The Project Gutenberg eBook of La Comédie humaine - Volume 16. Études philosophiques et Études analytiques This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: La Comédie humaine - Volume 16. Études philosophiques et Études analytiques Author: Honoré de Balzac Release date: May 6, 2024 [eBook #73552] Language: French Original publication: Paris: Furne, J. J. Dubochet et Cie, J Hetzel Credits: Claudine Corbasson, Hans Pieterse and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA COMÉDIE HUMAINE - VOLUME 16. ÉTUDES PHILOSOPHIQUES ET ÉTUDES ANALYTIQUES *** Au lecteur. Cette version numérisée reproduit, dans son intégralité, la version originale. Seules les corrections indiquées à la fin du texte ont été effectuées. ŒUVRES COMPLÈTES DE M. DE BALZAC. PARIS, IMPRIMÉ PAR PLON FRÈRES. LA COMÉDIE HUMAINE, SEIZIÈME VOLUME. DEUXIÈME ET TROISIÈME PARTIES, ÉTUDES PHILOSOPHIQUES ET ÉTUDES ANALYTIQUES. ÉTUDES PHILOSOPHIQUES ET ÉTUDES ANALYTIQUES. SUR CATHERINE DE MÉDICIS (deuxième partie): LA CONFIDENCE DES RUGGIERI.--Troisième partie: LES DEUX RÊVES.--LES PROSCRITS.--LOUIS LAMBERT.--SÉRAPHITA.--ÉTUDES ANALYTIQUES: LA PHYSIOLOGIE DU MARIAGE. PARIS, FURNE, RUE SAINT-ANDRÉ-DES-ARTS, 55; J.-J. DUBOCHET ET Cie, RUE DE SEINE, 33; J. HETZEL, RUE DE MÉNARS, 10. 1846. [Illustration: LAURENT RUGGIERI. Sa figure sévère, où deux yeux noirs jetaient une flamme aiguë, communiquait le frémissement d’un génie sorti de sa profonde solitude. CATHERINE DE MÉDICIS] ÉTUDES PHILOSOPHIQUES. SUR CATHERINE DE MÉDICIS. DEUXIÈME PARTIE. LA CONFIDENCE DES RUGGIERI. Entre onze heures et minuit, vers la fin du mois d’octobre 1573, deux Italiens de Florence, deux frères, Albert de Gondi le maréchal de France, et Charles de Gondi La Tour, grand-maître de la garde-robe du roi Charles IX, étaient assis en haut d’une maison située rue Saint-Honoré, sur le bord d’un chéneau. Le chéneau est ce canal en pierre qui, dans ce temps, se trouvait au bas des toits pour recevoir les eaux, et percé de distance en distance par ces longues gouttières taillées en forme d’animaux fantastiques à gueules béantes. Malgré le zèle avec lequel la génération actuelle abat les anciennes maisons, il existait à Paris beaucoup de gouttières en saillie, lorsque, dernièrement, l’ordonnance de police sur les tuyaux de descente les fit disparaître. Néanmoins, il reste encore quelques chéneaux sculptés qui se voient principalement au cœur du quartier Saint-Antoine, où la modicité des loyers n’a pas permis de construire des étages dans les combles. Il doit paraître étrange que deux personnages revêtus de charges si éminentes fissent ainsi le métier des chats. Mais pour qui fouille les trésors historiques de ce temps, où les intérêts se croisaient si diversement autour du trône, que l’on peut comparer la politique intérieure de la France à un écheveau de fil brouillé, ces deux Florentins sont de véritables chats très à leur place dans un chéneau. Leur dévouement à la personne de la reine-mère Catherine de Médicis qui les avait plantés à la cour de France, les obligeait à ne reculer devant aucune des conséquences de leur intrusion. Mais pour expliquer comment et pourquoi les deux courtisans étaient ainsi perchés, il faut se reporter à une scène qui venait de se passer à deux pas de cette gouttière, au Louvre, dans cette belle salle brune, la seule peut-être qui nous reste des appartements d’Henri II, et où les courtisans faisaient après souper leur cour aux deux reines et au roi. A cette époque, bourgeois et grands seigneurs soupaient les uns à six heures, les autres à sept heures; mais les raffinés soupaient entre huit et neuf heures. Ce repas était le dîner d’aujourd’hui. Quelques personnes croient à tort que l’étiquette a été inventée par Louis XIV; elle procède en France de Catherine de Médicis, qui la créa si sévère, que le connétable Anne de Montmorency eut plus de peine à obtenir d’entrer à cheval dans la cour du Louvre qu’à obtenir son épée; et encore! cette distinction inouïe ne fut-elle accordée qu’à son grand âge. Un peu relâchée sous les deux premiers rois de la maison de Bourbon, l’étiquette prit une forme orientale sous le grand roi, car elle est venue du Bas-Empire qui la tenait de la Perse. En 1573, non-seulement peu de personnes avaient le droit d’arriver avec leurs gens et leurs flambeaux dans la cour du Louvre, comme sous Louis XIV les seuls ducs et pairs entraient en carrosse sous le péristyle, mais encore les charges qui donnaient entrée après le souper dans les appartements se comptaient. Le maréchal de Retz, alors en faction dans sa gouttière, offrit un jour mille écus de ce temps à l’huissier du cabinet pour pouvoir parler à Henri III, en un moment où il n’en avait pas le droit. Quel rire excite chez un véritable historien la vue de la cour du château de Blois, par exemple, où les dessinateurs mettent un gentilhomme à cheval. Ainsi donc, à cette heure, il ne se trouvait au Louvre que les personnages les plus éminents du royaume. La reine Élisabeth d’Autriche et sa belle-mère Catherine de Médicis étaient assises au coin gauche de la cheminée. A l’autre coin, le roi plongé dans son fauteuil affectait une apathie autorisée par la digestion, il avait mangé en prince qui revenait de la chasse. Peut-être aussi voulait-il se dispenser de parler en présence de tant de gens qui espionnaient sa pensée. Les courtisans restaient debout et découverts au fond de la salle. Les uns causaient à voix basse; les autres observaient le roi en attendant de lui un regard ou une parole. Appelé par la reine-mère, celui-ci s’entretenait pendant quelques instants avec elle. Celui-là se hasardait à dire une parole à Charles IX, qui répondait par un signe de tête ou par un mot bref. Un seigneur allemand, le comte de Solern, demeurait debout dans le coin de la cheminée auprès de la petite-fille de Charles-Quint qu’il avait accompagnée en France. Près de cette jeune reine, se tenait sur un tabouret sa dame d’honneur, la comtesse de Fiesque, une Strozzi parente de Catherine. La belle madame de Sauves, une descendante de Jacques Cœur, tour à tour maîtresse du roi de Navarre, du roi de Pologne et du duc d’Alençon, avait été invitée à souper; mais elle était debout, son mari n’était que secrétaire d’État. Derrière ces deux dames, les deux Gondi causaient avec elles. Eux seuls riaient dans cette morne assemblée. Gondi, devenu duc de Retz et gentilhomme de la chambre, depuis qu’il avait obtenu le bâton de maréchal sans avoir jamais commandé d’armée, avait été chargé d’épouser la reine à Spire. Cette faveur annonce assez qu’il appartenait ainsi que son frère au petit nombre de ceux à qui les deux reines et le roi permettaient certaines familiarités. Du côté du roi, se remarquaient en première ligne le maréchal de Tavannes venu pour affaire à la cour, Neufville de Villeroy l’un des plus habiles négociateurs de ce temps et qui commençait la fortune de cette maison; messieurs de Birague et de Chiverny, l’un l’homme de la reine-mère, l’autre chancelier d’Anjou et de Pologne qui, sachant la prédilection de Catherine, s’était attaché à Henri III, ce frère que Charles IX regardait comme son ennemi; puis Strozzi, le cousin de la reine-mère; enfin quelques seigneurs, parmi lesquels tranchaient le vieux cardinal de Lorraine, et son neveu le jeune duc de Guise, tous deux également maintenus à distance par Catherine et par le roi. Ces deux chefs de la Sainte-Union, plus tard la Ligue, fondée depuis quelques années d’accord avec l’Espagne, affichaient la soumission de ces serviteurs qui attendent l’occasion de devenir les maîtres: Catherine et Charles IX observaient leur contenance avec une égale attention. Dans cette cour aussi sombre que la salle où elle se tenait, chacun avait ses raisons pour être triste ou songeur. La jeune reine était en proie aux tourments de la jalousie, et les déguisait mal en feignant de sourire à son mari, qu’en femme pieuse et adorablement bonne, elle aimait passionnément. Marie Touchet, la seule maîtresse de Charles IX et à laquelle il fut chevaleresquement fidèle, était revenue depuis plus d’un mois du château de Fayet, en Dauphiné, où elle était allée faire ses couches. Elle amenait à Charles IX le seul fils qu’il ait eu, Charles de Valois, d’abord comte d’Auvergne, puis duc d’Angoulême. Outre le chagrin de voir sa rivale donner un fils au roi, tandis qu’elle n’avait eu qu’une fille, la pauvre reine éprouvait les humiliations d’un subit abandon. Pendant l’absence de sa maîtresse, le roi s’était rapproché de sa femme avec un emportement que l’histoire a mentionné comme une des causes de sa mort. Le retour de Marie Touchet apprenait donc à la dévote autrichienne combien le cœur avait eu peu de part dans l’amour de son mari. Ce n’était pas la seule déception que la jeune reine éprouvât en cette affaire; jusqu’alors Catherine de Médicis lui avait paru son amie; or, sa belle-mère, par politique, avait favorisé cette trahison, en aimant mieux servir la maîtresse que la femme du roi. Voici pourquoi. Quand Charles IX avoua sa passion pour Marie Touchet, Catherine se montra favorable à cette jeune fille, par des motifs puisés dans l’intérêt de sa domination. Marie Touchet, jetée très-jeune à la cour, y arriva dans cette période de la vie où les beaux sentiments sont en fleur: elle adorait le roi pour lui-même. Effrayée de l’abîme où l’ambition avait précipité la duchesse de Valentinois, plus connue sous le nom de Diane de Poitiers, elle eut sans doute peur de la reine Catherine, et préféra le bonheur à l’éclat. Peut-être jugea-t-elle que deux amants aussi jeunes qu’elle et le roi ne pourraient lutter contre la reine-mère. D’ailleurs, Marie, fille unique de Jean Touchet, sieur de Beauvais et du Quillard, conseiller du roi et lieutenant au bailliage d’Orléans, placée entre la bourgeoisie et l’infime noblesse, n’était ni tout à fait noble, ni tout à fait bourgeoise, et devait ignorer les fins de l’ambition innée des Pisseleu, des Saint-Vallier, illustres filles qui combattaient pour leurs maisons avec les armes secrètes de l’amour. Marie Touchet, seule et sans famille, évitait à Catherine de Médicis de rencontrer dans la maîtresse de son fils, une fille de grande maison qui se serait posée comme sa rivale. Jean Touchet, un des beaux esprits du temps et à qui quelques poètes firent des dédicaces, ne voulut rien être à la cour. Marie, jeune fille sans entourage, aussi spirituelle et instruite qu’elle était simple et naïve, de qui les désirs devaient être inoffensifs au pouvoir royal, convint beaucoup à la reine-mère, qui lui prouva la plus grande affection. En effet, Catherine fit reconnaître au Parlement le fils que Marie Touchet venait de donner au mois d’avril, et permit qu’il prît le nom de comte d’Auvergne, en annonçant à Charles IX qu’elle lui laisserait par testament ses _propres_, les comtés d’Auvergne et de Lauraguais. Plus tard, Marguerite, d’abord reine de Navarre, contesta la donation quand elle fut reine de France, et le parlement l’annula; mais plus tard encore, Louis XIII, pris de respect pour le sang des Valois, indemnisa le comte d’Auvergne par le duché d’Angoulême. Catherine avait déjà fait présent à Marie Touchet, qui ne demandait rien, de la seigneurie de Belleville, terre sans titre, voisine de Vincennes et d’où la maîtresse se rendait quand, après la chasse, le roi couchait au château. Charles IX passa dans cette sombre forteresse la plus grande partie de ses derniers jours, et, selon quelques auteurs, y acheva sa vie comme Louis XII avait achevé la sienne. Quoiqu’il fût très-naturel à un amant si sérieusement épris de prodiguer à une femme idolâtrée de nouvelles preuves d’amour, alors qu’il fallait expier de légitimes infidélités, Catherine, après avoir poussé son fils dans le lit de la reine, plaida la cause de Marie Touchet comme savent plaider les femmes, et venait de rejeter le roi dans les bras de sa maîtresse. Tout ce qui occupait Charles IX, en dehors de la politique, allait à Catherine; d’ailleurs, les bonnes intentions qu’elle manifestait pour cet enfant, trompèrent encore un moment Charles IX, qui commençait à voir en elle une ennemie. Les raisons qui faisaient agir en cette affaire Catherine de Médicis, échappaient donc aux yeux de dona Isabel qui, selon Brantôme, était une des plus douces reines qui aient jamais régné et qui ne fit mal ni déplaisir à personne, _lisant même ses Heures en secret_. Mais cette candide princesse commençait à entrevoir les précipices ouverts autour du trône, horrible découverte qui pouvait bien lui causer quelques vertiges; elle dut en éprouver un plus grand pour avoir pu répondre à une de ses dames qui lui disait à la mort du roi, que si elle avait eu un fils elle serait reine-mère et régente: «--Ah! louons Dieu de ne m’avoir pas donné de fils. Que fût-il arrivé? le pauvre enfant eût été dépouillé comme on a voulu faire au roi mon mari, et j’en aurais été la cause. Dieu a eu pitié de l’État, il a tout fait pour le mieux.» Cette princesse de qui Brantôme croit avoir fait le portrait en disant qu’elle avait le teint de son visage aussi beau et délicat que les dames de sa cour et fort agréable, qu’elle avait la taille fort belle, encore qu’elle l’eût moyenne assez, comptait pour fort peu de chose à la cour; mais l’état du roi lui permettant de se livrer à sa double douleur, son attitude ajoutait à la couleur sombre du tableau qu’une jeune reine, moins cruellement atteinte qu’elle, aurait pu égayer. La pieuse Élisabeth prouvait en ce moment que les qualités qui sont le lustre des femmes d’une condition ordinaire peuvent être fatales à une souveraine. Une princesse occupée à tout autre chose qu’à ses Heures pendant la nuit, aurait été d’un utile secours à Charles IX, qui ne trouva d’appui ni chez sa femme, ni chez sa maîtresse. Quant à la reine-mère, elle se préoccupait du roi qui, pendant le souper, avait fait éclater une belle humeur qu’elle comprit être de commande et masquer un parti pris contre elle. Cette subite gaieté contrastait trop vivement avec la contention d’esprit qu’il avait difficilement cachée par son assiduité à la chasse, et par un travail maniaque à la forge où il aimait à ciseler le fer, pour que Catherine en fût la dupe. Sans pouvoir deviner quel homme d’État se prêtait à ces négociations et à ces préparatifs, car Charles IX dépistait les espions de sa mère, Catherine ne doutait pas qu’il ne se préparât quelque dessein contre elle. La présence inopinée de Tavannes, arrivé en même temps que Strozzi qu’elle avait mandé, lui donnait beaucoup à penser. Par la force de ses combinaisons, Catherine était au-dessus de toutes les circonstances; mais elle ne pouvait rien contre une violence subite. Comme beaucoup de personnes ignorent l’état où se trouvaient alors les affaires si compliquées par les différents partis qui agitaient la France, et dont les chefs avaient des intérêts particuliers, il est nécessaire de peindre en peu de mots la crise périlleuse où la reine-mère était engagée. Montrer ici Catherine de Médicis sous un nouveau jour, ce sera d’ailleurs entrer jusqu’au vif de cette histoire. Deux mots expliquent cette femme si curieuse à étudier, et dont l’influence laissa de si fortes impressions en France. Ces deux mots sont Domination et Astrologie. Exclusivement ambitieuse, Catherine de Médicis n’eut d’autre passion que celle du pouvoir. Superstitieuse et fataliste comme le furent tant d’hommes supérieurs, elle n’eut de croyances sincères que dans les Sciences Occultes. Sans ce double thème, elle restera toujours incomprise. En donnant le pas à sa foi dans l’astrologie judiciaire, la lueur va tomber sur les deux personnages philosophiques de cette Étude. Il existait un homme à qui Catherine tenait plus qu’à ses enfants; cet homme était Cosme Ruggieri, elle le logeait à son hôtel de Soissons, elle avait fait de lui son conseiller suprême, chargé de lui dire si les astres ratifiaient les avis et le bon sens de ses conseillers ordinaires. De curieux antécédents justifiaient l’empire que Ruggieri conserva sur sa maîtresse jusqu’au dernier moment. Un des plus savants hommes du seizième siècle fut certes le médecin de Laurent de Médicis, duc d’Urbin, père de Catherine. Ce médecin fut appelé Ruggiero-le-Vieux (_vecchio Ruggier_, et _Roger l’Ancien_ chez les auteurs français qui se sont occupés d’alchimie), pour le distinguer de ses deux fils, de Laurent Ruggiero, nommé _le Grand_ par les auteurs cabalistiques, et de Cosme Ruggiero, l’astrologue de Catherine, également nommé Roger par plusieurs historiens français. L’usage a prévalu de les nommer Ruggieri, comme d’appeler Catherine, Médicis au lieu de Médici. Ruggieri-le-Vieux donc était si considéré dans la maison de Médicis, que les deux ducs Cosme et Laurent furent les parrains de ses deux enfants. Il dressa, de concert avec le fameux mathématicien Bazile, le thème de nativité de Catherine, en sa qualité de mathématicien, d’astrologue et de médecin de la maison de Médicis, trois qualités qui se confondaient souvent. A cette époque, les Sciences Occultes se cultivaient avec une ardeur qui peut surprendre les esprits incrédules de notre siècle si souverainement analyste; peut-être verront-ils poindre dans ce croquis historique le germe des sciences positives, épanouies au dix-neuvième siècle, mais sans la poétique grandeur qu’y portaient les audacieux chercheurs du seizième siècle; lesquels, au lieu de faire de l’industrie, agrandissaient l’Art et fertilisaient la Pensée. L’universelle protection accordée à ces sciences par les souverains de ce temps était d’ailleurs justifiée par les admirables créations des inventeurs qui partaient de la recherche du Grand Œuvre pour arriver à des résultats étonnants. Aussi jamais les souverains ne furent-ils plus avides de ces mystères. Les Fugger, en qui les Lucullus modernes reconnaîtront leurs princes, en qui les banquiers reconnaîtront leurs maîtres, étaient certes des calculateurs difficiles à surprendre; eh! bien, ces hommes si positifs qui prêtaient les capitaux de l’Europe aux souverains du seizième siècle endettés aussi bien que ceux d’aujourd’hui, ces illustres hôtes de Charles-Quint, commanditèrent les fourneaux de Paracelse. Au commencement du seizième siècle, Ruggieri-le-Vieux fut le chef de cette Université secrète d’où sortirent les Cardan, les Nostradamus et les Agrippa, qui tour à tour furent médecins des Valois, enfin tous les astronomes, les astrologues, les alchimistes qui entourèrent à cette époque les princes de la chrétienté, et qui furent plus particulièrement accueillis et protégés en France par Catherine de Médicis. Dans le thème de nativité que dressèrent Bazile et Ruggieri-le-Vieux, les principaux événements de la vie de Catherine furent prédits avec une exactitude désespérante pour ceux qui nient les Sciences Occultes. Cet horoscope annonçait les malheurs qui pendant le siège de Florence signalèrent le commencement de sa vie, son mariage avec un fils de France, l’avénement inespéré de ce fils au trône, la naissance de ses enfants, et leur nombre. Trois de ses fils devaient être rois chacun à leur tour, deux filles devaient être reines, et tous devaient mourir sans postérité. Ce thème se réalisa si bien, que beaucoup d’historiens l’ont cru fait après coup. Chacun sait que Nostradamus produisit au château de Chaumont, où Catherine alla lors de la conspiration de la Renaudie, une femme qui possédait le don de lire dans l’avenir. Or, sous le règne de François II, quand la reine voyait ses quatre fils en bas âge et bien portants, avant le mariage d’Élisabeth de Valois avec Philippe II, roi d’Espagne, avant celui de Marguerite de Valois avec Henri de Bourbon, roi de Navarre, Nostradamus et son amie confirmèrent les circonstances du fameux thème. Cette personne, douée sans doute de seconde vue, et qui appartenait à la grande école des infatigables chercheurs du grand œuvre, mais dont la vie secrète a échappé à l’histoire, affirma que le dernier enfant couronné mourrait assassiné. Après avoir placé la reine devant un miroir magique où se réfléchissait un rouet, sur une des pointes duquel se dessina la figure de chaque enfant, la sorcière imprimait un mouvement au rouet et la reine comptait le nombre des tours qu’il faisait. Chaque tour était pour chaque enfant une année de règne. Henri IV mis sur le rouet fit vingt-deux tours. Cette femme (quelques auteurs en font un homme) dit à la reine effrayée que Henri de Bourbon serait en effet roi de France et régnerait tout ce temps. La reine Catherine voua dès lors au Béarnais une haine mortelle en apprenant qu’il succéderait au dernier des Valois assassiné. Curieuse de connaître quel serait le genre de sa mort à elle, il lui fut dit de se défier de Saint-Germain. Dès ce jour, pensant qu’elle serait renfermée ou violentée au château de Saint-Germain, elle n’y mit jamais le pied, quoique ce château fût infiniment plus convenable à ses desseins par sa proximité de Paris, que tous ceux où elle alla se réfugier avec le roi durant les troubles. Quand elle tomba malade quelques jours après l’assassinat du duc de Guise aux États de Blois, elle demanda le nom du prélat qui vint l’assister, on lui dit qu’il se nommait Saint-Germain.--_Je suis morte!_ s’écria-t-elle. Elle mourut le lendemain, ayant d’ailleurs accompli le nombre d’années que lui accordaient tous ses horoscopes. Cette scène, connue du cardinal de Lorraine qui la traita de sorcellerie, se réalisait aujourd’hui. François II n’avait régné que ses deux tours de rouet, et Charles IX accomplissait en ce moment son dernier tour. Si Catherine a dit ces singulières paroles à son fils Henri partant pour la Pologne:--_Vous reviendrez bientôt!_ il faut les attribuer à sa foi dans les Sciences Occultes, et non au dessein d’empoisonner Charles IX. Marguerite de France était reine de Navarre, Élisabeth était reine d’Espagne, le duc d’Anjou était roi de Pologne. Beaucoup d’autres circonstances corroborèrent la foi de Catherine dans les Sciences Occultes. La veille du tournoi où Henri II fut blessé à mort, Catherine vit le coup fatal en songe. Son conseil d’astrologie judiciaire, composé de Nostradamus et des deux Ruggieri, lui avait prédit la mort du roi. L’histoire a enregistré les instances que fit Catherine pour engager Henri II à ne pas descendre en lice. Le pronostic et le songe engendré par le pronostic se réalisèrent. Les mémoires du temps rapportent un autre fait non moins étrange. Le courrier qui annonçait la victoire de Moncontour arriva la nuit, après être venu si rapidement qu’il avait crevé trois chevaux. On éveilla la reine-mère, qui dit: _Je le savais_. En effet, la veille, dit Brantôme, elle avait raconté le triomphe de son fils et quelques circonstances de la bataille. L’astrologue de la maison de Bourbon déclara que le cadet de tant de princes issus de saint Louis, que le fils d’Antoine de Bourbon serait roi de France. Cette prédiction rapportée par Sully fut accomplie dans les termes mêmes de l’horoscope, ce qui fit dire à Henri IV qu’à force de mensonges, ces gens rencontraient le vrai. Quoi qu’il en soit, si la plupart des têtes fortes de ce temps croyaient à la vaste science appelée _le Magisme_ par les maîtres de l’astrologie judiciaire, et _Sorcellerie_ par le public, ils y étaient autorisés par le succès des horoscopes. Ce fut pour Cosme Ruggieri, son mathématicien, son astronome, son astrologue, son sorcier si l’on veut, que Catherine fit élever la colonne adossée à la Halle-au-Blé, seul débris qui reste de l’hôtel de Soissons. Cosme Ruggieri possédait, comme les confesseurs, une mystérieuse influence, de laquelle il se contentait comme eux. Il nourrissait d’ailleurs une ambitieuse pensée supérieure à l’ambition vulgaire. Cet homme, que les romanciers ou les dramaturges dépeignent comme un bateleur, possédait la riche abbaye de Saint-Mahé, en Basse-Bretagne, et avait refusé de hautes dignités ecclésiastiques; l’or que les passions superstitieuses de cette époque lui apportaient abondamment suffisait a sa secrète entreprise, et la main de la reine, étendue sur sa tête, en préservait le moindre cheveu de tout mal. Quant à la soif de domination qui dévorait Catherine, et qui fut engendrée par un désir inné d’étendre la gloire et la puissance de la maison de Médicis, cette instinctive disposition était si bien connue, ce génie politique s’était depuis long-temps trahi par de telles démangeaisons, que Henri II dit au connétable de Montmorency, qu’elle avait mis en avant pour sonder son mari:--_Mon compère, vous ne connaissez pas ma femme; c’est la plus grande brouillonne de la terre, elle ferait battre les saints dans le paradis, et tout serait perdu le jour où on la laisserait toucher aux affaires._ Fidèle à sa défiance, ce prince occupa jusqu’à sa mort de soins maternels cette femme qui, menacée de stérilité, donna dix enfants à la race des Valois et devait en voir l’extinction. Aussi l’envie de conquérir le pouvoir fut-elle si grande, que Catherine s’allia, pour le saisir, avec les Guise, les ennemis du trône; enfin, pour garder les rênes de l’État entre ses mains, elle usa de tous les moyens, en sacrifiant ses amis et jusqu’à ses enfants. Cette femme, de qui l’un de ses ennemis a dit à sa mort: _Ce n’est pas une reine, c’est la royauté qui vient de mourir_, ne pouvait vivre que par les intrigues du gouvernement, comme un joueur ne vit que par les émotions du jeu. Quoique italienne et de la voluptueuse race des Médicis, les Calvinistes, qui l’ont tant calomniée, ne lui découvrirent pas un seul amant. Admiratrice de la maxime: _Diviser pour régner_, elle venait d’apprendre, depuis douze ans, à opposer constamment une force à une autre. Aussitôt qu’elle prit en main la bride des affaires, elle fut obligée d’y entretenir la discorde pour neutraliser les forces de deux maisons rivales et sauver la couronne. Ce système nécessaire a justifié la prédiction de Henri II. Catherine inventa ce jeu de bascule politique imité depuis par tous les princes qui se trouvèrent dans une situation analogue, en opposant tour à tour les Calvinistes aux Guise, et les Guise aux Calvinistes. Après avoir opposé ces deux religions l’une à l’autre, au cœur de la nation, Catherine opposa le duc d’Anjou à Charles IX. Après avoir opposé les choses, elle opposa les hommes en conservant les nœuds de tous leurs intérêts entre ses mains. Mais à ce jeu terrible, qui veut la tête d’un Louis XI ou d’un Louis XVIII, on recueille inévitablement la haine de tous les partis, et l’on se condamne à toujours vaincre, car une seule bataille perdue vous donne tous les intérêts pour ennemis; si toutefois, à force de triompher, vous ne finissez pas par ne plus trouver de joueurs. La majeure partie du régime de Charles IX fut le triomphe de la politique domestique de cette femme étonnante. Combien d’adresse Catherine ne dut-elle pas employer pour faire donner le commandement des armées au duc d’Anjou sous un roi jeune, brave, avide de gloire, capable, généreux et en présence du connétable Anne de Montmorency! Le duc d’Anjou eut, aux yeux des politiques de l’Europe, l’honneur de la Saint-Barthélemi, tandis que Charles IX en eut tout l’odieux. Après avoir inspiré au roi une feinte et secrète jalousie contre son frère, elle se servit de cette passion pour user dans les intrigues d’une rivalité fraternelle les grandes qualités de Charles IX. Cypierre, le premier gouverneur, et Amyot, le précepteur de Charles IX, avaient fait de leur élève un si grand homme, ils avaient préparé un si beau règne, que la mère prit son fils en haine le premier jour où elle craignit de perdre le pouvoir après l’avoir si péniblement conquis. Sur ces données, la plupart des historiens ont cru à quelque prédilection de la reine-mère pour Henri III; mais la conduite qu’elle tenait en ce moment prouve la parfaite insensibilité de son cœur envers ses enfants. En allant régner en Pologne, le duc d’Anjou la privait de l’instrument dont elle avait besoin pour tenir Charles IX en haleine, par ces intrigues domestiques qui jusqu’alors en avaient neutralisé l’énergie en offrant une pâture à ses sentiments extrêmes. Catherine fit alors forger la conspiration de La Mole et de Coconnas où trempait le duc d’Alençon qui, devenu duc d’Anjou par l’avénement de son frère, se prêta très-complaisamment aux vues de sa mère en déployant une ambition qu’encourageait sa sœur Marguerite, reine de Navarre. Cette conspiration, alors arrivée au point où la voulait Catherine, avait pour but de mettre le jeune duc et son beau frère, le roi de Navarre, à la tête des Calvinistes, de s’emparer de Charles IX et de retenir prisonnier ce roi sans héritier, qui laisserait ainsi la couronne au duc, dont l’intention était d’établir le Calvinisme en France. Calvin avait obtenu quelques jours avant sa mort la récompense qu’il ambitionnait tant, en voyant la Réformation se nommer le _Calvinisme_ en son honneur. Si Le Laboureur et les plus judicieux auteurs n’avaient déjà prouvé que La Mole et Coconnas, arrêtés cinquante jours après la nuit où commence ce récit et décapités au mois d’avril suivant, furent les victimes de la politique de la reine-mère, il suffirait, pour faire penser qu’elle dirigea secrètement leur entreprise, de la participation de Cosme Ruggieri dans cette affaire. Cet homme, contre lequel le roi nourrissait des soupçons et une haine dont les motifs vont se trouver suffisamment expliqués ici, fut impliqué dans la procédure. Il convint d’avoir fourni à La Mole une figure représentant le roi, piquée au cœur par deux aiguilles. Cette façon d’_envoûter_ constituait, à cette époque, un crime puni de mort. Ce verbe comporte une des plus belles images infernales qui puissent peindre la haine, il explique d’ailleurs admirablement l’opération magnétique et terrible que décrit, dans le monde occulte, un désir constant en entourant le personnage ainsi voué à la mort, et dont la figure de cire rappelait sans cesse les effets. La justice d’alors pensait avec raison qu’une pensée à laquelle on donnait corps était un crime de lèze-majesté. Charles IX demanda la mort du Florentin; Catherine, plus puissante, obtint du Parlement, par le conseiller Le Camus, que son astrologue serait condamné seulement aux galères. Le roi mort, Cosme Ruggieri fut gracié par une ordonnance de Henri III, qui lui rendit ses pensions et le reçut à la cour. Catherine avait alors frappé tant de coups sur le cœur de son fils, qu’il était en ce moment impatient de secouer le joug de sa mère. Depuis l’absence de Marie Touchet, Charles IX inoccupé s’était pris à tout observer autour de lui. Il avait tendu très-habilement des piéges aux gens desquels il se croyait sûr, pour éprouver leur fidélité. Il avait surveillé les démarches de sa mère, et lui avait dérobé la connaissance des siennes propres, en se servant pour la tromper de tous les défauts qu’elle lui avait donnés. Dévoré du désir d’effacer l’horreur causée en France par la Saint-Barthélemi, il s’occupait avec activité des affaires, présidait le conseil et tentait de saisir les rênes du gouvernement par des actes habilement mesurés. Quoique la reine eût essayé de combattre les dispositions de son fils en employant tous les moyens d’influence que lui donnaient sur son esprit son autorité maternelle et l’habitude de le dominer, la pente de la défiance est si rapide, que le fils alla du premier bond trop loin pour revenir. Le jour où les paroles dites par sa mère au roi de Pologne lui furent rapportées, Charles IX se sentit dans un si mauvais état de santé qu’il conçut d’horribles pensées, et quand de tels soupçons envahissent le cœur d’un fils et d’un roi, rien ne peut les dissiper. En effet, à son lit de mort, sa mère fut obligée de l’interrompre en s’écriant: _Ne dites pas cela, monsieur!_ au moment où, en confiant à Henri IV sa femme et sa fille, il voulait le mettre en garde contre Catherine. Quoique Charles IX ne manquât pas de ce respect extérieur dont elle fut toujours si jalouse qu’elle n’appela les rois ses enfants que monsieur; depuis quelques mois, la reine-mère distinguait dans les manières de son fils l’ironie mal déguisée d’une vengeance arrêtée. Mais qui pouvait surprendre Catherine devait être habile. Elle tenait prête cette conspiration du duc d’Alençon et de La Mole, afin de détourner, par une nouvelle rivalité fraternelle, les efforts que faisait Charles IX pour arriver à son émancipation; seulement avant d’en user, elle voulait dissiper des méfiances qui pouvaient rendre impossible toute réconciliation entre elle et son fils; car laisserait-il le pouvoir à une mère capable de l’empoisonner? Aussi se croyait-elle en ce moment si sérieusement menacée, qu’elle avait mandé Strozzi, son parent, soldat remarquable par son exécution. Elle tenait avec Birague et les Gondi des conciliabules secrets, et jamais elle n’avait si souvent consulté son oracle à l’hôtel de Soissons. Quoique l’habitude de la dissimulation autant que l’âge eussent fait à Catherine ce masque d’abbesse, hautain et macéré, blafard et néanmoins plein de profondeur, discret et inquisiteur, si remarquable aux yeux de ceux qui ont étudié son portrait, les courtisans apercevaient quelques nuages sur cette glace florentine. Aucune souveraine ne se montra plus imposante que le fut cette femme depuis le jour où elle était parvenue à contenir les Guise après la mort de François II. Son bonnet de velours noir façonné en pointe sur le front, car elle ne quitta jamais le deuil de Henri II, faisait comme un froc féminin à son impérieux et froid visage, auquel d’ailleurs elle savait communiquer à propos les séductions italiennes. Elle était si bien faite qu’elle fit venir pour les femmes la mode d’aller à cheval de manière à montrer ses jambes; c’est assez dire que les siennes étaient les plus parfaites du monde. Toutes les femmes montèrent à cheval _à la planchette_ en Europe, à laquelle la France imposait depuis long-temps ses modes. Pour qui voudra se figurer cette grande figure, le tableau qu’offrait la salle prendra tout à coup un aspect grandiose. Ces deux reines si différentes de génie, de beauté, de costume, et presque brouillées, l’une naïve et pensive, l’autre pensive et grave comme une abstraction, étaient beaucoup trop préoccupées toutes deux pour donner pendant cette soirée le mot d’ordre qu’attendent les courtisans pour s’animer. Le drame profondément caché que depuis six mois jouaient le fils et la mère, avait été deviné par quelques courtisans; mais les Italiens l’avaient surtout suivi d’un œil attentif, car tous allaient être sacrifiés si Catherine perdait la partie. En de pareilles circonstances, et dans un moment où le fils et la mère faisaient assaut de fourberies, le roi surtout devait occuper les regards. Pendant cette soirée, Charles IX, fatigué par une longue chasse et par les occupations sérieuses qu’il avait dissimulées, paraissait avoir quarante ans. Il était arrivé au dernier degré de la maladie dont il mourut, et qui autorisa quelques personnes graves à penser qu’il fut empoisonné. Selon de Thou, ce Tacite des Valois, les chirurgiens trouvèrent dans le corps de Charles IX des taches suspectes (_ex causa incognitâ reperti livores_). Les funérailles de ce prince furent encore plus négligées que celles de François II. De Saint-Lazare à Saint-Denis, Charles IX fut conduit par Brantôme et par quelques archers de la garde que commandait le comte de Solern. Cette circonstance, jointe à la haine supposée à la mère contre son fils, put confirmer l’accusation portée par de Thou; mais elle sanctionne l’opinion émise ici sur le peu d’affection que Catherine avait pour tous ses enfants; insensibilité qui se trouve expliquée par sa foi dans les arrêts de l’astrologie judiciaire. Cette femme ne pouvait guère s’intéresser à des instruments qui devaient lui manquer. Henri III était le dernier roi sous lequel elle devait régner, voilà tout. Il peut être permis aujourd’hui de croire que Charles IX mourut de mort naturelle. Ses excès, son genre de vie, le développement subit de ses facultés, ses derniers efforts pour ressaisir les rênes du pouvoir, son désir de vivre, l’abus de ses forces, ses dernières souffrances et ses derniers plaisirs, tout démontre à des esprits impartiaux qu’il mourut d’une maladie de poitrine, affection alors peu connue, mal observée, et dont les symptômes purent porter Charles IX lui-même à se croire empoisonné. Mais le véritable poison que lui donna sa mère se trouvait dans les funestes conseils des courtisans placés autour de lui pour lui faire gaspiller ses forces intellectuelles aussi bien que ses forces physiques, et qui causèrent ainsi sa maladie purement occasionnelle et non constitutive. Charles IX se distinguait alors, plus qu’en aucune époque de sa vie, par une majesté sombre qui ne messied pas aux rois. La grandeur de ses pensées secrètes se reflétait sur son visage remarquable par le teint italien qu’il tenait de sa mère. Cette pâleur d’ivoire, si belle aux lumières, si favorable aux expressions de la mélancolie, faisait vigoureusement ressortir le feu de ses yeux d’un bleu noir qui, pressés entre des paupières grasses, acquéraient ainsi la finesse acérée que l’imagination exige du regard des rois, et dont la couleur favorisait la dissimulation. Les yeux de Charles IX étaient surtout terribles par la disposition de ses sourcils élevés, en harmonie avec un front découvert et qu’il pouvait hausser et baisser à son gré. Il avait un nez large et long, gros du bout, un véritable nez de lion; de grandes oreilles, des cheveux d’un blond ardent, une bouche quasi-saignante comme celle des poitrinaires, dont la lèvre supérieure était mince, ironique, et l’inférieure assez forte pour faire supposer les plus belles qualités du cœur. Les rides imprimées sur ce front dont la jeunesse avait été détruite par d’effroyables soucis, inspiraient un violent intérêt; les remords causés par l’inutilité de la Saint-Barthélemi, mesure qui lui fut astucieusement arrachée, en avaient causé plus d’une; mais il y en avait deux autres dans son visage qui eussent été bien éloquentes pour un savant à qui un génie spécial aurait permis de deviner les éléments de la physiologie moderne. Ces deux rides produisaient un vigoureux sillon allant de chaque pommette à chaque coin de la bouche et accusaient les efforts intérieurs d’une organisation fatiguée de fournir aux travaux de la pensée et aux violents plaisirs du corps. Charles IX était épuisé. La reine-mère, en voyant son ouvrage, devait avoir des remords, si toutefois la politique ne les étouffe pas tous chez les gens assis sous la pourpre. Si Catherine avait su l’effet de ses intrigues sur son fils, peut-être aurait-elle reculé? Quel affreux spectacle! Ce roi né si vigoureux était devenu débile, cet esprit si follement trempé se trouvait plein de doutes; cet homme, en qui résidait l’autorité, se sentait sans appui; ce caractère ferme avait peu de confiance en lui-même. La valeur guerrière s’était changée par degrés en férocité, la discrétion en dissimulation; l’amour fin et délicat des Valois se changeait en une inextinguible rage de plaisir. Ce grand homme méconnu, perverti, usé sur les mille faces de sa belle âme, roi sans pouvoir, ayant un noble cœur et n’ayant pas un ami, tiraillé par mille desseins contraires, offrait la triste image d’un homme de vingt-quatre ans désabusé de tout, se défiant de tout, décidé à tout jouer, même sa vie. Depuis peu de temps, il avait compris sa mission, son pouvoir, ses ressources, et les obstacles que sa mère apportait à la pacification du royaume; mais cette lumière brillait dans une lanterne brisée. Deux hommes que ce prince aimait au point d’avoir excepté l’un du massacre de la Saint-Barthélemi, et d’être allé dîner chez l’autre au moment où ses ennemis l’accusaient d’avoir empoisonné le roi, son premier médecin Jean Chapelain et son premier chirurgien Ambroise Paré, mandés par Catherine et venus de province en toute hâte, se trouvaient là pour l’heure du coucher. Tous deux contemplaient leur maître avec sollicitude, quelques courtisans les questionnaient à voix basse; mais les deux savants mesuraient leurs réponses en cachant la condamnation qu’ils avaient portée. De temps en temps, le roi relevait ses paupières alourdies et tâchait de dérober à ses courtisans le regard qu’il jetait sur sa mère. Tout à coup, il se leva brusquement et se mit devant la cheminée. --Monsieur de Chiverny, dit-il, pourquoi gardez-vous le titre de chancelier d’Anjou et de Pologne? Êtes-vous à notre service ou à celui de notre frère? --Je suis tout à vous, sire, dit-il en s’inclinant. --Venez donc demain, j’ai dessein de vous envoyer en Espagne, car il se passe d’étranges choses à la cour de Madrid, messieurs. Le roi regarda sa femme et se rejeta dans son fauteuil. --Il se passe d’étranges choses partout, dit-il à voix basse au maréchal de Tavannes, l’un des favoris de sa jeunesse. Il se leva pour emmener le camarade de ses amusements de jeunesse dans l’embrasure de la croisée située à l’angle de ce salon, et lui dit:--J’ai besoin de toi, reste ici le dernier. Je veux savoir si tu seras pour ou contre moi. Ne fais pas l’étonné. Je romps mes lisières. Ma mère est cause de tout le mal ici. Dans trois mois je serai ou mort, ou roi de fait. Sur ta vie, silence! Tu as mon secret, toi, Solern et Villeroi. S’il se commet une indiscrétion, elle viendra de l’un de vous. Ne me serre pas de si près, va faire la cour à ma mère, dis-lui que je meurs, et que tu ne me regrettes pas parce que je suis un pauvre sire. Charles IX se promena le bras appuyé sur l’épaule de son ancien favori, avec lequel il parut s’entretenir de ses souffrances pour tromper les curieux; puis craignant de rendre sa froideur trop visible, il vint causer avec les deux reines en appelant Birague auprès d’elles. En ce moment, Pinard, un des Secrétaires d’État, se coula de la porte auprès de Catherine en filant comme une anguille le long des murs. Il vint dire deux mots à l’oreille de la reine-mère, qui lui répondit par un signe affirmatif. Le roi ne demanda point à sa mère ce dont il s’agissait, il alla se remettre dans son fauteuil et garda le silence, après avoir jeté sur la cour un regard d’horrible colère et de jalousie. Ce petit événement eut aux yeux de tous les courtisans une énorme gravité. Ce fut comme la goutte d’eau qui fait déborder le verre, que cet exercice du pouvoir sans la participation du roi. La reine Élisabeth et la comtesse de Fiesque se retirèrent, sans que le roi y fît attention; mais la reine-mère reconduisit sa belle-fille jusqu’à la porte. Quoique la mésintelligence de la mère et du fils donnât un très-grand intérêt aux gestes, aux regards, à l’attitude de Catherine et de Charles IX, leur froide contenance fit comprendre aux courtisans qu’ils étaient de trop; ils quittèrent le salon, quand la jeune reine fut sortie. A dix heures il ne resta plus que quelques intimes, les deux Gondi, Tavannes, le comte de Solern, Birague et la reine-mère. Le roi demeurait plongé dans une noire mélancolie. Ce silence était fatigant. Catherine paraissait embarrassée, elle voulait partir, elle désirait que le roi la reconduisît, mais le roi demeurait obstinément dans sa rêverie; elle se leva pour lui dire adieu, Charles IX fut contraint de l’imiter; elle lui prit le bras, fit quelques pas avec lui pour pouvoir se pencher à son oreille et y glisser ces mots:--Monsieur, j’ai des choses importantes à vous confier. Avant de partir, la reine-mère fit dans une glace à messieurs de Gondi un clignement d’yeux qui put d’autant mieux échapper aux regards de son fils qu’il jetait lui-même un coup d’œil d’intelligence au comte de Solern et à Villeroy. Tavannes était pensif. --Sire, dit le maréchal de Retz en sortant de sa méditation, je vous trouve royalement ennuyé, ne vous divertissez-vous donc plus? Vive Dieu! où est le temps où nous nous amusions à vaurienner par les rues le soir? --Ah! c’était le bon temps, répondit le roi non sans soupirer. --Que n’y allez-vous? dit monsieur de Birague en se retirant et jetant une œillade aux Gondi. --Je me souviens toujours avec plaisir de ce temps-là, s’écria le maréchal de Retz. --Je voudrais bien vous voir sur les toits, monsieur le maréchal, dit Tavannes.--Sacré chat d’Italie, puisses-tu te rompre le cou, ajouta-t-il à l’oreille du roi. --J’ignore qui de vous ou de moi franchirait le plus lestement une cour ou une rue; mais ce que je sais, c’est que nous ne craignons pas plus l’un que l’autre de mourir, répondit le duc de Retz. --Eh! bien, sire, voulez-vous vaurienner comme dans votre jeunesse? dit le Grand-Maître de la Garde-Robe. Ainsi, à vingt-quatre ans, ce malheureux roi ne paraissait plus jeune à personne, pas même à ses flatteurs. Tavannes et le roi se remémorèrent, comme de véritables écoliers, quelques-uns des bons tours qu’ils avaient faits dans Paris, et la partie fut bientôt liée. Les deux Italiens, mis au défi de sauter de toit en toit, et d’un côté de rue à l’autre, parièrent de suivre le roi. Chacun alla prendre un costume de vaurien. Le comte de Solern, resté seul avec le roi, le regarda d’un air étonné. Si le bon allemand, pris de compassion en devinant la situation du roi de France, était la fidélité, l’honneur même, il n’avait pas la conception prompte. Entouré de gens hostiles, ne pouvant se fier à personne, pas même à sa femme, qui s’était rendue coupable de quelques indiscrétions en ignorant qu’il eût sa mère et ses serviteurs pour ennemis, Charles IX avait été heureux de rencontrer en monsieur de Solern un dévouement qui lui permettait une entière confiance. Tavannes et Villeroy n’avaient qu’une partie des secrets du roi. Le comte de Solern seul connaissait le plan dans son entier; il était d’ailleurs très-utile à son maître, en ce qu’il disposait de quelques serviteurs discrets et affectionnés qui obéissaient aveuglément à ses ordres. Monsieur de Solern, qui avait un commandement dans les Archers de la garde, y triait, depuis quelques jours, les hommes exclusivement attachés au roi, pour en composer une compagnie d’élite. Le roi pensait à tout. --Eh! bien, Solern, dit Charles IX, ne nous faut-il pas un prétexte pour passer la nuit dehors? J’avais bien madame de Belleville, mais ceci vaut mieux, car ma mère peut savoir ce qui se passe chez Marie. Monsieur de Solern, qui devait suivre le roi, demanda la permission de battre les rues avec quelques-uns de ses Allemands, et Charles IX y consentit. Vers onze heures du soir, le roi, devenu gai, se mit en route avec ses trois courtisans pour explorer le quartier Saint-Honoré. --J’irai surprendre ma mie, dit Charles IX à Tavannes, en passant par la rue de l’Autruche. Pour rendre cette scène de nuit plus intelligible à ceux qui n’auraient pas présente à l’esprit la topographie du vieux Paris, il est nécessaire d’expliquer où se trouvait la rue de l’Autruche. Le Louvre de Henri II se continuait au milieu des décombres et des maisons. A la place de l’aile qui fait aujourd’hui face au Pont-des-Arts, il existait un jardin. Au lieu de la colonnade, se trouvaient des fossés et un pont-levis sur lequel devait être tué plus tard un Florentin, le maréchal d’Ancre. Au bout de ce jardin, s’élevaient les tours de l’hôtel de Bourbon, demeure des princes de cette maison jusqu’au jour où la trahison du grand connétable, ruiné par le séquestre de ses biens qu’ordonna François Ier pour ne pas prononcer entre sa mère et lui, termina ce procès si fatal à la France, par la confiscation des biens du connétable. Ce château, qui faisait un bel effet sur la rivière, ne fut démoli que sous Louis XIV. La rue de l’Autruche commençait rue Saint-Honoré et finissait à l’hôtel de Bourbon sur le quai. Cette rue nommée d’Autriche sur quelques vieux plans, et aussi de l’Austruc, a disparu de la carte comme tant d’autres. La rue des Poulies dut être pratiquée sur l’emplacement des hôtels qui s’y trouvaient du côté de la rue Saint-Honoré. Les auteurs ne sont pas d’accord sur l’étymologie de ce nom. Les uns supposent qu’il vient d’un hôtel d’Osteriche (_Osterrichen_) habité par une fille de cette maison qui épousa un seigneur français au quatorzième siècle. Les autres prétendent que là étaient jadis les volières royales où tout Paris accourut un jour voir une autruche vivante. Quoi qu’il en soit, cette rue tortueuse était remarquable par les hôtels de quelques princes du sang qui se logèrent autour du Louvre. Depuis que la royauté avait déserté le faubourg Saint-Antoine, où elle s’abrita sous la Bastille pendant deux siècles, pour venir se fixer au Louvre, beaucoup de grands seigneurs demeuraient aux environs. Or, l’hôtel de Bourbon avait pour pendant du côté de la rue Saint Honoré le vieil hôtel d’Alençon. Cette demeure des comtes de ce nom, toujours comprise dans l’apanage, appartenait alors au quatrième fils de Henri II, qui prit plus tard le titre de duc d’Anjou et qui mourut sous Henri III, auquel il donna beaucoup de tablature. L’apanage revint alors à la Couronne, ainsi que ce vieil hôtel qui fut démoli. En ce temps, l’hôtel d’un prince offrait un vaste ensemble de constructions; et pour s’en faire une idée, il faut aller mesurer l’espace que tient encore, dans le Paris moderne, l’hôtel Soubise au Marais. Un hôtel comprenait les établissements exigés par ces grandes existences qui peuvent paraître presque problématiques à beaucoup de personnes qui voient aujourd’hui le piètre état d’un prince. C’était d’immenses écuries, le logement des médecins, des bibliothécaires, des chanceliers, du clergé, des trésoriers, officiers, pages, serviteurs gagés et valets attachés à la maison du prince. Vers la rue Saint-Honoré, se trouvait, dans un jardin de l’hôtel, une jolie petite maison que la célèbre duchesse d’Alençon avait fait construire en 1520, et qui depuis avait été entourée de maisons particulières bâties par des marchands. Le roi y avait logé Marie Touchet. Quoique le duc d’Alençon conspirât alors contre son frère, il était incapable de le contrarier en ce point. Comme pour descendre la rue Saint-Honoré qui, dans ce temps, n’offrait de chances aux voleurs qu’à partir de la barrière des Sergents, il fallait passer devant l’hôtel de sa mie, il était difficile que le roi ne s’y arrêtât pas. En cherchant quelque bonne fortune, un bourgeois attardé à dévaliser ou le guet à battre, le roi levait le nez à tous les étages, et regardait aux endroits éclairés afin de voir ce qui s’y passait ou d’écouter les conversations. Mais il trouva sa bonne ville dans un état de tranquillité déplorable. Tout à coup, en arrivant à la maison d’un fameux parfumeur nommé René, qui fournissait la cour, le roi parut concevoir une de ces inspirations soudaines que suggèrent des observations antérieures, en voyant une forte lumière projetée par la dernière croisée du comble. Ce parfumeur était véhémentement soupçonné de guérir les oncles riches quand ils se disaient malades, la cour lui attribuait l’invention du fameux _Élixir à successions_, et il fut accusé d’avoir empoisonné Jeanne d’Albret, mère de Henri IV, laquelle fut ensevelie sans que sa tête eût été ouverte, _malgré l’ordre formel de Charles IX_, dit un contemporain. Depuis deux mois, le roi cherchait un stratagème pour pouvoir épier les secrets du laboratoire de René, chez qui Cosme Ruggieri allait souvent. Le roi voulait, s’il y trouvait quelque chose de suspect, procéder par lui-même sans aucun intermédiaire de la police ou de la justice, sur lesquelles sa mère ferait agir la crainte ou la corruption. Il est certain que pendant le seizième siècle, dans les années qui le précédèrent et le suivirent, l’empoisonnement était arrivé à une perfection inconnue à la chimie moderne et que l’histoire a constatée. L’Italie, berceau des sciences modernes, fut, à cette époque, inventrice et maîtresse de ces secrets dont plusieurs se perdirent. De là vint cette réputation qui pesa durant les deux siècles suivants sur les Italiens. Les romanciers en ont si fort abusé, que partout où ils introduisent des Italiens, ils leur font jouer des rôles d’assassins et d’empoisonneurs. Si l’Italie avait alors l’entreprise des poisons subtils dont parlent quelques historiens, il faudrait seulement reconnaître sa suprématie en toxicologie comme dans toutes les connaissances humaines et dans les arts, où elle précédait l’Europe. Les crimes du temps n’étaient pas les siens, elle servait les passions du siècle comme elle bâtissait d’admirables édifices, commandait les armées, peignait de belles fresques, chantait des romances, aimait les reines, plaisait aux rois, dessinait des fêtes ou des ballets, et dirigeait la politique. A Florence, cet art horrible était à un si haut point, qu’une femme partageant une pêche avec un duc, en se servant d’une lame d’or dont un côté seulement était empoisonné, mangeait la moitié saine et donnait la mort avec l’autre. Une paire de gants parfumés infiltrait par les pores une maladie mortelle. On mettait le poison dans un bouquet de roses naturelles dont la seule senteur une fois respirée donnait la mort. Don Juan d’Autriche fut, dit-on, empoisonné par une paire de bottes. Le roi Charles IX était donc à bon droit curieux, et chacun concevra combien les sombres croyances qui l’agitaient devaient le rendre impatient de surprendre René à l’œuvre. La vieille fontaine située au coin de la rue de l’Arbre-Sec, et depuis rebâtie, offrit à la noble bande les facilités nécessaires pour atteindre au faîte d’une maison voisine de celle de René, que le roi feignit de vouloir visiter. Le roi, suivi de ses compagnons, se mit à voyager sur les toits, au grand effroi de quelques bourgeois réveillés par ces faux voleurs qui les appelaient de quelque nom drôlatique, écoutaient les querelles et les plaisirs de chaque ménage, ou commençaient quelques effractions. Quand les Italiens virent Tavannes et le roi s’engageant sur les toits de la maison voisine de celle de René, le maréchal de Retz s’assit en se disant fatigué, et son frère demeura près de lui.--Tant mieux, pensa le roi qui laissa volontiers ses espions. Tavannes se moqua des deux Florentins qui restèrent seuls au milieu d’un profond silence, et dans un endroit où ils n’avaient que le ciel au-dessus d’eux et des chats pour auditeurs. Aussi les deux Italiens profitèrent-ils de la circonstance pour se communiquer des pensées qu’ils n’auraient exprimées en aucun autre lieu du monde et que les événements de la soirée leur avaient inspirées. --Albert, dit le grand-maître au maréchal, le roi l’emportera sur la reine, nous faisons de mauvaise besogne pour notre fortune en restant attachés à celle de Catherine. Si nous passions au roi dans le moment où il cherche des appuis contre sa mère et des hommes habiles pour le servir, nous ne serions pas chassés comme des bêtes fauves quand la reine-mère sera bannie, enfermée ou tuée. --Avec des idées pareilles, tu n’iras pas loin, Charles, répondit gravement le maréchal au grand-maître. Tu suivras ton roi dans la tombe, et il n’a pas long-temps à vivre, il est ruiné d’excès, Cosme Ruggieri a pronostiqué sa mort pour l’an prochain. --Le sanglier mourant a souvent tué le chasseur, dit Charles de Gondi. Cette conspiration du duc d’Alençon, du roi de Navarre et du prince de Condé, pour laquelle s’entremettent La Mole et Coconnas, est plus dangereuse qu’utile. D’abord, le roi de Navarre, que la reine-mère espérait prendre en flagrant délit, s’est défié d’elle et ne s’y fourre point. Il veut profiter de la conspiration sans en courir les chances. Puis voilà qu’aujourd’hui tous ont la pensée de mettre la couronne sur la tête du duc d’Alençon qui se fait Calviniste. --_Budelone!_ ne vois-tu pas que cette conspiration permet à notre reine de savoir ce que les Huguenots peuvent faire avec le duc d’Alençon, et ce que le roi veut faire avec les Huguenots? car le roi négocie avec eux; mais pour faire chevaucher le roi sur un cheval de bois, Catherine lui déclarera demain cette conspiration qui neutralisera ses projets. --Ah! fit Charles de Gondi, à profiter de nos conseils, elle est devenue plus forte que nous. Voilà qui est bien. --Bien pour le duc d’Anjou, qui aime mieux être roi de France que roi de Pologne, et à qui j’irai tout expliquer. --Tu pars, Albert? --Demain. N’avais-je pas la charge d’accompagner le roi de Pologne? j’irai le rejoindre à Venise où leurs Seigneuries se sont chargées de l’amuser. --Tu es la prudence même. --_Che bestia!_ je te jure qu’il n’y a pas le moindre danger pour nous à rester à la cour. S’il y en avait, m’en irais-je? Je demeurerais auprès de notre bonne maîtresse. --Bonne! fit le grand-maître, elle est femme à laisser là ses instruments quand elle les trouve lourds..... --_O coglione!_ tu veux être un soldat, et tu crains la mort? Chaque métier a ses devoirs, et nous avons les nôtres envers la fortune. En s’attachant aux rois, source de toute puissance temporelle et qui protègent, élèvent, enrichissent nos maisons, il faut leur vouer l’amour qui enflamme pour le ciel le cœur du martyr; il faut savoir souffrir pour leur cause; quand ils nous sacrifient à leur trône, nous pouvons périr, car nous mourons autant pour nous-mêmes que pour eux, nos maisons ne périssent pas. _Ecco._ --Tu as raison, Albert, on t’a donné l’ancien duché de Retz. --Écoute, reprit le duc de Retz. La reine espère beaucoup de l’habileté des Ruggieri pour se raccommoder avec son fils. Quand notre drôle n’a plus voulu se servir de René, la rusée a bien deviné sur quoi portaient les soupçons de son fils. Mais qui sait ce que le roi porte dans son sac? Peut-être hésite-t-il seulement sur le traitement qu’il destine à sa mère, il la hait, entends-tu? Il a dit quelque chose de ses desseins à la reine, la reine en a causé avec madame de Fiesque, madame de Fiesque a tout rapporté à la reine-mère, et depuis, le roi se cache de sa femme. --Il était temps, dit Charles de Gondi. --De quoi faire? demanda le maréchal. --D’occuper le roi, répondit le grand-maître qui pour être moins avant que son frère dans l’intimité de Catherine n’en était pas moins clairvoyant. --Charles, je t’ai fait faire un beau chemin, lui dit gravement son frère; mais si tu veux être duc aussi, sois comme moi l’âme damnée de notre maîtresse; elle restera reine, elle est ici la plus forte. Madame de Sauves est toujours à elle, et le roi de Navarre, le duc d’Alençon sont toujours à madame de Sauves; Catherine les tiendra toujours en lesse, sous celui-ci, comme sous le règne du roi Henri III. Dieu veuille que celui-là ne soit pas ingrat! --Pourquoi? --Sa mère fait trop pour lui. --Eh! mais j’entends du bruit dans la rue Saint-Honoré, s’écria le grand-maître; on ferme la porte de René! Ne distingues-tu pas le pas de plusieurs hommes? Les Ruggieri sont arrêtés. --Ah! _diavolo!_ voici de la prudence. Le roi n’a pas suivi son impétuosité accoutumée. Mais où les mettrait-il en prison? Allons voir ce qui se passe. Les deux frères arrivèrent au coin de la rue de l’Autruche au moment où le roi entrait chez sa maîtresse. A la lueur des flambeaux que tenait le concierge, ils purent apercevoir Tavannes et les Ruggieri. --Eh! bien, Tavannes, s’écria le grand-maître en courant après le compagnon du roi qui retournait vers le Louvre, que vous est-il arrivé? --Nous sommes tombés en plein consistoire de sorciers; nous en avons arrêté deux qui sont de vos amis et qui pourront expliquer, à l’usage des seigneurs français, par quels moyens vous avez mis la main sur deux charges de la couronne, vous qui n’êtes pas du pays, dit Tavannes moitié riant, moitié sérieux. --Et le roi? fit le grand-maître en homme que l’inimitié de Tavannes inquiétait peu. --Il reste chez sa maîtresse. --Nous sommes arrivés par le dévouement le plus absolu pour nos maîtres, une belle et noble voie que vous avez prise aussi, mon cher duc, répondit le maréchal de Retz. Les trois courtisans cheminèrent en silence. Au moment où ils se quittèrent en retrouvant chacun leurs gens pour se faire accompagner chez eux, deux hommes se glissèrent lestement le long des murailles de la rue de l’Autruche. Ces deux hommes étaient le roi et le comte de Solern qui arrivèrent promptement au bord de la Seine, à un endroit où une barque et des rameurs choisis par le seigneur allemand les attendaient. En peu d’instants tous deux atteignirent le bord opposé. --Ma mère n’est pas couchée, s’écria le roi, elle nous verra, nous avons mal choisi le lieu du rendez-vous. --Elle pourra croire à quelque duel, répondit Solern, et comment distinguerait-elle qui nous sommes, à cette distance? --Eh! qu’elle me voie, s’écria Charles IX, je suis décidé maintenant! Le roi et son confident sautèrent sur la berge et marchèrent vivement dans la direction du Pré aux Clercs. En y arrivant le comte de Solern, qui précédait le roi, fit la rencontre d’un homme en sentinelle, avec lequel il échangea quelques paroles et qui se retira vers les siens. Bientôt deux hommes, qui paraissaient être des princes aux marques de respect que leur donnait leur vedette, quittèrent la place où ils s’étaient cachés derrière une mauvaise clôture de champ, et s’approchèrent du roi, devant lequel ils fléchirent le genou; mais Charles IX les releva avant qu’ils n’eussent touché la terre et leur dit:--Point de façons, nous sommes tous, ici, gentilshommes. A ces trois gentilshommes vint se joindre un vieillard vénérable que l’on aurait pris pour le chancelier de L’Hôpital s’il n’était mort l’année précédente. Tous quatre marchèrent avec vitesse afin de se mettre en un lieu où leur conférence ne pût être entendue par les gens de leur suite, et Solern les suivit à une faible distance pour veiller sur le roi. Ce fidèle serviteur se livrait à une défiance que Charles IX ne partageait point, en homme à qui la vie était devenue trop pesante. Ce seigneur fut, du côté du roi, le seul témoin de la conférence, qui s’anima bientôt. --Sire, dit l’un des interlocuteurs, le connétable de Montmorency, le meilleur ami du roi votre père et qui en a eu les secrets, a opiné avec le maréchal de Saint-André qu’il fallait coudre madame Catherine dans un sac et la jeter à la rivière. Si cela eût été fait, beaucoup de braves gens seraient sur pied. --J’ai assez d’exécutions sur la conscience, monsieur, répondit le roi. --Eh! bien, sire, reprit le plus jeune des quatre personnages, du fond de l’exil la reine Catherine saura brouiller les affaires et trouver des auxiliaires. N’avons-nous pas tout à craindre des Guise, qui depuis neuf ans ont formé le plan d’une monstrueuse alliance catholique dans le secret de laquelle votre majesté n’est pas, et qui menace son trône? Cette alliance est une invention de l’Espagne, qui ne renonce pas à son projet d’abattre les Pyrénées. Sire, le Calvinisme sauverait la France en mettant une barrière morale entre elle et une nation qui rêve l’empire du monde. Si elle se voit proscrite, la reine-mère s’appuiera donc sur l’Espagne et sur les Guise. --Messieurs, dit le roi, sachez que, vous m’aidant et la paix établie sans défiance, je me charge de faire trembler un chacun dans le royaume. Tête Dieu, pleine de reliques! il est temps que la royauté se relève. Sachez-le bien, en ceci ma mère a raison, il s’en va de vous comme de moi. Vos biens, vos avantages sont liés à notre trône; quand vous aurez laissé abattre la religion, ce sera sur le trône et sur vous que se porteront les mains dont vous vous servez. Je ne me soucie plus de me battre contre des idées, avec des armes qui ne les atteignent point. Voyons si le protestantisme fera des progrès en l’abandonnant à lui-même; mais surtout, voyons à quoi s’attaquera l’esprit de cette faction. L’amiral, que Dieu veuille le recevoir à merci, n’était pas mon ennemi, il me jurait de contenir la révolte dans les bornes du monde spirituel, et de laisser dans le royaume temporel un roi maître et des sujets soumis. Messieurs, si la chose est encore en votre pouvoir, donnez l’exemple, aidez votre souverain à réduire des mutins qui nous ôtent aux uns et aux autres la tranquillité. La guerre nous prive tous de nos revenus et ruine le royaume. Je suis las de cet état de troubles, et tant, que, s’il le faut absolument, je sacrifierai ma mère. J’irai plus loin, je garderai près de moi des Protestants et des Catholiques en nombre égal, et je mettrai au-dessus d’eux la hache de Louis XI pour les rendre égaux. Si messieurs de Guise complotent une Sainte-Union qui s’attaque à notre couronne, le bourreau commencera sa besogne par eux. J’ai compris les misères de mon peuple, et suis disposé à tailler en plein drap dans les grands qui mettent à mal notre royaume. Je m’inquiète peu des consciences, je veux désormais des sujets soumis, qui travaillent, sous mon vouloir, à la prospérité de l’État. Messieurs, je vous donne dix jours pour négocier avec les vôtres, rompre vos trames, et revenir à moi qui deviendrai votre père. Si vous refusez, vous verrez de grands changements, j’agirai avec de petites gens qui se rueront à ma voix sur les seigneurs. Je me modèlerai sur un roi qui a su pacifier son royaume en abattant des gens plus considérables que vous ne l’êtes qui lui rompaient en visière. Si les troupes catholiques font défaut, j’ai mon frère d’Espagne que j’appellerai au secours des trônes menacés; enfin, si je manque de ministre pour exécuter mes volontés, il me prêtera le duc d’Albe. --En ce cas, sire, nous aurions les Allemands à opposer à vos Espagnols, répondit un des interlocuteurs. --Mon cousin, dit froidement Charles IX, ma femme s’appelle Élisabeth d’Autriche, vos secours pourraient faillir de ce côté; mais, croyez-moi, battons-nous seuls et n’appelons point l’étranger. Vous êtes en butte à la haine de ma mère, et vous me tenez d’assez près pour me servir de second dans le duel que je vais avoir avec elle, eh! bien, écoutez ceci. Vous me paraissez si digne d’estime, que je vous offre la charge de connétable, vous ne nous trahirez pas comme l’autre. Le prince auquel parlait Charles IX lui prit la main, frappa dedans avec la sienne en disant:--Ventre-saint-gris! voici, mon frère, pour oublier bien des torts. Mais, sire, la tête ne marche pas sans la queue, et notre queue est difficile à entraîner. Donnez-nous plus de dix jours, il nous faut au moins un mois pour faire entendre raison aux nôtres. Ce délai passé, nous serons les maîtres. --Un mois, soit. Mon seul négociateur sera Villeroy, vous n’aurez foi qu’en lui, quoi qu’on vous dise d’ailleurs. --Un mois, dirent à la fois les trois seigneurs, ce délai suffit. --Messieurs, nous sommes cinq, dit le roi, cinq gens de cœur. S’il y a trahison, nous saurons à qui nous en prendre. Les trois assistants quittèrent Charles IX avec les marques du plus grand respect, et lui baisèrent la main. Quand le roi repassa la Seine, quatre heures sonnaient au Louvre. La reine Catherine n’était pas encore couchée. --Ma mère veille toujours, dit Charles au comte de Solern. --Elle a sa forge aussi, dit l’Allemand. --Cher comte, que vous semble d’un roi réduit à conspirer? dit avec amertume Charles IX après une pause. --Je pense, sire, que si vous me permettiez de jeter cette femme à l’eau, comme disait ce jeune cadet, la France serait bientôt tranquille. --Un parricide, après la Saint-Barthélemi, comte? dit le roi. Non, non! l’exil. Une fois tombée, ma mère n’aura ni un serviteur, ni un partisan. --Eh! bien, sire, reprit le comte de Solern, ordonnez-moi de l’aller arrêter à l’instant et de la conduire hors du royaume; car demain elle vous aura tourné l’esprit. --Eh! bien, dit le roi, venez à ma forge, là personne ne nous entendra; d’ailleurs, je ne veux pas que ma mère soupçonne la capture des Ruggieri. En me sachant ici, la bonne femme ne se doutera de rien, et nous concerterons les mesures nécessaires à son arrestation. Quand le roi, suivi du comte de Solern, entra dans la pièce basse où était son atelier, il lui montra cette forge et tous ses instruments en souriant. --Je ne crois pas, dit-il, que parmi tous les rois qu’aura la France, il s’en rencontre un second auquel plaise un pareil métier. Mais, quand je serai vraiment le roi, je ne forgerai pas des épées, je les ferai rentrer toutes dans le fourreau. --Sire, dit le comte de Solern, les fatigues du jeu de paume, votre travail à cette forge, la chasse et, dois-je le dire, l’amour, sont des cabriolets que le diable vous donne pour aller plus vite à Saint-Denis. --Solern! dit lamentablement le roi, si tu savais le feu qu’on m’a mis au cœur et dans le corps! rien ne peut l’éteindre. Es-tu sûr des hommes qui gardent les Ruggieri? --Comme de moi-même. --Eh! bien, pendant cette journée j’aurai pris mon parti. Pensez aux moyens d’exécution, je vous donnerai mes derniers ordres à cinq heures chez madame de Belleville. Quand les premières lueurs de l’aube luttèrent avec la lumière de l’atelier, le roi, que le comte de Solern avait laissé seul, entendit tourner la porte et vit sa mère qui se dessina dans le crépuscule comme un fantôme. Quoique très-nerveux et impressible, Charles IX ne tressaillit point, bien que, dans les circonstances où il se trouvait, cette apparition eût une couleur sombre et fantastique. --Monsieur, lui dit-elle, vous vous tuez... --J’accomplis les horoscopes, répondit-il avec un sourire amer. Mais vous, madame, n’êtes-vous pas aussi matinale que je le suis? --Nous avons veillé tous deux, monsieur, mais dans des intentions bien différentes. Quand vous alliez conférer avec vos plus cruels ennemis en plein champ, en vous cachant de votre mère, aidé par les Tavannes et par les Gondi avec lesquels vous avez feint d’aller courir la ville, je lisais des dépêches qui contenaient les preuves d’une terrible conspiration où trempent votre frère le duc d’Alençon, votre beau-frère le roi de Navarre, le prince de Condé, la moitié des grands du royaume. Il ne s’agit de rien moins que de vous ôter la couronne en s’emparant de votre personne. Ces messieurs disposent déjà de cinquante mille hommes de bonnes troupes. --Ah! fit le roi d’un air incrédule. --Votre frère se fait Huguenot, reprit la reine. --Mon frère passe aux Huguenots? s’écria Charles en brandissant le fer qu’il tenait à la main. --Oui, le duc d’Alençon, Huguenot de cœur, le sera bientôt d’effet. Votre sœur la reine de Navarre n’a plus pour vous qu’un reste d’affection, elle aime monsieur le duc d’Alençon, elle aime Bussy, elle aime aussi le petit La Mole. --Quel cœur! fit le roi. --Pour devenir grand, le petit La Mole, dit la reine en continuant, ne trouve rien de mieux que de donner à la France un roi de sa façon. Il sera, dit-on, connétable. --Damnée Margot! s’écria le roi, voilà ce que nous rapporte son mariage avec un hérétique... --Ce ne serait rien; mais avec le chef de votre branche cadette que vous avez rapproché du trône malgré mon avis, et qui voudrait vous faire entretuer tous. La maison de Bourbon est l’ennemie de la maison de Valois, sachez bien ceci, monsieur. Toute branche cadette doit être maintenue dans la plus grande pauvreté, car elle est née conspiratrice, et c’est sottise que de lui donner des armes quand elle n’en a pas, et de les lui laisser quand elle en prend. Que tout cadet soit incapable de nuire, voilà la loi des couronnes. Ainsi font les sultans d’Asie. Les preuves sont là-haut, dans mon cabinet, où je vous ai prié de me suivre en vous quittant hier au soir, mais vous aviez d’autres visées. Dans un mois, si nous n’y mettions bon ordre, vous auriez eu le sort de Charles-le-Simple. --Dans un mois! s’écria Charles IX atterré par la coïncidence de cette date avec le délai demandé par les princes la nuit même. _Dans un mois nous serons les maîtres_, se dit-il en répétant leurs paroles.--Madame, vous avez des preuves? demanda t-il à haute voix. --Elles sont sans réplique, monsieur, elles viennent de ma fille Marguerite. Effrayée elle-même des probabilités d’une semblable combinaison, et malgré sa tendresse pour votre frère d’Alençon, le trône des Valois lui a tenu plus au cœur cette fois-ci que tous ses amours. Elle demande pour prix de ses révélations qu’il ne soit rien fait à La Mole; mais ce croquant me semble un dangereux coquin de qui nous devons nous débarrasser, ainsi que du comte de Coconnas, l’homme de votre frère d’Alençon. Quant au prince de Condé, cet enfant consent à tout, pourvu que l’on me jette à l’eau; je ne sais si c’est le présent de noces qu’il me fait pour lui avoir donné sa jolie femme. Ceci est grave, monsieur. Vous parlez de prédictions!... j’en connais une qui donne le trône de Valois à la maison de Bourbon, et si nous n’y prenons garde, elle se réalisera. N’en voulez pas à votre sœur, elle s’est bien conduite en ceci.--Mon fils, dit-elle après une pause et en donnant à sa voix l’accent de la tendresse, beaucoup de méchantes gens à messieurs de Guise veulent semer la division entre vous et moi, quoique nous soyons les seuls dans ce royaume de qui les intérêts soient exactement les mêmes: pensez-y. Vous vous reprochez maintenant la Saint-Barthélemi, je le sais; vous m’accusez de vous y avoir décidé. Le catholicisme, monsieur, doit être le lien de l’Espagne, de la France et de l’Italie, trois pays qui peuvent, par un plan secrètement et habilement suivi, se réunir sous la maison de Valois à l’aide du temps. Ne vous ôtez pas des chances en lâchant la corde qui réunit ces trois royaumes dans le cercle d’une même foi. Pourquoi les Valois et les Médicis n’exécuteraient-ils pas pour leur gloire le plan de Charles-Quint à qui la tête a manqué? Rejetons dans le Nouveau-Monde, où elle s’engage, cette race de Jeanne-la-Folle. Maîtres à Florence et à Rome, les Médicis subjugueront l’Italie pour vous; ils vous en assureront tous les avantages par un traité de commerce et d’alliance en se reconnaissant vos feudataires pour le Piémont, le Milanais et Naples, où vous avez des droits. Voilà, monsieur, les raisons de la guerre à mort que nous faisons aux Huguenots. Pourquoi nous forcez-vous à vous répéter ces choses? Charlemagne se trompait en s’avançant vers le nord. Oui, la France est un corps dont le cœur se trouve au golfe de Lyon, et dont les deux bras sont l’Espagne et l’Italie. On domine ainsi la Méditerranée, qui est comme une corbeille où tombent les richesses de l’Orient, et desquelles ces messieurs de Venise profitent aujourd’hui, à la barbe de Philippe II. Si l’amitié des Médicis et vos droits peuvent vous faire espérer l’Italie, la force ou des alliances, une succession peut-être, vous donneront l’Espagne. Prévenez sur ce point l’ambitieuse maison d’Autriche, à laquelle les Guelfes vendaient l’Italie, et qui rêve encore d’avoir l’Espagne. Quoique votre femme vienne de cette maison, abaissez l’Autriche, embrassez-la bien fort pour l’étouffer; là, sont les ennemis de votre royaume, car de là viennent les secours aux Réformés. N’écoutez pas les gens qui trouvent un bénéfice à notre désaccord, et qui vous mettent martel en tête, en me présentant comme votre ennemie domestique. Vous ai-je empêché d’avoir des héritiers? Pourquoi votre maîtresse vous donne-t-elle un fils et la reine une fille? Pourquoi n’avez-vous pas aujourd’hui trois héritiers qui couperaient par le pied les espérances de tant de séditions? Est-ce à moi, monsieur, de répondre à ces questions? Si vous aviez un fils, monsieur d’Alençon conspirerait-il? En achevant ces paroles, Catherine arrêta sur Charles IX le coup d’œil fascinateur de l’oiseau de proie sur sa victime. La fille des Médicis était alors belle de sa beauté; ses vrais sentiments éclataient sur son visage qui, semblable à celui du joueur à son tapis vert, étincelait de mille grandes cupidités. Charles IX ne vit plus la mère d’un seul homme, mais bien, comme on le disait d’elle, la mère des armées et des empires (_mater castrorum_). Catherine avait déployé les ailes de son génie et volait audacieusement dans la haute politique des Médicis et des Valois, en traçant les plans gigantesques dont s’effraya jadis Henri II, et qui, transmis par le génie des Médicis à Richelieu, restèrent écrits dans le cabinet de la maison de Bourbon. Mais Charles IX, en voyant sa mère user de tant de précautions, pensait en lui-même qu’elles devaient être nécessaires, et il se demandait dans quel but elle les prenait. Il baissait les yeux, il hésitait: sa défiance ne pouvait tomber devant des phrases. Catherine fut étonnée de la profondeur à laquelle gisaient les soupçons dans le cœur de son fils. --Eh! bien, monsieur, dit-elle, ne me comprendrez-vous donc point? Que sommes-nous, vous et moi, devant l’éternité des couronnes royales? Me supposez-vous des desseins autres que ceux qui doivent nous agiter en habitant la sphère où l’on domine les empires? --Madame, je vous suis dans votre cabinet, il faut agir... --Agir! s’écria Catherine, laissons-les aller, et prenons-les sur le fait, la justice vous en délivrera. Pour Dieu! monsieur, faisons-leur bonne mine. La reine se retira. Le roi resta seul un moment, car il était tombé dans un profond accablement. --De quel côté sont les embûches? s’écria-t-il. Qui d’elle ou d’eux me trompe? Quelle politique est la meilleure? _Deus! discerne causam meam_, dit-il les larmes aux yeux. La vie me pèse. Naturelle ou forcée, je préfère la mort à ces tiraillements contradictoires, ajouta-t-il en déchargeant un coup de marteau sur son enclume avec tant de force que les voûtes du Louvre en tremblèrent.--Mon Dieu! reprit-il en sortant et regardant le ciel, vous, pour la sainte religion de qui je combats, donnez-moi la clarté de votre regard pour pénétrer le cœur de ma mère en interrogeant les Ruggieri. La petite maison où demeurait la dame de Belleville et où Charles IX avait déposé ses prisonniers, était l’avant-dernière dans la rue de l’Autruche, du côté de la rue Saint-Honoré. La porte de la rue, que flanquaient deux petits pavillons en briques, semblait fort simple dans un temps où les portes et leurs accessoires étaient si curieusement traités. Elle se composait de deux pilastres en pierre taillée en pointe de diamant, et le cintre représentait une femme couchée qui tenait une corne d’abondance. La porte, garnie de ferrures énormes, avait, à hauteur d’œil, un guichet pour examiner les gens qui demandaient à entrer. Chacun des pavillons logeait un concierge. Le plaisir extrêmement capricieux du roi Charles exigeait un concierge jour et nuit. La maison avait une petite cour pavée à la vénitienne. A cette époque où les voitures n’étaient pas inventées, les dames allaient à cheval ou en litière, et les cours pouvaient être magnifiques, sans que les chevaux ou les voitures les gâtassent. Il faut sans cesse penser à cette circonstance pour s’expliquer l’étroitesse des rues, le peu de largeur des cours, et certains détails des habitations du quinzième siècle. La maison, élevée d’un étage au-dessus du rez-de-chaussée, était couronnée par une frise sculptée, sur laquelle s’appuyait un toit à quatre pans, dont le sommet formait une plate-forme. Ce toit était percé de lucarnes ornées de tympans et de chambranles que le ciseau de quelque grand artiste avait dentelés et couverts d’arabesques. Chacune des trois croisées du premier étage se recommandait également par ses broderies de pierre, que la brique des murs faisait ressortir. Au rez-de-chaussée, un double perron décoré fort délicatement, et dont la tribune se distinguait par un lac d’amour, menait à une porte d’entrée en bossages taillés à la vénitienne en pointe de diamant, système de décors qui se trouvait dans la croisée droite et dans celle de gauche. Un jardin distribué planté à la mode de ce temps, et où abondaient les fleurs rares, occupait derrière la maison un espace égal en étendue à celui de la cour. Une vigne tapissait les murailles. Au milieu d’un gazon s’élevait un pin argenté. Les plates-bandes étaient séparées de ce gazon par des allées sinueuses menant à un petit bosquet d’ifs taillés qui se trouvait au fond. Les murs revêtus de mosaïques composées de différents cailloux assortis, offraient à l’œil des dessins grossiers, il est vrai, mais qui plaisaient par la richesse des couleurs en harmonie avec celles des fleurs. La façade du jardin, semblable à celle de la cour, offrait comme elle un joli balcon travaillé qui surmontait la porte et embellissait la croisée du milieu. Sur le jardin comme sur la cour, les ornements de cette maîtresse croisée, avancée de quelques pieds, montaient jusqu’à la frise, en sorte qu’elle simulait un petit pavillon semblable à une lanterne. Les appuis des autres croisées étaient incrustés de marbres précieux encadrés dans la pierre. Malgré le goût exquis qui respirait dans cette maison, elle avait une physionomie triste. Le jour y était obscurci par les maisons voisines et par les toits de l’hôtel d’Alençon qui projetaient une ombre sur la cour et sur le jardin; puis, il y régnait un profond silence. Mais ce silence, ce clair-obscur, cette solitude faisaient du bien à l’âme qui pouvait s’y livrer à une seule pensée, comme dans un cloître où l’on se recueille, ou comme dans la coite maison où l’on aime. Qui ne devinerait maintenant les recherches intérieures de cette retraite, seul lieu de son royaume où l’avant-dernier Valois pouvait épancher son âme, dire ses douleurs, déployer son goût pour les arts et se livrer à la poésie qu’il aimait, toutes affections contrariées par les soucis de la plus pesante des royautés. Là seulement sa grande âme et sa haute valeur étaient appréciées; là seulement il se livra, durant quelques mois fugitifs, les derniers de sa vie, aux jouissances de la paternité, plaisirs dans lesquels il se jetait avec la frénésie que le pressentiment d’une horrible et prochaine mort imprimait à toutes ses actions. Dans l’après-midi, le lendemain, Marie achevait sa toilette dans son oratoire, qui était le boudoir de ce temps-là. Elle arrangeait quelques boucles de sa belle chevelure noire, afin d’en marier les touffes avec un nouvel escoffion de velours, et se regardait attentivement dans son miroir. --Il est bientôt quatre heures, cet interminable conseil est fini, se disait-elle. Jacob est revenu du Louvre, où l’on est en émoi à cause du nombre des conseillers convoqués et de la durée de cette séance. Qu’est-il donc arrivé? quelque malheur. Mon Dieu, sait-il combien l’âme s’use à l’attendre en vain! Il est allé peut-être à la chasse? S’il s’est amusé, tout ira pour le mieux. Si je le vois gai, j’oublierai que j’ai souffert. Elle appuya ses mains le long de sa taille afin d’effacer quelque léger pli, et se tourna de côté pour voir en profil comment allait sa robe; mais elle vit alors le roi sur le lit de repos. Les tapis assourdissaient si bien le bruit des pas, qu’il avait pu se glisser là sans être entendu. --Vous m’avez fait peur, dit-elle en laissant échapper un cri de surprise promptement réprimé. --Tu pensais à moi? dit le roi. --Quand ne pensé-je pas à vous, demanda-t-elle en s’asseyant près de lui. Elle lui ôta son bonnet et son manteau, lui passa les mains dans les cheveux, comme si elle eût voulu les lui peigner avec les doigts. Charles se laissa faire sans rien répondre. Étonnée, Marie se mit à genoux pour bien étudier le pâle visage de son royal maître, et reconnut alors les traces d’une fatigue horrible et d’une mélancolie plus dévorante que toutes les mélancolies qu’elle avait déjà dissipées. Elle retint une larme, et garda le silence pour ne pas irriter par d’imprudentes paroles des douleurs qu’elle ne connaissait pas encore. Elle fit ce que font, en semblable occurrence, les femmes tendres: elle baisa ce front sillonné de rides précoces, ces joues décomposées, en essayant d’imprimer la fraîcheur de son âme à cette âme soucieuse, en faisant passer son esprit dans de suaves caresses qui n’eurent aucun succès. Elle leva la tête à la hauteur de celle du roi, qu’elle étreignit doucement de ses bras mignons, et se tint coi, le visage appuyé sur ce sein douloureux, en épiant le moment opportun pour questionner ce malade abattu. --Mon Charlot, ne direz-vous pas à votre pauvre amie inquiète les pensées qui embrunent votre front chéri, qui font pâlir vos belles lèvres rouges? --A l’exception de Charlemagne, dit-il d’une voix sourde et creuse, tous les rois de France du nom de Charles ont fini misérablement. --Bah! dit-elle, et Charles VIII? --A la fleur de son âge, reprit le roi, ce pauvre prince s’est cogné la tête à une porte basse au château d’Amboise, qu’il embellissait, et il mourut en d’horribles souffrances. Sa mort a donné la couronne a notre maison. --Charles VII a reconquis son royaume. --Petite, il y est mort (le roi baissa la voix) de faim, redoutant d’être empoisonné par le dauphin, qui avait déjà fait mourir sa belle Agnès. Le père craignait son fils; aujourd’hui, le fils craint sa mère! --Pourquoi fouillez-vous ainsi dans le passé? dit-elle en pensant à l’épouvantable vie de Charles VI. --Que veux-tu, mon minon? les rois peuvent trouver, sans recourir aux devins, le sort qui les attend, ils n’ont qu’à consulter l’histoire. Je suis en ce moment occupé d’éviter le sort de Charles-le-Simple, qui fut dépouillé de sa couronne, et mourut en prison, après sept ans de captivité. --Charles V a chassé les Anglais! dit-elle victorieusement. --Non lui, mais du Guesclin; car, empoisonné par Charles de Navarre, il a traîné des jours languissants. --Mais Charles IV? dit-elle. --Il s’est marié trois fois sans pouvoir obtenir d’héritiers, malgré la beauté masculine qui distinguait les enfants de Philippe-le-Bel. A lui, finirent les premiers Valois, les nouveaux finiront de même; la reine ne m’a donné qu’une fille, et je mourrai sans la laisser grosse, car une minorité serait le plus grand malheur dont puisse être affligé le royaume. D’ailleurs, vivrait-il, mon fils? Ce nom de Charles est de funeste augure, Charlemagne en a épuisé le bonheur. Si je redevenais roi de France, je tremblerais de me nommer Charles X. --Qui donc en veut à ta couronne? --Mon frère d’Alençon conspire contre moi. Je vois partout des ennemis... --Monsieur, dit Marie en faisant une adorable petite moue, contez-moi des histoires plus gaies. --Mon joyau chéri, répliqua vivement le roi, ne me dis jamais monsieur, même en riant; tu me rappelles ma mère qui me blesse sans cesse avec ce mot, par lequel elle semble m’ôter ma couronne. Elle dit mon fils au duc d’Anjou, c’est-à-dire au roi de Pologne. --SIRE, fit Marie en joignant les mains comme si elle eût prié Dieu, il est un royaume où vous êtes adoré, VOTRE MAJESTÉ l’emplit de sa gloire, de sa force; et là, le mot monsieur veut dire mon bien-aimé seigneur. Elle déjoignit les mains, et, par un geste mignon, désigna du doigt son cœur au roi. Ces paroles furent si bien _musiquées_, pour employer un mot du temps qui peint les mélodies de l’amour, que Charles IX prit Marie par la taille, l’enleva avec cette force nerveuse qui le distinguait, l’assit sur ses genoux, et se frotta doucement le front aux boucles de cheveux que sa maîtresse avait si coquettement arrangées. Marie jugea le moment favorable, elle hasarda quelques baisers que Charles souffrit plutôt qu’il ne les acceptait; puis, entre deux baisers, elle lui dit:--Si mes gens n’ont pas menti, tu aurais couru Paris pendant toute cette nuit, comme dans le temps où tu faisais des folies en vrai cadet de famille. --Oui, dit le roi qui resta perdu dans ses pensées. --N’as-tu pas battu le guet et dévalisé quelques bons bourgeois? Quels sont donc les gens que l’on m’a donnés à garder, et qui sont si criminels que vous avez défendu d’avoir avec eux la moindre communication? Jamais fille n’a été verrouillée avec plus de rigueur que ces gens qui n’ont ni bu, ni mangé; les Allemands de Solern n’ont laissé approcher personne de la chambre où vous les avez mis. Est-ce une plaisanterie, est-ce une affaire sérieuse? --Oui, hier au soir, dit le roi en sortant de sa rêverie, je me suis mis à courir sur les toits avec Tavannes et les Gondi; j’ai voulu avoir les compagnons de mes anciennes folies, mais les jambes ne sont plus les mêmes: nous n’avons osé sauter les rues. Cependant nous avons franchi deux cours en nous élançant d’un toit sur l’autre. A la dernière, arrivés sur un pignon, à deux pas d’ici, serrés à la barre d’une cheminée, nous nous sommes dit, Tavannes et moi, qu’il ne fallait pas recommencer. Si chacun de nous avait été seul, aucun n’aurait fait le coup. --Tu as sauté le premier, je gage? (Le roi sourit.)--Je sais pourquoi tu risques ainsi ta vie. --Oh! la belle devineresse! --Tu es las de vivre. --Foin des sorciers! je suis poursuivi par eux, dit le roi reprenant un air grave. --Ma sorcellerie est l’amour, reprit-elle en souriant. Depuis le jour heureux où vous m’avez aimée, n’ai-je pas toujours deviné vos pensées? Et, si vous voulez me permettre de vous dire la vérité, les pensées qui vous tourmentent aujourd’hui ne sont pas dignes d’un roi. --Suis-je roi? dit-il avec amertume. --Ne pouvez-vous l’être? Comment fit Charles VII, de qui vous portez le nom? il écouta sa maîtresse, monseigneur, et il reconquit son royaume, envahi par les Anglais comme le vôtre l’est par ceux de la Religion. Votre dernier coup d’État vous a tracé une route qu’il faut suivre. Exterminez l’hérésie. --Tu blâmais le stratagème, dit Charles, et aujourd’hui... --Il est accompli, répondit-elle; d’ailleurs, je suis de l’avis de madame Catherine, il valait mieux le faire soi-même que de le laisser faire aux Guise. --Charles VII n’avait que des hommes à combattre, et je trouve en face de moi des idées, reprit le roi. On tue les hommes, on ne tue pas des mots! L’empereur Charles-Quint y a renoncé, son fils Don Philippe y épuise ses forces, nous y périrons tous, nous autres rois. Sur qui puis-je m’appuyer? A droite, chez les Catholiques, je trouve les Guise qui me menacent; à gauche, les Calvinistes ne me pardonneront jamais la mort de mon pauvre père Coligny, ni la saignée d’août; et, d’ailleurs, ils veulent supprimer les trônes; enfin devant moi, j’ai ma mère... --Arrêtez-la, régnez seul, dit Marie à voix basse et dans l’oreille du roi. --Je le voulais hier et ne le veux plus aujourd’hui. Tu en parles bien à ton aise. --Entre la fille d’un apothicaire et celle d’un médecin la distance n’est pas si grande, reprit Marie Touchet qui plaisantait volontiers sur la fausse origine qu’on lui prêtait. Le roi fronça le sourcil. --Marie, point de ces libertés! Catherine de Médicis est ma mère, et tu devrais trembler de... --Et que craignez-vous? --Le poison! dit enfin le roi hors de lui-même. --Pauvre enfant! s’écria Marie en retenant ses larmes, car tant de force unie à tant de faiblesse l’émut profondément.--Ah! reprit-elle, vous me faites bien haïr madame Catherine, qui me semblait si bonne, et de qui les bontés me paraissent être des perfidies. Pourquoi me fait-elle tant de bien, et à vous tant de mal? Pendant mon séjour en Dauphiné, j’ai appris sur le commencement de votre règne bien des choses que vous m’aviez cachées, et la reine votre mère me semble avoir causé tous vos malheurs. --Comment! dit le roi, vivement préoccupé. --Les femmes dont l’âme et dont les intentions sont pures se servent des vertus pour dominer les hommes qu’elles aiment; mais les femmes qui ne leur veulent pas de bien les gouvernent en prenant des points d’appui dans leurs mauvais penchants; or, la reine a fait des vices de plusieurs belles qualités à vous, et vous a fait croire que vos mauvais côtés étaient des vertus. Était-ce là le rôle d’une mère? Soyez un tyran à la façon de Louis XI, inspirez une profonde terreur; imitez Don Philippe, bannissez les Italiens, donnez la chasse aux Guise et confisquez les terres des Calvinistes; vous vous élèverez dans cette solitude, et vous sauverez le trône. Le moment est propice, votre frère est en Pologne. --Nous sommes deux enfants en politique, dit Charles avec amertume, nous ne savons faire que l’amour. Hélas, mon minon, hier je songeais à tout ceci, je voulais accomplir de grandes choses, bah! ma mère a soufflé sur mes châteaux de cartes. De loin, les questions se dessinent nettement comme des cimes de montagnes, et chacun se dit:--J’en finirais avec le Calvinisme, je mettrais messieurs de Guise à la raison, je me séparerais de la cour de Rome, je m’appuierais sur le peuple, sur la bourgeoisie; enfin, de loin, tout paraît simple; mais en voulant gravir les montagnes, à mesure qu’on s’en approche, les difficultés se révèlent. Le Calvinisme est en lui-même le dernier souci des chefs du parti, et messieurs de Guise, ces emportés Catholiques, seraient au désespoir de voir les Calvinistes réduits. Chacun obéit à ses intérêts avant tout, et les opinions religieuses servent de voile à des ambitions insatiables. Le parti de Charles IX est le plus faible de tous: celui du roi de Navarre, celui du roi de Pologne, celui du duc d’Alençon, celui des Condé, celui des Guise, celui de ma mère se coalisent les uns contre les autres et me laissent seul jusque dans mon conseil. Ma mère est, au milieu de tant d’éléments de trouble, la plus forte, elle vient de me démontrer l’inanité de mes plans. Nous sommes environnés de sujets qui narguent la justice. La hache de Louis XI, de qui tu parles, nous manque. Le Parlement ne condamnerait ni les Guise, ni le roi de Navarre, ni les Condé, ni mes frères; il croirait mettre le royaume en feu. Il faudrait avoir le courage que veut l’assassinat; le trône en viendra là avec ces insolents qui ont supprimé la justice; mais où trouver des bras fidèles! Le conseil tenu ce matin m’a dégoûté de tout: partout des trahisons, partout des intérêts contraires. Je suis las de porter ma couronne, je ne veux plus que mourir en paix. Et il retomba dans une morne somnolence. --Dégoûté de tout! répéta douloureusement Marie Touchet en respectant la profonde torpeur de son amant. Charles était, en effet, en proie à l’une de ces prostrations complètes de l’esprit et du corps, produites par la fatigue de toutes les facultés, et augmentées par le découragement que causent l’étendue du malheur, l’impossibilité reconnue du triomphe, ou l’aspect de difficultés si multipliées que le génie lui-même s’en effraie. L’abattement du roi était en raison de la hauteur à laquelle avaient monté son courage et ses idées depuis quelques mois; puis un accès de mélancolie nerveuse, engendrée par la maladie elle-même, l’avait saisi au sortir du long conseil qui s’était tenu dans son cabinet; Marie vit bien qu’il se trouvait en proie à l’une de ces crises où tout est douloureux et importun, même l’amour; elle demeura donc agenouillée, la tête sur les genoux du roi, qui laissa sa main plongée dans les cheveux de sa maîtresse, sans mouvement, sans dire un mot, sans soupirer, ni elle non plus. Charles IX était plongé dans la léthargie de l’impuissance, et Marie dans la stupeur du désespoir de la femme aimante qui aperçoit les frontières où finit l’amour. Les deux amants restèrent ainsi dans le plus profond silence pendant un long moment, pendant une de ces heures où toute réflexion fait plaie, où les nuages d’une tempête intérieure voilent jusqu’aux souvenirs du bonheur. Marie se crut pour quelque chose dans cet effrayant accablement. Elle se demanda, non sans terreur, si les joies excessives par lesquelles le roi l’avait accueillie, si le violent amour qu’elle ne se sentait pas la force de combattre n’affaiblissaient point l’esprit et le corps de Charles IX. Au moment où elle leva ses yeux, baignés de larmes comme son visage, vers son amant, elle vit des larmes dans les yeux et sur les joues décolorées du roi. Cette entente qui les unissait jusque dans la douleur émut si fort Charles IX, qu’il sortit de sa torpeur comme un cheval éperonné; il prit Marie par la taille, et, avant qu’elle pût deviner sa pensée, il l’avait posée sur le lit de repos. --Je ne veux plus être roi, dit-il, je ne veux plus être que ton amant, et tout oublier dans le plaisir! Je veux mourir heureux, et non dévoré par les soucis du trône. L’accent de ces paroles, et le feu qui brilla dans les yeux naguère éteints de Charles IX, au lieu de plaire à Marie, lui firent une peine horrible: en ce moment elle accusait son amour de complicité avec les causes de la maladie dont mourait le roi. --Vous oubliez vos prisonniers, lui dit-elle en se levant avec brusquerie. --Et que m’importent ces hommes, je leur permets de m’assassiner. --Eh! quoi! des assassins? dit-elle. --Ne t’en inquiète pas, nous les tenons, chère enfant! ne t’occupe pas d’eux, mais de moi; ne m’aimes-tu donc pas? --Sire! s’écria-t-elle. --Sire, répéta-t-il en faisant jaillir des étincelles de ses yeux, tant fut violent le premier essor de la colère excitée par le respect intempestif de sa maîtresse. Tu t’entends avec ma mère. --Mon Dieu! s’écria Marie en regardant le tableau de son prie-Dieu et s’efforçant d’y atteindre pour y dire quelque oraison, faites qu’il me comprenne! --Ah! reprit le roi d’un air sombre, aurais-tu donc quelque chose à te reprocher? Puis, la regardant entre ses bras, il plongea ses yeux dans les yeux de sa maîtresse:--J’ai entendu parler de la folle passion d’un certain d’Entragues pour toi, dit-il d’un air égaré, et depuis que le capitaine Balzac, leur grand-père, a épousé une Visconti à Milan, les drôles ne doutent de rien. Marie regarda le roi d’un air si fier qu’il devint honteux. En ce moment, les cris du petit Charles de Valois, qui venait de s’éveiller et que sa nourrice apportait sans doute, se firent entendre dans le salon voisin. --Entrez, la Bourguignonne! dit Marie en allant prendre son enfant à la nourrice et l’apportant au roi.--Vous êtes plus enfant que lui, dit-elle à demi courroucée, à demi calmée. --Il est bien beau, dit Charles IX en prenant son fils. --Moi seule sais combien il te ressemble, dit Marie, il a déjà tes gestes et ton sourire... --Si petit? demanda le roi en souriant. --Les hommes ne veulent pas croire ces choses-là, dit-elle; mais, mon Charlot, prends-le, joue avec lui, regarde-le! tiens, n’ai-je pas raison? --C’est vrai, s’écria le roi surpris par un mouvement de l’enfant qui lui parut la miniature d’un de ses gestes. --La jolie fleur! fit la mère. Il ne me quittera jamais, lui! il ne me causera point de chagrins. Le roi jouait avec son fils, il le faisait sauter, il le baisait avec un entier emportement, il lui disait de ces folles et vagues paroles, jolies onomatopées que savent créer les mères et les nourrices; sa voix se faisait enfantine; enfin son front s’éclaircit, la joie revint sur sa figure attristée, et quand Marie vit que son amant oubliait tout, elle posa la tête sur son épaule, et lui souffla ces mots à l’oreille:--Ne me direz-vous pas, mon Charlot, pourquoi vous me donnez des assassins à garder, et quels sont ces hommes, et ce que vous en comptez faire? Enfin, où alliez-vous sur les toits? J’espère qu’il ne s’agit pas d’une femme? --Tu m’aimes toujours autant! dit le roi surpris par le rayon clair d’un de ces regards interrogateurs que les femmes savent jeter à propos. --Vous avez pu douter de moi? reprit-elle en roulant des larmes entre ses belles paupières fraîches. --Il y a des femmes dans mon aventure; mais c’est des sorcières. Où en étais-je? --Nous étions à deux pas d’ici, sur le pignon d’une maison, dit Marie, dans quelle rue? --Rue Saint-Honoré, mon minon, dit le roi qui parut s’être remis et qui en reprenant ses idées, voulut mettre sa maîtresse au fait de la scène qui allait se passer chez elle. En y passant hier pour aller vaurienner, mes yeux furent attirés par une vive clarté qui partait des combles de la maison où demeure René, le parfumeur et le gantier de ma mère, le tien, celui de la cour. J’ai des doutes violents sur ce qui se fait chez cet homme, et si je suis empoisonné, là s’est préparé le poison. --Dès demain je le quitte, dit Marie. --Ah! tu l’avais conservé quand je l’avais quitté, s’écria le roi. Ici était ma vie, reprit-il d’un air sombre, on y a sans doute mis la mort. --Mais, cher enfant, je reviens de Dauphiné, avec notre dauphin, dit-elle en souriant, et René ne m’a rien fourni depuis la mort de la reine de Navarre... Continue, tu as grimpé sur la maison de René? --Oui, reprit le roi. En un moment je suis arrivé, suivi de Tavannes, dans un endroit d’où j’ai pu voir, sans être vu, l’intérieur de la cuisine du diable et y remarquer des choses qui m’ont inspiré les mesures que j’ai prises. N’as-tu jamais examiné les combles qui terminent la maison de ce damné Florentin? Les croisées du côté de la rue sont toujours fermées, excepté la dernière, d’où l’on voit l’hôtel de Soissons et la colonne qu’a fait bâtir ma mère pour son astrologue Cosme Ruggieri. Dans ces combles, il se trouve un logement et une galerie qui ne sont éclairés que du côté de la cour, en sorte que, pour voir ce qui s’y fait, il faut aller là où nul homme ne peut avoir la pensée de grimper, sur le chaperon d’une haute muraille qui aboutit aux toits de la maison de René. Les gens qui ont établi là leurs fourneaux où ils distillent la mort, comptaient sur la couardise des Parisiens pour n’être jamais vus; mais ils ont compté sans leur Charles de Valois. Moi, je me suis avancé dans le chéneau jusqu’à une croisée, contre le jambage de laquelle je me suis tenu droit, en passant mon bras autour du singe qui en fait l’ornement. --Et qu’avez-vous vu, mon cœur? dit Marie effrayée. --Un réduit où se fabriquent des œuvres de ténèbres, répondit le roi. Le premier objet sur lequel était tombé mon regard était un grand vieillard assis dans une chaise, et doué d’une magnifique barbe blanche comme était celle du vieux L’Hôpital, vêtu comme lui d’une robe de velours noir. Sur son large front, profondément sillonné par des rides creuses, sur sa couronne de cheveux blanchis, sur sa face calme et attentive, pâle de veilles et de travaux, tombaient les rayons concentrés d’une lampe d’où jaillissait une vive lumière. Il partageait son attention entre un vieux manuscrit dont le parchemin doit avoir plusieurs siècles, et deux fourneaux allumés où cuisaient des substances hérétiques. Le plancher du laboratoire ne se voyait ni en haut ni en bas, tant il s’y trouvait d’animaux suspendus, de squelettes, de plantes desséchées, de minéraux, d’ingrédients qui farcissaient les murs: ici, des livres, des instruments de distillation, des bahuts remplis d’ustensiles de magie, d’astrologie; là, des thèmes de nativité, des fioles, des figures envoûtées, et peut-être des poisons qu’il fournit à René pour payer l’hospitalité et la protection que le gantier de ma mère lui donne. Tavannes et moi nous avons été saisis, je te l’assure, par l’aspect de cet arsenal du diable; car, rien qu’à le voir, on est sous un charme, et n’était mon métier de roi de France, j’aurais eu peur.--«Tremble pour nous deux!» ai-je dit à Tavannes. Mais Tavannes avait les yeux séduits par le plus mystérieux des spectacles. Sur un lit de repos, à côté du vieillard, était étendue une fille de la plus étrange beauté, fine et longue comme une couleuvre, blanche comme une hermine, livide comme une morte, immobile comme une statue. Peut-être est-ce une femme fraîchement tirée d’un tombeau qui servait à quelque expérience, car elle nous a semblé avoir encore son linceul; ses yeux étaient fixes, et je ne la voyais pas respirer. Le vieux drôle n’y faisait pas la moindre attention; je le regardais si curieusement, que son esprit a, je crois, passé en moi; à force de l’étudier, j’ai fini par admirer ce regard si vif, si profond, si hardi, malgré les glaces de l’âge; cette bouche remuée par des pensées émanées d’un désir qui paraissait unique, et qui restait gravé dans mille plis. Tout en cet homme accusait une espérance que rien ne décourage et que rien n’arrête. Son attitude pleine de frémissements dans son immobilité, ces contours si déliés, si bien fouillés par une passion qui fait l’office d’un ciseau de sculpteur, cette idée acculée sur une tentative criminelle ou scientifique, cette intelligence chercheuse, à la piste de la nature, vaincue par elle et courbée sans avoir rompu sous le faix de son audace à laquelle elle ne renonce point, menaçant la création avec le feu qu’elle tient d’elle... tout m’a fasciné pendant un moment. J’ai trouvé ce vieillard plus roi que je ne le suis, car son regard embrassait le monde et le dominait. J’ai résolu de ne plus forger des épées, je veux planer sur les abîmes ainsi que fait ce vieillard, sa science m’a semblé comme une royauté sûre. Enfin, je crois aux Sciences Occultes. --Vous, le fils aîné, le vengeur de la sainte Église catholique, apostolique et romaine? dit Marie. --Moi! --Que vous est-il donc arrivé? Continuez, je veux avoir peur pour vous, et vous aurez du courage pour moi. --En regardant son horloge, le vieillard se leva, reprit le roi; il est sorti, je ne sais par où, mais j’ai entendu ouvrir la croisée du côté de la rue Saint-Honoré. Bientôt une lumière a brillé, puis j’ai vu, sur la colonne de l’hôtel de Soissons, une autre lumière qui répondait à celle du vieillard, et qui nous a permis de voir Cosme Ruggieri sur le haut de la colonne.--«Ah! ils s’entendent!» ai-je dit à Tavannes qui trouva dès lors tout effroyablement suspect, et qui partagea mon avis de nous emparer de ces deux hommes et de faire examiner incontinent leur atelier monstrueux. Mais avant de procéder à une saisie générale, nous avons voulu voir ce qui allait advenir. Au bout d’un quart d’heure, la porte du laboratoire s’est ouverte, et Cosme Ruggieri, le conseiller de ma mère, le puits sans fond où s’engloutissent tous les secrets de la cour, à qui les femmes demandent du secours contre leurs maris et contre leurs amants, à qui les amants et les maris demandent secours contre leurs infidèles, qui trafique de l’avenir et aussi du passé, en recevant de toutes mains, qui vend des horoscopes et qui passe pour savoir tout, cette moitié de démon est entré en disant au vieillard:--«Bonjour, mon frère!» Il amenait une effroyable petite vieille édentée, bossue, tordue, crochue comme un marmouset de fantaisie, mais plus horrible; elle était ridée comme une vieille pomme, sa peau avait une teinte de safran, son menton mordait son nez, sa bouche était une ligne à peine indiquée, ses yeux ressemblaient aux points noirs d’un dé, son front exprimait l’amertume, ses cheveux s’échappaient en mèches grises de dessous un sale escoffion; elle marchait appuyée sur une béquille; elle sentait le fagot et la sorcellerie; elle nous fit peur, car ni Tavannes, ni moi, nous ne la prîmes pour une femme naturelle, Dieu ne les a pas faites aussi épouvantables que cela. Elle s’assit sur un escabeau près de la jolie couleuvre blanche dont s’amourachait Tavannes. Les deux frères ne firent aucune attention ni à la vieille ni à la jeune qui, l’une près de l’autre, formaient un couple horrible. D’un côté la vie dans la mort, de l’autre la mort dans la vie. --Mon gentil poète! s’écria Marie en baisant le roi. --«Bonjour, Cosme, a répondu le vieil alchimiste à son frère. Et tous deux ont regardé le fourneau.--Quelle force a la lune aujourd’hui? demanda le vieillard à Cosme.--Mais, caro Lorenzo, a répondu l’astrologue de ma mère, la marée de septembre n’est pas encore finie, on ne peut rien savoir par un semblable désordre.--Que nous dit l’_orient_, ce soir?--Il vient de découvrir, a répondu Cosme, une force créatrice dans l’air qui rend à la terre tout ce qu’elle y prend; il en conclut, comme nous, que tout ici-bas est le produit d’une lente transformation, mais que toutes les diversités sont les formes d’une même substance.--C’est ce que pensait mon prédécesseur, a répondu Laurent. Ce matin, Bernard de Palissy me disait que les métaux étaient le résultat d’une compression, et que le feu, qui divise tout, réunit tout aussi; que le feu a la puissance de comprimer aussi bien que celle de séparer. Il y a du génie chez ce bonhomme.» Quoique je fusse placé de manière à ne pas être vu, Cosme dit en prenant la main de la jeune morte:--«Il y a quelqu’un près de nous!--Qui est-ce? demanda-t-il.--Le roi! dit-elle.» Je me suis montré en frappant le vitrail, Ruggieri m’a ouvert la croisée, et j’ai sauté dans cette cuisine de l’enfer, suivi de Tavannes.--«Oui, le roi, dis-je aux deux Florentins qui nous parurent saisis de terreur. Malgré vos fourneaux et vos livres, vos sorcières et votre science, vous n’avez pas su deviner ma visite. Je suis bien aise de voir ce fameux Laurent Ruggieri de qui parle si mystérieusement la reine ma mère, dis-je au vieillard qui se leva et s’inclina. Vous êtes dans le royaume sans mon agrément, bonhomme. Pour qui travaillez-vous ici, vous qui, de père en fils, êtes au cœur de la maison de Médicis? Écoutez-moi! Vous puisez dans tant de bourses, que depuis long-temps des gens cupides eussent été rassasiés d’or; vous êtes des gens trop rusés pour vous jeter imprudemment dans des voies criminelles, mais vous ne devez pas non plus vous jeter en étourneaux dans cette cuisine; vous avez donc de secrets desseins, vous qui n’êtes satisfaits ni par l’or, ni par le pouvoir? Qui servez-vous? Dieu ou le diable? Que fabriquez-vous ici? Je veux la vérité tout entière, je suis homme à l’entendre et à vous garder le secret sur vos entreprises, quelque blâmables qu’elles puissent être. Ainsi vous me direz tout, sans feintise. Si vous me trompez, vous serez traités sévèrement. Païens ou Chrétiens, Calvinistes ou Mahométans, vous avez ma parole royale de pouvoir sortir impunément du royaume au cas où vous auriez quelques peccadilles à vous reprocher. Enfin je vous laisse le demeurant de cette nuit et la matinée de demain pour faire votre examen de conscience, car vous êtes mes prisonniers, et vous allez me suivre en un lieu où vous serez gardés comme des trésors.» Avant de se rendre à mon ordre, les deux Florentins se sont consultés l’un l’autre par un regard fin, et Laurent Ruggieri m’a dit que je devais être certain qu’aucun supplice ne pourrait leur arracher leurs secrets; malgré leur faiblesse apparente, ni la douleur, ni les sentiments humains n’avaient prise sur eux; la confiance pouvait seule faire dire à leur bouche ce que gardait leur pensée. Je ne devais pas m’étonner qu’en ce moment ils traitassent d’égal à égal avec un roi qui ne connaissait que Dieu au-dessus de lui, car leur pensée ne relevait aussi que de Dieu. Ils réclamaient donc de moi autant de confiance qu’ils m’en accorderaient. Or, avant de s’engager à me répondre sans arrière-pensée, ils me demandaient de mettre ma main gauche dans la main de la jeune fille qui était là, et la droite dans la main de la vieille. Ne voulant pas leur donner lieu de penser que je craignais quelque sortilége, je tendis mes mains. Laurent prit la droite, Cosme prit la gauche, et chacun d’eux me la plaça dans la main de chaque femme, en sorte que je fus comme Jésus-Christ entre ses deux larrons. Pendant tout le temps que les deux sorcières m’examinèrent les mains, Cosme me présenta un miroir en me priant de m’y regarder, et son frère parlait avec les deux femmes, dans une langue inconnue. Ni Tavannes ni moi, nous ne pûmes saisir le sens d’aucune phrase. Avant d’amener ces gens ici, nous avons mis les scellés sur toutes les issues de cette officine que Tavannes s’est chargé de garder jusqu’au moment où, par mon exprès commandement, Bernard de Palissy et Chapelain, mon médecin, s’y seront transportés pour faire une exacte perquisition de toutes les drogues qui s’y trouvent et s’y fabriquent. Afin de leur laisser ignorer les recherches qui se font dans leur cuisine, et de les empêcher de communiquer avec qui que ce soit au dehors, car ils auraient pu s’entendre avec ma mère, j’ai mis ces deux diables chez toi au secret, entre des Allemands de Solern qui valent les meilleures murailles de geôle. René lui-même a été gardé à vue dans sa chambre par l’écuyer de Solern, ainsi que les deux sorcières. Or, mon minon aimé, puisque je tiens les clefs de la Cabale, les rois de Thune, les chefs de la sorcellerie, les princes de la Bohême, les maîtres de l’avenir, les héritiers de tous les fameux pronostiqueurs, je veux lire en toi, connaître ton cœur, enfin nous allons savoir ce qui adviendra de nous! --Je serai bien heureuse, s’ils peuvent mettre mon cœur à nu, dit Marie sans témoigner aucune appréhension. --Je sais pourquoi les sorciers ne t’effraient pas: toi aussi, tu jettes des sorts. --Ne voulez-vous pas de ces pêches? répondit-elle en lui présentant de beaux fruits sur une assiette de vermeil. Voyez ces raisins, ces poires, je suis allée tout cueillir moi-même à Vincennes! --J’en mangerai donc, car il ne s’y trouve d’autre poison que les philtres issus de tes mains. --Tu devrais manger beaucoup de fruits, Charles, tu te rafraîchirais le sang, que tu brûles par tant de violences. --Ne faudrait-il pas aussi te moins aimer? --Peut-être, dit-elle. Si les choses que tu aimes te nuisaient, et... je l’ai cru! je puiserais dans mon amour la force de te les refuser. J’adore encore plus Charles que je n’aime le roi, et je veux que l’homme vive sans ces tourments qui le rendent triste et songeur. --La royauté me gâte. --Mais, oui, dit-elle. Si tu n’étais qu’un pauvre prince comme ton beau-frère, le roi de Navarre, ce petit coureur de filles qui n’a ni sou ni maille, qui ne possède qu’un méchant royaume en Espagne où il ne mettra jamais les pieds, et le Béarn en France qui lui donne à peine de quoi vivre, je serais heureuse, bien plus heureuse que si j’étais vraiment la reine de France. --Mais n’es-tu pas plus que la reine? Elle n’a le roi Charles que pour le bien du royaume, car la reine, n’est-ce pas encore de la politique? Marie sourit et fit une jolie petite moue en disant:--On le sait, sire. Et mon sonnet est-il fait? --Chère petite, les vers se font aussi difficilement que les édits de pacification, j’achèverai tantôt les tiens. Mon Dieu, la vie m’est légère ici, je n’en voudrais point sortir. Et cependant, il nous faut interroger les deux Florentins. Tête-Dieu pleine de reliques, je trouvais qu’il y avait bien assez d’un Ruggieri dans le royaume, et voilà qu’il s’en trouve deux. Écoute, mon minon chéri, tu ne manques pas d’esprit, tu ferais un excellent lieutenant de police, car tu devines tout... --Mais, sire, nous supposons tout ce que nous craignons, et pour nous le probable est le vrai: voilà toute notre finesse en deux mots. --Eh! bien, aide-moi donc à sonder ces deux hommes. En ce moment, toutes mes déterminations dépendent de cet interrogatoire. Sont-ils innocents, sont-ils coupables? Ma mère est derrière eux. --J’entends la voix de Jacob dans la vis, dit Marie. Jacob était le valet favori du roi, celui qui l’accompagnait dans toutes ses parties de plaisir; il vint demander si le bon plaisir de son maître était de parler aux deux prisonniers. Sur un signe affirmatif, la dame du logis donna quelques ordres. --Jacob, dit-elle, faites vider la place à tout le monde au logis, excepté la nourrice et monsieur le dauphin d’Auvergne qui peuvent y rester. Quant à vous, demeurez dans la salle basse; mais avant tout, fermez les croisées, tirez les rideaux dans le salon et allumez les chandelles. L’impatience du roi était si grande, que pendant ces apprêts il vint s’asseoir sur une chaire auprès de laquelle se mit sa jolie maîtresse, au coin d’une haute cheminée de marbre blanc où brillait un feu clair. Le portrait du roi était encadré dans un cadre de velours rouge, en place de miroir. Charles IX s’appuya le coude sur le bras de la chaire, pour mieux contempler les deux Florentins. Les volets clos, les rideaux tirés, Jacob alluma les bougies d’une torchère, espèce de candélabre en argent sculpté, et la plaça sur une table où devaient se mettre les deux Florentins, qui purent reconnaître l’ouvrage de Benvenuto Cellini, leur compatriote. Les richesses de cette salle, décorée au goût de Charles IX, étincelèrent alors. On vit mieux qu’en plein jour le brun-rouge des tapisseries. Les meubles délicatement ouvragés réfléchirent dans les tailles de leur ébène la lueur des bougies et celle du foyer. Les dorures sobrement distribuées éclatèrent çà et là comme des yeux, et animèrent la couleur brune qui régnait dans cet amoureux pourpris. Jacob frappa deux coups, et sur un mot, il fit entrer les deux Florentins. Marie Touchet fut soudain saisie de la grandeur qui recommandait Laurent à l’attention des grands comme des petits. Cet austère vieillard dont la barbe d’argent était rehaussée par une pelisse en velours noir avait un front semblable à un dôme de marbre. Sa figure sévère, où deux yeux noirs jetaient une flamme aiguë, communiquait le frémissement d’un génie sorti de sa profonde solitude, et d’autant plus agissant que sa puissance ne s’émoussait pas au contact des hommes. Vous eussiez dit du fer de la lame qui n’a pas encore servi. Quant à Cosme Ruggieri, il portait le costume des courtisans de l’époque. Marie fit un signe au roi pour lui dire qu’il n’avait rien exagéré dans son récit, et pour le remercier de lui avoir montré cet homme extraordinaire. --J’aurais voulu voir aussi les sorcières, dit-elle à l’oreille du roi. Redevenu pensif, Charles IX ne répondit pas, il chassait soucieusement quelques miettes de pain qui se trouvaient sur son pourpoint et sur ses chausses. --Vos sciences ne peuvent entreprendre sur le ciel, ni contraindre le soleil à paraître, messieurs de Florence, dit le roi en montrant les rideaux que la grise atmosphère de Paris avait fait baisser. Le jour manque. --Nos sciences peuvent, sire, nous faire un ciel à notre fantaisie, dit Laurent Ruggieri. Le temps est toujours beau pour qui travaille en un laboratoire, au feu des fourneaux. --Cela est vrai, dit le roi.