Title: Propos sur le christianisme
Author: Alain
Release date: November 16, 2023 [eBook #72145]
Language: French
Original publication: Paris: Rieder
Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Polona digital library)
CHRISTIANISME
CAHIERS PUBLIÉS SOUS LA DIRECTION DE P.-L. COUCHOUD
PAR
ALAIN
Quatrième mille
LES ÉDITIONS RIEDER
7, PLACE SAINT-SULPICE, 7
PARIS
M.CM.XXVIII
DU MÊME AUTEUR
PROPOS D’ALAIN
PROPOS PARUS EN VOLUMES :
Cent un propos d’Alain, 1re série, 1908. Épuisé.
Cent un propos d’Alain, 2e série, 1909. Épuisé.
Cent un propos d’Alain, 3e série, 1911. Épuisé.
Cent un propos d’Alain, 4e série, 1914. Épuisé.
Vingt et un propos d’Alain, 1915 (Camille Bloch, Paris).
Les Propos d’Alain (2 volumes), 1920 (Éditions de la Nouvelle Revue Française).
Propos sur l’Esthétique, 1923 (Librairie Stock, Paris).
Libres propos. Journal d’Alain. (Éditions de la Nouvelle Revue Française).
AUTRES ŒUVRES
Les marchands de sommeil (Camille Bloch, Paris).
Quatre-vingt-un chapitres sur l’esprit et les passions (Camille Bloch, Paris).
Système des Beaux-Arts (Éditions de la Nouvelle Revue Française).
Mars ou la Guerre jugée (Éditions de la Nouvelle Revue Française).
La visite au musicien (Revue Musicale, 1922).
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE : 60 EXEMPLAIRES SUR VELIN PUR FIL DES PAPETERIES LAFUMA, DE VOIRON, DONT 10 HORS COMMERCE, NUMÉROTÉS DE 1 A 60 ; 100 EXEMPLAIRES SUR VELIN D’ALFA, NUMÉROTÉS DE 61 A 160.
DROITS DE TRADUCTION ET DE REPRODUCTION RÉSERVÉS POUR TOUS PAYS. COPYRIGHT BY F. RIEDER ET Cie, 1924.
Je demande indulgence pour ces pièces mal cousues. Il n’y a pas apparence que je m’attaque jamais directement et systématiquement au sujet redoutable que mon titre annonce. Toutefois je veux dire ici comment je procéderais le cas échéant. Peut-être les idées auxquelles je touche dans ces pages seront-elles alors plus aisément mises en place et en valeur.
Premièrement je voudrais retracer une histoire de cette religion, non pas tant pour y faire remarquer des changements qui n’altèrent point son fond, que pour montrer d’où elle est partie, en quoi elle ressemble à l’hébraïsme et à l’hellénisme, en quoi elle s’y oppose. Mais surtout, afin qu’on n’estime pas ces théologies elles-mêmes au-dessous de leur prix, je voudrais peindre encore derrière elles, comme un horizon, l’impénétrable forêt des cultes anciens, bien mieux, en m’efforçant de retrouver, dans les superstitions les plus folles, cette folle elle-même, notre imagination telle qu’elle se montre encore, et, autrefois comme aujourd’hui, toujours soutenue par l’entendement. On soupçonnerait, d’après cette suite d’erreurs, que l’Esprit Humain n’est pas une fiction.
En second lieu, je voudrais donner quelque idée d’une Physiologie des religions, d’après l’esprit Darwinien, c’est-à-dire sans jamais séparer l’organisme humain de ce milieu terrestre qui le porte et qui le nourrit. Tout mouvement humain dépend de la structure du corps humain et en même temps de l’objet antagoniste ; c’est d’après cette double condition que les pieds tracèrent le sentier. D’où il faudrait tirer une théorie des signes, tant de ceux qui s’inscrivent dans le corps humain, comme est la danse, que de ceux qui sont marqués dans les choses, comme le sentier et le tombeau. Suivant cette double idée on rendrait compte à ce que je crois, et sans supposer d’abord la moindre pensée théologique, de cette antique et assez uniforme politesse que l’on nomme le Culte, comme aussi de ces monuments et traces qui furent les premières idoles. En considérant ainsi les choses humaines à la manière du naturaliste, on apercevrait que l’anthropomorphisme fut dans les choses avant d’être dans les pensées. Et je crois qu’une telle analyse appliquée au Christianisme, et dans ce cas particulièrement difficile à conduire, expliquerait cette écorce ou forme extérieure qui cache les pensées.
Dans une troisième partie, que serait comme l’Éthique de la religion, j’aurais à décrire les émotions, les passions, les sentiments, et le passage montant des unes aux autres, d’après l’idée Cartésienne, c’est-à-dire en joignant les deux termes qui font le problème humain ; d’un côté l’animal machine, déjà amplement décrit, et de l’autre ce génie infatigable qui se veut libre en cette prison. Je tiens, par exemple, que le passage de la passion au sentiment, qui est substantiel au sentiment, a toujours la forme de la prière, comme l’élan lyrique de Rodrigue en ses stances, non moins que celui de Polyeucte, le fait assez entendre. D’où l’on verrait que l’idée du Salut est universelle, et naturellement liée à une discipline des mouvements, de façon qu’élever les mains et les joindre est un signe qui signifie quelque chose. Par quoi l’on pourrait comprendre que tous les arts sont religieux et vont droit à sauver l’âme ; qu’ainsi l’adoration, quoiqu’elle vise l’esprit, se prend pourtant toujours à un objet. En quel sens donc il y a Idolatrie et Vrai Culte, c’est ce qui serait expliqué ici.
Sous le titre de Philosophie du Christianisme il faudrait enfin développer cette doctrine chrétienne comme vraie. C’est ce que nous faisons tous, et il n’y a pas en nous de pensée, je dis même concernant les sciences physiques, qui ne soit chrétienne à sa racine. Comte a poussé fort avant cette idée. Mais le principal serait d’expliquer encore mieux, s’il était possible, ce que c’est que croire. Savoir croire est un grand art, et encore profondément caché. Homère est toujours bon à lire, et chacun en convient. Ces beaux récits donnent un corps à nos pensées ; et l’expérience fait voir que l’état ancien d’une idée est le meilleur départ, si l’on veut la former correctement. Lire Homère dans cette disposition, c’est y croire il me semble. Il nous manque à tous, en ce qui concerne l’Évangile et les penseurs chrétiens, de les aborder ainsi généreusement, c’est-à-dire avec l’assurance de former mieux nos idées, et plus près de notre nature, à leur école, qu’en suivant de plus récents penseurs, plus avancés peut-être, mais qui aussi nous laissent moins à former. Par le préjugé laïque nous avons, pourrait-on dire, l’esprit bien meublé ; mais le corps reste enfant. L’imagination n’est point disciplinée, parce qu’elle n’entre pas dans le jeu. Aussi ce ne serait pas un petit avantage si nos enfants tiraient leurs idées justement d’où elles viennent. Pour tout dire il faudrait, en cette dernière partie, un commentaire des livres sacrés considérés comme des auteurs classiques. La lecture véritable se fait toujours sous deux conditions, d’un côté le respect du texte, qui donne appui à l’esprit, mais, de l’autre, une volonté de comprendre, et de ne point s’arrêter aux signes. Car s’arrêter aux signes, est-ce lire ?
Telle est l’imparfaite esquisse qui aidera peut-être à comprendre les chapitres qui suivent. J’insiste encore en terminant sur cette idée que croire est néant, si ce n’est pas un mouvement pour penser ce que l’on croit.
Février 1924.
Comme je lisais Les Martyrs de Chateaubriand, je vins à penser que ce livre conviendrait pour nos écoliers. Un esprit libre acceptera aisément Télémaque, qui est un livre païen ; pour Les Martyrs, il y aura quelque résistance ; mal fondée. Si nous voulons que nos garçons et nos filles aient quelques vues de l’histoire humaine, nous ne pouvons pas vouloir qu’ils ignorent le catholicisme ; et la vérité du catholicisme ne peut pas être séparée de ce paganisme qu’il a remplacé. Ce passage est d’importance ; il domine encore nos mœurs et se trouve marqué dans toutes nos idées sans exception. Un enfant ne doit pas ignorer ce moment de l’histoire humaine. Imaginez quelque fils de riche qui ne connaîtrait au monde d’autre source de lumière et de chaleur que l’ampoule électrique. La connaissance qu’il en aurait serait abstraite parce qu’elle serait immédiate ; l’ampoule électrique suppose avant elle, aussi bien en idée qu’en fait, une suite d’essais plus faciles, le verre, le charbon, le feu, le silex ; j’en oublie. De même toutes nos pensées, de théorie et de pratique, développent le catholicisme, qui développe lui-même le paganisme, comme on comprend d’abord par les anticipations des Stoïciens et même de Platon, comme on voit encore aujourd’hui d’après les superstitions bretonnes, si naturellement incorporées au culte des saints, de la Vierge et de la Trinité ; mais la métaphore me trompe ; c’est bien plutôt la métaphysique catholique qui prend corps dans le polythéisme subordonné. Qui n’a point médité là-dessus ignore l’Humanité.
Chateaubriand est un bon guide ici, et le meilleur peut-être, par cette contemplation poétique qui laisse toute chose à sa juste place. D’un côté la nouvelle organisation de la famille, la condamnation de l’esclavage, la guerre transformée devant l’esprit, et déchue de son rang, tout ce bel avenir, tout cela est célébré comme il faut. Mais d’un autre côté le paganisme n’est point défiguré ; Démodocus, le prêtre Homérique, n’est pas moins vénérable que l’évêque Cyrille, et l’ermite chrétien du Vésuve a les dehors et les maximes d’un stoïcien. Le ciel des anges et l’enfer des diables dirigent les combats humains et distribuent les épreuves, comme font les dieux de l’Iliade. Il apparaît, par le récit même, que le courage, la pudeur, la justice, n’avaient pas moins de prix pour les anciens que pour nous. Même le fanatisme catholique n’est point déguisé ; on voit ici au naturel l’enfant ingrat qui frappe sa nourrice ; et cela est propre à éclairer le progrès humain, toujours servi, mais souvent mal servi, par l’énergie des passions.
J’admire cette force de l’esprit qui prend ses distances, et veut être spectateur de cette religion même à laquelle il a juré d’être fidèle. Il y a de la hauteur, en cet homme, qu’il veut nommer indifférence, mais qui vient plutôt de clairvoyance. Humain et solitaire, ce voyageur. Napoléon ne l’étonna point ; il annonça la République. Cependant il fut fidèle invinciblement aux rois légitimes, ce même homme qui a écrit : « Je ne crois pas aux rois. » Je trouve une belle parole dans Les Martyrs. Eudore, chrétien, couvre un pauvre de son manteau. « Tu as cru sans doute, dit la païenne, que cet esclave était quelque dieu caché ? » « Non, répondit Eudore, j’ai cru que c’était un homme. »
Il n’y a point d’Humanités modernes, parce que l’Humanité n’est pas une somme d’êtres qui vivent selon l’échange, mais une suite et un progrès. La société humaine n’est pas entre ceux qui sont ici ou là dans le même temps, mais entre ceux qui sont et ceux qui furent. Comte a prononcé que les sociétés d’abeilles, de fourmis ou de castors ne sont point des sociétés véritables, parce qu’on ne voit point que le meilleur de chaque génération se conserve par monuments, poésie ou maximes ; ainsi il n’y a d’autres liens d’un âge à l’autre que l’hérédité biologique, qui est une ressemblance de forme, et qui conduit seulement à refaire toujours les mêmes actions. Mais cette forte idée est souvent oubliée. Le spectacle des peuples sur la planète, les rivalités, les alliances, la circulation des biens, les instruments du travail et du transport, l’organisation de la puissance, tout cela attire l’esprit ; il y va comme au plus pressé. Viennent les passions, et nous voyons que ces grands voyageurs, visiteurs, enquêteurs, sont naïfs comme les héros d’Homère.
Dans le miroir des temps passés, c’est là que l’homme se reconnaît et se juge. Non point d’après ces résumés qui ne trouvent créance en personne, mais d’après les grandes œuvres, où la pensée est tellement entrelacée aux superstitions que l’homme est à la fois empêché de s’y reconnaître et forcé de s’y reconnaître. Il est très important de savoir, par vue directe, que les anciens tenaient déjà une bonne partie de notre sagesse dans les temps où les chefs allaient gravement consulter l’oracle. D’où naît la réflexion sur cette puissance de l’imagination, qui couvrit la planète de temples et de sacrifices. Les sciences portent en elles-mêmes leurs preuves ; mais il y manque souvent jusqu’à l’idée des immenses difficultés que les savants rencontrèrent autour d’eux et en eux-mêmes. Celui qui reçoit la dernière idée, abstraite, évidente, aisément vérifiée, sait beaucoup sur la chose, mais il ne sait rien de l’homme.
Le catholicisme est tout près de nous ; il se mêle à nos pensées et à nos actions ; il se propose comme un problème à un artisan aussi bien qu’à un philosophe. Mais comment juger ces institutions et cette doctrine si l’on n’a pas quelque connaissance réelle des oracles et des sibylles ? Que l’on se jette au catholicisme, ou bien qu’on s’en détourne comme d’un ensemble de contes à faire rire les enfants, ce n’est toujours pas juger. « Siècles d’ignorance et de fanatisme. » Fort bien. Mais que direz-vous alors de cette religion qui sacrifia Iphigénie ? Que direz-vous de cette politique soumise à l’oracle Delphien ? Il faut avoir vécu près des anciens, par leurs poètes, par leurs orateurs, pour comprendre le prix d’une religion sans sacrifices humains et sans oracles. Les miracles catholiques font rire l’ignorant ; mais la moindre culture fait voir que le catholicisme doit être considéré, au contraire, et par relation, comme la première religion sans miracles ; non pas absolument sans miracles, mais là-dessus raisonnable et défiante toujours ; en tout cas sans oracles ; la fonction du prêtre n’est nullement d’annoncer l’avenir. Bref, si l’on veut être juste à l’égard du passé immédiat, il faut avoir formé quelque idée du passé lointain, et le faire revivre dans ce mélange de beauté, de vérité, et d’erreurs en elles-mêmes incroyables, que les anciens auteurs nous apportent. Et cela seul peut nous guérir d’utopie et de misanthropie, deux erreurs jointes, d’où la guerre renaît toujours.
Une tombe, une grossière image, des marques reconnues sur l’arc ou sur la hache changent soudain les pensées. L’air natal, le jardin de la première enfance et des premiers jeux, la maison paternelle, les rues de la ville et les bonnes femmes au marché, toutes ces choses reconnues font bien mieux encore que verser des souvenirs, des regrets, des affections ; elles disposent le corps selon la confiance puérile, depuis longtemps oubliée ; c’est une douceur et une grâce que l’on sent et que l’on touche ; les passions amères sont aussitôt déliées ; c’est l’heure des espoirs et des serments ; c’est un retour de force et de jeunesse. Ainsi nos naïfs ancêtres, touchés par la beauté des choses, adorèrent une invisible présence ; d’abord des morts familiers, puis des morts illustres, à mesure que les vivants se réunissaient pour éprouver de nouveau, et bien plus fortes, ces émotions délicieuses. Les temples, par la masse, l’écho, les souvenirs accumulés, grandirent le Dieu. Le retour des cérémonies, les récits qu’on en faisait, les chants et les danses portèrent les sentiments esthétiques jusqu’à une sorte de délire. Les malheureux furent consolés ; bientôt ils furent consolés en espoir, et, par la prière, ils évoquèrent l’assemblée dans la solitude. C’est pourquoi il ne faut point dire que l’on éleva d’abord des temples en l’honneur des dieux ; mais il y eut des monuments, des maisons plus grandes et plus solides, des reliques de l’homme, des pierres et des nœuds de bois à sa ressemblance, bientôt sculptés par le témoignage des mains. Le dieu vint habiter l’idole et le temple.
La première réflexion porta sur ce grand et mystérieux sujet. On croyait aisément et même avec ferveur tout ce qui visait à expliquer tant bien que mal le bonheur le plus étonnant. Le miracle fut ainsi la première preuve.
Il faut admirer comment les plus sages, toujours ramenés au positif par la pratique des métiers, parvinrent à mettre un peu d’ordre et de raison dans les inventions théologiques. Il est vrai que les guerres formaient des grandes unités politiques, et qu’il fallait établir la paix aussi chez les Dieux. La parenté des dieux, et le pouvoir patriarcal transporté dans l’Olympe, furent des inventions comparables à celles de Copernic et de Newton. Les théogonies, dont nous voulons rire, marquèrent un immense progrès de la raison commune. La Sagesse, fille de la Beauté, trouva asile chez les Dieux ; et les philosophes commencèrent à réfléchir à leur tour sur les mythes populaires, soupçonnant déjà que l’homme juste dictait ses lois à Jupiter.
D’après cela il faut considérer le catholicisme comme un progrès décisif, même dans l’ordre intellectuel, puisqu’en décrétant un seul Dieu et une seule loi pour tous les hommes, il réduisit les autres dieux à l’état de puissances subalternes, et tendit toujours énergiquement à purifier les miracles, en les ramenant au cœur humain, qui est le vrai lieu des miracles. Il est clair que ce nouvel objet devait être soumis de nouveau à la réflexion et à la critique, et que le Dieu métaphysique, qui n’intervient plus que selon les lois immuables de la sagesse, devait rassembler en son idée toute l’humaine espérance. Pour peu de temps ; car le progrès des sciences, né lui-même de ce long mouvement de réflexion, touchait déjà, avec Descartes, à ce moment de l’esprit où l’imagination, avec son cortège de dieux, est enfin logée dans le corps humain. Prométhée connaît maintenant le secret des Dieux.
La conversation n’instruit point, même réglée. J’y vois cet inconvénient, pour les deux, que la pensée dérive sans cesse, et oublie ce qui l’avait d’abord arrêtée ; ou, pour parler autrement, celui qui explique sa pensée en perd toujours quelque chose, et c’est souvent le meilleur. L’état de réflexion, qui seul importe, suppose l’arrêt devant un objet humain que l’on ne peut s’empêcher d’interroger, et qui ne répond rien. Il n’y a que les monuments qui fassent penser. J’entends aussi, sous le nom de monuments, les poètes, mieux protégés que tous les autres auteurs contre le changement ; mais tous les auteurs acquièrent quelque caractère monumental par la vénération, qui détourne de les changer, et nous ramène toujours à la forme inflexible. La danse des pensées, qui est la plus instable des danses, trouve alors un centre et comme un autel. Aucun homme n’a jamais pensé autrement que sous cette autorité de la chose écrite, et d’après ce préjugé vertébral que ce qui est écrit est vrai. Sans cette idée, le lecteur est jeté à une autre pensée et encore à une autre ; le collier est rompu et les perles roulent. Bon pour les chiens de courir après ce qui roule.
La Bible a formé un grand nombre d’esprits vigoureux, aussi bien par ses énigmes. C’est une condition excellente d’être tenu par un texte monumental ; le moment contemplatif est alors prolongé et renouvelé ; l’esprit se pose. Balzac et Stendhal n’agiraient pas moins s’ils avaient la majesté ; mais ils ne l’ont pas encore ; il faut que j’y mette du mien et que j’admire tout par décret, et peut-être même des fautes d’impression, comme l’insinue le grammairien ; ce risque est de peu en comparaison du profit. Mais je ne garderais point cette foi, qui est fidélité, si je n’étais averti par le cortège des admirateurs. Encore aujourd’hui si j’en rencontre un, il m’affermit et je l’affermis ; après cela je lis mieux ; je suis plus fort contre le démon polémique. Servilité, direz-vous, mais cela me fait rire ; des opinions de Balzac sur la politique et sur la religion, je n’en ai pas pris une. Il n’y a que les abrégés qui fassent des esprits serfs.
