petits propriétaires terriens, attachés à un domaine et toujours désireux de l’arrondir. Ils convoitaient, cela transparaissait dans leurs propos, les terrains irrigués ; et l’allusion au Syndicat du Morbihan (invention du rusé Bernard) les avait considérablement troublés. Rabevel y ramena négligemment la conversation quand ses hôtes commencèrent à être échauffés par le vin. L’un d’eux, Joindou, gros propriétaire des environs, s’écria à haute voix :

— Mais enfin, sans vous commander, Monsieur Rabevel, qu’est-ce qu’ils viennent faire ici vos sales têtes de pioches de Bretons ? On n’a pas besoin d’eux, vous savez. Ils nous boufferont la laine et la peau, ces gens-là. Ça travaille comme du monde gueusard, ça ne mange pas, ça fait pelote et puis ça grouille d’enfants qui vont à l’ouvrage pour rien et tirent le pain du pauvre monde ; je les connais, moi, ces gars ; j’ai fait mon service à Lorient. Y a pas à tortiller ; c’est des étrangers qui ne sont pas d’ici. On a pas besoin d’eux.

— Vous, vous n’avez pas besoin d’eux, répliqua doucement Rabevel ; moi, j’en ai besoin. Le Syndicat Agricole du Morbihan, suivant une combinaison financière opérée avec son Département et approuvée par l’État, envoie des familles, d’ailleurs choisies parmi les meilleures au point de vue de la moralité, dans les départements plus riches et moins peuplés…

— Oui, dit un autre, j’ai un de mes amis qui a fait son temps avec moi et qui est du Gers ; il paraît qu’il en est déjà arrivé là-bas de ces Bretons.

— Ce Syndicat m’offre des prix avantageux, je serais trop bête de refuser ; n’est-ce pas votre avis ?

— Dame, oui, répondit Joindou. Mais, tout de même, nous autres, vos créanciers, nous vous avons aidés au moment où ça n’allait pas fort. Maintenant vous nous virez l’échine. Il me semble, quand même, que, du monde comme il faut, il serait un peu plus de reconnaissance, en parlant par respect.

— Écoutez, fit Bernard d’un air embarrassé, moi, je vous ai proposé tout à l’heure une combinaison que je trouve avantageuse pour vous ; je ne sais pas ce que vous voulez de plus.

— Eh ! pardieu ! s’écria Joindou, ce que nous voulons c’est rester entre caussenards ; on a pas besoin de monde d’autre pays.

— C’est très joli ça, mais je ne peux pas laisser mes terrains improductifs uniquement pour vous éviter le désagrément d’un voisinage de Bretons. D’autant plus, vous comprenez, que c’est moi qui aurais l’entreprise des bâtisses pour leurs maisons. J’ai des propositions de maîtres-maçons déjà pour tout ça, je suis sûr d’un gros bénéfice… Servez le cognac, ma fille…

— Ça, c’est pas trop joli, non plus, dit l’entrepreneur de maçonnerie, tombant dans le piège ; moi, je disais trop rien, je pensais : ce monde qui va venir faudra bien qu’il demeure en quelque endroit et qu’on fasse des maisons ; c’est toujours des sous de ramassés. Voilà que vous voulez donner ça à des Parisiens.

— Ah ! non, dit Bernard, pas des Parisiens, le déplacement me coûterait trop cher ; mais un entrepreneur des environs qui a eu vent de l’affaire m’a écrit et je lui ai donné option pour le cas où je traiterais avec le Syndicat.

— Et d’où est-il cet entrepreneur, sans vous commander ? demanda le charpentier.

— De Pampelonne.

— Ben, c’est du joli ! s’écria le maître-maçon.

Les convives firent chorus. Des Pampelonnais ! On voulait donc mettre la discorde et la bataille dans le pays !

— Mais, sapristi ! répliqua Bernard feignant la consternation, proposez-moi autre chose, si vous avez mieux, vous autres.

— Eh ! bien, dit Joindou, alors vous croyez que pour les écus on ne peut pas s’aligner avec vos Bretons, nous autres caussenards ? Et si nous vous les achetions tous d’un lot vos terrains irrigués, vous nous donneriez bien la préférence et même un petit rabais sur ces pioches du Morbihan ?

Bernard se fit prier. La servante repassait le cognac. Joindou et ses amis dépensaient pour le convaincre des trésors d’éloquence.

— Enfin, dit-il paraissant se décider tout d’un coup, tout ça ce sont de bonnes paroles. On dit ça à la fin d’un bon dîner et, après, c’est fini. Si j’accepte ce soir, demain vous ne serez pas de la même humeur, vous viendrez tergiverser, et alors, naturellement, moi, je traiterai avec les gens du Morbihan et ceux de Pampelonne. Ce n’est que lorsque vous verrez arriver ces paroissiens que vous vous mordrez les doigts. Seulement c’est à moi que vous en voudrez. Non, merci, je connais trop cette manière de procéder. Allez, n’en parlons plus et restons bons amis.

De voir Bernard rompre et s’évader acheva d’amener les hésitants. Il ne fallait pas laisser travailler et s’installer des étrangers, ni manquer une telle affaire. Le monsieur craignait des volte-faces, eh bien ! pourquoi ne signerait-on pas un papier tout de suite ? Comme ça, on le tiendrait, lui aussi ; et il n’y aurait plus qu’à aller régulariser en passant l’acte chez le notaire. Il voulait son argent comptant ? On pourrait le lui donner le lendemain, s’il acceptait les obligations du Gouvernement ou du Foncier. Le cognac circulait toujours. Bernard vaincu enfin céda. On envoya chercher des timbres au bureau de l’enregistrement : « Le receveur n’est pas encore couché, il les donnera, il est bien complaisant cet homme », dit la tante Rose. Bernard eut vite arrangé les choses :

— Les terrains sont en plaine, bien desservis, toutes les parcelles se valent et seront pareillement irriguées. Si vous voulez, nous faisons cent parts identiques. Vous êtes vingt ; arrangez-vous entre vous, voilà la carte, la superficie. Nous allons calculer le prix de la part. Et chacun suivant sa bourse pourra prendre le nombre de parts qu’il voudra. Après cela, le géomètre fera le tracé sur le terrain ; pour la situation de chaque lot, à l’amiable ; sinon, le tirage au sort. Ça va ? Oui ? Eh ! bien, à vous de calculer vos disponibilités. Voyons, Joindou, combien de parts prendrez-vous ?

— Moi ? toutes celles qui resteront. Demandez d’abord aux autres.

— Et s’il n’en reste pas ?

— Ah ! Mille dieux ! Eh ! bien, disons dix, si vous voulez.

— Et vous, Bétournel ?

— Moi, je suis maçon, j’ai juste le temps de cultiver mon jardin le soir. Avec deux parts, je serai assez riche.

— Et vous Pigasse ?

— Ma foi, je crois bien que si vous acceptez aussi les obligations des chemins de fer pour le paiement, je prendrai sept parts.

— Sept parts. Et vous, Caraman ?…

Quand il eut fini le recensement, le total arrivait à cent vingt huit parts. Il fallut procéder à une répartition que l’orgueil et l’émulation rendirent assez laborieuse mais à laquelle on arriva enfin. Un beau contrat sous seing privé fut établi alors par Bernard pour servir de base aux actes notariés. Une clause innocente y prévoyait, pour la fourniture de l’eau d’irrigation, des conditions extrêmement rémunératrices. Les convives très gais, très bruyants et comptant l’un sur l’autre, signèrent successivement sans se faire prier après avoir fait mine de lire mais chacun d’eux n’ayant jeté les yeux que sur le chiffre qui le concernait personnellement. Quand le dernier des convives fut sorti, Bernard, accablé de fatigue mais rayonnant de joie et de vanité, put dire à Mauléon : « Voilà une journée bien remplie ! nos créanciers sont devenus nos débiteurs. Sur ce, mon bon ami, constatons qu’il va être minuit et permettez-moi d’aller me coucher. Je tombe de fatigue. » Il alla souhaiter le bonsoir à Angèle et à Tante Rose qui s’affairaient dans la cuisine avec les domestiques pour remettre tout en ordre et il monta dans sa chambre. La fenêtre était restée entrebâillée ; quelques bouffées de brise entraient par instants. La nuit était noire, orageuse, ouverte parfois dans le lointain en lueurs subites de cratère par des éclairs de chaleur. Il distinguait à ses pieds une confuse masse de feuillage inerte au fond de l’abîme. Plus noir encore que l’ombre, le Viaur serpentait, à peine miroitant aux intervalles où la lune dégagée un instant des nues y pouvait baigner sa lumière. « Quelle température étouffante ! » murmura Rabevel. Il se dévêtit entièrement, passa sa robe de chambre sur son corps nu. Il ne se sentait pas à l’aise, nerveux et mal disposé au sommeil. Il fit quelques pas de long en large, revint à la fenêtre, attendant il ne savait quoi. Enfin, il entendit le murmure de prières qui l’avait tant frappé à son premier séjour ; il en fut irrité, ferma la croisée. « Elles m’agacent, ces bougresses, avec leurs mômeries », fit-il de mauvaise humeur. Il s’allongea sur son lit, mais les paroles de nouveau lui parvinrent après un instant : « Étoile du Matin… Maison d’Or… » Elles lui furent vraiment insupportables : « Ah ! non, dit-il, faisant un retour sur lui-même, alors quoi ? Je deviens neurasthénique ? » Mais ces mots bourdonnants le cernaient toujours. Il eut l’idée de quitter la chambre, de descendre. « Non, voyons. » Il sortit pourtant sur le palier, arriva jusqu’à l’escalier ; mais les prières y avaient encore meilleur accès, montaient plus claires avec une sorte de tranquillité paisible et familiale. Il se jugea ridicule, pensa à retourner chez lui ; puis il eut l’idée, ou plutôt il crut avoir l’idée d’une farce, il ne voulut pas se sonder davantage et entra tout doucement dans la chambre d’Angèle. Il y avait derrière la porte un immense placard rempli de robes ; il s’y logea tant bien que mal et attendit.

Ce fut seulement lorsque le pas de la jeune femme résonna dans l’escalier qu’il prit conscience de l’acte qu’il venait d’accomplir ; il en trembla presque. Comment avait-il pu se donner à lui-même (et y croire ?) le prétexte d’une farce ? Mais Angèle entrait ; il ne songeait plus à rien ; il était là immobile et désormais passif, haletant d’il ne savait quelle espérance et quelles craintes. Son ancienne maîtresse était donc enfin tout près de lui, seule, ignorant sa présence… Elle tourna le commutateur, dit à mi-voix : « Suis-je sotte, il n’y a plus de courant, passé minuit ». Elle posa son bougeoir sur le marbre de la cheminée, resta quelques secondes à la fenêtre, puis s’assit toute pensive. Bernard lui trouvait l’air fatigué et dégoûté de toutes choses, une mine de Cassandre ; il en fut remué et la plaignit obscurément sans pouvoir démêler les motifs de sa pitié. Elle commença de se déshabiller lentement, l’esprit visiblement ailleurs ; elle pliait avec soin ses vêtements, les déposait sur le dossier d’une chaise ; à un geste qu’elle fit, Bernard crut qu’elle allait venir au placard et trembla comme un enfant pris en faute. Il se sentait indiscret, coupable, extraordinairement intimidé ; au fond de lui-même il craignait d’être surpris dans sa retraite et de paraître ridicule et odieux. Cependant Angèle était maintenant en chemise et il devinait les formes de son corps à travers l’étoffe transparente. Elle alla vers la fenêtre et s’apercevant au passage dans la glace de l’armoire, se retourna après l’avoir dépassée, mit le bougeoir au-dessus de son visage qu’elle examina un instant ; Bernard apercevait son image, goûtait cette expression brusquement tendue et presque cruelle de la femme qui se critique dans un miroir ; mais celle-ci pouvait sourire ; ses trente ans restaient intacts. Elle soupira pourtant, revint à la fenêtre, s’y pencha attentivement, tournée vers celle de la chambre de Bernard ; elle fut un instant aux écoutes, puis se rassit en soupirant encore. Elle avait l’air chagrin d’une petite fille abandonnée, la posture lasse, ses deux avant-bras allongés sur les cuisses. Elle se leva de nouveau, laissa tomber sa chemise et apparut toute nue. Elle prit sur le lit sa chemise de nuit ; au moment où elle allait la passer, un souffle d’air frais monté de la vallée pénétra dans la chambre ; elle frissonna, murmura : « Ah ! qu’il fait doux ! » et reposa sur le lit sa chemise de nuit sans la mettre. Elle décrocha du mur une grande cuvette de tôle émaillée, s’y assit les jambes croisées, renversa le broc sur ses épaules, s’abandonna au ruissellement de l’eau froide avec délices. Le vent entré par quelque lucarne dans le couloir fit battre une fenêtre. La jeune femme se leva aussitôt apeurée, courut à sa porte et la ferma à double tour. Puis elle s’essuya, se frictionna, et s’assit sur son lit. Bernard considérait cette nudité adorable que la maternité avait respectée. Comme à Saint-Cirq, quatorze ans auparavant, il voyait de nouveau aux lueurs vacillantes de la bougie deux fleuves d’ombre et de lait rôder et s’affronter sur ces roches tendres d’un mouvement agile, élastique et coordonné. Angèle polissait ses ongles distraitement, ses beaux seins fermes à peine ébranlés par le mouvement du buste. Bernard en crut sentir la chair entre ses lèvres fondue, la masse brûlante et lourde dans ses paumes. Enfin, la jeune femme allongea sur le lit ses hautes cuisses de chasseresse et s’étendit tournée vers lui ; son corps ne fut plus qu’une immobile statue d’ivoire dorée de lueurs pâles, d’ombres plus chaudes que ces lueurs, et, dans ces ombres transparentes, fleuri d’autres ombres opaques, comme le mystère qu’elles célaient. Rabevel la contemplait avec l’attendrissement respectueux que l’amour ajoute au désir en lui ôtant son caractère animal. Le même refrain lui revenait toujours où il qualifiait à la fois l’être bien aimé tout entier : « Qu’elle est belle ! » cri de reconnaissance, cri de l’admiration vouée par lui au cœur, à l’esprit et au corps de cette créature passionnée. Une heure sonna ; la jeune femme se dressa, parut hésitante, alla jusqu’à la porte, écouta ; on eût dit qu’elle attendait. Le silence régnait. Elle réprima un sanglot que Bernard perçut à peine, et, tout doucement, fit tourner la clef dans la serrure, ouvrit, écouta un instant, le cou tendu, puis repoussa la porte sans bruit. De nouveau, elle sembla hésiter, la main sur la serrure ; mais elle se décida, ne tourna pas la clef et, après avoir soufflé la bougie, se mit au lit. Dans l’obscurité, elle se laissa enfin aller et pleura longuement. Les sanglots s’entrecoupaient de paroles indistinctes où Bernard crut reconnaître son nom. Puis les pleurs cessèrent peu à peu et il perçut enfin le souffle régulier de sa maîtresse endormie.

Nul raisonnement, nulle volonté qui lui frayât pourtant un chemin vers elle. Ce doux être le magnétisait comme par une onde de délice obéissante au rythme de son sein. Elle était nue, ouverte à son caprice sans nul rempart opposé au désir. Et cependant il avait beau s’apparaître à lui-même, véhément, embrasé d’amour, éperonné de mille flèches, nimbé de cette imminence mystérieuse qui ne laisse à l’âme antagoniste que l’alternative de l’égarement ou du repli ; il avait beau éprouver à l’extrême de l’évidence que sans elle la vie ne pouvait plus être autre chose qu’un gouffre vertical vertigineusement fuyard sous son pied déjà posé… toutes ces velléités de piège ou d’audace se serraient dans une embâcle inattendue. Sa joie de retrouver au bout de douze ans, seule et parfaite, la créature de son sang, s’exaltait et s’exténuait des ivresses de sa famine ; un vagabondage de souvenirs, une contamination foisonnante de mirages le poussaient au délire. Il écarta les rideaux de son placard, sortit à pas de loup, étouffant de chaleur, de fatigue et d’une fièvre subite, tituba, se retint aux couvertures du lit proche et s’abattit enfin sourdement contre la table de nuit.

Éveillée en sursaut, mais muette, et l’œil aigu, Angèle scrutait l’ombre. La respiration de Rabevel toute proche la rejeta en arrière. Elle n’osait crier craignant le scandale si vraiment c’était lui qui approchait. Elle souffla à voix basse : « Qui êtes-vous ». Point de réponse. Alors, courageusement, elle frotta une allumette et aperçut le corps de Bernard sur la descente de lit. Elle alluma la bougie, se pencha sur son visage ; il portait une blessure au-dessus du sourcil : « Il a dû glisser, se dit-elle, tomber, le front sur l’encoignure du marbre ». Elle le souleva péniblement, l’étendit sur son lit, nettoya la blessure qui lui sembla superficielle et qu’elle baisa longuement : « Quel grand fou ! » se répétait-elle. « Quel grand fou ! » Elle fit une compresse d’eau fraîche qui le ranima ; il ouvrit les yeux, eut pendant une grande minute un air perdu qui la bouleversa, la mit tout de suite, toute affolée, contre lui, de tout son corps, rongée d’une inquiétude sans nom ; et il ne reprit enfin ses sens que pour la posséder, sanglotante d’amour, de remords et de la joie de l’avoir retrouvé.

Elle resta quelques heures dans le flot du bonheur et de l’abandon. Tout était oublié qui n’était pas Bernard. Immense puissance du don corporel ! Une suavité dévalante l’alanguissait ; l’indulgence, la douceur, la tendresse, toutes les émotions et tous les sentiments harmonieux de la plénitude la plus parfaitement comblée, l’envahissaient ; elle n’était plus qu’une créature extasiée et qui désormais s’ignorait mortelle. La bougie éclairait faiblement son divin visage et Bernard se sentit orgueilleux de la voir enfin heureuse : « Tu ne m’en veux pas ? » dit-il. Elle leva la tête suivant le mouvement instinctivement onduleux de son cou, appointa un peu ses lèvres, le contempla sans autre réponse qu’un sourire et laissa tomber le visage sur son épaule. Depuis douze ans elle n’avait connu que les étreintes de François, étreintes brèves de nomade dont elle avait la crainte et l’horreur, persécutée du souvenir de leurs premières nuits où le mari s’était maladroitement montré lubrique et brutal. Avec Bernard, elle retrouvait enfin le délice insensiblement conquis, la pudeur réservée, l’absence chaste de l’intention précise ; et pourtant quelle ardeur autrement violente calcinait leur couple adultère ! Quelle douceur de feu !

Ils causèrent à voix basse, se retrouvèrent, firent enfin le point de leur voyage. Il lui raconta sa vie ; il lui dit sa solitude et son indifférente fidélité à Reine ; il avait dû édifier sa fortune ; pas une journée, pas une heure où le désir d’un corps de femme l’eût visité. Qu’il eût songé à elle, certes ! en pouvait-elle douter ? Mais c’était avec résignation, l’œuvre essentielle étant d’abord de devenir riche pour disposer à son gré des êtres et des choses. Il l’entretint longtemps ainsi ; elle aimait l’entendre, lui faire conter ses roueries et ses combinaisons, riait tout bas en le traitant de rusée canaille avec un doux roucoulement de la gorge où semblait s’avancer et s’attarder le désir. Il finit par conclure : « Et maintenant il n’y a plus qu’une chose à faire : venir à Paris sous prétexte d’élever notre Olivier. Je t’installerai un gentil nid. Nous serons heureux, si heureux ! » Olivier ! elle n’y songeait plus. Son fils lui apparut aussitôt, si beau ! et si plein d’une amoureuse et naïve admiration ! Il l’appelait quelquefois Maman-Petite-Sainte et soudain, revenant en coup de bélier, tous les remords l’envahirent à gros bouillons et la submergèrent de dégoût. Elle ne sentit plus de son vertige que son entraînement horriblement sexuel, se mit sur son séant, blanche et réellement secouée d’une nausée. Elle repoussa Bernard du bras, la figure bouleversée de crainte et du déchirement intérieur. L’image de la Tante Rose, humble et vertueuse, l’image de Blinkine ardemment repenti et qui peut-être priait pour elle à cette heure dans une cellule, l’image du petit Olivier soudain prévenu de son indignité et ruisselant de larmes, lui apparurent, insupportables, la rejetant avec mépris dans une irrémissible honte. Ce fut une crise de désespoir étouffé, affres silencieuses qui craignaient l’éveil de la maisonnée muette, de larmes ravalées, de hoquets qui la secouaient à la briser ; la mise en œuvre, pour la destruction et le détraquement, de tous les ressorts prodigieux d’une incomparable machine vivante.

Bernard essayait en vain de la calmer mais il semblait que ses paroles ne fissent que l’exciter davantage. Presque à voix haute, sauvagement, elle faisait : « Mourir, ah ! mourir ! » Il lui disait tendrement : « Angèle, mon Angèle ». Mais elle répétait encore : « Mourir ! Je veux mourir… » Et le repoussant avec violence, elle finit par ajouter : « Tu es la cause de tout, toi, crapule ! » puis par le secouer, le mordre à pleines dents. Il se laissait faire, serrant les mâchoires, résistant à l’envie de la rouer de coups, espérant qu’elle allait enfin se taire. Et, en effet, elle retomba haletante, les yeux clos. Elle demanda : « Quelle heure peut-il être ? » Il répondit : « Je ne sais pas, mais l’Angélus sonne ». — « Alors, il est quatre heures ; quelle nuit ! » — « Je vais te laisser », dit-il. Il se leva, passa sa robe de chambre, chaussa ses mules. Elle ne parut l’entendre ni le voir, répéta d’une voix qu’il ne lui connaissait pas « Quelle nuit ! » Puis elle ajouta : « Quel désastre ! » et, tout doucement, regardant soudain vers lui avec crainte « Mourir ! » Lui, à peine guidé par les lueurs de la bougie mourante, se dirigeait à tâtons vers la porte. Au moment où il l’entrebâillait, un courant d’air brusque le fit retourner, il aperçut Angèle qui, descendue silencieusement de son lit, avait ouvert la fenêtre et l’enjambait. Il eut le temps de sauter, de la saisir aux pieds, de maintenir ce corps nu tout entier déjà projeté dans l’espace et verticalement renversé contre le mur, s’égratignant au crépi. Avec quelle peine surhumaine il put remonter cette masse qui se défendait et voulait mourir, altérée de vertige, de vide, de l’appel des roches basses où écumait le Viaur ! Il la tint enfin dans ses bras, épuisée, pourpre, farouche et muette. Il la remit au lit, referma la fenêtre. La bougie s’était enfin éteinte, la chambre était noire ; seule, la tache livide de la croisée trouait les ténèbres. Il alla à la porte, l’ouvrit, la referma en restant à l’intérieur, immobile et invisible. Aussitôt que le loquet fut retombé, Angèle se redressa comme un fantôme. Elle descendit du lit en gémissant, revint à pas brisés vers la fenêtre. Comme elle mettait la main sur le bouton, Bernard l’empoignait de nouveau, la couchait, la bourrait de coups de poings qui meurtrissaient ses muscles et la laissèrent endolorie, incapable d’un mouvement. Il dévissa le bouton de l’espagnolette, retira la clé de la porte, sortit, ferma à double tour et rentra dans sa chambre. Il se vit dans la glace, les yeux agrandis, le teint de plomb. Il se lava hâtivement, s’habilla, descendit. Il consulta sa montre. Quatre heures et demie. Il sortit. Le bourg dormait ; une pluie de fin de nuit automnale le transperça tout de suite et le fit grelotter. Il traversa le village, consulta les plaques indicatrices, trouva enfin ce qu’il cherchait et partit d’un pas accéléré sur la route.

Au bout de trois quarts d’heure, il arrivait à Bellecombe ; le Père Blinkine sortait de l’office et le reçut tout de suite. Bernard ouvrit la bouche, s’aperçut qu’il ne pourrait pas s’expliquer ; il avait une boule dans la gorge, il dit : « C’est grave. Viens à la Commanderie tout de suite ». — « C’est bien, répondit Abraham, en route ». Ils retournèrent par le même chemin jusqu’au pont de Faussergues. Là le moine indiqua un raccourci sur la rive du Viaur. L’eau rapide et noire coulait le long d’eux. L’indifférence, le mystère, le silence de cette nature qu’il n’avait jamais vue à une heure aussi matinale serraient le cœur de Bernard. Il dut demander à Abraham une pause de quelques minutes. Ils arrivèrent enfin et trouvèrent Mauléon et les valets qui descendaient dans la cuisine.

— Je n’ai pas pu dormir, dit Bernard, je suis allé chercher mon ami Blinkine.

— Et vous avez bien fait ! Mais, sapristi, je n’aurais jamais cru voir un Parisien debout à six heures. Et il a bien fallu partir à quatre heures, hein ! pour être de retour à six !

— Oui, quatre heures et demie.

— Le lit n’était donc pas bon ? Un peu d’énervement peut-être ?…

— Oui, oui. Je monte chercher un mouchoir. En attendant, tu vas t’asseoir, Abraham, je redescends tout de suite ou, si tu venais voir ma chambre ?

Ils montèrent, il entra chez Angèle : « Le Père Blinkine est là, dit-il, il veut te voir. Habille-toi tout de suite et rondement. » Il la prit, la mit debout. Elle se laissait faire comme une somnambule. Il dut lui passer sa chemise, ses bas, un jupon, un peignoir. Il l’emmena dans sa chambre ; elle vit le moine, baissa la tête ; enfin, elle se jeta à ses pieds en pleurant. Bernard poussa un soupir de soulagement et redescendit :

— Angèle a trouvé le Père dans le couloir et elle en profite pour se confesser, on me congédie.

— Se confesser ? dit Mauléon. Et en quel honneur ?

— Tu ne sais donc pas, fit la Tante Rose, que c’est dimanche la fête de la Sainte Vierge. Mécréant, va !

— Ah ! bon, ne te fâche pas.

Le facteur entrait, porteur d’un télégramme pour Angèle.

— Je devine ce que c’est, dit Mauléon.

— Bien sûr, répondit la Tante Rose, ce n’est pas très difficile. N’est-ce pas, monsieur Rabevel ?

— Je crois deviner aussi, fit Bernard.

Un instant après, un pas retentit dans l’escalier. Le Père Blinkine descendait, suivi par la jeune femme.

— Comme tu as l’air défait, ma pauvre petite ! s’écria la Tante Rose.

— Oui, je ne suis pas très bien.

— Tu as voulu trop en faire hier au soir, tu vois ; je te disais que tu pouvais monter, qu’on achèverait le travail sans toi ! Tu es belle, va, avec ce pauvre petit museau de quatre sous, pâle comme un rat blanc !

Elle lui tendit la dépêche et ajouta :

— Qu’est-ce qu’il va dire de te voir comme ça, celui-là ?… car c’est bien de lui, hein ?

Angèle avait ouvert le télégramme d’un geste vif ; elle le lut à haute voix :

« Viens d’arriver Bordeaux bonne santé. Serai Commanderie demain matin. Bons baisers à tous. François. »

Elle ajouta, regardant successivement Bernard, Abraham et Rose :

— Oui, qu’est-ce qu’il va dire en me voyant ainsi ?

Et elle se mit à pleurer avec un véritable désespoir.

— Accompagne-moi un peu, Bernard, demanda le Père Blinkine.

Ils descendirent sans rien dire au long de la colline. Quand ils arrivèrent dans la vallée, ils s’assirent pour se reposer un instant sur la rive du Viaur.

— Je n’ai pas besoin d’exprimer, fit le moine d’une voix basse, toute la tristesse que me cause ta conduite. Tu es conscient du mal que tu fais. Ne crains-tu pas de lasser un jour la patience de Dieu ?

Rabevel ne répondit pas. Le calme, l’accent douloureux de son ami d’enfance le troublaient.

— Comment peux-tu donc, reprit celui-ci, persister dans ton péché ? Tu trahis ton camarade le meilleur et le plus cher. Tu fais échouer les efforts d’une malheureuse qui ne t’a pas appelé. Tu trahis ta femme. Tu sèmes le scandale et le désordre. Tu manques à la parole que tu m’avais donnée, tu compromets ton salut éternel. Que tu me fais de peine, Bernard !

Il le vit ébranlé. Il continua.

— Est-il donc possible que tu aies oublié ton enfance, ta jeunesse si proche de Dieu, les enseignements de notre pauvre Père Régard ? Dis, ne sens-tu donc pas la déficience de l’être humain ?

Bernard soupira.

— Ne sens-tu pas, poursuivait Abraham, comme nous sommes peu de chose ? Tu as voulu la richesse, tu l’as. Tu as voulu la puissance, tu l’as. Partout la vie te sourit. Il suffit que tu souhaites quelque chose pour que tu possèdes cette chose. Et que tu la possèdes de la façon qui t’agrée. C’est à dire en la conquérant toi-même, avec cette satisfaction pour ton orgueil qui est de constater que seul, toi, tu pouvais par ton astuce la conquérir au nez des concurrents. Tu as voulu les délices de la chair, celle de l’esprit, tu les as eues toutes à ton gré. Ne sens-tu pas pourtant combien tout ce que tu as obtenu est vide ?

— Hélas ! s’écria Bernard. Si ! Je ne le sens que trop ! Mais ce qui me manque à moi, c’est Angèle. Voilà le nom de ma déficience. Tu me méprises ? Mais dis-moi donc un mot, un seul mot, Abraham, toi qui es le fils de la race qui a toujours aimé avant tout la justice dans le Seigneur. Dis-moi s’il est juste que je souffre sans savoir pourquoi ? et s’il serait juste que je cherche partout en m’humiliant et en pleurant, et toujours vainement, le remède à cette déficience ?

— Le problème du mal, répondit Blinkine, toujours le problème du mal. Pourquoi se noie-t-on en tombant dans la mer ? pourquoi s’écorche-t-on les genoux en tombant dans les rochers ? Veux-tu la solution métaphysique du problème ?

— Eh ! non, fit Bernard, je la connais ; elle satisfait mon intelligence ; ce n’est pas sur elle qu’échouerait ma foi ; elle échoue sur la vanité de mes efforts. Avoue que si la guerre éclatait, ta foi chancellerait en ce Dieu bon ? Non ? Tu le crois ; je te connais, Abraham. Eh ! bien, j’ai constamment la guerre en moi ; j’ai douté, j’ai tremblé ; jamais la grâce que je sollicitais de toute ma ferveur ne m’est venue secourir…

— « Abêtissez-vous, faites dire des messes… »

— Je sais, Abraham. Mais je ne suis pas Pascal ; ce n’est pas ma raison qui se révolte contre la Divinité ; encore une fois ma tempe est prête à l’accueillir, à ne pas s’insurger contre le mal. Elle s’étonne seulement de ne pouvoir accueillir ce Dieu en le voulant. La grâce me manque je te dis, la grâce ! et ne manque-t-elle pas aussi à Angèle ? Si nous sommes entraînés dans ce tourbillon qui nous roule si terriblement, n’est-ce pas cette parenté de damnés qui nous a unis étroitement ? Elle s’abêtit pourtant, Angèle, elle ne manque pas sa messe quotidienne, elle a la crainte du péché et l’horreur. Et pourtant… Tiens, tu l’as confessée, tu sais donc que cette nuit elle a commis l’offense la plus grave envers le Créateur, la tentative de suicide, le crime qui s’appelle : Désespoir… Eh ! bien, pourquoi est-elle désespérée, sinon parce que, de tous ses efforts, elle appelle Dieu et que celui-ci, après lui avoir clairement montré la gravité du péché, l’abandonne sans sa grâce… Que diras-tu, Abraham, homme d’équité ?

Le moine répondit que c’était sa propre faute :

— Sans doute, dit-il, ai-je mal dirigé cette âme si délicate, si complexe. Il faut que je change ma thérapeutique, que je prie et que je veille pour que Dieu m’éclaire sur la voie que je dois suivre moi-même. Mais, encore une fois, promets-moi de ne plus tenter cette âme.

— Promets-moi, Abraham que je pourrai vivre sans elle !

— Ah ! fit le moine en se levant, pécheur qui te complais dans ton péché ! que la colère divine t’épargne… Je reviendrai demain à la Commanderie, ajouta-t-il avec un grand air de tristesse, pour te dire au revoir, peut-être adieu. Tu auras été la grande douleur de mon existence. Cette conscience persévérante dans le mal est effroyable.

— Rends-moi heureux, dit Rabevel.

Abraham hocha la tête avec accablement. Ils ne se comprendraient jamais. Ils se quittèrent, se tournèrent le dos, reprirent, chacun de son côté, le chemin du pays où on parlait leur langue.

Pour Bernard, la journée se passa rapidement ; quand le soir arriva, c’est à peine s’il avait achevé avec Mauléon, leurs co-contractants et le notaire, de tout mettre en règle. Ils n’avaient vu, de la journée, Angèle qu’une forte migraine retenait à la chambre. Le repas du soir fut triste sans elle. Les deux hommes très fatigués se taisaient. La Tante Rose les servait elle-même en silence. Le petit Olivier, qui n’était pas bavard, mangeait et rêvait en même temps. Ils montèrent se coucher de bonne heure. « Je monte avec vous, Monsieur Rabevel, dit l’enfant. Maman veut que je couche dans sa chambre cette nuit parce qu’elle est un peu malade. »

Séparés et, pour combien de temps ? ils l’ignoraient, Angèle voulant que ce fût pour toujours, Bernard voulant que ce ne fût que pour quelques jours. Ils passèrent, chacun dans son lit, une affreuse nuit ; Angèle, le cœur écartelé de ses remords, de la crainte de la rechute, du désespoir de n’être pas soutenue de Dieu, et, enfin de l’horrible approche de François dans sa couche ; à cette approche allaient toutes les appréhensions et les colères de Bernard… Le jour se leva sur leurs cauchemars. Jamais ni l’un ni l’autre n’avait plus secrètement apporté soin plus attentif à sa toilette. Quand François arriva, il trouva belle mine à tous. Lui-même était alerte, sain, hâlé, respirant la joie et la force, visiblement étranger aux complications mentales et sentimentales. Olivier s’était emparé de lui aussitôt, l’interrogeait, l’embrassait, le couvrait de mille caresses, le pressait de mille questions. Le père, heureux, goûtait dans cette affection et cette curiosité le plus parfait encens qui le pût flatter.