--Eh! bien, mon père, dit-il en employant une expression qui lui était familière avec les vieillards, expliquez-nous bien clairement l’objet de vos études? --Qui nous garantira l’impunité? --La parole du roi, répondit Charles IX dont la curiosité fut vivement excitée par cette demande. Laurent Ruggieri parut hésiter, et Charles IX s’écria:--Qui vous arrête? nous sommes seuls. --Le roi de France y est-il? demanda le grand vieillard. Charles IX réfléchit pendant un instant, et répondit:--Non. --Mais ne viendra-t-il point? dit encore Laurent. --Non, répondit Charles IX en réprimant un mouvement de colère. L’imposant vieillard prit une chaise et s’assit, Cosme étonné de cette hardiesse n’osa l’imiter. Charles IX dit avec une profonde ironie:--Le roi n’y est pas, monsieur; mais vous êtes chez une dame de qui vous deviez attendre le congé. --Celui que vous voyez devant vous, madame, dit alors le grand vieillard, est autant au-dessus des rois que les rois sont au-dessus de leurs sujets, et vous me trouverez courtois, alors que vous connaîtrez ma puissance. En entendant ces audacieuses paroles dites avec l’emphase italienne, Charles et Marie se regardèrent, et regardèrent Cosme qui, les yeux attachés sur son frère, semblait se dire:--Comment va-t-il se tirer du mauvais pas où nous sommes? En effet, une seule personne pouvait comprendre la grandeur et la finesse du début de Laurent Ruggieri; ce n’était ni le roi ni sa jeune maîtresse sur qui le vieillard jetait le charme de son audace, mais bien le rusé Cosme Ruggieri. Quoique supérieur aux plus habiles de la cour, et peut-être à Catherine de Médicis, sa protectrice, l’astrologue reconnaissait son frère Laurent pour son maître. Ce vieux savant, enseveli dans la solitude, avait jugé les souverains, presque tous blasés par le perpétuel mouvement de la politique dont les crises étaient à cette époque si soudaines, si vives, si ardentes, si imprévues; il connaissait leur ennui, leur lassitude des choses; il savait avec quelle chaleur ils poursuivaient l’étrange, le nouveau, le bizarre, et surtout combien ils aimaient à se trouver dans la région intellectuelle, pour éviter d’être toujours aux prises avec les hommes et les événements. A ceux qui ont épuisé la politique, il ne reste plus que la pensée pure: Charles-Quint l’avait prouvé par son abdication. Charles IX, qui forgeait des sonnets et des épées pour se soustraire aux dévorantes affaires d’un siècle où le trône n’était pas moins mis en question que le roi, et qui de la royauté n’avait que les soucis sans en avoir les plaisirs, devait être fortement réveillé par l’audacieuse négation de son pouvoir que venait de se permettre Laurent. Les impiétés religieuses n’avaient rien de surprenant dans un temps où le catholicisme était si violemment examiné; mais le renversement de toute religion donné pour base aux folles tentatives d’un art mystérieux devait frapper fortement le roi, et le tirer de ses sombres préoccupations. Puis une conquête où il s’agissait de tout l’homme était une entreprise qui devait rendre tout autre intérêt petit aux yeux des Ruggieri. De cette idée à donner au Roi, dépendait un important acquittement que les deux frères ne pouvaient demander et qu’il fallait obtenir! L’essentiel était de faire oublier à Charles IX ses soupçons en le faisant courir sus à quelque idée. Les deux Italiens n’ignoraient pas que l’enjeu de cette singulière partie était leur propre vie; aussi les regards à la fois humbles et fiers qu’ils échangeaient avec les regards perspicaces et soupçonneux de Marie et du roi, étaient-ils déjà toute une scène. --Sire, dit Laurent Ruggieri, vous m’avez demandé la vérité; mais pour vous la montrer toute nue, je dois vous faire sonder le prétendu puits, l’abîme d’où elle va sortir. Que le gentilhomme, que le poète nous pardonne les paroles que le fils aîné de l’Église pourrait prendre pour des blasphèmes! Je ne crois pas que Dieu s’occupe des choses humaines... Quoique bien résolu à garder une immobilité royale, Charles IX ne put réprimer un mouvement de surprise. --Sans cette conviction, je n’aurais aucune foi dans l’œuvre miraculeuse à laquelle je me suis voué; mais, pour la poursuivre, il faut y croire; et si le doigt de Dieu mène toute chose, je suis un fou. Que le roi le sache donc! il s’agit d’une victoire à remporter sur la marche actuelle de la Nature humaine. Je suis alchimiste, sire. Mais ne pensez pas comme le vulgaire, que je cherche à faire de l’or! La composition de l’or n’est pas le but, mais un accident de nos recherches; autrement, notre tentative ne s’appellerait pas le GRAND ŒUVRE! _Le grand œuvre_ est quelque chose de plus hardi que cela. Si donc j’admettais aujourd’hui la présence de Dieu dans la matière; à ma voix, la flamme des fourneaux allumés depuis des siècles s’éteindrait demain. Mais nier l’action directe de Dieu, n’est pas nier Dieu, ne vous y trompez pas. Nous plaçons l’auteur de toute chose encore plus haut que ne le rabaissent les religions. N’accusez pas d’athéisme ceux qui veulent l’immortalité. A l’exemple de Lucifer, nous jalousons Dieu, et la jalousie atteste un violent amour! Quoique cette doctrine soit la base de nos travaux, tous les adeptes n’en sont pas imbus. Cosme, dit le vieillard en montrant son frère, Cosme est dévot; il paye des messes pour le repos de l’âme de notre père, et il va les entendre. L’astrologue de votre mère croit à la divinité du Christ, à l’immaculée conception, à la transsubstantiation; il croit aux indulgences du pape, à l’enfer; il croit à une infinité de choses... Son heure n’est pas encore venue! car j’ai tiré son horoscope, il mourra presque centenaire: il doit vivre encore deux règnes, et voir deux rois de France assassinés... --Qui seront? dit le roi. --Le dernier des Valois et le premier des Bourbons, répondit Laurent. Mais Cosme partagera mes opinions. En effet, il est impossible d’être alchimiste et catholique, d’avoir foi au despotisme de l’homme sur la matière et à la souveraineté de l’esprit. --Cosme mourra centenaire? dit le roi qui se laissa aller à son terrible froncement de sourcils. --Oui, sire, répondit avec autorité Laurent, il mourra paisiblement et dans son lit. --Si vous avez la puissance de prévoir l’instant de votre mort, comment ignorez-vous le résultat qu’auront vos recherches? dit le roi. Charles IX se prit à sourire d’un air de triomphe, en regardant Marie Touchet. Les deux frères échangèrent un rapide coup d’œil de joie:--Il s’intéresse à l’alchimie, pensèrent-ils alors, nous sommes sauvés! --Nos pronostics s’appuient sur l’état actuel des rapports qui existent entre l’homme et la nature; mais il s’agit précisément de changer entièrement ces rapports, répondit Laurent. Le roi resta pensif. --Mais si vous êtes certains de mourir, vous êtes certains de votre défaite, reprit Charles IX. --Comme l’étaient nos prédécesseurs! répondit Laurent en levant la main et la laissant retomber par un geste emphatique et solennel qui fut à la hauteur de sa pensée. Mais votre esprit a bondi jusqu’au bout de la carrière, il faut revenir sur nos pas, sire! Si vous ne connaissiez pas le terrain sur lequel est bâti notre édifice, vous pourriez nous dire qu’il va crouler, et juger la science cultivée de siècle en siècle par les plus grands d’entre les hommes comme la juge le vulgaire. Le roi fit un signe d’assentiment. --Je pense donc que cette terre appartient à l’homme, qu’il en est le maître, et peut s’en approprier toutes les forces, toutes les substances. L’homme n’est pas une création immédiatement sortie des mains de Dieu, mais une conséquence du principe semé dans l’infini de l’éther où se produisent des milliers de créatures dont aucune ne se ressemble d’astre à astre, parce que les conditions de la vie y sont différentes. Oui, sire, le mouvement subtil que nous nommons la vie prend sa source au delà des mondes visibles; les créations se le partagent au gré des milieux dans lesquels elles se trouvent, et les moindres êtres y participent en en prenant tant qu’ils en peuvent prendre, à leurs risques et périls: à eux à se défendre contre la mort. L’alchimie est là tout entière. Si l’homme, l’animal le plus parfait de ce globe, portait en lui-même une portion de Dieu, il ne périrait pas, et il périt. Pour sortir de cette difficulté, Socrate et son école ont inventé l’âme. Moi, le successeur de tant de grands rois inconnus qui ont gouverné cette science, je suis pour les anciennes théories contre les nouvelles; je suis pour les transformations de la matière que je vois, contre l’impossible éternité d’une âme que je ne vois pas. Je ne reconnais pas le monde de l’âme. Si ce monde existait, les substances dont la magnifique réunion produit votre corps et qui sont si éclatantes dans madame, ne se sublimiseraient pas après votre mort pour retourner séparément chacune en sa case, l’eau à l’eau, le feu au feu, le métal au métal, comme quand mon charbon est brûlé, ses éléments sont revenus à leurs primitives molécules. Si vous prétendez que quelque chose nous survit, ce n’est pas nous, car tout ce qui est le moi actuel périt! Or, c’est le moi actuel que je veux continuer au delà du terme assigné à sa vie; c’est la transformation présente à laquelle je veux procurer une plus grande durée. Quoi! les arbres vivent des siècles, et les hommes ne vivraient que des années, tandis que les uns sont passifs et que les autres sont actifs; quand les uns sont immobiles et sans paroles, et que les autres parlent et marchent! Nulle création ne doit être ici-bas supérieure à la nôtre, ni en pouvoir ni en durée. Déjà nous avons étendu nos sens, nous voyons dans les astres! Nous devons pouvoir étendre notre vie! Avant la puissance, je mets la vie. A quoi sert le pouvoir, si la vie nous échappe? Un homme raisonnable ne doit pas avoir d’autre occupation que de chercher, non pas s’il est une autre vie, mais le secret sur lequel repose sa forme actuelle pour la continuer à son gré! Voilà le désir qui blanchit mes cheveux; mais je marche intrépidement dans les ténèbres, en conduisant au combat les intelligences qui partagent ma foi. La vie sera quelque jour à nous! --Mais comment? s’écria le roi en se levant avec brusquerie. --La première condition de notre foi étant de croire que le monde est à l’homme, il faut m’octroyer ce point, dit Laurent. --Hé! bien soit, répondit l’impatient Charles de Valois déjà fasciné. --Hé! bien, sire, en ôtant Dieu de ce monde, que reste-t-il? l’homme! Examinons alors notre domaine? Le monde matériel est composé d’éléments, ces éléments ont eux-mêmes des principes. Ces principes se résolvent en un seul qui est doué de mouvement. Le nombre TROIS est la formule de la création: la Matière, le Mouvement, le Produit! --La preuve? Halte-là, s’écria le roi. --N’en voyez-vous pas les effets? répondit Laurent. Nous avons soumis à nos creusets le gland d’où doit sortir un chêne, aussi bien que l’embryon d’où doit sortir un homme; il est résulté de ce peu de substance un principe pur auquel devait se joindre une force, un mouvement quelconque. A défaut d’un créateur, ce principe ne doit-il pas s’imprimer à lui-même les formes superposées qui constituent notre monde? car partout ce phénomène de vie est semblable. Oui, pour les métaux comme pour les êtres, pour les plantes comme pour les hommes, la vie commence par un imperceptible embryon qui se développe lui même. Il existe un principe primitif! surprenons-le au point où il agit sur lui-même, où il est un, où il est principe avant d’être créature, cause avant d’être effet, nous le verrons absolu, sans figure, susceptible de revêtir toutes les formes que nous lui voyons prendre. Quand nous serons face à face avec cette particule atomistique, et que nous en aurons saisi le mouvement à son point de départ, nous en connaîtrons la loi; dès lors, maîtres de lui imposer la forme qu’il nous plaira, parmi toutes celles que nous lui voyons, nous posséderons l’or pour avoir le monde, et nous nous ferons des siècles de vie pour en jouir. Voilà ce que mon peuple et moi nous cherchons. Toutes nos forces, toutes nos pensées sont employées à cette recherche, rien ne nous en distrait. Une heure dissipée à quelque autre passion serait un vol fait à notre grandeur! Si jamais vous n’avez surpris un de vos chiens oubliant la bête et la curée, je n’ai jamais trouvé l’un de mes patients sujets diverti ni par une femme, ni par un intérêt cupide. Si l’adepte veut l’or et la puissance, cette faim procède de nos besoins: il saisit une fortune, comme le chien altéré lappe en courant un peu d’eau; parce que ses fourneaux veulent un diamant à fondre ou des lingots à mettre en poudre. A chacun son travail! Celui-ci cherche le secret de la nature végétale, il épie la lente vie des plantes, il note la parité du mouvement dans toutes les espèces et la parité de la nutrition; il trouve que partout il faut le soleil, l’air et l’eau pour féconder et pour nourrir. Celui-là scrute le sang des animaux. Un autre étudie les lois du mouvement général et ses liaisons avec les révolutions célestes. Presque tous s’acharnent à combattre la nature intraitable du métal, car si nous trouvons plusieurs principes en toutes choses, nous trouvons tous les métaux semblables à eux-mêmes dans leurs moindres parties. De là l’erreur commune sur nos travaux. Voyez-vous tous ces patients, ces infatigables athlètes, toujours vaincus, et revenant toujours au combat! L’Humanité, sire, est derrière nous, comme le piqueur est derrière votre meute. Elle nous crie: Hâtez-vous! Ne négligez rien! Sacrifiez tout, même un homme, vous, qui vous sacrifiez vous-mêmes! Hâtez-vous! Abattez la tête et le bras à la MORT, mon ennemie! Oui, sire! nous sommes animés d’un sentiment qui embrasse le bonheur des générations à venir. Nous avons enseveli un grand nombre d’hommes, et quels hommes! morts à cette poursuite. En mettant le pied dans cette carrière, nous pouvons ne pas travailler pour nous-mêmes; nous pouvons périr sans avoir trouvé le secret! et quelle mort est celle de celui qui ne croit pas à une autre vie! Nous sommes de glorieux martyrs, nous avons l’égoïsme de toute la race en nos cœurs, nous vivons dans nos successeurs. Chemin faisant, nous découvrons des secrets dont nous dotons les arts mécaniques et libéraux. De nos fourneaux s’échappent des lueurs qui arment les sociétés d’industries plus parfaites. La poudre est issue de nos alambics, nous conquerrons la foudre. Il y a des renversements de politique dans nos veilles assidues. --Serait-ce donc possible? s’écria le roi qui se dressa de nouveau dans sa chaire. --Pourquoi non! dit le Grand-maître des nouveaux Templiers. _Tradidit mundum disputationibus!_ Dieu nous a livré le monde. Encore une fois, entendez-le: l’homme est le maître ici-bas, et la matière est à lui. Toutes les forces, tous les moyens sont à sa disposition. Qui nous a créés? un mouvement. Quelle puissance entretient la vie en nous? un mouvement. Ce mouvement, pourquoi la science ne le saisirait-elle pas? Rien ici-bas ne se perd, rien ne s’échappe de notre planète pour aller ailleurs; autrement, les astres tomberaient les uns sur les autres; aussi les eaux du déluge s’y trouvent-elles, dans leurs principes, sans qu’il s’en soit égaré une seule goutte. Autour de nous, au-dessous, au-dessus, se trouvent donc les éléments d’où sont sortis les innombrables millions d’hommes qui ont foulé la terre avant et après le déluge. De quoi s’agit-il? de surprendre la force qui désunit; par contre, nous surprendrons celle qui rassemble. Nous sommes le produit d’une industrie visible. Quand les eaux ont couvert notre globe, il en est sorti des hommes qui ont trouvé les éléments de leur vie dans l’enveloppe de la terre, dans l’air et dans leur nourriture. La terre et l’air possèdent donc le principe des transformations humaines, elles se font sous nos yeux, avec ce qui est sous nos yeux; nous pouvons donc surprendre ce secret, en ne bornant pas les efforts de cette recherche à un homme, mais en lui donnant pour durée l’humanité même. Nous nous sommes donc pris corps à corps avec la matière à laquelle je crois et que moi, le Grand-Maître de l’Ordre, je veux pénétrer. Christophe Colomb a donné un monde au roi d’Espagne; moi, je cherche un peuple éternel pour le roi de France! Placé en avant de la frontière la plus reculée qui nous sépare de la connaissance des choses, en patient observateur des atomes, je détruis les formes, je désunis les liens de toute combinaison, j’imite la mort pour pouvoir imiter la vie! Enfin, je frappe incessamment à la porte de la création, et je frapperai jusqu’à mon dernier jour. Quand je serai mort, mon marteau passera en d’autres mains également infatigables, de même que des géants inconnus me le transmirent. De fabuleuses images incomprises, semblables à celles de Prométhée, d’Ixion, d’Adonis, de Pan, etc., qui font partie des croyances religieuses en tout pays, en tout temps, nous annoncent que cet espoir naquit avec les races humaines. La Chaldée, l’Inde, la Perse, l’Égypte, la Grèce, les Maures se sont transmis le Magisme, la science la plus haute parmi les Sciences Occultes, et qui tient en dépôt le fruit des veilles de chaque génération. Là était le lien de la grande et majestueuse institution de l’ordre du Temple. En brûlant les Templiers, sire, un de vos prédécesseurs n’a brûlé que des hommes, les secrets nous sont restés. La reconstruction du Temple est le mot d’ordre d’une nation ignorée, races d’intrépides chercheurs, tous tournés vers l’Orient de la vie, tous frères, tous inséparables, unis par une idée, marqués au sceau du travail. Je suis souverain de ce peuple, le premier par élection et non par naissance. Je les dirige tous vers l’essence de la vie! Grand-Maître, Rose-Croix, Compagnons, Adeptes, nous suivons tous la molécule imperceptible qui fuit nos fourneaux, qui échappe encore à nos yeux; mais nous nous ferons des yeux encore plus puissants que ceux que nous a donnés la nature, nous atteindrons l’atome primitif, l’élément corpusculaire intrépidement cherché par tous les sages qui nous ont précédés dans cette chasse sublime. Sire, quand un homme est à cheval sur cet abîme, et qu’il commande à des plongeurs aussi hardis que le sont mes frères, les autres intérêts humains sont bien petits; aussi ne sommes-nous pas dangereux. Les disputes religieuses et les débats politiques sont loin de nous, nous sommes bien au delà. Quand on lutte avec la nature, on ne descend pas à colleter quelques hommes. D’ailleurs, tout résultat est appréciable dans notre science, nous pouvons mesurer tous les effets, les prédire; tandis que tout est oscillatoire dans les combinaisons où entrent les hommes et leurs intérêts. Nous soumettrons le diamant à notre creuset, nous ferons le diamant, nous ferons l’or! Nous ferons marcher, comme l’a fait l’un des nôtres à Barcelone, des vaisseaux avec un peu d’eau et de feu! Nous nous passerons du vent, nous ferons le vent, nous ferons la lumière, nous renouvellerons la face des empires par de nouvelles industries! Mais nous ne nous abaisserons jamais à monter sur un trône pour y être _géhennés_ par des peuples! Malgré son désir de ne pas se laisser surprendre par les ruses florentines, le roi, de même que sa naïve maîtresse, était déjà saisi, enveloppé dans les ambages et les replis de cette pompeuse loquacité de charlatan. Les yeux des deux amants attestaient l’éblouissement que leur causait la vue de ces richesses mystérieuses étalées; ils apercevaient comme une enfilade de souterrains pleins de gnomes en travail. Les impatiences de la curiosité dissipaient les défiances du soupçon. --Mais alors, s’écria le roi, vous êtes de grands politiques qui pouvez nous éclairer. --Non, sire, dit naïvement Laurent. --Pourquoi? demanda le roi. --Sire, il n’est donné à personne de prévoir ce qui arrivera d’un rassemblement de quelques milliers d’hommes: nous pouvons dire ce qu’un homme fera, combien de temps il vivra, s’il sera heureux ou malheureux; mais nous ne pouvons pas dire ce que plusieurs volontés réunies opéreront, et le calcul des mouvements oscillatoires de leurs intérêts est plus difficile encore, car les intérêts sont les hommes plus les choses; seulement nous pouvons, dans la solitude, apercevoir le gros de l’avenir. Le protestantisme qui vous dévore sera dévoré à son tour par ses conséquences matérielles, qui deviendront théories à leur jour. L’Europe en est aujourd’hui à la Religion, demain elle attaquera la Royauté. --Ainsi, la Saint-Barthélemi était une grande conception!... --Oui, sire, car si le peuple triomphe, il fera sa Saint-Barthélemi! Quand la religion et la royauté seront abattues, le peuple en viendra aux grands, après les grands il s’en prendra aux riches. Enfin, quand l’Europe ne sera plus qu’un troupeau d’hommes sans consistance, parce qu’elle sera sans chefs, elle sera dévorée par de grossiers conquérants. Vingt fois déjà le monde a présenté ce spectacle, et l’Europe le recommence. Les idées dévorent les siècles comme les hommes sont dévorés par leurs passions. Quand l’homme sera guéri, l’humanité se guérira peut-être. La science est l’âme de l’humanité, nous en sommes les pontifes; et qui s’occupe de l’âme, s’inquiète peu du corps. --Où en êtes-vous? demanda le roi. --Nous marchons lentement, mais nous ne perdons aucune de nos conquêtes. --Ainsi, vous êtes le roi des sorciers, dit le roi piqué d’être si peu de chose en présence de cet homme. L’imposant Grand-maître jeta sur Charles IX un regard qui le foudroya. --Vous êtes le roi des hommes, et je suis le roi des idées, répondit le Grand-maître. D’ailleurs, s’il y avait de véritables sorciers, vous ne les auriez pas brûlés, répondit-il avec une teinte d’ironie. Nous avons nos martyrs aussi. --Mais par quels moyens pouvez-vous, reprit le roi, dresser des thèmes de nativité? comment avez-vous su que l’homme venu près de votre croisée hier était le roi de France? Quel pouvoir a permis à l’un des vôtres de dire à ma mère le destin de ses trois fils? Pouvez-vous, Grand-maître de cet ordre qui veut pétrir le monde, pouvez-vous me dire ce que pense en ce moment la reine ma mère? --Oui, sire. Cette réponse partit avant que Cosme n’eût tiré la pelisse de son frère pour lui imposer silence. --Vous savez pourquoi revient mon frère le roi de Pologne? --Oui, sire. --Pourquoi? --Pour prendre votre place. --Nos plus cruels ennemis sont nos proches, s’écria le roi qui se leva furieux et parcourut la salle à grands pas. Les rois n’ont ni frères, ni fils, ni mère. Coligny avait raison: mes bourreaux ne sont pas dans les prêches, ils sont au Louvre. Vous êtes des imposteurs ou des régicides! Jacob, appelez Solern. --Sire, dit Marie Touchet, les Ruggieri ont votre parole de gentilhomme. Vous avez voulu goûter à l’arbre de la science, ne vous plaignez pas de son amertume! Le roi sourit en exprimant un amer dédain; il trouvait sa royauté matérielle petite devant l’immense royauté intellectuelle du vieux Laurent Ruggieri. Charles IX pouvait à peine gouverner la France; le Grand-maître des Rose-Croix commandait à un monde intelligent et soumis. --Soyez franc, je vous engage ma parole de gentilhomme que votre réponse, dans le cas où elle serait l’aveu d’effroyables crimes, sera comme si elle n’eût jamais été dite, reprit le roi. Vous occupez-vous des poisons? --Pour connaître ce qui fait vivre, il faut bien savoir ce qui fait mourir. --Vous possédez le secret de plusieurs poisons. --Oui, sire: mais par la théorie et non par la pratique, nous les connaissons sans en user. --Ma mère en a-t-elle demandé? dit le roi qui haletait. --Sire, répondit Laurent, la reine Catherine est trop habile pour employer de semblables moyens. Elle sait que le souverain qui se sert de poison périt par le poison; les Borgia, de même que Bianca, la grande-duchesse de Toscane, offrent un célèbre exemple des dangers que présentent ces misérables ressources. Tout se sait à la cour. Vous pouvez tuer un pauvre diable, et alors à quoi bon l’empoisonner? Mais s’attaquer aux gens en vue, y a-t-il une seule chance de secret? Qui tira sur Coligny, ce ne pouvait être que vous, ou la reine, ou les Guise. Personne ne s’y est trompé. Croyez-moi, l’on ne se sert pas deux fois impunément du poison en politique. Les princes ont toujours des successeurs. Quant aux petits, si, comme Luther, ils deviennent des souverains par la puissance des idées, on ne tue pas leurs doctrines en se débarrassant d’eux. La reine est de Florence, elle sait que le poison ne peut être que l’arme des vengeances personnelles. Mon frère qui ne l’a pas quittée depuis sa venue en France, sait combien madame Diane lui a donné de chagrin; elle n’a jamais pensé à la faire empoisonner, elle le pouvait; qu’eût dit le roi votre père? jamais femme n’a été plus dans son droit, ni plus sûre de l’impunité. Madame de Valentinois vit encore. --Et les envoûtements, reprit le roi. --Sire, dit Cosme, ces choses sont si véritablement innocentes, que, pour satisfaire d’aveugles passions, nous nous y prêtons, comme les médecins qui donnent des pilules de mie de pain aux malades imaginaires. Une femme au désespoir croit qu’en perçant le cœur d’un portrait, elle amène le malheur sur la tête de l’infidèle qu’il représente. Que voulez-vous? c’est nos impôts! --Le pape vend des indulgences, dit Laurent Ruggieri en souriant. --Ma mère a-t-elle pratiqué des envoûtements? --A quoi bon des moyens sans vertu à qui peut tout? --La reine Catherine pourrait-elle vous sauver en ce moment? dit le roi d’un air sombre. --Mais nous ne sommes pas en danger, sire, répondit tranquillement Laurent Ruggieri. Je savais, avant d’entrer dans cette maison, que j’en sortirais sain et sauf, aussi bien que je sais les mauvaises dispositions dans lesquelles sera le roi envers mon frère, d’ici à peu de jours; mais s’il court quelque péril, il en triomphera. Si le roi règne par l’Épée, il règne aussi par la Justice! ajouta-t-il en faisant allusion à la célèbre devise d’une médaille frappée pour Charles IX. --Vous savez tout, je mourrai bientôt, voilà qui est bien, reprit le roi qui cachait sa colère sous une impatience fébrile; mais comment mourra mon frère, qui, selon vous, doit être le roi Henri III? --De mort violente. --Et monsieur d’Alençon! --Il ne régnera pas. --Henri de Bourbon régnera donc? --Oui, sire. --Et comment mourra-t-il? --De mort violente. --Et moi mort, que deviendra madame? demanda le roi en montrant Marie Touchet. --Madame de Belleville se mariera, sire. --Vous êtes des imposteurs, renvoyez-les, sire! dit Marie Touchet. --Ma mie, les Ruggieri ont ma parole de gentilhomme, reprit le roi en souriant. Marie aura-t-elle des enfants? --Oui, sire, madame vivra plus de quatre-vingts ans. --Faut-il les faire pendre? dit le roi à sa maîtresse. Et mon fils le comte d’Auvergne? dit Charles IX en allant le chercher. --Pourquoi lui avez-vous dit que je me marierais? dit Marie Touchet aux deux frères pendant le moment où ils furent seuls. --Madame, répondit Laurent avec dignité, le roi nous a sommés de dire la vérité, nous la disons. --Est-ce donc vrai? fit-elle. --Aussi vrai qu’il est vrai que le gouverneur d’Orléans vous aime _à en perdre la tête_. --Mais je ne l’aime point, s’écria-t-elle. --Cela est vrai, madame, dit Laurent; mais votre thème affirme que vous épouserez l’homme qui vous aime en ce moment. --Ne pouviez-vous mentir un peu pour moi, dit-elle en souriant, car si le roi croyait à vos prédictions! --N’est-il pas nécessaire aussi qu’il croie à notre innocence? dit Cosme en jetant à la favorite un regard plein de finesse. Les précautions prises envers nous par le roi nous ont donné lieu de penser, pendant le temps que nous avons passé dans votre jolie geôle, que les Sciences Occultes ont été calomniées auprès de lui. --Soyez tranquilles, répondit Marie, je le connais, et ses défiances sont dissipées. --Nous sommes innocents, reprit fièrement le grand vieillard. --Tant mieux, dit Marie, car le roi fait visiter en ce moment votre laboratoire, vos fourneaux et vos fioles par des gens experts. Les deux frères se regardèrent en souriant. Marie Touchet prit pour une raillerie de l’innocence ce sourire qui signifiait:--Pauvres sots, croyez-vous que si nous savons fabriquer des poisons, nous ne savons pas où les cacher? --Où sont les gens du roi? demanda Cosme. --Chez René, répondit Marie. Cosme et Laurent jetèrent un regard par lequel ils échangèrent une même pensée:--L’hôtel de Soissons est inviolable! Le roi avait si bien oublié ses soupçons, que quand il alla prendre son fils, et que Jacob l’arrêta pour lui remettre un billet envoyé par Chapelain, il l’ouvrit avec la certitude d’y trouver ce que lui mandait son médecin touchant la visite de l’officine, où tout ce qu’on avait trouvé concernait uniquement l’alchimie. --Vivra-t-il heureux? demanda le roi en présentant son fils aux deux alchimistes. --Ceci regarde Cosme, fit Laurent en désignant son frère. Cosme prit la petite main de l’enfant, et la regarda très-attentivement. --Monsieur, dit Charles IX au vieillard, si vous avez besoin de nier l’esprit pour croire à la possibilité de votre entreprise, expliquez-moi comment vous pouvez douter de ce qui fait votre puissance. La pensée que vous voulez annuler est le flambeau qui éclaire vos recherches. Ah! ah! n’est-ce pas se mouvoir et nier le mouvement? s’écria le roi qui satisfait d’avoir trouvé cet argument regarda triomphalement sa maîtresse. --La pensée, répondit Laurent Ruggieri, est l’exercice d’un sens intérieur, comme la faculté de voir plusieurs objets et de percevoir leurs dimensions et leur couleur est un effet de notre vue; ceci n’a rien à faire avec ce qu’on prétend d’une autre vie. La pensée est une faculté qui cesse même de notre vivant avec les forces qui la produisent. --Vous êtes conséquents, dit le roi surpris. Mais l’alchimie est une science athée. --Matérialiste, sire, ce qui est bien différent. Le matérialisme est la conséquence des doctrines indiennes, transmises par les mystères d’Isis à la Chaldée et à l’Égypte, et reportées en Grèce par Pythagore, l’un des demi-dieux de l’humanité: sa doctrine des transformations est la mathématique du matérialisme, la loi vivante de ses phases. A chacune des différentes créations qui composent la création terrestre, appartient le pouvoir de retarder le mouvement qui l’entraîne dans une autre. --L’alchimie est donc la science des sciences! s’écria Charles IX enthousiasmé. Je veux vous voir à l’œuvre... --Toutes les fois que vous le voudrez, sire; vous ne serez pas plus impatient que la reine votre mère... --Ah! voilà donc pourquoi elle vous aime tant, s’écria le roi. --La maison de Médicis protége secrètement nos recherches depuis près d’un siècle. --Sire, dit Cosme, cet enfant vivra près de cent ans; il aura des traverses, mais il sera heureux et honoré, comme ayant dans ses veines le sang des Valois... --J’irai vous voir, messieurs, dit le roi redevenu de bonne humeur. Vous pouvez sortir. Les deux frères saluèrent Marie et Charles IX, et se retirèrent. Ils descendirent gravement les degrés, sans se regarder ni se parler; ils ne se retournèrent même point vers les croisées quand ils furent dans la cour, certains que l’œil du roi les épiait; ils aperçurent en effet Charles IX à la fenêtre quand ils se mirent de côté pour passer la porte de la rue. Lorsque l’alchimiste et l’astrologue furent dans la rue de l’Autruche, ils jetèrent les yeux en avant et en arrière d’eux, pour voir s’ils n’étaient pas suivis ou attendus; ils allèrent jusqu’aux fossés du Louvre sans se dire une parole; mais là, se trouvant seuls, Laurent dit à Cosme, dans le florentin de ce temps: --_Affè d’iddio! como le abbiamo infinocchiato!_ (Pardieu! nous l’avons joliment entortillé!) --_Gran mercè! a lui sta di spartojarsi!_ (Grand bien lui fasse! c’est à lui de s’en dépêtrer) dit Cosme. Que la reine me rende la pareille, nous venons de lui donner un bon coup de main. Quelques jours après cette scène, qui frappa Marie Touchet autant que le roi, pendant un de ces moments où l’esprit est en quelque sorte dégagé du corps par la plénitude du plaisir, Marie s’écria:--Charles, je m’explique bien Laurent Ruggieri; mais Cosme n’a rien dit! --C’est vrai, dit le roi surpris de cette lueur subite, il y avait autant de vrai que de faux dans leurs discours. Ces Italiens sont déliés comme la soie qu’ils font. Ce soupçon explique la haine que manifesta le roi contre Cosme lors du jugement de la conspiration de La Mole et Coconnas: en le trouvant un des artisans de cette entreprise, il crut avoir été joué par les deux Italiens, car il lui fut prouvé que l’astrologue de sa mère ne s’occupait pas exclusivement des astres, de la poudre de projection et de l’atome pur. Laurent avait quitté le royaume. Malgré l’incrédulité que beaucoup de gens ont en ces matières, les événements qui suivirent cette scène confirmèrent les oracles portés par les Ruggieri. Le roi mourut trois mois après. Le comte de Gondi suivit Charles IX au tombeau, comme le lui avait dit son frère le maréchal de Retz, l’ami des Ruggieri, et qui croyait à leurs pronostics. Marie Touchet épousa Charles de Balzac, marquis d’Entragues, gouverneur d’Orléans, de qui elle eut deux filles. La plus célèbre de ces filles, sœur utérine du comte d’Auvergne, fut maîtresse d’Henri IV, et voulut, lors de la conspiration de Biron, mettre son frère sur le trône de France, en en chassant la maison de Bourbon. Le comte d’Auvergne, devenu duc d’Angoulême, vit le règne de Louis XIV. Il battait monnaie dans ses terres, en altérant les titres; mais Louis XIV le laissait faire, tant il avait de respect pour le sang des Valois. Cosme Ruggieri vécut jusque sous Louis XIII, il vit la chute de la maison de Médicis en France, et la chute des Concini. L’histoire a pris soin de constater qu’il mourut athée, c’est-à-dire matérialiste. La marquise d’Entragues dépassa l’âge de quatre-vingts ans. Laurent et Cosme ont eu pour élève le fameux comte de Saint-Germain, qui fit tant de bruit sous Louis XV. Ce célèbre alchimiste n’avait pas moins de cent trente ans, l’âge que certains biographes donnent à Marion de Lorme. Le comte pouvait savoir par les Ruggieri les anecdotes sur la Saint-Barthélemi et sur le règne des Valois, dans lesquelles il se plaisait à jouer un rôle en les racontant à la première personne du verbe. Le comte de Saint-Germain est le dernier des alchimistes qui ont le mieux expliqué cette science; mais il n’a rien écrit. La doctrine cabalistique exposée dans cette Étude procède de ce mystérieux personnage. Chose étrange! trois existences d’hommes, celle du vieillard de qui viennent ces renseignements, celle du comte de Saint-Germain et celle de Cosme Ruggieri, suffisent pour embrasser l’histoire européenne depuis François Ier jusqu’à Napoléon? Il n’en faut que cinquante semblables pour remonter à la première période connue du monde.--Que sont cinquante générations, pour étudier les mystères de la vie? disait le comte de Saint-Germain. Paris, novembre-décembre 1836. TROISIÈME PARTIE. LES DEUX RÊVES. Bodard de Saint-James, trésorier de la marine, était en 1786 celui des financiers de Paris dont le luxe excitait l’attention et les caquets de la ville. A cette époque, il faisait construire à Neuilly sa célèbre _Folie_, et sa femme achetait, pour couronner le dais de son lit, une garniture de plumes dont le prix avait effrayé la reine. Il était alors bien plus facile qu’aujourd’hui de se mettre à la mode et d’occuper de soi tout Paris, il suffisait souvent d’un bon mot ou de la fantaisie d’une femme. Bodard possédait le magnifique hôtel de la place Vendôme que le fermier-général Dangé avait, depuis peu, quitté par force. Ce célèbre épicurien venait de mourir, et, le jour de son enterrement, monsieur de Bièvre, son intime ami, avait trouvé matière à rire en disant _qu’on pouvait maintenant passer par la place Vendôme sans danger_. Cette allusion au jeu d’enfer qu’on jouait chez le défunt en fut toute l’oraison funèbre. L’hôtel est celui qui fait face à la Chancellerie. Pour achever en deux mots l’histoire de Bodard, c’était un pauvre homme, il fit une faillite de quatorze millions après celle du prince de Guéménée. La maladresse qu’il mit à ne pas précéder la sérénissimne banqueroute, pour me servir de l’expression de Lebrun-Pindare, fut cause qu’on ne parla même pas de lui. Il mourut, comme Bourvalais, Bouret et tant d’autres, dans un grenier. Madame de Saint-James avait pour ambition de ne recevoir chez elle que des gens de qualité, vieux ridicule toujours nouveau. Pour elle, les mortiers du parlement étaient déjà fort peu de chose; elle voulait voir dans ses salons des personnes titrées qui eussent au moins les grandes entrées à Versailles. Dire qu’il vint beaucoup de cordons bleus chez la financière, ce serait mentir; mais il est très-certain qu’elle avait réussi à obtenir les bontés et l’attention de quelques membres de la famille de Rohan, comme le prouva par la suite le trop fameux procès du collier. Un soir, c’était, je crois, en août 1786, je fus très-surpris de rencontrer dans le salon de cette trésorière, si prude à l’endroit des preuves, deux nouveaux visages qui me parurent assez mauvaise compagnie. Elle vint à moi dans l’embrasure d’une croisée où j’étais allé me nicher avec intention. --Dites-moi donc, lui demandai-je en lui désignant par un coup d’œil interrogatif l’un des inconnus, quelle est cette _espèce_-là? Comment avez-vous cela chez vous? --Cet homme est charmant. --Le voyez-vous à travers le prisme de l’amour, ou me trompé-je? --Vous ne vous trompez pas, reprit-elle en riant, il est laid comme une chenille; mais il m’a rendu le plus immense service qu’une femme puisse recevoir d’un homme. Comme je la regardais malicieusement, elle se hâta d’ajouter:--Il m’a radicalement guérie de ces odieuses rougeurs qui me couperosaient le teint et me faisaient ressembler à une paysanne. Je haussai les épaules avec humeur. --C’est un charlatan, m’écriai-je. --Non, répondit-elle, c’est le chirurgien des pages; il a beaucoup d’esprit, je vous jure, et d’ailleurs il écrit. C’est un savant physicien. --Si son style ressemble à sa figure! repris-je en souriant. Mais l’autre? --Qui, l’autre? --Ce petit monsieur pincé, propret, poupin, et qui a l’air d’avoir bu du verjus? --Mais c’est un homme assez bien né, me dit-elle. Il arrive de je ne sais quelle province... ah! de l’Artois, il est chargé de terminer une affaire qui concerne le cardinal, et son Éminence elle-même vient de le présenter à monsieur de Saint-James. Ils ont choisi tous deux Saint-James pour arbitre. En cela le provincial n’a pas fait preuve d’esprit; mais aussi quels sont les gens assez niais pour confier un procès à cet homme-là? Il est doux comme un mouton et timide comme une fille; son Éminence est pleine de bonté pour lui. --De quoi s’agit-il donc? --De trois cent mille livres, dit-elle. --Mais c’est donc un avocat? repris-je en faisant un léger haut-le-corps. --Oui, dit-elle. Assez confuse de cet humiliant aveu, madame Bodard alla reprendre sa place au pharaon. Toutes les parties étaient complètes. Je n’avais rien à faire ni à dire, je venais de perdre deux mille écus contre monsieur de Laval, avec lequel je m’étais rencontré chez une _impure_. J’allai me jeter dans une duchesse placée auprès de la cheminée. S’il y eut jamais sur cette terre un homme bien étonné, ce fut certes moi, en apercevant que, de l’autre côté du chambranle, j’avais pour vis-à-vis le Contrôleur-Général. Monsieur de Calonne paraissait assoupi, ou il se livrait à l’une de ces méditations qui tyrannisent les hommes d’État. Quand je montrai le ministre par un geste à Beaumarchais qui venait à moi, le père de _Figaro_ m’expliqua ce mystère sans mot dire. Il m’indiqua tour à tour ma propre tête et celle de Bodard par un geste assez malicieux, qui consistait à écarter vers nous deux doigts de la main en tenant les autres fermés. Mon premier mouvement fut de me lever pour aller dire quelque chose de piquant à Calonne; je restai: d’abord parce que je songeai à jouer un tour à ce favori; puis, Beaumarchais m’avait familièrement arrêté de la main. --Que voulez-vous, monsieur? lui dis-je. Il cligna pour m’indiquer le Contrôleur. --Ne le réveillez pas, me dit-il à voix basse, l’on est trop heureux quand il dort. --Mais c’est aussi un plan de finances que le sommeil, repris-je. --Certainement, nous répondit l’homme d’État qui avait deviné nos paroles au seul mouvement des lèvres, et plût à Dieu que nous pussions dormir long-temps, il n’y aurait pas le réveil que vous verrez! --Monseigneur, dit le dramaturge, j’ai un remerciement à vous faire. --Et pourquoi? --Monsieur de Mirabeau est parti pour Berlin. Je ne sais pas si, dans cette affaire des Eaux, nous ne nous serions pas noyés tous deux. --Vous avez trop de _mémoire_ et pas assez de reconnaissance, répliqua sèchement le ministre fâché de voir divulguer un de ses secrets devant moi. --Cela est possible, dit Beaumarchais piqué au vif, mais j’ai des millions qui peuvent aligner bien des comptes. Calonne feignit de ne pas entendre. Il était minuit et demi quand les parties cessèrent. L’on se mit à table. Nous étions dix personnes, Bodard et sa femme, le Contrôleur-Général, Beaumarchais, les deux inconnus, deux jolies dames dont les noms doivent se taire, et un fermier-général, appelé, je crois, Lavoisier. De trente personnes que je trouvai dans le salon en y entrant, il n’était resté que ces dix convives. Encore les deux _espèces_ ne soupèrent-elles que d’après les instances de madame de Saint-James, qui crut s’acquitter avec l’un en lui donnant à manger, et qui peut-être invita l’autre pour plaire à son mari auquel elle faisait des coquetteries, je ne sais trop pourquoi. Après tout, monsieur de Calonne était une puissance, et si quelqu’un avait eu à se fâcher, c’eût été moi. Le souper commença par être ennuyeux à mourir. Ces deux gens et le fermier-général nous gênaient. Je fis un signe à Beaumarchais pour lui dire de griser le fils d’Esculape qu’il avait à sa droite, en lui donnant à entendre que je me chargeais de l’avocat. Comme il ne nous restait plus que ce moyen-là de nous amuser, et qu’il nous promettait de la part de ces deux hommes des impertinences dont nous nous amusions déjà, monsieur de Calonne sourit à mon projet. En deux secondes, les trois dames trempèrent dans notre conspiration bachique. Elles s’engagèrent par des œillades très-significatives, à y jouer leur rôle, et le vin de Sillery couronna plus d’une fois les verres de sa mousse argentée. Le chirurgien fut assez facile: mais au second verre que je voulus lui verser, mon voisin me dit avec la froide politesse d’un usurier, qu’il ne boirait pas davantage. En ce moment, madame de Saint-James nous avait mis, je ne sais par quel hasard de conversation, sur le chapitre des merveilleux soupers du comte de Cagliostro, que donnait le cardinal de Rohan. Je n’avais pas l’esprit trop présent à ce que disait la maîtresse du logis, car depuis la réponse qu’il m’avait faite, j’observais avec une invincible curiosité la figure mignarde et blême de mon voisin, dont le principal trait était un nez à la fois camard et pointu qui le faisait ressembler, par moments, à une fouine. Tout à coup ses joues se colorèrent en entendant madame de Saint-James qui se querellait avec monsieur de Calonne. --Mais je vous assure, monsieur, que j’ai vu la reine Cléopâtre, disait-elle d’un air impérieux. --Je le crois, madame, répondit mon voisin. Moi, j’ai parlé à Catherine de Médicis. --Oh! oh! dit monsieur de Calonne. Les paroles prononcées par le petit provincial le furent d’une voix qui avait une indéfinissable sonorité, s’il est permis d’emprunter ce terme à la physique. Cette soudaine clarté d’intonation chez un homme qui avait jusque-là très-peu parlé, toujours très-bas et avec le meilleur ton possible, nous surprit au dernier point. --Mais il parle, s’écria le chirurgien que Beaumarchais avait mis dans un état satisfaisant. --Son voisin aura poussé quelque ressort, répondit le satirique. Mon homme rougit légèrement en entendant ces paroles, quoiqu’elles eussent été dites en murmurant. --Et comment était la feue reine? demanda Calonne. --Je n’affirmerais pas que la personne avec laquelle j’ai soupé hier fût Catherine de Médicis elle-même. Ce prodige doit paraître justement impossible à un chrétien aussi bien qu’à un philosophe, répliqua l’avocat en appuyant légèrement l’extrémité de ses doigts sur la table et en se renversant sur sa chaise comme s’il devait parler long-temps. Néanmoins je puis jurer que cette femme ressemblait autant à Catherine de Médicis que si toutes deux elles eussent été sœurs. Celle que je vis portait une robe de velours noir absolument pareille à celle dont est vêtue cette reine dans le portrait qu’en possède le roi; sa tête était couverte de ce bonnet de velours si caractéristique; enfin, elle avait le teint blafard, et la figure que vous lui connaissez. Je n’ai pu m’empêcher de témoigner ma surprise à Son Éminence. La rapidité de l’évocation m’a semblé d’autant plus merveilleuse que monsieur le comte de Cagliostro n’avait pu deviner le nom du personnage avec lequel j’allais désirer de me trouver. J’ai été confondu. La magie du spectacle que présentait un souper où apparaissaient d’illustres femmes des temps passés m’ôta toute présence d’esprit. J’écoutai sans oser questionner. En échappant vers minuit aux piéges de cette sorcellerie, je doutais presque de moi-même. Mais tout ce merveilleux me sembla naturel en comparaison de la singulière hallucination que je devais subir encore. Je ne sais par quelles paroles je pourrais vous peindre l’état de mes sens. Seulement je déclare, dans la sincérité de mon cœur, que je ne m’étonne plus qu’il se soit rencontré jadis des âmes assez faibles ou assez fortes pour croire aux mystères de la magie et au pouvoir du démon. Pour moi, jusqu’à plus ample informé, je regarde comme possibles les apparitions dont ont parlé Cardan et quelques thaumaturges. Ces paroles, prononcées avec une incroyable éloquence de ton, étaient de nature à éveiller une excessive curiosité chez tous les convives. Aussi nos regards se tournèrent-ils sur l’orateur, et restâmes-nous immobiles. Nos yeux seuls trahissaient la vie en réfléchissant les bougies scintillantes des flambeaux. A force de contempler l’inconnu, il nous sembla voir les pores de son visage, et surtout ceux de son front, livrer passage au sentiment intérieur dont il était pénétré. Cet homme, en apparence froid et compassé, semblait contenir en lui-même un foyer secret dont la flamme agissait sur nous. --Je ne sais, reprit-il, si la figure évoquée me suivit en se rendant invisible; mais aussitôt que ma tête reposa sur mon lit, je vis la grande ombre de Catherine se lever devant moi. Je me sentis, instinctivement, dans une sphère lumineuse, car mes yeux attachés sur la reine par une insupportable fixité ne virent qu’elle. Tout à coup elle se pencha vers moi... A ces mots, les dames laissèrent échapper un mouvement unanime de curiosité. --Mais, reprit l’avocat, j’ignore si je dois continuer; bien que je sois porté à croire que ce ne soit qu’un rêve, ce qui me reste à dire est grave. --S’agit-il de religion? dit Beaumarchais. --Ou y aurait-il quelque indécence? demanda Calonne, ces dames vous la pardonneraient. --Il s’agit de gouvernement, répondit l’avocat. --Allez, reprit le ministre. Voltaire, Diderot et consorts ont assez bien commencé l’éducation de nos oreilles. Le contrôleur devint fort attentif, et sa voisine, madame de Genlis, fort occupée. Le provincial hésitait encore. Beaumarchais lui dit alors avec vivacité:--Mais allez donc, maître! Ne savez-vous pas que quand les lois laissent si peu de liberté, les peuples prennent leur revanche dans les mœurs?... Alors le convive commença. --Soit que certaines idées fermentassent à mon insu dans mon âme, soit que je fusse poussé par une puissance étrangère, je lui dis:--Ah! madame, vous avez commis un bien grand crime.--Lequel? demanda-t-elle d’une voix grave.--Celui dont le signal fut donné par la cloche du palais, le 24 août. Elle sourit dédaigneusement, et quelques rides profondes se dessinèrent sur ses joues blafardes.--Vous nommez cela un crime? répondit-elle, ce ne fut qu’un malheur. L’entreprise, mal conduite, ayant échoué, il n’en est pas résulté pour la France, pour l’Europe, pour l’Église catholique, le bien que nous en attendions. Que voulez-vous? les ordres ont été mal exécutés. Nous n’avons pas rencontré autant de Montlucs qu’il en fallait. La postérité ne nous tiendra pas compte du défaut de communications qui nous empêcha d’imprimer à notre œuvre cette unité de mouvement nécessaire aux grands coups d’état: voilà le malheur! Si le 25 août il n’était pas resté l’ombre d’un Huguenot en France, je serais demeurée jusque dans la postérité la plus reculée comme une belle image de la Providence. Combien de fois les âmes clairvoyantes de Sixte-Quint, de Richelieu, de Bossuet, ne m’ont-elles pas secrètement accusée d’avoir échoué dans mon entreprise après avoir osé la concevoir. Aussi, de combien de regrets ma mort ne fut-elle pas accompagnée?... Trente ans après la Saint-Barthélemi, la maladie durait encore; elle avait fait couler déjà dix fois plus de sang noble à la France qu’il n’en restait à verser le 26 août 1572. La révocation de l’édit de Nantes, en l’honneur de laquelle vous avez frappé des médailles, a coûté plus de larmes, plus de sang et d’argent, a tué plus de prospérité en France que trois Saint-Barthélemi. Letellier a su accomplir avec une plumée d’encre le décret que le trône avait secrètement promulgué depuis moi; mais si, le 25 août 1572, cette immense exécution était nécessaire, le 25 août 1685 elle était inutile. Sous le second fils de Henri de Valois, l’hérésie était à peine enceinte; sous le second fils de Henri de Bourbon, cette mère féconde avait jeté son frai sur l’univers entier. Vous m’accusez d’un crime, et vous dressez des statues au fils d’Anne d’Autriche! Lui et moi, nous avons cependant essayé la même chose: il a réussi, j’ai échoué; mais Louis XIV a trouvé sans armes les Protestants qui, sous mon règne, avaient de puissantes armées, des hommes d’état, des capitaines, et l’Allemagne pour eux. A ces paroles lentement prononcées, je sentis en moi comme un tressaillement intérieur. Je croyais respirer la fumée du sang de je ne sais quelles victimes. Catherine avait grandi. Elle était là comme un mauvais génie, et il me sembla qu’elle voulait pénétrer dans ma conscience pour s’y reposer. --Il a rêvé cela, dit Beaumarchais à voix basse, il ne l’a certes pas inventé. --Ma raison est confondue, dis-je à la reine. Vous vous applaudissez d’un acte que trois générations condamnent, flétrissent et...--Ajoutez, reprit-elle, que toutes les plumes ont été plus injustes envers moi que ne l’ont été mes contemporains. Nul n’a pris ma défense. Je suis accusée d’ambition, moi riche et souveraine. Je suis taxée de cruauté, moi qui n’ai sur la conscience que deux têtes tranchées. Et pour les esprits les plus impartiaux je suis peut-être encore un grand problème. Croyez-vous donc que j’aie été dominée par des sentiments de haine, que je n’aie respiré que vengeance et fureur? Elle sourit de pitié.--J’étais calme et froide comme la raison même. J’ai condamné les Huguenots sans pitié, mais sans emportement, ils étaient l’orange pourrie de ma corbeille. Reine d’Angleterre, j’eusse jugé de même les Catholiques, s’ils y eussent été séditieux. Pour que notre pouvoir eût quelque vie à cette époque, il fallait dans l’État un seul Dieu, une seule Foi, un seul Maître. Heureusement pour moi, j’ai gravé ma justification dans un mot. Quand Birague m’annonça faussement la perte de la bataille de Dreux:--Eh! bien, nous irons au prêche, m’écriai-je. De la haine contre ceux de la Religion? Je les estimais beaucoup et je ne les connaissais point. Si je me suis senti de l’aversion envers quelques hommes politiques, ce fut pour le lâche cardinal de Lorraine, pour son frère, soldat fin et brutal, qui tous deux me faisaient espionner. Voilà quels étaient les ennemis de mes enfants, ils voulaient leur arracher la couronne, je les voyais tous les jours, ils m’excédaient. Si nous n’avions pas fait la Saint-Barthélemi, les Guise l’eussent accomplie à l’aide de Rome et de ses moines. La Ligue, qui n’a été forte que de ma vieillesse, eût commencé en 1573.--Mais, madame, au lieu d’ordonner cet horrible assassinat (excusez ma franchise), pourquoi n’avoir pas employé les vastes ressources de votre politique à donner aux Réformés les sages institutions qui rendirent le règne de Henri IV si glorieux et si paisible? Elle sourit encore, haussa les épaules, et ses rides creuses donnèrent à son pâle visage une expression d’ironie pleine d’amertume.--Les peuples, dit-elle, ont besoin de repos après les luttes les plus acharnées: voilà le secret de ce règne. Mais Henri IV a commis deux fautes irréparables: il ne devait ni abjurer le protestantisme, ni laisser la France catholique après l’être devenu lui-même. Lui seul s’est trouvé en position de changer sans secousse la face de la France. Ou pas une étole, ou pas un prêche! telle aurait dû être sa pensée. Laisser dans un gouvernement deux principes ennemis sans que rien les balance, voilà un crime de roi, il sème ainsi des révolutions. A Dieu seul il appartient de mettre dans son œuvre le bien et le mal sans cesse en présence. Mais peut-être cette sentence était-elle inscrite au fond de la politique de Henri IV, et peut-être causa-t-elle sa mort. Il est impossible que Sully n’ait pas jeté un regard de convoitise sur ces immenses biens du clergé, que le clergé ne possédait pas entièrement, car la noblesse gaspillait au moins les deux tiers de leurs revenus. Sully le Réformé n’en avait pas moins des abbayes. Elle s’arrêta et parut réfléchir.--Mais, reprit-elle, songez-vous que c’est à la nièce d’un pape que vous demandez raison de son catholicisme? Elle s’arrêta encore.--Après tout, j’eusse été Calviniste de bon cœur, ajouta-t-elle en laissant échapper un geste d’insouciance. Les hommes supérieurs de votre siècle penseraient-ils encore que la religion était pour quelque chose dans ce procès, le plus immense de ceux que l’Europe ait jugés, vaste révolution retardée par de petites causes qui ne l’empêcheront pas de rouler sur le monde, puisque je ne l’ai pas étouffée. Révolution, dit-elle en me jetant un regard profond, qui marche toujours et que tu pourras achever. Oui, _toi_, qui m’écoutes! Je frissonnai.--Quoi! personne encore n’a compris que les intérêts anciens et les intérêts nouveaux avaient saisi Rome et Luther comme des drapeaux! Quoi! pour éviter une lutte à peu près semblable, Louis IX, en entraînant une population centuple de celle que j’ai condamnée, et la laissant aux sables de l’Égypte, a mérité le nom de saint, et moi?--Mais moi, dit-elle, j’ai échoué. Elle pencha la tête et resta silencieuse un moment. Ce n’était plus une reine que je voyais, mais bien plutôt une de ces antiques druidesses qui sacrifiaient des hommes, et savaient dérouler les pages de l’avenir en exhumant les enseignements du passé. Mais bientôt elle releva sa royale et majestueuse figure.--En appelant l’attention de tous les bourgeois sur les abus de l’Église romaine, dit-elle, Luther et Calvin faisaient naître en Europe un esprit d’investigation qui devait amener les peuples à vouloir tout examiner. L’examen conduit au doute. Au lieu d’une foi nécessaire aux sociétés, ils traînaient après eux et dans le lointain une philosophie curieuse, armée de marteaux, avide de ruines. La science s’élançait brillante de ses fausses clartés du sein de l’hérésie. Il s’agissait bien moins d’une réforme dans l’Église que de la liberté indéfinie de l’homme qui est la mort de tout pouvoir. J’ai vu cela. La conséquence des succès obtenus par les Religionnaires dans leur lutte contre le sacerdoce, déjà plus armé et plus redoutable que la couronne, était la ruine du pouvoir monarchique élevé par Louis XI à si grands frais sur les débris de la Féodalité. Il ne s’agissait de rien moins que de l’anéantissement de la religion et de la royauté sur les débris desquelles toutes les bourgeoisies du monde voulaient pactiser. Cette lutte était donc une guerre à mort entre les nouvelles combinaisons et les lois, les croyances anciennes. Les Catholiques étaient l’expression des intérêts matériels de la royauté, des seigneurs et du clergé. Ce fut un duel à outrance entre deux géants, la Saint-Barthélemi n’y fut malheureusement qu’une blessure. Souvenez-vous que, pour épargner quelques gouttes de sang dans un moment opportun, on en laisse verser plus tard par torrents. L’intelligence qui plane sur une nation ne peut éviter un malheur: celui de ne plus trouver de pairs pour être bien jugée quand elle a succombé sous le poids d’un événement. Mes pairs sont rares, les sots sont en majorité: tout est expliqué par ces deux propositions. Si mon nom est en exécration à la France, il faut s’en prendre aux esprits médiocres qui y forment la masse de toutes les générations. Dans les grandes crises que j’ai subies, régner ce n’était pas donner des audiences, passer des revues et signer des ordonnances. J’ai pu commettre des fautes, je n’étais qu’une femme. Mais pourquoi ne s’est-il pas alors rencontré un homme qui fût au-dessus de son siècle? Le duc d’Albe était une âme de bronze, Philippe II était hébété de croyance catholique, Henri IV était un soldat joueur et libertin, l’Amiral un entêté systématique. Louis XI vint trop tôt, Richelieu vint trop tard. Vertueuse ou criminelle, que l’on m’attribue ou non la Saint-Barthélemi, j’en accepte le fardeau: je resterai entre ces deux grands hommes comme l’anneau visible d’une chaîne inconnue. Quelque jour des écrivains à paradoxes se demanderont si les peuples n’ont pas quelquefois prodigué le nom de bourreaux à des victimes. Ce ne sera pas une fois seulement que l’humanité préférera d’immoler un dieu plutôt que de s’accuser elle-même. Vous êtes tous portés à verser sur deux cents manants sacrifiés à propos les larmes que vous refusez aux malheurs d’une génération, d’un siècle ou d’un monde. Enfin vous oubliez que la liberté politique, la tranquillité d’une nation, la science même, sont des présents pour lesquels le destin prélève des impôts de sang!--Les nations ne pourraient-elles pas être un jour heureuses à meilleur marché? m’écriai-je les larmes aux yeux.--Les vérités ne sortent de leur puits que pour prendre des bains de sang où elles se rafraîchissent. Le christianisme lui-même, essence de toute vérité, puisqu’il vient de Dieu, s’est-il établi sans martyrs? le sang n’a-t-il pas coulé à flots? ne coulera-t-il pas toujours? Tu le sauras, toi qui dois être un des maçons de l’édifice social commencé par les apôtres. Tant que tu promèneras ton niveau sur les têtes, tu seras applaudi; puis quand tu voudras prendre la truelle, on te tuera.» Sang! sang! ce mot retentissait à mes oreilles comme un tintement.--Selon vous, dis-je, le protestantisme aurait donc eu le droit de raisonner comme vous? Catherine avait disparu, comme si quelque souffle eût éteint la lumière surnaturelle qui permettait à mon esprit de voir cette figure dont les proportions étaient devenues gigantesques. Je trouvai tout à coup en moi-même une partie de moi qui adoptait les doctrines atroces déduites par cette italienne. Je me réveillai en sueur, pleurant, et au moment où ma raison victorieuse me disait, d’une voix douce, qu’il n’appartenait ni à un roi, ni même à une nation, d’appliquer ces principes dignes d’un peuple d’athées. --Et comment sauvera-t-on les monarchies qui croulent? demanda Beaumarchais. --Dieu est là, monsieur, répliqua mon voisin. --Donc, reprit monsieur de Calonne avec cette incroyable légèreté qui le caractérisait, nous avons la ressource de nous croire, selon l’Évangile de Bossuet, les instruments de Dieu. Aussitôt que les dames s’étaient aperçues que l’affaire se passait en conversation entre la reine et l’avocat, elles avaient chuchoté. J’ai même fait grâce des phrases à points d’interjection qu’elles lancèrent à travers le discours de l’avocat. Cependant ces mots:--Il est ennuyeux à la mort!--Mais, ma chère, quand finira-t-il? parvinrent à mon oreille. Lorsque l’inconnu cessa de parler, les dames se turent. Monsieur Bodard dormait. Le chirurgien à moitié gris, Lavoisier, Beaumarchais et moi nous avions été seuls attentifs, monsieur de Calonne jouait avec sa voisine. En ce moment le silence eut quelque chose de solennel. La lueur des bougies me paraissait avoir une couleur magique. Un même sentiment nous avait attachés par des liens mystérieux à cet homme, qui, pour ma part, me fit concevoir les inexplicables effets du fanatisme. Il ne fallut rien moins que la voix sourde et caverneuse du compagnon de Beaumarchais pour nous réveiller. --Et moi aussi, j’ai rêvé, s’écria-t-il. Je regardai plus particulièrement alors le chirurgien, et j’éprouvai je ne sais quel sentiment d’horreur. Son teint terreux, ses traits à la fois ignobles et grands, offraient une expression exacte de ce que vous me permettez de nommer _la canaille_. Quelques grains bleuâtres et noirs étaient semés sur son visage comme des traces de boue, et ses yeux lançaient une flamme sinistre. Cette figure paraissait plus sombre qu’elle ne l’était peut-être, à cause de la neige amassée sur sa tête par une coiffure à frimas. --Cet homme-là doit enterrer plus d’un malade, dis-je à mon voisin. --Je ne lui confierais pas mon chien, me répondit-il. --Je le hais involontairement. --Et moi je le méprise. --Quelle injustice, cependant! repris-je. --Oh! mon Dieu, après-demain il peut devenir aussi célèbre que l’acteur Volange, répliqua l’inconnu. Monsieur de Calonne montra le chirurgien par un geste qui semblait nous dire:--Celui-là me paraît devoir être amusant. --Et auriez-vous rêvé d’une reine? lui demanda Beaumarchais. --Non, j’ai rêvé d’un peuple, répondit-il avec une emphase qui nous fit rire. Je soignais alors un malade à qui je devais couper la cuisse le lendemain de mon rêve... --Et vous avez trouvé le peuple dans la cuisse de votre malade? demanda monsieur de Calonne. --Précisément, répondit le chirurgien. --Est-il amusant! s’écria la comtesse de Genlis. --Je fus assez surpris, dit l’orateur sans s’embarrasser des interruptions et en mettant chacune de ses mains dans les goussets de sa culotte, de trouver à qui parler dans cette cuisse. J’avais la singulière faculté d’entrer chez mon malade. Quand, pour la première fois, je me trouvai sous sa peau, je contemplai une merveilleuse quantité de petits êtres qui s’agitaient, pensaient et raisonnaient. Les uns vivaient dans le corps de cet homme, les autres dans sa pensée. Ses idées étaient des êtres qui naissaient, grandissaient, mouraient; ils étaient malades, gais, bien portants, tristes, et avaient tous enfin des physionomies particulières; ils se combattaient ou se caressaient. Quelques idées s’élançaient au dehors et allaient vivre dans le monde intellectuel. Je compris tout à coup qu’il y avait deux univers, l’univers visible et l’univers invisible; que la terre avait, comme l’homme, un corps et une âme. La nature s’illumina pour moi, et j’en appréciai l’immensité en apercevant l’océan des êtres qui, par masses et par espèces, étaient répandus partout, faisant une seule et même matière animée, depuis les marbres jusqu’à Dieu. Magnifique spectacle! Bref, il y avait un univers dans mon malade. Quand je plantai mon bistouri au sein de sa cuisse gangrenée, j’abattis un millier de ces bêtes-là.--Vous riez, mesdames, d’apprendre que vous êtes livrées aux bêtes... --Pas de personnalités, dit monsieur de Calonne. Parlez pour vous et pour votre malade. --Mon homme, épouvanté des cris de ses animalcules, voulait interrompre mon opération; mais j’allais toujours, et je lui disais que des animaux malfaisants lui rongeaient déjà les os. Il fit un mouvement de résistance en ne comprenant pas ce que j’allais faire pour son bien, et mon bistouri m’entra dans le côté... --Il est stupide, dit Lavoisier. --Non, il est gris, répondit Beaumarchais. --Mais, messieurs, mon rêve a un sens, s’écria le chirurgien. --Oh! oh! cria Bodard qui se réveillait, j’ai une jambe engourdie. --Monsieur, lui dit sa femme, vos animaux sont morts. --Cet homme a une vocation, s’écria mon voisin qui avait imperturbablement fixé le chirurgien pendant qu’il parlait. --Il est à celui de monsieur, disait toujours le laid convive en continuant, ce qu’est l’action à la parole, le corps à l’âme. Mais sa langue épaissie s’embrouilla, et il ne prononça plus que d’indistinctes paroles. Heureusement pour nous la conversation reprit un autre cours. Au bout d’une demi-heure nous avions oublié le chirurgien des pages, qui dormait. La pluie se déchaînait par torrents quand nous nous levâmes de table. --L’avocat n’est pas si bête, dis-je à Beaumarchais. --Oh! il est lourd et froid. Mais vous voyez que la province recèle encore de bonnes gens qui prennent au sérieux les théories politiques et notre histoire de France. C’est un levain qui fermentera. --Avez-vous votre voiture? me demanda madame de Saint-James. --Non, lui répondis-je sèchement. Je ne savais pas que je dusse la demander ce soir. Vous voulez peut-être que je reconduise le contrôleur? Serait-il donc venu chez vous _en polisson_? Cette expression du moment servait à désigner une personne qui, vêtue en cocher, conduisait sa propre voiture à Marly. Madame de Saint-James s’éloigna vivement, sonna, demanda la voiture de Saint-James, et prit à part l’avocat. --Monsieur de Roberspierre, voulez-vous me faire le plaisir de mettre monsieur Marat chez lui, car il est hors d’état de se soutenir, lui dit-elle. --Volontiers, madame, répondit monsieur de Roberspierre avec une manière galante, je voudrais que vous m’ordonnassiez quelque chose de plus difficile à faire. Paris, janvier 1828. LES PROSCRITS. ALMÆ SORORI. En 1308, il existait peu de maisons sur le Terrain formé par les alluvions et par les sables de la Seine, en haut de la Cité, derrière l’église Notre-Dame. Le premier qui osa se bâtir un logis sur cette grève soumise à de fréquentes inondations, fut un sergent de la ville de Paris qui avait rendu quelques menus services à messieurs du chapitre Notre-Dame; en récompense, l’évêque lui bailla vingt-cinq perches de terre, et le dispensa de toute censive ou redevance pour le fait de ses constructions. Sept ans avant le jour où commence cette histoire, Joseph Tirechair, l’un des plus rudes sergents de Paris, comme son nom le prouve, avait donc, grâce à ses droits dans les amendes par lui perçues pour les délits commis ès rues de la Cité, bâti sa maison au bord de la Seine, précisément à l’extrémité de la rue du Port-Saint-Landry. Afin de garantir de tout dommage les marchandises déposées sur le port, la ville avait construit une espèce de pile en maçonnerie qui se voit encore sur quelques vieux plans de Paris, et qui préservait le pilotis du port en soutenant à la tête du Terrain les efforts des eaux et des glaces; le sergent en avait profité pour asseoir son logis, en sorte qu’il fallait monter plusieurs marches pour arriver chez lui. Semblable à toutes les maisons du temps, cette bicoque était surmontée d’un toit pointu qui figurait au-dessus de la façade la moitié supérieure d’une losange. Au regret des historiographes, il existe à peine un ou deux modèles de ces toits à Paris. Une ouverture ronde éclairait le grenier dans lequel la femme du sergent faisait sécher le linge du Chapitre, car elle avait l’honneur de blanchir Notre-Dame, qui n’était certes pas une mince pratique. Au premier étage étaient deux chambres qui, bon an, mal an, se louaient aux étrangers à raison de quarante sous parisis pour chacune, prix exorbitant justifié d’ailleurs par le luxe que Tirechair avait mis dans leur ameublement. Des tapisseries de Flandre garnissaient les murailles; un grand lit orné d’un tour en serge verte, semblable à ceux des paysans, était honorablement fourni de matelas et recouvert de bons draps en toile fine. Chaque réduit avait son chauffe-doux, espèce de poêle dont la description est inutile. Le plancher, soigneusement entretenu par les apprenties de la Tirechair, brillait comme le bois d’une châsse. Au lieu d’escabelles, les locataires avaient pour siéges de grandes _chaires_ en noyer sculpté, provenues sans doute du pillage de quelque château. Deux bahuts incrustés en étain, une table à colonnes torses, complétaient un mobilier digne des chevaliers bannerets les mieux huppés que leurs affaires amenaient à Paris. Les vitraux de ces deux chambres donnaient sur la rivière. Par l’une, vous n’eussiez pu voir que les rives de la Seine et les trois îles désertes dont les deux premières ont été réunies plus tard et forment l’île Saint-Louis aujourd’hui, la troisième était l’île Louviers. Par l’autre, vous auriez aperçu à travers une échappée du port Saint-Landry, le quartier de la Grève, le pont Notre-Dame avec ses maisons, les hautes tours du Louvre récemment bâties par Philippe-Auguste, et qui dominaient ce Paris chétif et pauvre, lequel suggère à l’imagination des poètes modernes tant de fausses merveilles. Le bas de la maison à Tirechair, pour nous servir de l’expression alors en usage, se composait d’une grande chambre où travaillait sa femme, et par où les locataires étaient obligés de passer pour se rendre chez eux, en gravissant un escalier pareil à celui d’un moulin. Puis derrière, se trouvaient la cuisine et la chambre à coucher, qui avaient vue sur la Seine. Un petit jardin conquis sur les eaux étalait au pied de cette humble demeure ses carrés de choux verts, ses oignons et quelques pieds de rosiers défendus par des pieux formant une espèce de haie. Une cabane construite en bois et en boue servait de niche à un gros chien, le gardien nécessaire de cette maison isolée. A cette niche commençait une enceinte où criaient des poules dont les œufs se vendaient aux chanoines. Çà et là, sur le Terrain fangeux ou sec, suivant les caprices de l’atmosphère parisienne, s’élevaient quelques petits arbres incessamment battus par le vent, tourmentés, cassés par les promeneurs; des saules vivaces, des joncs et de hautes herbes. Le terrain, la Seine, le Port, la maison étaient encadrés à l’ouest par l’immense basilique de Notre-Dame, qui projetait au gré du soleil son ombre froide sur cette terre. Alors comme aujourd’hui, Paris n’avait pas de lieu plus solitaire, de paysage plus solennel ni plus mélancolique. La grande voix des eaux, le chant des prêtres ou le sifflement du vent troublaient seuls cette espèce de bocage, où parfois se faisaient aborder quelques couples amoureux pour se confier leurs secrets, lorsque les offices retenaient à l’église les gens du chapitre. Par une soirée du mois d’avril, en l’an 1308, Tirechair rentra chez lui singulièrement fâché. Depuis trois jours il trouvait tout en ordre sur la voie publique. En sa qualité d’homme de police, rien ne l’affectait plus que de se voir inutile. Il jeta sa hallebarde avec humeur, grommela de vagues paroles en dépouillant sa jaquette mi-partie de rouge et de bleu, pour endosser un mauvais hoqueton de camelot. Après avoir pris dans la huche un morceau de pain sur lequel il étendit une couche de beurre, il s’établit sur un banc, examina ses quatre murs blanchis à la chaux, compta les solives de son plancher, inventoria ses ustensiles de ménage appendus à des clous, maugréa d’un soin qui ne lui laissait rien à dire, et regarda sa femme, laquelle ne soufflait mot en repassant les aubes et les surplis de la sacristie. --Par mon salut, dit-il pour entamer la conversation, je ne sais, Jacqueline, où tu vas pêcher les apprenties. En voilà une, ajouta-t-il en montrant une ouvrière qui plissait assez maladroitement une nappe d’autel, en vérité, plus je la mire, plus je pense qu’elle ressemble à une fille folle de son corps, et non à une bonne grosse serve de campagne. Elle a des mains aussi blanches que celles d’une dame! Jour de Dieu, ses cheveux sentent le parfum, je crois! et ses chausses sont fines comme celles d’une reine. Par la double corne de Mahom, les choses céans ne vont pas à mon gré. L’ouvrière se prit à rougir, et guigna Jacqueline d’un air qui exprimait une crainte mêlée d’orgueil. La blanchisseuse répondit à ce regard par un sourire, quitta son ouvrage, et d’une voix aigrelette:--Ah çà! dit-elle à son mari, ne m’impatiente pas! Ne vas-tu point m’accuser de quelques manigances? Trotte sur ton pavé tant que tu voudras, et ne te mêle de ce qui se passe ici que pour dormir en paix, boire ton vin, et manger ce que je te mets sur la table; sinon, je ne me charge plus de t’entretenir en joie et en santé. Trouvez-moi dans toute la ville un homme plus heureux que ce singe-là! ajouta-t-elle en lui faisant une grimace de reproche. Il a de l’argent dans son escarcelle, il a pignon sur Seine, une vertueuse hallebarde d’un côté, une honnête femme de l’autre, une maison aussi propre, aussi nette que mon œil; et ça se plaint comme un pèlerin ardé du feu Saint-Antoine! --Ah! reprit le sergent, crois-tu, Jacqueline, que j’aie envie de voir mon logis rasé, ma hallebarde aux mains d’un autre et ma femme au pilori? Jacqueline et la délicate ouvrière pâlirent. --Explique-toi donc, reprit vivement la blanchisseuse, et fais voir ce que tu as dans ton sac. Je m’aperçois bien, mon gars, que depuis quelques jours tu loges une sottise dans ta pauvre cervelle. Allons, viens çà! et défile-moi ton chapelet. Il faut que tu sois bien couard pour redouter le moindre grabuge en portant la hallebarde du parloir aux bourgeois, et en vivant sous la protection du chapitre. Les chanoines mettraient le diocèse en interdit si Jacqueline se plaignait à eux de la plus mince avanie. En disant cela, elle marcha droit au sergent et le prit par le bras:--Viens donc, ajouta-t-elle en le faisant lever et l’emmenant sur les degrés. Quand ils furent au bord de l’eau, dans leur jardinet, Jacqueline regarda son mari d’un air moqueur:--Apprends, vieux truand, que quand cette belle dame sort du logis, il entre une pièce d’or dans notre épargne. --Oh! oh! fit le sergent qui resta pensif et coi devant sa femme. Mais il reprit bientôt:--Eh! donc, nous sommes perdus. Pourquoi cette femme vient-elle chez nous? --Elle vient voir le joli petit clerc que nous avons là-haut, reprit Jacqueline en montrant la chambre dont la fenêtre avait vue sur la vaste étendue de la Seine. --Malédiction! s’écria le sergent. Pour quelques traîtres écus, tu m’auras ruiné, Jacqueline. Est-ce là un métier que doive faire la sage et prude femme d’un sergent? Mais fût-elle comtesse ou baronne, cette dame ne saurait nous tirer du traquenard où nous serons tôt ou tard emboisés? N’aurons-nous pas contre nous un mari puissant et grandement offensé? car jarnidieu! elle est bien belle. --Oui dà, elle est veuve, vilain oison! Comment oses-tu soupçonner ta femme de vilenie et de bêtises? Cette dame n’a jamais parlé à notre gentil clerc, elle se contente de le voir et de penser à lui. Pauvre enfant! sans elle, il serait déjà mort de faim, car elle est quasiment sa mère. Et lui, le chérubin, il est aussi facile de le tromper que de bercer un nouveau-né. Il croit que ses deniers vont toujours, et il les a déjà deux fois mangés depuis six mois. --Femme, répondit gravement le sergent en lui montrant la place de Grève, te souviens-tu d’avoir vu d’ici le feu dans lequel on a rôti l’autre jour cette Danoise? --Eh! bien, dit Jacqueline effrayée. --Eh! bien, reprit Tirechair, les deux étrangers que nous aubergeons sentent le roussi. Il n’y a chapitre, comtesse, ni protection qui tiennent. Voilà Pâques venu, l’année finie, il faut mettre nos hôtes à la porte, et vite et tôt. Apprendras-tu donc à un sergent à reconnaître le gibier de potence? Nos deux hôtes avaient pratiqué la Porrette, cette hérétique de Danemarck ou de Norwége de qui tu as entendu d’ici le dernier cri. C’était une courageuse diablesse, elle n’a point sourcillé sur son fagot, ce qui prouvait abondamment son accointance avec le diable; je l’ai vue comme je te vois, elle prêchait encore l’assistance, disant qu’elle était dans le ciel et voyait Dieu. Hé! bien, depuis ce jour, je n’ai point dormi tranquillement sur mon grabat. Le seigneur couché au dessus de nous est plus sûrement sorcier que chrétien. Foi de sergent! j’ai le frisson quand ce vieux passe près de moi; la nuit, jamais il ne dort; si je m’éveille, sa voix retentit comme le bourdonnement des cloches, et je lui entends faire ses conjurations dans la langue de l’enfer; lui as-tu jamais vu manger une honnête croûte de pain, une fouace faite par la main d’un talmellier catholique? Sa peau brune a été cuite et hâlée par le feu de l’enfer. Jour de Dieu! ses yeux exercent un charme, comme ceux des serpents! Jacqueline, je ne veux pas de ces deux hommes chez moi. Je vis trop près de la justice pour ne pas savoir qu’il faut ne jamais rien avoir à démêler avec elle. Tu mettras nos deux locataires à la porte: le vieux parce qu’il m’est suspect, le jeune parce qu’il est trop mignon. L’un et l’autre ont l’air de ne point hanter les chrétiens, ils ne vivent certes pas comme nous vivons; le petit regarde toujours la lune, les étoiles et les nuages, en sorcier qui guette l’heure de monter sur son balai; l’autre sournois se sert bien certainement de ce pauvre enfant pour quelque sortilége. Mon bouge est déjà sur la rivière, j’ai assez de cette cause de ruine sans y attirer le feu du ciel ou l’amour d’une comtesse. J’ai dit. Ne bronche pas. Malgré le despotisme qu’elle exerçait au logis, Jacqueline resta stupéfaite en entendant l’espèce de réquisitoire fulminé par le sergent contre ses deux hôtes. En ce moment, elle regarda machinalement la fenêtre de la chambre où logeait le vieillard, et frissonna d’horreur en y rencontrant tout à coup la face sombre et mélancolique, le regard profond qui faisaient tressaillir le sergent, quelque habitué qu’il fût à voir des criminels. A cette époque, petits et grands, clercs et laïques, tout tremblait à la pensée d’un pouvoir surnaturel. Le mot de magie était aussi puissant que la lèpre pour briser les sentiments, rompre les liens sociaux, et glacer la pitié dans les cœurs les plus généreux. La femme du sergent pensa soudain qu’elle n’avait jamais vu ses deux hôtes faisant acte de créature humaine. Quoique la voix du plus jeune fût douce et mélodieuse comme les sons d’une flûte, elle l’entendait si rarement, qu’elle fut tentée de la prendre pour l’effet d’un sortilége. En se rappelant l’étrange beauté de ce visage blanc et rose, en revoyant par le souvenir cette chevelure blonde et les feux humides de ce regard, elle crut y reconnaître les artifices du démon. Elle se souvint d’être restée pendant des journées entières sans avoir entendu le plus léger bruit chez les deux étrangers. Où étaient-ils pendant ces longues heures? Tout à coup, les circonstances les plus singulières revinrent en foule à sa mémoire. Elle fut complétement saisie par la peur, et voulut voir une preuve de magie dans l’amour que la riche dame portait à ce jeune Godefroy, pauvre orphelin venu de Flandre à Paris pour étudier à l’Université. Elle mit promptement la main dans une de ses poches, en tira vivement quatre livres tournois en grands blancs, et regarda les pièces par un sentiment d’avarice mêlé de crainte. --Ce n’est pourtant pas là de la fausse monnaie? dit-elle en montrant les sous d’argent à son mari.--Puis, ajouta-t-elle, comment les mettre hors de chez nous après avoir reçu d’avance le loyer de l’année prochaine? --Tu consulteras le doyen du chapitre, répondit le sergent. N’est-ce pas à lui de nous dire comment nous devons nous comporter avec des êtres extraordinaires? --Oh! oui, bien extraordinaires, s’écria Jacqueline. Voyez la malice! venir se gîter dans le giron même de Notre-Dame! Mais, reprit-elle, avant de consulter le doyen, pourquoi ne pas prévenir cette noble et digne dame du danger qu’elle court? En achevant ces paroles, Jacqueline et le sergent, qui n’avait pas perdu un coup de dent, rentrèrent au logis. Tirechair, en homme vieilli dans les ruses de son métier, feignit de prendre l’inconnue pour une véritable ouvrière; mais cette indifférence apparente laissait percer la crainte d’un courtisan qui respecte un royal incognito. En ce moment, six heures sonnèrent au clocher de Saint-Denis-du-Pas, petite église qui se trouvait entre Notre-Dame et le port Saint-Landry, la première cathédrale bâtie à Paris, au lieu même où saint Denis a été mis sur le gril, disent les chroniques. Aussitôt l’heure vola de cloche en cloche par toute la Cité. Tout à coup des cris confus s’élevèrent sur la rive gauche de la Seine, derrière Notre-Dame, à l’endroit où fourmillaient les écoles de l’Université. A ce signal, le vieil hôte de Jacqueline se remua dans sa chambre. Le sergent, sa femme et l’inconnue entendirent ouvrir et fermer brusquement une porte, et le pas lourd de l’étranger retentit sur les marches de l’escalier intérieur. Les soupçons du sergent donnaient à l’apparition de ce personnage un si haut intérêt, que les visages de Jacqueline et du sergent offrirent tout à coup une expression bizarre dont fut saisie la dame. Rapportant, comme toutes les personnes qui aiment, l’effroi du couple à son protégé, l’inconnue attendit avec une sorte d’inquiétude l’événement qu’annonçait la peur de ses prétendus maîtres. L’étranger resta pendant un instant sur le seuil de la porte pour examiner les trois personnes qui étaient dans la salle, en paraissant y chercher son compagnon. Le regard qu’il y jeta, quelque insouciant qu’il fût, troubla les cœurs. Il était vraiment impossible à tout le monde, et même à un homme ferme, de ne pas avouer que la nature avait départi des pouvoirs exorbitants à cet être en apparence surnaturel. Quoique ses yeux fussent assez profondément enfoncés sous les grands arceaux dessinés par ses sourcils, ils étaient comme ceux d’un milan enchâssés dans des paupières si larges et bordés d’un cercle noir si vivement marqué sur le haut de sa joue, que leurs globes semblaient être en saillie. Cet œil magique avait je ne sais quoi de despotique et de perçant qui saisissait l’âme par un regard pesant et plein de pensées, un regard brillant et lucide comme celui des serpents ou des oiseaux; mais qui stupéfiait, qui écrasait par la véloce communication d’un immense malheur ou de quelque puissance surhumaine. Tout était en harmonie avec ce regard de plomb et de feu, fixe et mobile, sévère et calme. Si dans ce grand œil d’aigle les agitations terrestres paraissaient en quelque sorte éteintes, le visage maigre et sec portait aussi les traces de passions malheureuses et de grands événements accomplis. Le nez tombait droit et se prolongeait de telle sorte que les narines semblaient le retenir. Les os de la face étaient nettement accusés par des rides droites et longues qui creusaient les joues décharnées. Tout ce qui formait un creux dans sa figure paraissait sombre. Vous eussiez dit le lit d’un torrent où la violence des eaux écoulées était attestée par la profondeur des sillons qui trahissaient quelque lutte horrible, éternelle. Semblables à la trace laissée par les rames d’une barque sur les ondes, de larges plis partant de chaque côté de son nez accentuaient fortement son visage, et donnaient à sa bouche, ferme et sans sinuosités, un caractère d’amère tristesse. Au-dessus de l’ouragan peint sur ce visage, son front tranquille s’élançait avec une sorte de hardiesse et le couronnait comme d’une coupole en marbre. L’étranger gardait cette attitude intrépide et sérieuse que contractent les hommes habitués au malheur, faits par la nature pour affronter avec impassibilité les foules furieuses, et pour regarder en face les grands dangers. Il semblait se mouvoir dans une sphère à lui, d’où il planait au-dessus de l’humanité. Ainsi que son regard, son geste possédait une irrésistible puissance; ses mains décharnées étaient celles d’un guerrier; s’il fallait baisser les yeux quand les siens plongeaient sur vous, il fallait également trembler quand sa parole ou son geste s’adressaient à votre âme. Il marchait entouré d’une majesté silencieuse qui le faisait prendre pour un despote sans gardes, pour quelque Dieu sans rayons. Son costume ajoutait encore aux idées qu’inspiraient les singularités de sa démarche ou de sa physionomie. L’âme, le corps et l’habit s’harmoniaient ainsi de manière à impressionner les imaginations les plus froides. Il portait une espèce de surplis en drap noir, sans manches, qui s’agrafait par devant et descendait jusqu’à mi-jambe, en lui laissant le col nu, sans rabat. Son justaucorps et ses bottines, tout était noir. Il avait sur la tête une calotte en velours semblable à celle d’un prêtre, et qui traçait une ligne circulaire au-dessus de son front sans qu’un seul cheveu s’en échappât. C’était le deuil le plus rigide et l’habit le plus sombre qu’un homme pût prendre. Sans une longue épée qui pendait à son côté, soutenue par un ceinturon de cuir que l’on apercevait à la fente du surtout noir, un ecclésiastique l’eût salué comme un frère. Quoiqu’il fût de taille moyenne, il paraissait grand; mais en le regardant au visage, il était gigantesque. --L’heure a sonné, la barque attend, ne viendrez-vous pas? [Illustration: GODEFROID. Au premier coup d’œil vous eussiez cru voir un enfant ou quelque jeune fille déguisée. LES PROSCRITS.] A ces paroles prononcées en mauvais français, mais qui furent facilement entendues au milieu du silence, un léger frémissement retentit dans l’autre chambre, et le jeune homme en descendit avec la rapidité d’un oiseau. Quand Godefroid se montra, le visage de la dame s’empourpra, elle trembla, tressaillit, et se fit un voile de ses mains blanches. Toute femme eût partagé cette émotion en contemplant un homme de vingt ans environ, mais dont la taille et les formes étaient si frêles qu’au premier coup d’œil vous eussiez cru voir un enfant ou quelque jeune fille déguisée. Son chaperon noir, semblable au béret des Basques, laissait apercevoir un front blanc comme de la neige où la grâce et l’innocence étincelaient en exprimant une suavité divine, reflet d’une âme pleine de foi. L’imagination des poètes aurait voulu y chercher cette étoile que, dans je ne sais quel conte, une mère pria la fée-marraine d’empreindre sur le front de son enfant abandonné comme Moïse au gré des flots. L’amour respirait dans les milliers de boucles blondes qui retombaient sur ses épaules. Son cou, véritable cou de cygne, était blanc et d’une admirable rondeur. Ses yeux bleus, pleins de vie et limpides, semblaient réfléchir le ciel. Les traits de son visage, la coupe de son front étaient d’un fini, d’une délicatesse à ravir un peintre. La fleur de beauté qui, dans les figures de femmes, nous cause d’intarissables émotions, cette exquise pureté des lignes, cette lumineuse auréole posée sur des traits adorés, se mariaient à des teintes mâles, à une puissance encore adolescente, qui formaient de délicieux contrastes. C’était enfin un de ces visages mélodieux qui, muets, nous parlent et nous attirent; néanmoins, en le contemplant avec un peu d’attention, peut-être y aurait-on reconnu l’espèce de flétrissure qu’imprime une grande pensée ou la passion, dans une verdeur mate qui le faisait ressembler à une jeune feuille se dépliant au soleil. Aussi, jamais opposition ne fut-elle plus brusque ni plus vive que l’était celle offerte par la réunion de ces deux êtres. Il semblait voir un gracieux et faible arbuste né dans le creux d’un vieux saule, dépouillé par le temps, sillonné par la foudre, décrépit, un de ces saules majestueux, l’admiration des peintres; le timide arbrisseau s’y met à l’abri des orages. L’un était un Dieu, l’autre était un ange; celui-ci le poète qui sent, celui-là le poète qui traduit; un prophète souffrant, un lévite en prières. Tous deux passèrent en silence. --Avez-vous vu comme il l’a sifflé? s’écria le sergent de ville au moment où le pas des deux étrangers ne s’entendit plus sur la grève. N’est-ce point un diable et son page? --Ouf! répondit Jacqueline, j’étais oppressée. Jamais je n’avais examiné nos hôtes si attentivement. Il est malheureux, pour nous autres femmes, que le démon puisse prendre un si gentil visage! --Oui, jette-lui de l’eau bénite, s’écria Tirechair, et tu le verras se changer en crapaud. Je vais aller tout dire à l’officialité. En entendant ce mot, la dame se réveilla de la rêverie dans laquelle elle était plongée, et regarda le sergent qui mettait sa casaque bleue et rouge. --Où courez-vous? dit-elle. --Informer la justice que nous logeons des sorciers, bien à notre corps défendant. L’inconnue se prit à sourire. --Je suis la comtesse Mahaut, dit-elle en se levant avec une dignité qui rendit le sergent tout pantois. Gardez-vous de faire la plus légère peine à vos hôtes. Honorez surtout le vieillard, je l’ai vu chez le roi votre seigneur qui l’a courtoisement accueilli, vous seriez mal avisé de lui causer le moindre encombre. Quant à mon séjour chez vous, n’en sonnez mot, si vous aimez la vie. La comtesse se tut et retomba dans sa méditation. Elle releva bientôt la tête, fit un signe à Jacqueline, et toutes deux montèrent à la chambre de Godefroid. La belle comtesse regarda le lit, les chaires de bois, le bahut, les tapisseries, la table, avec un bonheur semblable à celui du banni qui contemple, au retour, les toits pressés de sa ville natale, assise au pied d’une colline. --Si tu ne m’as pas trompée, dit-elle à Jacqueline, je le promets cent écus d’or. --Tenez, madame, répondit l’hôtesse, le pauvre ange est sans méfiance, voici tout son bien! Disant cela, Jacqueline ouvrait un tiroir de la table, et montrait quelques parchemins. --O Dieu de bonté! s’écria la comtesse en saisissant un contrat qui attira soudain son attention et où elle lut: GOTHOFREDUS COMES GANTIACUS. (_Godefroid, comte de Gand._) Elle laissa tomber le parchemin, passa la main sur son front; mais, se trouvant sans doute compromise de laisser voir son émotion à Jacqueline, elle reprit une contenance froide. --Je suis contente! dit-elle. Puis elle descendit et sortit de la maison. Le sergent et sa femme se mirent sur le seuil de leur porte, et lui virent prendre le chemin du port. Un bateau se trouvait amarré près de là. Quand le frémissement du pas de la comtesse put être entendu, un marinier se leva soudain, aida la belle ouvrière à s’asseoir sur un banc, et rama de manière à faire voler le bateau comme une hirondelle, en aval de la Seine. --Es-tu bête! dit Jacqueline en frappant familièrement sur l’épaule du sergent. Nous avons gagné ce matin cent écus d’or. --Je n’aime pas plus loger des seigneurs que loger des sorciers. Je ne sais qui des uns ou des autres nous mène plus vitement au gibet, répondit Tirechair en prenant sa hallebarde. Je vais, reprit-il, aller faire ma ronde du côté de Champfleuri. Ah! que Dieu nous protége, et me fasse rencontrer quelque galloise ayant mis ce soir ses anneaux d’or pour briller dans l’ombre comme un ver luisant! Jacqueline, restée seule au logis, monta précipitamment dans la chambre du seigneur inconnu pour tâcher d’y trouver quelques renseignements sur cette mystérieuse affaire. Semblable à ces savants qui se donnent des peines infinies pour compliquer les principes clairs et simples de la nature, elle avait déjà bâti un roman informe qui lui servait à expliquer la réunion de ces trois personnages sous son pauvre toit. Elle fouilla le bahut, examina tout, et ne put rien découvrir d’extraordinaire. Elle vit seulement sur la table une écritoire et quelques feuilles de parchemin; mais comme elle ne savait pas lire, cette trouvaille ne pouvait lui rien apprendre. Un sentiment de femme la ramena dans la chambre du beau jeune homme, d’où elle aperçut par la croisée ses deux hôtes qui traversaient la Seine dans le bateau du passeur. --Ils sont comme deux statues, se dit-elle. Ah! ah! ils abordent devant la rue du Fouarre. Est-il leste le petit mignon! il a sauté à terre comme un bouvreuil. Près de lui, le vieux ressemble à quelque saint de pierre de la cathédrale. Ils vont à l’ancienne école des Quatre-Nations. Prest! je ne les vois plus.--C’est là qu’il respire, ce pauvre chérubin? ajouta-t-elle en regardant les meubles de la chambre. Est-il galant et plaisant! Ah! ces seigneurs, c’est autrement fait que nous. Et Jacqueline descendit après avoir passé la main sur la couverture du lit, épousseté le bahut, et s’être demandé pour la centième fois depuis six mois:--A quoi diable passe-t-il toutes ses saintes journées? Il ne peut pas toujours regarder dans le bleu du temps et dans les étoiles que Dieu a pendues là-haut comme des lanternes. Le cher enfant a du chagrin. Mais pourquoi le vieux maître et lui ne se parlent-ils presque point? Puis elle se perdit dans ses pensées, qui, dans sa cervelle de femme, se brouillèrent comme un écheveau de fil. Le vieillard et le jeune homme étaient entrés dans une des écoles qui rendaient à cette époque la rue du Fouarre si célèbre en Europe. L’illustre Sigier, le plus fameux docteur en Théologie mystique de l’Université de Paris, montait à sa chaire au moment où les deux locataires de Jacqueline arrivèrent à l’ancienne école des Quatre-Nations, dans une grande salle basse, de plain-pied avec la rue. Les dalles froides étaient garnies de paille fraîche, sur laquelle un bon nombre d’étudiants avaient tous un genou appuyé, l’autre relevé, pour sténographier l’improvisation du maître à l’aide de ces abréviations qui font le désespoir des déchiffreurs modernes. La salle était pleine, non-seulement d’écoliers, mais encore des hommes les plus distingués du clergé, de la cour et de l’ordre judiciaire. Il s’y trouvait des savants étrangers, des gens d’épée et de riches bourgeois. Là se rencontraient ces faces larges, ces fronts protubérants, ces barbes vénérables qui nous inspirent une sorte de religion pour nos ancêtres à l’aspect des portraits du Moyen-Age. Des visages maigres aux yeux brillants et enfoncés, surmontés de crânes jaunis dans les fatigues d’une scolastique impuissante, la passion favorite du siècle, contrastaient avec de jeunes têtes ardentes, avec des hommes graves, avec des figures guerrières, avec les joues rubicondes de quelques financiers. Ces leçons, ces dissertations, ces thèses soutenues par les génies les plus brillants du treizième et du quatorzième siècle, excitaient l’enthousiasme de nos pères; elles étaient leurs combats de taureaux, leurs Italiens, leur tragédie, leurs grands danseurs, tout leur théâtre enfin. Les représentations de mystères ne vinrent qu’après ces luttes spirituelles qui peut-être engendrèrent la scène française. Une éloquente inspiration qui réunissait l’attrait de la voix humaine habilement maniée, les subtilités de l’éloquence et des recherches hardies dans les secrets de Dieu, satisfaisait alors à toutes les curiosités, émouvait les âmes, et composait le spectacle à la mode. La Théologie ne résumait pas seulement les sciences, elle était la science même, comme le fut autrefois la Grammaire chez les Grecs, et présentait un fécond avenir à ceux qui se distinguaient dans ces duels, où, comme Jacob, les orateurs combattaient avec l’esprit de Dieu. Les ambassades, les arbitrages entre les souverains, les chancelleries, les dignités ecclésiastiques, appartenaient aux hommes dont la parole s’était aiguisée dans les controverses théologiques. La chaire était la tribune de l’époque. Ce système vécut jusqu’au jour où Rabelais immola l’ergotisme sous ses terribles moqueries, comme Cervantes tua la chevalerie avec une comédie écrite. Pour comprendre ce siècle extraordinaire, l’esprit qui en dicta les chefs-d’œuvre inconnus aujourd’hui, quoique immenses, enfin pour s’en expliquer tout jusqu’à la barbarie, il suffit d’étudier les constitutions de l’Université de Paris, et d’examiner l’enseignement bizarre alors en vigueur. La Théologie se divisait en deux Facultés, celle de THÉOLOGIE proprement dite, et celle de DÉCRET. La Faculté de Théologie avait trois sections: la Scolastique, la Canonique et la Mystique. Il serait fastidieux d’expliquer les attributions de ces diverses parties de la science, puisqu’une seule, la Mystique, est le sujet de cette étude. La THÉOLOGIE MYSTIQUE embrassait l’ensemble des _révélations divines_ et l’explication des _mystères_. Cette branche de l’ancienne théologie est secrètement restée en honneur parmi nous. Jacob Bœhm, Swedenborg, Martinez Pasqualis, Saint-Martin, Molinos, mesdames Guyon, Bourignon et Krudener, la grande secte des Extatiques, celle des Illuminés, ont, à diverses époques, dignement conservé les doctrines de cette science, dont le but a quelque chose d’effrayant et de gigantesque. Aujourd’hui, comme au temps du docteur Sigier, il s’agit de donner à l’homme des ailes pour pénétrer dans le sanctuaire où Dieu se cache à nos regards. Cette digression était nécessaire pour l’intelligence de la scène à laquelle le vieillard et le jeune homme partis du terrain Notre-Dame venaient assister; puis elle défendra de tout reproche cette Étude, que certaines personnes hardies à juger pourraient soupçonner de mensonge et de taxer d’hyperbole. Le docteur Sigier était de haute taille et dans la force de l’âge. Sauvée de l’oubli par les fastes universitaires, sa figure offrait de frappantes analogies avec celle de Mirabeau. Elle était marquée au sceau d’une éloquence impétueuse, animée, terrible. Le docteur avait au front les signes d’une croyance religieuse et d’une ardente foi qui manquèrent à son Sosie. Sa voix possédait de plus une douceur persuasive, un timbre éclatant et flatteur. En ce moment, le jour que les croisées à petits vitraux garnis de plomb répandaient avec parcimonie, colorait cette assemblée de teintes capricieuses en y créant çà et là de vigoureux contrastes par le mélange de la lueur et des ténèbres. Ici des yeux étincelaient en des coins obscurs; là de noires chevelures, caressées par des rayons, semblaient lumineuses au-dessus de quelques visages ensevelis dans l’ombre; puis, plusieurs crânes découronnés, conservant une faible ceinture de cheveux blancs, apparaissaient au-dessus de la foule comme des créneaux argentés par la lune. Toutes les têtes, tournées vers le docteur, restaient muettes, impatientes. Les voix monotones des autres professeurs dont les écoles étaient voisines, retentissaient dans la rue silencieuse comme le murmure des flots de la mer. Le pas des deux inconnus qui arrivèrent en ce moment attira l’attention générale. Le docteur Sigier, prêt à prendre la parole, vit le majestueux vieillard debout, lui chercha de l’œil une place, et n’en trouvant pas, tant la foule était grande, il descendit, vint à lui d’un air respectueux, et le fit asseoir sur l’escalier de la chaire en lui prêtant son escabeau. L’assemblée accueillit cette faveur par un long murmure d’approbation, en reconnaissant dans le vieillard le héros d’une admirable thèse récemment soutenue à la Sorbonne. L’inconnu jeta sur l’auditoire, au-dessus duquel il planait, ce profond regard qui racontait tout un poème de malheurs, et ceux qu’il atteignit éprouvèrent d’indéfinissables tressaillements. L’enfant qui suivait le vieillard s’assit sur une des marches, et s’appuya contre la chaire, dans une pose ravissante de grâce et de tristesse. Le silence devint profond, le seuil de la porte, la rue même, furent obstrués en peu d’instants par une foule d’écoliers qui désertèrent les autres classes. Le docteur Sigier devait résumer, en un dernier discours, les théories qu’il avait données sur la résurrection, sur le ciel et l’enfer, dans ses leçons précédentes. Sa curieuse doctrine répondait aux sympathies de l’époque, et satisfaisait à ces désirs immodérés du merveilleux qui tourmentent les hommes à tous les âges du monde. Cet effort de l’homme pour saisir un infini qui échappe sans cesse à ses mains débiles, ce dernier assaut de la pensée avec elle-même, était une œuvre digne d’une assemblée où brillaient alors toutes les lumières de ce siècle, où scintillait peut-être la plus vaste des imaginations humaines. D’abord le docteur rappela simplement, d’un ton doux et sans emphase, les principaux points précédemment établis. «Aucune intelligence ne se trouvait égale à une autre. L’homme était-il en droit de demander compte à son créateur de l’inégalité des forces morales données à chacun? Sans vouloir pénétrer tout à coup les desseins de Dieu, ne devait-on pas reconnaître en fait que, par suite de leurs dissemblances générales, les intelligences se divisaient en de grandes sphères? Depuis la sphère où brillait le moins d’intelligence jusqu’à la plus translucide où les âmes apercevaient le chemin pour aller à Dieu, n’existait-il pas une gradation réelle de spiritualité? les esprits appartenant à une même sphère ne s’entendaient-ils pas fraternellement, en âme, en chair, en pensée, en sentiment?» Là, le docteur développait de merveilleuses théories relatives aux sympathies. Il expliquait dans un langage biblique les phénomènes de l’amour, les répulsions instinctives, les attractions vives qui méconnaissent les lois de l’espace, les cohésions soudaines des âmes qui semblent se reconnaître. Quant aux divers degrés de force dont étaient susceptibles nos affections, il les résolvait par la place plus ou moins rapprochée du centre que les êtres occupaient dans leurs cercles respectifs. Il révélait mathématiquement une grande pensée de Dieu dans la coordination des différentes sphères humaines. Par l’homme, disait-il, ces sphères créaient un monde intermédiaire entre l’intelligence de la brute et l’intelligence des anges. Selon lui, la Parole _divine_ nourrissait la Parole _spirituelle_, la Parole _spirituelle_ nourrissait la Parole _animée_, la Parole _animée_ nourrissait la Parole _animale_, la Parole _animale_ nourrissait la Parole _végétale_, et la Parole _végétale_ exprimait la vie de la parole _stérile_. Les successives transformations de chrysalide que Dieu imposait ainsi à nos âmes, et cette espèce de vie infusoire qui, d’une zone à l’autre, se communiquait toujours plus vive, plus spirituelle, plus clairvoyante, développait confusément, mais assez merveilleusement peut-être pour ses auditeurs inexpérimentés, le mouvement imprimé par le Très-Haut à la Nature. Secouru par de nombreux passages empruntés aux livres sacrés, et desquels il se servait pour se commenter lui-même, pour exprimer par des images sensibles les raisonnements abstraits qui lui manquaient, il secouait l’esprit de Dieu comme une torche à travers les profondeurs de la création, avec une éloquence qui lui était propre et dont les accents sollicitaient la conviction de son auditoire. Déroulant ce mystérieux système dans toutes ses conséquences, il donnait la clef de tous les symboles, justifiait les vocations, les dons particuliers, les génies, les talents humains. Devenant tout à coup physiologiste par instinct, il rendait compte des ressemblances animales inscrites sur les figures humaines, par des analogies primordiales et par le mouvement ascendant de la création. Il vous faisait assister au jeu de la nature, assignait une mission, un avenir aux minéraux, à la plante, à l’animal. La Bible à la main, après avoir spiritualisé la Matière et matérialisé l’Esprit, après avoir fait entrer la volonté de Dieu en tout, et imprimé du respect pour ses moindres œuvres, il admettait la possibilité de parvenir par la foi d’une sphère à une autre. Telle fut la première partie de son discours, il en appliqua par d’adroites digressions les doctrines au système de la féodalité. La poésie religieuse et profane, l’éloquence abrupte du temps avaient une large carrière dans cette immense théorie, où venaient se fondre tous les systèmes philosophiques de l’antiquité, mais d’où le docteur les faisait sortir, éclaircis, purifiés, changés. Les faux dogmes des deux principes et ceux du panthéisme tombaient sous sa parole qui proclamait l’unité divine en laissant à Dieu et à ses anges la connaissance des fins dont les moyens éclataient si magnifiques aux yeux de l’homme. Armé des démonstrations par lesquelles il expliquait le monde matériel, le docteur Sigier construisait un monde spirituel dont les sphères graduellement élevées nous séparaient de Dieu, comme la plante était éloignée de nous par une infinité de cercles à franchir. Il peuplait le ciel, les étoiles, les astres, le soleil. Au nom de saint Paul, il investissait les hommes d’une puissance nouvelle, il leur était permis de monter de monde en monde jusqu’aux sources de la vie éternelle. L’échelle mystique de Jacob était tout à la fois la formule religieuse de ce secret divin et la preuve traditionnelle du fait. Il voyageait dans les espaces en entraînant les âmes passionnées sur les ailes de sa parole, et faisait sentir l’infini à ses auditeurs, en les plongeant dans l’océan céleste. Le docteur expliquait ainsi logiquement l’enfer par d’autres cercles disposés en ordre inverse des sphères brillantes qui aspiraient à Dieu, où la souffrance et les ténèbres remplaçaient la lumière et l’esprit. Les tortures se comprenaient aussi bien que les délices. Les termes de comparaison existaient dans les transitions de la vie humaine, dans ses diverses atmosphères de douleur et d’intelligence. Ainsi les fabulations les plus extraordinaires de l’enfer et du purgatoire se trouvaient naturellement réalisées. Il déduisait admirablement les raisons fondamentales de nos vertus. L’homme pieux, cheminant dans la pauvreté, fier de sa conscience, toujours en paix avec lui-même, et persistant à ne pas se mentir dans son cœur, malgré les spectacles du vice triomphant, était un ange puni, déchu, qui se souvenait de son origine, pressentait sa récompense, accomplissait sa tâche et obéissait à sa belle mission. Les sublimes résignations du christianisme apparaissent alors dans toute leur gloire. Il mettait les martyrs sur les bûchers ardents, et les dépouillait presque de leurs mérites, en les dépouillant de leurs souffrances. Il montrait l’ange _intérieur_ dans les cieux, tandis que l’homme _extérieur_ était brisé par le fer des bourreaux. Il peignait, il faisait reconnaître à certains signes célestes, des anges parmi les hommes. Il allait alors arracher dans les entrailles de l’entendement le véritable sens du mot _chute_, qui se retrouve en tous les langages. Il revendiquait les plus fertiles traditions, afin de démontrer la vérité de notre origine. Il expliquait avec lucidité la passion que tous les hommes ont de s’élever, de monter, ambition instinctive, révélation perpétuelle de notre destinée. Il faisait épouser d’un regard l’univers entier, et décrivait la substance de Dieu même, coulant à pleins bords comme un fleuve immense, du centre aux extrémités, des extrémités vers le centre. La nature était une et compacte. Dans l’œuvre la plus chétive en apparence, comme dans la plus vaste, tout obéissait à cette loi. Chaque création en reproduisait en petit une image exacte, soit la sève de la plante, soit le sang de l’homme, soit le cours des astres. Il entassait preuve sur preuve, et configurait toujours sa pensée par un tableau mélodieux de poésie. Il marchait, d’ailleurs, hardiment au-devant des objections. Ainsi lui-même foudroyait sous une éloquente interrogation les monuments de nos sciences et les superfétations humaines, à la construction desquelles les sociétés employaient les éléments du monde terrestre. Il demandait si nos guerres, si nos malheurs, si nos dépravations empêchaient le grand mouvement imprimé par Dieu à tous les mondes? Il faisait rire de l’impuissance humaine en montrant nos efforts effacés partout. Il évoquait les mânes de Tyr, de Carthage, de Babylone; il ordonnait à Babel, à Jérusalem de comparaître; il y cherchait, sans les trouver, les sillons éphémères de la charrue civilisatrice. L’humanité flottait sur le monde, comme un vaisseau dont le sillage disparaît sous le niveau paisible de l’Océan. Telles étaient les idées fondamentales du discours prononcé par le docteur Sigier, idées qu’il enveloppa dans le langage mystique et le latin bizarre en usage à cette époque. Les Écritures dont il avait fait une étude particulière lui fournissaient les armes sous lesquelles il apparaissait à son siècle pour en presser la marche. Il couvrait comme d’un manteau sa hardiesse sous un grand savoir, et sa philosophie sous la sainteté de ses mœurs. En ce moment, après avoir mis son audience face à face avec Dieu, après avoir fait tenir le monde dans une pensée, et dévoilé presque la pensée du monde, il contempla l’assemblée silencieuse, palpitante, et interrogea l’étranger par un regard. Aiguillonné sans doute par la présence de cet être singulier, il ajouta ces paroles, dégagées ici de la latinité corrompue du moyen-âge. --Où croyez-vous que l’homme puisse prendre ces vérités fécondes, si ce n’est au sein de Dieu même? Que suis-je? Le faible traducteur d’une seule ligne léguée par le plus puissant des apôtres, une seule ligne entre mille également brillantes de lumière. Avant nous tous, saint Paul avait dit: _In Deo vivimus, movemur et sumus_. (Nous vivons, nous sommes, nous marchons dans Dieu même.) Aujourd’hui, moins croyants et plus savants, ou moins instruits et plus incrédules, nous demanderions à l’apôtre, à quoi bon ce mouvement perpétuel? Où va cette vie distribuée par zones? Pourquoi cette intelligence qui commence par les perceptions confuses du marbre, et va, de sphère en sphère, jusqu’à l’homme, jusqu’à l’ange, jusqu’à Dieu? Où est la source, où est la mer? Si la vie, arrivée à Dieu à travers les mondes et les étoiles, à travers la matière et l’esprit, redescend vers un autre but? Vous voudriez voir l’univers des deux côtés. Vous adoreriez le souverain, à condition de vous asseoir sur son trône un moment. Insensés que nous sommes! nous refusons aux animaux les plus intelligents le don de comprendre nos pensées et le but de nos actions, nous sommes sans pitié pour les créatures des sphères inférieures, nous les chassons de notre monde, nous leur dénions la faculté de deviner la pensée humaine, et nous voudrions connaître la plus élevée de toutes les idées, l’idée de l’idée! Eh! bien, allez, partez! montez par la foi de globe en globe, volez dans les espaces! La pensée, l’amour et la foi en sont les clefs mystérieuses. Traversez les cercles, parvenez au trône! Dieu est plus clément que vous ne l’êtes, il a ouvert son temple à toutes ses créations. Mais n’oubliez pas l’exemple de Moïse? Déchaussez-vous pour entrer dans le sanctuaire, dépouillez-vous de toute souillure, quittez bien complétement votre corps, autrement vous seriez consumés, car Dieu... Dieu, c’est la lumière! Au moment où le docteur Sigier, la face ardente, la main levée, prononçait cette grande parole, un rayon de soleil pénétra par un vitrail ouvert, et fit jaillir comme par magie une source brillante, une longue et triangulaire bande d’or qui revêtit l’assemblée comme d’une écharpe. Toutes les mains battirent, car les assistants acceptèrent cet effet du soleil couchant comme un miracle. Un cri unanime s’éleva:--_Vivat! vivat!_ Le ciel lui-même semblait applaudir. Godefroid, saisi de respect, regardait tour à tour le vieillard et le docteur Sigier qui se parlaient à voix basse. --Gloire au maître! disait l’étranger. --Qu’est une gloire passagère? répondait Sigier. --Je voudrais éterniser ma reconnaissance, répliqua le vieillard. --Eh! bien, une ligne de vous? reprit le docteur, ce sera me donner l’immortalité humaine. --Hé! peut-on donner ce qu’on n’a point? s’écria l’inconnu. Accompagnés par la foule qui, semblable à des courtisans autour de leurs rois, se pressait sur leurs pas, en laissant entre elle et ces trois personnages une respectueuse distance, Godefroid, le vieillard et Sigier marchèrent vers la rive fangeuse où dans ce temps il n’y avait point encore de maisons, et où le passeur les attendait. Le docteur et l’étranger ne s’entretenaient ni en latin ni en langue gauloise, ils parlaient gravement un langage inconnu. Leurs mains s’adressaient tour à tour aux cieux et à la terre. Plus d’une fois, Sigier à qui les détours du rivage étaient familiers, guidait avec un soin particulier le vieillard vers les planches étroites jetées comme des ponts sur la boue; l’assemblée les épiait avec curiosité, et quelques écoliers enviaient le privilége du jeune enfant qui suivait ces deux souverains de la parole. Enfin le docteur salua le vieillard et vit partir le bateau du passeur. Au moment où la barque flotta sur la vaste étendue de la Seine en imprimant ses secousses à l’âme, le soleil, semblable à un incendie qui s’allumait à l’horizon, perça les nuages, versa sur les campagnes des torrents de lumière, colora de ses tons rouges, de ses reflets bruns et les cimes d’ardoises et les toits de chaume, borda de feu les tours de Philippe-Auguste, inonda les cieux, teignit les eaux, fit resplendir les herbes, réveilla les insectes à moitié endormis. Cette longue gerbe de lumière embrasa les nuages. C’était comme le dernier vers de l’hymne quotidien. Tout cœur devait tressaillir, alors la nature fut sublime. Après avoir contemplé ce spectacle, l’étranger eut ses paupières humectées par la plus faible de toutes les larmes humaines. Godefroid pleurait aussi, sa main palpitante rencontra celle du vieillard qui se retourna, lui laissa voir son émotion; mais, sans doute pour sauver sa dignité d’homme qu’il crut compromise, il lui dit d’une voix profonde:--Je pleure mon pays, je suis banni! Jeune homme, à cette heure même j’ai quitté ma patrie. Mais là-bas, à cette heure, les lucioles sortent de leurs frêles demeures, et se suspendent comme autant de diamants aux rameaux des glaïeuls. A cette heure, la brise douce comme la plus douce poésie, s’élève d’une vallée trempée de lumière, en exhalant de suaves parfums. A l’horizon, je voyais une ville d’or, semblable à la _Jérusalem_ céleste, une ville dont le nom ne doit pas sortir de ma bouche. Là, serpente aussi une rivière. Cette ville et ses monuments, cette rivière dont les ravissantes perspectives, dont les nappes d’eau bleuâtre se confondaient, se mariaient, se dénouaient, lutte harmonieuse qui réjouissait ma vue et m’inspirait l’amour, où sont-ils? A cette heure, les ondes prenaient sous le ciel du couchant des teintes fantastiques, et figuraient de capricieux tableaux. Les étoiles distillaient une lumière caressante, la lune tendait partout ses piéges gracieux, elle donnait une autre vie aux arbres, aux couleurs, aux formes, et diversifiait les eaux brillantes, les collines muettes, les édifices éloquents. La ville parlait, scintillait; elle me rappelait, elle! Des colonnes de fumée se dressaient auprès des colonnes antiques dont les marbres étincelaient de blancheur au sein de la nuit; les lignes de l’horizon se dessinaient encore à travers les vapeurs du soir, tout était harmonie et mystère. La nature ne me disait pas adieu, elle voulait me garder. Ah! c’était tout pour moi: ma mère et mon enfant, mon épouse et ma gloire! Les cloches, elles-mêmes, pleuraient alors ma proscription. O terre merveilleuse! elle est aussi belle que le ciel! Depuis cette heure, j’ai eu l’univers pour cachot. Ma chère patrie, pourquoi m’as-tu proscrit?--Mais j’y triompherai! s’écria-t-il en jetant ce mot avec un tel accent de conviction, et d’un timbre si éclatant, que le batelier tressaillit en croyant entendre le son d’une trompette. Le vieillard était debout, dans une attitude prophétique et regardait dans les airs vers le sud, en montrant sa patrie à travers les régions du ciel. La pâleur ascétique de son visage avait fait place à la rougeur du triomphe, ses yeux étincelaient, il était sublime comme un lion hérissant sa crinière. --Et toi, pauvre enfant! reprit-il en regardant Godefroid dont les joues étaient bordées par un chapelet de gouttes brillantes, as-tu donc comme moi étudié la vie sur des pages sanglantes? Pourquoi pleurer? Que peux-tu regretter à ton âge? --Hélas! dit Godefroid, je regrette une patrie plus belle que toutes les patries de la terre, une patrie que je n’ai point vue et dont j’ai souvenir. Oh! si je pouvais fendre les espaces à plein vol, j’irais... --Où? dit le Proscrit. --Là-haut, répondit l’enfant. En entendant ce mot, l’étranger tressaillit, arrêta son regard lourd sur le jeune homme, et le fit taire. Tous deux ils s’entretinrent par une inexplicable effusion d’âme en écoutant leurs vœux au sein d’un fécond silence, et voyagèrent fraternellement comme deux colombes qui parcourent les cieux d’une même aile, jusqu’au moment où la barque, en touchant le sable du Terrain, les tira de leur profonde rêverie. Tous deux, ensevelis dans leurs pensées, marchèrent en silence vers la maison du sergent. --Ainsi, disait en lui-même le grand étranger, ce pauvre petit se croit un ange banni du ciel. Et qui parmi nous aurait le droit de le détromper? Sera-ce moi? Moi qui suis enlevé si souvent par un pouvoir magique loin de la terre; moi qui appartiens à Dieu; moi qui suis pour moi-même un mystère. N’ai-je donc pas vu le plus beau des anges vivant dans cette boue? Cet enfant est-il donc plus ou moins insensé que je le suis? A-t-il fait un pas plus hardi dans la foi? Il croit, sa croyance le conduira sans doute en quelque sentier lumineux semblable à celui dans lequel je marche. Mais, s’il est beau comme un ange, n’est-il pas trop faible pour résister à de si rudes combats! Intimidé par la présence de son compagnon, dont la voix foudroyante lui exprimait ses propres pensées, comme l’éclair traduit les volontés du ciel, l’enfant se contentait de regarder les étoiles avec les yeux d’un amant. Accablé par un luxe de sensibilité qui lui écrasait le cœur, il était là, faible et craintif, comme un moucheron inondé de soleil. La voix de Sigier leur avait célestement déduit à tous deux les mystères du monde moral; le grand vieillard devait les revêtir de gloire; l’enfant les sentait en lui-même sans pouvoir en rien exprimer; tous trois, ils exprimaient par de vivantes images la Science, la Poésie et le Sentiment. En rentrant au logis, l’étranger s’enferma dans sa chambre, alluma sa lampe inspiratrice, et se confia au terrible démon du travail, en demandant des mots au silence, des idées à la nuit. Godefroid s’assit au bord de sa fenêtre, regarda tour à tour les reflets de la lune dans les eaux, étudia les mystères du ciel. Livré à l’une de ces extases qui lui étaient familières, il voyagea de sphère en sphère, de visions en visions, écoutant et croyant entendre de sourds frémissements et des voix d’anges, voyant ou croyant voir des lueurs divines au sein desquelles il se perdait, essayant de parvenir au point éloigné, source de toute lumière, principe de toute harmonie. Bientôt la grande clameur de Paris propagée par les eaux de la Seine s’apaisa, les lueurs s’éteignirent une à une en haut des maisons, le silence régna dans toute son étendue, et la vaste cité s’endormit comme un géant fatigué. Minuit sonna. Le plus léger bruit, la chute d’une feuille ou le vol d’un _choucas_ changeant de place dans les cimes de Notre-Dame, eussent alors rappelé l’esprit de l’étranger sur la terre, eussent fait quitter à l’enfant les hauteurs célestes vers lesquelles son âme était montée sur les ailes de l’extase. En ce moment, le vieillard entendit avec horreur dans la chambre voisine un gémissement qui se confondit avec la chute d’un corps lourd que l’oreille expérimentée du banni reconnut pour être un cadavre. Il sortit précipitamment, entra chez Godefroid, le vit gisant comme une masse informe, aperçut une longue corde serrée à son cou et qui serpentait à terre. Quand il l’eut dénouée, l’enfant ouvrit les yeux. --Où suis-je, demanda-t-il avec une expression de plaisir. --Chez vous, dit le vieillard en regardant avec surprise le cou de Godefroid, le clou auquel la corde avait été attachée, et qui se trouvait encore au bout. --Dans le ciel, répondit l’enfant d’une voix délicieuse. --Non, sur la terre! répliqua le vieillard. Godefroid marcha dans la ceinture de lumière tracée par la lune à travers la chambre dont le vitrail était ouvert, il revit la Seine frémissante, les saules et les herbes du Terrain. Une nuageuse atmosphère s’élevait au-dessus des eaux comme un dais de fumée. A ce spectacle pour lui désolant, il se croisa les mains sur la poitrine et prit une attitude de désespoir; le vieillard vint à lui, l’étonnement peint sur la figure. --Vous avez voulu vous tuer? lui demanda-t-il. --Oui, répondit Godefroid en laissant l’étranger lui passer à plusieurs reprises les mains sur le cou pour examiner l’endroit où les efforts de la corde avaient porté. Malgré de légères contusions, le jeune homme avait dû peu souffrir. Le vieillard présuma que le clou avait promptement cédé au poids du corps, et que ce fatal essai s’était terminé par une chute sans danger. --Pourquoi donc, cher enfant, avez-vous tenté de mourir? --Ah! répondit Godefroid ne retenant plus les larmes qui roulaient dans ses yeux, j’ai entendu la voix d’en haut! Elle m’appelait par mon nom! Elle ne m’avait pas encore nommé; mais cette fois, elle me conviait au ciel! Oh! combien cette voix est douce!--Ne pouvant m’élancer dans les cieux, ajouta-t-il avec un geste naïf, j’ai pris pour aller à Dieu la seule route que nous ayons. --Oh, enfant, enfant sublime! s’écria le vieillard en enlaçant Godefroid dans ses bras et le pressant avec enthousiasme sur son cœur. Tu es poète, tu sais monter intrépidement sur l’ouragan! Ta poésie, à toi, ne sort pas de ton cœur! Tes vives, tes ardentes pensées, tes créations marchent et grandissent dans ton âme. Va, ne livre pas tes idées au vulgaire? sois l’autel, la victime et le prêtre tout ensemble! Tu connais les cieux, n’est-ce pas? Tu as vu ces myriades d’anges aux blanches plumes, aux sistres d’or qui tous tendent d’un vol égal vers le trône, et tu as admiré souvent leurs ailes qui, sous la voix de Dieu, s’agitent comme les touffes harmonieuses des forêts sous la tempête. Oh! combien l’espace sans bornes est beau! dis? Le vieillard serra convulsivement la main de Godefroid, et tous deux contemplèrent le firmament dont les étoiles semblaient verser de caressantes poésies qu’ils entendaient. --Oh! voir Dieu, s’écria doucement Godefroid. --Enfant! reprit tout à coup l’étranger d’une voix sévère, as-tu donc si tôt oublié les enseignements sacrés de notre bon maître le docteur Sigier? Pour revenir, toi dans ta patrie céleste, et moi dans ma patrie terrestre, ne devons-nous pas obéir à la voix de Dieu? Marchons résignés dans les rudes chemins où son doigt puissant a marqué notre route. Ne frémis-tu pas du danger auquel tu t’es exposé? Venu sans ordre, ayant dit: _Me voilà!_ avant le temps, ne serais-tu pas retombé dans un monde inférieur à celui dans lequel ton âme voltige aujourd’hui? Pauvre chérubin égaré, ne devrais-tu pas bénir Dieu de t’avoir fait vivre dans une sphère où tu n’entends que de célestes accords? N’es-tu pas pur comme un diamant, beau comme une fleur? Ah! si, semblable à moi, tu ne connaissais que la cité des douleurs! A m’y promener, je me suis usé le cœur. Oh! fouiller dans les tombes pour leur demander d’horribles secrets; essuyer des mains altérées de sang, les compter pendant toutes les nuits, les contempler levées vers moi, en implorant un pardon que je ne puis accorder; étudier les convulsions de l’assassin et les derniers cris de sa victime; écouter d’épouvantables bruits et d’affreux silences; le silence d’un père dévorant ses fils morts; interroger le rire des damnés; chercher quelques formes humaines parmi des masses décolorées que le crime a roulées et tordues; apprendre des mots que les hommes vivants n’entendent pas sans mourir; toujours évoquer les morts, pour toujours les traduire et les juger, est-ce donc une vie? --Arrêtez! s’écria Godefroid, je ne saurais vous regarder, vous écouter davantage! Ma raison s’égare, ma vue s’obscurcit. Vous allumez en moi un feu qui me dévore. --Je dois cependant continuer, reprit le vieillard en secouant sa main par un mouvement extraordinaire qui produisit sur le jeune homme l’effet d’un charme. Pendant un moment, l’étranger fixa sur Godefroid ses grands yeux éteints et abattus; puis, il étendit le doigt vers la terre: vous eussiez cru voir alors un gouffre entr’ouvert à son commandement. Il resta debout, éclairé par les indécis et vagues reflets de la lune qui firent resplendir son front d’où s’échappa comme une lueur solaire. Si d’abord une expression presque dédaigneuse se perdit dans les sombres plis de son visage, bientôt son regard contracta cette fixité qui semble indiquer la présence d’un objet invisible aux organes ordinaires de la vue. Certes, ses yeux contemplèrent alors les lointains tableaux que nous garde la tombe. Jamais peut-être cet homme n’eut une apparence si grandiose. Une lutte terrible bouleversa son âme, vint réagir sur sa forme extérieure; et quelque puissant qu’il parût être, il plia comme une herbe qui se courbe sous la brise messagère des orages. Godefroid resta silencieux, immobile, enchanté; une force inexplicable le cloua sur le plancher; et, comme lorsque notre attention nous arrache à nous-même, dans le spectacle d’un incendie ou d’une bataille, il ne sentit plus son propre corps. --Veux-tu que je te dise la destinée au-devant de laquelle tu marchais, pauvre ange d’amour? Écoute! Il m’a été donné de voir les espaces immenses, les abîmes sans fin où vont s’engloutir les créations humaines, cette mer sans rives où court notre grand fleuve d’hommes et d’anges. En parcourant les régions des éternels supplices, j’étais préservé de la mort par le manteau d’un Immortel, ce vêtement de gloire dû au génie et que se passent les siècles, moi, chétif! Quand j’allais par les campagnes de lumière où se pressent les heureux, l’amour d’une femme, les ailes d’un ange, me soutenaient; porté sur son cœur, je pouvais goûter ces plaisirs ineffables dont l’étreinte est plus dangereuse pour nous, mortels, que ne le sont les angoisses du monde mauvais. En accomplissant mon pèlerinage à travers les sombres régions d’en-bas, j’étais parvenu de douleur en douleur, de crime en crime, de punitions en punitions, de silences atroces en cris déchirants sur le gouffre supérieur aux cercles de l’Enfer. Déjà, je voyais dans le lointain la clarté du Paradis qui brillait à une distance énorme, j’étais dans la nuit, mais sur les limites du jour. Je volais, emporté par mon guide, entraîné par une puissance semblable à celle qui pendant nos rêves nous ravit dans les sphères invisibles aux yeux du corps. L’auréole qui ceignait nos fronts faisait fuir les ombres sur notre passage, comme une impalpable poussière. Loin de nous, les soleils de tous les univers jetaient à peine la faible lueur des lucioles de mon pays. J’allais atteindre les champs de l’air où, vers le paradis, les masses de lumière se multiplient, où l’on fend facilement l’azur, où les innombrables mondes jaillissent comme des fleurs dans une prairie. Là, sur la dernière ligne circulaire qui appartenait encore aux fantômes que je laissais derrière moi, semblable à des chagrins qu’on veut oublier, je vis une grande ombre. Debout et dans une attitude ardente, cette âme dévorait les espaces du regard, ses pieds restaient attachés par le pouvoir de Dieu sur le dernier point de cette ligne où elle accomplissait sans cesse la tension pénible par laquelle nous projetons nos forces lorsque nous voulons prendre notre élan, comme des oiseaux prêts à s’envoler. Je reconnus un homme, il ne nous regarda, ne nous entendit pas; tous ses muscles tressaillaient et haletaient; par chaque parcelle de temps, il semblait éprouver sans faire un seul pas la fatigue de traverser l’infini qui le séparait du paradis où sa vue plongeait sans cesse, où il croyait entrevoir une image chérie. Sur la dernière porte de l’Enfer comme sur la première, je lus une expression de désespoir dans l’espérance. Le malheureux était si horriblement écrasé par je ne sais quelle force, que sa douleur passa dans mes os et me glaça. Je me réfugiai près de mon guide dont la protection me rendit à la paix et au silence. Semblable à la mère dont l’œil perçant voit le milan dans les airs ou l’y devine, l’ombre poussa un cri de joie. Nous regardâmes là où il regardait, et nous vîmes comme un saphir flottant au-dessus de nos têtes dans les abîmes de lumière. Cette éclatante étoile descendait avec la rapidité d’un rayon de soleil quand il apparaît au matin sur l’horizon, et que ses premières clartés glissent furtivement sur notre terre. La SPLENDEUR devint distincte, elle grandit; j’aperçus bientôt le nuage glorieux au sein duquel vont les anges, espèce de fumée brillante émanée de leur divine substance, et qui çà et là pétille en langues de feu. Une noble tête, de laquelle il est impossible de supporter l’éclat sans avoir revêtu le manteau, le laurier, la palme, attribut des Puissances, s’élevait au-dessus de cette nuée aussi blanche, aussi pure que la neige. C’était une lumière dans la lumière! Ses ailes en frémissant semaient d’éblouissantes oscillations dans les sphères par lesquelles il passait, comme passe le regard de Dieu à travers les mondes. Enfin je vis l’archange dans sa gloire! La fleur d’éternelle beauté qui décore les anges de l’Esprit brillait en lui. Il tenait à la main une palme verte, et de l’autre un glaive flamboyant; la palme, pour en décorer l’ombre pardonnée; le glaive, pour faire reculer l’Enfer entier par un seul geste. A son approche, nous sentîmes les parfums du ciel qui tombèrent comme une rosée. Dans la région où demeura l’Ange, l’air prit la couleur des opales, et s’agita par des ondulations dont le principe venait de lui. Il arriva, regarda l’ombre, lui dit:--A demain! Puis il se retourna vers le ciel par un mouvement gracieux, étendit ses ailes, franchit les sphères comme un vaisseau fend les ondes en laissant à peine voir ses blanches voiles à des exilés laissés sur quelque plage déserte. L’ombre poussa d’effroyables cris auxquels les damnés répondirent depuis le cercle le plus profondément enfoncé dans l’immensité des mondes de douleur jusqu’à celui plus paisible à la surface duquel nous étions. La plus poignante de toutes les angoisses avait fait un appel à toutes les autres. La clameur se grossit des rugissements d’une mer de feu qui servait comme de base à la terrible harmonie des innombrables millions d’âmes souffrantes. Puis tout à coup l’ombre prit son vol à travers la _cité dolente_ et descendit de sa place jusqu’au fond même de l’Enfer; elle remonta subitement, revint, se replongea dans les cercles infinis, les parcourut dans tous les sens, semblable à un vautour qui, mis pour la première fois dans une volière, s’épuise en efforts superflus. L’ombre avait le droit d’errer ainsi, et pouvait traverser les zones de l’Enfer, glaciales, fétides, brûlantes, sans participer à leurs souffrances; elle glissait dans cette immensité comme un rayon du soleil se fait jour au sein de l’obscurité.