Il est chimérique de vouloir former les jeunes esprits autrement que par les anciens livres. Plus les livres sont jeunes et plus on y choisit, plus on y cherche ce qui plaît, et des thèses pour les passions ; ce n’est point discipline. L’Imitation, livre vénérable, n’est point de mes livres ; mais c’était un des livres de Comte, forte tête pourtant ; et c’est toujours un des plus beaux titres de livre ; car c’est par l’imitation de l’humain que l’on apprend à penser. Celui qui ne lit que ce qui lui plaît, je le vois bien seul. Toujours en compagnie de ses chétives idées personnelles, comme on dit ; mais il ne sortira pas d’enfance. Il faut du secours à l’esprit enfant, et une inscription sur le granit pour sa lecture. Télémaque vaut mieux pour apprendre à lire que Francinet, et l’Iliade vaut mieux que Télémaque. Comte avait pris pour lui cette maxime de l’Imitation : « L’intelligence doit suivre la foi et non la précéder ni la rompre. » J’ai pris moi-même cette maxime par contagion, quoiqu’elle ne me plût guère ; elle m’a conduit plus loin qu’aucune autre, et, par exemple, à l’idée même que j’explique maintenant.
« Jamais les Humanités classiques n’ont fait comprendre, ni au maître, ni à l’élève, que l’Humanité est une suite et un progrès. Pour les jésuites, qui ont constitué l’enseignement classique, il y a deux vérités éternelles, l’une religieuse, qui se trouve dans l’Écriture commentée par l’Église, l’autre littéraire, qui est dans Homère et Virgile. Pour comprendre que l’antiquité classique est un âge de l’humanité, il a fallu découvrir, par delà le monde grec et romain, le monde chinois et le monde égyptien, et, par delà tous ces mondes, l’âge de pierre, et, pour faire ces découvertes, rompre le cercle magique où l’enseignement classique nous enfermait. Les Humanités classiques prendront toute leur valeur quand elles seront tout à fait mortes. »
J’ai transcrit cette page du Critique, et je n’y trouve rien à reprendre. Mais plutôt, saisissant à mon tour la massue, je voudrais dire que le Christianisme lui-même, et aussi l’organisation catholique, ne prendront toute leur valeur que quand ils seront tout à fait morts. Comte est remarquable parmi les penseurs modernes principalement en ceci, qu’il a jugé sans passion et humainement du progrès catholique. Et pourquoi ? Parce qu’il n’est nullement catholique. Moment dépassé ; objet à distance de vue. Mais non point oublié ; conservé au contraire, et renvoyant à son tour selon la juste perspective toute l’antiquité classique si bien dépassée et en même temps conservée par l’esprit catholique. J’ai lu que Saint Jérôme s’accusait de lire avec trop de plaisir les auteurs païens. Ainsi le plus beau du passé revenait dans la pensée chrétienne, et l’humanisait. C’est un beau et juste mouvement qui ramène ainsi nos idées à l’enfance, et les mûrit de nouveau dans la moindre de nos méditations.
Je dirais d’après cela que d’un côté ce sont les vues plus étendues de l’histoire qui mettent en place l’antiquité classique et la révolution chrétienne ; car ce grand drame humain est lui-même petit dans l’immense suite du progrès. Mais, d’un autre côté, ces antécédents proches font vivre les autres par une reconnaissance qui soutient les différences, et nous fait historiens. Un Chinois est trop différent de nous peut-être ; de même un fétichiste d’Amérique ou de Polynésie. Tacite est un autre genre de sauvage, bien plus près de nous ; nous ne pouvons méconnaître notre frère ; et c’est le beau d’abord qui nous en préserve, le beau, bien plus puissant que le vrai. Sans ce passage, qui d’Homère porté déjà par Platon, nous conduit tout près de nos naïfs ancêtres et congénères, nous pourrions bien connaître les Égyptiens, Chinois et Peaux-Rouges comme on connaît les mœurs des fourmis, tout en restant inhumains peut-être. Je ne sais rien des Jésuites que par ouï-dire ; peut-être eussent-ils été plus fanatiques encore sans ce fort préjugé, fondé sur le jugement esthétique, et qui les tirait hors du temps présent. Par quoi ils formaient des esprits libres, bien contre leur intention. Gardons-nous, au rebours, de former des esprits esclaves, bien contre notre intention.
Il n’y a point d’Humanités modernes, par la même raison qui fait que coopération n’est pas société. Il faut que le passé éclaire le présent, sans quoi nos contemporains sont à nos yeux des animaux énigmatiques. Ils le sont pour nous, si nous manquons d’études ; ils le sont en eux-mêmes, s’ils manquent d’études. L’homme qui invente le téléphone sans fil n’est qu’un animal ingénieux ; ce qu’il peut montrer d’esprit vient d’autre source.
J’ai observé un certain genre d’incrédulité qui ne suffit à rien. Les dogmes de l’Église sont à première vue indémontrables et même absurdes. Soit donc, et laissons-les. Mais celui qui regarde dans les perspectives du temps aperçoit beaucoup d’autres dieux, d’autres cérémonies, et des temples qui parlent humainement. Chaîne d’énigmes qui détourne de s’ébahir parce qu’un polytechnicien va à la messe. Les hommes ont suivi bien d’autres messes. Mais il faut s’approcher ; il faut connaître un peu plus intimement le peuple du Droit, qui est le Romain, et le peuple Sophiste, qui est le Grec ; sans négliger le peuple adorant, qui est le Juif. Ici un sublime sauvage et impossible ; ici, par une crainte sans mesure, les superstitions de la main et du pied, du couteau de table et du pot à beurre. Dans les deux autres peuples, si proches de nous aussi, mais par d’autres côtés, des dieux en tout bois et sur toute colline, des oracles, des augures et des haruspices. L’Égypte et l’Assyrie, incompréhensibles, forment le fond lointain. L’Orient rêve encore derrière, et le Polynésien danse. On ignorerait tout de l’homme si l’on n’avait, par bonheur, familiarité avec les Juifs, avec les Grecs, avec les Romains, qui ont tant avancé en diverses parties de la sagesse, gardant avec cela d’étonnantes erreurs. Celui qui ignore cela est sauvage encore, par une incrédulité mal assise ; dont Montaigne nous peut guérir ; mais il nous renvoie aux anciens ; il y faut aller. Ou bien considérer Pascal comme une sorte de fou, et même Descartes, qui pélerina à Lorette. Ainsi le Moderne, j’entends sans culture rétrospective, ne voit que fous ; mais je l’attends au spiritisme, à la théosophie, à tous ces fruits de l’étonnement ; car ce sont des moments dépassés ; mais il faut les avoir dépassés et surmontés par une sorte de jeu. Les études classiques assurent le pied sur cette planète ; l’homme s’y étudie à croire sans se jeter. Nos folles guerres viennent certainement de trop croire, comme il arrive à ceux qui n’ont rien vu.
Polynésiens téléphonant ; cela ne fait pas un homme. D’où ces autels sanglants, et sans dieu. Mais tous les autels furent sanglants et sans dieu. On ne remarque pas assez que l’humaniste, déjà avec rosa la rose, se lave les mains de ce sang mêlé à l’eau de la source Bandusienne. Les Bacchantes retournent à la frise de marbre. Poésie guérit de frénésie. Les surprises du cœur sont disciplinées ; un dieu balance l’autre. Le galop des Centaures ne jette plus dans la charge panique. Déjà Socrate et Phèdre, leurs pieds nus dans l’eau, s’amusaient à l’entendre. Ce sont nos travaux d’Hercule, et nos voyages d’esprit, par quoi nous effaçons sur la médaille humaine ce pli de fanatisme bas. D’où mûrira l’enthousiasme qui ne tue point. Jaurès modèle. Modèle de tous, et du forgeron encore mieux ; car toute force est redoutable, et à elle-même aussi. Les Belles-Lettres donc pour tous ? Et pourquoi non ? Regardons cette idée en face.
Il y a quelque chose de mort dans toute Théologie, quelque chose de mort aussi dans toute Géométrie. Ce sont des idées sous clef ; nul n’y va plus voir, et l’on en fait le compte par des registres et abrégés, comme font les teneurs de livres. Or ces provisions d’esprit se corrompent encore plus vite que les provisions de bouche. Et qu’est-ce qu’une idée à laquelle on ne pense point ? Bossuet prouve Dieu par les vérités éternelles. « Une vérité ne peut cesser d’être vérité. Descartes meurt, Bossuet meurt, la vérité ne meurt point. Mais comme une vérité n’est rien aussi sans quelque pensant, il existe donc un Pensant éternel ». Voilà une pensée de disciple et une armoire aux idées. Descartes est bien plus difficile à suivre, parce qu’il brise l’armoire aux idées et les idées mêmes, allant jusqu’à dire qu’il n’y a point du tout de vérités éternelles et que la volonté de Dieu en décide à chaque instant, même du triangle et du cercle. Comprenne qui pourra. Toujours est-il qu’il y a ici du scandale et une occasion de douter de l’indubitable, par quoi la théologie de Descartes se trouve animée d’incrédulité. Au feu les idoles. Ainsi va le vrai Géomètre, toujours doutant et défaisant, d’où les idées naissent et renaissent. Car je tiens que si l’on veut savoir ce que c’est qu’une ligne droite il faut y penser toujours, j’entends la vouloir et maintenir toujours, ce qui est douter et croire ensemble. Quant à la ligne droite qui tient d’elle-même, et qui est enfermée en quelque Palais des Mesures, je sais qu’elle n’est point droite. Rien au monde n’est droit.
Rien au monde n’est juste. Aucun objet n’est Dieu. Mais l’homme juste est celui qui pense toujours au juste, et continuellement le maintient et le veut, imitant le Dieu de Descartes en cette création continuée. C’est ainsi que le juste fait justice de tout, comme le géomètre fait géométrie de tout. Un tel homme ne se fie point à l’ordre des choses, et la pointe de son jugement toujours attaque la justice établie et vénérée, la redressant d’après le modèle qui n’existe pas. Ce feu du jugement moral, cette ardeur à briser, ce culte du Dieu seulement aimé, nu, et sans aucune puissance, voilà par où la religion vit et revit. Plus religion dans ce Socialiste que dans ce Thomiste. Mais il se peut bien que le socialisme soit théologique maintenant, et que la Justice soit maintenant sous clef dans quelque Pavillon des Justes Mesures. L’idée aura donc péri par la Suffisance.
On doit appeler machine, dans le sens le plus étendu, toute idée sans penseur. Je remarque que la téléphonie sans fil guérit de comprendre et même d’essayer de comprendre. Et l’avion a tué l’idée de l’avion, comme les ailes, en l’oiseau, ont tué le doute, âme des formules de Newton et d’Euler. Car qui pensera, si tout est pensé ? Qui réglera, si tout est réglé ? La violence est l’effet inévitable, et souvent prochain, d’une pensée sans aucun doute ; et c’est ce que l’on voit en gros chez les fous. Peut-être est-il dans la destinée de toute théologie, aussitôt achevée, de rouler sur la terre comme un char d’assaut, C’est ainsi que la puissance déshonore la justice.
Pensant à Joseph de Maistre, je faisais une revue en moi-même des hommes qui ont fait serment de croire ; et au premier rang j’apercevais Socrate, tel que Platon le représente en son Gorgias, ou bien dans sa République, faisant de la tête signe que non, à chaque fois que les disputeurs l’accablent de leurs preuves d’expérience ; et, comme dit justement Socrate, il n’est pas difficile de faire voir que la force gouverne partout et que la justice est ce qui plaît aux plus forts ; c’est le spectacle humain ; on n’entend que cela ; on ne voit que cela. Suivez ces longues discussions en leurs détours, vous verrez apparaître la justice, et soudain disparaître. On la saisit à la fin ; il vient un moment heureux où toutes les parties de la nature humaine sont rassemblées et comme pacifiées selon la loi interne de justice, à laquelle les manifestations externes de la force sont de loin subordonnées. Tout s’ordonne alors, et la vraie punition répond à la vraie récompense. Mais, pour parvenir à cette vue, il faut autant de patience au moins qu’en montre Socrate. Un lecteur pressé verra partout l’injustice revenant toujours à la suite de la puissance, et la justice autant démunie de preuves que de richesses. En quoi il n’y a point de jeu ni d’artifice, mais au contraire la plus parfaite peinture de ces tâtonnements et détours de pensée qui rebutent promptement celui qui n’a pas juré. Il faut jurer d’abord, et dire non aux arguments diaboliques avant de savoir comment on y répondra.
Autre chose encore, et qui irrite toujours un peu. Vous lisez ; vous pesez au passage les preuves Socratiques ; vous les rassemblez ; vous saisissez l’idée ; vous la confiez comme un trésor au coffret de la mémoire. Mais le diable guette encore par là. Quand vous ouvrez le coffret de nouveau, vous ne trouvez plus qu’une pincée de cendres ; éléments dissous et dispersés ; chaos. Il faut tout refaire ; il faut s’aider de nouveau de l’art socratique ; de nouveau l’injustice est brillante et forte ; de nouveau la clameur diabolique assourdit le pauvre homme ; il faut passer par ce chemin-là. Si le courage manque, tout est dit. C’est pourquoi on voit trébucher tant de penseurs vieillissants, et s’asseoir au festin de la Force, où l’on boit l’hydromel dans le crâne de l’ennemi. J’ai vu un noble penseur se lever et marcher à grands pas, allant et revenant, et disant à moi : « On devrait savoir une bonne fois. Quand on a passé le lieu difficile, on devrait le laisser derrière soi pour toujours. Et quand on a formé l’idée, on devrait la posséder. Tout sera donc toujours à recommencer » ? C’est ce que Socrate demandait en ces termes mêmes. En tout, on veut une charte ou un diplôme, et dormir dessus. Mais ce n’est point permis.
D’après ces rudes expériences, il faut comprendre ces préjugés invincibles et volontaires que l’on rencontre en tout homme un peu composé, et qui rendent si pénible le travail de prouver et de convaincre. Combat difficile, où les meilleurs coups, les plus savants, les mieux dirigés, sont justement ceux qui ébranlent le moins l’adversaire. J’ai observé comment un esprit vigoureux esquive la preuve forte, et qu’il voit venir de loin, refusant attention à ce que vous dites, non parce qu’il le juge faible, mais parce qu’il le juge fort, et récitant en lui-même son serment de fidélité comme une prière. L’homme est beau alors. Car, si difficile que soit notre condition de pensant, songez qu’elle serait tout à fait misérable, si nous devions abandonner une idée précieuse, et bien des fois éprouvée, dès que nous n’avons rien à répondre à quelque disputeur. Dans le fait, personne ne pense ainsi. Tout homme pensant s’appuie sur une foi invincible ; c’est son réduit et donjon. D’où je tire la règle des règles, qui est de ne point penser contre l’autre, mais avec l’autre, et de prendre sa profonde et chère pensée, autant que je la devine, comme humaine et mienne. Et quand cette pensée est la Justice éternelle, qu’on l’appelle Dieu ou comme on voudra, on peut s’y établir, et travailler en partant de là ; prises de ce côté-là, les murailles tomberont.
En aucun temps je ne me fiai aux coteaux de l’Aisne comme en l’été de l’an quatorze. Je me trouvais réconcilié à cette terre, sauvage un peu par ses roches, et par les noms sinistres qui rappelaient les guerres de l’autre siècle. De précieux amis vieillissaient là. Vingt marches de pierre me conduisaient à leur jardin fleuri ; vingt marches encore, et l’on était au paisible jardin des morts, fleuri de marjolaine et d’hysope, autour de l’église paysanne. De ce promontoire la vue s’étendait presque jusqu’à Soissons, par une trouée fameuse. Sur le plateau à blé, presque à la hauteur du coq indicateur des vents, passait la Route des Dames au nom charmant. La falaise était riche de sureaux et de vignes et portait, sur ses pentes arides, des genévriers et un rosier sauvage à odeur musquée que je n’ai vu que là. On pouvait s’y plaire ; et, en ce mois de Juillet, j’achevais une clôture durable autour d’une maison de tisserand.
C’est là que j’entendis deux prophéties. Une première fois moi-même je vaticinai, je ne sais pourquoi, en compagnie d’un philosophe paysan, que l’on jugeait un peu fou. Cette sécurité des travaux, dont l’image s’offrait partout, me parut d’un moment, comme elle était. Il ne faut qu’une peste, disais-je, ou une querelle entre les hommes, pour que cette sauvage écorce de la terre, que l’on voit par places, recouvre le coteau, le plateau, la vallée, et les collines éparses semblables à des îles. Le soir, qui effaçait les différences, et la vue aussi de mon mélancolique compagnon, me faisaient penser à ces choses ; mais il me semble maintenant que je déclamai un peu plus que l’état présent ne le conseillait. L’avenir d’alors, maintenant passé, donne trop de sens à ces paroles de hasard.
Un autre jour ce fut une sorte de sorcière qui prophétisa, courbée en deux par les travaux, levant vers moi son regard bleu et son visage couleur de brique. Elle me montrait, dans le jardin et dans les vergers en terrasse, une quantité étonnante de taupinières, et elle parla en ces termes : « Vous savez ce qu’on dit par ici et ce que je sais ; autant de taupinières, autant de tombes. » Elle redit plusieurs fois la même chose, en regardant à droite et à gauche, comme elle avait coutume. Sur quoi je fermai mon imagination comme une porte, admirant comment la ressemblance fait preuve en ces esprits trop faibles pour soulever la métaphore. Or il y eut, partout par là, comme on sait, encore plus de tombes que de taupinières.
De ces rencontres émouvantes, je ne pense rien. Il y a, à toute minute, des rencontres aussi admirables que celles-là, si l’on voulait admirer ; et tout est signe dès que l’on cherche des signes. Du moins je comprends un peu mieux les temps homériques, et ces présages continuellement tirés des oiseaux, des nuages, de la foudre ; dont quelques-uns se trouvaient vérifiés par hasard, et beaucoup réalisés par l’action de ceux-là même qui y croyaient ; car souvent l’oracle conseille en même temps qu’il annonce ; et ce n’est pas merveille si la mêlée devient terrible, selon la prédiction, du moment qu’on y croit. Le monde n’a point changé, et notre sagesse repose toute sur elle-même. Qui veut croire trouvera des preuves, d’autant que le souvenir ne retrouve jamais le passé tel qu’il fut, mais le recouvre de ce qui a suivi, suspendant au présage l’accomplissement comme une couronne. Les dieux sont les premiers nés du souvenir.
Je n’approuve point ceux qui veulent changer la pantoufle de verre, dans Cendrillon, disant que ce n’est point du verre, et qu’il n’y eut jamais de pantoufles de verre, chose dure et cassante, mais qu’il s’agit de vair qui est fourrure souple et chaude. Remarquez qu’il y a bien d’autres choses impossibles, dans les autres contes et dans celui-là. Mais l’érudit est assez content d’avoir remis une pantoufle en place ; il attend l’occasion d’expliquer par la même méthode la citrouille qui devient carrosse, ou cette ronde de petites filles, qui, à force de tourner, devient motte de beurre. On peut rire du pédant ; mais il faut quelquefois le prendre au sérieux. C’est la sottise armée.
Je range le Pédant dans la puissante classe des Détourneurs, dans laquelle on trouve aussi des espèces non dépourvues d’élégance. Et la chasse du Détourneur est une chasse aux Idées. Dès qu’une idée s’envole ils la tuent, comme on tue les Idées, en détournant de les chercher. L’Esprit se jette sur quelque pauvre relation bien aisée à saisir et à redresser. Il rit de cette victoire facile, et le Détourneur marque un point.
J’ai dit souvent que tous les contes sont vrais ; mais ce n’est pas assez dire. La profonde sagesse populaire est plus rusée que nos philosophes. Et, au rebours du Détourneur, elle nous met en garde contre cette fausse Raison, qui n’est qu’imagination conforme à la coutume. Et par un piquant moyen, aussi ancien que l’espèce humaine, qui est de nous jeter l’absurde aux yeux, de grossir et de redoubler l’impossible, par quoi l’imagination est définie, en même temps qu’elle est éveillée, et rappelée à son rôle de Folle. A quoi servent aussi ces comparaisons étranges que le génie poétique jette comme un défi. J’admire la grandeur des enfants, qui ne discutent jamais sur la Lettre. Non qu’ils saisissent d’abord l’Esprit ; mais ils savent bien que l’Esprit ne vise pas ce maigre gibier. Ainsi en s’amusant de l’absurde ils ne déshonorent pas l’Esprit, mais au contraire ils l’honorent. Par la croissance qu’il sent à l’œuvre en lui, et qui lui donne espoir et patience, ce bel âge voit grand. Il attend quelque chose de mieux que des fictions cohérentes. Certes il y a de la Majesté à laisser jouer l’Imagination en même temps que le corps, et par les mêmes lois. Mais il y a quelque chose d’impérieux aussi à vouloir que l’absurde soit conservé comme il est ; c’est refuser les petites raisons. Shakespeare se moque de ceux qui voudraient comprendre comment Othello ou Hamlet sont passés d’un lieu à l’autre, invitant ainsi énergiquement le spectateur à comprendre d’autres vérités, plus cachées et plus difficiles. Sur l’absurde même l’Esprit rebondit, car il n’y peut rester. Cette apparence ne peut tromper, il faut donc voir au delà. Ces signes nous délivrent des signes. Au contraire, par des signes de raisonnable apparence, nous venons à penser les signes, et la coutume nous tient. Telle est la vieillesse de l’Esprit.