Après le déjeuner, Blinkine arriva et les trois camarades revécurent de nouveau les heures de l’enfance. Puis ils allèrent bavarder sur les remparts au soleil adouci de Septembre, emmenant Mauléon, Angèle et Olivier. L’enfant ne cessait de les étonner par son intelligence :

— Que vas-tu faire de ce petit ? demanda Bernard.

— Eh ! que veux-tu que j’en fasse ?… Un marin comme son père, son grand-père, son arrière-grand-père, et cœtera… N’est-ce pas, Angèle ? Bon sang ne peut mentir.

— Oh ! oui, fit Olivier, tu veux bien, maman ?

— Mon pauvre petit ! s’écria la mère, le prenant dans ses bras.

— Eh ! dit François en riant, je suppose que tu n’aimes pas mieux ton fils que ton époux ? Va, il ne risquera pas davantage que moi ; il n’y a plus de naufrages aujourd’hui.

— Des années sans le voir…

— Et moi ?

— Toi, ce n’est pas pareil ; tu es un homme fait, tu as toujours été sérieux et fort. Ah ! que je m’inquiéterais de cet enfant quand il partirait !

— Bah ! il va partir avec moi comme mousse le mois prochain…

L’enfant battit des mains.

— Tu n’y penses pas, s’écria Angèle. Comme mousse, le mois prochain ! Ce petit qui n’a que treize ans !

— C’est l’âge, dit Rabevel. Je dois même dire que la plupart des mousses qui s’embarquent sur nos voiliers ont moins de douze ans.

— Tu vois, fit François, je ne le lui fais pas dire. D’ailleurs, voyons, raisonnablement, que risquera ton Olivier avec son père ?

— Voyons, François, ne songes-tu pas que cet enfant aura des camarades, qu’il ne sera pas constamment avec toi, que les matelots dans les ports…

— Il est bien jeune pour penser à ce que tu penses. Et quant à cela, tu es bien comme toutes les mères ; quand l’instant sera venu, ma pauvre Angèle, il faudra en faire ton deuil. Le Père Régard lui-même qui était, au dire de ces Messieurs, un être extraordinaire, n’en a point sauvé Bernard… Ne t’inquiète donc pas de ton fils. Il sera comme un coq en pâte. Il grandira, forcira, deviendra audacieux et solide. Et puis, tu sais, dans un bateau, il y a de tout, il ne sera privé de rien. Que crois-tu qu’il lui manquera ?

— Sa mère, répondit Angèle. Tu veux donc m’abandonner, Olivier ?

L’enfant lui sauta au cou :

— Viens avec nous ? dit-il.

— Ce n’est pas possible, cela, déclara Rabevel ; je ne puis m’engager dans cette voie. Tous mes commandants de bateau me demanderaient aussitôt pour leur économie ou leur agrément d’emmener leur femme et je ne pourrais m’y refuser après ce précédent.

— Soyez tranquille, dit Angèle, j’ai l’horreur du voyage en bateau, qui me rend malade ; je ne demanderai donc rien. Je veux garder mon fils jusqu’à vingt ans. Quand il sera grand, alors, s’il veut être marin, il le dira. Si non, il restera avec sa mère.

— Il sera marin, fit François, et par conséquent, mousse pour commencer.

— Allons, François, interrompit Blinkine, du calme. Il me semble qu’il y a un moyen de tout arranger. Que l’enfant soit marin s’il le veut quand il sera en âge de choisir ; tu es tranquille là-dessus puisque tu te dis sûr de sa vocation. En attendant on pourrait lui faire donner une instruction où serait soigneusement prévu tout ce qui est nécessaire à cette carrière : l’étude de l’anglais, des mathématiques, de certaines sciences… On pourrait également lui faire pratiquer assidûment certains sports ; le préparer en somme largement pour le métier de Capitaine au long cours tout en réservant l’avenir par une instruction classique qui lui permît de choisir une autre carrière s’il s’y décidait.

— Il n’y a rien à faire, dit François, buté. Rien. L’enfant partira avec moi.

— Sois donc raisonnable, reprit Blinkine. Nous mettrons l’enfant au collège de St Joseph de Rodez qui est très bon, pour…

— Oui. Vous le dégoûterez de la mer. Vous me donnerez à dix-huit ans un petit monsieur incapable de faire quoi que ce soit, qui choisira le droit ou la médecine et que je devrai entretenir de ma sueur toute ma vie, avocat sans causes ou médecin sans pratiques. A moins qu’il ne devienne receveur ou rat-de-cave ou percepteur. Non, merci, mon vieux. Que ma femme ait des idées comme celles-là, elle est excusable, mais un homme !

— Alors tu veux me séparer de mon fils, s’écria Angèle d’un accent tragique. Tu veux me rendre malheureuse pour le reste de mes jours ?

— J’aurais peut-être une solution qui contenterait tout le monde, dit Rabevel doucement. L’enfant est très intelligent, bon et travailleur ; cela est incontestable. Je propose de le prendre à Paris où je surveillerai moi-même ses études et les dirigerai dans le sens voulu pour qu’à vingt ans il puisse entrer dans ma flotte auprès de son père et devenir Capitaine au bout d’un ou deux ans, ou bien, si la mer ne l’attire plus, pour qu’il puisse devenir mon second ; car j’aurai besoin d’un bras droit. Mon fils ne sera jamais ni très intelligent, ni très actif ; bon à faire un secrétaire de Conseil d’Administration. Marc qui promet beaucoup s’orientera très probablement vers la partie technique ; Olivier pourrait à mes côtés se mettre au courant de la tâche administrative et me remplacer quelque jour. Qu’en penses-tu, François ?

— Ah ! dit celui-ci ébloui, cela, c’est autre chose ! Si, au lieu d’un capitaine, tu fais d’Olivier un armateur, ce n’est pas moi qui m’en plaindrai !

— Bien. Et, vous voyez, cette solution a l’avantage de convenir à la mère qui ne saurait être désormais inquiète de son fils. N’est-ce pas Angèle ?… Olivier pourra être interne ou, si vous le permettez, vivre chez nous avec Jean. Vous le verrez aux vacances et à Paris quand il vous plaira d’y venir.

François s’écria, tout joyeux :

— Que tu es gentil, Bernard ! Quel chic type ! T’occuper ainsi de mon fils !

— Mais, mon petit, c’est la moindre des choses. Tu es mon ami de toujours, je t’aide parce que j’ai eu plus de chance que toi ; en somme je ne fais que remplir mon devoir. D’ailleurs, note que j’y ai mon avantage : Olivier m’apporte un capital d’intelligence et de volonté c’est-à-dire ce qui manque le plus. Je découvre cette pépite et je l’adopte tu comprends. Allons, mon vieux, si ta femme est d’accord, la chose est faite.

Angèle et Abraham avaient échangé des regards effrayés. Bernard voulait-il donc enlever l’enfant ?

— Moi, je ne demande pas mieux, dit Angèle, mais Olivier n’a pas besoin d’aller à Paris, n’est-ce pas ? Vous pourriez indiquer avec exactitude et précision la matière de l’enseignement que vous voulez lui voir suivre. Je suis sûre que les Frères de St Joseph de Rodez ne demanderaient pas mieux que de se conformer à votre programme. Qu’en pensez-vous, Abraham ?

— Je m’en porte garant.

— Ah ! dit Rabevel, il ne faut pas exiger de moi l’impossible. Si je prends Olivier, c’est que je veux en faire un garçon capable de me remplacer. Il faut donc que je suive ses études jour par jour pour les diriger et en modifier les directions à ma guise. Cela je ne puis le faire de Paris à Rodez. Si vous ne pouvez vous sentir séparée de votre fils par six ou sept cents kilomètres, alors abandonnons le projet, embarquez l’enfant et mettons que je n’ai rien dit.

— Évidemment, repartit François, tu n’es pas raisonnable, ma pauvre Angèle. Il me semble pourtant qu’à ta place j’aurais aimé cette solution !

— Faisons mieux, dit Bernard. Venez à Paris. J’ai dans un de mes immeubles, un petit appartement toujours disponible où je reçois les membres de mes Conseils d’Administration : il me sert de garde-meubles car ma femme change souvent son décor. Venez vous installer. Vous n’aurez aucun loyer à payer et Reine sera heureuse de vous avoir auprès d’elle. Et votre fils, externe au Lycée, ne vous quittera que pour ses cours. »

Ah ! le piège astucieux, inévitable ! Blinkine crut qu’il allait haïr Bernard. Angèle se sentit perdue. Elle consulta Abraham. Que faire ? Mais déjà François accablait son ami de protestations de gratitude. Il se retourna vers sa femme, s’étonna qu’elle ne se montrât pas plus enthousiaste et plus reconnaissante. Angèle ne put se tenir de le mépriser, à cette minute, tant il lui parut imbécile. Encore une fois, elle se sentit, sous le ciel immense et tranquille, abandonnée de Dieu, privée de la grâce, mal défendue par ceux-là mêmes qui la souhaitaient la plus pure ; un infini désir de cette mort qui lui était interdite emplit de nouveau son cœur. Elle dit avec difficulté : « Je vous remercie ».

Puis elle se leva, prit la main d’Olivier et descendit l’escalier des remparts, droite, sombre, muette comme Andromaque s’allant livrer à Pyrrhus.

CHAPITRE DEUXIÈME

Rabevel repartit le lendemain. Il avait passé une nuit de colère et d’orgueil dans cette chambre voisine de celle où mêlaient leurs souffles les deux êtres qu’il comptait désunir à jamais. Abraham l’avait longuement sermonné avant son départ.

— Quoi, lui disait-il, te voilà riche et puissant. Ne peux-tu pas détourner ton activité vers des choses bonnes et grandes ? Si tes affaires marchent toutes seules comme tu le dis, pourquoi ne cherches-tu pas à faire du bien ? Il ne manque pas d’institutions philanthropiques qui attendent des mécènes et des administrateurs.

— Cela ne m’intéresse pas. Réellement, je donne avec plaisir pour elles ; mon budget prévoit tous les ans une subvention aux œuvres de bienfaisance : jamais les Petites Sœurs des Pauvres ne viennent en vain chez moi. Mais c’est tout ce que je peux faire.

— Visite les pauvres…

— Non. Très peu pour moi. Ça alors, c’est du temps tout-à-fait perdu. Je peux mieux faire.

— Tu manques d’humilité, Bernard. C’est pourtant la première qualité à acquérir pour gagner le ciel… Mais vraiment ne te sens-tu pas, si peu que ce soit, attiré par la misère à secourir ?

— Pas le moins du monde. Je te le dis, la grâce me manque. Ces choses-là ne se font, comme tu le dis, que pour gagner le bonheur éternel. Ne me vois-tu pas brancardier à Lourdes ?

— Au moins si tu ne peux faire du bien, reste neutre, ne fais pas le mal. Tu as assez de moyens de te distraire : les voyages, les sports, le monde, sans chercher autour de toi une proie à dévorer. Mille fois je t’en ai supplié. Il y a d’autres femmes qu’Angèle.

— Nous verrons, nous verrons…

Bernard songeait à cet entretien avec un sourire, tandis que le train roulait sur les plaines du Lot. Quel mal commettrait-il donc en reprenant Angèle ? Quoi ? Il élevait son fils, faisait à la jeune femme une vie agréable, donnait à François, ignorant de tout et par conséquent ne souffrant de rien, les meilleurs postes ? Voyons ! Seule une colère divine déraisonnable pouvait être soulevée, au dire des curés encore. Il fit une moue de pitié. En quoi son existence n’était-elle pas régulière et bonne ? A qui causait-il du tort ? Il s’était défendu contre Mulot et Blinkine ? Cela c’était la conséquence normale d’un état de guerre endémique ; ce n’était pas lui qui avait créé batailleuse la race des hommes. Il trompait sa femme ? D’abord elle l’ignorait. Et puis, pourquoi était-il fait ainsi ? Se refréner, se mortifier ?… Et pour quoi faire s’il vous plaît ?

Le train s’arrêtait en gare de Figeac. Il se pencha à la portière et crut reconnaître une vieille dame, accompagnée d’un homme et d’une petite fille.

— Eh ! mais c’est vous, Madame Boynet ? s’écria-t-il.

— Oui, Monsieur.

La vieille le regardait, hésitait. Il se nomma.

— Ah ! Monsieur, que de changements depuis que je ne vous ai vu ! Que de misères : Tenez, ajouta-t-elle à voix basse, en voilà une grande misère : cette fillette est ma nièce, fille d’un frère de feu Boynet qui était un petit entrepreneur de maçonnerie, installé tout près de Figeac. Les affaires n’allaient pas fort. Mais il avait un garçon, Paulin, à l’école, qui était bien intelligent. Je les aidais, c’est moi qui lui ai payé le Lycée. Puis il a eu des bourses. Une année il y a six ans de cela, il a manqué son concours de bourse ; il était malade, ce jour-là. C’est le moment où je ne pouvais plus aider mon beau-frère à cause du krach de Bordes, que vous savez. Pas d’argent. Le pauvre homme glorieux de son fils demandait crédit au Lycée. Ah ! ouiche ! On lui fait des difficultés, des enquêtes, toutes sortes de choses qui l’humilient. Il veut oublier et, naturellement, il se met à boire. Un jour, il reçoit une lettre pressante, recommandée je crois bien : « Si vous ne payez pas les deux trimestres en retard, on met votre fils dehors ». Il va au café ; il était tout seul avec le patron qui sort un moment après pour rattraper son cheval, une bête assez pétulante qui venait d’échapper par la cour. Le tiroir de l’argent était resté ouvert. Le pauvre homme affolé y va, prend son argent et l’envoie tout de suite au Lycée. Le lendemain les gendarmes sont venus. Ils avaient eu vite fait leur enquête, vous pensez bien. Ils lui ont dit :

— Écoutez, Boynet, nous ne voulons pas vous porter du tort. Nous comprenons bien les choses, allez. Un brave homme ne devient pas voleur comme ça, sans motif, et on devine assez. Seulement, nous autres, il faut faire ce qu’il faut faire. Alors, rendez-vous ce soir, à nuit tombée, à votre pré de Lardillon sur la route de Figeac. On vous mènera à la prison de Figeac sans menottes en ayant l’air de faire chemin ensemble. Votre femme dira que vous êtes parti en voyage.

— Vous êtes bien bons, a répondu le pauvre homme. Il s’est habillé du dimanche, a embrassé sa femme et est parti pour le pré de Lardillon. Quand les gendarmes y sont arrivés, ils l’ont trouvé pendu dans un pommier et tout froid. Ils ne le voyaient pas. C’est un garçon de ferme qui passait : « Si c’est Boynet que vous cherchez, leur a-t-il dit, regardez-le qui rigole dans son arbre en vous tirant la langue ! » On m’a prévenu tout de suite. J’ai trouvé ma pauvre belle-sœur à l’agonie et cette pauvre petite fille toute pleurante qui va sur ses onze ans. Voilà comment les malheurs arrivent, mon pauvre monsieur ».

Rabevel eut quelque peine à cacher son trouble.

— Et qui est ce monsieur ?

— C’est mon jeune frère ; Clavenon, qu’il s’appelle ; de mon nom de jeune fille comme de juste. Il a trente-cinq ans et il est instituteur, veuf sans enfant. Alors il a pris la petite Isabelle et il l’élève.

— Et qu’est devenu Paulin ?

— Mort, Monsieur, d’épuisement et de honte. Voilà ce qu’a fait votre sale Blinkine en me ruinant. C’est irréparable.

Le train s’ébranlait. Rabevel tira sa carte, la tendit à la veuve :

— Dites à votre frère de m’écrire ; j’ai besoin d’un homme de confiance pour la caisse chez moi ; je lui ferai une bonne situation.

Il était tout bouleversé. Comme les évènements s’enchaînaient terriblement ! La morale naturelle n’était donc pas si conventionnelle ni si vaine qu’il pût suffire dans ce monde tellement coordonné d’une infraction vénielle à cette morale pour que se produisissent au loin, par des répercussions mystérieuses, des conséquences mortelles ? L’idée de sa responsabilité le tracassa longuement ; peu à peu cependant elle s’atténua et elle avait disparu tout à fait quand il arriva à Paris.

Il occupa ses loisirs de septembre à préparer le nid qu’il avait rêvé pour Angèle. Reine l’y aidait innocemment, heureuse de retrouver une femme qui lui avait paru charmante et un enfant dont on pouvait espérer qu’il tirerait de sa torpeur l’intelligence du petit Jean. François tenait à passer son mois de congé dans le repos total que lui réservait la solitude de la Commanderie. Aussi n’arriva-t-il avec Angèle et Olivier que le troisième jour d’Octobre, avant-veille de son embarquement. A la descente du train où les attendait Madame Rabevel, il remarqua une grande affiche et poussa un cri d’étonnement : « Tiens ! Vassal donne un concert ? » — « Tu le connais donc ? » demanda Angèle. — « Mais oui, c’est tout une histoire. » — « Eh bien ! j’en suis friande, moi, des histoires, déclara Reine ; vous nous direz la vôtre tout à l’heure en déjeunant. »

Rabevel les rejoignit au repas auquel assistait la famille Noë : « Figure-toi, lui dit sa femme, que François connaît Vassal ; tu sais, le violoniste ? »

— Oui, dit François, je l’ai connu de l’autre côté de la terre et je le reverrais avec plaisir.

Et comme on lui réclamait des détails, son regard lointain rayonnant aux chers souvenirs soudain rappelés, il raconta :

— J’ai rencontré Vassal, lors d’un de mes premiers voyages à Tahiti. Il venait de donner une série de concerts en Australie. Nous prîmes passage ensemble à Auckland sur le Malgave, un beau bateau qui faisait les services de San Francisco et devait me déposer à Rarotonga, dans l’archipel de Cook.

La présence de Vassal à bord fut vite connue. Les belles Américaines qui étaient allées voir pour se distraire les geysers de la Nouvelle-Zélande, ne se lassaient point de faire des grâces devant cet admirable artiste qui est, vous le savez, un homme très simple, pas du tout cabotin, mais si lointain ! Plus d’une de ces beautés dites étincelantes se piqua au jeu mais Vassal ne voyait rien. Quoiqu’il eût vingt-deux ans il avait l’air d’un adolescent, tant il était charmant avec de beaux yeux pleins de candeur. Ces voyageuses s’en toquaient.

Un soir, elles avaient organisé, au profit de je ne sais plus quelle œuvre de charité, un concert auquel il prit part. J’ai appris ce jour-là ce qu’est la musique. Les perruches se taisaient ; elles sentaient confusément passer le génie dans ce petit salon, tandis que la mer assaillait le bateau. Certainement elles furent touchées par ce mélange non prémédité de la voix inconsciente de l’Océan et de la mélodie ailée qui prétendait décrire toute la douleur humaine.

On avait acclamé le musicien et l’interprète. On avait enlevé Vassal. Souriant, toujours un peu absent, l’air mal éveillé d’un songe, il se laissait fêter, emporter vers le fumoir où l’on avait soupé et dansé jusqu’au matin.

Pour moi, rêvant dans mon fauteuil à l’écart, je ne m’étais pas levé, tant je craignais de rompre le sortilège et je m’étais assoupi.

Ce fut le violon de Vassal qui m’éveilla. Après que chacun avait eu regagné sa cabine, il était venu rechercher son instrument. Se croyant seul, il l’avait repris, et, de toute son âme, pour lui-même, jouait le plus beau chant… Ah ! sur cet admirable visage frémissant de Narcisse léonin, ces yeux lumineux, ces narines palpitantes, la divine transfiguration de la musique donnait un sens idéalisé à la passion, au désir, à la colère et aux regrets qu’elle évoquait… Quand il eut terminé, je ne pus m’empêcher de gémir, il m’aperçut :

— Je vous en prie, lui dis-je en m’excusant, n’attribuez pas à l’indiscrétion ce qui est le fait d’un hasard. Votre violon m’a tiré du sommeil et je n’ai pas osé vous interrompre. L’aurais-je voulu que ce n’était plus en mon pouvoir…

Il faut avoir vu le sourire de cet homme pour en pressentir la bonté et qu’il vit dans un autre monde que nous-mêmes.

— Il fallait pourtant m’arrêter, me dit-il doucement.

Il me regarda.

— … car enfin, ajouta-t-il, c’est un monologue à voix haute que vous avez surpris.

— Il était si beau que je ne pouvais l’interrompre. Et il disait tant de choses que je ne sais exprimer mais que mon cœur reconnaît…

— Si votre cœur, reprit-il, a reconnu des paroles…

Je ne le laissai pas achever :

— … des paroles fraternelles… lui dis-je.

Il me tenait la main. Nous montâmes ensemble sur le pont. Une heure après nous étions amis.

Nous avons ensemble vu s’éveiller l’aurore sur le Pacifique Austral. Cela ne vous dit rien, mais parlez de ce moment aux hommes qui l’ont connu. C’est une chose inoubliable dont le souvenir poursuit celui qui ne la possède plus, d’un regret amer. En y songeant, je retrouve sur mes dents la saveur saline et parfumée de l’alizé venu des îles à la rencontre des vaisseaux.

Vassal n’a certainement pas oublié cette navigation dans les courants incessants du vent frais et les soirs pleins d’une tendresse inconnue de nos climats. Les cieux s’illuminaient par flambées écarlates avant que mourût la lumière du soleil. Des nuages prodigieusement colorés se traînaient avec langueur. Puis la Croix du Sud apparaissait, et les Centaures, et toutes les constellations inconnues de nos climats. Je les nommais à Vassal. Tous deux nous demeurions extasiés, créant pour le futur la nostalgie dont souffrent ceux qui ont une fois succombé au charme du Pacifique.

Une nuit, sur le pont, il joua de nouveau pour nous seuls, la poignante mélodie qui nous avait unis.

Longtemps nous étions restés sans parler, saisis par la secrète puissance qui du bois sonore s’insinue dans notre cœur. Et puis Vassal, s’approchant de moi, tira une photographie qu’il me montra à la clarté du fanal.

— Voici, me dit-il, l’inspiratrice de cette musique. C’est ma femme. Que fait-elle en ce moment, aux Antipodes ? Quelle folie de parcourir le monde alors qu’on a le bonheur chez soi ! Mais hélas ! il faut vivre. Ce voyage triomphal aux Indes et en Australie m’assure la renommée en France et, désormais, je l’espère, une sécurité sédentaire : seulement, il fallait d’abord aller chercher la consécration de l’étranger. Vous ne saurez jamais quel supplice est pour moi cet éloignement de ma femme !

— La voix de votre violon me le fait assez comprendre.

— Comment exprimer la passion dont je suis possédé ? Cette femme est mon cœur, mon cerveau, mes entrailles. Ma pensée ne la quitte pas. Elle est jeune, peut-être un peu volage, très adulée, et je tremble et je m’exalte et je vibre tout entier comme mon violon. Par elle seule, je pense et je vis. Sans elle je ne comprends pas la possibilité d’une existence. Je tremble d’amour, d’angoisse, de désir. Je l’adore ; il me semble que son sourire vaut tous les sacrifices, même celui de ma vie. En sa présence, réellement, je comprends les contes des poëtes et ce qu’est la folie.

— Pourquoi être parti seul ?

— Ah ! les circonstances, l’éducation de notre fille…

Longtemps et souvent Vassal me parla de sa femme. Il était manifestement ravi de pouvoir évoquer cette image qui lui était chère. Il était rongé de passion, de jalousie, d’inquiétude, et d’une sorte de perpétuelle douleur physique et morale. Ses confidences me révélaient le caractère de sa femme en même temps que le sien propre. Je devinais en elle un petit félin prodigieusement intelligent, sensuel, intéressé et sournois ; excitatrice unique de toutes les activités matérielles et mentales d’un homme qu’elle exaltait par le sentiment de la plénitude réalisée à son contact ; assouvissant, par les raffinements les plus incroyables, les désirs de l’intelligence ou des sens que son intuition saisissait au fond de l’âme de cet admirable artiste avant qu’ils ne fussent formulés. Et avec cela, probablement, dans ce coin intérieur que les femmes ne livrent jamais, calculant, supputant, cherchant sa voie, réglant ses plans et sa conduite aux mieux de ses intérêts ; trompant sans doute son mari ; par lui, elle jouissait de la gloire, des succès artistiques, des voyages ; par d’autres, des toilettes, des bijoux, de la fortune.

Mais c’étaient là des hypothèses…

— Sans doute, dit Rabevel. En tout cas, l’évocation de ce touchant amour promené par un solitaire sur les mers les plus désertes de la planète est bien faite pour provoquer la rêverie.

— Il faut voir cet homme prodigieux, dit Reine, il faut le voir.

On consulta les journaux. Vassal donnait justement son dernier concert en matinée ce jour-là. Rabevel promit de venir mais il ne pourrait rester jusqu’à la fin ayant son courrier à signer.

François n’avait pas exagéré. Le violoniste était doué d’un admirable talent. Bernard regretta de ne pouvoir assister à tout le concert et s’en alla avec peine. Quand Vassal eut achevé, François le rejoignit dans le petit salon où il s’était retiré. Le musicien l’embrassa, salua Angèle, Reine, Eugénie et Noë, caressa les enfants ; puis il leur présenta sa femme.

Balbine Vassal était une femme assez petite, sensiblement du même âge que son mari mais à laquelle les teintures et les artifices conféraient une extraordinaire apparence de jeunesse. Elle avait de beaux yeux dont le regard suspect dévêtait les hommes ; le visage était assez brut, portait un grand nez qui en faisait le caractère et lui donnait une sorte de laideur sensuelle. Une croupe massive faisait deviner sous les jupes le muscle infatigable des impudiques.

On devinait que derrière son front étroit devaient rouler des combinaisons de stupre et d’argent en volutes fumeuses où s’enivrait sa pensée. L’impureté flambait autour d’elle en silence.

— Elle a de l’allure, cette petite femme, dit Noë, quand ils l’eurent quittée.

— Elle me répugne, dit Angèle.

— Bah ! reprit la douce madame Rabevel, elle ne paraît pas très vertueuse, bien que nous ne puissions rien assurer. Mais sa conduite ne nous regarde pas ; il est certain qu’elle a un genre étonnant.

— Je ne la voudrais pas en contact avec mon mari, dit Eugénie en regardant amoureusement Noë qui fit semblant de se rengorger.

— Pourquoi ? N’êtes-vous pas sûre de son amour et de sa fidélité ? Eh bien ! alors ? Moi, je vous avoue que je la recevrais chez moi sans rien craindre… Qu’en pensez-vous, Angèle ?

— Je ne sais pas, répondit la jeune femme qui tremblait.

Elle commençait déjà de redouter les attaques de Rabevel. Comment allait-il la provoquer ? Mais Bernard ne parut pas s’occuper d’elle. Il se borna à venir visiter avec Reine l’appartement préparé pour la jeune femme. Angèle fut confuse du désir évident de somptuosité et de largesse qui avait présidé à l’aménagement : meubles, tentures, vaisselle, linge de maison, tout avait été choisi avec un goût parfait et sans nul souci de la dépense. Elle voulut remercier Rabevel :

— C’est Reine que vous devez remercier, je ne me suis occupé de rien.

— C’est vrai, fit la jeune femme : il s’est borné à me donner carte blanche et à me dire d’agir comme pour moi.

— Comme je vais me plaire là-dedans avec mon petit Olivier !

— Tu vas m’y oublier, dit François, taquin.

Elle rougit. Bernard paraissait n’avoir pas entendu. Elle se souvint de la tactique qu’il avait employée lors de son précédent voyage à Paris ; mais elle ne craignait plus ce système de feinte indifférence ; elle avait prémuni son cœur contre toute surprise : il n’est rien de tel que de connaître exactement le péril pour le surmonter ; la seule chose qu’elle redoutât était la part d’inconnu, le secret projet de Rabevel. Elle se promit de prier beaucoup et de se consacrer tout à son fils.

Quand François fut reparti, elle accompagna elle-même Olivier au Lycée Janson de Sailly où Marc et Jean allaient commencer leurs études secondaires. Elle avait pris la résolution de vivre à l’écart, autant que possible. Mais Eugénie et Reine lui furent vite d’indispensables et parfaites amies. Il ne se passait pas un jour qu’elles ne se réunissent toutes trois, heureuses d’un contact désintéressé, certaines d’une affection partagée. Les enfants faisaient leurs devoirs tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, ravis de cette diversité de domiciles, de la rentrée le soir sur le coup de dix heures dans leur maison chaude après le bol d’air froid dans la rue. Bientôt les jeunes femmes devinrent inséparables ; ce fut la meilleure protection que pouvait souhaiter Angèle. D’autre part, très attentive à ses devoirs religieux, très pieuse, elle en revint bientôt, par une pratique sévère, à une vie réglée, non pas bigote, mais extrêmement scrupuleuse et d’où la vigilance de la conscience chaque jour se visitant elle-même extirpait le moindre désir.

Bernard n’était pas homme à tenter vainement ses aventures. Mais il n’était pas homme à renoncer à ses desseins. Il avait très vite discerné que la défense était fortement établie. L’attitude de la froideur nonchalante ni celle d’un amour incendiaire vis-à-vis de Reine n’avait apporté aucun trouble à l’indifférence d’Angèle. Il comprit que l’élément de surprise qui avait joué si violemment auparavant n’aurait plus aucun succès ; il ne fallait plus songer à exciter la jalousie de la jeune femme. Il fallait trouver autre chose. Mais quoi ? Il était perplexe. L’arrivée de Clavenon (le frère de Mme Boynet) et de sa petite nièce Isabelle avait eu aussi une influence singulière sur le cours de ses pensées. Libéré de toute croyance, il avait remplacé la religion par une sorte de réseau vague, et d’ailleurs à peu près inconscient, de causes et d’effets dont la science et la raison ne parvenaient pas à formuler les lois compliquées. Telles celles du retentissement inouï d’un seul acte, condamné par la morale, bien que naturel, dans le système tout entier de la société. « Au fond, se disait-il, il n’y a rien de surprenant, en principe, à de tels phénomènes de retentissement et d’imbrication ; la société est un organisme, un ensemble de relations compliqué fondé sur cet instinct moral et construit d’après ses principes ; il n’est pas étonnant que la moindre lésion du système se répercute sur l’ensemble. » Le terrible ensemble de la mort de ce Boynet suivi dans la tombe par une femme sensible et un fils souffreteux à qui la mère avait manqué, lui paraissait illustrer sévèrement sa thèse ; il n’était pas loin d’en ressentir une crainte superstitieuse qu’il ne s’avouait pas exactement mais qui le retenait dans ses terribles penchants.

Mais il se connaissait. Il avait pris Clavenon comme caissier pour réparer dans la mesure du possible la catastrophe qu’il avait causée dans cette famille, pour se rendre propice le Destin. Il comptait aussi à force de voir cet homme, s’habituer au visage de son idée, émousser sa crainte, reconquérir la liberté de son esprit. Alors on verrait avec cette Angèle qui croyait le narguer.

Cependant le temps s’écoulait. Les mois suivaient les mois. Rien ne se passait qui pût accrocher une raison de changer. Bernard finissait par trouver de la douceur aux réunions de ces trois femmes qui lui étaient chères à un titre différent. Il réclamait que ces réunions se fissent chez lui, bavardait avec Noë, surveillait les enfants et guidait leurs travaux. Ses affaires continuaient à prospérer ; il devenait un peu nonchalant, l’excès considérable de ses revenus ne lui laissant pas d’aiguillon. Il effectua des voyages d’inspection qui lui donnèrent de la distraction, changèrent ses idées, le ramenèrent plus sain et plus vif au foyer. Les succès de Marc et d’Olivier compensaient l’amertume que lui causait l’impavide et incompréhensive paresse de Jean. Quand, à leur seizième année, il les ramena chargés de prix et de couronnes, il lui sembla que le triomphe de ces enfants était plus beau que ses propres réussites et il en conçut plus d’orgueil.

C’est à cette époque que lui arriva une aventure singulière. Le vieux Bordes s’était installé à Paris et y menait la vie qui avait toujours été la sienne parmi les tempêtes d’adoration et de courroux de sa femme. Un jour qu’il avait prié Rabevel au restaurant, il arriva accompagné d’une personne que Bernard trouva fort belle et qu’il lui présenta sous le nom de Pauline. Pauline dit peu de choses mais son sourire les rendait spirituelles et sut flatter Bernard. A la fin du repas, tandis qu’elle était au vestiaire, Bordes confiait à son collègue que cette fille était étonnante, attentive, gentille, prévenante, mais d’un caractère altier et d’un tempérament de feu : « Ce qu’il me faudrait ! » dit en riant Bernard.

— « Écoutez, répondit de même Bordes, soyez gentil, attendez que je sois mort, je n’en ai pas pour longtemps… »

Il n’y a que le premier pas qui coûte. Bordes ayant cédé une première fois à sa maîtresse qui voulait être traitée par lui comme une femme honnête (ne lui consacrait-elle pas sa jeunesse !) continua à la présenter à ses amis ; Bernard eut de nouveau l’occasion de la revoir et s’émerveilla de sa correction et de ses attentions affectueuses pour le vieil homme. « Je compte bien lui laisser toutes mes actions des tramways de Limoges, dit-il un jour à Rabevel, elle mérite bien ça. » — « Bigre, répondit celui-ci, si elle devient jamais détentrice d’un paquet pareil, il faudra que les co-actionnaires comptent avec elle. » Bordes cligna de l’œil. — « Vous avez peur, hein ! » ; il lui poussa le coude : « Allons, elle est gentille ; vous vous entendrez toujours… » Mais Bernard n’eut pas envie de sourire ; décidément il vieillissait, cet imbécile ; il aurait pu inventer autre chose.

A quelque temps de là, au sortir d’un banquet où il avait eu pour voisin un secrétaire avantageux et élégant, d’il ne savait plus quel conseil d’administration, il fut entraîné par ce jeune homme, qui disait se nommer Roger de Poulétous, au milieu d’une bande joyeuse et échoua sur les minuit dans un hôtel particulier du quartier de l’Étoile : « Nous sommes ici chez Linda, dit Poulétous, c’est la première appareilleuse de Paris. » — « Très peu pour moi, répondit Bernard, je n’use pas de cette denrée. » — « Bah ! on va toujours boire une coupe de Clicquot en regardant les photographies. »

Bernard feuilleta l’album distraitement. Tout à coup il demeura muet de surprise. Poulétous se pencha : « C’est Viviane, une petite femme des Folies-Bergères, elle est extraordinaire, passionnée, belle et bonne fille ; mais difficile.