--Dieu ne lui a point infligé de punition, me dit le maître; mais aucune de ces âmes de qui tu as successivement contemplé les tortures, ne voudrait changer son supplice contre l’espérance sous laquelle cette âme succombe. En ce moment, l’ombre revint près de nous, ramenée par une force invincible qui la condamnait à sécher sur le bord des enfers. Mon divin guide, qui devina ma curiosité, toucha de son rameau le malheureux occupé peut-être à mesurer le siècle de peine qui se trouvait entre ce moment et ce lendemain toujours fugitif. L’ombre tressaillit, et nous jeta un regard plein de toutes les larmes qu’elle avait déjà versées.--«Vous voulez connaître mon infortune? dit-elle d’une voix triste, oh! j’aime à la raconter. Je suis ici, Térésa est là-haut? voilà tout. Sur terre, nous étions heureux, nous étions toujours unis. Quand je vis pour la première fois ma chère Térésa Donati, elle avait dix ans. Nous nous aimâmes alors, sans savoir ce qu’était l’amour. Notre vie fut une même vie: je pâlissais de sa pâleur, j’étais heureux de sa joie; ensemble, nous nous livrâmes au charme de penser, de sentir, et l’un par l’autre nous apprîmes l’amour. Nous fûmes mariés dans Crémone, jamais nous ne connûmes nos lèvres que parées des perles du sourire, nos yeux rayonnèrent toujours; nos chevelures ne se séparèrent pas plus que nos vœux; toujours nos deux têtes se confondaient quand nous lisions, toujours nos pas s’unissaient quand nous marchions. La vie fut un long baiser, notre maison fut une couche. Un jour Térésa pâlit et me dit pour la première fois:--Je souffre! Et je ne souffrais pas! Elle ne se releva plus. Je vis, sans mourir, ses beaux traits s’altérer, ses cheveux d’or s’endolorir. Elle souriait pour me cacher ses douleurs; mais je les lisais dans l’azur de ses yeux dont je savais interpréter les moindres tremblements. Elle me disait:--Honorino, je t’aime! au moment où ses lèvres blanchirent; enfin, elle serrait encore ma main dans ses mains quand la mort les glaça. Aussitôt je me tuai pour qu’elle ne couchât pas seule dans le lit du sépulcre, sous son drap de marbre. Elle est là-haut, Térésa, moi, je suis ici. Je voulais ne pas la quitter, Dieu nous a séparés; pourquoi donc nous avoir unis sur la terre? Il est jaloux. Le paradis a été sans doute bien plus beau du jour où Térésa y est montée. La voyez-vous? Elle est triste dans son bonheur, elle est sans moi! Le paradis doit être bien désert pour elle.»--Maître, dis-je en pleurant, car je pensais à mes amours, au moment où celui-ci souhaitera le paradis pour Dieu seulement, ne sera-t-il pas délivré? Le père de la poésie inclina doucement la tête en signe d’assentiment. Nous nous éloignâmes en fendant les airs, sans faire plus de bruit que les oiseaux qui passent quelquefois sur nos têtes quand nous sommes étendus à l’ombre d’un arbre. Nous eussions vainement tenté d’empêcher l’infortuné de blasphémer ainsi. Un des malheurs des anges des ténèbres est de ne jamais voir la lumière, même quand ils en sont environnés. Celui-ci n’aurait pas compris nos paroles. En ce moment, le pas rapide de plusieurs chevaux retentit au milieu du silence, le chien aboya, la voix grondeuse du sergent lui répondit; des cavaliers descendirent, frappèrent à la porte, et le bruit s’éleva tout à coup avec la violence d’une détonation inattendue. Les deux proscrits, les deux poètes tombèrent sur terre de toute la hauteur qui nous sépare des cieux. Le douloureux brisement de cette chute courut comme un autre sang dans leurs veines, mais en sifflant, en y roulant des pointes acérées et cuisantes. Pour eux, la douleur fut en quelque sorte une commotion électrique. La lourde et sonore démarche d’un homme d’armes dont l’épée, dont la cuirasse et les éperons produisaient un cliquetis ferrugineux retentit dans l’escalier; puis un soldat se montra bientôt devant l’étranger surpris. --Nous pouvons rentrer à Florence, dit cet homme dont la grosse voix parut douce en prononçant des mots italiens. --Que dis-tu? demanda le grand vieillard. --Les _blancs_ triomphent! --Ne te trompes-tu pas? reprit le poète. --Non, cher Dante! répondit le soldat dont la voix guerrière exprima les frissonnements des batailles et les joies de la victoire. --A Florence! à Florence! O ma Florence! cria vivement DANTE ALIGHIERI qui se dressa sur ses pieds, regarda dans les airs, crut voir l’Italie, et devint gigantesque. --Et moi! quand serai-je dans le ciel? dit Godefroid qui restait un genou en terre devant le poète immortel, comme un ange en face du sanctuaire. --Viens à Florence! lui dit Dante d’un son de voix compatissant. Va! quand tu verras ses amoureux paysages du haut de Fiesolè, tu te croiras au paradis. Le soldat se mit à sourire. Pour la première, pour la seule fois peut-être, la sombre et terrible figure de Dante respira une joie; ses yeux et son front exprimaient les peintures de bonheur qu’il a si magnifiquement prodiguées dans son Paradis. Il lui semblait peut-être entendre la voix de Béatrix. En ce moment, le pas léger d’une femme et le frémissement d’une robe retentirent dans le silence. L’aurore jetait alors ses premières clartés. La belle comtesse Mahaut entra, courut à Godefroid. --Viens, mon enfant, mon fils! il m’est maintenant permis de l’avouer! Ta naissance est reconnue, tes droits sont sous la protection du roi de France, et tu trouveras un paradis dans le cœur de ta mère. --Je reconnais _la voix_ du ciel, cria l’enfant ravi. Ce cri réveilla Dante qui regarda le jeune homme enlacé dans les bras de la comtesse; il les salua par un regard et laissa son compagnon d’étude sur le sein maternel. --Partons, s’écria-t-il d’une voix tonnante. Mort aux Guelfes! Paris, octobre 1831. LOUIS LAMBERT. DÉDICACE. _Et nunc et semper dilectæ dicatum._ Louis Lambert naquit, en 1797, à Montoire, petite ville du Vendômois, où son père exploitait une tannerie de médiocre importance et comptait faire de lui son successeur; mais les dispositions qu’il manifesta prématurément pour l’étude modifièrent l’arrêt paternel. D’ailleurs le tanneur et sa femme chérissaient Louis comme on chérit un fils unique et ne le contrariaient en rien. L’Ancien et le Nouveau Testament étaient tombés entre les mains de Louis à l’âge de cinq ans; et ce livre, où sont contenus tant de livres, avait décidé de sa destinée. Cette enfantine imagination comprit-elle déjà la mystérieuse profondeur des Écritures, pouvait-elle déjà suivre l’Esprit-Saint dans son vol à travers les mondes, s’éprit-elle seulement des romanesques attraits qui abondent en ces poèmes tout orientaux; ou, dans sa première innocence, cette âme sympathisa-t-elle avec le sublime religieux que des mains divines ont épanché dans ce livre! Pour quelques lecteurs, notre récit résoudra ces questions. Un fait résulta de cette première lecture de la Bible: Louis allait par tout Montoire, y quêtant des livres qu’il obtenait à la faveur de ces séductions dont le secret n’appartient qu’aux enfants, et auxquelles personne ne sait résister. En se livrant à ces études, dont le cours n’était dirigé par personne, il atteignit sa dixième année. A cette époque, les remplaçants étaient rares; déjà plusieurs familles riches les retenaient d’avance pour n’en pas manquer au moment du tirage. Le peu de fortune des pauvres tanneurs ne leur permettant pas d’acheter un homme à leur fils, ils trouvèrent dans l’état ecclésiastique le seul moyen que leur laissât la loi de le sauver de la conscription, et ils l’envoyèrent, en 1807, chez son oncle maternel, curé de Mer, autre petite ville située sur la Loire, près de Blois. Ce parti satisfaisait tout à la fois la passion de Louis pour la science et le désir qu’avaient ses parents de ne point l’exposer aux hasards de la guerre. Ses goûts studieux et sa précoce intelligence donnaient d’ailleurs l’espoir de lui voir faire une grande fortune dans l’Église. Après être resté pendant environ trois ans chez son oncle, vieil oratorien assez instruit, Louis en sortit au commencement de 1811 pour entrer au collége de Vendôme, où il fut mis et entretenu aux frais de madame de Staël. Lambert dut la protection de cette femme célèbre au hasard ou sans doute à la Providence qui sait toujours aplanir les voies au génie délaissé. Mais pour nous, de qui les regards s’arrêtent à la superficie des choses humaines, ces vicissitudes, dont tant d’exemples nous sont offerts dans la vie des grands hommes, ne semblent être que le résultat d’un phénomène tout physique; et, pour la plupart des biographes, la tête d’un homme de génie tranche sur une masse de figures enfantines comme une belle plante qui par son éclat attire dans les champs les yeux du botaniste. Cette comparaison pourrait s’appliquer à l’aventure de Louis Lambert qui venait ordinairement passer dans la maison paternelle le temps que son oncle lui accordait pour ses vacances; mais au lieu de s’y livrer, selon l’habitude des écoliers, aux douceurs de ce bon _far niente_ qui nous affriole à tout âge, il emportait dès le matin du pain et des livres; puis il allait lire et méditer au fond des bois pour se dérober aux remontrances de sa mère, à laquelle de si constantes études paraissaient dangereuses. Admirable instinct de mère! Dès ce temps, la lecture était devenue chez Louis une espèce de faim que rien ne pouvait assouvir: il dévorait des livres de tout genre, et se repaissait indistinctement d’œuvres religieuses, d’histoire, de philosophie et de physique. Il m’a dit avoir éprouvé d’incroyables délices en lisant des dictionnaires, à défaut d’autres ouvrages, et je l’ai cru volontiers. Quel écolier n’a maintes fois trouvé du plaisir à chercher le sens probable d’un substantif inconnu? L’analyse d’un mot, sa physionomie, son histoire étaient pour Lambert l’occasion d’une longue rêverie. Mais ce n’était pas la rêverie instinctive par laquelle un enfant s’habitue aux phénomènes de la vie, s’enhardit aux perceptions ou morales ou physiques; culture involontaire, qui plus tard porte ses fruits et dans l’entendement et dans le caractère; non, Louis embrassait les faits, il les expliquait après en avoir recherché tout à la fois le principe et la fin avec une perspicacité de sauvage. Aussi, par un de ces jeux effrayants auxquels se plaît parfois la Nature, et qui prouvait l’anomalie de son existence, pouvait-il dès l’âge de quatorze ans émettre facilement des idées dont la profondeur ne m’a été révélée que longtemps après. --Souvent, me dit-il, en parlant de ses lectures, j’ai accompli de délicieux voyages, embarqué sur un mot dans les abîmes du passé, comme l’insecte qui flotte au gré d’un fleuve sur quelque brin d’herbe. Parti de la Grèce, j’arrivais à Rome et traversais l’étendue des âges modernes. Quel beau livre ne composerait-on pas en racontant la vie et les aventures d’un mot? sans doute il a reçu diverses impressions des événements auxquels il a servi; selon les lieux il a réveillé des idées différentes; mais n’est-il pas plus grand encore à considérer sous le triple aspect de l’âme, du corps et du mouvement? A le regarder, abstraction faite de ses fonctions, de ses effets et de ses actes, n’y a-t-il pas de quoi tomber dans un océan de réflexions? La plupart des mots ne sont-ils pas teints de l’idée qu’ils représentent extérieurement? à quel génie sont-ils dus! S’il faut une grande intelligence pour créer un mot, quel âge a donc la parole humaine? L’assemblage des lettres, leurs formes, la figure qu’elles donnent à un mot, dessinent exactement, suivant le caractère de chaque peuple, des êtres inconnus dont le souvenir est en nous. Qui nous expliquera philosophiquement la transition de la sensation à la pensée, de la pensée au verbe, du verbe à son expression hiéroglyphique, des hiéroglyphes à l’alphabet, de l’alphabet à l’éloquence écrite, dont la beauté réside dans une suite d’images classées par les rhéteurs, et qui sont comme les hiéroglyphes de la pensée? L’antique peinture des idées humaines configurées par les formes zoologiques n’aurait-elle pas déterminé les premiers signes dont s’est servi l’Orient pour écrire ses langages? Puis n’aurait-elle pas traditionnellement laissé quelques vestiges dans nos langues modernes, qui toutes se sont partagé les débris du verbe primitif des nations, verbe majestueux et solennel, dont la majesté, dont la solennité décroissent à mesure que vieillissent les sociétés; dont les retentissements si sonores dans la Bible hébraïque, si beaux encore dans la Grèce, s’affaiblissent à travers les progrès de nos civilisations successives? Est-ce à cet ancien Esprit que nous devons les mystères enfouis dans toute parole humaine? N’existe-t-il pas dans le mot vrai une sorte de rectitude fantastique? ne se trouve-t-il pas dans le son bref qu’il exige une vague image de la chaste nudité, de la simplicité du vrai en toute chose? Cette syllabe respire je ne sais quelle fraîcheur. J’ai pris pour exemple la formule d’une idée abstraite, ne voulant pas expliquer le problème par un mot qui le rendît trop facile à comprendre, comme celui de VOL, où tout parle aux sens. N’en est-il pas ainsi de chaque verbe? tous sont empreints d’un vivant pouvoir qu’ils tiennent de l’âme, et qu’ils lui restituent par les mystères d’une action et d’une réaction merveilleuse entre la parole et la pensée. Ne dirait-on pas d’un amant qui puise sur les lèvres de sa maîtresse autant d’amour qu’il en communique? Par leur seule physionomie, les mots raniment dans notre cerveau les créatures auxquelles ils servent de vêtement. Semblables à tous les êtres, ils n’ont qu’une place où leurs propriétés puissent pleinement agir et se développer. Mais ce sujet comporte peut-être une science tout entière! Et il haussait les épaules comme pour me dire: Nous sommes et trop grands et trop petits! La passion de Louis pour la lecture avait été d’ailleurs fort bien servie. Le curé de Mer possédait environ deux à trois mille volumes. Ce trésor provenait des pillages faits pendant la révolution dans les abbayes et les châteaux voisins. En sa qualité de prêtre assermenté, le bonhomme avait pu choisir les meilleurs ouvrages parmi les collections précieuses qui furent alors vendues au poids. En trois ans, Louis Lambert s’était assimilé la substance des livres qui, dans la bibliothèque de son oncle, méritaient d’être lus. L’absorption des idées par la lecture était devenue chez lui un phénomène curieux; son œil embrassait sept à huit lignes d’un coup, et son esprit en appréciait le sens avec une vélocité pareille à celle de son regard; souvent même un mot dans la phrase suffisait pour lui en faire saisir le suc. Sa mémoire était prodigieuse, il se souvenait avec une même fidélité des pensées acquises par la lecture et de celles que la réflexion ou la conversation lui avaient suggérées. Enfin il possédait toutes les mémoires: celles des lieux, des noms, des mots, des choses et des figures. Non-seulement il se rappelait les objets à volonté; mais encore il les revoyait en lui-même situés, éclairés, colorés comme ils l’étaient au moment où il les avait aperçus. Cette puissance s’appliquait également aux actes les plus insaisissables de l’entendement. Il se souvenait, suivant son expression, non-seulement du gisement des pensées dans le livre où il les avait prises, mais encore des dispositions de son âme à des époques éloignées. Par un privilége inouï, sa mémoire pouvait donc lui retracer les progrès et la vie entière de son esprit, depuis l’idée la plus anciennement acquise jusqu’à la dernière éclose, depuis la plus confuse jusqu’à la plus lucide. Son cerveau, habitué jeune encore au difficile mécanisme de la concentration des forces humaines, tirait de ce riche dépôt une foule d’images admirables de réalité, de fraîcheur, desquelles il se nourrissait pendant la durée de ses limpides contemplations. --Quand je le veux, me disait-il dans son langage auquel les trésors du souvenir communiquaient une hâtive originalité, je tire un voile sur mes yeux. Soudain je rentre en moi-même, et j’y trouve une chambre noire où les accidents de la nature viennent se reproduire sous une forme plus pure que la forme sous laquelle ils sont d’abord apparus à mes sens extérieurs. A l’âge de douze ans, son imagination, stimulée par le perpétuel exercice de ses facultés, s’était développée au point de lui permettre d’avoir des notions si exactes sur les choses qu’il percevait par la lecture seulement, que l’image imprimée dans son âme n’en eût pas été plus vive s’il les avait réellement vues; soit qu’il procédât par analogie, soit qu’il fût doué d’une espèce de seconde vue par laquelle il embrassait la nature. --En lisant le récit de la bataille d’Austerlitz, me dit-il un jour, j’en ai vu tous les incidents. Les volées de canon, les cris des combattants retentissaient à mes oreilles et m’agitaient les entrailles; je sentais la poudre, j’entendais le bruit des chevaux et la voix des hommes; j’admirais la plaine où se heurtaient des nations armées, comme si j’eusse été sur la hauteur du Santon. Ce spectacle me semblait effrayant comme une page de l’Apocalypse. Quand il employait ainsi toutes ses forces dans une lecture, il perdait en quelque sorte la conscience de sa vie physique, et n’existait plus que par le jeu tout-puissant de ses organes intérieurs dont la portée s’était démesurément étendue: il laissait, suivant son expression, l’_espace derrière lui_. Mais je ne veux pas anticiper sur les phases intellectuelles de sa vie. Malgré moi déjà, je viens d’intervertir l’ordre dans lequel je dois dérouler l’histoire de cet homme qui transporta toute son action dans sa pensée, comme d’autres placent toute leur vie dans l’action. Un grand penchant l’entraînait vers les ouvrages mystiques.--_Abyssus abyssum_, me disait-il. Notre esprit est un abîme qui se plaît dans les abîmes. Enfants, hommes, vieillards, nous sommes toujours friands de mystères, sous quelque forme qu’ils se présentent. Cette prédilection lui fut fatale, s’il est permis toutefois de juger sa vie selon les lois ordinaires, et de toiser le bonheur d’autrui avec la mesure du nôtre, ou d’après les préjugés sociaux. Ce goût pour les choses du ciel, autre locution qu’il employait souvent, ce _mens divinior_ était dû peut-être à l’influence exercée sur son esprit par les premiers livres qu’il lut chez son oncle. Sainte Thérèse et madame Guyon lui continuèrent la Bible, eurent les prémices de son adulte intelligence, et l’habituèrent à ces vives réactions de l’âme dont l’extase est à la fois et le moyen et le résultat. Cette étude, ce goût élevèrent son cœur, le purifièrent, l’ennoblirent, lui donnèrent appétit de la nature divine, et l’instruisirent des délicatesses presque féminines qui sont instinctives chez les grands hommes: peut-être leur sublime n’est-il que le besoin de dévouement qui distingue la femme, mais transporté dans les grandes choses. Grâce à ces premières impressions, Louis resta pur au collége. Cette noble virginité de sens eut nécessairement pour effet d’enrichir la chaleur de son sang et d’agrandir les facultés de sa pensée. La baronne de Staël, bannie à quarante lieues de Paris, vint passer plusieurs mois de son exil dans une terre située près de Vendôme. Un jour, en se promenant, elle rencontra sur la lisière du parc l’enfant du tanneur presque en haillons, absorbé par un livre. Ce livre était une traduction du CIEL ET DE L’ENFER. A cette époque, MM. Saint-Martin, de Gence et quelques autres écrivains français, à moitié allemands, étaient presque les seules personnes qui, dans l’empire français, connussent le nom de Swedenborg. Étonnée, madame de Staël prit le livre avec cette brusquerie qu’elle affectait de mettre dans ses interrogations, ses regards et ses gestes; puis, lançant un coup d’œil à Lambert:--Est-ce que tu comprends cela? lui dit-elle. --Priez-vous Dieu? demanda l’enfant. --Mais... oui. --Et le comprenez-vous? La baronne resta muette pendant un moment; puis elle s’assit auprès de Lambert, et se mit à causer avec lui. Malheureusement ma mémoire, quoique fort étendue, est loin d’être aussi fidèle que l’était celle de mon camarade, et j’ai tout oublié de cette conversation, hormis les premiers mots. Cette rencontre était de nature à vivement frapper madame de Staël; à son retour au château, elle en parla peu, malgré le besoin d’expansion qui, chez elle, dégénérait en loquacité; mais elle en parut fortement préoccupée. La seule personne encore vivante qui ait gardé le souvenir de cette aventure, et que j’ai questionnée afin de recueillir le peu de paroles alors échappées à madame de Staël, retrouva difficilement dans sa mémoire ce mot dit par la baronne, à propos de Lambert: _C’est un vrai voyant_. Louis ne justifia point aux yeux des gens du monde les belles espérances qu’il avait inspirées à sa protectrice. La prédilection passagère qui se porta sur lui fut donc considérée comme un caprice de femme, comme une de ces fantaisies particulières aux artistes. Madame de Staël voulut arracher Louis Lambert à l’Empereur et à l’Église pour le rendre à la noble destinée qui, disait-elle, l’attendait; car elle en faisait déjà quelque nouveau Moïse sauvé des eaux. Avant son départ, elle chargea l’un de ses amis, monsieur de Corbigny, alors préfet à Blois, de mettre en temps utile son Moïse au collége de Vendôme; puis elle l’oublia probablement. Entré là vers l’âge de quatorze ans, au commencement de 1811, Lambert dut en sortir à la fin de 1814, après avoir achevé sa philosophie. Je doute que, pendant ce temps, il ait jamais reçu le moindre souvenir de sa bienfaitrice, si toutefois ce fut un bienfait que de payer durant trois années la pension d’un enfant sans songer à son avenir, après l’avoir détourné d’une carrière où peut-être eût-il trouvé le bonheur. Les circonstances de l’époque et le caractère de Louis Lambert peuvent largement absoudre madame de Staël et de son insouciance et de sa générosité. La personne choisie pour lui servir d’intermédiaire dans ses relations avec l’enfant quitta Blois au moment où il sortait du collége. Les événements politiques qui survinrent alors justifièrent assez l’indifférence de ce personnage pour le protégé de la baronne. L’auteur de Corinne n’entendit plus parler de son petit Moïse. Cent louis donnés par elle à monsieur de Corbigny, qui, je crois, mourut lui-même en 1812, n’étaient pas une somme assez importante pour réveiller les souvenirs de madame de Staël dont l’âme exaltée rencontra sa pâture, et dont tous les intérêts furent vivement mis en jeu pendant les péripéties des années 1814 et 1815. Louis Lambert se trouvait à cette époque et trop pauvre et trop fier pour rechercher sa bienfaitrice, qui voyageait à travers l’Europe. Néanmoins il vint à pied de Blois à Paris dans l’intention de la voir, et arriva malheureusement le jour où la baronne mourut. Deux lettres écrites par Lambert étaient restées sans réponse. Le souvenir des bonnes intentions de madame de Staël pour Louis n’est donc demeuré que dans quelques jeunes mémoires, frappées comme le fut la mienne par le merveilleux de cette histoire. Il faut avoir été dans notre collége pour comprendre et l’effet que produisait ordinairement sur nos esprits l’annonce d’un _nouveau_, et l’impression particulière que l’aventure de Lambert devait nous causer. Ici, quelques renseignements sur les lois primitives de notre Institution, jadis moitié militaire et moitié religieuse, deviennent nécessaires pour expliquer la nouvelle vie que Lambert allait y mener. Avant la révolution, l’Ordre des Oratoriens, voué, comme celui de Jésus, à l’éducation publique, et qui lui succéda dans quelques maisons, possédait plusieurs établissements provinciaux, dont les plus célèbres étaient les colléges de Vendôme, de Tournon, de La Flèche, de Pont-le-Voy, de Sorrèze et de Juilly. Celui de Vendôme, aussi bien que les autres, élevait, je crois, un certain nombre de cadets destinés à servir dans l’armée. L’abolition des Corps enseignants, décrétée par la Convention, influa très-peu sur l’Institution de Vendôme. La première crise passée, le collége recouvra ses bâtiments; quelques Oratoriens disséminés aux environs y revinrent, et le rétablirent en lui conservant son ancienne règle, ses habitudes, ses usages et ses mœurs, qui lui prêtaient une physionomie à laquelle je n’ai rien pu comparer dans aucun des lycées où je suis allé après ma sortie de Vendôme. Situé au milieu de la ville, sur la petite rivière du Loir qui en baigne les bâtiments, le collége forme une vaste enceinte soigneusement close où sont enfermés les établissements nécessaires à une Institution de ce genre: une chapelle, un théâtre, une infirmerie, une boulangerie, des jardins, des cours d’eau. Ce collége, le plus célèbre foyer d’instruction que possèdent les provinces du centre, est alimenté par elles et par nos colonies. L’éloignement ne permet donc pas aux parents d’y venir souvent voir leurs enfants. La règle interdisait d’ailleurs les vacances externes. Une fois entrés, les élèves ne sortaient du collége qu’à la fin de leurs études. A l’exception des promenades faites extérieurement sous la conduite des Pères, tout avait été calculé pour donner à cette maison les avantages de la discipline conventuelle. De mon temps, le Correcteur était encore un vivant souvenir, et la classique férule de cuir y jouait avec honneur son terrible rôle. Les punitions jadis inventées par la Compagnie de Jésus, et qui avaient un caractère aussi effrayant pour le moral que pour le physique, étaient demeurées dans l’intégrité de l’ancien programme. Les lettres aux parents étaient obligatoires à certains jours, aussi bien que la confession. Ainsi nos péchés et nos sentiments se trouvaient en coupe réglée. Tout portait l’empreinte de l’uniforme monastique. Je me rappelle, entre autres vestiges de l’ancien Institut, l’inspection que nous subissions tous les dimanches: nous étions en grande tenue, rangés comme des soldats, attendant les deux directeurs qui, suivis des fournisseurs et des maîtres, nous examinaient sous les triples rapports du costume, de l’hygiène et du moral. Les deux ou trois cents élèves que pouvait loger le collége étaient divisés, suivant l’ancienne coutume, en quatre sections, nommées _les Minimes, les Petits, les Moyens et les Grands_. La division des Minimes embrassait les classes désignées sous le nom de huitième et septième; celle des Petits, la sixième, la cinquième et la quatrième; celle des Moyens, la troisième et la seconde; enfin celle des Grands, la rhétorique, la philosophie, les mathématiques spéciales, la physique et la chimie. Chacun de ces colléges particuliers possédait son bâtiment, ses classes et sa cour dans un grand terrain commun sur lequel les salles d’étude avaient leur sortie, et qui aboutissaient au réfectoire. Ce réfectoire, digne d’un ancien Ordre religieux, contenait tous les écoliers. Contrairement à la règle des autres corps enseignants, nous pouvions y parler en mangeant, tolérance oratorienne qui nous permettait de faire des échanges de plats selon nos goûts. Ce commerce gastronomique est constamment resté l’un des plus vifs plaisirs de notre vie collégiale. Si quelque Moyen, placé en tête de sa table, préférait une portion de pois rouges à son dessert, car nous avions du dessert, la proposition suivante passait de bouche en bouche:--_Un dessert pour des pois!_ jusqu’à ce qu’un gourmand l’eût accepté; alors celui-ci d’envoyer sa portion de pois, qui allait de main en main jusqu’au demandeur dont le dessert arrivait par la même voie. Jamais il n’y avait d’erreur. Si plusieurs demandes étaient semblables, chacune portait son numéro, et l’on disait: _Premiers pois pour premier dessert_. Les tables étaient longues, notre trafic perpétuel y mettait tout en mouvement; et nous parlions, nous mangions, nous agissions avec une vivacité sans exemple. Aussi le bavardage de trois cents jeunes gens, les allées et venues des domestiques occupés à changer les assiettes, à servir les plats, à donner le pain, l’inspection des directeurs faisaient-ils du réfectoire de Vendôme un spectacle unique en son genre, et qui étonnait toujours les visiteurs. Pour adoucir notre vie, privée de toute communication avec le dehors et sevrée des caresses de la famille, les Pères nous permettaient encore d’avoir des pigeons et des jardins. Nos deux ou trois cents cabanes, un millier de pigeons nichés autour de notre mur d’enceinte et une trentaine de jardins formaient un coup d’œil encore plus curieux que ne l’était celui de nos repas. Mais il serait trop fastidieux de raconter les particularités qui font du collége de Vendôme un établissement à part, et fertile en souvenirs pour ceux dont l’enfance s’y est écoulée. Qui de nous ne se rappelle encore avec délices, malgré les amertumes de la science, les bizarreries de cette vie claustrale? C’était les friandises achetées en fraude durant nos promenades, la permission de jouer aux cartes et celle d’établir des représentations théâtrales pendant les vacances, maraude et libertés nécessitées par notre solitude; puis encore notre musique militaire, dernier vestige des Cadets; notre académie, notre chapelain, nos Pères professeurs; enfin, les jeux particuliers défendus ou permis: la cavalerie de nos échasses, les longues glissoires faites en hiver, le tapage de nos galoches gauloises, et surtout le commerce introduit par la boutique établie dans l’intérieur de nos cours. Cette boutique était tenue par une espèce de maître Jacques auquel grands et petits pouvaient demander, suivant le prospectus: boîtes, échasses, outils, pigeons cravatés, pattus, livres de messe (article rarement vendu), canifs, papiers, plumes, crayons, encre de toutes les couleurs, balles, billes; enfin le monde entier des fascinantes fantaisies de l’enfance, et qui comprenait tout, depuis la sauce des pigeons que nous avions à tuer jusqu’aux poteries où nous conservions le riz de notre souper pour le déjeuner du lendemain. Qui de nous est assez malheureux pour avoir oublié ses battements de cœur à l’aspect de ce magasin périodiquement ouvert pendant les récréations du dimanche, et où nous allions à tour de rôle dépenser la somme qui nous était attribuée; mais où la modicité de la pension accordée par nos parents à nos menus plaisirs nous obligeait de faire un choix entre tous les objets qui exerçaient de si vives séductions sur nos âmes? La jeune épouse à laquelle, durant les premiers jours de miel, son mari remet douze fois dans l’année une bourse d’or, le joli budget de ses caprices, a-t-elle rêvé jamais autant d’acquisitions diverses dont chacune absorbe la somme, que nous n’en avons médité la veille des premiers dimanches du mois? Pour six francs, nous possédions, pendant une nuit, l’universalité des biens de l’inépuisable boutique! et, durant la messe, nous ne chantions pas un répons qui ne brouillât nos secrets calculs. Qui de nous peut se souvenir d’avoir eu quelques sous à dépenser le second dimanche? Enfin qui n’a pas obéi par avance aux lois sociales en plaignant, en secourant, en méprisant les Pariahs que l’avarice ou le malheur paternel laissaient sans argent? Quiconque voudra se représenter l’isolement de ce grand collége avec ses bâtiments monastiques, au milieu d’une petite ville, et les quatre parcs dans lesquels nous étions hiérarchiquement casés, aura certes une idée de l’intérêt que devait nous offrir l’arrivée d’un _nouveau_, véritable passager survenu dans un navire. Jamais jeune duchesse présentée à la cour n’y fut aussi malicieusement critiquée que l’était le nouveau débarqué par tous les écoliers de sa Division. Ordinairement, pendant la récréation du soir, avant la prière, les flatteurs habitués à causer avec celui des deux Pères chargés de nous garder une semaine chacun à leur tour, qui se trouvait alors en fonctions, entendaient les premiers ces paroles authentiques:--«Vous aurez demain un Nouveau!» Tout à coup ce cri:--«Un Nouveau! un Nouveau!» retentissait dans les cours. Nous accourions tous pour nous grouper autour du Régent, qui bientôt était rudement interrogé.--D’où venait-il? Comment se nommait-il? En quelle classe serait-il? etc. L’arrivée de Louis Lambert fut le texte d’un conte digne des Mille et une Nuits. J’étais alors en quatrième chez les Petits. Nous avions pour Régents deux hommes auxquels nous donnions par tradition le nom de Pères, quoiqu’ils fussent séculiers. De mon temps, il n’existait plus à Vendôme que trois véritables Oratoriens auxquels ce titre appartînt légitimement; en 1814, ils quittèrent le collége, qui s’était insensiblement sécularisé, pour se réfugier auprès des autels dans quelques presbytères de campagne, à l’exemple du curé de Mer. Le père Haugoult, le Régent de semaine, était assez bon homme, mais dépourvu de hautes connaissances, il manquait de ce tact si nécessaire pour discerner les différents caractères des enfants et leur mesurer les punitions suivant leurs forces respectives. Le père Haugoult se mit donc à raconter fort complaisamment les singuliers événements qui allaient, le lendemain, nous valoir le plus extraordinaire des Nouveaux. Aussitôt les jeux cessèrent. Tous les Petits arrivèrent en silence pour écouter l’aventure de ce Louis Lambert, trouvé, comme un aérolithe, par madame de Staël au coin d’un bois. Monsieur Haugoult dut nous expliquer madame de Staël: pendant cette soirée, elle me parut avoir dix pieds; depuis j’ai vu le tableau de Corinne, où Gérard l’a représentée et si grande et si belle; hélas! la femme idéale rêvée par mon imagination la surpassait tellement, que la véritable madame de Staël a constamment perdu dans mon esprit, même après la lecture du livre tout viril intitulé De l’Allemagne. Mais Lambert fut alors une bien autre merveille: après l’avoir examiné, monsieur Mareschal, le directeur des études, avait hésité, disait le père Haugoult, à le mettre chez les Grands. La faiblesse de Louis en latin l’avait fait rejeter en quatrième, mais il sauterait sans doute une classe chaque année; par exception, il devait être de l’académie. _Proh pudor!_ nous allions avoir l’honneur de compter parmi les Petits un habit décoré du ruban rouge que portaient les académiciens de Vendôme. Aux académiciens étaient octroyés de brillants priviléges; ils dînaient souvent à la table du Directeur, et tenaient par an deux séances littéraires auxquelles nous assistions pour entendre leurs œuvres. Un académicien était un petit grand homme. Si chaque Vendômien veut être franc, il avouera que, plus tard, un véritable académicien de la véritable Académie française lui a paru bien moins étonnant que ne l’était l’enfant gigantesque illustré par la croix et par le prestigieux ruban rouge, insignes de notre académie. Il était bien difficile d’appartenir à ce corps glorieux avant d’être parvenu en seconde, car les académiciens devaient tenir tous les jeudis, pendant les vacances, des séances publiques, et nous lire des contes en vers ou en prose, des épîtres, des traités, des tragédies, des comédies; compositions interdites à l’intelligence des classes secondaires. J’ai long-temps gardé le souvenir d’un conte, intitulé l’Ane vert, qui, je crois, est l’œuvre la plus saillante de cette académie inconnue. Un quatrième être de l’académie! Parmi nous serait cet enfant de quatorze ans, déjà poète, aimé de madame de Staël, un futur génie, nous disait le père Haugoult; un sorcier, un gars capable de faire un thème ou une version pendant qu’on nous appellerait en classe, et d’apprendre ses leçons en les lisant une seule fois. Louis Lambert confondait toutes nos idées. Puis la curiosité du père Haugoult, l’impatience qu’il témoignait de voir le Nouveau, attisaient encore nos imaginations enflammées.--S’il a des pigeons, il n’aura pas de cabane. Il n’y a plus de place. Tant pis! disait l’un de nous qui, depuis, a été grand agriculteur.--Auprès de qui sera-t-il? demandait un autre.--Oh! que je voudrais être _son faisant!_ s’écriait un exalté. Dans notre langage collégial, ce mot _être faisants_ constituait un idiotisme difficile à traduire. Il exprimait un partage fraternel des biens et des maux de notre vie enfantine, une promiscuité d’intérêts fertile en brouilles et en raccommodements, un pacte d’alliance offensive et défensive. Chose bizarre! jamais, de mon temps, je n’ai connu de frères qui fussent Faisants. Si l’homme ne vit que par les sentiments, peut-être croit-il appauvrir son existence en confondant une affection trouvée dans une affection naturelle. L’impression que les discours du père Haugoult firent sur moi pendant cette soirée est une des plus vives de mon enfance, et je ne puis la comparer qu’à la lecture de Robinson Crusoé. Je dus même plus tard au souvenir de ces sensations prodigieuses, une remarque peut-être neuve sur les différents effets que produisent les mots dans chaque entendement. Le verbe n’a rien d’absolu: nous agissons plus sur le mot qu’il n’agit sur nous; sa force est en raison des images que nous avons acquises et que nous y groupons; mais l’étude de ce phénomène exige de larges développements, hors de propos ici. Ne pouvant dormir, j’eus une longue discussion avec mon voisin de dortoir sur l’être extraordinaire que nous devions avoir parmi nous le lendemain. Ce voisin, naguère officier, maintenant écrivain à hautes vues philosophiques, Barchou de Penhoën, n’a démenti ni sa prédestination, ni le hasard qui réunissait dans la même classe, sur le même banc et sous le même toit, les deux seuls écoliers de Vendôme de qui Vendôme entende parler aujourd’hui. Le récent traducteur de Fichte, l’interprète et l’ami de Ballanche, était occupé déjà, comme je l’étais moi-même, de questions métaphysiques; il déraisonnait souvent avec moi sur Dieu, sur nous et sur la nature. Il avait alors des prétentions au pyrrhonisme. Jaloux de soutenir son rôle, il nia les facultés de Lambert; tandis qu’ayant nouvellement lu les _Enfants célèbres_, je l’accablais de preuves en lui citant le petit Montcalm, Pic de La Mirandole, Pascal, enfin tous les cerveaux précoces; anomalies célèbres dans l’histoire de l’esprit humain, et les prédécesseurs de Lambert. J’étais alors moi-même passionné pour la lecture. Grâce à l’envie que mon père avait de me voir à l’École Polytechnique, il payait pour moi des leçons particulières de mathématiques. Mon répétiteur, bibliothécaire du collége, me laissait prendre des livres sans trop regarder ceux que j’emportais de la bibliothèque, lieu tranquille où, pendant les récréations, il me faisait venir pour me donner ses leçons. Je crois qu’il était ou peu habile ou fort occupé de quelque grave entreprise, car il me permettait très-volontiers de lire pendant le temps des répétitions, et travaillait je ne sais à quoi. Donc, en vertu d’un pacte tacitement convenu entre nous deux, je ne me plaignais point de ne rien apprendre, et lui se taisait sur mes emprunts de livres. Entraîné par cette intempestive passion, je négligeais mes études pour composer des poèmes qui devaient certes inspirer peu d’espérances, si j’en juge par ce trop long vers, devenu célèbre parmi mes camarades, et qui commençait une épopée sur les Incas: O Inca! ô roi infortuné et malheureux! Je fus surnommé le _Poète_ en dérision de mes essais; mais les moqueries ne me corrigèrent pas. Je rimaillai toujours, malgré le sage conseil de monsieur Mareschal, notre directeur, qui tâcha de me guérir d’une manie malheureusement invétérée, en me racontant dans un apologue les malheurs d’une fauvette tombée de son nid pour avoir voulu voler avant que ses ailes ne fussent poussées. Je continuai mes lectures, je devins l’écolier le moins agissant, le plus paresseux, le plus contemplatif de la Division des Petits, et partant le plus souvent puni. Cette digression autobiographique doit faire comprendre la nature des réflexions par lesquelles je fus assailli à l’arrivée de Lambert. J’avais alors douze ans. J’éprouvai tout d’abord une vague sympathie pour un enfant avec qui j’avais quelques similitudes de tempérament. J’allais donc rencontrer un compagnon de rêverie et de méditation. Sans savoir encore ce qu’était la gloire, je trouvais glorieux d’être le camarade d’un enfant dont l’immortalité était préconisée par madame de Staël. Louis Lambert me semblait un géant. Le lendemain si attendu vint enfin. Un moment avant le déjeuner, nous entendîmes dans la cour silencieuse le double pas de monsieur Mareschal et du Nouveau. Toutes les têtes se tournèrent aussitôt vers la porte de la classe. Le père Haugoult, qui partageait les tortures de notre curiosité, ne nous fit pas entendre le sifflement par lequel il imposait silence à nos murmures et nous rappelait au travail. Nous vîmes alors ce fameux Nouveau, que monsieur Mareschal tenait par la main. Le Régent descendit de sa chaire, et le Directeur lui dit solennellement, suivant l’étiquette:--Monsieur, je vous amène monsieur Louis Lambert, vous le mettrez avec les Quatrièmes, il entrera demain en classe. Puis, après avoir causé à voix basse avec le Régent, il dit tout haut:--Où allez-vous le placer? Il eût été injuste de déranger l’un de nous pour le Nouveau; et comme il n’y avait plus qu’un seul pupitre de libre, Louis Lambert vint l’occuper, près de moi qui étais entré le dernier dans la classe. Malgré le temps que nous avions encore à rester en étude, nous nous levâmes tous pour examiner Lambert. Monsieur Mareschal entendit nos colloques, nous vit en insurrection, et dit avec cette bonté qui nous le rendait particulièrement cher:--Au moins, soyez sages, ne dérangez pas les autres classes. Ces paroles nous mirent en récréation quelque temps avant l’heure du déjeuner, et nous vînmes tous environner Lambert pendant que monsieur Mareschal se promenait dans la cour avec le père Haugoult. Nous étions environ quatre-vingts diables, hardis comme des oiseaux de proie. Quoique nous eussions tous passé par ce cruel noviciat, nous ne faisions jamais grâce à un Nouveau des rires moqueurs, des interrogations, des impertinences qui se succédaient en semblable occurrence, à la grande honte du néophyte de qui l’on essayait ainsi les mœurs, la force et le caractère. Lambert, ou calme ou abasourdi, ne répondit à aucune de nos questions. L’un de nous dit alors qu’il sortait sans doute de l’école de _Pythagore_. Un rire général éclata. Le Nouveau fut surnommé Pythagore pour toute sa vie de collége. Cependant le regard perçant de Lambert, le dédain peint sur sa figure pour nos enfantillages en désaccord avec la nature de son esprit, l’attitude aisée dans laquelle il restait, sa force apparente en harmonie avec son âge, imprimèrent un certain respect aux plus mauvais sujets d’entre nous. Quant à moi, j’étais près de lui, occupé à l’examiner silencieusement. Louis était un enfant maigre et fluet, haut de quatre pieds et demi; sa figure hâlée, ses mains brunies par le soleil paraissaient accuser une vigueur musculaire que néanmoins il n’avait pas à l’état normal. Aussi, deux mois après son entrée au collége, quand le séjour de la classe lui eut fait perdre sa coloration presque végétale, le vîmes-nous devenir pâle et blanc comme une femme. Sa tête était d’une grosseur remarquable. Ses cheveux, d’un beau noir et bouclés par masses, prêtaient une grâce indicible à son front, dont les dimensions avaient quelque chose d’extraordinaire, même pour nous, insouciants, comme on peut le croire, des pronostics de la phrénologie, science alors au berceau. La beauté de son front prophétique provenait surtout de la coupe extrêmement pure des deux arcades sous lesquelles brillait son œil noir, qui semblaient taillées dans l’albâtre, et dont les lignes, par un attrait assez rare, se trouvaient d’un parallélisme parfait en se rejoignant à la naissance du nez. Mais il était difficile de songer à sa figure, d’ailleurs fort irrégulière, en voyant ses yeux, dont le regard possédait une magnifique variété d’expression et qui paraissaient doublés d’une âme. Tantôt clair et pénétrant à étonner, tantôt d’une douceur céleste, ce regard devenait terne, sans couleur pour ainsi dire, dans les moments où il se livrait à ses contemplations. Son œil ressemblait alors à une vitre d’où le soleil se serait retiré soudain après l’avoir illuminée. Il en était de sa force et de son organe comme de son regard: même mobilité, mêmes caprices. Sa voix se faisait douce comme une voix de femme qui laisse tomber un aveu; puis elle était, parfois, pénible, incorrecte, raboteuse, s’il est permis d’employer ces mots pour peindre des effets nouveaux. Quant à sa force, habituellement il était incapable de supporter la fatigue des moindres jeux, et semblait être débile, presque infirme. Mais, pendant les premiers jours de son noviciat, un de nos matadors s’étant moqué de cette maladive délicatesse qui le rendait impropre aux violents exercices en vogue dans le collége, Lambert prit de ses deux mains et par le bout une de nos tables qui contenait douze grands pupitres encastrés sur deux rangs et en dos d’âne, il s’appuya contre la chaire du Régent; puis il retint la table par ses pieds en les plaçant sur la traverse d’en bas, et dit:--Mettez-vous dix et essayez de la faire bouger! J’étais là, je puis attester ce singulier témoignage de force: il fut impossible de lui arracher la table. Lambert possédait le don d’appeler à lui, dans certains moments, des pouvoirs extraordinaires, et de rassembler ses forces sur un point donné pour les projeter. Mais les enfants habitués, aussi bien que les hommes, à juger de tout d’après leurs premières impressions, n’étudièrent Louis que pendant les premiers jours de son arrivée; il démentit alors entièrement les prédictions de madame de Staël, en ne réalisant aucun des prodiges que nous attendions de lui. Après un trimestre d’épreuves, Louis passa pour un écolier très-ordinaire. Je fus donc seul admis à pénétrer dans cette âme sublime, et pourquoi ne dirais-je pas divine? qu’y a-t-il de plus près de Dieu que le génie dans un cœur d’enfant? La conformité de nos goûts et de nos pensées nous rendit amis et Faisants. Notre fraternité devint si grande que nos camarades accolèrent nos deux noms; l’un ne se prononçait pas sans l’autre; et, pour appeler l’un de nous, ils criaient: _Le Poète-et-Pythagore!_ D’autres noms offraient l’exemple d’un semblable mariage. Ainsi je demeurai pendant deux années l’ami de collége du pauvre Louis Lambert; et ma vie se trouva, pendant cette époque, assez intimement unie à la sienne pour qu’il me soit possible aujourd’hui d’écrire son histoire intellectuelle. J’ai long-temps ignoré la poésie et les richesses cachées dans le cœur et sous le front de mon camarade; il a fallu que j’arrivasse à trente ans, que mes observations se soient mûries et condensées, que le jet d’une vive lumière les ait même éclairées de nouveau pour que je comprisse la portée des phénomènes desquels je fus alors l’inhabile témoin; j’en ai joui sans m’en expliquer ni la grandeur ni le mécanisme, j’en ai même oublié quelques-uns et ne me souviens que des plus saillants; mais aujourd’hui ma mémoire les a coordonnés, et je me suis initié aux secrets de cette tête féconde en me reportant aux jours délicieux de notre jeune amitié. Le temps seul me fit donc pénétrer le sens des événements et des faits qui abondent en cette vie inconnue, comme en celle de tant d’autres hommes perdus pour la science. Aussi cette histoire est-elle, dans l’expression et l’appréciation des choses, pleine d’anachronismes purement moraux qui ne nuiront peut-être point à son genre d’intérêt. Pendant les premiers mois de son séjour à Vendôme, Louis devint la proie d’une maladie dont les symptômes furent imperceptibles à l’œil de nos surveillants, et qui gêna nécessairement l’exercice de ses hautes facultés. Accoutumé au grand air, à l’indépendance d’une éducation laissée au hasard, caressé par les tendres soins d’un vieillard qui le chérissait, habitué à penser sous le soleil, il lui fut bien difficile de se plier à la règle du collége, de marcher dans le rang, de vivre entre les quatre murs d’une salle où quatre-vingts jeunes gens étaient silencieux, assis sur un banc de bois, chacun devant son pupitre. Ses sens possédaient une perfection qui leur donnait une exquise délicatesse, et tout souffrit chez lui de cette vie en commun. Les exhalaisons par lesquelles l’air était corrompu, mêlées à la senteur d’une classe toujours sale et encombrée des débris de nos déjeuners ou de nos goûters, affectèrent son odorat; ce sens qui, plus directement en rapport que les autres avec le système cérébral, doit causer par ses altérations d’invisibles ébranlements aux organes de la pensée. Outre ces causes de corruption atmosphérique, il se trouvait dans nos salles d’étude des baraques où chacun mettait son butin, les pigeons tués pour les jours de fête, ou les mets dérobés au réfectoire. Enfin, nos salles contenaient encore une pierre immense où restaient en tout temps deux seaux pleins d’eau, espèce d’abreuvoir où nous allions chaque matin nous débarbouiller le visage et nous laver les mains à tour de rôle en présence du maître. De là, nous passions à une table où des femmes nous peignaient et nous poudraient. Nettoyé une seule fois par jour, avant notre réveil, notre local demeurait toujours malpropre. Puis, malgré le nombre des fenêtres et la hauteur de la porte, l’air y était incessamment vicié par les émanations du lavoir, par la peignerie, par la baraque, par les mille industries de chaque écolier, sans compter nos quatre-vingts corps entassés. Cette espèce d’_humus_ collégial, mêlé sans cesse à la boue que nous rapportions des cours, formait un fumier d’une insupportable puanteur. La privation de l’air pur et parfumé des campagnes dans lequel il avait jusqu’alors vécu, le changement de ses habitudes, la discipline, tout contrista Lambert. La tête toujours appuyée sur sa main gauche et le bras accoudé sur son pupitre, il passait les heures d’étude à regarder dans la cour le feuillage des arbres ou les nuages du ciel; il semblait étudier ses leçons; mais voyant sa plume immobile ou sa page restée blanche, le Régent lui criait: Vous ne faites rien, Lambert! Ce: _Vous ne faites rien_, était un coup d’épingle qui blessait Louis au cœur. Puis il ne connut pas le loisir des récréations, il eut des _pensum_ à écrire. Le pensum, punition dont le genre varie selon les coutumes de chaque collége, consistait à Vendôme en un certain nombre de lignes copiées pendant les heures de récréation. Nous fûmes, Lambert et moi, si accablés de pensum, que nous n’avons pas eu six jours de liberté durant nos deux années d’amitié. Sans les livres que nous tirions de la bibliothèque, et qui entretenaient la vie dans notre cerveau, ce système d’existence nous eût menés à un abrutissement complet. Le défaut d’exercice est fatal aux enfants. L’habitude de la représentation, prise dès le jeune âge, altère, dit-on, sensiblement la constitution des personnes royales quand elles ne corrigent pas les vices de leur destinée par les mœurs du champ de bataille ou par les travaux de la chasse. Si les lois de l’étiquette et des cours influent sur la moelle épinière au point de féminiser le bassin des rois, d’amollir leurs fibres cérébrales et d’abâtardir ainsi la race, quelles lésions profondes, soit au physique, soit au moral, une privation continuelle d’air, de mouvement, de gaieté, ne doit-elle pas produire chez les écoliers? Aussi le régime pénitentiaire observé dans les colléges exigera-t-il l’attention des autorités de l’enseignement public lorsqu’il s’y rencontrera des penseurs qui ne penseront pas exclusivement à eux. Nous nous attirions le pensum de mille manières. Notre mémoire était si belle que nous n’apprenions jamais nos leçons. Il nous suffisait d’entendre réciter à nos camarades les morceaux de français, de latin ou de grammaire, pour les répéter à notre tour; mais si par malheur le maître s’avisait d’intervertir les rangs et de nous interroger les premiers, souvent nous ignorions en quoi consistait la leçon: le pensum arrivait alors malgré nos plus habiles excuses. Enfin, nous attendions toujours au dernier moment pour faire nos devoirs. Avions-nous un livre à finir, étions-nous plongés dans une rêverie, le devoir était oublié: nouvelle source de pensum! Combien de fois nos versions ne furent-elles pas écrites pendant le temps que le _premier_, chargé de les recueillir en entrant en classe, mettait à demander à chacun la sienne! Aux difficultés morales que Lambert éprouvait à s’acclimater dans le collége se joignit encore un apprentissage non moins rude et par lequel nous avions passé tous, celui des douleurs corporelles qui pour nous variaient à l’infini. Chez les enfants, la délicatesse de l’épiderme exige des soins minutieux, surtout en hiver, où, constamment emportés par mille causes, ils quittent la glaciale atmosphère d’une cour boueuse pour la chaude température des classes. Aussi, faute des attentions maternelles qui manquaient aux Petits et aux Minimes, étaient-ils dévorés d’engelures et de crevasses si douloureuses, que ces maux nécessitaient pendant le déjeuner un pansement particulier, mais très-imparfait à cause du grand nombre de mains, de pieds, de talons endoloris. Beaucoup d’enfants étaient d’ailleurs obligés de préférer le mal au remède: ne leur fallait-il pas souvent choisir entre leurs devoirs à terminer, les plaisirs de la glissoire, et le lever d’un appareil insouciamment mis, plus insouciamment gardé? Puis les mœurs du collége avaient amené la mode de se moquer des pauvres chétifs qui allaient au pansement, et c’était à qui ferait sauter les guenilles que l’infirmière leur avait mises aux mains. Donc, en hiver, plusieurs d’entre nous, les doigts et les pieds demi-morts, tout rongés de douleurs, étaient peu disposés à travailler parce qu’ils souffraient, et punis parce qu’ils ne travaillaient point. Trop souvent la dupe de nos maladies postiches, le Père ne tenait aucun compte des maux réels. Moyennant le prix de la pension, les élèves étaient entretenus aux frais du collége. L’administration avait coutume de passer un marché pour la chaussure et l’habillement; de là cette inspection hebdomadaire de laquelle j’ai déjà parlé. Excellent pour l’administrateur, ce mode a toujours de tristes résultats pour l’administré. Malheur au Petit qui contractait la mauvaise habitude d’éculer, de déchirer ses souliers, ou d’user prématurément leurs semelles, soit par un vice de marche, soit en les déchiquetant pendant les heures d’étude pour obéir au besoin d’action qu’éprouvent les enfants. Durant tout l’hiver, celui-là n’allait pas en promenade sans de vives souffrances: d’abord la douleur de ses engelures se réveillait atroce autant qu’un accès de goutte; puis les agrafes et les ficelles destinées à retenir le soulier partaient, ou les talons éculés empêchaient la maudite chaussure d’adhérer aux pieds de l’enfant; il était alors forcé de la traîner péniblement en des chemins glacés où parfois il lui fallait la disputer aux terres argileuses du Vendômois; enfin l’eau, la neige y entraient souvent par une décousure inaperçue, par un béquet mal mis, et le pied de se gonfler. Sur soixante enfants, il ne s’en rencontrait pas dix qui cheminassent sans quelque torture particulière; néanmoins tous suivaient le gros de la troupe, entraînés par la marche, comme les hommes sont poussés dans la vie par la vie. Combien de fois un généreux enfant ne pleura-t-il pas de rage, tout en trouvant un reste d’énergie pour aller en avant ou pour revenir au bercail malgré ses peines; tant à cet âge l’âme encore neuve redoute et le rire et la compassion, deux genres de moquerie. Au collége, ainsi que dans la société, le fort méprise déjà le faible, sans savoir en quoi consiste la véritable force. Ce n’était rien encore. Point de gants aux mains. Si par hasard les parents, l’infirmière ou le directeur en faisaient donner aux plus délicats d’entre nous, les loustics ou les grands de la classe mettaient les gants sur le poêle, s’amusaient à les dessécher, à les gripper; puis, si les gants échappaient aux fureteurs, ils se mouillaient, se recroquevillaient faute de soin. Il n’y avait pas de gants possibles. Les gants paraissaient être un privilége, et les enfants veulent se voir égaux. Ces différents genres de douleur assaillirent Louis Lambert. Semblable aux hommes méditatifs qui, dans le calme de leurs rêveries, contractent l’habitude de quelque mouvement machinal, il avait la manie de jouer avec ses souliers et les détruisait en peu de temps. Son teint de femme, la peau de ses oreilles, ses lèvres se gerçaient au moindre froid. Ses mains si molles, si blanches, devenaient rouges et turgides. Il s’enrhumait constamment. Louis fut donc enveloppé de souffrances jusqu’à ce qu’il eût accoutumé sa vie aux mœurs vendômoises. Instruit à la longue par la cruelle expérience des maux, force lui fut de songer à ses affaires, pour me servir d’une expression collégiale. Il lui fallut prendre soin de sa baraque, de son pupitre, de ses habits, de ses souliers; ne se laisser voler ni son encre, ni ses livres, ni ses cahiers, ni ses plumes; enfin, penser à ces mille détails de notre existence enfantine, dont s’occupaient avec tant de rectitude ces esprits égoïstes et médiocres auxquels appartiennent infailliblement les prix d’excellence ou de bonne conduite; mais que négligeait un enfant plein d’avenir, qui, sous le joug d’une imagination presque divine, s’abandonnait avec amour au torrent de ses pensées. Ce n’est pas tout. Il existe une lutte continuelle entre les maîtres et les écoliers, lutte sans trêve, à laquelle rien n’est comparable dans la société, si ce n’est le combat de l’Opposition contre le Ministère dans un gouvernement représentatif. Mais les journalistes et les orateurs de l’Opposition sont peut-être moins prompts à profiter d’un avantage, moins durs à reprocher un tort, moins âpres dans leurs moqueries, que ne le sont les enfants envers les gens chargés de les régenter. A ce métier, la patience échapperait à des anges. Il n’en faut donc pas trop vouloir à un pauvre préfet d’études, peu payé, partant peu sagace, d’être parfois injuste ou de s’emporter. Sans cesse épié par une multitude de regards moqueurs, environné de piéges, il se venge quelquefois des torts qu’il se donne, sur des enfants trop prompts à les apercevoir. Excepté les grandes malices pour lesquelles il existait d’autres châtiments, la férule était, à Vendôme, l’_ultima ratio Patrum_. Aux devoirs oubliés, aux leçons mal sues, aux incartades vulgaires, le pensum suffisait; mais l’amour-propre offensé parlait chez le maître par sa férule. Parmi les souffrances physiques auxquelles nous étions soumis, la plus vive était certes celle que nous causait cette palette de cuir, épaisse d’environ deux doigts, appliquée sur nos faibles mains de toute la force, de toute la colère du Régent. Pour recevoir cette correction classique, le coupable se mettait à genoux au milieu de la salle. Il fallait se lever de son banc, aller s’agenouiller près de la chaire, et subir les regards curieux, souvent moqueurs de nos camarades. Aux âmes tendres, ces préparatifs étaient donc un double supplice, semblable au trajet du Palais à la Grève que faisait jadis un condamné vers son échafaud. Selon les caractères, les uns criaient en pleurant à chaudes larmes, avant ou après la férule; les autres en acceptaient la douleur d’un air stoïque; mais, en l’attendant, les plus forts pouvaient à peine réprimer la convulsion de leur visage. Louis Lambert fut accablé de férules, et les dut à l’exercice d’une faculté de sa nature dont l’existence lui fut pendant long-temps inconnue. Lorsqu’il était violemment tiré d’une méditation par le--_Vous ne faites rien!_ du Régent, il lui arriva souvent, à son insu d’abord, de lancer à cet homme un regard empreint de je ne sais quel mépris sauvage, chargé de pensée comme une bouteille de Leyde est chargée d’électricité. Cette œillade causait sans doute une commotion au maître, qui, blessé par cette silencieuse épigramme, voulut désapprendre à l’écolier ce regard fulgurant. La première fois que le Père se formalisa de ce dédaigneux rayonnement qui l’atteignit comme un éclair, il dit cette phrase que je me suis rappelée:--Si vous me regardez encore ainsi, Lambert, vous allez recevoir une férule! A ces mots, tous les nez furent en l’air, tous les yeux épièrent alternativement et le maître et Louis. L’apostrophe était si sotte que l’enfant accabla le Père d’un coup d’œil rutilant. De là vint entre le Régent et Lambert une querelle qui se vida par une certaine quantité de férules. Ainsi lui fut révélé le pouvoir oppresseur de son œil. Ce pauvre poète si nerveusement constitué, souvent vaporeux autant qu’une femme, dominé par une mélancolie chronique, tout malade de son génie comme une jeune fille l’est de cet amour qu’elle appelle et qu’elle ignore; cet enfant si fort et si faible, déplanté par Corinne de ses belles campagnes pour entrer dans le moule d’un collége auquel chaque intelligence, chaque corps doit, malgré sa portée, malgré son tempérament, s’adapter à la règle et à l’uniforme comme l’or s’arrondit en pièces sous le coup du balancier; Louis Lambert souffrit donc par tous les points où la douleur a prise sur l’âme et sur la chair. Attaché sur un banc à la glèbe de son pupitre, frappé par la férule, frappé par la maladie, affecté dans tous ses sens, pressé par une ceinture de maux, tout le contraignit d’abandonner son enveloppe aux mille tyrannies du collége. Semblable aux martyrs qui souriaient au milieu des supplices, il se réfugia dans les cieux que lui entr’ouvrait sa pensée. Peut-être cette vie tout intérieure aida-t-elle à lui faire entrevoir les mystères auxquels il eut tant de foi! Notre indépendance, nos occupations illicites, notre fainéantise apparente, l’engourdissement dans lequel nous restions, nos punitions constantes, notre répugnance pour nos devoirs et nos pensum, nous valurent la réputation incontestée d’être des enfants lâches et incorrigibles. Nos maîtres nous méprisèrent, et nous tombâmes également dans le plus affreux discrédit auprès de nos camarades à qui nous cachions nos études de contrebande, par crainte de leurs moqueries. Cette double mésestime, injuste chez les Pères, était un sentiment naturel chez nos condisciples. Nous ne savions ni jouer à la balle, ni courir, ni monter sur les échasses. Aux jours d’amnistie, ou quand par hasard nous obtenions un instant de liberté, nous ne partagions aucun des plaisirs à la mode dans le Collége. Étrangers aux jouissances de nos camarades, nous restions seuls, mélancoliquement assis sous quelque arbre de la cour. Le Poète-et-Pythagore furent donc une exception, une vie en dehors de la vie commune. L’instinct si pénétrant, l’amour-propre si délicat des écoliers leur fit pressentir en nous des esprits situés plus haut ou plus bas que ne l’étaient les leurs. De là, chez les uns, haine de notre muette aristocratie; chez les autres, mépris de notre inutilité. Ces sentiments étaient entre nous à notre insu, peut-être ne les ai-je devinés qu’aujourd’hui. Nous vivions donc exactement comme deux rats tapis dans le coin de la salle où étaient nos pupitres, également retenus là durant les heures d’étude et pendant celles des récréations. Cette situation excentrique dut nous mettre et nous mit en état de guerre avec les enfants de notre Division. Presque toujours oubliés, nous demeurions là tranquilles, heureux à demi, semblables à deux végétations, à deux ornements qui eussent manqué à l’harmonie de la salle. Mais parfois les plus taquins de nos camarades nous insultaient pour manifester abusivement leur force, et nous répondions par un mépris qui souvent fit rouer de coups le Poète-et-Pythagore. La nostalgie de Lambert dura plusieurs mois. Je ne sais rien qui puisse peindre la mélancolie à laquelle il fut en proie. Louis m’a gâté bien des chefs-d’œuvre. Ayant joué tous les deux le rôle du LÉPREUX DE LA VALLÉE D’AOSTE, nous avions éprouvé les sentiments exprimés dans le livre de monsieur de Maistre, avant de les lire traduits par cette éloquente plume. Or, un ouvrage peut retracer les souvenirs de l’enfance, mais il ne luttera jamais contre eux avec avantage. Les soupirs de Lambert m’ont appris des hymnes de tristesse bien plus pénétrants que ne le sont les plus belles pages de WERTHER. Mais aussi, peut-être n’est-il pas de comparaison entre les souffrances que cause une passion réprouvée à tort ou à raison par nos lois, et les douleurs d’un pauvre enfant aspirant après la splendeur du soleil, la rosée des vallons et la liberté. Werther est l’esclave d’un désir, Louis Lambert était toute une âme esclave. A talent égal, le sentiment le plus touchant ou fondé sur les désirs les plus vrais, parce qu’ils sont les plus purs, doit surpasser les lamentations du génie. Après être resté long-temps à contempler le feuillage d’un des tilleuls de la cour, Louis ne me disait qu’un mot, mais ce mot annonçait une immense rêverie. --Heureusement pour moi, s’écria-t-il un jour, il se rencontre de bons moments pendant lesquels il me semble que les murs de la classe sont tombés, et que je suis ailleurs, dans les champs! Quel plaisir de se laisser aller au cours de sa pensée, comme un oiseau à la portée de son vol!--Pourquoi la couleur verte est-elle si prodiguée dans la nature? me demandait-il. Pourquoi y existe-t-il si peu de lignes droites? Pourquoi l’homme dans ses œuvres emploie-t-il si rarement les courbes? Pourquoi lui seul a-t-il le sentiment de la ligne droite? Ces paroles trahissaient une longue course faite à travers les espaces. Certes, il avait revu des paysages entiers, ou respiré le parfum des forêts. Il était, vivante et sublime élégie, toujours silencieux, résigné; toujours souffrant sans pouvoir dire: je souffre! Cet aigle, qui voulait le monde pour pâture, se trouvait entre quatre murailles étroites et sales; aussi, sa vie devint-elle, dans la plus large acception de ce terme, une vie idéale. Plein de mépris pour les études presque inutiles auxquelles nous étions condamnés, Louis marchait dans sa route aérienne, complétement détaché des choses qui nous entouraient. Obéissant au besoin d’imitation qui domine les enfants, je tâchai de conformer mon existence à la sienne. Louis m’inspira d’autant mieux sa passion pour l’espèce de sommeil dans lequel les contemplations profondes plongent le corps, que j’étais plus jeune et plus impressible. Nous nous habituâmes, comme deux amants, à penser ensemble, à nous communiquer nos rêveries. Déjà ses sensations intuitives avaient cette acuité qui doit appartenir aux perceptions intellectuelles des grands poètes, et les faire souvent approcher de la folie. --Sens-tu, comme moi, me demanda-t-il un jour, s’accomplir en toi, malgré toi, de fantasques souffrances? Si, par exemple, je pense vivement à l’effet que produirait la lame de mon canif en entrant dans ma chair, j’y ressens tout à coup une douleur aiguë comme si je m’étais réellement coupé: il n’y a de moins que le sang. Mais cette sensation arrive et me surprend comme un bruit soudain qui troublerait un profond silence. Une idée causer des souffrances physiques?... Hein! qu’en dis-tu? Quand il exprimait des réflexions si ténues, nous tombions tous deux dans une rêverie naïve. Nous nous mettions à rechercher en nous-mêmes les indescriptibles phénomènes relatifs à la génération de la pensée, que Lambert espérait saisir dans ses moindres développements, afin de pouvoir en décrire un jour l’appareil inconnu. Puis, après des discussions, souvent mêlées d’enfantillages, un regard jaillissait des yeux flamboyants de Lambert, il me serrait la main, et il sortait de son âme un mot par lequel il tâchait de se résumer. --Penser, c’est voir! me dit-il un jour emporté par une de nos objections sur le principe de notre organisation. Toute science humaine repose sur la déduction, qui est une vision lente par laquelle on descend de la cause à l’effet, par laquelle on remonte de l’effet à la cause; ou, dans une plus large expression, toute poésie comme toute œuvre d’art procède d’une rapide vision des choses. Il était spiritualiste; mais, j’osais le contredire en m’armant de ses observations mêmes pour considérer l’intelligence comme un produit tout physique. Nous avions raison tous deux. Peut-être les mots matérialisme et spiritualisme expriment-ils les deux côtés d’un seul et même fait. Ses études sur la substance de la pensée lui faisaient accepter avec une sorte d’orgueil la vie de privations à laquelle nous condamnaient et notre paresse et notre dédain pour nos devoirs. Il avait une certaine conscience de sa valeur, qui le soutenait dans ses élucubrations. Avec quelle douceur je sentais son âme réagissant sur la mienne! Combien de fois ne sommes-nous pas demeurés assis sur notre banc, occupés tous deux à lire un livre, nous oubliant réciproquement sans nous quitter; mais nous sachant tous deux là, plongés dans un océan d’idées comme deux poissons qui nagent dans les mêmes eaux! Notre vie était donc toute végétative en apparence, mais nous existions par le cœur et par le cerveau. Les sentiments, les pensées étaient les seuls événements de notre vie scolaire. Lambert exerça sur mon imagination une influence de laquelle je me ressens encore aujourd’hui. J’écoutais avidement ses récits empreints de ce merveilleux qui fait dévorer avec tant de délices, aux enfants comme aux hommes, les contes où le vrai affecte les formes les plus absurdes. Sa passion pour les mystères et la crédulité naturelle au jeune âge nous entraînaient souvent à parler du Ciel et de l’Enfer. Louis tâchait alors, en m’expliquant Swedenborg, de me faire partager ses croyances relatives aux anges. Dans ses raisonnements les plus faux se rencontraient encore des observations étonnantes sur la puissance de l’homme, et qui imprimaient à sa parole ces teintes de vérité sans lesquelles rien n’est possible dans aucun art. La fin romanesque de laquelle il dotait la destinée humaine était de nature à caresser le penchant qui porte les imaginations vierges à s’abandonner aux croyances. N’est-ce pas durant leur jeunesse que les peuples enfantent leurs dogmes, leurs idoles? Et les êtres surnaturels devant lesquels ils tremblent ne sont-ils pas la personnification de leurs sentiments, de leurs besoins agrandis? Ce qui me reste aujourd’hui dans la mémoire des conversations pleines de poésie que nous eûmes, Lambert et moi, sur le Prophète suédois, de qui j’ai lu depuis les œuvres par curiosité, peut se réduire à ce précis. Il y aurait en nous deux créatures distinctes. Selon Swedenborg, l’ange serait l’individu chez lequel l’être intérieur réussit à triompher de l’être extérieur. Un homme veut-il obéir à sa vocation d’ange, dès que la pensée lui démontre sa double existence, il doit tendre à nourrir la frêle et exquise nature de l’ange qui est en lui. Si, faute d’avoir une vue translucide de sa destinée, il fait prédominer l’action corporelle au lieu de corroborer sa vie intellectuelle, toutes ses forces passent dans le jeu de ses sens extérieurs, et l’ange périt lentement par cette matérialisation des deux natures. Dans le cas contraire, s’il substante son intérieur des essences qui lui sont propres, l’âme l’emporte sur la matière et tâche de s’en séparer. Quand leur séparation arrive sous cette forme que nous appelons la Mort, l’ange, assez puissant pour se dégager de son enveloppe, demeure et commence sa vraie vie. Les individualités infinies qui différencient les hommes ne peuvent s’expliquer que par cette double existence, elles la font comprendre et la démontrent. En effet, la distance qui se trouve entre un homme dont l’intelligence inerte le condamne à une apparente stupidité, et celui que l’exercice de sa vue intérieure a doué d’une force quelconque, doit nous faire supposer qu’il peut exister entre les gens de génie et d’autres êtres la même distance qui sépare les Aveugles des Voyants. Cette pensée, qui étend indéfiniment la création, donne en quelque sorte la clef des cieux. En apparence confondues ici-bas, les créatures y sont, suivant la perfection de leur _être intérieur_, partagées en sphères distinctes dont les mœurs et le langage sont étrangers les uns aux autres. Dans le monde invisible comme dans le monde réel, si quelque habitant des régions inférieures arrive, sans en être digne, à un cercle supérieur, non-seulement il n’en comprend ni les habitudes ni les discours, mais encore sa présence y paralyse et les voix et les cœurs. Dans sa Divine Comédie, Dante a peut-être eu quelque légère intuition de ces sphères qui commencent dans le monde des douleurs et s’élèvent par un mouvement armillaire jusque dans les cieux. La doctrine de Swedenborg serait donc l’ouvrage d’un esprit lucide qui aurait enregistré les innombrables phénomènes par lesquels les anges se révèlent au milieu des hommes. Cette doctrine, que je m’efforce aujourd’hui de résumer en lui donnant un sens logique, m’était présentée par Lambert avec toutes les séductions du mystère, enveloppée dans les langes de la phraséologie particulière aux mystographes: diction obscure, pleine d’abstractions, et si active sur le cerveau, qu’il est certains livres de Jacob Bœhm, de Swedenborg ou de madame Guyon dont la lecture pénétrante fait surgir des fantaisies aussi multiformes que peuvent l’être les rêves produits par l’opium. Lambert me racontait des faits mystiques tellement étranges, il en frappait si vivement mon imagination, qu’il me causait des vertiges. J’aimais néanmoins à me plonger dans ce monde mystérieux, invisible aux sens où chacun se plaît à vivre, soit, qu’il se le représente sous la forme indéfinie de l’Avenir, soit qu’il le revête des formes indécises de la Fable. Ces réactions violentes de l’âme sur elle-même m’instruisaient à mon insu de sa force, et m’accoutumaient aux travaux de la pensée. Quant à Lambert, il expliquait tout par son système sur les anges. Pour lui, l’amour pur, l’amour comme on le rêve au jeune âge, était la collision de deux natures angéliques. Aussi rien n’égalait-il l’ardeur avec laquelle il désirait rencontrer un ange-femme. Hé! qui plus que lui devait inspirer, ressentir l’amour? Si quelque chose pouvait donner l’idée d’une exquise sensibilité, n’était-ce pas le naturel aimable et bon empreint dans ses sentiments, dans ses paroles, dans ses actions et ses moindres gestes, enfin dans la conjugalité qui nous liait l’un à l’autre, et que nous exprimions en nous disant Faisants? Il n’existait aucune distinction entre les choses qui venaient de lui et celles qui venaient de moi. Nous contrefaisions mutuellement nos deux écritures, afin que l’un pût faire, à lui seul, les devoirs de tous les deux. Quand l’un de nous avait à finir un livre que nous étions obligés de rendre au maître de mathématiques, il pouvait le lire sans interruption, l’un brochant la tâche et le pensum de l’autre. Nous nous acquittions de nos devoirs comme d’un impôt frappé sur notre tranquillité. Si ma mémoire n’est pas infidèle, souvent ils étaient d’une supériorité remarquable lorsque Lambert les composait. Mais, pris l’un et l’autre pour deux idiots, le professeur analysait toujours nos devoirs sous l’empire d’un préjugé fatal, et les réservait même pour en amuser nos camarades. Je me souviens qu’un soir, en terminant la classe qui avait lieu de deux à quatre heures, le maître s’empara d’une version de Lambert. Le texte commençait par _Caïus Gracchus, vir nobilis_. Louis avait traduit ces mots par: _Caïus Gracchus était un noble cœur_. --Où voyez-vous du cœur dans _nobilis_? dit brusquement le professeur. Et tout le monde de rire pendant que Lambert regardait le professeur d’un air hébété. --Que dirait madame la baronne de Staël en apprenant que vous traduisez par un contre-sens le mot qui signifie de race noble, d’origine patricienne? --Elle dirait que vous êtes une bête! m’écriai-je à voix basse. --Monsieur le poète, vous allez vous rendre en prison pour huit jours, répliqua le professeur qui malheureusement m’entendit. Lambert reprit doucement en me jetant un regard d’une inexprimable tendresse: _Vir nobilis!_ Madame de Staël causait, en partie, le malheur de Lambert. A tout propos maîtres et disciples lui jetaient ce nom à la tête, soit comme une ironie, soit comme un reproche. Louis ne tarda pas à se faire mettre en prison pour me tenir compagnie. Là, plus libres que partout ailleurs, nous pouvions parler pendant des journées entières, dans le silence des dortoirs où chaque élève possédait une niche de six pieds carrés, dont les cloisons étaient garnies de barreaux par le haut, dont la porte à claire-voie se fermait tous les soirs, et s’ouvrait tous les matins sous les yeux du Père chargé d’assister à notre lever et à notre coucher. Le cric-crac de ces portes, manœuvrées avec une singulière promptitude par les garçons de dortoir, était encore une des particularités de ce collége. Ces alcôves ainsi bâties nous servaient de prison, et nous y restions quelquefois enfermés pendant des mois entiers. Les écoliers mis en cage tombaient sous l’œil sévère du préfet, espèce de censeur qui venait, à ses heures ou à l’improviste, d’un pas léger, pour savoir si nous causions au lieu de faire nos pensum. Mais les coquilles de noix semées dans les escaliers, ou la délicatesse de notre ouïe nous permettaient presque toujours de prévoir son arrivée, et nous pouvions nous livrer sans trouble à nos études chéries. Cependant, la lecture nous étant interdite, les heures de prison appartenaient ordinairement à des discussions métaphysiques ou au récit de quelques accidents curieux relatifs aux phénomènes de la pensée. Un des faits les plus extraordinaires est certes celui que je vais raconter, non-seulement parce qu’il concerne Lambert, mais encore parce qu’il décida peut-être sa destinée scientifique. Selon la jurisprudence des colléges, le dimanche et le jeudi étaient nos jours de congé; mais les offices, auxquels nous assistions très-exactement, employaient si bien le dimanche, que nous considérions le jeudi comme notre seul jour de fête. La messe une fois entendue, nous avions assez de loisir pour rester long-temps en promenade dans les campagnes situées aux environs de Vendôme. Le manoir de Rochambeau était l’objet de la plus célèbre de nos excursions, peut-être à cause de son éloignement. Rarement les petits faisaient une course si fatigante; néanmoins, une fois ou deux par an, les Régents leur proposaient la partie de Rochambeau comme une récompense. En 1812, vers la fin du printemps, nous dûmes y aller pour la première fois. Le désir de voir le fameux château de Rochambeau dont le propriétaire donnait quelquefois du laitage aux élèves, nous rendit tous sages. Rien n’empêcha donc la partie. Ni moi ni Lambert, nous ne connaissions la jolie vallée du Loir où cette habitation a été construite. Aussi son imagination et la mienne furent-elles très-préoccupées la veille de cette promenade, qui causait dans le collége une joie traditionnelle. Nous en parlâmes pendant toute la soirée, en nous promettant d’employer en fruits ou en laitage l’argent que nous possédions contrairement aux lois vendômoises. Le lendemain, après le dîner, nous partîmes à midi et demi tous munis d’un cubique morceau de pain que l’on nous distribuait d’avance pour notre goûter. Puis, alertes comme des hirondelles, nous marchâmes en troupe vers le célèbre castel, avec une ardeur qui ne nous permettait pas de sentir tout d’abord la fatigue. Quand nous fûmes arrivés sur la colline d’où nous pouvions contempler et le château assis à mi-côte, et la vallée tortueuse où brille la rivière en serpentant dans une prairie gracieusement échancrée; admirable paysage, un de ceux auxquels les vives sensations du jeune âge, ou celles de l’amour, ont imprimé tant de charmes, que plus tard il ne faut jamais les aller revoir, Louis Lambert me dit:--Mais j’ai vu cela cette nuit en rêve! Il reconnut et le bouquet d’arbres sous lequel nous étions, et la disposition des feuillages, la couleur des eaux, les tourelles du château, les accidents, les lointains, enfin tous les détails du site qu’il apercevait pour la première fois. Nous étions bien enfants l’un et l’autre; moi du moins, qui n’avais que treize ans; car, à quinze ans, Louis pouvait avoir la profondeur d’un homme de génie; mais à cette époque nous étions tous deux incapables de mensonge dans les moindres actes de notre vie d’amitié. Si Lambert pressentait d’ailleurs par la toute-puissance de sa pensée l’importance des faits, il était loin de deviner d’abord leur entière portée; aussi commença-t-il par être étonné de celui-ci. Je lui demandai s’il n’était pas venu à Rochambeau pendant son enfance, ma question le frappa; mais, après avoir consulté ses souvenirs, il me répondit négativement. Cet événement, dont l’analogue peut se retrouver dans les phénomènes du sommeil de beaucoup d’hommes, fera comprendre les premiers talents de Lambert; en effet, il sut en déduire tout un système, en s’emparant, comme fit Cuvier dans un autre ordre de choses, d’un fragment de pensée pour reconstruire toute une création. En ce moment nous nous assîmes tous deux sous une vieille truisse de chêne; puis, après quelques moments de réflexion, Louis me dit:--Si le paysage n’est pas venu vers moi, ce qui serait absurde à penser, j’y suis donc venu. Si j’étais ici pendant que je dormais dans mon alcôve, ce fait ne constitue-t-il pas une séparation complète entre mon corps et mon être intérieur? N’atteste-t-il pas je ne sais quelle faculté locomotive ou des effets équivalant à ceux de la locomotion? Or, si mon esprit et mon corps ont pu se quitter pendant le sommeil, pourquoi ne les ferais-je pas également divorcer ainsi pendant la veille? Je n’aperçois point de moyens termes entre ces deux propositions. Mais allons plus loin, pénétrons les détails? Ou ces faits se sont accomplis par la puissance d’une faculté qui met en œuvre un second être à qui mon corps sert d’enveloppe, puisque j’étais dans mon alcôve et voyais le paysage, et ceci renverse bien des systèmes; ou ces faits se sont passés, soit dans quelque centre nerveux dont le nom est à savoir et où s’émeuvent les sentiments, soit dans le centre cérébral où s’émeuvent les idées. Cette dernière hypothèse soulève des questions étranges. J’ai marché, j’ai vu, j’ai entendu. Le mouvement ne se conçoit point sans l’espace, le son n’agit que dans les angles ou sur les surfaces, et la coloration ne s’accomplit que par la lumière. Si, pendant la nuit, les yeux fermés, j’ai vu en moi-même des objets colorés, si j’ai entendu des bruits dans le plus absolu silence, et sans les conditions exigées pour que le son se forme, si dans la plus parfaite immobilité j’ai franchi des espaces, nous aurions des facultés internes, indépendantes des lois physiques extérieures. La nature matérielle serait pénétrable par l’esprit. Comment les hommes ont-ils si peu réfléchi jusqu’alors aux accidents du sommeil qui accusent en l’homme une double vie? N’y aurait-il pas une nouvelle science dans ce phénomène? ajouta-t-il en se frappant fortement le front; s’il n’est pas le principe d’une science, il trahit certainement en l’homme d’énormes pouvoirs; il annonce au moins la désunion fréquente de nos deux natures, fait autour duquel je tourne depuis si long-temps. J’ai donc enfin trouvé un témoignage de la supériorité qui distingue nos sens latents de nos sens apparents! _homo duplex!_--Mais, reprit-il après une pause et en laissant échapper un geste de doute, peut-être n’existe-t-il pas en nous deux natures? Peut-être sommes-nous tout simplement doués de qualités intimes et perfectibles dont l’exercice, dont les développements produisent en nous des phénomènes d’activité, de pénétration, de vision encore inobservés. Dans notre amour du merveilleux, passion engendrée par notre orgueil, nous aurons transformé ces effets en créations poétiques, parce que nous ne les comprenions pas. Il est si commode de déifier l’incompréhensible! Ah! j’avoue que je pleurerai la perte de mes illusions. J’avais besoin de croire à une double nature et aux anges de Swedenborg! Cette nouvelle science les tuerait-elle donc? Oui, l’examen de nos propriétés inconnues implique une science en apparence matérialiste, car L’ESPRIT emploie, divise, anime la substance; mais il ne la détruit pas. Il demeura pensif, triste à demi. Peut-être voyait-il ses rêves de jeunesse comme des langes qu’il lui faudrait bientôt quitter. --La vue et l’ouïe, dit-il en riant de son expression, sont sans doute les gaînes d’un outil merveilleux! Pendant tous les instants où il m’entretenait du Ciel et de l’Enfer, il avait coutume de regarder la nature en maître; mais, en proférant ces dernières paroles grosses de science, il plana plus audacieusement que jamais sur le paysage, et son front me parut près de crever sous l’effort du génie: ses forces, qu’il faut nommer _morales_ jusqu’à nouvel ordre, semblaient jaillir par les organes destinés à les projeter; ses yeux dardaient la pensée; sa main levée, ses lèvres muettes et tremblantes parlaient; son regard brûlant rayonnait; enfin sa tête, comme trop lourde ou fatiguée par un élan trop violent, retomba sur sa poitrine. Cet enfant, ce géant se voûta, me prit la main, la serra dans la sienne qui était moite, tant il était enfiévré par la recherche de la vérité; puis après une pause il me dit:--Je serai célèbre!--Mais toi aussi, ajouta-t-il vivement. Nous serons tous deux les chimistes de la volonté. Cœur exquis! Je reconnaissais sa supériorité, mais lui se gardait bien de jamais me la faire sentir. Il partageait avec moi les trésors de sa pensée, me comptait pour quelque chose dans ses découvertes, et me laissait en propre mes infirmes réflexions. Toujours gracieux comme une femme qui aime, il avait toutes les pudeurs de sentiment, toutes les délicatesses d’âme qui rendent la vie et si bonne et si douce à porter. Il commença le lendemain même un ouvrage qu’il intitula _Traité de la Volonté_; ses réflexions en modifièrent souvent le plan et la méthode; mais l’événement de cette journée solennelle en fut certes le germe, comme la sensation électrique toujours ressentie par Mesmer à l’approche d’un valet fut l’origine de ses découvertes en magnétisme, science jadis cachée au fond des mystères d’Isis, de Delphes, dans l’antre de Trophonius, et retrouvée par cet homme prodigieux à deux pas de Lavater, le précurseur de Gall. Éclairées par cette soudaine clarté, les idées de Lambert prirent des proportions plus étendues; il démêla dans ses acquisitions des vérités éparses, et les rassembla; puis, comme un fondeur, il coula son groupe. Après six mois d’une application soutenue, les travaux de Lambert excitèrent la curiosité de nos camarades et furent l’objet de quelques plaisanteries cruelles qui devaient avoir une funeste issue. Un jour, l’un de nos persécuteurs, qui voulut absolument voir nos manuscrits, ameuta quelques-uns de nos tyrans, et vint s’emparer violemment d’une cassette où était déposé ce trésor que Lambert et moi nous défendîmes avec un courage inouï. La boîte était fermée, il fut impossible à nos agresseurs de l’ouvrir; mais ils essayèrent de la briser dans le combat, noire méchanceté qui nous fit jeter les hauts cris. Quelques camarades, animés d’un esprit de justice ou frappés de notre résistance héroïque, conseillaient de nous laisser tranquilles en nous accablant d’une insolente pitié. Soudain, attiré par le bruit de la bataille, le père Haugoult intervint brusquement, et s’enquit de la dispute. Nos adversaires nous avaient distraits de nos pensum, le Régent venait défendre ses esclaves. Pour s’excuser, les assaillants révélèrent l’existence des manuscrits. Le terrible Haugoult nous ordonna de lui remettre la cassette: si nous résistions, il pouvait la faire briser; Lambert lui en livra la clef, le Régent prit les papiers, les feuilleta; puis il nous dit en les confisquant:--Voilà donc les bêtises pour lesquelles vous négligez vos devoirs! De grosses larmes tombèrent des yeux de Lambert, arrachées autant par la conscience de sa supériorité morale offensée que par l’insulte gratuite et la trahison qui nous accablaient. Nous lançâmes à nos accusateurs un regard de reproche: ne nous avaient-ils pas vendus à l’ennemi commun? s’ils pouvaient, suivant le Droit Écolier, nous battre, ne devaient-ils pas garder le silence sur nos fautes? Aussi eurent-ils pendant un moment quelque honte de leur lâcheté. Le père Haugoult vendit probablement à un épicier de Vendôme le Traité de la Volonté, sans connaître l’importance des trésors scientifiques dont les germes avortés se dissipèrent en d’ignorantes mains. Six mois après, je quittai le collége. J’ignore donc si Lambert, que notre séparation plongea dans une noire mélancolie, a recommencé son ouvrage. Ce fut en mémoire de la catastrophe arrivée au livre de Louis que, dans l’ouvrage par lequel commencent ces Études, je me suis servi pour une œuvre fictive du titre réellement inventé par Lambert, et que j’ai donné le nom d’une femme qui lui fut chère, à une jeune fille pleine de dévouement; mais cet emprunt n’est pas le seul que je lui ai fait: son caractère, ses occupations m’ont été très-utiles dans cette composition dont le sujet est dû à quelque souvenir de nos jeunes méditations. Maintenant cette Histoire est destinée à élever un modeste cippe où soit attestée la vie de celui qui m’a légué tout son bien, sa pensée. Dans cet ouvrage d’enfant, Lambert déposa des idées d’homme. Dix ans plus tard, en rencontrant quelques savants sérieusement occupés des phénomènes qui nous avaient frappés, et que Lambert analysa si miraculeusement, je compris l’importance de ses travaux, oubliés déjà comme un enfantillage. Je passai donc plusieurs mois à me rappeler les principales découvertes de mon pauvre camarade. Après avoir rassemblé mes souvenirs, je puis affirmer que, dès 1812, il avait établi, deviné, discuté dans son Traité, plusieurs faits importants dont, me disait-il, les preuves arriveraient tôt ou tard. Ses spéculations philosophiques devraient certes le faire admettre au nombre de ces grands penseurs apparus à divers intervalles parmi les hommes pour leur révéler les principes tout nus de quelque science à venir, dont les racines poussent avec lenteur et portent un jour de beaux fruits dans les domaines de l’intelligence. Ainsi, un pauvre artisan, occupé à fouiller les terres pour trouver le secret des émaux, affirmait au seizième siècle, avec l’infaillible autorité du génie, les faits géologiques dont la démonstration fait aujourd’hui la gloire de Buffon et de Cuvier. Je crois pouvoir offrir une idée du Traité de Lambert par les propositions capitales qui en formaient la base; mais je les dépouillerai, malgré moi, des idées dans lesquelles il les avait enveloppées, et qui en étaient le cortége indispensable. Marchant dans un sentier autre que le sien, je prenais, de ses recherches, celles qui servaient le mieux mon système. J’ignore donc si, moi son disciple, je pourrai fidèlement traduire ses pensées, après me les être assimilées de manière à leur donner la couleur des miennes. A des idées nouvelles, des mots nouveaux ou des acceptions de mots anciens élargies, étendues, mieux définies; Lambert avait donc choisi, pour exprimer les bases de son système, quelques mots vulgaires qui déjà répondaient vaguement à sa pensée. Le mot de VOLONTÉ servait à nommer _le milieu_ où _la pensée_ fait ses évolutions; ou, dans une expression moins abstraite, la masse de force par laquelle l’homme peut reproduire, en dehors de lui-même, les actions qui composent sa vie extérieure. La VOLITION, mot dû aux réflexions de Locke, exprimait l’acte par lequel l’homme use de la _Volonté_. Le mot de PENSÉE, pour lui le produit quintessentiel de la Volonté, désignait aussi _le milieu_ où naissaient les idées auxquelles elle sert de substance. L’IDÉE, nom commun à toutes les créations du cerveau, constituait l’acte par lequel l’homme use de la _Pensée_. Ainsi la Volonté, la Pensée étaient les deux moyens générateurs; la Volition, l’Idée étaient les deux produits. La Volition lui semblait être l’idée arrivée de son état abstrait à un état concret, de sa génération fluide à une expression quasi solide, si toutefois ces mots peuvent formuler des aperçus si difficiles à distinguer. Selon lui, la Pensée et les Idées sont le mouvement et les actes de notre organisme intérieur, comme les Volitions et la Volonté constituent ceux de la vie extérieure. Il avait fait passer la Volonté avant la Pensée.--«Pour penser, il faut vouloir, disait-il. Beaucoup d’êtres vivent à l’état de Volonté, sans néanmoins arriver à l’état de Pensée. Au Nord, la longévité; au Midi, la brièveté de la vie; mais aussi, dans le Nord, la torpeur; au Midi, l’exaltation constante de la Volonté; jusqu’à la ligne où, soit par trop de froid, soit par trop de chaleur, les organes sont presque annulés.» Son expression de _milieu_ lui fut suggérée par une observation faite pendant son enfance, et de laquelle il ne soupçonna certes pas l’importance, mais dont la bizarrerie dut frapper son imagination si délicatement impressible. Sa mère, personne fluette et nerveuse, tout délicate donc et tout aimante, était une des créatures destinées à représenter la Femme dans la perfection de ses attributs, mais que le sort abandonne par erreur au fond de l’état social. Tout amour, partant toute souffrance, elle mourut jeune après avoir jeté ses facultés dans l’amour maternel. Lambert, enfant de six ans, couché dans un grand berceau, près du lit maternel, mais n’y dormant pas toujours, vit quelques étincelles électriques jaillissant de la chevelure de sa mère, au moment où elle se peignait. L’homme de quinze ans s’empara pour la science de ce fait avec lequel l’enfant avait joué, fait irrécusable dont maintes preuves se rencontrent chez presque toutes les femmes auxquelles une certaine fatalité de destinée laisse des sentiments méconnus à exhaler ou je ne sais quelle surabondance de force à perdre. A l’appui de ses définitions, Lambert ajouta plusieurs problèmes à résoudre, beaux défis jetés à la science et desquels il se proposait de rechercher les solutions, se demandant à lui-même: Si le principe constituant de l’électricité n’entrait pas comme base dans le fluide particulier d’où s’élançaient nos Idées et nos Volitions? Si la chevelure qui se décolore, s’éclaircit, tombe et disparaît selon les divers degrés de déperdition ou de cristallisation des pensées, ne constituait pas un système de capillarité soit absorbante, soit exhalante, tout électrique? Si les phénomènes fluides de notre Volonté, substance procréée en nous et si spontanément réactive au gré de conditions encore inobservées, étaient plus extraordinaires que ceux du fluide invisible, intangible, et produits par la pile voltaïque sur le système nerveux d’un homme mort? Si la formation de nos idées et leur exhalation constante étaient moins incompréhensibles que ne l’est l’évaporation des corpuscules imperceptibles et néanmoins si violents dans leur action, dont est susceptible un grain de musc, sans perdre de son poids? Si, laissant au système cutané de notre enveloppe une destination toute défensive, absorbante, exsudante et tactile, la circulation sanguine et son appareil ne répondaient pas à la transsubstantiation de notre Volonté, comme la circulation du fluide nerveux répondait à celle de la Pensée? Enfin si l’affluence plus ou moins vive de ces deux substances réelles ne résultait pas d’une certaine perfection ou imperfection d’organes dont les conditions devaient être étudiées dans tous leurs modes? Ces principes établis, il voulait classer les phénomènes de la vie humaine en deux séries d’effets distincts, et réclamait pour chacune d’elles une analyse spéciale, avec une instance ardente de conviction. En effet, après avoir observé, dans presque toutes les créations, deux mouvements séparés, il les pressentait, les admettait même pour notre nature, et nommait cet antagonisme vital: L’ACTION et LA RÉACTION.--Un désir, disait-il, est un fait entièrement accompli dans notre Volonté avant de l’être extérieurement. Ainsi, l’ensemble de nos Volitions et de nos Idées constituait l’_Action_, et l’ensemble de nos actes extérieurs, la _Réaction_. Lorsque, plus tard, je lus les observations faites par Bichat sur le dualisme de nos sens extérieurs, je fus comme étourdi par mes souvenirs, en reconnaissant une coïncidence frappante entre les idées de ce célèbre physiologiste et celles de Lambert. Morts tous deux avant le temps, ils avaient marché d’un pas égal à je ne sais quelles vérités. La nature s’est complu en tout à donner de doubles destinations aux divers appareils constitutifs de ses créatures, et la double action de notre organisme, qui n’est plus un fait contestable, appuie par un ensemble de preuves d’une éventualité quotidienne les déductions de Lambert relativement à l’_Action_ et à la _Réaction_. L’être _actionnel_ ou intérieur, mot qui lui servait à nommer le _species_ inconnu, le mystérieux ensemble de fibrilles auquel sont dues les différentes puissances incomplétement observées de la Pensée, de la Volonté; enfin cet être innommé voyant, agissant, mettant tout à fin, accomplissant tout avant aucune démonstration corporelle, doit, pour se conformer à sa nature, n’être soumis à aucune des conditions physiques par lesquelles l’être _réactionnel_ ou extérieur, l’homme visible est arrêté dans ses manifestations. De là découlaient une multitude d’explications logiques sur les effets les plus bizarres en apparence de notre double nature, et la rectification de plusieurs systèmes à la fois justes et faux. Certains hommes ayant entrevu quelques phénomènes du jeu naturel de l’_être actionnel_, furent, comme Swedenborg, emportés au delà du monde vrai par une âme ardente, amoureuse de poésie, ivre du principe divin. Tous se plurent, donc, dans leur ignorance des causes, dans leur admiration du fait, à diviniser cet appareil intime, à bâtir un mystique univers. De là, les anges! délicieuses illusions auxquelles ne voulait pas renoncer Lambert, qui les caressait encore au moment où le glaive de son Analyse en tranchait les éblouissantes ailes. --Le Ciel, me disait-il, serait après tout la _survie_ de nos facultés perfectionnées, et l’Enfer le néant où retombent les facultés imparfaites. Mais comment, en des siècles où l’entendement avait gardé les impressions religieuses et spiritualistes qui ont régné pendant les temps intermédiaires entre le Christ et Descartes, entre la Foi et le Doute, comment se défendre d’expliquer les mystères de notre nature intérieure autrement que par une intervention divine? A qui, si ce n’est à Dieu même, les savants pouvaient-ils demander raison d’une invisible créature si activement, si réactivement sensible, et douée de facultés si étendues, si perfectibles par l’usage, ou si puissantes sous l’empire de certaines conditions occultes, que tantôt ils lui voyaient, par un phénomène de vision ou de locomotion, abolir l’espace dans ses deux modes de Temps et de Distance dont l’un est l’espace intellectuel, et l’autre l’espace physique; tantôt ils lui voyaient reconstruire le passé, soit par la puissance d’une vue rétrospective, soit par le mystère d’une palingénésie assez semblable au pouvoir que posséderait un homme de reconnaître aux linéaments, téguments et rudiments d’une graine, ses floraisons antérieures dans les innombrables modifications de leurs nuances, de leurs parfums et de leurs formes; et que tantôt enfin, ils lui voyaient deviner imparfaitement l’avenir, soit par l’aperçu des causes premières, soit par un phénomène de pressentiment physique. D’autres hommes, moins poétiquement religieux, froids et raisonneurs, charlatans peut-être, enthousiastes du moins par le cerveau, sinon par le cœur, reconnaissant quelques-uns de ces phénomènes isolés, les tinrent pour vrais sans les considérer comme les irradiations d’un centre commun. Chacun d’eux voulut alors convertir un simple fait en science. De là vinrent la démonologie, l’astrologie judiciaire, la sorcellerie, enfin toutes les divinations fondées sur des accidents essentiellement transitoires, parce qu’ils variaient selon les tempéraments, au gré de circonstances encore complétement inconnues. Mais aussi de ces erreurs savantes et des procès ecclésiastiques où succombèrent tant de martyrs de leurs propres facultés, résultèrent des preuves éclatantes du pouvoir prodigieux dont dispose l’_être actionnel_ qui, suivant Lambert, peut s’isoler complétement de l’_être réactionnel_, en briser l’enveloppe, faire tomber les murailles devant sa toute-puissante vue; phénomène nommé, chez les Hindous, la _Tokeiade_ au dire des missionnaires; puis, par une autre faculté, saisir dans le cerveau, malgré ses plus épaisses circonvolutions, les idées qui s’y sont formées ou qui s’y forment, et tout le passé de la conscience. --Si les apparitions ne sont pas impossibles, disait Lambert, elles doivent avoir lieu par une faculté d’apercevoir les idées qui représentent l’homme dans son essence pure, et dont la vie, impérissable peut-être, échappe à nos sens extérieurs, mais peut devenir perceptible à l’être intérieur quand il arrive à un haut degré d’extase ou à une grande perfection de vue. Je sais, mais vaguement aujourd’hui, que, suivant pas à pas les effets de la Pensée et de la Volonté dans tous leurs modes; après en avoir établi les lois, Lambert avait rendu compte d’une foule de phénomènes qui jusqu’à lui passaient à juste titre pour incompréhensibles. Ainsi les sorciers, les possédés, les gens à seconde vue et les démoniaques de toute espèce, ces victimes du Moyen-Age étaient l’objet d’explications si naturelles, que souvent leur simplicité me parut être le cachet de la vérité. Les dons merveilleux que l’Église romaine, jalouse de mystères, punissait par le bûcher, étaient selon Louis le résultat de certaines affinités entre les principes constituants de la Matière et ceux de la Pensée, qui procèdent de la même source. L’homme armé de la baguette de coudrier obéissait, en trouvant les eaux vives, à quelque sympathie ou à quelque antipathie à lui-même inconnue. Il a fallu la bizarrerie de ces sortes d’effets pour donner à quelques-uns d’entre eux une certitude historique. Les sympathies ont été rarement constatées. Elles constituent des plaisirs que les gens assez heureux pour en être doués publient rarement, à moins de quelque singularité violente; encore, est-ce dans le secret de l’intimité où tout s’oublie. Mais les antipathies qui résultent d’affinités contrariées ont été fort heureusement notées quand elles se rencontraient en des hommes célèbres. Ainsi Bayle éprouvait des convulsions en entendant jaillir de l’eau. Scaliger pâlissait en voyant du cresson. Érasme avait la fièvre en sentant du poisson. Ces trois antipathies procédaient de substances aquatiques. Le duc d’Épernon s’évanouissait à la vue d’un levraut, Tychobrahé à celle d’un renard, Henri III à celle d’un chat, le maréchal d’Albret à celle d’un marcassin; antipathies toutes produites par des émanations animales et ressenties souvent à des distances énormes. Le chevalier de Guise, Marie de Médicis, et plusieurs autres personnages se trouvaient mal à l’aspect de toutes les roses, même peintes. Que le chancelier Bacon fût ou non prévenu d’une éclipse de lune, il tombait en faiblesse au moment où elle s’opérait; et sa vie, suspendue pendant tout le temps que durait ce phénomène, reprenait aussitôt après sans lui laisser la moindre incommodité. Ces effets d’antipathies authentiques prises parmi toutes celles que les hasards de l’histoire ont illustrées, peuvent suffire à comprendre les effets des sympathies inconnues. Ce fragment d’investigation que je me suis rappelé entre tous les aperçus de Lambert, fera concevoir la méthode avec laquelle il procédait dans ses œuvres. Je ne crois pas devoir insister sur la connexité qui liait à cette théorie les sciences équilatérales inventées par Gall et Lavater; elles en étaient les corollaires naturels, et tout esprit légèrement scientifique apercevra les ramifications par lesquelles s’y rattachaient nécessairement les observations phrénologiques de l’un et les documents physiognomoniques de l’autre. La découverte de Mesmer, si importante et si mal appréciée encore, se trouvait tout entière dans un seul développement de ce Traité, quoique Louis ne connût pas les œuvres, d’ailleurs assez laconiques, du célèbre docteur suisse. Une logique et simple déduction de ses principes lui avait fait reconnaître que la Volonté pouvait, par un mouvement tout contractile de l’être intérieur, s’amasser; puis, par un autre mouvement, être projetée au dehors, et même être confiée à des objets matériels. Ainsi la force entière d’un homme devait avoir la propriété de réagir sur les autres, et de les pénétrer d’une essence étrangère à la leur, s’ils ne se défendaient contre cette agression. Les preuves de ce théorème de la Science humaine sont nécessairement multipliées; mais rien ne les constate authentiquement. Il a fallu, soit l’éclatant désastre de Marius et son allocution au Cimbre chargé de le tuer, soit l’auguste commandement d’une mère au lion de Florence, pour faire connaître historiquement quelques-uns de ces foudroiements de la pensée. Pour lui donc la Volonté, la Pensée étaient des _forces vives_; aussi en parlait-il de manière à vous faire partager ses croyances. Pour lui, ces deux puissances étaient en quelque sorte et visibles et tangibles. Pour lui, la Pensée était lente ou prompte, lourde ou agile, claire ou obscure; il lui attribuait toutes les qualités des êtres agissants, la faisait saillir, se reposer, se réveiller, grandir, vieillir, se rétrécir, s’atrophier, s’aviver; il en surprenait la vie en en spécifiant tous les actes par les bizarreries de notre langage; il en constatait la spontanéité, la force, les qualités avec une sorte d’intuition qui lui faisait reconnaître tous les phénomènes de cette substance. --Souvent au milieu du calme et du silence, me disait-il, lorsque nos facultés intérieures sont endormies, quand nous nous abandonnons à la douceur du repos, qu’il s’étend des espèces de ténèbres en nous, et que nous tombons dans la contemplation des choses extérieures, tout à coup une idée s’élance, passe avec la rapidité de l’éclair à travers les espaces infinis dont la perception nous est donnée par notre vue intérieure. Cette idée brillante, surgie comme un feu follet, s’éteint sans retour: existence éphémère, pareille à celle de ces enfants qui font connaître aux parents une joie et un chagrin sans bornes; espèce de fleur mort-née dans les champs de la pensée. Parfois l’idée, au lieu de jaillir avec force et de mourir sans consistance, commence à poindre, se balance dans les limbes inconnus des organes où elle prend naissance; elle nous use par un long enfantement, se développe, grandit, devient féconde, et se produit au dehors dans la grâce de la jeunesse et parée de tous les attributs d’une longue vie; elle soutient les plus curieux regards, elle les attire, ne les lasse jamais: l’examen qu’elle provoque commande l’admiration que suscitent les œuvres long-temps élaborées. Tantôt les idées naissent par essaim, l’une entraîne l’autre, elles s’enchaînent, toutes sont agaçantes, elles abondent, elles sont folles. Tantôt elles se lèvent pâles, confuses, dépérissent faute de force ou d’aliments; la substance génératrice manque. Enfin, à certains jours, elles se précipitent dans les abîmes pour en éclairer les immenses profondeurs; elles nous épouvantent et laissent notre âme abattue. Les idées sont en nous un système complet, semblable à l’un des règnes de la nature, une sorte de floraison dont l’iconographie sera retracée par un homme de génie qui passera pour fou peut-être. Oui, tout, en nous et au dehors, atteste la vie de ces créations ravissantes que je compare à des fleurs, en obéissant à je ne sais quelle révélation de leur nature! Leur production comme fin de l’homme n’est d’ailleurs pas plus étonnante que celle des parfums et des couleurs dans la plante. Les parfums sont des idées peut-être! En pensant que la ligne où finit notre chair et où l’ongle commence contient l’inexplicable et invisible mystère de la transformation constante de nos fluides en corne, il faut reconnaître que rien n’est impossible dans les merveilleuses modifications de la substance humaine. Mais ne se rencontre-t-il donc pas dans la nature morale des phénomènes de mouvement et de pesanteur semblables à ceux de la nature physique? L’_attente_, pour choisir un exemple qui puisse être vivement senti de tout le monde, n’est si douloureuse que par l’effet de la loi en vertu de laquelle le poids d’un corps est multiplié par sa vitesse. La pesanteur du sentiment que produit l’attente ne s’accroît-elle point par une addition constante des souffrances passées, à la douleur du moment? Enfin, à quoi, si ce n’est à une substance électrique, peut-on attribuer la magie par laquelle la Volonté s’intronise si majestueusement dans les regards pour foudroyer les obstacles aux commandements du génie, éclate dans la voix, ou filtre, malgré l’hypocrisie, au travers de l’enveloppe humaine? Le courant de ce roi des fluides qui, suivant la haute pression de la Pensée ou du Sentiment, s’épanche à flots ou s’amoindrit et s’effile, puis s’amasse pour jaillir en éclairs, est l’occulte ministre auquel sont dus soit les efforts ou funestes ou bienfaisants des arts et des passions, soit les intonations de la voix, rude, suave, terrible, lascive, horripilante, séductrice tour à tour, et qui vibre dans le cœur, dans les entrailles ou dans la cervelle au gré de nos vouloirs; soit tous les prestiges du toucher, d’où procèdent les transfusions mentales de tant d’artistes de qui les mains créatrices savent, après mille études passionnées, évoquer la nature; soit enfin les dégradations infinies de l’œil, depuis son atone inertie jusqu’à ses projections de lueurs les plus effrayantes. A ce système Dieu ne perd aucun de ses droits. La Pensée matérielle m’en a raconté de nouvelles grandeurs! Après l’avoir entendu parlant ainsi, après avoir reçu dans l’âme son regard comme une lumière, il était difficile de ne pas être ébloui par sa conviction, entraîné par ses raisonnements. Aussi LA PENSÉE m’apparaissait-elle comme une puissance toute physique, accompagnée de ses incommensurables générations. Elle était une nouvelle Humanité sous une autre forme. Ce simple aperçu des lois que Lambert prétendait être la formule de notre intelligence doit suffire pour faire imaginer l’activité prodigieuse avec laquelle son âme se dévorait elle-même. Louis avait cherché des preuves à ses principes dans l’histoire des grands hommes dont l’existence, mise à jour par les biographes, fournit des particularités curieuses sur les actes de leur entendement. Sa mémoire lui ayant permis de se rappeler les faits qui pouvaient servir de développement à ses assertions, il les avait annexés à chacun des chapitres auxquels ils servaient de démonstration, en sorte que plusieurs de ses maximes en acquéraient une certitude presque mathématique. Les œuvres de Cardan, homme doué d’une singulière puissance de vision, lui donnèrent de précieux matériaux. Il n’avait oublié ni Apollonius de Tyanes annonçant en Asie la mort du tyran et dépeignant son supplice à l’heure même où il avait lieu dans Rome; ni Plotin qui, séparé par Porphyre, sentit l’intention où était celui-ci de se tuer, et accourut pour l’en dissuader; ni le fait constaté dans le siècle dernier à la face de la plus moqueuse incrédulité qui se soit jamais rencontrée, fait surprenant pour les hommes habitués à faire du doute une arme contre Dieu seul, mais tout simple pour quelques croyants: Alphonse-Marie de Liguori, évêque de Sainte-Agathe, donna des consolations au pape Ganganelli, qui le vit, l’entendit, lui répondit; et dans ce même temps, à une très-grande distance de Rome, l’évêque était observé en extase, chez lui, dans un fauteuil où il s’asseyait habituellement au retour de la messe. En reprenant sa vie ordinaire, il trouva ses serviteurs agenouillés devant lui, qui tous le croyaient mort.--«Mes amis, leur dit-il, le Saint-Père vient d’expirer.» Deux jours après, un courrier confirma cette nouvelle. L’heure de la mort du pape coïncidait avec celle où l’évêque était revenu à son état naturel. Lambert n’avait pas omis l’aventure plus récente encore, arrivée dans le siècle dernier à une jeune Anglaise qui, aimant passionnément un marin, partit de Londres pour aller le trouver, et le trouva, seule, sans guide, dans les déserts de l’Amérique septentrionale, où elle arriva pour lui sauver la vie. Louis avait mis à contribution les mystères de l’antiquité, les actes des martyrs où sont les plus beaux titres de gloire pour la Volonté humaine, les démonologues du moyen âge, les procès criminels, les recherches médicales, en discernant partout le fait vrai, le phénomène probable avec une admirable sagacité. Cette riche collection d’anecdotes scientifiques recueillies dans tant de livres, la plupart dignes de foi, servit sans doute à faire des cornets de papier; et ce travail au moins curieux, enfanté par la plus extraordinaire des mémoires humaines, a dû périr. Entre toutes les preuves qui enrichissaient l’œuvre de Lambert, se trouvait une histoire arrivée dans sa famille, et qu’il m’avait racontée avant d’entreprendre son traité. Ce fait, relatif à la _post-existence_ de l’être intérieur, si je puis me permettre de forger un mot nouveau pour rendre un effet innommé, me frappa si vivement que j’en ai gardé le souvenir. Son père et sa mère eurent à soutenir un procès dont la perte devait entacher leur probité, seul bien qu’ils possédassent au monde. Donc l’anxiété fut grande quand s’agita la question de savoir si l’on céderait à l’injuste agression du demandeur, ou si l’on se défendrait contre lui. La délibération eut lieu par une nuit d’automne, devant un feu de tourbe, dans la chambre du tanneur et de sa femme. A ce conseil furent appelés deux ou trois parents et le bisaïeul maternel de Louis, vieux laboureur tout cassé, mais d’une figure vénérable et majestueuse, dont les yeux étaient clairs, dont le crâne jauni par le temps conservait encore quelques mèches de cheveux blancs épars. Semblable à l’_Obi_ des nègres, au _Sagamore_ des sauvages, il était une espèce d’esprit oraculaire que l’on consultait dans les grandes occasions. Ses biens étaient cultivés par ses petits-enfants, qui le nourrissaient et le servaient; il leur pronostiquait la pluie, le beau temps, et leur indiquait le moment où ils devaient faucher les prés ou rentrer les moissons. La justesse barométrique de sa parole, devenue célèbre, augmentait toujours la confiance et le culte qui s’attachaient à lui. Il demeurait des journées entières immobile sur sa chaise. Cet état d’extase lui était familier depuis la mort de sa femme, pour laquelle il avait eu la plus vive et la plus constante des affections. Le débat eut lieu devant lui, sans qu’il parût y prêter une grande attention.--Mes enfants, leur dit-il quand il fut requis de donner son avis, cette affaire est trop grave pour que je la décide seul. Il faut que j’aille consulter ma femme. Le bonhomme se leva, prit son bâton, et sortit, au grand étonnement des assistants qui le crurent tombé en enfance. Il revint bientôt et leur dit:--Je n’ai pas eu besoin d’aller jusqu’au cimetière, votre mère est venue au-devant de moi, je l’ai trouvée auprès du ruisseau. Elle m’a dit que vous retrouveriez chez un notaire de Blois des quittances qui vous feraient gagner votre procès. Ces paroles furent prononcées d’une voix ferme. L’attitude et la physionomie de l’aïeul annonçaient un homme pour qui cette apparition était habituelle. En effet, les quittances contestées se retrouvèrent, et le procès n’eut pas lieu. Cette aventure arrivée sous le toit paternel, aux yeux de Louis, alors âgé de neuf ans, contribua beaucoup à le faire croire aux visions miraculeuses de Swedenborg, qui donna pendant sa vie plusieurs preuves de la puissance de vision acquise à son _être intérieur_. En avançant en âge et à mesure que son intelligence se développait, Lambert devait être conduit à chercher dans les lois de la nature humaine les causes du miracle qui dès l’enfance avait attiré son attention. De quel nom appeler le hasard qui rassemblait autour de lui les faits, les livres relatifs à ces phénomènes, et le rendit lui-même le théâtre et l’acteur des plus grandes merveilles de la pensée? Quand Louis n’aurait pour seul titre à la gloire que d’avoir, dès l’âge de quinze ans, émis cette maxime psychologique: «Les événements qui attestent l’action de l’Humanité, et qui sont le produit de son intelligence, ont des causes dans lesquelles ils sont préconçus, comme nos actions sont accomplies dans notre pensée avant de se reproduire au dehors; les pressentiments ou les prophéties sont l’_aperçu_ de ces causes;» je crois qu’il faudrait déplorer en lui la perte d’un génie égal à celui des Pascal, des Lavoisier, des Laplace. Peut-être ses chimères sur les anges dominèrent-elles trop long-temps ses travaux; mais n’est-ce pas en cherchant à faire de l’or que les savants ont insensiblement créé la Chimie? Cependant, si plus tard Lambert étudia l’anatomie comparée, la physique, la géométrie et les sciences qui se rattachaient à ses découvertes, il eut nécessairement l’intention de rassembler des faits et de procéder par l’analyse, seul flambeau qui puisse nous guider aujourd’hui à travers les obscurités de la moins saisissable des natures. Il avait certes trop de sens pour rester dans les nuages des théories, qui toutes peuvent se traduire en quelques mots. Aujourd’hui, la démonstration la plus simple appuyée sur les faits n’est-elle pas plus précieuse que ne le sont les plus beaux systèmes défendus par des inductions plus ou moins ingénieuses? Mais ne l’ayant pas connu pendant l’époque de sa vie où il dut réfléchir avec le plus de fruit, je ne puis que conjecturer la portée de ses œuvres d’après celle de ses premières méditations. Il est facile de saisir en quoi péchait son traité de la Volonté. Quoique doué déjà des qualités qui distinguent les hommes supérieurs, il était encore enfant. Quoique riche et habile aux abstractions, son cerveau se ressentait encore des délicieuses croyances qui flottent autour de toutes les jeunesses. Sa conception touchait donc aux fruits mûrs de son génie par quelques points, et par une foule d’autres elle se rapprochait de la petitesse des germes. A quelques esprits amoureux de poésie, son plus grand défaut eût semblé une qualité savoureuse. Son œuvre portait les marques de la lutte que se livraient dans cette belle âme ces deux grands principes, le Spiritualisme, le Matérialisme, autour desquels ont tourné tant de beaux génies, sans qu’aucun d’eux ait osé les fondre en un seul. D’abord spiritualiste pur, Louis avait été conduit invinciblement à reconnaître la matérialité de la pensée. Battu par les faits de l’analyse au moment où son cœur lui faisait encore regarder avec amour les nuages épars dans les cieux de Swedenborg, il ne se trouvait pas encore de force à produire un système unitaire, compacte, fondu d’un seul jet. De là venaient quelques contradictions empreintes jusque dans l’esquisse que je trace de ses premiers essais. Quelque incomplet que fût son ouvrage, n’était-il pas le brouillon d’une science dont, plus tard, il aurait approfondi les mystères, assuré les bases, recherché, déduit et enchaîné les développements? Six mois après la confiscation du traité sur la Volonté, je quittai le collége. Notre séparation fut brusque. Ma mère, alarmée d’une fièvre qui depuis quelque temps ne me quittait pas, et à laquelle mon inaction corporelle donnait les symptômes du _coma_, m’enleva du collége en quatre ou cinq heures. A l’annonce de mon départ, Lambert devint d’une tristesse effrayante. Nous nous cachâmes pour pleurer. --Te reverrai-je jamais? me dit-il de sa voix douce en me serrant dans ses bras.