Quand un Hindou se marque au visage de signes rouges ou bleus selon sa caste, vous ne demandez point si cela est vrai ou faux. Il vaudrait mieux se demander en quel sens et sous quel rapport cela est vrai ; pour le faux, il n’est point dans les faits ni dans les actions, ni dans les pensées ; il y a vérité de tout ; il faut seulement dire que nous sommes bien loin de connaître la vérité de tout ; mais la privation n’est rien. Attendez les exemples. Il y a une apparence du mouvement du ciel autour de son axe ; cette apparence n’est qu’apparence, c’est dire qu’elle n’est point vraie ; mais je ne dirai pas non plus qu’elle est fausse ; car, placés comme nous sommes sur cette terre qui tourne, nous ne pouvons la voir tourner. Pour mieux dire, je ne vois aucune chose comme elle est. Je vois à l’angle de mon plafond trois angles joints dont je sais qu’ils sont d’équerre tous les trois, mais je les vois obtus tous les trois, et la perspective m’apprend que je dois les voir ainsi. Si je change de place, je les verrai obtus autrement ; mais ce sont toujours trois angles droits. Ceux qui retournent dans leur tête les paradoxes d’Einstein croient souvent qu’ils ont à choisir entre plusieurs apparences du temps et un temps unique ; je les invite à réfléchir sur l’objet unique, qui donne pourtant d’innombrables perspectives. Je dirai volontiers que cet Hindou qui se peint le visage se règle sur quelque perspective de l’existence physiologique et politique ; et, autant que je connais le vrai de la chose, il faut que je comprenne cette perspective qui est sienne ; et aussi bien cette perspective d’un autre qui se fait moine, et de moi-même aussi qui mets une cravate.
Si vous me proposez une religion, je l’examine, non point avec l’idée qu’elle est fausse, mais au contraire avec l’idée qu’elle est vraie. D’où vient donc que je passerai pour irréligieux ? C’est que je pense la même chose de toutes les religions. Chacune d’elles n’est qu’une perspective plus ou moins déformée dans laquelle il faut que je retrouve l’objet unique. Travail copernicien. Difficile assurément, mais considérez ce qui arrive quand on me montre des tours de passe-passe ou des jeux de miroirs. Ce sont alors des apparences étranges ; mais je sais sans le moindre doute que si je connaissais bien les objets dont ces apparences sont les apparences, je ne verrais plus rien d’étrange dans ce spectacle.
Lorsque Galilée disait que la terre tourne, c’était parce qu’il avait deviné le secret d’une apparence, et vu, en quelque sorte, le double fond de la boîte. Ainsi, bien loin qu’il pensât que les autres se trompaient, au contraire, il comprenait leur erreur même comme vérité, et se trouvait ainsi plus assuré de ce qu’ils disaient qu’eux-mêmes. Mais eux voulaient le ramener aux apparences, et lui faire jurer qu’il voyait les apparences. Aussi lui, qui voyait le soleil tourner, comme voit n’importe quel astronome, ne trouva sans doute point autant de difficulté qu’on voudrait croire à dire comme ils disaient ; et peut-être comprit-il aussi le vrai de leur colère, et l’éternel objet politique sous ces menaçantes apparences. Marc-Aurèle a dit là-dessus le dernier mot peut-être : « Instruis-les, si tu peux ; si tu ne peux les instruire, supporte-les. » Quand le roi David chante : « L’Éternel est mon rocher », je lui donne raison, mais non pas comme il voudrait : on peut parier qu’avant la fin de mon discours il m’aurait fait pendre. Il faut être bien intolérant pour se laisser pendre.
A ceux qui voudraient dire que l’homme est arrivé à la sagesse par la prudence, je conte souvent ce que j’ai lu dans les journaux au lendemain d’un attentat politique. Deux bombes avaient été lancées ; une seule éclata ; l’autre fut portée au commissaire peut-être deux jours après par un homme qui l’avait trouvée et mise dans sa poche. J’ai supposé d’abord que cet homme téméraire n’arrivait pas à croire que ce morceau de fonte en forme de pomme de pin pouvait éclater au moindre choc et mettre un corps vivant en charpie ; et il faut bien supposer cela, mais il ne faut pas expliquer cette action seulement par l’ignorance ; un chimiste peut bien être téméraire aussi. J’aimerais mieux dire que l’homme en solitude, et attentif surtout à ses actions, n’arrive jamais à imaginer un événement redoutable. Et, à bien regarder, un corps sain, vigoureux et intact ne peut point témoigner du tout, par ses affections, que la griffe du lion peut le déchirer, mais au contraire il exclut naturellement une telle image. Ainsi le danger serait trop tard connu toujours, et l’expérience n’instruirait guère.
Chose digne de remarque, la cérémonie modifie bien plus énergiquement les sentiments de chacun. Cela vient de ce que, dans la cérémonie, les actions sont prévues et faciles, et que notre corps est principalement occupé à imiter les mouvements d’autrui ; nous sommes tous alors des tragédiens de bonne foi. Par exemple la peur nous est alors directement communiquée, à la manière d’une maladie ; l’objet quel qu’il soit, même absent ou invisible, reçoit de cette peur une puissance sans mesure. On peut comprendre ainsi que des hommes très résolus en leurs actions soient comme des enfants lorsqu’ils pensent aux revenants, aux lutins, aux diables, quoiqu’ils ne les connaissent que par des récits. Un récit est bien plus puissant que la chose même, par l’effervescence commune au récitant et à la foule des auditeurs.
J’irais jusqu’à dire que les choses ne savent point toucher l’esprit de l’homme ; elles ne passent point jusque-là ; cet animal a l’esprit cuirassé contre tout expérience. Mais le cri d’un enfant, le soupir d’une femme, le léger vent d’un geste humain, tous les signes entrent librement dans la citadelle. Encore mieux les armées de signes qui s’envolent d’une assemblée. D’où il arrive que l’homme croit moins ce qu’il a vu que ce qu’on lui raconte, ce qui éclaire toutes nos passions. Mais je veux retenir seulement ceci, que l’histoire des Sciences expose sans l’expliquer, que l’homme est venu à la prudence par le respect, et à la Science par la Religion ; autrement dit que nos premières connaissances, et les seules que nous prenions naturellement au sérieux, sont de ouï-dire, et non d’expérience. La crainte de Dieu serait donc la première des craintes, et le modèle de toutes.
Une des idées de l’Eupalinos est que le temple meut l’homme ; par quoi l’architecture ressemble à la musique. Mais il faut voir comment le temple meut l’homme. Par ceci que les grands reliefs s’aplatissent dès que l’on s’arrête, comme si l’air des profondeurs en était chassé. Au contraire, dès que le spectateur se met en mouvement, si peu que ce soit, le temple aussitôt déplace ses perspectives, et d’autant plus que les parties en apparence juxtaposées sont réellement plus éloignées les unes des autres ; mais c’est ce qu’il faut essayer, car on ne le croit jamais assez, en se déplaçant seulement d’un pas devant l’entrecoupement des arceaux et des flèches, ou devant les éclipses des colonnades. C’est explorer la profondeur, et se rendre sensible la solidité de la chose. C’est donc la mort de la chose dans son apparence qu’il faut vaincre par le mouvement. Ainsi le monument nous appelle ; mais d’une certaine manière, selon sa structure. Et Hegel a bien su dire que la cathédrale gothique forme le plus énergique appel, par l’opposition du dehors et du dedans, par l’énigme des contreforts et par la promesse des portes et cette foule pressée des statues qui nous font un chemin. Une colonnade grecque nous meut d’autre façon. Ainsi la Madeleine serait plus politique que Notre-Dame. Mais de toute façon il faut se mouvoir ; et c’est par le mouvement que le monument nous fait penser.
La peinture au contraire nous tient immobile. Supposons un monument peint dans le fond d’un tableau ; cette image ne répond point à nos mouvements, et l’on n’observe point ce glissement des colonnes qui se montrent et se cachent selon nos pas ; ce qui rabaisse aussitôt le monument peint au niveau des accessoires ; ce qui, surtout, nous avertit que cette apparence doit rester à l’état d’apparence, et qu’ici le vrai est de nous et non de l’objet. Il est donc profondément vrai que l’architecture et la peinture ne sont point du même âge. Car le puissant objet de pierre nous tire à une pensée commune de manière à effacer toute méditation de soi sur soi ; il nous soumet à la doctrine. Mais la peinture au contraire, par cette apparence désormais fixée, nie l’être et divinise l’existence. Le miracle de la peinture c’est de donner être à ce qui passe ; c’est pourquoi tout peut plaire en peinture, un arbre, un nuage, un reflet. Par quoi nous voilà immobiles, en quelque sorte, à la seconde puissance ; car nous savons bien que le mouvement est un adieu à l’apparence et à soi, mais plutôt une sorte d’hymne à ce monde solide, et un massacre des apparences.
Un arc de triomphe est peut-être l’objet le plus éloquent qui soit. Ce n’est pourtant qu’une porte de ville, et séparée des murs. Le petit arc du Carrousel est posé sur cette place comme un signe ; on voit d’autres choses par l’ouverture ; ce n’est qu’un passage ; mais il faut passer. Entrer et sortir, ce n’est qu’un. Ainsi s’éveille le pas militaire ; ainsi, par cette porte qui n’est que porte, l’entreprise qui ne promet rien, ce qui donne vie au grenadier de pierre. Il attend de partir. Et au-dessous, les ombres sur le sable stérile font oubli et désert. Car, par la vertu de ce monument, qui signifie absolument l’en-dehors de soi, il y faut passer, mais on n’y peut rester.
L’esprit dans la chose, voilà le dieu. Une horloge en ses rouages et accrochages me raconte l’idée de l’horloger ; mais il n’y a point de merveilleux là-dedans ; chaque roue ne dit qu’une chose. Au lieu que la Joconde en dit bien plus que le peintre ne savait. Une belle statue signifie sans fin ; les arceaux d’un cloître ont des milliers d’aspects, tous parents de nous-même. Un quatuor de Beethoven prend plus de sens d’année en année. Toutes ces œuvres, outre l’immense pensée qui leur est propre, et qui nous dépasse toujours, renvoient aussi tout ce culte et tous ces hommages qu’elles ont reçus, comme ces autels plus vénérables par les couronnes. Le temps n’épuisera point cet avenir de gloire. J’ai lu l’Iliade une fois de plus ; c’est comme si j’avais apporté encore une pierre à ce grand tombeau.
Quand le sauvage eut ébauché des tronçons basaltiques selon la forme humaine, il ne put juger son œuvre ; mais au contraire c’est lui qui fut jugé. Ces yeux de pierre furent plus forts que lui. Cette immobile armée le tint en respect mieux qu’un despote ; car un despote change d’attitude et de lieu et désire enfin quelque chose ; mais les statues n’ont pas besoin de nous, ni de rien. Ainsi la statue fut un dieu. Je dois appeler prière cette méditation devant le signe, cette offrande qui est due, et dont le dieu n’a pas besoin, ce muet dialogue où, d’un côté, toutes les réponses sont faites d’avance, et toutes les demandes d’avance devinées. Ainsi la pensée sait où elle va, et le vrai se montre dans l’immobile.
On voudrait dire que l’homme a fait des idoles parce qu’il était religieux ; c’est comme si l’on disait qu’il a fait des outils parce qu’il était savant ; mais au contraire la science n’est que l’observation des outils et du travail par les outils. De même je dirais plutôt que la première contemplation eut pour objet l’idole, et que l’homme fut religieux parce qu’il fit des idoles. Il fallait rendre compte de cette puissance du signe, et inventer la mythologie pour expliquer le beau. L’Imitation de Jésus-Christ n’est que la traduction abstraite de cette imitation du signe, qui est cérémonie. La réflexion sur l’idole arrive à nier l’idole, par les perfections mêmes que l’on y devine ; mais c’est déjà impiété. L’Iconoclaste doit se trouver sans dieu finalement. De ce côté est la perfection sans objet ; ce néant nous renvoie à l’idole, objet alors d’une adoration purifiée ; tel est l’art en notre temps, moment dépassé et conservé, comme dit Hegel.
Les moyens de ce penseur, qui avance toujours par position, négation et solution, seraient donc les instruments de l’histoire. Ceux qui ont méprisé trop vite cette dialectique devraient bien considérer que Comte, qui la méconnut aussi, est pourtant arrivé à faire entendre, par d’autres mots, les mêmes relations. Car selon ses vues, chaque jour mieux vérifiées, l’ancien fétichisme est bien la religion essentielle, tandis que la religion pensée et purifiée n’est que la négation de la religion, qui, sous le nom de théologie et de métaphysique, tire le dieu hors du signe, et même hors du temple, lui-même signe, et nous jette dans l’infini sans matière, d’où nous devons aussitôt revenir, C’est alors que, selon l’esprit positif, l’ancien fétichisme, sous le nom de contemplation esthétique, doit orner l’existence coopérative, qui est elle-même négation de négation.
« L’Église, dit l’un, est le théâtre du peuple. La messe est un drame musical dont la fable n’intéresse plus, mais qui plaît encore par les formes architecturales, la musique et les cortèges. Je ne vois, parmi nos arts réels, que la Revue Militaire qui ait autant de puissance que la messe ; et je crois que cette nouvelle religion, qui nous emporte, agit encore plus que l’autre, qui nous retient. Ceux qui veulent être étrangers à l’une et à l’autre n’ont point d’art solide qui les dispose selon leurs idées par gymnastique et musique. Nos théâtres profanes sont légers comme leurs toiles peintes ; ce jeu d’apparences délasse et disperse ; il ne peut mieux. L’Humanité n’a point de temples. »
« Il faudrait donc, dit l’autre, un théâtre plus solidement planté ; des décors de pierre convenables pour tout drame humain, et qui fassent réellement comme un fond de tableau pour le spectacle de notre vie. Une architecture qui assemble les formes des abris naturels et celles de nos toits. De puissants échos qui détournent de crier, et qui ramènent la parole au chant, et le chant lui-même à la décence. Un lieu pour la méditation commune, d’où soit bannie la dangereuse Effervescence, qui traîne Violence à sa suite. Remarquez que le théâtre profane arrive à apaiser cette agitation qu’il excite, et cela par les signes partout visibles de la Frivolité. Il y a un ridicule, dans toutes les scènes d’Opéra, dont le spectateur ne sent pas tout le prix ; c’est ce ridicule qui détourne de croire vraiment, d’aimer et de haïr vraiment. Ce que la Comédie met en pleine lumière, afin de rompre le fanatisme par le rire, se trouve déjà enfermé dans la Tragédie. Ces arts sont bien dits profanes, car ils usent la foi. Le théâtre de l’Humanité, au contraire, se doit garder du mensonge, et donc se relier, sans aucun intermédiaire, à l’art de l’architecte, qui ne sait pas mentir. De nouveau le théâtre sera temple, et le temple, théâtre. »
« Maintenant, dit le premier, quelle tragédie en ce solide décor ? Il n’y a qu’un drame, il me semble ; c’est l’esprit humain à l’épreuve, et harcelé par la nature inférieure. En chacun c’est le seul drame et c’est la passion essentielle. Mais ce qui n’est que passion n’est plus rien du tout ; car il n’importe point à la pierre de rouler ou de s’arrêter. Il faut donc, pour que le drame s’élève, quelque centre de résistance, quelque génie intérieur qui dise non aux forces, enfin quelque dieu insulté. Défaite, d’une certaine manière, parce qu’aucun homme n’achève rien de ce qu’il veut ; mais victoire en ce sens que toujours l’Esprit est ressuscité. Toujours le juste est vaincu par les forces, mais toujours la justice garde valeur. La guerre peut tout contre la paix, excepté de la rendre moins belle. Que le juste soit méprisé, renié, mis en croix, et adoré, d’un même mouvement en tous, et d’un même mouvement en lui-même, tel est le drame humain, sans aucun dieu extérieur. Comédie et Tragédie ont le même âge que les dieux homériques ; ici la Fatalité règne seule, sous l’aspect du mécanisme extérieur. Le drame des temps nouveaux ne fera qu’un avec le nouveau culte. Mais qui l’écrira ? »
L’œuvre est toujours faite avant qu’on y pense. Et le symbole signifie bien avant qu’on ait songé à le comprendre. Le dieu de pierre attend.
J’ai vu peu de discussions réelles dans les assemblées. Quand les hommes reconnaissent les signes et s’accordent sur les signes, comme il arrive à la messe, ils goûtent quelque chose du bonheur de penser. Ne leur demandez pas à quoi ils pensent, ni sur quoi ils s’accordent ; il leur suffit de s’accorder. Quand ils se donnent le plaisir d’écouter des disputeurs, ils aiment encore à s’accorder sur les signes, et à reconnaître les deux thèses rivales d’après leur habillement accoutumé, souvent aussi d’après leur parure. Par cette raison, souvent les disputeurs s’en vont contents et l’auditoire aussi. Mais celui qui invente une nouvelle manière de soutenir une des thèses déplaît aux deux et à tous.
Il faut comprendre que l’accord est le plus ancien signe du vrai, et le premier pour tous. Car, puisqu’il faut d’abord apprendre les signes, chacun commence par s’accorder aux autres, de tout son corps, et répéter ce que les autres signifient jusqu’à ce qu’il les imite bien. Selon la nature, imiter un signe ce n’est autre chose que le comprendre. Un homme s’abrite sur le côté droit d’une route ; je fais comme lui ; j’ai compris le signe ; non pas tout à fait puisque je ne sais peut-être pas pourquoi il s’abrite ; mais j’ai compris ce qui importe le plus. C’est pourquoi un homme simple trouve une sécurité et un bonheur plein dans les cérémonies où les signes sont encore revus et confirmés. Il faut commencer par là. Qui ne s’accorde avec personne ne peut disputer contre personne, ni instruire personne. L’Église, par une dogmatique sans faiblesse ni concession, posait la condition préalable de la pensée universelle. Et, quoique je ne me range point sous l’autorité de l’Église, néanmoins je trouve toujours plus d’avantages à m’accorder d’abord, et par préjugé, avec l’auteur que je lis, qu’à disputer au troisième mot. Bref, je me suis toujours mieux trouvé de vouloir comprendre que de vouloir contredire.
On se fait communément une étrange idée de ce que c’est qu’une opinion neuve et hardie. C’est toujours une opinion vieille comme les rues, mais expliquée. Ce qui sort de l’ordinaire, c’est d’avoir réellement des opinions ordinaires, j’entends de comprendre les signes communs. De l’accord, faire pensée ; car la marche inverse est périlleuse, faute de signes. Ainsi qui comprendrait tous les mots de sa langue, et selon le commun usage, saurait assez. Et qui comprendrait seulement tous les signes de la messe, il saurait déjà beaucoup. Car tout signe est vrai ; mais le difficile est de comprendre de quoi le signe est signe.