— Vous êtes sûr que c’est la personne que vous dites ?

— J’ai mes raisons pour cela, répondit le jeune fat. Du reste, appelons-en à Linda ». Linda accourue acquiesçait. Elle ajouta :

— On la confond souvent avec sa sœur jumelle qui est la maîtresse d’un industriel et qui a gardé son prénom : Pauline. Cette Pauline est plus belle et, au dire de Viviane, tout à fait étonnante. Mais elle est sage ; elle a été mariée, détournée du foyer conjugal par son amant et maintenant elle reste fidèle à celui-ci ; souvent on me l’a demandée : rien à faire, même par l’intermédiaire de Viviane. Mais voulez-vous voir celle-ci ?

Rabevel hésitait ; vraiment il n’en avait nul désir. La curiosité l’emporta enfin.

— Demain à cinq heures, dit-il.

Le lendemain il revint chez Linda. La jeune Viviane lui parut un peu plus petite et moins brune que sa sœur dont elle lui fit d’ailleurs l’éloge en termes dithyrambiques. Comme il se réhabillait, un peu surpris et reconnaissant d’avoir rencontré chez une professionnelle un don total, une mélancolie, une frénésie amoureuse rares, elle lui dit : « On se donne une fois ainsi, à un homme qui vous plaît ». Il promit de revenir.

Il revint. Il trouvait là un dérivatif, un exutoire. Son corps se calmait et se lassait. Mais bientôt l’esprit aussi se mit de la partie. La fille qui paraissait s’attacher à lui de jour en jour, devint jalouse, lui fit des scènes ; elle avait une roublardise insidieuse, une attention toujours en éveil qui lui permettaient de n’agir point à faux, de ne pas s’aiguiller sur une mauvaise voie. Ils en vinrent peu à peu aux luxures compliquées, aux visites de bouges où elle le guidait, aux voluptés amères, aux orages, aux coups. Parfois Bernard regrettait qu’elle ne fût pas à lui seul ; il voulut lui acheter un hôtel, l’installer dans ses meubles : « Pas un sou de toi, lui disait-elle ; moi je suis comme Pauline, celui que j’aime, je l’aime pour lui. C’est parce que tu ne me paies pas que je peux te parler comme à un mari ».

Un jour, elle ne vint pas à leur rendez-vous. Il s’inquiéta, ayant été absent une quinzaine, s’aperçut alors qu’il ne savait même pas son adresse. Il téléphona à Linda :

— Comment ? Vous ne savez pas ? Mais, mon pauvre monsieur, Viviane a eu une phtisie galopante, elle a été enlevée dans l’affaire de huit jours. C’est bien triste, allez ! Venez me voir, nous parlerons d’elle…

Le lendemain il déjeunait avec Bordes : « La petite est en deuil, dit le vieil homme, elle a perdu sa sœur, qui paraît-il, était charmante mais qu’elle ne voyait pas depuis longtemps ; je crois que cette enfant faisait la noce ; et, dame, Pauline est très à cheval sur les principes de la morale bourgeoise… »

Fin d’aventure mélancolique. Bernard regretta la petite courtisane. Quand il revit Pauline, vêtue de noir, le souvenir ravivé lui fit presque mal. Quelle délicieuse maîtresse avait été cette Viviane ; et quelle devait être Pauline ! Il n’y fallait plus penser… Et Angèle restait toujours inaccessible. Il se reprit à s’occuper des enfants.

Ceux-ci étaient devenus des jeunes gens. Rabevel suivit leur croissance avec une véritable passion. Lorsqu’ils atteignirent leur dix-septième année, Jean fut envoyé en Angleterre où il devait attendre son service militaire tout en apprenant la langue du pays. Marc entra en classe préparatoire à l’École Centrale, tandis qu’Olivier suivait les cours spéciaux dont Rabevel avait réglé le programme. L’armateur avait constaté que Marc entraînait toujours Olivier dans ses études ; le jeune Régis, plus intuitif, moins livresque, goûtait, choisissait et laissait ce qu’il voulait. Souvent Bernard parlait de lui avec Marc. Nul ne pouvait mieux lui faire connaître son fils. Les deux jeunes gens étaient en effet de grands amis. Leur dissemblance profonde, leur don commun de sympathie s’alliait dans l’étude réciproque dont ils étaient l’un pour l’autre l’objet passionné. Jamais Marc n’avait encore pressenti, malgré l’expérience intellectuelle dont il était redevable à sa rare culture, qu’il pût exister un être aussi particulier, aussi distinct de tous les types que son habituelle rigueur avait depuis longtemps catalogués.

Il l’initiait à la littérature. Mais, là même, les goûts de son ami laissaient Marc perplexe. Olivier découvrait dans les classiques une flamme que lui-même ne discernait que par les commentaires de son nouvel ami. Pascal lui était une terrible révélation. Les modernes aiguisaient sa sensibilité d’un métal tellement pur, mais les inquiétudes de l’âme contemporaine lui demeuraient encore mystérieuses. Apte à percevoir et à organiser avec raffinement toutes les émotions, il savourait les amertumes, il ouvrait un large cœur à toutes les voix imaginaires, mais ne se prêtait point à la tendance romantique qui, de trop de jeunes gens, fait des Werther et des René.

— Je sais bien, disait-il, en parlant du romantisme avec Marc, je sais bien que la nature est une grande amie vivante, je la connais bien, puisque je la crée. Elle se plaint, elle se réjouit, elle palpite et souffre. Et je m’agrandis à compatir. Mais je sais bien aussi que tout cela se passe en moi : c’est un jeu délicieux. Mais c’est un jeu ; et je n’en demeure la dupe volontaire que pour le temps offert à mon plaisir.

Olivier avait ainsi pris l’habitude de dévoiler à son ami l’étonnant mystère de cette joie intime qui l’éclairait. Celui-ci ne pouvait saisir qu’à de rares intervalles le fil ténu qui, parti de ses perceptions, l’amenait à la magnifique éclosion d’émotions et de figures, dont son existence spirituelle s’alimentait avec passion. La sécheresse des analyses auxquelles il était rompu depuis si longtemps, l’accoutumance aux traductions que nos auteurs ont données des phénomènes de la vie psychique, s’émerveillaient en Marc d’une telle abondance et d’une telle fraîcheur. Son ironie était submergée par la pureté du flot. Mais ce charme même soulevait une répugnance de son esprit : car, disait-il à Rabevel, Olivier se livre totalement. Il multiplie son existence en l’incorporant aux mille existences réelles ou imaginaires de la nature, des héros et de ses camarades préférés ; il accroît son expansion vitale prodigieusement ; peu importe quand il ne s’agit que de la nature solitaire, du vent, de l’espace, des pierres solliciteuses de son désir qui les anime ; mais dans une foule humaine ?

Olivier, en effet, avait à l’extrême ce don divinatoire de sympathie qui permet à quelques hommes de susciter en chacun, parmi tant d’aspects multiples qu’elle revêt, l’âme secrètement préférée. Il savait toucher ses camarades. Marc lui-même n’osait s’avouer l’ivresse où le plongeaient ses récits. Le moindre de ses souvenirs prenait une vie qui s’insinuait dans les moelles. « Aux récréations d’hiver, disait-il à Rabevel, quand on demeure autour du poële, tous nos camarades attentifs le prient de parler au gré de sa fantaisie. Et quand il s’arrête, ils restent saisis, comme tout à coup réveillés ».

Bernard aussi cherchait à le faire parler ; il y réussissait sans peine et il s’émerveillait de l’entendre. Le jeune homme avait le don de tout rendre concret ; pas un mot de lui qui ne suscitât dans ses auditeurs une confirmation soudaine et comme l’acquiescement de toute leur chair. Il ne semblait pas qu’il pût se tromper jamais ; il jugeait bien, il devinait même. Toutes les délices de l’aventure, les voyages aux îles perdues, les femmes étranges couronnées de fleurs, les immenses villes des Antipodes, la chasse au requin, la vie salubre en liberté dans la nature exotique et première s’évoquaient par éclairs avec le souvenir de tant de récits. Déjà aux lendemains de ces curieuses conférences, des « grands » silencieux et préoccupés se penchaient sur les atlas.

Ainsi commençaient à se vérifier les craintes de Marc. Olivier, polarisateur exceptionnel et pratiquement indifférent, non par égoïsme mais par inconscience, risquait de créer des sympathies, des entraînements qu’il accueillerait avec faveur pour les éléments ainsi ajoutés à sa jouissance, mais qu’il rejetterait dès qu’il en aurait exprimé le suc. Sa méconnaissance des devoirs habituellement reconnus par la loi morale, son indifférence à toute conséquence de ses paroles ou de ses actes du moment qu’il savait son intention irréprochable, ne pouvaient-elles engendrer autour de lui des catastrophes, des chagrins ou des ressentiments ?

Marc le redoutait. D’ailleurs cette aspiration pneumatique de tous les souffles environnants ne risquait-elle pas d’être viciée un jour par quelque apport morbide capable de corroder et de détruire la magnifique organisation d’Olivier ? Ne se complaisait-il pas déjà aux troubles souvenirs de cette Balbine Vassal ? Les deux amis débattaient ce problème en rentrant chez eux un soir de printemps.

— Tu es sceptique en toutes choses, dit enfin Olivier. Tu regardes généralement la vie et les hommes d’un air de froideur à peine amusée tandis que je me donne à eux avec passion. Le cours ordinaire des événements te montre ironique et glacé et, tout d’un coup, tu crains pour nos camarades ! Et subitement tu t’inquiètes à mon sujet ! Tranquillise-toi, ni mes voisins, ni moi, ne courons de danger…

Mais Marc ne se sentait pas tranquille, car il l’aimait.

Il n’en dit rien pourtant à Rabevel, ni à Angèle. Et le mois de mai de cette année 1907 se passa sans que rien de particulier vînt troubler la vie accoutumée. Le prestige d’Olivier et son influence s’accroissaient sans cesse parmi ses grands camarades. Une mélancolie qui lui était devenue habituelle depuis ses quinze ans et dont le motif demeurait une énigme l’auréolait d’un mystère nouveau. La période des examens approchait. Déjà les vieux internes débraillés et farouches commençaient à se procurer des bougies pour le travail nocturne et clandestin dans les salles désertes. La fièvre des concours créait ses habituelles alternatives d’énervement et de dépression. Seul, Olivier, que son impeccable mémoire mettait à l’abri de toute surprise, ne changeait pas ses habitudes et continuait à la fois son travail scolaire régulier et les études complémentaires par lesquelles Marc l’aidait à étendre chaque jour les possessions de son esprit. Pendant les récréations interminables où les pistons, les taupins, les flottards, pâlissaient sur leurs cours, sauvagement retirés dans les repaires les moins accessibles à la vigilance du pion, il leur rendait visite et amenait toujours sur ces pauvres visages surmenés ce sourire heureux qui témoignait de leur reconnaissance.

Un soir, Marc parut soucieux ; Olivier, d’ailleurs morose, respecta son silence qu’il attribuait à l’approche fatale du concours d’entrée à l’École Centrale. Mais, le lendemain, après le déjeuner, Marc lui déclara :

— J’ai quelque chose d’assez grave à t’apprendre, Olivier.

— Je t’écoute.

— J’ai surpris une conversation entre deux de nos camarades, Resseguier qui prépare Normale et Jobert qui prépare Saint-Cyr. Ce sont, tu le sais, non pas des gars transcendants mais d’honnêtes élèves qui peuvent être reçus dans la moyenne ou tangents. Depuis quelques jours ils étaient, à la suite d’une série malencontreuse de colles, dans cet état de découragement qui n’épargne pas les meilleurs. Hier matin, j’entends Resseguier qui est interne, demander à son camarade qui est externe, s’il y avait quelque chose d’intéressant dans le journal.

— Non, répondit Jobert. J’ai seulement vu un entrefilet annonçant l’arrivée de ce Vassal, dont nous a parlé souvent Olivier, à New-York d’où il partira pour donner des concerts dans les principales villes des États-Unis et de l’Amérique du Sud.

— En a-t-il de la veine, celui-là, au lieu de s’abrutir comme nous le faisons !

— Et hélas ! sans grand espoir de succès, je crois.

— C’est tant pis pour nous, reprit Resseguier avec violence, pourquoi rester ici au lieu de tenter la chance ? Crois-tu qu’un Olivier par exemple pourrait mener la vie qui nous est destinée ?

— C’est bien vrai. Mais il est mieux préparé que nous à l’aventure. Il sera marin ; il n’a pas de parents qui l’arrêtent : son père est marin ; rien qui le lie ; il ne se soucie ni d’argent, ni de situation. Tandis que nous…

— Et qu’en ferons-nous de cette situation, même si nous y parvenons, puisque nos goûts ne seront pas satisfaits ! Ah ! si je trouvais seulement un copain qui eût assez de cran pour tenter la chance !

— Tu parles sérieusement ? demanda Jobert en tremblant un peu.

— Écoute, reprit Resseguier plus bas, écoute… Mais cherchons d’abord un endroit plus sûr ».

Ayant terminé son récit, Marc se tourna vers Olivier :

— Qu’en penses-tu ? dit-il.

Olivier montra ce jeune sourire et ces yeux brillants qui témoignaient de son plaisir.

— C’est merveilleusement excitant, répondit-il. Enfin ! voilà deux petits gars qui n’ont pas peur. C’est bien, cela ; c’est digne de Français. Comme ils ont raison !

— Il faut que tu sois réellement inconscient pour parler de la sorte, s’écria Marc. Ne te rends-tu pas compte de ta responsabilité si une telle équipée a lieu ?

— En quoi suis-je responsable ? Mes camarades sont libres ; je ne les ai même pas conseillés ! et puis, que risquent-ils ? D’éprouver leur vocation ? De manger un peu de vache enragée ? De trimer pour gagner leur vie pendant un temps. Ce n’est rien, tout cela, auprès des compensations qui leur sont réservées !

— Mais quelles compensations, malheureux ?

— Comptes-tu pour rien la jouissance de la liberté ? Le plaisir des voyages, de la contemplation des spectacles toujours divers de la nature, de…

— De tout ce qui fait ton bonheur à toi, n’est-ce pas ? Mais ne te rends-tu pas compte que tu es un être unique, tellement riche de moyens que tu ne t’assouvis jamais. Douze heures de jour t’offrent douze heures d’excitation intellectuelle ou sentimentale variées. Et tu trouverais ton bonheur n’importe où car il est en toi. Tandis que pour nous !

— Ils apprendront, va, ne t’inquiète pas…

— Et les parents ?

— Laissons les parents, Marc. Et puis nos camarades ne sont pas encore partis ; pas vrai ? attendons…

Ils n’attendirent pas longtemps. On se rappelle cette surprenante série d’évasions dont le Lycée Janson de Sailly fut le siège en Juin 1907. En trois semaines une vingtaine d’élèves disparurent. Ils déjouaient toutes les précautions et la plupart demeurèrent introuvables. Certains cependant furent surpris dans les ports au moment où ils allaient s’embarquer. Un autre, arrêté à la frontière espagnole, trompant la vigilance des gardiens, s’échappa et se blessa grièvement en tombant dans la montagne. L’opinion s’était émue, on fit des enquêtes qui naturellement ne pouvaient aboutir à rien. Olivier et Marc venaient de passer brillamment leurs examens. Ils se préparaient à goûter de tranquilles vacances. Ce fut à ce moment qu’on interpella le gouvernement sur ce qui fut appelé l’épidémie d’évasions.

Le ministre lut à la tribune un rapport du Proviseur qui attribuait une part de responsabilité au nommé Olivier Régis, élève d’une tenue disciplinaire parfaite et d’une valeur intellectuelle tout à fait supérieure mais dont « l’esprit étrange, les récits de souvenirs exotiques et le prestige personnel avaient certainement contribué à fourvoyer ses camarades ».

Marc sortait avec son père de l’École Centrale où il avait rempli quelques formalités réglementaires, lorsqu’il eut l’idée d’assister à la séance du Parlement. Ils arrivèrent comme un orateur s’étonnait de l’action possible « d’un jeune sauvageon sur des éléments organisés de la société civilisée ».

En quittant le Palais-Bourbon, ils s’acheminèrent vers les Champs-Elysées où devait les attendre Olivier. Ils le trouvèrent assis sous les ombrages en compagnie de Rabevel.

— Ainsi, demanda celui-ci, mon petit Olivier a fait parler de lui à la Chambre ?

— Croyez-vous, demanda Marc, que nos représentants ne feraient pas mieux de laisser le Gouvernement se préoccuper d’affaires plus graves, de ces constantes provocations allemandes qui viennent encore de se renouveler ?

— Bah ! dit Rabevel, ces provocations n’ont aucune importance. La guerre est une affaire qui ne rapporte pas. Nous vivons à une époque pratique. Il n’y aura pas de guerre. On s’arrangera toujours. N’est-ce pas, Noë ?

— Je crois qu’on s’arrangera toujours parce que notre pays est trop inférieur en puissance à l’Allemagne et que nous serions écrasés dans une guerre. C’est la seule raison…

Marc eut un rire amer.

— Type de la première génération, dit-il, Noë : la crainte de l’Allemagne qui conduit aux pires faiblesses et, nous abaissant toujours, renforce de nos concessions l’ennemi ; politique qui rend celui-ci gourmand et mène fatalement à la guerre. Type de la deuxième génération, Rabevel : des affaires il n’y a que cela de vrai. Des affaires ! la guerre, la Défense Nationale, la Patrie, des blagues ! Mais si la génération des Bernard Rabevel se trompe, nous sommes fichus !

— Vous schématisez ! s’exclama Rabevel. Et un schéma n’exprime pas la vérité. Une génération, je vous le demande, qu’est-ce que cela ? Vous avez défini celle de Noë et la mienne. Qu’est la vôtre ?

— Oh ! la nôtre, dit simplement Marc, c’est la génération sacrifiée. Quelque différents que nous soyons, Olivier et moi, par exemple, nous nous ressemblons par ce point que nous sommes destinés à payer la couardise de nos grands-parents et le goût de la jouissance et de l’argent de nos parents. Quant à nous, si nous vivons, nous abandonnerons la mystique de la justice de Noë Rabevel et celle des affaires de Bernard Rabevel et nous tâcherons d’être des hommes.

— Très beau ce système représentatif, répondit Bernard. Mais, vous l’avez dit vous-même, Olivier, par exemple, ne vous ressemble pas.

— Olivier est une exception, un être prodigieusement ardent qui se trouverait à sa place dans votre génération où l’on vit sa vie, un être indiscipliné, ennemi des contraintes volontaires. Ce surgeon demande un tuteur, mais s’il veut des amis dignes de lui, une femme digne de lui, il ne la trouvera dans sa génération qu’en s’adaptant à celle-ci. La vôtre paraît détraquée aux jeunes gens d’aujourd’hui : apporter aux affaires et à la vie cette fièvre malsaine nous dégoûte. La pourriture générale des mœurs, la corruption des consciences, la vénalité des gens, l’issue dramatique de tous les conflits sentimentaux aigus tout cela nous fait crier : Assez ! de l’air pur !

— Vous êtes dur pour nous, dit Bernard piqué. Quel moraliste !

— Ce qu’il y a de plus fort, répondit Marc, c’est que nous ne sommes pas des moralistes. Nous avons simplement réfléchi. Vous êtes hommes d’affaires : eh bien ! c’est le bilan de votre génération qui nous fait peur. Vous êtes condamnés par nos grands-parents au nom des principes hérités de 1848 ; ces principes grandiloquents nous font horreur. Nous vous condamnons au nom des tristes résultats de l’expérience que vous constituez : intellectuellement, le chaos ; socialement, l’iniquité ; moralement, la corruption ; financièrement : la faillite ; internationalement, la guerre, car la guerre viendra. Je dis : nous vous condamnons, je me trompe. Nous avons hâte simplement de vous voir changer ou vous démettre.

Pour la première fois, Noë entendait dans la voix tranquille de Marc le son de la passion. Il était néanmoins aussi outré que Bernard de ce procès rapide et qui lui parut si partialement conduit. Il chercha une diversion :

— Sais-tu, dit-il en se tournant vers l’armateur, que certains députés se sont étonnés qu’il ait suffi d’un élément tel qu’Olivier pour faire craquer le petit cadre social où l’on vit ?

— En es-tu surpris ? demanda Bernard.

— J’avoue, dit Noë qui hésitait entre le Jean-Jacques Rousseau de l’Émile et le baron Portalis du Code Civil, que cette désagrégation subite me laisse d’autant plus rêveur qu’elle a été absolument innocente et semble naturelle.

— Rien de plus naturel, crois-moi, mon cher Noë, répartit vivement Bernard.

Il réfléchit un moment, puis :

— Mais attendez-vous à la réciproque. Quelque jour, Olivier, s’il n’a déjà fui vers la solitude des Tropiques sur le beau bateau que je lui réserve, sera lui aussi happé et dévoré par cette société civilisée…

Marc sentit subitement combien ces mots confirmaient ses propres craintes.

— Oui, dit-il, qu’Olivier avec sa curiosité passionnée et ce don constant de soi, tombe sur des éléments malsains et que deviendra-t-il ?

Olivier qui rêvait et n’avait jusque-là pris aucune part à la conversation, sursauta :

— Hé là, hé là ! dit-il en essayant de sourire, me croyez-vous capable de fréquenter la pègre et de me donner à elle ?

— Évidemment non, évidemment non…

— Mais alors, que craignez-vous pour moi ?

— Je ne sais pas, moi, avoua Marc assez perplexe. Mais enfin, je conçois très bien que, ainsi que je le soutenais tout à l’heure, il puisse exister des raffinements sociaux qui te soient pernicieux…

— Peut-être même funestes ? dit Noë.

— Nous exagérons tous, concéda Bernard. Il y a certainement des milieux sociaux capables de raffiner, de transformer, d’absorber même Olivier en lui révélant des émotions dont il ne se doute point, pas plus que la presque totalité des civilisés. Mais de là…

Il n’acheva pas et tira sa montre :

— Six heures. Veux-tu m’accompagner, Olivier, puisque tu dînes ce soir à la maison. Je voudrais passer chez mon caissier Clavenon, qui est malade, pour savoir s’il pourrait tout de même faire chez lui un petit travail comptable assez pressé.

— Allons, dit Olivier, après qu’ils eurent serré les mains de Noë et de Marc.

Clavenon habitait du côté du Palais-Royal un petit appartement simple et propre tout égayé par les seize ans et la belle humeur constante de sa nièce Isabelle. Ce fut elle qui ouvrit la porte et renseigna tout de suite les visiteurs. L’oncle Clavenon allait mieux, une grippe maligne tout à fait finie ; seulement il restait faible : pas de sorties ni d’imprudences.

— Croyez-vous, Mademoiselle, qu’il puisse faire un petit travail urgent de comptabilité ?

— Mais oui, Monsieur Rabevel, cria une voix enrouée à travers la cloison. Entrez donc si vous ne craignez pas les microbes.

Et quand Bernard fut dans la chambre :

— De quoi s’agit-il ?

— Il me faudrait un état complet des pièces de caisse suivant les bordereaux du mois dernier.

— Eh bien ! Monsieur, faites-moi envoyer ces bordereaux et je vous ferai ça tout de suite. Pour quand vous le faudrait-il ? Pour après-demain ? Ah ! diable ! Alors envoyez-moi les bordereaux ce soir… Mais il n’y a plus personne au bureau pour faire les courses à cette heure-ci. Eh bien ! Isabelle viendra les chercher. Veux-tu, petite ?

— Mais oui, fit la jeune fille. Je vais mettre mon chapeau.

Rabevel la considéra ; elle était blonde, d’un visage tout enchanté d’une intelligence riante et de la pureté de son cœur. Il observa qu’Olivier la regardait aussi. Hé ! hé ! se dit-il, c’est de son âge.

Ils revinrent à pied le long des quais que le couchant parait de roses et de violettes. Ils marchèrent d’abord en silence les yeux fixés sur cette eau rapide qui allongeait auprès de la rive les herbes flottantes. Puis la jeune fille leva les yeux vers Olivier. Il s’était découvert, offrant à ses regards une magnifique chevelure solaire et le front rayonnant d’un jeune dieu. Il dit quelques mots à Bernard. Le ton du discours, le timbre de la voix, le regard souverain, l’allure directe de ce personnage nouveau, présentaient une originalité si forte et si attractive qu’Isabelle en fut frappée.

— Il est tout de même beau, mon fils, pensait Bernard orgueilleusement tandis que les jeunes gens entamaient la conversation.

Il les écouta sans rien dire. Il eut vite discerné dans la jeune fille un petit être positif, un peu moqueur, réfractaire à l’indéfini. « Trop de pondération, jugeait-il, trop d’équilibre ; trop de sensibilité à la relativité de la condition humaine. Elle a en trop ce qui manque à Olivier et réciproquement. Il lui faudrait un homme à sauver. » Il sourit : Pourquoi pas ?

Les jeunes gens parlaient de leurs études. Elle lui parut singulièrement cultivée : « Pas bête, l’enfant, ma foi ; de la tête, de la volonté, de la culture. Peut-être faudra-t-il l’appeler à la rescousse quand le sire Olivier décidera de filer sur les Océans ». Depuis que, penché sur son fils, son amour paternel s’était peu à peu accru jusqu’à le posséder entièrement, l’amour d’aventures du jeune homme l’effrayait quand il songeait qu’un jour venu, Olivier voudrait peut-être le quitter au lieu de rester tranquillement dans ses bureaux. L’idée d’une attache qui pourrait efficacement maintenir le jeune homme lui sourit. « Laissons-les faire connaissance », pensa-t-il et, quand il eut remis les bordereaux à la jeune fille, il chargea Olivier de la raccompagner.

Les jeunes gens retournèrent en suivant les quais vers la demeure d’Isabelle. Un soleil sanglant disparaissait derrière la Tour Eiffel. Ils s’accoudèrent au parapet. L’éternité de ce mystère où tant d’artistes se sont consumés les faisait participer d’elle une minute. Une minute, hélas ! seulement ! Mais de quelle saveur !… Quelques couples glissaient aux bords mêmes de la Seine. Le plus beau des fleuves se faisait mauve le long des îles et des jardins. Notre-Dame offrait à la lumière mourante la flèche d’un triste clocher tandis que déjà l’ombre noyait les fresques du portail. Les rues étaient violettes.

— Quelle douceur, dit Isabelle.

La paix descendait du ciel et montait des eaux. L’esprit des jeunes gens flottait ; leur cœur s’ouvrait à tous les souffles.

— Mon Dieu que cette heure est belle, dit encore Isabelle.

— Ah ! oui, répondit Olivier, ah ! oui, et sans que nous sachions dire pourquoi.

— Holà ! s’écria Isabelle en riant, quelle mysticité ! Il y a tout de même longtemps que nous savons analyser des émotions si simples. Il suffit d’avoir lu Taine ; l’avez-vous oublié ?

— Je ne l’ai pas lu, dit Olivier.

Il ajouta humblement :

— Je le lirai.

Puis, après quelques secondes de réflexion :

— Ma jouissance en sera-t-elle accrue ?

— Comment le saurais-je ? répondit la jeune fille, riant de plus belle ; il faudrait que je connusse exactement ce qu’est votre plaisir.

— Il est bien difficile à définir…

Il essayait cependant d’exprimer ce qu’il ressentait. Tandis qu’il parlait avec une emphase discrète, son discours le révélait à Isabelle qui l’écoutait soudain remplie d’une sorte de respect et de saisissement ; car le tremblement qui y régnait lui était inaccessible et lui parut participer du divin.

— Que vous êtes heureux ! ne put-elle s’empêcher de dire.

— Ah ! oui, et presque constamment, car lorsque je n’ai pas le bonheur que je souhaite, je suis dans une attente passionnée, une mélancolie qui est déjà du bonheur. Je ne sens vraiment la plénitude de ma joie que dans la méditation ou l’action. C’est la possession complète de moi-même qui fait la lumière et la chaleur de mon existence et aussi son unité. Au contact de l’homme et de la matière je m’enrichis journellement. Et cet enrichissement est la source de mes émotions.

— N’est-ce pas artificiel, tout cela ?

— Je ne sais pas, je ne cherche rien, voici le fleuve, les îles, le ciel qui s’offrent à moi comme des fleurs que distille une flamme qui m’est intérieure. Il faut cent mille roses pour un peu d’essence précieuse. Mais celui qui se penchera sur le flacon en sera enivré ! Or, tandis que brûle cette flamme qui m’éclaire et me dévore, je vois croître en moi l’impérissable désir…

— Mais votre bonheur ?

— Ce désir qui se développe en s’assouvissant…

Olivier attendait, comme hésitant, une réponse.

A la clarté dernière de ce jour, le visage d’Isabelle apparaissait grave et charmant. Ses yeux tranquilles qui l’avaient longuement regardé se moquaient un peu encore ; mais elle semblait rêveuse…

— C’est curieux, dit-elle doucement. J’ai tout feuilleté. Il n’est pas de philosophe ni de savant qui n’ait accueilli peu ou prou mon besoin de savoir et, pourtant, cette émotion dont vous me parlez, ce bonheur frissonnant je ne l’ai jamais rencontré. Je n’ai eu que des satisfactions modestes et mon cœur n’a changé son rythme à aucun moment.

Elle réfléchit un instant, puis :

— Et, réellement, je ne désire pas davantage.

La nuit tombait ; ils firent encore quelques pas, puis ils s’arrêtèrent de nouveau tant l’instant leur était délicieux.

— Cette eau courante et si mauve, demanda Isabelle qui ne pouvait détacher ses yeux du fleuve, n’éveille-t-elle pas en vous le désir du voyage ?

— Non, car elle est belle mais sa beauté me conservera à elle tant que je n’en serai pas las. Je n’ai le goût de l’aventure que pour jouir de la beauté.

— Et comme vous semblez l’avoir développé, ce goût de l’aventure !

— Pouvait-il en être autrement ? Des idoles maories et des sagaies canaques peuplent les souvenirs de ma première enfance. J’ai vécu dans leur familiarité. Ma petite chambre tendue de pagnes m’offrait en vieilles images les portraits des corsaires et des navigateurs. Et même une frégate évoquait, sous son globe de verre les périples de Magellan.

« Tous les simulacres adorés des primitifs polynésiens qui menèrent entre l’île de Pâques et Honolulu l’existence aventureuse des pirates m’entouraient, taillés dans le santalier. Comme je les aimais ! Vous dirai-je qu’à certains soirs, quand la veilleuse noyait mon lit d’une pénombre, ces mythes prenaient une existence réelle et s’éveillaient avec les épices, les aromates et tous les parfums du Pacifique : la cannelle, le gingembre, le poivrier, et la vanille ; et le coprah ? »

Isabelle écoutait cette langue nouvelle avec une espèce de stupeur.

— Vous pouviez vivre, demanda-t-elle d’une voix presque indignée, au milieu de ces objets si uniquement créateurs d’illusion ?

— J’y vivais avec une joie complice accrue de la crainte manifestée par mes petits camarades. Je connaissais tous ces dieux des mers du Sud, l’existence des planteurs et celle des plongeurs qui cherchent la perle à mille lieues de toute terre dans les lagons des atolls ; je m’émerveillais de la vie mystérieuse du corail, ce petit dieu favorable, créateur de barrières indestructibles derrière quoi l’homme des îles peut rêver à sa guise à l’abri des requins et des civilisés.

« Avec quelle ferveur j’attendais le moment où mon père me prendrait comme mousse à bord du bateau qu’il commandait !

— Que cet enthousiasme m’est étranger, dit Isabelle, à voix presque basse et comme pour elle-même.

— C’est que vous ne savez pas combien c’était beau quand le « Bougainville » arrivait majestueusement dans le port de Bordeaux, puis s’arrêtait et s’amarrait sur ses ancres. Nous le rejoignions, ma mère et moi, dans un canot. Nous tremblions en montant l’échelle et mon père nous accueillait d’un sourire sur le pont. Les hommes du bord ôtaient leur béret ; je les connaissais tous et nous nous aimions. Ils disaient : « L’a cor grandi et forci, l’p’tit gas. Qué beau marin qui va faire. Un rude gaillard comme le père, quoi ! » J’étais rouge d’orgueil.

— Vous aimiez déjà le bateau ?

— Ah ! oui ; un vieux gabier m’y conduisait partout. Je connaissais bien le grand voilier mais, à chaque fois, j’apprenais des choses nouvelles ou je retrouvais des choses oubliées. Je grimpais aux mâts, je restais dans la hune en essayant de me figurer les solitudes des mers australes sur la houle sans fond. Je m’oubliais des heures jusqu’à ce qu’on m’appelât. Et je ne quittais jamais le navire qu’imprégné de sa forte salure.

— Votre père revenait-il souvent ?

— Tous les deux ans à peu près, je le revoyais, chargé de choses étranges prometteuses de songes. Il restait quelques jours parmi nous, me contant les légendes de la mer, entouré de notre respect. Il témoignait à ma mère une tendresse incessante et douce qui m’émouvait et gonflait mon cœur…

— Quelle peine devait vous faire son départ !

— Il me semblait qu’il emportait avec lui toute la vie véritable ; ses récits m’avaient fait croire que, seule, la mer ardente des tropiques recélait la raison valable de notre destin… Je restais accablé…

L’intonation d’Olivier fut telle qu’apparut soudain à Isabelle combien il se sentait seul. Elle lui prit le bras d’un mouvement si affectueusement spontané que le jeune homme sentit sourdre des larmes.

Ils rentrèrent sans prononcer d’autres paroles.