--Tu vivras, toi, reprit-il; mais moi, je mourrai. Si je le peux, je t’apparaîtrai. Il faut être jeune pour prononcer de telles paroles avec un accent de conviction qui les fait accepter comme un présage, comme une promesse dont l’effroyable accomplissement sera redouté. Pendant long-temps, j’ai pensé vaguement à cette apparition promise. Il est encore certains jours de spleen, de doute, de terreur, de solitude, où je suis obligé de chasser les souvenirs de cet adieu mélancolique, qui cependant ne devait pas être le dernier. Lorsque je traversai la cour par laquelle nous sortions, Lambert était collé à l’une des fenêtres grillées du réfectoire pour me voir passer. Sur mon désir, ma mère obtint la permission de le faire dîner avec nous à l’auberge. A mon tour, le soir, je le ramenai au seuil fatal du collége. Jamais amant et maîtresse ne versèrent en se séparant plus de larmes que nous n’en répandîmes. --Adieu donc! je vais être seul dans ce désert, me dit-il en me montrant les cours où deux cents enfants jouaient et criaient. Quand je reviendrai fatigué, demi-mort de mes longues courses à travers les champs de la pensée, dans quel cœur me reposerai-je? Un regard me suffisait pour te dire tout. Qui donc maintenant me comprendra? Adieu! je voudrais ne t’avoir jamais rencontré, je ne saurais pas tout ce qui va me manquer. --Et moi, lui dis-je, que deviendrai-je? ma situation n’est-elle pas plus affreuse? je n’ai rien là pour me consoler, ajoutai-je en me frappant le front. Il hocha la tête par un mouvement empreint d’une grâce pleine de tristesse, et nous nous quittâmes. En ce moment, Louis Lambert avait cinq pieds deux pouces, il n’a plus grandi. Sa physionomie, devenue largement expressive, attestait la bonté de son caractère. Une patience divine développée par les mauvais traitements, une concentration continuelle exigée par sa vie contemplative, avaient dépouillé son regard de cette audacieuse fierté qui plaît dans certaines figures, et par laquelle il savait accabler nos Régents. Sur son visage éclataient des sentiments paisibles, une sérénité ravissante que n’altérait jamais rien d’ironique ou de moqueur, car sa bienveillance native tempérait la conscience de sa force et de sa supériorité. Il avait de jolies mains, bien effilées, presque toujours humides. Son corps était une merveille digne de la sculpture; mais nos uniformes gris de fer à boutons dorés, nos culottes courtes, nous donnaient une tournure si disgracieuse, que le fini des proportions de Lambert et sa morbidesse ne pouvaient s’apercevoir qu’au bain. Quand nous nagions dans notre bassin du Loir, Louis se distinguait par la blancheur de sa peau, qui tranchait sur les différents tons de chair de nos camarades, tous marbrés par le froid ou violacés par l’eau. Délicat de formes, gracieux de pose, doucement coloré, ne frissonnant pas hors de l’eau, peut-être parce qu’il évitait l’ombre et courait toujours au soleil, Louis ressemblait à ces fleurs prévoyantes qui ferment leurs calices à la bise, et ne veulent s’épanouir que sous un ciel pur. Il mangeait très-peu, ne buvait que de l’eau; puis, soit par instinct, soit par goût, il se montrait sombre de tout mouvement qui voulait une dépense de force; ses gestes étaient rares et simples comme le sont ceux des Orientaux ou des Sauvages, chez lesquels la gravité semble être un état naturel. Généralement, il n’aimait pas tout ce qui ressemblait à de la recherche pour sa personne. Il penchait assez habituellement sa tête à gauche, et restait si souvent accoudé, que les manches de ses habits neufs étaient promptement percées. A ce léger portrait de l’homme, je dois ajouter une esquisse de son moral, car je crois aujourd’hui pouvoir impartialement en juger. Quoique naturellement religieux, Louis n’admettait pas les minutieuses pratiques de l’Église romaine; ses idées sympathisaient plus particulièrement avec celles de sainte Thérèse et de Fénélon, avec celles de plusieurs Pères et de quelques saints, qui de nos jours seraient traités d’hérésiarques et d’athées. Il était impassible durant les offices. Sa prière procédait par des élancements, par des élévations d’âme qui n’avaient aucun mode régulier; il se laissait aller en tout à la nature, et ne voulait pas plus prier que penser à heure fixe. Souvent, à la chapelle, il pouvait aussi bien songer à Dieu que méditer sur quelque idée philosophique. Jésus-Christ était pour lui le plus beau type de son système. Le: _Et verbum caro factum est!_ lui semblait une sublime parole destinée à exprimer la formule traditionnelle de la Volonté, du Verbe, de l’Action se faisant visibles. Le Christ ne s’apercevant pas de sa mort, ayant assez perfectionné l’être intérieur par des œuvres divines pour qu’un jour la forme invisible en apparût à ses disciples, enfin les mystères de l’Évangile, les guérisons magnétiques du Christ et le don des langues lui confirmaient sa doctrine. Je me souviens de lui avoir entendu dire à ce sujet que le plus bel ouvrage à faire aujourd’hui était l’Histoire de l’Église primitive. Jamais il ne s’élevait autant vers la poésie qu’au moment où il abordait, dans une conversation du soir, l’examen des miracles opérés par la puissance de la Volonté pendant cette grande époque de foi. Il trouvait les plus fortes preuves de sa Théorie dans presque tous les martyres subis pendant le premier siècle de l’Église, qu’il appelait _la grande ère de la pensée_.--«Les phénomènes arrivés dans la plupart des supplices si héroïquement soufferts par les chrétiens pour l’établissement de leurs croyances ne prouvent-ils pas, disait-il, que les forces matérielles ne prévaudront jamais contre la force des idées ou contre la Volonté de l’homme? Chacun peut conclure de cet effet produit par la volonté de tous, en faveur de la sienne.» Je ne crois pas devoir parler de ses idées sur la poésie et sur l’histoire, ni de ses jugements sur les chefs-d’œuvre de notre langue. Il n’y aurait rien de bien curieux à consigner ici des opinions devenues presque vulgaires aujourd’hui, mais qui, dans la bouche d’un enfant, pouvaient alors paraître extraordinaires. Louis était à la hauteur de tout. Pour exprimer en deux mots son talent, il eût écrit Zadig aussi spirituellement que l’écrivit Voltaire; il aurait aussi fortement que Montesquieu pensé le dialogue de Sylla et d’Eucrate. La grande rectitude de ses idées lui faisait désirer avant tout, dans une œuvre, un caractère d’utilité; de même que son esprit fin y exigeait la nouveauté de la pensée autant que celle de la forme. Tout ce qui ne remplissait pas ces conditions lui causait un profond dégoût. L’une de ses appréciations littéraires les plus remarquables, et qui fera comprendre le sens de toutes les autres aussi bien que la lucidité de ses jugements, est celle-ci, qui m’est restée dans la mémoire: «L’Apocalypse est une extase écrite.» Il considérait la Bible comme une portion de l’histoire traditionnelle des peuples anté-diluviens, qui s’était partagée l’humanité nouvelle. Pour lui, la mythologie des Grecs tenait à la fois de la Bible hébraïque et des Livres sacrés de l’Inde, que cette nation amoureuse de grâce avait traduits à sa manière. --Il est impossible, disait-il, de révoquer en doute la priorité des Écritures asiatiques sur nos Écritures saintes. Pour qui sait reconnaître avec bonne foi ce point historique, le monde s’élargit étrangement. N’est-ce pas sur le plateau de l’Asie que se sont réfugiés les quelques hommes qui ont pu survivre à la catastrophe subie par notre globe, si toutefois les hommes existaient avant ce renversement ou ce choc: question grave dont la solution est écrite au fond des mers. L’anthropogonie de la Bible n’est donc que la généalogie d’un essaim sorti de la ruche humaine qui se suspendit aux flancs montagneux du Thibet, entre les sommets de l’Himalaya et ceux du Caucase. Le caractère des idées premières de la horde que son législateur nomma le peuple de Dieu, sans doute pour lui donner de l’unité, peut-être aussi pour lui faire conserver ses propres lois et son système de gouvernement, car les livres de Moïse sont un code religieux, politique et civil; ce caractère est marqué au coin de la terreur: la convulsion du globe est interprétée comme une vengeance d’en haut par des pensées gigantesques. Enfin, ne goûtant aucune des douceurs que trouve un peuple assis dans une terre patriarcale, les malheurs de cette peuplade en voyage ne lui ont dicté que des poésies sombres, majestueuses et sanglantes. Au contraire, le spectacle des promptes réparations de la terre, les effets prodigieux du soleil dont les premiers témoins furent les Hindous, leur ont inspiré les riantes conceptions de l’amour heureux, le culte du feu, les personnifications infinies de la reproduction. Ces magnifiques images manquent à l’œuvre des Hébreux. Un constant besoin de conservation, à travers les dangers et les pays parcourus jusqu’au lieu du repos, engendra le sentiment exclusif de ce peuple, et sa haine contre les autres nations. Ces trois Écritures sont les archives du monde englouti. Là est le secret des grandeurs inouïes de ces langages et de leurs mythes. Une grande histoire humaine gît sous ces noms d’hommes et de lieux, sous ces fictions qui nous attachent irrésistiblement, sans que nous sachions pourquoi. Peut-être y respirons-nous l’air natal de notre nouvelle humanité. Pour lui cette triple littérature impliquait donc toutes les pensées de l’homme. Il ne se faisait pas un livre, selon lui, dont le sujet ne s’y pût trouver en germe. Cette opinion montre combien ses premières études sur la Bible furent savamment creusées, et jusqu’où elles le menèrent. Planant toujours au-dessus de la société, qu’il ne connaissait que par les livres, il la jugeait froidement.--«Les lois, disait-il, n’y arrêtent jamais les entreprises des grands ou des riches, et frappent les petits, qui ont au contraire besoin de protection.» Sa bonté ne lui permettait donc pas de sympathiser avec les idées politiques; mais son système conduisait à l’obéissance passive dont l’exemple fut donné par Jésus-Christ. Pendant les derniers moments de mon séjour à Vendôme, Louis ne sentait plus l’aiguillon de la gloire, il avait, en quelque sorte, abstractivement joui de la renommée; et après l’avoir ouverte, comme les anciens sacrificateurs qui cherchaient l’avenir au cœur des hommes, il n’avait rien trouvé dans les entrailles de cette Chimère. Méprisant donc un sentiment tout personnel:--La gloire, me disait-il, est l’égoïsme divinisé. Ici peut-être, avant de quitter cette enfance exceptionnelle, dois-je la juger par un rapide coup d’œil. Quelque temps avant notre séparation, Lambert me disait:--«A part les lois générales dont la formule sera peut-être ma gloire, et qui doivent être celles de notre organisme, la vie de l’homme est un mouvement qui se résout plus particulièrement, en chaque être, au gré de je ne sais quelle influence, par le Cerveau, par le Cœur, ou par le Nerf. Des trois constitutions représentées par ces mots vulgaires, dérivent les modes infinis de l’Humanité, qui tous résultent des proportions dans lesquelles ces trois principes générateurs se trouvent plus ou moins bien combinés avec les substances qu’ils s’assimilent dans les milieux où ils vivent.» Il s’arrêta, se frappa le front, et me dit:--Singulier fait! chez tous les grands hommes dont les portraits ont frappé mon attention, le col est court. Peut-être la Nature veut-elle que chez eux le cœur soit plus près du cerveau. Puis il reprit: De là procède un certain ensemble d’actes qui compose l’existence sociale. A l’homme de Nerf, l’Action ou la force; à l’homme de Cerveau, le Génie; à l’homme de Cœur, la foi. Mais, ajouta-t-il tristement, à la Foi, les Nuées du Sanctuaire; à l’Ange seul, la Clarté. Donc, suivant ses propres définitions, Lambert fut tout cœur et tout cerveau. Pour moi, la vie de son intelligence s’est scindée en trois phases. Soumis, dès l’enfance, à une précoce activité, due sans doute à quelque maladie ou à quelque perfection de ses organes; dès l’enfance, ses forces se résumèrent par le jeu de ses sens intérieurs et par une surabondante production de fluide nerveux. Homme d’idées, il lui fallut étancher la soif de son cerveau qui voulait s’assimiler toutes les idées. De là, ses lectures; et, de ses lectures, ses réflexions qui lui donnèrent le pouvoir de réduire les choses à leur plus simple expression, de les absorber en lui-même pour les y étudier dans leur essence. Les bénéfices de cette magnifique période, accomplie chez les autres hommes après de longues études seulement, échurent donc à Lambert pendant son enfance corporelle; enfance heureuse, enfance colorée par les studieuses félicités du poète. Le terme où arrivent la plupart des cerveaux fut le point d’où le sien devait partir un jour à la recherche de quelques nouveaux mondes d’intelligence. Là, sans le savoir encore, il s’était créé la vie la plus exigeante et, de toutes, la plus avidement insatiable. Pour exister, ne lui fallait-il pas jeter sans cesse une pâture à l’abîme qu’il avait ouvert en lui? Semblable à certains êtres des régions mondaines, ne pouvait-il périr faute d’aliments pour d’excessifs appétits trompés? N’était-ce pas la débauche importée dans l’âme, et qui devait la faire arriver, comme les corps saturés d’alcool, à quelque combustion instantanée? Cette première phase cérébrale me fut inconnue; aujourd’hui seulement, je puis m’en expliquer ainsi les prodigieuses fructifications et les effets. Lambert avait alors treize ans. Je fus assez heureux pour assister aux premiers jours du second âge. Lambert, et cela le sauva peut-être, y tomba dans toutes les misères de la vie collégiale, et y dépensa la surabondance de ses pensées. Après avoir passé des choses à leur expression pure, des mots à leur substance idéale, de cette substance à des principes; après avoir tout abstrait, il aspirait, pour vivre, à d’autres créations intellectuelles. Dompté par les malheurs du collége et par les crises de sa vie physique, il demeura méditatif, devina les sentiments, entrevit de nouvelles sciences, véritables niasses d’idées! Arrêté dans sa course, et trop faible encore pour contempler les sphères supérieures, il se contempla intérieurement. Il m’offrit alors le combat de la pensée réagissant sur elle-même et cherchant à surprendre les secrets de sa nature, comme un médecin qui étudierait les progrès de sa propre maladie. Dans cet état de force et de faiblesse, de grâce enfantine et de puissance surhumaine, Louis Lambert est l’être qui m’a donné l’idée la plus poétique et la plus vraie de la créature que nous appelons _un ange_, en exceptant toutefois une femme de qui je voudrais dérober au monde le nom, les traits, la personne et la vie, afin d’avoir été seul dans le secret de son existence et pouvoir l’ensevelir au fond de mon cœur. La troisième phase dut m’échapper. Elle commençait lorsque je fus séparé de Louis, qui ne sortit du collége qu’à l’âge de dix-huit ans, vers le milieu de l’année 1815. Louis avait alors perdu son père et sa mère depuis environ six mois. Ne rencontrant personne dans sa famille avec qui son âme, tout expansive mais toujours comprimée depuis notre séparation, pût sympathiser, il se réfugia chez son oncle, nommé son tuteur, et qui, chassé de sa cure en sa qualité de prêtre assermenté, était venu demeurer à Blois. Louis y séjourna pendant quelque temps. Dévoré bientôt par le désir d’achever des études qu’il dut trouver incomplètes, il vint à Paris pour revoir madame de Staël, et pour puiser la science à ses plus hautes sources. Le vieux prêtre, ayant un grand faible pour son neveu, laissa Louis libre de manger son héritage pendant un séjour de trois années à Paris, quoiqu’il y vécût dans la plus profonde misère. Cet héritage consistait en quelques milliers de francs. Lambert revint à Blois vers le commencement de l’année 1820, chassé de Paris par les souffrances qu’y trouvent les gens sans fortune. Pendant son séjour, il dut y être souvent en proie à des orages secrets, à ces horribles tempêtes de pensées par lesquelles les artistes sont agités, s’il en faut juger par le seul fait que son oncle se soit rappelé, par la seule lettre que le bonhomme ait conservée de toutes celles que lui écrivit à cette époque Louis Lambert, lettre gardée peut-être parce qu’elle était la dernière et la plus longue de toutes. Voici d’abord le fait. Louis se trouvait un jour au Théâtre-Français placé sur une banquette des secondes galeries, près d’un de ces piliers entre lesquels étaient alors les troisièmes loges. En se levant pendant le premier entr’acte, il vit une jeune femme qui venait d’arriver dans la loge voisine. La vue de cette femme, jeune et belle, bien mise, décolletée peut-être, et accompagnée d’un amant pour lequel sa figure s’animait de toutes les grâces de l’amour, produisit sur l’âme et sur les sens de Lambert un effet si cruel qu’il fut obligé de sortir de la salle. S’il n’eût profité des dernières lueurs de sa raison, qui, dans le premier moment de cette brûlante passion, ne s’éteignit pas complétement, peut-être aurait-il succombé au désir presque invincible qu’il ressentit alors de tuer le jeune homme auquel s’adressaient les regards de cette femme. N’était-ce pas dans notre monde de Paris un éclair de l’amour du Sauvage qui se jette sur la femme comme sur sa proie, un effet d’instinct bestial joint à la rapidité des jets presque lumineux d’une âme comprimée sous la masse de ses pensées? Enfin n’était-ce pas le coup de canif imaginaire ressenti par l’enfant, devenu chez l’homme le coup de foudre de son besoin le plus impérieux, l’amour. Maintenant voici la lettre dans laquelle se peint l’état de son âme frappée par le spectacle de la civilisation parisienne. Son cœur, sans doute constamment froissé dans ce gouffre d’égoïsme, dut toujours y souffrir; il n’y rencontra peut-être ni amis pour le consoler, ni ennemis pour donner du ton à sa vie. Contraint de vivre sans cesse en lui-même et ne partageant avec personne ses exquises jouissances, peut-être voulait-il résoudre l’œuvre de sa destinée par l’extase, et rester sous une forme presque végétale, comme un anachorète des premiers temps de l’Église, en abdiquant ainsi l’empire du monde intellectuel. La lettre semble indiquer ce projet, auquel les âmes grandes se sont prises à toutes les époques de rénovation sociale. Mais cette résolution n’est-elle pas alors pour certaines d’entre elles l’effet d’une vocation? ne cherchent-elles pas à concentrer leurs forces dans un long silence, afin d’en sortir propres à gouverner le monde, par la Parole ou par l’Action? Certes, Louis avait dû recueillir bien de l’amertume parmi les hommes, ou presser la société par quelque terrible ironie sans pouvoir en rien tirer, pour jeter une si vigoureuse clameur, pour arriver, lui pauvre! au désir que la lassitude de la puissance et de toute chose a fait accomplir à certains souverains. Peut-être aussi venait-il achever dans la solitude quelque grande œuvre qui flottait indécise dans son cerveau? Qui ne le croirait volontiers en lisant ce fragment de ses pensées où se trahissent les combats de son âme au moment où cessait pour lui la jeunesse, où commençait à éclore la terrible faculté de produire à laquelle auraient été dues les œuvres de l’homme? Cette lettre est en rapport avec l’aventure arrivée au théâtre. Le Fait et l’Écrit s’illuminent réciproquement, l’âme et le corps s’étaient mis au même ton. Cette tempête de doutes et d’affirmations, de nuages et d’éclairs qui souvent laisse échapper la foudre, et qui finit par une aspiration affamée vers la lumière céleste, jette assez de clarté sur la troisième époque de son éducation morale pour la faire comprendre en entier. En lisant ces pages écrites au hasard, prises et reprises suivant les caprices de la vie parisienne, ne semble-t-il pas voir un chêne pendant le temps où son accroissement intérieur fait crever sa jolie peau verte, le couvre de rugosités, de fissures, et où se prépare sa forme majestueuse, si toutefois le tonnerre du ciel ou la hache de l’homme le respectent! A cette lettre finira donc, pour le penseur comme pour le poète, cette enfance grandiose et cette jeunesse incomprise. Là se termine le contour de ce germe moral: les philosophes en regretteront les frondaisons atteintes par la gelée dans leurs bourgeons; mais sans doute ils en verront les fleurs écloses dans des régions plus élevées que ne le sont les plus hauts lieux de la terre. * * * * * Paris, septembre-novembre 1819. «Cher oncle, je vais bientôt quitter ce pays, où je ne saurais vivre. Je n’y vois aucun homme aimer ce que j’aime, s’occuper de ce qui m’occupe, s’étonner de ce qui m’étonne. Forcé de me replier sur moi-même, je me creuse et souffre. La longue et patiente étude que je viens de faire de cette Société donne des conclusions tristes où le doute domine. Ici le point de départ en tout est l’argent. Il faut de l’argent, même pour se passer d’argent. Mais quoique ce métal soit nécessaire à qui veut penser tranquillement, je ne me sens pas le courage de le rendre l’unique mobile de mes pensées. Pour amasser une fortune, il faut choisir un état; en un mot, acheter par quelque privilége de position ou d’achalandage, par un privilége légal ou fort habilement créé, le droit de prendre chaque jour, dans la bourse d’autrui, une somme assez mince qui, chaque année, produit un petit capital; lequel par vingt années donne à peine quatre ou cinq mille francs de rente quand un homme se conduit honnêtement. En quinze ou seize ans et après son apprentissage, l’avoué, le notaire, le marchand, tous les travailleurs patentés ont gagné du pain pour leurs vieux jours. Je ne me suis senti propre à rien en ce genre. Je préfère la pensée à l’action, une idée à une affaire, la contemplation au mouvement. Je manque essentiellement de la constante attention nécessaire à qui veut faire fortune. Toute entreprise mercantile, toute obligation de demander de l’argent à autrui, me conduirait à mal, et je serais bientôt ruiné. Si je n’ai rien, au moins ne dois-je rien en ce moment. Il faut matériellement peu à celui qui vit pour accomplir de grandes choses dans l’ordre moral; mais quoique vingt sous par jour puissent me suffire, je ne possède pas la rente de cette oisiveté travailleuse. Si je veux méditer, le besoin me chasse hors du sanctuaire où se meut ma pensée. Que vais-je devenir? La misère ne m’effraie pas. Si l’on n’emprisonnait, si l’on ne flétrissait, si l’on ne méprisait point les mendiants, je mendierais pour pouvoir résoudre à mon aise les problèmes qui m’occupent. Mais cette sublime résignation par laquelle je pourrais émanciper ma pensée en la libérant de mon corps ne servirait à rien: il faut encore de l’argent pour se livrer à certaines expériences. Sans cela, j’eusse accepté l’indigence apparente d’un penseur qui possède la terre et le ciel. Pour être grand dans la misère, il suffit de ne jamais s’avilir. L’homme qui combat et souffre en marchant vers un noble but, présente certes un beau spectacle; mais ici qui se sent la force de lutter? On escalade des rochers, on ne peut pas toujours piétiner dans la boue. Ici tout décourage le vol en droite ligne d’un esprit qui tend à l’avenir. Je ne me craindrais pas dans une grotte au désert, et je me crains ici. Au désert, je serais avec moi-même sans distraction; ici, l’homme éprouve une foule de besoins qui le rapetissent. Quand vous êtes sorti rêveur, préoccupé, la voix du pauvre vous rappelle au milieu de ce monde de faim et de soif, en vous demandant l’aumône. Il faut de l’argent pour se promener. Les organes, incessamment fatigués par des riens, ne se reposent jamais. La nerveuse disposition du poète est ici sans cesse ébranlée, et ce qui doit faire sa gloire devient son tourment: son imagination y est sa plus cruelle ennemie. Ici l’ouvrier blessé, l’indigente en couches, la fille publique devenue malade, l’enfant abandonné, le vieillard infirme, les vices, le crime lui-même trouvent un asile et des soins; tandis que le monde est impitoyable pour l’inventeur, pour tout homme qui médite. Ici, tout doit avoir un résultat immédiat, réel; l’on s’y moque des essais d’abord infructueux qui peuvent mener aux plus grandes découvertes, et l’on n’y estime pas cette étude constante et profonde qui veut une longue concentration des forces. L’État pourrait solder le Talent, comme il solde la Baïonnette; mais il tremble d’être trompé par l’homme d’intelligence, comme si l’on pouvait long-temps contrefaire le génie. Ah! mon oncle, quand on a détruit les solitudes conventuelles, assises au pied des monts, sous des ombrages verts et silencieux, ne devait-on pas construire des hospices pour les âmes souffrantes qui par une seule pensée engendrent le mieux des nations, ou préparent les progrès d’une science?» 20 septembre. «L’étude m’a conduit ici, vous le savez; j’y ai trouvé des hommes vraiment instruits, étonnants pour la plupart; mais l’absence d’unité dans les travaux scientifiques annule presque tous les efforts. Ni l’enseignement, ni la science n’ont de chef. Vous entendez au Muséum un professeur prouvant que celui de la rue Saint-Jacques vous a dit d’absurdes niaiseries. L’homme de l’École de Médecine soufflette celui du Collége de France. A mon arrivée, je suis allé entendre un vieil académicien qui disait à cinq cents jeunes gens que Corneille est un génie vigoureux et fier, Racine élégiaque et tendre, Molière inimitable, Voltaire éminemment spirituel, Bossuet et Pascal désespérément forts. Un professeur de philosophie devient illustre, en expliquant comment Platon est Platon. Un autre fait l’histoire des mots sans penser aux idées. Celui-ci vous explique Eschyle, celui-là prouve assez victorieusement que les Communes étaient les Communes et pas autre chose. Ces aperçus nouveaux et lumineux, paraphrasés pendant quelques heures, constituent le haut enseignement qui doit faire faire des pas de géant aux connaissances humaines. Si le gouvernement avait une pensée, je le soupçonnerais d’avoir peur des supériorités réelles qui, réveillées, mettraient la société sous le joug d’un pouvoir intelligent. Les nations iraient trop loin trop tôt, les professeurs sont alors chargés de faire des sots. Comment expliquer autrement un professorat sans méthode, sans une idée d’avenir? L’Institut pouvait être le grand gouvernement du monde moral et intellectuel; mais il a été récemment brisé par sa constitution en académies séparées. La science humaine marche donc sans guide, sans système et flotte au hasard, sans s’être tracé de route. Ce laissez-aller, cette incertitude existe en politique comme en science. Dans l’ordre naturel, les moyens sont simples, la fin est grande et merveilleuse; ici, dans la science comme dans le gouvernement, les moyens sont immenses, la fin est petite. Cette force qui, dans la Nature, marche d’un pas égal et dont la somme s’ajoute perpétuellement à elle-même, cet A + A qui produit tout, est destructif dans la Société. La politique actuelle oppose les unes aux autres les forces humaines pour les neutraliser, au lieu de les combiner pour les faire agir dans un but quelconque. En s’en tenant à l’Europe, depuis César jusqu’à Constantin, du petit Constantin au grand Attila, des Huns à Charlemagne, de Charlemagne à Léon X, de Léon X à Philippe II, de Philippe II à Louis XIV, de Venise à l’Angleterre, de l’Angleterre à Napoléon, de Napoléon à l’Angleterre, je ne vois aucune fixité dans la politique, et son agitation constante n’a procuré nul progrès. Les nations témoignent de leur grandeur par des monuments, ou de leur bonheur par le bien-être individuel. Les monuments modernes valent-ils les anciens? j’en doute. Les arts qui participent plus immédiatement de l’homme individuel, les productions de son génie ou de sa main ont peu gagné. Les jouissances de Lucullus valaient bien celles de Samuel Bernard, de Beaujon ou du roi de Bavière. Enfin, la longévité humaine a perdu. Pour qui veut être de bonne foi, rien n’a donc changé, l’homme est le même: la force est toujours son unique loi, le succès sa seule sagesse. Jésus-Christ, Mahomet, Luther n’ont fait que colorer différemment le cercle dans lequel les jeunes nations ont fait leurs évolutions. Nulle politique n’a empêché la Civilisation, ses richesses, ses mœurs, son contrat entre les forts contre les faibles, ses idées et ses voluptés d’aller de Memphis à Tyr, de Tyr à Balbeck, de Tedmor à Carthage, de Carthage à Rome, de Rome à Constantinople, de Constantinople à Venise, de Venise en Espagne, d’Espagne en Angleterre, sans que nul vestige n’existe de Memphis, de Tyr, de Carthage, de Rome, de Venise ni de Madrid. L’esprit de ces grands corps s’est envolé. Nul ne s’est préservé de la ruine, et n’a deviné cet axiome: _Quand l’effet produit n’est plus en rapport avec sa cause, il y a désorganisation_. Le génie le plus subtil ne peut découvrir aucune liaison entre ces grands faits sociaux. Aucune théorie politique n’a vécu. Les gouvernements passent comme les hommes, sans se transmettre aucun enseignement, et nul système n’engendre un système plus parfait. Que conclure de la politique, quand le gouvernement appuyé sur Dieu a péri dans l’Inde et en Égypte; quand le gouvernement du sabre et de la tiare a passé; quand le gouvernement d’un seul est mort; quand le gouvernement de tous n’a jamais pu vivre; quand aucune conception de la force intelligentielle, appliquée aux intérêts matériels, n’a pu durer, et que tout est à refaire aujourd’hui comme à toutes les époques où l’homme s’est écrié: Je souffre! Le code que l’on regarde comme la plus belle œuvre de Napoléon, est l’œuvre la plus draconnienne que je sache. La divisibilité territoriale poussée à l’infini, dont le principe y est consacré par le partage égal des biens, doit engendrer l’abâtardissement de la nation, la mort des arts et celle des sciences. Le sol trop divisé se cultive en céréales, en petits végétaux; les forêts et partant les cours d’eau disparaissent; il ne s’élève plus ni bœufs, ni chevaux. Les moyens manquent pour l’attaque comme pour la résistance. Vienne une invasion, le peuple est écrasé, il a perdu ses grands ressorts, il a perdu ses chefs. Et voilà l’histoire des déserts! La politique est donc une science sans principes arrêtés, sans fixité possible; elle est le génie du moment, l’application constante de la force, suivant la nécessité du jour. L’homme qui verrait à deux siècles de distance mourrait sur la place publique chargé des imprécations du peuple; ou serait, ce qui me semble pis, flagellé par les mille fouets du ridicule. Les nations sont des individus qui ne sont ni plus sages ni plus forts que ne l’est l’homme, et leurs destinées sont les mêmes. Réfléchir sur celui-ci, n’est-ce pas s’occuper de celles-là. Au spectacle de cette société sans cesse tourmentée dans ses bases comme dans ses effets, dans ses causes comme dans son action, chez laquelle la philanthropie est une magnifique erreur, et le progrès un non-sens, j’ai gagné la confirmation de cette vérité, que la vie est en nous et non au dehors; que s’élever au-dessus des hommes pour leur commander est le rôle agrandi d’un régent de classe; et que les hommes assez forts pour monter jusqu’à la ligne où ils peuvent jouir du coup d’œil des mondes, ne doivent pas regarder à leurs pieds.» 5 novembre. «Je suis assurément occupé de pensées graves, je marche à certaines découvertes, une force invincible m’entraîne vers une lumière qui a brillé de bonne heure dans les ténèbres de ma vie morale; mais quel nom donner à la puissance qui me lie les mains, me ferme la bouche, et m’entraîne en sens contraire à ma vocation? Il faut quitter Paris, dire adieu aux livres des bibliothèques, à ces beaux foyers de lumière, à ces savants si complaisants, si accessibles, à ces jeunes génies avec lesquels je sympathisais. Qui me repousse? est-ce le Hasard, est-ce la Providence? Les deux idées que représentent ces mots sont inconciliables. Si le Hasard n’est pas, il faut admettre le Fatalisme, ou la coordination forcée des choses soumises à un plan général. Pourquoi donc résisterions-nous? Si l’homme n’est plus libre, que devient l’échafaudage de sa morale? Et s’il peut faire sa destinée, s’il peut par son libre arbitre arrêter l’accomplissement du plan général, que devient Dieu? Pourquoi suis-je venu? Si je m’examine, je le sais: je trouve en moi des textes à développer; mais alors pourquoi possédé-je d’énormes facultés sans pouvoir en user? Si mon supplice servait à quelque exemple, je le concevrais; mais non, je souffre obscurément. Ce résultat est aussi providentiel que peut l’être le sort de la fleur inconnue qui meurt au fond d’une forêt vierge sans que personne en sente les parfums ou en admire l’éclat. De même qu’elle exhale vainement ses odeurs dans la solitude, j’enfante ici dans un grenier des idées sans qu’elles soient saisies. Hier, j’ai mangé du pain et des raisins le soir, devant ma fenêtre, avec un jeune médecin nommé Meyraux. Nous avons causé comme des gens que le malheur a rendus frères, et je lui ai dit:--Je m’en vais, vous restez, prenez mes conceptions et développez-les!--Je ne le puis, me répondit-il avec une amère tristesse, ma santé trop faible ne résistera pas à mes travaux, et je dois mourir jeune en combattant la misère. Nous avons regardé le ciel, en nous pressant les mains. Nous nous sommes rencontrés au Cours d’anatomie comparée et dans les galeries du Muséum, amenés tous deux par une même étude, l’unité de la composition zoologique. Chez lui, c’était le pressentiment du génie envoyé pour ouvrir une nouvelle route dans les friches de l’intelligence; chez moi, c’était déduction d’un système général. Ma pensée est de déterminer les rapports réels qui peuvent exister entre l’homme et Dieu. N’est-ce pas une nécessité de l’époque? Sans de hautes certitudes, il est impossible de mettre un mors à ces sociétés que l’esprit d’examen et de discussion a déchaînées et qui crient aujourd’hui:--Menez-nous dans une voie où nous marcherons sans rencontrer des abîmes? Vous me demanderez ce que l’anatomie comparée a de commun avec une question si grave pour l’avenir des sociétés. Ne faut-il pas se convaincre que l’homme est le but de tous les moyens terrestres pour se demander s’il ne sera le moyen d’aucune fin? Si l’homme est lié à tout, n’y a-t-il rien au-dessus de lui, à quoi il se lie à son tour? S’il est le terme des transmutations inexpliquées qui montent jusqu’à lui, ne doit-il pas être le lien entre la nature visible et une nature invisible? L’action du monde n’est pas absurde, elle aboutit à une fin, et cette fin ne doit pas être une société constituée comme l’est la nôtre. Il se rencontre une terrible lacune entre nous et le ciel. En l’état actuel, nous ne pouvons ni toujours jouir, ni toujours souffrir; ne faut-il pas un énorme changement pour arriver au paradis et à l’enfer, deux conceptions sans lesquelles Dieu n’existe pas aux yeux de la masse? Je sais qu’on s’est tiré d’affaire en inventant l’âme; mais j’ai quelque répugnance à rendre Dieu solidaire des lâchetés humaines, de nos désenchantements, de nos dégoûts, de notre décadence. Puis comment admettre en nous un principe divin contre lequel quelques verres de rhum puissent prévaloir? Comment imaginer des facultés immatérielles que la matière réduise, dont l’exercice soit enchaîné par un grain d’opium? Comment imaginer que nous sentirons encore quand nous serons dépouillés des conditions de notre sensibilité? Pourquoi Dieu périrait-il, parce que la substance serait pensante? L’animation de la substance et ses innombrables variétés, effets de ses instincts, sont-ils moins inexplicables que les effets de la pensée? Le mouvement imprimé aux mondes n’est-il pas suffisant pour prouver Dieu, sans aller se jeter dans les absurdités engendrées par notre orgueil? Que d’une façon d’être périssable, nous allions après nos épreuves à une existence meilleure, n’est-ce pas assez pour une créature qui ne se distingue des autres que par un Instinct plus complet? S’il n’existe pas en morale un principe qui ne mène à l’absurde, ou ne soit contredit par l’évidence, n’est-il pas temps de se mettre en quête des dogmes écrits au fond de la nature des choses? Ne faudrait-il pas retourner la science philosophique? Nous nous occupons très-peu du prétendu néant qui nous a précédés, et nous fouillons le prétendu néant qui nous attend. Nous faisons Dieu responsable de l’avenir, et nous ne lui demandons aucun compte du passé. Cependant il est aussi nécessaire de savoir si nous n’avons aucune racine dans l’antérieur, que de savoir si nous sommes soudés au futur. Nous n’avons été déistes ou athées que d’un côté. Le monde est-il éternel? le monde est-il créé? Nous ne concevons aucun moyen terme entre ces deux propositions: l’une est fausse, l’autre est vraie, choisissez! Quel que soit votre choix, Dieu, tel que notre raison se le figure, doit s’amoindrir, ce qui équivaut à sa négation. Faites le monde éternel: la question n’est pas douteuse, Dieu l’a subi. Supposez le monde créé, Dieu n’est plus possible. Comment serait-il resté toute une éternité sans savoir qu’il aurait la pensée de créer le monde? Comment n’en aurait-il point su par avance les résultats? D’où en a-t-il tiré l’essence? de lui nécessairement. Si le monde sort de Dieu, comment admettre le mal? Si le mal est sorti du bien, vous tombez dans l’absurde. S’il n’y a pas de mal, que deviennent les sociétés avec leurs lois? Partout des précipices! partout un abîme pour la raison! Il est donc une science sociale à refaire en entier. Écoutez, mon oncle: tant qu’un beau génie n’aura pas rendu compte de l’inégalité patente des intelligences, le sens général de l’humanité, le mot Dieu sera sans cesse mis en accusation, et la société reposera sur des sables mouvants. Le secret des différentes zones morales dans lesquelles transite l’homme se trouvera dans l’analyse de l’Animalité tout entière. L’Animalité n’a, jusqu’à présent, été considérée que par rapport à ses différences, et non dans ses similitudes; dans ses apparences organiques, et non dans ses facultés. Les facultés animales se perfectionnent de proche en proche, suivant des lois à rechercher. Ces facultés correspondent à des forces qui les expriment, et ces forces sont essentiellement matérielles, divisibles. Des facultés matérielles! songez à ces deux mots. N’est-ce pas une question aussi insoluble que l’est celle de la communication du mouvement à la matière, abîme encore inexploré, dont les difficultés ont été plutôt déplacées que résolues par le système de Newton. Enfin la combinaison constante de la lumière avec tout ce qui vit sur la terre, veut un nouvel examen du globe. Le même animal ne se ressemble plus sous la Torride, dans l’Inde ou dans le Nord. Entre la verticalité et l’obliquité des rayons solaires, il se développe une nature dissemblable et pareille qui, la même dans son principe, ne se ressemble ni en deçà ni au delà dans ses résultats. Le phénomène qui crève nos yeux dans le monde zoologique en comparant les papillons du Bengale aux papillons d’Europe est bien plus grand encore dans le monde moral. Il faut un angle facial déterminé, une certaine quantité de plis cérébraux pour obtenir Colomb, Raphaël, Napoléon, Laplace ou Beethoven; la vallée sans soleil donne le crétin; tirez vos conclusions? Pourquoi ces différences dues à la distillation plus ou moins heureuse de la lumière en l’homme? Ces grandes masses humaines souffrantes, plus ou moins actives, plus ou moins nourries, plus ou moins éclairées, constituent des difficultés à résoudre, et qui crient contre Dieu. Pourquoi dans l’extrême joie voulons-nous toujours quitter la terre, pourquoi l’envie de s’élever qui a saisi, qui saisira toute créature? Le mouvement est une grande âme dont l’alliance avec la matière est tout aussi difficile à expliquer que l’est la production de la pensée en l’homme. Aujourd’hui la science est une, il est impossible de toucher à la politique sans s’occuper de morale, et la morale tient à toutes les questions scientifiques. Il me semble que nous sommes à la veille d’une grande bataille humaine; les forces sont là; seulement je ne vois pas de général.» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25 novembre. «Croyez-moi, mon oncle, il est difficile de renoncer sans douleur à la vie qui nous est propre, je retourne à Blois avec un affreux saisissement de cœur. J’y mourrai en emportant des vérités utiles. Aucun intérêt personnel ne dégrade mes regrets. La gloire est-elle quelque chose à qui croit pouvoir aller dans une sphère supérieure? Je ne suis pris d’aucun amour pour les deux syllabes _Lam_ et _bert_: prononcées avec vénération ou avec insouciance sur ma tombe, elles ne changeront rien à ma destinée ultérieure. Je me sens fort, énergique, et pourrais devenir une puissance; je sens en moi une vie si lumineuse qu’elle pourrait animer un monde, et je suis enfermé dans une sorte de minéral, comme y sont peut-être effectivement les couleurs que vous admirez au col des oiseaux de la presqu’île indienne. Il faudrait embrasser tout ce monde, l’étreindre pour le refaire; mais ceux qui l’ont ainsi étreint et refondu n’ont-ils pas commencé par être un rouage de la machine? moi, je serais broyé. A Mahomet le sabre, à Jésus la croix, à moi la mort obscure; demain à Blois, et quelques jours après dans un cercueil. Savez-vous pourquoi? Je suis revenu à Swedenborg, après avoir fait d’immenses études sur les religions et m’être démontré, par la lecture de tous les ouvrages que la patiente Allemagne, l’Angleterre et la France ont publiés depuis soixante ans, la profonde vérité des aperçus de ma jeunesse sur la Bible. Évidemment, Swedenborg résume toutes les religions, ou plutôt la seule religion de l’Humanité. Si les cultes ont eu des formes infinies, ni leur sens ni leur construction métaphysique n’ont jamais varié. Enfin l’homme n’a jamais eu qu’une religion. Le Sivaïsme, le Vichnouvisme et le Brahmaïsme, les trois premiers cultes humains, nés au Thibet, dans la vallée de l’Indus et sur les vastes plaines du Gange, ont fini, quelques mille ans avant Jésus-Christ, leurs guerres, par l’adoption de la Trimourti hindoue. De ce dogme sortent, en Perse, le Magisme; en Égypte, les religions africaines et le Mosaïsme; puis le Cabirisme et le Polythéisme gréco-romain. Pendant que ces irradiations de la Trimourti adaptent les mythes de l’Asie aux imaginations de chaque pays où elles arrivent conduites par des sages que les hommes transforment en demi-dieux, Mithra, Bacchus, Hermès, Hercule, etc., Bouddha, le célèbre réformateur des trois religions primitives s’élève dans l’Inde et y fonde son Église, qui compte encore aujourd’hui deux cent millions de fidèles de plus que le Christianisme, et où sont venues se tremper les vastes volontés de Christ et de Confucius. Le Christianisme lève sa bannière. Plus tard, Mahomet fond le Mosaïsme et le Christianisme, la Bible et l’Évangile en un livre, le Coran, où il les approprie au génie des Arabes. Enfin Swedenborg reprend au Magisme, au Brahmaïsme, au Bouddhisme et au Mysticisme chrétien ce que ces quatre grandes religions ont de commun, de réel, de divin, et rend à leur doctrine une raison pour ainsi dire mathématique. Pour qui se jette dans ces fleuves religieux dont tous les fondateurs ne sont pas connus, Zoroastre, Moïse, Bouddha, Confucius, Jésus-Christ, Swedenborg ont les mêmes principes, et se proposent la même fin. Mais, le dernier de tous, Swedenborg sera peut-être le Bouddha du Nord. Quelque obscurs et diffus que soient ses livres, il s’y trouve les éléments d’une conception sociale grandiose. Sa théocratie est sublime, et sa religion est la seule que puisse admettre un esprit supérieur. Lui seul fait toucher à Dieu, il en donne soif, il a dégagé la majesté de Dieu des langes dans lesquels l’ont entortillée les autres cultes humains; il l’a laissé là où il est, en faisant graviter autour de lui ses créations innombrables et ses créatures par des transformations successives qui sont un avenir plus immédiat, plus naturel que ne l’est l’éternité catholique. Il a lavé Dieu du reproche que lui font les âmes tendres sur la pérennité des vengeances par lesquelles il punit les fautes d’un instant, système sans justice ni bonté. Chaque homme peut savoir s’il lui est réservé d’entrer dans une autre vie, et si ce monde a un sens. Cette expérience, je vais la tenter. Cette tentative peut sauver le monde, aussi bien que la croix de Jérusalem et le sabre de la Mecque. L’une et l’autre sont fils du désert. Des trente-trois années de Jésus, il n’en est que neuf de connues; sa vie silencieuse a préparé sa vie glorieuse. A moi aussi, il me faut le désert!» * * * * * Malgré les difficultés de l’entreprise, j’ai cru devoir essayer de peindre la jeunesse de Lambert, cette vie cachée à laquelle je suis redevable des seules bonnes heures et des seuls souvenirs agréables de mon enfance. Hormis ces deux années, je n’ai eu que troubles et ennuis. Si plus tard le bonheur est venu, mon bonheur fut toujours incomplet. J’ai été très-diffus, sans doute; mais faute de pénétrer dans l’étendue du cœur et du cerveau de Lambert, deux mots qui représentent imparfaitement les modes infinis de sa _vie intérieure_, il serait presque impossible de comprendre la seconde partie de son histoire intellectuelle, également inconnue et au monde et à moi, mais dont l’occulte dénoûment s’est développé devant moi pendant quelques heures. Ceux auxquels ce livre ne sera pas encore tombé des mains comprendront, je l’espère, les événements qui me restent à raconter, et qui forment en quelque sorte une seconde existence à cette créature; pourquoi ne dirais-je pas à cette création en qui tout devait être extraordinaire, même sa fin? Quand Louis fut de retour à Blois, son oncle s’empressa de lui procurer des distractions. Mais ce pauvre prêtre se trouvait dans cette ville dévote comme un véritable lépreux. Personne ne se souciait de recevoir un révolutionnaire, un assermenté. Sa société consistait donc en quelques personnes de l’opinion dite alors libérale, patriote ou constitutionnelle, chez lesquelles il se rendait pour faire sa partie de wisth ou de boston. Dans la première maison où le présenta son oncle, Louis vit une jeune personne que sa position forçait à rester dans cette société réprouvée par les gens du grand monde, quoique sa fortune fût assez considérable pour faire supposer que plus tard elle pourrait contracter une alliance dans la haute aristocratie du pays. Mademoiselle Pauline de Villenoix se trouvait seule héritière des richesses amassées par son grand-père, un juif nommé Salomon, qui, contrairement aux usages de sa nation, avait épousé dans sa vieillesse une femme de la religion catholique. Il eut un fils élevé dans la communion de sa mère. A la mort de son père, le jeune Salomon acheta, suivant l’expression du temps, une savonnette à vilain, et fit ériger en baronnie la terre de Villenoix, dont le nom devint le sien. Il était mort sans avoir été marié, mais en laissant une fille naturelle à laquelle il avait légué la plus grande partie de sa fortune, et notamment sa terre de Villenoix. Un de ses oncles, monsieur Joseph Salomon, fut nommé par monsieur de Villenoix tuteur de l’orpheline. Ce vieux juif avait pris une telle affection pour sa pupille, qu’il paraissait vouloir faire de grands sacrifices afin de la marier honorablement. Mais l’origine de mademoiselle de Villenoix et les préjugés que l’on conserve en province contre les juifs ne lui permettaient pas, malgré sa fortune et celle de son tuteur, d’être reçue dans cette société tout exclusive qui s’appelle, à tort ou à raison, la noblesse. Cependant monsieur Joseph Salomon prétendait qu’à défaut d’un hobereau de province, sa pupille irait choisir à Paris un époux parmi les pairs libéraux ou monarchiques; et quant à son bonheur, le bon tuteur croyait pouvoir le lui garantir par les stipulations du contrat de mariage. Mademoiselle de Villenoix avait alors vingt ans. Sa beauté remarquable, les grâces de son esprit étaient pour sa félicité des garanties moins équivoques que toutes celles données par la fortune. Ses traits offraient dans sa plus grande pureté le caractère de la beauté juive: ces lignes ovales, si larges et si virginales qui ont je ne sais quoi d’idéal, et respirent les délices de l’Orient, l’azur inaltérable de son ciel, les splendeurs de sa terre et les fabuleuses richesses de sa vie. Elle avait de beaux yeux voilés par de longues paupières frangées de cils épais et recourbés. Une innocence biblique éclatait sur son front. Son teint avait la blancheur mate des robes du lévite. Elle restait habituellement silencieuse et recueillie; mais ses gestes, ses mouvements témoignaient d’une grâce cachée, de même que ses paroles attestaient l’esprit doux et caressant de la femme. Cependant elle n’avait pas cette fraîcheur rosée, ces couleurs purpurines qui décorent les joues de la femme pendant son âge d’insouciance. Des nuances brunes, mélangées de quelques filets rougeâtres, remplaçaient dans son visage la coloration, et trahissaient un caractère énergique, une irritabilité nerveuse que beaucoup d’hommes n’aiment pas à trouver dans une femme, mais qui, pour certains autres, sont l’indice d’une chasteté de sensitive et de passions fières. Aussitôt que Lambert aperçut mademoiselle de Villenoix, il devina l’ange sous cette forme. Les riches facultés de son âme, sa pente vers l’extase, tout en lui se résolut alors par un amour sans bornes, par le premier amour du jeune homme, passion déjà si vigoureuse chez les autres, mais que la vivace ardeur de ses sens, la nature de ses idées et son genre de vie durent porter à une puissance incalculable. Cette passion fut un abîme où le malheureux jeta tout, abîme où la pensée s’effraie de descendre, puisque la sienne, si flexible et si forte, s’y perdit. Là tout est mystère, car tout se passa dans ce monde moral, clos pour la plupart des hommes, et dont les lois lui furent peut-être révélées pour son malheur. Lorsque le hasard me mit en relation avec son oncle, le bonhomme m’introduisit dans la chambre habitée à cette époque par Lambert. Je voulais y chercher quelques traces de ses œuvres, s’il en avait laissé. Là, parmi des papiers dont le désordre était respecté par ce vieillard avec cet exquis sentiment des douleurs qui distingue les vieilles gens, je trouvai plusieurs lettres trop illisibles pour avoir été remises à mademoiselle de Villenoix. La connaissance que je possédais de l’écriture de Lambert me permit, à l’aide du temps, de déchiffrer les hiéroglyphes de cette sténographie créée par l’impatience et par la frénésie de la passion. Emporté par ses sentiments, il écrivait sans s’apercevoir de l’imperfection des lignes trop lentes à formuler sa pensée. Il avait dû être obligé de recopier ses essais informes où souvent les lignes se confondaient; mais peut-être aussi craignait-il de ne pas donner à ses idées des formes assez décevantes; et, dans le commencement, s’y prenait-il à deux fois pour ses lettres d’amour. Quoi qu’il en soit, il a fallu toute l’ardeur de mon culte pour sa mémoire, et l’espèce de fanatisme que donne une entreprise de ce genre pour deviner et rétablir le sens des cinq lettres qui suivent. Ces papiers que je conserve avec une sorte de piété, sont les seuls témoignages matériels de son ardente passion. Mademoiselle de Villenoix a sans doute détruit les véritables lettres qui lui furent adressées, fastes éloquents du délire qu’elle causa. La première de ces lettres, qui était évidemment ce qu’on nomme un brouillon, attestait par sa forme et par son ampleur ces hésitations, ces troubles du cœur, ces craintes sans nombre éveillées par l’envie de plaire, ces changements d’expression et ces incertitudes entre toutes les pensées qui assaillent un jeune homme écrivant sa première lettre d’amour: lettre dont on se souvient toujours, dont chaque phrase est le fruit d’une rêverie, dont chaque mot excite de longues contemplations, où le sentiment le plus effréné de tous comprend la nécessité des tournures les plus modestes, et, comme un géant qui se courbe pour entrer dans une chaumière, se fait humble et petit pour ne pas effrayer une âme de jeune fille. Jamais antiquaire n’a manié ses palimpsestes avec plus de respect que je n’en eus à étudier, à reconstruire ces monuments mutilés d’une souffrance et d’une joie si sacrées pour ceux qui ont connu la même souffrance et la même joie. I «Mademoiselle, quand vous aurez lu cette lettre, si toutefois vous la lisez, ma vie sera entre vos mains, car je vous aime; et, pour moi, espérer d’être aimé, c’est la vie. Je ne sais si d’autres n’ont point, en vous parlant d’eux, abusé déjà des mots que j’emploie ici pour vous peindre l’état de mon âme; croyez cependant à la vérité de mes expressions, elles sont faibles mais sincères. Peut-être est-ce mal d’avouer ainsi son amour? Oui, la voix de mon cœur me conseillait d’attendre en silence que ma passion vous eût touchée, afin de la dévorer, si ses muets témoignages vous déplaisaient; ou pour l’exprimer plus chastement encore que par des paroles, si je trouvais grâce à vos yeux. Mais après avoir long-temps écouté les délicatesses desquelles s’effraie un jeune cœur, j’ai obéi, en vous écrivant, à l’instinct qui arrache des cris inutiles aux mourants. J’ai eu besoin de tout mon courage pour imposer silence à la fierté du malheur et pour franchir les barrières que les préjugés mettent entre vous et moi. J’ai dû comprimer bien des pensées pour vous aimer malgré votre fortune! Pour vous écrire, ne fallait-il pas affronter ce mépris que les femmes réservent souvent à des amours dont l’aveu ne s’accepte que comme une flatterie de plus. Aussi faut-il s’élancer de toutes ses forces vers le bonheur, être attiré vers la vie de l’amour comme l’est une plante vers la lumière, avoir été bien malheureux pour vaincre les tortures, les angoisses de ces délibérations secrètes où la raison nous démontre de mille manières la stérilité des vœux cachés au fond du cœur, et où cependant l’espérance nous fait tout braver. J’étais si heureux de vous admirer en silence, j’étais si complétement abîmé dans la contemplation de votre belle âme, qu’en vous voyant je n’imaginais presque rien au delà. Non, je n’aurais pas encore osé vous parler, si je n’avais entendu annoncer votre départ. A quel supplice un seul mot m’a livré! Enfin mon chagrin m’a fait apprécier l’étendue de mon attachement pour vous, il est sans bornes. Mademoiselle, vous ne connaîtrez jamais, du moins je désire que jamais vous n’éprouviez la douleur causée par la crainte de perdre le seul bonheur qui soit éclos pour nous sur cette terre, le seul qui nous ait jeté quelque lueur dans l’obscurité de la misère. Hier, j’ai senti que ma vie n’était plus en moi, mais en vous. Il n’est plus pour moi qu’une femme dans le monde, comme il n’est plus qu’une seule pensée dans mon âme. Je n’ose vous dire à quelle alternative me réduit l’amour que j’ai pour vous. Ne voulant vous devoir qu’à vous-même, je dois éviter de me présenter accompagné de tous les prestiges du malheur: ne sont-ils pas plus actifs que ceux de la fortune sur de nobles âmes? Je vous tairai donc bien des choses. Oui, j’ai une idée trop belle de l’amour pour le corrompre par des pensées étrangères à sa nature. Si mon âme est digne de la vôtre, si ma vie est pure, votre cœur en aura quelque généreux pressentiment, et vous me comprendrez! Il est dans la destinée de l’homme de s’offrir à celle qui le fait croire au bonheur; mais votre droit est de refuser le sentiment le plus vrai, s’il ne s’accorde pas avec les voix confuses de votre cœur: je le sais. Si le sort que vous me ferez doit être contraire à mes espérances, mademoiselle, j’invoque les délicatesses de votre âme vierge, aussi bien que l’ingénieuse pitié de la femme. Ah! je vous en supplie à genoux, brûlez ma lettre, oubliez tout. Ne plaisantez pas d’un sentiment respectueux et trop profondément empreint dans l’âme pour pouvoir s’en effacer. Brisez mon cœur, mais ne le déchirez pas! Que l’expression de mon premier amour, d’un amour jeune et pur, n’ait retenti que dans un cœur jeune et pur! qu’il y meure comme une prière va se perdre dans le sein de Dieu! Je vous dois de la reconnaissance: j’ai passé des heures délicieuses occupé à vous voir en m’abandonnant aux rêveries les plus douces de ma vie; ne couronnez donc pas cette longue et passagère félicité par quelque moquerie de jeune fille. Contentez-vous de ne pas me répondre. Je saurai bien interpréter votre silence, et vous ne me verrez plus. Si je dois être condamné à toujours comprendre le bonheur et à le perdre toujours; si je suis, comme l’ange exilé, conservant le sentiment des délices célestes, mais sans cesse attaché dans un monde de douleur; eh! bien, je garderai le secret de mon amour, comme celui de mes misères. Et, adieu! Oui, je vous confie à Dieu, que j’implorerai pour vous, à qui je demanderai de vous faire une belle vie; car, fussé-je chassé de votre cœur, où je suis entré furtivement à votre insu, je ne vous quitterai jamais. Autrement, quelle valeur auraient les paroles saintes de cette lettre, ma première et ma dernière prière peut-être? Si je cessais un jour de penser à vous, de vous aimer, heureux ou malheureux! ne mériterais-je pas mes angoisses? II. «Vous ne partez pas! Je suis donc aimé! moi, pauvre être obscur. Ma chère Pauline, vous ne connaissez pas la puissance du regard auquel je crois, et que vous m’avez jeté pour m’annoncer que j’avais été choisi par vous, par vous, jeune et belle, qui voyez le monde à vos pieds. Pour vous faire comprendre mon bonheur, il faudrait vous raconter ma vie. Si vous m’eussiez repoussé, pour moi tout était fini. J’avais trop souffert. Oui, mon amour, ce bienfaisant et magnifique amour était un dernier effort vers la vie heureuse à laquelle mon âme tendait, une âme déjà brisée par des travaux inutiles, consumée par des craintes qui me font douter de moi, rongée par des désespoirs qui m’ont souvent persuadé de mourir. Non, personne dans le monde ne sait la terreur que ma fatale imagination me cause à moi-même. Elle m’élève souvent dans les cieux, et tout à coup me laisse tomber à terre d’une hauteur prodigieuse. D’intimes élans de force, quelques rares et secrets témoignages d’une lucidité particulière, me disent parfois que je puis beaucoup. J’enveloppe alors le monde par ma pensée, je le pétris, je le façonne, je le pénètre, je le comprends ou crois le comprendre; mais soudain je me réveille seul, et me trouve dans une nuit profonde, tout chétif; j’oublie les lueurs que je viens d’entrevoir, je suis privé de secours, et surtout sans un cœur où je puisse me réfugier! Ce malheur de ma vie morale agit également sur mon existence physique. La nature de mon esprit m’y livre sans défense aux joies du bonheur comme aux affreuses clartés de la réflexion qui les détruisent en les analysant. Doué de la triste faculté de voir avec une même lucidité les obstacles et les succès; suivant ma croyance du moment, je suis heureux ou malheureux. Ainsi, lorsque je vous rencontrai, j’eus le pressentiment d’une nature angélique, je respirai l’air favorable à ma brûlante poitrine, j’entendis en moi cette voix qui ne trompe jamais, et qui m’avertissait d’une vie heureuse; mais apercevant aussi toutes les barrières qui nous séparaient, je devinai pour la première fois les préjugés du monde, je les compris alors dans toute l’étendue de leur petitesse, et les obstacles m’effrayèrent encore plus que la vue du bonheur ne m’exaltait: aussitôt, je ressentis cette réaction terrible par laquelle mon âme expansive est refoulée sur elle-même, le sourire que vous aviez fait naître sur mes lèvres se changea tout à coup en contraction amère, et je tâchai de rester froid pendant que mon sang bouillonnait agité par mille sentiments contraires. Enfin, je reconnus cette sensation mordante à laquelle vingt-trois années pleines de soupirs réprimés et d’expansions trahies ne m’ont pas encore habitué. Eh! bien, Pauline, le regard par lequel vous m’avez annoncé le bonheur a tout à coup réchauffé ma vie et changé mes misères en félicités. Je voudrais maintenant avoir souffert davantage. Mon amour s’est trouvé grand tout à coup. Mon âme était un vaste pays auquel manquaient les bienfaits du soleil, et votre regard y a jeté soudain la lumière. Chère providence! vous serez tout pour moi, pauvre orphelin qui n’ai d’autre parent que mon oncle. Vous serez toute ma famille, comme vous êtes déjà ma seule richesse, et le monde entier pour moi. Ne m’avez-vous pas jeté toutes les fortunes de l’homme par ce chaste, par ce prodigue, par ce timide regard? Oui, vous m’avez donné une confiance, une audace incroyables. Je puis tout tenter maintenant. J’étais revenu à Blois, découragé. Cinq ans d’études au milieu de Paris m’avaient montré le monde comme une prison. Je concevais des sciences entières et n’osais en parler. La gloire me semblait un charlatanisme auquel une âme vraiment grande ne devait pas se prêter. Mes idées ne pouvaient donc passer que sous la protection d’un homme assez hardi pour monter sur les tréteaux de la Presse, et parler d’une voix haute aux niais qu’il méprise. Cette intrépidité me manquait. J’allais, brisé par les arrêts de cette foule, désespérant d’être jamais écouté par elle. J’étais et trop bas et trop haut! Je dévorais mes pensées comme d’autres dévorent leurs humiliations. J’en étais arrivé à mépriser la science, en lui reprochant de ne rien ajouter au bonheur réel. Mais depuis hier, en moi tout est changé. Pour vous je convoite les palmes de la gloire et tous les triomphes du talent. Je veux, en apportant ma tête sur vos genoux, y faire reposer les regards du monde, comme je veux mettre dans mon amour toutes les idées, tous les pouvoirs! La plus immense des renommées est un bien que nulle puissance autre que celle du génie ne saurait créer. Eh! bien, je puis, si je le veux, vous faire un lit de lauriers. Mais si les paisibles ovations de la science ne vous satisfaisaient pas, je porte en moi le Glaive et la Parole, je saurai courir dans la carrière des honneurs et de l’ambition comme d’autres s’y traînent! Parlez, Pauline, je serai tout ce que vous voudrez que je sois. Ma volonté de fer peut tout. Je suis aimé! Armé de cette pensée, un homme ne doit-il pas faire tout plier devant lui. Tout est possible à celui qui veut tout. Soyez le prix du succès, et demain j’entre en lice. Pour obtenir un regard comme celui que vous m’avez jeté, je franchirais le plus profond des précipices. Vous m’avez expliqué les fabuleuses entreprises de la chevalerie, et les plus capricieux récits des Mille et une Nuits. Maintenant je crois aux plus fantastiques exagérations de l’amour, et à la réussite de tout ce qu’entreprennent les prisonniers pour conquérir la liberté. Vous avez réveillé mille vertus endormies dans mon être: la patience, la résignation, toutes les forces du cœur, toutes les puissances de l’âme. Je vis par vous, et, pensée délicieuse, pour vous. Maintenant tout a un sens, pour moi, dans cette vie. Je comprends tout, même les vanités de la richesse. Je me surprends à verser toutes les perles de l’Inde à vos pieds; je me plais à vous voir couchée, ou parmi les plus belles fleurs, ou sur le plus moelleux des tissus, et toutes les splendeurs de la terre me semblent à peine dignes de vous, en faveur de qui je voudrais pouvoir disposer des accords et des lumières que prodiguent les harpes des Séraphins et les étoiles dans les cieux. Pauvre studieux poète! ma parole vous offre des trésors que je n’ai pas, tandis que je ne puis vous donner que mon cœur, où vous régnerez toujours. Là sont tous mes biens. Mais n’existe-t-il donc pas des trésors dans une éternelle reconnaissance, dans un sourire dont les expressions seront incessamment variées par un immuable bonheur, dans l’attention constante de mon amour à deviner les vœux de votre âme aimante? Un regard céleste ne nous a-t-il pas dit que nous pourrions toujours nous entendre. J’ai donc maintenant une prière à faire tous les soirs à Dieu, prière pleine de vous:--«Faites que ma Pauline soit heureuse!» Mais ne remplirez-vous donc pas mes jours, comme déjà vous remplissez mon cœur? Adieu, je ne puis vous confier qu’à Dieu!» III. «Pauline! dis-moi si j’ai pu te déplaire en quelque chose, hier? Abjure cette fierté de cœur qui fait endurer secrètement les peines causées par un être aimé. Gronde-moi! Depuis hier je ne sais quelle crainte vague de t’avoir offensée répand de la tristesse sur cette vie du cœur que tu m’as faite si douce et si riche. Souvent le plus léger voile qui s’interpose entre deux âmes devient un mur d’airain. Il n’est pas de légers crimes en amour! Si vous avez tout le génie de ce beau sentiment, vous devez en ressentir toutes les souffrances, et nous devons veiller sans cesse à ne pas vous froisser par quelque parole étourdie. Aussi, mon cher trésor, sans doute la faute vient-elle de moi, s’il y a faute. Je n’ai pas l’orgueil de comprendre un cœur de femme dans toute l’étendue de sa tendresse, dans toutes les grâces de ses dévouements; seulement, je tâcherai de toujours deviner le prix de ce que tu voudras me révéler dans les secrets du tien. Parle-moi, réponds-moi promptement? La mélancolie dans laquelle nous jette le sentiment d’un tort est bien affreuse, elle enveloppe la vie et fait douter de tout. Je suis resté pendant cette matinée assis sur le bord du chemin creux, voyant les tourelles de Villenoix, et n’osant aller jusqu’à notre haie. Si tu savais tout ce que j’ai vu dans mon âme! quels tristes fantômes ont passé devant moi, sous ce ciel gris dont le froid aspect augmentait encore mes sombres dispositions. J’ai eu de sinistres pressentiments. J’ai eu peur de ne pas te rendre heureuse. Il faut tout te dire, ma chère Pauline. Il se rencontre des moments où l’esprit qui m’anime semble se retirer de moi. Je suis comme abandonné par ma force. Tout me pèse alors, chaque fibre de mon corps devient inerte, chaque sens se détend, mon regard s’amollit, ma langue est glacée, l’imagination s’éteint, les désirs meurent, et ma force humaine subsiste seule. Tu serais alors là dans toute la gloire de ta beauté, tu me prodiguerais tes plus fins sourires et tes plus tendres paroles, il s’élèverait une puissance mauvaise qui m’aveuglerait, et me traduirait en sons discords la plus ravissante des mélodies. En ces moments, du moins je le crois, se dresse devant moi je ne sais quel génie raisonneur qui me fait voir le néant au fond des plus certaines richesses. Ce démon impitoyable fauche toutes les fleurs, ricane des sentiments les plus doux, en me disant: «Eh! bien, après?» Il flétrit la plus belle œuvre en m’en montrant le principe, et me dévoile le mécanisme des choses en m’en cachant les résultats harmonieux. En ces moments terribles où le mauvais ange s’empare de mon être, où la lumière divine s’obscurcit en mon âme sans que j’en sache la cause, je reste triste et je souffre, je voudrais être sourd et muet, je souhaite la mort en y voyant un repos. Ces heures de doute et d’inquiétude sont peut-être nécessaires; elles m’apprennent du moins à ne pas avoir d’orgueil, après les élans qui m’ont porté dans les cieux où je moissonne les idées à pleines mains; car c’est toujours après avoir long-temps parcouru les vastes campagnes de l’intelligence, après des méditations lumineuses que, lassé, fatigué, je roule en ces limbes. En ce moment, mon ange, une femme devrait douter de ma tendresse, elle le pourrait du moins. Souvent capricieuse, maladive ou triste, elle réclamera les caressants trésors d’une ingénieuse tendresse, et je n’aurai pas un regard pour la consoler! J’ai la honte, Pauline, de t’avouer qu’alors je pourrais pleurer avec toi, mais que rien ne m’arracherait un sourire. Et cependant, une femme trouve dans son amour la force de taire ses douleurs! Pour son enfant, comme pour celui qu’elle aime, elle sait rire en souffrant. Pour toi, Pauline, ne pourrai-je donc imiter la femme dans ses sublimes délicatesses? Depuis hier je doute de moi-même. Si j’ai pu te déplaire une fois, si je ne t’ai pas comprise, je tremble d’être emporté souvent ainsi par mon fatal démon hors de notre bonne sphère. Si j’avais beaucoup de ces moments affreux, si mon amour sans bornes ne savait pas racheter les heures mauvaises de ma vie, si j’étais destiné à demeurer tel que je suis?... Fatales questions! la puissance est un bien fatal présent, si toutefois ce que je sens en moi est la puissance. Pauline, éloigne-toi de moi, abandonne-moi! je préfère souffrir tous les maux de la vie à la douleur de te savoir malheureuse par moi. Mais peut-être le démon n’a-t-il pris autant d’empire sur mon âme que parce qu’il ne s’est point encore trouvé près de moi de mains douces et blanches pour le chasser. Jamais une femme ne m’a versé le baume de ses consolations, et j’ignore si, lorsqu’en ces moments de lassitude, l’amour agitera ses ailes au-dessus de ma tête, il ne répandra pas dans mon cœur de nouvelles forces. Peut-être ces cruelles mélancolies sont-elles un fruit de ma solitude, une des souffrances de l’âme abandonnée qui gémit et paie ses trésors par des douleurs inconnues. Aux légers plaisirs, les légères souffrances; aux immenses bonheurs, des maux inouïs. Quel arrêt! S’il était vrai, ne devons-nous pas frissonner pour nous, qui sommes surhumainement heureux. Si la nature nous vend les choses selon leur valeur, dans quel abîme allons-nous donc tomber? Ah! les amants les plus richement partagés sont ceux qui meurent ensemble au milieu de leur jeunesse et de leur amour! Quelle tristesse! Mon âme pressent-elle un méchant avenir? Je m’examine, et me demande s’il se trouve quelque chose en moi qui doive t’apporter le plus léger souci? Je t’aime peut-être en égoïste? Je mettrai peut-être sur ta chère tête un fardeau plus pesant que ma tendresse ne sera douce à ton cœur. S’il existe en moi quelque puissance inexorable à laquelle j’obéis, si je dois maudire quand tu joindras les mains pour prier, si quelque triste pensée me domine lorsque je voudrai me mettre à tes pieds pour jouer avec toi comme un enfant, ne seras-tu pas jalouse de cet exigeant et fantasque génie? Comprends-tu bien, cœur à moi, que j’ai peur de n’être pas tout à toi, que j’abdiquerais volontiers tous les sceptres, toutes les palmes du monde pour faire de toi mon éternelle pensée; pour voir, dans notre délicieux amour, une belle vie et un beau poème; pour y jeter mon âme, y engloutir mes forces, et demander à chaque heure les joies qu’elle nous doit? Mais voilà que reviennent en foule mes souvenirs d’amour, les nuages de ma tristesse vont se dissiper. Adieu. Je te quitte pour être mieux à toi. Mon âme chérie, j’attends un mot, une parole qui me rende la paix du cœur. Que je sache si j’ai contristé ma Pauline, ou si quelque douteuse expression de ton visage m’a trompé. Je ne voudrais pas avoir à me reprocher, après toute une vie heureuse, d’être venu vers toi sans un sourire plein d’amour, sans une parole de miel. Affliger la femme que l’on aime! pour moi, Pauline, c’est un crime. Dis-moi la vérité, ne me fais pas quelque généreux mensonge, mais désarme ton pardon de toute cruauté.» FRAGMENT. «Un attachement si complet est-il un bonheur? Oui, car des années de souffrance ne paieraient pas une heure d’amour. Hier, ton apparente tristesse a passé dans mon âme avec la rapidité d’une ombre qui se projette. Étais-tu triste ou souffrais-tu? J’ai souffert. D’où venait ce chagrin? Écris-moi vite. Pourquoi ne l’ai-je pas deviné? Nous ne sommes donc pas encore complétement unis par la pensée? Je devrais, à deux lieues de toi comme à mille, ressentir tes peines et tes douleurs. Je ne croirai pas t’aimer tant que ma vie ne sera pas assez intimement liée à la tienne pour que nous ayons la même vie, le même cœur, la même idée. Je dois être où tu es, voir ce que tu vois, ressentir ce que tu ressens, et te suivre par la pensée. N’ai-je pas déjà su, le premier, que ta voiture avait versé, que tu étais meurtrie? Mais aussi ce jour-là, ne t’avais-je pas quittée, je te voyais. Quand mon oncle m’a demandé pourquoi je pâlissais, je lui ai dit: «Mademoiselle de Villenoix vient de tomber!» Pourquoi donc n’ai-je pas lu dans ton âme, hier? Voulais-tu me cacher la cause de ce chagrin? Cependant j’ai cru deviner que tu avais fait en ma faveur quelques efforts malheureux auprès de ce redoutable Salomon qui me glace. Cet homme n’est pas de notre ciel. Pourquoi veux-tu que notre bonheur, qui ne ressemble en rien à celui des autres, se conforme aux lois du monde? Mais j’aime trop tes mille pudeurs, ta religion, tes superstitions, pour ne pas obéir à tes moindres caprices. Ce que tu fais doit être bien; rien n’est plus pur que ta pensée, comme rien n’est plus beau que ton visage où se réfléchit ton âme divine. J’attendrai ta lettre avant d’aller par les chemins chercher le doux moment que tu m’accordes. Ah! si tu savais combien l’aspect des tourelles me fait palpiter, quand enfin je les vois bordées de lueur par la lune, notre amie, notre seule confidente.» IV. «Adieu la gloire, adieu l’avenir, adieu la vie que je rêvais! Maintenant, ma tant aimée, ma gloire est d’être à toi, digne de toi; mon avenir est tout entier dans l’espérance de te voir; et ma vie? n’est-ce pas de rester à tes pieds, de me coucher sous tes regards, de respirer en plein dans les cieux que tu m’as créés? Toutes mes forces, toutes mes pensées doivent t’appartenir, à toi qui m’as dit ces enivrantes paroles: «Je veux tes peines!» Ne serait-ce pas dérober des joies à l’amour, des moments au bonheur, des sentiments à ton âme divine, que de donner des heures à l’étude, des idées au monde, des poésies aux poètes? Non, non, chère vie à moi, je veux tout te réserver, je veux t’apporter toutes les fleurs de mon âme. Existe-t-il rien d’assez beau, d’assez splendide dans les trésors de la terre et de l’intelligence pour fêter un cœur aussi riche, un cœur aussi pur que le tien, et auquel j’ose allier le mien, parfois? Oui, parfois j’ai l’orgueil de croire que je sais aimer autant que tu aimes. Mais non, tu es un _ange-femme_: il se rencontrera toujours plus de charme dans l’expression de tes sentiments, plus d’harmonie dans ta voix, plus de grâce dans tes sourires, plus de pureté dans tes regards que dans les miens. Oui, laisse-moi penser que tu es une création d’une sphère plus élevée que celle où je vis; tu auras l’orgueil d’en être descendue, j’aurai celui de t’avoir méritée, et tu ne seras peut-être pas déchue en venant à moi, pauvre et malheureux. Oui, si le plus bel asile d’une femme est un cœur tout à elle, tu seras toujours souveraine dans le mien. Aucune pensée, aucune action ne ternira jamais ce cœur, riche sanctuaire, tant que tu voudras y résider; mais n’y demeureras-tu pas sans cesse? Ne m’as-tu pas dit ce mot délicieux: _Maintenant et toujours!_ ET NUNC ET SEMPER! J’ai gravé sous ton portrait ces paroles du Rituel, dignes de toi, comme elles sont dignes de Dieu. Il est _et maintenant et toujours_, comme sera mon amour. Non, non, je n’épuiserai jamais ce qui est immense, infini, sans bornes; et tel est le sentiment que je sens en moi pour toi, j’en ai deviné l’incommensurable étendue, comme nous devinons l’espace, par la mesure d’une de ses parties. Ainsi, j’ai eu des jouissances ineffables, des heures entières pleines de méditations voluptueuses en me rappelant un seul de tes gestes, ou l’accent d’une phrase. Il naîtra donc des souvenirs sous le poids desquels je succomberai, si déjà la souvenance d’une heure douce et familière me fait pleurer de joie, attendrit, pénètre mon âme, et devient une intarissable source de bonheur. Aimer, c’est la vie de l’ange! Il me semble que je n’épuiserai jamais le plaisir que j’éprouve à te voir. Ce plaisir, le plus modeste de tous, mais auquel le temps manque toujours, m’a fait connaître les éternelles contemplations dans lesquelles restent les Séraphins et les Esprits devant Dieu: rien n’est plus naturel, s’il émane de son essence une lumière aussi fertile en sentiments nouveaux que l’est celle de tes yeux, de ton front imposant, de ta belle physionomie, céleste image de ton âme; l’âme, cet autre nous-mêmes dont la forme pure, ne périssant jamais, rend alors notre amour immortel. Je voudrais qu’il existât un langage autre que celui dont je me sers, pour t’exprimer les renaissantes délices de mon amour; mais s’il en est un que nous avons créé, si nos regards sont de vivantes paroles, ne faut-il pas nous voir pour entendre par les yeux ces interrogations et ces réponses du cœur si vives, si pénétrantes, que tu m’as dit un soir:--«Taisez-vous!» quand je ne parlais pas. T’en souviens-tu, ma chère vie? De loin, quand je suis dans les ténèbres de l’absence, ne suis-je pas forcé d’employer des mots humains trop faibles pour rendre des sensations divines? les mots accusent au moins les sillons qu’elles tracent dans mon âme, comme le mot Dieu résume imparfaitement les idées que nous avons de ce mystérieux principe. Encore, malgré la science et l’infini du langage, n’ai-je jamais rien trouvé dans ses expressions qui pût te peindre la délicieuse étreinte par laquelle ma vie se fond dans la tienne quand je pense à toi. Puis, par quel mot finir, lorsque je cesse de t’écrire sans pour cela te quitter? Que signifie adieu, à moins de mourir? Mais la mort serait-elle un adieu? Mon âme ne se réunirait-elle pas alors plus intimement à la tienne? O mon éternelle pensée! naguère je t’offris à genoux mon cœur et ma vie; maintenant, quelles nouvelles fleurs de sentiment trouverai-je donc en mon âme, que je ne t’aie données? Ne serait-ce pas t’envoyer une parcelle du bien que tu possèdes entièrement? N’es-tu pas mon avenir? Combien je regrette le passé! Ces années qui ne nous appartiennent plus, je voudrais te les rendre toutes, et t’y faire régner comme tu règnes sur ma vie actuelle. Mais qu’est-ce que le temps de mon existence où je ne te connaissais pas? Ce serait le néant, si je n’avais pas été si malheureux.» FRAGMENT. «Ange aimé, quelle douce soirée que celle d’hier! Combien de richesses dans ton cher cœur? ton amour est donc inépuisable, comme le mien. Chaque mot m’apportait de nouvelles joies, et chaque regard en étendait la profondeur. L’expression calme de ta physionomie donnait un horizon sans bornes à nos pensées. Oui, tout était alors infini comme le ciel, et doux comme son azur. La délicatesse de tes traits adorés se reproduisait, je ne sais par quelle magie, dans tes gentils mouvements, dans tes gestes menus. Je savais bien que tu étais tout grâce et tout amour, mais j’ignorais combien tu étais diversement gracieuse. Tout s’accordait à me conseiller ces voluptueuses sollicitations, à me faire demander ces premières grâces qu’une femme refuse toujours, sans doute pour se les laisser ravir. Mais non, toi, chère âme de ma vie, tu ne sauras jamais d’avance ce que tu pourras accorder à mon amour, et tu te donneras sans le vouloir peut-être! Tu es vraie, et n’obéis qu’à ton cœur. Comme la douceur de ta voix s’alliait aux tendres harmonies de l’air pur et des cieux tranquilles! Pas un cri d’oiseau, pas une brise; la solitude et nous! Les feuillages immobiles ne tremblaient même pas dans ces admirables couleurs du couchant qui sont tout à la fois ombre et lumière. Tu as senti ces poésies célestes, toi qui unissais tant de sentiments divers, et reportais si souvent tes yeux vers le ciel pour ne pas me répondre! Toi, fière et rieuse, humble et despotique, te donnant tout entière en âme, en pensée, et te dérobant à la plus timide des caresses! Chères coquetteries du cœur! elles vibrent toujours dans mon oreille, elles s’y roulent et s’y jouent encore, ces délicieuses paroles à demi bégayées comme celles des enfants, et qui n’étaient ni des promesses, ni des aveux, mais qui laissaient à l’amour ses belles espérances sans craintes et sans tourments! Quel chaste souvenir dans la vie! Quel épanouissement de toutes les fleurs qui naissent au fond de l’âme, et qu’un rien peut flétrir, mais qu’alors tout animait et fécondait! Ce sera toujours ainsi, n’est-ce pas, mon aimée? En me rappelant, au matin, les vives et fraîches douceurs qui sourdirent en ce moment, je me sens dans l’âme un bonheur qui me fait concevoir le véritable amour comme un océan de sensations éternelles et toujours neuves, où l’on se plonge avec de croissantes délices. Chaque jour, chaque parole, chaque caresse, chaque regard doit y ajouter le tribut de sa joie écoulée. Oui, les cœurs assez grands pour ne rien oublier doivent vivre, à chaque battement, de toutes leurs félicités passées, comme de toutes celles que promet l’avenir. Voilà ce que je rêvais autrefois, et ce n’est plus un rêve aujourd’hui. N’ai-je pas rencontré sur cette terre un ange qui m’en a fait connaître toutes les joies pour me récompenser peut-être d’en avoir supporté toutes les douleurs? Ange du ciel, je te salue par un baiser. »Je t’envoie cette hymne échappée à mon cœur, je te la devais; mais elle te peindra difficilement ma reconnaissance et ces prières matinales que mon cœur adresse chaque jour à celle qui m’a dit tout l’évangile du cœur dans ce mot divin: «CROYEZ!» V. «Comment, cœur chéri, plus d’obstacles! Nous serons libres d’être l’un à l’autre, chaque jour, à chaque heure, chaque moment, toujours. Nous pourrons rester, pendant toutes les journées de notre vie, heureux comme nous le sommes furtivement en de rares instants! Quoi! nos sentiments si purs, si profonds, prendront les formes délicieuses des mille caresses que j’ai rêvées. Ton petit pied se déchaussera pour moi, tu seras toute à moi! Ce bonheur me tue, il m’accable. Ma tête est trop faible, elle éclate sous la violence de mes pensées. Je pleure et je ris, j’extravague. Chaque plaisir est comme une flèche ardente, il me perce et me brûle! Mon imagination te fait passer devant mes yeux ravis, éblouis, sous les innombrables et capricieuses figures qu’affecte la volupté. Enfin, toute notre vie est là, devant moi, avec ses torrents, ses repos, ses joies; elle bouillonne, elle s’étale, elle dort; puis elle se réveille jeune, fraîche. Je nous vois tous deux unis, marchant du même pas, vivant de la même pensée; toujours au cœur l’un de l’autre, nous comprenant, nous entendant comme l’écho reçoit et redit les sons à travers les espaces! Peut-on vivre long-temps en dévorant ainsi sa vie à toute heure? Ne mourrons-nous pas dans le premier embrassement? Et que sera-ce donc, si déjà nos âmes se confondaient dans ce doux baiser du soir, qui nous enlevait nos forces; ce baiser sans durée, dénouement de tous mes désirs, interprète impuissant de tant de prières échappées à mon âme pendant nos heures de séparation, et cachées au fond de mon cœur comme des remords? Moi, qui revenais me coucher dans la haie pour entendre le bruit de tes pas quand tu retournais au château, je vais donc pouvoir t’admirer à mon aise, agissant, riant, jouant, causant, allant. Joies sans fin! Tu ne sais pas tout ce que je sens de jouissances à te voir allant et venant: il faut être homme pour éprouver ces sensations profondes. Chacun de tes mouvements me donne plus de plaisir que n’en peut prendre une mère à voir son enfant joyeux ou endormi. Je t’aime de tous les amours ensemble. La grâce de ton moindre geste est toujours nouvelle pour moi. Il me semble que je passerais les nuits à respirer ton souffle, je voudrais me glisser dans tous les actes de ta vie, être la substance même de tes pensées, je voudrais être toi-même. Enfin, je ne te quitterai donc plus! Aucun sentiment humain ne troublera plus notre amour, infini dans ses transformations et pur comme tout ce qui est un; notre amour vaste comme la mer, vaste comme le ciel! Tu es à moi! toute à moi! Je pourrai donc regarder au fond de tes yeux pour y deviner la chère âme qui s’y cache et s’y révèle tour à tour, pour y épier tes désirs! Ma bien-aimée, écoute certaines choses que je n’osais te dire encore, mais que je puis t’avouer aujourd’hui. Je sentais en moi je ne sais quelle pudeur d’âme qui s’opposait à l’entière expression de mes sentiments, et je tâchais de les revêtir des formes de la pensée. Mais, maintenant, je voudrais mettre mon cœur à nu, te dire toute l’ardeur de mes rêves, te dévoiler la bouillante ambition de mes sens irrités par la solitude où j’ai vécu, toujours enflammés par l’attente du bonheur, et réveillés par toi, par toi si douce de formes, si attrayante en tes manières! Mais est-il possible d’exprimer combien je suis altéré de ces félicités inconnues que donne la possession d’une femme aimée, et auxquelles deux âmes étroitement unies par l’amour doivent prêter une force de cohésion effrénée! Sache-le, ma Pauline, je suis resté pendant des heures entières dans une stupeur causée par la violence de mes souhaits passionnés, restant perdu dans le sentiment d’une caresse comme dans un gouffre sans fond. En ces moments, ma vie entière, mes pensées, mes forces, se fondent, s’unissent dans ce que je nomme un désir, faute de mots pour exprimer un délire sans nom! Et maintenant, je puis t’avouer que le jour où j’ai refusé la main que tu me tendais par un si joli mouvement, triste sagesse qui t’a fait douter de mon amour, j’étais dans un de ces moments de folie où l’on médite un meurtre pour posséder une femme. Oui, si j’avais senti la délicieuse pression que tu m’offrais, aussi vivement que ta voix retentissait dans mon cœur, je ne sais où m’aurait conduit la violence de mes désirs. Mais je puis me taire et souffrir beaucoup. Pourquoi parler de ces douleurs quand mes contemplations vont devenir des réalités? Il me sera donc maintenant permis de faire de toute notre vie une seule caresse! Chérie aimée, il se rencontre tel effet de lumière sur tes cheveux noirs qui me ferait rester, les larmes dans les yeux, pendant de longues heures occupé à voir ta chère personne, si tu ne me disais pas en te retournant: «Finis, tu me rends honteuse.» Demain, notre amour se saura donc! Ah! Pauline, ces regards des autres à supporter, cette curiosité publique me serre le cœur. Allons à Villenoix, restons-y loin de tout. Je voudrais qu’aucune créature ayant face humaine n’entrât dans le sanctuaire où tu seras à moi; je voudrais même qu’après nous il n’existât plus, qu’il fût détruit. Oui, je voudrais dérober à la nature entière un bonheur que nous sommes seuls à comprendre, seuls à sentir, et qui est tellement immense que je m’y jette pour y mourir: c’est un abîme. Ne t’effraie pas des larmes qui ont mouillé cette lettre, c’est des larmes de joie. Mon seul bonheur, nous ne nous quitterons donc plus!» * * * * * En 1823, j’allais de Paris en Touraine par la diligence. A Mer, le conducteur prit un voyageur pour Blois. En le faisant entrer dans la partie de la voiture où je me trouvais, il lui dit en plaisantant:--Vous ne serez pas gêné là, monsieur Lefebvre! En effet, j’étais seul. En entendant ce nom, en voyant un vieillard à cheveux blancs qui paraissait au moins octogénaire, je pensai tout naturellement à l’oncle de Lambert. Après quelques questions insidieuses, j’appris que je ne me trompais pas. Le bonhomme venait de faire ses vendanges à Mer, il retournait à Blois. Aussitôt je lui demandai des nouvelles de mon ancien _faisant_. Au premier mot, la physionomie du vieil Oratorien, déjà grave et sévère comme celle d’un soldat qui aurait beaucoup souffert, devint triste et brune; les rides de son front se contractèrent légèrement; il serra ses lèvres, me jeta un regard équivoque et me dit:--Vous ne l’avez pas revu depuis le collége? --Non, ma foi, répondis-je. Mais nous sommes aussi coupables l’un que l’autre, s’il y a oubli. Vous le savez, les jeunes gens mènent une vie si aventureuse et si passionnée en quittant les bancs de l’école, qu’il faut se retrouver pour savoir combien l’on s’aime encore. Cependant, parfois, un souvenir de jeunesse arrive, et il est impossible de s’oublier tout à fait, surtout lorsqu’on a été aussi amis que nous l’étions Lambert et moi. On nous avait appelés _le Poète-et-Pythagore_! Je lui dis mon nom, mais en l’entendant la figure du bonhomme se rembrunit encore. --Vous ne connaissez donc pas son histoire, reprit-il. Mon pauvre neveu devait épouser la plus riche héritière de Blois, mais la veille de son mariage il est devenu fou. --Lambert, fou! m’écriai-je frappé de stupeur. Et par quel événement? C’était la plus riche mémoire, la tête la plus fortement organisée, le jugement le plus sagace que j’aie rencontrés! Beau génie, un peu trop passionné peut-être pour la mysticité; mais le meilleur cœur du monde! Il lui est donc arrivé quelque chose de bien extraordinaire? --Je vois que vous l’avez bien connu, me dit le bonhomme. Depuis Mer jusqu’à Blois, nous parlâmes alors de mon pauvre camarade, en faisant de longues digressions par lesquelles je m’instruisis des particularités que j’ai déjà rapportées pour présenter les faits dans un ordre qui les rendît intéressants. J’appris à son oncle le secret de nos études, la nature des occupations de son neveu; puis le vieillard me raconta les événements survenus dans la vie de Lambert depuis que je l’avais quitté. A entendre monsieur Lefebvre, Lambert aurait donné quelques marques de folie avant son mariage; mais ces symptômes lui étant communs avec tous ceux qui aiment passionnément, ils me parurent moins caractéristiques lorsque je connus et la violence de son amour et mademoiselle de Villenoix. En province, où les idées se raréfient, un homme plein de pensées neuves et dominé par un système, comme l’était Louis, pouvait passer au moins pour un original. Son langage devait surprendre d’autant plus qu’il parlait plus rarement. Il disait: _Cet homme n’est pas de mon ciel_, là où les autres disaient: _Nous ne mangerons pas un minot de sel ensemble_. Chaque homme de talent a ses idiotismes particuliers. Plus large est le génie, plus tranchées sont les bizarreries qui constituent les divers degrés d’_originalité_. En province, un original passe pour un homme à moitié fou. Les premières paroles de monsieur Lefebvre me firent donc douter de la folie de mon camarade. Tout en écoutant le vieillard, je critiquais intérieurement son récit. Le fait le plus grave était survenu quelques jours avant le mariage des deux amants. Louis avait eu quelques accès de catalepsie bien caractérisés. Il était resté pendant cinquante-neuf heures immobile, les yeux fixes, sans manger ni parler; état purement nerveux dans lequel tombent quelques personnes en proie à de violentes passions; phénomène rare, mais dont les effets sont bien parfaitement connus des médecins. S’il y avait quelque chose d’extraordinaire, c’est que Louis n’eût pas eu déjà plusieurs accès de cette maladie, à laquelle le prédisposaient son habitude de l’extase et la nature de ses idées. Mais sa constitution extérieure et intérieure était si parfaite qu’elle avait sans doute résisté jusqu’alors à l’abus de ses forces. L’exaltation à laquelle dut le faire arriver l’attente du plus grand plaisir physique, encore agrandie chez lui par la chasteté du corps et par la puissance de l’âme, avait bien pu déterminer cette crise dont les résultats ne sont pas plus connus que la cause. Les lettres que le hasard a conservées accusent d’ailleurs assez bien sa transition de l’idéalisme pur dans lequel il vivait au sensualisme le plus aigu. Jadis, nous avions qualifié d’admirable ce phénomène humain dans lequel Lambert voyait la séparation fortuite de nos deux natures, et les symptômes d’une absence complète de l’être intérieur usant de ses facultés inconnues sous l’empire d’une cause inobservée. Cette maladie, abîme tout aussi profond que le sommeil, se rattachait au système de preuves que Lambert avait données dans son _Traité de la Volonté_. Au moment où monsieur Lefebvre me parla du premier accès de Louis, je me souvins tout à coup d’une conversation que nous eûmes à ce sujet, après la lecture d’un livre de médecine. --Une méditation profonde, une belle extase sont peut-être, dit-il en terminant, des catalepsies en herbe. Le jour où il formula si brièvement cette pensée, il avait tâché de lier les phénomènes moraux entre eux par une chaîne d’effets, en suivant pas à pas tous les actes de l’intelligence, commençant par les simples mouvements de l’instinct purement animal qui suffit à tant d’êtres, surtout à certains hommes dont les forces passent toutes dans un travail purement mécanique; puis, allant à l’agrégation des pensées, arrivant à la comparaison, à la réflexion, à la méditation, enfin à l’extase et à la catalepsie. Certes, Lambert crut avec la naïve conscience du jeune âge avoir fait le plan d’un beau livre en échelonnant ainsi ces divers degrés des puissances intérieures de l’homme. Je me rappelle que, par une de ces fatalités qui font croire à la prédestination, nous attrapâmes le grand Martyrologe où sont contenus les faits les plus curieux sur l’abolition complète de la vie corporelle à laquelle l’homme peut arriver dans les paroxysmes de ses facultés intérieures. En réfléchissant aux effets du fanatisme, Lambert fut alors conduit à penser que les collections d’idées auxquelles nous donnons le nom de sentiments pouvaient bien être le jet matériel de quelque fluide que produisent les hommes plus ou moins abondamment, suivant la manière dont leurs organes en absorbent les substances génératrices dans les milieux où ils vivent. Nous nous passionnâmes pour la catalepsie, et, avec l’ardeur que les enfants mettent dans leurs entreprises, nous essayâmes de supporter la douleur _en pensant à autre chose_. Nous nous fatiguâmes beaucoup à faire quelques expériences assez analogues à celles dues aux convulsionnaires dans le siècle dernier, fanatisme religieux qui servira quelque jour à la science humaine. Je montais sur l’estomac de Lambert, et m’y tenais plusieurs minutes sans lui causer la plus légère douleur; mais, malgré ces folles tentatives, nous n’eûmes aucun accès de catalepsie. Cette digression m’a paru nécessaire pour expliquer mes premiers doutes, que monsieur Lefebvre dissipa complétement. --Lorsque son accès fut passé, me dit-il, mon neveu tomba dans une terreur profonde, dans une mélancolie que rien ne put dissiper. Il se crut impuissant. Je me mis à le surveiller avec l’attention d’une mère pour son enfant, et le surpris heureusement au moment où il allait pratiquer sur lui-même l’opération à laquelle Origène crut devoir son talent. Je l’emmenai promptement à Paris pour le confier aux soins de M. Esquirol. Pendant le voyage, Louis resta plongé dans une somnolence presque continuelle, et ne me reconnut plus. A Paris, les médecins le regardèrent comme incurable, et conseillèrent unanimement de le laisser dans la plus profonde solitude, en évitant de troubler le silence nécessaire à sa guérison improbable, et de le mettre dans une salle fraîche où le jour serait constamment adouci.--Mademoiselle de Villenoix, à qui j’avais caché l’état de Louis, reprit-il en clignant les yeux, mais dont le mariage passait pour être rompu, vint à Paris, et apprit la décision des médecins. Aussitôt elle désira voir mon neveu, qui la reconnut à peine; puis elle voulut, d’après la coutume des belles âmes, se consacrer à lui donner les soins nécessaires à sa guérison. «Elle y aurait été obligée, disait-elle, s’il eût été son mari; devait-elle faire moins pour son amant?» Aussi a-t elle emmené Louis à Villenoix, où ils demeurent depuis deux ans. Au lieu de continuer mon voyage, je m’arrêtai donc à Blois dans le dessein d’aller voir Louis. Le bonhomme Lefebvre ne me permit pas de descendre ailleurs que dans sa maison, où il me montra la chambre de son neveu, les livres et tous les objets qui lui avaient appartenu. A chaque chose, il échappait au vieillard une exclamation douloureuse par laquelle il accusait les espérances que le génie précoce de Lambert lui avait fait concevoir, et le deuil affreux où le plongeait cette perte irréparable. --Ce jeune homme savait tout, mon cher monsieur! dit-il en posant sur une table le volume où sont contenues les œuvres de Spinosa. Comment une tête si bien organisée a-t-elle pu se détraquer? --Mais, monsieur, lui répondis-je, ne serait-ce pas un effet de sa vigoureuse organisation? S’il est réellement en proie à cette crise encore inobservée dans tous ses modes et que nous appelons _folie_, je suis tenté d’en attribuer la cause à sa passion. Ses études, son genre de vie avaient porté ses forces et ses facultés à un degré de puissance au delà duquel la plus légère surexcitation devait faire céder la nature; l’amour les aura donc brisées ou élevées à une nouvelle expression que peut-être calomnions-nous en la qualifiant sans la connaître. Enfin, peut-être a-t-il vu dans les plaisirs de son mariage un obstacle à la perfection de ses sens intérieurs et à son vol à travers les Mondes Spirituels. --Mon cher monsieur, répliqua le vieillard après m’avoir attentivement écouté, votre raisonnement est sans doute fort logique; mais quand je le comprendrais, ce triste savoir me consolerait-il de la perte de mon neveu? L’oncle de Lambert était un de ces hommes qui ne vivent que par le cœur. Le lendemain, je partis pour Villenoix. Le bonhomme m’accompagna jusqu’à la porte de Blois. Quand nous fûmes dans le chemin qui mène à Villenoix, il s’arrêta pour me dire:--Vous pensez bien que je n’y vais point. Mais, vous, n’oubliez pas ce que je vous ai dit. En présence de mademoiselle de Villenoix, n’ayez pas l’air de vous apercevoir que Louis est fou. Il resta sans bouger à la place où je venais de le quitter, et d’où il me regarda jusqu’à ce qu’il m’eût perdu de vue. Je ne cheminai pas sans de profondes émotions vers le château de Villenoix. Mes réflexions croissaient à chaque pas dans cette route que Louis avait tant de fois faite, le cœur plein d’espérance, l’âme exaltée par tous les aiguillons de l’amour. Les buissons, les arbres, les caprices de cette route tortueuse dont les bords étaient déchirés par de petits ravins, acquirent un intérêt prodigieux pour moi. J’y voulais retrouver les impressions et les pensées de mon pauvre camarade. Sans doute ces conversations du soir, au bord de cette brèche où sa maîtresse venait le retrouver, avaient initié mademoiselle de Villenoix aux secrets de cette âme et si noble et si vaste, comme je le fus moi-même quelques années auparavant. Mais le fait qui me préoccupait le plus, et donnait à mon pèlerinage un immense intérêt de curiosité parmi les sentiments presque religieux qui me guidaient, était cette magnifique croyance de mademoiselle de Villenoix que le bonhomme m’avait expliquée: avait-elle, à la longue, contracté la folie de son amant, ou était-elle entrée si avant dans son âme, qu’elle en pût comprendre toutes les pensées, même les plus confuses? Je me perdais dans cet admirable problème de sentiment qui dépassait les plus belles inspirations de l’amour et ses dévouements les plus beaux. Mourir l’un pour l’autre est un sacrifice presque vulgaire. Vivre fidèle à un seul amour est un héroïsme qui a rendu mademoiselle Dupuis immortelle. Lorsque Napoléon-le-Grand et lord Byron ont eu des successeurs là où ils avaient aimé, il est permis d’admirer cette veuve de Bolingbroke; mais mademoiselle Dupuis pouvait vivre par les souvenirs de plusieurs années de bonheur, tandis que mademoiselle de Villenoix, n’ayant connu de l’amour que ses premières émotions, m’offrait le type du dévouement dans sa plus large expression. Devenue presque folle, elle était sublime; mais comprenant, expliquant la folie, elle ajoutait aux beautés d’un grand cœur un chef-d’œuvre de passion digne d’être étudié. Lorsque j’aperçus les hautes tourelles du château, dont l’aspect avait dû faire si souvent tressaillir le pauvre Lambert, mon cœur palpita vivement. Je m’étais associé, pour ainsi dire, à sa vie et à sa situation en me rappelant tous les événements de notre jeunesse. Enfin, j’arrivai dans une grande cour déserte, et pénétrai jusque dans le vestibule du château sans avoir rencontré personne. Le bruit de mes pas fit venir une femme âgée, à laquelle je remis la lettre que monsieur Lefebvre avait écrite à mademoiselle de Villenoix. Bientôt la même femme revint me chercher, et m’introduisit dans une salle basse, dallée en marbre blanc et noir, dont les persiennes étaient fermées, et au fond de laquelle je vis indistinctement Louis Lambert. --Asseyez-vous, monsieur, me dit une voix douce qui allait au cœur. Mademoiselle de Villenoix se trouvait à côté de moi sans que je l’eusse aperçue, et m’avait apporté sans bruit une chaise que je ne pris pas d’abord. L’obscurité était si forte que, dans le premier moment, mademoiselle de Villenoix et Louis me firent l’effet de deux masses noires qui tranchaient sur le fond de cette atmosphère ténébreuse. Je m’assis, en proie à ce sentiment qui nous saisit presque malgré nous sous les sombres arcades d’une église. Mes yeux, encore frappés par l’éclat du soleil, ne s’accoutumèrent que graduellement à cette nuit factice. --Monsieur, lui dit-elle, est ton ami de collége. [Illustration: LOUIS LAMBERT Il se tenait debout, les deux coudes appuyés sur la saillie formée par la boiserie.....] Lambert ne répondit pas. Je pus enfin le voir, et il m’offrit un de ces spectacles qui se gravent à jamais dans la mémoire. Il se tenait debout, les deux coudes appuyés sur la saillie formée par la boiserie, en sorte que son buste paraissait fléchir sous le poids de sa tête inclinée. Ses cheveux, aussi longs que ceux d’une femme, tombaient sur ses épaules, et entouraient sa figure de manière à lui donner de la ressemblance avec les bustes qui représentent les grands hommes du siècle de Louis XIV. Son visage était d’une blancheur parfaite. Il frottait habituellement une de ses jambes sur l’autre par un mouvement machinal que rien n’avait pu réprimer, et le frottement continuel des deux os produisait un bruit affreux. Auprès de lui se trouvait un sommier de mousse posé sur une planche. --Il lui arrive très-rarement de se coucher, me dit mademoiselle de Villenoix, quoique chaque fois il dorme pendant plusieurs jours. Louis se tenait debout comme je le voyais, jour et nuit, les yeux fixes, sans jamais baisser et relever les paupières comme nous en avons l’habitude. Après avoir demandé à mademoiselle Villenoix si un peu plus de jour ne causerait aucune douleur à Lambert, sur sa réponse, j’ouvris légèrement la persienne, et pus voir alors l’expression de la physionomie de mon ami. Hélas! déjà ridé, déjà blanchi, enfin déjà plus de lumière dans ses yeux, devenus vitreux comme ceux d’un aveugle. Tous ses traits semblaient tirés par une convulsion vers le haut de sa tête. J’essayai de lui parler à plusieurs reprises; mais il ne m’entendit pas. C’était un débris arraché à la tombe, une espèce de conquête faite par la vie sur la mort, ou par la mort sur la vie. J’étais là depuis une heure environ, plongé dans une indéfinissable rêverie, en proie à mille idées affligeantes. J’écoutais mademoiselle de Villenoix qui me racontait dans tous ses détails cette vie d’enfant au berceau. Tout à coup Louis cessa de frotter ses jambes l’une contre l’autre, et dit d’une voix lente:--_Les anges sont blancs!_ Je ne puis expliquer l’effet produit sur moi par cette parole, par le son de cette voix tant aimée, dont les accents attendus péniblement me paraissaient à jamais perdus pour moi. Malgré moi mes yeux se remplirent de larmes. Un pressentiment involontaire passa rapidement dans mon âme et me fit douter que Louis eût perdu la raison. J’étais cependant bien certain qu’il ne me voyait ni ne m’entendait; mais les harmonies de sa voix, qui semblaient accuser un bonheur divin, communiquèrent à ces mots d’irrésistibles pouvoirs. Incomplète révélation d’un monde inconnu, sa phrase retentit dans nos âmes comme quelque magnifique sonnerie d’église au milieu d’une nuit profonde. Je ne m’étonnai plus que mademoiselle de Villenoix crût Louis parfaitement sain d’entendement. Peut-être la vie de l’âme avait-elle anéanti la vie du corps. Peut-être sa compagne avait-elle, comme je l’eus alors, de vagues intuitions de cette nature mélodieuse et fleurie que nous nommons dans sa plus large expression: LE CIEL. Cette femme, cet ange restait toujours là, assise devant un métier à tapisserie, et chaque fois qu’elle tirait son aiguille elle regardait Lambert en exprimant un sentiment triste et doux. Hors d’état de supporter cet affreux spectacle, car je ne savais pas, comme mademoiselle de Villenoix, en deviner tous les secrets; je sortis, et nous allâmes nous promener ensemble pendant quelques moments pour parler d’elle et de Lambert. --Sans doute, me dit-elle, Louis doit paraître fou; mais il ne l’est pas, si le nom de fou doit appartenir seulement à ceux dont, par des causes inconnues, le cerveau se vicie, et qui n’offrent aucune raison de leurs actes. Tout est parfaitement coordonné chez mon mari. S’il ne vous a pas reconnu physiquement, ne croyez pas qu’il ne vous ait point vu. Il a réussi à se dégager de son corps, et nous aperçoit sous une autre forme, je ne sais laquelle. Quand il parle, il exprime des choses merveilleuses. Seulement, assez souvent, il achève par la parole une idée commencée dans son esprit, ou commence une proposition qu’il achève mentalement. Aux autres hommes, il paraîtrait aliéné; pour moi, qui vis dans sa pensée, toutes ses idées sont lucides. Je parcours le chemin fait par son esprit, et, quoique je n’en connaisse pas tous les détours, je sais me trouver néanmoins au but avec lui. A qui n’est-il pas, maintes fois, arrivé de penser à une chose futile et d’être entraîné vers une pensée grave par des idées ou par des souvenirs qui s’enroulent? Souvent, après avoir parlé d’un objet frivole, innocent point de départ de quelque rapide méditation, un penseur oublie ou tait les liaisons abstraites qui l’ont conduit à sa conclusion, et reprend la parole en ne montrant que le dernier anneau de cette chaîne de réflexions. Les gens vulgaires à qui cette vélocité de vision mentale est inconnue, ignorant le travail intérieur de l’âme, se mettent à rire du rêveur, et le traitent de fou s’il est coutumier de ces sortes d’oublis. Louis est toujours ainsi: sans cesse il voltige à travers les espaces de la pensée, et s’y promène avec une vivacité d’hirondelle, je sais le suivre dans ses détours. Voilà l’histoire de sa folie. Peut-être un jour Louis reviendra-t-il à cette vie dans laquelle nous végétons; mais s’il respire l’air des cieux avant le temps où il nous sera permis d’y exister, pourquoi souhaiterions-nous de le revoir parmi nous? Contente d’entendre battre son cœur, tout mon bonheur est d’être auprès de lui. N’est-il pas tout à moi? Depuis trois ans, à deux reprises, je l’ai possédé pendant quelques jours: en Suisse où je l’ai conduit, et au fond de la Bretagne dans une île où je l’ai mené prendre des bains de mer. J’ai été deux fois bien heureuse! Je puis vivre par mes souvenirs. --Mais, lui dis-je, écrivez-vous les paroles qui lui échappent? --Pourquoi? me répondit-elle. Je gardai le silence, les sciences humaines étaient bien petites devant cette femme. --Dans le temps où il se mit à parler, reprit-elle, je crois avoir recueilli ses premières phrases, mais j’ai cessé de le faire; je n’y entendais rien alors. Je les lui demandai par un regard; elle me comprit, et voici ce que je pus sauver de l’oubli. I. _Ici-bas, tout est le produit d’une_ SUBSTANCE ÉTHÉRÉE, _base commune de plusieurs phénomènes connus sous les noms impropres d_’Électricité, Chaleur, Lumière, Fluide galvanique, magnétique, etc. _L’universalité des transmutations de cette_ Substance _constitue ce que l’on appelle vulgairement la Matière_. II. _Le Cerveau est le matras où l_’ANIMAL _transporte ce que, suivant la force de cet appareil, chacune de ses organisations peut absorber de cette_ SUBSTANCE, _et d’où elle sort transformée en Volonté._ _La Volonté est un fluide, attribut de tout être doué de mouvement. De là les innombrables formes qu’affecte l_’ANIMAL, _et qui sont les effets de sa combinaison avec la_ SUBSTANCE. _Ses instincts sont le produit des nécessités que lui imposent les milieux où il se développe. De là ses variétés._ III. _En l’homme, la Volonté devient une force qui lui est propre, et qui surpasse en intensité celle de toutes les espèces._ IV. _Par sa constante alimentation, la Volonté tient à la_ SUBSTANCE _qu’elle retrouve dans toutes les transmutations en les pénétrant par la Pensée, qui est un produit particulier de la Volonté humaine, combinée avec les modifications de la_ SUBSTANCE. V. _Du plus ou moins de perfection de l’appareil humain, viennent les innombrables formes qu’affecte la Pensée._ VI. _La Volonté s’exerce par des organes vulgairement nommés les cinq sens, qui n’en sont qu’un seul, la faculté de voir. Le tact comme le goût, l’ouïe comme l’odorat, est une vue adaptée aux transformations de la_ SUBSTANCE _que l’homme peut saisir dans ses deux états, transformée et non transformée._ VII. _Toutes les choses qui tombent par la Forme dans le domaine du sens unique, la faculté de voir, se réduisent à quelques corps élémentaires dont les principes sont dans l’air, dans la lumière ou dans les principes de l’air et de la lumière. Le son est une modification de l’air; toutes les couleurs sont des modifications de la lumière; tout parfum est une combinaison d’air et de lumière; ainsi les quatre expressions de la matière par rapport à l’homme, le son, la couleur, le parfum et la forme, ont une même origine; car le jour n’est pas loin où l’on reconnaîtra la filiation des principes de la lumière dans ceux de l’air. La pensée qui tient à la lumière s’exprime par la parole qui tient au son. Pour lui, tout provient donc de la_ SUBSTANCE _dont les transformations ne diffèrent que par le_ NOMBRE, _par un certain_ dosage _dont les proportions produisent les individus ou les choses de ce que l’on nomme les_ RÈGNES. VIII. _Quand la_ SUBSTANCE _est absorbée en un Nombre suffisant, elle fait de l’homme un appareil d’une énorme puissance, qui communique avec le principe même de la_ SUBSTANCE, _et agit sur la nature organisée à la manière des grands courants qui absorbent les petits. La volition met en œuvre cette force indépendante de la pensée, et qui, par sa concentration, obtient quelques-unes des propriétés de la_ SUBSTANCE, _comme la rapidité de la lumière, comme la pénétration de l’électricité, comme la faculté de saturer les corps, et auxquelles il faut ajouter l’intelligence de ce qu’elle peut. Mais il est en l’homme un phénomène primitif et dominateur qui ne souffre aucune analyse. On décomposera l’homme en entier, l’on trouvera peut-être les éléments de la Pensée et de la Volonté; mais on rencontrera toujours, sans pouvoir le résoudre, cet_ X _contre lequel je me suis autrefois heurté. Cet_ X _est la_ PAROLE, _dont la communication brûle et dévore ceux qui ne sont pas préparés à la recevoir. Elle engendre incessamment la_ SUBSTANCE. IX. _La colère, comme toutes nos expressions passionnées, est un courant de la force humaine qui agit électriquement; sa commotion, quand il se dégage, agit sur les personnes présentes, même sans qu’elles en soient le but ou la cause. Ne se rencontre-t-il pas des hommes qui, par une décharge de leur volition, cohobent les sentiments des masses?_ X. _Le fanatisme et tous les sentiments sont des Forces Vives. Ces forces, chez certains êtres, deviennent des fleuves de Volonté qui réunissent et entraînent tout._ XI. _Si l’espace existe, certaines facultés donnent le pouvoir de le franchir avec une telle vitesse que leurs effets équivalent à son abolition. De ton lit aux frontières du monde, il n’y a que deux pas_: LA VOLONTÉ--LA FOI! XII. _Les faits ne sont rien, ils n’existent pas, il ne subsiste de nous que des Idées._ XIII. _Le monde des Idées se divise en trois sphères: celle de l’Instinct, celle des abstractions, celle de la Spécialité._ XIV. _La plus grande partie de l’Humanité visible, la partie la plus faible, habite la sphère de l’Instinctivité. Les Instinctifs naissent, travaillent et meurent sans s’élever au second degré de l’intelligence humaine, l’Abstraction._ XV. _A l’Abstraction commence la Société. Si l’Abstraction comparée à l’Instinct est une puissance presque divine, elle est une faiblesse inouïe, comparée au don de Spécialité qui peut seul expliquer Dieu. L’Abstraction comprend toute une nature en germe plus virtuellement que la graine ne contient le système d’une plante et ses produits. De l’abstraction naissent les lois, les arts, les intérêts, les idées sociales. Elle est la gloire et le fléau du monde: la gloire, elle a créé les sociétés; le fléau, elle dispense l’homme d’entrer dans la Spécialité, qui est un des chemins de l’Infini. L’homme juge tout par ses abstractions, le bien, le mal, la vertu, le crime. Ses formules de droit sont ses balances, sa justice est aveugle: celle de Dieu voit, tout est là. Il se trouve nécessairement des êtres intermédiaires qui séparent le Règne des Instinctifs du Règne des Abstractifs, et chez lesquels l’Instinctivité se mêle à l’Abstractivité dans des proportions infinies. Les uns ont plus d’Instinctivité que d’Abstractivité, et vice versa, que les autres. Puis, il est des êtres chez lesquels les deux actions se neutralisent en agissant par des forces égales._ XVI. _La Spécialité consiste à voir les choses du monde matériel aussi bien que celles du monde spirituel dans leurs ramifications originelles et conséquentielles. Les plus beaux génies humains sont ceux qui sont partis des ténèbres de l’Abstraction pour arriver aux lumières de la Spécialité._ (_Spécialité_, species, _vue, spéculer, voir tout, et d’un seul coup_; Speculum, _miroir ou moyen d’apprécier une chose en la voyant tout entière_.) _Jésus était Spécialiste, il voyait le fait dans ses racines et dans ses productions, dans le passé qui l’avait engendré, dans le présent où il se manifestait, dans l’avenir où il se développait; sa vue pénétrait l’entendement d’autrui. La perfection de la vue intérieure enfante le don de Spécialité. La Spécialité emporte l’intuition. L’intuition est une des facultés de_ L’HOMME INTÉRIEUR _dont le Spécialisme est un attribut. Elle agit par une imperceptible sensation ignorée de celui qui lui obéit: Napoléon s’en allant instinctivement de sa place avant qu’un boulet n’y arrive._ XVII. _Entre la sphère du Spécialisme et celle de l’Abstractivité se trouvent, comme entre celle-ci et celle de l’Instinctivité, des êtres chez lesquels les divers attributs des deux règnes se confondent et produisent des mixtes: les hommes de génie._ XVIII. _Le Spécialiste est nécessairement la plus parfaite expression de l_’HOMME, _l’anneau qui lie le monde visible aux mondes supérieurs: il agit, il voit et il sent par son_ INTÉRIEUR. _L’Abstractif pense. L’Instinctif agit._ XIX. _De là trois degrés pour l’homme_: Instinctif, _il est au-dessous de la mesure_; Abstractif, _il est au niveau_; Spécialiste, _il est au-dessus. Le_ Spécialisme _ouvre à l’homme sa véritable carrière, l’infini commence à poindre en lui, là il entrevoit sa destinée_. XX. _Il existe trois mondes: le_ NATUREL, le SPIRITUEL, _le_ DIVIN. _L’Humanité transite dans le Monde Naturel, qui n’est fixe ni dans son essence ni dans ses facultés. Le Monde Spirituel est fixe dans son essence et mobile dans ses facultés. Le Monde Divin est fixe dans ses facultés et dans son essence. Il existe donc nécessairement un culte matériel, un culte spirituel, un culte divin; trois formes qui s’expriment par l’action, par la Parole, par la Prière, autrement dit, le Fait, l’Entendement et l’Amour. L’Instinctif veut des faits, l’Abstractif s’occupe des idées; le Spécialiste voit la fin, il aspire à Dieu qu’il pressent ou contemple._ XXI. _Aussi, peut-être un jour le sens inverse de l_’ET VERBUM CARO FACTUM EST, _sera-t-il le résumé d’un nouvel évangile qui dira_: ET LA CHAIR SE FERA LE VERBE, ELLE DEVIENDRA LA PAROLE DE DIEU. XXII. _La résurrection se fait par le vent du ciel qui balaie les mondes. L’ange porté par le vent ne dit pas:--Morts, levez-vous! Il dit:--Que les vivants se lèvent!