Le Janséniste est un ami rude, qui n’a point pitié, parce qu’il ne regarde pas à votre faiblesse, mais qui frappe toujours à votre puissance, ce qui est honorer. Redoutable, parce qu’il exige justement ce que vous ne pouvez pas refuser, qui est que vous soyez un homme libre. Sa manière d’aider est de ne point vouloir aider ; car sa maxime principale est que, si l’on ne s’aide point soi-même, rien ne va. Je le compare à une coupe qui va déborder de mépris ; telle est sa manière de réconforter. Comme il est assuré que les moyens extérieurs, qui sont de police et de contrainte, ne changent point réellement un homme, mais que l’homme seul peut se changer lui-même par forte résolution, il observe après le coup de baguette qui avertit, attendant le miracle. Et il ne veut même point dire, ni laisser entendre, que le miracle lui fera plaisir, car l’homme se sauverait peut-être pour lui faire plaisir, et cela ne vaudrait rien. « Il faut, pense-t-il, que votre salut dépende seulement de vous ; et ce que votre volonté peut, rien d’autre au monde ne le peut faire, ni la contrainte, ni la pitié, ni même l’amour. » Si vous voulez apprendre le latin, la musique, la peinture, ou la sagesse, trouvez quelque janséniste qui sache ces choses. Vous l’aimerez d’abord sans savoir pourquoi, et peut-être après vingt ans vous découvrirez que lui seul vous aimait. Forgeron.
Le Jésuite est un ami indulgent, qui ne compte pas trop sur vous, mais aussi qui travaille d’approche, et vous prend dans les liens ténus de l’habitude, ne vous demandant que de sourire d’abord, et de vous plaire avec lui ; c’est qu’il a éprouvé la faiblesse humaine et que c’est là qu’il regarde toujours, se disant que les actions finissent toujours par entraîner l’homme. Aussi que vous fassiez ce qu’il faut faire avec ennui, ou pour lui plaire, ou seulement par esprit d’imitation, il n’y regarde guère, prêtant surtout attention au costume et aux manières, enfin à la grâce extérieure, faute de laquelle l’homme le mieux doué trébuche sur le premier obstacle. Celui-là, vous commencerez par croire qu’il vous aime, et par vous faire reproche de ne pas l’aimer. Seulement, après vingt ans, quand il vous aura appris à tirer parti même de votre paresse, vous découvrirez qu’il vous méprise un peu, comme il méprise tout et lui-même. Or le Jésuite a raison aussi ; car il n’y a point de vie humaine bien composée si l’on néglige le côté extérieur et les moyens de politesse. Ayez donc les deux comme précepteurs si vous pouvez, et ensuite comme amis. Je dis Jésuite et Janséniste parce que ces mots font portrait. Mais sachez bien que ces deux espèces d’hommes sont un peu plus anciennes que les ordres chrétiens, les hérésies et le drame du Calvaire.
L’homme de dieu vient sans avertir, et s’en va de même ; soit qu’il parle, soit qu’il revive un moment en ses écrits austères, soit qu’un rude apôtre nous ramène à la doctrine. Et que dit l’homme de dieu ? Il dit que nulle puissance de ce monde étalé ne mérite respect ; il dit qu’un César vaut l’autre, et qu’aucune justice ne naîtra ni par les triques ni par les piques. Que la perfection est toute dans ce pouvoir invisible de penser et de vouloir, et enfin de se gouverner soi-même. Que nous sommes comptables premièrement de cette paix avec nous-mêmes qui dépend de nous. Que nous sommes rois chacun de notre petit royaume, et qu’en voilà bien assez pour nous occuper. Que les choses humaines autour de nous, si mauvaises qu’elles soient, font assez voir une justice redoutable, par toutes ces passions que l’on voit prises à leur propre piège et par ces flèches qui reviennent sur l’archer. Qu’on ne recrute que l’envie contre l’ambition, que la lâcheté contre l’orgueil et la fureur ; que, s’il fallait choisir, la condition de l’esclave est encore la meilleure, parce que la nécessité d’obéir nous conduit naturellement à régner sur nous-mêmes ; au lieu que le lourd devoir de gouverner nous jette hors de nous et dans les apparences de la justice. Qu’ainsi chacun doit rester à sa place ; que chacun doit craindre d’avoir et craindre de pouvoir. Que de toute façon l’épreuve de la souffrance et de la mort est commune à tous et imposée, non point par quelque César, ce qui montre assez que notre travail d’homme n’est pas d’écarter l’épreuve, mais plutôt de la surmonter par la ressource de l’esprit. Que c’est la même épreuve pour le soldat et pour tous, et qu’il faut un aveuglement volontaire, c’est-à-dire la plus grande lâcheté de l’esprit, pour que nous nous trompions là-dessus. Qu’au reste ce surcroît de maux, si c’en est un, qui vient des hommes est très évidemment la suite de leurs erreurs, mensonges et convoitises, et que nul ne peut se permettre de s’en plaindre s’il ne s’est purifié lui-même.
L’homme de dieu est importun. Il faut pourtant suivre aussi ces pensées hivernales, faire retraite et carême. Le paysage dénudé nous y invite. Quand toutes les feuilles sont tombées, le soleil touche la terre justement en ses points de fertilité. Mais ce n’est qu’un moment. L’esprit revient là, mais n’y peut rester. Parce qu’il s’est mis au monastère, s’appliquant à ne respecter que ce qu’il doit respecter, par cela même il en doit sortir. Comme ce corps vivant sait bien rappeler l’esprit qui veut s’exiler, ainsi les pouvoirs excommuniés par le silence de l’esprit appellent au secours ; car César aussi est l’homme de dieu, et conspire avec tous contre lui-même. Tout homme veut respect ; et tout homme s’y connaît. Non pas cette obéissance séparée ; personne n’en veut. Il n’est point de riche qui cherche seulement la richesse ; tout ambitieux veut approbation. Et de même j’ai remarqué que celui qui refuse le mieux n’est pas celui qui se plaint le plus. Tous ces morts n’irritent en effet que la partie mortelle, et cela ne va pas loin. Mais un mensonge qui cherche approbation irrite autrement ; est-ce irriter qu’il faut dire ? Il réveille la partie haute. On a observé pourtant que révolte ne vient pas tant de misère ; mais on n’en tire point la conséquence qui est que la sottise est moins supportée qu’aucun autre mal, peut-être par cet écho en nous-mêmes. Car ces sottises naissent et renaissent en chacun, par cette âme de vérité qui en doit sortir ; et l’homme de dieu ne peut pas nous permettre de laisser l’esprit dans ses langes. Ce ne sont point les actes, ce sont les discours qui nous appellent. César veut penser ; César, nous sommes de ta suite. Cette collaboration ne se refuse point.
Le choix de Descartes doit être considéré attentivement. Car il n’est pas hors de nos forces de deviner une pensée animale et une âme dominée par les besoins et les appétits dans la mésange, le rat, le chien ou le bœuf. Cette parenté une fois reconnue, la nature toute entière est mythologique. Toutes les bêtes sont des esprits déchus ; dont il faut croire qu’ils peuvent revenir et qu’ils reviennent, quoique par longs détours, et durement ramenés en arrière par la nécessité immédiate. Ainsi Ulysse, pensant seulement qu’il pourrait voir la fumée monter de sa terre natale, voulait mourir ; mais la faim, le sommeil et l’amour le retenaient dans sa condition d’esclave ; et il fallut donc quelque pardon des dieux pour que Calypso le laissât partir. Schelling certes a parlé beau quand il a dit que la nature est comme l’Odyssée de l’esprit. Mais le difficile n’est pas d’adorer l’esprit en toutes ses formes ; c’est idolâtrie à proprement parler. Il n’est permis d’adorer que l’homme ; tel est le sens de ce décret cartésien qui refuse toute pensée aux bêtes.
Auguste Comte est de la même lignée, purement Occidental aussi, mais par détour, et par soumission à la nécessité. Car cette nature tendre et très peu militaire a beaucoup pensé à la pensée des bêtes, et principalement des bons serviteurs, comme bœuf et chien, avec lesquels il veut que nous fassions une sorte de société. Mais, d’un autre côté, la nécessité de chasse et de défrichement, et la domination de l’homme lui paraît la condition première de cette société continue sans laquelle il n’y aurait point du tout de pensée. Rien ne dit que tels animaux, s’ils avaient dominé sur la terre, n’auraient point formé société aussi, traditions aussi, bibliothèques aussi ; rien ne dit que l’homme, réduit à une vie isolée et difficile comme celle du rat et du lapin, aurait plus de pensée qu’eux. Il faut donc qu’une espèce triomphe, et l’homme trouve le choix tout fait. Adorer l’humanité seulement c’est une nécessité dure ; mais il faut virilement l’accepter. Mon semblable, c’est l’homme ; il n’y a de salut que de l’homme. La tâche est déjà assez difficile. Quand on examine les formes de l’histoire, les guerres, les supplices et les dieux, on reconnaît que l’esprit est revenu d’assez loin, par tant de détours et tant de fois pris au piège. C’est donc l’histoire qui est l’Odyssée de l’esprit ; et le même Schelling, devenu vieux, a fini par le dire, bornant ses ambitions, et terminant cette vaine mythologie, fille d’Orient. L’occidental est athée au fond. En passant de l’Orient à l’Occident, l’ancien dieu a pris de plus en plus la forme humaine ; et la marche même du Christianisme, d’abord mystique, puis politique, ne fait que réaliser son mythe fondamental. Il fallait resserrer cet universel amour, afin de lui donner puissance ; il fallait mettre hors de discussion les droits de l’homme par une sorte de décret romain. Toute pensée se borne de nécessité, ou bien elle perd forme ; ainsi l’homme écrase sans façon la fourmi et le rat. Le difficile pour un homme est de rester bon tout en menant cette guerre ; et notre civilisation offre ce double aspect à chacun de ses pas. Ce que les Romains traduisaient en disant que le préteur n’a pas souci des petites choses. Et si un homme fut jamais préteur en sa pensée, c’est bien Descartes.
On demande si ces cardinaux, si l’ancien pape, si le nouveau pape croient selon leurs actions et selon leur pouvoir. Mais tout homme, il me semble, croit selon ses actions et selon son pouvoir. Dans le même temps sous les yeux du maréchal Joffre, se déroulèrent d’autres cérémonies et d’autres cortèges ; et le roi Sisowath, porté sur une litière d’or par cinquante hommes, ne douta point du tout qu’il fût roi. Toutes les cérémonies font preuve d’elles-mêmes, et cette preuve suffit. Nous demandons d’autres preuves, nous autres, parce que nous sommes hors de la cérémonie ; semblables au spectateur qui se demande pourquoi les danseurs trouvent tant de plaisir à danser. Un chasseur à pied, millième d’un bataillon, croit nécessairement pendant qu’il défile.
On voudrait distinguer dans la masse des croyances, et les examiner une par une, en vue de retenir celle-ci et d’écarter celle-là : mais la cérémonie ne se laisse pas couper en morceaux ; et la seule erreur ici est de rompre le cortège. « Que faites-vous, malheureux ? C’est à droite qu’il fallait tourner. Ici est votre siège, et non ailleurs. » La faute serait réparée aussitôt, avec repentir et confusion ; mais ces cardinaux ne se trompent point d’un pas ni d’une génuflexion. Cette unité de la procession soutient la doctrine. Dès que vous portez la chape, vous acceptez toutes les broderies. Douter est comme découdre. Ainsi les costumes bien cousus font preuve, et la cérémonie bien cousue fait preuve. Comme dans l’exécution d’un morceau de musique, l’incertitude fait voir l’ignorance ; et c’est tout ce qu’un cardinal peut penser d’un incrédule. Nous autres nous voulons toujours en venir à la preuve ontologique et aux attributs de Dieu ; ce qui a juste autant de place dans la tête d’un cardinal que les formules balistiques dans la tête d’un colonel d’artillerie. Un colonel se croit d’abord, et se croit colonel, et se sait colonel ; c’est une chose qu’il ne se prouve point à lui-même par mathématique. Il faut prouver en effet que Dieu est, si l’on n’est point cardinal, ou conclaviste, ou enfant de chœur, ou bedeau ; mais quand on est cardinal il faut prouver d’abord que l’on est cardinal, ce qui se fait par geste, rite et majesté ; les autres idées du cardinal tiennent comme le fil rouge dans le costume.
La plus ancienne forme de religion, autant qu’on peut savoir, n’enfermait aucune idée, à proprement parler, en dehors du culte lui-même ; tout le respect allait à la cérémonie, aux costumes, aux images, au temple. Ce genre de foi ne manquait jamais de preuve, car il n’y a point de différence entre aimer la danse et savoir danser. Selon l’ordre véritable ce n’est point la légende qui fonde la cérémonie, mais au contraire c’est la cérémonie qui porte la légende. Quant aux subtilités théologiques, elles sont situées encore bien plus loin de terre. Ce sont des jeux de paroles qui n’intéressent et ne touchent que par leur relation à la cérémonie. Cet ordre se trouve renversé dès que l’on vient à mépriser les costumes et les cérémonies ; ainsi l’esprit protestant est abstrait, discuteur et dogmatique en même temps ; c’est construire une tour dans les airs. Au contraire affirmer le culte et affirmer par le culte, c’est terminer d’abord de vaines discussions, en rétablissant les plus anciens des dieux, qui sont le Sérieux et l’Importance.
Parmi ceux qui travailleront à réformer l’enseignement public, je ne vois personne, il me semble, qui pense selon l’égalité démocratique. Descartes, Prince de l’Entendement, a écrit que le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ; ce puissant esprit ne voulait point voir de différence entre les hommes, si ce n’est pour la facilité de mémoire et les gentillesses extérieures ; mais j’ai remarqué plus d’une fois que cette pensée n’est point comprise. Dès qu’un homme l’emporte par ce qu’il a lu ou retenu, ou par l’art d’écrire ou de parler, il prend ses distances, s’installe dans l’élite dirigeante, et cherche des seconds et successeurs parmi les brillants élèves qui lui ressemblent. Au sujet de la masse, nulle autre pensée que de lui bien apprendre un métier ; la masse est utilisable et gouvernable, plus ou moins, selon la prévoyance du législateur. Mais que tous puissent avoir part, et doivent avoir part, à la vraie science et à la vraie culture, c’est une idée qui ne se montre point. Un haut personnage disait récemment qu’il importe de ne laisser sans doctrine aucun de ceux, fût-il berger, qui sont capables de tenir leur place dans les rangs de l’élite dirigeante. Voilà leur Démocratie. Un esprit lent et engourdi, sans facilité et sans grâce, est marqué d’esclavage ; le savoir technique, qui est de l’œil et de la main, est assez bon pour lui. Utile instrument dans la main du chef.
Le monde antique instruisait ses esclaves, si on l’entend ainsi ; il est hors de doute que le petit animal à forme humaine qui montrait quelque aptitude à la cuisine ou au jeu de la flûte était mis à l’école près des habiles ; s’il aimait la lecture, l’écriture et la grammaire, il n’en avait que plus de prix. S’il s’élevait jusqu’à l’intrigue politique, il pouvait être affranchi, et avoir part aux grandes affaires. Cette loi de sélection joue encore parmi nous ; et j’ai connu plus d’un esclave bien doué qui s’approche maintenant de l’Académie. Il y a un beau livre à écrire sur nos Affranchis, joueurs de flûte ou grammairiens, attentifs à plaire.
Il est vrai pourtant que l’école moderne a commencé seulement avec le catéchisme, quand le prêtre eut le devoir d’enseigner au plus endormi et au plus arriéré justement ce qu’il savait de plus beau. Nous développons cette grande idée ; mais il s’en faut qu’elle soit assez en faveur et en lumière. Toujours instruire les plus aptes ; toujours faire une exacte revue des petits sauvages, afin d’y trouver des polytechniciens ; les autres seront instruits par procuration, retrouvant en leurs maîtres leurs égaux d’hier, et assez contents ; car de quoi se plaindraient-ils ? Il suffit qu’on n’ait point laissé un seul génie à garder les moutons. Or ce facile problème est résolu, comme il fut toujours. Mais l’autre est à peine touché, qui est d’éveiller tout esprit le plus qu’on peut, par les plus hautes et les plus précieuses connaissances, et de donner plus de soins à l’esprit le plus lent ; enfin de régler l’enseignement non sur les mieux doués, mais sur les moins doués. Car le vrai progrès n’est pas en l’esprit d’un Thalès, mais en l’esprit de sa servante.
L’Église en son admirable tentative d’universelle réconciliation, se fondait sur cette idée que les hommes, si différents qu’ils soient par l’aspect, la force, les aptitudes, et encore divisés par les passions et les intérêts, ont en commun l’Esprit, qui est justement ce qu’il y a de plus éminent en chacun d’eux, et qui soutient et porte tout le reste. Cette idée de l’Humanité Réelle n’était pas inconnue aux grands Anciens ; elle est impliquée dans Platon, explicite dans Marc-Aurèle. Mais enfin c’est l’Église qui a tenté pour la première fois sur cette Planète d’enseigner la Fraternité selon la Fraternité même, c’est-à-dire à tous, sans considérer la puissance, la richesse ou les aptitudes. Le Catéchisme est le premier essai de l’École universelle. Et quoiqu’elle parlât par figures, la doctrine était émouvante et persuasive par l’idée qui y était cachée, qui n’est autre que l’idée de l’Esprit Humain. Nos mœurs sont encore, et heureusement pénétrées et vivifiées de ce puissant système auquel nous devons la dignité de la femme, l’esprit chevaleresque, et l’idée d’un Pouvoir Spirituel au-dessus des rois et des nations.
Mais, comme dit Auguste Comte, ce système, d’inspiration droite, et qui poussa assez loin l’organisation de l’immense famille humaine, a manqué par le haut. Il est bon de sentir en soi la communauté humaine ; mais il faut encore pouvoir l’éprouver par le doute et l’investigation. Faute d’une doctrine démontrable, l’Église était menacée de deux côtés ; d’un côté par tous les genres d’inspirés et d’énergumènes, qui devaient proposer et ont proposé en effet des croyances tout aussi arbitraires et tout aussi peu vraisemblables que les détails du dogme, surtout pris à la lettre. Et d’un autre côté l’élite même des penseurs, des organisateurs, des instituteurs, dont l’Église ne pouvait se passer, devait frapper, sonder, éprouver la doctrine, d’après ce sentiment de l’Universel qui les portait énergiquement à la recherche des preuves. Ainsi la grande idée de l’Église devait périr faute de contenu.
C’est la Science Positive qui a institué le contenu et la preuve de l’Idée Catholique. Car il est vrai que les hommes s’accordent par le dedans, et en quelque sorte en puissance ; mais c’est la démonstration qui les accorde réellement, par le double moyen de la théorie et de l’expérience. Et il n’est point nécessaire qu’un homme sache tout et comprenne tout ; il suffit qu’il sache et comprenne bien une seule chose pour qu’il se sente en cela le frère et le semblable de tous ceux qui savent et comprennent. Par exemple, pour une éclipse, ils peuvent tous suivre, à l’heure fixée, le passage de la lune sur le soleil ; cette prédiction qui s’accomplit, c’est le miracle de l’esprit. Mais, sans pénétrer jusqu’aux détails la théorie de l’éclipse, ils peuvent encore se faire une idée suffisante des raisonnements et calculs qui permettent de prévoir la durée de l’éclipse, l’heure et le lieu où elle sera visible. Qu’ils remarquent seulement le tour de la lune d’Ouest en Est parmi les étoiles ; qu’ils le comparent au tour que fait le Soleil dans le même sens, mais en un an ; ils comprendront déjà que la lune rattrape et dépasse le soleil, et qu’ainsi l’éclipse commence par l’ouest. Comparant aussi les deux vitesses, qui diffèrent l’une de l’autre en gros comme le mois et l’année, ils calculeront la durée d’une éclipse sans erreur grossière, assez pour éprouver en eux-mêmes et éveiller en eux-mêmes cette puissance de penser qui a déjà effacé de ce monde la terreur, la fureur et les querelles que l’éclipse traînait dans son ombre, et qui effacera bien d’autres terreurs, fureurs et querelles, à mesure que les hommes prendront le goût de penser. Ainsi je suivais l’Idée, en marchant sur des ombres en forme de faucilles, pendant que les hommes, les uns à travers un verre noirci, les autres dans le reflet des eaux, regardaient l’Image. L’Esprit de Platon était avec nous.