Une si belle soirée ne pouvait rester unique. Un hasard apparent favorisa les rencontres jusqu’au moment où l’intimité fut assez grande pour qu’elles devinssent organisées. Bernard s’en était avisé aussi bien que Marc. Ils ne craignaient en rien l’issue de l’aventure ; une désillusion peut-être de l’un des amoureux ou de tous deux ; mais certainement Olivier était trop honnête pour qu’il y eût à redouter autre chose. Ce qui intéressait avant tout Rabevel c’était de savoir s’il pouvait espérer fixer tôt ou tard son fils par cet artifice. Autrement dit : qu’étaient les véritables sentiments d’Olivier ? Mais cela, il eût été difficile de le dire ; lui-même, tout au plaisir qu’il éprouvait auprès d’Isabelle, ne se souciait guère sans doute de les analyser. Il ne semble pas pourtant qu’à ce moment-là il fût capable d’éprouver, auprès d’une créature aussi immatérielle que l’était Isabelle, un sentiment d’amour chaste que rien dans son passé d’adolescent librement abandonné à ses instincts ne l’avait préparé à connaître. Dans le secret de son cœur, il n’était pas douteux que le sang bouillant ne s’émût davantage à l’évocation de Balbine. Ah ! celle-là… A la peau l’afflux pourpre trahissait pour Marc l’instinct profond de son ami dès qu’était prononcé le nom de Madame Vassal. Mais Olivier songeait-il avec quelque précision à cette créature pratiquement inaccessible ?

Il n’en disait rien, demeurant impénétrable sur ce point.

Il s’adonnait de toute son âme au bonheur que lui offrait la compagnie d’Isabelle ; comme tous les êtres très subtils il savait qu’il se préparait des souvenirs délicieux.

Et en effet, il lui sembla souvent dans la suite que le visage de sa jeunesse avait réalisé sa plus heureuse image tel soir d’un dimanche de janvier auprès d’Isabelle en un coin solitaire du Bois de Boulogne. La douceur poignante du déclin, l’abandon maternel d’une nature mourante, attendrissent les jeunes cœurs adolescents. Car ils se sentent tellement vivants que la mort ne les effraie point. Ils s’affligent seulement du sort qu’elle réserve à ceux qui lui sont soumis. Pourtant, pour Olivier et Isabelle serrés l’un contre l’autre, sur ce banc où la clémence exceptionnelle du climat leur permettait en cette saison une méditation immobile et silencieuse, la nature était une Belle au bois dormant qui se parait sur sa couche. Les teintes les plus rares formaient dans les futaies une symphonie qui chantait avec passion le plaisir d’être triste.

Olivier s’y fût abandonné si, dès l’apparition d’Isabelle, le sourire direct de la jeune fille, son regard chargé d’amour et de confiance ne l’avaient délivré comme à chaque fois. Elle était auprès de lui, et la joie se faisait. Les complications sentimentales ne se concevaient pas en présence de cette âme si droite dont la flamme éclairait la plus belle santé morale qu’on ait jamais contemplée.

Mais le bonheur des raffinés est chose si complexe et si ténue, qu’il apparaît moins dans la durée que dans l’espace. Il est comme ces fils de la vierge qui, attachés par un bout et soudainement brisés, flottent horizontalement sous des souffles mystérieux. Il est constitué de lambeaux de réseaux parfaitement ouvrés comme les toiles des faucheux, mais brusquement interrompus sur un caprice inexpliqué. Et, somme toute, il n’est pas le bonheur, puisqu’il est, par essence, fugitif et que la conception des hommes ne s’assouvit que dans la conception du définitif.

La compagnie d’Isabelle créait, sans effort, le bonheur d’Olivier. Elle apportait une sorte d’insouciance consciente et ravie qu’elle faisait partager comme par miracle. Tout était simple et facile. Elle ne le disait point mais elle en suscitait autour d’elle la conviction. Elle passait dans la vie avec une telle aisance, une telle grâce, une telle sécurité, que le destin paraissait désormais fixé. Ses sentiments étaient assurés. Celui qu’elle touchait de son aile semblait à l’abri du chagrin. Essayant de voir clair en lui, Olivier se sentit plus d’une fois découragé de ne pouvoir s’exprimer l’allure unique de cette âme, la puissance flexible de cette intelligence qui parvenait à demeurer sans effort souriante tout en faisant pressentir qu’elle saurait maintenir intégralement la possession de son objet.

Il ne tarda pas à reconnaître dans l’attitude d’Isabelle les signes les plus évidents de l’amour : Bernard les avait discernés avant lui.

Un jour, tandis que sur les quais, ils attendaient la jeune fille, il lui demanda ce qu’il comptait faire.

— Je ne sais pas, répondit Olivier. Je ne ressens pas ce trouble, ce tremblement qui accompagne, dit-on, la naissance de l’amour… J’éprouve tout le bonheur désirable, mais pas cela…

— Alors ?

— Eh bien, mais, dit-il, c’est bien ainsi.

Bernard dut faire envisager à Olivier la situation morale telle qu’elle lui paraissait se présenter : son égoïsme inconscient, la peine qu’il réservait à une enfant sans expérience, son inéluctable départ pour cette vie d’aventures à laquelle sa vocation le destinait.

Olivier eut un soupir de regret et promit de ne plus revoir Isabelle. Comme tous deux retournaient sur leurs pas, elle apparut. Leur accueil embarrassé lui révéla tout.

— Je devine, s’écria-t-elle, je devine ! Mais vous ne croyez pas que je vais ainsi me soumettre à des décisions prises en dehors de moi ? Olivier ne m’aime pas, je le sens, il ne m’aime pas encore, mais moi je sais qu’il m’aimera un jour. Et même si cela n’était pas, qu’importe ! moi je l’aime ; et je n’ai pas l’intention de sacrifier mon bonheur. Peut-être n’avez-vous plus que quelques mois à rester, Olivier ? Donnez-les-moi ?

C’est ainsi que Bernard réussit à faire connaître à son fils le sentiment de la dépendance ; cette emprise d’une femme sur lui attendrissait Olivier et l’irritait. Quoi ! être aimé sans aimer soi-même ; n’éprouver qu’un sentiment d’une sympathie très vive, mais se savoir incapable de ressentir à l’égard d’une femme autre chose qu’un désir purement charnel !

Olivier tenait de son passé proche cette habitude de ne voir en la femme que le moyen d’assouvir un désir passager. Il avait, au fond, hérité sous ce rapport, les instincts de son père : à peine s’il les avait affinés quelque peu, s’asservissant (et avec quel ennui intime) aux coutumes des civilisés auxquelles il était indispensable de se plier pour obtenir de la femme la seule chose qu’il en désirât.

La fréquentation de l’être extrêmement subtil qu’était Isabelle agissait néanmoins sur lui à son insu ; évidemment, Isabelle ne pouvait songer à faire d’Olivier le platonique amoureux qu’elle rêvait sans doute. Il se montrait un excellent camarade fort développé et très raffiné pour tout ce qui ne touche pas à l’amour, mais, à ce dernier point de vue, il lui restait à parcourir une étape ; Olivier n’était pas et ne paraissait pas capable d’être jamais attiré par une femme, autrement que par les sens ; et l’hypocrisie qu’entraîne inéluctablement la satisfaction de tels instincts dans la société contemporaine, lui était un sujet de dégoût.

Bernard s’en rendit vite compte ; Olivier s’en irait malgré Isabelle. De toute évidence les contraintes de la civilisation l’exaspéraient. « Que fais-je en France ? » se demandait le jeune homme. C’était vrai, il s’était grandi, il avait accru sa capacité de sentir et de vivre ; mais il n’avait pas l’aliment digne de ce désir. Partout où il passait, il savait bien qu’on buvait ses paroles, qu’il éveillait la nostalgie des libres espaces et des instincts sans frein, mais il n’avait pas encore assisté à un essor. Qu’avaient donc ces civilisés dans les veines ? Quoi ! de ses camarades enflammés par sa parole et son exemple, quelques-uns à peine que le vent brûlant des mers sans bornes ait pu hérisser ! et dans cette vie quotidienne, rien qui exaltât les autres ? Les étudiants de son âge qui avaient une maîtresse étaient déjà semblables à des vieux ménages sans désirs et sans regrets. Ah ! qu’il était donc difficile de susciter dans ce vieux monde le levain grondant d’une passion, d’un sentiment unique, de quelque chose enfin par quoi on se sentît vivre, vivre ! vivre…

Il songeait tout à coup aux Vassal revus au hasard des retours du violoniste ; il les sentait de la même race ceux-là : lui plus noble, elle démoniaque. Confusément il désirait les retrouver sans les chercher. Son esprit se complaisait à des imaginations surprenantes comme des rêves où ce couple devenait soudain compagnon et complice des entreprises les plus étranges.

Et le singulier c’était que justement ses deux amis, Isabelle et Marc, les humains les plus proches de son cœur et qui lui témoignaient l’affection la plus sûre, la mieux éclairée, fussent ceux-là mêmes qui différaient le plus de lui. Ce Marc si terriblement organisé, si prêt à tout, si admirablement réglé et déterminé, pour qui l’imprévu n’existait pas et dont la jouissance, à l’opposé d’Olivier, était précisément l’élimination de l’inconnaissable, de l’imprécis, de l’apparence, de l’aventure telle qu’Olivier la concevait ! Et cette Isabelle… Il ne pouvait y songer sans étonnement : il la trouvait infiniment belle et il oubliait qu’elle l’était en s’asseyant auprès d’elle ; elle lui ôtait à la fois le goût de l’aventure et tout désir ; elle le rendait parfaitement heureux mais d’un bonheur qui, après le départ de la jeune fille, lui paraissait trop simple et indigne de lui.

Il s’en expliquait un soir de Février avec Marc dans le salon de Madame Rabevel qui recevait.

— C’est très vrai, disait Olivier, la femme m’attire uniquement par le trouble physique qu’elle suscite en moi. Chez Isabelle, je ne vois qu’intelligence, douceur, toutes qualités abstraites qui ne m’inspirent aucun désir mais une sorte de sentiment de sécurité et de plénitude. Or, j’ai besoin de désirer ! Comprends-tu ?… de désirer !… Tiens ! regarde cette nouvelle arrivée, cette Madame Villarais qui est devant nous. Voilà une femme réellement désirable ; ce visage rose, ces boucles folles, ces yeux profonds et le blond satin de son cou, qui ne s’y complairait ?

Marc haussa les épaules en souriant :

— Voici que tu souhaites encore, dit-il, une conquête passagère.

— Peut-être, répondit Olivier, mais n’es-tu pas sensible toi-même à l’attrait complexe et savoureux de cette femme ? Nous ne connaissons d’elle jusqu’à maintenant ni la voix, ni la vie, à peine ce visage qu’elle cache à présent sous l’éventail. Voici qu’elle ne nous tend pas le piège de ses yeux. Que voyons-nous ? A peine sa nuque délicieuse…

— Vous n’avez jamais examiné la mienne, dit soudain à côté d’eux une voix.

C’était la voix d’Isabelle. Elle voulait avoir l’air de plaisanter, mais le regard d’Olivier la fit rougir. Elle se leva, s’en fut. Les deux jeunes gens se regardèrent. Rabevel qui prêtait l’oreille et avait tout entendu, espéra.

Ce soir-là, en regagnant sa chambre, Olivier parut pensif mais ses yeux décelaient sa joie. Il oubliait la mollesse de ses camarades, la sagesse inaltérable de Marc, tous ces caractères si différents de lui et dont s’irritait sa passion de vivre et son désir de se trouver des semblables : il lui semblait qu’il touchait au port. L’ombre grave et douce de sa mère, la silhouette terrible de Balbine, la grande image passionnée de Vassal qu’accompagnait toujours dans sa mémoire la clameur marine, s’effaçaient ; la vivante Isabelle proche et radieuse, porteuse d’une énigme, prometteuse d’aventure, arrêtait son cœur qu’oppressait le sentiment du miracle imminent. Tout y était propice. Et, plus tard, que surgissent les ombres muettes ! que les intrigues, les fureurs et les amours se pénètrent et s’exaspèrent ! Dieux justes ! comme par avance, il se sentait comblé !

Rabevel, lui, méditait sur cette curieuse aventure. Il ne pouvait croire que la jeune fille imaginât l’étendue de ce qu’elle avait donné à espérer. Après beaucoup d’hésitations, il résolut de lui parler. Dès qu’il eut fait naître une occasion favorable, il l’entretint d’Olivier.

— Savez-vous, dit-il, que ses études terminées au mois de Juillet, je crains bien qu’il ne veuille nous quitter ?

Elle le regarda avec méfiance.

— Écoutez, reprit-il, je vais jouer avec vous cartes sur table ; je voudrais garder auprès de moi Olivier, d’abord parce que je l’aime beaucoup, ensuite parce que sa mère ne se consolerait pas de son départ. Vous seule pouvez, je le devine maintenant, nous le conserver. Il suffit que vous arriviez à être aimée de lui comme il est aimé de vous. Ne protestez pas, je parle en vieux papa. Et je vous jure que je me chargerai du mariage et de la dot. Il faut nous conserver Olivier. Voulez-vous ?

— Il n’aimera jamais personne d’un véritable amour, répondit-elle, pensive. Je le crains bien, allez. Peut-être quelque bacchante et encore, est-ce sûr ? moi, il m’aime je crois, autant qu’il puisse aimer. Au fond, il n’aime que la sensation, l’émotion. Je serais bien étonnée qu’il changeât un jour.

— Tel qu’il est, l’aimez-vous ? Oui. Eh bien ! il faut le conquérir, il faut le garder. Nous voici à Pâques. Nous allons passer quelques jours à la campagne. Je vous invite en même temps qu’Olivier, voulez-vous ?

Elle accepta, tremblante d’espérance et de crainte : elle se promettait d’user de toute son intelligence, de ruse même puisque le cœur ne suffisait pas. Bernard la considérait toute méditative. Lui-même s’inquiétait de la place que le jeune homme prenait dans son cœur. « Serait-il mon démon de midi ? » se dit-il en se moquant de soi-même.

Quelques jours après, la ravissante Isabelle, portant un livre et une brassée de fleurs, surgissait au milieu du hall de la maison de campagne de Rabevel dans la gloire de ses cheveux flottants :

— Quel affreux vent ! me voici toute décoiffée. Vous riez, heureux hommes ! monsieur Marc, voulez-vous tenir ce livre, je vous prie, pendant que je répare le désordre de ma chevelure ?

— Puis-je en voir le titre ?

— Non, devinez-le.

— Dites-moi au moins le nom de l’auteur.

— Shakespeare.

— Bien. Avez-vous déjà lu ce livre ?

— Oui.

— L’avez-vous relu ?

— Lu et relu.

— Alors c’est Roméo et Juliette. Parfaitement. J’ai deviné. Œuvre sublime !

Et, le livre fermé, Marc déclama une tirade de Roméo.

— Comment, s’exclama Rabevel, vous connaissez par cœur ce passage entier ?

— Je l’ai si souvent lu ! il exprime tant de choses si proches de moi-même. N’est-ce pas le propre de ces grands écrivains que d’être avant tout des grands hommes ! Olivier, mieux que moi, doit sentir cela.

— Je sens en effet que les grands écrivains sont les plus universels.

— D’où il suit, conclut Isabelle, que chacun est assuré de trouver dans une belle œuvre au moins une partie qui l’émeuve plus profondément parce qu’elle est sœur de lui-même ?

— Je le pense, dit Olivier. Il y a dans Roméo et Juliette toute une scène haletante et équivoque entre Juliette et Dame Capulet dont j’ai toujours été remué plus que du reste…

— Vous êtes ainsi ? demanda Isabelle en frémissant légèrement.

— Hélas ! répondit Olivier. Mais vous qui avez si souvent relu ce livre, Mademoiselle ?

— Tout m’y paraît pathétique ainsi qu’à vous. Mais je n’en connais pas par cœur des passages entiers ! Je n’ai pas de mémoire. » Elle sourit avec une incomparable finesse. « Tout au plus, dit-elle, pourrais-je en répéter une phrase…

Mais Marc qui l’observait depuis son arrivée et déjà pressentait la nouvelle ardeur de ce jeune cœur : Vous l’avez retenue, dit-il. Je la devine. Je sais quelle elle est. Je vais vous la lire. »

Il cherchait, en feuilletant le livre ; il savait ce qu’il cherchait. Isabelle feignait de ne plus sourire.

— La voici, dit-il : « Ah ! que je meure sur l’heure si cet homme ne doit point devenir mon époux. »

Alors comme dans un cri :

— « Pas plus celle-ci, fit-elle, qu’une autre, voyons ! »

Mais lui :

— Elle est soulignée. (Il feuilleta de nouveau rapidement le livre.) C’est, d’ailleurs, la seule qui le soit.

Le silence se cristallisait autour de cette phrase shakespearienne si terriblement passionnée. Isabelle un peu haletante avait l’air bouleversée. Lui avait-on pris son secret ?

Marc eut pitié :

— Après tout, dit-il, ce livre, on vous l’a peut-être prêté ?

Elle fit mine d’acquiescer ; mais ses yeux rencontrèrent le regard d’Olivier perdu dans une telle allégresse ! Le cœur lui manqua tout à coup tant elle fut heureuse ; ainsi se révéla à elle-même dans sa plénitude son besoin d’oublier ses tristesses, d’aimer, d’être aimée…

Et pour Olivier lui-même, sous les traits séduisants de cette Isabelle, ne s’offraient-elles pas à cet instant ces roses, les plus rouges et les plus violentes qu’il pût désirer cueillir ?…

Bernard exultait. Était-elle adroite cette petite ? Il se tourna vers Angèle qui assistait sans rien dire à la scène. Ils vivaient tous deux en bons camarades ; ces quelques années passées côte à côte sans que l’armateur se permît jamais un mot ou un geste équivoques avaient fini par endormir sa méfiance. L’intérêt que Rabevel portait à Olivier l’émouvait dans le secret de son cœur ; elle vivait tranquille, heureuse presque, dans la paix du devoir. Elle ne changeait guère ; les mois se succédaient sans la vieillir ; sa quarantaine était resplendissante de la même beauté à peine tempérée par la modestie que lui donnaient ses remords. Peu à peu, l’amour de François l’avait conquise ; elle s’était faite plus sensible à l’effort et aux fatigues du pauvre homme qui peinait pour faire vivre deux êtres adorés dont l’un n’était pas son fils, dont l’autre avait été davantage la femme d’un autre que la sienne. Et, ces deux créatures qu’il aimait tant, il supportait qu’elles fussent absentes de son existence, qu’il ne les pût voir que tous les deux ans pendant un mois ! Une immense pitié avait envahi lentement le cœur d’Angèle, s’y était petit à petit cristallisée en affection. Les paroles admiratives d’Olivier qui, tout seul, s’était donné depuis l’enfance le culte de son père, l’entamaient ; elle cédait à son admiration passionnée, la laissait chaque jour progresser d’un pas dans son cœur, devenait enfin, d’ailleurs encouragée par les lettres fréquentes et les visites point rares de Blinkine, la femme qu’elle n’eût jamais dû cesser d’être.

Mais depuis quelque temps son Olivier l’inquiétait grandement. L’affaire des escapades du Lycée, l’interpellation à la Chambre l’avaient secouée, même un peu effrayée ; l’exaltation du jeune homme lui paraissait dangereuse, elle savait trop par expérience combien on pouvait souffrir et faire souffrir quand on possédait ce triste don. Elle avait surpris des conseils de modération de Marc à son fils ; elle s’en alarmait. Maintenant voici qu’Olivier se mettait à faire la cour aux jeunes filles, et de quel ton ! Elle le pressentit engagé dans des voies d’où elle ne le pourrait faire revenir. Elle imagina des scandales, eut peur. Et, d’autre part, la jalousie maternelle s’éveillait aussi, cette jalousie qui n’admet point le partage du fils même avec l’épouse. Elle trouva Isabelle laide, bête et effrontée. Elle résolut d’écrire à son mari pour lui demander conseil.

En attendant la réponse qui ne devait pas venir avant si longtemps elle continuait d’observer. Avec quelque dépit elle crut constater que Bernard prêtait la main au jeu. Et lui n’eut pas de peine à se rendre compte qu’elle devinait sa complicité sans en comprendre les motifs. Mais il résolut d’attendre qu’elle lui en parlât la première ce qui ne tarda pas.

Le hasard les avait en effet isolés, quelques jours après, sur un banc du jardin de la villa.

— Vous pourriez, dit Angèle sans autre préambule, me rendre un grand service.

— Si c’est possible, c’est fait, répondit sur un ton de plaisanterie ironique Bernard qui devinait la suite.

— Vous n’êtes pas sans avoir remarqué l’intimité d’Olivier et de cette jeune Isabelle. Vous connaissez le caractère impétueux de mon fils, caractère que je n’ai jamais pu arriver à mâter. Je crains que ces amours où il semble que la jeune fille se laisse aller avec beaucoup d’abandon ne se terminent par quelque catastrophe.

— Ce n’est pas du tout mon avis, répondit Rabevel, je crois au contraire que votre fils aura toujours assez d’empire sur lui-même pour que cette jeune fille reste une jeune fille.

— Et c’est sans doute avec cette conviction que vous vous bornez à contempler leurs jeux et même, dirait-on, à les favoriser ?

— Mon dessein est tout autre, ma bonne amie ; je cherche tout uniment le moyen de garder votre fils à Paris.

— Comment ? Songerait-il à s’en aller ?

— Sans doute. Ne le saviez-vous pas ?

— Mais il suffit que vous vous y opposiez, en ne lui réservant pas de place sur vos bateaux, par exemple, pour qu’il ne parte pas !

— Vous croyez ?

— C’est de toute évidence, voyons !

Rabevel baissa les paupières pour cacher la joie dont brillait son œil.

— Je le crois aussi, finit-il par dire. Mais vous me demandez de jouer là un rôle qui n’est pas le mien.

Elle pâlit.

— Le rôle de son père, dit-elle douloureusement. Ne l’êtes-vous pas ?

— Le rôle de votre mari, répondit-il en la regardant fixement.

Elle ne put réprimer un mouvement de détresse et de surprise. Quoi ! c’était là l’orage que couvait ce long calme ?

Il la devina et dit cyniquement :

— Je n’ai pas cessé une minute d’y songer depuis que vous êtes à Paris.

Elle fit un geste de désespoir. Il reprit :

— Oui, Angèle, mienne tu as été, mienne tu restes ; je ne peux t’oublier. Tu ne t’imagines pas à quelle patience j’ai dû faire appel pour ne pas céder à ma passion, pour ne pas venir chez toi te supplier, te convaincre, te faire violence, Angèle, tu entends, te faire violence s’il l’avait fallu. J’attendais… Quoi ? Rien. Je ne sais pas ; de ridicules et singulières idées de morale me retenaient au bord de l’action. J’ai voulu partager ta vie sans flammes, m’occuper aussi de l’enfant, distraire mes désirs de leur objet ; j’y ai vaguement réussi jusqu’à un certain point. Maintenant Olivier devient un homme ; il va vivre pour lui, sans qu’il lui soit besoin d’un guide… Toi seule me restes, Angèle…

Elle demeurait muette d’une stupeur terrifiée.

— Toi seule, reprit-il… Souviens-toi d’autrefois, de nos promenades au bord du Lot…

— Assez, dit-elle, assez… Tu ne vois donc pas que tu me fais horreur ?

— C’est donc ainsi ? s’écria-t-il, irrité de ce mépris. Eh ! bien, je te jure que tu seras mienne que je te fasse horreur ou non. Et si tu ne le veux pas c’est que l’exil de ton fils t’aura laissée indifférente.

Elle fut instantanément debout comme d’un jet :

— Lâche, lui dit-elle à voix basse, lâche ! Maître chanteur ! saligaud !…

— Ah ! te revoilà, hein ? tu rajeunis, ardente fille ? Qu’est-ce que tu donnerais pour pouvoir m’étrangler ! Eh bien ! je viendrai chez toi, tu m’étrangleras si tu veux… » Il rit d’un rire insultant. Elle regarda autour d’elle, ne vit personne, se pencha vers lui et lui cracha au visage.

De semblables aventures ne pouvaient que cravacher le désir d’un homme tel que Bernard. Lancé de nouveau à rênes flottantes sur le chemin de sa passion il se jura de l’assouvir quoi qu’il lui en coûtât. Rien qui dérivât désormais son action. Il commença de poursuivre la malheureuse de toutes les manières ; chez elle où elle devait subir les assauts d’une violence désordonnée d’où ils sortaient haineux, invaincus, et brisés ; chez lui où il se livrait à toutes sortes de jeux dangereux, feignant l’amant comblé mais indiscret, ayant des attitudes et des gestes qui, surpris par Reine, n’eussent laissé nul doute sur leurs relations et dont elle restait plus morte que vive, paralysée, n’osant parler, n’osant lever les yeux. Un jour, chez elle où, à cause des domestiques, elle ne pouvait ni le recevoir à chaque fois ni lui condamner définitivement sa porte, elle lui fit des reproches véhéments.

— Toujours ce sera ainsi, dit-il ; et puis un beau jour une lettre anonyme fera entrer ma femme qui nous trouvera ensemble à demi-dévêtus ; et, un autre jour, monsieur votre fils partira pour l’Océan Pacifique ; et un autre jour…

— Brute ! dit-elle courroucée… La qualité de son sang se révéla d’un geste. Elle le gifla avec une force étonnante pour une femme. Lui, d’un coup de poing, l’envoya rouler dans une bergère. Elle se releva avec le courage d’un boxeur, fonça sur lui, le saisit au cou à deux mains et le mordit sauvagement aux doigts. Au bout d’un moment épuisés, ils se relâchèrent avec méfiance. Mais il leur semblait que, dans le sursaut et l’apparence de la haine, leurs corps venaient de se reprendre.

La mort de Bordes survenue à cette époque eut pour effet de les éloigner et de permettre à Angèle de respirer. Le vieil armateur laissait en effet des affaires fort compliquées à régler et où ses intérêts se mêlaient inextricablement sur bien des points à ceux de Bernard. Celui-ci dut courir les notaires, consulter les associés, voir madame Bordes et Pauline qui héritait de nombreux titres. Rabevel trouva dans cette jeune femme une personne attristée, correcte et digne. Il eut vite appris que dans diverses sociétés dont l’armateur détenait de gros paquets de titres, c’était elle désormais qui allait disposer de l’appoint qui faisait les majorités. Il lui fut évident que les groupes se disputeraient ces titres à coups de billets de banque. Il se mit en avant, la pria de ne pas traiter avant de l’avoir avisé. Le jeune Poulétous le tenait au courant : la concurrence était grande, Pauline ne se hâtait pas de se décider. « Il me semble tout de même que vous avez des chances, vous. Au fond, c’est une sentimentale, cette femme. C’est par le sentiment que vous la tiendriez… Pourquoi ne pas lui raconter votre liaison avec Viviane ? Elle aimait bien sa sœur… » Cette combinaison assez machiavélique n’était pas pour déplaire à Bernard et il résolut de la tenter.

Un soir qu’il était chez elle et avait vainement essayé de vaincre son indécision, il en prit son parti. Il se mit à la regarder si fixement qu’elle finit par lui dire d’un accent troublé :

— Qu’avez-vous donc, Monsieur Rabevel, à me regarder ainsi ?

— Excusez-moi ; je ne me surveillais pas. Vous ressemblez tellement à une jeune femme pour qui j’ai eu une très grande inclination. Elle s’appelait Viviane.

— Viviane, vous avez dit Viviane ? Vous avez aimé Viviane ?

— A la folie.

Elle se laissa aller, il craignit de la voir s’évanouir, vint auprès d’elle, lui prit les mains tandis qu’elle s’appuyait, inerte. Enfin, elle rouvrit les yeux.

— Viviane, dites-vous ? Et elle me ressemblait tant que cela ?…

— D’une façon extraordinaire…

La chair de la femme le touchait, le parfum capiteux le troublait ; il vit un signe au coin de l’oreille comme en avait un Viviane (plus petit pourtant). Il ne put se tenir de le dire :

— Tenez, elle avait un petit signe comme vous, là.

— Où, là ?

— « Tant pis, se dit-il, gare au soufflet ». Et il l’embrassa longuement. Elle voulut lui échapper, se détourner mais elle le fit si maladroitement qu’il rencontra ses lèvres. Elle le mordit ; lui, déchaîné, la serra plus fort et finalement elle céda gémissante et confuse.

Il s’en fut satisfait. Elle l’aimait, elle lui avait avoué qu’elle l’aimait depuis des années, depuis qu’elle l’avait vu pour la première fois. Elle lui paraissait plus fougueuse encore que Viviane. Elle avait refusé de lui vendre les titres : « Réflexion faite, avait-elle dit, je les garde ; vous me conseillerez pour les gérer puisque nous sommes maintenant de bons amis.

— Si bons amis que cela ?

Elle n’avait pas répondu, le serrant contre lui…

Quelques heures après, elle achevait de raconter l’aventure à Poulétous nu dans son lit : « Et il se croit malin, le zigoto, disait-elle, avec un gros accent faubourien en se tapant les cuisses. Il a cru m’avoir à la suite de savantes combinaisons. Il ne se doute pas que je le guette depuis cinq ans, depuis que le vieux singe commençait à faire sa malle. Crois-tu, mon petit, il est convaincu, dur comme fer, que Viviane a existé et que nous étions jumelles. Ce qu’ils peuvent être marrants, les hommes ! Attends un peu, comme je vais te le faire danser ce frère-là ! Et quand il saura que je connais sa femme ! »

— Tu vas le lui dire ?

— Mais, mon petit, il faut bien ; pas tout de suite, je vais d’abord me rendre indispensable. Après ça je lui avouerai que je suis Balbine Vassal. Au fond il en sera fier ; je serai la femme honnête, la femme de son monde, qui a commis une faute bien sûr, mais enfin qu’on peut recevoir, qui a été présentée à Madame Rabevel. Ça lui paraîtra même commode. Ah ! tu sais, les plus malins ne le sont guère !

La catin ne se trompait pas. Rien de plus naïf que certains hommes, même les plus experts, dès qu’ils sont entre les mains d’une femme sans vergogne. Rabevel prit l’habitude de la voir tous les jours. Sa réaction, lorsqu’il apprit que Pauline n’était autre que Balbine Vassal fut exactement celle qu’elle avait prévue. Il finit par l’introduire adroitement chez lui. Il trouvait à la réunion de toutes ces femmes une sorte de joie sadique.

Sans doute la chose ne pouvait rester longtemps tout-à-fait secrète. Un soir qu’il sortait de son bureau avec Marc, Noë et Olivier, il leur dit :

— Ma voiture vient me prendre. Je vais à Armenonville. Voulez-vous que je vous dépose quelque part ?

— Volontiers, dit Noë, à la Porte-Maillot par exemple.

Comme la voiture stoppait à l’entrée du Bois de Boulogne et au moment où ils allaient se quitter, Rabevel demanda :

— Votre soirée de demain est-elle prise ?

Et sur la réponse négative qui lui fut faite :

— Alors, dit-il, je compte que vous voudrez bien assister à la petite réception que ma femme a organisée ; il y aura malheureusement beaucoup de monde mais je voudrais bien vous y voir tous les trois comme c’est la dernière réception qu’elle donne avant notre départ pour la campagne…

Ils acceptèrent ; l’automobile démarra tandis que Rabevel leur faisait un signe amical de la main.

Noë emmena les jeunes gens dîner à la Cascade. Quelques heures après, comme ils revenaient à pied vers la ville en devisant dans la nuit fraîche, ils croisèrent une automobile qu’ils reconnurent. Elle était brillamment éclairée et allait à toute petite allure. Ils y distinguèrent Rabevel penché avec ferveur sur les doigts d’une femme.

Marc et Olivier se regardèrent en silence ; c’était Balbine Vassal.

Ils n’attendirent pas le lendemain sans curiosité. Qu’allait être cette réception ? Splendide sans doute comme d’habitude. Mais pourvu que n’y éclatât pas quelque scandale ! Ils espéraient cependant que rien de la vie intime de l’armateur ne transparaîtrait sous l’apparat de la fête. Car Rabevel aimait l’apparat. Tous les Parisiens connaissaient déjà sa magnificence à cette époque. Depuis, d’ailleurs, le rôle politique et économique qu’il joua, le mirent suffisamment en vedette pour qu’on en vînt à savoir, par la presse ou autrement, le détail de sa vie, en ce qu’elle avait d’apparent, avec cette minutie particulière à notre temps.

En 1909, toutefois, l’armateur ne possédait encore ni le vieil hôtel de la rue Barbey-de-Jouy dont la belle façade passe pour le chef-d’œuvre de Du Cerceau, ni le ravissant château de la Champmeslé qu’un admirateur de la grande actrice lui avait fait construire, aux portes de Paris, à la Grenouillère, et où Rabevel donna vers la fin de la guerre les fêtes qui firent le scandale et l’admiration de la Capitale. Il habitait un hôtel, somptueux certes, mais de construction récente et sans beauté, dans le quartier Monceau.

Il n’avait rien épargné pour le rendre confortable ; sans doute, malgré son goût très sûr, aurait-il même accumulé à l’excès bibelots et objets d’art si sa femme n’y avait veillé. Reine avait toujours réussi en effet à maintenir dans le ménage la simplicité et la distinction que des siècles de raffinement et de politesse donnent aux familles de la bourgeoisie française. Elle continuait à aimer tendrement ce mari audacieux auprès de qui elle n’était qu’une ombre. Rude et jovial, Rabevel se laissait chérir ; il témoignait toujours à sa femme une affection presque paternelle, l’estimait, ne lui refusait rien mais chaque jour plus nerveux depuis son échec auprès d’Angèle et sa réussite auprès de Balbine, plus compliqué, l’esprit plus tendu, il recherchait avec plus de maladif désir la compagnie de la gourgandine.

C’était ainsi que Balbine Vassal était à présent son inséparable maîtresse. Devenue peu à peu l’amie de sa femme, elle avait silencieusement étudié les goûts de cet homme que les excès de toute sorte vouaient à la neurasthénie et à l’érotisme. La conquête totale s’était révélée difficile ; elle avait dû agir avec une extraordinaire prudence. Il ne fallait point s’offrir car Rabevel était fin ; il ne fallait point feindre la pudeur ni la simplicité puisque l’homme recherchait au contraire le stupre ; il ne fallait pas surtout qu’il pût, une minute, supposer que cette petite Balbine désirait avant tout satisfaire ses goûts de luxe et son orgueil : devenir Madame Rabevel. Quant à sa propre perversité, comme il ne manquait pour l’assouvir ni mâles ni moyens, elle ne la faisait intervenir qu’en second lieu dans ses calculs.