_ * * * * * Telles sont les pensées auxquelles j’ai pu, non sans de grandes peines, donner des formes en rapport avec notre entendement. Il en est d’autres desquelles Pauline se souvenait plus particulièrement, je ne sais par quelle raison, et que j’ai transcrites; mais elles font le désespoir de l’esprit, quand, sachant de quelle intelligence elles procèdent, on cherche à les comprendre. J’en citerai quelques-unes, pour achever le dessin de cette figure, peut-être aussi parce que dans ces dernières idées la formule de Lambert embrasse-t-elle mieux les mondes que la précédente, qui semble s’appliquer seulement au mouvement zoologique. Mais entre ces deux fragments, il est une corrélation évidente aux yeux des personnes, assez rares d’ailleurs, qui se plaisent à plonger dans ces sortes de gouffres intellectuels. I. _Tout ici-bas n’existe que par le Mouvement et par le Nombre._ II. _Le Mouvement est en quelque sorte le Nombre agissant._ III. _Le Mouvement est le produit d’une force engendrée par la Parole et par une résistance qui est la Matière. Sans la résistance, le Mouvement aurait été sans résultat, son action eût été infinie. L’attraction de Newton n’est pas une loi, mais un effet de la loi générale du Mouvement universel._ IV. _Le Mouvement, en raison de la résistance, produit une combinaison qui est la vie; dès que l’un ou l’autre est plus fort, la vie cesse._ V. _Nulle part le Mouvement n’est stérile, partout il engendre le Nombre; mais il peut être neutralisé par une résistance supérieure, comme dans le minéral._ VI. _Le Nombre qui produit toutes les variétés engendre également l’harmonie, qui, dans sa plus haute acception, est le rapport entre les parties et l’Unité._ VII. _Sans le Mouvement, tout serait une seule et même chose. Ses produits, identiques dans leur essence, ne diffèrent que par le Nombre qui a produit les facultés._ VIII. _L’homme tient aux facultés, l’ange tient à l’essence._ IX. _En unissant son corps à l’action élémentaire, l’homme peut arriver à s’unir à la lumière par son_ INTÉRIEUR. X. _Le Nombre est un témoin intellectuel qui n’appartient qu’à l’homme, et par lequel il peut arriver à la connaissance de la Parole._ XI. _Il est un nombre que l’Impur ne franchit pas, le Nombre où la création est finie._ XII. _L’Unité a été le point de départ de tout ce qui fut produit; il en est résulté des Composés, mais la fin doit être identique au commencement. De là cette formule spirituelle: Unité composée, Unité variable, Unité fixe._ XIII. _L’Univers est donc la variété dans l’Unité. Le Mouvement est le moyen, le Nombre est le résultat. La fin est le retour de toutes choses à l’unité, qui est Dieu._ XIV. TROIS _et_ SEPT _sont les deux plus grands nombres_ spirituels. XV. TROIS _est la formule des Mondes créés. Il est le signe_ spirituel _de la création comme il est le signe_ matériel _de la circonférence. En effet, Dieu n’a procédé que par des lignes circulaires. La ligne droite est l’attribut de l’infini; aussi l’homme qui pressent l’infini la reproduit-il dans ses œuvres_. DEUX _est le Nombre de la génération_. TROIS _est le Nombre de l’existence, qui comprend la génération et le produit. Ajoutez le Quaternaire, vous avez le_ SEPT, _qui est la formule du ciel. Dieu est au-dessus, il est l’Unité._ * * * * * Après être allé revoir encore une fois Lambert, je quittai sa femme et revins en proie à des idées si contraires à la vie sociale, que je renonçai, malgré ma promesse, à retourner à Villenoix. La vue de Louis avait exercé sur moi je ne sais quelle influence sinistre. Je redoutai de me retrouver dans cette atmosphère enivrante où l’extase était contagieuse. Chacun aurait éprouvé comme moi l’envie de se précipiter dans l’infini, de même que les soldats se tuaient tous dans la guérite où s’était suicidé l’un d’eux au camp de Boulogne. On sait que Napoléon fut obligé de faire brûler ce bois, dépositaire d’idées arrivées à l’état de miasmes mortels. Peut-être en était-il de la chambre de Louis comme de cette guérite? Ces deux faits seraient des preuves de plus en faveur de son système sur la transmission de la Volonté. J’y ressentis des troubles extraordinaires qui surpassèrent les effets les plus fantastiques causés par le thé, le café, l’opium, par le sommeil et la fièvre, agents mystérieux dont les terribles actions embrasent si souvent nos têtes. Peut-être aurais-je pu transformer en un livre complet ces débris de pensées, compréhensibles seulement pour certains esprits habitués à se pencher sur le bord des abîmes, dans l’espérance d’en apercevoir le fond. La vie de cet immense cerveau, qui sans doute a craqué de toutes parts comme un empire trop vaste, y eût été développée dans le récit des visions de cet être, incomplet par trop de force ou par faiblesse; mais j’ai mieux aimé rendre compte de mes impressions que de faire une œuvre plus ou moins poétique. Lambert mourut à l’âge de vingt-huit ans, le 25 septembre 1824, entre les bras de son amie. Elle le fit ensevelir dans une des îles du parc de Villenoix. Son tombeau consiste en une simple croix de pierre, sans nom, sans date. Fleur née sur le bord d’un gouffre, elle devait y tomber inconnue avec ses couleurs et ses parfums inconnus. Comme beaucoup de gens incompris, n’avait-il pas souvent voulu se plonger avec orgueil dans le néant pour y perdre les secrets de sa vie! Cependant mademoiselle de Villenoix aurait bien eu le droit d’inscrire sur cette croix les noms de Lambert, en y indiquant les siens. Depuis la perte de son mari, cette nouvelle union n’est-elle pas son espérance de toutes les heures? Mais les vanités de la douleur sont étrangères aux âmes fidèles. Villenoix tombe en ruines. La femme de Lambert ne l’habite plus, sans doute pour mieux s’y voir comme elle y fut jadis. Ne lui a-t-on pas entendu dire naguère:--J’ai eu son cœur, à Dieu son génie! Au château de Saché, juin-juillet 1832. SÉRAPHITA. A MADAME ÉVELINE DE HANSKA, NÉE COMTESSE RZEWUSKA. _Madame, voici l’œuvre que vous m’avez demandée: je suis heureux, en vous la dédiant, de pouvoir vous donner un témoignage de la respectueuse affection que vous m’avez permis de vous porter. Si je suis accusé d’impuissance après avoir tenté d’arracher aux profondeurs de la mysticité ce livre qui, sous la transparence de notre belle langue, voulait les lumineuses poésies de l’Orient, à vous la faute! Ne m’avez-vous pas ordonné cette lutte, semblable à celle de Jacob, en me disant que le plus imparfait dessin de cette figure par vous rêvée, comme elle le fut par moi dès l’enfance, serait encore pour vous quelque chose? Le voici donc, ce quelque chose. Pourquoi cette œuvre ne peut-elle appartenir exclusivement à ces nobles esprits préservés, comme vous l’êtes, des petitesses mondaines par la solitude? Ceux-là sauraient y imprimer la mélodieuse mesure qui manque, et qui en aurait fait entre les mains d’un de nos poètes la glorieuse épopée que la France attend encore. Ceux-là l’accepteront de moi comme une de ces balustrades sculptées par quelque artiste plein de foi, et sur lesquelles les pèlerins s’appuient pour méditer la fin de l’homme en contemplant le chœur d’une belle église._ _Je suis avec respect, Madame, votre devoué serviteur_, DE BALZAC. Paris, 23 août 1835. I. SÉRAPHÎTÜS. A voir sur une carte les côtes de la Norwége, quelle imagination ne serait émerveillée de leurs fantasques découpures, longue dentelle de granit où mugissent incessamment les flots de la mer du Nord? qui n’a rêvé les majestueux spectacles offerts par ces rivages sans grèves, par cette multitude de criques, d’anses, de petites baies dont aucune ne se ressemble, et qui toutes sont des abîmes sans chemins? Ne dirait-on pas que la nature s’est plu à dessiner par d’ineffaçables hiéroglyphes le symbole de la vie norwégienne, en donnant à ces côtes la configuration des arêtes d’un immense poisson? car la pêche forme le principal commerce et fournit presque toute la nourriture de quelques hommes attachés comme une touffe de lichen à ces arides rochers. Là, sur quatorze degrés de longueur, à peine existe-t-il sept cent mille âmes. Grâce aux périls dénués de gloire, aux neiges constantes que réservent aux voyageurs ces pics de la Norwége, dont le nom donne froid déjà, leurs sublimes beautés sont restées vierges et s’harmonieront aux phénomènes humains, vierges encore pour la poésie du moins, qui s’y sont accomplis, et dont voici l’histoire. Lorsqu’une de ces baies, simple fissure aux yeux des eiders, est assez ouverte pour que la mer ne gèle pas entièrement dans cette prison de pierre où elle se débat, les gens du pays nomment ce petit golfe un _fiord_, mot que presque tous les géographes ont essayé de naturaliser dans leurs langues respectives. Malgré la ressemblance qu’ont entre eux ces espèces de canaux, chacun a sa physionomie particulière: partout la mer est entrée dans leurs cassures, mais partout les rochers s’y sont diversement fendus, et leurs tumultueux précipices défient les termes bizarres de la géométrie: ici le roc s’est dentelé comme une scie, là ses tables trop droites ne souffrent ni le séjour de la neige, ni les sublimes aigrettes des sapins du nord; plus loin, les commotions du globe ont arrondi quelque sinuosité coquette, belle vallée que meublent par étages des arbres au noir plumage. Vous seriez tenté de nommer ce pays la Suisse des mers. Entre Drontheim et Christiania, se trouve une de ces baies, nommée le Stromfiord. Si le Stromfiord n’est pas le plus beau de ces paysages, il a du moins le mérite de résumer les magnificences terrestres de la Norwége, et d’avoir servi de théâtre aux scènes d’une histoire vraiment céleste. La forme générale du Stromfiord est, au premier aspect, celle d’un entonnoir ébréché par la mer. Le passage que les flots s’y étaient ouvert présente à l’œil l’image d’une lutte entre l’Océan et le granit, deux créations également puissantes: l’une par son inertie, l’autre par sa mobilité. Pour preuves, quelques écueils de formes fantastiques en défendent l’entrée aux vaisseaux. Les intrépides enfants de la Norwége peuvent, en quelques endroits, sauter d’un roc à un autre sans s’étonner d’un abîme profond de cent toises, large de six pieds. Tantôt un frêle et chancelant morceau de gneiss, jeté en travers, unit deux rochers. Tantôt les chasseurs ou les pêcheurs ont lancé des sapins, en guise de pont, pour joindre les deux quais taillés à pic au fond desquels gronde incessamment la mer. Ce dangereux goulet se dirige vers la droite par un mouvement de serpent, y rencontre une montagne élevée de trois cents toises au-dessus du niveau de la mer, et dont les pieds forment un banc vertical d’une demi lieue de longueur, où l’inflexible granit ne commence à se briser, à se crevasser, à s’onduler, qu’à deux cents pieds environ au-dessus des eaux. Entrant avec violence, la mer est donc repoussée avec une violence égale par la force d’inertie de la montagne vers les bords opposés auxquels les réactions du flot ont imprimé de douces courbures. Le Fiord est fermé dans le fond par un bloc de gneiss couronné de forêts, d’où tombe en cascades une rivière qui à la fonte des neiges devient un fleuve, forme une nappe d’une immense étendue, s’échappe avec fracas en vomissant de vieux sapins et d’antiques mélèzes, aperçus à peine dans la chute des eaux. Vigoureusement plongés au fond du golfe, ces arbres reparaissent bientôt à sa surface, s’y marient, et construisent des îlots qui viennent échouer sur la rive gauche, où les habitants du petit village assis au bord du Stromfiord, les retrouvent brisés, fracassés, quelquefois entiers, mais toujours nus et sans branches. La montagne qui dans le Stromfiord reçoit à ses pieds les assauts de la mer et à sa cime ceux des vents du nord, se nomme le Falberg. Sa crête, toujours enveloppée d’un manteau de neige et de glace, est la plus aiguë de la Norwége, où le voisinage du pôle produit, à une hauteur de dix-huit cents pieds, un froid égal à celui qui règne sur les montagnes les plus élevées du globe. La cime de ce rocher, droite vers la mer, s’abaisse graduellement vers l’est, et se joint aux chutes de la Sieg par des vallées disposées en gradins sur lesquels le froid ne laisse venir que des bruyères et des arbres souffrants. La partie du Fiord d’où s’échappent les eaux, sous les pieds de la forêt, s’appelle le Siegdalhen, mot qui pourrait être traduit par le versant de la Sieg, nom de la rivière. La courbure qui fait face aux tables du Falberg est la vallée de Jarvis, joli paysage dominé par des collines chargées de sapins, de mélèzes, de bouleaux, de quelques chênes et de hêtres, la plus riche, la mieux colorée de toutes les tapisseries que la nature du nord a tendues sur ses âpres rochers. L’œil pouvait facilement y saisir la ligne où les terrains réchauffés par les rayons solaires commencent à souffrir la culture et laissent apparaître les végétations de la Flore norwégienne. En cet endroit, le golfe est assez large pour que la mer, refoulée par le Falberg, vienne expirer en murmurant sur la dernière frange de ces collines, rive doucement bordée d’un sable fin, parsemé de mica, de paillettes, de jolis cailloux, de porphyres, de marbres aux mille nuances amenés de la Suède par les eaux de la rivière, et de débris marins, de coquillages, fleurs de la mer que poussent les tempêtes, soit du pôle, soit du midi. Au bas des montagnes de Jarvis se trouve le village composé de deux cents maisons de bois, où vit une population perdue là, comme dans une forêt ces ruches d’abeilles qui, sans augmenter ni diminuer, végètent heureuses, en butinant leur vie au sein d’une sauvage nature. L’existence anonyme de ce village s’explique facilement. Peu d’hommes avaient la hardiesse de s’aventurer dans les rescifs pour gagner les bords de la mer et s’y livrer à la pêche que font en grand les Norwégiens sur des côtes moins dangereuses. Les nombreux poissons du Fiord suffisent en partie à la nourriture de ses habitants; les pâturages des vallées leur donnent du lait et du beurre; puis quelques terrains excellents leur permettent de récolter du seigle, du chanvre, des légumes qu’ils savent défendre contre les rigueurs du froid et contre l’ardeur passagère, mais terrible, de leur soleil, avec l’habileté que déploie le Norwégien dans cette double lutte. Le défaut de communications, soit par terre où les chemins sont impraticables, soit par mer où de faibles barques peuvent seules parvenir à travers les défilés maritimes du Fiord, les empêche de s’enrichir en tirant parti de leurs bois. Il faudrait des sommes aussi énormes pour déblayer le chenal du golfe que pour s’ouvrir une voie dans l’intérieur des terres. Les routes de Christiania à Drontheim tournent toutes le Stromfiord, et passent la Sieg sur un pont situé à plusieurs lieues de sa chute; la côte, entre la vallée de Jarvis et Drontheim, est garnie d’immenses forêts inabordables; enfin le Falberg se trouve également séparé de Christiania par d’inaccessibles précipices. Le village de Jarvis aurait peut-être pu communiquer avec la Norwége intérieure et la Suède par la Sieg; mais, pour être mis en rapport avec la civilisation, le Stromfiord voulait un homme de génie. Ce génie parut en effet: ce fut un poète, un Suédois religieux qui mourut en admirant et respectant les beautés de ce pays, comme un des plus magnifiques ouvrages du Créateur. Maintenant, les hommes que l’étude a doués de cette vue intérieure dont les véloces perceptions amènent tour à tour dans l’âme, comme sur une toile, les paysages les plus contrastants du globe, peuvent facilement embrasser l’ensemble du Stromfiord. Eux seuls, peut-être, sauront s’engager dans les tortueux rescifs du goulet où se débat la mer, fuir avec ses flots le long des tables éternelles du Falberg dont les pyramides blanches se confondent avec les nuées brumeuses d’un ciel presque toujours gris de perle; admirer la jolie nappe échancrée du golfe, y entendre les chutes de la Sieg qui pend en longs filets et tombe sur un abatis pittoresque de beaux arbres confusément épars, debout ou cachés parmi des fragments de gneiss; puis, se reposer sur les riants tableaux que présentent les collines abaissées de Jarvis d’où s’élancent les plus riches végétaux du nord, par familles, par myriades: ici des bouleaux gracieux comme des jeunes filles, inclinés comme elles; là des colonnades de hêtres aux fûts centenaires et moussus; tous les contrastes des différents verts, de blanches nuées parmi les sapins noirs, des landes de bruyères pourprées et nuancées à l’infini; enfin toutes les couleurs, tous les parfums de cette Flore aux merveilles ignorées. Étendez les proportions de ces amphithéâtres, élancez-vous dans les nuages, perdez-vous dans le creux des roches où reposent les chiens de mer, votre pensée n’atteindra ni à la richesse, ni aux poésies de ce site norwégien! Votre pensée pourrait-elle être aussi grande que l’Océan qui le borne, aussi capricieuse que les fantastiques figures dessinées par ces forêts, ses nuages, ses ombres, et par les changements de sa lumière? Voyez vous, au-dessus des prairies de la plage, sur le dernier pli de terrain qui s’ondule au bas des hautes collines de Jarvis, deux ou trois cents maisons couvertes en _nœver_, espèce de couvertures faites avec l’écorce du bouleau, maisons toutes frêles, plates et qui ressemblent à des vers à soie sur une feuille de mûrier jetée là par les vents? Au-dessus de ces humbles, de ces paisibles demeures, est une église construite avec une simplicité qui s’harmonie à la misère du village. Un cimetière entoure le chevet de cette église, et plus loin se trouve le presbytère. Encore plus haut, sur une bosse de la montagne est située une habitation, la seule qui soit en pierre, et que pour cette raison les habitants ont nommée le château Suédois. En effet, un homme riche vint de Suède, trente ans avant le jour où cette histoire commence, et s’établit à Jarvis, en s’efforçant d’en améliorer la fortune. Cette petite maison, construite dans le but d’engager les habitants à s’en bâtir de semblables, était remarquable par sa solidité, par un mur d’enceinte, chose rare en Norwége, où, malgré l’abondance des pierres, l’on se sert de bois pour toutes les clôtures, même pour celles des champs. La maison, ainsi garantie des neiges, s’élevait sur un tertre, au milieu d’une cour immense. Les fenêtres en étaient abritées par ces auvents d’une saillie prodigieuse appuyés sur de grands sapins équarris qui donnent aux constructions du nord une espèce de physionomie patriarcale. Sous ces abris, il était facile d’apercevoir les sauvages nudités du Falberg, de comparer l’infini de la pleine mer à la goutte d’eau du golfe écumeux, d’écouter les vastes épanchements de la Sieg, dont la nappe semblait de loin immobile en tombant dans sa coupe de granit bordée sur trois lieues de tour par les glaciers du nord, enfin tout le paysage où vont se passer les surnaturels et simples événements de cette histoire. L’hiver de 1799 à 1800 fut un des plus rudes dont le souvenir ait été gardé par les Européens; la mer de Norwége se prit entièrement dans les Fiords, où la violence du ressac l’empêche ordinairement de geler. Un vent dont les effets ressemblaient à ceux du levantis espagnol, avait balayé la glace du Stromfiord en repoussant les neiges vers le fond du golfe. Depuis long-temps il n’avait pas été permis aux gens de Jarvis de voir en hiver le vaste miroir des eaux réfléchissant les couleurs du ciel, spectacle curieux au sein de ces montagnes dont tous les accidents étaient nivelés sous les couches successives de la neige, et où les plus vives arêtes comme les vallons les plus creux ne formaient que de faibles plis dans l’immense tunique jetée par la nature sur ce paysage, alors tristement éclatant et monotone. Les longues nappes de la Sieg, subitement glacées, décrivaient une énorme arcade sous laquelle les habitants auraient pu passer à l’abri des tourbillons, si quelques-uns d’entre eux eussent été assez hardis pour s’aventurer dans le pays. Mais les dangers de la moindre course retenaient au logis les plus intrépides chasseurs qui craignaient de ne plus reconnaître sous la neige les étroits passages pratiqués au bord des précipices, des crevasses ou des versants. Aussi nulle créature n’animait-elle ce désert blanc où régnait la bise du pôle, seule voix qui résonnât en de rares moments. Le ciel, presque toujours grisâtre, donnait au lac les teintes de l’acier bruni. Peut-être un vieil eider traversait-il parfois impunément l’espace à l’aide du chaud duvet sous lequel glissent les songes des riches, qui ne savent par combien de dangers cette plume s’achète; mais, semblable au Bédouin qui sillonne seul les sables de l’Afrique, l’oiseau n’était ni vu ni entendu; l’atmosphère engourdie, privée de ses communications électriques, ne répétait ni le sifflement de ses ailes, ni ses joyeux cris. Quel œil assez vif eût d’ailleurs pu soutenir l’éclat de ce précipice garni de cristaux étincelants, et les rigides reflets des neiges à peine irisées à leurs sommets par les rayons d’un pâle soleil, qui, par moments, apparaissait comme un moribond jaloux d’attester sa vie? Souvent, lorsque des amas de nuées grises, chassées par escadrons à travers les montagnes et les sapins, cachaient le ciel sous de triples voiles, la terre, à défaut de lueurs célestes, s’éclairait par elle-même. Là donc se rencontraient toutes les majestés du froid éternellement assis sur le pôle, et dont le principal caractère est le royal silence au sein duquel vivent les monarques absolus. Tout principe extrême porte en soi l’apparence d’une négation et les symptômes de la mort: la vie n’est-elle pas le combat de deux forces? Là, rien ne trahissait la vie. Une seule puissance, la force improductive de la glace, régnait sans contradiction. Le bruissement de la pleine mer agitée n’arrivait même pas dans ce muet bassin, si bruyant durant les trois courtes saisons où la nature se hâte de produire les chétives récoltes nécessaires à la vie de ce peuple patient. Quelques hauts sapins élevaient leurs noires pyramides chargées de festons neigeux, et la forme de leurs rameaux à barbes inclinées complétait le deuil de ces cimes, où, d’ailleurs, ils se montraient comme des points bruns. Chaque famille restait au coin du feu, dans une maison soigneusement close, fournie de biscuit, de beurre fondu, de poisson sec, de provisions faites à l’avance pour les sept mois d’hiver. A peine voyait-on la fumée de ces habitations. Presque toutes sont ensevelies sous les neiges, contre le poids desquelles elles sont néanmoins préservées par de longues planches qui partent du toit et vont s’attacher à une grande distance sur de solides poteaux en formant un chemin couvert autour de la maison. Pendant ces terribles hivers, les femmes tissent et teignent les étoffes de laine ou de toile dont se font les vêtements, tandis que la plupart des hommes lisent ou se livrent à ces prodigieuses méditations qui ont enfanté les profondes théories, les rêves mystiques du nord, ses croyances, ses études si complètes sur un point de la science fouillé comme avec une sonde; mœurs à demi monastiques qui forcent l’âme à réagir sur elle-même, à y trouver sa nourriture, et qui font du paysan norwégien un être à part dans la population européenne. Dans la première année du dix-neuvième siècle, et vers le milieu du mois de mai, tel était donc l’état du Stromfiord. Par une matinée où le soleil éclatait au sein de ce paysage en y allumant les feux de tous les diamants éphémères produits par les cristallisations de la neige et des glaces, deux personnes passèrent sur le golfe, le traversèrent et volèrent le long des bases du Falberg, vers le sommet duquel elles s’élevèrent de frise en frise. Était-ce deux créatures, était-ce deux flèches? Qui les eût vues à cette hauteur les aurait prises pour deux eiders cinglant de conserve à travers les nuées. Ni le pêcheur le plus superstitieux, ni le chasseur le plus intrépide n’eût attribué à des créatures humaines le pouvoir de se tenir le long des faibles lignes tracées sur les flancs du granit, où ce couple glissait néanmoins avec l’effrayante dextérité que possèdent les somnambules quand, ayant oublié toutes les conditions de leur pesanteur et les dangers de la moindre déviation, ils courent au bord des toits en gardant leur équilibre sous l’empire d’une force inconnue. --Arrête-moi, SÉRAPHITUS, dit une pâle jeune fille, et laisse-moi respirer. Je n’ai voulu regarder que toi en côtoyant les murailles de ce gouffre; autrement, que serais-je devenue? Mais aussi ne suis-je qu’une bien faible créature. Te fatigué-je? --Non, dit l’être sur le bras de qui elle s’appuyait. Allons toujours, Minna? la place où nous sommes n’est pas assez solide pour nous y arrêter. De nouveau, tous deux ils firent siffler sur la neige de longues planches attachées à leurs pieds, et parvinrent sur la première plinthe que le hasard avait nettement dessinée sur le flanc de cet abîme. La personne que Minna nommait Séraphîtüs s’appuya sur son talon droit pour relever la planche longue d’environ une toise, étroite comme un pied d’enfant, et qui était attachée à son brodequin par deux courroies en cuir de chien marin. Cette planche, épaisse de deux doigts, était doublée en peau de renne dont le poil, en se hérissant sur la neige, arrêta soudain Séraphîtüs; il ramena son pied gauche dont le patin n’avait pas moins de deux toises de longueur, tourna lestement sur lui-même, vint saisir sa peureuse compagne, l’enleva malgré les longs patins qui armaient ses pieds, et l’assit sur un quartier de roche, après en avoir chassé la neige avec sa pelisse. --Ici, Minna, tu es en sûreté, tu pourras y trembler à ton aise. --Nous sommes déjà montés au tiers du _Bonnet de glace_, dit-elle en regardant le pic auquel elle donna le nom populaire sous lequel on le connaît en Norwége. Je ne le crois pas encore. Mais, trop essoufflée pour parler davantage, elle sourit à Séraphîtüs, qui, sans répondre et la main posée sur son cœur, la tenait en écoutant de sonores palpitations aussi précipitées que celles d’un jeune oiseau surpris. --Il bat souvent aussi vite sans que j’aie couru, dit-elle. Séraphîtüs inclina la tête sans dédain ni froideur. Malgré la grâce qui rendit ce mouvement presque suave, il n’en trahissait pas moins une négation qui, chez une femme, eût été d’une enivrante coquetterie. Séraphîtüs pressa vivement la jeune fille. Minna prit cette caresse pour une réponse, et continua de le contempler. Au moment où Séraphîtüs releva la tête en rejetant en arrière par un geste presque impatient les rouleaux dorés de sa chevelure, afin de se découvrir le front, il vit alors du bonheur dans les yeux de sa compagne. --Oui, Minna, dit-il d’une voix dont l’accent paternel avait quelque chose de charmant chez un être encore adolescent, regarde-moi, n’abaisse pas la vue. --Pourquoi? --Tu veux le savoir? essaie. Minna jeta vivement un regard à ses pieds, et cria soudain comme un enfant qui aurait rencontré un tigre. L’horrible sentiment des abîmes l’avait envahie, et ce seul coup d’œil avait suffi pour lui en communiquer la contagion. Le Fiord, jaloux de sa pâture, avait une grande voix par laquelle il l’étourdissait en tintant à ses oreilles, comme pour la dévorer plus sûrement en s’interposant entre elle et la vie. Puis, de ses cheveux à ses pieds, le long de son dos, tomba un frisson glacial d’abord, mais qui bientôt lui versa dans les nerfs une insupportable chaleur, battit dans ses veines, et brisa toutes ses extrémités par des atteintes électriques semblables à celles que cause le contact de la torpille. Trop faible pour résister, elle se sentait attirée par une force inconnue en bas de cette table, où elle croyait voir quelque monstre qui lui lançait son venin, un monstre dont les yeux magnétiques la charmaient, dont la gueule ouverte semblait broyer sa proie par avance. --Je meurs, mon Séraphîtüs, n’ayant aimé que toi, dit-elle en faisant un mouvement machinal pour se précipiter. Séraphîtüs lui souffla doucement sur le front et sur les yeux. Tout à coup, semblable au voyageur délassé par un bain, Minna n’eut plus que la mémoire de ses vives douleurs, déjà dissipées par cette haleine caressante qui pénétra son corps et l’inonda de balsamiques effluves, aussi rapidement que le souffle avait traversé l’air. --Qui donc es-tu? dit-elle avec un sentiment de douce terreur. Mais je le sais, tu es ma vie.--Comment peux-tu regarder ce gouffre sans mourir? reprit-elle après une pause. Séraphîtüs laissa Minna cramponnée au granit, et, comme eût fait une ombre, il alla se poser sur le bord de la table, d’où ses yeux plongèrent au fond du Fiord en en défiant l’éblouissante profondeur; son corps ne vacilla point, son front resta blanc et impassible comme celui d’une statue de marbre: abîme contre abîme. --Séraphîtüs, si tu m’aimes, reviens! cria la jeune fille. Ton danger me rend mes douleurs.--Qui donc es-tu pour avoir cette force surhumaine à ton âge? lui demanda-t-elle en se sentant de nouveau dans ses bras. --Mais, répondit Séraphîtüs, tu regardes sans peur des espaces encore plus immenses. Et, de son doigt levé, cet être singulier lui montra l’auréole bleue que les nuages dessinaient en laissant un espace, clair au-dessus de leurs têtes, et dans lequel les étoiles se voyaient pendant le jour en vertu de lois atmosphériques encore inexpliquées. --Quelle différence! dit-elle en souriant. --Tu as raison, répondit-il, nous sommes nés pour tendre au ciel. La patrie, comme le visage d’une mère, n’effraie jamais un enfant. Sa voix vibra dans les entrailles de sa compagne devenue muette. --Allons, viens, reprit-il. Tous les deux ils s’élancèrent sur les faibles sentiers tracés le long de la montagne, en y dévorant les distances et volant d’étage en étage, de ligne en ligne, avec la rapidité dont est doué le cheval arabe, cet oiseau du désert. En quelques moments, ils atteignirent un tapis d’herbes, de mousses et de fleurs, sur lequel personne ne s’était encore assis. --Le joli _sœler_! dit Minna en donnant à cette prairie son véritable nom; mais comment se trouve-t-il à cette hauteur? --Là cessent, il est vrai, les végétations de la Flore norwégienne, dit Séraphîtüs; mais, s’il se rencontre ici quelques herbes et des fleurs, elles sont dues à ce rocher qui les garantit contre le froid du pôle.--Mets cette touffe dans ton sein, Minna, dit-il en arrachant une fleur, prends cette suave création qu’aucun œil humain n’a vue encore, et garde cette fleur unique comme un souvenir de cette matinée unique dans ta vie! Tu ne trouveras plus de guide pour te mener à ce sœler. Il lui donna soudain une plante hybride que ses yeux d’aigle lui avaient fait apercevoir parmi des silènes acaulis et des saxifrages, véritable merveille éclose sous le souffle des anges. Minna saisit avec un empressement enfantin la touffe d’un vert transparent et brillant comme celui de l’émeraude, formée par de petites feuilles roulées en cornet, d’un brun clair au fond, mais qui, de teinte en teinte, devenaient vertes à leurs pointes partagées en découpures d’une délicatesse infinie. Ces feuilles étaient si pressées qu’elles semblaient se confondre, et produisaient une foule de jolies rosaces. Çà et là, sur ce tapis, s’élevaient des étoiles blanches, bordées d’un filet d’or, du sein desquelles sortaient des anthères pourprées, sans pistil. Une odeur qui tenait à la fois de celle des roses et des calices de l’oranger, mais fugitive et sauvage, achevait de donner je ne sais quoi de céleste à cette fleur mystérieuse que Séraphîtüs contemplait avec mélancolie, comme si la senteur lui en eût exprimé de plaintives idées que, lui seul! il comprenait. Mais à Minna, ce phénomène inouï parut être un caprice par lequel la nature s’était plu à douer quelques pierreries de la fraîcheur, de la mollesse et du parfum des plantes. --Pourquoi serait-elle unique? Elle ne se reproduira donc plus? dit la jeune fille à Séraphîtüs qui rougit et changea brusquement de conversation. --Asseyons-nous, retourne-toi, vois! A cette hauteur, peut-être, ne trembleras-tu point? Les abîmes sont assez profonds pour que tu n’en distingues plus la profondeur; ils ont acquis la perspective unie de la mer, le vague des nuages, la couleur du ciel; la glace du Fiord est une assez jolie turquoise; tu n’aperçois les forêts de sapins que comme de légères lignes de bistre; pour vous, les abîmes doivent être parés ainsi. Séraphîtüs jeta ces paroles avec cette onction dans l’accent et le geste connue seulement de ceux qui sont parvenus au sommet des hautes montagnes du globe, et contractée si involontairement, que le maître le plus orgueilleux se trouve obligé de traiter son guide en frère, et ne s’en croit le supérieur qu’en s’abaissant vers les vallées où demeurent les hommes. Il défaisait les patins de Minna, aux pieds de laquelle il s’était agenouillé. L’enfant ne s’en apercevait pas, tant elle s’émerveillait du spectacle imposant que présente la vue de la Norwége, dont les longs rochers pouvaient être embrassés d’un seul coup d’œil, tant elle était émue par la solennelle permanence de ces cimes froides, et que les paroles ne sauraient exprimer. --Nous ne sommes pas venus ici par la seule force humaine, dit-elle enjoignant les mains, je rêve sans doute. --Vous appelez surnaturels les faits dont les causes vous échappent, répondit-il. --Tes réponses, dit-elle, sont toujours empreintes de je ne sais quelle profondeur. Près de toi, je comprends tout sans effort. Ah! je suis libre. --Tu n’as plus tes patins, voilà tout. --Oh! dit-elle, moi qui aurais voulu délier les tiens en te baisant les pieds. --Garde ces paroles pour Wilfrid, répondit doucement Séraphîtüs. --Wilfrid! répéta Minna d’un ton de colère qui s’apaisa dès qu’elle eut regardé son compagnon.--Tu ne t’emportes jamais, toi! dit-elle en essayant mais en vain de lui prendre la main, tu es en toute chose d’une perfection désespérante. --Tu en conclus alors que je suis insensible. Minna fut effrayée d’un regard si lucidement jeté dans sa pensée. --Tu me prouves que nous nous entendons, répondit-elle avec la grâce de la femme qui aime. Séraphîtüs agita mollement la tête en lui lançant un regard à la fois triste et doux. --Toi qui sais tout, reprit Minna, dis-moi pourquoi la timidité que je ressentais là-bas, près de toi, s’est dissipée en montant ici? Pourquoi j’ose te regarder pour la première fois en face, tandis que là-bas, à peine osé-je te voir à la dérobée? --Ici, peut-être, avons-nous dépouillé les petitesses de la terre, répondit-il en défaisant sa pelisse. --Jamais tu n’as été si beau, dit Minna en s’asseyant sur une roche moussue et s’abîmant dans la contemplation de l’être qui l’avait conduite sur une partie du pic qui de loin semblait inaccessible. Jamais, à la vérité, Séraphîtüs n’avait brillé d’un si vif éclat, seule expression qui rende l’animation de son visage et l’aspect de sa personne. Cette splendeur était-elle due à la nitescence que donnent au teint l’air pur des montagnes et le reflet des neiges? était-elle produite par le mouvement intérieur qui surexcite le corps à l’instant où il se repose d’une longue agitation? provenait-elle du contraste subit entre la clarté d’or projetée par le soleil, et l’obscurité des nuées à travers lesquelles ce joli couple avait passé? Peut-être à ces causes faudrait-il encore ajouter les effets d’un des plus beaux phénomènes que puisse offrir la nature humaine. Si quelque habile physiologiste eût examiné cette créature, qui dans ce moment, à voir la fierté de son front et l’éclair de ses yeux, paraissait être un jeune homme de dix-sept ans; s’il eût cherché les ressorts de cette florissante vie sous le tissu le plus blanc que jamais le nord ait fait à l’un de ses enfants, il aurait cru sans doute à l’existence d’un fluide phosphorique en des nerfs qui semblaient reluire sous l’épiderme, ou à la constante présence d’une lumière intérieure qui colorait Séraphîtüs à la manière de ces lueurs contenues dans une coupe d’albâtre. Quelque mollement effilées que fussent ses mains qu’il avait dégantées pour délier les patins de Minna, elles paraissaient avoir une force égale à celle que le Créateur a mise dans les diaphanes attaches du crabe. Les feux jaillissant de son regard d’or luttaient évidemment avec les rayons du soleil, et il semblait ne pas en recevoir, mais lui donner de la lumière. Son corps, mince et grêle comme celui d’une femme, attestait une de ces natures faibles en apparence, mais dont la puissance égale toujours le désir, et qui sont fortes à temps. De taille ordinaire, Séraphîtüs se grandissait en présentant son front, comme s’il eût voulu s’élancer. Ses cheveux, bouclés par la main d’une fée, et comme soulevés par un souffle, ajoutaient à l’illusion que produisait son altitude aérienne; mais ce maintien dénué d’efforts résultait plus d’un phénomène moral que d’une habitude corporelle. L’imagination de Minna était complice de cette constante hallucination sous l’empire de laquelle chacun serait tombé, et qui prêtait à Séraphîtüs l’apparence des figures rêvées dans un heureux sommeil. Nul type connu ne pourrait donner une image de cette figure majestueusement mâle pour Minna, mais qui, aux yeux d’un homme, eût éclipsé par sa grâce féminine les plus belles têtes dues à Raphaël. Ce peintre des cieux a constamment mis une sorte de joie tranquille, une amoureuse suavité dans les lignes de ses beautés angéliques; mais, à moins de contempler Séraphîtüs lui-même, quelle âme inventerait la tristesse mêlée d’espérance qui voilait à demi les sentiments ineffables empreints dans ses traits? Qui saurait, même dans les fantaisies d’artiste où tout devient possible, voir les ombres que jetait une mystérieuse terreur sur ce front trop intelligent qui semblait interroger les cieux et toujours plaindre la terre? Cette tête planait avec dédain comme un sublime oiseau de proie dont les cris troublent l’air, et se résignait comme la tourterelle dont la voix verse la tendresse au fond des bois silencieux. Le teint de Séraphîtüs était d’une blancheur surprenante que faisaient encore ressortir des lèvres rouges, des sourcils bruns et des cils soyeux, seuls traits qui tranchassent sur la pâleur d’un visage dont la parfaite régularité ne nuisait en rien à l’éclat des sentiments: ils s’y reflétaient sans secousse ni violence, mais avec cette majestueuse et naturelle gravité que nous aimons à prêter aux êtres supérieurs. Tout, dans cette figure marmorine, exprimait la force et le repos. Minna se leva pour prendre la main de Séraphîtüs, en espérant qu’elle pourrait ainsi l’attirer à elle, et déposer sur ce front séducteur un baiser arraché plus à l’admiration qu’à l’amour; mais un regard du jeune homme, regard qui la pénétra comme un rayon de soleil traverse le prisme, glaça la pauvre fille. Elle sentit, sans le comprendre, un abîme entre eux, détourna la tête et pleura. Tout à coup une main puissante la saisit par la taille, une voix pleine de suavité lui dit:--Viens. Elle obéit, posa sa tête soudain rafraîchie sur le cœur du jeune homme, qui réglant son pas sur le sien, douce et attentive conformité, la mena vers une place d’où ils purent voir les radieuses décorations de la nature polaire. --Avant de regarder et de t’écouter, dis-moi, Séraphîtüs, pourquoi tu me repousses? T’ai-je déplu? comment, dis? Je voudrais ne rien avoir à moi; je voudrais que mes richesses terrestres fussent à toi, comme à toi sont déjà les richesses de mon cœur; que la lumière ne me vînt que par tes yeux, comme ma pensée dérive de ta pensée; je ne craindrais plus de t’offenser en te renvoyant ainsi les reflets de ton âme, les mots de ton cœur, le jour de ton jour, comme nous renvoyons à Dieu les contemplations dont il nourrit nos esprits. Je voudrais être tout toi! --Hé! bien, Minna, un désir constant est une promesse que nous fait l’avenir. Espère! Mais si tu veux être pure, mêle toujours l’idée du Tout-Puissant aux affections d’ici-bas, tu aimeras alors toutes les créatures, et ton cœur ira bien haut! --Je ferai tout ce que tu voudras, répondit-elle en levant les yeux sur lui par un mouvement timide. --Je ne saurais être ton compagnon, dit Séraphîtüs avec tristesse. Il réprima quelques pensées, étendit les bras vers Christiania, qui se voyait comme un point à l’horizon, et dit:--Vois! --Nous sommes bien petits, répondit-elle. --Oui, mais nous devenons grands par le sentiment et par l’intelligence, reprit Séraphîtüs. A nous seuls, Minna, commence la connaissance des choses; le peu que nous apprenons des lois du monde visible nous fait découvrir l’immensité des mondes supérieurs. Je ne sais s’il est temps de te parler ainsi; mais je voudrais tant te communiquer la flamme de mes espérances! Peut-être serions-nous un jour ensemble, dans le monde où l’amour ne périt pas. --Pourquoi pas maintenant et toujours? dit-elle en murmurant. --Rien n’est stable ici, reprit-il dédaigneusement. Les passagères félicités des amours terrestres sont des lueurs qui trahissent à certaines âmes l’aurore de félicités plus durables, de même que la découverte d’une loi de la nature en fait supposer, à quelques êtres privilégiés, le système entier. Notre fragile bonheur d’ici-bas n’est-il donc point l’attestation d’un autre bonheur complet, comme la terre, fragment du monde, atteste le monde? Nous ne pouvons mesurer l’orbite immense de la pensée divine de laquelle nous ne sommes qu’une parcelle aussi petite que Dieu est grand, mais nous pouvons en pressentir l’étendue, nous agenouiller, adorer, attendre. Les hommes se trompent toujours dans leurs sciences, en ne voyant pas que tout, sur leur globe, est relatif et s’y coordonne à une révolution générale, à une production constante qui nécessairement entraîne un progrès et une fin. L’homme lui-même n’est pas une création finie, sans quoi Dieu ne serait pas! --Comment as-tu trouvé le temps d’apprendre tant de choses? dit la jeune fille. --Je me souviens, répondit-il. --Tu me sembles plus beau que tout ce que je vois. --Nous sommes un des plus grands ouvrages de Dieu. Ne nous a-t-il pas donné la faculté de réfléchir la nature, de la concentrer en nous par la pensée, et de nous en faire un marchepied pour nous élancer vers lui? Nous nous aimons en raison du plus ou du moins de ciel que contiennent nos âmes. Mais ne sois pas injuste, Minna, vois le spectacle qui s’étale à tes pieds, n’est-il pas grand? A tes pieds, l’Océan se déroule comme un tapis, les montagnes sont comme les murs d’un cirque, l’éther est au-dessus comme le voile arrondi de ce théâtre, et d’ici l’on respire les pensées de Dieu comme un parfum. Vois? les tempêtes qui brisent des vaisseaux chargés d’hommes ne nous semblent ici que de faibles bouillonnements, et si tu lèves la tête au-dessus de nous, tout est bleu. Voici comme un diadème d’étoiles. Ici, disparaissent les nuances des expressions terrestres. Appuyée sur cette nature subtilisée par l’espace, ne sens-tu point en toi plus de profondeur que d’esprit? n’as-tu pas plus de grandeur que d’enthousiasme, plus d’énergie que de volonté? n’éprouves-tu pas des sensations dont l’interprète n’est plus en nous? Ne te sens-tu pas des ailes? Prions. Séraphîtüs plia le genou, se posa les mains en croix sur le sein, et Minna tomba sur ses genoux en pleurant. Ils restèrent ainsi pendant quelques instants, pendant quelques instants l’auréole bleue qui s’agitait dans les cieux au-dessus de leurs têtes s’agrandit, et de lumineux rayons les enveloppèrent à leur insu. --Pourquoi ne pleures-tu pas quand je pleure? lui dit Minna d’une voix entrecoupée. --Ceux qui sont tout esprit ne pleurent pas, répondit Séraphîtüs en se levant. Comment pleurerais-je? Je ne vois plus les misères humaines. Ici, le bien éclate dans toute sa majesté; en bas, j’entends les supplications et les angoisses de la harpe des douleurs qui vibre sous les mains de l’esprit captif. D’ici, j’écoute le concert des harpes harmonieuses. En bas, vous avez l’espérance, ce beau commencement de la foi; mais ici règne la foi, qui est l’espérance réalisée! --Tu ne m’aimeras jamais, je suis trop imparfaite, tu me dédaignes, dit la jeune fille. --Minna, la violette cachée au pied du chêne se dit: «Le soleil ne m’aime pas, il ne vient pas.» Le soleil se dit: «Si je l’éclairais, elle périrait, cette pauvre fleur!» Ami de la fleur, il glisse ses rayons a travers les feuilles de chênes, et les affaiblit pour colorer le calice de sa bien-aimée. Je ne me trouve pas assez de voiles et crains que tu ne me voies encore trop: tu frémirais si tu me connaissais mieux. Écoute, je suis sans goût pour les fruits de la terre; vos joies, je les ai trop bien comprises; et comme ces empereurs débauchés de la Rome profane, je suis arrivé au dégoût de toutes choses, car j’ai reçu le don de vision.--Abandonne-moi, dit douloureusement Séraphîtüs. Puis il alla se poser sur un quartier de roche, en laissant tomber sa tête sur son sein. --Pourquoi me désespères-tu donc ainsi? lui dit Minna. --Va-t’en! s’écria Séraphîtüs, je n’ai rien de ce que tu veux de moi. Ton amour est trop grossier pour moi. Pourquoi n’aimes-tu pas Wilfrid? Wilfrid est un homme, un homme éprouvé par les passions, qui saura te serrer dans ses bras nerveux, qui te fera sentir une main large et forte. Il a de beaux cheveux noirs, des yeux pleins de pensées humaines, un cœur qui verse des torrents de lave dans les mots que sa bouche prononce. Il te brisera de caresses. Ce sera ton bien-aimé, ton époux. A toi Wilfrid. Minna pleurait à chaudes larmes. --Oses-tu dire que tu ne l’aimes pas? dit-il d’une voix qui entrait dans le cœur comme un poignard. --Grâce, grâce, mon Séraphîtüs! --Aime-le, pauvre enfant de la terre où ta destinée te cloue invinciblement, dit le terrible Séraphîtüs en s’emparant de Minna par un geste qui la força de venir au bord du sœler d’où la scène était si étendue qu’une jeune fille pleine d’enthousiasme pouvait facilement se croire au-dessus du monde. Je souhaitais un compagnon pour aller dans le royaume de lumière, j’ai voulu te montrer ce morceau de boue, et je t’y vois encore attachée. Adieu. Restes-y, jouis par les sens, obéis à ta nature, pâlis avec les hommes pâles, rougis avec les femmes, joue avec les enfants, prie avec les coupables, lève les yeux vers le ciel dans tes douleurs; tremble, espère, palpite; tu auras un compagnon, tu pourras encore rire et pleurer, donner et recevoir. Moi, je suis comme un proscrit, loin du ciel; et comme un monstre, loin de la terre. Mon cœur ne palpite plus; je ne vis que par moi et pour moi. Je sens par l’esprit, je respire par le front, je vois par la pensée, je meurs d’impatience et de désirs. Personne ici-bas n’a le pouvoir d’exaucer mes souhaits, de calmer mon impatience, et j’ai désappris à pleurer. Je suis seul. Je me résigne et j’attends. Séraphîtüs regarda le tertre plein de fleurs sur lequel il avait placé Minna, puis il se tourna du côté des monts sourcilleux dont les pitons étaient couverts de nuées épaisses dans lesquelles il jeta le reste de ses pensées. --N’entendez-vous pas un délicieux concert, Minna? reprit-il de sa voix de tourterelle, car l’aigle avait assez crié. Ne dirait-on pas la musique des harpes éoliennes que vos poètes mettent au sein des forêts et des montagnes? Voyez-vous les indistinctes figures qui passent dans ces nuages? apercevez-vous les pieds ailés de ceux qui préparent les décorations du ciel? Ces accents rafraîchissent l’âme; le ciel va bientôt laisser tomber les fleurs du printemps; une lueur s’est élancée du pôle. Fuyons, il est temps. En un moment, leurs patins furent rattachés, et tous deux descendirent le Falberg par les pentes rapides qui l’unissaient aux vallées de la Sieg. Une intelligence miraculeuse présidait à leur course, ou, pour mieux dire, à leur vol. Quand une crevasse couverte de neige se rencontrait, Séraphîtüs saisissait Minna et s’élançait par un mouvement rapide sans peser plus qu’un oiseau sur la fragile couche qui couvrait un abîme. Souvent, en poussant sa compagne, il faisait une légère déviation pour éviter un précipice, un arbre, un quartier de roche qu’il semblait voir sous la neige, comme certains marins habitués à l’Océan en devinent les écueils à la couleur, au remous, au gisement des eaux. Quand ils atteignirent les chemins du Siegdalhen et qu’il leur fut permis de voyager presque sans crainte en ligne droite pour regagner la glace du Stromfiord, Séraphîtüs arrêta Minna:--Tu ne me dis plus rien, demanda-t-il. --Je croyais, répondit respectueusement la jeune fille, que vous vouliez penser tout seul. --Hâtons-nous, ma Minette, la nuit va venir, reprit-il. Minna tressaillit en entendant la voix, pour ainsi dire nouvelle, de son guide: voix pure comme celle d’une jeune fille et qui dissipa les lueurs fantastiques du songe à travers lequel jusqu’alors elle avait marché. Séraphîtüs commençait à laisser sa force mâle et à dépouiller ses regards de leur trop vive intelligence. Bientôt ces deux jolies créatures cinglèrent sur le Fiord, atteignirent la prairie de neige qui se trouvait entre la rive du golfe et la première rangée des maisons de Jarvis; puis, pressées par la chute du jour, elles s’élancèrent en montant vers le presbytère, comme si elles eussent gravi les rampes d’un immense escalier. --Mon père doit être inquiet, dit Minna. --Non, répondit Séraphîtüs. En ce moment, le couple était devant le porche de l’humble demeure où monsieur Becker, le pasteur de Jarvis, lisait en attendant sa fille pour le repas du soir. --Cher monsieur Becker, dit Séraphîtüs, je vous ramène Minna saine et sauve. --Merci, mademoiselle, répondit le vieillard en posant ses lunettes sur le livre. Vous devez être fatiguées. --Nullement, dit Minna qui reçut en ce moment sur le front le souffle de sa compagne. --Ma petite, voulez-vous après-demain soir venir chez moi prendre du thé? --Volontiers, chère. --Monsieur Becker, vous me l’amènerez. --Oui, mademoiselle. Séraphîtüs inclina la tête par un geste coquet, salua le vieillard, partit, et en quelques instants arriva dans la cour du château suédois. Un serviteur octogénaire apparut sous l’immense auvent en tenant une lanterne. Séraphîtüs quitta ses patins avec la dextérité gracieuse d’une femme, s’élança dans le salon du château, tomba sur un grand divan couvert de pelleteries, et s’y coucha. --Qu’allez-vous prendre? lui dit le vieillard en allumant les bougies démesurément longues dont on se sert en Norwége. --Rien, David, je suis trop lasse. Séraphîtüs défit sa pelisse fourrée de martre, s’y roula, et dormit. Le vieux serviteur resta pendant quelques moments debout à contempler avec amour l’être singulier qui reposait sous ses yeux, et dont le genre eût été difficilement défini par qui que ce soit, même par les savants. A le voir ainsi posé, enveloppé de son vêtement habituel, qui ressemblait autant à un peignoir de femme qu’à un manteau d’homme, il était impossible de ne pas attribuer à une jeune fille les pieds menus qu’il laissait pendre, comme pour montrer la délicatesse avec laquelle la nature les avait attachés; mais son front, mais le profil de sa tête eussent semblé l’expression de la force humaine arrivée à son plus haut degré. --Elle souffre et ne veut pas me le dire, pensa le vieillard; elle se meurt comme une fleur frappée par un rayon de soleil trop vif. Et il pleura, le vieil homme. II. SÉRAPHITA. Pendant la soirée, David rentra dans le salon. --Je sais qui vous m’annoncez, lui dit SÉRAPHÎTA d’une voix endormie. Wilfrid peut entrer. En entendant ces mots, un homme se présenta soudain, et vint s’asseoir auprès d’elle. --Ma chère Séraphîta, souffrez-vous? Je vous trouve plus pâle que de coutume. Elle se tourna lentement vers lui, après avoir chassé ses cheveux en arrière comme une jolie femme qui, accablée par la migraine, n’a plus la force de se plaindre. --J’ai fait, dit-elle, la folie de traverser le Fiord avec Minna; nous avons monté sur le Falberg. --Vous vouliez donc vous tuer? dit-il avec l’effroi d’un amant. --N’ayez pas peur, bon Wilfrid, j’ai eu bien soin de votre Minna. Wilfrid frappa violemment de sa main la table, se leva, fit quelques pas vers la porte en laissant échapper une exclamation pleine de douleur, puis il revint et voulut exprimer une plainte. --Pourquoi ce tapage, si vous croyez que je souffre? dit Séraphîta. --Pardon, grâce! répondit-il en s’agenouillant. Parlez-moi durement, exigez de moi tout ce que vos cruelles fantaisies de femme vous feront imaginer de plus cruel à supporter; mais, ma bien-aimée, ne mettez pas en doute mon amour. Vous prenez Minna comme une hache, et m’en frappez à coups redoublés. Grâce! --Pourquoi me dire de telles paroles, mon ami, quand vous les savez inutiles? répondit-elle en lui jetant des regards qui finissaient par devenir si doux que Wilfrid ne voyait plus les yeux de Séraphîta, mais une fluide lumière dont les tremblements ressemblaient aux dernières vibrations d’un chant plein de mollesse italienne. --Ah! l’on ne meurt pas d’angoisse, dit-il. --Vous souffrez? reprit-elle d’une voix dont les émanations produisaient au cœur de cet homme un effet semblable à celui des regards. Que puis-je pour vous? --Aimez-moi comme je vous aime. --Pauvre Minna! répondit-elle. --Je n’apporte jamais d’armes, cria Wilfrid. --Vous êtes d’une humeur massacrante, fit en souriant Séraphîta. N’ai-je pas bien dit ces mots comme ces Parisiennes de qui vous me racontez les amours? Wilfrid s’assit, se croisa les bras, et contempla Séraphîta d’un air sombre. --Je vous pardonne, dit-il, car vous ne savez ce que vous faites. --Oh! reprit-elle, une femme, depuis Ève, a toujours fait sciemment le bien et le mal. --Je le crois, dit-il. --J’en suis sûre, Wilfrid. Notre instinct est précisément ce qui nous rend si parfaites. Ce que vous apprenez, vous autres, nous le sentons, nous. --Pourquoi ne sentez-vous pas alors combien je vous aime. --Parce que vous ne m’aimez pas. --Grand Dieu! --Pourquoi donc vous plaignez-vous de vos angoisses? demanda-t-elle. --Vous êtes terrible ce soir, Séraphîta. Vous êtes un vrai démon. --Non, je suis douée de la faculté de comprendre, et c’est affreux. La douleur, Wilfrid, est une lumière qui nous éclaire la vie. --Pourquoi donc alliez-vous sur le Falberg? --Minna vous le dira, moi je suis trop lasse pour parler. A vous la parole, à vous qui savez tout, qui avez tout appris et n’avez rien oublié, vous qui avez passé par tant d’épreuves sociales. Amusez-moi, j’écoute. --Que vous dirai-je, que vous ne sachiez? D’ailleurs votre demande est une raillerie. Vous n’admettez rien du monde, vous en brisez les nomenclatures, vous en foudroyez les lois, les mœurs, les sentiments, les sciences, en les réduisant aux proportions que ces choses contractent quand on se pose en dehors du globe. --Vous voyez bien, mon ami, que je ne suis pas une femme. Vous avez tort de m’aimer. Quoi! je quitte les régions éthérées de ma prétendue force, je me fais humblement petite, je me courbe à la manière des pauvres femelles de toutes les espèces, et vous me rehaussez aussitôt! Enfin je suis en pièces, je suis brisée, je vous demande du secours, j’ai besoin de votre bras, et vous me repoussez. Nous ne nous entendons pas. --Vous êtes ce soir plus méchante que je ne vous ai jamais vue. --Méchante! dit-elle en lui lançant un regard qui fondait tous les sentiments en une sensation céleste. Non, je suis souffrante, voilà tout. Alors quittez-moi, mon ami. Ne sera-ce pas user de vos droits d’homme? Nous devons toujours vous plaire, vous délasser, être toujours gaies, et n’avoir que les caprices qui vous amusent. Que dois-je faire, mon ami? Voulez-vous que je chante, que je danse, quand la fatigue m’ôte l’usage de la voix et des jambes? Messieurs, fussions-nous à l’agonie, nous devons encore vous sourire! Vous appelez cela, je crois, régner. Les pauvres femmes! je les plains. Dites-moi, vous les abandonnez quand elles vieillissent, elles n’ont donc ni cœur ni âme? Eh! bien, j’ai plus de cent ans, Wilfrid, allez-vous-en! allez aux pieds de Minna. --Oh! mon éternel amour! --Savez-vous ce que c’est que l’éternité? Taisez-vous, Wilfrid. Vous me désirez et vous ne m’aimez pas. Dites-moi, ne vous rappelé-je pas bien quelque femme coquette? --Oh! certes, je ne reconnais plus en vous la pure et céleste jeune fille que j’ai vue pour la première fois dans l’église de Jarvis. A ces mots, Séraphîta se passa les mains sur le front, et quand elle se dégagea la figure, Wilfrid fut étonné de la religieuse et sainte expression qui s’y était répandue. --Vous avez raison, mon ami. J’ai toujours tort de mettre les pieds sur votre terre. --Oui, chère Séraphîta, soyez mon étoile, et ne quittez pas la place d’où vous répandez sur moi de si vives lumières. En achevant ces mots, il avança la main pour prendre celle de la jeune fille, qui la lui retira sans dédain ni colère. Wilfrid se leva brusquement, et s’alla placer près de la fenêtre, vers laquelle il se tourna pour ne pas laisser voir à Séraphîta quelques larmes qui lui roulèrent dans les yeux. --Pourquoi pleurez-vous? lui dit-elle. Vous n’êtes plus un enfant, Wilfrid. Allons, revenez près de moi, je le veux. Vous me boudez quand je devrais me fâcher. Vous voyez que je suis souffrante, et vous me forcez, je ne sais par quels doutes, de penser, de parler, ou de partager des caprices et des idées qui me lassent. Si vous aviez l’intelligence de ma nature, vous m’auriez fait de la musique, vous auriez endormi mes ennuis; mais vous m’aimez pour vous et non pour moi. L’orage qui bouleversait le cœur de Wilfrid fut soudain calmé par ces paroles; il se rapprocha lentement pour mieux contempler la séduisante créature qui gisait étendue à ses yeux, mollement couchée, la tête appuyée sur sa main et accoudée dans une pose décevante. --Vous croyez que je ne vous aime point, reprit-elle. Vous vous trompez. Écoutez-moi, Wilfrid. Vous commencez à savoir beaucoup, vous avez beaucoup souffert. Laissez-moi vous expliquer votre pensée. Vous vouliez ma main? Elle se leva sur son séant, et ses jolis mouvements semblèrent jeter des lueurs.--Une jeune fille qui se laisse prendre la main ne fait-elle pas une promesse, et ne doit-elle pas l’accomplir? Vous savez bien que je ne puis être à vous. Deux sentiments dominent les amours qui séduisent les femmes de la terre. Ou elles se dévouent à des êtres souffrants, dégradés, criminels, qu’elles veulent consoler, relever, racheter; ou elles se donnent à des êtres supérieurs, sublimes, forts, qu’elles veulent adorer, comprendre, et par lesquels souvent elles sont écrasées. Vous avez été dégradé, mais vous vous êtes épuré dans les feux du repentir, et vous êtes grand aujourd’hui; moi je me sens trop faible pour être votre égale, et suis trop religieuse pour m’humilier sous une puissance autre que celle d’En-Haut. Votre vie, mon ami, peut se traduire ainsi, nous sommes dans le nord, parmi les nuées où les abstractions ont cours. --Vous me tuez, Séraphîta, lorsque vous parlez ainsi, répondit-il. Je souffre toujours en vous voyant user de la science monstrueuse avec laquelle vous dépouillez toutes les choses humaines des propriétés que leur donnent le temps, l’espace, la forme, pour les considérer mathématiquement sous je ne sais quelle expression pure, ainsi que le fait la géométrie pour les corps desquels elle abstrait la solidité. --Bien, Wilfrid, je vous obéirai. Laissons cela. Comment trouvez-vous ce tapis de peau d’ours que mon pauvre David a tendu là? --Mais très-bien. --Vous ne me connaissiez pas cette _Doucha greka_! C’était une espèce de pelisse en cachemire doublée en peau de renard noir, et dont le nom signifie _chaude à l’âme_. --Croyez-vous, reprit-elle, que, dans aucune cour, un souverain possède une fourrure semblable? --Elle est digne de celle qui la porte. --Et que vous trouvez bien belle? --Les mots humains ne lui sont pas applicables, il faut lui parler de cœur à cœur. --Wilfrid, vous êtes bon d’endormir mes douleurs par de douces paroles... que vous avez dites à d’autres. --Adieu. --Restez. Je vous aime bien vous et Minna, croyez-le! Mais je vous confonds en un seul être. Réunis ainsi, vous êtes un frère, ou, si vous voulez, une sœur pour moi. Mariez-vous, que je vous voie heureux avant de quitter pour toujours cette sphère d’épreuves et de douleurs. Mon Dieu, de simples femmes ont tout obtenu de leurs amants! Elles leur ont dit:--Taisez-vous! Ils ont été muets. Elles leur ont dit:--Mourez! Ils sont morts. Elles leur ont dit:--Aimez-moi de loin! Ils sont restés à distance comme les courtisans devant un roi. Elles leur ont dit:--Mariez-vous! Ils se sont mariés. Moi, je veux que vous soyez heureux, et vous me refusez. Je suis donc sans pouvoir? Eh! bien, Wilfrid, écoutez, venez plus près de moi, oui, je serais fâchée de vous voir épouser Minna; mais quand vous ne me verrez plus, alors... promettez-moi de vous unir, le ciel vous a destinés l’un à l’autre. --Je vous ai délicieusement écoutée, Séraphîta. Quelque incompréhensibles que soient vos paroles, elles ont des charmes. Mais que voulez-vous dire? --Vous avez raison, j’oublie d’être folle, d’être cette pauvre créature dont la faiblesse vous plaît. Je vous tourmente, et vous êtes venu dans cette sauvage contrée pour y trouver le repos, vous, brisé par les impétueux assauts d’un génie méconnu, vous, exténué par les patients travaux de la science, vous qui avez presque trempé vos mains dans le crime et porté les chaînes de la justice humaine. Wilfrid était tombé demi-mort sur le tapis, mais Séraphîta souffla sur le front de cet homme qui s’endormit aussitôt paisiblement à ses pieds. --Dors, repose-toi, dit-elle en se levant. Après avoir imposé ses mains au-dessus du front de Wilfrid, les phrases suivantes s’échappèrent une à une de ses lèvres, toutes différentes d’accent, mais toutes mélodieuses et empreintes d’une bonté qui semblait émaner de sa tête par ondées nuageuses, comme les lueurs que la déesse profane verse chastement sur le berger bien-aimé durant son sommeil. «Je puis me montrer à toi, cher Wilfrid, tel que je suis, à toi qui es fort. »L’heure est venue, l’heure où les brillantes lumières de l’avenir jettent leurs reflets sur les âmes, l’heure où l’âme s’agite dans sa liberté. »Maintenant il m’est permis de te dire combien je t’aime. Ne vois-tu pas quel est mon amour, un amour sans aucun propre intérêt, un sentiment plein de toi seul, un amour qui te suit dans l’avenir, pour t’éclairer l’avenir? car cet amour est la vraie lumière. Conçois-tu maintenant avec quelle ardeur je voudrais te savoir quitte de cette vie qui te pèse, et te voir plus près que tu ne l’es encore du monde où l’on aime toujours. N’est-ce pas souffrir que d’aimer pour une vie seulement? N’as-tu pas senti le goût des éternelles amours? Comprends-tu maintenant à quels ravissements une créature s’élève, alors qu’elle est double à aimer celui qui ne trahit jamais l’amour, celui devant lequel on s’agenouille en adorant. »Je voudrais avoir des ailes, Wilfrid, pour t’en couvrir, avoir de la force à te donner pour te faire entrer par avance dans le monde où les plus pures joies du plus pur attachement qu’on éprouve sur cette terre feraient une ombre dans le jour qui vient incessamment éclairer et réjouir les cœurs. »Pardonne à une âme amie, de t’avoir présenté en un mot le tableau de tes fautes, dans la charitable intention d’endormir les douleurs aiguës de tes remords. Entends les concerts du pardon! Rafraîchis ton âme en respirant l’aurore qui se lèvera pour toi par delà les ténèbres de la mort. Oui, ta vie à toi, est par delà! »Que mes paroles revêtent les brillantes formes des rêves, qu’elles se parent d’images, flamboient et descendent sur toi. Monte, monte au point où tous les hommes se voient distinctement, quoique pressés et petits comme des grains de sable au bord des mers. L’humanité s’est déroulée comme un simple ruban; regarde les diverses nuances de cette fleur des jardins célestes? vois-tu ceux auxquels manque l’intelligence, ceux qui commencent à s’en colorer, ceux qui sont éprouvés, ceux qui sont dans l’amour, ceux qui sont dans la sagesse et qui aspirent au monde de lumière? »Comprends-tu par cette pensée visible la destinée de l’humanité? d’où elle vient, où elle va? Persiste en ta voie! En atteignant au but de ton voyage, tu entendras sonner les clairons de la toute-puissance, retentir les cris de la victoire, et des accords dont un seul ferait trembler la terre, mais qui se perdent dans un monde sans orient et sans occident. »Comprends-tu, pauvre cher éprouvé, que, sans les engourdissements, sans les voiles du sommeil, de tels spectacles emporteraient et déchireraient ton intelligence, comme le vent des tempêtes emporte et déchire une faible toile, et raviraient pour toujours à un homme sa raison? comprends-tu que l’âme seule, élevée à sa toute-puissance, résiste à peine, dans le rêve, aux dévorantes communications de l’Esprit? »Vole encore à travers les sphères brillantes et lumineuses, admire, cours. En volant ainsi, tu te reposes, tu marches sans fatigue. Comme tous les hommes, tu voudrais être toujours ainsi plongé dans ces sphères de parfums, de lumière où tu vas, léger de tout ton corps évanoui, où tu parles par la pensée! Cours, vole, jouis un moment des ailes que tu conquerras, quand l’amour sera si complet en toi que tu n’auras plus de sens, que tu seras tout intelligence et tout amour! Plus haut tu montes et moins tu conçois les abîmes! il n’existe point de précipices dans les cieux. Vois celui qui te parle, celui qui te soutient au-dessus de ce monde où sont les abîmes. Vois, contemple-moi encore un moment, car tu ne me verras plus qu’imparfaitement, comme tu me vois à la clarté du pâle soleil de la terre.» Séraphîta se dressa sur ses pieds, resta, la tête mollement inclinée, les cheveux épais, dans la pose aérienne que les sublimes peintres ont tous donnée aux Messagers d’en haut: les plis de son vêtement eurent cette grâce indéfinissable qui arrête l’artiste, l’homme qui traduit tout par le sentiment, devant les délicieuses lignes du voile de la Polymnie antique. Puis elle étendit la main, et Wilfrid se leva. Quand il regarda Séraphîta, la blanche jeune fille était couchée sur la peau d’ours, la tête appuyée sur sa main, le visage calme, les yeux brillants. Wilfrid la contempla silencieusement, mais une crainte respectueuse animait sa figure, et se trahissait par une contenance timide. --Oui, chère, dit-il enfin comme s’il répondait à une question, nous sommes séparés par des mondes entiers. Je me résigne, et ne puis que vous adorer. Mais que vais-je devenir, moi pauvre seul? --Wilfrid, n’avez-vous pas votre Minna? Il baissa la tête. --Oh! ne soyez pas si dédaigneux: la femme comprend tout par l’amour; quand elle n’entend pas, elle sent; quand elle ne sent pas, elle voit; quand elle ne voit, ni ne sent, ni n’entend, eh! bien, cet ange de la terre vous devine pour vous protéger, et cache ses protections sous la grâce de l’amour. --Séraphîta, suis-je digne d’appartenir à une femme? --Vous êtes devenu soudain bien modeste, ne serait-ce pas un piége? Une femme est toujours si touchée de voir sa faiblesse glorifiée! Eh, bien, après demain soir, venez prendre le thé chez moi; le bon monsieur Becker y sera; vous y verrez Minna, la plus candide créature que je sache en ce monde. Laissez-moi maintenant, mon ami, j’ai ce soir de longues prières à faire pour expier mes fautes. --Comment pouvez-vous pécher? --Pauvre cher, abuser de sa puissance, n’est-ce pas de l’orgueil? je crois avoir été trop orgueilleuse aujourd’hui. Allons, partez. A demain. --A demain, dit faiblement Wilfrid en jetant un long regard sur cette créature de laquelle il voulait emporter une image ineffaçable. Quoiqu’il voulût s’éloigner, il demeura pendant quelques moments debout, occupé à regarder la lumière qui brillait par les fenêtres du château suédois. --Qu’ai-je donc vu? se demandait-il. Non, ce n’est point une simple créature, mais toute une création. De ce monde, entrevu à travers des voiles et des nuages, il me reste des retentissements semblables aux souvenirs d’une douleur dissipée, ou pareils aux éblouissements causés par ces rêves dans lesquels nous entendons le gémissement des générations passées qui se mêle aux voix harmonieuses des sphères élevées où tout est lumière et amour. Veillé-je? Suis-je encore endormi? Ai-je gardé mes yeux de sommeil, ces yeux devant lesquels de lumineux espaces se reculent indéfiniment, et qui suivent les espaces? Malgré le froid de la nuit, ma tête est encore en feu. Allons au presbytère! entre le pasteur et sa fille, je pourrai rasseoir mes idées. Mais il ne quitta pas encore la place d’où il pouvait plonger dans le salon de Séraphîta. Cette mystérieuse créature semblait être le centre rayonnant d’un cercle qui formait autour d’elle une atmosphère plus étendue que ne l’est celle des autres êtres: quiconque y entrait, subissait le pouvoir d’un tourbillon de clartés et de pensées dévorantes. Obligé de se débattre contre cette inexplicable force, Wilfrid n’en triompha pas sans de grands efforts; mais, après avoir franchi l’enceinte de cette maison, il reconquit son libre arbitre, marcha précipitamment vers le presbytère, et se trouva bientôt sous la haute voûte en bois qui servait de péristyle à l’habitation de monsieur Becker. Il ouvrit la première porte garnie de nœver, contre laquelle le vent avait poussé la neige, et frappa vivement à la seconde en disant:--Voulez-vous me permettre de passer la soirée avec vous, monsieur Becker? --Oui, crièrent deux voix qui confondirent leurs intonations. En entrant dans le parloir, Wilfrid revint par degrés à la vie réelle. Il salua fort affectueusement Minna, serra la main de monsieur Becker, promena ses regards sur un tableau dont les images calmèrent les convulsions de sa nature physique, chez laquelle s’opérait un phénomène comparable à celui qui saisit parfois les hommes habitués à de longues contemplations. Si quelque pensée vigoureuse enlève sur ses ailes de Chimère un savant ou un poète, et l’isole des circonstances extérieures qui l’enserrent ici-bas, en le lançant à travers les régions sans bornes où les plus immenses collections de faits deviennent des abstractions, où les plus vastes ouvrages de la nature sont des images; malheur à lui si quelque bruit soudain frappe ses sens et rappelle son âme voyageuse dans sa prison d’os et de chair. Le choc de ces deux puissances, le Corps et l’Esprit, dont l’une participe de l’invisible action de la foudre, et dont l’autre partage avec la nature sensible cette molle résistance qui défie momentanément la destruction; ce combat, ou mieux cet horrible accouplement engendre des souffrances inouïes. Le corps a redemandé la flamme qui le consume, et la flamme a ressaisi sa proie. Mais cette fusion ne s’opère pas sans les bouillonnements, sans les explosions et les tortures dont les visibles témoignages nous sont offerts par la Chimie quand se séparent deux principes ennemis qu’elle s’était plu à réunir. Depuis quelques jours, lorsque Wilfrid entrait chez Séraphîta, son corps y tombait dans un gouffre. Par un seul regard, cette singulière créature l’entraînait en esprit dans la sphère où la Méditation entraîne le savant, où la Prière transporte l’âme religieuse, où la Vision emmène un artiste, où le Sommeil emporte quelques hommes; car à chacun sa voix pour aller aux abîmes supérieurs, à chacun son guide pour s’y diriger, à tous la souffrance au retour. Là seulement se déchirent les voiles et se montre à nu la Révélation, ardente et terrible confidence d’un monde inconnu, duquel l’esprit ne rapporte ici-bas que des lambeaux. Pour Wilfrid, une heure passée près de Séraphîta ressemblait souvent au songe qu’affectionnent les thériakis, et où chaque papille nerveuse devient le centre d’une jouissance rayonnante. Il sortait brisé comme une jeune fille qui s’est épuisée à suivre la course d’un géant. Le froid commençait à calmer par ses flagellations aiguës la trépidation morbide que lui causait la combinaison de ses deux natures violemment disjointes; puis, il revenait toujours au presbytère, attiré près de Minna par le spectacle de la vie vulgaire duquel il avait soif, autant qu’un aventurier d’Europe a soif de sa patrie, quand la nostalgie le saisit au milieu des féeries qui l’avaient séduit en Orient. En ce moment, plus fatigué qu’il ne l’avait jamais été, cet étranger tomba dans un fauteuil, et regarda pendant quelque temps autour de lui, comme un homme qui s’éveille. Monsieur Becker, accoutumé sans doute, aussi bien que sa fille, à l’apparente bizarrerie de leur hôte, continuèrent tous deux à travailler. [Illustration: M. BECKER Lisait un in-folio, placé sur d’autres livres comme sur un pupitre.] Le parloir avait pour ornement une collection des insectes et des coquillages de la Norwége. Ces curiosités, habilement disposées sur le fond jaune du sapin qui boisait les murs, y formaient une riche tapisserie à laquelle la fumée du tabac avait imprimé ses teintes fuligineuses. Au fond, en face de la porte principale, s’élevait un poêle énorme en fer forgé qui, soigneusement frotté par la servante, brillait comme s’il eût été d’acier poli. Assis dans un grand fauteuil en tapisserie, près de ce poêle, devant une table, et les pieds dans une espèce de chancelière, monsieur Becker lisait un in-folio placé sur d’autres livres comme sur un pupitre; à sa gauche étaient un broc de bière et un verre; à sa droite brûlait une lampe fumeuse entretenue par de l’huile de poisson. Le ministre paraissait âgé d’une soixantaine d’années. Sa figure appartenait à ce type affectionné par les pinceaux de Rembrandt: c’était bien ces petits yeux vifs, enchâssés par des cercles de rides et surmontés d’épais sourcils grisonnants, ces cheveux blancs qui s’échappent en deux lames floconneuses de dessous un bonnet de velours noir, ce front large et chauve, cette coupe de visage que l’ampleur du menton rend presque carrée; puis ce calme profond qui dénote à l’observateur une puissance quelconque, la royauté que donne l’argent, le pouvoir tribunitien du bourgmestre, la conscience de l’art, ou la force cubique de l’ignorance heureuse. Ce beau vieillard, dont l’embonpoint annonçait une santé robuste, était enveloppé dans sa robe de chambre en drap grossier simplement orné de la lisière. Il tenait gravement à sa bouche une longue pipe en écume de mer, et lâchait par temps égaux la fumée du tabac en en suivant d’un œil distrait les fantasques tourbillons, occupé sans doute à s’assimiler par quelque méditation digestive les pensées de l’auteur dont les œuvres l’occupaient. De l’autre côté du poêle et près d’une porte qui communiquait à la cuisine, Minna se voyait indistinctement dans le brouillard produit par la fumée, à laquelle elle paraissait habituée. Devant elle, sur une petite table, étaient les ustensiles nécessaires à une ouvrière: une pile de serviettes, des bas à raccommoder, et une lampe semblable à celle qui faisait reluire les pages blanches du livre dans lequel son père semblait absorbé. Sa figure fraîche à laquelle des contours délicats imprimaient une grande pureté s’harmoniait avec la candeur exprimée sur son front blanc et dans ses yeux clairs. Elle se tenait droit sur sa chaise en se penchant un peu vers la lumière pour y mieux voir, et montrait à son insu la beauté de son corsage. Elle était déjà vêtue pour la nuit d’un peignoir en toile de coton blanche. Un simple bonnet de percale, sans autre ornement qu’une ruche de même étoffe, enveloppait sa chevelure. Quoique plongée dans quelque contemplation secrète, elle comptait, sans se tromper, les fils de sa serviette, ou les mailles de son bas. Elle offrait ainsi l’image la plus complète, le type le plus vrai de la femme destinée aux œuvres terrestres, dont le regard pourrait percer les nuées du sanctuaire, mais qu’une pensée à la fois humble et charitable maintient à hauteur d’homme. Wilfrid s’était jeté sur un fauteuil, entre ces deux tables, et contemplait avec une sorte d’ivresse ce tableau plein d’harmonies auquel les nuages de fumée ne messeyaient point. La seule fenêtre qui éclairât ce parloir pendant la belle saison était alors soigneusement close. En guise de rideaux, une vieille tapisserie, fixée sur un bâton, pendait en formant de gros plis. Là, rien de pittoresque, rien d’éclatant, mais une simplicité rigoureuse, une bonhomie vraie, le laissez-aller de la nature, et toutes les habitudes d’une vie domestique sans troubles ni soucis. Beaucoup de demeures ont l’apparence d’un rêve, l’éclat du plaisir qui passe semble y cacher des ruines sous le froid sourire du luxe; mais ce parloir était sublime de réalité, harmonieux de couleur, et réveillait les idées patriarcales d’une vie pleine et recueillie. Le silence n’était troublé que par les trépignements de la servante occupée à préparer le souper, et par les frissonnements du poisson séché qu’elle faisait frire dans le beurre salé, suivant la méthode du pays. --Voulez-vous fumer une pipe? dit le pasteur en saisissant un moment où il crut que Wilfrid pouvait l’entendre. --Merci, cher monsieur Becker, répondit-il. --Vous semblez aujourd’hui plus souffrant que vous ne l’êtes ordinairement, lui dit Minna frappée de la faiblesse que trahissait la voix de l’étranger. --Je suis toujours ainsi quand je sors du château. Minna tressaillit. --Il est habité par une étrange personne, monsieur le pasteur, reprit-il après une pause. Depuis six mois que je suis dans ce village, je n’ai point osé vous adresser de questions sur elle, et suis obligé de me faire violence aujourd’hui pour vous en parler. J’ai commencé par regretter bien vivement de voir mon voyage interrompu par l’hiver, et d’être forcé de demeurer ici, mais depuis ces deux derniers mois, chaque jour les chaînes qui m’attachent à Jarvis, se sont plus fortement rivées, et j’ai peur d’y finir mes jours. Vous savez comment j’ai rencontré Séraphîta, quelle impression me firent son regard et sa voix, enfin, comment je fus admis chez elle qui ne veut recevoir personne. Dès le premier jour, je revins ici pour vous demander des renseignements sur cette créature mystérieuse. Là commença pour moi cette série d’enchantements... --D’enchantements! s’écria le pasteur en secouant les cendres de sa pipe dans un plat grossier plein de sable qui lui servait de crachoir. Existe-t-il des enchantements? --Certes, vous qui lisez en ce moment si consciencieusement le livre des INCANTATIONS de Jean Wier, vous comprendrez l’explication que je puis vous donner de mes sensations, reprit aussitôt Wilfrid. Si l’on étudie attentivement la nature dans ses grandes révolutions comme dans ses plus petites œuvres, il est impossible de ne pas reconnaître l’impossibilité d’un enchantement, en donnant à ce mot sa véritable signification. L’homme ne crée pas de forces, il emploie la seule qui existe et qui les résume toutes, le mouvement, souffle incompréhensible du souverain fabricateur des mondes. Les espèces sont trop bien séparées pour que la main humaine puisse les confondre; et le seul miracle dont elle était capable s’est accompli dans la combinaison de deux substances ennemies. Encore la poudre est-elle germaine de la foudre! Quant à faire surgir une création, et soudain? toute création exige le temps, et le temps n’avance ni ne recule sous le doigt. Ainsi, en dehors de nous, la nature plastique obéit à des lois dont l’ordre et l’exercice ne seront intervertis par aucune main d’homme. Mais, après avoir ainsi fait la part de la Matière, il serait déraisonnable de ne pas reconnaître en nous l’existence d’un monstrueux pouvoir dont les effets sont tellement incommensurables que les générations connues ne les ont pas encore parfaitement classés. Je ne vous parle pas de la faculté de tout abstraire, de contraindre la Nature à se renfermer dans le Verbe, acte gigantesque auquel le vulgaire ne réfléchit pas plus qu’il ne songe au mouvement; mais qui a conduit les théosophes indiens à expliquer la création par un verbe auquel ils ont donné la puissance inverse. La plus petite portion de leur nourriture, un grain de riz d’où sort une création, et dans lequel cette création se résume alternativement, leur offrait une si pure image du verbe créateur et du verbe abstracteur, qu’il était bien simple d’appliquer ce système à la production des mondes. La plupart des hommes devaient se contenter du grain de riz semé dans le premier verset de toutes les Genèses. Saint Jean, disant que le Verbe était en Dieu, n’a fait que compliquer la difficulté. Mais la granification, la germination et la floraison de nos idées est peu de chose, si nous comparons cette propriété partagée entre beaucoup d’hommes, à la faculté tout individuelle de communiquer à cette propriété des forces plus ou moins actives par je ne sais quelle concentration, de la porter à une troisième, à une neuvième, à une vingt-septième puissance, de la faire mordre ainsi sur les masses, et d’obtenir des résultats magiques en condensant les effets de la nature. Or, je nomme enchantements, ces immenses actions jouées entre deux membranes sur la toile de notre cerveau. Il se rencontre dans la nature inexplorée du Monde Spirituel certains êtres armés de ces facultés inouïes, comparables à la terrible puissance que possèdent les gaz dans le monde physique, et qui se combinent avec d’autres êtres, les pénètrent comme cause active, produisent en eux des sortiléges contre lesquels ces pauvres ilotes sont sans défense: ils les enchantent, les dominent, les réduisent à un horrible vasselage, et font peser sur eux les magnificences et le sceptre d’une nature supérieure en agissant tantôt à la manière de la torpille qui électrise et engourdit le pécheur; tantôt comme une dose de phosphore qui exalte la vie ou en accélère la projection; tantôt comme l’opium qui endort la nature corporelle, dégage l’esprit de ses liens, le laisse voltiger sur le monde, le lui montre à travers un prisme, et lui en extrait la pâture qui lui plaît le plus; tantôt enfin comme la catalepsie qui annule toutes les facultés au profit d’une seule vision. Les miracles, les enchantements, les incantations, les sortiléges, enfin les actes, improprement appelés surnaturels, ne sont possibles et ne peuvent s’expliquer que par le despotisme avec lequel un Esprit nous contraint à subir les effets d’une optique mystérieuse qui grandit, rapetisse, exalte la création, la fait mouvoir en nous à son gré, nous la défigure ou nous l’embellit, nous ravit au ciel ou nous plonge en enfer, les deux termes par lesquels s’expriment l’extrême plaisir et l’extrême douleur. Ces phénomènes sont en nous et non au dehors. L’être que nous nommons Séraphîta me semble un de ces rares et terribles démons auxquels il est donné d’étreindre les hommes, de presser la nature et d’entrer en partage avec l’occulte pouvoir de Dieu. Le cours de ses enchantements a commencé chez moi par le silence qui m’était imposé. Chaque fois que j’osais vouloir vous interroger sur elle, il me semblait que j’allais révéler un secret dont je devais être l’incorruptible gardien; chaque fois que j’ai voulu vous questionner, un sceau brûlant s’est posé sur mes lèvres, et j’étais le ministre involontaire de cette mystérieuse défense. Vous me voyez ici pour la centième fois, abattu, brisé, pour avoir été jouer avec le monde hallucinateur que porte en elle cette jeune fille douce et frêle pour vous deux, mais pour moi la magicienne la plus dure. Oui, elle est pour moi comme une sorcière qui, dans sa main droite, porte un appareil invisible pour agiter le globe, et dans sa main gauche, la foudre pour tout dissoudre à son gré. Enfin, je ne sais plus regarder son front; il est d’une insupportable clarté. Je côtoie trop inhabilement depuis quelques jours les abîmes de la folie pour me taire. Je saisis donc le moment où j’ai le courage de résister à ce monstre qui m’entraîne après lui, sans me demander si je puis suivre son vol. Qui est-elle? L’avez-vous vue jeune? Est-elle née jamais? a-t-elle eu des parents? Est-elle enfantée par la conjonction de la glace et du soleil? elle glace et brûle, elle se montre et se retire comme une vérité jalouse, elle m’attire et me repousse, elle me donne tour à tour la vie et la mort, je l’aime et je la hais. Je ne puis plus vivre ainsi, je veux être tout à fait, ou dans le ciel, ou dans l’enfer. Gardant d’une main sa pipe chargée à nouveau, de l’autre le couvercle sans le remettre, monsieur Becker écoutait Wilfrid d’un air mystérieux, en regardant par instants sa fille qui paraissait comprendre ce langage, en harmonie avec l’être qui l’inspirait. Wilfrid était beau comme Hamlet résistant à l’ombre de son père, et avec laquelle il converse en la voyant se dresser pour lui seul au milieu des vivants. --Ceci ressemble fort au discours d’un homme amoureux, dit naïvement le bon pasteur. --Amoureux! reprit Wilfrid; oui, selon les idées vulgaires. Mais, mon cher monsieur Becker, aucun mot ne peut exprimer la frénésie avec laquelle je me précipite vers cette sauvage créature. --Vous l’aimez donc? dit Minna d’un ton de reproche. --Mademoiselle, j’éprouve des tremblements si singuliers quand je la vois, et de si profondes tristesses quand je ne la vois plus, que, chez tout homme, de telles émotions annonceraient l’amour; mais ce sentiment rapproche ardemment les êtres, tandis que, toujours entre elle et moi, s’ouvre je ne sais quel abîme dont le froid me pénètre quand je suis en sa présence, et dont la conscience s’évanouit quand je suis loin d’elle. Je la quitte toujours plus désolé, je reviens toujours avec plus d’ardeur, comme les savants qui cherchent un secret et que la nature repousse; comme le peintre qui veut mettre la vie sur une toile, et se brise avec toutes les ressources de l’art dans cette vaine tentative. --Monsieur, tout cela me paraît bien juste, répondit naïvement la jeune fille. --Comment pouvez-vous le savoir, Minna? demanda le vieillard. --Ah! mon père, si vous étiez allé ce matin avec nous sur les sommets du Falberg, et que vous l’eussiez vue priant, vous ne me feriez pas cette question! Vous diriez, comme monsieur Wilfrid, quand il l’aperçut pour la première fois dans notre temple:--C’est le Génie de la Prière. Ces derniers mots furent suivis d’un moment de silence. --Ah! certes, reprit Wilfrid, elle n’a rien de commun avec les créatures qui s’agitent dans les trous de ce globe. --Sur le Falberg? s’écria le vieux pasteur. Comment avez-vous fait pour y parvenir? --Je n’en sais rien, répondit Minna. Ma course est maintenant pour moi comme un rêve dont le souvenir seul me reste! Je n’y croirais peut-être point sans ce témoignage matériel. Elle tira la fleur de son corsage et la montra. Tous trois restèrent les yeux attachés sur la jolie saxifrage encore fraîche qui, bien éclairée par les lampes, brilla dans le nuage de fumée comme une autre lumière. --Voilà qui est surnaturel, dit le vieillard en voyant une fleur éclose en hiver. --Un abîme! s’écria Wilfrid exalté par le parfum. --Cette fleur me donne le vertige, reprit Minna. Je crois encore entendre sa parole qui est la musique de la pensée, comme je vois encore la lumière de son regard qui est l’amour. --De grâce, mon cher monsieur Becker, dites-moi la vie de Séraphîta, énigmatique fleur humaine dont l’image nous est offerte par cette touffe mystérieuse. --Mon cher hôte, répondit le vieillard en lâchant une bouffée de tabac, pour vous expliquer la naissance de cette créature, il est nécessaire de vous débrouiller les nuages de la plus obscure de toutes les doctrines chrétiennes; mais il n’est pas facile d’être clair en parlant de la plus incompréhensible des révélations, dernier éclat de la foi qui ait, dit-on, rayonné sur notre tas de boue. Connaissez-vous SWEDENBORG? --De nom seulement; mais de lui, de ses livres, de sa religion, je ne sais rien. --Hé! bien, je vais vous raconter SWEDENBORG en entier. III. SÉRAPHÎTA-SÉRAPHÎTÜS. Après une pause pendant laquelle le pasteur parut recueillir ses souvenirs, il reprit en ces termes: Emmanuel de SWEDENBORG est né à Upsal, en Suède, dans le mois de janvier 1688, suivant quelques auteurs, en 1689, suivant son épitaphe. Son père était évêque de Skara. Swedenborg vécut quatre-vingt-cinq années, sa mort étant arrivée à Londres, le 29 mars 1772. Je me sers de cette expression pour exprimer un simple changement d’état. Selon ses disciples, Swedenborg aurait été vu à Jarvis et à Paris postérieurement à cette date. Permettez, mon cher monsieur Wilfrid, dit monsieur Becker en faisant un geste pour prévenir toute interruption, je raconte des faits sans les affirmer, sans les nier. Écoutez, et après, vous penserez de tout ceci ce que vous voudrez. Je vous préviendrai lorsque je jugerai, critiquerai, discuterai les doctrines, afin de constater ma neutralité intelligentielle entre la raison et LUI! La vie d’Emmanuel Swedenborg fut scindée en deux parts, reprit le pasteur. De 1688 à 1745, le baron Emmanuel de Swedenborg apparut dans le monde comme un homme du plus vaste savoir, estimé, chéri pour ses vertus, toujours irréprochable, constamment utile. Tout en remplissant de hautes fonctions en Suède, il a publié de 1709 à 1740, sur la minéralogie, la physique, les mathématiques et l’astronomie, des livres nombreux et solides qui ont éclairé le monde savant. Il a inventé la méthode de bâtir des bassins propres à recevoir les vaisseaux. Il a écrit sur les questions les plus importantes, depuis la hauteur des marées jusqu’à la position de la terre. Il a trouvé tout à la fois les moyens de construire de meilleures écluses pour les canaux, et des procédés plus simples pour l’extraction des métaux. Enfin, il ne s’est pas occupé d’une science sans lui faire faire un progrès. Il étudia pendant sa jeunesse les langues hébraïque, grecque, latine et les langues orientales dont la connaissance lui devint si familière, que plusieurs professeurs célèbres l’ont consulté souvent, et qu’il put reconnaître dans la Tartarie les vestiges du plus ancien livre de la Parole, nommé LES GUERRES DE JEHOVAH, et LES ÉNONCÉS dont il est parlé par Moïse dans les NOMBRES (XXI, 14, 15, 27--30), par Josué, par Jérémie et par Samuel. LES GUERRES DE JEHOVAH seraient la partie historique, et LES ÉNONCÉS la partie prophétique de ce livre antérieur à la GENÈSE. Swedenborg a même affirmé que le JASCHAR ou LE LIVRE DU JUSTE, mentionné par Josué, existait dans la Tartarie-Orientale, avec le culte des Correspondances. Un Français a, dit-on, récemment justifié les prévisions de Swedenborg, en annonçant avoir trouvé à Bagdad plusieurs parties de la Bible inconnues en Europe. Lors de la discussion presque européenne que souleva le magnétisme animal à Paris, et à laquelle presque tous les savants prirent une part active, en 1785, monsieur le marquis de Thomé vengea la mémoire de Swedenborg en relevant des assertions échappées aux commissaires nommés par le roi de France pour examiner le magnétisme. Ces messieurs prétendaient qu’il n’existait aucune théorie de l’aimant, tandis que Swedenborg s’en était occupé dès l’an 1720. Monsieur de Thomé saisit cette occasion pour démontrer les causes de l’oubli dans lequel les hommes les plus célèbres laissaient le savant Suédois afin de pouvoir fouiller ses trésors et s’en aider pour leurs travaux. «Quelques-uns des plus illustres, dit monsieur de Thomé en faisant allusion à la THÉORIE DE LA TERRE par Buffon, ont la faiblesse de se parer des plumes du paon sans lui en faire hommage.» Enfin, il prouva par des citations victorieuses, tirées des œuvres encyclopédiques de Swedenborg, que ce grand prophète avait devancé de plusieurs siècles la marche lente des sciences humaines: il suffit, en effet, de lire ses œuvres philosophiques et minéralogiques, pour en être convaincu. Dans tel passage, il se fait le précurseur de la chimie actuelle, en annonçant que les productions de la nature organisée sont toutes décomposables et aboutissent à deux principes purs; que l’eau, l’air, le feu, _ne sont pas des éléments_; dans tel autre, il va par quelques mots au fond des mystères magnétiques, il en ravit ainsi la première connaissance à Mesmer.--Enfin, voici de lui, dit monsieur Becker en montrant une longue planche attachée entre le poêle et la croisée sur laquelle étaient des livres de toutes grandeurs, voici dix-sept ouvrages différents, dont un seul, ses Œuvres Philosophiques et Minéralogiques, publiées en 1734, ont trois volumes in-folio. Ces productions, qui attestent les connaissances positives de Swedenborg, m’ont été données par monsieur Séraphîtüs, son cousin, père de Séraphîta. En 1740, Swedenborg tomba dans un silence absolu, d’où il ne sortit que pour quitter ses occupations temporelles, et penser exclusivement au monde spirituel. Il reçut les premiers ordres du Ciel en 1745. Voici comment il a raconté sa vocation: Un soir, à Londres, après avoir dîné de grand appétit, un brouillard épais se répandit dans sa chambre. Quand les ténèbres se dissipèrent, une créature qui avait pris la forme humaine se leva du coin de sa chambre, et lui dit d’une voix terrible: _Ne mange pas tant!_ Il fit une diète absolue. La nuit suivante, le même homme vint, rayonnant de lumière, et lui dit: _Je suis envoyé par Dieu qui t’a choisi pour expliquer aux hommes le sens de sa parole et de ses créations. Je te dicterai ce que tu dois écrire._ La vision dura peu de moments. L’ANGE était, disait-il, vêtu de pourpre. Pendant cette nuit, les yeux de son _homme intérieur_ furent ouverts et disposés pour voir dans le Ciel, dans le monde des Esprits et dans les Enfers; trois sphères différentes où il rencontra des personnes de sa connaissance, qui avaient péri dans leur forme humaine, les unes depuis long-temps, les autres depuis peu. Dès ce moment, Swedenborg a constamment vécu de la vie des Esprits, et resta dans ce monde comme Envoyé de Dieu. Si sa mission lui fut contestée par les incrédules, sa conduite fut évidemment celle d’un être supérieur à l’humanité. D’abord, quoique borné par sa fortune au strict nécessaire, il a donné des sommes immenses, et notoirement relevé, dans plusieurs villes de commerce, de grandes maisons tombées ou qui allaient faillir. Aucun de ceux qui firent un appel à sa générosité ne s’en alla sans être aussitôt satisfait. Un Anglais incrédule s’est mis à sa poursuite, l’a rencontré dans Paris, et a raconté que chez lui les portes restaient constamment ouvertes. Un jour, son domestique s’étant plaint de cette négligence, qui l’exposait à être soupçonné des vols qui atteindraient l’argent de son maître:--Qu’il soit tranquille, dit Swedenborg en souriant, je lui pardonne sa défiance, il ne voit pas le gardien qui veille à ma porte. En effet, en quelque pays qu’il habitât, il ne ferma jamais ses portes, et rien ne fut perdu chez lui. A Gothembourg, ville située à soixante milles de Stockholm, il annonça, trois jours avant l’arrivée du courrier, l’heure précise de l’incendie qui ravageait Stockholm en faisant observer que sa maison n’était pas brûlée: ce qui était vrai. La reine de Suède dit à Berlin, au roi son frère, qu’une de ses dames étant assignée pour payer une somme qu’elle savait avoir été rendue par son mari avant qu’il mourût, mais n’en trouvant pas la quittance, alla chez Swedenborg, et le pria de demander à son mari où pouvait être la preuve du paiement. Le lendemain, Swedenborg lui indiqua l’endroit où était la quittance; mais comme, suivant le désir de cette dame, il avait prié le défunt d’apparaître à sa femme, celle-ci vit en songe son mari vêtu de la robe de chambre qu’il portait avant de mourir, et lui montra la quittance dans l’endroit désigné par Swedenborg, et où elle était effectivement cachée. Un jour, en s’embarquant à Londres, dans le navire du capitaine Dixon, il entendit une dame qui demandait si l’on avait fait beaucoup de provisions:--Il n’en faut pas tant, répondit-il. Dans huit jours, à deux heures, nous serons dans le port de Stockholm. Ce qui arriva. L’état de vision dans lequel Swedenborg se mettait à son gré, relativement aux choses de la terre, et qui étonna tous ceux qui l’approchèrent par des effets merveilleux, n’était qu’une faible application de sa faculté de voir les cieux. Parmi ces visions, celles où il raconte ses voyages dans les TERRES ASTRALES ne sont pas les moins curieuses, et ses descriptions doivent nécessairement surprendre par la naïveté des détails. Un homme dont l’immense portée scientifique est incontestable, qui réunissait en lui la conception, la volonté, l’imagination, aurait certes inventé mieux, s’il eût inventé. La littérature fantastique des Orientaux n’offre d’ailleurs rien qui puisse donner une idée de cette œuvre étourdissante et pleine de poésies en germe, s’il est permis de comparer une œuvre de croyance aux œuvres de la fantaisie arabe. L’enlèvement de Swedenborg par l’ange qui lui servit de guide dans son premier voyage, est d’une sublimité qui dépasse, de toute la distance que Dieu a mise entre la terre et le soleil, celle des épopées de Klopstock, de Milton, du Tasse et de Dante. Cette partie, qui sert de début à son ouvrage sur les TERRES ASTRALES, n’a jamais été publiée; elle appartient aux traditions orales laissées par Swedenborg aux trois disciples qui étaient au plus près de son cœur. Monsieur Silverichm la possède écrite. Monsieur Séraphîtüs a voulu m’en parler quelquefois; mais le souvenir de la parole de son cousin était si brûlant, qu’il s’arrêtait aux premiers mots, et tombait dans une rêverie d’où rien ne le pouvait tirer. Le discours par lequel l’Ange prouve à Swedenborg que ces corps ne sont pas faits pour être errants et déserts, écrase, m’a dit le baron, toutes les sciences humaines sous le grandiose d’une logique divine. Selon le prophète, les habitants de Jupiter ne cultivent point les sciences qu’ils nomment des ombres; ceux de Mercure détestent l’expression des idées par la parole qui leur semble trop matérielle, ils ont un langage oculaire; ceux de Saturne sont continuellement tentés par de mauvais esprits; ceux de la Lune sont petits comme des enfants de six ans, leur voix part de l’abdomen, et ils rampent; ceux de Vénus sont d’une taille gigantesque, mais stupides, et vivent de brigandages; néanmoins, une partie de cette planète a des habitants d’une grande douceur, qui vivent dans l’amour du bien. Enfin, il décrit les mœurs des peuples attachés à ces globes, et traduit le sens général de leur existence par rapport à l’univers, en des termes si précis; il donne des explications qui concordent si bien aux effets de leurs révolutions apparentes dans le système général du monde, que peut-être un jour les savants viendront-ils s’abreuver à ces sources lumineuses. Voici, dit monsieur Becker, après avoir pris un livre, en l’ouvrant à l’endroit marqué par le signet, voici par quelles paroles il a terminé cette œuvre: «Si l’on doute que j’aie été transporté dans un grand nombre de Terres Astrales, qu’on se rappelle mes observations sur les distances dans l’autre vie; elles n’existent que relativement à l’état externe de l’homme; or, ayant été disposé intérieurement comme les Esprits Angéliques de ces terres, j’ai pu les connaître.» Les circonstances auxquelles nous avons dû de posséder dans ce canton le baron Séraphîtüs, cousin bien-aimé de Swedenborg, ne m’ont laissé étranger à aucun événement de cette vie extraordinaire. Il fut accusé dernièrement d’imposture dans quelques papiers publics de l’Europe, qui rapportèrent le fait suivant, d’après une lettre du chevalier Beylon. Swedenborg, disait-on, _instruit par des sénateurs de la correspondance secrète de la feue reine de Suède avec le prince de Prusse, son frère, en révéla les mystères à cette princesse, et la laissa croire qu’il en avait été instruit par des moyens surnaturels_. Un homme digne de foi, monsieur Charles-Léonhard de Stahlhammer, capitaine dans la garde royale et chevalier de l’Épée, a répondu par une lettre à cette calomnie. Le pasteur chercha dans le tiroir de sa table parmi quelques papiers, finit par y trouver une gazette, et la tendit à Wilfrid qui lut à haute voix la lettre suivante: «Stockholm, 13 mai 1788. «J’ai lu avec étonnement la lettre qui rapporte l’entretien qu’a eu le fameux Swedenborg avec la reine Louise-Ulrique; les circonstances en sont tout à fait fausses, et j’espère que l’auteur me pardonnera si, par un récit fidèle qui peut être attesté par plusieurs personnes de distinction qui étaient présentes et qui sont encore en vie, je lui montre combien il s’est trompé. En 1758, peu de temps après la mort du prince de Prusse, Swedenborg vint à la cour: il avait coutume de s’y trouver régulièrement. A peine eut-il été aperçu de la reine, qu’elle lui dit: «A propos, monsieur l’assesseur, avez-vous vu mon frère?» Swedenborg répondit que non, et la reine lui répliqua: «Si vous le rencontrez, saluez-le de ma part.» En disant cela, elle n’avait d’autre intention que de plaisanter, et ne pensait nullement à lui demander la moindre instruction touchant son frère. Huit jours après, et non pas vingt-quatre jours après, ni dans une audience particulière, Swedenborg vint de nouveau à la cour, mais de si bonne heure, que la reine n’avait pas encore quitté son appartement, appelé la Chambre-Blanche, où elle causait avec ses dames d’honneur et d’autres femmes de la cour. Swedenborg n’attend point que la reine sorte, il entre directement dans son appartement et lui parle bas à l’oreille. La reine, frappée d’étonnement, se trouva mal, et eut besoin de quelque temps pour se remettre. Revenue à elle-même, elle dit aux personnes qui l’entouraient: «Il n’y a que Dieu et mon frère qui puissent savoir ce qu’il vient de me dire!» Elle avoua qu’il lui avait parlé de sa dernière correspondance avec ce prince, dont le sujet n’était connu que d’eux seuls. Je ne puis expliquer comment Swedenborg eut connaissance de ce secret; mais ce que je puis assurer sur mon honneur, c’est que ni le comte H..., comme le dit l’auteur de la lettre, ni personne, n’a intercepté ou lu les lettres de la reine. Le sénat d’alors lui permettait d’écrire à son frère dans la plus grande sécurité, et regardait cette correspondance comme très-indifférente à l’état. Il est évident que l’auteur de la susdite lettre n’a pas du tout connu le caractère du comte H... Ce seigneur respectable, qui a rendu les services les plus importants à sa patrie, réunit aux talents de l’esprit les qualités du cœur, et son âge avancé n’affaiblit point en lui ces dons précieux. Il joignit toujours pendant toute son administration la politique la plus éclairée à la plus scrupuleuse intégrité, et se déclara l’ennemi des intrigues secrètes et des menées sourdes, qu’il regardait comme des moyens indignes pour arriver à son but. L’auteur n’a pas mieux connu l’assesseur Swedenborg. La seule faiblesse de cet homme, vraiment honnête, était de croire aux apparitions des esprits; mais je l’ai connu pendant très-long-temps, et je puis assurer qu’il était aussi persuadé de parler et de converser avec des esprits, que je le suis, moi, dans ce moment, d’écrire ceci. Comme citoyen et comme ami, c’était l’homme le plus intègre, ayant en horreur l’imposture et menant une vie exemplaire. L’explication qu’a voulu donner de ce fait le chevalier Beylon est, par conséquent, destituée de fondement; et la visite faite pendant la nuit à Swedenborg, par les comtes H... et T..., est entièrement controuvée. Au reste, l’auteur de la lettre peut être assuré que je ne suis rien moins que sectateur de Swedenborg; l’amour seul de la vérité m’a engagé à rendre avec fidélité un fait qu’on a si souvent rapporté avec des détails entièrement faux, et j’affirme ce que je viens d’écrire, en apposant la signature de mon nom.» --Les témoignages que Swedenborg a donnés de sa mission aux familles de Suède et de Prusse ont sans doute fondé la croyance dans laquelle vivent plusieurs personnages de ces deux cours, reprit monsieur Becker en remettant la gazette dans son tiroir.--Néanmoins, dit-il en continuant, je ne vous dirai pas tous les faits de sa vie matérielle et visible: ses mœurs s’opposaient à ce qu’ils fussent exactement connus. Il vivait caché, sans vouloir s’enrichir ou parvenir à la célébrité. Il se distinguait même par une sorte de répugnance à faire des prosélytes, s’ouvrait à peu de personnes, et ne communiquait ces dons extérieurs qu’à celles en qui éclataient la foi, la sagesse et l’amour. Il savait reconnaître par un seul regard l’état de l’âme de ceux qui l’approchaient, et changeait en Voyants ceux qu’il voulait toucher de sa parole intérieure. Ses disciples ne lui ont, depuis l’année 1745, jamais rien vu faire pour aucun motif humain. Une seule personne, un prêtre suédois, nommé Matthésius, l’accusa de folie. Par un hasard extraordinaire, ce Matthésius, ennemi de Swedenborg et de ses écrits, devint fou peu de temps après, et vivait encore il y a quelques années à Stockholm avec une pension accordée par le roi de Suède. L’éloge de Swedenborg a d’ailleurs été composé avec un soin minutieux quant aux événements de sa vie, et prononcé dans la grande salle de l’Académie royale des sciences à Stockholm par monsieur de Sandel, conseiller au collége des Mines, en 1786. Enfin une déclaration reçue par le lord-maire, à Londres, constate les moindres détails de la dernière maladie et de la mort de Swedenborg, qui fut alors assisté par monsieur Férélius, ecclésiastique suédois de la plus haute distinction. Les personnes comparues attestent que, loin d’avoir démenti ses écrits, Swedenborg en a constamment attesté la vérité.--«Dans cent ans, dit-il à monsieur Férélius, ma doctrine régira l’ÉGLISE.» Il a prédit fort exactement le jour et l’heure de sa mort. Le jour même, le dimanche 29 mars 1772, il demanda l’heure.--Cinq heures, lui répondit-on.--Voilà qui est fini, dit-il, Dieu vous bénisse! Puis, dix minutes après, il expira de la manière la plus tranquille en poussant un léger soupir. La simplicité, la médiocrité, la solitude, furent donc les traits de sa vie. Quand il avait achevé l’un de ses traités, il s’embarquait pour aller l’imprimer à Londres ou en Hollande, et n’en parlait jamais. Il publia successivement ainsi vingt-sept traités différents, tous écrits, dit-il, sous la dictée des Anges. Que ce soit ou non vrai, peu d’hommes sont assez forts pour en soutenir les flammes orales. Les voici tous, dit monsieur Becker en montrant une seconde planche sur laquelle étaient une soixantaine de volumes. Les sept traités où l’esprit de Dieu jette ses plus vives lueurs, sont: LES DÉLICES DE L’AMOUR CONJUGAL,--LE CIEL ET L’ENFER,--L’APOCALYPSE RÉVÉLÉE,--L’EXPOSITION DU SENS INTERNE,--L’AMOUR DIVIN,--LE VRAI CHRISTIANISME,--LA SAGESSE ANGÉLIQUE DE L’OMNIPOTENCE, OMNISCIENCE, OMNIPRÉSENCE DE CEUX QUI PARTAGENT L’ÉTERNITÉ, L’IMMENSITÉ DE DIEU. Son explication de l’Apocalypse commence par ces paroles, dit monsieur Becker en prenant et ouvrant le premier volume qui se trouvait près de lui: «_Ici je n’ai rien mis du mien, j’ai parlé d’après le Seigneur qui avait dit par le même ange à Jean_: TU NE SCELLERAS PAS LES PAROLES DE CETTE PROPHÉTIE (Apocalypse, 22, 10).» --Mon cher monsieur, dit le douteur en regardant Wilfrid, j’ai souvent tremblé de tous mes membres pendant les nuits d’hiver, en lisant les œuvres terribles où cet homme déclare avec une parfaite innocence les plus grandes merveilles. «J’ai vu, dit-il, les Cieux et les Anges. L’homme spirituel voit l’homme spirituel beaucoup mieux que l’homme terrestre ne voit l’homme terrestre. En décrivant les merveilles des cieux et au-dessous des cieux, j’obéis à l’ordre que le Seigneur m’a donné de le faire. On est le maître de ne pas me croire, je ne puis mettre les autres dans l’état où Dieu m’a mis; il ne dépend pas de moi de les faire converser avec les Anges, ni d’opérer le miracle de la disposition expresse de leur entendement; ils sont eux-mêmes les seuls instruments de leur exaltation angélique. Voici vingt-huit ans que je suis dans le monde spirituel avec les Anges, et sur la terre avec les hommes; car il a plu au Seigneur de m’ouvrir les yeux de l’Esprit, comme il les ouvrit à Paul, à Daniel et à Élisée.» Néanmoins, certaines personnes ont des visions du monde spirituel par le détachement complet que le somnambulisme opère entre leur forme extérieure et leur homme intérieur. _Dans cet état_, dit Swedenborg en son traité DE LA SAGESSE ANGÉLIQUE (nº 257), _l’homme peut être élevé jusque dans la lumière céleste, parce que les sens corporels étant abolis, l’influence du ciel agit sans obstacle sur l’homme intérieur_. Beaucoup de gens, qui ne doutent point que Swedenborg n’ait eu des révélations célestes, pensent néanmoins que tous ses écrits ne sont pas également empreints de l’inspiration divine. D’autres exigent une adhésion absolue à Swedenborg, tout en admettant ses obscurités; mais ils croient que l’imperfection du langage terrestre a empêché le prophète d’exprimer ses visions spirituelles dont les obscurités disparaissent aux yeux de ceux que la foi a régénérés; car, suivant l’admirable expression de son plus grand disciple, _la chair est une génération extérieure_. Pour les poètes et les écrivains, son merveilleux est immense; pour les Voyants, tout est d’une réalité pure. Ses descriptions ont été pour quelques chrétiens des sujets de scandale. Certains critiques ont ridiculisé la substance céleste de ses temples, de ses palais d’or, de ses villas superbes où s’ébattent les anges; d’autres se sont moqués de ses bosquets d’arbres mystérieux, de ses jardins où les fleurs parlent, où l’air est blanc, où les pierreries mystiques, la sardoine, l’escarboucle, la chrysolite, la chrysoprase, la cyanée, la chalcédoine, le béryl, l’URIM et le THUMIM sont doués de mouvement, expriment des vérités célestes, et qu’on peut interroger, car elles répondent par des variations de lumière (VRAIE RELIGION, 219); beaucoup de bons esprits n’admettent pas ses mondes où les couleurs font entendre de délicieux concerts, où les paroles flamboient, où le Verbe s’écrit en cornicules (VRAIE RELIGION, 278). Dans le Nord même, quelques écrivains ont ri de ses portes de perles, de diamants qui tapissent et meublent les maisons de sa Jérusalem où les moindres ustensiles sont faits des substances les plus rares du globe. «Mais, disent ses disciples, parce que tous ces objets sont clairsemés dans ce monde, est-ce une raison pour qu’ils ne soient pas abondants en l’autre? Sur la terre, ils sont d’une substance terrestre, tandis que dans les cieux ils sont sous les apparences célestes et relatives à l’état d’ange.» Swedenborg a d’ailleurs répété, à ce sujet, ces grandes paroles de JÉSUS-CHRIST: _Je vous enseigne en me servant des paroles terrestres, et vous ne m’entendez pas; si je parlais le langage du ciel, comment pourriez-vous me comprendre!_ (Jean, 3, 12).--Monsieur, moi j’ai lu Swedenborg en entier, reprit monsieur Becker en laissant échapper un geste emphatique. Je le dis avec orgueil, puisque j’ai gardé ma raison. En le lisant, il faut ou perdre le sens, ou devenir un Voyant. Quoique j’aie résisté à ces deux folies, j’ai souvent éprouvé des ravissements inconnus, des saisissements profonds, des joies intérieures que donnent seules la plénitude de la vérité, l’évidence de la lumière céleste. Tout ici-bas semble petit quand l’âme parcourt les pages dévorantes de ces Traités. Il est impossible de ne pas être frappé d’étonnement en songeant que, dans l’espace de trente ans, cet homme a publié, sur les vérités du monde spirituel, vingt-cinq volumes in-quarto, écrits en latin, dont le moindre a cinq cents pages, et qui sont tous imprimés en petits caractères. Il en a laissé, dit-on, vingt autres à Londres, déposés à son neveu, M. Silverichm, ancien aumônier du roi de Suède. Certes, l’homme qui, de vingt à soixante ans, s’était presque épuisé par la publication d’une sorte d’encyclopédie, a dû recevoir des secours surnaturels pour composer ces prodigieux traités, à l’âge où les forces de l’homme commencent à s’éteindre. Dans ces écrits, il se trouve des milliers de propositions numérotées, dont aucune ne se contredit. Partout l’exactitude, la méthode, la présence d’esprit, éclatent et découlent d’un même fait, l’existence des Anges. SA VRAIE RELIGION, où se résume tout son dogme, œuvre vigoureuse de lumière, a été conçue, exécutée à quatre-vingt-trois ans. Enfin, son ubiquité, son omniscience n’est démentie par aucun de ses critiques, ni par ses ennemis. Néanmoins, quand je me suis abreuvé à ce torrent de lueurs célestes, Dieu ne m’a pas ouvert les yeux intérieurs, et j’ai jugé ces écrits avec la raison d’un homme non régénéré. J’ai donc souvent trouvé que l’INSPIRÉ Swedenborg avait dû parfois mal entendre les Anges. J’ai ri de plusieurs visions auxquelles j’aurais dû, suivant les Voyants, croire avec admiration. Je n’ai conçu ni l’écriture corniculaire des anges, ni leurs ceintures dont l’or est plus ou moins faible. Si, par exemple, cette phrase: _Il est des anges solitaires_, m’a singulièrement attendri d’abord; par réflexion, je n’ai pas accordé cette solitude avec leurs mariages. Je n’ai pas compris pourquoi la vierge Marie conserve, dans le ciel, des habillements de satin blanc. J’ai osé me demander pourquoi les gigantesques démons Enakim et Héphilim venaient toujours combattre les chérubins dans les champs apocalyptiques d’Armageddon. J’ignore comment les Satans peuvent encore discuter avec les Anges. M. le baron Séraphîtüs m’objectait que ces détails concernaient les Anges qui demeuraient sur la terre sous forme humaine. Souvent les visions du prophète suédois sont barbouillées de figures grotesques. Un de ses MÉMORABLES, nom qu’il leur a donné, commence par ces paroles:--«Je vis des esprits rassemblés, ils avaient des chapeaux sur leurs têtes.» Dans un autre Mémorable, il reçoit du ciel un petit papier sur lequel il vit, dit-il, les lettres dont se servaient les peuples primitifs, et qui étaient composées de lignes courbes avec de petits anneaux qui se portaient en haut. Pour mieux attester sa communication avec les cieux, j’aurais voulu qu’il déposât ce papier à l’Académie royale des sciences de Suède. Enfin, peut-être ai-je tort, peut-être les absurdités matérielles semées dans ses ouvrages ont-elles des significations spirituelles. Autrement, comment admettre la croissante influence de sa religion? Son ÉGLISE compte aujourd’hui plus de sept cent mille fidèles, tant aux États-Unis d’Amérique où différentes sectes s’y agrégent en masse, qu’en Angleterre où sept mille Swedenborgistes se trouvent dans la seule ville de Manchester. Des hommes aussi distingués par leurs connaissances que par leur rang dans le monde, soit en Allemagne, soit en Prusse et dans le Nord, ont publiquement adopté les croyances de Swedenborg, plus consolantes d’ailleurs que ne le sont celles des autres communions chrétiennes. Maintenant, je voudrais bien pouvoir vous expliquer en quelques paroles succinctes les points capitaux de la doctrine que Swedenborg a établie pour son Église; mais cet abrégé, fait de mémoire, serait nécessairement fautif. Je ne puis donc me permettre de vous parler que des Arcanes qui concernent la naissance de Séraphîta. Ici, monsieur Becker fit une pause pendant laquelle il parut se recueillir pour rassembler ses idées, et reprit ainsi: --Après avoir mathématiquement établi que l’homme vit éternellement en des sphères, soit inférieures, soit supérieures, Swedenborg appelle Esprits Angéliques les êtres qui, dans ce monde, sont préparés pour le ciel, où ils deviennent Anges. Selon lui, Dieu n’a pas créé d’Anges spécialement, il n’en existe point qui n’ait été homme sur la terre. La terre est ainsi la pépinière du ciel. Les Anges ne sont donc pas Anges pour eux-mêmes (_Sag. ang._ 57); ils se transforment par une conjonction intime avec Dieu, à laquelle Dieu ne se refuse jamais; l’essence de Dieu n’étant jamais négative, mais incessamment active. Les Esprits Angéliques passent par trois natures d’amour, car l’homme ne peut être régénéré que successivement (_Vraie Religion_). D’abord l’AMOUR DE SOI: la suprême expression de cet amour est le génie humain, dont les œuvres obtiennent un culte. Puis l’AMOUR DU MONDE, qui produit les prophètes, les grands hommes que la Terre prend pour guides et salue du nom de divins. Enfin l’AMOUR DU CIEL, qui fait les Esprits Angéliques. Ces Esprits sont, pour ainsi dire, les fleurs de l’humanité qui s’y résume et travaille à s’y résumer. Ils doivent avoir ou l’Amour du ciel ou la Sagesse du ciel; mais ils sont toujours dans l’Amour avant d’être dans la Sagesse. Ainsi la première transformation de l’homme est l’AMOUR. Pour arriver à ce premier degré, ses _existers_ antérieurs ont dû passer par l’Espérance et la Charité qui l’engendrent pour la Foi et la Prière. Les idées acquises par l’exercice de ces vertus se transmettent à chaque nouvelle enveloppe humaine sous laquelle se cachent les métamorphoses de l’ÊTRE INTÉRIEUR; car rien ne se sépare, tout est nécessaire: l’Espérance ne va pas sans la Charité, la Foi ne va pas sans la Prière: les quatre faces de ce carré sont solidaires. «Faute d’une vertu, dit-il, l’Esprit Angélique est comme une perle brisée.» Chacun de ces _existers_ est donc un cercle dans lequel s’enroulent les richesses célestes de l’état antérieur. La grande perfection des Esprits Angéliques vient de cette mystérieuse progression par laquelle rien ne se perd des qualités successivement acquises pour arriver à leur glorieuse incarnation; car à chaque transformation ils se dépouillent insensiblement de la chair et de ses erreurs. Quand il vit dans l’Amour, l’homme a quitté toutes ses passions mauvaises: l’Espérance, la Charité, la Foi, la Prière ont, suivant le mot d’Isaïe, _vanné_ son intérieur qui ne doit plus être pollué par aucune des affections terrestres. De là cette grande parole de saint Luc: _Faites-vous un trésor qui ne périsse pas dans les cieux_. Et celle de Jésus-Christ: _Laissez ce monde aux hommes, il est à eux; faites-vous purs, et venez chez mon père_. La seconde transformation est la Sagesse. La Sagesse est la compréhension des choses célestes auxquelles l’Esprit arrive par l’Amour. L’Esprit d’Amour a conquis la force, résultat de toutes les passions terrestres vaincues, il aime aveuglément Dieu; mais l’Esprit de Sagesse a l’intelligence et sait pourquoi il aime. Les ailes de l’un sont déployées et l’emportent vers Dieu, les ailes de l’autre sont repliées par la terreur que lui donne la Science: il connaît Dieu. L’un désire incessamment voir Dieu et s’élance vers lui, l’autre y touche et tremble. L’union qui se fait d’un Esprit d’Amour et d’un Esprit de Sagesse met la créature à l’état divin pendant lequel son âme est FEMME, et son corps est HOMME, dernière expression humaine où l’Esprit l’emporte sur la Forme, où la forme se débat encore contre l’Esprit divin; car la forme, la chair, ignore, se révolte, et veut rester grossière. Cette épreuve suprême engendre des souffrances inouïes que les cieux voient seuls, et que le Christ a connues dans le jardin des Oliviers. Après la mort le premier ciel s’ouvre à cette double nature humaine purifiée. Aussi les hommes meurent-ils dans le désespoir, tandis que l’Esprit meurt dans le ravissement. Ainsi le NATUREL, état dans lequel sont les êtres non régénérés; le SPIRITUEL, état dans lequel sont les Esprits Angéliques; et le DIVIN, état dans lequel demeure l’Ange avant de briser son enveloppe, sont les trois degrés de l’_exister_ par lesquels l’homme parvient au ciel. Une pensée de Swedenborg vous expliquera merveilleusement la différence qui existe entre le NATUREL et le SPIRITUEL:--_Pour les hommes_, dit-il, le Naturel _passe dans_ le Spirituel, _ils considèrent le monde sous ces formes visibles et le perçoivent dans une réalité propre à leurs sens. Mais pour l’Esprit Angélique_, le Spirituel _passe dans_ le Naturel, _il considère le monde dans son esprit intime, et non dans sa forme_. Ainsi, nos sciences humaines ne sont que l’analyse des formes. Le savant selon le monde est purement extérieur comme son savoir, son _intérieur_ ne lui sert qu’à conserver son aptitude à l’intelligence de la vérité. L’Esprit Angélique va bien au delà, son savoir est la pensée dont la science humaine n’est que la parole; il puise la connaissance des choses dans le Verbe, en apprenant LES CORRESPONDANCES par lesquelles les mondes concordent avec les cieux. LA PAROLE de Dieu fut entièrement écrite par pures Correspondances, elle couvre un sens interne ou spirituel qui, sans la science des Correspondances, ne peut être compris. Il existe, dit Swedenborg (_Doctrine céleste_, 26), des ARCANES innombrables dans le sens interne des Correspondances. Aussi les hommes qui se sont moqués des livres où les prophètes ont recueilli la Parole étaient-ils dans l’état d’ignorance où sont ici-bas les hommes qui ne savent rien d’une science, et se moquent des vérités de cette science. Savoir les Correspondances de la Parole avec les cieux, savoir les Correspondances qui existent entre les choses visibles et pondérables du monde terrestre et les choses invisibles et impondérables du monde spirituel, c’est _avoir les cieux dans son entendement_. Tous les objets des diverses créations étant émanés de Dieu comportent nécessairement un sens caché, comme le disent ces grandes paroles d’Isaïe: _La terre est un vêtement_ (Isaïe, 5, 6). Ce lien mystérieux entre les moindres parcelles de la matière et les cieux constitue ce que Swedenborg appelle un ARCANE CÉLESTE. Aussi son traité des Arcanes Célestes, où sont expliquées les Correspondances ou signifiances du Naturel au Spirituel, devant donner, suivant l’expression de Jacob Boehm, _la signature de toute chose_, n’a-t-il pas moins de seize volumes et de treize mille propositions. «Cette connaissance merveilleuse des Correspondances, que la bonté de Dieu permit à Swedenborg d’avoir, dit un de ses disciples, est le secret de l’intérêt qu’inspirent ces ouvrages. Selon ce commentateur, là tout dérive du ciel, tout rappelle au ciel. Les écrits du prophète sont sublimes et clairs: il parle dans les cieux et se fait entendre sur la terre; sur une de ses phrases, on ferait un volume.» Et le disciple cite celle-ci entre mille autres: _Le royaume du ciel_, dit Swedenborg (_Arcan. céles._), _est le royaume des motifs. L_’ACTION _se produit dans le ciel, de là dans le monde, et par degrés dans les infiniment petits de la terre; les effets terrestres étant liés à leurs causes célestes, font que tout y est_ CORRESPONDANT _et_ SIGNIFIANT. _L’homme est le moyen d’union entre le Naturel et le Spirituel._ Les Esprits Angéliques connaissent donc essentiellement les Correspondances qui relient au ciel chaque chose de la terre, et savent le sens intime des paroles prophétiques qui en dénoncent les révolutions. Ainsi, pour ces Esprits, tout ici-bas porte sa signifiance. La moindre fleur est une pensée, une vie qui correspond à quelques linéaments du Grand-Tout, duquel ils ont une constante intuition. Pour eux, L’ADULTÈRE et les débauches dont parlent les Écritures et les prophètes, souvent estropiés par de soi-disant écrivains, signifient l’état des âmes qui dans ce monde persistent à s’infecter d’affections terrestres, et continuent ainsi leur divorce avec le ciel. Les nuées signifient les voiles dont s’enveloppe Dieu. Les flambeaux, les pains de proposition, les chevaux et les cavaliers, les prostituées, les pierreries, tout, dans l’ÉCRITURE, a pour eux un sens exquis, et révèle l’avenir des faits terrestres dans leurs rapports avec le ciel. Tous peuvent pénétrer la vérité des ÉNONCÉS de saint Jean, que la science humaine démontre et prouve matériellement plus tard, tels que celui-ci: «Gros, dit Swedenborg, de plusieurs sciences humaines.» _Je vis un nouveau ciel et une nouvelle terre, car le premier ciel et la première terre étaient passés_ (_Ap._, XXI, 1). Ils connaissent les _festins où l’on mange la chair des rois, des hommes libres et des esclaves_, et auxquels convie un Ange debout dans le soleil (_Apocal._, XIX, 11 _à_ 18). Ils voient _la femme ailée, revêtue du soleil, et l’homme toujours armé_ (_Apocal._). Le cheval de l’Apocalypse est, dit Swedenborg, l’image visible de l’intelligence humaine montée par la mort, car elle porte en elle son principe de destruction. Enfin, ils reconnaissent les peuples cachés sous des formes qui semblent fantastiques aux ignorants. Quand un homme est disposé à recevoir l’insufflation prophétique des Correspondances, elle réveille en lui l’esprit de la Parole; il comprend alors que les créations ne sont que des transformations; elle vivifie son intelligence et lui donne pour les vérités une soif ardente qui ne peut s’étancher que dans le ciel. Il conçoit, suivant le plus ou le moins de perfection de son intérieur, la puissance des Esprits Angéliques, et marche, conduit par le Désir, l’état le moins imparfait de l’homme non régénéré, vers l’Espérance qui lui ouvre le monde des Esprits, puis il arrive à la Prière qui lui donne la clef des Cieux. Quelle créature ne désirerait se rendre digne d’entrer dans la sphère des intelligences qui vivent secrètement par l’Amour ou par la Sagesse? Ici bas, pendant leur vie, ces Esprits restent purs; ils ne voient, ne pensent et ne parlent point comme les autres hommes. Il existe deux perceptions: l’une interne, l’autre externe; l’Homme est tout externe, l’Esprit Angélique est tout interne. L’Esprit va au fond des Nombres, il en possède la totalité, connaît leurs signifiances. Il dispose du mouvement et s’associe à tout par l’ubiquité: _Un ange_, selon le Prophète Suédois, _est présent à un autre quand il le désire_ (_Sap. Ang. De Div. AM._); car il a le don de se séparer de son corps, et voit les cieux comme les prophètes les ont vus, et comme Swedenborg les voyait lui-même. «Dans cet état, dit-il (_Vraie Religion_, 136), l’esprit de l’homme est transporté d’un lieu à un autre, le corps restant où il est, état dans lequel j’ai demeuré pendant vingt-six années.» Nous devons entendre ainsi toutes les paroles bibliques où il est dit: _L’esprit m’emporta_. La Sagesse angélique est à la Sagesse humaine ce que les innombrables forces de la nature sont à son action, qui est une. Tout revit, se meut, existe en l’Esprit, car il est en Dieu: ce qu’expriment ces paroles de saint Paul: «_In Deo sumus, movemur, et vivimus_; nous vivons, nous agissons, nous sommes en Dieu.» La Terre ne lui offre aucun obstacle, comme la Parole ne lui offre aucune obscurité. Sa divinité prochaine lui permet de voir la pensée de Dieu voilée par le Verbe, de même que vivant par son intérieur, l’Esprit communique avec le sens intime caché sous toutes les choses de ce monde. La Science est le langage du monde Temporel, l’Amour est celui du monde Spirituel. Aussi l’homme décrit-il plus qu’il n’explique, tandis que l’Esprit Angélique voit et comprend. La Science attriste l’homme, l’amour exalte l’Ange. La Science cherche encore, l’Amour a trouvé. L’Homme juge la nature dans ses rapports avec elle; l’Esprit Angélique la juge dans ses rapports avec le ciel. Enfin tout parle aux Esprits. Les Esprits sont dans le secret de l’harmonie de créations entre elles; ils s’entendent avec l’esprit des sons, avec l’esprit des couleurs, avec l’esprit des végétaux; ils peuvent interroger le minéral, et le minéral répond à leurs pensées. Que sont pour eux les sciences et les trésors de la terre, quand ils les étreignent à tout moment par leur vue, et que les mondes dont s’occupent tant les hommes, ne sont pour les Esprits que la dernière marche d’où ils vont s’élancer à Dieu? L’Amour du ciel ou la Sagesse du ciel s’annoncent en eux par un cercle de lumière qui les entoure et que voient les Élus. Leur innocence, dont celle des enfants est la forme extérieure, a la connaissance des choses que n’ont point les enfants: ils sont innocents et savants.--«Et, dit Swedenborg, l’innocence des cieux fait une telle impression sur l’âme, que ceux qu’elle affecte en gardent un ravissement qui dure toute leur vie, comme je l’ai moi-même éprouvé. Il suffit peut-être, dit-il encore, d’en avoir une minime perception pour être à jamais changé, pour vouloir aller aux cieux et entrer ainsi dans la sphère de l’Espérance. Sa doctrine sur les mariages peut se réduire à ce peu de mots: «Le Seigneur a pris la beauté, l’élégance de la vie de l’homme et l’a transportée dans la femme. Quand l’homme n’est pas réuni à cette beauté, à cette élégance de sa vie, il est sévère, triste et farouche; quand il y est réuni, il est joyeux, il est complet.» Les Anges sont toujours dans le point le plus parfait de la beauté. Leurs mariages sont célébrés par des cérémonies merveilleuses. Dans cette union, qui ne produit point d’enfants, l’homme a donné L’ENTENDEMENT, la femme a donné la VOLONTÉ: ils deviennent un seul être, UNE SEULE chair ici-bas; puis ils vont aux cieux après avoir revêtu la forme céleste. Ici-bas, dans l’état naturel, le penchant mutuel des deux sexes vers les voluptés est un EFFET qui entraîne et fatigue et dégoût; mais sous sa forme céleste, le couple devenu _le même_ Esprit trouve en lui-même une cause incessante de voluptés. Swedenborg a vu ce mariage des Esprits, qui, selon saint Luc, n’a point de noces (20, 35), et qui n’inspire que des plaisirs spirituels. Un Ange s’offrit à le rendre témoin d’un mariage, et l’entraîna sur ses ailes (les ailes sont un symbole et non une réalité terrestre). Il le revêtit de sa robe de fête, et quand Swedenborg se vit habillé de lumière, il demanda pourquoi.