Le Menteur, l’Hypocrite, le Vaniteux, le Glorieux, le Matamore, tous personnages de comédie, sont dépassés de loin par le Pharisien. Le Pharisien est esquissé dans l’Évangile, plus d’une fois. Si par réflexion on réunit ces traits dans un contour plus appuyé, on fait naître un effrayant personnage, essentiellement tragique. Tartuffe est bien petit à côté. Le Pharisien est un homme qui croit en Dieu, et qui croit que Dieu est content de lui.
Les fameux bandits qui ne sont pas près d’être oubliés, ne croyaient à rien du tout ; encore pourrait-on dire qu’ils croyaient au courage ; aucun d’eux ne se serait pardonné s’il avait hésité devant l’action difficile. Et pourtant, selon les principes qu’ils voulaient affirmer, il n’y a point de courage : il n’y a que des forces ; la fuite et la peur sont naturelles dès qu’elles se produisent, comme l’audace et la volonté. Je rappelle ici leurs exploits et leurs écrits pour faire voir qu’il est rare qu’on ne croie à rien. Et tout homme qui se compare à un homme idéal, par exemple savant, tempérant, courageux, juste, se trouve aussitôt bien petit.
Mais le Pharisien fait voir cette union incroyable de la religion ingénue et de l’admiration de soi. Il se veut savant et il se croit assez savant ; il honore réellement le courage, et il se croit courageux. Il découvre réellement, profondément, sa conscience devant un juge qui, d’après lui, sait tout et devine tout, et il prie ainsi : « Seigneur, n’es-tu pas content de moi ? Ne suis-je pas ton ministre et ton interprète ? Ne suis-je pas l’Importance ? Fais donc marcher ton tonnerre, et pulvérise ces gens de rien, car Mon Importance est la tienne. » Je ne sais si un tel monstre existe. Quelquefois on est amené à penser qu’il existe au moins par moments ; les flatteries, les acclamations ont tant de force. On a souvent mal compris l’humilité Évangélique ; ce n’est sans doute au fond que la volonté de n’être jamais ce monstre-là.
Les forces de persécution ne s’expliquent guère par la méchanceté seule. Jésus en prison n’était pas bien redoutable, ni Jeanne d’Arc à la Tour. Des politiques auraient oublié. Mais supposez le Pharisien et son Importance, on comprend la Croix et le Bûcher. Qui offense le Pharisien offense Dieu. « Seigneur, tu es juste ; tu connais mon esprit et mon cœur. Tu n’aurais pas éclairé ce pauvre charpentier et cette pauvre bergère. La lumière morale, c’est moi qui l’ai ; la lumière politique, c’est moi qui l’ai. Toute perfection agit par moi, par moi et par toute la hiérarchie, et par tous ceux qui la reconnaissent. C’est pourquoi je n’ai pas le droit de pardonner. » Ainsi sera brûlé, jeté au vent, solennellement maudit, effacé de la terre, tout miracle qui n’aura pas suivi la Voie Hiérarchique. Ainsi l’âme Bureaucratique s’est élevée deux fois jusqu’au sublime qui lui est propre ; deux fois les Pharisiens ont cru tout à fait en eux-mêmes. Dans le train ordinaire de l’histoire, ils n’ont que des mouvements d’humeur, quelquefois éloquents ; mais leur voix tremble ; je reconnais mieux l’homme.
Il arriva que Jésus eut soif ; il s’approcha d’un figuier et n’y trouva point de figues. Aussitôt il maudit l’arbre inutile, et l’arbre sécha sur pied. Or, dit le livre, ce n’était point la saison des figues. Cette étonnante remarque ne peut venir ni d’un copiste, ni d’un commentateur ; ces gens-là ne font que des changements raisonnables. Aussi je ne suppose point ici d’erreur. Tout au contraire, en ce terrain pierreux, de telles failles et vitrifications, d’abord inexplicables, me font dire que l’esprit a frappé là. Scandale, dit le lecteur pieux ; je ne puis comprendre. Patience. Plus grand scandale quand vous comprendrez.
Il me plaît d’imaginer la défense du figuier. « Pourquoi maudit ? Je ne me règle point sur votre soif ; je me règle sur les saisons, et j’obéis à la nécessité extérieure. Image donc je suis, et utile image, de cette loi qui irrita les impatients. Aussi je me moque des impatients. Le même Dieu qui a limité les marées est celui qui a voulu que j’eusse des figues en un certain temps, comme des fleurs en un certain temps. Je suis l’Ancienne Loi, la Loi de Toujours. » On reconnaît le discours du Pharisien. Or les figuiers n’ont point cessé d’obéir aux saisons, et les Pharisiens parlent plus haut que jamais.
Mettez-vous cent mille en cortège et demandez aux Docteurs de la Loi d’établir enfin la vraie paix entre les nations. Vous entendrez un discours assez fort. « Suis-je maître des nécessités ? Est-ce moi qui ai fait ce monde comme il va ? Ne parlons pas, Messieurs, de nos désirs. J’aime la paix autant que vous l’aimez ; je la souhaite ; je la veux. Mais où avez-vous lu que nos désirs, que nos souhaits, que nos volontés sont la loi des choses ? Je ne fais pas de miracles. Quand les conditions d’une vraie Paix seront réalisées, la vraie Paix sera. Je vous l’annoncerai. Mon affaire est de savoir ce qui est, et d’en conclure le possible et l’impossible. Et qui sait mieux que moi ? J’ai des résumés de tout, et je les tiens à jour. J’ai trente commissions qui enquêtent pour moi et qui résument pour moi. J’ai des artilleurs, j’ai des juristes, j’ai des économistes j’ai des démographes, j’ai des géographes, j’ai des statisticiens. Je suis documenté, et vous ne l’êtes point. Vous me faites savoir ce que vous voulez ; et moi je vous fais savoir ce qui est et ce qui sera par nécessité. » Les cent mille manifestants s’en iront plus pauvres qu’ils ne sont venus. Une fois encore dépouillés d’espérance. Et contents.
Non pas contents tout à fait. Le nouveau Dieu est ressuscité ; il n’a pas aboli l’Ancienne Loi, mais l’ancienne loi non plus n’a pas effacé l’image du scandaleux supplicié, c’est ainsi que Claudel le nomme. Que les figuiers suivent les saisons, cela juge les figuiers. Mais, aux yeux de l’homme, la nécessité n’est nullement respectable. La loi des bêtes sera surmontée ; la loi de l’homme sera. Il n’est pas d’assassin qui n’invoque la nécessité ; qu’il soit donc traité selon la loi des bêtes. Mais quel est l’homme raisonnable, ou seulement résolu à n’être point fou, qui reconnaît valable cette loi de nécessité, source indubitablement de ses plus folles pensées, de ses plus inhumains désirs, de ses plus brutales colères ? Eh oui, ce sera ainsi et toujours ainsi si nous laissons aller la nécessité extérieure. Spectateur des choses humaines, donc ; toujours souhaitant, et n’osant rien. Attendant ses fruits du vent, du soleil et de l’eau. Mais il n’y a que le fou qui s’abandonne ainsi. L’homme véritable n’attend point la saison de la paix.
Voici ce qui me fut conté, par une amie à cheveux blancs qui s’est retirée à la campagne et fait apprendre le catéchisme à des enfants barbouillés. Il est bon de dire que cette femme n’est pas plus croyante que moi ; le catéchisme n’est donc que l’occasion d’enseigner la morale commune, enfin de débarbouiller les esprits. Flèche de tout bois, tous les travaux avec un seul outil, c’est la loi de campagne. Je transcris maintenant l’histoire.
Un enfant de vagabonds, fixés pour un temps dans les Creutes, qui sont des grottes de ce pays-là, fait retentir un jour la sonnette. « Que veux-tu, petit homme ? » — « Je veux qu’on m’apprenne ma prière et mon catéchisme. » C’était le jour ; il prend place. On lui apprend le signe de la croix. « A quoi que ça sert ? » Discours. « C’est le signe de Jésus mis en croix pour avoir enseigné l’égalité, la justice, l’amour, le pardon des injures. Le signe est pour rappeler ces choses, dans le moment où l’on va se laisser emporter par la colère, ou la vengeance, ou la haine, ou le mépris. C’est comme si l’esprit du Juste mis en croix venait alors au secours. » Enfin tout ce que peut dire du signe de la croix quelqu’un qui n’en use point.
Une semaine passe. On s’entretient de la colère, toujours à propos du catéchisme. Et l’un des enfants, assez prompt à remarquer les faiblesses d’autrui, de dire : « C’est Michel (ce petit vagabond) qui est coléreux. Hier, il poursuivait André, tenant dans sa main une grosse pierre, et disant : je te tiens, tu n’iras pas jusqu’à ta maison. Mais voilà (se moquant), voilà qu’il s’arrête tout à coup, et, avec sa pierre, fait le signe de la croix, et jette sa pierre, disant à André qu’il n’aie pas peur, et qu’il peut rentrer chez lui. »
J’avais traversé des étendues neigeuses, où l’on ne voyait pas la trace d’une voiture, je chauffais mes pieds au feu, et j’entendais cela. Tolstoï a saisi toutes ces harmonies. Le petit vagabond n’était plus revenu ; ainsi l’histoire n’avait pas de suite. Il se fit donc un silence, et tous les dieux passèrent.
Il faut déjà une science profonde pour comprendre que les passions, et leurs preuves si vives, dépendent des mouvements du corps, et que, pour dénouer la colère, il suffit de dénouer les poings. Mais qui croira, au premier moment, qu’il est plus maître de sa main que de sa pensée ? C’est pourtant ainsi. N’essayez point d’abord d’être juste en pensée à l’égard de votre ennemi, mais desserrez vos dents d’abord, ouvrez vos mains, pliez les genoux, inclinez la tête. Car la vie s’étrangle elle-même, avant d’étrangler l’autre. Et c’est ainsi, par gymnastique d’abord, que la pensée réduit les passions ; alors seulement les idées reprennent leur sens humain. Mais, si l’effet est visible, les causes sont naturellement cachées. De là cette croyance, vieille comme le Temps, que des gestes rituels évoquent l’esprit de vérité, et qu’il vient du dehors comme l’ange. Et voilà le miracle, essentiellement ; car il est vrai qu’un geste change tout. Si tu veux concevoir la paix, pose d’abord tes armes.
Noël n’est pas un soir ni une fin. Noël est une aurore et un commencement. Cette messe est à minuit et célèbre un enfant. Cependant l’hiver a commencé ; la neige ensevelit l’automne ; les arbres montrent leurs squelettes dépouillés ; le vent du nord descend sur la terre. Mais l’œil voit d’autres signes ; le ciel se creuse par ces légères architectures de la forêt ; la lumière est comme délivrée ; la neige double le ciel. Sur les bourgeons du marronnier j’ai touché une sève visqueuse. Les astronomes de leur côté mesurent ce solstice traînant ; le soleil a fini de descendre. Ainsi tous les signes s’accordent, et la jeune Espérance est fêtée justement quand il faut.
Les anciens peuples avaient tous des danses réglées qui figuraient les choses du ciel et les saisons ; c’est ainsi qu’ils se souvenaient ; c’est ainsi qu’ils se persuadaient eux-mêmes. On dit souvent là-dessus que ces danses figuraient la mythologie ; mais je suis assuré au contraire que la mythologie fut un commentaire de ces danses, qui premièrement exprimèrent le rapport de l’homme à la nature des choses, tout à fait de la même manière que le chant des oiseaux raconte le printemps. Ainsi l’ancien culte fut d’abord en action, et absolument vrai. C’est de là que les hommes prirent leurs idées. Je veux bien que penser ce soit, selon un mot connu, se retenir d’agir ; mais je dirais plutôt que penser c’est s’arrêter de danser, ou bien regarder danser. Car il faut un objet à nos pensées comme telles ; il faut un autre monde, solide comme le monde, image du monde, et autre que le monde. La première contemplation fut danse, et la première réflexion fut contemplation de la danse. Pensez-y avec suite. On ne peut compter sans les noms de nombre ; mais comment nommer les nombres avant d’avoir compté ? Cherchez d’un autre côté ; le nombre fut sans doute une abstraction de la danse, et autrefois sacré, comme la danse.
Le détail échappe. Mais posons seulement que l’accord des signes fut toujours adoré. On peut comprendre alors cette mythologie universelle, où la forme humaine représente une partie ou un aspect de la nature inanimée. Si la danse est la plus ancienne vérité, tout s’explique ; et aussi comment l’ordre de la nature fut naturellement exposé sous la forme d’un récit légendaire. La légende fit la première explication de la danse. Comment expliquer autrement ce sens des mythes, qui se retrouve et se redouble jusque dans leurs derniers replis ? La fête fut d’abord juste, non moins juste que le chant des oiseaux. Elle exprima l’ordre universel. Les récits que l’on en tira furent gouvernés par ces gestes infaillibles ; aussi n’y a-t-il pas une faute dans ces métaphores qui furent les anciens dieux. Personne, ou presque, ne remarque que les poèmes sont régulateurs à la fois et révélateurs de nos sentiments ; mais tous l’éprouvent. Encore bien moins remarque-t-on que les mythes sont les régulateurs à la fois et les révélateurs de nos pensées ; mais aussi ceux qui éprouvent cet accord dans le moment de la prière sont transportés si violemment par cette beauté inexplicable, qu’ils sont disposés alors à accorder beaucoup et même tout à la théologie raisonneuse. Toutefois cette théologie elle-même convient que celui qui prend le mythe pour vrai en ses apparences, et qui adore directement et simplement les images, est plus près du vrai que les docteurs. Mais celui qui comprendrait que la prière est une parfaite perception de la nature et de l’homme ensemble serait encore plus près des dieux.
Noël est la fête de l’Espérance, et dans la plus longue nuit de l’année, ou presque. La fête de Pâques est barbare à côté. Au temps de Pâques le printemps se montre par des signes que l’esprit le plus grossier peut comprendre ; et il n’est pas nécessaire d’avoir un gnomon et une ligne méridienne pour être assuré que le soleil remonte vers l’été. Mais à Noël, qui peut savoir que l’hiver est fini ? A peine il commence ; souvent la neige tombe et la gelée enchaîne les ruisseaux. Ce qui est en perspective, d’après la coutume, c’est une suite de jours froids et l’aigre bise du nord ou de l’est. Mais la petite Espérance, l’Espérance enfant, comme chante Péguy, se loge justement en ce creux de l’hiver comme dans un nid et forme son chant printanier au milieu même de la nuit annuelle. Pâques est la fête Païenne, la fête des sens. Noël est la fête Chrétienne, la fête de l’esprit.
Fête de l’enfant. La juste image de Péguy revient, et nous contraint de joindre l’esprit au corps enfant ; idée dont je ne vois point de trace chez les anciens ; car à leurs yeux la perfection de l’enfant est dans l’homme, comme le plus beau de l’année est le triomphe du printemps. Mais nous autres, fatigués de l’invariable César, infatuation, puissance, richesse, nous adorons le Jésus en son berceau ; et fort bien nous nommons tous les enfants des Jésus, représentant par là notre invincible espérance. Maternels, non paternels, par cet immense changement qui a voulu et qui veut ranger l’humanité sous la présidence féminine, ou, en d’autres mots, subordonner la politique à la morale. Telles sont les pensées qui conviennent en ce temps-ci, puisque l’image de la Vierge Mère est plus forte que nos pensées, et forme naturellement le centre de nos méditations politiques.
La mère nous renvoie à l’enfant ; tant d’œuvres ici s’accordent qu’il n’y a point de doute sur l’idée universelle en notre Occident. Que les vieillards aient mis en croix tant de jeunes hommes, et s’en lavent les mains, cela ne termine point notre espérance, car l’espèce sans cesse se rajeunit et se lave ; et les Ponce-Pilate, quand ils écriraient vingt volumes de justifications, sont tout de même en train de mourir. Comme tout printemps est neuf, tout enfant est neuf. Les dieux anciens étaient vieux ; l’amour, le seul enfant parmi les dieux, était pire ; vieillard à visage d’enfant, la plus laide chose en ce monde.
Et, puisque toute religion signifie une pensée commune, il importe beaucoup que nous ne laissions point mettre en croix de nouveau cette jeune pensée ; et que nous ne permettions point que les docteurs, de nouveau, la jugent, la méprisent et la condamnent. Car chacun, s’il ne résiste à l’âge, renie d’année en année ses pensées d’enfant ; mais ceux qui comprennent par les causes la triste sagesse des vieillards feront hommage et crédit à l’Enfant Dieu, comme firent les rois mages. Mieux, en eux-mêmes, chacun, retrouvant leurs pensées d’enfance et leur jeune espérance, renouvelleront leur foi par serment, réglant leur pensée non sur la neige et sur les arbres dépouillés, mais sur la plus longue des ombres méridiennes, déjà passée.
La nuit de Noël nous invite à surmonter quelque chose ; car sans aucun doute cette fête n’est pas une fête de résignation ; toutes ces lumières dans l’arbre vert sont un défi à la nuit qui règne sur la terre ; et l’enfant en son berceau représente notre espoir tout neuf. Le destin est vaincu ; et le destin est comme une nuit sur nos pensées ; car il ne se peut point que l’on pense sous l’idée que tout est réglé, et même nos pensées ; il vaut mieux alors ne penser à rien et jouer aux cartes.
L’ordre politique ancien effaçait le temps ; l’enfant imitait les gestes du père ; prêtre ou potier, il était d’avance ce qu’il serait ; il le savait, et il ne savait rien d’autre ; l’hérédité fut dans la loi politique avant d’entrer dans nos pensées. Mais savoir pour recommencer ce n’est point du tout savoir. La pensée est réformatrice, ou bien elle s’éteint ; comme on voit par l’action machinale qui se fait sans lumière, et que la lumière trouble. Tout ce qui arrivait, dans ce sommeil de l’espèce, était déjà connu et su et rebattu, guerre, famine ou peste ; tout cela était attendu ; l’enfant naissait vieux. Quand l’Orient nous enseigne que le salut éteint la pensée, il n’enseigne que ce qui fut.
Les apparences sont fortes, car l’enfant imite. Le vêtement de la caste et les outils règlent encore ses mouvements de plus près, et ses pensées en même temps que ses mouvements. L’opinion et l’institution ensemble le persuadent. Selon la Politesse toute pensée est scandaleuse ; c’est le vieillard qui sait ; espères-tu faire mieux ? Cette loi n’est plus écrite, mais elle est puissante encore. Ce qu’il y a de puéril en toute idée est si activement méprisé par les Anciens que l’on voit la jeunesse, après un étonnant départ, bientôt demander pardon à tous les dieux barbus et chauves, et ainsi se faire vieille avant le temps, ce qui est la coquetterie des jeunes ministres.
La grande nuit de Noël nous invite au contraire à adorer l’enfance ; l’enfance en elle et l’enfance en nous. Niant toute souillure, et toute empreinte, et tout destin en ce corps neuf ; ce qui est le faire dieu par-dessus les dieux. Que cela ne soit pas facile à croire, je le veux ; si l’enfant croit seulement le contraire, il donnera les preuves du contraire ; il se marquera de l’hérédité comme d’un tatouage. C’est pourquoi il faut résolument essayer l’autre idée, ce qui est l’adorer. Ayez la foi, et les preuves viendront. Il était prouvé qu’on ne pouvait se passer d’esclaves ; mais c’était l’esclavage lui-même qui faisait preuve ; et la guerre aussi est la seule preuve contre la paix. L’inégalité et l’injustice font preuve d’elles-mêmes par le fait, et se justifient par le fait ; de ce que la force règne, il résulte qu’il faut se défendre, et la force règne ; mais c’est un cercle d’institution et de costume ; de quoi il n’y a point pensée à proprement parler ; penser c’est refuser. Je ne lis jamais un discours public sans admirer ces pensées sans penseur, pensées d’abeille, bourdonnement. « Nous recommencerons donc toujours ? » disait Socrate, ce vieillard enfant. Cependant les vieillards pensaient selon leur bonnet, et les jeunes se donnaient l’air vieux afin de mériter le bonnet ; car l’ancienne foi détourne de vouloir. Mais la nouvelle foi commande d’abord de vouloir, et donc d’espérer, car l’un ne va pas sans l’autre. Et puisque le beau signifie quelque chose, tel est le sens de cette belle image, les rois Mages, chargés d’insignes, adorant l’enfant nu.