Elle avait abouti à l’asservissement de Rabevel, non sans fausses manœuvres que son instinct avait pu reprendre d’autant plus aisément qu’avec son amant il avait son maximum de puissance de par son origine physiologique : tota mulier in utero. Un homme moins soumis aux misères de la chair eût échappé à des pièges que celui-ci ne pouvait plus éviter. Il grondait encore, irrité contre lui-même, honteux de ce joug sensuel, dégoûté de la fange où il s’enlisait ; et enfin, attristé devant sa déchéance morale lorsqu’il comparait à la femme qui était la sienne la femme qu’il avait choisie.

Depuis quelques mois, Balbine se sentant souveraine, le minait sourdement. Elle affectait la jalousie, exigeait le divorce, feignait de vouloir reprendre sa liberté. Rabevel s’emportait ; des discussions orageuses avaient lieu où les deux amants proféraient les plus ignobles mots, s’en délectaient et oubliaient dans l’ivresse physique des réconciliations leur propre abaissement.

Balbine ne jugeait pas devoir encore tenter définitivement le jeu qu’elle s’était promis. Elle patientait, faisait renaître ces disputes dont son amant ne pouvait plus se passer tant il y trouvait de savoureuse horreur. Elle voulait lui imprimer d’elle un goût et une habitude incurables ; et tels qu’un jour elle pût le quitter avec la certitude de le voir revenir. Après quelques-uns de ces départs et de ces retours, pensait-elle, il faudrait bien, si elle lui condamnait sa porte, qu’il l’épousât.

En attendant, elle conservait auprès de madame Rabevel, son masque d’amie et cela, chose curieuse, sans effort. Ce soir-là, elle lui avait conduit sa grande fille enfin revenue d’Espagne où elle était élevée ; elle ne comptait pas garder longtemps Nicole dont les dix-sept ans accusaient fâcheusement l’âge maternel ; mais comment ne pas la présenter à de si bons amis que les Rabevel ? et de plus, Vassal, attendu chaque jour, voudrait lui-même voir sa fille. Elle haussa les épaules ; quand serait-elle donc débarrassée de cet imbécile ?…

Cependant, on avait prié Nicole de se mettre au piano ; on savait que Vassal admirait son talent précoce et en était fier ; on se demandait avec curiosité si continuaient les progrès constatés à chacun de ses passages à Paris.

Dès qu’elle eut attaqué les premières mesures d’une douloureuse étude de Chopin, l’auditoire fut fixé ; Vassal ne se trompait pas en proclamant le talent de Nicole. Marc et Olivier, dans un coin du salon où se pressaient les invités de Rabevel admiraient silencieusement auprès de Noë. Quand le piano fut refermé :

— Le charme de ce visage, dit Marc, est de ceux qui demeureront toujours inaccessibles à l’analyse. Voilà vraiment la matière où les agnostiques pourraient utilement s’affirmer.

— Il est d’une qualité si subtile ! dit Olivier.

— Je crois bien ! remarque combien il est à la fois senti et perçu. Notre esprit et notre cœur y ont leur compte.

— Hum ! fit Noë avec un bon sourire.

Marc rougit légèrement.

— Serait-ce vous qui devenez taquin, mon père, dit-il en plaisantant, et pour une fois que j’ai l’occasion d’admirer, m’en priverez-vous ? Je dis et je crois évident que le charme de certains visages féminins nous échappe en son entier. Par bribes, l’intelligence en explique les effets et en suppute la nature. Mais avec quelle incertitude !

— Il est bien sûr, reprit Olivier, que Nicole Vassal était tout à l’heure le centre attractif de notre réunion. Tout venait d’elle et s’y rapportait. A quoi attribuer cette suprématie ?

— A la beauté, sans doute, dit Noë, jointe à cette courtoisie si pure qu’elle est une forme incontestable de la charité.

— Peut-être, répondit Olivier. Il y a là pourtant de bien jolies femmes et même quelques-unes de vraiment belles. Cette madame de Villarais par exemple, offre au plus haut degré le mélange de courtoisie, de dignité et de remarquable beauté qui en font la fleur parfaite d’une race.

— Elle plaît infiniment, concéda Marc ; mais elle n’a pas évidemment ce pouvoir occulte de Nicole, d’autant plus grand chez elle que, ne l’ignorant certainement pas, elle paraît vouloir le réfréner.

— Oui, remarqua Noë, elle ne semble pas se soucier des succès mondains. Quand elle eut tout à l’heure, avec quelle grâce infinie, vous le savez, chanté ces vieilles romances du temps de Mac Grégor, elle paraissait réellement, sincèrement offusquée du succès qu’elle a eu.

— Voulez-vous, proposa Marc, que nous allions la féliciter ?

Olivier fit un clin d’œil à Noë qui sourit. Ils suivirent Marc. Ils trouvèrent Madame Rabevel auprès de Balbine.

— Madame, dit Marc, nous serions désireux d’être présentés à l’admirable artiste que nous venons d’entendre.

— Je ferai mieux que cela, répondit-elle avec gentillesse, je demanderai à sa mère de vous présenter elle-même.

Et se tournant vers Balbine ;

— Voici, lui dit-elle, des amis de mon mari : Monsieur Noë Rabevel, l’oncle de mon mari, et son fils Marc, nouvel élève de l’École Centrale.

Comme elle allait présenter Olivier, Balbine posant un long regard sur les beaux yeux clairs, dit :

— Je le connais déjà. Quand j’ai eu le plaisir de le voir pour la première fois c’était, je me le rappelle, avec mon mari. C’était un enfant à cette époque. Il n’était pas encore célèbre. Nous ne savions pas qu’il se préparait à jeter aux vents de la passion et de l’aventure la jeunesse de tout un lycée !

Olivier rougit. Il évoqua, lui aussi, leurs rencontres et, brusquement, lui revinrent les imaginations où cette brûlante femme si proche de lui avait tenu tant de place. Comme il se demandait si elle s’était jamais doutée de la parenté de leurs races, elle lui serra la main avec une telle violence, à peine contenue, qu’il redouta son destin.

Nicole s’approchait au bras de Rabevel. Elle était grande, mince et déjà, à cette époque, malgré sa jeunesse, avait cet air un peu triste qui ne la quitte point. Le port de la tête, l’aisance de la démarche, la grande allure de tous les gestes inspiraient un respect adouci par la grâce émanée d’elle et flottante comme un parfum.

Elle était lassée de louanges quand Marc lui adressa la parole. Avec un sourire poli mais excédé, elle attendit le compliment fatal qui l’horrifie par sa banalité : celui qui apparente son talent à la virtuosité paternelle. Mais Marc était trop fin pour ne l’avoir pas devinée. Il se contenta de lui dire, sur un ton ému qui tranchait sur son habituelle ironie, combien il avait été sensible aux échos de l’âme populaire d’Écosse tandis qu’elle chantait les chansons de Mac Grégor.

— Ah ! s’écria-t-elle, radieuse, voilà ce que j’aime. Je suis toujours étonnée de voir louer l’exécutant d’une œuvre. Il doit se faire oublier. N’est-ce pas ?

— Certainement, dit Marc qui n’en était pas sûr.

— Oui, reprit-elle, quel est son rôle ? Il est de traduire, par les moyens mécaniques dont il dispose, à l’usage de ceux qui n’ont pas ces moyens. L’interprète n’est qu’un instrument. Quelque excellent qu’il soit, son éloge n’est à faire que par les maquignons. L’amateur n’en doit faire qu’un cas secondaire car le véritable artiste doit donner une telle vie à l’œuvre belle que l’auditeur ne puisse penser à autre chose qu’à elle. Pendant le concert et au moment où il cesse, l’assistance, si l’artisan fut excellent, ne doit entendre et voir que l’œuvre.

Elle parlait avec feu et Marc la regardait, le cœur empli d’une douceur ravie qu’il ne connaissait pas ; elle en eut l’intuition soudaine et se détourna un peu. Puis, comme malgré elle, lui prenant le bras :

— Je suis un peu fatiguée, dit-elle, voulez-vous me mener dans un coin tranquille où je puisse me reposer ? Je vous rendrai la liberté aussitôt.

Olivier qui ne goûtait guère la danse et la musique de salon s’ennuya vite ; il se disposait à filer à l’anglaise lorsqu’il croisa madame de Villarais.

— Elle est réellement belle, se dit-il.

Au moment de gagner le vestibule, comme il s’arrêtait un instant sur la porte, contemplant en dilettante la jeune femme, il se sentit frôlé par un bras nu qui vint s’appuyer sur le sien.

— Vous prenez, pour admirer cette petite sotte, un air qui est à mourir de rire, dit Balbine.

— Ah ! ce n’est, au fond, pas à elle que je pense, répondit-il, soudain redevenu triste.

Elle comprit :

— A qui ? dit-elle aussitôt, à qui ? Vous ne voulez pas le dire, cachottier. En tous cas, ce n’est pas madame de Villarais que vous devriez regarder…

Elle ajouta provocante :

— Un homme comme vous doit rêver à mieux…

— Que voulez-vous dire ? demanda Olivier confusément gêné.

— Rien ! sinon qu’avec ce visage et cette allure on peut tout oser…

Elle le quitta brusquement et ouvrit la porte d’un petit boudoir obscur où elle se jeta. Olivier sentit refluer à son visage un sang brûlant ; il eut l’impression soudaine d’un soufflet. Un besoin animal de posséder cette femme, sans un désir précis, sans qu’aucune vision l’y excitât, sans même qu’il eût conscience d’une volonté passagère de sa chair, l’envahissait tout d’un coup d’une façon impérieuse qu’il avait ignorée jusqu’à ce jour. Les passades rapides, les fredaines d’étudiant s’expliquaient par des raisons toutes naturelles ; mais il lui parut que cette obéissance instinctive et immédiate aux désirs d’une femme le ravalerait au rang d’un amant servile. Eh ! quoi, on lui disait qu’il pouvait tout oser ? N’était-ce pas lui donner des ordres ? Il imagina Balbine, dans l’ombre propice, l’attendant pour l’affoler davantage, pour le conquérir tout à fait, lui faire connaître sans doute la saveur de ses lèvres et lui donner un rendez-vous… Il eut un hoquet de dégoût ; il se sentit tout à coup, et physiquement, si proche de l’ordure ! Et seulement à ce moment-là il pensa à la face morale de l’acte, à Rabevel, son grand ami, dont il aurait trahi la confiance…

Il tira sa montre : minuit et demi. Il se trouva soudain ridicule, ainsi immobile dans ce couloir. Il haussa les épaules. Tromper Rabevel avec cette petite saleté… Il alla au vestiaire et prit son pardessus ; il mit ses gants lentement se dirigeant vers la porte de sortie, marmonnant toujours : tromper Rabevel, tromper Rabevel… Et il n’eut conscience de l’égarement de ses pensées que lorsque, levant les yeux, il aperçut devant lui, en costume de voyage, pâle et défait, Vassal.

Le violoniste le regarda un instant ; eut-il l’impression qu’il se passait en Olivier quelque chose d’extraordinaire, ou, lui-même, cherchant à mettre un nom sur le visage du jeune homme, s’absorbait-il trop à cet effort pour remarquer l’altération de ces traits ? Il ne fit rien paraître des sentiments qui l’agitaient, pendant quelques secondes. Puis sa figure s’éclaira, et, tendant la main à Olivier :

— J’hésitais à vous reconnaître, mon cher Olivier, le fils de mon compagnon du Pacifique !… Comment allez-vous ?

— Et vous, maître, qui revenez alors qu’on ne vous espérait pas !

— Surprise involontaire. Le vapeur anglais que j’ai pris à Rio-de-Janeiro fait habituellement escale à Lisbonne ce que j’ignorais ; ainsi, au lieu de débarquer à Liverpool et de revenir par Douvres et Calais, j’ai fait trente heures de sleeping et gagné trois jours.

— Madame Vassal n’en a rien dit…

— Il n’y a rien de surprenant à cela : elle n’en sait rien. J’ai sauté dans le train sans avoir eu le temps de télégraphier. J’arrive chez moi, la femme de chambre me dit que Balbine et Nicole sont ici ; le temps de me brosser un peu, de prendre un taxi ; et me voici prêt à les ravir à nos amis Rabevel.

Son ton de gaieté forcée n’échappa pas à Olivier. Il comprit la déception d’un retour dans la maison vide ; il pressentit quelque parole venimeuse de la femme de chambre : « Madame est sortie ce soir comme d’habitude… seulement elle a emmené mademoiselle pour une fois… » Un petit silence régna.

— Ah ! dit Vassal, comme s’il secouait sa torpeur, voyons, conduisez-moi à la maîtresse de maison.

Ils remontaient la galerie quand Vassal songea qu’il n’était pas en tenue pour se présenter dans des salons où la foule des habits noirs devait être encore fort dense. Il regarda autour de lui.

— Olivier, demanda-t-il, voulez-vous rejoindre seul Madame Rabevel, et obtenir qu’elle vienne jusqu’à moi ?

Mais, du vestiaire où elle s’était arrêtée avec des invités qu’elle reconduisait, Reine l’avait aperçu ; elle accourait et pressait ses mains avec effusion.

— Causons un peu, dit-elle, pendant qu’Olivier va se mettre en quête de ces dames ; tenez, entrons dans ce boudoir.

Elle ouvrit la porte et aussitôt poussa un cri, une plainte. Dans le faisceau que le lustre du couloir projetait par l’ouverture, tous les trois simultanément avaient aperçu sur un divan Rabevel buvant frénétiquement la bouche de Balbine à demi-pâmée entre ses bras…


Il faut renoncer à décrire le scandale. D’ailleurs, la situation à Paris de Rabevel et de Vassal était trop considérable pour que le récit d’une pareille aventure pût demeurer confiné à quelques salons. Certains journaux friands de telles histoires et bien renseignés par des témoins assez peu estimables (mais ne se glisse-t-il pas des mufles partout ?) donnèrent complaisamment des détails. On sut que Vassal, doué d’une force herculéenne, avait renversé son rival et tenté de l’étrangler ; qu’on avait eu toutes les difficultés du monde à l’en empêcher et que sa femme avait à grand peine échappé à sa fureur ; pendant une heure on put croire qu’il avait perdu la raison. Madame Rabevel avait été transportée évanouie dans sa chambre, étourdie de ce choc qui détruisait en une fois toutes ses illusions et ses espérances les plus chères.

Olivier avait assisté avec horreur à cette scène ; il sentait confusément malgré tout, pendant qu’on emmenait Vassal, que Balbine tout en réparant le désordre de sa toilette savourait intérieurement ce que la situation avait de scabreux. Comme il s’en révoltait sans pouvoir s’empêcher d’admirer une telle audace, Nicole parut.

Balbine avait si peu présente à la pensée une fille depuis tant d’années éloignée, qu’elle resta muette de saisissement.

— Maman, dit la jeune fille, d’une voix que la honte étouffait, ne vous étonnez pas que je ne rentre ni ce soir, ni jamais ; je vais à Passy demander à mon grand-père Vassal de me donner l’hospitalité désormais.

Balbine était exsangue. Elle supplia sa fille de lui demeurer, prenant Marc et Olivier à témoins de l’ingratitude des enfants, apparaissant encore mère aimante et désolée dans son abjection.

— Laissez-moi, dit Nicole. Vous m’aimez peut-être, mais vous me déshonorez. Invoquant une imaginaire maladie, vous m’avez éloignée, envoyée en Espagne dès que mon âge put faire soupçonner le vôtre. Je n’ai pour ainsi dire pas connu mon père : j’avais sacrifié mon bonheur à vous deux. A mon retour vous m’avez dit sur lui toutes les vilenies… Je n’ai pas à vous juger, mais vous faites de moi une malheureuse, adieu.

Puis s’adressant à Marc :

— Voulez-vous m’accompagner pour la dernière fois ?

Ils sortirent ; Marc qui s’était penché sur ce cœur replié sans qu’on parût s’en alarmer, cachait difficilement un trouble qui n’échappait pas à celle qui l’avait suscité. La jeune fille cherchait à se reconnaître tristement et retrouvait à peine dans le chaos de ses idées la tendre émotion de l’heure précédente… Elle se taisait dans la voiture qui les emportait.

Vainement, au moment de la quitter, Marc lui demanda-t-il la permission de la revoir ; elle secoua la tête. Dans la nuit claire, le jeune homme rentra lentement chez Noë méditant sur les catastrophes que savait déchaîner Balbine.

Quant à Rabevel, il était allé d’un trait chez Angèle.

— Je me perds, lui avait-il dit, tu le vois, je me perds. If faut que tu me sauves de cette aventurière…

En vain la supplia-t-il. Il comprit qu’il n’était plus pour elle qu’un objet de dégoût.

— C’est bien, dit-il. Olivier s’en ira.

— « Ah ! Mon Dieu ! » Elle s’était écroulée. Il eut une lueur d’espoir mais elle releva une figure si farouche qu’il s’en retourna plein de colère et de rancune. Il rentra à son bureau, écrivit un mot pour Olivier et s’en fut coucher à l’hôtel. Mais son esprit était en proie à tous les déchirements contraires.

Quand, quelques jours après, Olivier se présenta à ses bureaux, pour régler avec lui les modalités de son engagement, on lui apprit qu’il avait quitté Paris pour un court voyage. Il ne put le rencontrer que la semaine suivante. L’armateur l’emmena dans un petit entresol qu’il venait de louer sur les quais ; ils y trouvèrent Balbine assise dans un fauteuil, fumant une cigarette. Rabevel lui reprocha obscurément des trahisons ; il la menaçait, l’injuriait ; l’autre restait silencieuse comme une panthère.

Olivier gêné, tenaillé par le cuisant souvenir du moment où il avait annoncé son proche départ à Isabelle en larmes, ne savait plus comment il vivait. Rabevel disait attendre d’Australie le plus beau de ses voiliers où il voulait lui confier le rôle de commissaire du bord en attendant le commandement en second. Mais, si proche de le quitter, son affection paternelle se révoltait et il ne cessait de le faire demander. Il avait renoué avec sa maîtresse cette curieuse et frénétique existence de stupre, de haineuses amours coupées d’abandons romantiques, de suicides feints, d’injures, de coups, de baisers. Il quittait parfois Balbine et rentrait, résolu d’en finir, chez sa malheureuse femme toujours prête au pardon. Puis un soir, regardant celle-ci avec des yeux d’étranger, il lui disait adieu, et, devant la porte entr’ouverte de la gourgandine, à genoux sur le palier, il subissait avec une amère volupté les injures puantes qui précédaient l’accueil et dont, à l’heure du spasme, il comptait doubler par le souvenir l’âcre saveur de celui-ci.

Sa maîtresse et lui avaient, chacun de son côté, commencé la procédure du divorce. Mais la rancune de Vassal que Rabevel avait pu faire emprisonner en prévention de coups et de blessures, et l’espérance de Madame Rabevel, imprimaient aux formalités judiciaires une lenteur qu’accroissait la négligence des hommes de chicane. Rabevel ne paraissait plus que rarement à son bureau. Olivier, par crainte et par faiblesse d’abord, était devenu le confident du couple. Au début il écoutait peu, perdu dans le songe d’où il sortait si rarement depuis que l’heure de son départ semblait devenir imminente ; mais il fallut bien qu’il finît par entendre ; on lui fit jouer un rôle actif. On le chargea d’apaiser les discordes. On l’envoya en ambassadeur. Il trouvait auprès de Madame Vassal un accueil enflammé qu’il redoutait. Il sentait que le jour viendrait où il ne pourrait plus s’opposer aux caprices de la bacchante. Et déjà il s’accoutumait à cette idée. Il se détachait même de son amitié pour Isabelle. Certes, il la revoyait toujours avec une tendre joie, mais comparant sa propre émotion à celle qu’il devinait en elle, il sentait comme il était loin de l’aimer réellement. Elle l’attendait tous les jours (souvent en vain) dans la cour intérieure du Petit Palais ; peu à peu leurs conversations n’apportèrent plus l’agrément à cet esprit accoutumé au piment. Il avait l’intuition qu’il se pervertissait insensiblement. Pris par les sens, il abandonnait lentement son cerveau à la dégradation. Des images plus précises que ses imaginations d’autrefois peuplaient ses rêveries et un sursaut brusque de sa volonté ne les chassait pas toujours.

Marc combattait de toutes ses forces cette invasion morbide. Il s’était ouvert de ses craintes à son père.

— Qu’y puis-je ? dit Noë. Les Rabevel, les Angèle, les Balbine, les Vassal, sont hélas ! comme Olivier, prédisposés à ce mal des ardents. L’excès d’enthousiasme, le pas donné à l’instinct sur l’intelligence, l’expansion extrême de la vie conduisent fatalement à de telles névroses. Le pauvre Olivier me paraît bien proche d’y succomber ; mais comment le sauver ? En l’enlevant à Rabevel ? Oui ; mais sa situation ? Nous ne pouvons que faire des vœux pour son prompt départ… Encore s’il aimait Isabelle ! ou si sa mère pouvait le retenir !…

Mais quelle action pouvait exercer Angèle sur son fils ? Elle ne se rendait que trop compte de la terrible influence de Rabevel et de Balbine. Elle suppliait Olivier de ne plus fréquenter le triste couple. Il l’embrassait, la cajolait, la consolait. Certes, elle éprouvait combien il l’aimait au-dessus de toutes choses. Mais, dès qu’il s’agissait de sa vie sentimentale et sensuelle, il s’évadait et la pauvre maman se retrouvait impuissante et abandonnée.

La santé de Reine l’inquiétait aussi beaucoup. Elle la visitait tous les jours ; elle retrouvait les parents vieillis et en larmes au chevet de la jeune femme. Ces crimes, était-ce là ce qu’Olivier pouvait apprendre à l’école de Rabevel ? Elle fit le sacrifice douloureux ; c’était elle qui devait exiger le départ de son fils. Elle alla trouver un jour Bernard et ce fut pour lui annoncer simultanément qu’elle exigeait le départ immédiat d’Olivier et que Reine semblait à toute extrémité et voulait le voir avant de mourir. Un employé était là. — « Vous avertirez Monsieur Noë, » dit Rabevel, livide.

Il s’en fut, tout courbé.

Quel homme eût pu le juger ? Qui se fût senti le courage de pénétrer froidement dans cette douleur pour y chercher la part de responsabilité que la conscience de Bernard se reconnaissait ?

Marc en parlait, quelques instants après, avec son père, devant Isabelle accourue et dont le beau visage se parait de larmes silencieuses. Mieux que toute parole ou toute analyse, les réactions différentes de ces trois êtres si pareils en apparence dans leurs aspirations témoignaient en présence de la mort qui les surprenait, de leur dissemblance intime.

— Comment, s’écriait Noë, tu n’es pas bouleversé par ce dénouement tragique !

Ses soixante ans ne pouvaient sentir, sans une terreur instinctive qu’il n’osait s’avouer, l’approche de la mort.

— Voilà, ajoutait-il, une créature qui avait tout pour plaire et être heureuse et qui disparaît subitement en pleine beauté, en pleine jeunesse, par un horrible retour de ce romantisme dont nous fûmes infectés mais dont on croyait notre race bien guérie. Cela ne te révolte pas !

— Comment m’expliquer, répondait Marc, comment m’expliquer sans vous paraître odieux ! Je n’éprouve pas devant la mort ce choc terrible dont j’ai constaté maintes fois l’expression autour de moi. Je suis écœuré de la sanglante ineptie de la génération qui nous a légué, avec ses exemples et son éducation, des mœurs et des solutions pareilles. Le théâtre de Bataille et de tant d’autres, est plein de ces saletés sanguinaires et stupides. Dans les relations que nous avons nous trouvons toujours des drames passionnels ; leur bêtise me fait vomir, leur cruauté me navre. Ceci dit, il me semble que je ferais avec beaucoup de simplicité, pour une raison valable, l’abandon de la vie.

— Mais l’au-delà ? demanda Isabelle anxieuse.

— Je ne suis pas tourmenté par ce mystère, avoua Marc. Je souhaiterais pouvoir dire que rien de ce qui est humain ne m’est étranger mais, en vérité, la vie m’intéresse uniquement par le beau spectacle qu’elle me donne et non pas en soi ; le rôle me plaît, non pas l’acteur. En somme qu’y a-t-il de noble et de curieux dans notre destinée ? C’est le jeu combiné de nos facultés. Il est impossible, me direz-vous, sans la vie. D’accord. Mais la musique qui ébranle la nef est inexistante sans le souffleur qui anime l’orgue. Prétendrez-vous qu’il détourne une parcelle de votre attention pendant l’audition de Bach ?

— Quelle sécheresse de cœur, fit Noë.

Marc se leva, étreignit son père avec émotion, puis se rassit en soupirant.

— Je sais bien, reprit-il en hochant tristement la tête, que j’ai l’air d’un monstre. Et pourtant je suis aussi normal, aussi humainement vivant que vous-mêmes. Croyez-vous que la douleur de Bernard me laisse indifférent ? Croyez-vous que le souvenir de cette délicieuse Reine ne me cause pas du chagrin ?… Mais quelque horrible que me puisse apparaître une telle fin, je ne la redoute pas pour moi-même, dût-elle se présenter tout à l’heure. Déterminée par des lois immuables, sujette à la volonté d’un Dieu ou décidée par un concours dont nous n’avons point l’idée, elle me paraît le terme irrémissible auquel nul ne se peut arracher. Pour les autres comme pour moi, je l’accepte avec sérénité au moment où elle se présente, et sans horreur…

— Que nous sommes loin l’un de l’autre, dit Noë d’un ton mélancolique.

— Sans doute. Vous êtes homme idéaliste, pondéré, soucieux d’une justice stricte mais indulgent à toute faiblesse qui ne sape pas la société. Vous nous montrez tous les sentiments humains les plus normaux dans leur aspect le plus digne et sous la forme modérée qui peut inspirer l’émulation et les répandre. Et vous regardez avec surprise aussi bien l’étrange ardeur d’un Rabevel ou d’une Balbine ou d’Olivier que le réalisme désintéressé mais incontestable d’un fils qui ne se complaît qu’à rechercher dans la moindre chose le certain et l’universel.

Cependant Noë cédait à sa pensée intime ; il soupira :

— De mon temps, de telles choses n’auraient pas eu lieu.

Et, soudain alarmé :

— Là, voici que je radote : premier signe de vieillesse.

— Bah, fit Marc, qui nous empêche de philosopher ? Voilà des circonstances qui n’ont, par leur nature, rien de surprenant : il s’agit de quelques personnes qui se rencontrent de la manière la plus banale. Quant aux acteurs, l’état mental et psychique de la société d’aujourd’hui en réunit quotidiennement d’identiques. Un unique fait portait en soi l’avenir, en raison de sa permanence : c’est la prolongation de la rencontre : les intimités conséquentes, les exaltations concomitantes, tous les échanges frénétiques et incontrôlés qui en furent le résultat, eurent leur déterminisme cristallisé en un instant.

— Sans doute, dit Noë. Mais de ces échanges, en somme, aucun ne se fût produit, si la promiscuité n’éveillait en l’homme une âme ignorée qui n’est plus tout à fait la sienne. Le Bernard qui vient de tuer sa femme sans le vouloir a été, sans le savoir, façonné en partie par Balbine. Car l’homme se préoccupant toujours, même à son insu, de paraître ou, peut-être, plus noblement, de communiquer, cherche la zone de contact. Cette zone jusque là inculte chez certains, ou, chez d’autres, productrice de fruits connus, devient subitement l’objet d’une culture intensive qui donne des récoltes monstrueuses.

— Belles paroles explicatives, dit Isabelle d’un ton douloureux. Mais dans cette tourmente où sont mêlés tant d’êtres et qui se termine d’une manière si tragique qui donc peut se dire certain d’avoir pour lui la raison ?

— Celui qui ne tue point, répondit Noë.

Marc tressaillit. Il eut pour son père un regard de reproche.

— N’accablez pas Bernard, il doit être si malheureux !

— Mais, fit Noë, si cette jeune femme était vouée par son exaltation à ce sort terrible, il n’en demeure pas moins qu’elle ne fût pas morte si son mari n’avait pas commis cette trahison que rien ne justifiait. Car, à quel sentiment a-t-il obéi, sinon à je ne sais quelle luxure et quelle chose peut excuser la luxure de se produire si crapuleusement à l’endroit où elle pouvait être le plus aisément découverte et causer le plus de malheurs.

— Il me semble comprendre, dit timidement Isabelle, que Rabevel obéissait peut-être à autre chose qu’à ce que vous dites…

— Et à quoi, s’il vous plaît ? interrogea Noë.

— A l’amour…

Noë réfléchit un moment, puis :

— Je n’ai point connu cet amour-là. J’en vois chaque jour des exemples dans les cours d’assises ; mais j’avoue ne pas le comprendre. Vous le comprenez, Mademoiselle ?

— Pas assez, dit-elle, pour le ressentir. Assez pour défendre Rabevel. Vous-même reconnaissez que ce sentiment jaloux, cruel, compliqué, cet aspect de ce que vous appelez le mal des ardents, est plus fréquent aujourd’hui que jamais.

— Ah ! oui, hélas ! s’exclama Noë. Mon Dieu ! qu’on nous débarrasse donc une fois pour toutes, des ardents et des inquiets, des mystiques, des exaltés, des névrosés, qu’on envoie au diable tous ces apprentis détraqués qui corrompent notre société civilisée. Qu’on me fiche tous les adolescents rêveurs à lire du Voltaire ou du Molière ou du Rabelais, qu’on leur fasse faire des mathématiques et de l’histoire et qu’on occupe leurs loisirs au football ou à la natation ; et qu’ils ne tirent des murmures de la forêt que l’agrément qu’y trouvait Ronsard sans cette espèce de panthéisme gnan-gnan où ils s’exaltent et se dissolvent. Ainsi on fera des hommes dignes de ce nom.

— Ils n’auront peut-être pas les mêmes jouissances que Bernard ou qu’Olivier, dit pensivement Isabelle qui se rappelait les joies de son ami.

— Ils n’y perdront rien puisqu’ils ne les connaîtront pas ; et s’ils veulent un but à leur besoin d’exaltation qu’ils s’éprennent de quelque bel idéal de justice et de grandeur !

Marc sourit sans rien dire.

— Voyez, reprit Noë, ce qu’est devenu Olivier. Il était fait pour vivre une vie de corsaire ou d’explorateur. Quel gentilhomme de fortune il eût été au temps des Jean Bart ou des Suffren ! Quel soldat au temps des Montcalm ! Il apporte au continent une âme vierge brûlée du désir de la vie et de l’action et il la corrompt, la perd, va partir et perd qui ? Vous, Isabelle, la seule personne qu’il aimât !…

Isabelle essuyait ses yeux.

— Pardon… dit Noë avec émotion.

— De quoi a-t-il suffi, poursuivit-il ? de la rencontre d’exaltés comme lui, d’exaltés qui n’avaient pas un champ physique suffisant pour leur fièvre ; d’exaltés civilisés qui ne pouvaient lasser et assouvir leur corps et leur esprit insatiables autrement que dans les pires débauches. Qu’était ce Rabevel avant Balbine ? Un bandit de génie qui opérait dans la finance au lieu d’opérer sur les grandes routes…

— C’est vrai, fit Marc frappé. Il faut le voir dans son bureau. Il est l’incarnation d’une idée pure : l’idée que toutes les mers promènent son pavillon. Les radios, les câblogrammes arrivent à chaque minute. Il répond sur le champ, modifiant les parcours, sans cesse aux aguets des combinaisons susceptibles de lui apporter le maximum de réclame et de profit. Quel exercice de l’autorité et de l’audace !

— Et de l’esprit d’aventure ! C’est tout cela qui explique le goût paradoxal des grands industriels, des grands hommes d’affaires pour la femme — et pour la femme de bas étage ; ils y trouvent encore cet inconnu, cette difficulté imprévisible, redoutable, toujours renaissante, dégoûtante, jamais vaincue. Ils s’y trouvent encore… Mais que vont devenir Rabevel et sa gourgandine ?

— Pas difficile à deviner. Je les vois d’ici. Les deux amants assistent au dénouement réalisé d’une crise qui découle de celle dont le cours leur est devenu familier par de fréquentes expériences. L’horreur les rend muets. Ainsi, voilà à quoi peuvent aboutir, se disent-ils, les recherches combinées d’un esprit subtil et d’un cœur dilaté ? Ils avaient rêvé davantage. Ce néant subitement apparu ferme une gueule d’ombre sur leurs songes. L’écroulement de Reine les irrite comme l’insulte du destin méconnu aux anticipations secrètes dont leurs âmes aventureuses attendaient la félicité. Il les irrite, mais il les abat ; il les soumet à leur condition humaine.

— Mais Olivier ? demanda Isabelle qui ne pensait qu’à lui.

— Ah ! Isabelle ! dit Marc, ne songez plus à lui ! Olivier ne guérira que lorsqu’il aura mis pour longtemps les pieds sur un bateau ou ne le quittera plus que pour une bourgade perdue dans le sein d’un îlot, au fond du Pacifique Austral. Qu’il ne vienne plus se frotter à cette société dont il prend à la lettre les délassements et dont il confond les vices et les enthousiasmes les plus nobles ! Ce n’est pas à Raïatea qu’il verra une salle d’honnêtes bourgeois applaudir à des pièces sanguinaires et luxurieuses qui l’exalteraient ; il y vivra purement et simplement la sorte de vie normale pour quoi il est fait. Il n’a pas été mithridatisé comme nous, dès l’enfance, contre les excès du siècle. Qu’il retourne à la vie libre !

Quelle tristesse, quel déchirement apparurent dans les yeux d’Isabelle ! Hélas ! perdre Olivier…

Mais Marc très doucement :

— Vous feriez peut-être un jour, plus tard, quand il sera assagi par quelques secousses comme celle-ci, son bonheur et le vôtre. Mais vous savez bien que vous n’êtes pas de la race de l’aventure.

— Ah ! s’écria-t-elle, mon cher Marc, où n’irais-je avec lui !

— Abandonneriez-vous votre oncle ?

Elle baissa la tête, vaincue ; elle sortit sans pouvoir prononcer une parole ni retenir ses larmes tandis que, le cœur serré, ils la regardaient en silence.