--Dans cette circonstance, répondit l’Ange, nos robes s’allument, brillent et se font nuptiales. (_Deliciæ sap. de am. conj._, 19, 20, 21.) Il aperçut alors deux Anges qui vinrent, l’un du Midi, l’autre de l’Orient; l’Ange du Midi était dans un char attelé de deux chevaux blancs dont les rênes avaient la couleur et l’éclat de l’aurore; mais quand ils furent près de lui, dans le ciel, il ne vit plus ni les chars ni les chevaux. L’Ange de l’Orient vêtu de pourpre, et l’Ange du Midi vêtu d’hyacinthe accoururent comme deux souffles et se confondirent: l’un était un Ange d’Amour, l’autre était un Ange de Sagesse. Le guide de Swedenborg lui dit que ces deux Anges avaient été liés sur la terre d’une amitié intérieure et toujours unis, quoique séparés par les espaces. Le consentement qui est l’essence des bons mariages sur la terre, est l’état habituel des Anges dans le ciel. L’amour est la lumière de leur monde. Le ravissement éternel des Anges vient de la faculté que Dieu leur communique de lui rendre à lui-même la joie qu’ils en éprouvent. Cette réciprocité d’infini fait leur vie. Dans le ciel, ils deviennent infinis en participant de l’essence de Dieu qui s’engendre par lui-même. L’immensité des cieux où vivent les Anges est telle, que si l’homme était doué d’une vue aussi continuellement rapide que l’est la lumière en venant du soleil sur la terre et qu’il regardât pendant l’éternité, ses yeux ne trouveraient pas un horizon où se reposer. La lumière explique seule les félicités du ciel. C’est, dit-il (_Sap., Aug._, 7, 25, 26, 27), une vapeur de la vertu de Dieu, une émanation pure de sa clarté, auprès de laquelle notre jour le plus éclatant est l’obscurité. Elle peut tout, renouvelle tout et ne s’absorbe pas; elle environne l’Ange et lui fait toucher Dieu par des jouissances infinies que l’on sent se multiplier infiniment par elles-mêmes. Cette lumière tue tout homme qui n’est pas préparé à la recevoir. Nul ici-bas, ni même dans le ciel, ne peut voir Dieu et vivre. Voilà pourquoi il est dit (_Ex._ XIX, 12, 13, 21, 22, 23): _La montagne où Moïse parlait au Seigneur était gardée de peur que quelqu’un, ne venant à y toucher, ne mourût_. Puis encore (_Ex._ XXXIV, 29--35): _Quand Moïse apporta les secondes Tables, sa face brillait tellement, qu’il fut obligé de la voiler pour ne faire mourir personne en parlant au peuple_. La transfiguration de Jésus-Christ accuse également la lumière que jette un Messager du ciel et les ineffables jouissances que trouvent les Anges à en être continuellement imbus. _Sa face_, dit saint Mathieu (XVII, 1--5), _resplendit comme le soleil, ses vêtements devinrent comme la lumière, et un nuage couvrit ses disciples._ Enfin, quand un astre n’enferme plus que des êtres qui se refusent au Seigneur, que sa parole est méconnue, que les Esprits Angéliques ont été assemblés des quatre vents, Dieu envoie un Ange exterminateur pour changer la masse du monde réfractaire qui, dans l’immensité de l’univers, est pour lui ce qu’est dans la nature un germe infécond. En approchant du Globe, l’Ange Exterminateur porté sur une comète le fait tourner sur son axe: les continents deviennent alors le fond des mers, les plus hautes montagnes deviennent des îles, et les pays jadis couverts des eaux marines, renaissent parés de leur fraîcheur en obéissant aux lois de la Genèse; la parole de Dieu reprend alors sa force sur une nouvelle terre qui garde en tous lieux les effets de l’eau terrestre et du feu céleste. La lumière, que l’Ange apporte d’En-Haut, fait alors pâlir le soleil. Alors, comme dit Isaïe (19--20): _Les hommes entreront dans des fentes de rochers, se blottiront dans la poussière. Ils crieront_ (Apocalypse, VII, 15-17) _aux montagnes: Tombez sur nous! A la mer: Prends-nous! Aux airs: Cachez-nous de la fureur de l’Agneau!_ L’Agneau est la grande figure des Anges méconnus et persécutés ici-bas. Aussi Christ a-t-il dit: _Heureux ceux qui souffrent! Heureux les simples! Heureux ceux qui aiment!_ Tout Swedenborg est là: Souffrir, Croire, Aimer. Pour bien aimer, ne faut-il pas avoir souffert, et ne faut-il pas croire? L’Amour engendre la Force, et la Force donne la Sagesse; de là, l’Intelligence; car la Force et la Sagesse comportent la Volonté. Être intelligent, n’est-ce pas Savoir, Vouloir et Pouvoir, les trois attributs de l’Esprit Angélique.--«_Si l’univers a un sens, voilà le plus digne de Dieu!_» me disait monsieur Saint-Martin que je vis pendant le voyage qu’il fit en Suède.--Mais, monsieur, reprit monsieur Becker après une pause, que signifient ces lambeaux pris dans l’étendue d’une œuvre de laquelle on ne peut donner une idée qu’en la comparant à un fleuve de lumière, à des ondées de flammes? Quand un homme s’y plonge, il est emporté par un courant terrible. Le poème de Dante Alighieri fait à peine l’effet d’un point, à qui veut se plonger dans les innombrables versets à l’aide desquels Swedenborg a rendu palpables les mondes célestes, comme Beethoven a bâti ses palais d’harmonie avec des milliers de notes, comme les architectes ont édifié leurs cathédrales avec des milliers de pierres. Vous y roulez dans des gouffres sans fin, où votre esprit ne vous soutient pas toujours. Certes! il est nécessaire d’avoir une puissante intelligence pour en revenir sain et sauf à nos idées sociales. --Swedenborg, reprit le pasteur, affectionnait particulièrement le baron de Séraphîtz, dont le nom, suivant un vieil usage suédois, avait pris depuis un temps immémorial la terminaison latine üs. Le baron fut le plus ardent disciple du Prophète suédois qui avait ouvert en lui les yeux de l’Homme Intérieur, et l’avait disposé pour une vie conforme aux ordres d’En-Haut. Il chercha parmi les femmes un Esprit Angélique, Swedenborg le lui trouva dans une vision. Sa fiancée fut la fille d’un cordonnier de Londres, en qui, disait Swedenborg, éclatait la vie du ciel, et dont les épreuves antérieures avaient été accomplies. Après la transformation du Prophète, le baron vint à Jarvis pour faire ses noces célestes dans les pratiques de la prière. Quant à moi, monsieur, qui ne suis point un Voyant, je ne me suis aperçu que des œuvres terrestres de ce couple: sa vie a bien été celle des saints et des saintes dont les vertus sont la gloire de l’Église romaine. Tous deux, ils ont adouci la misère des habitants, et leur ont donné à tous une fortune qui ne va point sans un peu de travail, mais qui suffit à leurs besoins; les gens qui vécurent près d’eux ne les ont jamais surpris dans un mouvement de colère ou d’impatience; ils ont été constamment bienfaisants et doux, pleins d’aménité, de grâce et de vraie bonté; leur mariage a été l’harmonie de deux âmes incessamment unies. Deux eiders volant du même vol, le son dans l’écho, la pensée dans la parole, sont peut-être des images imparfaites de cette union. Ici chacun les aimait d’une affection qui ne pourrait s’exprimer qu’en la comparant à l’amour de la plante pour le soleil. La femme était simple dans ses manières, belle de formes, belle de visage, et d’une noblesse semblable à celle des personnes les plus augustes. En 1783, dans la vingt-sixième année de son âge, cette femme conçut un enfant; sa gestation fut une joie grave. Les deux époux faisaient ainsi leurs adieux au monde, car ils me dirent qu’ils seraient sans doute transformés quand leur enfant aurait quitté la robe de chair qui avait besoin de leurs soins jusqu’au moment où la force d’être par elle-même lui serait communiquée. L’enfant naquit, et fut cette Séraphîta qui nous occupe en ce moment; dès qu’elle fut conçue, son père et sa mère vécurent encore plus solitairement que par le passé, s’exaltant vers le ciel par la prière. Leur espérance était de voir Swedenborg, et la foi réalisa leur espérance. Le jour de la naissance de Séraphîta, Swedenborg se manifesta dans Jarvis, et remplit de lumière la chambre où naissait l’enfant. Ses paroles furent, dit-on:--_L’œuvre est accomplie, les cieux se réjouissent!_ Les gens de la maison entendirent les sons étranges d’une mélodie qui, disaient-ils, semblait être apportée des quatre points cardinaux par le souffle des vents. L’esprit de Swedenborg emmena le père hors de la maison et le conduisit sur le Fiord, où il le quitta. Quelques hommes de Jarvis s’étant alors approchés de monsieur Séraphîtüs, l’entendirent prononçant ces suaves paroles de l’Écriture:--_Combien sont beaux sur tes montagnes les pieds de l’Ange que nous envoie le Seigneur!_ Je sortais du presbytère pour aller au château, y baptiser l’enfant, le nommer et accomplir les devoirs que m’imposent les lois lorsque je rencontrai le baron.--«Votre ministère est superflu, me dit-il; notre enfant doit être sans nom sur cette terre. Vous ne baptiserez pas avec l’eau de l’Église terrestre celui qui vient d’être ondoyé dans le feu du Ciel. Cet enfant restera fleur, vous ne le verrez pas vieillir, vous le verrez passer; vous avez l’_exister_, il a la vie; vous avez des sens extérieurs, il n’en a pas, il est tout intérieur.» Ces paroles furent prononcées d’une voix surnaturelle par laquelle je fus affecté plus vivement encore que par l’éclat empreint sur son visage qui suait la lumière. Son aspect réalisait les fantastiques images que nous concevons des inspirés en lisant les prophéties de la Bible. Mais de tels effets ne sont pas rares au milieu de nos montagnes, où le nitre des neiges subsistantes produit dans notre organisation d’étonnants phénomènes. Je lui demandai la cause de son émotion.--Swedenborg est venu, je le quitte, j’ai respiré l’air du ciel, me dit-il.--Sous quelle forme vous est-il apparu? repris-je.--Sous son apparence mortelle, vêtu comme il l’était la dernière fois que je le vis à Londres, chez Richard Shearsmith, dans le quartier de _Cold-Bath-Field_, en juillet 1771. Il portait son habit de ratine à reflets changeants, à boutons d’acier, son gilet fermé, sa cravate blanche, et la même perruque magistrale, à rouleaux poudrés sur les côtés, et dont les cheveux relevés par-devant lui découvraient ce front vaste et lumineux en harmonie avec sa grande figure carrée, où tout est puissance et calme. J’ai reconnu ce nez à larges narines pleines de feu; j’ai revu cette bouche qui a toujours souri, bouche angélique d’où sont sortis ces mots pleins de mon bonheur:--«A bientôt!» Et j’ai senti les resplendissements de l’amour céleste. La conviction qui brillait dans le visage du baron m’interdisait toute discussion, je l’écoutais en silence, sa voix avait une chaleur contagieuse qui m’échauffait les entrailles; son fanatisme agitait mon cœur, comme la colère d’autrui nous fait vibrer les nerfs. Je le suivis en silence et vins dans sa maison, où j’aperçus l’enfant sans nom, couché sur sa mère qui l’enveloppait mystérieusement. Séraphîta m’entendit venir et leva la tête vers moi: ses yeux n’étaient pas ceux d’un enfant ordinaire; pour exprimer l’impression que j’en reçus, il faudrait dire qu’ils voyaient et pensaient déjà. L’enfance de cette créature prédestinée fut accompagnée de circonstances extraordinaires dans notre climat. Pendant neuf années, nos hivers ont été plus doux et nos étés plus longs que de coutume. Ce phénomène causa plusieurs discussions entre les savants; mais si leurs explications parurent suffisantes aux académiciens, elles firent sourire le baron quand je les lui communiquai. Jamais Séraphîta n’a été vue dans sa nudité, comme le sont quelquefois les enfants; jamais elle n’a été touchée ni par un homme ni par une femme; elle a vécu vierge sur le sein de sa mère, et n’a jamais crié. Le vieux David vous confirmera ces faits, si vous le questionnez sur sa maîtresse pour laquelle il a d’ailleurs une adoration semblable à celle qu’avait pour l’arche sainte le roi dont il porte le nom. Dès l’âge de neuf ans, l’enfant a commencé à se mettre en état de prière: la prière est sa vie; vous l’avez vue dans notre temple, à Noël, seul jour où elle y vienne; elle y est séparée des autres chrétiens par un espace considérable. Si cet espace n’existe pas entre elle et les hommes, elle souffre. Aussi reste-t-elle la plupart du temps au château. Les événements de sa vie sont d’ailleurs inconnus, elle ne se montre pas; ses facultés, ses sensations, tout est intérieur; elle demeure la plus grande partie du temps dans l’état de contemplation mystique habituel, disent les écrivains papistes, aux premiers chrétiens solitaires en qui demeurait la tradition de la parole de Christ. Son entendement, son âme, son corps, tout en elle est vierge comme la neige de nos montagnes. A dix ans, elle était telle que vous la voyez maintenant. Quand elle eut neuf ans, son père et sa mère expirèrent ensemble, sans douleur, sans maladie visible, après avoir dit l’heure à laquelle ils cesseraient d’être. Debout, à leurs pieds, elle les regardait d’un œil calme, sans témoigner ni tristesse, ni douleur, ni joie, ni curiosité; son père et sa mère lui souriaient. Quand nous vînmes prendre les deux corps, elle dit:--Emportez!--Séraphîta, lui dis-je, car nous l’avons appelée ainsi, n’êtes vous donc pas affectée de la mort de votre père et de votre mère? ils vous aimaient tant!--Morts? dit-elle. Non, ils sont en moi pour toujours. Ceci n’est rien, ajouta-t-elle en montrant sans aucune émotion les corps que l’on enlevait. Je la voyais pour la troisième fois depuis sa naissance. Au temple, il est difficile de l’apercevoir, elle est debout près de la colonne à laquelle tient la chaire dans une obscurité qui ne permet pas de saisir ses traits. Des serviteurs de cette maison, il ne restait, lors de cet événement, que le vieux David, qui, malgré ses quatre-vingt-deux ans, suffit à servir sa maîtresse. Quelques gens de Jarvis ont raconté des choses merveilleuses sur cette fille. Leurs contes ayant pris une certaine consistance dans un pays essentiellement ami des mystères, je me suis mis à étudier le traité des Incantations de Jean Wier, et les ouvrages relatifs à la démonologie, où sont consignés les effets prétendus surnaturels en l’homme, afin d’y chercher des faits analogues à ceux qui lui sont attribués. --Vous ne croyez donc pas en elle? dit Wilfrid. --Si fait, dit avec bonhomie le pasteur, je vois en elle une fille extrêmement capricieuse, gâtée par ses parents, qui lui ont tourné la tête avec les idées religieuses que je viens de vous formuler. Minna laissa échapper un signe de tête qui exprima doucement une négation. --Pauvre fille! dit le docteur en continuant, ses parents lui ont légué l’exaltation funeste qui égare les mystiques et les rend plus ou moins fous. Elle se soumet à des diètes qui désolent le pauvre David. Ce bon vieillard ressemble à une plante chétive qui s’agite au moindre vent, qui s’épanouit au moindre rayon de soleil. Sa maîtresse, dont le langage incompréhensible est devenu le sien, est son vent et son soleil; elle a pour lui des pieds de diamant et le front parsemé d’étoiles; elle marche environnée d’une lumineuse et blanche atmosphère; sa voix est accompagnée de musiques; elle a le don de se rendre invisible. Demandez à la voir? il vous répondra qu’elle voyage dans les Terres Astrales. Il est difficile de croire à de telles fables. Vous le savez, tout miracle ressemble plus ou moins à l’histoire de la Dent d’or. Nous avons une dent d’or à Jarvis, voilà tout. Ainsi, Duncker le pêcheur affirme l’avoir vue, tantôt se plongeant dans le Fiord d’où elle ressort sous la forme d’un eider, tantôt marchant sur les flots pendant la tempête. Fergus, qui mène les troupeaux dans les sœler, dit avoir vu, dans les temps pluvieux, le ciel toujours clair au-dessus du château suédois, et toujours bleu au-dessus de la tête de Séraphîta quand elle sort. Plusieurs femmes entendent les sons d’un orgue immense quand Séraphîta vient dans le temple, et demandent sérieusement à leurs voisines si elles ne les entendent pas aussi. Mais, ma fille, que, depuis deux ans, Séraphîta prend en affection, n’a point entendu de musique, et n’a point senti les parfums du ciel qui, dit-on, embaument les airs quand elle se promène. Minna est souvent rentrée en m’exprimant une naïve admiration de jeune fille pour les beautés de notre printemps; elle revenait enivrée des odeurs que jettent les premières pousses des mélèzes, des pins ou des fleurs qu’elle était allée respirer avec elle: mais après un si long hiver, rien n’est plus naturel que cet excessif plaisir. La compagnie de ce démon n’a rien de bien extraordinaire, dis, mon enfant? --Ses secrets ne sont pas les miens, répondit Minna. Près de lui, je sais tout; loin de lui, je ne sais plus rien; près de lui, je ne suis plus moi; loin de lui, j’ai tout oublié de cette vie délicieuse. Le voir est un rêve dont la souvenance ne me reste que suivant sa volonté. J’ai pu entendre près de lui, sans m’en souvenir loin de lui, les musiques dont parlent la femme de Bancker et celle d’Erikson; j’ai pu, près de lui, sentir des parfums célestes, contempler des merveilles, et ne plus en avoir idée ici. --Ce qui m’a surpris le plus depuis que je la connais, ce fut de la voir vous souffrir près d’elle, reprit le pasteur en s’adressant à Wilfrid. --Près d’elle! dit l’étranger, elle ne m’a jamais laissé ni lui baiser, ni même lui toucher la main. Quand elle me vit pour la première fois, son regard m’intimida; elle me dit:--Soyez le bienvenu ici, car vous deviez venir. Il me sembla qu’elle me connaissait. J’ai tremblé. La terreur me fait croire en elle. --Et moi l’amour, dit Minna sans rougir. --Ne vous moquez-vous pas de moi? dit monsieur Becker en riant avec bonhomie; toi, ma fille, en te disant un Esprit d’Amour, et vous, monsieur, en vous faisant un Esprit de Sagesse? Il but un verre de bière, et ne s’aperçut pas du singulier regard que Wilfrid jeta sur Minna. --Plaisanterie à part, reprit le ministre, j’ai été fort surpris d’apprendre qu’aujourd’hui, pour la première fois, ces deux folles seraient allées sur le sommet du Falberg; mais n’est-ce pas une exagération de jeunes filles qui seront montées sur quelque colline? il est impossible d’atteindre à la cime du Falberg. --Mou père, dit Minna d’une voix émue, j’ai donc été sous le pouvoir du démon, car j’ai gravi le Falberg avec lui. --Voilà qui devient sérieux, dit monsieur Becker; Minna n’a jamais menti. --Monsieur Becker, reprit Wilfrid, je vous affirme que Séraphîta exerce sur moi des pouvoirs si extraordinaires, que je ne sais aucune expression qui puisse en donner une idée. Elle m’a révélé des choses que moi seul je puis connaître. --Somnambulisme! dit le vieillard. D’ailleurs, plusieurs effets de ce genre sont rapportés par Jean Wier comme des phénomènes fort explicables et jadis observés en Égypte. --Confiez-moi les œuvres théosophiques de Swedenborg, dit Wilfrid, je veux me plonger dans ces gouffres de lumière, vous m’en avez donné soif. Monsieur Becker tendit un volume à Wilfrid, qui se mit à lire aussitôt. Il était environ neuf heures du soir. La servante vint servir le souper. Minna fit le thé. Le repas fini, chacun d’eux resta silencieusement occupé, le pasteur à lire le Traité des Incantations, Wilfrid à saisir l’esprit de Swedenborg, la jeune fille à coudre en s’abîmant dans ses souvenirs. Ce fut une veillée de Norwége, une soirée paisible, studieuse, pleine de pensées, des fleurs sous de la neige. En dévorant les pages du prophète, Wilfrid n’existait plus que par ses sens intérieurs. Parfois, le pasteur le montrait d’un air moitié sérieux, moitié railleur à Minna qui souriait avec une sorte de tristesse. Pour Minna, la tête de Séraphîtüs lui souriait en planant sur le nuage de fumée qui les enveloppait tous trois. Minuit sonna. La porte extérieure fut violemment ouverte. Des pas pesants et précipités, les pas d’un vieillard effrayé, se firent entendre dans l’espèce d’antichambre étroite qui se trouvait entre les deux portes. Puis, tout à coup, David se montra dans le parloir. --Violence! violence! s’écria-t-il. Venez! venez tous! Les Satans sont déchaînés! ils ont des mitres de feu. Ce sont des Adonis, des Vertumnes, des Sirènes! ils le tentent comme Jésus fut tenté sur la montagne. Venez les chasser. --Reconnaissez-vous le langage de Swedenborg? le voilà pur, dit en riant le pasteur. Mais Wilfrid et Minna regardaient avec terreur le vieux David qui, ses cheveux blancs épars, les yeux égarés, les jambes tremblantes et couvertes de neige, car il était venu sans patins, restait agité comme si quelque vent tumultueux le tourmentait. --Qu’est-il arrivé? lui dit Minna. --Eh! bien, les Satans espèrent et veulent le reconquérir. Ces mots firent palpiter Wilfrid. --Voici près de cinq heures qu’elle est debout, les yeux levés au ciel, les bras étendus; elle souffre, elle crie à Dieu. Je ne puis franchir les limites, l’enfer a posé des Vertumnes en sentinelle. Ils ont élevé des murailles de fer entre elle et son vieux David. Si elle a besoin de moi, comment ferai-je? Secourez-moi! venez prier! Le désespoir de ce pauvre vieillard était effrayant à voir. --La clarté de Dieu la défend; mais si elle allait céder à la violence? reprit-il avec une bonne foi séductrice. --Silence! David, n’extravaguez pas! Ceci est un fait à vérifier. Nous allons vous accompagner, dit le pasteur, et vous verrez qu’il ne se trouve chez vous ni Vertumnes, ni Satans, ni Sirènes. --Votre père est aveugle, dit tout bas David à Minna. Wilfrid, sur qui la lecture d’un premier traité de Swedenborg, qu’il avait rapidement parcouru, venait de produire un effet violent, était déjà dans le corridor, occupé à mettre ses patins. Minna fut prête aussitôt. Tous deux laissèrent en arrière les deux vieillards, et s’élancèrent vers le château suédois. --Entendez-vous ce craquement? dit Wilfrid. --La glace du Fiord remue, répondit Minna; mais voici bientôt le printemps. Wilfrid garda le silence. Quand tous deux furent dans la cour, ils ne se sentirent ni la faculté ni la force d’entrer dans la maison. --Que pensez-vous d’elle? dit Wilfrid. --Quelles clartés! s’écria Minna qui se plaça devant la fenêtre du salon. Le voilà! mon Dieu, qu’il est beau! O! mon Séraphîtüs, prends-moi. L’exclamation de la jeune fille fut tout intérieure. Elle voyait Séraphîtüs debout, légèrement enveloppé d’un brouillard couleur d’opale qui s’échappait à une faible distance de ce corps presque phosphorique. --Comme elle est belle! s’écria mentalement aussi Wilfrid. En ce moment, monsieur Becker arriva, suivi de David: il vit sa fille et l’étranger devant la fenêtre, vint près d’eux, regarda dans le salon, et dit:--Eh! bien, David, elle fait ses prières. --Mais, monsieur, essayez d’entrer. --Pourquoi troubler ceux qui prient? répondit le pasteur. En ce moment, un rayon de la lune, qui se levait sur le Falberg, jaillit sur la fenêtre. Tous se retournèrent émus par cet effet naturel qui les fit tressaillir; mais quand ils revinrent pour voir Séraphîta, elle avait disparu. --Voilà qui est étrange! dit Wilfrid surpris. --Mais j’entends des sons délicieux! dit Minna. --Eh! bien, quoi? dit le pasteur, elle va sans doute se coucher. David était rentré. Ils revinrent en silence; aucun d’eux ne comprenait les effets de cette vision de la même manière: Monsieur Becker doutait, Minna adorait, Wilfrid désirait. Wilfrid était un homme de trente-six ans. Quoique largement développées, ses proportions ne manquaient pas d’harmonie. Sa taille était médiocre, comme celle de presque tous les hommes qui sont élevés au-dessus des autres; sa poitrine et ses épaules étaient larges, et son col était court comme celui des hommes dont le cœur doit être rapproché de la tête; ses cheveux étaient noirs, épais et fins; ses yeux, d’un jaune brun, possédaient un éclat solaire qui annonçait avec quelle avidité sa nature aspirait la lumière. Si ses traits mâles et bouleversés péchaient par l’absence du calme intérieur que communique une vie sans orages, ils annonçaient les ressources inépuisables de sens fougueux et les appétits de l’instinct: de même que ses mouvements indiquaient la perfection de l’appareil physique, la flexibilité des sens et la fidélité de leur jeu. Cet homme pouvait lutter avec le sauvage, entendre comme lui le pas des ennemis dans le lointain des forêts, en flairer la senteur dans les airs, et voir à l’horizon le signal d’un ami. Son sommeil était léger comme celui de toutes les créatures qui ne veulent pas se laisser surprendre. Son corps se mettait promptement en harmonie avec le climat des pays où le conduisait sa vie à tempêtes. L’art et la science eussent admiré dans cette organisation une sorte de modèle humain; en lui tout s’équilibrait: l’action et le cœur, l’intelligence et la volonté. Au premier abord, il semblait devoir être classé parmi les êtres purement instinctifs qui se livrent aveuglément aux besoins matériels; mais dès le matin de la vie, il s’était élancé dans le monde social avec lequel ses sentiments l’avaient commis; l’étude avait agrandi son intelligence, la méditation avait aiguisé sa pensée, les sciences avaient élargi son entendement. Il avait étudié les lois humaines, le jeu des intérêts mis en présence par les passions, et paraissait s’être familiarisé de bonne heure avec les abstractions sur lesquelles reposent les Sociétés. Il avait pâli sur les livres qui sont les actions humaines mortes, puis il avait veillé dans les capitales européennes au milieu des fêtes, il s’était éveillé dans plus d’un lit, il avait dormi peut-être sur le champ de bataille pendant la nuit qui précède le combat et pendant celle qui suit la victoire; peut-être sa jeunesse orageuse l’avait-elle jeté sur le tillac d’un corsaire à travers les pays les plus contrastants du globe; il connaissait ainsi les actions humaines vivantes. Il savait donc le présent et le passé; l’histoire double, celle d’autrefois, celle d’aujourd’hui. Beaucoup d’hommes ont été, comme Wilfrid, également puissants par la Main, par le Cœur et par la Tête; comme lui, la plupart ont abusé de leur triple pouvoir. Mais si cet homme tenait encore par son enveloppe à la partie limoneuse de l’humanité, certes il appartenait également à la sphère où la force est intelligente. Malgré les voiles dans lesquels s’enveloppait son âme, il se rencontrait en lui ces indicibles symptômes visibles à l’œil des êtres purs, à celui des enfants dont l’innocence n’a reçu le souffle d’aucune passion mauvaise, à celui du vieillard qui a reconquis la sienne; ces marques dénonçaient un Caïn auquel il restait une espérance, et qui semblait chercher quelque absolution au bout de la terre. Minna soupçonnait le forçat de la gloire en cet homme, et Séraphîta le connaissait; toutes deux l’admiraient et le plaignaient. D’où leur venait cette prescience? Rien à la fois de plus simple et de plus extraordinaire. Dès que l’homme veut pénétrer dans les secrets de la nature, où rien n’est secret, où il s’agit seulement de voir, il s’aperçoit que le simple y produit le merveilleux. --Séraphîtüs, dit un soir Minna quelques jours après l’arrivée de Wilfrid à Jarvis, vous lisez dans l’âme de cet étranger, tandis que je n’en reçois que de vagues impressions. Il me glace ou m’échauffe, mais vous paraissez savoir la cause de ce froid ou de cette chaleur; vous pouvez me le dire, car vous savez tout de lui. --Oui, j’ai vu les causes, dit Séraphîtüs en abaissant sur ses yeux ses larges paupières. --Par quel pouvoir? dit la curieuse Minna. --J’ai le don de Spécialité, lui répondit-il. La Spécialité constitue une espèce de vue intérieure qui pénètre tout, et tu n’en comprendras la portée que par une comparaison. Dans les grandes villes de l’Europe d’où sortent des œuvres où la Main humaine cherche à représenter les effets de la nature morale aussi bien que ceux de la nature physique, il est des hommes sublimes qui expriment des idées avec du marbre. Le statuaire agit sur le marbre, il le façonne, il y met un monde de pensées. Il existe des marbres que la main de l’homme a doués de la faculté de représenter tout un côté sublime ou tout un côté mauvais de l’humanité, la plupart des hommes y voient une figure humaine et rien de plus, quelques autres un peu plus haut placés sur l’échelle des êtres y aperçoivent une partie des pensées traduites par le sculpteur, ils y admirent la forme; mais les initiés aux secrets de l’art sont tous d’intelligence avec le statuaire: en voyant son marbre, ils y reconnaissent le monde entier de ses pensées. Ceux-là sont les princes de l’art, ils portent en eux-mêmes un miroir où vient se réfléchir la nature avec ses plus légers accidents. Eh! bien, il est en moi comme un miroir où vient se réfléchir la nature morale avec ses causes et ses effets. Je devine l’avenir et le passé en pénétrant ainsi la conscience. Comment? me diras-tu toujours. Fais que le marbre soit le corps d’un homme, fais que le statuaire soit le sentiment, la passion, le vice ou le crime, la vertu, la faute ou le repentir; tu comprendras comment j’ai lu dans l’âme de l’étranger, sans néanmoins t’expliquer la Spécialité; car pour concevoir ce don, il faut le posséder. Si Wilfrid tenait aux deux premières portions de l’humanité si distinctes, aux hommes de force et aux hommes de pensée; ses excès, sa vie tourmentée et ses fautes l’avaient souvent conduit vers la Foi, car le doute a deux côtés: le côté de la lumière et le côté des ténèbres. Wilfrid avait trop bien pressé le monde dans ses deux formes, la Matière et l’Esprit, pour ne pas être atteint de la soif de l’inconnu, du désir d’aller au delà, dont sont presque tous saisis les hommes qui savent, peuvent et veulent. Mais ni sa science, ni ses actions, ni son vouloir n’avaient de direction. Il avait fui la vie sociale par nécessité, comme le grand coupable cherche le cloître. Le remords, cette vertu des faibles, ne l’atteignait pas. Le Remords est une impuissance, il recommencera sa faute. Le Repentir seul est une force, il termine tout. Mais en parcourant le monde dont il s’était fait un cloître, Wilfrid n’avait trouvé nulle part de baume pour ses blessures; il n’avait vu nulle part de nature à laquelle il se pût s’attacher. En lui, le désespoir avait desséché les sources du désir. Il était de ces esprits qui, s’étant pris avec les passions, s’étant trouvés plus forts qu’elles, n’ont plus rien à presser dans leurs serres; qui, l’occasion leur manquant de se mettre à la tête de quelques-uns de leurs égaux pour fouler sous le sabot de leurs montures des populations entières, achèteraient au prix d’un horrible martyre la faculté de se ruiner dans une croyance: espèce de rochers sublimes qui attendent un coup de baguette qui ne vient pas, et qui pourrait en faire jaillir les sources lointaines. Jeté par un dessein de sa vie inquiète et chercheuse dans les chemins de la Norwége, l’hiver l’y avait surpris à Jarvis. Le jour où, pour la première fois, il vit Séraphîta, cette rencontre lui fit oublier le passé de sa vie. La jeune fille lui causa ces sensations extrêmes qu’il ne croyait plus ranimables. Les cendres laissèrent échapper une dernière flamme et se dissipèrent au premier souffle de cette voix. Qui jamais s’est senti redevenir jeune et pur après avoir froidi dans la vieillesse et s’être sali dans l’impureté? Tout à coup Wilfrid aima comme il n’avait jamais aimé; il aima secrètement, avec foi, avec terreur, avec d’intimes folies. Sa vie était agitée dans la source même de la vie, à la seule idée de voir Séraphîta. En l’entendant, il allait en des mondes inconnus; il était muet devant elle, elle le fascinait. Là, sous les neiges, parmi les glaces, avait grandi sur sa tige cette fleur céleste à laquelle aspiraient ses vœux jusque-là trompés, et dont la vue réveillait les idées fraîches, les espérances, les sentiments qui se groupent autour de nous, pour nous enlever en des régions supérieures, comme les Anges enlèvent aux cieux les Élus dans les tableaux symboliques dictés aux peintres par quelque génie familier. Un céleste parfum amollissait le granit de ce rocher, une lumière douée de parole lui versait les divines mélodies qui accompagnent dans sa route le voyageur pour le ciel. Après avoir épuisé la coupe de l’amour terrestre que ses dents avaient broyée, il apercevait le vase d’élection où brillaient les ondes limpides, et qui donne soif des délices immarcessibles à qui peut y approcher des lèvres assez ardentes de foi pour n’en point faire éclater le cristal. Il avait rencontré ce mur d’airain à franchir qu’il cherchait sur la terre. Il allait impétueusement chez Séraphîta dans le dessein de lui exprimer la portée d’une passion sous laquelle il bondissait comme le cheval de la fable sous ce cavalier de bronze que rien n’émeut, qui reste droit, et que les efforts de l’animal fougueux rendent toujours plus pesant et plus pressant. Il arrivait pour dire sa vie, pour peindre la grandeur de son âme par la grandeur de ses fautes, pour montrer les ruines de ses déserts; mais quand il avait franchi l’enceinte, et qu’il se trouvait dans la zone immense embrassée par ces yeux dont le scintillant azur ne rencontrait point de bornes en avant et n’en offrait aucune en arrière, il devenait calme et soumis comme le lion qui, lancé sur sa proie dans une plaine d’Afrique, reçoit sur l’aile des vents un message d’amour, et s’arrête. Il s’ouvrait un abîme où tombaient les paroles de son délire, et d’où s’élevait une voix qui le changeait: il était enfant, enfant de seize ans, timide et craintif devant la jeune fille au front serein, devant cette blanche forme dont le calme inaltérable ressemblait à la cruelle impassibilité de la justice humaine. Et le combat n’avait jamais cessé que pendant cette soirée, où d’un regard elle l’avait enfin abattu, comme un milan qui, après avoir décrit ses étourdissantes spirales autour de sa proie, la fait tomber stupéfiée avant de l’emporter dans son aire. Il est en nous-mêmes de longues luttes dont le terme se trouve être une de nos actions, et qui font comme un envers à l’humanité. Cet envers est à Dieu, l’endroit est aux hommes. Plus d’une fois Séraphîta s’était plu à prouver à Wilfrid qu’elle connaissait cet envers si varié, qui compose une seconde vie à la plupart des hommes. Souvent elle lui avait dit de sa voix de tourterelle:--«Pourquoi toute cette colère?» quand Wilfrid se promettait en chemin de l’enlever afin d’en faire une chose à lui. Wilfrid seul était assez fort pour jeter le cri de révolte qu’il venait de pousser chez monsieur Becker, et que le récit du vieillard avait calmé. Cet homme si moqueur, si insulteur, voyait enfin poindre la clarté d’une croyance sidérale en sa nuit; il se demandait si Séraphîta n’était pas une exilée des sphères supérieures en route pour la patrie. Les déifications dont abusent les amants en tous pays, il n’en décernait pas les honneurs à ce lis de la Norwége, il y croyait. Pourquoi restait-elle au fond de ce Fiord? qu’y faisait-elle? Les interrogations sans réponse abondaient dans son esprit. Qu’arriverait-il entre eux surtout? Quel sort l’avait amené là? Pour lui, Séraphîta était ce marbre immobile, mais léger comme une ombre, que Minna venait de voir se posant au bord du gouffre: Séraphîta demeurait ainsi devant tous les gouffres sans que rien pût l’atteindre, sans que l’arc de ses sourcils fléchît, sans que la lumière de sa prunelle vacillât. C’était donc un amour sans espoir, mais non sans curiosité. Dès le moment où Wilfrid soupçonna la nature éthérée dans la magicienne qui lui avait dit le secret de sa vie en songes harmonieux, il voulut tenter de se la soumettre, de la garder, de la ravir au ciel où peut-être elle était attendue. L’Humanité, la Terre ressaisissant leur proie, il les représenterait. Son orgueil, seul sentiment par lequel l’homme puisse être exalté long-temps, le rendrait heureux de ce triomphe pendant le reste de sa vie. A cette idée, son sang bouillonna dans ses veines, son cœur se gonfla. S’il ne réussissait pas, il la briserait. Il est si naturel de détruire ce qu’on ne peut posséder, de nier ce qu’on ne comprend pas, d’insulter à ce qu’on envie! Le lendemain, Wilfrid, préoccupé par les idées que devait faire naître le spectacle extraordinaire dont il avait été le témoin la veille, voulut interroger David, et vint le voir en prenant le prétexte de demander des nouvelles de Séraphîta. Quoique monsieur Becker crût le pauvre homme tombé en enfance, l’étranger se fia sur sa perspicacité pour découvrir les parcelles de vérité que roulerait le serviteur dans le torrent de ses divagations. David avait l’immobile et indécise physionomie de l’octogénaire: sous ses cheveux blancs se voyait un front où les rides formaient des assises ruinées, son visage était creusé comme le lit d’un torrent à sec. Sa vie semblait s’être entièrement réfugiée dans les yeux où brillait un rayon; mais cette lueur était comme couverte de nuages, et comportait l’égarement actif, aussi bien que la stupide fixité de l’ivresse. Ses mouvements lourds et lents annonçaient les glaces de l’âge et les communiquaient à qui s’abandonnait à le regarder long-temps, car il possédait la force de la torpeur. Son intelligence bornée ne se réveillait qu’au son de la voix, à la vue, au souvenir de sa maîtresse. Elle était l’âme de ce fragment tout matériel. En voyant David seul, vous eussiez dit d’un cadavre: Séraphîta se montrait-elle, parlait-elle, était-il question d’elle? le mort sortait de sa tombe, il retrouvait le mouvement et la parole. Jamais les os desséchés que le souffle divin doit ranimer dans la vallée de Josaphat, jamais cette image apocalyptique ne fut mieux réalisée que par ce Lazare sans cesse rappelé du sépulcre à la vie par la voix de la jeune fille. Son langage constamment figuré, souvent incompréhensible, empêchait les habitants de lui parler; mais ils respectaient en lui cet esprit profondément dévié de la route vulgaire, que le peuple admire instinctivement. Wilfrid le trouva dans la première salle, en apparence endormi près du poêle. Comme le chien qui reconnaît les amis de la maison, le vieillard leva les yeux, aperçut l’étranger, et ne bougea pas. --Eh! bien, où est-elle, demanda Wilfrid au vieillard en s’asseyant près de lui. David agita ses doigts en l’air comme pour peindre le vol d’un oiseau. --Elle ne souffre plus, demanda Wilfrid. --Les créatures promises au ciel savent seules souffrir sans que la souffrance diminue leur amour, ceci est la marque de la vraie foi, répondit gravement le vieillard comme un instrument essayé donne une note au hasard. --Qui vous a dit ces paroles? --L’Esprit. --Que lui est-il donc arrivé hier au soir? Avez-vous enfin forcé les Vertumnes en sentinelle? vous êtes-vous glissé à travers les Mammons? --Oui, répondit David en se réveillant comme d’un songe. La vapeur confuse de son œil se fondit sous une lueur venue de l’âme et qui le rendit par degrés brillant comme celui d’un aigle, intelligent comme celui d’un poète. --Qu’avez-vous vu? lui demanda Wilfrid étonné de ce changement subit. --J’ai vu les Espèces et les Formes, j’ai entendu l’Esprit des choses, j’ai vu la révolte des Mauvais, j’ai écouté la parole des Bons! Ils sont venus sept démons, il est descendu sept archanges. Les archanges étaient loin, ils contemplaient voilés. Les démons étaient près, ils brillaient et agissaient. Mammon est venu sur sa conque nacrée, et sous la forme d’une belle femme nue; la neige de son corps éblouissait, jamais les formes humaines ne seront si parfaites, et il disait:--«Je suis le Plaisir, et tu me posséderas!» Lucifer, le prince des serpents, est venu dans son appareil de souverain, l’Homme était en lui beau comme un ange, et il a dit:--«L’Humanité te servira!» La reine des avares, celle qui ne rend rien de ce qu’elle a reçu, la Mer est venue enveloppée de sa mante verte; elle s’est ouvert le sein, elle a montré son écrin de pierreries, elle a vomi ses trésors et les a offerts; elle a fait arriver des vagues de saphirs et d’émeraudes; ses productions se sont émues, elles ont surgi de leurs retraites, elles ont parlé; la plus belle d’entre les perles a déployé ses ailes de papillon, elle a rayonné, elle a fait entendre ses musiques marines, elle a dit:--«Toutes deux filles de la souffrance, nous sommes sœurs; attends-moi? nous partirons ensemble, je n’ai plus qu’à devenir femme.» L’Oiseau qui a les ailes de l’aigle et les pattes du lion, une tête de femme et la croupe du cheval, l’Animal s’est abattu, lui a léché les pieds, promettant sept cents années d’abondance à sa fille bien-aimée. Le plus redoutable, l’Enfant, est arrivé jusqu’à ses genoux en pleurant et lui disant:--«Me quitteras-tu? moi faible et souffrant, reste, ma mère!» Il jouait avec les autres, il répandait la paresse dans l’air, et le ciel se serait laissé aller à sa plainte. La Vierge au chant pur a fait entendre ses concerts qui détendent l’âme. Les rois de l’Orient sont venus avec leurs esclaves, leurs armées et leurs femmes; les Blessés ont demandé son secours, les Malheureux ont tendu la main:--«Ne nous quittez pas! ne nous quittez pas!» Moi-même j’ai crié: «Ne nous quittez pas! Nous vous adorerons, restez!» Les fleurs sont sorties de leurs graines en l’entourant de leurs parfums qui disaient:--«Restez!» Le géant Énakim est sorti de Jupiter, amenant l’Or et ses amis, amenant les Esprits des Terres Astrales qui s’étaient joints à lui, tous ont dit:--«Nous serons à toi pour sept cents années.» Enfin, la Mort est descendue de son cheval pâle et a dit:--«Je t’obéirai!» Tous se sont prosternés à ses pieds, et si vous les aviez vus, ils remplissaient la grande plaine, et tous lui criaient:--«Nous t’avons nourri, tu es notre enfant, ne nous abandonne pas.» La Vie est sortie de ses Eaux Rouges, et a dit:--«Je ne te quitterai pas!» Puis trouvant Séraphîta silencieuse elle a relui comme le soleil en s’écriant:--«Je suis la lumière!»--La lumière est là! s’est écriée Séraphîta en montrant les nuages où s’agitaient les archanges; mais elle était fatiguée, le Désir lui avait brisé les nerfs, elle ne pouvait que crier:--«O mon Dieu!» Combien d’Esprits Angéliques, en gravissant la montagne, et près d’atteindre au sommet, ont rencontré sous leurs pieds un gravier qui les a fait rouler et les a replongés dans l’abîme! Tous ces Esprits déchus admiraient sa constance; ils étaient là formant un Chœur immobile, et tous lui disaient en pleurant:--«Courage!» Enfin elle a vaincu le Désir déchaîné sur elle sous toutes les Formes et dans toutes les Espèces. Elle est restée en prières, et quand elle a levé les yeux, elle a vu le pied des Anges revolant aux cieux. --Elle a vu le pied des Anges? répéta Wilfrid. --Oui, dit le vieillard. --C’était un rêve qu’elle vous a raconté? demanda Wilfrid. --Un rêve aussi sérieux que celui de votre vie, répondit David, j’y étais. Le calme du vieux serviteur frappa Wilfrid, qui s’en alla se demandant si ces visions étaient moins extraordinaires que celles dont les relations se trouvent dans Swedenborg, et qu’il avait lues la veille. --Si les Esprits existent, ils doivent agir, se disait-il en entrant au presbytère où il trouva monsieur Becker seul. --Cher pasteur, dit Wilfrid, Séraphîta ne tient à nous que par la forme, et sa forme est impénétrable. Ne me traitez ni de fou, ni d’amoureux: une conviction ne se discute point. Convertissez ma croyance en suppositions scientifiques, et cherchons à nous éclairer. Demain nous irons tous deux chez elle. --Eh! bien? dit monsieur Becker. --Si son œil ignore l’espace, reprit Wilfrid, si sa pensée est une vue intelligente qui lui permet d’embrasser les choses dans leur essence, et de les relier à l’évolution générale des mondes; si, en un mot, elle sait et voit tout, asseyons la pythonisse sur son trépied, forçons cet aigle implacable à déployer ses ailes en le menaçant! Aidez-moi? je respire un feu qui me dévore, je veux l’éteindre ou me laisser consumer. Enfin j’ai découvert une proie, je la veux. --Ce serait, dit le ministre, une conquête assez difficile à faire, car cette pauvre fille est... --Est?... reprit Wilfrid. --Folle, dit le ministre. --Je ne vous conteste pas sa folie, ne me contestez pas sa supériorité. Cher monsieur Becker, elle m’a souvent confondu par son érudition. A-t-elle voyagé? --De sa maison au Fiord. --Elle n’est pas sortie d’ici! s’écria Wilfrid, elle a donc beaucoup lu? --Pas un feuillet, pas un iota! Moi seul ai des livres dans Jarvis. Les œuvres de Swedenborg, les seuls ouvrages qui fussent au château, les voici. Jamais elle n’en a pris un seul. --Avez-vous jamais essayé de causer avec elle? --A quoi bon? --Personne n’a vécu sous son toit? --Elle n’a pas eu d’autres amis que vous et Minna, ni d’autre serviteur que David. --Elle n’a jamais entendu parler de sciences, ni d’arts? --Par qui? dit le pasteur. --Si elle disserte pertinemment de ces choses, comme elle en a souvent causé avec moi, que croiriez-vous? --Que cette fille a conquis peut-être, pendant quelques années de silence, les facultés dont jouissaient Apollonius de Tyane et beaucoup de prétendus sorciers que l’inquisition a brûlés, ne voulant pas admettre la seconde vue. --Si elle parle arabe, que penseriez-vous? --L’histoire des sciences médicales consacre plusieurs exemples de filles qui ont parlé des langues à elles inconnues. --Que faire? dit Wilfrid. Elle connaît dans le passé de ma vie des choses dont le secret n’était qu’à moi. --Nous verrons si elle me dit les pensées que je n’ai confiées à personne, dit monsieur Becker. Minna rentra. --Hé! bien, ma fille, que devient ton démon! --Il souffre, mon père, répondit-elle en saluant Wilfrid. Les passions humaines, revêtues de leurs fausses richesses, l’ont entouré pendant la nuit, et lui ont déroulé des pompes inouïes. Mais vous traitez ces choses de contes. --Des contes aussi beaux pour qui les lit dans son cerveau que le sont pour le vulgaire ceux des Mille et une Nuits, dit le pasteur en souriant. --Satan, reprit-elle, n’a-t-il donc pas transporté le Sauveur sur le haut du temple, en lui montrant les nations à ses pieds? --Les Évangélistes, répondit le pasteur, n’ont pas si bien corrigé les copies qu’il n’en existe plusieurs versions. --Vous croyez à la réalité de ces visions? dit Wilfrid à Minna. --Qui peut en douter quand il les raconte? --Il? demanda Wilfrid, qui? --Celui qui est là, répondit Minna en montrant le château. --Vous parlez de Séraphîta! dit l’étranger surpris. La jeune fille baissa la tête en lui jetant un regard plein de douce malice. --Et vous aussi, reprit Wilfrid, vous vous plaisez à confondre mes idées. Qui est-ce? que pensez-vous d’elle? --Ce que je sens est inexplicable, reprit Minna en rougissant. --Vous êtes fous! s’écria le pasteur. --A demain! dit Wilfrid. IV. LES NUÉES DU SANCTUAIRE. Il est des spectacles auxquels coopèrent toutes les matérielles magnificences dont dispose l’homme. Des nations d’esclaves et de plongeurs sont allées chercher dans le sable des mers, aux entrailles des rochers, ces perles et ces diamants qui parent les spectateurs. Transmises d’héritage en héritage, ces splendeurs ont brillé sur tous les fronts couronnés, et feraient la plus fidèle des histoires humaines si elles prenaient la parole. Ne connaissent-elles pas les douleurs et les joies des grands comme celles des petits? Elles ont été portées partout: elles ont été portées avec orgueil dans les fêtes, portées avec désespoir chez l’usurier, emportées dans le sang et le pillage, transportées dans les chefs-d’œuvre enfantés par l’art pour les garder. Excepté la perle de Cléopâtre, aucune d’elles ne s’est perdue. Les Grands, les Heureux sont là réunis et voient couronner un roi dont la parure est le produit de l’industrie des hommes, mais qui dans sa gloire est vêtu d’une pourpre moins parfaite que ne l’est celle d’une simple fleur des champs. Ces fêtes splendides de lumière, enceintes de musique où la parole de l’Homme essaie à tonner; tous ces triomphes de sa main, une pensée, un sentiment les écrase. L’Esprit peut rassembler autour de l’homme et dans l’homme de plus vives lumières, lui faire entendre de plus mélodieuses harmonies, asseoir sur les nuées de brillantes constellations qu’il interroge. Le Cœur peut plus encore! L’homme peut se trouver face à face avec une seule créature, et trouver dans un seul mot, dans un seul regard, un faix si lourd à porter, d’un éclat si lumineux, d’un son si pénétrant, qu’il succombe et s’agenouille. Les plus réelles magnificences ne sont pas dans les choses, elles sont en nous-mêmes. Pour le savant, un secret de science n’est-il pas un monde entier de merveilles? Les trompettes de la Force, les brillants de la Richesse, la musique de la Joie, un immense concours d’hommes accompagne-t-il sa fête? Non, il va dans quelque réduit obscur, où souvent un homme pâle et souffrant lui dit un seul mot à l’oreille. Ce mot, comme une torche jetée dans un souterrain, lui éclaire les Sciences. Toutes les idées humaines, habillées des plus attrayantes formes qu’ait inventées le Mystère, entouraient un aveugle assis dans la fange au bord d’un chemin. Les trois mondes, le Naturel, le Spirituel et le Divin, avec toutes leurs sphères, se découvraient à un pauvre proscrit florentin: il marchait accompagné des Heureux et des Souffrants, de ceux qui priaient et de ceux qui criaient, des anges et des damnés. Quand l’envoyé de Dieu, qui savait et pouvait tout, apparut à trois de ses disciples, ce fut un soir, à la table commune de la plus pauvre des auberges; en ce moment la lumière éclata, brisa les Formes Matérielles, éclaira les Facultés Spirituelles, ils le virent dans sa gloire, et la terre ne tenait déjà plus à leurs pieds que comme une sandale qui s’en détachait. Monsieur Becker, Wilfrid et Minna se sentaient agités de crainte en allant chez l’être extraordinaire qu’ils s’étaient proposé d’interroger. Pour chacun d’eux le château suédois agrandi comportait un spectacle gigantesque, semblable à ceux dont les masses et les couleurs sont si savamment, si harmonieusement disposées par les poètes, et dont les personnages, acteurs imaginaires pour les hommes, sont réels pour ceux qui commencent à pénétrer dans le Monde Spirituel. Sur les gradins de ce colysée, monsieur Becker asseyait les grises légions du doute, ses sombres idées, ses vicieuses formules de dispute; il y convoquait les différents mondes philosophiques et religieux qui se combattent, et qui tous apparaissent sous la forme d’un système décharné comme le temps configuré par l’homme, vieillard qui d’une main lève la faux, et dans l’autre emporte un grêle univers, l’univers humain. Wilfrid y conviait ses premières illusions et ses dernières espérances; il y faisait siéger la destinée humaine et ses combats, la religion et ses dominations victorieuses. Minna y voyait confusément le ciel par une échappée, l’amour lui relevait un rideau brodé d’images mystérieuses, et les sons harmonieux qui arrivaient à ses oreilles redoublaient sa curiosité. Pour eux cette soirée était donc ce que le souper fut pour les trois pèlerins dans Emmaüs, ce que fut une vision pour Dante, une inspiration pour Homère; pour eux, les trois formes du monde révélées, des voiles déchirés, des incertitudes dissipées, des ténèbres éclaircies. L’humanité dans tous ses modes et attendant la lumière ne pouvait être mieux représentée que par cette jeune fille, par cet homme et par ces deux vieillards, dont l’un était assez savant pour douter, dont l’autre était assez ignorant pour croire. Jamais aucune scène ne fut ni plus simple en apparence, ni plus vaste en réalité. Quand ils entrèrent, conduits par le vieux David, ils trouvèrent Séraphîta debout devant la table, sur laquelle étaient servies différentes choses dont se compose un thé, collation qui supplée dans le Nord aux joies du vin, réservées pour les pays méridionaux. Certes, rien n’annonçait en elle, ou en lui, cet être avait l’étrange pouvoir d’apparaître sous deux formes distinctes; rien donc ne trahissait les différentes puissances dont elle disposait. Vulgairement occupée du bien-être de ses trois hôtes, Séraphîta recommandait à David de mettre du bois dans le poêle. --Bonjour, mes voisins, dit-elle.--Mon cher monsieur Becker, vous avez bien fait de venir; vous me voyez vivante pour la dernière fois peut-être. Cet hiver m’a tuée.--Asseyez-vous donc, monsieur, dit-elle à Wilfrid.--Et toi, Minna, mets-toi là, dit-il en lui montrant un fauteuil près de lui. Tu as apporté ta tapisserie à la main, en as-tu trouvé le point? Le dessin en est fort joli. Pour qui est-ce? pour ton père ou pour monsieur? dit-elle en se tournant vers Wilfrid. Ne lui laisserons-nous point avant son départ un souvenir des filles de la Norwége? --Vous avez donc souffert encore hier? dit Wilfrid. --Ce n’est rien, dit-elle. Cette souffrance me plaît; elle est nécessaire pour sortir de la vie. --La mort ne vous effraie donc point? dit en souriant monsieur Becker, qui ne la croyait pas malade. --Non, cher pasteur. Il est deux manières de mourir: aux uns la mort est une victoire, aux autres elle est une défaite. --Vous croyez avoir vaincu? dit Minna. --Je ne sais, répondit-elle; peut-être ne sera-ce qu’un pas de plus. La splendeur lactée de son front s’altéra, ses yeux se voilèrent sous ses paupières lentement déroulées. Ce simple mouvement fit les trois curieux émus et immobiles. Monsieur Becker fut le plus hardi. --Chère fille, dit-il, vous êtes la candeur même; mais vous êtes aussi d’une bonté divine; je désirerais de vous, ce soir, autre chose que les friandises de votre thé. S’il faut en croire certaines personnes, vous savez des choses extraordinaires; mais, s’il en est ainsi, ne serait-il pas charitable à vous de dissiper quelques-uns de nos doutes? --Ah! reprit-elle en souriant, je marche sur les nuées, je suis au mieux avec les gouffres du Fiord, la mer est une monture à laquelle j’ai mis un frein, je sais où croît la fleur qui chante, où rayonne la lumière qui parle, où brillent et vivent les couleurs qui embaument; j’ai l’anneau de Salomon, je suis une fée, je jette mes ordres au vent qui les exécute en esclave soumis; je vois les trésors en terre; je suis la vierge au-devant de laquelle volent les perles, et... --Et nous allons sans danger sur le Falberg? dit Minna qui l’interrompit. --Et toi aussi! répondit l’être en lançant à la jeune fille un regard lumineux qui la remplit de trouble.--Si je n’avais pas la faculté de lire à travers vos fronts le désir qui vous amène, serais-je ce que vous croyez que je suis? dit-elle en les enveloppant tous trois de son regard envahisseur, à la grande satisfaction de David qui se frotta les mains en s’en allant.--Ah! reprit-elle après une pause, vous êtes venus animés tous d’une curiosité d’enfant. Vous vous êtes demandé, mon pauvre monsieur Becker, s’il est possible à une fille de dix-sept ans de savoir un des mille secrets que les savants cherchent, le nez en terre, au lieu de lever les yeux vers le ciel? Si je vous disais comment et par où la Plante communique à l’Animal, vous commenceriez à douter de vos doutes. Vous avez comploté de m’interroger, avouez-le? --Oui, chère Séraphîta, répondit Wilfrid; mais ce désir n’est-il pas naturel à des hommes? --Voulez-vous donc ennuyer cet enfant? dit-elle en posant la main sur les cheveux de Minna par un geste caressant. La jeune fille leva les yeux et parut vouloir se fondre en lui. --La parole est le bien de tous, reprit gravement l’être mystérieux. Malheur à qui garderait le silence au milieu du désert en croyant n’être entendu de personne: tout parle et tout écoute ici-bas. La parole meut les mondes. Je souhaite, monsieur Becker, ne rien dire en vain. Je connais les difficultés qui vous occupent le plus: ne serait-ce pas un miracle que d’embrasser tout d’abord le passé de votre conscience? Eh! bien, le miracle va s’accomplir. Écoutez-moi. Vous ne vous êtes jamais avoué vos doutes dans toute leur étendue; moi seule, inébranlable dans ma foi, je puis vous les dire, et vous effrayer de vous-même. Vous êtes du côté le plus obscur du Doute; vous ne croyez pas en Dieu, et toute chose ici-bas devient secondaire pour qui s’attaque au principe des choses. Abandonnons les discussions creusées sans fruit par de fausses philosophies. Les générations spiritualistes n’ont pas fait moins de vains efforts pour nier la Matière que n’en ont tenté les générations matérialistes pour nier l’Esprit. Pourquoi ces débats? L’homme n’offrait-il pas à l’un et à l’autre système des preuves irrécusables? ne se rencontre-t-il pas en lui des choses matérielles et des choses spirituelles? Un fou seul peut se refuser à voir un fragment de matière dans le corps humain; en le décomposant, vos sciences naturelles y trouvent peu de différence entre ses principes et ceux des autres animaux. L’idée que produit en l’homme la comparaison de plusieurs objets ne semble non plus à personne être dans le domaine de la Matière. Ici, je ne me prononce pas, il s’agit de vos doutes et non de mes certitudes. A vous, comme à la plupart des penseurs, les rapports que vous avez la faculté de découvrir entre les choses dont la réalité vous est attestée par vos sensations ne semblent point devoir être matériels. L’univers Naturel des choses et des êtres se termine donc en l’homme par l’univers Surnaturel des similitudes ou des différences qu’il aperçoit entre les innombrables formes de la Nature, relations si multipliées qu’elles paraissent infinies; car si, jusqu’à présent, nul n’a pu dénombrer les seules créations terrestres, quel homme pourrait en énumérer les rapports? La fraction que vous en connaissez n’est-elle pas à leur somme totale, comme un nombre est à l’infini? Ici vous tombez déjà dans la perception de l’infini, qui, certes, vous fait concevoir un monde purement spirituel. Ainsi l’homme présente une preuve suffisante de ces deux modes, la Matière et l’Esprit. En lui vient aboutir un visible univers fini; en lui commence un univers invisible et infini, deux mondes qui ne se connaissent pas: les cailloux du Fiord ont-ils l’intelligence de leurs combinaisons, ont ils la conscience des couleurs qu’ils présentent aux yeux de l’homme, entendent-ils la musique des flots qui les caressent? Franchissons, sans le sonder, l’abîme que nous offre l’union d’un univers Matériel et d’un univers Spirituel, une création visible, pondérable, tangible, terminée par une création intangible, invisible, impondérable; toutes deux complétement dissemblables, séparées par le néant, réunies par des accords incontestables, rassemblées dans un être qui tient et de l’une et de l’autre! Confondons en un seul monde ces deux mondes inconciliables pour vos philosophies et conciliés par le fait. Quelque abstraite que l’homme la suppose, la relation qui lie deux choses entre elles comporte une empreinte. Où? sur quoi? Nous n’en sommes pas à rechercher à quel point de subtilisation peut arriver la Matière. Si telle était la question, je ne vois pas pourquoi celui qui a cousu par des rapports physiques les astres à d’incommensurables distances pour s’en faire un voile, n’aurait pu créer des substances pensantes, ni pourquoi vous lui interdiriez la faculté de donner un corps à la pensée? Donc votre invisible univers moral et votre visible univers physique constituent une seule et même Matière. Nous ne séparerons point les propriétés et les corps, ni les objets et les rapports. Tout ce qui existe, ce qui nous presse et nous accable au-dessus, au-dessous de nous, devant nous, en nous; ce que nos yeux et nos esprits aperçoivent, toutes ces choses nommées et innommées composeront, afin d’adapter le problème de la Création à la mesure de votre Logique, un bloc de matière fini; s’il était infini, Dieu n’en serait plus le maître. Ici, selon vous, cher pasteur, de quelque façon que l’on veuille mêler un Dieu infini à ce bloc de matière fini, Dieu ne saurait exister avec les attributs dont il est investi par l’homme; en le demandant aux faits, il est nul; en le demandant au raisonnement, il sera nul encore; spirituellement et matériellement, Dieu devient impossible. Écoutons le Verbe de la Raison humaine pressée dans ses dernières conséquences. «En mettant Dieu face à face avec ce Grand Tout, il n’est entre eux que deux états possibles. La Matière et Dieu sont contemporains, ou Dieu préexistait seul à la Matière. En supposant la raison qui éclaire les races humaines depuis qu’elles vivent, amassée dans une seule tête, cette tête gigantesque ne saurait inventer une troisième façon d’être, à moins de supprimer Matière et Dieu. Que les philosophies humaines entassent des montagnes de mots et d’idées, que les religions accumulent des images et des croyances, des révélations et des mystères, il faut en venir à ce terrible dilemme, et choisir entre les deux propositions qui le composent; mais vous n’avez pas à opter: l’une et l’autre conduit la raison humaine au Doute. Le problème étant ainsi posé, qu’importe l’Esprit et la Matière? qu’importe la marche des mondes dans un sens ou dans un autre, du moment où l’être qui les mène est convaincu d’absurdité? A quoi bon chercher si l’homme s’avance vers le ciel ou s’il en revient, si la création s’élève vers l’Esprit ou descend vers la Matière, dès que les mondes interrogés ne donnent aucune réponse? Que signifient les théogonies et leurs armées, que signifient les théologies et leurs dogmes, du moment où, quel que soit le choix de l’homme entre les deux faces du problème, son Dieu n’est plus! Parcourons la première, supposons Dieu contemporain de la Matière? Est-ce être Dieu que de subir l’action ou la coexistence d’une substance étrangère à la sienne? Dans ce système, Dieu ne devient-il pas un agent secondaire obligé d’organiser la matière? Qui l’a contraint? Entre sa grossière compagne et lui, qui fut l’arbitre? Qui a donc payé le salaire des Six journées imputées à ce Grand Artiste? S’il s’était rencontré quelque force déterminante qui ne fût ni Dieu ni la Matière; en voyant Dieu tenu de fabriquer la machine des mondes, il serait aussi ridicule de l’appeler Dieu que de nommer citoyen de Rome l’esclave envoyé pour tourner une meule. D’ailleurs, il se présente une difficulté tout aussi peu soluble pour cette raison suprême, qu’elle l’est pour Dieu. Reporter le problème plus haut, n’est-ce pas agir comme les Indiens, qui placent le monde sur une tortue, la tortue sur un éléphant, et qui ne peuvent dire sur quoi reposent les pieds de leur éléphant? Cette volonté suprême, jaillie du combat de la Matière et de Dieu, ce Dieu, plus que Dieu, peut-il être demeuré pendant une éternité sans vouloir ce qu’il a voulu, en admettant que l’Éternité puisse se scinder en deux temps? N’importe où soit Dieu, s’il n’a pas connu sa pensée postérieure, son intelligence intuitive ne périt-elle point? Qui donc aurait raison entre ces deux Éternités? sera-ce l’Éternité incréée ou l’Éternité créée? S’il a voulu de tout temps le monde tel qu’il est, cette nouvelle nécessité, d’ailleurs en harmonie avec l’idée d’une souveraine intelligence, implique la co-éternité de la matière. Que la Matière soit co-éternelle par une volonté divine nécessairement semblable à elle-même en tout temps, ou que la Matière soit co-éternelle par elle-même, la puissance de Dieu devant être absolue, périt avec son Libre-Arbitre; il trouverait toujours en lui une raison déterminante qui l’aurait dominé. Est-ce être Dieu que de ne pas plus pouvoir se séparer de sa création dans une postérieure que dans une antérieure éternité? Cette face du problème est donc insoluble dans sa cause? Examinons-la dans ses effets. Si Dieu, forcé d’avoir créé le monde de toute éternité, semble inexplicable, il l’est tout autant dans sa perpétuelle cohésion avec son œuvre. Dieu, contraint de vivre éternellement uni à sa création, est tout aussi ravalé que dans sa première condition d’ouvrier. Concevez-vous un Dieu qui ne peut pas plus être indépendant que dépendant de son œuvre? Peut-il la détruire sans se récuser lui-même? Examinez, choisissez! Qu’il la détruise un jour, qu’il ne la détruise jamais, l’un ou l’autre terme est fatal aux attributs sans lesquels il ne saurait exister. Le monde est-il un essai, une forme périssable dont la destruction aura lieu? Dieu ne serait-il pas inconséquent et impuissant? Inconséquent: ne devait-il pas voir le résultat avant l’expérience, et pourquoi tarde-t-il à briser ce qu’il brisera? Impuissant: devait-il créer un monde imparfait? Si la création imparfaite dément les facultés que l’homme attribue à Dieu, retournons alors à la question! supposons la création parfaite. L’idée est en harmonie avec celle d’un Dieu souverainement intelligent qui n’a dû se tromper en rien; mais alors pourquoi la dégradation? pourquoi la régénération? Puis le monde parfait est nécessairement indestructible, ses formes ne doivent point périr; le monde n’avance ni ne recule jamais, il roule dans une éternelle circonférence d’où il ne sortira point? Dieu sera donc dépendant de son œuvre; elle lui est donc co-éternelle, ce qui fait revenir l’une des propositions qui attaquent le plus Dieu. Imparfait, le monde admet une marche, un progrès; mais parfait, il est stationnaire. S’il est impossible d’admettre un Dieu progressif, ne sachant pas de toute éternité le résultat de sa création; Dieu stationnaire existe-t-il? n’est-ce pas le triomphe de la Matière? n’est-ce pas la plus grande de toutes les négations? Dans la première hypothèse, Dieu périt par faiblesse; dans la seconde, il périt par la puissance de son inertie. Ainsi, dans la conception comme dans l’exécution des mondes, pour tout esprit de bonne foi, supposer la Matière contemporaine de Dieu, c’est vouloir nier Dieu. Forcées de choisir pour gouverner les nations entre les deux faces de ce problème, des générations entières de grands penseurs ont opté pour celle-ci. De là le dogme des deux principes du Magisme qui de l’Asie a passé en Europe sous la forme de Satan combattant le Père éternel. Mais cette formule religieuse et les innombrables divinisations qui en dérivent ne sont-elles pas des crimes de lèse-majesté divine? De quel autre nom appeler la croyance qui donne à Dieu pour rival une personnification du mal se débattant éternellement sous les efforts de son omnipotente intelligence sans aucun triomphe possible? Votre statique dit que deux Forces ainsi placées s’annulent réciproquement. Vous vous retournez vers la deuxième face du problème? Dieu préexistait seul, unique. Ne reproduisons pas les argumentations précédentes qui reviennent dans toute leur force relativement à la scission de l’Éternité en deux temps, le temps incréé, le temps créé. Laissons également les questions soulevées par la marche ou l’immobilité des mondes, contentons-nous des difficultés inhérentes à ce second thème. Si Dieu préexistait seul, le monde est émané de lui, la Matière fut alors tirée de son essence. Donc, plus de Matière! toutes les formes sont des voiles sous lesquels se cache l’Esprit Divin. Mais alors le Monde est Éternel, mais alors le Monde est Dieu! Cette proposition n’est-elle pas encore plus fatale que la précédente aux attributs donnés à Dieu par la raison humaine? Sortie du sein de Dieu, toujours unie à lui, l’état actuel de la Matière est-il explicable? Comment croire que le Tout-Puissant, souverainement bon dans son essence et dans ses facultés, ait engendré des choses qui lui sont dissemblables, qu’il ne soit pas en tout et partout semblable à lui-même? Se trouvait-il donc en lui des parties mauvaises desquelles il se serait un jour débarrassé? conjecture moins offensante ou ridicule que terrible, en ce qu’elle ramène en lui ces deux principes que la thèse précédente prouve être inadmissibles. Dieu doit être UN, il ne peut se scinder sans renoncer à la plus importante de ses conditions. Il est donc impossible d’admettre une fraction de Dieu qui ne soit pas Dieu? Cette hypothèse parut tellement criminelle à l’Église romaine, qu’elle a fait un article de foi de l’omniprésence dans les moindres parcelles de l’Eucharistie. Comment alors supposer une intelligence omnipotente qui ne triomphe pas? Comment l’adjoindre, sans un triomphe immédiat, à la Nature? Et cette Nature cherche, combine, refait, meurt et renaît; elle s’agite encore plus quand elle crée que quand tout est en fusion; elle souffre, gémit, ignore, dégénère, fait le mal, se trompe, s’abolit, disparaît, recommence? Comment justifier la méconnaissance presque générale du principe divin? Pourquoi la mort? pourquoi le génie du mal, ce roi de la terre, a-t-il été enfanté par un Dieu souverainement bon dans son essence et dans ses facultés, qui n’a rien dû produire que de conforme à lui-même? Mais si, de cette conséquence implacable qui nous conduit tout d’abord à l’absurde, nous passons aux détails, quelle fin pouvons-nous assigner au monde? Si tout est Dieu, tout est réciproquement effet et cause; ou plutôt il n’existe ni cause ni effet: tout est UN comme Dieu, et vous n’apercevez ni point de départ ni point d’arrivée. La fin réelle serait-elle une rotation de la matière qui va se subtilisant? En quelque sens qu’il se fasse, ne serait-ce pas un jeu d’enfant que le mécanisme de cette matière sortie de Dieu, retournant à Dieu? Pourquoi se ferait-il grossier? Sous quelle forme Dieu est-il le plus Dieu? Qui a raison, de la Matière ou de l’Esprit, quand aucun des deux modes ne saurait avoir tort? Qui peut reconnaître Dieu dans cette éternelle Industrie par laquelle il se partagerait lui-même en deux Natures, dont l’une ne sait rien, dont l’autre sait tout? Concevez-vous Dieu s’amusant de lui-même sous forme d’homme? riant de ses propres efforts, mourant vendredi pour renaître dimanche, et continuant cette plaisanterie dans les siècles des siècles en en sachant de toute éternité la fin? ne se disant rien à lui Créature, de ce qu’il fait, lui Créateur. Le Dieu de la précédente hypothèse, ce Dieu si nul par la puissance de son inertie, semble plus possible, s’il fallait choisir dans l’impossible, que ce Dieu si stupidement rieur qui se fusille lui-même quand deux portions de l’humanité sont en présence, les armes à la main. Quelque comique que soit cette suprême expression de la seconde face du problème, elle fut adoptée par la moitié du genre humain chez les nations qui se sont créé de riantes mythologies. Ces amoureuses nations étaient conséquentes: chez elles, tout était Dieu, même la Peur et ses lâchetés, même le Crime et ses bacchanales. En acceptant le panthéisme, la religion de quelques grands génies humains, qui sait de quel côté se trouve alors la raison? Est-elle chez le sauvage, libre dans le désert, vêtu dans sa nudité, sublime et toujours juste dans ses actes quels qu’ils soient, écoutant le soleil, causant avec la mer? Est-elle chez l’homme civilisé qui ne doit ses plus grandes jouissances qu’à des mensonges, qui tord et presse la nature pour se mettre un fusil sur l’épaule, qui a usé son intelligence pour avancer l’heure de sa mort et pour se créer des maladies dans tous ses plaisirs? Quand le râteau de la peste ou le soc de la guerre, quand le génie des déserts a passé sur un coin du globe en y effaçant tout, qui a eu raison du sauvage de Nubie ou du patricien de Thèbes? Vos doutes descendent de haut en bas, ils embrassent tout, la fin comme les moyens. Si le monde physique semble inexplicable, le monde moral prouve donc encore plus contre Dieu. Où est alors le progrès? Si tout va se perfectionnant, pourquoi mourons-nous enfants? pourquoi les nations au moins ne se perpétuent-elles pas? Le monde issu de Dieu, contenu en Dieu, est-il stationnaire? Vivons-nous une fois? vivons-nous toujours? Si nous vivons une fois, pressés par la marche du Grand-Tout dont la connaissance ne nous a pas été donnée, agissons à notre guise! Si nous sommes éternels, laissons faire! La créature peut-elle être coupable d’exister au moment des transitions? Si elle pèche à l’heure d’une grande transformation, en sera-t-elle punie après en avoir été la victime? Que devient la bonté divine en ne nous mettant pas immédiatement dans les régions heureuses, s’il en existe? Que devient la prescience de Dieu, s’il ignore le résultat des épreuves auxquelles il nous soumet? Qu’est cette alternative présentée à l’homme par toutes les religions d’aller bouillir dans une chaudière éternelle, ou de se promener en robe blanche, une palme à la main, la tête ceinte d’une auréole? Se peut-il que cette invention païenne soit le dernier mot d’un Dieu? Quel esprit généreux ne trouve d’ailleurs indigne de l’homme et de Dieu, la vertu par calcul qui suppose une éternité de plaisirs offerte par toutes les religions à qui remplit, pendant quelques heures d’existence, certaines conditions bizarres et souvent contre nature? N’est-il pas ridicule de donner des sens impétueux à l’homme et de lui en interdire la satisfaction. D’ailleurs, à quoi bon ces maigres objections quand le Bien et le Mal sont également annulés? Le Mal existe-t-il? Si la substance dans toutes ses formes est Dieu, le Mal est Dieu. La faculté de raisonner aussi bien que la faculté de sentir étant donnée à l’homme pour en user, rien n’est plus pardonnable que de chercher un sens aux douleurs humaines, et d’interroger l’avenir; si ces raisonnements droits et rigoureux amènent à conclure ainsi, quelle confusion! Ce monde n’aurait donc nulle fixité: rien n’avance et rien ne s’arrête, tout change et rien ne se détruit, tout revient après s’être réparé, car si votre esprit ne vous démontre pas rigoureusement une fin, il est également impossible de démontrer l’anéantissement de la moindre parcelle de Matière: elle peut se transformer, mais non s’anéantir. Si la force aveugle donne gain de cause à l’athée, la force intelligente est inexplicable, car émanée de Dieu, doit-elle rencontrer des obstacles, son triomphe ne doit-il pas être immédiat? Où est Dieu? Si les vivants ne l’aperçoivent pas, les morts le trouveront-ils? Écroulez-vous, idolâtries et religions! Tombez, trop faibles clefs de toutes les voûtes sociales qui n’avez retardé ni la chute, ni la mort, ni l’oubli de toutes les nations passées, quelque fortement qu’elles se fussent fondées! Tombez, morales et justices! nos crimes sont purement relatifs, c’est des effets divins dont les causes ne nous sont pas connues! Tout est Dieu. Ou nous sommes Dieu, ou Dieu n’est pas! Enfant d’un siècle dont chaque année a mis sur ton front la glace de ses incrédulités, vieillard! voici le résumé de tes sciences et de tes longues réflexions. Cher monsieur Becker, vous avez posé la tête sur l’oreiller du Doute en y trouvant la plus commode de toutes les solutions, agissant ainsi comme la majorité du genre humain, qui se dit:--Ne pensons plus à ce problème, du moment où Dieu ne nous a pas fait la grâce de nous octroyer une démonstration algébrique pour le résoudre, tandis qu’il nous en a tant accordé pour aller sûrement de la terre aux astres. Ne sont-ce pas vos pensées intimes? Les ai-je éludées? Ne les ai-je pas, au contraire, nettement accusées? Soit le dogme des deux principes, antagonisme où Dieu périt par cela même que tout-puissant il s’amuse à combattre; soit l’absurde panthéisme où tout étant Dieu, Dieu n’est plus; ces deux sources d’où découlent les religions au triomphe desquelles s’est employée la Terre, sont également pernicieuses. Voici jetée entre nous la hache à double tranchant avec laquelle vous coupez la tête à ce vieillard blanc intronisé par vous sur des nuées peintes. Maintenant à moi la hache! Monsieur Becker et Wilfrid regardèrent la jeune fille avec une sorte d’effroi. --Croire, reprit Séraphîta de sa voix de Femme, car l’Homme venait de parler, croire est un don! Croire, c’est sentir. Pour croire en Dieu, il faut sentir Dieu. Ce sens est une propriété lentement acquise par l’être, comme s’acquièrent les étonnants pouvoirs que vous admirez dans les grands hommes, chez les guerriers, les artistes et les savants, chez ceux qui savent, chez ceux qui produisent, chez ceux qui agissent. La pensée, faisceau des rapports que vous apercevez entre les choses, est une langue intellectuelle qui s’apprend, n’est-ce pas? La Croyance, faisceau des vérités célestes, est également une langue, mais aussi supérieure à la pensée que la pensée est supérieure à l’instinct. Cette langue s’apprend. Le Croyant répond par un seul cri, par un seul geste; la Foi lui met aux mains une épée flamboyante avec laquelle il tranche, il éclaire tout. Le Voyant ne redescend pas du ciel, il le contemple et se tait. Il est une créature qui croit et voit, qui sait et peut, qui aime, prie et attend. Résignée, aspirant au royaume de la lumière, elle n’a ni le dédain du Croyant, ni le silence du Voyant; elle écoute et répond. Pour elle, le doute des siècles ténébreux n’est pas une arme meurtrière, mais un fil conducteur; elle accepte le combat sur toutes les formes; elle plie sa langue à tous les langages; elle ne s’emporte pas, elle plaint; elle ne condamne ni ne tue personne, elle sauve et console; elle n’a pas l’acerbité de l’agresseur, mais la douceur et la ténuité de la lumière qui pénètre, échauffe, éclaire tout. A ses yeux, le Doute n’est ni une impiété, ni un blasphème, ni un crime; mais une transition d’où l’homme retourne sur ses pas dans les Ténèbres ou s’avance vers la Lumière. Ainsi donc, cher pasteur, raisonnons. Vous ne croyez pas en Dieu. Pourquoi? Dieu, selon vous, est incompréhensible, inexplicable. D’accord. Je ne vous dirai pas que comprendre Dieu tout entier ce serait être Dieu; je ne vous dirai pas que vous niez ce qui vous semble inexplicable, afin de me donner le droit d’affirmer ce qui me paraît croyable. Il est pour vous un fait évident qui se trouve en vous-même. En vous la matière aboutit à l’intelligence; et vous pensez que l’intelligence humaine aboutirait aux ténèbres, au doute, au néant? Si Dieu vous semble incompréhensible, inexplicable, avouez du moins que vous voyez, en toute chose purement physique, un conséquent et sublime ouvrier. Pourquoi sa logique s’arrêterait-elle à l’homme, sa création la plus achevée? Si cette question n’est pas convaincante, elle exige au moins quelques méditations. Si vous niez Dieu, heureusement afin d’établir vos doutes vous reconnaissez des faits à double tranchant qui tuent tout aussi bien vos raisonnements que vos raisonnements tuent Dieu. Nous avons également admis que la Matière et l’Esprit étaient deux créations qui ne se comprenaient point l’une l’autre, que le monde spirituel se composait de rapports infinis auxquels donnait lieu le monde matériel fini; que si nul sur la terre n’avait pu s’identifier par la puissance de son esprit avec l’ensemble des créations terrestres, à plus forte raison nul ne pouvait s’élever à la connaissance des rapports que l’esprit aperçoit entre ces créations. Ainsi, déjà nous pourrions en finir d’un seul coup, en vous déniant la faculté de comprendre Dieu, comme vous déniez aux cailloux du Fiord la faculté de se compter et de se voir. Savez-vous s’ils ne nient pas l’homme, eux, quoique l’homme les prenne pour s’en bâtir sa maison? Il est un fait qui vous écrase, l’infini; si vous le sentez en vous, comment n’en admettez-vous pas les conséquences? le fini peut-il avoir une entière connaissance de l’infini? Si vous ne pouvez embrasser les rapports qui, de votre aveu, sont infinis, comment embrasseriez-vous la fin éloignée dans laquelle ils se résument? L’ordre dont la révélation est un de vos besoins; étant infini, votre raison bornée l’entendra-t-elle? Et ne demandez pas pourquoi l’homme ne comprend point ce qu’il peut percevoir, car il perçoit également ce qu’il ne comprend pas. Si je vous démontre que votre esprit ignore tout ce qui se trouve à sa portée, m’accorderez-vous qu’il lui soit impossible de concevoir ce qui la dépasse? N’aurai-je alors pas raison de vous dire:--«L’un des termes sous lesquels Dieu périt au tribunal de votre raison doit être vrai, l’autre est faux; la création existant, vous sentez la nécessité d’une fin, cette fin ne doit-elle pas être belle? Or, si la matière se termine en l’homme par l’intelligence, pourquoi ne vous contenteriez-vous pas de savoir que la fin de l’intelligence humaine est la lumière des sphères supérieures auxquelles est réservée l’intuition de ce Dieu qui vous semble être un problème insoluble? Les espèces qui sont au-dessous de vous n’ont pas l’intelligence des mondes, et vous l’avez; pourquoi ne se trouverait-il pas au-dessus de vous des espèces plus intelligentes que la vôtre? Avant d’employer sa force à mesurer Dieu, l’homme ne devrait-il pas être plus instruit qu’il ne l’est sur lui-même? Avant de menacer les étoiles qui l’éclairent, avant d’attaquer les certitudes élevées ne devrait-il pas établir les certitudes qui le touchent?» Mais aux négations du Doute, je dois répondre par des négations. Maintenant donc, je vous demande s’il est ici-bas quelque chose d’assez évident par soi-même à quoi je puisse ajouter foi? En un moment, je vais vous prouver que vous croyez fermement à des choses qui agissent et ne sont pas des êtres, qui engendrent la pensée et ne sont pas des esprits, à des abstractions vivantes que l’entendement ne saisit sous aucune forme, qui ne sont nulle part, mais que vous trouvez partout; qui sont sans nom possible, et que vous avez nommées; qui, semblables au Dieu de chair que vous vous figurez, périssent sous l’inexplicable, l’incompréhensible et l’absurde. Et je vous demanderai comment, adoptant ces choses, vous réservez vos doutes pour Dieu. Vous croyez au Nombre, base sur laquelle vous asseyez l’édifice de sciences que vous appelez exactes. Sans le Nombre, plus de mathématiques. Eh! bien, quel être mystérieux, à qui serait accordée la faculté de vivre toujours, pourrait achever de prononcer, et dans quel langage assez prompt dirait-il le Nombre qui contiendrait les nombres infinis dont l’existence vous est démontrée par votre pensée? Demandez-le au plus beau des génies humains, il serait mille ans assis au bord d’une table, la tête entre ses mains, que vous répondrait-il? Vous ne savez ni où le Nombre commence, ni où il s’arrête, ni quand il finira. Ici vous l’appelez le Temps, là vous l’appelez l’Espace; rien n’existe que par lui; sans lui, tout serait une seule et même substance, car lui seul différencie et qualifie. Le Nombre est à votre Esprit ce qu’il est à la matière, un agent incompréhensible. En ferez-vous un Dieu? est-ce un être? est-ce un souffle émané de Dieu pour organiser l’univers matériel où rien n’obtient sa forme que par la Divisibilité qui est un effet du Nombre? Les plus petites comme les plus immenses créations ne se distinguent-elles pas entre elles par leurs quantités, par leurs qualités, par leurs dimensions, par leurs forces, tous attributs enfantés par le Nombre? L’infini des Nombres est un fait prouvé pour votre Esprit, dont aucune preuve ne peut être donnée matériellement. Le Mathématicien vous dira que l’infini des Nombres existe et ne se démontre pas. Dieu, cher pasteur, est un nombre doué de mouvement, qui se sent et ne se démontre pas, vous dira le Croyant. Comme l’Unité, il commence des Nombres avec lesquels il n’a rien de commun. L’existence du Nombre dépend de l’Unité qui, sans être un Nombre, les engendre tous. Dieu, cher pasteur, est une magnifique Unité qui n’a rien de commun avec ses créations, et qui néanmoins les engendre! Convenez donc avec moi que vous ignorez aussi bien où commence, où finit le Nombre, que vous ignorez où commence, où finit l’Éternité créée? Pourquoi, si vous croyez au Nombre, niez-vous Dieu? La Création n’est-elle pas placée entre l’Infini des substances inorganisées et l’Infini des sphères divines, comme l’Unité se trouve entre l’Infini des fractions que vous nommez depuis peu les Décimales, et l’infini des Nombres que vous nommez les Entiers! Vous seul sur la terre comprenez le Nombre, cette première marche du péristyle qui mène à Dieu, et déjà votre raison y trébuche. Hé! quoi? vous ne pouvez ni mesurer la première abstraction que Dieu vous a livrée, ni la saisir, et vous voulez soumettre à votre mesure les fins de Dieu? Que serait-ce donc si je vous plongeais dans les abîmes du Mouvement, cette force qui organise le Nombre? Ainsi quand je vous dirais que l’univers n’est que Nombre et Mouvement, vous voyez que déjà nous parlerions un langage différent. Je comprends l’un et l’autre, et vous ne les comprenez point. Que serait-ce si j’ajoutais que le Mouvement et le Nombre sont engendrés par la Parole? Ce mot, la raison suprême des Voyants et des Prophètes qui jadis entendirent ce souffle de Dieu sous lequel tomba saint Paul, vous vous en moquez, vous hommes de qui cependant toutes les œuvres visibles, les sociétés, les monuments, les actes, les passions procèdent de votre faible parole; et qui sans le langage ressembleriez à cette espèce si voisine du nègre, à l’homme des bois. Vous croyez donc fermement au Nombre et au Mouvement, force et résultat inexplicables, incompréhensibles à l’existence desquels je puis appliquer le dilemme qui vous dispensait naguère de croire en Dieu. Vous, si puissant raisonneur, ne me dispenserez-vous point de vous démontrer que l’Infini doit être partout semblable à lui-même, et qu’il est nécessairement un. Dieu seul est infini, car certes il ne peut y avoir deux infinis. Si, pour se servir des mots humains, quelque chose qui soit démontrée ici-bas, vous semble infinie, soyez certain d’y entrevoir une des faces de Dieu. Poursuivons. Vous vous êtes approprié une place dans l’infini du Nombre, vous l’avez accommodée à votre taille en créant, si toutefois vous pouvez créer quelque chose, l’arithmétique, base sur laquelle repose tout, même vos sociétés. De même que le Nombre, la seule chose à laquelle ont cru vos soi-disant athées, organise les créations physiques; de même l’arithmétique, emploi du Nombre, organise le monde moral. Cette numération devrait être absolue, comme tout ce qui est vrai en soi; mais elle est purement relative, elle n’existe pas absolument, vous ne pouvez donner aucune preuve de sa réalité. D’abord si cette Numération est habile à chiffrer les substances organisées, elle est impuissante relativement aux forces organisantes, les unes étant finies et les autres étant infinies. L’homme qui conçoit l’Infini par son intelligence, ne saurait le manier dans son entier; sans quoi, il serait Dieu. Votre Numération, appliquée aux choses finies et non à l’Infini, est donc vraie par rapport aux détails que vous percevez, mais fausse par rapport à l’ensemble que vous ne percevez point. Si la nature est semblable à elle-même dans les forces organisantes ou dans ses principes qui sont infinis, elle ne l’est jamais dans ses effets finis; ainsi, vous ne rencontrez nulle part dans la nature deux objets identiques: dans l’Ordre Naturel, deux et deux ne peuvent donc jamais faire quatre, car il faudrait assembler des unités exactement pareilles, et vous savez qu’il est impossible de trouver deux feuilles semblables sur un même arbre, ni deux sujets semblables dans la même espèce d’arbre. Cet axiome de votre numération, faux dans la nature visible, est également faux dans l’univers invisible de vos abstractions, où la même variété a lieu dans vos idées, qui sont les choses du monde visible, mais étendues par leurs rapports; ainsi, les différences sont encore plus tranchées là que partout ailleurs. En effet, tout y étant relatif au tempérament, à la force, aux mœurs, aux habitudes des individus qui ne se ressemblent jamais entre eux, les moindres objets y représentent des sentiments personnels. Assurément, si l’homme a pu créer des unités, n’est-ce pas en donnant un poids et un titre égal à des morceaux d’or? Eh! bien, vous pouvez ajouter le ducat du pauvre au ducat du riche, et vous dire au trésor public que ce sont deux quantités égales; mais aux yeux du penseur, l’un est certes moralement plus considérable que l’autre; l’un représente un mois de bonheur, l’autre représente le plus éphémère caprice. Deux et deux ne font donc quatre que par une abstraction fausse et monstrueuse. La fraction n’existe pas non plus dans la Nature, où ce que vous nommez un fragment est une chose finie en soi; mais n’arrive-t-il pas souvent, et vous en avez des preuves, que le centième d’une substance soit plus fort que ce que vous appelleriez l’entier? Si la fraction n’existe pas dans l’Ordre Naturel, elle existe encore bien moins dans l’Ordre Moral, où les idées et les sentiments peuvent être variés comme les espèces de l’Ordre Végétal, mais sont toujours entiers. La théorie des fractions est donc encore une insigne complaisance de votre esprit. Le Nombre, avec ses Infiniment petits et ses Totalités infinies, est donc une puissance dont une faible partie vous est connue, et dont la portée vous échappe. Vous vous êtes construit une chaumière dans l’Infini des nombres, vous l’avez ornée d’hiéroglyphes savamment rangés et peints, et vous avez crié:--Tout est là! Du Nombre pur, passons au Nombre corporisé. Votre géométrie établit que la ligne droite est le chemin le plus court d’un point à un autre, mais votre astronomie vous démontre que Dieu n’a procédé que par des courbes. Voici donc dans la même science deux vérités également prouvées: l’une par le témoignage de vos sens agrandis du télescope, l’autre par le témoignage de votre esprit, mais dont l’une contredit l’autre. L’homme sujet à erreur affirme l’une, et l’ouvrier des mondes, que vous n’avez encore pris nulle part en faute, la dément. Qui prononcera donc entre la géométrie rectiligne et la géométrie curviligne? entre la théorie de la droite et la théorie de la courbe? Si, dans son œuvre, le mystérieux artiste qui sait arriver miraculeusement vite à ses fins, n’emploie la ligne droite que pour la couper à angle droit afin d’obtenir une courbe, l’homme lui-même ne peut jamais y compter: le boulet, que l’homme veut diriger en droite ligne, marche par la courbe, et quand vous voulez sûrement atteindre un point dans l’espace, vous ordonnez à la bombe de suivre sa cruelle parabole. Aucun de vos savants n’a tiré cette simple induction que la Courbe est la loi des mondes matériels, que la Droite est celle des mondes spirituels: l’une est la théorie des créations finies, l’autre est la théorie de l’infini. L’homme, ayant seul ici-bas la connaissance de l’infini, peut seul connaître la ligne droite; lui seul a le sentiment de la verticalité placé dans un organe spécial. L’attachement pour les créations de la courbe ne serait-il pas chez certains hommes l’indice d’une impureté de leur nature, encore mariée aux substances matérielles qui nous engendrent; et l’amour des grands esprits pour la ligne droite n’accuserait-il pas en eux un pressentiment du ciel? Entre ces deux lignes est un abîme, comme entre le fini et l’infini, comme entre la matière et l’esprit, comme entre l’homme et l’idée, entre le mouvement et l’objet mu, entre la créature et Dieu. Demandez à l’amour divin ses ailes, et vous franchirez cet abîme! Au delà commence la Révélation du Verbe. Nulle part les choses que vous nommez matérielles ne sont sans profondeur; les lignes sont les terminaisons de solidités qui comportent une force d’action que vous supprimez dans vos théorèmes, ce qui les rend faux par rapport aux corps pris dans leur entier; de là cette constante destruction de tous les monuments humains que vous armez, à votre insu, de propriétés agissantes. La nature n’a que des corps, votre science n’en combine que les apparences. Aussi la nature donne-t-elle à chaque pas des démentis à toutes vos lois: trouvez-en une seule qui ne soit désapprouvée par un fait? Les lois de votre Statique sont souffletées par mille accidents de la physique, car un fluide renverse les plus pesantes montagnes, et vous prouve ainsi que les substances les plus lourdes peuvent être soulevées par des substances impondérables. Vos lois sur l’Acoustique et l’Optique sont annulées par les sons que vous entendez en vous-mêmes pendant le sommeil et par la lumière d’un soleil électrique dont les rayons vous accablent souvent. Vous ne savez pas plus comment la lumière se fait intelligence en vous que vous ne connaissez le procédé simple et naturel qui la change en rubis, en saphir, en opale, en émeraude au cou d’un oiseau des Indes, tandis qu’elle reste grise et brune sur celui du même oiseau vivant sous le ciel nuageux de l’Europe, ni comment elle reste blanche ici au sein de la nature polaire. Vous ne pouvez décider si la couleur est une faculté dont sont doués les corps, ou si elle est un effet produit par l’affusion de la lumière. Vous admettez l’amertume de la mer sans avoir vérifié si la mer est salée dans toute sa profondeur. Vous avez reconnu l’existence de plusieurs substances qui traversent ce que vous croyez être le vide; substances qui ne sont saisissables sous aucune des formes affectées par la matière, et qui se mettent en harmonie avec elle malgré tous les obstacles. Cela étant, vous croyez aux résultats obtenus par la Chimie, quoiqu’elle ne sache encore aucun moyen d’évaluer les changements opérés par le flux ou par le reflux de ces substances qui s’en vont ou viennent à travers vos cristaux et vos machines sur les filons insaisissables de la chaleur ou de la lumière, conduites, exportées par les affinités du métal ou du silex vitrifié. Vous n’obtenez que des substances mortes d’où vous avez chassé la force inconnue qui s’oppose à ce que tout se décompose ici-bas, et dont l’attraction, la vibration, la cohésion et la polarité ne sont que des phénomènes. La vie est la pensée des corps; ils ne sont, eux, qu’un moyen de la fixer, de la contenir dans sa route; si les corps étaient des êtres vivants par eux-mêmes, ils seraient _cause_ et ne mourraient pas. Quand un homme constate les résultats du mouvement général que se partagent toutes les créations suivant leur faculté d’absorption, vous le proclamez savant par excellence, comme si le génie consistait à expliquer ce qui est. Le génie doit jeter les yeux au delà des effets! Tous vos savants riraient, si vous leur disiez: «Il est des rapports si certains entre deux êtres dont l’un serait ici, l’autre à Java, qu’ils pourraient au même instant éprouver la même sensation, en avoir la conscience, s’interroger, se répondre sans erreur!» Néanmoins il est des substances minérales qui témoignent de sympathies aussi lointaines que celles dont je parle. Vous croyez à la puissance de l’électricité fixée dans l’aimant, et vous niez le pouvoir de celle que dégage l’âme. Selon vous, la lune, dont l’influence sur les marées vous paraît prouvée, n’en a aucune sur les vents, ni sur la végétation, ni sur les hommes; elle remue la mer et ronge le verre, mais elle doit respecter les malades; elle a des rapports certains avec une moitié de l’humanité, mais elle ne peut rien sur l’autre. Voilà vos plus riches certitudes. Allons plus loin! Vous croyez à la Physique? Mais votre physique commence comme la religion catholique, par un _acte de foi_. Ne reconnaît-elle pas une force externe, distincte des corps, et auxquels elle communique le mouvement? Vous en voyez les effets, mais qu’est-ce? où est-elle? quelle est son essence, sa vie? a-t-elle des limites? Et vous niez Dieu!... Ainsi, la plupart de vos axiomes scientifiques, vrais par rapport à l’homme, sont faux par rapport à l’ensemble. La science est une, et vous l’avez partagée. Pour savoir le sens vrai des lois phénoménales, ne faudrait-il pas connaître les corrélations qui existent entre les phénomènes et la loi d’ensemble? En toute chose, il est une apparence qui frappe vos sens; sous cette apparence, il se meut une âme: il y a le corps et la faculté. Où enseignez-vous l’étude des rapports qui lient les choses entre elles? Nulle part. Vous n’avez donc rien d’absolu? Vos thèmes les plus certains reposent sur l’analyse des Formes matérielles dont l’Esprit est sans cesse négligé par vous. Il est une science élevée que certains hommes entrevoient trop tard, sans oser l’avouer. Ces hommes ont compris la nécessité de considérer les corps, non-seulement dans leurs propriétés mathématiques, mais encore dans leur ensemble, dans leurs affinités occultes. Le plus grand d’entre vous a deviné, sur la fin de ses jours, que tout était cause et effet réciproquement; que les mondes visibles étaient coordonnés entre eux et soumis à des mondes invisibles. Il a gémi d’avoir essayé d’établir des préceptes absolus! En comptant ses mondes, comme des grains de raisin semés dans l’éther, il en avait expliqué la cohérence par les lois de l’attraction planétaire et moléculaire; vous avez salué cet homme! Eh! bien, je vous le dis, il est mort au désespoir. En supposant égales les forces centrifuge et centripète qu’il avait inventées pour se rendre raison de l’univers, l’univers s’arrêtait, et il admettait le mouvement dans un sens indéterminé néanmoins; mais en supposant ces forces inégales, la confusion des mondes s’ensuivait aussitôt. Ses lois n’étaient donc point absolues, il existait un problème encore plus élevé. La liaison des astres entre eux et l’action centripète de leur mouvement interne ne l’a donc pas empêché de chercher le cep d’où pendait sa grappe? Le malheureux! plus il agrandissait l’espace, plus lourd devenait son fardeau. Il vous a dit comment il y avait équilibre entre les parties; mais où allait le tout? Il contemplait l’étendue, infinie aux yeux de l’homme, remplie par ces groupes de mondes dont une portion minime est accusée par notre télescope, mais dont l’immensité se révèle par la rapidité de la lumière. Cette contemplation sublime lui a donné la perception des mondes infinis qui, plantés dans cet espace comme des fleurs dans une prairie, naissent comme des enfants, croissent comme des hommes, meurent comme des vieillards, vivent en s’assimilant dans leur atmosphère les substances propres à les alimenter, qui ont un centre et un principe de vie, qui se garantissent les uns des autres par une aire; qui, semblables aux plantes, absorbent et sont absorbés, qui composent un ensemble doué de vie, ayant sa destinée. A cet aspect, cet homme a tremblé! Il savait que la vie est produite par l’union de la chose avec son principe, que la mort ou l’inertie, qu’enfin la pesanteur est produite par une rupture entre un objet et le mouvement qui lui est propre; alors il a pressenti le craquement de ces mondes, abîmés si Dieu leur retirait sa Parole. Il s’est mis à chercher dans l’Apocalypse les traces de cette Parole! Vous l’avez cru fou, sachez-le donc: il cherchait à se faire pardonner son génie. Wilfrid, vous êtes venu pour me prier de résoudre des équations, de m’enlever sur un nuage de pluie, de me plonger dans le Fiord, et de reparaître en cygne. Si la science ou les miracles étaient la fin de l’humanité, Moïse vous aurait légué le calcul des fluxions; Jésus-Christ vous aurait éclairé les obscurités de vos sciences; ses apôtres vous auraient dit d’où sortent ces immenses traînées de gaz ou de métaux en fusion, attachées à des noyaux qui tournent pour se solidifier en cherchant une place dans l’éther, et qui entrent quelquefois violemment dans un système quand elles se combinent avec un astre, le heurtent et le brisent par leur choc, ou le détruisent par l’infiltration de leurs gaz mortels. Au lieu de vous faire vivre en Dieu, saint Paul vous eût expliqué comment la nourriture est le lien secret de toutes les créations et le lien évident de toutes les Espèces animées. Aujourd’hui le plus grand miracle serait de trouver le carré égal au cercle, problème que vous jugez impossible, et qui sans doute est résolu dans la marche des mondes par l’intersection de quelque ligne mathématique dont les enroulements apparaissent à l’œil des esprits parvenus aux sphères supérieures. Croyez-moi, les miracles sont en nous et non au dehors. Ainsi se sont accomplis les faits naturels que les peuples ont crus surnaturels. Dieu n’aurait-il pas été injuste en témoignant sa puissance à des générations, et refusant ses témoignages à d’autres? La verge d’airain appartient à tous. Ni Moïse, ni Jacob, ni Zoroastre, ni Paul, ni Pythagore, ni Swedenborg, ni les plus obscures Messagers, ni les plus éclatants Prophètes de Dieu, n’ont été supérieurs à ce que vous pouvez être. Seulement il est pour les nations des heures où elles ont la foi. Si la science matérielle devait être le but des efforts humains, avouez-le, les sociétés, ces grands foyers où les hommes se sont rassemblés, seraient-ils toujours providentiellement dispersés? Si la civilisation était le but de l’Espèce, l’intelligence périrait-elle? resterait-elle purement individuelle? La grandeur de toutes les nations qui furent grandes, était basée sur des exceptions; l’exception cessée, morte fut la puissance. Les Voyants, les Prophètes, les Messagers n’auraient-ils pas mis la main à la Science au lieu de l’appuyer sur la Croyance, n’auraient-ils pas frappé sur vos cerveaux au lieu de toucher à vos cœurs? Tous sont venus pour pousser les nations à Dieu; tous ont proclamé la voie sainte en vous disant les simples paroles qui conduisent au royaume des cieux; tous embrasés d’amour et de foi, tous inspirés de cette parole qui plane sur les populations, les enserre, les anime et les fait lever, ne l’employaient à aucun intérêt humain. Vos grands génies, des poètes, des rois, des savants sont engloutis avec leurs villes et le Désert les a revêtus de ses manteaux de sable; tandis que les noms de ces bons pasteurs, bénis encore, surnagent aux désastres. Nous ne pouvons nous entendre sur aucun point. Nous sommes séparés par des abîmes: vous êtes du côté des ténèbres, et moi je vis dans la vraie lumière. Est-ce cette parole que vous avez voulue? je la dis avec joie, elle peut vous changer. Sachez-le donc, il y a les sciences de la matière et les sciences de l’esprit. Là où vous voyez des corps, moi je vois des forces qui tendent les unes vers les autres par un mouvement générateur. Pour moi, le caractère des corps est l’indice de leurs principes et le signe de leurs propriétés. Ces principes engendrent des affinités qui vous échappent et qui sont liées à des centres. Les différentes espèces où la vie est distribuée, sont des sources incessantes qui correspondent entre elles. A chacune sa production spéciale. L’homme est effet et cause; il est alimenté, mais il alimente à son tour. En nommant Dieu le créateur, vous le rapetissez; il n’a créé, comme vous le pensez, ni les plantes, ni les animaux, ni les astres; pouvait-il procéder par plusieurs moyens? n’a-t-il pas agi par l’unité de composition? Aussi, a-t-il donné des principes qui devaient se développer, selon sa loi générale, au gré des milieux où ils se trouveraient. Donc, une seule substance et le mouvement; une seule plante, un seul animal, mais des rapports continus. En effet, toutes les affinités sont liées par des similitudes contiguës, et la vie des mondes est attirée vers des centres par une aspiration affamée, comme vous êtes poussés tous par la faim à vous nourrir. Pour vous donner un exemple des affinités liées à des similitudes, loi secondaire sur laquelle reposent les créations de votre pensée; la musique, art céleste, est la mise en œuvre de ce principe: n’est-elle pas un ensemble de sons harmoniés par le Nombre? Le son n’est-il pas une modification de l’air, comprimé, dilaté, répercuté? Vous connaissez la composition de l’air: azote, oxygène et carbone. Comme vous n’obtenez pas de son dans le vide, il est clair que la musique et la voix humaine sont le résultat de substances chimiques organisées qui se mettent à l’unisson des mêmes substances préparées en vous par votre pensée, coordonnées au moyen de la lumière, la grande nourrice de votre globe: avez-vous pu contempler les amas de nitre déposés par les neiges, avez-vous pu voir les décharges de la foudre, et les plantes aspirant dans l’air les métaux qu’elles contiennent, sans conclure que le soleil met en fusion et distribue la subtile essence qui nourrit tout ici-bas? Comme l’a dit Swedenborg, _la terre est un homme!_ Vos sciences actuelles, ce qui vous fait grands à vos propres yeux, sont des misères auprès des lueurs dont sont inondés les Voyants. Cessez, cessez de m’interroger, nos langages sont différents. Je me suis un moment servi du vôtre pour vous jeter un éclair de foi dans l’âme, pour vous donner un pan de mon manteau, et vous entraîner dans les belles régions de la Prière. Est-ce à Dieu de s’abaisser à vous? n’est-ce pas vous qui devez vous élever à lui? Si la raison humaine a sitôt épuisé l’échelle de ses forces en y étendant Dieu pour se le démontrer sans y parvenir, n’est-il pas évident qu’il faut chercher une autre voie pour le connaître? Cette voie est en nous-mêmes. Le Voyant et le Croyant trouvent en eux des yeux plus perçants que ne le sont les yeux appliqués aux choses de la terre, et aperçoivent une Aurore. Entendez cette vérité? vos sciences les plus exactes, vos méditations les plus hardies, vos plus belles Clartés sont des Nuées. Au-dessus, est le Sanctuaire d’où jaillit la vraie lumière. Elle s’assit et garda le silence, sans que son calme visage accusât la plus légère de ces trépidations dont sont saisis les orateurs après leurs improvisations les moins courroucées. Wilfrid dit à monsieur Becker, en se penchant vers son oreille:--Qui lui a dit cela? --Je ne sais pas, répondit-il. --Il était plus doux sur le Falberg, se disait Minna. Séraphîta se passa la main sur les yeux et dit en souriant:--Vous êtes bien pensifs, ce soir, messieurs. Vous nous traitez, Minna et moi, comme des hommes à qui l’on parle politique ou commerce, tandis que nous sommes de jeunes filles auxquelles vous devriez faire des contes en prenant le thé, comme cela se pratique dans nos veillées de Norwége. Voyons, monsieur Becker, racontez-moi quelques-unes des _Saga_ que je ne sais pas? Celle de Frithiof, cette chronique à laquelle vous croyez et que vous m’avez promise. Dites-nous cette histoire où le fils d’un paysan possède un navire qui parle et qui a une âme? Je rêve de la frégate Ellida! N’est-ce pas sur cette fée à voiles que devraient naviguer les jeunes filles? --Puisque nous revenons à Jarvis, dit Wilfrid dont les yeux s’attachaient à Séraphîta comme ceux d’un voleur caché dans l’ombre s’attachent à l’endroit où gît le trésor, dites-moi, pourquoi vous ne vous mariez pas? --Vous naissez tous veufs ou veuves, répondit-elle; mais mon mariage était préparé dès ma naissance, et je suis fiancée... --A qui? dirent-ils tous à la fois. --Laissez-moi mon secret, dit-elle. Je vous promets, si notre père le veut, de vous convier à ces noces mystérieuses. --Sera-ce bientôt? --J’attends. Un long silence suivit cette parole. --Le printemps est venu, dit Séraphîta, le fracas des eaux et des glaces rompues commence, ne venez-vous pas saluer le premier printemps d’un nouveau siècle? Elle se leva suivie de Wilfrid, et ils allèrent ensemble à une fenêtre que David avait ouverte. Après le long silence de l’hiver, les grandes eaux se remuaient sous les glaces et retentissaient dans le Fiord comme une musique, car il est des sons que l’espace épure et qui arrivent à l’oreille comme des ondes pleines à la fois de lumière et de fraîcheur. --Cessez, Wilfrid, cessez d’enfanter de mauvaises pensées dont le triomphe vous serait pénible à porter. Qui ne lirait vos désirs dans les étincelles de vos regards? Soyez bon, faites un pas dans le bien? N’est-ce pas aller au delà de l’_aimer_ des hommes que de se sacrifier complétement au bonheur de celle qu’on aime? Obéissez-moi, je vous mènerai dans une voie où vous obtiendrez toutes les grandeurs que vous rêvez, et où l’amour sera vraiment infini. Elle laissa Wilfrid pensif. --Cette douce créature est-elle bien la prophétesse qui vient de jeter des éclairs par les yeux, dont la parole a tonné sur les mondes, dont la main a manié contre nos sciences la hache du doute? Avons-nous veillé pendant quelques moments? se dit-il. --Minna, dit Séraphîtüs en revenant auprès de la fille du pasteur, les aigles volent où sont les cadavres, les colombes volent où sont les sources vives, sous les ombrages verts et paisibles. L’aigle monte aux cieux, la colombe en descend. Cesse de t’aventurer dans une région où tu ne trouverais ni sources, ni ombrages. Si naguère tu n’as pu contempler l’abîme sans être brisée, garde tes forces pour qui t’aimera. Va, pauvre fille, tu le sais, j’ai ma fiancée. Minna se leva et vint avec Séraphîtüs à la fenêtre où était Wilfrid. Tous trois entendirent la Sieg bondissant sous l’effort des eaux supérieures, qui détachaient déjà des arbres pris dans les glaces. Le Fiord avait retrouvé sa voix. Les illusions étaient dissipées. Tous admirèrent la nature qui se dégageait de ses entraves, et semblait répondre par un sublime accord à l’Esprit dont la voix venait de la réveiller. Lorsque les trois hôtes de cet être mystérieux le quittèrent, ils étaient remplis de ce sentiment vague qui n’est ni le sommeil, ni la torpeur, ni l’étonnement, mais qui tient de tout cela; qui n’est ni le crépuscule, ni l’aurore, mais qui donne soif de la lumière. Tous pensaient. --Je commence à croire qu’elle est un Esprit caché sous une forme humaine, dit monsieur Becker. Wilfrid, revenu chez lui, calme et convaincu, ne savait comment lutter avec des forces si divinement majestueuses. Minna se disait:--Pourquoi ne veut-il pas que je l’aime? V. LES ADIEUX. Il est en l’homme un phénomène désespérant pour les esprits méditatifs qui veulent trouver un sens à la marche des sociétés et donner des lois de progression au mouvement de l’intelligence. Quelque grave que soit un fait, et s’il pouvait exister des faits surnaturels, quelque grandiose que serait un miracle opéré publiquement, l’éclair de ce fait, la foudre de ce miracle s’abîmerait dans l’océan moral dont la surface à peine troublée par quelque rapide bouillonnement reprendrait aussitôt le niveau de ses fluctuations habituelles. Pour mieux se faire entendre, la Voix passe-t-elle par la gueule de l’Animal? La Main écrit-elle des caractères aux frises de la salle où se goberge la Cour? L’Œil éclaire-t-il le sommeil du roi? le Prophète vient-il expliquer le songe? le Mort évoqué se dresse-t-il dans les régions lumineuses où revivent les facultés? l’Esprit écrase-t-il la Matière au pied de l’échelle mystique des Sept Mondes Spirituels arrêtés les uns sur les autres dans l’espace et se révélant par des ondes brillantes qui tombent en cascades sur les marches du Parvis céleste? Quelque profonde que soit la Révélation intérieure, quelque visible que soit la Révélation extérieure; le lendemain Balaam doute de son ânesse et de lui; Balthazar et Pharaon font commenter la Parole par deux Voyants, Moïse et Daniel. L’Esprit vient, emporte l’homme au-dessus de la terre, lui soulève les mers, lui en fait voir le fond, lui montre les espèces disparues, lui ranime les os desséchés qui meublent de leur poudre la grande vallée: l’Apôtre écrit l’Apocalypse! Vingt siècles après, la science humaine approuve l’apôtre, et traduit ses images en axiomes. Qu’importe! la masse continue à vivre comme elle vivait hier, comme elle vivait à la première olympiade, comme elle vivait le lendemain de la création, ou la veille de la grande catastrophe. Le Doute couvre tout de ses vagues. Les mêmes flots battent par le même mouvement le granit humain qui sert de bornes à l’océan de l’intelligence. Après s’être demandé s’il a vu ce qu’il a vu, s’il a bien entendu les paroles dites, si le fait était un fait, si l’idée était une idée, l’homme reprend son allure, il pense à ses affaires, il obéit à je ne sais quel valet qui suit la Mort, à l’Oubli, qui de son manteau noir couvre une ancienne Humanité dont la nouvelle n’a nul souvenir. L’Homme ne cesse d’aller, de marcher, de pousser végétativement jusqu’au jour où la Cognée l’abat. Si cette puissance de flot, si cette haute pression des eaux amères empêche tout progrès, elle prévient sans doute aussi la mort. Les Esprits préparés pour la foi parmi les êtres supérieurs aperçoivent seuls l’échelle mystique de Jacob. Après avoir entendu la réponse où Séraphîta, si sérieusement interrogée, avait déroulé l’Étendue divine, comme un orgue touché remplit une église de son mugissement et révèle l’univers musical en baignant de ses sons graves les voûtes les plus inaccessibles, en se jouant, comme la lumière, dans les plus légères fleurs des chapiteaux; Wilfrid rentra chez lui tout épouvanté d’avoir vu le monde en ruines, et sur ces ruines des clartés inconnues, épanchées à flots par les mains de cette jeune fille. Le lendemain il y pensait encore, mais l’épouvante était calmée; il ne se sentait ni détruit ni changé; ses passions, ses idées se réveillèrent fraîches et vigoureuses. Il alla déjeuner chez monsieur Becker, et le trouva sérieusement plongé dans le _Traité des Incantations_, qu’il avait feuilleté depuis le matin pour rassurer son hôte. Avec l’enfantine bonne foi du savant, le pasteur avait fait des plis aux pages où Jean Wier rapportait des preuves authentiques qui prouvaient la possibilité des événements arrivés la veille; car, pour les docteurs, une idée est un événement comme les plus grands événements sont à peine une idée pour eux. A la cinquième tasse de thé que prirent ces deux philosophes, la mystérieuse soirée devint naturelle. Les vérités célestes furent des raisonnements plus ou moins forts et susceptibles d’examen. Séraphîta leur parut être une fille plus ou moins éloquente; il fallait faire la part à son organe enchanteur, à sa beauté séduisante, à son geste fascinateur, à tous ces moyens oratoires par l’emploi desquels un acteur met dans une phrase un monde de sentiments et de pensées, tandis qu’en réalité souvent la phrase est vulgaire. --Bah! dit le bon ministre en faisant une petite grimace philosophique pendant qu’il étalait une couche de beurre salé sur sa tartine, le dernier mot de ces belles énigmes est à six pieds sous terre. --Néanmoins, dit Wilfrid en sucrant son thé, je ne conçois pas comment une jeune fille de seize ans peut savoir tant de choses, car sa parole a tout pressé comme dans un étau. --Mais, dit le pasteur, lisez donc l’histoire de cette jeune Italienne qui, dès l’âge de douze ans, parlait quarante-deux langues, tant anciennes que modernes; et l’histoire de ce moine qui par l’odorat devinait la pensée! Il existe dans Jean Wier et dans une douzaine de traités, que je vous donnerai à lire, mille preuves pour une. --D’accord, cher pasteur; mais pour moi Séraphîta doit être une femme divine à posséder. --Elle est tout intelligence, répondit dubitativement monsieur Becker. Quelques jours se passèrent pendant lesquels la neige des vallées fondit insensiblement; le vert des forêts poindit comme l’herbe nouvelle, la nature norwégienne fit les apprêts de sa parure pour ses noces d’un jour. Pendant ces moments où l’air adouci permettait de sortir, Séraphîta demeura dans la solitude. La passion de Wilfrid s’accrut ainsi par l’irritation que cause le voisinage d’une femme aimée qui ne se montre pas. Quand cet être inexprimable reçut Minna, Minna reconnut en lui les ravages d’un feu intérieur: sa voix était devenue profonde, son teint commençait à blondir; et, si jusque-là les poètes en eussent comparé la blancheur à celle des diamants, elle avait alors l’éclat des topazes. --Vous l’avez vue? dit Wilfrid qui rôdait autour du château suédois et qui attendait le retour de Minna. --Nous allons _le_ perdre, répondit la jeune fille dont les yeux se remplirent de larmes. --Mademoiselle, s’écria l’étranger en réprimant le volume de voix qu’excite la colère, ne vous jouez pas de moi. Vous ne pouvez aimer Séraphîta que comme une jeune fille en aime une autre, et non de l’amour qu’elle m’inspire. Vous ignorez quel serait votre danger si ma jalousie était justement alarmée. Pourquoi ne puis-je aller près d’elle? Est-ce vous qui me créez des obstacles? --J’ignore, répondit Minna calme en apparence, mais en proie à une profonde terreur, de quel droit vous sondez ainsi mon cœur? Oui, je l’aime, dit-elle en retrouvant la hardiesse des convictions pour confesser la religion de son cœur. Mais ma jalousie, si naturelle à l’amour, ne redoute ici personne. Hélas! je suis jalouse d’un sentiment caché qui l’absorbe. Il est entre lui et moi des espaces que je ne saurais franchir. Je voudrais savoir qui des étoiles ou de moi l’aime mieux, qui de nous se dévouerait plus promptement à son bonheur? Pourquoi ne serais-je pas libre de déclarer mon affection? En présence de la mort, nous pouvons avouer nos préférences, et, monsieur, Séraphîtüs va mourir. --Minna, vous vous trompez, la sirène que j’ai si souvent baignée de mes désirs, et qui se laissait admirer coquettement étendue sur son divan, gracieuse, faible et dolente, n’est pas un jeune homme. --Monsieur, répondit Minna troublée, celui dont la main puissante m’a guidée sur le Falberg, à ce sœler abrité par le Bonnet de Glace; là, dit-elle en montrant le haut du pic, n’est pas non plus une faible jeune fille. Ah! si vous l’aviez entendu prophétisant! Sa poésie était la musique de la pensée. Une jeune fille n’eût pas déployé les sons graves de la voix qui me remuait l’âme. --Mais quelle certitude avez-vous?... dit Wilfrid. --Aucune autre que celle du cœur, répondit Minna confuse en se hâtant d’interrompre l’étranger. --Eh! bien, moi, s’écria Wilfrid en jetant sur Minna l’effrayant regard du désir et de la volupté qui tuent, moi qui sais aussi combien est puissant son empire sur moi, je vous prouverai votre erreur. En ce moment où les mots se pressaient sur la langue de Wilfrid, aussi vivement que les idées abondaient dans sa tête, il vit Séraphîta sortant du château suédois, suivie de David. Cette apparition calma son effervescence. --Voyez, dit-il, une femme peut seule avoir cette grâce et cette mollesse. --Il souffre, et se promène pour la dernière fois, dit Minna. David s’en alla sur un signe de sa maîtresse, au-devant de laquelle vinrent Wilfrid et Minna. --Allons jusqu’aux chutes de la Sieg, leur dit cet être en manifestant un de ces désirs de malade auxquels on s’empresse d’obéir. Un léger brouillard blanc couvrait alors les vallées et les montagnes du Fiord, dont les sommets, étincelants comme des étoiles, le perçaient en lui donnant l’apparence d’une voie lactée en marche. Le soleil se voyait à travers cette fumée terrestre comme un globe de fer rouge. Malgré ces derniers jeux de l’hiver, quelques bouffées d’air tiède chargées des senteurs du bouleau, déjà paré de ses blondes efflorescences, et pleine des parfums exhalés par les mélèzes dont les houppes de soie étaient renouvelées, ces brises échauffées par l’encens et les soupirs de la terre, attestaient le beau printemps du nord, rapide joie de la plus mélancolique des natures. Le vent commençait à enlever ce voile de nuages qui dérobait imparfaitement la vue du golfe. Les oiseaux chantaient. L’écorce des arbres, où le soleil n’avait pas séché la route des frimas qui en étaient découlés en ruisseaux murmurants, égayait la vue par de fantastiques apparences. Tous trois cheminaient en silence le long de la grève. Wilfrid et Minna contemplaient seuls ce spectacle magique pour eux qui avaient subi le tableau monotone de ce paysage en hiver. Leur compagnon marchait pensif, comme s’il cherchait à distinguer une voix dans ce concert. Ils arrivèrent au bord des rochers entre lesquels s’échappait la Sieg, au bout de la longue avenue bordée de vieux sapins que le cours du torrent avait onduleusement tracée dans la forêt, sentier couvert en arceaux à fortes nervures comme ceux des cathédrales. De là le Fiord se découvrait tout entier, et la mer étincelait à l’horizon comme une lame d’acier. En ce moment, le brouillard dissipé laissa voir le ciel bleu. Partout dans les vallées, autour des arbres, voltigèrent encore des parcelles étincelantes, poussière de diamants balayés par une brise fraîche, magnifiques chatons de gouttes suspendues au bout des rameaux en pyramide. Le torrent roulait au-dessus d’eux. De sa nappe s’échappait une vapeur teinte de toutes les nuances de la lumière par le soleil, dont les rayons s’y décomposaient en dessinant des écharpes aux sept couleurs, en faisant jaillir les feux de mille prismes dont les reflets se contrariaient. Ce quai sauvage était tapissé par plusieurs espèces de lichens, belle étoffe moirée par l’humidité, et qui figurait une magnifique tenture de soie. Des bruyères déjà fleuries couronnaient les rochers de leurs guirlandes habilement mélangées. Tous les feuillages mobiles attirés par la fraîcheur des eaux laissaient pendre au-dessus leurs chevelures; les mélèzes agitaient leurs dentelles en caressant les pins, immobiles comme des vieillards soucieux. Cette luxuriante parure avait un contraste et dans la gravité des vieilles colonnades que décrivaient les forêts étagées sur les montagnes, et dans la grande nappe du Fiord étalée aux pieds des trois spectateurs, et où le torrent noyait sa fureur. Enfin la mer encadrait cette page écrite par le plus grand des poètes, le hasard auquel est dû le pêle-mêle de la création en apparence abandonnée à elle-même. Jarvis était un point perdu dans ce paysage, dans cette immensité, sublime comme tout ce qui, n’ayant qu’une vie éphémère, offre une rapide image de la perfection; car, par une loi, fatale à nos yeux seulement, les créations en apparence achevées, cet amour de nos cœurs et de nos regards, n’ont qu’un printemps ici. En haut de ce rocher, certes ces trois êtres pouvaient se croire seuls dans le monde. --Quelle volupté! s’écria Wilfrid. --La nature a ses hymnes, dit Séraphîta. Cette musique n’est-elle pas délicieuse? Avouez-le, Wilfrid? aucune des femmes que vous avez connues n’a pu se créer une si magnifique retraite? Ici j’éprouve un sentiment rarement inspiré par le spectacle des villes, et qui me porterait à demeurer couchée au milieu de ces herbes si rapidement venues. Là, les yeux au ciel, le cœur ouvert, perdue au sein de l’immensité, je me laisserais aller à entendre le soupir de la fleur qui, à peine dégagée de sa primitive nature, voudrait courir, et les cris de l’eider impatient de n’avoir encore que des ailes, en me rappelant les désirs de l’homme qui tient de tous, et qui, lui aussi, désire! Mais ceci, Wilfrid, est de la poésie de femme! Vous apercevez une voluptueuse pensée dans cette fumeuse étendue liquide, dans ces voiles brodés où la nature se joue comme une fiancée coquette, et dans cette atmosphère où elle parfume pour ses hyménées sa chevelure verdâtre. Vous voudriez voir la forme d’une naïade dans cette gaze de vapeurs? Et, selon vous, je devrais écouter la voix mâle du Torrent. --L’amour n’est-il pas là, comme une abeille dans le calice d’une fleur? répondit Wilfrid qui, pour la première fois apercevant en elle les traces d’un sentiment terrestre, crut le moment favorable à l’expression de sa bouillante tendresse. --Toujours donc? répondit en riant Séraphîta que Minna avait laissée seule. L’enfant gravissait un rocher où elle avait aperçu des saxifrages bleues. --Toujours, répéta Wilfrid. Écoutez-moi, dit-il en lui jetant un regard dominateur qui rencontra comme une armure de diamant, vous ignorez ce que je suis, ce que je peux et ce que je veux. Ne rejetez pas ma dernière prière! Soyez à moi pour le bonheur du monde que vous portez en votre cœur! Soyez à moi pour que j’aie une conscience pure, pour qu’une voix céleste résonne à mon oreille en m’inspirant le bien dans la grande entreprise que j’ai résolue, conseillé par ma haine contre les nations, mais que j’accomplirais alors pour leur bien-être, si vous m’accompagnez! Quelle plus belle mission donneriez-vous à l’amour? quel plus beau rôle une femme peut-elle rêver? Je suis venu dans ces contrées en méditant un grand dessein. --Et vous en sacrifierez, dit-elle, les grandeurs à une jeune fille bien simple, que vous aimerez, et qui vous mènera dans une voie tranquille. --Que m’importe? je ne veux que vous! répondit-il en reprenant son discours. Sachez mon secret. J’ai parcouru tout le Nord, ce grand atelier où se forgent les races nouvelles qui se répandent sur la terre comme des nappes humaines chargées de rafraîchir les civilisations vieillies. Je voulais commencer mon œuvre sur un de ces points, y conquérir l’empire que donnent la force et l’intelligence sur une peuplade, la former aux combats, entamer la guerre, la répandre comme un incendie, dévorer l’Europe en criant liberté à ceux-ci, pillage à ceux-là, gloire à l’un, plaisir à l’autre; mais en demeurant, moi, comme la figure du Destin, implacable et cruel, en marchant comme l’orage qui s’assimile dans l’atmosphère toutes les particules dont se compose la foudre, en me repaissant d’hommes comme un fléau vorace. Ainsi j’aurais conquis l’Europe, elle se trouve à une époque où elle attend ce Messie nouveau qui doit ravager le monde pour en refaire les sociétés. L’Europe ne croira plus qu’à celui qui la broiera sous ses pieds. Un jour les poètes, les historiens auraient justifié ma vie, m’auraient grandi, m’auraient prêté des idées, à moi pour qui cette immense plaisanterie, écrite avec du sang, n’est qu’une vengeance. Mais, chère Séraphîta, mes observations m’ont dégoûté du Nord, la force y est trop aveugle et j’ai soif des Indes! Mon duel avec un gouvernement égoïste, lâche et mercantile, me séduit davantage. Puis il est plus facile d’émouvoir l’imagination des peuples assis au pied du Caucase que de convaincre l’esprit des pays glacés où nous sommes. Donc, je suis tenté de traverser les steppes russes, d’arriver au bord de l’Asie, de la couvrir jusqu’au Gange de ma triomphante inondation humaine, et là je renverserai la puissance anglaise. Sept hommes ont déjà réalisé ce plan à diverses époques. Je renouvellerai l’Art comme l’ont fait les Sarrasins lancés par Mahomet sur l’Europe! Je ne serai pas un roi mesquin comme ceux qui gouvernent aujourd’hui les anciennes provinces de l’empire romain, en se disputant avec leurs sujets, à propos d’un droit de douane. Non, rien n’arrêtera ni la foudre de mes regards, ni la tempête de mes paroles! Mes pieds couvriront un tiers du globe, comme ceux de Gengis-Kan; ma main saisira l’Asie, comme l’a déjà prise celle d’Aureng-Zeb. Soyez ma compagne, asseyez-vous, belle et blanche figure, sur un trône. Je n’ai jamais douté du succès; mais soyez dans mon cœur, j’en serai sûr! --J’ai déjà régné, dit Séraphîta. Ce mot fut comme un coup de hache donné par un habile bûcheron dans le pied d’un jeune arbre qui tombe aussitôt. Les hommes seuls peuvent savoir ce qu’une femme excite de rage en l’âme d’un homme, quand, voulant démontrer à cette femme aimée sa force ou son pouvoir, son intelligence ou sa supériorité, la capricieuse penche la tête, et dit: «Ce n’est rien!» quand, blasée, elle sourit et dit: «Je sais cela!» quand pour elle la force est une petitesse. --Comment, cria Wilfrid au désespoir, les richesses des arts, les richesses des mondes, les splendeurs d’une cour..... Elle l’arrêta par une seule inflexion de ses lèvres, et dit:--Des êtres plus puissants que vous ne l’êtes m’ont offert davantage. --Eh! bien, tu n’as donc pas d’âme, si tu n’es pas séduite par la perspective de consoler un grand homme qui te sacrifiera tout pour vivre avec toi dans une petite maison au bord d’un lac? --Mais, dit-elle, je suis aimée d’un amour sans bornes. --Par qui? s’écria Wilfrid en s’avançant par un mouvement de frénésie vers Séraphîta pour la précipiter dans les cascades écumeuses de la Sieg. Elle le regarda, son bras le détendit; elle lui montrait Minna qui accourait blanche et rose, jolie comme les fleurs qu’elle tenait à la main. --Enfant! dit Séraphîtüs en allant à sa rencontre. Wilfrid demeura sur le haut du rocher, immobile comme une statue, perdu dans ses pensées, voulant se laisser aller au cours de la Sieg comme un des arbres tombés qui passaient sur ses yeux, et disparaissaient au sein du golfe. --Je les ai cueillies pour vous, dit Minna qui présenta son bouquet à l’être adoré. L’une d’elles, celle-ci, dit-elle en lui présentant une fleur, est semblable à celle que nous avons trouvée sur le Falberg. Séraphîtüs regarda tour à tour la fleur et Minna. --Pourquoi me fais-tu cette question? doutes-tu de moi? --Non, dit la jeune fille, ma confiance en vous est infinie. Si vous êtes pour moi plus beau que cette belle nature, vous me paraissez aussi plus intelligent que ne l’est l’humanité tout entière. Quand je vous ai vu, je crois avoir prié Dieu. Je voudrais.... --Quoi? dit Séraphîtüs en lui lançant un regard par lequel il révélait à la jeune fille l’immense étendue qui les séparait. --Je voudrais souffrir en votre place.... --Voici la plus dangereuse des créatures, se dit Séraphîtüs. Est-ce donc une pensée criminelle que de vouloir te la présenter, ô mon Dieu!