En ces jours cléments du mois d’août, on voit partout des mères portant des tout petits à peine nés. Chacun admire ces mouvements de piété parfaite, cette paix, cette espérance, cet enveloppement, cette précaution, surtout ce retour de l’enfant vers sa propre vie, parfaite amitié et adhérence, qui n’a point lassé les peintres. A bon droit les prêtres célèbrent la Vierge Mère en ces temps du plein été. Mais y penseront-ils seulement ? Et qui donc y pensera ? Le vrai culte se voit dans la foule, sans une seule faute ; l’impatient se range de lui-même ; la mère passe la première partout, comme une reine. Ce bonheur sans paroles, et par la seule vue, range les passions et les fait sourire.
Que l’athlète ait été adoré au-dessus des aveugles forces, c’est un beau moment. Mais l’Humanité montre de la suite et une parfaite philosophie, comme les mythes le font voir. Le Juste en croix est dieu déjà dans le Gorgias de Platon ; cette idée étonne ; Socrate n’en peut trouver de preuve que dans sa propre volonté. Voyez pourtant comment une idée peut faire son chemin. Mais la commune méditation ne pouvait s’arrêter là, et la froide doctrine de l’homme dut plier devant l’intercession de la Vierge Mère. Cette simple image de la mère et de l’enfant vainquit les docteurs. L’enfant Jésus régna par le bonheur, comme règne l’Été. Tel est l’ordre des idées ; nos aigres doctrinaires n’y changeront rien. La beauté est heureusement la règle première et dernière de nos pensées.
« La femme, dit le sévère Aristote, doit surmonter la difficulté d’obéir. » Cette pensée semble heurter l’autre, et la femme elle-même s’y trompe ; mais qui donc pense selon son propre être ? Il serait mieux de contempler le vrai visage du commandement, qui n’est que celui de la nécessité extérieure. Il n’y a ici qu’une fausse majesté. « Il faut », c’est le mot du roi, et c’est le mot de l’homme ; mais c’est comme s’il disait : « Je ne puis. » Entendez cet aveu toujours dans les orgueilleuses déclamations du chef. Or, pour savoir ce qui est de nécessité, il n’y a qu’à observer, compter et mesurer sans aucun respect. La nécessité d’obéir est commune à l’homme et à la femme ; mais c’est plutôt l’homme, observateur et mesureur des choses, qui la fait connaître ; et cela ne mérite point respect, mais seulement précaution. Les passions de l’orgueil doivent être apaisées par cette vue, aussi bien chez l’esclave que chez le maître.
Où donc est l’abus ? En ceci que les passions commandent plus qu’il ne faudrait. Et où donc le remède, sinon en cette Humanité persuasive par sa seule présence ? Et cette opinion de présence ferait assez si la folle ambition de la femme n’empruntait les pensées de l’homme, afin de participer aussi à ce pouvoir du chef, qui n’est qu’esclavage. La femme est mégère en ce rôle ; car la mesure, du moins, sauve le chef ; mais les Furies, comme l’art ancien l’avait senti, sont bien nos punitions. Que de Furies au temps des massacres ! Ce laid visage nous avertit assez ; mais le laid avertit mal, parce qu’il irrite. Adorons maintenant le vrai et beau visage des mères. Guérissons-nous de grimace. Imitons cette paix. La justice suivra.
Les fêtes du Printemps sont de nature, et l’institution n’y a guère ajouté que des métaphores. L’idée de mort et de résurrection se retrouve chez tous les peuples, exprimant en même temps cet achèvement de l’hiver, les feuilles pourries et redevenues terre, les arbres dénudés, et aussitôt le réveil des forces végétales. C’est pourquoi toutes les cérémonies du monde, en ce temps-ci, imitent la mort et la renaissance ; et que le langage soit toujours humain, cela ne doit pas étonner ; c’est la métaphore essentielle. Je ne vois point de superstition dans la religion, ni la moindre erreur, à bien regarder. Ou bien alors il faudrait dire qu’Homère se trompe ou nous trompe, disant que les générations des hommes sont comme les feuilles des arbres. Les palmes et le buis des Rameaux sont des signes, et la messe de Pâques aussi.
La lune est par elle-même un signe de mort et de recommencement. Surtout dans les pays où le ciel est souvent clair, le retour de la lune fut célébré à grands cris comme le signe que rien n’est irrévocable et que tout recommence ; ce signe n’a jamais été trompeur ; et les astronomes savent mieux cela que les ignorants, puisque la période courte de la lune est liée à des périodes plus longues dont dépend toute notre vie terrestre ; le fidèle retour de la lune était donc le signe du fidèle retour des saisons, et l’expression la plus frappante de l’ordre astronomique ; aussi le culte de la lune exprima une idée juste, non point démentie par la suite, mais au contraire confirmée. La lune en son croissant et décroissant représente toute croissance et décroissance. A chaque lune nouvelle l’esprit d’entreprendre et d’espérer se trouvait ranimé ; et au contraire la lune finissante inspirait la temporisation et la patience, enfin une sorte de carême mensuel ; dont il reste des traces jusque dans les soins à donner aux vins, car beaucoup disent qu’il ne faut point embouteiller ni soutirer en décours. Or ces pratiques, qui sont de superstition, et non de religion, enferment encore cette utile sagesse qui prescrit de régler toutes les actions humaines d’après les signes du ciel. L’astronomie débrouille seulement cette grande idée, sans l’altérer essentiellement, joignant les signes lunaires aux signes solaires.
D’après ces anticipations précieuses, la lune pascale devait être sacrée entre toutes, puisqu’avec ce croissant d’équinoxe on voyait réellement toutes choses croître, en même temps que le rouge-gorge, le merle et le pinson annonçaient tous les autres chants. C’est pourquoi cette lune, arrivée à son plein, fut le signe par excellence ; et les deux divinités du ciel, alors réconciliées, fixèrent la fête du printemps bien avant que l’Église eût dressé le Comput, qui est le calcul de ces rencontres entre la lune des bourgeons et le soleil équinoxial. Que l’homme ressuscite alors, et se reconnaisse Dieu, ce n’est que mimique et danse réglée, qui exprime, redouble et confirme l’allégresse universelle, en même temps qu’elle la tempère. Car il n’y a que les faunes et chèvre-pieds qui dansent sans mesure et au premier rayon ; ce sont des êtres sans mémoire et sans archives, qui n’ont pas remarqué la loi périodique, et les vrais signes du recommencement. Et ces formes imaginaires représentent bien des hommes encore pris dans l’animalité, et qui ont en quelque sorte les pieds plus prompts que la tête. C’est pourquoi ces métaphores sont belles aussi, et vraies aussi. Seulement les chèvre-pieds n’en savent rien ; ils dansent.
Il faut être déjà avancé dans l’astronomie pour célébrer dans la nuit de l’année la naissance du Sauveur ; la Noël n’appartient pas à l’enfance humaine. Au contraire la fête de Pâques fut toujours et partout célébrée. Sous tant de noms, d’Adonis, d’Osiris, de Dionysos, de Proserpine, qui sont la même chose que le Mai, la Dame de Mai, Jacques le Vert, et tant d’autres dieux agrestes, il faut au temps des primevères célébrer la résurrection ; cette métaphore nous est jetée au visage. Et, par contraste, ces retours du froid sont des flèches de passion. Au matin, après une nuit de glace, la mort est énergiquement affirmée ; les tendres pousses sont réduites à la couleur de la terre et des arbres nus ; quelque chose est consommé. Espoirs trompés, pénitence, et quelquefois révolte, comme en cette fête des Rameaux où la foule porte des branches de buis et de sapin ; cette forte mimique entrelace l’espoir, la déception et l’impatience en couronne printanière. Naïf poème, sans aucune faute.
Nous croyons faire des métaphores, mais bien plutôt nous les défaisons. De ce premier état de la pensée, où les choses elles-mêmes font nos danses, nos chants et nos poèmes, tous les arts viennent porter témoignage, chacun selon son rang ; mais le langage commun est sans doute l’œuvre la plus étonnante. J’ai mis un long temps à reconnaître la parenté que le langage signifie entre l’homme cultivé et le culte ; mais que tout culte soit frère de culture au sens ordinaire, cela passe toute profondeur. On devine des temps anciens où la mimique pascale était la même chose que le travail. Qu’une chose en signifie une autre, cela doit être expliqué par la structure du corps humain, agissant selon les choses, mais surtout selon sa propre forme, objet aussi pour chacun dans la commune danse. Ainsi les dieux dansèrent d’abord. Et par ce détour, les animaux qui miment aussi selon leur corps les fêtes de nature, devaient être objets aussi de ce culte des signes, comme on le vit aux temps passés. Il n’y eut point d’abord de différence entre le culte et l’élevage. La religion fut donc agreste, et le moindre ornement de nos temples en témoigne encore.
Cet accord Sybillin, comme parle Hegel, entre l’homme et la nature, est ivresse par soi ; ivresse, encore un mot à sens double que les poètes reconnaissent ; et dans l’orgiaque il y a ce double sens aussi, et la colère au fond. D’après ces vues on comprend les Bacchantes, et les mystères de Cérès Eleusine. Le fanatisme est aussi ancien que la danse. Et il se peut bien que l’Homme Signe ait été anciennement sacrifié, aux jours où l’on fêtait ensemble la mort et la résurrection de toutes choses. Frazer sait bien dire que dans les rites primitifs la victime était le dieu lui-même, ce qui nous approche de notre théologie.
Au temps de Chateaubriand, les apologistes essayaient encore de prouver les dogmes catholiques par cet accord et ce pressentiment des religions sur toute la terre ; mais en ce sens toutes les religions se trouvent ensemble prouvées, par cet accord, et toutes vraies, comme il est évident, puisqu’elles s’expliquent enfin par la structure du corps humain et par les rapports de la vie humaine à la vie planétaire. La première pensée fut l’art, la première réflexion sur l’art fut religion, la réflexion sur la religion fut philosophie, et la science enfin fut réflexion sur la philosophie même, ce qui explique assez nos idées, toutes métaphoriques, toutes abstractions de cérémonie.
« On s’instruit en voyageant, et assurément cette diversité des peuples, des coutumes, et des Dieux est utile à considérer. Mais, d’un autre côté, l’on n’apprend jamais que ce que l’on sait déjà. Je viens de voir une longue procession de Français qui célébraient la fête du blé. C’est dans le temps que l’on voit jaunir les moissons, quand le soleil est au plus haut de sa course. Alors se déroule cette fête, qui est remarquable par les chants et par une sérieuse allégresse ; je me suis cru dans mon pays. Les jeunes filles vêtues de blanc, et les jeunes garçons portant l’habit militaire, mais sans aucune arme, font un long cortège ; tout le peuple a revêtu ses vêtements de fête, et les femmes ont des chapeaux fleuris, en hommage au soleil. Sur le chemin du dieu, les maisons sont parées d’étoffes blanches, de verdure et de fleurs. Le sol est jonché de fleurs et de longues flammes d’iris, disposées de façon à représenter le soleil, père du blé. Au devant du dieu s’avancent des enfants vêtus de blanc et couronnés de roses, qui jettent des roses effeuillées. L’image du dieu est portée par un vieillard tout vêtu d’or et protégé par un grand voile tout doré que portent les plus riches des habitants, qui font ainsi hommage au soleil et au blé, sources de toute richesse.
« Il n’est pas permis de contempler l’image du dieu, et tous se prosternent sur son passage. Toutefois, usant du privilège des voyageurs, et ainsi que font les étrangers chez nous, je me suis permis de regarder de côté, tout en donnant les marques du plus profond respect. L’image a la forme d’un soleil d’or, mais le centre en est d’un blanc immaculé. Un prêtre m’a dit que ce que l’on voit ainsi dans une sorte de boîte de cristal qui est au centre du soleil, c’est un morceau du pain le plus pur, et sans levain ; et c’est ce pain qui représente le dieu. J’ai compris d’après cela que cette fête est la fête du blé, et aussi la fête du soleil, père du blé. Toutefois le prêtre qui a bien voulu m’instruire parle volontiers par figures, comme font tous les prêtres, et pense que ce pain sans levain représente une nourriture d’esprit, qui donnerait force d’âme et sagesse. De même ce soleil d’or représenterait l’Intelligence infinie, source de toutes nos idées. Il m’a paru posséder là-dessus une doctrine secrète, et plaindre ceux qui l’ignorent. J’ai donc feint de le comprendre ; mais il me semble que je le comprends beaucoup mieux qu’il ne se comprend lui-même. Nul n’ignore que le Soleil et le Pain sont les soutiens de toute sagesse et de tout esprit en ce monde. Et si quelque orgueilleux se disait maître de penser et de vouloir sans ces secours extérieurs, je voudrais le voir deux jours seulement sans soleil ni pain. Je veux bien qu’on appelle grâce ces secours qui nous permettent de savoir un peu et de vouloir pour le mieux ; que cette grâce nous arrive par le soleil et le pain, c’est ce qui frappe tous les yeux ; et c’est donc sous les formes du soleil et du pain qu’il est convenable de célébrer le Bienfaiteur. Mais il me semble qu’après cela c’est notre propre affaire de vouloir et de penser comme il faut ; et il me paraîtrait impie de remercier le Bienfaiteur de ce que nous avons nous-mêmes fait de bien en ce monde ; car cela, c’est notre affaire, une fois que nous sommes pourvus de blé. Il est remarquable que la religion universelle soit toujours jointe à quelque croyance superstitieuse, conseillère de paresse et de faiblesse. » Ainsi philosophait le Huron, parce qu’il avait vu passer la procession de la Fête-Dieu.
Le culte des morts se trouve partout où il y a des hommes, et partout le même ; c’est le seul culte peut-être, et les théologies n’en sont que l’ornement ou le moyen. C’est ici surtout que l’imagination tend ses pièges, évoquant les apparences, et créant une sorte de terreur d’instinct où il entre trop peu de réelle piété. Ce genre de superstition détourne de penser aux morts ; il s’oppose ainsi aux affections les plus naturelles ; aussi tout l’effort du culte va à calmer cette peur presque animale, et les plus naïves religions ont toujours senti que le retour des morts dans leur apparence extérieure était le signe qu’on ne leur avait point rendu les honneurs qu’on leur devait. Le père d’Hamlet revient, parce qu’il n’est pas vengé ; d’autres demandent sépulture. Ces coutumes font entendre qu’il y a une manière, en quelque sorte passive, de penser aux morts, qui n’est point bonne. Se souvenir n’est donc pas le tout ; il y a un devoir qui concerne ce souvenir même, et qui vise à purifier les morts de leur enveloppe grossière, enfin à obtenir une présence vraie et digne de respect.
Le plus beau travail des affections est d’orner et d’embellir ce qu’on aime, en gardant toutefois la ressemblance ; et chacun sait bien que l’objet vivant et présent en son corps ne favorise pas toujours ce genre de méditation. C’est pourquoi il serait impie d’évoquer en esprit les défauts, les petitesses ou les ridicules de ceux que l’on a aimés ; mais aussi la volonté s’applique à écarter ce genre de souvenirs et y parvient toujours. D’où cette idée universelle que les morts ont un genre d’existence plus libre par rapport aux nécessités inférieures qui font les passions et l’humeur. L’idée de purs esprits ou d’âmes séparées est donc naturelle ; naturelle aussi l’idée que cette purification dépend beaucoup de nous-mêmes, et de notre attention à penser aux morts comme il convient. Le mythe du purgatoire est vrai sans aucune faute ; et l’on comprend ici l’origine de la prière, qui est une méditation selon l’amour, appliquée à retrouver seulement ce qui fut sage, juste et bon, en oubliant le reste.
En retour les morts gouvernent les vivants, selon la belle expression de Comte ; non point par leurs caprices et leurs imperfections, mais au contraire par leurs vertus, et comme des modèles purifiés. On sait comment les héros devinrent des dieux ; mais cette transformation n’est pas le privilège des héros ; tous les morts sont dieux par leurs mérites, et l’affection sait toujours trouver les mérites. Ainsi, par le culte des morts, nos pensées préférées sont toujours meilleures que nous. L’entretien avec les morts ressemble à la lecture des poètes, dont nous tirons ingénieusement les plus belles pensées et les meilleurs conseils, par le bonheur d’admirer qui est le sentiment le plus commun. D’où, en retour, nous sommes toujours purifiés un peu ; c’est ainsi qu’il faut entendre que les morts prient pour les vivants.
D’Hercule à Jésus, la suite, l’opposition, le progrès sont assez clairs. Ces récits sont réels par les pensées. On ne demande point si les contes orientaux sont vrais ; on connaît qu’ils sont vrais, parce que les hommes ont certainement pensé d’abord leur propre existence d’après le pur événement, qui tantôt trompe l’espérance et tantôt la comble ; et ce tableau des contes représente éternellement les jeux de l’imagination et des passions ensemble, un genre de prière qui n’est que curiosité et désir, enfin le premier tissu de toutes nos pensées. Hercule foule aux pieds ce tapis magique ; il n’y fait pas seulement attention. Il est vrai que l’action termine le rêve ; mais il est plus profondément vrai que l’exercice athlétique réduit l’imagination à la perception claire. Hercule est donc clairvoyant par sa force, bon et juste par sa force. Cet ordre de la force et cette vertu de l’exécution furent adorés longtemps et le seront toujours assez. L’homme en marche et assuré de lui-même mesure la nécessité extérieure et frappe à coup sûr. Les maux d’événement sont alors finis et déterminés ; la vigilance et l’industrie en font le tour. L’homme aménage et assainit la planète, se portant d’un mouvement vif et mesuré contre l’eau, le feu, la pestilence, le brigandage. Hercule reconnaîtrait ses fils.
Mais suivons le récit. Hercule périt par ses propres passions. Les démons intérieurs se montrent. D’autres maux, sans mesure, collés à nous comme la brûlante tunique ; les cris d’Hercule emplissent le monde. Qu’est cela, sinon le crime aimé et détesté, la fraternité et la haine ensemble, la puissance de police et d’industrie se détruisant elle-même ? C’est à quoi nos travaux d’Hercule nous ont conduits, et c’est la guerre à l’état de pureté, vertu contre vertu, et le meilleur, ouvrier du pire. Conflit de soi avec soi. Ici est l’hydre dont les têtes revivent, à peine coupées. Ici périt la force disciplinée, par la force disciplinée, et sans fin. Par quoi ? Par l’opinion seulement. La seule opinion a tué dix millions d’hommes en ces temps-ci.
Une autre vie se montre, puissante sans aucune puissance. Un autre athlète, par le jugement seul. La puissance de César attend le consentement et le culte ; mais le consentement et le culte lui sont refusés. Un autre salut préoccupe l’homme divin ; il ne regarde qu’en lui-même, au désir, à l’amour, à l’ambition, à l’avarice, pour les subordonner. Nullement satisfait de l’ordre politique, qui donne apparence de raison à toutes ces choses, mais annonçant au contraire que si on leur donne quelque peu du consentement intérieurs on leur donne tout. Plus profondément, discernant que les forces au service de l’esprit déshonorent l’esprit ; que l’esprit vaincra, mais seul, et désarmé ; que tout le bien extérieur possible viendra de ce refus et de cette retraite de l’esprit en lui-même, et de cette purification au sens propre du mot. Enfin la puissance est déchue de son droit divin. Si l’instrument du supplice, adoré dans le temple nouveau, signifie quelque chose, il signifie, à n’en pas douter, que la puissance n’est plus un attribut de Dieu. L’on saisit ici la vertu de ces grandes images, sur lesquelles le discours n’a pas de prise. Que de sophismes théologiques en vue de rassembler l’esprit et la force, et de composer une même prière pour l’un et pour l’autre ! Mais le Signe reste ; il attend nos pensées.