— Quelle enfant digne d’être aimée ! dit Noë quand la porte se fut refermée.

— Quel sort lui est réservé !… Car elle ne sera jamais à personne ; elle est de celles qui n’oublient pas.

— C’est cela qui me terrifie, reprit Noë. Nous allons embarquer Olivier, mais crois-tu que son destin se puisse régler de lui-même ? Crois-tu qu’Isabelle abandonne l’idée de le revoir ? Crois-tu que Rabevel renonce à exercer sur lui son influence ? N’as-tu pas remarqué les yeux qu’a pour lui Balbine et penses-tu qu’elle soit femme à lâcher une proie pareillement convoitée ? Et Vassal ? Comment accepterait-il son déshonneur ? Et Nicole, renoncera-t-elle à être jamais heureuse ?

Il regarda Marc qui rougit.

— Et toi-même, continua-t-il ? Crois-tu que toutes ces volontés, froides ou ardentes suivent l’éducation ou les tendances, accepteront leur sort mal défini et qu’elles prétendent injuste ? Ah ! qu’est-ce qui nous attend !

La sonnerie du téléphone retentit. Noë alla à l’appareil.

— C’est Bernard, dit-il. Son employé imbécile nous avait trompés : Reine n’était nullement dans le coma. On espère la sauver, si Bernard…

Mais Marc secouait la tête…


Pourtant Reine devait revenir à la santé et peu à peu retrouver la sérénité alors que Bernard se chargeait de chaînes…

Quelques mois plus tard, dans le train qui les menait à Bordeaux où Olivier devait s’embarquer, Rabevel dit à Marc :

— Tiens, j’ai appris hier qu’à la suite du retrait de ma plainte, Vassal venait d’être relâché.

— Ne craignez-vous rien de lui ? demanda Noë.

— Que pensez-vous qu’il puisse faire ? fit Rabevel sincèrement surpris. Quoi ! Sa femme le quitte pour un autre ; c’est la logique de l’amour. Il n’y a qu’à accepter philosophiquement sa destinée.

— Qui, à sa place… » commença Isabelle qui se tut brusquement. Rabevel avait compris. Oui, à la place de Vassal, évidemment, il n’aurait pas laissé la trahison impunie. Mais Vassal n’avait pas la passion d’un Rabevel. Et puis il y avait la crainte du gendarme. Et puis, après tout… Il exprima son fatalisme, d’un geste.

Quand Olivier prit la mer quelques heures après, il eut le sentiment soudain que le faisceau magnétique qui l’attirait à la rive l’y ramènerait quelque jour. Sur le quai, tremblait un groupe passionné. Angèle souffrante avait dû rester à Paris. Mais Isabelle était Là, toute pâle, qui déchirait son mouchoir de ses dents. Balbine, éplorée, agitait une écharpe sous l’œil de son amant. Le voilier n’avait point quitté la rade que Marc souhaitait déjà revoir cet ami si différent de lui-même et si tendrement aimé.

Noë, plus que jamais sensible aux passions que déchaînerait le retour du vaisseau, le vouait aux vents contraires. Déjà le remorqueur avait abandonné le voilier dont toute la toile se gonflait et Olivier observait encore dans sa jumelle le groupe minuscule où s’agitaient tant de sentiment divers. Il vit, tout à coup, très distinctement, un homme apparaître qui étendit le bras et fit feu ; une forme tomba : « Pourvu que ce ne soit pas Isabelle ! » dit-il tout de suite, instinctivement. Hélas ! quand serait-il fixé ! Il eut conscience de son impuissance. Le navire en plein élan bondissait sur une mer fougueuse. C’était par un triste jour d’équinoxe gros de tous les orages de l’univers.

CHAPITRE TROISIÈME

Rabevel avait eu, avant de tomber, le temps de penser : « C’est tout de même un homme ce violoniste », puis il avait perdu connaissance et n’était revenu à lui que quelques heures après dans la clinique d’un chirurgien bordelais où on l’avait transporté aussitôt. Il se sentait très faible, poissé de sang, environné d’une horrible odeur et secoué de nausées : « le chloroforme », se dit-il. Balbine penchée à son chevet mit le doigt sur ses lèvres pour lui signifier le silence. Il fit un geste d’impatience et d’interrogation. Alors sa maîtresse consentit à lui raconter ce qui s’était passé ; le meurtrier, Vassal, arrêté aussitôt ; lui, emmené, vomissant le sang sur la table d’opération ; on avait dû lui ouvrir le flanc, lui scier trois côtes pour retirer les deux balles toutes deux parvenues au cœur. Le chirurgien répondait de lui s’il savait rester prudent ; mais pas d’émotions, ni de secousses…

Le lendemain arrivait Madame Mulot. La vieille hétaïre avait appris par un télégramme de Noë ce qu’elle appelait le désastre au moment où elle goûtait chez elle la conversation d’un petit jeune homme à qui elle n’avait plus rien à abandonner. Le vent de la défaite l’avait effleurée. Elle avait imaginé son fils mort, ses rentes supprimées, la fin de cette bonne vie, large, libre et gourmande, l’ère revenue de la gêne. Un affaissement subit de ses traits, un tassement de son corps, l’avaient en quelques minutes fait capituler. Ce fut une très vieille femme qui entra dans cette salle de clinique, poussa un énorme soupir de satisfaction lorsqu’elle sut son fils en voie de guérison et s’assit en bénissant la Providence si longtemps oubliée. Mais comme chez tous les êtres de sa trempe, la peur, la contention, l’angoisse accumulaient en elle des réserves de colère qu’elle avait hâte de débonder. L’imprudente Balbine lui ayant recommandé le silence en reçut le flux. Mais elle n’était pas femme à reculer. Et pendant une demi-heure, devant le malade épuisé, écœuré et goguenard, les deux harengères se couvrirent d’ordures et d’immondices. Il fallut qu’un médecin accouru les mît à la porte.

Quand Rabevel regagna Paris, un mois après, il lui sembla qu’il ressentait les atteintes de l’âge. Quoi ! faudrait-il désormais, à cause de ce viscère fragile, vivre comme un vieillard ! Régime moral, régime de nutrition, régime d’existence, que de règles imposées à lui qui n’en pouvait souffrir aucune. Supporter des règles, lui, allons donc ! Il voulut revoir Angèle mais il la trouva si parfaitement close, si lointaine qu’il rentra enragé de ses visites. Elle se savait maintenant à l’abri, elle avait sacrifié son bonheur pour se garder honnête ; elle n’attendait plus que le retour de son mari et de son fils pour vivre. Bernard le comprenait et s’en voulait de son impuissance. Qu’y faire ? Il sentait que la jeune femme lui échappait tout-à-fait. Il commençait à soupçonner que l’essentiel de la vie lui était refusé : son amour pour une femme, son amour pour son fils se trouvaient livrés au désespoir. Il ne lui restait qu’une goule qui le saoûlait de chair mais faisait de lui l’animal triste des proverbes. Balbine l’avait conduit partout, l’entraînait à toutes les turpitudes, trouvait chaque jour une nouvelle épice pour le ragoût des parties basses. Pourtant il finit par épuiser le cycle des scènes érotiques, des masseuses et de l’opprobre qu’offrent les rabatteurs ; toutes les formes de la bestialité et de l’impudicité lui devinrent familières, l’emplirent de nausées mais le revirent périodiquement reparaître. Il composa à prix d’or une bibliothèque d’obscénités en quelque sorte classiques ; la lecture de l’Arétin, de Sade et de Mirabeau devint l’occupation familière de ses loisirs. Il fréquenta des cercles étranges où circulaient le dessin graveleux et le poème érotique ; il eut une chambre d’amour qu’il ravagea, démeubla, transforma tous les mois et qui fut une cabine de pirate, une loge de l’enfer, une cellule monastique, un décor mouvant et renouvelé de son stupre. Il ne lui manquait plus que le sang qui avait fait le bonheur du divin marquis. Des disputes quotidiennes avec Balbine lui donnaient pourtant un avant-goût de cette saveur suprême. Ils se battaient quelquefois nus, à coup de poings et de pieds, se mordaient, s’égratignaient, ne s’épargnaient jamais. Souvent il se rendait à son bureau le visage couvert d’ecchymoses et ressentait une volupté amère, mélangée de honte et d’orgueil, à surprendre le regard de ses employés.

Ceux-ci s’étaient naturellement faits dignes de lui. Il entrait en colère à tout propos et témoignait à l’égard de ses subordonnés une grossièreté et une rapacité dont on n’eût pas rencontré facilement les pareilles dans le monde industriel. Ses dépenses croissaient vertigineusement. Son fils faisait en Angleterre une noce crapuleuse et lui coûtait cher ; la vieille Mulot menait un train d’enfer avec les greluchons qui la saignaient ; Balbine dévorait le reste à belles dents : il fallut quelquefois faire attendre sa pension à Reine et tirer des chèques sans provision ou se faire signer des traites de complaisance. Avec cela, de plus en plus glorieux de son nom et de sa réussite, Bernard voulait être le premier partout ; et, pingre avec ses employés, il tenait dans les restaurants les plus chers table ouverte aux flatteurs. Quelques-uns de ses représentants d’Asie et d’Amérique qui l’avaient eu vite deviné arrivaient régulièrement à Paris sous mille prétextes, le flagornaient, le comparaient à Dieu le Père, couchaient avec Balbine, et laissaient en partant une note fabuleuse en souffrance au Ritz ou au Majestic. La bassesse de ces ruffians était inconcevable ; l’un d’eux sut le persuader d’installer un cabinet de toilette auprès de son bureau. Quelquefois, dans l’après-midi il y passait, s’habillait, aidé par son courtisan qui portait un titre de directeur de service et lui tenait le pot de chambre après lui avoir fait sa cravate, puis il rejoignait l’actrice, l’inverti ou l’hétaïre cotée dont son familier lui avait assuré l’accès moyennant double et clandestine commission. Il passait, en hâte, au bureau de Clavenon avant de sortir : « Si on me demande, vous direz que je suis à la Transatlantique ». Tous les employés le savaient : il ne donnait un motif de ses sorties que lorsque ces sorties étaient inavouables. On en faisait des gorges chaudes. Clavenon en souffrait, lui portant une sympathie qu’il ne s’expliquait pas, dégoûté de ce milieu, repris par la nostalgie du métier d’instituteur. Mais le ramassis d’employés qui avait peu à peu remplacé les bons serviteurs soucieux de leur dignité, poussait des cris de joie. Le fondé de pouvoirs, le gros Rothier dit Bibendum, sorte de porc rouge et sourd, s’esclaffait bruyamment. Il allait au téléphone, demandait Balbine : « Monsieur Rabevel est à la Transatlantique. Mes respects, Madame. » Puis il ajoutait en posant l’écouteur : « Voilà la putain avertie ». Le chef comptable Maldious, avorton bossu et roublard, répandait les comptes du patron : « Voilà ses frais de bidet ». Des dactylos assez louches forniquaient avec les mâles. Une vague de saloperie, d’envie, de vanité et de lucre déferlait dans ce monde étroit, tant l’inconduite d’un patron peut avoir d’influence sur Les mœurs de ses employés. Seuls, Clavenon et une jeune employée se tenaient proprement ; et naturellement à cause même de leur attitude réservée qui marquait fatalement un incelable mépris, ils faisaient l’objet de multiples rapports, de calomnies, d’accusations que Bernard finissait par accueillir. Il fut même sur le point de renvoyer Clavenon. Mais l’attitude froide, clairvoyante, évidemment nette de celui-ci, lui en imposa. Il comprit que cet homme valait mieux que lui et même que cet homme le plaignait. Il en conçut de l’amertume, du dépit, une sorte de découragement.

Comment sa barque n’allait-elle pas à la dérive ? C’est que malgré tout, sa main violente et sûre n’en lâchait pas la barre. Il était plus imprudent qu’auparavant. Ses besoins d’argent, son avidité accrue, le poussaient à des affaires qu’il eût auparavant négligées. « Il est comme le moine de Mirbeau, disait cette vieille fripouille de Rothier, dès qu’il voit un louis d’or il saute dessus avec les dents même si ce louis est coincé dans la fente d’un cul ». Quelques escrocs surent exploiter cet aveuglement et mener à des faillites retentissantes des affaires qu’il avait fait siennes. Mais il se tirait toujours des pires traquenards par des manœuvres parfois coupables mais d’une telle dextérité que, souvent soupçonné par La justice, il ne fut jamais arrêté. A mesure pourtant que le volume de ses affaires s’accroissait, qu’il fréquentait plus de banquiers, et d’hommes d’affaires, il en arrivait à pénétrer dans le monde de la finance le plus fermé. Son orgueil l’étouffait, il faisait à certains moments figure de parvenu. Il en arrivait à vivre dans une espèce de rêve où ne subsistaient que le goût de ses passions et le sens de ses intérêts. Les hommes étaient des adversaires et il ne les jugeait plus que comme tels. Leur culture, leurs idées dont autrefois il se fût préoccupé ne l’intéressaient pas. Il se trouva en présence d’un homme comme Lacaze, le grand financier italien, administrateur de premier ordre, philosophe et économiste d’une grande allure qui savait tout traiter à un point de vue général et émettait parfois dans les conseils des aphorismes d’apparence paradoxale. On se récriait : « Jugeons l’arbre aux fruits », répondait-il. En un style elliptique et précis, sans une phrase inachevée, il déduisait de sa proposition des conséquences pratiques dont la fertilité émerveillait ses auditeurs. Comme on le félicitait, il répondait doucement : « La proposition est dans Saint Thomas… » Ce fut le seul homme dont la fréquentation parvint à éveiller en lui des regrets. Ni Abirounère, brouillon, passionné et chançard qui commandait pour trois millions de marchandises sans signer un papier ni une spécification, flanquait ses employés à la porte quand la marchandise ne lui plaisait pas, avait une comptabilité renouvelée des images d’Épinal et savait tirer des grandes Administrations des subventions qui étourdissaient les concurrents ; ni Pascalon qui, grisé par la fortune, exploitait des mines, des chutes d’eau, des casinos, des fabriques de nouilles, perdait partout de l’argent et, à chaque perte, se refaisait en créant de ces sortes d’hôtels fréquentés une heure par les couples de passage ; ni Ventrouspet qu’une femme habile, insinuante et douée du génie des affaires guidait comme un mentor ; ni Sarclant, l’entrepreneur des travaux publics, qui arrachait des Ingénieurs de la Ville des indemnités supplémentaires en organisant des éboulements dans les chantiers, proclamant sa ruine et feignant le suicide ; ni Trouilhet qui, à chacun de ses retours de prison plus riche, tentait de nouvelles corruptions de fonctionnaire et déchirait en deux les billets de banque donnant les deux moitiés l’une avant la forfaiture l’autre après ; ni Giaour, ni Cannebel, ni tant d’autres représentants de cette faune extraordinaire n’arrêtaient son attention autrement que par l’affaire qu’ils avaient ensemble à débattre. De chacun il triompha et il vint un moment où réellement il se sentit au-dessus de tout ce qui pour lui formait l’humanité.

Ce fut à ce moment fatalement que l’orgueil, plus fort encore que la luxure, le conseilla de nouveau avec une violence renouvelée. Tout cédait devant lui, tout ; Angèle seule n’avait pas cédé. Ses assauts d’un rythme périodique reprirent tant et si bien qu’un certain jour il trouva la porte close et sut qu’Angèle s’en était allée.

Il entra dans une colère sans nom. Il raconta tout à Balbine. Celle-ci qui eût été jalouse s’il avait réussi seul, se passa la langue sur les lèvres. Voilà donc une femme qui se disait honnête et qui faisait la mijaurée. Il n’était pas malin. Elle se représenta la brebis livrée au loup, la biche aux abois ; on l’aurait la petite salope ! « Tu ne trouves donc pas de truc, Bernard ? Il y en a pourtant un bien simple il me semble… » Elle lui exposa son dessein. N’existait-il donc pas au fond du Pacifique quelque île abandonnée, à l’écart de tout, quelque rocher perdu comme Clipperton parmi les cannibales et les fièvres où il pouvait fonder un comptoir et laisser ce brave François ? N’existait-il pas le moyen de combiner un bon petit itinéraire qui ferait toucher le bateau d’Olivier à de tels patelins et à de telles dates que la belle Madame Angèle n’en pût avoir de nouvelles avant un an ? Rabevel s’enthousiasma, si parfaitement oblitéré il se trouvait à ce moment, de l’astuce de Balbine. Il eut chez lui, six mois après, une Angèle tremblante, suppliante et désespérée, mais une Angèle obstinée qui ne lui céda point et rentra à la Commanderie malade d’exaspération contenue. Il l’attendit. Il savait qu’elle reviendrait.

Elle ne revint pas tout de suite. Elle alla voir Blinkine, lui demanda conseil et trouva à sa surprise terrifiée, un homme hésitant, suant de trouble. « Quoi, disait-il, encore ! Le démon aurait donc le dessus ! » Il finit par lâcher sa pensée, reparut sous son jour orgueilleux et discuteur de manichéen. Il y avait deux principes, celui du bien, celui du mal. Il semblait bien que la puissance souveraine ne fût pas dévolue à l’un ou à l’autre, témoin cette incertitude balançante qui leur donnait alternativement la victoire dans la destinée d’Angèle… Il parla longuement, hésitant tout haut devant elle, n’aperçut que trop tard le regard éperdu de la femme, voulut se reprendre ; mais elle était déjà partie. Rabevel l’accueillit avec un rire impitoyable. Il prolongea son supplice, la voulut nue, inerte, la tête tombante comme une égorgée. Il lui sembla qu’il allait la pourrir de sa chaude haleine, qu’il allait faire fermenter dans cette aridité orageuse le goût de luxure dont il était lui-même obsédé. Il la reprit, lui souffla peu à peu le désir, la mena, abandonnée des Dieux au devant de sa damnation. Elle se débattit, visita les confesseurs, fit connaître l’effroyable chantage dont elle était l’objet. Ses directeurs hésitèrent : ils devinaient le désespoir proche et cette âme devait-elle donc être perdue ?

C’est au milieu de ces traverses que lui arriva un jour ce qu’elle appela tout de suite le grand malheur. Elle était enceinte. C’était au débout de 1914. Olivier et François avaient reçu leur ordre de retour. Rabevel fut saisi d’une terrible frayeur. Il la fit examiner ; aucun médecin ne la voulut délivrer ; elle était robuste, bien portante, faite pour la maternité. D’ailleurs, Angèle ne consentait pas à entendre parler d’avortement. Après quelques semaines d’abattement, elle s’était reprise à vivre. « J’ai péché, se disait-elle, je suis punie, mais lui sera puni aussi et les miens seront sauvés ». François venait de lui écrire qu’il avait acquis une plantation à Raïatea et qu’il s’y fixerait dès qu’il serait guéri des fièvres contractées dans son îlot. Olivier allait venir. Quelle serait l’explication avec Rabevel ? Terrible sans doute pour celui-ci qui d’ailleurs craignait le retour de François plus encore, ignorant de la décision de son camarade. Mais Olivier la pardonnerait ; elle prendrait l’enfant, dirait l’avoir recueilli orphelin de quelque fille-mère et elle irait vivre au désert puisque le monde civilisé ne pouvait la garder. Elle attendit sans hâte sa délivrance. Un jour du mois de Mai elle tomba, eut une syncope. Quand elle reprit ses sens Balbine était dans sa chambre, et Rabevel, avec sa figure cendrée des mauvais jours, puis une femme à qui elle trouva mauvaise mine. On lui défendit de parler. Un médecin arriva, l’examina, secoua la tête, causa avec Rabevel et sortit. Bernard pencha sur elle un visage décomposé tout à fait : « Veux-tu un prêtre ? » demanda-t-il. Elle comprit tout de suite, sentit remonter au cœur son sang le plus lointain. Un vieux curé arriva de la paroisse voisine ; elle put tout au long lui raconter son tourment ; il l’écouta en silence et lui dit ensuite doucement : « C’est la solution de Dieu ; elle fait de vous une sainte. Soyez tranquille désormais. Vous vivrez en paix ». Elle tourna vers lui des yeux révulsés d’espoir et, encore un peu, de doute. Il le sentit et reprit : « Vous avez fait votre devoir et votre pénitence. Vous êtes bénie de Dieu ». Il se tourna vers des assistants imaginaires, dit à mi-voix pour qu’elle l’entendît et mourût consolée : « Une sainte… » Elle baissa les paupières, pacifiée et radieuse. Elle revit son Olivier lui disant encore : « Maman, Petite-Sainte, chère Petite-Sainte ». Elle revit ce pauvre François envers qui elle avait été si coupable mais pour qui elle avait donné sa vie ; elle poussa un faible soupir ; et ce fut la fin de sa destinée terrestre.

Quelques semaines après, en revenant de visiter sa tombe dans ce petit cimetière perché de La Commanderie où il lui avait fait dresser une dalle verticale de marbre blanc que l’on apercevait de tous les alentours, Rabevel apprenait la mort de François. Il n’eut pas le loisir de songer à son crime double. La guerre éclatait. L’action passait aux jeunes. Pendant de longs mois, il dut se refréner puis s’organiser autrement ; il connut de nouveaux travaux et de nouveaux soucis ; ce fut seulement vers la fin de la guerre que son cœur durci se préoccupa de nouveau des absents tant la vue de Marc lui paraissait devoir être une gêne et celle d’Olivier un remords. Une chance devait les lui faire retrouver tous deux.

La terrible égalité de la guerre qui fit un sort commun à tant d’êtres si différents n’avait pas épargné Marc. Il avait vraiment connu pour la première fois le sentiment de l’horreur morale et physique. Il avait su garder, par une bravoure qui lui était parfois bien cruelle, sa bonne humeur dans le pire danger ; mais la bêtise des hommes l’exaspérait ; les bolchevistes et les chauvins de l’arrière l’écœuraient. Il sentait son devoir mais demandait qu’on le laissât mourir en paix. Il eut la chance d’échapper longtemps au danger. Cependant, au cours d’une des meurtrières batailles de Juillet 1918 qui marquèrent le début de la victoire définitive, il fut atteint d’un éclat d’obus dans le flanc et dut être évacué aussitôt sur une ambulance de Saint-Germain-en-Laye.

C’est là qu’il eut un jour la surprise de recevoir la visite de Rabevel. L’armateur lui apparut dans tout l’éclat de sa fortune. Porté au rang d’un ministre occulte par la prétendue nécessité des compétences, il y faisait ses affaires et peut-être même celles de la France ; mais il parut à Marc que les excès avaient ruiné le bel équilibre ; les réflexions amères, le défaitisme surprenant chez un membre du Gouvernement, l’aveu à peine voilé de dépravations monstrueuses, l’inquiétèrent singulièrement. Il n’osait demander des nouvelles de Balbine quand Rabevel lui annonça la prochaine visite de celle-ci.

— Nous sommes presque voisins, ajouta-t-il.

Marc se rappela alors que l’armateur avait acheté à la Grenouillère le fameux château de la Champmeslé, « avec l’argent du peuple » disaient les journaux de toute nuance.

— D’ailleurs, ajoutait Rabevel, il faudra venir nous voir et passer chez nous quelques jours dès que tu seras rétabli.

Il le promit et renouvela sa promesse à Balbine le lendemain. Celle-ci n’avait pas changé. A peine si le temps l’effleurait de son aile ; elle demeurait l’immuable simulacre de la Vénus impudique, à peine affinée par les embusqués distingués dont Rabevel lui imposait la compagnie afin de l’éduquer et de la surveiller.

Marc put bientôt se lever ; il errait dans les couloirs de l’ambulance tâchant de vaincre la lourde monotonie des jours et de se distraire en se rendant utile.

Comme il allait, un soir, rendre visite à un jeune soldat dont l’état grave avait nécessité l’isolement, il croisa un infirmier qui lui dit :

— Si vous allez voir le 29, Sergent, vous ne le trouverez pas ; il est mort ce matin et on l’a déjà enlevé.

— Le pauvre gosse ! fit Marc qui sentit les larmes lui monter aux yeux.

— Oui, répondit l’infirmier, c’était un bon petit gars. On l’a déjà remplacé par un autre qui n’est guère en meilleur état.

— Je vais le voir, dit Marc.

Au moment où il approchait de la petite chambre il entendit la voix de la sœur infirmière :

— Oh ! disait-elle, c’est bien, cela ! vous portez des médailles à votre cou !

— Ma sœur, répondit une voix faible, ce ne sont pas des médailles religieuses. Ce sont des portraits. Dans ma famille, chacun des hommes fait graver son portrait à l’âge de vingt ans et nous conservons ces effigies.

La Sœur s’émerveillait — il y avait là des médailles anciennes…

La voix reprit :

— Voyez, celui-ci est mon trisaïeul Jacques (1760-1788) ; il fut matelot sous Suffren ; il périt en Océanie avec La Pérouse aux Iles Vanikoro. Celui-ci est Colas, son fils, mon bisaïeul (1785-1824), il appartint aux équipages de Surcouf et fut dévoré par un requin au cours du voyage de Dumont d’Urville, en Océanie. Voici Baptiste, son fils, mon grand-père (1820-1876). Il fit la campagne de Chine avec Courbet, puis entra dans la marine marchande où il devint capitaine au long cours. Il fonda le comptoir de la maison Bordes à Rarotonga au fond du Pacifique. Il y mourut subitement.

« Enfin, voici mon père, François (1860-1914) mort à Raïatea.

« Et puis, moi, Olivier, 1889 ; heureusement il manque la seconde date… »

Marc se précipita dans la chambre pour embrasser Olivier.

Il était blessé à la tête mais hors de danger. Il raconta comment il était arrivé en France au moment même de la déclaration de guerre ; ils bavardèrent :

— Voyez, dit-il à la religieuse, je suis destiné à mourir en Océanie, je suis donc tranquille.

La robuste constitution d’Olivier eut en effet vite raison de ses blessures ; il apparut au bout de quelques semaines que le mal était vaincu et que l’entrée en convalescence approchait. On était au mois d’Octobre ; la victoire d’Orient annonçait la fin de la guerre ; l’heureuse conclusion de la tragique aventure influait de manière favorable sur le moral de tous. Marc, de jour en jour mieux portant, prévoyait sa libération. Il passait presque tout son temps avec son ami.

— Il faudra pourtant, lui dit-il un jour, te décider à revoir les Rabevel. Je ne puis éternellement leur cacher que tu es ici. On a souvent parlé de toi et j’ai dû affecter l’ignorance. Mais si notre ministre se mêle de te rechercher, vois la fausse situation où nous nous mettons tous les deux.

— Voilà bien les inconvénients de la civilisation qui reparaissent, répondit Olivier. Eh ! mon Dieu ! qu’importe le mécontentement de ces gens. Je devine bien que Balbine voudrait me revoir pour savoir si elle peut encore m’impressionner ; mais je n’y tiens nullement, ne désirant qu’une chose : retourner à Raïatea le plus tôt possible. Et quant à Rabevel, tu penses qu’il ne m’aura pas en odeur de sainteté, car il est assez fin pour pénétrer un jour ou l’autre les intentions de sa maîtresse !

— Enfin que décidons-nous ?

— De leur faire une surprise. Il est entendu que tu sais où je suis et que je les préviendrai de mon arrivée c’est-à-dire du jour où je pourrai venir les voir ; mais je ne veux pas, disons par coquetterie, leur apparaître sous mes pansements.

— Bien. Autre chose ; j’attends une visite intéressante : celle de Vassal.

— De Vassal ? dit Olivier surpris. Mais je le croyais aux travaux forcés depuis son attentat commis contre Rabevel le jour de mon départ de Bordeaux, voici déjà quelques années, ma foi !

— Oui, il avait été condamné bien sévèrement. Mais il a fait l’objet de mesures de clémence et, il faut bien le dire, sur les instances de sa victime elle-même.

— La victime lui devait bien cela.

— Alors cet homme de cinquante ans a contracté un engagement et s’est, paraît-il, comporté avec une bravoure et, ce qui est plus beau et plus rare, un stoïcisme étonnants. J’ai reçu il y a quelques jours une lettre de lui me demandant un rendez-vous. Il sera là tout à l’heure, je pense.

— Et que devient sa fille ?

— Je l’ai rencontrée deux ou trois fois chez des amis que je lui connais et que je fréquentais assidûment lors de mes permissions. C’est elle, la vraie victime ; ceux-là mêmes qui devraient lui être les plus chers ne peuvent lui inspirer que du dégoût ; car le père est un homme à la mer ; quant à Balbine, tu sais ce qu’elle vaut…

— Il faudrait la sauver, lui chercher un mari. Cela ne peut-il pas se trouver ?

— Je ne sais pas, répondit Marc.

— Certainement si, reprit Olivier en regardant fixement son ami. Ne la crois-tu pas digne d’être aimée ?

— Oui, dit franchement Marc. Mon père s’est enquis d’elle. Elle a tout pour rendre un homme heureux et c’est une nature exquise mais absolument refermée. Elle couve la honte dont elle se croit héritière. Que ses parents sont coupables ! et quel malheur pour les enfants de souffrir par leurs parents ! Ne pouvaient-ils vivre seuls dans un désert ?

— Comme moi ?

Marc rougit, mais, devant le sourire d’Olivier :

— Eh bien ! oui, là !

— Tu as bien raison ; je sais bien que c’est le seul endroit où je puisse vivre normalement. Des gens comme nous dans la société, et c’est le meurtre, le désordre, le malheur des innocents. Regarde, hélas ! nos victimes : Isabelle, Nicole… jusqu’au jour où nous nous entre-dévorerons. Car Vassal sans doute n’a pas renoncé à punir Rabevel et Balbine…

— Non, je pense… Ni Balbine à te posséder… Ni, sans doute, Isabelle à te conquérir.

— Tu vois que je dois partir et partir bientôt ? n’est-ce pas ?

— Écoute, dit Marc, voici la guerre proche de son terme. Il est probable que dès la fin je repartirai pour les Indes ou l’Égypte afin de terminer mes sondages commencés avant la guerre pour la Société Industrielle des Pétroles. Veux-tu venir avec moi ? c’est ton chemin vers l’Australie.

— Ces sondages, est-ce intéressant ?

— Si c’est intéressant ! Dès que tu pourras te lever, viens chez moi, tu verras. Nous en parlerons.

Un infirmier entra et, s’adressant à Marc :

— Sergent, dit-il, il y a là quelqu’un qui vous demande.

— Faites-le entrer, répondit le jeune homme. Et, à voix basse, à Olivier :

— Ça doit être Vassal.

C’était bien lui. Il apparut en uniforme de légionnaire, les bras chevronnés, toujours droit et ferme ; mais la tête était devenue toute blanche ; les traits obéissaient à des tics fréquents, le beau visage d’autrefois était ravagé, ridé, méconnaissable pour qui n’avait pas aimé le grand artiste. Il embrassa Olivier.

— Vous voilà blessé aussi ? demanda-t-il. Est-ce grave ?

— C’est en bonne voie de guérison.

— Ah ! reprit-il, les chirurgiens et les médecins ont fait du progrès. J’ai eu dix blessures dangereuses et je suis encore debout. Et, pourtant, Dieu sait comme je préférerais être mort !

— Oh ! pourquoi ? dit Olivier.

— Et penser, continua Vassal sans répondre, que je n’ai pu me faire tuer ; ni me tuer. Ah ! je vous jure que ce n’est pas le courage qui me manque ; plus d’une fois je me suis senti si tenté, si près de me faire sauter la cervelle : la haine, une haine folle, la crainte de laisser impunie la forfaiture de ces deux salauds m’en empêchait ! Elle m’en empêche encore ! Être tué dans une attaque ou dans un trou, tout d’un coup, et fini, bon ! Mais disparaître de sa propre volonté, laisser de bon cœur après soi deux crapules qui pousseront un ouf de soulagement ; ah ! non, je ne peux pas !

— Voyons, Vassal, dit Marc, oubliez cette aventure ; votre femme était indigne de vous comprendre, n’y songez plus. Votre art, votre fille, que désirer de mieux comme but à votre existence ?

— Mon pauvre Marc ! mais vous ne savez donc pas ce que c’est que ce sang que j’ai là dedans ! Le souvenir de cette femme me brûle ; je l’avais, comme on dit, dans la peau ; et c’est elle et non une autre, c’est elle et non autre chose, le but de ma vie. C’est elle qu’il faudra bien tuer quelque jour si elle ne doit pas me revenir.

— Oh ! s’écria Marc, Vassal !…

Le musicien passa la main sur son front ; il soupira en secouant la tête :

— Ah ! dit-il, ne pensons plus à ces misères terribles ; vous avez raison : abandonnons de tels projets et pardonnez-moi cette explosion de fureur ; je ne puis songer à ces misérables sans voir rouge. Par eux j’ai connu la prison, la honte, les ravages moraux et physiques de la douleur. J’ai su qu’il existait encore dans la société des gens capables de tuer sans avoir faim ; et que je suis de ceux-là. Mais voyez : on m’a tout pris ; la musique me dégoûte pour toujours ; d’ailleurs, après les scandales que vous connaissez, il m’est impossible de me produire en public. Et quant à ma fille, elle a le sentiment que je n’aimais que sa mère et ne peut m’aimer que par commisération.

Il se tut.

— Ah ! la société est bien faite ! dit Olivier.

Mais Vassal radouci :

— C’est nous qui ne sommes pas faits pour elle. Je le comprends. Voilà ce que je voulais vous dire, Marc : Je suis désigné pour l’Orient. Où va-t-on m’envoyer ? Syrie, Salonique ? Je n’en sais rien. Je m’en irai, je resterai, toute ma vie gâchée, légionnaire ; ce serait bien la malechance, si, dans la période que nous vivons, je ne rencontrais pas la fièvre ou la balle secourables. Et, avant de partir, je viens vous demander de veiller sur Nicole. Mes parents ne sont pas éternels ; que fera-t-elle seule, plus tard ? Je ne sais pas. Je lui laisse tout ce que je possède, elle ne sera pas en peine de l’avenir. Mais je désire que vous l’aidiez de vos conseils ; je vous donne charge d’âme ; faites-moi la grâce de l’accepter.

Marc, violemment ému, répondit :

— Je suis prêt à vous aider ; mais je ne puis imposer…

— C’est Nicole qui la première a pensé à s’adresser à vous, quand je lui eus annoncé ma décision irrévocable de partir.