--Ne te souviens-tu plus de ce que je t’ai dit là-haut? reprit-il en s’adressant à la jeune fille et lui montrant la cime du Bonnet de Glace. --Le voilà redevenu terrible, se dit Minna frémissant de crainte. La voix de la Sieg accompagna les pensées de ces trois êtres qui demeurèrent pendant quelques moments réunis sur une plate-forme de rochers en saillie, mais séparés par des abîmes dans le Monde Spirituel. --Eh! bien, Séraphîtüs, enseignez-moi, dit Minna d’une voix argentée comme une perle, et douce comme un mouvement de sensitive est doux. Apprenez-moi ce que je dois faire pour ne point vous aimer? Qui ne vous admirerait pas? l’amour est une admiration qui ne se lasse jamais. --Pauvre enfant! dit Séraphîtüs en pâlissant, on ne peut aimer ainsi qu’un seul être. --Qui? demanda Minna. --Tu le sauras, répondit-il avec la voix faible d’un homme qui se couche pour mourir. --Au secours, il se meurt! s’écria Minna. Wilfrid accourut, et voyant cet être gracieusement posé dans un fragment de gneiss sur lequel le temps avait jeté son manteau de velours, ses lichens lustrés, ses mousses fauves que le soleil satinait, il dit:--Elle est bien belle. --Voici le dernier regard que je pourrai jeter sur cette nature en travail, dit-elle en rassemblant ses forces pour se lever. Elle s’avança sur le bord du rocher, d’où elle pouvait embrasser, fleuris, verdoyants, animés, les spectacles de ce grand et sublime paysage, enseveli naguère sous une tunique de neige. «Adieu, dit-elle, foyer brûlant d’amour où tout marche avec ardeur du centre aux extrémités, et dont les extrémités se rassemblent comme une chevelure de femme, pour tresser la natte inconnue par laquelle tu te rattaches dans l’éther indiscernable, à la pensée divine! »Voyez-vous celui qui, courbé sur un sillon arrosé de sa sueur, se relève un moment pour interroger le ciel; celle qui recueille les enfants pour les nourrir de son lait; celui qui noue les cordages au fort de la tempête; celle qui reste assise au creux d’un rocher attendant le père? voyez-vous tous ceux qui tendent la main après une vie consommée en d’ingrats travaux? A tous paix et courage, à tous adieu! »Entendez-vous le cri du soldat mourant inconnu, la clameur de l’homme trompé qui pleure dans le désert? à tous paix et courage, à tous adieu. Adieu, vous qui mourez pour les rois de la terre. Mais adieu aussi, peuple sans patrie; adieu, terres sans peuples, qui vous souhaitez les uns les autres. Adieu, surtout à Toi, qui ne sais où reposer ta tête, proscrit sublime. Adieu, chères innocentes traînées par les cheveux pour avoir trop aimé! Adieu, mères assises auprès de vos fils mourants! Adieu, saintes femmes blessées! Adieu Pauvres! adieu Petits, Faibles et Souffrants, vous de qui j’ai si souvent épousé les douleurs. Adieu, vous tous qui gravitez dans la sphère de l’Instinct en y souffrant pour autrui. »Adieu, navigateurs qui cherchez l’Orient à travers les ténèbres épaisses de vos abstractions vastes comme des principes. Adieu, martyrs de la pensée menés par elle à la vraie lumière! Adieu, sphères studieuses où j’entends la plainte du génie insulté, le soupir du savant éclairé trop tard. »Voici le concert angélique, la brise de parfums, l’encens du cœur exhalé par ceux qui vont priant, consolant, répandant la lumière divine et le baume céleste dans les âmes tristes. Courage, chœur d’amour! Vous à qui les peuples crient:--«Consolez-nous, défendez-nous?» courage et adieu! »Adieu, granit, tu deviendras fleur; adieu, fleur, tu deviendras colombe; adieu, colombe, tu seras femme; adieu, femme, tu seras souffrance; adieu, homme, tu seras croyance; adieu, vous qui serez tout amour et prière!» Abattu par la fatigue, cet être inexpliqué s’appuya pour la première fois sur Wilfrid et sur Minna pour revenir à son logis. Wilfrid et Minna se sentirent alors atteints par une contagion inconnue. A peine avaient-ils fait quelques pas, David se montra pleurant:--Elle va mourir, pourquoi l’avez-vous emmenée jusqu’ici? s’écria-t-il de loin. Séraphîta fut emportée par le vieillard, qui retrouva les forces de la jeunesse et vola jusqu’à la porte du château suédois, comme un aigle emportant quelque blanche brebis dans son aire. VI. LE CHEMIN POUR ALLER AU CIEL. Le lendemain du jour où Séraphîta pressentit sa fin et fit ses adieux à la Terre comme un prisonnier regarde son cachot avant de le quitter à jamais, elle ressentit des douleurs qui l’obligèrent à demeurer dans la complète immobilité de ceux qui souffrent des maux extrêmes. Wilfrid et Minna vinrent la voir, et la trouvèrent couchée sur son divan de pelleterie. Encore voilée par la chair, son âme rayonnait à travers son voile en le blanchissant de jour en jour. Les progrès de l’Esprit qui minait la dernière barrière par laquelle il était séparé de l’infini s’appelaient une maladie, l’heure de la Vie était nommée la mort. David pleurait en voyant souffrir sa maîtresse sans vouloir écouter ses consolations, le vieillard était déraisonnable comme un enfant. Monsieur Becker voulait que Séraphîta se soignât; mais tout était inutile. Un jour elle demanda les deux êtres qu’elle avait affectionnés, en leur disant que ce jour était le dernier de ses mauvais jours. Wilfrid et Minna vinrent saisis de terreur, ils savaient qu’ils allaient la perdre. Séraphîta leur sourit à la manière de ceux qui s’en vont dans un monde meilleur, elle inclina la tête comme une fleur trop chargée de rosée qui montre une dernière fois son calice et livre aux airs ses derniers parfums; elle les regardait avec une mélancolie inspirée par eux, elle ne pensait plus à elle, et ils le sentaient sans pouvoir exprimer leur douleur à laquelle se mêlait la gratitude. Wilfrid resta debout, silencieux, immobile, perdu dans une de ces contemplations excitées par les choses dont l’étendue nous fait comprendre ici-bas une immensité suprême. Enhardie par la faiblesse de cet être si puissant, ou peut-être par la crainte de le perdre à jamais, Minna se pencha sur lui pour lui dire:--Séraphitüs, laisse-moi te suivre. --Puis-je te le défendre? --Mais pourquoi ne m’aimes-tu pas assez pour rester? --Je ne saurais rien aimer ici. --Qu’aimes-tu donc? --Le Ciel. --Es-tu digne du Ciel en méprisant ainsi les créatures de Dieu? --Minna, pouvons-nous aimer deux êtres à la fois? Un bien-aimé serait-il le bien-aimé s’il ne remplissait pas le cœur? Ne doit-il pas être le premier, le dernier, le seul? Celle qui est tout amour ne quitte-t-elle pas le monde pour son bien-aimé? Sa famille entière devient un souvenir, elle n’a plus qu’un parent, Lui! Son âme n’est plus à elle, mais à Lui! Si elle garde en elle-même quelque chose qui ne soit pas à Lui, elle n’aime pas; non, elle n’aime pas! Aimer faiblement, est-ce aimer? La parole du bien-aimé la fait tout joie et se coule dans ses veines comme une pourpre plus rouge que n’est le sang; son regard est une lumière qui la pénètre, elle se fond en Lui; la où Il est, tout est beau. Il est chaud à l’âme, Il éclaire tout; près de Lui, fait-il jamais froid ou nuit? Il n’est jamais absent, il est toujours en nous, nous pensons en Lui, à Lui, pour Lui. Voilà, Minna, comment je l’aime. --Qui? dit Minna saisie par une jalousie dévorante. --Dieu! répondit Séraphîtüs dont la voix brilla dans les âmes comme un feu de liberté qui s’allume de montagne en montagne. Dieu qui ne nous trahit jamais! Dieu qui ne nous abandonne pas et comble incessamment nos désirs, qui seul peut constamment abreuver sa créature d’une joie infinie et sans mélange! Dieu qui ne se lasse jamais et n’a que des sourires! Dieu qui, toujours nouveau, jette dans l’âme ses trésors, qui purifie et n’a rien d’amer, qui est tout harmonie et tout flamme! Dieu qui se met en nous pour y fleurir, exauce tous nos vœux, ne compte plus avec nous quand nous sommes à lui, mais se donne tout entier; nous ravit, nous amplifie, nous multiplie en lui! enfin DIEU! Minna, je t’aime, parce que tu peux être à lui! Je t’aime, parce que, si tu viens à lui, tu seras à moi. --Hé! bien, conduis-moi donc? dit-elle en s’agenouillant. Prends-moi par la main, je ne veux plus te quitter. --Conduisez-nous, Séraphîta? s’écria Wilfrid qui vint se joindre à Minna par un mouvement impétueux. Oui, tu m’as enfin donné soif de la Lumière et soif de la Parole; je suis altéré de l’amour que tu m’as mis au cœur, je conserverai ton âme en la mienne; jettes-y ton vouloir, je ferai ce que tu me diras de faire. Si je ne puis t’obtenir, je veux garder de toi tous les sentiments que tu me communiqueras! Si je ne puis m’unir à toi que par ma seule force, je m’y attacherai comme le feu s’attache à ce qu’il dévore. Parle? --Ange! s’écria cet être incompréhensible en les enveloppant tous deux par un regard qui fut comme un manteau d’azur. Ange, le ciel sera ton héritage! Il se fit entre eux un grand silence après cette exclamation qui détona dans les âmes de Wilfrid et de Minna comme le premier accord de quelque musique céleste. --Si vous voulez habituer vos pieds à marcher dans le chemin qui mène au Ciel, sachez bien que les commencements en sont rudes, dit cette âme endolorie. Dieu veut être cherché pour lui-même. En ce sens, il est jaloux, il vous veut tout entier; mais quand vous vous êtes donné à lui, jamais il ne vous abandonne. Je vais vous laisser les clefs du royaume où brille sa lumière, où vous serez partout dans le sein du Père, dans le cœur de l’Époux. Aucune sentinelle n’en défend les approches, vous pouvez y entrer de tous côtés; son palais, ses trésors, son sceptre, rien n’est gardé; il a dit à tous: Prenez-les! Mais il faut vouloir y aller. Comme pour faire un voyage, il est nécessaire de quitter sa demeure, de renoncer à ses projets, de dire adieu à ses amis, à son père, à sa mère, à sa sœur, et même au plus petit des frères qui crie, et leur dire des adieux éternels, car vous ne reviendrez pas plus que les martyrs en marche vers le bûcher ne retournaient au logis; enfin, il faut vous dépouiller des sentiments et des choses auxquels tiennent les hommes, sans quoi vous ne seriez pas tout entiers à votre entreprise. Faites pour Dieu ce que vous faisiez pour vos desseins ambitieux, ce que vous faites en vous vouant à un art, ce que vous avez fait quand vous aimiez une créature plus que lui, ou quand vous poursuiviez un secret de la science humaine. Dieu n’est-il pas la science même, l’amour même, la source de toute poésie? son trésor ne peut-il exciter la cupidité? Son trésor est inépuisable, sa poésie est infinie, son amour est immuable, sa science est infaillible et sans mystères! Ne tenez donc à rien, il vous donnera tout. Oui, vous retrouverez dans son cœur des biens incomparables à ceux que vous aurez perdus sur la terre. Ce que je vous dis est certain: vous aurez sa puissance, vous en userez comme vous usez de ce qui est à votre amant ou à votre maîtresse. Hélas! la plupart des hommes doutent, manquent de foi, de volonté, de persévérance. Si quelques-uns se mettent en route, ils viennent aussitôt à regarder derrière eux, et reviennent. Peu de créatures savent choisir entre ces deux extrêmes: ou rester ou partir, ou la fange ou le ciel. Chacun hésite. La faiblesse commence l’égarement, la passion entraîne dans la mauvaise voie, le vice, qui est une habitude, y embourbe; et l’homme ne fait aucun progrès vers les états meilleurs. Tous les êtres passent une première vie dans la sphère des Instincts où ils travaillent à reconnaître l’inutilité des trésors terrestres après s’être donné mille peines pour les amasser. Combien de fois vit-on dans ce premier monde avant d’en sortir préparé pour recommencer d’autres épreuves dans la sphère des Abstractions où la pensée s’exerce en de fausses sciences, où l’esprit se lasse enfin de la parole humaine; car la Matière épuisée, vient l’Esprit. Combien de formes l’être promis au ciel a-t-il usées, avant d’en venir à comprendre le prix du silence et de la solitude dont les steppes étoilées sont le parvis des Mondes Spirituels! Après avoir expérimenté le vide et le néant, les yeux se tournent vers le bon chemin. C’est alors d’autres existences à user pour arriver au sentier où brille la lumière. La mort est le relais de ce voyage. Les expériences se font alors en sens inverse: il faut souvent toute une vie pour acquérir les vertus qui sont l’opposé des erreurs dans lesquelles l’homme a précédemment vécu. Ainsi vient d’abord la vie où l’on souffre, et dont les tortures donnent soif de l’amour. Ensuite la vie où l’on aime et où le dévouement pour la créature apprend le dévouement pour le créateur, où les vertus de l’amour, ses mille martyres, son angélique espoir, ses joies suivies de douleurs, sa patience, sa résignation, excitent l’appétit des choses divines. Après vient la vie où l’on cherche dans le silence les traces de la Parole, où l’on devient humble et charitable. Puis la vie où l’on désire. Enfin, la vie où l’on prie. Là est l’éternel midi, là sont les fleurs, là est la moisson! Les qualités acquises et qui se développent lentement en nous, sont les liens invisibles qui rattachent chacun de nos _existers_ l’un à l’autre, et que l’âme seule se rappelle, car la matière ne peut se ressouvenir d’aucune des choses spirituelles. La pensée seule a la tradition de l’antérieur. Ce legs perpétuel du passé au présent et du présent à l’avenir, est le secret des génies humains: les uns ont le don des Formes, les autres ont le don des Nombres, ceux-ci le don des Harmonies. C’est des progrès dans le chemin de la lumière. Oui, qui possède un de ces dons touche par un point à l’infini. La parole, de laquelle je vous révèle ici quelques mots, la terre se l’est partagée, l’a réduite en poussière et l’a semée dans ses œuvres, dans ses doctrines, dans ses poésies. Si quelque grain impalpable en reluit sur un ouvrage, vous dites: «Ceci est grand, ceci est vrai, ceci est sublime!» Ce peu de chose vibre en vous et y attaque le pressentiment du ciel. Aux uns la maladie qui nous sépare du monde, aux autres la solitude qui nous rapproche de Dieu, à celui-ci la poésie; enfin tout ce qui vous replie sur vous-même, vous frappe et vous écrase, vous élève ou vous abaisse, est un retentissement du Monde Divin. Quand un être a tracé droit son premier sillon, il lui suffit pour assurer les autres: une seule pensée creusée, une voix entendue, une souffrance vive, un seul écho que rencontre en vous la parole, change à jamais votre âme. Tout aboutit à Dieu, il est donc bien des chances pour le trouver en allant droit devant soi. «Quand arrive le jour heureux où vous mettez le pied dans le chemin et que commence votre pèlerinage, la terre n’en sait rien, elle ne vous comprend plus, vous ne vous entendez plus, elle est vous. Les hommes qui arrivent à la connaissance de ces choses, et qui disent quelques mots de la Parole vraie; ceux-là ne trouvent nulle part à reposer leur tête, ceux-là sont poursuivis comme bêtes fauves, et périssent souvent sur des échafauds à la grande joie des peuples assemblés, tandis que les Anges leur ouvrent les portes du ciel. Votre destination sera donc un secret entre vous et Dieu, comme l’amour est un secret entre deux cœurs. Vous serez le trésor enfoui sur lequel passent les hommes affamés d’or, sans savoir que vous êtes là. Votre existence devient alors incessamment active; chacun de vos actes a un sens qui se rapporte à Dieu, comme dans l’amour vos actions et vos pensées sont pleines de la créature aimée; mais l’amour et ses joies, l’amour et ses plaisirs bornés par les sens, est une imparfaite image de l’amour infini qui vous unit au céleste fiancé. Toute joie terrestre est suivie d’angoisses, de mécontentements; pour que l’amour soit sans dégoût, il faut que la mort le termine au plus fort de sa flamme, vous n’en connaissez alors pas les cendres; mais ici Dieu transforme nos misères en délices, la joie se multiplie alors par elle-même, elle va croissant et n’a pas de limites. Ainsi, dans la vie Terrestre, l’amour passager se termine par des tribulations constantes; tandis que, dans la vie Spirituelle, les tribulations d’un jour se terminent par des joies infinies. Votre âme est incessamment joyeuse. Vous sentez Dieu près de vous, en vous; il donne à toutes choses une saveur sainte, il rayonne dans votre âme, il vous empreint de sa douceur, il vous désintéresse de la terre pour vous-même, et vous y intéresse pour lui-même en vous laissant exercer son pouvoir. Vous faites en son nom les œuvres qu’il inspire: vous séchez les larmes, vous agissez pour lui, vous n’avez plus rien en propre, vous aimez comme lui les créatures d’un inextinguible amour; vous les voudriez toutes en marche vers lui, comme une véritable amante voudrait voir tous les peuples du monde obéir à son bien-aimé. La dernière vie, celle en qui se résument les autres, où se tendent toutes les forces et dont les mérites doivent ouvrir la Porte Sainte à l’être parfait, est la vie de la Prière. Qui vous fera comprendre la grandeur, les majestés, les forces de la Prière? Que ma voix tonne dans vos cœurs et qu’elle les change. Soyez tout à coup ce que vous seriez après les épreuves! Il est des créatures privilégiées, les Prophètes, les Voyants, les Messagers, les Martyrs, tous ceux qui souffrirent pour la Parole ou qui l’ont proclamée; ces âmes franchissent d’un bond les sphères humaines et s’élèvent tout à coup à la Prière. Ainsi de ceux qui sont dévorés par le feu de la Foi. Soyez un de ces couples hardis. Dieu souffre la témérité, il aime à être pris avec violence, il ne rejette jamais celui qui peut aller jusqu’à lui. Sachez-le! le désir, ce torrent de votre volonté, est si puissant chez l’homme, qu’un seul jet émis avec force peut tout faire obtenir, un seul cri suffit souvent sous la pression de la Foi. Soyez un de ces êtres pleins de force, de vouloir et d’amour! Soyez victorieux de la terre. Que la soif et la faim de Dieu vous saisissent! Courez à Lui comme le cerf altéré court à la fontaine; le Désir vous armera de ses ailes; les larmes, ces fleurs du Repentir, seront comme un baptême céleste d’où sortira votre nature purifiée. Élancez-vous du sein de ces ondes dans la Prière. Le silence et la méditation sont les moyens efficaces pour aller dans cette voie. Dieu se révèle toujours à l’homme solitaire et recueilli. Ainsi s’opérera la séparation nécessaire entre la Matière qui vous a si long-temps environnés de ses ténèbres, et l’Esprit qui naît en vous et vous illumine, car il fera alors clair en votre âme. Votre cœur brisé reçoit alors la lumière, elle l’inonde. Vous ne sentez plus alors des convictions en vous, mais d’éclatantes certitudes. Le Poète exprime, le Sage médite, le Juste agit; mais celui qui se pose au bord des Mondes Divins, prie; et sa prière est à la fois parole, pensée, action! Oui, sa prière enferme tout, elle contient tout, elle vous achève la nature, en vous en découvrant l’esprit et la marche. Blanche et lumineuse fille de toutes les vertus humaines, arche d’alliance entre la terre et le ciel, douce compagne qui tient du lion et de la colombe, la Prière vous donnera la clef des cieux. Hardie et pure comme l’innocence, forte comme tout ce qui est un et simple, cette Belle Reine invincible s’appuie sur le monde matériel, elle s’en est emparée; car, semblable au soleil, elle le presse par un cercle de lumière. L’univers appartient à qui veut, à qui sait, à qui peut prier; mais il faut vouloir, savoir et pouvoir; en un mot posséder la force, la sagesse et la foi. Aussi la prière qui résulte de tant d’épreuves est-elle la consommation de toutes les vérités, de toutes les puissances, de tous les sentiments. Fruit du développement laborieux, progressif, continu de toutes les propriétés naturelles animé par le souffle divin de la Parole, elle a des activités enchanteresses, elle est le dernier culte: ce n’est ni le culte matériel qui a des images, ni le culte spirituel qui a des formules; c’est le culte du monde divin. Nous ne disons plus de prières, la prière s’allume en nous, elle est une faculté qui s’exerce d’elle-même; elle a conquis ce caractère d’activité qui la porte au-dessus des formes; elle relie alors l’âme à Dieu, avec qui vous vous unissez comme la racine des arbres s’unit à la terre; vos veines tiennent au principe des choses, et vous vivez de la vie même des mondes. La Prière donne la conviction extérieure en vous faisant pénétrer le Monde Matériel par la cohésion de toutes vos facultés avec les substances élémentaires; elle donne la conviction intérieure en développant votre essence et la mêlant à celle des Mondes Spirituels. Pour parvenir à prier ainsi, obtenez un entier dépouillement de la chair, acquérez au feu des creusets la pureté du diamant, car cette complète communication ne s’obtient que par le repos absolu, par l’apaisement de toutes les tempêtes. Oui, la prière, véritable aspiration de l’âme entièrement séparée du corps, emporte toutes les forces et les applique à la constante et persévérante union du Visible et de l’Invisible. En possédant la faculté de prier sans lassitude, avec amour, avec force, avec certitude, avec intelligence, votre nature spiritualisée est bientôt investie de la puissance. Comme un vent impétueux ou comme la foudre, elle traverse tout et participe au pouvoir de Dieu. Vous avez l’agilité de l’esprit; en un instant, vous vous rendez présent dans toutes les régions, vous êtes transporté comme la Parole même d’un bout du monde à l’autre. Il est une harmonie, et vous y participez! il est une lumière, et vous la voyez! il est une mélodie, et son accord est en vous. En cet état, vous sentirez votre intelligence se développer, grandir, et sa vue atteindre à des distances prodigieuses: il n’est en effet ni temps, ni lieu pour l’esprit. L’espace et la durée sont des proportions créées pour la matière, l’esprit et la matière n’ont rien de commun. Quoique ces choses s’opèrent dans le calme et le silence, sans agitation, sans mouvement extérieur; néanmoins tout est action dans la Prière, mais action vive, dépouillée de toute substantialité, et réduite à être, comme le mouvement des Mondes, une force invisible et pure. Elle descend partout comme la lumière, et donne la vie aux âmes qui se trouvent sous ses rayons, comme la Nature est sous le soleil. Elle ressuscite partout la vertu, purifie et sanctifie tous les actes, peuple la solitude, donne un avant-goût des délices éternelles. Une fois que vous avez éprouvé les délices de l’ivresse divine engendrée par vos travaux intérieurs, alors tout est dit! une fois que vous tenez le sistre sur lequel on chante Dieu, vous ne le quittez plus. De là vient la solitude où vivent les esprits Angéliques et leur dédain de ce qui fait les joies humaines. Je vous le dis, ils sont retranchés du nombre de ceux qui doivent mourir; s’ils en entendent les langages, ils n’en comprennent plus les idées; ils s’étonnent de leurs mouvements, de ce que l’on nomme politique, lois matérielles et sociétés; pour eux plus de mystère, il n’est plus que des vérités. Ceux qui sont arrivés au point où leurs yeux découvrent la Porte Sainte, et qui, sans jeter un seul regard en arrière. sans exprimer un seul regret, contemplent les mondes en en pénétrant les destinées; ceux-là se taisent, attendent, et souffrent leurs dernières luttes; la plus difficile est la dernière, la vertu suprême est la Résignation: être en exil et ne pas se plaindre, n’avoir plus goût aux choses d’ici-bas et sourire, être à Dieu, rester parmi les hommes! Vous entendez bien la Voix qui vous crie:--Marche! marche! Souvent en de célestes visions, des Anges descendent et vous enveloppent de leurs chants! Il faut sans pleurs ni murmures, les voir revolant à la ruche. Se plaindre, ce serait déchoir. La résignation est le fruit qui mûrit à la porte du ciel. Combien est puissant et beau le sourire calme et le front pur de la créature résignée! Radieuse est la lueur qui lui pare le front! Qui vit dans son air, devient meilleur! Son regard pénètre, attendrit. Plus éloquente par son silence que le prophète ne l’est par sa parole, elle triomphe par sa seule présence. Elle dresse l’oreille comme le chien fidèle qui attend le maître. Plus forte que l’amour, plus vive que l’espérance, plus grande que la foi, elle est l’adorable fille qui, couchée sur la terre, y garde un moment la palme conquise en laissant une empreinte de ses pieds blancs et purs; et quand elle n’est plus, les hommes accourent en foule et disent:--«Voyez!» Dieu l’y maintient comme une figure aux pieds de laquelle rampent les Formes et les Espèces de l’Animalité pour reconnaître leur chemin. Elle secoue, par moments, la lumière que ses cheveux exhalent, et l’on voit; elle parle, et l’on entend, et tous se disent:--Miracle! Souvent elle triomphe au nom de Dieu; les hommes épouvantés la renient, et la mettent à mort; elle dépose son glaive, et sourit au bûcher après avoir sauvé les peuples. Combien d’Anges pardonnés sont passés du martyre au ciel! Sinaï, Golgotha ne sont pas ici ou là; l’Ange est crucifié dans tous les lieux, dans toutes les sphères. Les soupirs arrivent à Dieu de toutes parts. La terre où nous sommes est un des épis de la moisson, l’humanité est une des espèces dans le champ immense où se cultivent les fleurs du ciel. Enfin, partout Dieu est semblable à lui-même, et partout, en priant, il est facile d’arriver à lui.» A ces paroles, tombées comme des lèvres d’une autre Agar dans le désert, mais qui, arrivées à l’âme, la remuaient comme des flèches lancées par le Verbe enflammé d’Isaïe, cet être se tut soudain pour rassembler ses dernières forces. Ni Wilfrid, ni Minna n’osèrent parler. Tout à coup, il se dressa pour mourir. --Ame de toutes choses, ô mon Dieu, toi que j’aime pour toi-même! Toi, Juge et Père, sonde une ardeur qui n’a pour mesure que ton infinie bonté! Donne-moi ton essence et tes facultés pour que je sois mieux à toi! Prends-moi pour que je ne sois plus moi-même. Si je ne suis pas assez pur, replonge-moi dans la fournaise! Si je suis taillé en faulx, fais de moi quelque Soc nourricier ou l’Épée victorieuse! Accorde-moi quelque martyre éclatant où je puisse proclamer ta parole. Rejeté, je bénirai ta justice. Si l’excès d’amour obtient en un moment ce qui se refuse à de durs, à de patients travaux, enlève-moi sur ton char de feu! Que tu m’octroies le triomphe ou de nouvelles douleurs, sois béni! Mais souffrir pour toi, n’est-ce pas un triomphe aussi! Prends, saisis, arrache, emporte-moi! Si tu le veux, rejette-moi! Tu es l’adoré qui ne saurait mal faire.--Ah! cria-t-il, après une pause, les liens se brisent! «Esprits purs, troupeau sacré, sortez des abîmes, volez sur la surface des ondes lumineuses! L’heure a sonné, venez, rassemblez-vous! Chantons aux portes du Sanctuaire, nos chants dissiperont les dernières nuées. Unissons nos voix pour saluer l’aurore du Jour Éternel. Voici l’aube de la Vraie Lumière! Pourquoi ne puis-je emmener mes amis? Adieu, pauvre terre! adieu!» VII. L’ASSOMPTION. Ces derniers chants ne furent exprimés ni par la parole, ni par le regard, ni par le geste, ni par aucun des signes qui servent aux hommes pour se communiquer leurs pensées, mais comme l’âme se parle à elle-même; car à l’instant où Seraphîta se dévoilait dans sa vraie nature, ses idées n’étaient plus esclaves des mots humains. La violence de sa dernière prière avait brisé les liens. Comme une blanche colombe, son âme demeura pendant un moment posée sur ce corps dont les substances épuisées allaient s’anéantir. L’aspiration de l’Ame vers le ciel fut si contagieuse, que Wilfrid et Minna ne s’aperçurent pas de la Mort en voyant les radieuses étincelles de la Vie. Ils étaient tombés à genoux quand _il_ s’était dressé vers son orient, et partageaient son extase. La crainte du Seigneur, qui crée l’homme une seconde fois et le lave de son limon, avait dévoré leurs cœurs. Leurs yeux se voilèrent aux choses de la Terre, et s’ouvrirent aux clartés du Ciel. Quoique saisis par le tremblement de Dieu, comme le furent quelques-uns de ces Voyants nommés Prophètes parmi les hommes, ils y restèrent comme eux en se trouvant dans le rayon où brillait la gloire de l’ESPRIT. Le voile de chair qui le leur avait caché jusqu’alors s’évaporait insensiblement et leur en laissait voir la divine substance. Ils demeurèrent dans le crépuscule de l’Aurore Naissante dont les faibles lueurs les préparaient à voir la Vraie Lumière, à entendre la Parole Vive, sans en mourir. En cet état, tous deux commencèrent à concevoir les différences incommensurables qui séparent les choses de la Terre, des choses du Ciel. La VIE sur le bord de laquelle ils se tenaient serrés l’un contre l’autre, tremblants et illuminés, comme deux enfants se tiennent sous un abri devant un incendie, cette vie n’offrait aucune prise aux sens. Les idées qui leur servirent à se dire leur vision, furent aux choses entrevues ce que les sens apparents de l’homme peuvent être à son âme, la matérielle enveloppe d’une essence divine. L’ESPRIT était au-dessus d’eux, il embaumait sans odeur, il était mélodieux sans le secours des sons; là où ils étaient, il ne se rencontrait ni surfaces, ni angles, ni air. Ils n’osaient plus ni l’interroger ni le contempler, et se trouvaient dans son ombre comme on se trouve sous les ardents rayons du soleil des tropiques, sans qu’on se hasarde à lever les yeux de peur de perdre la vue. Ils se savaient près de lui, sans pouvoir s’expliquer par quels moyens ils étaient assis comme en rêve sur la frontière du Visible et de l’Invisible, ni comment ils ne voyaient plus le Visible, et comment ils apercevaient l’Invisible. Ils se disaient:--«S’il nous touche, nous allons mourir!» Mais l’ESPRIT était dans l’infini, et ils ignoraient que, ni le temps ni l’espace n’existent plus dans l’infini, qu’ils étaient séparés de lui par des abîmes, quoique en apparence près de lui. Leurs âmes n’étant pas propres à recevoir en son entier la connaissance des facultés de cette Vie, ils n’en eurent que des perceptions confuses appropriées à leur faiblesse. Autrement, quand vient à retentir la PAROLE VIVE dont les sons éloignés parvinrent à leurs oreilles et dont le sens entra dans leur âme comme la vie s’unit aux corps, un seul accent de cette Parole les aurait absorbés comme un tourbillon de feu s’empare d’une légère paille. Ils ne virent donc que ce que leur nature, soutenue par la force de l’ESPRIT, leur permit de voir; ils n’entendirent que ce qu’ils pouvaient entendre. Malgré ces tempéraments, ils frissonnèrent quand éclata la VOIX de l’âme souffrante, le chant de l’ESPRIT qui attendait la vie et l’implorait par un cri. Ce cri les glaça jusque dans la moelle de leurs os. L’ESPRIT frappait à la PORTE-SAINTE.--Que veux-tu? répondit un CHŒUR dont l’interrogation retentit dans les mondes.--Aller à Dieu.--As-tu vaincu?--J’ai vaincu la chair par l’abstinence, j’ai vaincu la fausse parole par le silence, j’ai vaincu la fausse science par l’humilité, j’ai vaincu l’orgueil par la charité, j’ai vaincu la terre par l’amour, j’ai payé mon tribut par la souffrance, je me suis purifié en brûlant dans la foi, j’ai souhaité la vie par la prière: j’attends en adorant, et suis résigné. Nulle réponse ne se fit entendre. --Que Dieu soit béni, répondit l’ESPRIT en croyant qu’il allait être rejeté. Ses pleurs coulèrent et tombèrent en rosée sur les deux témoins agenouillés qui frémirent devant la justice de Dieu. Tout à coup sonnèrent les trompettes de la Victoire remportée par L’ANGE dans cette dernière épreuve, les retentissements arrivèrent aux espaces comme un son dans l’écho, les remplirent et firent trembler l’univers que Wilfrid et Minna sentirent être petit sous leurs pieds. Ils tressaillirent, agités d’une angoisse causée par l’appréhension du mystère qui devait s’accomplir. Il se fit en effet un grand mouvement comme si les légions éternelles se mettaient en marche et se disposaient en spirale. Les mondes tourbillonnaient, semblables à des nuages emportés par un vent furieux. Ce fut rapide. Soudain les voiles se déchirèrent, ils virent dans le haut comme un astre incomparablement plus brillant que ne l’est le plus lumineux des astres matériels, qui se détacha, qui tomba comme la foudre en scintillant toujours comme l’éclair, et dont le passage faisait pâlir ce qu’ils avaient pris jusqu’alors pour la LUMIÈRE. C’était le Messager chargé d’annoncer la bonne nouvelle, et dont le casque avait pour panache une flamme de vie. Il laissait derrière lui des sillons aussitôt comblés par le flot des lueurs particulières qu’il traversait. Il avait une palme et une épée, il toucha l’ESPRIT de sa palme. L’ESPRIT se transfigura, ses ailes blanches se déployèrent sans bruit. La communication de la LUMIÈRE qui changeait l’ESPRIT en SÉRAPHIN, le revêtement de sa forme glorieuse, armure céleste, jetèrent de tels rayonnements, que les deux Voyants en furent foudroyés. Comme les trois apôtres aux yeux desquels Jésus se montra, Wilfrid et Minna ressentirent le poids de leurs corps qui s’opposait à une intuition complète et sans nuages de LA PAROLE et de LA VRAIE VIE. Ils comprirent la nudité de leurs âmes et purent en mesurer le peu de clarté par la comparaison qu’ils en firent avec l’auréole du Séraphin dans laquelle ils se trouvaient comme une tache honteuse. Ils furent saisis d’un ardent désir de se replonger dans la fange de l’univers pour y souffrir les épreuves, afin de pouvoir un jour proférer victorieusement à la PORTE SAINTE les paroles dites par le radieux Séraphin. Cet Ange s’agenouilla devant le SANCTUAIRE qu’il pouvait enfin contempler face à face et dit en les désignant:--Permettez-leur de voir plus avant, ils aimeront le Seigneur et proclameront sa parole. A cette prière, un voile tomba. Soit que la force inconnue qui pesait sur les deux Voyants eût momentanément anéanti leurs formes corporelles, soit qu’elle eût fait surgir leur esprit au dehors, ils sentirent en eux comme un partage du pur et de l’impur. Les pleurs du Séraphin s’élevèrent autour d’eux sous la forme d’une vapeur qui leur cacha les mondes inférieurs, les enveloppa, les porta, leur communiqua l’oubli des significations terrestres, et leur prêta la puissance de comprendre le sens des choses divines. La Vraie Lumière parut, elle éclaira les créations qui leur semblèrent arides quand ils virent la source où les mondes Terrestres, Spirituels et Divins puisent le mouvement. Chaque monde avait un centre où tendaient tous les points de sa sphère. Ces mondes étaient eux-mêmes des points qui tendaient au centre de leur espèce. Chaque espèce avait son centre vers de grandes régions célestes qui communiquaient avec l’intarissable et flamboyant _moteur de tout ce qui est_. Ainsi, depuis le plus grand jusqu’au plus petit des mondes, et depuis le plus petit des mondes jusqu’à la plus petite portion des êtres qui le composaient, tout était individuel, et néanmoins tout était un. Quel était le dessein de cet être fixe dans son essence et dans ses facultés, qui les transmettait sans les perdre, qui les manifestait hors de Lui sans les séparer de Lui, qui rendait hors de Lui toutes ses créations fixes dans leur essence, et muables dans leurs formes? Les deux convives appelés à cette fête ne pouvaient que voir l’ordre et la disposition des êtres, en admirer la fin immédiate. Les Anges seuls allaient au delà, connaissaient les moyens et comprenaient la fin. Mais ce que les deux élus purent contempler, ce dont ils rapportèrent un témoignage qui éclaira leurs âmes pour toujours, fut la preuve de l’action des Mondes et des Êtres, la conscience de l’effort avec lequel ils tendent au résultat. Ils entendirent les diverses parties de l’Infini formant une mélodie vivante; et, à chaque temps où l’accord se faisait sentir comme une immense respiration, les Mondes entraînés par ce mouvement unanime s’inclinaient vers l’Être immense qui, de son centre impénétrable, faisait tout sortir et ramenait tout à lui. Cette incessante alternative de voix et de silence semblait être la mesure de l’hymne saint qui retentissait et se prolongeait dans les siècles des siècles. Wilfrid et Minna comprirent alors quelques-unes des mystérieuses paroles de Celui qui sur la terre leur était apparu à chacun d’eux sous la forme qui le leur rendait compréhensible, à l’un Séraphîtüs, à l’autre Séraphîta, quand ils virent que là tout était homogène. La lumière enfantait la mélodie, la mélodie enfantait la lumière, les couleurs étaient lumière et mélodie, le mouvement était un Nombre doué de la Parole; enfin, tout y était à la fois sonore, diaphane, mobile; en sorte que chaque chose se pénétrant l’une par l’autre, l’étendue était sans obstacle et pouvait être parcourue par les Anges dans la profondeur de l’infini. Ils reconnurent la puérilité des sciences humaines desquelles il leur avait été parlé. Ce fut pour eux une vue sans ligne d’horizon, un abîme dans lequel un dévorant désir les forçait à se plonger; mais, attachés à leur misérable corps, ils avaient le désir sans avoir la puissance. Le Séraphin replia légèrement ses ailes pour prendre son vol, et ne se tourna plus vers eux: il n’avait plus rien de commun avec la Terre. Il s’élança: l’immense envergure de son scintillant plumage couvrit les deux Voyants comme d’une ombre bienfaisante qui leur permit de lever les yeux et de le voir emporté dans sa gloire, accompagné du joyeux archange. Il monta comme un soleil radieux qui sort du sein des ondes; mais, plus majestueux que l’astre et promis à de plus belles destinées, il ne devait pas être enchaîné comme les créations inférieures dans une vie circulaire; il suivit la ligne de l’infini, et tendit sans déviation vers le centre unique pour s’y plonger dans sa vie éternelle, pour y recevoir dans ses facultés et dans son essence le pouvoir de jouir par l’amour, et le don de comprendre par la sagesse. Le spectacle qui se dévoila soudain aux yeux des deux Voyants les écrasa sous son immensité, car ils se sentaient comme des points dont la petitesse ne pouvait se comparer qu’à la moindre fraction que l’infini de la divisibilité permette à l’homme de concevoir, mise en présence de l’infini des Nombres que Dieu seul peut envisager comme il s’envisage lui-même. Quel abaissement et quelle grandeur en ces deux points, la Force et l’Amour, que le premier désir du Séraphin plaçait comme deux anneaux pour unir l’immensité des univers inférieurs à l’immensité des univers supérieurs! Ils comprirent les invisibles liens par lesquels les mondes matériels se rattachaient aux mondes spirituels. En se rappelant les sublimes efforts des plus beaux génies humains, ils trouvèrent le principe des mélodies en entendant les chants du ciel qui donnaient les sensations des couleurs, des parfums, de la pensée, et qui rappelaient les innombrables détails de toutes les créations, comme un chant de la terre ranime d’infirmes souvenirs d’amour. Arrivés par une exaltation inouïe de leurs facultés à un point sans nom dans le langage, ils purent jeter pendant un moment les yeux sur le Monde Divin. Là était la fête. Des myriades d’Anges accoururent tous du même vol, sans confusion, tous pareils, tous dissemblables, simples comme la rose des champs, immenses comme les mondes. Wilfrid et Minna ne les virent ni arriver ni s’enfuir, ils ensemencèrent soudain l’infini de leur présence, comme les étoiles brillent dans l’indiscernable éther. Le scintillement de leurs diadèmes réunis s’alluma dans les espaces, comme les feux du ciel au moment où le jour paraît dans nos montagnes. De leurs chevelures sortaient des ondes de lumière, et leurs mouvements excitaient des frémissements onduleux semblables aux flots d’une mer phosphorescente. Les deux Voyants aperçurent le Séraphin tout obscur au milieu des légions immortelles dont les ailes étaient comme l’immense panache des forêts agitées par une brise. Aussitôt, comme si toutes les flèches d’un carquois s’élançaient ensemble, les Esprits chassèrent d’un souffle les vestiges de son ancienne forme; à mesure que montait le Séraphin, il devenait plus pur; bientôt, il ne leur sembla qu’un léger dessin de ce qu’ils avaient vu quand il s’était transfiguré: des lignes de feu sans ombre. Il montait, recevait de cercle en cercle un don nouveau; puis le signe de son élection se transmettait à la sphère supérieure où il montait toujours purifié. Aucune des voix ne se taisait, l’hymne se propageait dans tous ses modes. «Salut à qui monte vivant! Viens, fleur des Mondes! Diamant sorti du feu des douleurs! perle sans tache, désir sans chair, lien nouveau de la terre et du ciel, sois lumière! Esprit vainqueur, Reine du monde, vole à ta couronne! Triomphateur de la terre, prends ton diadème! Sois à nous!» Les vertus de l’Ange reparaissaient dans leur beauté. Son premier désir du ciel reparut gracieux comme une verdissante enfance. Comme autant de constellations, ses actions le décorèrent de leur éclat. Ses actes de foi brillèrent comme l’Hyacinthe du ciel, couleur du feu sidéral. La Charité lui jeta ses perles orientales, belles larmes recueillies! L’Amour divin l’entoura de ses roses, et sa Résignation pieuse lui enleva par sa blancheur tout vestige terrestre. Aux yeux de Wilfrid et de Minna, bientôt il ne fut plus qu’un point de flamme qui s’avivait toujours et dont le mouvement se perdait dans la mélodieuse acclamation qui célébrait sa venue au ciel. Les célestes accents firent pleurer les deux bannis. Tout à coup un silence de mort, qui s’étendit comme un voile sombre de la première à la dernière sphère, plongea Wilfrid et Minna dans une indicible attente. En ce moment, le Séraphin se perdait au sein du Sanctuaire où il reçut le don de vie éternelle. Il se fit un mouvement d’adoration profonde qui remplit les deux Voyants d’une extase mêlée d’effroi. Ils sentirent que tout se prosternait dans les Sphères Divines, dans les Sphères Spirituelles et dans les Mondes de Ténèbres. Les Anges fléchissaient le genou pour célébrer sa gloire, les Esprits fléchissaient le genou pour attester leur impatience; on fléchissait le genou dans les abîmes en frémissant d’épouvante. Un grand cri de joie jaillit comme jaillirait une source arrêtée qui recommence ses milliers de gerbes florissantes où se joue le soleil en parsemant de diamants et de perles les gouttes lumineuses, à l’instant où le Séraphin reparut flamboyant et cria:--ÉTERNEL! ÉTERNEL! ÉTERNEL! Les univers l’entendirent et le reconnurent; il les pénétra comme Dieu les pénètre, et prit possession de l’infini. Les Sept mondes divins s’émurent à sa voix et lui répondirent. En ce moment il se fit un grand mouvement comme si des astres entiers purifiés s’élevaient en d’éblouissantes clartés devenues éternelles. Peut-être le Séraphin avait-il reçu pour première mission d’appeler à Dieu les créations pénétrées par la parole? Mais déjà l’ALLELUIA sublime retentissait dans l’entendement de Wilfrid et de Minna, comme les dernières ondulations d’une musique finie. Déjà les lueurs célestes s’abolissaient comme les teintes d’un soleil qui se couche dans ses langes de pourpre et d’or. L’Impur et la Mort ressaisissaient leur proie. En rentrant dans les liens de la chair, dont leur esprit avait momentanément été dégagé par un sublime sommeil, les deux mortels se sentaient comme au matin d’une nuit remplie par de brillants rêves dont le souvenir voltige en l’âme, mais dont la conscience est refusée au corps, et que le langage humain ne saurait exprimer. La nuit profonde dans les limbes de laquelle ils roulaient était la sphère où se meut le soleil des mondes visibles. --Descendons là-bas, dit Wilfrid à Minna. --Faisons comme il a dit, répondit-elle. Après avoir vu les mondes en marche vers Dieu, nous connaissons le bon sentier. Nos diadèmes d’étoiles sont là-haut. Ils roulèrent dans les abîmes, rentrèrent dans la poussière des mondes inférieurs, virent tout à coup la Terre comme un lieu souterrain dont le spectacle leur fut éclairé par la lumière qu’ils rapportaient en leur âme et qui les environnait encore d’un nuage où se répétaient vaguement les harmonies du ciel en se dissipant. Ce spectacle était celui qui frappa jadis les yeux intérieurs des Prophètes. Ministres des religions diverses, toutes prétendues vraies, Rois tous consacrés par la Force et par la Terreur, Guerriers et Grands se partageant mutuellement les Peuples, Savants et Riches au-dessus d’une foule bruyante et souffrante qu’ils broyaient bruyamment sous leurs pieds; tous étaient accompagnés de leurs serviteurs et de leurs femmes, tous étaient vêtus de robes d’or, d’argent, d’azur, couverts de perles, de pierreries arrachées aux entrailles de la Terre, dérobées au fond des Mers, et pour lesquelles l’Humanité s’était pendant long-temps employée, en suant et blasphémant. Mais ces richesses et ces splendeurs construites de sang furent comme de vieux haillons aux yeux des deux Proscrits.--Que faites-vous ainsi rangés et immobiles? leur cria Wilfrid. Ils ne répondirent pas.--Que faites-vous ainsi rangés et immobiles? Ils ne répondirent pas. Wilfrid leur imposa les mains en leur criant:--Que faites-vous ainsi rangés et immobiles? Par un mouvement unanime, tous entr’ouvrirent leurs robes et laissèrent voir des corps desséchés, rongés par des vers, corrompus, pulvérisés, travaillés par d’horribles maladies. --Vous conduisez les nations à la mort, leur dit Wilfrid. Vous avez adultéré la terre, dénaturé la parole, prostitué la justice. Après avoir mangé l’herbe des pâturages, vous tuez maintenant les brebis? Vous croyez-vous justifiés en montrant vos plaies? Je vais avertir ceux de mes frères qui peuvent encore entendre la Voix, afin qu’ils puissent aller s’abreuver aux sources que vous avez cachées. --Réservons nos forces pour prier, lui dit Minna; tu n’as ni la mission des Prophètes, ni celle du Réparateur, ni celle du Messager. Nous ne sommes encore que sur les confins de la première sphère, essayons de franchir les espaces sur les ailes de la prière. --Tu seras tout mon amour! --Tu seras toute ma force! --Nous avons entrevu les Hauts Mystères, nous sommes l’un pour l’autre le seul être ici-bas avec lequel la joie et la tristesse soient compréhensibles; prions donc, nous connaissons le chemin, marchons. --Donne-moi la main, dit la Jeune Fille, si nous allons toujours ensemble, la voie me sera moins rude et moins longue. --Avec toi, seulement, répondit l’Homme, je pourrai traverser la grande solitude, sans me permettre une plainte. --Et nous irons ensemble au Ciel, dit-elle. Les nuées vinrent et formèrent un dais sombre. Tout à coup, les deux amants se trouvèrent agenouillés devant un corps que le vieux David défendait contre la curiosité de tous, et qu’il voulut ensevelir lui-même. Au dehors, éclatait dans sa magnificence le premier été du dix-neuvième siècle. Les deux amants crurent entendre une voix dans les rayons du soleil. Ils respirèrent un esprit céleste dans les fleurs nouvelles, et se dirent en se tenant par la main:--L’immense mer qui reluit là-bas est une image de ce que nous avons vu là-haut. --Où allez-vous? leur demanda monsieur Becker. --Nous voulons aller à Dieu, dirent-ils, venez avec nous, mon père? Genève et Paris, décembre 1833.--Novembre 1835. FIN DES ÉTUDES PHILOSOPHIQUES. TROISIÈME ET DERNIÈRE PARTIE. ÉTUDES ANALYTIQUES. PHYSIOLOGIE DU MARIAGE, OU MÉDITATIONS DE PHILOSOPHIE ÉCLECTIQUE SUR LE BONHEUR ET LE MALHEUR CONJUGAL. DÉDICACE. _Faites attention à ces mots_ (page 367): «L’homme supérieur à qui ce livre est dédié» _n’est-ce pas vous dire_:--«_C’est à vous?_» L’AUTEUR. La femme qui, sur le titre de ce livre, serait tentée de l’ouvrir, peut s’en dispenser, elle l’a déjà lu sans le savoir. Un homme, quelque malicieux qu’il puisse être, ne dira jamais des femmes autant de bien ni autant de mal qu’elles en pensent elles-mêmes. Si, malgré cet avis, une femme persistait à lire l’ouvrage, la délicatesse devra lui imposer la loi de ne pas médire de l’auteur, du moment où, se privant des approbations qui flattent le plus les artistes, il a en quelque sorte gravé sur le frontispice de son livre la prudente inscription mise sur la porte de quelques établissements: _Les dames n’entrent pas ici_. * * * * * INTRODUCTION. «Le mariage ne dérive point de la nature.--La famille orientale diffère entièrement de la famille occidentale.--L’homme est le ministre de la nature, et la société vient s’enter sur elle.--Les lois sont faites pour les mœurs, et les mœurs varient.» Le mariage peut donc subir le perfectionnement graduel auquel toutes les choses humaines paraissent soumises. Ces paroles, prononcées devant le Conseil-d’État par Napoléon lors de la discussion du Code civil, frappèrent vivement l’auteur de ce livre; et, peut-être, à son insu, mirent-elles en lui le germe de l’ouvrage qu’il offre aujourd’hui au public. En effet, à l’époque où, beaucoup plus jeune, il étudia le Droit français, le mot ADULTÈRE lui causa de singulières impressions. Immense dans le code, jamais ce mot n’apparaissait à son imagination sans traîner à sa suite un lugubre cortége. Les Larmes, la Honte, la Haine, la Terreur, des Crimes secrets, de sanglantes Guerres, des Familles sans chef, le Malheur se personnifiaient devant lui et se dressaient soudain quand il lisait le mot sacramentel: ADULTÈRE! Plus tard, en abordant les places les mieux cultivées de la société, l’auteur s’aperçut que la sévérité des lois conjugales y était assez généralement tempérée par l’Adultère. Il trouva la somme des mauvais ménages supérieure de beaucoup à celle des mariages heureux. Enfin il crut remarquer, le premier, que, de toutes les connaissances humaines, celle du Mariage était la moins avancée. Mais ce fut une observation de jeune homme; et, chez lui comme chez tant d’autres, semblable à une pierre jetée au sein d’un lac, elle se perdit dans le gouffre de ses pensées tumultueuses. Cependant l’auteur observa malgré lui; puis il se forma lentement dans son imagination, comme un essaim d’idées plus ou moins justes sur la nature des choses conjugales. Les ouvrages se forment peut-être dans les âmes aussi mystérieusement que poussent les truffes au milieu des plaines parfumées du Périgord. De la primitive et sainte frayeur que lui causa l’Adultère et de l’observation qu’il avait étourdiment faite, naquit un matin une minime pensée où ses idées se formulèrent. C’était une raillerie sur le mariage: deux époux s’aimaient pour la première fois après vingt-sept ans de ménage. Il s’amusa de ce petit pamphlet conjugal et passa délicieusement une semaine entière à grouper autour de cette innocente épigramme la multitude d’idées qu’il avait acquises à son insu et qu’il s’étonna de trouver en lui. Ce badinage tomba devant une observation magistrale. Docile aux avis, l’auteur se rejeta dans l’insouciance de ses habitudes paresseuses. Néanmoins ce léger principe de science et de plaisanterie se perfectionna tout seul dans les champs de la pensée: chaque phrase de l’œuvre condamnée y prit racine, et s’y fortifia, restant comme une petite branche d’arbre qui, abandonnée sur le sable par une soirée d’hiver, se trouve couverte le lendemain de ces blanches et bizarres cristallisations que dessinent les gelées capricieuses de la nuit. Ainsi l’ébauche vécut et devint le point de départ d’une multitude de ramifications morales. Ce fut comme un polype qui s’engendra de lui-même. Les sensations de sa jeunesse, les observations qu’une puissance importune lui faisait faire, trouvèrent des points d’appui dans les moindres événements. Bien plus, cette masse d’idées s’harmonia, s’anima, se personnifia presque et marcha dans les pays fantastiques où l’âme aime à laisser vagabonder ses folles progénitures. A travers les préoccupations du monde et de la vie, il y avait toujours en l’auteur une voix qui lui faisait les révélations les plus moqueuses au moment même où il examinait avec le plus de plaisir une femme dansant, souriant ou causant. De même que Méphistophélès montre du doigt à Faust dans l’épouvantable assemblée du Broken de sinistres figures, de même l’auteur sentait un démon qui, au sein d’un bal, venait lui frapper familièrement sur l’épaule et lui dire:--Vois-tu, ce sourire enchanteur? c’est un sourire de haine. Tantôt le démon se pavanait comme un capitan des anciennes comédies de Hardy. Il secouait la pourpre d’un manteau brodé et s’efforçait de remettre à neuf les vieux clinquants et les oripeaux de la gloire. Tantôt il poussait, à la manière de Rabelais, un rire large et franc, et traçait sur la muraille d’une rue un mot qui pouvait servir de pendant à celui de:--Trinque! seul oracle obtenu de la dive bouteille. Souvent ce Trilby littéraire se laissait voir assis sur des monceaux de livres; et, de ses doigts crochus, il indiquait malicieusement deux volumes jaunes, dont le titre flamboyait aux regards. Puis, quand il voyait l’auteur attentif, il épelait d’une voix aussi agaçante que les sons d’un harmonica:--PHYSIOLOGIE DU MARIAGE! Mais presque toujours, il apparaissait, le soir, au moment des songes. Caressant comme une fée, il essayait d’apprivoiser par de douces paroles l’âme qu’il s’était soumise. Aussi railleur que séduisant, aussi souple qu’une femme, aussi cruel qu’un tigre, son amitié était plus redoutable que sa haine; car il ne savait pas faire une caresse sans égratigner. Une nuit entre autres, il essaya la puissance de tous ses sortiléges et les couronna par un dernier effort. Il vint, il s’assit sur le bord du lit, comme une jeune fille pleine d’amour, qui d’abord se tait, mais dont les yeux brillent, et à laquelle son secret finit par échapper.--Ceci, dit-il, est le prospectus d’un scaphandre au moyen duquel on pourra se promener sur la Seine à pied sec. Cet autre volume est le rapport de l’Institut sur un vêtement propre à nous faire traverser les flammes sans nous brûler. Ne proposeras-tu donc rien qui puisse préserver le mariage des malheurs du froid et du chaud? Mais, écoute? Voici L’ART DE CONSERVER LES SUBSTANCES ALIMENTAIRES, L’ART D’EMPÊCHER LES CHEMINÉES DE FUMER, L’ART DE FAIRE DE BONS MORTIERS, L’ART DE METTRE SA CRAVATE, L’ART DE DÉCOUPER LES VIANDES. Il nomma en une minute un nombre si prodigieux de livres, que l’auteur en eut comme un éblouissement. --Ces myriades de livres ont été dévorés, disait-il, et cependant tout le monde ne bâtit pas et ne mange pas, tout le monde n’a pas de cravate et ne se chauffe pas, tandis que tout le monde se marie un peu!... Mais tiens, vois?... Sa main fit alors un geste, et sembla découvrir dans le lointain un océan où tous les livres du siècle se remuaient comme par des mouvements de vagues. Les in-18 ricochaient; les in-8º qu’on jetait rendaient un son grave, allaient au fond et ne remontaient que bien péniblement, empêchés par des in-12 et des in-32 qui foisonnaient et se résolvaient en mousse légère. Les lames furieuses étaient chargées de journalistes, de protes, de papetiers, d’apprentis, de commis d’imprimeurs, de qui l’on ne voyait que les têtes pêle-mêle avec les livres. Des milliers de voix criaient comme celles des écoliers au bain. Allaient et venaient dans leurs canots quelques hommes occupés à pêcher les livres et à les apporter au rivage devant un grand homme dédaigneux, vêtu de noir, sec et froid: c’était les libraires et le public. Du doigt le Démon montra un esquif nouvellement pavoisé, cinglant à pleines voiles et portant une affiche en guise de pavillon; puis, poussant un rire sardonique, il lut d’une voix perçante:--PHYSIOLOGIE DU MARIAGE. L’auteur devint amoureux, le diable le laissa tranquille, car il aurait eu affaire à trop forte partie s’il était revenu dans un logis habité par une femme. Quelques années se passèrent sans autres tourments que ceux de l’amour, et l’auteur put se croire guéri d’une infirmité par une autre. Mais un soir il se trouva dans un salon de Paris, où l’un des hommes qui faisaient partie du cercle décrit devant la cheminée par quelques personnes prit la parole et raconta l’anecdote suivante d’une voix sépulcrale. --Un fait eut lieu à Gand au moment où j’y étais. Attaquée d’une maladie mortelle, une dame, veuve depuis dix ans, gisait sur son lit. Son dernier soupir était attendu par trois héritiers collatéraux qui ne la quittaient pas, de peur qu’elle ne fît un testament au profit du Béguinage de la ville. La malade gardait le silence, paraissait assoupie, et la mort semblait s’emparer lentement de son visage muet et livide. Voyez-vous au milieu d’une nuit d’hiver les trois parents silencieusement assis devant le lit? Une vieille garde-malade est là qui hoche la tête, et le médecin, voyant avec anxiété la maladie arrivée à son dernier période, tient son chapeau d’une main, et de l’autre fait un geste aux parents, comme pour leur dire: «Je n’ai plus de visites à vous faire.» Un silence solennel permettait d’entendre les sifflements sourds d’une pluie de neige qui fouettait sur les volets. De peur que les yeux de la mourante ne fussent blessés par la lumière, le plus jeune des héritiers avait adapté un garde-vue à la bougie placée près du lit, de sorte que le cercle lumineux du flambeau atteignait à peine à l’oreiller funèbre, sur lequel la figure jaunie de la malade se détachait comme un christ mal doré sur une croix d’argent terni. Les lueurs ondoyantes jetées par les flammes bleues d’un pétillant foyer éclairaient donc seules cette chambre sombre, où allait se dénouer un drame. En effet, un tison roula tout à coup du foyer sur le parquet comme pour présager un événement. A ce bruit, la malade se dresse brusquement sur son séant, elle ouvre deux yeux aussi clairs que ceux d’un chat, et tout le monde étonné la contemple. Elle regarde le tison marcher; et, avant que personne n’eût songé à s’opposer au mouvement inattendu produit par une sorte de délire, elle saute hors de son lit, saisit les pincettes, et rejette le charbon dans la cheminée. La garde, le médecin, les parents, s’élancent, prennent la mourante dans leurs bras, elle est recouchée, elle pose la tête sur le chevet; et quelques minutes sont à peine écoulées, qu’elle meurt, gardant encore, après sa mort, son regard attaché sur la feuille de parquet à laquelle avait touché le tison. A peine la comtesse Van-Ostroëm eut-elle expiré, que les trois cohéritiers se jetèrent un coup d’œil de méfiance, et, ne pensant déjà plus à leur tante, se montrèrent le mystérieux parquet. Comme c’était des Belges, le calcul fut chez eux aussi prompt que leurs regards. Il fut convenu, par trois mots prononcés à voix basse, qu’aucun d’eux ne quitterait la chambre. Un laquais alla chercher un ouvrier. Ces âmes collatérales palpitèrent vivement quand, réunis autour de ce riche parquet, les trois Belges virent un petit apprenti donnant le premier coup de ciseau. Le bois est tranché.--«Ma tante a fait un geste!... dit le plus jeune des héritiers.--Non, c’est un effet des ondulations de la lumière!...» répondit le plus âgé qui avait à la fois l’œil sur le trésor et sur la morte. Les parents affligés trouvèrent, précisément à l’endroit où le tison avait roulé, une masse artistement enveloppée d’une couche de plâtre.--«Allez!...» dit le vieux cohéritier. Le ciseau de l’apprenti fit alors sauter une tête humaine, et je ne sais quel vestige d’habillement leur fit reconnaître le comte que toute la ville croyait mort à Java et dont la perte avait été vivement pleurée par sa femme. Le narrateur de cette vieille histoire était un grand homme sec, à l’œil fauve, à cheveux bruns, et l’auteur crut apercevoir de vagues ressemblances entre lui et le démon qui, jadis, l’avait tant tourmenté; mais l’étranger n’avait pas le pied fourchu. Tout à coup le mot ADULTÈRE sonna aux oreilles de l’auteur; et alors, cette espèce de cloche réveilla, dans son imagination, les figures les plus lugubres du cortége qui naguère défilait à la suite de ces prestigieuses syllabes. A compter de cette soirée, les persécutions fantasmagoriques d’un ouvrage qui n’existait pas recommencèrent; et, à aucune époque de sa vie, l’auteur ne fut assailli d’autant d’idées fallacieuses sur le fatal sujet de ce livre. Mais il résista courageusement à l’esprit, bien que ce dernier rattachât les moindres événements de la vie à cette œuvre inconnue, et que, semblable à un commis de la douane, il plombât tout de son chiffre railleur. Quelques jours après, l’auteur se trouva dans la compagnie de deux dames. La première avait été une des plus humaines et des plus spirituelles femmes de la cour de Napoléon. Arrivée jadis à une haute position sociale, la restauration l’y surprit, et l’en renversa; elle s’était faite ermite. La seconde, jeune et belle, jouait en ce moment, à Paris, le rôle d’une femme à la mode. Elles étaient amies, parce que l’une ayant quarante ans et l’autre vingt-deux, leurs prétentions mettaient rarement en présence leur vanité sur le même terrain. L’auteur étant sans conséquence pour l’une des deux dames, et l’autre l’ayant deviné, elles continuèrent en sa présence une conversation assez franche qu’elles avaient commencée sur leur métier de femme. --Avez-vous remarqué, ma chère, que les femmes n’aiment en général que des sots?--Que dites-vous donc là, duchesse? et comment accorderez-vous cette remarque avec l’aversion qu’elles ont pour leurs maris?--(Mais c’est une tyrannie! se dit l’auteur. Voilà donc maintenant le diable en cornette?...)--Non, ma chère, je ne plaisante pas! reprit la duchesse, et il y a de quoi faire frémir pour soi-même, depuis que j’ai contemplé froidement les personnes que j’ai connues autrefois. L’esprit a toujours un brillant qui nous blesse, l’homme qui en a beaucoup nous effraie peut-être, et s’il est fier, il ne sera pas jaloux, il ne saurait donc nous plaire. Enfin nous aimons peut-être mieux élever un homme jusqu’à nous que de monter jusqu’à lui... Le talent a bien des succès à nous faire partager, mais le sot donne des jouissances; et nous préférons toujours entendre dire: «Voilà un bien bel homme!» à voir notre amant choisi pour être de l’Institut.--En voilà bien assez, duchesse! vous m’avez épouvantée. Et la jeune coquette, se mettant à faire les portraits des amants dont raffolaient toutes les femmes de sa connaissance, n’y trouva pas un seul homme d’esprit.--Mais, par ma vertu, dit-elle, leurs maris valent mieux... --Ces gens sont leurs maris! répondit gravement la duchesse... --Mais, demanda l’auteur, l’infortune dont est menacé le mari en France est-elle donc inévitable? --Oui! répondit la duchesse en riant. Et l’acharnement de certaines femmes contre celles qui ont l’heureux malheur d’avoir une passion prouve combien la chasteté leur est à charge. Sans la peur du diable, l’une serait Laïs; l’autre doit sa vertu à la sécheresse de son cœur; celle-là à la manière sotte dont s’est comporté son premier amant; celle-là.... L’auteur arrêta le torrent de ces révélations en faisant part aux deux dames du projet d’ouvrage par lequel il était persécuté, elles y sourirent, et promirent beaucoup de conseils. La plus jeune fournit gaiement un des premiers capitaux de l’entreprise, en disant qu’elle se chargeait de prouver mathématiquement que les femmes entièrement vertueuses étaient des êtres de raison. Rentré chez lui, l’auteur dit alors à son démon:--Arrive? Je suis prêt. Signons le pacte! Le démon ne revint plus. Si l’auteur écrit ici la biographie de son livre, ce n’est par aucune inspiration de fatuité. Il raconte des faits qui pourront servir à l’histoire de la pensée humaine, et qui expliqueront sans doute l’ouvrage même. Il n’est peut-être pas indifférent à certains anatomistes de la pensée de savoir que l’âme est femme. Ainsi, tant que l’auteur s’interdisait de penser au livre qu’il devait faire, le livre se montrait écrit partout. Il en trouvait une page sur le lit d’un malade, une autre sur le canapé d’un boudoir. Les regards des femmes quand elles tournoyaient emportées par une valse, lui jetaient des pensées; un geste, une parole, fécondaient son cerveau dédaigneux. Le jour où il se dit:--Cet ouvrage, qui m’obsède, se fera!... tout a fui; et, comme les trois Belges, il releva un squelette, là où il se baissait pour saisir un trésor. Une douce et pâle figure succéda au démon tentateur, elle avait des manières engageantes et de la bonhomie, ses représentations étaient désarmées des pointes aiguës de la critique. Elle prodiguait plus de mots que d’idées, et semblait avoir peur du bruit. C’était peut-être le génie familier des honorables députés qui siégent au centre de la Chambre. --«Ne vaut-il pas mieux, disait-elle, laisser les choses comme elles sont? Vont-elles donc si mal? Il faut croire au mariage comme à l’immortalité de l’âme; et vous ne faites certainement pas un livre pour vanter le bonheur conjugal. D’ailleurs vous conclurez sans doute d’après un millier de ménages parisiens qui ne sont que des exceptions. Vous trouverez peut-être des maris disposés à vous abandonner leurs femmes; mais aucun fils ne vous abandonnera sa mère... Quelques personnes blessées par les opinions que vous professerez soupçonneront vos mœurs, calomnieront vos intentions. Enfin, pour toucher aux écrouelles sociales, il faut être roi, ou tout au moins premier consul.» Quoiqu’elle apparût sous la forme qui pouvait plaire le plus à l’auteur, la Raison ne fut point écoutée; car dans le lointain la Folie agitait la marotte de Panurge, et il voulait s’en saisir; mais, quand il essaya de la prendre, il se trouva qu’elle était aussi lourde que la massue d’Hercule; d’ailleurs, le curé de Meudon l’avait garnie de manière à ce qu’un jeune homme qui se pique moins de bien faire un livre que d’être bien ganté ne pouvait vraiment pas y toucher. --Notre ouvrage est-il fini? demanda la plus jeune des deux complices féminines de l’auteur.--Hélas! madame, me récompenserez-vous de toutes les haines qu’il pourra soulever contre moi? Elle fit un geste, et alors l’auteur répondit à son indécision par une expression d’insouciance.--Quoi! vous hésiteriez? publiez-le, n’ayez pas peur. Aujourd’hui nous prenons un livre bien plus pour la façon que pour l’étoffe. Quoique l’auteur ne se donne ici que pour l’humble secrétaire de deux dames, il a, tout en coordonnant leurs observations, accompli plus d’une tâche. Une seule peut-être était restée en fait de mariage, celle de recueillir les choses que tout le monde pense et que personne n’exprime; mais aussi faire une pareille Étude avec l’esprit de tout le monde, n’est-ce pas s’exposer à ce qu’il ne plaise à personne? Cependant l’éclectisme de cette Étude la sauvera peut-être. Tout en raillant, l’auteur a essayé de populariser quelques idées consolantes. Il a presque toujours tenté de réveiller des ressorts inconnus dans l’âme humaine. Tout en prenant la défense des intérêts les plus matériels, les jugeant ou les condamnant, il aura peut-être fait apercevoir plus d’une jouissance intellectuelle. Mais l’auteur n’a pas la sotte prétention d’avoir toujours réussi à faire des plaisanteries de bon goût; seulement il a compté sur la diversité des esprits, pour recevoir autant de blâme que d’approbation. La matière était si grave qu’il a constamment essayé de l’_anecdoter_, puisqu’aujourd’hui les anecdotes sont le passe-port de toute morale et l’anti-narcotique de tous les livres. Dans celui-ci, où tout est analyse et observation, la fatigue chez le lecteur et le MOI chez l’auteur étaient inévitables. C’est un des malheurs les plus grands qui puissent arriver à un ouvrage, et l’auteur ne se l’est pas dissimulé. Il a donc disposé les rudiments de cette longue ÉTUDE de manière à ménager des haltes au lecteur. Ce système a été consacré par un écrivain qui faisait sur le GOUT un travail assez semblable à celui dont il s’occupait sur le MARIAGE, et auquel il se permettra d’emprunter quelques paroles pour exprimer une pensée qui leur est commune. Ce sera une sorte d’hommage rendu à son devancier dont la mort à suivi de si près le succès. «Quand j’écris et parle de moi au singulier, cela suppose une confabulation avec le lecteur; il peut examiner, discuter, douter, et même rire; mais, quand je m’arme du redoutable NOUS, je professe, il faut se soumettre.» (Brillat-Savarin, préface de la PHYSIOLOGIE DU GOUT.) 5 décembre 1829. * * * * * PREMIÈRE PARTIE. CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. Nous parlerons contre les lois insensées jusqu’à ce qu’on les réforme, et en attendant nous nous y soumettrons aveuglément. (DIDEROT, _Supplément au Voyage de Bougainville_.) MÉDITATION I. LE SUJET. Physiologie, que me veux-tu? Ton but est-il de nous démontrer que le mariage unit, pour toute la vie, deux êtres qui ne se connaissent pas? Que la vie est dans la passion, et qu’aucune passion ne résiste au mariage? Que le mariage est une institution nécessaire au maintien des sociétés, mais qu’il est contraire aux lois de la nature? Que le divorce, cet admirable palliatif aux maux du mariage, sera unanimement redemandé? Que, malgré tous ses inconvénients, le mariage est la source première de la propriété? Qu’il offre d’incalculables gages de sécurité aux gouvernements? Qu’il y a quelque chose de touchant dans l’association de deux êtres pour supporter les peines de la vie? Qu’il y a quelque chose de ridicule à vouloir qu’une même pensée dirige deux volontés? Que la femme est traitée en esclave? Qu’il n’y a pas de mariages entièrement heureux? Que le mariage est gros de crimes, et que les assassinats connus ne sont pas les pires? Que la fidélité est impossible, au moins à l’homme? Qu’une expertise, si elle pouvait s’établir, prouverait plus de troubles que de sécurité dans la transmission patrimoniale des propriétés? Que l’adultère occasionne plus de maux que le mariage ne procure de biens? Que l’infidélité de la femme remonte aux premiers temps des sociétés, et que le mariage résiste à cette perpétuité de fraudes? Que les lois de l’amour attachent si fortement deux êtres, qu’aucune loi humaine ne saurait les séparer? Que s’il y a des mariages écrits sur les registres de l’officialité, il y en a de formés par les vœux de la nature, par une douce conformité ou par une entière dissemblance dans la pensée, et par des conformations corporelles; qu’ainsi le ciel et la terre se contrarient sans cesse? Qu’il y a des maris riches de taille et d’esprit supérieur, dont les femmes ont des amants fort laids, petits ou stupides? Toutes ces questions fourniraient au besoin des livres; mais ces livres sont faits, et les questions sont perpétuellement résolues. Physiologie, que me veux-tu? Révèles-tu des principes nouveaux? Viens-tu prétendre qu’il faut mettre les femmes en commun? Lycurgue et quelques peuplades grecques, des Tartares et des Sauvages, l’ont essayé. Serait-ce qu’il faut renfermer les femmes? les Ottomans l’ont fait et ils les remettent aujourd’hui en liberté. Serait-ce qu’il faut marier les filles sans dot et les exclure du droit de succéder?... Des auteurs anglais et des moralistes ont prouvé que c’était, avec le divorce, le moyen le plus sûr de rendre les mariages heureux. Serait-ce qu’il faut une petite Agar dans chaque ménage? Il n’est pas besoin de loi pour cela. L’article du Code qui prononce des peines contre la femme adultère, en quelque lieu que le crime se soit commis, et celui qui ne punit un mari qu’autant que sa concubine habite sous le toit conjugal, admettent implicitement des maîtresses en ville. Sanchez a disserté sur tous les cas pénitentiaires du mariage; il a même argumenté sur la légitimité, sur l’opportunité de chaque plaisir; il a tracé tous les devoirs moraux, religieux, corporels des époux; bref, son ouvrage formerait douze volumes in-8º si l’on réimprimait ce gros in-folio intitulé _de Matrimonio_. Des nuées de jurisconsultes ont lancé des nuées de traités sur les difficultés légales qui naissent du mariage. Il existe même des ouvrages sur le congrès judiciaire. Des légions de médecins ont fait paraître des légions de livres sur le mariage dans ses rapports avec la chirurgie et la médecine. Au dix-neuvième siècle, la Physiologie du Mariage est donc une insignifiante compilation ou l’œuvre d’un niais écrite pour d’autres niais: de vieux prêtres ont pris leurs balances d’or et pesé les moindres scrupules; de vieux jurisconsultes ont mis leurs lunettes et distingué toutes les espèces; de vieux médecins ont pris le scalpel et l’ont promené sur toutes les plaies; de vieux juges ont monté sur leur siége et jugé tous les cas rédhibitoires; des générations entières ont passé en jetant leur cri de joie ou de douleur; chaque siècle a lancé son vote dans l’urne; le Saint-Esprit, les poètes, les écrivains, ont tout enregistré depuis Ève jusqu’à la guerre de Troie, depuis Hélène jusqu’à madame de Maintenon, depuis la femme de Louis XIV jusqu’à la Contemporaine. Physiologie, que me veux-tu donc? Voudrais-tu par hasard nous présenter des tableaux plus ou moins bien dessinés pour nous convaincre qu’un homme se marie: Par Ambition... cela est bien connu; Par Bonté, pour arracher une fille à la tyrannie de sa mère; Par Colère, pour déshériter des collatéraux; Par Dédain d’une maîtresse infidèle; Par Ennui de la délicieuse vie de garçon; Par Folie, c’en est toujours une; Par Gageure, c’est le cas de lord Byron; Par Honneur, comme Georges Dandin? Par Intérêt, mais c’est presque toujours ainsi; Par Jeunesse, au sortir du collége, en étourdi; Par Laideur, en craignant de manquer de femme un jour; Par Machiavélisme, pour hériter promptement d’une vieille; Par Nécessité, pour donner un état à _notre_ fils; Par Obligation, la demoiselle ayant été faible; Par Passion, pour s’en guérir plus sûrement; Par Querelle, pour finir un procès; Par Reconnaissance, c’est donner plus qu’on n’a reçu; Par Sagesse, cela arrive encore aux doctrinaires; Par Testament, quand un oncle mort vous grève son héritage d’une fille à épouser; Par Vieillesse, pour faire une fin; Par Usage, à l’imitation de ses aïeux. (Le X manque, et peut-être est-ce à cause de son peu d’emploi comme tête de mot qu’on l’a pris pour signe de _l’inconnu_.) Par _Yatidi_, qui est l’heure de se coucher et en signifie tous les besoins chez les Turcs; Par Zèle, comme le duc de Saint-Aignan qui ne voulait pas commettre de péchés. Mais ces accidents-là ont fourni les sujets de trente mille comédies et de cent mille romans. Physiologie, pour la troisième et dernière fois, que me veux-tu? Ici tout est banal comme les pavés d’une rue, vulgaire comme un carrefour. Le mariage est plus connu que Barrabas de la Passion; toutes les vieilles idées qu’il réveille roulent dans les littératures depuis que le monde est monde, et il n’y a pas d’opinion utile et de projet saugrenu qui ne soient allés trouver un auteur, un imprimeur, un libraire et un lecteur. Permettez-moi de vous dire comme Rabelais, notre maître à tous:--«Gens de bien, Dieu vous sauve et vous garde! Où êtes-vous? je ne peux vous voir. Attendez que je chausse mes lunettes. Ah! ah! je vous vois. Vous, vos femmes, vos enfants, vous êtes en santé désirée? Cela me plaît.» Mais ce n’est pas pour vous que j’écris. Puisque vous avez de grands enfants, tout est dit. «Ah! c’est vous, buveurs très-illustres, vous, goutteux très-précieux, et vous, croûtes-levés infatigables, mignons poivrés, qui pantagruelizez tout le jour, qui avez des pies privées bien guallantes, et allez à tierce, à sexte, à nones, et pareillement à vêpres, à complies, qui iriez voirement toujours.» Ce n’est pas à vous que s’adresse la Physiologie du Mariage, puisque vous n’êtes pas mariés. Ainsi soit-il toujours! «Vous, tas de serrabaites, cagots, escargotz, hypocrites, caphartz, frapartz, botineurs, romipetes et autres telles gens qui se sont déguisés comme masques, pour tromper le monde!..... arrière mastins, hors de la quarrière! hors d’ici, cerveaux à bourrelet!... De par le diable, êtes-vous encore là?...» Il ne me reste plus, peut-être, que de bonnes âmes aimant à rire. Non de ces pleurards qui veulent se noyer à tout propos en vers et en prose, qui font les malades en odes, en sonnets, en méditations; non de ces songe-creux en toute sorte, mais quelques-uns de ces anciens pantagruélistes qui n’y regardent pas de si près quand il s’agit de banqueter et de goguenarder, qui trouvent du bon dans le livre _des Pois au lard, cum commento_, de Rabelais, dans celui _de la dignité des Braguettes_, et qui estiment ces beaux livres de haulte gresse, legiers au porchas, hardis à la rencontre. L’on ne peut guère plus rire du gouvernement, mes amis, depuis qu’il a trouvé le moyen de lever quinze cents millions d’impôts. Les papegaux, les évégaux, les moines et moinesses ne sont pas encore assez riches pour qu’on puisse boire chez eux; mais arrive saint Michel, qui chassa le diable du ciel, et nous verrons peut-être le bon temps revenir! Partant, il ne nous reste en ce moment que le mariage en France qui soit matière à rire. Disciples de Panurge, de vous seuls je veux pour lecteurs. Vous savez prendre et quitter un livre à propos, faire du plus aisé, comprendre à demi-mot et tirer nourriture d’un os médullaire. Ces gens à microscope, qui ne voient qu’un point, les censeurs enfin, ont-ils bien tout dit, tout passé en revue? ont-ils prononcé en dernier ressort qu’un livre sur le mariage est aussi impossible à exécuter qu’une cruche cassée à rendre neuve? --Oui, maître-fou. Pressurez le mariage, il n’en sortira jamais rien que du plaisir pour les garçons et de l’ennui pour les maris. C’est la morale éternelle. Un million de pages imprimées n’auront pas d’autre substance. Cependant voici ma première proposition: Le mariage est un combat à outrance avant lequel les deux époux demandent au ciel sa bénédiction, parce que s’aimer toujours est la plus téméraire des entreprises; le combat ne tarde pas à commencer, et la victoire, c’est-à-dire la liberté, demeure au plus adroit. D’accord. Où voyez-vous là une conception neuve? Eh! bien, je m’adresse aux mariés d’hier et d’aujourd’hui, à ceux qui, en sortant de l’église ou de la municipalité, conçoivent l’espérance de garder leurs femmes pour eux seuls; à ceux à qui je ne sais quel égoïsme ou quel sentiment indéfinissable fait dire à l’aspect des malheurs d’autrui:--Cela ne m’arrivera pas, à moi! Je m’adresse à ces marins qui, après avoir vu des vaisseaux sombrer, se mettent en mer; à ces garçons qui, après avoir causé le naufrage de plus d’une vertu conjugale, osent se marier. Et voici le sujet, il est éternellement neuf, éternellement vieux! Un jeune homme, un vieillard peut-être, amoureux ou non, vient d’acquérir par un contrat bien et dûment enregistré à la Mairie, dans le Ciel et sur les contrôles du Domaine, une jeune fille à longs cheveux, aux yeux noirs et humides, aux petits pieds, aux doigts mignons et effilés, à la bouche vermeille, aux dents d’ivoire, bien faite, frémissante, appétissante et pimpante, blanche comme un lys, comblée des trésors les plus désirables de la beauté: ses cils baissés ressemblent aux dards de la couronne de fer, sa peau, tissu aussi frais que la corolle d’un camélia blanc, est nuancée de la pourpre des camélias rouges; sur son teint virginal l’œil croit voir la fleur d’un jeune fruit et le duvet imperceptible d’une pêche diaprée; l’azur des veines distille une riche chaleur à travers ce réseau clair; elle demande et donne la vie; elle est tout joie et tout amour, tout gentillesse et tout naïveté. Elle aime son époux, ou du moins elle croit l’aimer.... L’amoureux mari a dit dans le fond de son cœur: «Ces yeux ne verront que moi, cette bouche ne frémira d’amour que pour moi, cette douce main ne versera les chatouilleux trésors de la volupté que sur moi, ce sein ne palpitera qu’à ma voix, cette âme endormie ne s’éveillera qu’à ma volonté; moi seul je plongerai mes doigts dans ces tresses brillantes; seul je promènerai de rêveuses caresses sur cette tête frissonnante. Je ferai veiller la Mort à mon chevet pour défendre l’accès du lit nuptial à l’étranger ravisseur; ce trône de l’amour nagera dans le sang des imprudents ou dans le mien. Repos, honneur, félicité, liens paternels, fortune de mes enfants, tout est là; je veux tout défendre comme une lionne ses petits. Malheur à qui mettra le pied dans mon antre!» --Eh! bien, courageux athlète, nous applaudissons à ton dessein. Jusqu’ici nul géomètre n’a osé tracer des lignes de longitude et de latitude sur la mer conjugale. Les vieux maris ont eu vergogne d’indiquer les bancs de sable, les rescifs, les écueils, les brisants, les moussons, les côtes et les courants qui ont détruit leurs barques, tant ils avaient honte de leurs naufrages. Il manquait un guide, une boussole aux pèlerins mariés... cet ouvrage est destiné à leur en servir. Sans parler des épiciers et des drapiers, il existe tant de gens qui sont trop occupés pour perdre du temps à chercher les raisons secrètes qui font agir les femmes, que c’est une œuvre charitable de leur classer par titres et par chapitres toutes les situations secrètes du mariage; une bonne table des matières leur permettra de mettre le doigt sur les mouvements du cœur de leurs femmes, comme la table des logarithmes leur apprend le produit d’une multiplication. Eh! bien, que vous en semble? N’est-ce pas une entreprise neuve et à laquelle tout philosophe a renoncé que de montrer comment on peut empêcher une femme de tromper son mari? N’est-ce pas la comédie des comédies? N’est-ce pas un autre _speculum vitæ humanæ_? Il ne s’agit plus de ces questions oiseuses dont nous avons fait justice dans cette Méditation. Aujourd’hui, en morale, comme dans les sciences exactes, le siècle demande des faits, des observations. Nous en apportons. Commençons donc par examiner le véritable état des choses, par analyser les forces de chaque parti. Avant d’armer notre champion imaginaire, calculons le nombre de ses ennemis, comptons les Cosaques qui veulent envahir sa petite patrie. S’embarque avec nous qui voudra, rira qui pourra. Levez l’ancre, hissez les voiles! Vous savez de quel petit point rond vous partez. C’est un grand avantage que nous avons sur bien des livres. Quant à notre fantaisie de rire en pleurant et de pleurer en riant, comme le divin Rabelais buvait en mangeant et mangeait en buvant; quant à notre manie de mettre Heraclite et Démocrite dans la même page, de n’avoir ni style, ni préméditation de phrase..... si quelqu’un de l’équipage en murmure!..... Hors du tillac les vieux cerveaux à bourrelet, les classiques en maillot, les romantiques en linceul, et vogue la galère! Tout ce monde-là nous reprochera peut-être de ressembler à ceux qui disent d’un air joyeux: «Je vais vous conter une histoire qui vous fera rire!...» Il s’agit bien de plaisanter quand on parle de mariage! ne devinez-vous pas que nous le considérons comme une légère maladie à laquelle nous sommes tous sujets et que ce livre en est la monographie? --Mais vous, votre galère ou votre ouvrage, avez l’air de ces postillons qui, en partant d’un relais, font claquer leur fouet parce qu’ils mènent des Anglais. Vous n’aurez pas couru au grand galop pendant une demi-lieue que vous descendrez pour remettre un trait ou laisser souffler vos chevaux. Pourquoi sonner de la trompette avant la victoire? --Hé! chers pantagruélistes, il suffit aujourd’hui d’avoir des prétentions à un succès pour l’obtenir; et comme, après tout, les grands ouvrages ne sont peut-être que de petites idées longuement développées, je ne vois pas pourquoi je ne chercherais pas à cueillir des lauriers, ne fût-ce que pour couronner ces tant salés jambons qui nous aideront à humer le piot.--Un instant, pilote? Ne partons pas sans faire une petite définition. Lecteurs, si vous rencontrez de loin en loin, comme dans le monde, les mots de _vertu_ ou de _femmes vertueuses_ en cet ouvrage, convenons que la vertu sera cette pénible facilité avec laquelle une épouse réserve son cœur à un mari; à moins que le mot ne soit employé dans un sens général, distinction qui est abandonnée à la sagacité naturelle de chacun. MÉDITATION II. STATISTIQUE CONJUGALE. L’Administration s’est occupée depuis vingt ans environ à chercher combien le sol de la France contient d’hectares de bois, de prés, de vignes, de jachères. Elle ne s’en est pas tenue là, elle a voulu connaître le nombre et la nature des animaux. Les savants sont allés plus loin: ils ont compté les stères de bois, les kilogrammes de bœuf, les litres de vin, les pommes et les œufs consommés à Paris. Mais personne ne s’est encore avisé, soit au nom de l’honneur marital, soit dans l’intérêt des gens à marier, soit au profit de la morale et de la perfectibilité des institutions humaines, d’examiner le nombre des femmes honnêtes. Quoi! le ministère français interrogé pourra répondre qu’il a tant d’hommes sous les armes, tant d’espions, tant d’employés, tant d’écoliers; et quant aux femmes vertueuses.... néant? S’il prenait à un roi de France la fantaisie de chercher son auguste compagne parmi ses sujettes, l’Administration ne pourrait même pas lui indiquer le gros de brebis blanches au sein duquel il aurait à choisir; elle serait obligée d’en venir à quelque institution de rosière, ce qui apprêterait à rire. Les anciens seraient-ils donc nos maîtres en institutions politiques comme en morale? L’histoire nous apprend qu’Assuérus, voulant prendre femme parmi les filles de Perse, choisit Esther, la plus vertueuse et la plus belle. Ses ministres avaient donc nécessairement trouvé un mode quelconque d’écrémer la population. Malheureusement, la Bible, si claire sur toutes les questions matrimoniales, a omis de nous donner cette loi d’élection conjugale. Essayons de suppléer à ce silence de l’Administration en établissant le décompte du sexe féminin en France. Ici, nous réclamons l’attention de tous les amis de la morale publique, et nous les instituons juges de notre manière de procéder. Nous tâcherons d’être assez généreux dans nos évaluations, assez exact dans nos raisonnements, pour faire admettre par tout le monde le résultat de cette analyse. On compte généralement trente millions d’habitants en France. Quelques naturalistes pensent que le nombre des femmes surpasse celui des hommes; mais comme beaucoup de statisticiens sont de l’opinion contraire, nous prendrons le calcul le plus vraisemblable en admettant quinze millions de femmes. Nous commencerons par retrancher de cette somme totale environ neuf millions de créatures qui, au premier abord, semblent avoir assez de ressemblance avec la femme, mais qu’un examen approfondi nous a contraint de rejeter. Expliquons-nous. Les naturalistes ne considèrent en l’homme qu’un genre unique de cet ordre de Bimanes, établi par Duméril, dans sa Zoologie analytique, page 16, et auquel Bory-Saint-Vincent a cru devoir ajouter le genre Orang, sous prétexte de le compléter. Si ces zoologistes ne voient en nous qu’un mammifère, à trente-deux vertèbres, ayant un os hyoïde, possédant plus de plis que tout autre animal dans les hémisphères du cerveau; si, pour eux, il n’existe d’autres différences dans cet ordre que celles qui sont introduites par l’influence des climats, lesquelles ont fourni la nomenclature de quinze espèces desquelles il est inutile de citer les noms scientifiques, le physiologiste doit avoir aussi le droit d’établir ses genres et ses sous-genres, d’après certains degrés d’intelligence et certaines conditions d’existence morale et pécuniaire. Or les neuf millions d’êtres dont il est ici question offrent bien au premier aspect tous les caractères attribués à l’espèce humaine: ils ont l’os hyoïde, le bec coracoïde, l’acromion et l’arcade zygomatique: permis donc à ces messieurs du Jardin des Plantes de les classer dans le genre Bimane; mais que nous y voyions des femmes!... voilà ce que notre Physiologie n’admettra jamais. Pour nous et pour ceux auxquels ce livre est destiné, une femme est une variété rare dans le genre humain, et dont voici les principaux caractères physiologiques. Cette espèce est due aux soins particuliers que les hommes ont pu donner à sa culture, grâce à la puissance de l’or et à la chaleur morale de la civilisation. Elle se reconnaît généralement à la blancheur, à la finesse, à la douceur de la peau. Son penchant la porte à une exquise propreté. Ses doigts ont horreur de rencontrer autre chose que des objets doux, moelleux, parfumés. Comme l’hermine, elle meurt quelquefois de douleur de voir souiller sa blanche tunique. Elle aime à lisser ses cheveux, à leur faire exhaler des odeurs enivrantes, à brosser ses ongles roses, à les couper en amande, à baigner souvent ses membres délicats. Elle ne se plaît pendant la nuit que sur le duvet le plus doux; pendant le jour, que sur des divans de crin; aussi la position horizontale est-elle celle qu’elle prend le plus volontiers. Sa voix est d’une douceur pénétrante, ses mouvements sont gracieux. Elle parle avec une merveilleuse facilité. Elle ne s’adonne à aucun travail pénible; et cependant, malgré sa faiblesse apparente, il y a des fardeaux qu’elle sait porter et remuer avec une aisance miraculeuse. Elle fuit l’éclat du soleil et s’en préserve par d’ingénieux moyens. Pour elle, marcher est une fatigue; mange-t-elle? c’est un mystère; partage-t-elle les besoins des autres espèces? c’est un problème. Curieuse à l’excès, elle se laisse prendre facilement par celui qui sait lui cacher la plus petite chose, car son esprit la porte sans cesse à chercher l’inconnu. Aimer est sa religion: elle ne pense qu’à plaire à celui qu’elle aime. Être aimée est le but de toutes ses actions, exciter des désirs celui de tous ses gestes. Aussi ne songe-t-elle qu’aux moyens de briller; elle ne se meut qu’au sein d’une sphère de grâce et d’élégance; c’est pour elle que la jeune Indienne a filé le poil souple des chèvres du Thibet, que Tarare tisse ses voiles d’air, que Bruxelles fait courir des navettes chargées du lin le plus pur et le plus délié, que Visapour dispute aux entrailles de la terre des cailloux étincelants, et que Sèvres dore sa blanche argile. Elle médite nuit et jour de nouvelles parures, emploie sa vie à faire empeser ses robes, à chiffonner des fichus. Elle va se montrant brillante et fraîche à des inconnus dont les hommages la flattent, dont les désirs la charment, bien qu’ils lui soient indifférents. Les heures dérobées au soin d’elle-même et à la volupté, elle les emploie à chanter les airs les plus doux: c’est pour elle que la France et l’Italie inventent leurs délicieux concerts et que Naples donne aux cordes une âme harmonieuse. Cette espèce, enfin, est la reine du monde et l’esclave d’un désir. Elle redoute le mariage parce qu’il finit par gâter la taille, mais elle s’y livre parce qu’il promet le bonheur. Si elle fait des enfants, c’est par un pur hasard, et quand ils sont grands, elle les cache. Ces traits, pris à l’aventure entre mille, se retrouvent-ils en ces créatures dont les mains sont noires comme celles des singes, et la peau tannée comme les vieux parchemins d’un _olim_, dont le visage est brûlé par le soleil, et le cou ridé comme celui des dindons; qui sont couvertes de haillons, dont la voix est rauque, l’intelligence nulle, l’odeur insupportable, qui ne songent qu’à la huche au pain, qui sont incessamment courbées vers la terre, qui piochent, qui hersent, qui fanent, glanent, moissonnent, pétrissent le pain, teillent du chanvre; qui, pêle-mêle avec des bestiaux, des enfants et des hommes, habitent des trous à peine couverts de paille; auxquelles enfin il importe peu d’où pleuvent les enfants? en produire beaucoup pour en livrer beaucoup à la misère et au travail est toute leur tâche; et si leur amour n’est pas un labeur comme celui des champs, il est au moins une spéculation. Hélas! s’il y a par le monde des marchandes assises tout le jour entre de la chandelle et de la cassonade, des fermières qui traient les vaches, des infortunées dont on se sert comme de bêtes de somme dans les manufactures, ou qui portent la hotte, la houe et l’éventaire; s’il existe malheureusement trop de créatures vulgaires pour lesquelles la vie de l’âme, les bienfaits de l’éducation, les délicieux orages du cœur sont un paradis inaccessible, et si la nature a voulu qu’elles eussent un bec coracoïde, un os hyoïde et trente-deux vertèbres, qu’elles restent pour le physiologiste dans le genre Orang! Ici, nous ne stipulons que pour les oisifs, pour ceux qui ont le temps et l’esprit d’aimer, pour les riches qui ont acheté la propriété des passions, pour les intelligences qui ont conquis le monopole des chimères. Anathème sur tout ce qui ne vit pas de la pensée! Disons _raca_ et même racaille de qui n’est pas ardent, jeune, beau et passionné. C’est l’expression publique du sentiment secret des philanthropes qui savent lire ou qui peuvent monter en équipage. Dans nos neuf millions de proscrites, le percepteur, le magistrat, le législateur, le prêtre voient sans doute des âmes, des administrés, des justiciables, des contribuables; mais l’homme à sentiment, le philosophe de boudoir, tout en mangeant le petit pain de griot semé et récolté par ces créatures-là, les rejetteront, comme nous le faisons, hors du genre Femme. Pour eux, il n’y a de femme que celle qui peut inspirer de l’amour; il n’y a d’existant que la créature investie du sacerdoce de la pensée par une éducation privilégiée, et chez qui l’oisiveté a développé la puissance de l’imagination; enfin il n’y a d’être que celui dont l’âme rêve, en amour, autant de jouissances intellectuelles que de plaisirs physiques. Cependant nous ferons observer que ces neuf millions de parias femelles produisent çà et là des milliers de paysannes qui, par des circonstances bizarres, sont jolies comme des amours; elles arrivent à Paris ou dans les grandes villes, et finissent par monter au rang des femmes comme il faut; mais pour ces deux ou trois mille créatures privilégiées, il y en a cent mille autres qui restent servantes ou se jettent en d’effroyables désordres. Néanmoins nous tiendrons compte à la population féminine de ces Pompadours de village. Ce premier calcul est fondé sur cette découverte de la statistique, qu’en France il y a dix-huit millions de pauvres, dix millions de gens aisés, et deux millions de riches. Il n’existe donc en France que six millions de femmes dont les hommes à sentiment s’occupent, se sont occupés ou s’occuperont. Soumettons cette élite sociale à un examen philosophique. Nous pensons, sans crainte d’être démenti, que les époux qui ont vingt ans de ménage doivent dormir tranquillement sans avoir à redouter l’invasion de l’amour et le scandale d’un procès en criminelle conversation. De ces six millions d’individus il faut donc distraire environ deux millions de femmes extrêmement aimables, parce qu’à quarante ans passés elles ont vu le monde; mais comme elles ne peuvent remuer le cœur de personne, elles sont en dehors de la question dont il s’agit. Si elles ont le malheur de ne pas être recherchées pour leur amabilité, l’ennui les gagne; elles se jettent dans la dévotion, dans les chats, les petits chiens, et autres manies qui n’offensent plus que Dieu. Les calculs faits au Bureau des Longitudes sur la population nous autorisent à soustraire encore de la masse totale deux millions de petites filles, jolies à croquer; elles en sont à l’A, B, C de la vie, et jouent innocemment avec d’autres enfants, sans se douter que ces petits _malis_, qui alors les font rire, les feront pleurer un jour. Maintenant, sur les deux millions de femmes restant, quel est l’homme raisonnable qui ne nous abandonnera pas cent mille pauvres filles bossues, laides, quinteuses, rachitiques, malades, aveugles, blessées, pauvres quoique bien élevées, mais demeurant toutes demoiselles et n’offensant aucunement, par ce moyen, les saintes lois du mariage? Nous refusera-t-on cent mille autres filles qui se trouvent sœurs de Sainte-Camille, sœurs de charité, religieuses, institutrices, demoiselles de compagnie, etc.? Mais nous mettrons dans ce saint voisinage le nombre assez difficile à évaluer des jeunes personnes trop grandes pour jouer avec les petits garçons, et trop jeunes encore pour éparpiller leurs couronnes de fleurs d’oranger. Enfin, sur les quinze cent mille sujets qui se trouvent au fond de notre creuset, nous diminuerons encore cinq cent mille autres unités que nous attribuerons aux filles de Baal, qui font plaisir aux gens peu délicats. Nous y comprendrons même, sans crainte qu’elles ne se gâtent ensemble, les femmes entretenues, les modistes, les filles de boutique, les mercières, les actrices, les cantatrices, les filles d’opéra, les figurantes, les servantes-maîtresses, les femmes de chambre, etc. La plupart de ces créatures excitent bien des passions, mais elles trouvent de l’indécence à faire prévenir un notaire, un maire, un ecclésiastique et un monde de rieurs du jour et du moment où elles se donnent à leur amant. Leur système, justement blâmé par une société curieuse, a l’avantage de ne les obliger à rien envers les hommes, envers M. le maire, envers la justice. Or, ne portant atteinte à aucun serment public, ces femmes n’appartiennent en rien à un ouvrage exclusivement consacré aux mariages légitimes. C’est demander bien peu pour cet article, dira-t-on, mais il formera compensation à ceux que des amateurs pourraient trouver trop enflés. Si quelqu’un, par amour pour une riche douairière, veut la faire passer dans le million restant, il la prendra sur le chapitre des sœurs de charité, des filles d’opéra ou des bossues. Enfin, nous n’avons appelé que cinq cent mille têtes à former cette dernière catégorie, parce qu’il arrive souvent, comme on l’a vu ci-dessus, que les neuf millions de paysannes l’augmentent d’un grand nombre de sujets. Nous avons négligé la classe ouvrière et le petit commerce par la même raison: les femmes de ces deux sections sociales sont le produit des efforts que font les neuf millions de Bimanes femelles pour s’élever vers les hautes régions de la civilisation. Sans cette scrupuleuse exactitude, beaucoup de personnes regarderaient cette Méditation de Statistique conjugale comme une plaisanterie. Nous avions bien pensé à organiser une petite classe de cent mille individus, pour former une caisse d’amortissement de l’espèce, et servir d’asile aux femmes qui tombent dans un état mitoyen, comme les veuves, par exemple; mais nous avons préféré compter largement. Il est facile de prouver la justesse de notre analyse: une seule réflexion suffit. La vie de la femme se partage en trois époques bien distinctes: la première commence au berceau et se termine à l’âge de nubilité; la seconde embrasse le temps pendant lequel une femme appartient au mariage; la troisième s’ouvre par l’âge critique, sommation assez brutale que la Nature fait aux passions d’avoir à cesser. Ces trois sphères d’existence étant, à peu de chose près, égales en durée, doivent diviser en nombres égaux une quantité donnée de femmes. Ainsi, dans une masse de six millions, l’on trouve, sauf les fractions qu’il est loisible aux savants de chercher, environ deux millions de filles entre un an et dix-huit, deux millions de femmes âgées de dix-huit ans au moins, de quarante au plus, et deux millions de vieilles. Les caprices de l’État social ont donc distribué les deux millions de femmes aptes à se marier en trois grandes catégories d’existence, savoir: celles qui restent filles par les raisons que nous avons déduites; celles dont la vertu importe peu aux maris, et le million de femmes légitimes dont nous avons à nous occuper. Vous voyez, par ce dépouillement assez exact de la population femelle, qu’il existe à peine en France un petit troupeau d’un million de brebis blanches, bercail privilégié où tous les loups veulent entrer. Faisons passer par une autre étamine ce million de femmes déjà triées sur le volet. Pour parvenir à une appréciation plus vraie du degré de confiance qu’un homme doit avoir en sa femme, supposons pour un moment que toutes ces épouses tromperont leurs maris. Dans cette hypothèse, il conviendra de retrancher environ un vingtième de jeunes personnes qui, mariées de la veille, seront au moins fidèles à leurs serments pendant un certain temps. Un autre vingtième sera malade. C’est accorder une bien faible part aux douleurs humaines. Certaines passions qui, dit-on, détruisent l’empire de l’homme sur le cœur de la femme, la laideur, les chagrins, les grossesses, réclament encore un vingtième. L’adultère ne s’établit pas dans le cœur d’une femme mariée comme on tire un coup de pistolet. Quand même la sympathie ferait naître des sentiments à la première vue, il y a toujours un combat dont la durée forme une certaine non-valeur dans la somme totale des infidélités conjugales. C’est presque insulter la pudeur en France que de ne représenter le temps de ces combats, dans un pays si naturellement guerrier, que par un vingtième du total des femmes; mais alors nous supposerons que certaines femmes malades conservent leurs amants au milieu des potions calmantes, et qu’il y a des femmes dont la grossesse fait sourire quelque célibataire sournois. Nous sauverons ainsi la pudeur de celles qui combattent pour la vertu. Par la même raison, nous n’oserons pas croire qu’une femme abandonnée par son amant en trouve un autre _hic et nunc_; mais cette non-valeur-là étant nécessairement plus faible que la précédente, nous l’estimerons à un quarantième. Ces retranchements réduiront notre masse à huit cent mille femmes, quand il s’agira de déterminer le nombre de celles qui offenseront la foi conjugale. En ce moment, qui ne voudrait pas rester persuadé que ces femmes sont vertueuses? Ne sont-elles pas la fleur du pays? Ne sont-elles pas toutes verdissantes, ravissantes, étourdissantes de beauté, de jeunesse, de vie et d’amour? Croire à leur vertu est une espèce de religion sociale; car elles sont l’ornement du monde et font la gloire de la France. C’est donc au sein de ce million que nous avons à chercher: Le nombre des femmes honnêtes; Le nombre des femmes vertueuses. Cette investigation et ces deux catégories demandent des Méditations entières, qui serviront d’appendice à celle-ci. MÉDITATION III. DE LA FEMME HONNÊTE. La Méditation précédente a démontré que nous possédons en France une masse flottante d’un million de femmes, exploitant le privilége d’inspirer les passions qu’un galant homme avoue sans honte ou cache avec plaisir. C’est donc sur ce million de femmes qu’il faut promener notre lanterne diogénique, pour trouver les femmes honnêtes du pays. Cette recherche nous entraîne à quelques digressions. Deux jeunes gens bien mis, dont le corps svelte et les bras arrondis ressemblent à la demoiselle d’un paveur, et dont les bottes sont supérieurement faites, se rencontrent un matin sur le boulevard, à la sortie du passage des Panoramas.--Tiens, c’est toi!--Oui, mon cher, je me ressemble, n’est-ce pas? Et de rire plus ou moins spirituellement, suivant la nature de la plaisanterie qui ouvre la conversation. Quand ils se sont examinés avec la curiosité sournoise d’un gendarme qui cherche à reconnaître un signalement, qu’ils sont bien convaincus de la fraîcheur respective de leurs gants, de leurs gilets et de la grâce avec laquelle leurs cravates sont nouées; qu’ils sont à peu près certains qu’aucun d’eux n’est tombé dans le malheur, ils se prennent le bras; et s’ils partent du théâtre des Variétés, ils n’arriveront pas à la hauteur de Frascati sans s’être adressé une question un peu drue, dont voici la traduction libre:--Qui épousons-nous pour le moment?... Règle générale, c’est toujours une femme charmante. Quel est le fantassin de Paris dans l’oreille duquel il n’est pas tombé, comme des balles en un jour de bataille, des milliers de mots prononcés par les passants, et qui n’ait pas saisi une de ces innombrables paroles, gelées en l’air, dont parle Rabelais? Mais la plupart des hommes se promènent à Paris comme ils mangent, comme ils vivent, sans y penser. Il existe peu de musiciens habiles, de physionomistes exercés qui sachent reconnaître de quelle clef ces notes éparses sont signées, de quelle passion elles procèdent. Oh! errer dans Paris! adorable et délicieuse existence? Flâner est une science, c’est la gastronomie de l’œil. Se promener, c’est végéter; flâner, c’est vivre. La jeune et jolie femme, long-temps contemplée par des yeux ardents, serait encore bien plus recevable à prétendre un salaire que le rôtisseur qui demandait vingt sous au Limousin dont le nez, enflé à toutes voiles, aspirait de nourrissants parfums. Flaner, c’est jouir, c’est recueillir des traits d’esprit, c’est admirer de sublimes tableaux de malheur, d’amour, de joie, des portraits gracieux ou grotesques; c’est plonger ses regards au fond de mille existences: jeune, c’est tout désirer, tout posséder; vieillard, c’est vivre de la vie des jeunes gens, c’est épouser leurs passions. Or, combien de réponses un flaneur artiste n’a-t-il pas entendu faire à l’interrogation catégorique sur laquelle nous sommes restés? --Elle a trente-cinq ans, mais tu ne lui en donnerais pas vingt! dit un bouillant jeune homme aux yeux pétillants, et qui, libéré du collége, voudrait, comme Chérubin, tout embrasser.--Comment donc! mais nous avons des peignoirs de batiste et des anneaux de nuit en diamants... dit un clerc de notaire.--Elle a voiture et une loge aux Français! dit un militaire.--Moi! s’écrie un autre un peu âgé en ayant l’air de répondre à une attaque, cela ne me coûte pas un sou! Quand on est tourné comme nous... Est-ce que tu en serais là, mon respectable ami? Et le promeneur de frapper un léger coup de plat de la main sur l’abdomen de son camarade.--Oh! elle m’aime! dit un autre, on ne peut pas s’en faire d’idée; mais elle a le mari le plus bête! Ah!... Buffon a supérieurement décrit les animaux, mais le bipède nommé mari... (Comme c’est agréable à entendre quand on est marié!)--Oh! mon ami, comme un ange!... est la réponse d’une demande discrètement faite à l’oreille.--Peux-tu me dire son nom ou me la montrer?...--Oh! non, c’est une _femme honnête_. Quand un étudiant est aimé d’une limonadière, il la nomme avec orgueil et mène ses amis déjeuner chez elle. Si un jeune homme aime une femme dont le mari s’adonne à un commerce qui embrasse des objets de première nécessité, il répondra en rougissant:--C’est une lingère, c’est la femme d’un papetier, d’un bonnetier, d’un marchand de draps, d’un commis, etc... Mais cet aveu d’un amour subalterne, éclos en grandissant au milieu des ballots, des pains de sucre ou des gilets de flanelle, est toujours accompagné d’un pompeux éloge de la fortune de la dame. Le mari seul se mêle du commerce, il est riche, il a de beaux meubles; d’ailleurs la bien-aimée vient chez son amant; elle a un cachemire, une maison de campagne, etc. [Illustration: UNE FEMME HONNÊTE.] Bref, un jeune homme ne manque jamais d’excellentes raisons pour prouver que sa maîtresse va devenir très-prochainement une femme honnête, si elle ne l’est pas déjà. Cette distinction, produite par l’élégance de nos mœurs, est devenue aussi indéfinissable que la ligne à laquelle commence le bon ton. Qu’est-ce donc alors qu’une femme honnête? Cette matière touche de trop près à la vanité des femmes, à celle de leurs amants, et même à celle d’un mari, pour que nous n’établissions pas ici des règles générales, résultat d’une longue observation. Notre million de têtes privilégiées représente une masse d’éligibles au titre glorieux de femme honnête, mais toutes ne sont pas élues. Les principes de cette élection se trouvent dans les axiomes suivants: APHORISMES. I. Une femme honnête est essentiellement mariée. II. Une femme honnête a moins de quarante ans. III. Une femme mariée dont les faveurs sont _payables_ n’est pas une femme honnête. IV. Une femme mariée qui a une voiture à elle est une femme honnête. V. Une femme qui fait la cuisine dans son ménage n’est pas une femme honnête. VI. Quand un homme a gagné vingt mille livres de rente, sa femme est une femme honnête, quel que soit le genre de commerce auquel il a dû sa fortune. VII. Une femme qui dit une lettre _d’échange_ pour une lettre de change, _souyer_ pour soulier, pierre de _lierre_ pour pierre de liais, qui dit d’un homme: «Est-il _farce_ monsieur un tel!» ne peut jamais être une femme honnête, quelle que soit sa fortune. VIII. Une femme honnête doit avoir une existence pécuniaire qui permette à son amant de penser qu’elle ne lui sera jamais à charge d’aucune manière. IX. Une femme logée au troisième étage (les rues de Rivoli et Castiglione exceptées) n’est pas une femme honnête. X. La femme d’un banquier est toujours une femme honnête; mais une femme assise dans un comptoir ne peut l’être qu’autant que son mari fait un commerce très-étendu et qu’elle ne loge pas au-dessus de sa boutique. XI. La nièce, non mariée, d’un évêque, et quand elle demeure chez lui, peut passer pour une femme honnête, parce que si elle a une intrigue, elle est obligée de tromper son oncle. XII. Une femme honnête est celle que l’on craint de compromettre. XIII. La femme d’un artiste est toujours une femme honnête. En appliquant ces principes, un homme du département de l’Ardèche peut résoudre toutes les difficultés qui se présenteront dans cette matière. Pour qu’une femme ne fasse pas elle-même sa cuisine, ait reçu une brillante éducation, ait le sentiment de la coquetterie, ait le droit de passer des heures entières dans un boudoir, couchée sur un divan, et vive de la vie de l’âme, il lui faut au moins un revenu de six mille francs en province ou de vingt mille livres à Paris. Ces deux termes de fortune vont nous indiquer le nombre présumé des femmes honnêtes qui se trouvent dans le million, produit brut de notre statistique. Or, trois cent mille rentiers à quinze cents francs représentent la somme totale des pensions, des intérêts viagers et perpétuels, payés par le Trésor, et celle des rentes hypothécaires; Trois cent mille propriétaires jouissant de trois mille cinq cents francs de revenu foncier représentent toute la fortune territoriale; Deux cent mille parties prenantes, à raison de quinze cents francs, représentent le partage du budget de l’État et celui des budgets municipaux ou départementaux; soustraction faite de la dette, des fonds du clergé, de la somme des héros à cinq sous par jour et des sommes allouées à leur linge, à l’armement, aux vivres, aux habillements, etc.; Deux cent mille fortunes commerciales, à raison de vingt mille francs de capital, représentent tous les établissements industriels possibles de la France; Voilà bien un million de maris. Mais combien compterons-nous de rentiers à dix, à cinquante, cent, deux, trois, quatre, cinq et six cents francs seulement de rente inscrits sur le Grand livre et ailleurs? Combien y a-t-il de propriétaires qui ne paient pas plus de cent sous, vingts francs, cent, deux cents et deux cent quatre-vingts francs d’impôts? Combien supposerons-nous, parmi les budgétophages, de pauvres plumitifs qui n’ont que six cents francs d’appointements? Combien admettrons-nous de commerçants qui n’ont que des capitaux fictifs; qui, riches de crédit, n’ont pas un sou vaillant et ressemblent à des cribles par où passe le Pactole? et combien de négociants qui n’ont qu’un capital réel de mille, deux mille, quatre mille, cinq mille francs? O Industrie!... salut. Faisons plus d’heureux qu’il n’y en a peut-être, et partageons ce million en deux parties: cinq cent mille ménages auront de cent francs à trois mille francs de rente, et cinq cent mille femmes rempliront les conditions voulues pour être honnêtes. D’après les observations qui terminent notre Méditation de statistique, nous sommes autorisé à retrancher de ce nombre cent mille unités: en conséquence, on peut regarder comme une proposition mathématiquement prouvée qu’il n’existe en France que quatre cent mille femmes dont la possession puisse procurer aux hommes délicats les jouissances exquises et distinguées qu’ils recherchent en amour. En effet, c’est ici le lieu de faire observer aux adeptes pour lesquels nous écrivons que l’amour ne se compose pas de quelques causeries solliciteuses, de quelques nuits de volupté, d’une caresse plus ou moins intelligente et d’une étincelle d’amour-propre baptisée du nom de jalousie. Nos quatre cent mille femmes ne sont pas de celles dont on puisse dire: «La plus belle fille du monde ne donne que ce qu’elle a.» Non, elles sont richement dotées des trésors qu’elles empruntent à nos ardentes imaginations, elles savent vendre cher ce qu’elles n’ont pas, pour compenser la vulgarité de ce qu’elles donnent. Est-ce en baisant le gant d’une grisette que vous ressentirez plus de plaisir qu’à épuiser cette volupté de cinq minutes que vous offrent toutes les femmes? Est-ce la conversation d’une marchande qui vous fera espérer des jouissances infinies? Entre vous et une femme au-dessous de vous, les délices de l’amour-propre sont pour elle. Vous n’êtes pas dans le secret du bonheur que vous donnez. Entre vous et une femme au-dessus de vous par sa fortune ou sa position sociale, les chatouillements de vanité sont immenses et sont partagés. Un homme n’a jamais pu élever sa maîtresse jusqu’à lui; mais une femme place toujours son amant aussi haut qu’elle.