Quelquefois l’on s’arrête pour observer un convoi de fourmis qui traverse une allée, cherchant le soleil, et portant aux mâchoires des momies blanches qui sont leurs larves. Ou bien, soulevant une pierre, on découvre les galeries et les chambres, et la panique du peuple doré. Stendhal lui-même, sur ce spectacle, raisonne théologiquement. « Il y a apparence, dira quelqu’un, que les fourmis nous perçoivent comme nous percevons le cyclone ou le tremblement de terre. Si les fourmis pensaient, il y aurait sans doute deux partis, dont l’un voudrait concevoir l’extraordinaire d’après l’ordinaire, au lieu que l’autre soupçonnerait la présence et l’action d’une force intelligente, immensément supérieure aux fourmis. Il y aurait quelque Voltaire pour se moquer des théologiens, qui seraient pourtant plus près du vrai que les autres. »
« Mais non, dirait un autre, tout à fait loin du vrai, au contraire. Car, raisonnant toujours d’après leur commune expérience, les fourmis théologiennes supposeraient quelque projet dans les talons de chaussure, ce qui approcherait du vrai à peine une fois sur mille. Elles n’arriveraient jamais à concevoir l’organisation, les projets, l’industrie, les travaux des hommes, au regard desquels elles ne comptent pas plus que la poussière des chemins. Qu’est-ce qu’une fourmilière pour le facteur, pour le laboureur, pour le maçon, pour le soldat ? »
« Il se peut, dirait un autre, que notre humaine existence dépende des actions d’un être bien plus puissant que nous et doué comme nous d’intelligence ; mais il se peut aussi que l’intelligence d’un tel être n’ait point d’égards pour nous et même nous ignore tout à fait. Si la voie lactée n’est, au regard des travaux d’un immense biologiste, qu’une partie de liquide, invisible même à son microscope, et si un milliard de nos années ne compte pas plus pour lui qu’une minute pour nous, peut-être ce dieu puissant presse-t-il maintenant notre voie lactée entre les deux verres de son instrument ; peut-être le commencement de la pression a fait tourner ces mondes ; notre civilisation a trouvé sa place sous son pouce ; mais une pression un peu plus forte finira tout. Cet être a une puissance démesurée contre nous, mais il ne peut rien pour nous ; et, quoique l’on puisse le supposer très savant, très ingénieux, et très bon, cela ne nous avance point, et tout se passera pour nous comme s’il était une aveugle et délirante brute. Car le plus doux des fakirs écrase encore des centaines de pucerons, et des milliers de pucerons de pucerons quand il se met en prière. Et cet homme pacifique mène ici une guerre sans pitié parce qu’il est trop fort au regard de ces bestioles. »
« Puissance, dirait un autre, n’est point bonté ; mais au contraire il semble que toute puissance soit guerre, et sans mauvaise volonté, comme ces enfants que l’on dit brutaux et qui ont seulement du poids et de bons muscles. Nos théologiens ont tracé finalement un assez beau portrait de dieu, d’après les saints et les justes ; mais peut-être ont-ils tout gâté en y mêlant la puissance, ne pouvant se délivrer de cette idée que la perfection est grande et lourde. Il n’y a pourtant point plus de perfection dans une grande machine que dans une petite ; et je ne vois rien de divin dans ce double du double ; il n’y a rien à adorer par là. Peut-être dira-t-on à nos enfants que la divine perfection est ce qu’il y a de plus faible au monde, et qu’il n’y a rien de plus démuni que Dieu. Nos mythes y sont venus ; car, selon le naïf sentiment, on n’adore rien plus qu’une mère et un tout petit enfant. Et pourquoi m’étonnerais-je de ce pouce gigantesque ? Il n’en faut pas tant pour tuer un homme, et Pascal l’a dit. Mais le ridicule d’adorer la force n’est pas encore assez senti. Voulant honorer le courage, aussitôt nous honorons la victoire, et nos prêtres remercient le dieu fort qui a permis que nous fussions dix contre un. Pourquoi ne pas adorer aussi une pierre qui tombe, ou un poids qui fait pencher la balance ? Quand ces fourmis adoreraient l’homme, elles seraient toujours fourmis en cela, et idolâtres, exerçant la force et subissant la force, et terminant toujours leur pensée à leur cuirasse ; autant dire sans pensée, comme je les vois. »
Il faut croire d’abord. Il faut croire avant toute preuve, car il n’y a point de preuve pour qui ne croit rien. Auguste Comte méditait souvent sur ce passage de l’Imitation : « L’intelligence doit suivre la foi, et non pas la précéder ; encore moins la rompre. » Si je ne crois point qu’il dépend de moi de penser bien ou mal, je me laisse penser à la dérive ; mes opinions flânent en moi comme sur un pont les passants. Ce n’est pas ainsi que se forment les Idées ; il faut vouloir, il faut choisir, il faut maintenir. Quel intérêt puis-je trouver dans une preuve, si je ne crois pas ferme qu’elle sera bonne encore demain ? Quel intérêt, si je ne crois pas ferme que la preuve qui est bonne pour moi est bonne pour tous ? Or cela je ne puis pas le prouver, parce que toute preuve le présuppose. De quel ton Socrate expliquerait-il la géométrie au petit esclave, s’il n’était assuré de trouver en cette forme humaine la même Raison qu’il a sauvée en lui-même ?
Il ne manque pas d’esprits sans foi. Ce sont des esprits faibles, qui cherchent appui au dehors ; mais il n’y a point d’appui au dehors. La Nature est trop riche pour nous ; elle dépassera toujours nos idées. Penser sans hypothèses préalables, raisonnablement formées, et fermement tenues, c’est combattre sans armes. Cette misanthropie profonde, qui vise l’homme en son centre, dessèche celui qui la reçoit, et les autres autour de lui. On ne peut croire en soi si l’on ne croit en l’Homme ; penser pour soi-même, c’est déjà instruire. Si vous manquez à l’esprit, l’esprit vous fuira.
Qu’est-ce qu’un auteur ? Du noir sur du blanc, si vous n’osez pas croire. Platon lui-même se vide de pensée devant ces esprits chagrins qui font des objections au troisième mot. Jurez d’abord et par provision que Platon dit vrai ; sous cette condition vous pourrez le comprendre. Mais sans cette condition vous perdez votre temps à le lire. Ce serait trop commode si Platon versait ses idées en vous comme l’eau en cruche. Noir sur blanc, je vous dis. Vit-on jamais un homme déchiffrer une inscription en prenant comme idée directrice que cette inscription n’a point de sens ?
Les anciens n’avaient pas tiré au clair cette condition première, qui est la Foi. Les plus courageux pensaient esthétiquement ; il leur semblait plus beau de penser. « Beau risque », disait Socrate. Aussi c’est le sceptique qui termine cette scène de l’histoire, le sceptique qui veut qu’on lui prouve qu’il y a une preuve de la preuve. Et le Dieu de Pascal, qui est caché, et qui veut qu’on croie sans la moindre preuve, est l’héroïque négation de cette négation. Métaphore violente, qui remet l’homme sur pied, et la Volonté en sa place. Ce grand moment domine la pensée moderne, et, en ce parti désespéré, la vraie Espérance se montre, et nos pensées s’ordonnent à partir du serment initial. Ainsi, devant le regard Positif, toute religion finit par être vraie.
Quand on voit qu’un homme qui entreprend quelque chose doute déjà de réussir avant d’avoir essayé, on dit qu’il n’a pas la Foi. Cette manière de dire est consacrée par l’usage. Une immense idée, que les anciens soupçonnaient à peine, s’est dégagée des langes théologiques, et marche maintenant sur la terre, sans aucun soutien extérieur. Mais il faut développer ce riche héritage.
Quand un homme doute au sujet de ses propres entreprises, soit qu’il organise la paix, soit qu’il veuille réformer la justice, soit qu’il prépare sa propre fortune, il craint toujours trois choses ensemble, les autres hommes, la nécessité extérieure et lui-même. Or il est évidemment fou d’entreprendre si l’on ne se fie d’abord à soi. Vouloir sans croire que l’on saura vouloir, sans se faire à soi-même un grand serment, ce n’est point vouloir. Qui se prévoit lui-même faible et inconstant, il l’est déjà. On ne peut ici s’en rapporter à l’expérience, parce qu’une volonté ferme ou chancelante change l’expérience. Il n’est pas sûr que les chemins s’ouvriront si vous avez la foi, mais il est sûr que tous les chemins seront fermés si vous n’avez pas d’abord la foi. C’est se battre en vaincu ; c’est sauter le fossé avec l’idée qu’on tombera dedans. Si chacun doute d’abord de son propre vouloir, il n’en faut pas plus, guerre suivra guerre. Ainsi la première vertu est Foi.
La Foi ne peut aller sans l’Espérance. Quand les grimpeurs observèrent de loin les premières pentes de l’Everest, tout était obstacle. C’est en avançant qu’ils trouvèrent des passages. C’est pourquoi décider d’avance et de loin que les choses feront obstacle au vouloir, ce n’est pas vouloir. Essayer avec l’idée que la route est barrée, ce n’est pas essayer. Aussi voit-on que les Inventeurs et Réformateurs tournent autour de la montagne, et s’avancent par chaque vallée aussi loin qu’ils le peuvent, et trouvent finalement passage ; car dans la variété des choses, qui est indifférente, qui n’est ni pour nous ni contre nous, il se trouve toujours occasion et place pour le pied. Et, selon le sens commun des mots, cette vertu devant les choses est bien l’Espérance.
Les hommes sont toujours dans le jeu. Que peut-on au monde sans la foi et l’espérance des autres ? Mais souvent les hommes sont presque tout et même tout ; la paix et la justice dépendent des hommes seulement. C’est pourquoi la Misanthropie tue l’espérance et même la foi. Si les hommes sont ignorants et paresseux sans remède, que puis-je tenter ? Tenterai-je seulement d’instruire un homme si je le crois stupide et frivole ? Il y a donc un genre d’Espérance qui concerne les hommes et dont le vrai nom est Charité. Et cette puissante idée, élaborée ainsi que les deux autres par la Révolution Chrétienne, n’est pas encore entrée avec tout son sens dans le langage populaire, qui s’en tient ici aux effets extérieurs. Le faible et abstrait devoir d’aimer ses semblables n’est pas encore rentré dans la sphère des devoirs envers soi-même. Ce sentiment est laissé à l’estomac. Mais, par la force de la commune pensée, conservée par le commun langage, le mot Charité se maintient dans le domaine des choses qu’il faut vouloir, et y développera tout son sens. Alors la pensée commune apprendra aux philosophes étonnés que la Foi, l’Espérance et la Charité sont des vertus.
Les Dieux d’Homère me gâtent l’Iliade. Car ces hommes naïfs et si bien dessinés seraient entièrement beaux à voir, s’ils n’étaient conduits par les dieux invisibles. Leurs passions mêmes sont réglées au conseil des dieux ; leurs actions sont perpétuellement déviées. S’il faut éveiller ou endormir le courage, la colère, la défiance, un songe est bientôt envoyé. Un bon archer lance sa flèche comme il faut ; mais une déesse protectrice détourne la pointe ; ou bien l’ennemi est emporté dans un nuage. Deux idées dominent ces hommes et ce poème. Une destinée invincible, qui conduit aussi les dieux et qui règle aussi les courages ; et, avec cela, une intervention continuelle des dieux, qui contrarient et retardent le destin, sans pourtant arrêter l’événement principal, qui vient comme un nuage orageux. Ainsi est déjà dessinée cette théologie accablante pour l’esprit, d’après laquelle l’homme s’agite et Dieu le mène. Idée que je retrouve encore dans les ingénus disciples de Kart Marx, d’après lesquels le devenir des choses humaines se déroule selon un parfait mécanisme qui nous fait agir, vouloir, craindre et espérer, le tout bien vainement, selon l’époque et le moment. Théologie sans dieu.
Nos légendes sont meilleures que notre philosophie. Jeanne d’Arc change les choses par bonne volonté, par liberté, sous l’idée d’un devoir impérieux. Ses dieux l’inspirent, mais ne l’aident point ; ce sont des idées seulement. Aucun dieu invisible ne marche à côté de la cavalière ; aucune flèche n’est détournée. Tout va par ressorts humains, persuasion, contagion, confiance. Péguy, dans son épopée, fait naître d’abord l’Espérance, ouvrière de tout ; mais ce bon poète veut encore un dieu dans les nuages ; c’est pourquoi il ne pouvait faire qu’une espèce d’Iliade à l’ancienne mode, bonne pour les bibliothèques. Dans le fait Jeanne est seule ; l’idée est seule. Partout seule. Ses hommes la suivent sans la comprendre. On ne devrait point lire autrement cette épopée ; on ne peut s’y tromper. Il y a le bûcher de la fin, qui éclaire assez le commencement. On finit par considérer comme magie noire et diabolique ce miracle de volonté, ce dangereux miracle. Il n’y aurait donc qu’à vouloir pour changer tant de choses ? Prodigieux exemple pour tout l’avenir humain ; et tous les hommes de toute espèce de puissance devaient en être scandalisés. Car un vrai miracle, selon l’ordre traditionnel, descend du ciel sur les hommes ; au lieu que ce nouveau miracle était seulement dans le cœur. On peut bien dire que ni les rois, ni les évêques ni les vrais héros ne s’y trompèrent. Hélas, aucun Dieu ne lui donna seulement du courage contre les flammes, à cette pauvre fille. « J’aimerais mieux être décapitée cent fois… » Où sont les dieux d’Homère ?
Cette belle histoire, quand on l’aura tout à fait purifiée, sera la nouvelle Iliade. Et voici l’Évangile nouveau. « La paix sera si les hommes la font ; la justice sera si les hommes la font. Nul destin, ni favorable, ni contraire. Les choses ne veulent rien du tout. Nul Dieu dans les nuages. Le héros seul sur sa petite planète, seul avec les dieux de son cœur, Foi, Espérance et Charité. »
C’est bien le Catholicisme qu’il faut réaliser. A quoi les prêtres n’ont pas réussi, parce qu’ils en sont toujours à vouloir rallier les esprits sur des croyances fantastiques, et toujours par l’autorité, faute de démonstrations. Cette méthode arriérée n’a point précisément produit une masse de doux rêveurs, mais plutôt une masse de catholiques réellement incrédules, sans doctrine aucune, et revenus en vérité à une sorte de sauvagerie. L’humeur montre alors ses aigres fruits ; toute fureur fait preuve et vérité en ces esprits sans refuge.
Dans la doctrine Universelle ou Catholique, comme on voudra dire, je vois deux ordres, ordre de science et ordre de foi. Ordre de science qui étend son règne sur tous. Les uns y viennent par la recherche expérimentale, dont la mathématique ne doit jamais être séparée ; les autres par la pratique industrielle qui fait toucher de la main l’ordre naturel ; tous plus ou moins par le spectacle de cet accord qui s’établit spontanément dans la doctrine, par le spectacle aussi d’expériences, comme éclipse annoncée, télégraphie sans fil, et autres merveilles. Même parmi ceux qui ne savent pas bien, il n’y en a point qui puissent se refuser à cette commune croyance. Au reste, comme nul ne sait tout, l’autorité revient ici, mais avec cette différence que ceux qui ont autorité font profession de ne rien décider jamais que d’après la commune raison. Donc plus on examine ce corps de doctrine, mieux on le comprend. Cet accord universel, fondé d’abord sur la confiance, et toujours confirmé par l’esprit d’examen, est le grand fait des temps modernes.
La Foi n’est pas pour cela sans objet. Il me semble qu’elle est détournée maintenant de ce qui est. Ce qui est, est d’abord objet de croyance, chacun prenant ses premières connaissances par ouï dire. Mais la science seule découvre ce qui est. Dès que l’on veut savoir par soi-même comment est fait ce monde, comment sont faits les animaux et l’homme, il faut y aller voir, et emporter sa boussole, ses lunettes et sa règle à calculer. Constater, mesurer, prévoir, calculer, essayer, tel est le sommaire de toute recherche. Mais la Foi sans preuve, où est-elle ? Elle n’a point changé ; elle s’est purifiée et comme dégagée des croyances, qui sont tout à fait autre chose. La Foi d’un socialiste ne va nullement à affirmer ce qui est d’après une inspiration mystique, mais elle se rassemble toute à affirmer ce qui sera par volonté. La foi d’un pacifiste, de même. Et ce qui est n’est pas preuve. Ce qui est c’est la guerre et ses suites ; et ce qui sera par le jeu des forces mécaniques, et par le jeu des passions qui n’en sont que les images, n’est pas bien difficile à prévoir ; toujours injustice et guerre. Maintenant, que cet ordre soit modifiable par la Sagesse et la Bonne Volonté, voilà ce qui n’est point prouvé, et c’est pourtant ce que tout homme veut croire. Regardez bien ici ; ne vous laissez pas étourdir par les discours abstraits. Il n’est point d’homme qui ne croie qu’il dépend de lui de bien penser, d’être juste, de dominer l’humeur, la colère, la peur ; ou bien c’est un fou. Fou à proprement parler celui qui considère sa propre nature d’homme comme une mécanique montée, se disant à lui-même : « Je pense ce que je pense, je fais ce que je fais, et je n’y peux rien. » Fou celui qui n’ose pas vouloir. Mais qui ose se changer lui-même un peu, et surmonter le premier mouvement comme la première apparence, il change un peu tout l’ordre humain. Le doute, faites-y attention, prouverait l’autre thèse ; car si l’on attend pour vouloir, aussitôt l’ordre mécanique se réalise et jette aux yeux la preuve d’expérience, la mauvaise preuve : « Qu’y pouvait-on ? Et qu’y peut-on ? » Nier ce genre de preuve, qui prouve seulement que l’on n’a pas voulu essayer, c’est justement l’objet de la Foi ; et le doute est déjà une faute ; c’est peut-être toute la faute. Cette lumière perce déjà de place en place à travers le nuage théologique.
Un peu de catholicisme ne nuit pas. Un lecteur inconnu reprend cette étrange pensée dans mes propos, voulant comprendre que je cherche après tant d’autres un peu de poésie dans la religion, afin de réchauffer l’esprit positif, un peu abstrait et froid. Ce n’est point faux radicalement, mais ce serait une manière extérieure encore de rattacher le passé au présent. Mon lecteur, et tous ceux qui veulent méditer utilement là-dessus, feront bien de repasser, selon les idées de Comte, l’ensemble de l’histoire humaine, mais en surmontant cette conception, elle-même métaphysique, qu’il y a des idées d’imagination sans aucune vérité, et dont le cœur ne peut se passer. Peut-être Comte a-t-il encore cédé à un préjugé puissant, quoique purement négatif, quand il a voulu loger le sentiment dans le derrière de la tête. Sentiment est pressentiment de raison ; raison est sentiment développé. Le cœur n’a rien perdu. Les dieux sont nos métaphores, et nos métaphores sont nos pensées. Un ami précieux et assez bourru a bien voulu me dire, il y a peut-être dix ans, que j’étais, plutôt que toute autre chose, une espèce de poète. Il se peut. Lisant Chateaubriand ces temps-ci, j’étais forcé de me reconnaître comme un fils indigne de cet homme-là. Mais si je ne fais pas sonner mes phrases comme le bûcheron sa hache, ainsi qu’il fait, je vise à débrouiller mieux que lui cet amour triste qui le portait toujours en arrière. Le temps a passé depuis lui, et ce n’est point le Catholicisme qui a développé la vérité du Catholicisme. Comprendre c’est toujours dépasser ; le temps nous y aide, mais il faut aider aussi le temps.
Il faut penser sur des exemples, sans quoi cet immense sujet engloutira nos faibles voiles. L’Église a réalisé le catéchisme pour tous et la société internationale des esprits. Cette audacieuse entreprise dépassait de loin ce que Socrate et Marc-Aurèle pouvaient espérer. Le moindre esclave, le fils d’un serf ou d’un bohémien errant avait les mêmes droits que d’autres à lire et à entendre dans le Livre Universel. L’Esprit éternel était finalement juge de tous les rois et de toutes les puissances. La maison commune s’élevait au-dessus des échoppes artisanes, et la puissance n’y était reçue fraternellement que sous la condition d’être juste. Les valeurs s’ordonnaient comme il était convenable ; l’ordre humain se montrait. Mais les forces reprirent cette province nouvelle. Je me souviens qu’au petit collège de curés où j’ai commencé mes études, il y avait une inégalité choquante entre les riches et les pauvres. C’est au lycée seulement, et chez les incrédules, que j’ai retrouvé l’égalité catholique. Le trésor ne s’est pas perdu ; il a changé de mains.