Il ajouta, après un silence :

— Il m’a semblé…

Il s’arrêta soudain et, dans un sanglot difficilement réprimé :

— C’est ce nom, ce nom si difficile à porter.

Puis, reprenant les mains de Marc :

— Dire qu’ils sont là, à quelques kilomètres de nous, que je n’aurais qu’à sortir ça (il frappait sur son étui revolver) pour purger la France de cette vermine et me venger ! et je m’arrête de peur de couvrir encore de honte le nom que porte ma fille… Je m’en vais ; là où je vais, je ne serai pas tenté… Puis-je compter sur vous ?

— Oui, dit Marc avec fermeté, Mademoiselle Nicole peut compter sur moi et, en mon absence (car je partirai prochainement et pour quelques mois en mission) sur mon père que vous connaissez un peu.

— Je m’en vais tranquille, fit alors Vassal. Adieu.

Il leur serra la main avec émotion et les quitta.

Ils ne devaient plus avoir de ses nouvelles qu’à la veille de l’armistice. Le soldat Vassal s’était fait tuer en défendant un puits de pétrole galicien qui appartenait à Rabevel. Marc se rappela la phrase d’Olivier :

— La Société est bien faite, dit-il rêveusement en continuant de montrer à son ami un exemplaire de Thaïs qu’il avait fait illustrer par un jeune dessinateur. La société est bien faite ; les bons meurent pour que les mauvais puissent satisfaire leurs vices. Beaux vices ! tiens, regarde-les…

Il fit voir à Olivier les sept chacals qui guettent Paphnuce.

— Quel est celui-ci qui tire la langue ? demanda le jeune homme.

— C’est la Luxure, dit Marc.

Cette figuration symbolique ne quitta plus la mémoire d’Olivier dès qu’il eut repris la funeste habitude de revoir Balbine. Il s’observait avec malaise et s’inquiétait de se voir changer ; il s’étonnait de constater la rapidité avec laquelle s’oublie la douleur physique. Cette longue misère des hommes endurée dans les tranchées, ces souffrances subies sur un lit d’hôpital, laissent un souvenir enregistré sous une expression verbale, mais ne permettent pas une reconstitution comparable à la subite évocation des douleurs morales que la vie de l’esprit fait surgir avec leur exacte intensité.

La vraie mémoire que nous gardons de la douleur physique est inconsciente : la douleur en inquiétant, en irritant notre attention, lui a créé une habitude ; il en reste une nouvelle manière de voir les choses, différente de la précédente par des nuances mais réellement autre. Les soldats sont revenus aigris, abattus, résignés, exaspérés, purifiés : cela dépend ; en tous cas, transformés ; Olivier n’avait pas échappé à cette loi ; bien que son caractère eût fait de lui un admirable soldat, son âme ouverte à tous les vents s’était surtout enrichie de tristesses ; et, quoiqu’il gardât sa merveilleuse puissance d’assimilation sentimentale, le poids énorme des désolations entassées inclinait sa pensée vers la mélancolie, la pire conseillère. Il le savait. Il savait que l’abandon d’Isabelle n’avait pas dénoué cette crise sentimentale dont il n’avait évité la solution que par la fuite. Il savait qu’il restait des acteurs redoutables et décidés à « vivre leur vie ». Il savait, par exemple, que Rabevel, exalté de ses puissances, était prédisposé à tous les excès ; il avait remarqué le détraquement nerveux de cet homme, usé par une vie de travail, de noce, de polémique furieuse, épuisé des fatigues sensuelles dont on devinait, à connaître un peu Balbine, les artifices amers et compliqués.

Ces lassitudes et ces hontes dont la maîtresse de l’armateur jouissait comme une goule, prenaient un caractère frénétique qui se traduisait par une inquiétude incessante à laquelle Olivier participait de plus en plus.

Il se rendait ainsi compte, qu’influencé par les théories morbides de Rabevel, il finissait par ne plus envisager les choses que sous l’aspect que confère la nostalgie ou la pensée constante de la mort. Alternativement, il se promettait de ne plus rendre visite à Balbine ou s’exaltait à l’idée de la voir.

Un jour de Décembre, il allait ainsi, en pèlerin navré, sous la pluie qui tirait l’aiguille, jusqu’au château de la Champmeslé. Le ciel croulant s’unissait à la terre fumante. La buée des eaux et le brouillard des airs ouataient les formes. Il retrouvait avec une sorte de perversité, sur ces chemins jadis parcourus avec Isabelle, les souvenirs les plus cruels. Souvenirs qui enchaînaient d’un lien pénétrant le passé et le présent, qui amorçaient l’avenir, qui maintenaient la triste unité de son existence.

— Ah ! quelle jouissance, dangereuse et féconde ! Les moments abolis renaissaient. Les images défuntes reparaissaient. Comme la résurrection de ce qu’on croit mort a quelque chose de sardonique ! Notre besoin d’absolu supporte si mal les revenants. « O sentiments, ô idéals d’autrefois, disait Olivier, êtes-vous morts, êtes-vous vivants ; je vous croyais enterrés et vous voici ; vous m’étreignez ; tout comme autrefois mon cœur est saisi ».

Hélas ! de ces souvenirs de jadis la chair était aussi belle, le visage aussi séduisant ; meurtriers et créateurs, il lui semblait qu’ils faisaient refleurir les espoirs dévastés pour mieux immoler l’illusion présente ; qu’ils lui soufflaient un scepticisme empoisonneur ; qu’eux seuls l’empêchaient de savoir ce qui meurt et ce qui dure. L’incertitude et l’angoisse des hommes en font une loi.

« Bah ! se dit pourtant le triste Olivier ; laissons mes pauvres morts, laissons Isabelle ; laissons Raïatea. Ne nous plaignons pas des souvenirs qui nous assaillent ; c’est grâce à eux que nous tentons toutes les expériences, puisque c’est grâce à eux que nous ne mourrons pas tout entiers ».

L’espoir de revivre par ces souvenirs fécondait ses pensées ; ainsi, aimés et détestés, leurs évocations lui étaient d’une amertume délicieuse. Il passa la grille de la propriété de Rabevel.

Après tout, les quelques jours qu’il lui restait à vivre en France s’écouleraient vite ; il partirait sans voir Isabelle, évitant ainsi d’éveiller un sentiment dont la pureté faisait la force ; il fuirait Balbine ; il retournerait à Raïatea et, après son départ, que les autres se débrouillent entre eux…

Mais qui est maître de ses pensées ?

Il traversa distraitement la pelouse et se pencha vers l’étang. La pluie avait cessé ; un pâle crépuscule mettait une vague tendresse sur l’eau calme. Et il ne sut pas pourquoi il voulait comme autrefois, quand il se promenait au bord de l’eau avec Isabelle, chercher sur le miroir liquide, la charmante image de sa compagne.

Comme il scrutait l’eau silencieuse, un rire, soudain, lui fit relever la tête. Il aperçut, sur la rive opposée, la silhouette de Balbine. En vain regardait-il maintenant dans le lac tranquille ; le souvenir n’y paraissait point.

— Dépêchons-nous, mon bel Olivier, dit Madame Rabevel en s’approchant de lui. Mes invités n’attendent que nous.

Elle lui jeta un regard luisant plus passionné qu’un baiser. Au moment où elle le joignait :

— Voilà la cloche du dîner qui sonne, ajouta-t-elle. Il faut se hâter de les rejoindre, nous n’aurons pas un moment de bonne solitude à nous deux, cher flirt.

Le ton démentait le badinage ; quelle ardeur y couvait !

Comme il s’inclinait devant elle, elle profita de l’obscurité prochaine, elle saisit sa tête à deux mains et la pressa avec frénésie sur son sein brûlant. Il avait légèrement détourné son visage vers l’étang. Tandis qu’elle s’emparait de son bras, il sentit à ce moment, opprimant son cœur, le poids des lourds nénuphars qui sommeillaient sur ces eaux mortes.

Rabevel les attendait dans la villa. Olivier le trouva plus exalté que jamais. Bernard se grisait d’images, s’enfiévrait de plus en plus. « Il faut, lui dit-il, dès qu’ils furent à table, que tu nous racontes Raïatea, qu’on vibre un peu avec toi de tes propres souvenirs… » Olivier se laissait toujours tenter. Il parlait avec son éloquence contenue et convaincante. Il disait, parmi l’azur des eaux et des fumées champêtres, et comme en délices fondue, l’aurore du vieil Homère retirant aux nuées sa grâce mourante. Il conta ses journées… Le soleil se levait sur Raïatea ; et tout aussitôt l’alizé agitant les orangers faisait frémir les toisons de la montagne et versait dans les vallées heureuses un torrent de parfums. Ainsi tous les matins renaissaient à la vie les hommes des îles ; ainsi s’éveillait-il lui-même.

En culotte et pieds nus comme un corsaire, les poumons emplis des odeurs de la terre et des souffles du large, il descendait à travers les plantations jusqu’au récif de corail où le cocotier berce ses palmes. Une suavité alanguie, une gaieté virginale s’accordaient dans les caprices de la jeune nature. Il les goûtait dans leur plénitude. L’air avait une telle saveur fraîche et fluide qu’il le respirait par gorgées. L’espoir des créations futures créait un tremblement dans les herbes, les chansons, la lumière. Tout était don ; tout était caresse physique ; un bonheur s’offrait à lui palpable, qui l’effleurait avec une timidité d’enfant dans une atmosphère irrespirée, sur ce rocher paradisiaque du Pacifique à mille lieues des continents.

Quand un bateau passait à l’horizon, il l’examinait en vieux marin : « Il doit être de la Zealand-Frisco Mail, disait-il à voix haute. Ils avaient quelques bonnes barques sur cette ligne. » Et sifflotant une mélopée canaque, il se rappelait ses traversées ; les années où il avait couru le Pacifique pour la firme Rabevel sur le triangle Hong-Kong, Sydney, San-Francisco : Il vivait heureux ; il était son maître ; point de soucis matériels : l’argent, la société, peuh ! qu’était cela ? — Et adieu les raffinements cruels de la civilisation. Quelques bons livres suffisaient à son esprit. Qu’est-il besoin de savoir ? Il y a, tous les cent ans, trois hommes dignes d’être lus. Il les avait lus. Parmi eux, il avait choisi ceux qu’il voulait relire : il les relisait. Le soleil lui donnait chaque soir un spectacle miraculeux. Il dînait des venaisons, des poissons les plus délicats, des laitages les plus parfumés et des fruits les plus rares ; les femmes, conscientes de leur véritable destinée, étaient dans ces lieux des compagnes attentives, aimantes et soumises. La surveillance des plantations stimulait son activité sans lui créer de soucis. Il s’endormait chaque nuit les sens apaisés, le corps lassé, l’âme sereine. Un sommeil sans rêve bercé par le plus bel Océan lui donnait le repos. Les reins souples, les muscles dispos, il s’éveillait chaque matin avec les mêmes désirs, avec le même élan vers la conquête toujours renouvelée de la vie ardente et saine qui lui était dévolue.

— Quelle vie ! dit Bernard qui reconnaissait mêlés son sang et celui de la seule femme qu’il eût aimée.

Olivier eut un sourire d’orgueilleux bonheur. Il parla de son serviteur Tahoré qui le rejoignait auprès de la mer, jetait les fusils dans la pirogue ; ils la poussaient dans l’eau gémissante parmi les franges éphémères de l’écume et des varechs. Ainsi se passaient leurs journées. Ils tendaient les filets, ils tiraient à balle sur les requins. Puis ils abordaient dans des criques où se baignaient les vahinés. Tandis qu’elles essuyaient leurs beaux seins de cuivre, Olivier leur donnait des poissons étincelants ; elles le remerciaient d’un baiser humide et lui souhaitaient au revoir : « Ja ora na Olivier Farani ». — Ja ora na, ia ora na !…

Quand il se retournait encore, une des femmes était quelquefois demeurée à le contempler ; la belle statue, et combien fougueuse dans l’amour ! Il haussa les épaules. — Eh ! oui, l’amour. « Tenez, votre civilisation baroque me donne la nausée. » Que dissimulent-ils donc sous le nom d’amour les Rabevel, les Balbine, les Vassal… et l’Olivier d’autrefois, ajouta-t-il mentalement, se gaussant de l’homme qu’il avait été. Il sourit de sa faiblesse. Pendant qu’autour de lui la conversation était devenue générale, il se rappela les craintes vagues qu’il nourrissait à son départ de France ; l’excitation de Balbine, le désespoir d’Isabelle, et, sans doute, la colère de Rabevel. Comme tout cela était loin ! Longtemps des lettres lui étaient parvenues lui disant la passion de Balbine et les tendres regrets d’Isabelle. Dans cet Océan où l’avait exilé, croyait-il, la jalousie de l’armateur, il s’était peu à peu détaché du monde civilisé dont il ne fréquentait plus qu’aux escales les représentants les plus incolores, les fonctionnaires des ports. Il avait cessé toutes correspondances tant elles l’ennuyaient. A peine si, aux jours troubles, lui étaient revenus les souvenirs des attraits empoisonnés de Balbine. Il n’y songeait pas sans terreur. Ce sang bouillant qui bleuissait sous la peau, à quelles extrémités l’eût-il entraîné s’il était demeuré en France ? Il savait la jalousie de Rabevel ; il connaissait sa propre violence.

— Ah ! non, conclut-il en terminant sa pensée à voix haute, on ne m’y reverra pas de sitôt en France !

— Je comprends ça, dit Rabevel, très excité et qui se fût souhaité les mêmes libertés…

On se levait de table.

— Voyez-vous, poursuivait Bernard, moi, j’en suis venu à une véritable métaphysique du plaisir, de tous les plaisirs…

— Même ceux de la table ? demanda Eugénie.

— Même ceux-là. Tenez, ce dîner approchait de la perfection : rien n’est comparable à la vieille cuisine de nos provinces lorsque la tradition en est conservée, n’est-ce pas ? Eh bien ! est-ce inutile ? Non, car la nourriture fait l’homme : nos savants chargés d’hypothèses nous diront que les qualités de la race dépendent de ce qu’elle absorbe. Ne contredisons pas ces braves gens qui sont par ailleurs, à mon sentiment, des ânes rouges. Mais constatons que des repas comme celui que nous venons de faire, en excitant l’imagination, rendent les souvenirs plus vivants et par là resserrent les liens qui unissent les vieux amis que nous sommes, toi, Olivier, toi, Marc, toi, mon oncle Noë, moi. Peut-être, Madame de Villarais, me permettrez-vous de constater qu’ils font progresser l’intimité ?

A Madame de Villarais, qui acquiesçait avec un joli sourire, Rabevel offrait son bras. Ils passèrent dans un petit salon.

— Oui, poursuivait Rabevel, l’idéalisme et le réalisme se partagent ma vie et je ne sais lequel triomphera. Cependant, si je m’évade un jour de la matière pour nager dans l’éther, qu’on n’envoie pas Vatel pour me tenter car…

— Car ?…

— Car je succomberais. Je m’avoue gourmet ; vous dites sensuel : j’en bats ma coulpe. Croyez cependant qu’il se mêle au plaisir du palais une jouissance intellectuelle… si ! si ! intellectuelle…

« L’excitation physique des riches venaisons et des vins généreux a une résultante dans le monde moral. L’ivresse en est la preuve excessive. Indépendamment de cela, convenez que le Français ne serait point gai, spirituel et brave au même degré, s’il ne vivait des produits de la terre de France.

« Acceptez, Madame, deux doigts de ce vieil armagnac et faites hardiment claquer votre langue. C’est ainsi que l’apprécient les tonneliers de la Gascogne ! c’est ainsi que le dégustaient Cyrano de Bergerac, Murat et Bernadotte, capdedious !

— Quel beau destin que le leur, dit Madame de Villarais. Ils ont réussi une vie d’action et de rêve à la fois. Ils ont passé dans la gloire, l’amour et la bataille. La bataille d’autrefois. Rien de sombre dans ces existences : le soleil.

— Ce beau destin vous fait-il envie ? demanda Noë.

— Oh ! non, Monsieur ; mon imagination le mesure et ses lignes me paraissent sublimes, tout simplement. En somme, les héros ne sont pas heureux et je crois plus raisonnable de chercher le bonheur que la gloire car je me sens médiocre et le bonheur plus que la gloire accueille les gens de ma condition morale.

— Il y a autre chose que la gloire et l’honneur, s’écria Rabevel. Il y a le faisceau de terribles sentiments agissants qui sont la haine, l’amour, la crainte, le goût de dominer et de détruire, l’ambition… Nous ne vivons que par eux. Nous recherchons ce qui peut le mieux nous le procurer. C’est par exemple, pour moi, les affaires ou ce qui revient au même, la politique…

Marc eut un haut le corps.

— Ce qui revient au même ? demanda-t-il. La guerre ne vous a donc rien enseigné ?

— La guerre n’a rien appris à personne, répondit Rabevel. Chacun y a exalté son goût de réaliser ses désirs les plus secrets. Croyez-vous que vous ayez changé ? Croyez-vous qu’Olivier ne soit pas redevenu ce qu’il était avant son départ pour Raïatea ? La fameuse génération sacrifiée dont vous parliez un jour et pour laquelle je fabrique des cercueils à gros bénéfice, croyez-vous que ses survivants aient moins de naïveté si nous n’avons pas moins de cynisme ?

Il eut un rire rapide.

— Je fais abstraction des modifications spirituelles causées par le déchet physiologique : blessures, fatigue, etc… Ah ! allez, vous êtes heureux que nous soyons encore là pour nous occuper des affaires publiques, nous, les forcenés, les affairistes, les jouisseurs, les ardents…

— Je vous plains, dit Marc.

Rabevel se méprit.

— Oh ! Mais nous ne sommes pas à plaindre. Les sentiments qui effraient vos têtes raisonnables sont notre raison de vivre ! Certains êtres possédés par ces sentiments ont mené la vie la plus âpre, la plus cruellement effective qu’on puisse imaginer. Si nous tendons à l’action par la vertu de notre tempérament, voilà les mobiles qui doivent armer notre bras.

— Vraiment, dit Marc, vous êtes impétueux. Avez-vous senti souvent passer dans vos cheveux le souffle de ces Furies ?

— Tout récemment encore, mon ami. Connaissez-vous le château de Blois ? Je l’ai visité il y a quelques semaines. L’opprobre vous y frôle. L’ombre du meurtre glisse sur les dalles. Les Italiens de Catherine y promènent leur sourire au vitriol. Le sang poisse les plinthes. Des armoires secrètes s’ouvrent dans les lambris, visqueuses de poisons. Quel aveu vais-je vous faire ! Je me suis complu dans ces salles et dans les évocations qu’elles m’imposaient. Des yeux partout postés, des pistolets braqués, des dagues nues derrière les tentures, quelle fureur de crime ! Mais quand la mort compte si peu, c’est donc que nos sentiments sont plus forts qu’elle ! L’ampleur de cette fugue me dépasse ; je la jalouse ; elle est sensible à ma jalousie et elle m’enlève et m’anime : Comprenez-vous que j’aie peur ?

Nul ne répondit.

Marc, immobile, offrait à la flamme du foyer la sérénité de son beau visage. Madame de Villarais et Eugénie s’absorbaient dans un menu travail de crochet. Noë dissimulait avec peine son mécontentement, tandis que Balbine jouissait en silence de cette gêne unanime.

Il semblait à Olivier que Rabevel eût créé une œuvre demeurée parmi eux et qui cherchait insidieusement leur âme. Quel cœur ne battait pas dans ce recueillement ! La société policée, pensait Olivier, est ennemie des effusions. Le silence pèse sur elle et les minutes vivantes en sont mortellement blessées. Le fantôme pourtant s’insinuait en vapeur subtile ; le vampire des anciens n’est-il pas un symbole troublant ? La parole ou le songe donne aux mythes une existence éphémère. Ces mythes, impalpables, ne cherchent-ils pas, dans notre sang, une vie réelle qui leur permette encore les affres ?

Tragédie, dans ce salon muet. Noë s’agita, puis courut à la fenêtre : « On étouffe, ici », dit-il. Il scrutait le parc.

— Voulez-vous sortir avec moi, Olivier ?

— Volontiers.

Le ciel et la terre semblaient déserts.

— Ce pauvre Bernard devient un démon, dit Noë en prenant le bras d’Olivier. La haine, l’amour, la crainte poussés au paroxysme dans cette seule âme, je ne sais quel désir de sang, quelle abjecte velléité de crime, cet ensemble de force et de sentiment ne peuvent appartenir qu’à un fou. Ne sentez-vous pas cela ? A quel moment la secousse d’une telle créature va-t-elle déchaîner ses sentiments effrénés ?

« Car n’en doutez pas, Rabevel se complaît dans ces imaginations farouches. La seule chose qu’il regrette de ces cauchemars c’est qu’ils n’aient pas de réalité. »

Des pas les firent retourner ; tout le monde avait quitté le salon. Marc les rejoignit ; et comme Noë lui demandait ce qu’il pensait de Rabevel :

— Qu’en dire ? répondit-il. Est-il autre chose que le vague reflet de sa terrible maîtresse ?

Ils retrouvèrent le groupe.

— Ce sera, dit Marc à son hôte, une de nos dernières soirées, car je compte partir prochainement pour l’Égypte et vous savez que j’emmène notre Océanien ?

Balbine eut dans l’ombre un sursaut qu’on ne vit point.

Elle s’était jusqu’à ce jour contentée de faire à Olivier cette cour à peu près muette qui lui avait si bien réussi avec Rabevel ; elle le sentait nerveux et troublé : allait-il la quitter au moment où les chances lui apparaissaient excellentes ? Cette occasion que les hasards de la guerre lui offraient et que l’ardeur d’Olivier mal servie par son indécision sentimentale n’avait su ou voulu mettre à profit, allait-elle la laisser échapper ? Avec sa rapidité de décision habituelle, elle dit :

— Mais, nous aussi, nous venons. Comment ? Monsieur Rabevel ne vous a pas entretenus de notre projet ? Voilà un mois que nous nous préparons et que nous avons décidé de vous offrir notre compagnie !

Rabevel la contempla avec surprise. Mais elle, se pressant contre lui d’un air câlin :

— N’est-ce pas ? dit-elle.

— Certainement, répondit Rabevel, cela me donnera le mois de repos et de distraction dont j’ai grandement besoin.

Cette lubie dont il était le seul avec Madame de Villarais à ne pas comprendre le mobile, malgré sa jalousie habituelle, démontrait chez Balbine une telle volonté de mener à bout la séduction qu’elle avait entreprise, que Marc et Noë en frissonnèrent. Mais comment refuser d’obéir au tout-puissant ministre ?

— Je te plains, dit Noë à l’oreille de Marc ; cette fois le drame est inévitable ; car, entre de tels êtres, le dépit, la vengeance, la jalousie et l’amour n’interviendront pas sans faire couler le sang.

Ils rentrèrent dans le vestibule pour y prendre leurs manteaux. Dans l’ombre propice, Balbine, tentatrice, son corps chaud collé à celui d’Olivier, son regard et ses lèvres tendus vers lui, lui souffla :

— Que ce voyage me promet de bonheur, Olivier !

Mais lui contemplait sur la muraille une frise qui disait l’histoire de Bacchus, son voyage sur l’Hellespont et l’accueil que lui firent les doux Égyptiens, et les belles furies qui domptaient des panthères.

Ses yeux s’arrêtèrent à un paysage où une femme accroupie, belle et tendre, semblait l’appeler.

— Vous admirez, dit Rabevel, qui s’était approché, ce tableau de Gauguin ; n’est-ce pas que ce paysage irréel et cette femme étrange lui viennent certainement des Iles Marquises ?

Autour d’Olivier s’évanouissaient les personnes vivantes avec les idées, la civilisation, les siècles qu’elles représentent.

Il ne voyait plus, au bord du Pacifique odorant, que les vahinés couronnées de fleurs qui chantent et dansent dans les soirs sans pareils et la gerbe bleue des lames sur le récif.


Ces quelques dernières journées qui lui restaient à vivre en Europe, Olivier les passa dans les musées et les jardins. Il s’emplissait l’esprit des radieux témoignages de la grandeur de sa race. La veille de son départ, ses valises bouclées, l’esprit libre et heureux, il se rendait aux Invalides depuis les Champs-Elysées ; il ne put s’empêcher de s’arrêter avant de traverser la Seine et d’entrer au Petit Palais.

Le péristyle d’un goût si pur, la mosaïque éteinte, l’harmonie mesurée des massifs, le jet d’eau nostalgique font de la cour intérieure un ensemble achevé de l’art français. Olivier ne connaissait pas d’architecture qui lui plût davantage. Un sens très moderne s’y révèle, mais sans l’inquiétude des névroses. La grandeur ne s’y altère point de fausse pompe. La majesté n’y est pas glaciale. Tout y est précis, on en a la certitude, et pourtant on n’y sent pas la mathématique. Et, privilège inestimable qui en décèle la valeur, cette œuvre récente invite au rêve comme les très vieilles architectures chargées d’histoire, comme la nature elle-même. C’est pourquoi ce lieu avait été le but favori de ses promenades avec Isabelle. Ils aimaient y passer leurs loisirs, et, ce dernier après-midi, il y pénétra avec un peu d’émotion. Depuis combien d’années n’avait-il pas foulé ce seuil ? Il reconnut pourtant les choses ; elles n’avaient pas changé ; on y avait ajouté sans doute, mais le monument demeure et les premiers chefs-d’œuvre qu’il aimait l’accueillirent encore avec ce doux sourire qu’on prête à des amours. Voici les grandes toiles de Carrière, voici… mais il passa, vite, il alla savourer le soleil sur le petit banc vert qu’il connaissait, au pied de Manon.

Manon était toujours là sous la voûte contemplant le jet d’eau. Et il reconnut le gardien qui l’examinait avec attention.

— Eh bien ! père Budel, comment va la santé ?

— Ah ! Monsieur, je me disais aussi ; c’est un ami d’avant la guerre, celui-là. Je vous reconnais bien, à présent, cré nom ! Mais il y a des années qu’on ne vous voit plus !

— J’ai quitté Paris bien avant la guerre, père Budel.

— Cela fait dix ans ! Dame tout change. Moi je suis plus vieux.

— Mais non, toujours le même. C’est moi qui ai changé.

— Tout de même. Tenez, il n’y a que la demoiselle, votre amie qui a toujours l’air d’avoir seize ans comme dans le temps.

Isabelle ! elle venait donc toujours…

Le bonhomme, finaud, le regardait, tout en continuant son discours :

— Dame, pendant la guerre, on a fermé, il y avait des gardiens jeunes mobilisés, puis les gothas, et toutes les histoires de cette sacrée période de malheur. Mais quand on a rouvert, le premier jour, la demoiselle est venue faire un tour. Elle était en infirmière, toujours la même, vous savez. « Alors, que je lui dis : Ça va ? » — « Toujours à peu près, père Budel. » — « Et, que je lui dis, vous pariez que je devine quels sont les bouquins que vous avez là ? » — « Je ne parie pas, qu’elle me répond, père Budel, vous les connaissez bien tous les deux. » — « Pas tant que vous, que je lui dis, depuis que vous les lisez. » — « Ah ! père Budel, qu’elle me fait, ils m’aident à rêver. » — C’est une gentille jeunesse, y a pas !

— Et quels sont ces bouquins, père Budel ?

— Ah ! dame, monsieur, elle vous le dira si elle veut, mais moi je ne peux pas, n’est-ce pas ? Tout ce que j’en dis c’est pour la chose qu’elle est la même toujours. C’était ces vers que vous lisiez ensemble. Mais vous le savez mieux que moi, pas vrai ?

Le vieux gardien cligna de l’œil avec bonhomie.

— Mais, mon vieux papa, je vous dis que je n’ai pas vu cette jeune fille depuis dix ans.

— Vous dites… Et puis, vous savez écrire, pas vrai ?

Cependant, si Isabelle venait, ainsi que le croyait le brave homme ! Olivier se leva mais le vieux était bavard :

— Vous comprenez, le père Budel est vieux, mais ce n’est pas une bête. Une femme abandonnée, ça se plaint. Or, Mademoiselle Isabelle me parle toujours de vous avec plaisir.

— Ah !

— Bien sûr, voyez que vous n’avez pas besoin de faire des mines de secret comme ça. Quand j’y demande : « Ben et M’sieu Olivier ? » — « Ça va, ça va. » — « Ben, tant mieux et qu’est-ce qu’il fait ? » — « Ben, vous savez, père Budel, toujours à l’étranger, en voyage pour se faire une situation. » Seulement depuis la guerre, dame, elle m’avait fait secret que vous étiez revenu.

Quel trouble l’oppressait ! Sa jeunesse ressuscitait en cheveux blonds et l’abandon coupable. Il avait envie de demeurer et il n’osait. Si Isabelle venait ! Quelle attitude adopter ?

Le père Budel vit son hésitation et se méprit.

— Elle vous a donné rendez-vous sans doute et elle est en retard ? Oh ! vous savez, vous inquiétez pas, puisqu’elle vient tous les jours, même quand vous êtes pas là. Seulement les autres jours c’est pour tailler une bavette avec le père Budel et lézarder un peu sur le banc.

Il en prit son parti. Le gardien le quittait pour un instant et il resta là, stupide sur son banc. L’image de sa mère lui revenait avec celle d’Isabelle et son cœur se serrait. Sa mère était bien la seule femme qui l’eût aimé puisque encore à son souvenir il souffrait cruellement ! Ah ! pourquoi était-elle morte ! Pourtant n’abandonnait-il pas ainsi lui-même Isabelle ? Comme elle avait dû le maudire, elle qui ne lui avait rien fait ! Libre, aisé maintenant, il laissait cette jeune fille dont il avait été adoré, et cela pour aller en toute sécurité vers il ne savait quelle aventure.

Il méditait avec un sourire amer.

Oui, décidément, il avait méconnu l’amour. Marc avait raison : un homme ne sait pas aimer à cet âge et maintenant il le comprenait par ses larmes, hélas ! car pouvait-il aimer désormais ?

Un pas traînant lui annonça le père Budel.

— Elle vient de traverser la grande galerie. J’ai fait semblant de ne pas la voir pour venir tout de suite vous prévenir de pas perdre patience. Tenez, la v’là…

Isabelle apparut en effet à l’instant et contre la porte, les mains au cœur, la tête un peu penchée, toute pâle, s’arrêta en l’apercevant.

Il accourut à elle.

— Ah ! Olivier, Olivier… Embrassez-moi, serrez-moi dans vos bras, mon cher amour, je savais bien que vous reviendriez !

En foule les sensations de jadis…

Les mêmes, son parfum, sa taille, ce sourire blessé et ce tendre visage…

Le père Budel ému était parti en sifflotant.

— Là, sur le banc d’autrefois, vous vous rappelez Olivier, asseyons-nous. Depuis si longtemps j’attendais ce moment ; mon Dieu, un peu de bonheur vient enfin à moi.

— Je dois vous dire, Isabelle…

— Taisez-vous, mon cher amour, ne me dites rien. Laissez-moi savourer ce peu de bonheur. Je le sens fugitif, je sais qu’il ne durera point. Votre cœur était léger, et vous n’avez changé sans doute que pour le donner à un autre. Mais mon cœur à moi, qui toujours vous accompagna implore comme une récompense ce silence et le don de quelques minutes et l’illusion du passé. »

Les larmes noyaient les yeux d’Olivier.

— Isabelle, vous êtes la meilleure…

— Non, Olivier, mais comme vous me rendez heureuse de vous voir ainsi. J’aurais voulu savoir ce que vous deveniez : impossible. Alors je voyais Marc parfois. Il ne voulait rien me dire sinon de renoncer à vous puisque votre intention était si claire. Mais je vivais par nos souvenirs. Il ne voulait pas me parler de vous. Il avait consenti à me faire connaître ce qui vous arriverait d’important : mais il est toujours resté muet. Seul le père Budel me parlait de vous.

Elle appuya sa tête sur son épaule avec un geste qu’il aimait et qui le bouleversa.

— Puis la guerre est arrivée. Marc n’a plus donné signe de vie. Qu’étiez-vous devenu ? Je lisais l’Illustration toutes les semaines avec fièvre, certaine que je vous y trouverais un jour. Tenez, regardez…

De son réticule, elle tira une phototypie dans un petit cadre.

— Oui, lui dit-il, mon médecin avait en effet envoyé une photographie à l’Illustration.

— Ah ! mon Olivier, quand j’ai vu cette photographie, votre front bandé, puis dessous ces citations… Ah ! le cœur me battait, le cœur me battait. Rien que d’y songer : mettez votre main.

Ce geste adorable encore reconnu.

Elle lui disait :

— Tendez la main à mon cœur ; il saute après, voyez-vous ?

Ils se rappelaient avec un sourire.

— Mais je parle, dit-elle.

— Continuez.

— J’ai vainement demandé votre adresse à l’Illustration. On m’a donné celle de l’expéditeur, le major Darnet. Je lui ai écrit, mais la lettre est restée sans réponse.

— Le major a été tué.

— J’ai écrit à votre régiment. On m’a renvoyé ma lettre avec un mot en bas : Évacué.

Et je craignais que vous fussiez mort de vos blessures. Ah ! la peur horrible… ne pas vous revoir une dernière fois, vous embrasser et puis, vous prendre dans mes bras et, si vous deviez mourir…

— Quoi ? Isabelle.

— Pardonnez-moi… mourir aussi à…

Il la bâillonna de la main. Il se sentait radieux et désespéré. Hélas ! ainsi l’amour véritable était auprès de lui et son cœur si proche d’une autre, répugnante, hideuse.

Isabelle délivrée le regardait tendrement. Chère, chère enfant. Une affection profonde lui restait pour elle qui lui permettait de ne pas décevoir tout-à-fait son amour.

— Je vous retrouve toujours pareille, Isabelle.

— Oh ! je ne change pas, dit-elle.

Parce qu’il l’avait regardée un peu tristement, elle rougit de confusion.

— Ne croyez pas à une allusion, Olivier. Je sais que vous m’avez bien aimée, bien grandement, sinon d’amour, puisque je vis aujourd’hui de ce souvenir. Peut-être ne vous reverrai-je plus, mais je suis heureuse de vous avoir vu. Je venais ici chaque jour. Je me remémorais nos entretiens, je parlais de vous avec le père Budel. Et puis je savais que si vous passiez un jour à Paris vous reviendriez par ici.