--«Je puis faire des princes, et vous ne ferez jamais que des bâtards!» est une réponse étincelante de vérité. Si l’amour est la première des passions, c’est qu’elle les flatte toutes ensemble. On aime en raison du plus ou du moins de cordes que les doigts de notre belle maîtresse attaquent dans notre cœur. Biren, fils d’un orfèvre, montant dans le lit de la duchesse de Courlande et l’aidant à lui signer la promesse d’être proclamé souverain du pays, comme il était celui de la jeune et jolie souveraine, est le type du bonheur que doivent donner nos quatre cent mille femmes à leurs amants. Pour avoir le droit de se faire un plancher de toutes les têtes qui se pressent dans un salon, il faut être l’amant d’une de ces femmes d’élite. Or nous aimons tous à trôner plus ou moins. Aussi est-ce sur cette brillante partie de la nation que sont dirigées toutes les attaques des hommes auxquels l’éducation, le talent ou l’esprit ont acquis le droit d’être comptés pour quelque chose dans cette fortune humaine dont s’enorgueillissent les peuples; et c’est dans cette classe de femmes seulement que se trouve celle dont le cœur sera défendu à outrance par _notre_ mari. Que les considérations auxquelles donne lieu notre aristocratie féminine s’appliquent ou non aux autres classes sociales, qu’importe? Ce qui sera vrai de ces femmes si recherchées dans leurs manières, dans leur langage, dans leurs pensées; chez lesquelles une éducation privilégiée a développé le goût des arts, la faculté de sentir, de comparer, de réfléchir; qui ont un sentiment si élevé des convenances et de la politesse, et qui commandent aux mœurs en France, doit être applicable aux femmes de toutes les nations et de toutes les espèces. L’homme supérieur à qui ce livre est dédié possède nécessairement une certaine optique de pensée qui lui permet de suivre les dégradations de la lumière dans chaque classe et de saisir le point de civilisation auquel telle observation est encore vraie. N’est-il donc pas d’un haut intérêt pour la morale de rechercher maintenant le nombre de femmes vertueuses qui peut se trouver parmi ces adorables créatures? N’y a-t-il pas là une question marito-nationale? MÉDITATION IV. DE LA FEMME VERTUEUSE. La question n’est peut-être pas tant de savoir combien il y a de femmes vertueuses que si une femme honnête peut rester vertueuse. Pour mieux éclairer un point aussi important, jetons un rapide coup d’œil sur la population masculine? De nos quinze millions d’hommes, retranchons d’abord les neuf millions de Bimanes à trente-deux vertèbres, et n’admettons à notre analyse physiologique que six millions de sujets. Les Marceau, les Masséna, les Rousseau, les Diderot et les Rollin germent souvent tout à coup du sein de ce marc social en fermentation; mais ici, nous commettrons à dessein des inexactitudes. Ces erreurs de calcul retomberont de tout leur poids à la conclusion, et corroboreront les terribles résultats que va nous dévoiler le mécanisme des passions publiques. De six millions d’hommes privilégiés, nous ôterons trois millions de vieillards et d’enfants. Cette soustraction, dira-t-on, a produit quatre millions chez les femmes. Cette différence peut, au premier aspect, sembler singulière, mais elle est facile à justifier. L’âge moyen auquel les femmes sont mariées est vingt ans, et à quarante elles cessent d’appartenir à l’amour. Or un jeune garçon de dix-sept ans donne de fiers coups de canif dans les parchemins des contrats, et particulièrement dans les plus anciens, disent les chroniques scandaleuses. Or un homme de cinquante-deux ans est plus redoutable à cet âge qu’à tout autre. C’est à cette belle époque de la vie qu’il use, et d’une expérience chèrement acquise, et de toute la fortune qu’il doit avoir. Les passions sous le fléau desquelles il tourne étant les dernières, il est impitoyable et fort comme l’homme entraîné par le courant, qui saisit une verte et flexible branche de saule, jeune pousse de l’année. XIV. Physiquement, un homme est plus long-temps homme que la femme n’est femme. * * * * * Relativement au mariage, la différence de durée qui existe entre la vie amoureuse de l’homme et celle de la femme est donc de quinze ans. Ce terme équivaut aux trois quarts du temps pendant lequel les infidélités d’une femme peuvent faire le malheur d’un mari. Cependant le reste de la soustraction faite sur notre masse d’hommes n’offre une différence que d’un sixième au plus, en le comparant à celui qui résulte de la soustraction exercée sur la masse féminine. Grande est la modestie de nos calculs. Quant à nos raisons, elles sont d’une évidence si vulgaire que nous ne les avons exposées que par exactitude et pour prévenir toute critique. Il est donc prouvé à tout philosophe, tant soit peu calculateur, qu’il existe en France une masse flottante de trois millions d’hommes âgés de dix-sept ans au moins, de cinquante-deux ans au plus, tous bien vivants, bien endentés, bien décidés à mordre, mordant et ne demandant qu’à marcher fort et ferme dans le chemin du paradis. Les observations déjà faites nous autorisent à séparer de cette masse un million de maris. Supposons un moment que, satisfaits et toujours heureux comme notre mari-modèle, ceux-là se contentent de l’amour conjugal. Mais notre masse de deux millions de célibataires n’a pas besoin de cinq sous de rente pour faire l’amour; Mais il suffit à un homme d’avoir bon pied, bon œil, pour décrocher le portrait d’un mari; Mais il n’est pas nécessaire qu’il ait une jolie figure, ni même qu’il soit bien fait; Mais pourvu qu’un homme ait de l’esprit, une figure distinguée et de l’_entregent_, les femmes ne lui demandent jamais d’où il sort, mais où il veut aller; Mais les bagages de l’amour sont les charmes de la jeunesse; Mais un habit dû à Buisson, une paire de gants prise chez Boivin, des bottes élégantes que l’industriel tremble d’avoir fournies, une cravate bien nouée y suffisent à un homme pour devenir le roi d’un salon; Mais enfin les militaires, quoique l’engouement pour la graine d’épinards et l’aiguillette soit bien tombé, les militaires ne forment-ils pas déjà à eux seuls une redoutable légion de célibataires?..... Sans parler d’Éginhard, puisque c’était un secrétaire particulier, un journal n’a-t-il pas rapporté dernièrement qu’une princesse d’Allemagne avait légué sa fortune à un simple lieutenant des cuirassiers de la garde impériale? Mais le notaire du village qui, au fond de la Gascogne, ne passe que trente-six actes par an, envoie son fils faire son Droit à Paris; le bonnetier veut que son fils soit notaire; l’avoué destine le sien à la magistrature; le magistrat veut être ministre pour doter ses enfants de la pairie. A aucune époque du monde il n’y a eu si brûlante soif d’instruction. Aujourd’hui ce n’est plus l’esprit qui court les rues, c’est le talent. Par toutes les crevasses de notre état social sortent de brillantes fleurs, comme le printemps en fait éclore sur les murs en ruines; dans les caveaux même, il s’échappe d’entre les voûtes des touffes à demi colorées qui verdiront, pour peu que le soleil de l’Instruction y pénètre. Depuis cet immense développement de la pensée, depuis cette égale et féconde dispersion de lumière, nous n’avons presque plus de supériorités, parce que chaque homme représente la masse d’instruction de son siècle. Nous sommes entourés d’encyclopédies vivantes qui marchent, pensent, agissent et veulent s’éterniser. De là ces effrayantes secousses d’ambitions ascendantes et de passions délirantes: il nous faut d’autres mondes; il nous faut des ruches prêtes à recevoir tous ces essaims, et surtout il faut beaucoup de jolies femmes. Mais ensuite les maladies par lesquelles un homme est affligé ne produisent pas de non-valeur dans la masse totale des passions de l’homme. A notre honte, une femme ne nous est jamais si attachée que quand nous souffrons!... A cette pensée, toutes les épigrammes dirigées contre le petit sexe (car c’est bien vieux de dire le beau sexe) devraient se désarmer de leurs pointes aiguës et se changer en madrigaux!... Tous les hommes devraient penser que la seule vertu de la femme est d’aimer, que toutes les femmes sont prodigieusement vertueuses, et fermer là le livre et la Méditation. Ah! vous souvenez-vous de ce moment lugubre et noir où, seul et souffrant, accusant les hommes, surtout vos amis; faible, découragé et pensant à la mort, la tête appuyée sur un oreiller fadement chaud, et couché sur un drap dont le blanc treillis de lin s’imprimait douloureusement sur votre peau, vous promeniez vos yeux agrandis sur le papier vert de votre chambre muette? vous souvenez-vous, dis-je, de l’avoir vue entr’ouvrant votre porte sans bruit, montrant sa jeune, sa blonde tête encadrée de rouleaux d’or et d’un chapeau frais, apparaissant comme une étoile dans une nuit orageuse, souriant, accourant moitié chagrine, moitié heureuse, se précipitant vers vous! --Comment as-tu fait, qu’as-tu dit à ton mari? demandez-vous. Un mari!... Ah! nous voici ramenés en plein dans notre sujet. XV. Moralement, l’homme est plus souvent et plus long-temps homme que la femme n’est femme. * * * * * Cependant nous devons considérer que parmi ces deux millions de célibataires, il y a bien des malheureux chez lesquels le sentiment profond de leur misère et des travaux obstinés éteignent l’amour; Qu’ils n’ont pas tous passé par le collége, et qu’il y a bien des artisans, bien des laquais (le duc de Gèvres, très-laid et petit, en se promenant dans le parc de Versailles, aperçut des valets de riche taille, et dit à ses amis:--Regardez comme nous faisons ces drôles-là, et comme ils nous font!...), bien des entrepreneurs en bâtiment, bien des industriels qui ne pensent qu’à l’argent; bien des courtauds de boutique; Qu’il y a des hommes plus bêtes et véritablement plus laids que Dieu ne les aurait faits; Qu’il y en a dont le caractère est comme une châtaigne sans pulpe; Que le clergé est généralement chaste; Qu’il y a des hommes placés de manière à ne pouvoir jamais entrer dans la sphère brillante où se meuvent les femmes honnêtes, soit faute d’un habit, soit timidité, soit manque d’un cornac qui les y introduise. Mais laissons à chacun le soin d’augmenter le nombre des exceptions suivant sa propre expérience (car, avant tout, le but d’un livre est de faire penser); et supprimons tout d’un coup une moitié de la masse totale, n’admettons qu’un million de cœurs dignes d’offrir leurs hommages aux femmes honnêtes: c’est, à peu de chose près, le nombre de nos supériorités en tout genre. Les femmes n’aiment pas que les gens d’esprit! mais, encore une fois, donnons beau jeu à la vertu. Maintenant, à entendre nos aimables célibataires, chacun d’eux raconte une multitude d’aventures qui, toutes, compromettent gravement les femmes honnêtes. Il y a beaucoup de modestie et de retenue à ne distribuer que trois aventures par célibataire; mais si quelques-uns comptent par dizaine, il en est tant qui s’en sont tenus à deux ou trois passions, et même à une seule dans leur vie, que nous avons, comme en statistique, pris le mode d’une répartition par tête. Or, si l’on multiplie le nombre des célibataires par le nombre des bonnes fortunes, on obtiendra trois millions d’aventures; et, pour y faire face, nous n’avons que quatre cent mille femmes honnêtes?... Si le Dieu de bonté et d’indulgence qui plane sur les mondes ne fait pas une seconde lessive du genre humain, c’est sans doute à cause du peu de succès de la première... Voilà donc ce que c’est qu’un peuple! voilà une société tamisée, et voilà ce qu’elle offre en résultat! XVI. Les mœurs sont l’hypocrisie des nations; l’hypocrisie est plus ou moins perfectionnée. XVII. La vertu n’est peut-être que la politesse de l’âme. * * * * * L’amour physique est un besoin semblable à la faim, à cela près que l’homme mange toujours, et qu’en amour son appétit n’est pas aussi soutenu ni aussi régulier qu’en fait de table. Un morceau de pain bis et une cruchée d’eau font raison de la faim de tous les hommes; mais notre civilisation a créé la gastronomie. L’amour a son morceau de pain, mais il a aussi cet art d’aimer, que nous appelons la coquetterie, mot charmant qui n’existe qu’en France, où cette science est née. Eh! bien, n’y a-t-il pas de quoi faire frémir tous les maris s’ils viennent à penser que l’homme est tellement possédé du besoin inné de changer ses mets, qu’en quelque pays sauvage où les voyageurs aient abordé, ils ont trouvé des boissons spiritueuses et des ragoûts? Mais la faim n’est pas si violente que l’amour; mais les caprices de l’âme sont bien plus nombreux, plus agaçants, plus recherchés dans leur furie que les caprices de la gastronomie; mais tout ce que les poètes et les événements nous ont révélé de l’amour humain arme nos célibataires d’une puissance terrible: ils sont les lions de l’Évangile cherchant des proies à dévorer. Ici, que chacun interroge sa conscience, évoque ses souvenirs, et se demande s’il a jamais rencontré d’homme qui s’en soit tenu à l’amour d’une seule femme! Comment, hélas! expliquer pour l’honneur de tous les peuples le problème résultant de trois millions de passions brûlantes qui ne trouve pour pâture que quatre cent mille femmes?... Veut-on distribuer quatre célibataires par femme, et reconnaître que les femmes honnêtes pourraient fort bien avoir établi, par instinct, et sans le savoir, une espèce de roulement entre elles et les célibataires semblable à celui qu’ont inventé les présidents de cours royales pour faire passer leurs conseillers dans chaque chambre les uns après les autres au bout d’un certain nombre d’années?.... Triste manière d’éclaircir la difficulté! Veut-on même conjecturer que certaines femmes honnêtes agissent, dans le partage des célibataires, comme le lion de la fable?... Quoi! une moitié au moins de nos autels serait des sépulcres blanchis!... Pour l’honneur des dames françaises, veut-on supposer qu’en temps de paix les autres pays nous importent une certaine quantité de leurs femmes honnêtes, principalement l’Angleterre, l’Allemagne, la Russie?... Mais les nations européennes prétendront établir une balance en objectant que la France exporte une certaine quantité de jolies femmes. La morale, la religion souffrent tant à de pareils calculs, qu’un honnête homme, dans son désir d’innocenter les femmes mariées, trouverait quelque agrément à croire que les douairières et les jeunes personnes sont pour moitié dans cette corruption générale, ou mieux encore, que les célibataires mentent. Mais que calculons-nous? Songez à nos maris qui, à la honte des mœurs, se conduisent presque tous comme des célibataires, et font gloire, _in petto_, de leurs aventures secrètes. Oh! alors, nous croyons que tout homme marié, s’il tient un peu à sa femme à l’endroit de l’honneur, dirait le vieux Corneille, peut chercher une corde et un clou: _fœnum habet in cornu_. C’est cependant au sein de ces quatre cent mille femmes honnêtes qu’il faut, lanterne en main, chercher le nombre des femmes vertueuses de France!... En effet, par notre statistique conjugale, nous n’avons retranché que des créatures de qui la société ne s’occupe réellement pas. N’est-il pas vrai qu’en France _les honnêtes gens, les gens comme il faut_, forment à peine le total de trois millions d’individus; à savoir: notre million de célibataires, cinq cent mille femmes honnêtes, cinq cent mille maris, et un million de douairières, d’enfants et de jeunes filles. Étonnez-vous donc maintenant du fameux vers de Boileau! Ce vers annonce que le poète avait habilement approfondi les réflexions mathématiquement développées à vos yeux dans ces affligeantes Méditations, et qu’il n’est pas une hyperbole. Cependant il existe des femmes vertueuses: Oui, celles qui n’ont jamais été tentées et celles qui meurent à leurs premières couches, en supposant que leurs maris les aient épousées vierges. Oui, celles qui sont laides comme la Kaïfakatadary des Mille et une Nuits. Oui, celles que Mirabeau appelle les _fées concombres_, et qui sont composées d’atomes exactement semblables à ceux des racines de fraisier et de nénuphar; cependant, ne nous y fions pas!... Puis, avouons, à l’avantage du siècle, que, depuis la restauration de la morale et de la religion, et, par le temps qui court, on rencontre éparses quelques femmes si morales, si religieuses, si attachées à leurs devoirs, si droites, si compassées, si roides, si vertueuses, si... que le Diable n’ose seulement pas les regarder; elles sont flanquées de rosaires, d’heures et de directeurs... Chut! Nous n’essaierons pas de compter des femmes vertueuses par bêtise, il est reconnu qu’en amour toutes les femmes ont de l’esprit. Enfin, il ne serait cependant pas impossible qu’il y eût, dans quelque coin, des femmes jeunes, jolies et vertueuses de qui le monde ne se doute pas. Mais ne donnez pas le nom de femme vertueuse à celle qui, combattant une passion involontaire, n’a rien accordé à un amant qu’elle est au désespoir d’idolâtrer. C’est la plus sanglante injure qui puisse être faite à un mari amoureux. Que lui reste-t-il de sa femme? Une chose sans nom, un cadavre animé. Au sein des plaisirs, sa femme demeure comme ce convive averti par Borgia, au milieu du festin, que certains mets sont empoisonnés: il n’a plus faim, mange du bout des dents, ou feint de manger. Il regrette le repas qu’il a laissé pour celui du terrible cardinal, et soupire après le moment où, la fête étant finie, il pourra se lever de table. Quel est le résultat de ces réflexions sur la vertu féminine? Le voici; mais les deux dernières maximes nous ont été données par un philosophe éclectique du dix-huitième siècle. XVIII. Une femme vertueuse a dans le cœur une fibre de moins ou de plus que les autres femmes: elle est stupide ou sublime. XIX. La vertu des femmes est peut-être une question de tempérament. XX. Les femmes les plus vertueuses ont en elles quelque chose qui n’est jamais chaste. XXI. «Qu’un homme d’esprit ait des doutes sur sa maîtresse, cela se conçoit; mais sur sa femme!... il faut être par trop bête.» XXII. «Les hommes seraient trop malheureux si, auprès des femmes, ils se souvenaient le moins du monde de ce qu’ils savent par cœur.» * * * * * Le nombre des femmes rares qui, semblables aux vierges de la parabole, ont su garder leur lampe allumée, sera toujours trop faible aux yeux des défenseurs de la vertu et des bons sentiments; mais encore faudra-t-il le retrancher de la somme totale des femmes honnêtes, et cette soustraction consolante rend encore le danger des maris plus grand, le scandale plus affreux, et entache d’autant plus le reste des épouses légitimes. Quel mari pourra maintenant dormir tranquille à côté de sa jeune et jolie femme, en apprenant que trois célibataires, au moins, sont à l’affût; que s’ils n’ont pas encore fait de dégât dans sa petite propriété, ils regardent la mariée comme une proie qui leur est due, qui tôt ou tard leur écherra, soit par ruse, soit par force, par conquête ou de bonne volonté? et il est impossible qu’ils ne soient pas, un jour, victorieux dans cette lutte! Effrayante conclusion!... Ici, des puristes en morale, les _collets-montés_ enfin, nous accuseront peut-être de présenter des calculs par trop désolants: ils voudront prendre la défense, ou des femmes honnêtes, ou des célibataires; mais nous leur avons réservé une dernière observation. Augmentez, à volonté, le nombre des femmes honnêtes et diminuez le nombre des célibataires, vous trouverez toujours, en résultat, plus d’aventures galantes que de femmes honnêtes; vous trouverez toujours une masse énorme de célibataires réduits par nos mœurs à trois genres de crimes. S’ils restent chastes, leur santé s’altérera au sein des irritations les plus douloureuses; ils rendront vaines les vues sublimes de la nature, et iront mourir de la poitrine en buvant du lait sur les montagnes de la Suisse. S’ils succombent à leurs tentations légitimes, ou ils compromettront des femmes honnêtes, et alors nous rentrons dans le sujet de ce livre, ou ils se dégraderont par le commerce horrible des cinq cent mille femmes de qui nous avons parlé dans la dernière catégorie de la première Méditation, et dans ce dernier cas, que de chances pour aller boire encore du lait et mourir en Suisse!... N’avez-vous donc jamais été frappés comme nous d’un vice d’organisation de notre ordre social, et dont la remarque va servir de preuve morale à nos derniers calculs? L’âge moyen auquel l’homme se marie est celui de trente ans; l’âge moyen auquel ses passions, ses désirs les plus violents de jouissances génésiques se développent, est celui de vingt ans. Or, pendant les dix plus belles années de sa vie, pendant la verte saison où sa beauté, sa jeunesse et son esprit le rendent plus menaçant pour les maris qu’à toute autre époque de son existence, il reste sans trouver à satisfaire _légalement_ cet irrésistible besoin d’aimer qui ébranle son être tout entier. Ce laps de temps représentant le sixième de la vie humaine, nous devons admettre que le sixième au moins de notre masse d’hommes, et le sixième le plus vigoureux, demeure perpétuellement dans une attitude aussi fatigante pour eux que dangereuse pour la Société. --Que ne les marie-t-on? va s’écrier une dévote. Mais quel est le père de bon sens qui voudrait marier son fils à vingt ans? Ne connaît-on pas le danger de ces unions précoces? Il semble que le mariage soit un état bien contraire aux habitudes naturelles, puisqu’il exige une maturité de raison particulière. Enfin, tout le monde sait que Rousseau a dit: «Il faut toujours un temps de libertinage, ou dans un état ou dans l’autre. C’est un mauvais levain qui fermente tôt ou tard.» Or, quelle est la mère de famille qui exposerait le bonheur de sa fille aux hasards de cette fermentation quand elle n’a pas eu lieu? D’ailleurs, qu’est-il besoin de justifier un fait sous l’empire duquel existent toutes les sociétés? N’y a-t-il pas en tous pays, comme nous l’avons démontré, une immense quantité d’hommes qui vivent le plus honnêtement possible hors du célibat et du mariage? --Ces hommes ne peuvent-ils pas, dira toujours la dévote, rester dans la continence comme les prêtres? D’accord, madame. Cependant nous ferons observer que le vœu de chasteté est une des plus fortes exceptions de l’état naturel nécessitées par la société; que la continence est le grand point de la profession du prêtre; qu’il doit être chaste comme le médecin est insensible aux maux physiques, comme le notaire et l’avoué le sont à la misère qui leur développe ses plaies, comme le militaire l’est à la mort qui l’environne sur un champ de bataille. De ce que les besoins de la civilisation ossifient certaines fibres du cœur et forment des calus sur certaines membranes qui doivent résonner, il n’en faut pas conclure que tous les hommes soient tenus de subir ces morts partielles et exceptionnelles de l’âme. Ce serait conduire le genre humain à un exécrable suicide moral. Mais qu’il se produise cependant au sein du salon le plus janséniste possible un jeune homme de vingt-huit ans qui ait bien précieusement gardé sa robe d’innocence et qui soit aussi vierge que les coqs de bruyère dont se festoient les gourmets, ne voyez-vous pas d’ici la femme vertueuse la plus austère lui adressant quelque compliment bien amer sur son courage, le magistrat le plus sévère qui soit monté sur le siége hochant la tête et souriant, et toutes les dames se cachant pour ne pas lui laisser entendre leurs rires? L’héroïque et introuvable victime se retire-t-elle du salon, quel déluge de plaisanteries pleut sur sa tête innocente!... Combien d’insultes! Qu’y a-t-il de plus honteux en France que l’impuissance, que la froideur, que l’absence de toute passion, que la niaiserie? Le seul roi de France qui n’étoufferait pas de rire serait peut-être Louis XIII; mais quant à son vert-galant de père, il aurait peut-être banni un tel jouvenceau, soit en l’accusant de n’être pas Français, soit en le croyant d’un dangereux exemple. Étrange contradiction! Un jeune homme est également blâmé s’il passe sa vie en _terre sainte_, pour nous servir d’une expression de la vie de garçon! Serait-ce par hasard au profit des femmes honnêtes que les préfets de police et les maires ont de tout temps ordonné aux passions publiques de ne commencer qu’à la nuit tombante et de cesser à onze heures du soir? Où voulez-vous donc que notre masse de célibataires jette sa gourme? Et qui trompe-t-on donc ici? comme demande Figaro. Est-ce les gouvernants ou les gouvernés? L’ordre social est-il comme ces petits garçons qui se bouchent les oreilles au spectacle pour ne pas entendre les coups de fusil? A-t-il peur de sonder sa plaie? Ou serait-il reconnu que ce mal est sans remède et qu’il faut laisser aller les choses? Mais il y a ici une question de législation, car il est impossible d’échapper au dilemme matériel et social qui résulte de ce bilan de la vertu publique en fait de mariage. Il ne nous appartient pas de résoudre cette difficulté; cependant supposons un moment que pour préserver tant de familles, tant de femmes, tant de filles honnêtes, la Société se vît contrainte de donner à des cœurs patentés le droit de satisfaire aux célibataires: nos lois ne devraient-elles pas alors ériger en corps de métier ces espèces de Décius femelles qui se dévouent pour la république et font aux familles honnêtes un rempart de leurs corps? Les législateurs ont bien eu tort de dédaigner jusqu’ici de régler le sort des courtisanes. XXIII. La courtisane est une institution si elle est un besoin. Cette question est hérissée de tant de _si_ et de _mais_, que nous la léguons à nos neveux; il faut leur laisser quelque chose à faire. D’ailleurs elle est tout à fait accidentelle dans cet ouvrage; car aujourd’hui, plus qu’en aucun temps, la sensibilité s’est développée; à aucune époque il n’y a eu autant de mœurs, parce qu’on n’a jamais si bien senti que le plaisir vient du cœur. Or, quel est l’homme à sentiment, le célibataire qui, en présence de quatre cent mille jeunes et jolies femmes parées des splendeurs de la fortune et des grâces de l’esprit, riches des trésors de la coquetterie et prodigues de bonheur, voudraient aller...? Fi donc! Mettons pour nos futurs législateurs, sous des formes claires et brèves, le résultat de ces dernières années. XXIV. Dans l’ordre social, les abus inévitables sont des lois de la Nature d’après lesquelles l’homme doit concevoir ses lois civiles et politiques. XXV. L’adultère est une faillite, à cette différence près, dit Champfort, que c’est celui à qui l’on fait banqueroute qui est déshonoré. * * * * * En France, les lois sur l’adultère et sur les faillites ont besoin de grandes modifications. Sont-elles trop douces? pèchent-elles par leurs principes? _Caveant consules!_ Eh! bien, courageux athlète, toi qui as pris pour ton compte la petite apostrophe que notre première méditation adresse aux gens chargés d’une femme, qu’en dis-tu? Espérons que ce coup d’œil jeté sur la question ne te fait pas trembler, que tu n’es pas un de ces hommes dont l’épine dorsale devient brûlante et dont le fluide nerveux se glace à l’aspect d’un précipice ou d’un boa _constrictor_! Hé! mon ami, qui a terre a guerre. Les hommes qui désirent ton argent sont encore bien plus nombreux que ceux qui désirent ta femme. Après tout, les maris sont libres de prendre ces bagatelles pour des calculs, ou ces calculs pour des bagatelles. Ce qu’il y a de plus beau dans la vie, c’est les illusions de la vie. Ce qu’il y a de plus respectable, c’est nos croyances les plus futiles. N’existe-t-il pas beaucoup de gens dont les principes ne sont que des préjugés, et qui, n’ayant pas assez de force pour concevoir le bonheur et la vertu par eux-mêmes, acceptent une vertu et un bonheur tout faits de la main des législateurs? Aussi ne nous adressons-nous qu’à tous ces _Manfred_ qui, pour avoir relevé trop de robes, veulent lever tous les voiles dans les moments où une sorte de spleen moral les tourmente. Pour eux, maintenant la question est hardiment posée, et nous connaissons l’étendue du mal. Il nous reste à examiner les chances générales qui se peuvent rencontrer dans le mariage de chaque homme, et le rendre moins fort dans le combat dont notre champion doit sortir vainqueur. MÉDITATION V. DES PRÉDESTINÉS. Prédestiné signifie destiné par avance au bonheur ou au malheur. La Théologie s’est emparée de ce mot et l’emploie toujours pour désigner les bienheureux; nous donnons à ce terme une signification fatale à nos élus, de qui l’on peut dire le contraire de ceux de l’Évangile. «Beaucoup d’appelés, beaucoup d’élus.» L’expérience a démontré qu’il existait certaines classes d’hommes plus sujettes que les autres à certains malheurs: ainsi, de même les Gascons sont exagérés, les Parisiens vaniteux; comme on voit l’apoplexie s’attaquer aux gens dont le cou est court, comme le _charbon_ (sorte de peste) se jette de préférence sur les bouchers, la goutte sur les riches, la santé sur les pauvres, la surdité sur les rois, la paralysie sur les administrateurs, on a remarqué que certaines classes de maris étaient plus particulièrement victimes des passions illégitimes. Ces maris et leurs femmes accaparent les célibataires. C’est une aristocratie d’un autre genre. Si quelque lecteur se trouvait dans une de ces classes aristocratiques, il aura, nous l’espérons, assez de présence d’esprit, lui ou sa femme, pour se rappeler à l’instant l’axiome favori de la grammaire latine de Lhomond: Pas de règle sans exception. Un ami de la maison peut même citer ce vers: La personne présente est toujours exceptée. Et alors chacun d’eux aura, _in petto_, le droit de se croire une exception. Mais notre devoir, l’intérêt que nous portons aux maris et l’envie que nous avons de préserver tant de jeunes et jolies femmes des caprices et des malheurs que traîne à sa suite un amant, nous forcent à signaler par ordre les maris qui doivent se tenir plus particulièrement sur leurs gardes. Dans ce dénombrement paraîtront les premiers tous les maris que leurs affaires, places ou fonctions chassent du logis à certaines heures et pendant un certain temps. Ceux-là porteront la bannière de la confrérie. Parmi eux, nous distinguerons les magistrats, tant amovibles qu’inamovibles, obligés de rester au Palais pendant une grande partie de la journée; les autres fonctionnaires trouvent quelquefois les moyens de quitter leurs bureaux; mais un juge ou un procureur du roi, assis sur les lys, doit, pour ainsi dire, mourir pendant l’audience. Là est son champ de bataille. Il en est de même des députés et des pairs qui discutent les lois, des ministres qui travaillent avec le roi, des directeurs qui travaillent avec les ministres, des militaires en campagne, et enfin du caporal en patrouille, comme le prouve la lettre de Lafleur, dans le _Voyage Sentimental_. Après les gens forcés de s’absenter du logis à des heures fixes, viennent les hommes à qui de vastes et sérieuses occupations ne laissent pas une minute pour être aimables; leurs fronts sont toujours soucieux, leur entretien est rarement gai. A la tête de ces troupes incornifistibulées, nous placerons ces banquiers travaillant à remuer des millions, dont les têtes sont tellement remplies de calculs que les chiffres finissent par percer leur occiput et s’élever en colonnes d’additions au-dessus de leurs fronts. Ces millionnaires oublient la plupart du temps les saintes lois du mariage et les soins réclamés par la tendre fleur qu’ils ont à cultiver, jamais ne pensent à l’arroser, à la préserver du froid ou du chaud. A peine savent-ils que le bonheur d’une épouse leur a été confié; s’ils s’en souviennent, c’est à table en voyant devant eux une femme richement parée, ou lorsque la coquette, craignant leur abord brutal, vient, aussi gracieuse que Vénus, puiser à leur caisse... Oh! alors, le soir, ils se rappellent quelquefois assez fortement les droits spécifiés à l’article 213 du Code civil, et leurs femmes les reconnaissent; mais comme ces forts impôts que les lois établissent sur les marchandises étrangères, elles les souffrent et les acquittent en vertu de cet axiome: Il n’y a pas de plaisir sans un peu de peine. Les savants, qui demeurent des mois entiers à ronger l’os d’un animal anté-diluvien, à calculer les lois de la nature ou à en épier les secrets; les Grecs et les Latins qui dînent d’une pensée de Tacite, soupent d’une phrase de Thucydide, vivent en essuyant la poussière des bibliothèques, en restant à l’affût d’une note ou d’un papyrus, sont tous prédestinés. Rien de ce qui se passe autour d’eux ne les frappe, tant est grande leur absorption ou leur extase; leur malheur se consommerait en plein midi, à peine le verraient-ils! Heureux! ô mille fois heureux! Exemple: Beauzée qui, revenant chez lui après une séance de l’Académie, surprend sa femme avec un Allemand.--Quand je vous avertissais, madame, qu’il fallait que je m’en aille.... s’écrie l’étranger.--Eh! monsieur, dites au moins: Que je m’en allasse! reprend l’académicien. Viennent encore, la lyre à la main, quelques poètes dont toutes les forces animales abandonnent l’entresol pour aller dans l’étage supérieur. Sachant mieux monter Pégase que la jument du compère Pierre, ils se marient rarement, habitués qu’ils sont à jeter, par intervalle, leur fureur sur des Chloris vagabondes ou imaginaires. Mais les hommes dont le nez est barbouillé de tabac; Mais ceux qui, par malheur, sont nés avec une éternelle pituite; Mais les maris qui fument ou qui chiquent; Mais les gens auxquels un caractère sec et bilieux donne toujours l’air d’avoir mangé une pomme aigre; Mais les hommes qui, dans la vie privée, ont quelques habitudes cyniques, quelques pratiques ridicules, qui gardent, malgré tout, un air de malpropreté; Mais les maris qui obtiennent le nom déshonorant de chauffe-la-couche; Enfin, les vieillards qui épousent de jeunes personnes. Tous ces gens-là sont les prédestinés par excellence! Il est une dernière classe de prédestinés dont l’infortune est encore presque certaine. Nous voulons parler des hommes inquiets et tracassiers, _tatillons_ et tyranniques, qui ont je ne sais quelles idées de domination domestique, qui pensent ouvertement mal des femmes et qui n’entendent pas plus la vie que les hannetons ne connaissent l’histoire naturelle. Quand ces hommes-là se marient, leurs ménages ont l’air de ces guêpes auxquelles un écolier a tranché la tête et qui voltigent çà et là sur une vitre. Pour cette sorte de prédestinés ce livre est lettres closes. Nous n’écrivons pas plus pour ces imbéciles statues ambulantes, qui ressemblent à des sculptures de cathédrale, que pour les vieilles machines de Marly qui ne peuvent plus élever d’eau dans les bosquets de Versailles sans être menacées d’une dissolution subite. Je vais rarement observer dans les salons les singularités conjugales qui y fourmillent, sans avoir présent à la mémoire un spectacle dont j’ai joui dans ma jeunesse. En 1819, j’habitais une chaumière au sein de la délicieuse vallée de l’Isle-Adam. Mon ermitage était voisin du parc de Cassan, la plus suave retraite, la plus voluptueuse à voir, la plus coquette pour le promeneur, la plus humide en été de toutes celles que le luxe et l’art ont créées. Cette verte chartreuse est due à un fermier-général du bon vieux temps, un certain Bergeret, homme célèbre par son originalité, et qui, entre autres héliogabaleries, allait à l’Opéra, les cheveux poudrés d’or, illuminait pour lui seul son parc ou se donnait à lui-même une fête somptueuse. Ce bourgeois Sardanapale était revenu d’Italie, si passionné pour les sites de cette belle contrée, que, par un accès de fanatisme, il dépensa quatre ou cinq millions à faire copier dans son parc les vues qu’il avait en portefeuille. Les plus ravissantes oppositions de feuillages, les arbres les plus rares, les longues vallées, les points de vue les plus pittoresques du dehors, les îles Borromées flottant sur des eaux claires et capricieuses, sont autant de rayons qui viennent apporter leurs trésors d’optique à un centre unique, à une _isola bella_ d’où l’œil enchanté aperçoit chaque détail à son gré, à une île au sein de laquelle est une petite maison cachée sous les panaches de quelques saules centenaires, à une île bordée de glaïeuls, de roseaux, de fleurs et qui ressemble à une émeraude richement sertie. C’est à fuir de mille lieues!.... Le plus maladif, le plus chagrin, le plus sec de ceux de nos hommes de génie qui ne se portent pas bien, mourrait là de gras fondu et de satisfaction au bout de quinze jours, accablé des succulentes richesses d’une vie végétative. L’homme assez insouciant de cet Éden, et qui le possédait alors, s’était amouraché d’un grand singe, à défaut d’enfant ou de femme. Jadis aimé d’une impératrice, disait-on, peut-être en avait-il assez de l’espèce humaine. Une élégante lanterne de bois, supportée par une colonne sculptée, servait d’habitation au malicieux animal, qui, mis à la chaîne et rarement caressé par un maître fantasque, plus souvent à Paris qu’à sa terre, avait acquis une fort mauvaise réputation. Je me souviens de l’avoir vu, en présence de certaines dames, devenir presque aussi insolent qu’un homme. Le propriétaire fut obligé de le tuer, tant sa méchanceté alla croissant. Un matin que j’étais assis sous un beau tulipier en fleurs, occupé à ne rien faire, mais respirant les amoureux parfums que de hauts peupliers empêchaient de sortir de cette brillante enceinte, savourant le silence des bois, écoutant les murmures de l’eau et le bruissement des feuilles, admirant les découpures bleues que dessinaient au-dessus de ma tête des nuages de nacre et d’or, flânant peut-être dans ma vie future, j’entendis je ne sais quel lourdaud, arrivé la veille de Paris, jouer du violon avec la rage subite d’un désœuvré. Je ne souhaiterais pas à mon plus cruel ennemi d’éprouver un saisissement disparate avec la sublime harmonie de la nature. Si les sons lointains du cor de Roland eussent animé les airs, peut-être... mais une criarde chanterelle qui a la prétention de vous apporter des idées humaines et des phrases! Cet Amphion, qui se promenait de long en large dans la salle à manger, finit par s’asseoir sur l’appui d’une croisée précisément en face du singe. Peut-être cherchait-il un public. Tout à coup je vis l’animal descendu doucement de son petit donjon, se plantant sur ses deux pieds, inclinant sa tête comme un nageur et se croisant les bras sur la poitrine comme aurait pu le faire Spartacus enchaîné ou Catilina écoutant Cicéron. Le banquier, appelé par une douce voix dont le timbre argentin réveilla les échos d’un boudoir à moi connu, posa le violon sur l’appui de la croisée et s’échappa comme une hirondelle qui rejoint sa compagne d’un vol horizontal et rapide. Le grand singe, dont la chaîne était longue, arriva jusqu’à la fenêtre et prit gravement le violon. Je ne sais pas si vous avez eu comme moi le plaisir de voir un singe essayant d’apprendre la musique; mais en ce moment, que je ne ris plus autant qu’en ces jours d’insouciance, je ne pense jamais à mon singe sans sourire. Le semi-homme commença par empoigner l’instrument à pleine main et par le flairer comme s’il se fût agi de déguster une pomme. Son aspiration nasale fit probablement rendre une sourde harmonie au bois sonore, et alors l’orang-outang hocha la tête, il tourna, retourna, haussa, baissa le violon, le mit tout droit, et l’agita, le porta à son oreille, le laissa et le reprit avec une rapidité de mouvements dont la prestesse n’appartient qu’à ces animaux. Il interrogeait le bois muet avec une sagacité sans but, qui avait je ne sais quoi de merveilleux et d’incomplet. Enfin il tâcha, de la manière la plus grotesque, de placer le violon sous son menton en tenant le manche d’une main; mais, comme un enfant gâté, il se lassa d’une étude qui demandait une habileté trop longue à acquérir, et il pinça les cordes sans pouvoir obtenir autre chose que des sons discords. Il se fâcha, posa le violon sur l’appui de la croisée; et, saisissant l’archet, il se mit à le pousser et à le retirer violemment, comme un maçon qui scie une pierre. Cette nouvelle tentative n’ayant réussi qu’à fatiguer davantage ses savantes oreilles, il prit l’archet à deux mains, puis frappa sur l’innocent instrument, source de plaisir et d’harmonie, à coups pressés. Il me sembla voir un écolier tenant sous lui un camarade renversé et le nourrissant d’une volée de coups de poings précipitamment assénés, pour le corriger d’une lâcheté. Le violon jugé et condamné, le singe s’assit sur les débris et s’amusa avec une joie stupide à mêler la blonde chevelure de l’archet cassé. Jamais, depuis ce jour, je n’ai pu voir les ménages des prédestinés sans comparer la plupart des maris à cet orang-outang voulant jouer du violon. L’amour est la plus mélodieuse de toutes les harmonies, et nous en avons le sentiment inné. La femme est un délicieux instrument de plaisir, mais il faut en connaître les frémissantes cordes, en étudier la pose, le clavier timide, le doigté changeant et capricieux. Combien d’orangs!... d’hommes, veux-je dire, se marient sans savoir ce qu’est une femme! Combien de prédestinés ont procédé avec elles comme le singe de Cassan avec son violon! Ils ont brisé le cœur qu’ils ne comprenaient pas, comme ils ont flétri et dédaigné le bijou dont le secret leur était inconnu. Enfants toute leur vie, ils s’en vont de la vie les mains vides, ayant végété, ayant parlé d’amour et de plaisir, de libertinage et de vertu, comme les esclaves parlent de la liberté. Presque tous se sont mariés dans l’ignorance la plus profonde et de la femme et de l’amour. Ils ont commencé par enfoncer la porte d’une maison étrangère et ils ont voulu être bien reçus au salon. Mais l’artiste le plus vulgaire sait qu’il existe entre lui et son instrument (son instrument qui est de bois ou d’ivoire!), une sorte d’amitié indéfinissable. Il sait, par expérience, qu’il lui a fallu des années pour établir ce rapport mystérieux entre une matière inerte et lui. Il n’en a pas deviné du premier coup les ressources et les caprices, les défauts et les vertus. Son instrument ne devient une âme pour lui et n’est une source de mélodie qu’après de longues études; ils ne parviennent à se connaître comme deux amis qu’après les interrogations les plus savantes. Est-ce en restant accroupi dans la vie, comme un séminariste dans sa cellule, qu’un homme peut apprendre la femme et savoir déchiffrer cet admirable solfége? Est-ce un homme qui fait métier de penser pour les autres, déjuger les autres, de gouverner les autres, de voler l’argent des autres, de nourrir, de guérir, de blesser les autres. Est-ce tous nos prédestinés enfin, qui peuvent employer leur temps à étudier une femme? Ils vendent leur temps, comment le donneraient-ils au bonheur? L’argent est leur dieu. L’on ne sert pas deux maîtres à la fois. Aussi le monde est-il plein de jeunes femmes qui se traînent pâles et débiles, malades et souffrantes. Les unes sont la proie d’inflammations plus ou moins graves, les autres restent sous la cruelle domination d’attaques nerveuses plus ou moins violentes. Tous les maris de ces femmes-là sont des ignares et des prédestinés. Ils ont causé leur malheur avec le soin qu’un mari-artiste aurait mis à faire éclore les tardives et délicieuses fleurs du plaisir. Le temps qu’un ignorant passe à consommer sa ruine est précisément celui qu’un homme habile sait employer à l’éducation de son bonheur. XXVI. Ne commencez jamais le mariage par un viol. * * * * * Dans les Méditations précédentes, nous avons accusé l’étendue du mal avec l’irrespectueuse audace des chirurgiens qui développent hardiment les tissus menteurs sous lesquels une honteuse blessure est cachée. La vertu publique, traduite sur la table de notre amphithéâtre, n’a même pas laissé de cadavre sous le scalpel. Amant ou mari, vous avez souri ou frémi du mal? Hé! bien, c’est avec une joie malicieuse que nous reportons cet immense fardeau social sur la conscience des prédestinés. Arlequin, essayant de savoir si son cheval peut s’accoutumer à ne pas manger, n’est pas plus ridicule que ces hommes qui veulent trouver le bonheur en ménage et ne pas le cultiver avec tous les soins qu’il réclame. Les fautes des femmes sont autant d’actes d’accusation contre l’égoïsme, l’insouciance et la nullité des maris. Maintenant c’est à vous-même, vous, lecteur, qui avez souvent condamné votre crime dans un autre, c’est à vous de tenir la balance. L’un des bassins est assez chargé, voyez ce que vous mettrez dans l’autre! Évaluez le nombre de prédestinés qui peut se rencontrer dans la somme totale des gens mariés, et pesez: vous saurez où est le mal. Essayons de pénétrer plus avant dans les causes de cette maladie conjugale. Le mot _amour_, appliqué à la reproduction de l’espèce, est le plus odieux blasphème que les mœurs modernes aient appris à proférer. La nature, en nous élevant au-dessus des bêtes par le divin présent de la pensée, nous a rendus aptes à éprouver des sensations et des sentiments, des besoins et des passions. Cette double nature crée en l’homme l’animal et l’amant. Cette distinction va éclairer le problème social qui nous occupe. Le mariage peut être considéré politiquement, civilement et moralement, comme une loi, comme un contrat, comme une institution: loi, c’est la reproduction de l’espèce; contrat, c’est la transmission des propriétés; institution, c’est une garantie dont les obligations intéressent tous les hommes: ils ont un père et une mère, ils auront des enfants. Le mariage doit donc être l’objet du respect général. La société n’a pu considérer que ces sommités, qui, pour elle, dominent la question conjugale. La plupart des hommes n’ont eu en vue par leur mariage que la reproduction, la propriété ou l’enfant; mais ni la reproduction, ni la propriété, ni l’enfant ne constituent le bonheur. Le _crescite et multiplicamini_ n’implique pas l’amour. Demander à une fille que l’on a vue quatorze fois en quinze jours de l’amour de par la loi, le roi et justice, est une absurdité digne de la plupart des prédestinés! L’amour est l’accord du besoin et du sentiment, le bonheur en mariage résulte d’une parfaite entente des âmes entre les époux. Il suit de là que, pour être heureux, un homme est obligé de s’astreindre à certaines règles d’honneur et de délicatesse. Après avoir usé du bénéfice de la loi sociale qui consacre le besoin, il doit obéir aux lois secrètes de la nature qui font éclore les sentiments. S’il met son bonheur à être aimé, il faut qu’il aime sincèrement: rien ne résiste à une passion véritable. Mais être passionné, c’est désirer toujours. Peut-on toujours désirer sa femme? Oui. Il est aussi absurde de prétendre qu’il est impossible de toujours aimer la même femme qu’il peut l’être de dire qu’un artiste célèbre a besoin de plusieurs violons pour exécuter un morceau de musique et pour créer une mélodie enchanteresse. L’amour est la poésie des sens. Il a la destinée de tout ce qui est grand chez l’homme et de tout ce qui procède de sa pensée. Ou il est sublime, ou il n’est pas. Quand il existe, il existe à jamais et va toujours croissant. C’est là cet amour que les Anciens faisaient fils du Ciel et de la Terre. La littérature roule sur sept situations; la musique exprime tout avec sept notes; la peinture n’a que sept couleurs; comme ces trois arts, l’amour se constitue peut-être de sept principes, nous en abandonnons la recherche au siècle suivant. Si la poésie, la musique et la peinture ont des expressions infinies, les plaisirs de l’amour doivent en offrir encore bien davantage; car dans les trois arts qui nous aident à chercher peut-être infructueusement la vérité par analogie, l’homme se trouve seul avec son imagination, tandis que l’amour est la réunion de deux corps et de deux âmes. Si les trois principaux modes qui servent à exprimer la pensée demandent des études préliminaires à ceux que la nature a créés poètes, musiciens ou peintres, ne tombe-t-il pas sous le sens qu’il est nécessaire de s’initier dans les secrets du plaisir pour être heureux? Tous les hommes ressentent le besoin de la reproduction, comme tous ont faim et soif; mais ils ne sont pas tous appelés à être amants et gastronomes. Notre civilisation actuelle a prouvé que le goût était une science, et qu’il n’appartenait qu’à certains êtres privilégiés de savoir boire et manger. Le plaisir, considéré comme un art, attend son physiologiste. Pour nous, il suffit d’avoir démontré que l’ignorance seule des principes constitutifs du bonheur produit l’infortune qui attend tous les prédestinés. C’est avec la plus grande timidité que nous oserons hasarder la publication de quelques aphorismes qui pourront donner naissance à cet art nouveau comme des plâtres ont créé la géologie; et nous les livrons aux méditations des philosophes, des jeunes gens à marier et des prédestinés. * * * * * CATÉCHISME CONJUGAL. XXVII. Le mariage est une science. XXVIII. Un homme ne peut pas se marier sans avoir étudié l’anatomie et disséqué une femme au moins. XXIX. Le sort d’un ménage dépend de la première nuit. XXX. La femme privée de son libre arbitre ne peut jamais avoir le mérite de faire un sacrifice. XXXI. En amour, toute âme mise à part, la femme est comme une lyre qui ne livre ses secrets qu’à celui qui en sait bien jouer. XXXII. Indépendamment d’un mouvement répulsif, il existe dans l’âme de toutes les femmes un sentiment qui tend à proscrire tôt ou tard les plaisirs dénués de passion. XXXIII. L’intérêt d’un mari lui prescrit au moins autant que l’honneur de ne jamais se permettre un plaisir qu’il n’ait eu le talent de faire désirer par sa femme. XXXIV. Le plaisir étant causé par l’alliance des sensations et d’un sentiment, on peut hardiment prétendre que les plaisirs sont des espèces d’idées matérielles. XXXV. Les idées se combinant à l’infini, il doit en être de même des plaisirs. XXXVI. Il ne se rencontre pas plus dans la vie de l’homme deux moments de plaisirs semblables, qu’il n’y a deux feuilles exactement pareilles sur un même arbre. XXXVII. S’il existe des différences entre un moment de plaisir et un autre, un homme peut toujours être heureux avec la même femme. XXXVIII. Saisir habilement les nuances du plaisir, les développer, leur donner un style nouveau, une expression originale, constitue le génie d’un mari. XXXIX. Entre deux êtres qui ne s’aiment pas, ce génie est du libertinage; mais les caresses auxquelles l’amour préside ne sont jamais lascives. XL. La femme mariée la plus chaste peut être aussi la plus voluptueuse. XLI. La femme la plus vertueuse peut être indécente à son insu. XLII. Quand deux êtres sont unis par le plaisir, toutes les conventions sociales dorment. Cette situation cache un écueil sur lequel se sont brisées bien des embarcations. Un mari est perdu s’il oublie une seule fois qu’il existe une pudeur indépendante des voiles. L’amour conjugal ne doit jamais mettre ni ôter son bandeau qu’à propos. XLIII. La puissance ne consiste pas à frapper fort ou souvent, mais à frapper juste. XLIV. Faire naître un désir, le nourrir, le développer, le grandir, l’irriter, le satisfaire, c’est un poème tout entier. XLV. L’ordre des plaisirs est du distique au quatrain, du quatrain au sonnet, du sonnet à la ballade, de la ballade à l’ode, de l’ode à la cantate, de la cantate au dithyrambe. Le mari qui commence par le dithyrambe est un sot. XLVI. Chaque nuit doit avoir son menu. XLVII. Le mariage doit incessamment combattre un monstre qui dévore tout: l’habitude. XLVIII. Si un homme ne sait pas distinguer la différence des plaisirs de deux nuits consécutives, il s’est marié trop tôt. XLIX. Il est plus facile d’être amant que mari, par la raison qu’il est plus difficile d’avoir de l’esprit tous les jours que de dire de jolies choses de temps en temps. L. Un mari ne doit jamais s’endormir le premier ni se réveiller le dernier. LI. L’homme qui entre dans le cabinet de toilette de sa femme est philosophe ou un imbécile. LII. Le mari qui ne laisse rien à désirer est un homme perdu. LIII. La femme mariée est un esclave qu’il faut savoir mettre sur un trône. LIV. Un homme ne peut se flatter de connaître sa femme et de la rendre heureuse que quand il la voit souvent à ses genoux. * * * * * C’était à toute la troupe ignorante de nos prédestinés, à nos légions de catarrheux, de fumeurs, de priseurs, de vieillards, de grondeurs, etc., que Sterne adressait la lettre écrite, dans le _Tristram Shandy_, par Gauthier Shandy à son frère Tobie, quand ce dernier se proposait d’épouser la veuve de Wadman. Les célèbres instructions que le plus original des écrivains anglais a consignées dans cette lettre pouvant, à quelques exceptions près, compléter nos observations sur la manière de se conduire auprès des femmes, nous l’offrons textuellement aux réflexions des prédestinés en les priant de la méditer comme un des plus substantiels chefs-d’œuvre de l’esprit humain. _Lettre de M. Shandy au capitaine Tobie Shandy._ «MON CHER FRÈRE TOBIE, »Ce que je vais te dire a rapport à la nature des femmes et à la manière de leur faire l’amour. Et peut-être est-il heureux pour toi (quoiqu’il ne le soit pas autant pour moi) que l’occasion se soit offerte, et que je me sois trouvé capable de t’écrire quelques instructions sur ce sujet. »Si c’eût été le bon plaisir de celui qui distribue nos lois de te départir plus de connaissances qu’à moi, j’aurais été charmé que tu te fusses assis à ma place, et que cette plume fût entre tes mains; mais puisque c’est à moi à t’instruire, et que madame Shandy est là auprès de moi, se disposant à se mettre au lit, je vais jeter ensemble et sans ordre sur le papier des idées et des préceptes concernant le mariage, tels qu’ils me viendront à l’esprit, et que je croirai qu’ils pourront être d’usage pour toi; voulant en cela te donner un gage de mon amitié, et ne doutant pas, mon cher Tobie, de la reconnaissance avec laquelle tu la recevras. »En premier lieu, à l’égard de ce qui concerne la religion dans cette affaire (quoique le feu qui monte au visage me fasse apercevoir que je rougis en te parlant sur ce sujet; quoique je sache, en dépit de ta modestie, qui nous le laisserait ignorer, que tu ne négliges aucune de ses pieuses pratiques), il en est une cependant que je voudrais te recommander d’une manière plus particulière pour que tu ne l’oubliasses point, du moins pendant tout le temps que dureront tes amours. Cette pratique, frère Tobie, c’est de ne jamais te présenter chez celle qui est l’objet de tes poursuites, soit le matin, soit le soir, sans te recommander auparavant à la protection du Dieu tout-puissant, pour qu’il te préserve de tout malheur. »Tu te raseras la tête, et tu la laveras tous les quatre ou cinq jours, et même plus souvent, si tu le peux, de peur qu’en ôtant ta perruque dans un moment de distraction, elle ne distingue combien de tes cheveux sont tombés sous la main du Temps, et combien sous celle de Trim. »Il faut, autant que tu le pourras, éloigner de son imagination toute idée de tête chauve. »Mets-toi bien dans l’esprit, Tobie, et suis cette maxime comme sûre: »_Toutes les femmes sont timides._ Et il est heureux qu’elles le soient; autrement, qui voudrait avoir affaire à elles? »Que tes culottes ne soient ni trop étroites ni trop larges, et ne ressemblent pas à ces grandes culottes de nos ancêtres. »Un juste _médium_ prévient tous les commentaires. »Quelque chose que tu aies à dire, soit que tu aies peu ou beaucoup à parler, modère toujours le son de ta voix. Le silence et tout ce qui en approche grave dans la mémoire les mystères de la nuit. C’est pourquoi, si tu peux l’éviter, ne laisse jamais tomber la pelle ni les pincettes. »Dans les conversations avec elle, évite toute plaisanterie et toute raillerie; et, autant que tu le pourras, ne lui laisse lire aucun livre jovial. Il y a quelques traités de dévotion que tu peux lui permettre (quoique j’aimasse mieux qu’elle ne les lût point); mais ne souffre pas qu’elle lise Rabelais, Scarron ou Don Quichotte. »Tous ces livres excitent le rire; et tu sais, cher Tobie, que rien n’est plus sérieux que les fins du mariage. »Attache toujours une épingle à ton jabot avant d’entrer chez elle. »Si elle te permet de t’asseoir sur le même sofa, et qu’elle te donne la facilité de poser ta main sur la sienne, résiste à cette tentation. Tu ne saurais prendre sa main, sans que la température de la tienne lui fasse deviner ce qui se passe en toi. Laisse-la toujours dans l’indécision sur ce point et sur beaucoup d’autres. En te conduisant ainsi, tu auras au moins sa curiosité pour toi; et si ta belle n’est pas encore entièrement soumise, et que ton _âne_ continue à regimber (ce qui est fort probable), tu te feras tirer quelques onces de sang au-dessous des oreilles, suivant la pratique des anciens Scythes, qui guérissaient par ce moyen les appétits les plus désordonnés de nos sens. »Avicenne est d’avis que l’on se frotte ensuite avec de l’extrait d’ellébore, après les évacuations et purgations convenables, et je penserais assez comme lui. Mais surtout ne mange que peu, ou point de bouc ni de cerf; et abstiens-toi soigneusement, c’est-à-dire, autant que tu le pourras, de paons, de grues, de foulques, de plongeons, et de poules d’eau. »Pour ta boisson, je n’ai pas besoin de te dire que ce doit être une infusion de verveine et d’herbe hanéa, de laquelle Elien rapporte des effets surprenants. Mais si ton estomac en souffrait, tu devrais en discontinuer l’usage, et vivre de concombres, de melons, de pourpier et de laitue. »Il ne se présente pas pour le moment autre chose à te dire. »A moins que la guerre venant à se déclarer..... »Ainsi, mon cher Tobie, je désire que tout aille pour le mieux; »Et je suis ton affectionné frère, GAUTHIER SHANDY.» Dans les circonstances actuelles, Sterne lui-même retrancherait sans doute de sa lettre l’article de l’_âne_; et, loin de conseiller à un prédestiné de se faire tirer du sang, il changerait le régime des concombres et des laitues en un régime éminemment substantiel. Il recommandait alors l’économie pour arriver à une profusion magique au moment de la guerre, imitant en cela l’admirable gouvernement anglais qui, en temps de paix, a deux cents vaisseaux, mais dont les chantiers peuvent au besoin en fournir le double quand il s’agit d’embrasser les mers et de s’emparer d’une marine tout entière. Quand un homme appartient au petit nombre de ceux qu’une éducation généreuse investit du domaine de la pensée, il devrait toujours, avant de se marier, consulter ses forces et physiques et morales. Pour lutter avec avantage contre les tempêtes que tant de séductions s’apprêtent à élever dans le cœur de sa femme, un mari doit avoir, outre la science du plaisir et une fortune qui lui permette de ne se trouver dans aucune classe de prédestinés, une santé robuste, un tact exquis, beaucoup d’esprit, assez de bon sens pour ne faire sentir sa supériorité que dans les circonstances opportunes, et enfin une finesse excessive d’ouïe et de vue. S’il avait une belle figure, une jolie taille, un air mâle, et qu’il restât en arrière de toutes ces promesses, il rentrerait dans la classe des prédestinés. Aussi un mari laid, mais dont la figure est pleine d’expression, serait-il, si sa femme a oublié une seule fois sa laideur, dans la situation la plus favorable pour combattre le génie du mal. Il s’étudiera, et c’est un oubli dans la lettre de Sterne, à rester constamment inodore, pour ne pas donner de prise au dégoût. Aussi fera-t-il un médiocre usage des parfums, qui exposent toujours les beautés à d’injurieux soupçons. Il devra étudier sa conduite, éplucher ses discours comme s’il était le courtisan de la femme la plus inconstante. C’est pour lui qu’un philosophe a fait la réflexion suivante: «Telle femme s’est rendue malheureuse pour la vie, s’est perdue, s’est déshonorée pour un homme qu’elle a cessé d’aimer parce qu’il a mal ôté son habit, mal coupé un de ses ongles, mis son bas à l’envers, ou s’y est mal pris pour défaire un bouton.» Un de ses devoirs les plus importants sera de cacher à sa femme la véritable situation de sa fortune, afin de pouvoir satisfaire les fantaisies et les caprices qu’elle peut avoir, comme le font de généreux célibataires. Enfin, chose difficile, chose pour laquelle il faut un courage surhumain, il doit exercer le pouvoir le plus absolu sur l’âne dont parle Sterne. Cet âne doit être soumis comme un serf du treizième siècle à son seigneur; obéir et se taire, marcher et s’arrêter au moindre commandement. Muni de tous ces avantages, à peine un mari pourra-t-il entrer en lice avec l’espoir du succès. Comme tous les autres, il court encore le risque d’être, pour sa femme, une espèce d’éditeur responsable. Hé! quoi, vont s’écrier quelques bonnes petites gens pour lesquels l’horizon finit à leur nez, faut-il donc se donner tant de peines pour s’aimer; et, pour être heureux en ménage, serait-il donc nécessaire d’aller préalablement à l’école? Le gouvernement va-t-il fonder pour nous une chaire d’amour, comme il a érigé naguère une chaire de droit public? Voici notre réponse: Ces règles multipliées si difficiles à déduire, ces observations si minutieuses, ces notions si variables selon les tempéraments, préexistent, pour ainsi dire, dans le cœur de ceux qui sont nés pour l’amour, comme le sentiment du goût et je ne sais quelle facilité à combiner les idées se trouvent dans l’âme du poète, du peintre ou du musicien. Les hommes qui éprouveraient quelque fatigue à mettre en pratique les enseignements donnés par cette Méditation, sont naturellement prédestinés, comme celui qui ne sait pas apercevoir les rapports existants entre deux idées différentes est un imbécile. En effet, l’amour a ses grands hommes inconnus, comme la guerre a ses Napoléons, comme la poésie a ses André Chéniers et comme la philosophie a ses Descartes. Cette dernière observation contient le germe d’une réponse à la demande que tous les hommes se font depuis long-temps: pourquoi un mariage heureux est-il donc si peu fréquent? Ce phénomène du monde moral s’accomplit rarement, par la raison qu’il se rencontre peu de gens de génie. Une passion durable est un drame sublime joué par deux acteurs égaux en talents, un drame où les sentiments sont des catastrophes, où les désirs sont des événements, où la plus légère pensée fait changer la scène. Or, comment trouver souvent, dans ce troupeau de bimanes qu’on nomme une nation, un homme et une femme qui possèdent au même degré le génie de l’amour, quand les gens à talents sont déjà si clairsemés dans les autres sciences où pour réussir l’artiste n’a besoin que de s’entendre avec lui-même? Jusqu’à présent nous nous sommes contenté de faire pressentir les difficultés, en quelque sorte physiques, que deux époux ont à vaincre pour être heureux; mais que serait-ce donc s’il fallait dérouler l’effrayant tableau des obligations morales qui naissent de la différence des caractères?... Arrêtons-nous! l’homme assez habile pour conduire le tempérament sera certainement maître de l’âme. Nous supposerons que notre mari-modèle remplit ces premières conditions voulues pour disputer avec avantage sa femme aux assaillants. Nous admettrons qu’il ne se trouve dans aucune des nombreuses classes de prédestinés, que nous avons passées en revue. Convenons enfin qu’il est imbu de toutes nos maximes; qu’il possède cette science admirable de laquelle nous avons révélé quelques préceptes; qu’il s’est marié très-savant; qu’il connaît sa femme, qu’il en est aimé; et poursuivons l’énumération de toutes les causes générales qui peuvent empirer la situation critique à laquelle nous le ferons arriver pour l’instruction du genre humain. MÉDITATION VI. DES PENSIONNATS. Si vous avez épousé une demoiselle dont l’éducation s’est faite dans un pensionnat, il y a trente chances contre votre bonheur de plus que toutes celles dont l’énumération précède, et vous ressemblez exactement à un homme qui a fourré sa main dans un guêpier. Alors, immédiatement après la bénédiction nuptiale, et sans vous laisser prendre à l’innocente ignorance, aux grâces naïves, à la pudibonde contenance de votre femme, vous devez méditer et suivre les axiomes et les préceptes que nous développerons dans la Seconde Partie de ce livre. Vous mettrez même à exécution les rigueurs de la Troisième Partie, en exerçant sur-le-champ une active surveillance, en déployant une paternelle sollicitude à toute heure, car le lendemain même de votre mariage, la veille peut-être, il y avait _péril en la demeure_. En effet, souvenez-vous un peu de l’instruction secrète et approfondie que les écoliers acquièrent _de naturâ rerum_, de la nature des choses. Lapeyrouse, Cook, ou le capitaine Parry, ont-ils jamais eu autant d’ardeur à naviguer vers les pôles que les lycéens vers les parages défendus de l’océan des plaisirs? Les filles étant plus rusées, plus spirituelles et plus curieuses que les garçons, leurs rendez-vous clandestins, leurs conversations, que tout l’art des matrones ne saurait empêcher, doivent être dirigés par un génie mille fois plus infernal que celui des collégiens. Quel homme a jamais entendu les réflexions morales et les aperçus malins de ces jeunes filles? Elles seules connaissent ces jeux où l’honneur se perd par avance, ces essais de plaisir, ces tâtonnements de volupté, ces simulacres de bonheur, qu’on peut comparer aux vols faits par les enfants trop gourmands à un dessert mis sous clef. Une fille sortira peut-être vierge de sa pension; chaste, non. Elle aura plus d’une fois discuté en de secrets conventicules la question importante des amants, et la corruption aura nécessairement entamé le cœur ou l’esprit, soit dit sans antithèse. Admettons cependant que votre femme n’aura pas participé à ces friandises virginales, à ces lutineries prématurées. De ce qu’elle n’ait point eu voix délibérative aux conseils secrets des _grandes_, en sera-t-elle meilleure? Non. Là, elle aura contracté amitié avec d’autres jeunes demoiselles, et nous serons modeste en ne lui accordant que deux ou trois amies intimes. Êtes-vous certains que, votre femme sortie de pension, ses jeunes amies n’auront pas été admises à ces conciliabules où l’on cherchait à connaître d’avance, au moins par analogie, les jeux des colombes? Enfin, ses amies se marieront; vous aurez alors quatre femmes à surveiller au lieu d’une, quatre caractères à deviner, et vous serez à la merci de quatre maris et d’une douzaine de célibataires de qui vous ignorez entièrement la vie, les principes, les habitudes, quand nos méditations vous auront fait apercevoir la nécessité où vous devez être un jour de vous occuper des gens que vous avez épousés avec votre femme sans vous en douter. Satan seul a pu imaginer une pension de demoiselles au milieu d’une grande ville!... Au moins madame Campan avait-elle logé sa fameuse institution à Écouen. Cette sage précaution prouve qu’elle n’était pas une femme ordinaire. Là, ses demoiselles ne voyaient pas le musée des rues, composé d’immenses et grotesques images et de mots obscènes dus aux crayons du malin esprit. Elles n’avaient pas incessamment sous les yeux le spectacle des infirmités humaines étalé par chaque borne en France, et de perfides cabinets littéraires ne leur vomissaient pas en secret le poison des livres instructeurs et incendiaires. Aussi, cette savante institutrice ne pouvait-elle guère qu’à Écouen vous conserver une demoiselle intacte et pure, si cela est possible. Vous espéreriez peut-être empêcher facilement votre femme de voir ses amies de pension? folie! elle les rencontrera au bal, au spectacle, à la promenade, dans le monde; et combien de services deux femmes ne peuvent-elles pas se rendre!... Mais nous méditerons ce nouveau sujet de terreur en son lieu et place. Ce n’est pas tout encore: si votre belle-mère a mis sa fille en pension, croyez-vous que ce soit par intérêt pour sa fille? Une demoiselle de douze à quinze ans est un terrible argus; et, si la belle-mère ne voulait pas d’argus chez elle, je commence à soupçonner que madame votre belle-mère appartient inévitablement à la partie la plus douteuse de nos femmes honnêtes. Donc, en toute occasion, elle sera pour sa fille ou un fatal exemple ou un dangereux conseiller. Arrêtons-nous..., la belle-mère exige toute une Méditation. Ainsi, de quelque côté que vous vous tourniez, le lit conjugal est, dans cette occurrence, également épineux. Avant la révolution, quelques familles aristocratiques envoyaient les filles au couvent. Cet exemple était suivi par nombre de gens qui s’imaginaient qu’en mettant leurs filles là où se trouvaient celles d’un grand seigneur, elles en prendraient le ton et les manières. Cette erreur de l’orgueil était d’abord fatale au bonheur domestique; puis les couvents avaient tous les inconvénients des pensionnats. L’oisiveté y règne plus terrible. Les grilles claustrales enflamment l’imagination. La solitude est une des provinces les plus chéries du diable; et l’on ne saurait croire quel ravage les phénomènes les plus ordinaires de la vie peuvent produire dans l’âme de ces jeunes filles rêveuses, ignorantes et inoccupées. Les unes, à force d’avoir caressé des chimères, donnent lieu à des _quiproquo_ plus ou moins bizarres. D’autres, s’étant exagéré le bonheur conjugal, se disent en elles-mêmes: Quoi! ce n’est que cela!... quand elles appartiennent à un mari. De toute manière l’instruction incomplète que peuvent acquérir les filles élevées en commun a tous les dangers de l’ignorance et tous les malheurs de la science. Une jeune fille élevée au logis par une mère ou une vieille tante vertueuses, bigotes, aimables ou acariâtres; une jeune fille dont les pas n’ont jamais franchi le seuil domestique sans être environnée de chaperons, dont l’enfance laborieuse a été fatiguée par des travaux même inutiles, à laquelle enfin tout est inconnu, même le spectacle de Séraphin, est un de ces trésors que l’on rencontre, çà et là, dans le monde, comme ces fleurs de bois environnées de tant de broussailles que les yeux mortels n’ont pu les atteindre. Celui qui, maître d’une fleur si suave, si pure, la laisse cultiver par d’autres, a mérité mille fois son malheur. C’est ou un monstre ou un sot. Ce serait bien ici le moment d’examiner s’il existe un mode quelconque de se bien marier, et de reculer ainsi indéfiniment les précautions dont l’ensemble sera présenté dans la Seconde et la Troisième Partie; mais n’est-il pas bien prouvé qu’il est plus aisé de lire _l’école des femmes_ dans un four exactement fermé que de pouvoir connaître le caractère, les habitudes et l’esprit d’une demoiselle à marier? La plupart des hommes ne se marient-ils pas absolument comme s’ils achetaient une partie de rentes à la Bourse? Et si dans la Méditation précédente nous avons réussi à vous démontrer que le plus grand nombre des hommes reste dans la plus profonde incurie de son propre bonheur en fait de mariage, est-il raisonnable de croire qu’il se rencontrera beaucoup de gens assez riches, assez spirituels, assez observateurs, pour perdre, comme le Burchell du _Vicaire de Wakefield_, une ou deux années de leur temps à deviner, à épier les filles dont ils feront leurs femmes, quand ils s’occupent si peu d’elles après les avoir conjugalement possédées pendant ce laps de temps que les Anglais nomment la _Lune de miel_, et de laquelle nous ne tarderons pas à discuter l’influence? Cependant, comme nous avons long-temps réfléchi sur cette matière importante, nous ferons observer qu’il existe quelques moyens de choisir plus ou moins bien, même en choisissant promptement. Il est, par exemple, hors de doute que les probabilités seront en votre faveur: 1º Si vous avez pris une demoiselle dont le tempérament ressemble à celui des femmes de la Louisiane ou de la Caroline. Pour obtenir des renseignements certains sur le tempérament d’une jeune personne, il faut mettre en vigueur auprès des femmes de chambre le système dont parle Gil Blas, et employé par un homme d’État pour connaître les conspirations ou savoir comment les ministres avaient passé la nuit. 2º Si vous choisissez une demoiselle qui, sans être laide, ne soit pas dans la classe des jolies femmes. Nous regardons comme un principe certain que, pour être le moins malheureux possible en ménage, une grande douceur d’âme unie chez une femme à une laideur supportable sont deux éléments infaillibles de succès. Mais voulez-vous savoir la vérité? ouvrez Rousseau, car il ne s’agitera pas une question de morale publique de laquelle il n’ait d’avance indiqué la portée. Lisez: «Chez les peuples qui ont des mœurs, les filles sont faciles, et les femmes sévères. C’est le contraire chez ceux qui n’en ont pas.» Il résulterait de l’adoption du principe que consacre cette remarque profonde et vraie qu’il n’y aurait pas tant de mariages malheureux si les hommes épousaient leurs maîtresses. L’éducation des filles devrait alors subir d’importantes modifications en France. Jusqu’ici les lois et les mœurs françaises, placées entre un délit et un crime à prévenir, ont favorisé le crime. En effet, la faute d’une fille est à peine un délit, si vous la comparez à celle commise par la femme mariée. N’y a-t-il donc pas incomparablement moins de danger à donner la liberté aux filles qu’à la laisser aux femmes? L’idée de prendre une fille à l’essai fera penser plus d’hommes graves qu’elle ne fera rire d’étourdis. Les mœurs de l’Allemagne, de la Suisse, de l’Angleterre et des États-Unis donnent aux demoiselles des droits qui sembleraient en France le renversement de toute morale; et néanmoins il est certain que dans ces trois pays les mariages sont moins malheureux qu’en France. «Quand une femme s’est livrée tout entière à un amant, elle doit avoir bien connu celui que l’amour lui offrait. Le don de son estime et de sa confiance a nécessairement précédé celui de son cœur.» Brillantes de vérité, ces lignes ont peut-être illuminé le cachot au fond duquel Mirabeau les écrivit, et la féconde observation qu’elles renferment, quoique due à la plus fougueuse de ses passions, n’en domine pas moins le problème social dont nous nous occupons. En effet, un mariage cimenté sous les auspices du religieux examen que suppose l’amour, et sous l’empire du désenchantement dont est suivie la possession, doit être la plus indissoluble de toutes les unions. Une femme n’a plus alors à reprocher à son mari le droit légal en vertu duquel elle lui appartient. Elle ne peut plus trouver dans cette soumission forcée une raison pour se livrer à un amant, quand plus tard elle a dans son propre cœur un complice dont les sophismes la séduisent en lui demandant vingt fois par heure pourquoi, s’étant donnée contre son gré à un homme qu’elle n’aimait point, elle ne se donnerait pas de bonne volonté à un homme qu’elle aime. Une femme n’est plus alors recevable à se plaindre de ces défauts inséparables de la nature humaine, elle en a, par avance, essayé la tyrannie, épousé les caprices. Bien des jeunes filles seront trompées dans les espérances de leur amour!... Mais n’y aura-t-il pas pour elles un immense bénéfice à ne pas être les compagnes d’hommes qu’elles auraient le droit de mépriser? Quelques alarmistes vont s’écrier qu’un tel changement dans nos mœurs autoriserait une effroyable dissolution publique; que les lois ou les usages, qui dominent les lois, ne peuvent pas, après tout, consacrer le scandale et l’immoralité; et que s’il existe des maux inévitables, au moins la société ne doit pas les sanctifier. Il est facile de répondre, avant tout, que le système proposé tend à prévenir ces maux, qu’on a regardés jusqu’à présent comme inévitables; mais, si peu exacts que soient les calculs de notre statistique, ils ont toujours accusé une immense plaie sociale, et nos moralistes préféreraient donc le plus grand mal au moindre, la violation du principe sur lequel repose la société, à une douteuse licence chez les filles; la dissolution des mères de famille qui corrompt les sources de l’éducation publique et fait le malheur d’au moins quatre personnes, à la dissolution d’une jeune fille qui ne compromet qu’elle, et tout au plus un enfant. Périsse la vertu de dix vierges, plutôt que cette sainteté de mœurs, cette couronne d’honneur de laquelle une mère de famille doit marcher revêtue! Il y a dans le tableau que présente une jeune fille abandonnée par son séducteur je ne sais quoi d’imposant et de sacré: c’est des serments ruinés, de saintes confiances trahies, et, sur les débris des plus faciles vertus, l’innocence en pleurs doutant de tout en doutant de l’amour d’un père pour son enfant. L’infortunée est encore innocente; elle peut devenir une épouse fidèle, une tendre mère; et si le passé s’est chargé de nuages, l’avenir est bleu comme un ciel pur. Trouverons-nous ces douces couleurs aux sombres tableaux des amours illégitimes? Dans l’un la femme est victime, dans les autres, criminelle. Où est l’espérance de la femme adultère! si Dieu lui remet sa faute, la vie la plus exemplaire ne saurait en effacer ici-bas les fruits vivants. Si Jacques Ier est fils de Rizzio, le crime de Marie a duré autant que sa déplorable et royale maison, et la chute des Stuarts est justice. Mais, de bonne foi, l’émancipation des filles renferme-t-elle donc tant de dangers? Il est très-facile d’accuser une jeune personne de se laisser décevoir par le désir d’échapper à tout prix à l’état de fille; mais cela n’est vrai que dans la situation actuelle de nos mœurs. Aujourd’hui une jeune personne ne connaît ni la séduction ni ses piéges, elle ne s’appuie que sur sa faiblesse, et, démêlant les commodes maximes du beau monde, sa trompeuse imagination, gouvernée par des désirs que tout fortifie, est un guide d’autant plus aveugle que _rarement une jeune fille confie à autrui_ les secrètes pensées de son premier amour... Si elle était libre, une éducation exempte de préjugés l’armerait contre l’amour du premier venu. Elle serait, comme tout le monde, bien plus forte contre des dangers connus que contre des périls dont l’étendue est cachée. D’ailleurs, pour être maîtresse d’elle-même, une fille en sera-t-elle moins sous l’œil vigilant de sa mère? Compterait-on aussi pour rien cette pudeur et ces craintes que la nature n’a placées si puissantes dans l’âme d’une jeune fille que pour la préserver du malheur d’être à un homme qui ne l’aime pas? Enfin où est la fille assez peu calculatrice pour ne pas deviner que l’homme le plus immoral veut trouver des principes chez sa femme, comme les maîtres veulent que leurs domestiques soient parfaits; et qu’alors, pour elle, la vertu est le plus riche et le plus fécond de tous les commerces? Après tout, de quoi s’agit-il donc ici? Pour qui croyez-vous que nous stipulions? Tout au plus pour cinq ou six cent mille virginités armées de leurs répugnances et du haut prix auquel elles s’estiment: elles savent aussi bien se défendre que se vendre. Les dix-huit millions d’êtres que nous avons mis en dehors de la question se marient presque tous d’après le système que nous cherchons à faire prévaloir dans nos mœurs; et, quant aux classes intermédiaires, par lesquelles nos pauvres bimanes sont séparés des hommes privilégiés qui marchent à la tête d’une nation, le nombre des enfants trouvés que ces classes demi-aisées livrent au malheur irait en croissant depuis la paix, s’il faut en croire M. Benoiston de Châteauneuf, l’un des plus courageux savants qui se soient voués aux arides et utiles recherches de la statistique. Or, à quelle plaie profonde n’apportons nous pas remède, si l’on songe à la multiplicité des bâtards que nous dénonce la statistique, et aux infortunes que nos calculs font soupçonner dans la haute société? Mais il est difficile de faire apercevoir ici tous les avantages qui résulteraient de l’émancipation des filles. Quand nous arriverons à observer les circonstances qui accompagnent le mariage tel que nos mœurs l’ont conçu, les esprits judicieux pourront apprécier toute la valeur du système d’éducation et de liberté que nous demandons pour les filles au nom de la raison et de la nature. Le préjugé que nous avons en France sur la virginité des mariées est le plus sot de tous ceux qui nous restent. Les Orientaux prennent leurs femmes sans s’inquiéter du passé et les enferment pour être plus certains de l’avenir; les Français mettent les filles dans des espèces de sérails défendus par des mères, par des préjugés, par des idées religieuses; et ils donnent la plus entière liberté à leurs femmes, s’inquiétant ainsi beaucoup plus du passé que de l’avenir. Il ne s’agirait donc que de faire subir une inversion à nos mœurs. Nous finirions peut-être alors par donner à la fidélité conjugale toute la saveur et le ragoût que les femmes trouvent aujourd’hui aux infidélités. Mais cette discussion nous éloignerait trop de notre sujet s’il fallait examiner, dans tous ses détails, cette immense amélioration morale, que réclamera sans doute la France au vingtième siècle; car les mœurs se réforment si lentement! Ne faut-il pas pour obtenir le plus léger changement que l’idée la plus hardie du siècle passé soit devenue la plus triviale du siècle présent? Aussi, est-ce en quelque sorte par coquetterie que nous avons effleuré cette question; soit pour montrer qu’elle ne nous a pas échappé, soit pour léguer un ouvrage de plus à nos neveux; et, de bon compte, voici le troisième: le premier concerne les courtisanes, et le second est la physiologie du plaisir: Quand nous serons à dix, nous ferons une croix. Dans l’état actuel de nos mœurs et de notre imparfaite civilisation, il existe un problème insoluble pour le moment, et qui rend toute dissertation superflue relativement à l’art de choisir une femme; nous le livrons, comme tous les autres, aux méditations des philosophes. * * * * * PROBLÈME. L’on n’a pas encore pu décider si une femme est poussée à devenir infidèle plutôt par l’impossibilité où elle serait de se livrer au changement que par la liberté qu’on lui laisserait à cet égard. * * * * * Au surplus, comme dans cet ouvrage nous saisissons un homme au moment où il vient de se marier, s’il a rencontré une femme d’un tempérament sanguin, d’une imagination vive, d’une constitution nerveuse, ou d’un caractère indolent, sa situation n’en serait que plus grave. Un homme se trouverait dans un danger encore plus critique si sa femme ne buvait que de l’eau (voyez la Méditation intitulée: _Hygiène conjugale_): mais si elle avait quelque talent pour le chant, ou si elle s’enrhumait trop facilement, il aurait à trembler tous les jours; car il est reconnu que les cantatrices sont pour le moins aussi passionnées que les femmes dont le système muqueux est d’une grande délicatesse. Enfin le péril empirerait bien davantage si votre femme avait moins de dix-sept ans; ou encore, si elle avait le fond du teint pâle et blafard; car ces sortes de femmes sont presque toutes artificieuses. Mais nous ne voulons pas anticiper sur les terreurs que causeront aux maris tous les diagnostics de malheur qu’ils pourraient apercevoir dans le caractère de leurs femmes. Celte digression nous a déjà trop éloigné des pensionnats, où s’élaborent tant d’infortunes, d’où sortent des jeunes filles incapables d’apprécier les pénibles sacrifices par lesquels l’honnête homme, qui leur fait l’honneur de les épouser, est arrivé à l’opulence; des jeunes filles impatientes des jouissances du luxe, ignorantes de nos lois, ignorantes de nos mœurs, saisissant avec avidité l’empire que leur donne la beauté, et prêtes à abandonner les vrais accents de l’âme pour les bourdonnements de la flatterie. Que cette Méditation laisse dans le souvenir de tous ceux qui l’auront lue, même en ouvrant le livre par contenance ou par distraction, une aversion profonde des demoiselles élevées en pension, et déjà de grands services auront été rendus à la chose publique. MÉDITATION VII. DE LA LUNE DE MIEL. Si nos premières Méditations prouvent qu’il est presque impossible à une femme mariée de rester vertueuse en France, le dénombrement des célibataires et des prédestinés, nos remarques sur l’éducation des filles et notre examen rapide des difficultés que comporte le choix d’une femme, expliquent jusqu’à un certain point cette fragilité nationale. Ainsi, après avoir accusé franchement la sourde maladie par laquelle l’état social est travaillé, nous en avons cherché les causes dans l’imperfection des lois, dans l’inconséquence des mœurs, dans l’incapacité des esprits, dans les contradictions de nos habitudes. Un seul fait reste à observer: l’invasion du mal. Nous arrivons à ce premier principe en abordant les hautes questions renfermées dans la Lune de Miel; et, de même que nous y trouverons le point de départ de tous les phénomènes conjugaux, elle nous offrira le brillant chaînon auquel viendront se rattacher nos observations, nos axiomes, nos problèmes, anneaux semés à dessein au travers des sages folies débitées par nos Méditations babillardes. La Lune de Miel sera, pour ainsi dire, l’apogée de l’analyse à laquelle nous devions nous livrer avant de mettre aux prises nos deux champions imaginaires. Cette expression, _Lune de Miel_, est un anglicisme qui passera dans toutes les langues, tant elle dépeint avec grâce la nuptiale saison, si fugitive, pendant laquelle la vie n’est que douceur et ravissement; elle restera comme restent les illusions et les erreurs, car elle est le plus odieux de tous les mensonges. Si elle se présente comme une nymphe couronnée de fleurs fraîches, caressante comme une sirène, c’est qu’elle est le malheur même; et le malheur arrive, la plupart du temps, en folâtrant. Les époux destinés à s’aimer pendant toute leur vie ne conçoivent pas la Lune de Miel; pour eux, elle n’existe pas, ou plutôt elle existe toujours: ils sont comme ces immortels qui ne comprenaient pas la mort. Mais ce bonheur est en dehors de notre livre; et, pour nos lecteurs, le mariage est sous l’influence de deux lunes: la Lune de Miel, la Lune Rousse. Cette dernière est terminée par une révolution qui la change en un croissant; et, quand il luit sur un ménage, c’est pour l’éternité. Comment la Lune de Miel peut-elle éclairer deux êtres qui ne doivent pas s’aimer? Comment se couche-t-elle quand une fois elle s’est levée?... Tous les ménages ont-ils leur lune de miel? Procédons par ordre pour résoudre ces trois questions. L’admirable éducation que nous donnons aux filles et les prudents usages sous la loi desquels les hommes se marient vont porter ici tous leurs fruits. Examinons les circonstances dont sont précédés et accompagnés les mariages les moins malheureux. Nos mœurs développent chez la jeune fille dont vous faites votre femme une curiosité naturellement excessive; mais comme les mères se piquent en France de mettre tous les jours leurs filles au feu sans souffrir qu’elles se brûlent, cette curiosité n’a plus de bornes. Une ignorance profonde des mystères du mariage dérobe, à cette créature aussi naïve que rusée, la connaissance des périls dont il est suivi; et, le mariage lui étant sans cesse présenté comme une époque de tyrannie et de liberté, de jouissances et de souveraineté, ses désirs s’augmentent de tous les intérêts de l’existence à satisfaire: pour elle, se marier, c’est être appelée du néant à la vie. Si elle a, en elle, le sentiment du bonheur, la religion, la morale, les lois et sa mère lui ont mille fois répété que ce bonheur ne peut venir que de vous. L’obéissance est toujours une nécessité chez elle, si elle n’est pas vertu; car elle attend tout de vous: d’abord les sociétés consacrent l’esclavage de la femme, mais elle ne forme même pas le souhait de s’affranchir, car elle se sent faible, timide et ignorante. A moins d’une erreur due au hasard ou d’une répugnance que vous seriez impardonnable de n’avoir pas devinée, elle doit chercher à vous plaire; elle ne vous connaît pas. Enfin, pour faciliter votre beau triomphe, vous la prenez au moment où la nature sollicite souvent avec énergie les plaisirs dont vous êtes le dispensateur. Comme saint Pierre, vous tenez la clef du Paradis. Je le demande à toute créature raisonnable, un démon rassemblerait-il autour d’un ange dont il aurait juré la perte les éléments de son malheur avec autant de sollicitude que les bonnes mœurs en mettent à conspirer le malheur d’un mari?... N’êtes-vous pas comme un roi entouré de flatteurs? Livrée avec toutes ses ignorances et ses désirs à un homme qui, même amoureux, ne peut et ne doit pas connaître ses mœurs secrètes et délicates, cette jeune fille ne sera-t-elle pas honteusement passive, soumise et complaisante pendant tout le temps que sa jeune imagination lui persuadera d’attendre le plaisir ou le bonheur jusqu’à un lendemain qui n’arrive jamais? Dans cette situation bizarre où les lois sociales et celles de la nature sont aux prises, une jeune fille obéit, s’abandonne, souffre et se tait par intérêt pour elle-même. Son obéissance est une spéculation; sa complaisance, un espoir; son dévouement, une sorte de vocation dont vous profitez; et son silence est générosité. Elle sera victime de vos caprices tant qu’elle ne les comprendra pas; elle souffrira de votre caractère jusqu’à ce qu’elle l’ait étudié; elle se sacrifiera sans aimer, parce qu’elle croit au semblant de passion que vous donne le premier moment de sa possession; elle ne se taira plus le jour où elle aura reconnu l’inutilité de ses sacrifices. Alors, un matin arrive où tous les contre-sens qui ont présidé à cette union se relèvent comme des branches un moment ployées sous un poids par degrés allégé. Vous avez pris pour de l’amour l’existence négative d’une jeune fille qui attendait le bonheur, qui volait au-devant de vos désirs dans l’espérance que vous iriez au-devant des siens, et qui n’osait se plaindre des malheurs secrets dont elle s’accusait la première. Quel homme ne serait pas la dupe d’une déception préparée de si loin, et de laquelle une jeune femme est innocente, complice et victime? Il faudrait être un Dieu pour échapper à la fascination dont vous êtes entouré par la nature et la société. Tout n’est-il pas piége autour de vous et en vous? car, pour être heureux, ne serait-il pas nécessaire de vous défendre des impétueux désirs de vos sens? Où est, pour les contenir, cette barrière puissante qu’élève la main légère d’une femme à laquelle on veut plaire, parce qu’on ne la possède pas encore?... Aussi, avez-vous fait parader et défiler vos troupes quand il n’y avait personne aux fenêtres; avez-vous tiré un feu d’artifice dont la carcasse reste seule au moment où votre convive se présente pour le voir. Votre femme était devant les plaisirs du mariage comme un Mohican à l’Opéra: l’instituteur est ennuyé quand le Sauvage commence à comprendre. LVI. En ménage, le moment où deux cœurs peuvent s’entendre est aussi rapide qu’un éclair, et ne revient plus quand il a fui. * * * * * Ce premier essai de la vie à deux, pendant lequel une femme est encouragée par l’espérance du bonheur, par le sentiment encore neuf de ses devoirs d’épouse, par le désir de plaire, par la vertu si persuasive au moment où elle montre l’amour d’accord avec le devoir, se nomme la Lune de Miel. Comment peut-elle durer long-temps entre deux êtres qui s’associent pour la vie entière, sans se connaître parfaitement? S’il faut s’étonner d’une chose, c’est que les déplorables absurdités accumulées par nos mœurs autour d’un lit nuptial fassent éclore si peu de haines!.... Mais que l’existence du sage soit un ruisseau paisible, et que celle du prodigue soit un torrent; que l’enfant dont les mains imprudentes ont effeuillé toutes les roses sur son chemin ne trouve plus que des épines au retour: que l’homme dont la folle jeunesse a dévoré un million ne puisse plus jouir, pendant sa vie, des quarante mille livres de rente que ce million lui eût données, c’est des vérités triviales si l’on songe à la morale, et neuves si l’on pense à la conduite de la plupart des hommes. Voyez-y les images vraies de toutes les Lunes de Miel; c’est leur histoire, c’est le fait et non pas la cause. Mais, que des hommes doués d’une certaine puissance de pensée par une éducation privilégiée, habitués à des combinaisons profondes pour briller, soit en politique, soit en littérature, dans les arts, dans le commerce ou dans la vie privée, se marient tous avec l’intention d’être heureux, de gouverner une femme par l’amour ou par la force, et tombent tous dans le même piége, deviennent des sots après avoir joui d’un certain bonheur pendant un certain temps, il y a certes là un problème dont la solution réside plutôt dans des profondeurs inconnues de l’âme humaine, que dans les espèces de vérités physiques par lesquelles nous avons déjà tâché d’expliquer quelques-uns de ces phénomènes. La périlleuse recherche des lois secrètes, que presque tous les hommes doivent violer à leur insu en cette circonstance, offre encore assez de gloire à celui qui échouerait dans cette entreprise pour que nous tentions l’aventure. Essayons donc. Malgré tout ce que les sots ont à dire sur la difficulté qu’ils trouvent à expliquer l’amour, il a des principes aussi infaillibles que ceux de la géométrie; mais chaque caractère les modifiant à son gré, nous l’accusons des caprices créés par nos innombrables organisations. S’il nous était permis de ne voir que les effets si variés de la lumière, sans en apercevoir le principe, bien des esprits refuseraient de croire à la marche du soleil et à son unité. Aussi, les aveugles peuvent-ils crier à leur aise; je me vante, comme Socrate, sans être aussi sage que lui, de ne savoir que l’amour; et, je vais essayer de déduire quelques-uns de ses préceptes, pour éviter aux gens mariés ou à marier la peine de se creuser la cervelle, ils en atteindraient trop promptement le fond. Or, toutes nos observations précédentes se résolvent à une seule proposition qui peut être considérée comme le dernier terme ou le premier, si l’on veut, de cette secrète théorie de l’amour, qui finirait par vous ennuyer si nous ne la terminions pas promptement. Ce principe est contenu dans la formule suivante: LVII. Entre deux êtres susceptibles d’amour, la durée de la passion est en raison de la résistance primitive de la femme, ou des obstacles que les hasards sociaux mettent à votre bonheur. * * * * * Si l’on ne vous laisse désirer qu’un jour, votre amour ne durera peut-être pas trois nuits. Où faut-il chercher les causes de cette loi? je ne sais. Si nous voulons porter nos regards autour de nous, les preuves de cette règle abondent: dans le système végétal, les plantes qui restent le plus de temps à croître sont celles auxquelles est promise la plus longue existence; dans l’ordre moral, les ouvrages faits hier meurent demain; dans l’ordre physique, le sein qui enfreint les lois de la gestation livre un fruit mort. En tout, une œuvre de durée est long-temps couvée par le temps. Un long avenir demande un long passé. Si l’amour est un enfant, la passion est un homme. Cette loi générale, qui régit la nature, les êtres et les sentiments, est précisément celle que tous les mariages enfreignent, ainsi que nous l’avons démontré. Ce principe a créé les fables amoureuses de notre moyen âge: les Amadis, les Lancelot, les Tristan des fabliaux, dont la constance en amour paraît fabuleuse à juste titre, sont les allégories de cette mythologie nationale que notre imitation de la littérature grecque a tuée dans sa fleur. Ces figures gracieuses dessinées par l’imagination des trouvères consacraient cette vérité. LVIII. Nous ne nous attachons d’une manière durable aux choses que d’après les soins, les travaux ou les désirs qu’elles nous ont coûté. * * * * * Tout ce que nos méditations nous ont révélé sur les causes de cette loi primordiale des amours, se réduit à l’axiome suivant, qui en est tout à la fois le principe et la conséquence. LIX. En toute chose l’on ne reçoit qu’en raison de ce que l’on donne. * * * * * Ce dernier principe est tellement évident par lui-même, que nous n’essaierons pas de le démontrer. Nous n’y joindrons qu’une seule observation, qui ne nous paraît pas sans importance. Celui qui a dit: _Tout est vrai et tout est faux_, a proclamé un fait que l’esprit humain naturellement sophistique interprète à sa manière, car il semble vraiment que les choses humaines aient autant de facettes qu’il y a d’esprits qui les considèrent. Ce fait, le voici: Il n’existe pas dans la création une loi qui ne soit balancée par une loi contraire: la vie en tout est résolue par l’équilibre de deux forces contendantes. Ainsi, dans le sujet qui nous occupe, en amour, il est certain que si vous donnez trop, vous ne recevrez pas assez. La mère qui laisse voir toute sa tendresse à ses enfants crée en eux l’ingratitude, l’ingratitude vient peut-être de l’impossibilité où l’on est de s’acquitter. La femme qui aime plus qu’elle n’est aimée sera nécessairement tyrannisée. L’amour durable est celui qui tient toujours les forces de deux êtres en équilibre. Or, cet équilibre peut toujours s’établir: celui des deux qui aime le plus doit rester dans la sphère de celui qui aime le moins. Et n’est-ce pas, après tout, le plus doux sacrifice que puisse faire une âme aimante, si tant est que l’amour s’accommode de cette inégalité? Quel sentiment d’admiration ne s’élève-t-il pas dans l’âme du philosophe, en découvrant qu’il n’y a peut-être qu’un seul principe dans le monde comme il n’y a qu’un Dieu, et que nos idées et nos affections sont soumises aux mêmes lois qui font mouvoir le soleil, éclore les fleurs et vivre l’univers!... Peut-être faut-il chercher dans cette métaphysique de l’amour les raisons de la proposition suivante, qui jette les plus vives lumières sur la question des Lunes de Miel et des Lunes Rousses. THÉORÈME. L’homme va de l’aversion à l’amour; mais, quand il a commencé par aimer et qu’il arrive à l’aversion, il ne revient jamais à l’amour. * * * * * Dans certaines organisations humaines, les sentiments sont incomplets comme la pensée peut l’être dans quelques imaginations stériles. Ainsi de même que les esprits sont doués de la facilité de saisir les rapports existants entre les choses sans en tirer de conclusion; de la faculté de saisir chaque rapport séparément sans les réunir, de la force de voir, de comparer et d’exprimer; de même les âmes peuvent concevoir les sentiments d’une manière imparfaite. Le talent, en amour comme en tout autre art, consiste dans la réunion de la puissance de concevoir et de celle d’exécuter. Le monde est plein de gens qui chantent des airs sans ritournelle, qui ont des quarts d’idée comme des quarts de sentiment, et qui ne coordonnent pas plus les mouvements de leurs affections que leurs pensées. C’est, en un mot, des êtres incomplets. Unissez une belle intelligence à une intelligence manquée, vous préparez un malheur; car il faut que l’équilibre se retrouve en tout. Nous laissons aux philosophes de boudoir et aux sages d’arrière-boutique le plaisir de chercher les mille manières par lesquelles les tempéraments, les esprits, les situations sociales et la fortune rompent les équilibres, et nous allons examiner la dernière cause qui influe sur le coucher des Lunes de Miel et le lever des Lunes Rousses. Il y a dans la vie un principe plus puissant que la vie elle-même. C’est un mouvement dont la rapidité procède d’une impulsion inconnue. L’homme n’est pas plus dans le secret de ce tournoiement que la terre n’est initiée aux causes de sa rotation. Ce je ne sais quoi, que j’appellerais volontiers le courant de la vie, emporte nos pensées les plus chères, use la volonté du plus grand nombre, et nous entraîne tous malgré nous. Ainsi, un homme plein de bon sens, qui ne manquera même pas à payer ses billets, s’il est négociant, ayant pu éviter la mort, ou, chose plus cruelle peut-être! une maladie, par l’observation d’une pratique facile, mais quotidienne, est bien et dûment cloué entre quatre planches, après s’être dit tous les soirs:--«Oh! demain, je n’oublierai pas mes pastilles!» Comment expliquer cette étrange fascination qui domine toutes les choses de la vie? est-ce défaut d’énergie? les hommes les plus puissants de volonté y sont soumis; est-ce défaut de mémoire? les gens qui possèdent cette faculté au plus haut degré y sont sujets. Ce fait que chacun a pu reconnaître en son voisin est une des causes qui excluent la plupart des maris de la Lune de Miel. L’homme le plus sage, celui qui aurait échappé à tous les écueils que nous avons déjà signalés, n’évite quelquefois pas les piéges qu’il s’est ainsi tendus à lui-même. Je me suis aperçu que l’homme en agissait avec le mariage et ses dangers à peu près comme avec les perruques; et peut-être est-ce une formule pour la vie humaine que les phases suivantes de la pensée à l’endroit de la perruque. PREMIÈRE ÉPOQUE.--Est-ce que j’aurai jamais les cheveux blancs? DEUXIÈME ÉPOQUE.--En tout cas, si j’ai des cheveux blancs, je ne porterai jamais de perruque: Dieu! que c’est laid une perruque! Un matin, vous entendez une jeune voix que l’amour a fait vibrer plus de fois qu’il ne l’a éteinte, s’écriant:--Comment, tu as un cheveu blanc!... TROISIÈME ÉPOQUE.--Pourquoi ne pas avoir une perruque bien faite qui tromperait complétement les gens? Il y a je ne sais quel mérite à duper tout le monde; puis, une perruque tient chaud, elle empêche les rhumes, etc. QUATRIÈME ÉPOQUE.--La perruque est si adroitement mise que vous attrapez tous ceux qui ne vous connaissent pas. La perruque vous préoccupe, et l’amour-propre vous rend tous les matins le rival des plus habiles coiffeurs. CINQUIÈME ÉPOQUE.--La perruque négligée.--Dieu! que c’est ennuyeux d’avoir à se découvrir la tête tous les soirs, à la bichonner tous les matins! SIXIÈME ÉPOQUE.--La perruque laisse passer quelques cheveux blancs; elle vacille, et l’observateur aperçoit sur votre nuque une ligne blanche qui forme un contraste avec les nuances plus foncées de la perruque circulairement retroussée par le col de votre habit. SEPTIÈME ÉPOQUE.--La perruque ressemble à du chiendent, et (passez-moi l’expression) vous vous moquez de votre perruque!... --Monsieur, me dit une des puissantes intelligences féminines qui ont daigné m’éclairer sur quelques-uns des passages les plus obscurs de mon livre, qu’entendez-vous par cette perruque?... --Madame, répondis-je, quand un homme tombe dans l’indifférence à l’endroit de la perruque, il est... il est... ce que votre mari n’est probablement pas. --Mais, mon mari n’est pas... (Elle chercha.) Il n’est pas... aimable; il n’est pas... très-bien portant; il n’est pas... d’une humeur égale; il n’est pas... --Alors, madame, il serait donc indifférent à la perruque. Nous nous regardâmes, elle avec une dignité assez bien jouée, moi avec un imperceptible sourire.--Je vois, dis-je, qu’il faut singulièrement respecter les oreilles du petit sexe, car c’est la seule chose qu’il ait de chaste. Je pris l’attitude d’un homme qui a quelque chose d’important à révéler, et la belle dame baissa les yeux comme si elle se doutait d’avoir à rougir pendant ce discours. --Madame, aujourd’hui l’on ne pendrait pas un ministre, comme jadis, pour un _oui_ ou un _non_; un Châteaubriand ne torturerait guère Françoise de Foix, et nous ne portons plus au côté une longue épée prête à venger l’injure. Or, dans un siècle où la civilisation a fait des progrès si rapides, où l’on nous apprend la moindre science en vingt-quatre leçons, tout a dû suivre cet élan vers la perfection. Nous ne pouvons donc plus parler la langue mâle, rude et grossière de nos ancêtres. L’âge dans lequel on fabrique des tissus si fins, si brillants, des meubles si élégants, des porcelaines si riches, devait être l’âge des périphrases et des circonlocutions. Il faut donc essayer de forger quelque mot nouveau pour remplacer la comique expression dont s’est servi Molière; puisque, comme a dit un auteur contemporain, le langage de ce grand homme est trop libre pour les dames qui trouvent la gaze trop épaisse pour leurs vêtements. Maintenant les gens du monde n’ignorent pas plus que les savants le goût inné des Grecs pour les mystères. Cette poétique nation avait su empreindre de teintes fabuleuses les antiques traditions de son histoire. A la voix de ses rapsodes, tout ensemble poètes et romanciers, les rois devenaient des dieux, et leurs aventures galantes se transformaient en d’immortelles allégories. Selon M. Chompré, licencié en droit, auteur classique du _Dictionnaire de Mythologie_, le Labyrinthe était «un enclos planté de bois et orné de bâtiments disposés de telle façon que quand un jeune homme y était entré une fois, il ne pouvait plus en trouver la sortie.» Çà et là quelques bocages fleuris s’offraient à sa vue, mais au milieu d’une multitude d’allées qui se croisaient dans tous les sens et présentaient toujours à l’œil une route uniforme; parmi les ronces, les rochers et les épines, le patient avait à combattre un animal nommé le Minotaure. Or, madame, si vous voulez me faire l’honneur de vous souvenir que le Minotaure était, de toutes les bêtes cornues, celle que la mythologie nous signale comme la plus dangereuse; que, pour se soustraire aux ravages qu’il faisait, les Athéniens s’étaient abonnés à lui livrer, bon an, mal an, cinquante vierges; vous ne partagerez pas l’erreur de ce bon M. Chompré, qui ne voit là qu’un jardin anglais; et vous reconnaîtrez dans cette fable ingénieuse une allégorie délicate, ou, disons mieux, une image fidèle et terrible des dangers du mariage. Les peintures récemment découvertes à Herculanum ont achevé de prouver cette opinion. En effet, les savants avaient cru long-temps, d’après quelques auteurs, que le minotaure était un animal moitié homme, moitié taureau; mais la cinquième planche des anciennes peintures d’Herculanum nous représente ce monstre allégorique avec le corps entier d’un homme, à la réserve d’une tête de taureau; et, pour enlever toute espèce de doute, il est abattu aux pieds de Thésée. Eh! bien, madame, pourquoi ne demanderions-nous pas à la mythologie de venir au secours de l’hypocrisie qui nous gagne et nous empêche de rire comme riaient nos pères? Ainsi, lorsque dans le monde une jeune dame n’a pas très-bien su étendre le voile sous lequel une femme honnête couvre sa conduite, là où nos aïeux auraient rudement tout expliqué par un seul mot, vous, comme une foule de belles dames à réticences, vous vous contentez de dire:--«Ah! oui, elle est fort aimable, mais...--Mais quoi?...--Mais elle est souvent bien _inconséquente_...» J’ai long-temps cherché, madame, le sens de ce dernier mot et surtout la figure de rhétorique par laquelle vous lui faisiez exprimer le contraire de ce qu’il signifie; mes méditations ont été vaines. Vert-Vert a donc, le dernier, prononcé le mot de nos ancêtres, et encore s’est-il adressé, par malheur, à d’innocentes religieuses, dont les infidélités n’atteignaient en rien l’honneur des hommes. Quand une femme est inconséquente, le mari serait, selon moi, _minotaurisé_. Si le minautorisé est un galant homme, s’il jouit d’une certaine estime, et beaucoup de maris méritent réellement d’être plaints, alors, en parlant de lui, vous dites encore d’une petite voix flûtée: «M. A... est un homme bien estimable, sa femme est fort jolie, mais on prétend qu’il n’est pas heureux dans son intérieur.» Ainsi, madame, l’homme estimable malheureux dans son intérieur, l’homme qui a une femme inconséquente, ou le mari minotaurisé, sont tout bonnement des maris à la façon de Molière. Hé! bien, déesse du goût moderne, ces expressions vous semblent-elles d’une transparence assez chaste? --Ah! mon Dieu, dit-elle en souriant, si la chose reste, qu’importe qu’elle soit exprimée en deux syllabes ou en cent? Elle me salua par une petite révérence ironique et disparut, allant sans doute rejoindre ces comtesses de préface et toutes ces créatures métaphoriques si souvent employées par les romanciers à retrouver ou à composer des manuscrits anciens. Quant à vous, êtres moins nombreux et plus réels qui me lisez, si, parmi vous, il est quelques gens qui fassent cause commune avec mon champion conjugal, je vous avertis que vous ne deviendrez pas tout d’un coup malheureux dans votre intérieur. Un homme arrive à cette température conjugale par degrés et insensiblement. Beaucoup de maris sont même restés malheureux dans leur intérieur, toute leur vie, sans le savoir. Cette révolution domestique s’opère toujours d’après des règles certaines; car les révolutions de la Lune de Miel sont aussi sûres que les phases de la lune du ciel et s’appliquent à tous les ménages! n’avons-nous pas prouvé que la nature morale a ses lois, comme la nature physique? Votre jeune femme ne prendra jamais, comme nous l’avons dit ailleurs, un amant sans faire de sérieuses réflexions. Au moment où la Lune de Miel décroît, vous avez plutôt développé chez elle le sentiment du plaisir que vous ne l’avez satisfait; vous lui avez ouvert le livre de vie, elle conçoit admirablement par le prosaïsme de votre facile amour la poésie qui doit résulter de l’accord des âmes et des voluptés. Comme un oiseau timide, épouvanté encore par le bruit d’une mousqueterie qui a cessé, elle avance la tête hors du nid, regarde autour d’elle, voit le monde; et, tenant le mot de la charade que vous avez jouée, elle sent instinctivement le vide de votre passion languissante. Elle devine que ce n’est plus qu’avec un amant qu’elle pourra reconquérir le délicieux usage de son libre arbitre en amour. Vous avez séché du bois vert pour un feu à venir. Dans la situation où vous vous trouvez l’un et l’autre, il n’existe pas de femme, même la plus vertueuse, qui ne se soit trouvée digne d’une grande passion, qui ne l’ait rêvée, et qui ne croie être très-inflammable; car il y a toujours de l’amour-propre à augmenter les forces d’un ennemi vaincu. --Si le métier d’honnête femme n’était que périlleux, passe encore... me disait une vieille dame; mais il ennuie, et je n’ai jamais rencontré de femme vertueuse qui ne pensât jouer en dupe. Alors, et avant même qu’aucun amant ne se présente, une femme en discute pour ainsi dire la légalité; elle subit un combat que se livrent en elle les devoirs, les lois, la religion et les désirs secrets d’une nature qui ne reçoit de frein que celui qu’elle s’impose. Là commence pour vous un ordre de choses tout nouveau; là, se trouve le premier avertissement que la nature, cette indulgente et bonne mère, donne à toutes les créatures qui ont à courir quelque danger. La nature a mis au cou du minotaure une sonnette, comme à la queue de cet épouvantable serpent, l’effroi du voyageur. Alors se déclarent, dans votre femme, ce que nous appellerons _les premiers symptômes_, et malheur à qui n’a pas su les combattre! ceux qui en nous lisant se souviendront de les avoir vus se manifestant jadis dans leur intérieur, peuvent passer à la conclusion de cet ouvrage, ils y trouveront des consolations. Cette situation, dans laquelle un ménage reste plus ou moins long-temps, sera le point de départ de notre ouvrage, comme elle est le terme de nos observations générales. Un homme d’esprit doit savoir reconnaître les mystérieux indices, les signes imperceptibles, et les révélations involontaires qu’une femme laisse échapper alors; car la Méditation suivante pourra tout au plus accuser les gros traits aux néophytes de la science sublime du mariage. MÉDITATION VIII. DES PREMIERS SYMPTOMES. Lorsque votre femme est dans la crise où nous l’avons laissée, vous êtes, vous, en proie à une douce et entière sécurité. Vous avez tant de fois vu le soleil que vous commencez à croire qu’il peut luire pour tout le monde. Vous ne prêtez plus alors aux moindres actions de votre femme cette attention que vous donnait le premier feu du tempérament. Cette indolence empêche beaucoup de maris d’apercevoir les symptômes par lesquels leurs femmes annoncent un premier orage: et cette disposition d’esprit a fait minotauriser plus de maris que l’occasion, les fiacres, les canapés et les appartements en ville. Ce sentiment d’indifférence pour le danger est en quelque sorte produit et justifié par le calme apparent qui vous entoure. La conspiration ourdie contre vous par notre million de célibataires affamés semble être unanime dans sa marche. Quoique tous ces damoiseaux soient ennemis les uns des autres et que pas un d’eux ne se connaisse, une sorte d’instinct leur a donné le mot d’ordre. Deux personnes se marient-elles, les sbires du minotaure, jeunes et vieux, ont tous ordinairement la politesse de laisser entièrement les époux à eux-mêmes. Ils regardent un mari comme un ouvrier chargé de dégrossir, polir, tailler à facettes et monter le diamant qui passera de main en main, pour être un jour admiré à la ronde. Aussi, l’aspect d’un jeune ménage fortement épris réjouit-il toujours ceux d’entre les célibataires qu’on a nommés les Roués, ils se gardent bien de troubler le travail dont doit profiter la société; ils savent aussi que les grosses pluies durent peu; ils se tiennent alors à l’écart, en faisant le guet, en épiant, avec une incroyable finesse, le moment où les deux époux commenceront à se lasser du septième ciel. Le tact avec lequel les célibataires découvrent le moment où la bise vient à souffler dans un ménage ne peut être comparé qu’à cette nonchalance à laquelle sont livrés les maris pour lesquels la Lune Rousse se lève. Il y a, même en galanterie, une maturité qu’il faut savoir attendre. Le grand homme est celui qui juge tout ce que peuvent porter les circonstances. Ces gens de cinquante-deux ans, que nous avons présentés comme si dangereux, comprennent très-bien, par exemple, que tel homme qui s’offre à être l’amant d’une femme et qui est fièrement rejeté, sera reçu à bras ouverts trois mois plus tard. Mais il est vrai de dire qu’en général, les gens mariés mettent à trahir leur froideur la même naïveté qu’à dénoncer leur amour. Au temps où vous parcouriez avec madame les ravissantes campagnes du septième ciel, et où, selon les caractères, on reste campé plus ou moins long-temps, comme le prouve la Méditation précédente, vous alliez peu ou point dans le monde. Heureux dans votre intérieur, si vous sortiez, c’était pour faire, à la manière des amants, une partie fine, courir au spectacle, à la campagne, etc. Du moment où vous reparaissez, ensemble ou séparément, au sein de la société, que l’on vous voit assidus l’un et l’autre aux bals, aux fêtes, à tous ces vains amusements créés pour fuir le vide du cœur, les célibataires devinent que votre femme y vient chercher des distractions; donc, son ménage, son mari l’ennuient. Là, le célibataire sait que la moitié du chemin est faite. Là, vous êtes sur le point d’être minotaurisé, et votre femme tend à devenir inconséquente: c’est-à-dire, au contraire, qu’elle sera très-conséquente dans sa conduite, qu’elle la raisonnera avec une profondeur étonnante, et que vous n’y verrez que du feu. Dès ce moment elle ne manquera en apparence à aucun de ses devoirs, et recherchera d’autant plus les couleurs de la vertu qu’elle en aura moins. Hélas! disait Crébillon: Doit-on donc hériter de ceux qu’on assassine! Jamais vous ne l’aurez vue plus soigneuse à vous plaire. Elle cherchera à vous dédommager de la secrète lésion qu’elle médite de faire à votre bonheur conjugal, par de petites félicités qui vous font croire à la perpétuité de son amour; de là vient le proverbe: Heureux comme un sot. Mais selon les caractères des femmes, ou elles méprisent leurs maris, par cela même qu’elles les trompent avec succès; ou elles les haïssent, si elles sont contrariées par eux; ou elles tombent, à leur égard, dans une indifférence pire mille fois que la haine. En cette occurrence, le premier diagnostic chez la femme est une grande excentricité. Une femme aime à se sauver d’elle-même, à fuir son intérieur, mais sans cette avidité des époux complétement malheureux. Elle s’habille avec beaucoup de soin, afin, dira-t-elle, de flatter votre amour-propre en attirant tous les regards au milieu des fêtes et des plaisirs. Revenue au sein de ses ennuyeux pénates, vous la verrez parfois sombre et pensive; puis tout à coup riant et s’égayant comme pour s’étourdir; ou prenant l’air grave d’un Allemand qui marche au combat. De si fréquentes variations annoncent toujours la terrible hésitation que nous avons signalée. Il y a des femmes qui lisent des romans pour se repaître de l’image habilement présentée et toujours diversifiée d’un amour contrarié qui triomphe, ou pour s’habituer, par la pensée, aux dangers d’une intrigue. Elle professera la plus haute estime pour vous. Elle vous dira qu’elle vous aime, comme on aime un frère; que cette amitié raisonnable est la seule vraie, la seule durable, et que le mariage n’a pour but que de l’établir entre deux époux. Elle distinguera fort habilement qu’elle n’a que des devoirs à remplir, et qu’elle peut prétendre à exercer des droits. Elle voit avec une froideur que vous seul pouvez calculer tous les détails du bonheur conjugal. Ce bonheur ne lui a peut-être jamais beaucoup plu, et d’ailleurs, pour elle, il est toujours là; elle le connaît, elle l’a analysé; et combien de légères mais terribles preuves viennent alors prouver à un mari spirituel que cet être fragile argumente et raisonne au lieu d’être emporté par la fougue de la passion!... LX. Plus on juge, moins on aime. * * * * * De là jaillissent chez elle et ces plaisanteries dont vous riez le premier, et ces réflexions qui vous surprennent par leur profondeur; de là viennent ces changements soudains et ces caprices d’un esprit qui flotte. Parfois elle devient tout à coup d’une extrême tendresse comme par repentir de ses pensées et de ses projets; parfois elle est maussade et indéchiffrable; enfin, elle accomplit le _varium et mutabile fæmina_ que nous avons eu jusqu’ici la sottise d’attribuer à leur constitution. Diderot, dans le désir d’expliquer ces variations presque atmosphériques de la femme, est même allé jusqu’à les faire provenir de ce qu’il nomme _la bête féroce_; mais vous n’observerez jamais ces fréquentes anomalies chez une femme heureuse. Ces symptômes, légers comme de la gaze, ressemblent à ces nuages qui nuancent à peine l’azur du ciel et qu’on nomme des fleurs d’orage. Bientôt les couleurs prennent des teintes plus fortes. Au milieu de cette méditation solennelle, qui tend à mettre, selon l’expression de madame de Staël, plus de poésie dans la vie, quelques femmes, auxquelles des mères vertueuses par calcul, par devoir, par sentiment ou par hypocrisie, ont inculqué des principes tenaces, prennent les dévorantes idées dont elles sont assaillies pour des suggestions du démon; et vous les voyez alors trottant régulièrement à la messe, aux offices, aux vêpres même. Cette fausse dévotion commence par de jolis livres de prières reliés avec luxe, à l’aide desquels ces chères pécheresses s’efforcent en vain de remplir les devoirs imposés par la religion et délaissés pour les plaisirs du mariage. Ici posons un principe et gravez-le en lettres de feu dans votre souvenir. Lorsqu’une jeune femme reprend tout à coup des pratiques religieuses autrefois abandonnées, ce nouveau système d’existence cache toujours un motif d’une haute importance pour le bonheur du mari. Sur cent femmes il en est au moins soixante-dix-neuf chez lesquelles ce retour vers Dieu prouve qu’elles ont été inconséquentes ou qu’elles vont le devenir. Mais un symptôme plus clair, plus décisif, que tout mari reconnaîtra, sous peine d’être un sot, est celui-ci. Au temps où vous étiez plongés l’un et l’autre dans les trompeuses délices de la Lune de Miel, votre femme, en véritable amante, faisait constamment votre volonté. Heureuse de pouvoir vous prouver une bonne volonté que vous preniez, vous deux, pour de l’amour, elle aurait désiré que vous lui eussiez commandé de marcher sur le bord des gouttières, et, sur-le-champ, agile comme un écureuil, elle eût parcouru les toits. En un mot, elle trouvait un plaisir ineffable à vous sacrifier ce je qui la rendait un être différent de vous. Elle s’était identifiée à votre nature, obéissant à ce vœu du cœur: _Una caro_. Toutes ces belles dispositions d’un jour se sont effacées insensiblement. Blessée de rencontrer sa volonté anéantie, votre femme essaiera maintenant de la reconquérir au moyen d’un système développé graduellement et de jour en jour avec une croissante énergie. C’est le système de la _Dignité de la Femme mariée_. Le premier effet de ce système est d’apporter dans vos plaisirs une certaine réserve et une certaine tiédeur de laquelle vous êtes le seul juge. Selon le plus ou le moins d’emportement de votre passion sensuelle, vous avez peut-être, pendant la Lune de Miel, deviné quelques-unes de ces vingt-deux voluptés qui autrefois créèrent en Grèce vingt-deux espèces de courtisanes adonnées particulièrement à la culture de ces branches délicates d’un même art. Ignorante et naïve, curieuse et pleine d’espérance, votre jeune femme aura pris quelques grades dans cette science aussi rare qu’inconnue et que nous recommandons singulièrement au futur auteur de la Physiologie du Plaisir. Alors par une matinée d’hiver, et semblables à ces troupes d’oiseaux qui craignent le froid de l’Occident, s’envolent d’un seul coup, d’une même aile, la Fellatrice, fertile en coquetteries qui trompent le désir pour en prolonger les brûlants accès; la Tractatrice, venant de l’Orient parfumé où les plaisirs qui font rêver sont en honneur; la Subagitatrice, fille de la grande Grèce; la Lémane, avec ses voluptés douces et chatouilleuses; la Corinthienne, qui pourrait, au besoin, les remplacer toutes; puis enfin, l’agaçante Phicidisseuse, aux dents dévoratrices et lutines, dont l’émail semble intelligent. Une seule, peut-être, vous est restée; mais un soir, la brillante et fougueuse Propétide étend ses ailes blanches et s’enfuit, le front baissé, vous montrant pour la dernière fois, comme l’ange qui disparaît aux yeux d’Abraham, dans le tableau de Rembrandt, les ravissants trésors qu’elle ignore elle-même, et qu’il n’était donné qu’à vous de contempler d’un œil enivré, de flatter d’une main caressante. Sevré de toutes ces nuances de plaisir, de tous ces caprices d’âme, de ces flèches de l’Amour, vous êtes réduit à la plus vulgaire des façons d’aimer, à cette primitive et innocente allure de l’hyménée, pacifique hommage que rendait le naïf Adam à notre mère commune, et qui suggéra sans doute au Serpent l’idée de la déniaiser. Mais un symptôme si complet n’est pas fréquent. La plupart des ménages sont trop bons chrétiens pour suivre les usages de la Grèce païenne. Aussi avons-nous rangé parmi les _derniers symptômes_ l’apparition dans la paisible couche nuptiale de ces voluptés effrontées qui, la plupart du temps, sont filles d’une illégitime passion. En temps et lieu, nous traiterons plus amplement ce diagnostic enchanteur: ici, peut-être, se réduit-il à une nonchalance et même à une répugnance conjugale que vous êtes seul en état d’apprécier. En même temps qu’elle ennoblit ainsi par sa dignité les fins du mariage, votre femme prétend qu’elle doit avoir son opinion et vous la vôtre. «En se mariant, dira-t-elle, une femme ne fait pas vœu d’abdiquer sa raison. Les femmes sont-elles donc réellement esclaves? Les lois humaines ont pu enchaîner le corps, mais la pensée!... ah! Dieu l’a placée trop près de lui pour que les tyrans pussent y porter les mains.» Ces idées procèdent nécessairement ou d’une instruction trop libérale que vous lui aurez laissé prendre, ou de réflexions que vous lui aurez permis de faire. Une Méditation tout entière a été consacrée à _l’instruction en ménage_. Puis votre femme commence à dire: «Ma chambre, mon lit, mon appartement.» A beaucoup de vos questions, elle répondra:--«Mais, mon ami, cela ne vous regarde pas!» Ou:--«Les hommes ont leur part dans la direction d’une maison, et les femmes ont la leur.» Ou bien, ridiculisant les hommes qui se mêlent du ménage, elle prétendra que «les hommes n’entendent rien à certaines choses.» Le nombre des choses auxquelles vous n’entendez rien augmentera tous les jours. Un beau matin vous verrez, dans votre petite église, deux autels là où vous n’en cultiviez qu’un seul. L’autel de votre femme et le vôtre seront devenus distincts, et cette distinction ira croissant, toujours en vertu du système de la dignité de la femme. Viendront alors les idées suivantes, que l’on vous inculquera, malgré vous, par la vertu d’une _force vive_, fort ancienne et peu connue. La force de la vapeur, celle des chevaux, des hommes ou de l’eau sont de bonnes inventions; mais la nature a pourvu la femme d’une force morale à laquelle ces dernières ne sont pas comparables: nous la nommerons _force de la crécelle_. Cette puissance consiste dans une perpétuité de son, dans un retour si exact des mêmes paroles, dans une rotation si complète des mêmes idées, qu’à force de les entendre vous les admettrez pour être délivré de la discussion. Ainsi, la puissance de la crécelle vous prouvera: Que vous êtes bien heureux d’avoir une femme d’un tel mérite; Qu’on vous a fait trop d’honneur en vous épousant; Que souvent les femmes voient plus juste que les hommes; Que vous devriez prendre en tout l’avis de votre femme, et presque toujours le suivre; Que vous devez _respecter_ la mère de vos enfants, l’honorer, avoir confiance en elle; Que la meilleure manière de n’être pas trompé est de s’en remettre à la délicatesse d’une femme, parce que, suivant certaines vieilles idées que nous avons eu la faiblesse de laisser s’accréditer, il est impossible à un homme d’empêcher sa femme de le minotauriser; Qu’une femme légitime est la meilleure amie d’un homme; Qu’une femme est maîtresse chez elle, et reine dans son salon, etc. Ceux qui, à ces conquêtes de la dignité de la femme sur le pouvoir de l’homme, veulent opposer une ferme résistance, tombent dans la catégorie des prédestinés. D’abord, s’élèvent des querelles qui, aux yeux de leurs femmes, leur donnent un air de tyrannie. La tyrannie d’un mari est toujours une terrible excuse à l’inconséquence d’une femme. Puis, dans ces légères discussions, elles savent prouver à leurs familles, aux nôtres, à tout le monde, à nous-mêmes, que nous avons tort. Si, pour obtenir la paix, ou par amour, vous reconnaissez les droits prétendus de la femme, vous laissez à la vôtre un avantage dont elle profitera éternellement. Un mari, comme un gouvernement, ne doit jamais avouer de faute. Là, votre pouvoir serait débordé par le système occulte de la dignité féminine; là, tout serait perdu; dès ce moment elle marcherait de concession en concession jusqu’à vous chasser de _son_ lit. La femme étant fine, spirituelle, malicieuse, ayant tout le temps de penser à une ironie, elle vous tournerait en ridicule pendant le choc momentané de vos opinions. Le jour où elle vous aura ridiculisé verra la fin de votre bonheur. Votre pouvoir expirera. Une femme qui a