« Maintenant, voyez-vous, votre présence va ranimer encore…

« Je vous reverrai le même, un peu triste cependant…

— Oui, Isabelle, pas heureux…

Elle secoua la tête.

— N’en parlons pas. Je ne suis pas votre amie, mon grand. Je serai un jour votre femme, voilà tout.

Elle le prit dans ses bras et l’embrassa. Puis, à l’oreille :

— Quand vous aurez le spleen, Olivier, quand vous voudrez revoir l’Olivier d’autrefois, venez le chercher, il est dans mon cœur. Nous le ressusciterons !

Il la regarda :

— J’ai confiance, dit-elle, avec sa voix ferme, oui, en vous et en moi. Un jour vous me reviendrez définitivement car votre cœur m’appartient comme je suis vôtre. D’ici là je patienterai, je souffrirai, mais le bonheur s’achète bien douloureusement. Sachez seulement aux mauvais jours qu’un asile vous reste.

Le père Budel les avait rejoints.

— Il est l’heure, mes enfants. Au revoir, et revenez tous les deux, hein ? de temps à autre.

Sur la voie triomphale les canons dressaient leurs gueules ; Isabelle frissonnait en regardant ces captifs. Contre lui serrée comme une fiancée, muette, quelles pensées hantaient son esprit ? Il renonçait à les poursuivre et s’abandonnait à l’apaisement qui venait d’elle. Auprès de nulle personne au monde ce sentiment de calme, de repos, de confiance, ne lui était revenu depuis la mort de sa mère. Peut-être avait-il la même cause : cette certitude invincible d’une protection, d’une sécurité inviolable n’était-elle pas irrésistiblement émanée de l’affection supérieure qui l’enveloppait ? Un flux de gratitude jaillit en lui comme une source chaude. Mais il ne disait rien : Les paroles d’affection et de reconnaissance sont un tribut dont Isabelle ne voulait point. Il savait qu’elle attendait le jour où il lui apporterait en don son amour soudain épanoui.

Comme elle était proche de lui ! et pourtant il savait qu’il lui restait encore, pour être digne d’elle, à chasser de ses sens cette image impure de Balbine qui le hantait… Il n’osa pas lui révéler son départ si proche. Il lui dit qu’il s’absentait pour un mois, allant visiter quelques membres de sa famille dans le Rouergue ; il la retrouverait ; d’ailleurs Noë lui donnerait de ses nouvelles…

Isabelle écoutait, silencieuse. Elle devinait un mensonge dont le motif lui échappait à demi. Mais elle pressentait qu’elle ne serait pas remplacée, qu’elle avait la meilleure part dans ce cœur indécis et passionné ; elle se sentait soudain résolue à tout plutôt qu’à ne pas le conquérir tout-à-fait quand elle discernerait l’instant favorable.

L’impression que l’entrevue avec cette Isabelle (dont il jugeait le souvenir comme une image poétique assez pâlie dans sa mémoire et dans son cœur) laissa à Olivier fut une révélation pour lui. Du coup, il ne s’était jamais cru aussi désemparé qu’au moment où il fut près de s’embarquer avec Marc et le couple Rabevel. Ne laissait-il pas le véritable bonheur derrière lui sous les traits de cette délicieuse Isabelle ? Il se méprisa un peu. « Que suis-je ? pensait-il. L’autre soir, dès que Balbine apparut prête à être ma chose, mon désir s’est reporté tout de suite à mes compagnes de Raïatea. Auprès d’Isabelle, je ne pensais plus, dans la cour du Petit Palais, qu’à Balbine. Et maintenant que celle-ci va n’être séparée de moi que par les planches de quelques cabines, c’est à Isabelle que revient ma pensée. Que de faiblesse ! Ce séjour en Europe m’aura-t-il été inutile ou même néfaste ? »

Il s’étonnait que la guerre n’eût pas accru l’expérience des hommes ; il se sentait plus misérable, plus près de la terre qu’auparavant, par un affaiblissement du corps que n’avait pas accompagné l’enrichissement moral de la méditation ou de l’oraison ; son désarroi l’effrayait. Il redoutait le périlleux désir qui l’attirait vers Balbine ; il redoutait l’insensible ascension d’Isabelle dans son cœur. Il s’effrayait des lames de fond qui faisaient vaciller son sens moral et sa raison quand la trouble ardeur d’autrefois lui revenait sous le souffle de Rabevel. Ah ! que l’homme était peu de chose !

Bernard s’inclinait sur ce désarroi. Lui-même ne savait plus comment il vivait. Sa destinée lui paraissait manquée, peu à peu dissoute et il s’abandonnait à l’ardeur stérile. Il allait perdre son fils ? Soit. Que resterait-il dans sa vie ? De temps à autre il pensait à sa jeunesse… Que d’épaves… La pauvre petite Reine abandonnée, inconsolable, visitée par le seul Louis Gontil, son petit poëte misérable et charmant ; François mort, tué par qui ?… Angèle… tuée par qui ?… Il frissonnait, se sentait gagné par un désespoir total. Blinkine d’abord sauvé, retournant à son doute, par la faute de qui ?… et expiant au fond de quelque trappe les lancinations de son intelligence… Et son fils, ce pauvre Olivier… Il ne pensait même pas à son fils légitime, Jean, soigneusement mis à l’abri pendant la guerre et tué en sortant du théâtre par une bombe de gotha. Mais Olivier, son Olivier… Quel chemin suivait-il ? Et rien qui pût le retenir. En présence du jeune homme, il refaisait malgré lui ses théories élaborées avec complaisance, il les refaisait avec violence, horreur, sous la pression d’une invincible puissance, heureux de sentir un frémissement parent dans la chair de sa chair et ne résistant pas à la promesse de ce frémissement.

Ah ! certes, il savait bien que ces paroles déprimaient toujours Olivier, tant elles parvenaient à dissoudre sous les apparences de la raison les fondements mêmes de la morale et de l’entendement.

— Le bon sens nous incline à croire, lui disait-il un jour, que nul ne peut s’évader de lui-même. Le bon sens est peu de chose puisqu’il est à peu près le sens commun. Comment ne pas s’inquiéter des ondes qui nous effleurent, de l’extériorisation incontestable qui nous les fait percevoir ? N’y a-t-il pas une communication sans intermédiaire entre les parties les plus subtiles et les plus vagabondes de nos âmes ? Les faits les plus fréquents l’indiquent. Un malaise nous fait deviner le regard qui nous suit. Les sentiments puissants, la haine, l’amour à la veille de se traduire en actes dégagent des effluves. Les intentions de rapt ou d’homicide se traduisent même dans le silence. Plus d’une victime mue par l’aspiration secrète a saisi au vol en se retournant le poignet armé de la lame au moment où il allait s’abattre.

— C’est vrai, dit Olivier, j’ai déjà eu souvent l’occasion de le constater.

« Ainsi, depuis quelques jours une chose amère me pénètre. Elle s’inocule en moi par je ne sais quel sens. Le goût ni l’odorat n’en sont impressionnés et pourtant j’éprouve l’odeur et la saveur. Chose astringente, énervante, pénible ; une attention bizarre et douloureuse, une attente qui redoute un événement mais s’exaspère qu’il s’attarde. Et quel événement ! Mais je ne sais. Je flaire quelque chose d’horrible, la catastrophe, le sang près de moi peut-être. Et comme je le dis à Marc, il sourit : « Dieu merci, les pressentiments ne se réalisent pas toujours. Les tiens t’annoncent une dilatation d’estomac plutôt qu’un crime, c’est moins dangereux. »

Mais, Rabevel, tout de même surpris, le traita de pessimiste. « Tu deviens neurasthénique, dit-il. Viens avec moi au billard. »

Ils descendirent. Rabevel ayant fait servir des citronnades, riait, chantait, carambolait. Olivier le regardait sans bien comprendre cette agitation incohérente mais heureuse.

— Tu t’étonnes ? dit Rabevel. Vois-tu, c’est cela la vie. Des secousses successives et en sens contraires. Moi je ne suis plus d’aplomb. L’humanité normale se représente par un pendule dans la position verticale. Je n’y puis rester. C’est la stagnation cela, ce n’est pas la vie. Mettons le pendule en mouvement, et non par des oscillations timides, mais à toute volée. Il dépassera l’équilibre ! Comprends-tu ? Il dépassera l’équilibre : Voilà qui est beau et nouveau. Les esprits modérés, nous dirons les esprits bornés, ne voient que l’équilibre. Sottise. Nous dépassons cet état. De la dépression à la compression, du rire aux larmes, nous jouirons de nos facultés et nous connaîtrons tout le cercle sur quoi peut évoluer ce pendule qu’une main timide laissait reposer !

— Vous casserez la corde de votre pendule !

— Et qu’importe ! alors nous irons aux étoiles.

— Ou dans la boue, mon cher. Pulvis es…

— Eh bien ! je préfère que la corde casse sous l’effort, sous l’attraction de la force centrifuge qui sollicite les êtres en mouvement à l’appel de lois inconnues des créatures, astres ou dieux d’où émanent ces forces universelles auxquelles se soumettent hardiment les corps mouvants ! Je serai happé plus loin. Qu’est la chute sans grâce du poids immobile quand la corde casse rongée de vétusté ? Et pouvez-vous la comparer à ma trajectoire ?

— Vous vous grisez d’images. La réalité n’en est pas composée.

— Allons donc ! Tu ne connais pas ma réalité à moi. J’y plonge chaque jour davantage ; si tu savais la saveur des humiliations et des désespoirs lorsque Balbine excédée me jette à la porte. Le frein rongé, l’excitation de l’esprit, les ruses, la haine et l’amour mêlés, quel nectar spiritueux ! Et puis la tristesse, le suicide proche avec l’envie de tuer et de mourir, la neurasthénie intermittente et l’approche de la folie, et les longues lettres où l’encre se délaye dans les larmes !

— Et vous me traitiez de neurasthénique tout à l’heure !

— Parce que tu ne sais pas l’être. Il faut savoir savourer l’amertume. Les cendres ont un goût puissant et âpre qu’il faut apprendre. Et surtout il n’y faut point rester ; lorsque, bouillonnant dans le cratère, les sentiments s’exaspèrent, j’ouvre le tiroir de mon bureau. Exténué d’émotion ardente, de plaisir aigu, la souffrance est un plaisir comme le froid est une brûlure ! Exténué, haletant, les yeux mi-clos, je tâte et je touche, soudain, tu comprends. — Oui, mon révolver, si froid, tu sais — le métal contre la peau moite — glacé, là sous ma main fébrile, c’est bon. Ah !

— Alors…

— La fièvre tombe quelquefois et, d’autres fois non. Je vais retrouver Balbine tremblant d’ardeur, de désir, de choses monstrueuses et jamais vues et je la supplie. Et j’ai ce révolver sournois. Elle crie. Ah ! mon cher, la vie pathétique qui roule à pleines volutes et m’enveloppe. On la sent alors. L’arme sous le nez de cette femme qui vibre avec moi et — comprends-tu ? — comme moi, oui, comme moi. — Allons-nous nous tuer ? Oui, sans doute. Non, peut-être. Un mot, un signe. Ce serait si merveilleux. Mais attendre. Recommencer encore. Elle va décider. Elle décide. Mot hypocrite : « Je veux bien te pardonner ». Elle sait que ce mot nous promet l’heureux recommencement, l’inextinguible jouissance. Une scène semblable avec des variantes nous reconquerra haletants, haletants. Il faut y croire. Allons ! et je l’embrasse. Elle m’injurie, m’accable de reproches, des mots canailles et hideux que nous aimons. Ce n’est pas artificiel mais nous en avons conscience. Nous connaissons l’avenir mais nous aimons le vivre et il ne trahit pas notre liberté. Je sais que mon pardon impose une rançon : les bijoux, la soumission, l’air de bête domptée mais en échange les voluptés apaisantes. Voilà mon bonheur qui s’attendrit et vive l’existence ! Balbine alors est l’ange le plus adorable.

— Eh ! là, arrêtons au bord du roman feuilleton.

— Arrêtons…

— Nous en sommes donc pour l’instant à la période roucoulante ?

— A la période roucoulante.

— Et jusqu’à quand ?

— Le sais-je ? Ça va. Je me sens plein de force et de béatitude. Tout vibre en moi. Le ciel et l’eau. L’amour, le plaisir, l’intelligence, l’orgueil. Allons, la vie est bonne !

— Mais à quand la nouvelle période infernale ? Et pourquoi ?

— Le sais-je ? Les circonstances. Un regard. La fatigue. Enfin…

— De qui viendra la prochaine rupture ?

— De moi toujours. J’ai l’initiative. Non pas, peut-être, la préparation, elle est si rusée. Mais le geste. Le geste !

— Comment le faites-vous ?

— Il est divers. Tantôt le désir de m’en aller me saisit sans motif et je m’en vais en larmoyant, en demandant pardon, vers l’aventure ; je ne la reverrai plus. Qu’elle me pardonne. D’autres fois, je la trouve laide et ignoble d’esprit et de corps. Elle me dégoûte. Qu’elle s’en aille, la rosse. Nous nous injurions, nous nous battons. Avec quels cris parfois et, d’autres jours, avec quelle horreur silencieuse. Puis je la quitte, dégoûté, en crachant sur le seuil que je baiserai au retour.

— Quelle vie !

— N’est-ce-pas ! Enviable, unique !…

— Vous vous méprenez sur le sens de mon exclamation.

— Qu’importe ? Tu ne me comprends pas. Tu ignores les ressources, la richesse de notre organisme humain. Pourquoi cataloguer, hiérarchiser nos sentiments suivant les catégories du bien et du mal ? C’est un signe de faiblesse ; je veux dire une superstition digne des primitifs. Sous le désordre apparent qui effare notre esprit, sous le désagrément superficiel qui fait peur à notre instinct de conservation il y a plus de richesse, d’harmonie, de volupté, de jouissance profonde dans certaines douleurs que dans certaines joies. Et puis…

« La joie, la douleur ? gardons les mots si tu y tiens. Mais à nous placer dans la réalité exacte ne vois-tu point que la signification qu’on leur donne est fausse ? Tout le langage humain est, en vérité, établi sur ce misérable instinct de conservation. C’est lui le régulateur, l’étalon. Mais il est arbitraire, voyons ! Nous pouvons changer la graduation thermométrique avec Réaumur ou Fahrenheit… Le chaud ou le froid dépendent du zéro que nous déplaçons, au point de vue du langage. Les conditions de notre existence humaine veulent que ce zéro soit l’instinct de conservation…

— Mais, mon cher Rabevel, n’est-il point un guide précieux pour notre voyage terrestre ?

— Un guide désastreux ! Sous prétexte de sécurité, il prolonge notre voyage et nous en distrait les plus belles émotions. Quand l’agence Cook vous emmène dans l’Inde elle vous montre les villes et les monuments, mais la Jungle ? Mais le rukh : mais la vie formidable et secrète des hommes et des bêtes ? des Thugs et des tigres ? Je sais bien : on ne risque pas sa vie ; toujours la même antienne. L’instinct de conservation auquel obéissent les hommes est le cicérone de Cook.

« Ainsi ils parcoururent leur vie. Leur guide les a conduits prudemment et soutenus. Or, allons au fond : ce guide n’est-ce pas l’aubergiste qui prolonge le séjour, le parasite qui fait durer le voyage ? Sommes-nous des exilés oui ou non ? N’avons-nous pas des aspirations qui dépassent le champ de nos expériences terrestres ? Aspirations, remarque-le, qui se précisent dans les grandes crises émotionnelles condamnées par l’instinct de conservation. Or celui-ci nous contraint, par la peur de détraquer un misérable amas de viande et d’os, à renoncer à tout ce que nous rêvons de réalisable et de beau. Remarque-le encore, les joies les plus grandes sont réservées aux jouisseurs et aux ascètes. C’est par là que se rejoignent ces grands courageux : par la mise au rancart de ce bas instinct de conservation ! »

— Ah ! Ah ! s’écria Marc qui était entré pendant la fin de cet entretien. Voilà bien la clef de l’énigme que je recherchais depuis si longtemps. Voilà qui explique la rapidité de la conversion de certains grands pécheurs : c’est que leur fond ne change pas. Le seul sentiment qui compte en eux est en somme la soif de se dépasser, d’épuiser ses possibilités et cela sur un inébranlable courage qui les rend sourds aux appels de leur instinct de conservation.

— C’est cela même, dit Rabevel. Et ainsi en vivant peut-être moins de temps (et cela n’est pas démontré car le fameux instinct est faillible. Tel capitaine au long cours évitera les naufrages dans une exploration hasardeuse, qui eût décédé de la grippe à Tonnerre) en vivant, dis-je, moins de temps, on vit néanmoins davantage. La valeur de la vie est un produit. Ce n’est pas simplement une quantité : la qualité y intervient. Dix années de la vie de Napoléon valent cent années de celle de Joseph Prudhomme.

— Pour un juge impartial et pour Napoléon sans doute. Mais Joseph Prudhomme lui-même serait d’un avis opposé.

— Que nous importe son avis ?

— A son point de vue c’est le seul qui compte.

— Évidemment. Et c’est pourquoi il convient d’enrichir Joseph Prudhomme et de le convaincre. De nous convaincre tous. Toi qui aimes la vie, Olivier, suis-moi jusqu’au bout de la logique. Sache l’aimer dans ses aspects les plus vrais, non seulement quand elle est le beau fleuve, mais aussi quand elle est le torrent.

— Voici le tentateur ! s’écria Marc en riant. Voici le tentateur. Il nous a expliqué la conversion rapide de Thaïs et la chute simultanée et non moins rapide de Paphnuce. Et il nous induit à les imiter. Non, mon cher ami, la douche écossaise n’est pas faite pour tous les tempéraments.

— Je vous plains, dit Rabevel. Vous ne connaîtrez jamais la valeur de la vie ni celle de la mort.

— En quoi, répondit Olivier, vous apparaît la valeur de la mort ? Vous savez la terrible chose que cela est…

Il était manifestement égaré. La conséquence de sa blessure, la fièvre de la discussion, ces quelques mois de vie passionnelle si troublée et le souvenir soudain reparu de la seule femme qui l’eût violemment ému… Mais Marc lui prenait la main, le regardait dans les yeux intensément.

— Tais-toi, Olivier. Tu sais que ta mère n’est pas morte. Elle n’est pas morte. Ne l’as-tu point revue ? Je la revois moi-même. Elle te protège. Et tu peux être sûr qu’elle dirigera vers toi le bonheur que tu cherches en l’ignorant.

Ce regard le pénétrait comme une certitude. Certes le souvenir de sa mère était pour lui si présent qu’elle semblait vivre. Mais sa réalité ?

— Elle veille sur toi, répondit Marc.

Sans le vouloir, docilement, la tête perdue, Olivier répondait :

— Oui, sans doute, Marc, elle veille sur moi. » Et une grande paix l’enveloppait avec l’envie de pleurer doucement. Ce Rabevel tout à l’heure, quel sot, quel fou peut-être ? Il connaissait à présent l’étreinte d’une infinie langueur. Des apparences l’entouraient, vagues et mouvantes, des visages dans un rêve chantant si indécis, si flottant. Mais pourtant la voix intérieure de sa mère le bénissait ; elle voulait revivre à ses côtés par l’amour d’une vivante peut-être… Marc lui prit doucement le bras.

— Mon cher Olivier, lui dit-il, mon cher Olivier, il faut redevenir toi-même… » De nouveau son cher regard qui l’attirait ; les yeux d’Olivier s’y fixaient. Mais il ne pensait pas à lui. Seule l’image de sa mère l’absorbait. « Par l’amour d’une vivante »… Et puis soudain le charme se rompit. Dans la mémoire passèrent rapidement des images de sa vie, du passé mort et parmi elles quelques-unes qui s’attardaient : son père, sa mère — (maman !…) — il lui sembla qu’il sanglotait et puis, tiens, Isabelle…

Avec un peu plus d’insistance peut-être… Elle ne voulait pas celle-ci faire place à d’autres, se dissiper, un regret au coin de ses lèvres mélancoliques.

Il percevait confusément les paroles de Marc sans bien comprendre. Il était si absorbé. Sans doute Marc le regardait-il toujours. Puis il sentit subitement sa main sur son front : « Réveille-toi… »

— … ce qui se passe là-dedans ? On rêve encore ?

— Allons, dit Rabevel, présenter nos respects au Commandant Palous que j’ai invité et réclamons une histoire à ce vieux loup de mer…

Olivier s’ébroua au son de cette voix.

— Oui, secouons nos rêveries…

— Bonsoir, Messieurs, dit, en les abordant, le pirate débonnaire. Beau ciel, hein ? Pas s’y fier cependant. Tenez, un soir pareil, dans l’Océan Indien…


Quelques jours après, Marc venait voir Olivier qu’il trouva très sombre : « Je comprends ce que tu as, dit-il ; Balbine te traque… »

Olivier ne répondit pas, mais le regarda d’un air interrogatif : Que faire ?

— Il y a un bateau, Le Canaque, pour Sidney le 15 de ce mois, dit Marc. Renonce à venir avec moi en Égypte, puisqu’elle y veut venir.

— Tu as raison. Je partirai le 15 pour Sidney, déclara Olivier.

Le lendemain, il prit son billet, alla faire ses adieux à Isabelle, prépara ses valises. Il téléphona chez Rabevel, lui demanda un rendez-vous pour le 14 au soir avant dîner et prétexta une absence urgente pour ne pas le voir avant cette date.

Ce fut Balbine qui lui répondit en lui fixant l’heure du rendez-vous.

Quand il se rendit à l’hôtel particulier de l’armateur, elle vint elle-même lui ouvrir. Elle avait renvoyé les domestiques ; elle était toute seule et il la devina nue sous le peignoir. Cela l’exaspéra.

— Je viens vous annoncer que je repars pour Raïatea, lui dit-il brutalement.

— Quand ? Vous voulez rire ?…

— Demain.

Elle se jeta à son cou. La bête luxurieuse était éveillée, elle l’entraîna sur un divan. Il se débattit, se refusa, se releva tout rouge.

— Rabevel va venir, dit-il.

— Et qu’est-ce que cela peut faire ! s’écria-t-elle cyniquement. Ça ne fera que l’exciter.

Elle se rejeta sur lui. Il finit par la repousser avec violence et ils demeurèrent côte à côte, pourpres, suants et presque haineux. Bernard entra un moment après et comprit tout de suite.

— La lie du calice, dit-il amèrement. Cette salope a voulu te violer.

— Oui, cria la femme, oui… C’est un Joseph, ton idiot, un Joseph. » Bernard se précipita, la roua de coups. Mais elle criait toujours.

— S’il te connaissait, il n’hésiterait pas. Il ne sait pas, il…

— Un mot de plus et je te casse, fit Rabevel hors de lui.

— Je dirai tout, hurla la furie, tout…

Bernard sauta sur une panoplie, prit une épée et frappa furieusement sa maîtresse du plat de la lame. Olivier intervint. La colère étrange de Rabevel le surprenait extraordinairement. Il voulut séparer les amants mais reçut des deux plusieurs coups qui l’échauffèrent à son tour. La femme criait encore, finit par se faire entendre de lui.

— Oui, Olivier, ce cochon-là a tué ta mère, tu entends. Il lui a fait un gosse et l’a fait avorter. Elle en est…

Un hoquet lui coupa la parole ; elle tomba la gorge trouée, vomissant un sang noir. Rabevel hors de lui, retira l’épée, visa aux yeux. Avec un courage surhumain, Balbine expirante saisit la lame, la détourna, dit encore d’une voix rauque, à peine distincte :

— Oui, il a assassiné ta mère et ton père…

Bernard s’élança de nouveau, se heurta à Olivier et celui-ci, sans un mot, s’emparant d’un lourd chandelier de bronze se précipita sur lui, et le martela de coups, sauvagement, jusqu’à ce qu’il l’eût étendu à ses pieds. Il s’affaissa aussitôt lui-même dans un fauteuil.

Un carillon l’éveilla quelques minutes après. Il se rappela que les domestiques avaient congé ; Balbine avait tout organisé pour son entreprise… Étaient-ce les gendarmes ? des voisins attirés par le bruit ?… Il alla ouvrir. Marc entra, vit le spectacle, devina ce qu’Olivier ne sut pas raconter.

— Suis-moi, commanda-t-il à voix basse.

Ils ressortirent aussitôt ; la nuit était tombée tout-à-fait. « Chez toi et puis à la gare, au trot », dit Marc.

— Mais, fit Olivier…

— Pas de mais… Ta sécurité est au désert…

— J’ai tué, je dois expliquer et…

— Assez d’idioties. Tais-toi et obéis.

Le train spécial du Canaque était à quai quand ils arrivèrent à la gare d’Orsay. Marc y vit, déjà installés, Isabelle et Clavenon ; il ne s’en étonna pas, il était au courant.

— Irez-vous jusqu’au bout ? demanda-t-il à la jeune fille.

— Jusqu’au bout du monde avec lui, s’il me veut.

Olivier hésitait à comprendre. Il eut soudain l’illumination d’un immense amour révélé, conquis et possédé à jamais ; et aussitôt retomba sous le couvercle d’un cercueil de plomb ; il était un criminel, il… Mais Marc s’approchait de lui ; il lui fit ses adieux. Il lui recommanda à voix basse le silence, embrassa fraternellement Isabelle, dit encore à Olivier : « le bonheur t’accompagne » et, dès après le départ du train retourna à l’hôtel particulier de Rabevel. Il carillonna longuement, heurta avec véhémence à la porte, finit par ameuter le quartier, déclara qu’il avait vu de loin sortir un individu par une fenêtre restée ouverte au rez-de-chaussée…

On trouva Balbine dans le coma ; elle expira sans reprendre connaissance. Bernard revint peu à peu à lui et raconta l’histoire d’agression et de bandits masqués qui devait passionner Paris.


Quelques mois après, Marc causait avec son père et sa mère auprès du feu lorsqu’on lui remit une lettre de l’armateur. Celui-ci lui disait toute la vérité, lui annonçait son départ, le priait de passer le voir. « Les coups que j’ai reçus sur la poitrine ont achevé d’user et de disloquer mon cœur et mes artères déjà fort atteints. Au premier choc, à la première quinte de toux… » Il voulait s’en aller très loin, il avait pensé à certaine tâche très humble et très utile et désirait que Marc prît la tête de sa maison.

— Mais, dit Noë, voilà donc deux criminels, Bernard et Olivier qui vont achever leurs jours en paix ? Notre devoir n’est-il pas de les en empêcher ?

— Ce sont vos lois, ce sont vos mœurs, c’est votre société qui les a faits ce qu’ils sont, répondit Marc.

— Et la justice ? fit Noë.

— Qu’est-ce que c’est que la justice ? demanda Marc.

A ce moment Nicole Vassal entra ; elle venait ainsi de temps à autre, demander au jeune homme s’il avait des nouvelles de l’enquête sur l’assassinat de sa mère.

— Toujours rien ? demanda-t-elle.

Et comme les deux hommes se taisaient :

— Ha ! fit-elle farouche, tenir le criminel et quel qu’il soit, le voir à son tour expirer de la même mort…

Un silence profond régnait. Marc était d’une telle lividité qu’il faisait peur. Mais elle ne s’en aperçut pas.

— On ne sait pas, dit-elle, quel amour peut inspirer une mère. J’ignorais combien je l’aimais. Toute mon âme réprouvait sa conduite, j’ai souvent cru que je la méprisais. Mais, à présent, je me souviens des jours passés, de mon enfance. Elle a soutenu mes premiers pas, elle m’aimait. Mon père, peut-être plus droit cependant, m’avait témoigné peu d’affection. Elle, même partageant son existence avec cet étranger, me gardait une tendresse constante dont je recevais des preuves nombreuses… Maintenant, seulement, je me rends compte qu’elle m’aimait — et, seule, ma douleur m’a fait voir combien je l’aimais aussi. Hélas ! que suis-je à présent, abandonnée…

Puis soudain :

— Mais s’il y a un Dieu, il punira le criminel… Ceux qui le découvriront, oublieront-ils qu’il n’y a rien de plus sacré que la douleur des orphelins ? ne le puniront-ils pas ? Sinon, Monsieur Noë, qu’est-ce que ce serait que la justice, votre justice ?

Elle posa cette question avec une telle véhémence qu’ils en demeurèrent saisis. Mais tant d’efforts l’avaient brisée. Elle voulut se lever et retomba sur son siège, évanouie.

Marc paraissait pétrifié.

— Voyons, dit Noë, portons-la sur le divan.

Ils l’installèrent confortablement parmi les coussins. Elle rouvrit les yeux.

— Mademoiselle, lui déclara le vieillard, vous avez besoin de repos et de calme… Attendez là, bien sagement ; la seule conversation que nous saurions vous tenir ne pourrait que vous nuire.

Elle soupira faiblement et consentit d’un léger signe de paupières. Au bout d’un instant, elle reprit :

— N’avez-vous rien rapporté qui puisse me rappeler ma mère ?

— J’ai pris, répondit Marc, tout ce qui me paraissait offrir un intérêt pour vous ; quelques lettres, des bijoux, divers colifichets ; tout cela est ici et je vous le remettrai un de ces prochains jours si vous le voulez bien. » Ils prirent rendez-vous. Puis, rougissant, et avec hésitation, Marc ajouta :

— Je vous ai rapporté également une photographie de vous-même qui était chère à votre mère. Elle me la montrait souvent, elle ne quittait pas son réticule.

Il se leva et se dirigea vers un petit secrétaire. Noë et Eugénie distinguèrent sur la tablette des fleurs toutes fraîches, dans l’ombre, près d’un cadre de cuir. Il apporta le portrait à Mademoiselle Vassal qui le posa distraitement sur la table.

Revenant à ses pensées, elle dit :

— Alors, vous ne savez rien d’autre sur les circonstances dans lesquelles ma malheureuse mère a trouvé la mort ?

Marc eut une sorte de sanglot et regarda son père. Ainsi se posait brusquement devant celle qui devait tout ignorer du débat où ils s’agitaient, la question angoissante dont dépendait la liberté d’Olivier et de Bernard. Les paroles se pressaient aux lèvres de Marc : « N’est-ce pas qu’Olivier n’est pas responsable ? Et voulez-vous tuer Isabelle ? Et pourquoi venger une femme qui eut la mort qu’elle méritait, qu’elle devait normalement attendre, à quoi tout la destinait ? » Mais, devant Nicole, il gardait un haletant silence. Il contemplait, entre les mains de son père, fébrilement agitée, l’histoire véritable du meurtre — la lettre de Rabevel.

Noë recarda longuement son fils et lui dit quelques mots à voix basse. Ensuite il froissa la lettre comme d’un geste machinal et la jeta au feu ; puis il essuya ses yeux. « C’est la condamnation d’une époque », dit-il imperceptiblement pour lui-même.

Marc répondit alors, avec une joie sourde, à Nicole :

— Qui connaîtra jamais la certitude ? La vérité brille avec la flamme et disparaît avec la fumée.

Nicole Vassal, fiévreuse, un peu grelottante, tendait ses mains vers le foyer. Elle avait ainsi, sans que sa pensée y participât, vers cette flamme qui allait pour toujours mourir avec son secret, le geste d’une suppliante.

Puis elle se leva ; elle tendit la main à Noë et à Eugénie ; Marc l’accompagna jusqu’à la porte. Personne ne lui fit remarquer qu’elle oubliait son portrait.


A quelque temps de là, en plein hiver, un vieil homme venait prendre possession de l’école primaire de Pampelonne. Il se nommait Clavenon et était très recommandé à son Inspecteur. Il s’installa dans une maison isolée où il vécut seul, sans relation aucune, en saint laïque ; il enseignait une morale évangélique et prêchait d’exemple. Il ne fréquentait pas l’église, avait donné à comprendre qu’il ne croyait à rien, offrait la figure du désespoir qui se contient. Quand le printemps arriva, l’horizon rouergat s’éclaircit ; on put voir des terrasses de Pampelonne le clocher de la Commanderie et le petit cimetière qui l’entoure. Le maître d’école passait des heures à le contempler. Un matin d’avril pendant les vacances de Pâques, il se heurta à des touristes au détour d’une ruelle. C’était une femme de figure mélancolique et un homme encore jeune sur qui elle s’appuyait tendrement. Elle regarda le maître d’école et dit à mi-voix à son compagnon :

— Ne trouvez-vous pas, mon bon Gontil, que ce vieux a quelque chose de notre pauvre Bernard ?

— Peut-être, répondit son interlocuteur, mais en beaucoup plus âgé ; il pourrait être son père.

Le maître d’école redescendit à sa maison ; il avait éprouvé soudain une telle secousse, un tel retour bouillonnant de ses accès d’autrefois… Il suait à grosses gouttes et éprouvait les glaces de la fièvre. Sans doute cette longue station dans ce matin traître sous les arbres, là-haut. Soudain une quinte effroyable le secoua. Il crut que son cœur éclatait. Il s’assit, épuisé, la main sur la poitrine.

— Non, dit-il à mi-voix, ça n’y est pas tout-à-fait. Ce sera pour la prochaine. Allons, ça vaut mieux que le suicide.

Un gamin passa en sifflant devant la fenêtre.

— Le petit Terlier, un caractère impétueux. Je n’aurai pas eu le temps de leur faire grand bien à ces gosses… C’est dommage… Je sens que je les aimais…

Il alla à la porte, la ferma à double tour : « Ni médecin, ni curé. La paix… » Il songea une seconde : « Ah ! pouvoir prier à cette minute… » Mais nul élan ne lui venait du fond de l’âme. « Il est trop tard pour s’abêtir », dit-il à mi-voix, ironiquement.

Il se mit au lit, prit un album de photographies, contempla longuement des portraits : François, Noë, Angèle, Abraham, Reine, Olivier, Balbine, Eugénie, Marc…

Il sentit que venait l’accès de toux qui allait briser son cœur fragile. Il ferma l’album, se ravisa, l’ouvrit au portrait d’Angèle, l’appuya contre l’édredon.

Puis il s’installa commodément comme pour un long voyage et il attendit la mort.

FIN