Et le catéchisme non plus ne s’est pas perdu ; il s’est conservé et enrichi de toute science et de toute doctrine. L’idée de l’esprit universel a trouvé son corps, sa force et ses preuves ; toute démonstration est une preuve de l’esprit universel ; tout fait est une preuve de l’esprit universel, car aucune perception ne vaut que par l’universel assentiment ; les rêves et les visions, les dieux eux-mêmes sont des perceptions individuelles, mêlées de nos humeurs, non accordées encore aux perceptions de nos frères les hommes. C’est selon un admirable pressentiment que les temples, lieux des prodiges, effacèrent les prodiges et firent l’union des esprits par leur masse solide et ordonnée, où les perspectives, les symétries et les ressemblances ramenaient les différentes vues à un seul objet. D’où l’on vint à épeler la grande forêt de l’expérience réelle, chacun de sa place témoignant pour tous. Mais où cette Science maintenant ? Où cette Fraternité ? Où cette Paix promise ? Hors du temple. L’Évangile, en cette dernière guerre, fut bravé par les prêtres ; et le grand pasteur ne sut rien faire de cette puissance qu’il veut avoir sur les esprits rebelles. Le Te Deum fut chanté dans la maison commune. Insulte à l’Église Universelle, insulte à la communion des hommes, dans le temple même. Mais, hors du temple, malédiction sur tous les violents, absolution sur tous ceux qui ont payé de leur vie. Par qui ? Par l’Église muette, formée aux arts et aux sciences. D’où il ne faut point dire que l’autre Église est morte. Frappez sur son tombeau, il est vide.
« Chrétien sans savoir qu’il l’est, voilà le Socialiste. » Je ne sais. Je pense à tant de conciliateurs qui appliquaient une pauvre méthode trop connue : « Retenons ce qui nous unit ; oublions ce qui nous divise. » Pour mon compte, je n’ai jamais vu aucun bien ni aucun progrès sortir de la conciliation ; c’est plutôt la commune sottise que la commune sagesse qui se trouve rassemblée par ce moyen. J’attends quelque chose de mieux des oppositions, surtout fortement posées. C’est pourquoi je repousse ce mélange sans saveur, où Socialisme et Christianisme perdent chacun leur vertu propre.
Ce qui est commun aux deux, et à toutes les doctrines pratiques, c’est le Bien, faible abstrait qui ne résout rien. Le Socialisme me paraît essentiellement politique, en ce qu’il espère beaucoup de l’organisation. La Coopérative est une expérience où le socialiste reprend des forces, ayant pu constater et constatant chaque jour que la seule participation à ce raisonnable système donne à chacun un peu plus de tempérance, d’ordre et de sagesse politique. En partant de là je dirais même que l’esprit Socialiste cherche toujours à modifier l’ordre humain en le prenant par le bas, ou par le dessous. Par exemple n’attendons point que l’ouvrier ait le goût de l’étude pour lui donner des loisirs ; n’attendons point que l’instruction et la culture de tous réalisent un ordre politique meilleur ; mais faisons agir les intérêts ; changeons d’après cela l’ordre politique ; l’instruction et la culture de tous en résulteront. Il faut d’abord modifier les conditions du travail, qui portent tout le reste. Idée puissante, qu’il faut se garder d’affaiblir.
L’Idée Chrétienne y est tout à fait contraire. L’organisation politique est selon le chrétien toujours médiocre, souvent mauvaise, parce que l’esprit en chacun marche tête en bas. Il faut premièrement redresser l’individu, afin qu’il juge bas ce qui est bas et vénérable ce qui est vénérable. Quand la notion des Valeurs sera rétablie, quand le jugement individuel regardera à ce qui est précieux dans l’homme, alors la loi de police, toujours extérieure et méprisable, sera passable, et c’est tout ce qu’elle peut être. Chacun doit donc prendre pour fin son propre salut, se garder de vanité, de colère et de convoitise ; ainsi, mettant l’ordre en lui-même, il travaillera à changer l’ordre politique autant qu’il peut ; et la lettre ici n’importe guère ; toute constitution est bonne par l’esprit, mauvaise par la lettre. Tel est le mouvement évangélique, au regard de quoi tout Socialisme est un Pharisaïsme sauvé.
Deux vues sur la guerre. Le Socialiste dit : « Organisez la production selon la justice, et il n’y aura plus de guerres. » L’évangéliste dit : « Que chacun soit pacifique en esprit et vérité, et il n’y aura plus de guerres. » Et il est assez clair que le Socialisme porte la guerre en lui-même par les passions, comme on le reconnaît dans le moindre discours. Il est assez clair aussi que l’Évangélisme ne peut rien contre la guerre, faute d’organisation. L’opposition étant ainsi rétablie, on peut espérer quelque idée réelle qui la surmontera. L’Idée Catholique, considérée par rapport à l’Idée Chrétienne, était un essai d’organisation selon l’esprit. En quoi belle et efficace, en quoi insuffisante, c’est ce qu’il faudrait savoir et dire.
La rencontre de Napoléon et du pape Pie VII est un grand moment, non point tant par les événements qui en résultèrent que par la signification légendaire de ces fortes images, où l’on voit les deux Puissances affrontées. Chateaubriand dit en ses Mémoires que le pape ne joua point tout le jeu. Il suit en idée les conséquences d’une excommunication où l’empereur aurait été expressément nommé. D’autres, en petit nombre, dans ce nouveau déchaînement des forces que nous avons vu, ont attendu aussi les foudres pontificales, seules capables peut-être d’imposer une Trêve de Dieu. On sait que le fanatisme catholique est souvent joint au fanatisme guerrier dans les mêmes hommes, tout au moins chez nous. Parmi ces hommes-là, combien s’en serait-il trouvé qui eussent humilié leur devoir de citoyen devant leur devoir de catholique ? Ils y sont tenus pourtant, et cela signifie pour nous que l’Humanité est au-dessus des patries. Mais cette grande idée a changé de camp ; elle n’est plus formée par les catholiques ; elle n’est plus reçue dans leurs temples ; elle est errante, pauvre, persécutée, comme les Apôtres autrefois. Crise redoutable ; interrègne spirituel. Quelque Chateaubriand de nos jours voudrait-il dire que le Pape, cette fois encore, n’a pas joué le jeu ? Et conclurons-nous, nous autres, qu’un pouvoir qui ne se montre point tout abdique ?
J’ai agité plus d’une fois cette question en moi-même. Je n’y pouvais échapper quand je voyais les ministres catholiques plus ardents au massacre, plus enivrés de force que les militaires eux-mêmes. Et quand je lisais les instructions pontificales, toutes inflexibles sur les principes, je me disais que ces prêtres se trouvaient tous interdits et excommuniés par leurs sentiments mêmes ; mais nul n’en savait rien.
Sans considérer ce qui serait arrivé si on l’avait su, et qui aurait été sans doute de peu de conséquence, j’ai voulu réfléchir sur les conditions du Pouvoir Spirituel, qu’on le prenne en un pape, où peut-être il n’est plus qu’en image, ou bien dans quelque positiviste, dans quelque socialiste, dans quelque pacifiste, où ce pouvoir s’est peut-être réfugié. Ce pouvoir, par sa nature, juge seulement et ne condamne point ; le jugement dernier est laissé à Dieu ou à la conscience. La faute contre l’esprit est presque toujours cachée. Nul homme n’affirme la force nue, si ce n’est quelque criminel audacieux, en ses coups de main délibérés et préparés. Mais est-ce affirmation ? Nous voyons bien ses actions ; que savons-nous de sa pensée ? Le pouvoir catholique, d’après une forte tradition, le suivra jusqu’à l’échafaud, guettant quelque réveil de l’âme, ouvrant encore l’église, c’est-à-dire la communion humaine, à cet homme retranché. Par sa loi intérieure, donc, le Pouvoir Spirituel devait de ses foudres majeures frapper seulement les péchés d’esprit explicites, comme sacrilège et hérésie. Jeu funeste dans le fond, et qui devait ruiner l’institution tout entière, puisque l’esprit est par lui-même sacrilège et hérésie.
Que peut alors l’esprit juge, quand le crime de guerre est revêtu en chacun des plus beaux motifs ? Quand le combattant invoque le droit de l’innocent injustement attaqué, le progrès humain, la civilisation, et prend solennellement la Paix même comme fin de la guerre ? Le Pouvoir Spirituel, quel qu’il soit, ne peut supposer ici quelque profonde hypocrisie ; cette supposition est par elle-même injuste. Mais il doit se borner à rappeler, par toutes les raisons tirées de la nature humaine, l’incertitude des jugements, la puissance des illusions, surtout collectives, l’aveuglement propre aux passions, le violent contraste entre l’idéal qui est écrit sur les drapeaux et l’horrible action. Ce qui est convier chacun à un sévère examen de conscience, le laissant juge, ou laissant Dieu juge, ce qui est une autre manière de dire. Car où est notre pouvoir de choisir les coupables, quand la faute est de presque tous ? Qui n’a pas cédé à l’ivresse de plaire, de flatter, de menacer ? Faute de tous, et punition de tous par le jeu des effets, sévère, mais sans reproche. Et c’est ce que le Pape veut appeler la justice de Dieu. Doctrine non développée, mais en elle-même forte.
Considéré, autant que faire se peut, selon la rigueur de l’entendement, le christianisme offre un ensemble de vérités sans reproche. Ce dieu nouveau, qui enfin est homme, termine un long tâtonnement d’idolâtrie errante, assuré enfin dans son vrai chemin par le dieu grec, à la fois athlétique et politique. Mais on n’en pouvait rester à cette forme extérieure ni à cette société extérieure. Le plus divin, en ce dieu homme, c’est la conscience ; et la conscience, élevée aussitôt jusqu’à l’esprit, propose une autre société et une autre vie. Voilà donc l’Esprit. Mais pourquoi le Fils et le Père ?
D’abord, pourquoi le Fils, dit aussi Fils de l’Homme ? Cela signifie que la forme humaine faible, souffrante et séparée, est divine encore. Entendez que la condition de l’esprit en cette forme ne doit point être exigée d’abord. Un ignorant, un méchant, un fou exigent encore respect par la seule forme extérieure. Ainsi le culte cherche l’esprit et l’espère, comme l’enfant dieu le signifie assez. Il me semble aussi que le bœuf et l’âne ne sont point hors de place dans cette puissante image ; ils figurent les dieux de l’Inde et de l’Égypte, déchus, mais encore participants.
Mais que signifie le rapport du Père et du Fils ? Le Dieu des anciens dieux fut toujours le Destin ou la Nécessité, ce qui revient à dire le Monde en son inexplicable existence, puissant par là absolument, mais aussi en ses raisonnables, explicables, irréprochables connexions qui font suivre l’effet de la cause selon une sorte de justice implacable. En cet être nous baignons de toutes parts ; nous vivons de lui et sommes nés de lui ; dépendants en ce sens, et sans remède. Car, si haut que l’esprit nous élève jamais, il faudra d’abord vivre, c’est-à-dire d’abord obéir, et encore mieux bénir cette obéissance qui nous donne pouvoir. Ainsi le plus ancien des dieux est encore immensité, puissance et sagesse. Cette idée ne doit pas être oubliée, ni l’autre, ni non plus l’autre. Et que les trois ne fassent qu’une, c’est ce que l’esprit termine, retrouvant ses propres lois en cet univers. Tel est le sommaire de nos pensées, et ceux qui ne le développeront pas ne développeront rien. Tout homme qui connaît, si peu que ce soit, connaît selon ces relations souveraines.
Peut-on adorer les images ? Mais que peut-on adorer, sinon des images ? Le géomètre lui-même ne se passe point de ces tracés grossiers qui disposent son corps comme pour accompagner l’attention intellectuelle. Mais bien plus justes encore, bien plus puissantes pour nous délivrer de ce mouvement étranglé des passions, plus justes et plus puissantes sont ces images si exactement propres à soutenir nos pensées, et ainsi à réconcilier le corps et l’esprit. Ces métaphores parlées ou chantées, maçonnées, sculptées ou peintes, sont la première preuve, et encore la dernière. Elles préparent, par cette atteinte du beau, corporelle certainement, mais spirituelle aussi. Car le beau n’a jamais rien coûté à l’intelligence, ni jamais exigé d’elle aucun reniement, et c’est ce qu’annonce la belle image. Mais le beau est encore ce qui termine nos pensées et les rassemble. Éveil à la fois et sommeil de nos pensées, comme la musique, ouvrant et fermant sans cesse la porte d’inquiétude, le représente si bien. Toutefois ce n’est pas assez de chanter au lutrin ; et c’est le mouvement même de la religion humaine qui nous rappelle que l’esprit est aussi quelque chose.
Pascal plaît à presque tous, aussi bien à ceux qui refusent l’église. Non pas seulement par cette prose à surprises, rompue, éclatante, mais par l’esprit même, qui s’y voit indomptable. Car des belles apparences, et encore bien composées, qu’en laisse-t-il ? Et des majestés, qu’en laisse-t-il ? Débarbouillant l’acteur, au lieu d’en rire. La guerre jugée, la justice jugée, les rois jugés ; sans aucune précaution ; jugés aussi ceux qui jugent, car le trait rebondit. « Il n’est pas nécessaire, parce que vous êtes duc, que je vous estime, mais il est nécessaire que je vous salue. » Méchant salut ; mais il faut le rendre ; et le sot guéri en reste sot. Tout est défait, refait et ressemblant. Le duc enfin sait de quoi il est fier.
Voilà le modèle du janséniste, si bien assuré de mépris qu’il n’estime que ce qu’il veut et n’épargne que ce qu’il veut. Dangereuse amitié, turbulent citoyen. Mais la plus libre pensée est de mordre ; car de céder à l’objet il n’en est point question ; si l’objet s’égalait au penseur, l’objet serait trop fort ; si l’idée s’égalait au penseur, l’idée serait trop forte. D’où, pour l’honneur de penser, ce travail de pointe, qui fait voler un éclat puis un autre. Peu ou beaucoup ; il faut entamer cette dure matière ; ce jeu n’est pas un jeu ; la pensée se compte toujours aux débris. Pascal fait opposition continuellement, essentiellement ; hérétique orthodoxe.
Si les raisons de croire s’avisaient d’être plus fortes que l’homme, le coup alors serait plus rude, car il faut que toute preuve s’émiette. La pensée ne respecte rien qu’elle-même ; même la contrainte, même la coutume, il faut les choisir et refaire, non pas les subir. « Soumission parfaite », mais redoutable liberté. Telle est la messe de Pascal.
Le doute est partout ; un doute actif et fort, par quoi tout se tient debout. D’où vient la puissance d’attaque, et même d’offense, de ces terribles pensées ; même quand elles posent, elles déposent déjà. Chacune va toujours au-delà d’elle-même ; elle en cache d’autres, et aussitôt les découvre, toutes rompues dans l’âme ; ainsi elles ont toutes un avenir violent. N’importe quel penseur, et même l’apprenti, s’y fait une puissance et aussitôt l’essaye ; car qui a fait la preuve la peut défaire.
Quoi donc ? Le chapelet ? La religion des bonnes femmes ? Mais cela est pour le corps ; ce sont des politesses, sans importance que celle qu’on leur donne. Mais, pour l’esprit, quel aliment ? Lui-même. Tout de libre consentement. Tout gratuit. Tout généreux. On ne peut crocheter le ciel. D’où ce rabaissement des œuvres et des mérites devant la grâce ; d’où l’humilité, l’inquiétude et le paradoxe de la prédestination, qui est pour enlever l’assurance. Ces mythes font un objet insupportable ; mais prenez-les comme signes ; ils représentent assez bien la situation du penseur, dès qu’il se risque ; car il n’a jamais assurance sans en être aussitôt puni ; l’infatuation est l’enfer de l’esprit. Et les œuvres ne sauvent jamais l’esprit, comme mille lignes écrites n’assurent pas la ligne qui suivra ; car telle est la sévère condition de ce qui est libre, c’est qu’il n’y a point de condition. Celui qui réfléchit ne gagne pas le pain du lendemain, ni même celui de la journée. Qui peut se promettre une pensée ? L’attention est donc une belle prière. Ainsi tant que l’invention sera la plus grande affaire humaine, Pascal sonnera comme il faut à l’oreille de l’homme.
On ne lit plus les Provinciales, mais on lit certainement les Pensées. Je ne songe pas ici au professeur ni à l’étudiant, qui lisent par état, mais bien au Liseur, animal non apprivoisé et dont les mœurs sont mal connues. Le libraire témoigne là-dessus indirectement ; vous trouvez partout une édition des Pensées de Pascal, conforme aux plus récents travaux, et délivrée de ces notes qui nous remettent à l’école. Mais qui se plaît à cette brutale philosophie ? Quelque catholique qui a peur de l’enfer ? Cela je ne le crois point du tout. Bien plutôt ce genre de catholique qui est commun chez nous, et que je veux appeler libre Penseur. Avec ou sans la messe. Cette foule de solitaires couvre une grande étendue de pays.
Au juste, quoi ? Une pensée intrépide. Un mépris assuré de toutes les Importances. Un jugement dernier sur tout, où les rois sont aussi nus qu’à leur naissance. Le jésuite ne souffre point cette manière, et il est plaisant d’apercevoir que la querelle des Provinciales, que l’on croit oubliée, revient ici par le dessous. Il ne manque pas de jésuites sans messe ; et le fond du jésuite est en ceci qu’il y a des choses qu’il ne faut point dire, et que le mieux est donc de n’y point penser. Le jésuite sans messe fait sa prière aux hommes compétents, ornant le préfet, l’académicien, le général et le ministre de cette suave perfection que l’on revêt en même temps que le costume. D’où un échange d’académiques sourires. Ah ! qu’il est doux d’être jésuite ! Sur ce propos somnifère, Pascal entre au jeu et vous réveille tous ces gens-là. « Je tirerai, dit-il, mon bonnet à toutes les puissances, comme vous faites. Mais comprenons pourquoi. Je veux bien être esclave, mais je ne veux pas être sot. Il faut un médecin pour mourir ; et si je ne choisis pas de médecin à diplôme, me voilà livré aux guérisseurs et sorciers, qui se battront autour de ma carcasse. Comme en politique, où il y a moins à craindre d’un sot, qui règne par droit de naissance, que d’un millier de demi-habiles qui se battraient pour la couronne. En ce sens ce qui est établi est juste, et je salue ce qui est établi. Mais sans respect. Mon bonnet, oui ; mon respect, non. »
Jésuites consternés. On ne peut point mettre en prison un homme qui obéit. Pourquoi dire ces vérités amères ? Puisqu’il faut saluer, n’est-il pas plus simple de respecter ? La politesse fait tous les jours ce miracle de faire entrer le respect par l’ouverture du geste, et de le pousser jusqu’au derrière de la tête. Prière, c’est politesse. Abêtissez-vous, oui ; mais ne le dites pas, et d’abord ne le pensez pas, toute l’expérience vise là. Ce Pascal est impie et sacrilège ; profondément impie et sacrilège. Voyez comme sa pensée prend force en son derrière de tête. Mais cela même il ne faut point le dire, car on lirait ce nouveau Lucifer, bien nommé Porte-Lumière, Éteignons-nous et administrons.
J’ai rencontré de ces demi-jésuites qui pensent encore trop, et qui veulent, pour le Roi accusé, plaider la sottise. « C’est un pauvre homme, vanité seulement. Que voulez-vous qu’il ait fait ? » Mais, mon cher demi-jésuite, il ne faut pas le dire, car aucun homme ne s’arrange d’une moitié de pensée. Et lui, aussitôt, travaille à s’éteindre, et cherche le jeu de cartes. Cette lâcheté est le seul mal humain peut-être. Le seul qui soit de conséquence. J’aime ces prolétaires qui veulent donner aux choses leur vrai nom. Remarquez qu’il y a des jésuites par là aussi, et surtout un bon nombre de demi-jésuites qui voudraient s’enfermer en leur demi-pensée. Mais, qui pense seulement une chose, il pense tout. Et quant aux extrêmes jugeurs, on ne m’ôtera point de l’esprit qu’ils seraient invincibles, s’ils prenaient le parti d’obéir ; au lieu qu’en la révolte je vois revenir l’ordre invincible, et le chapeau sur un bâton qu’il faut adorer. Nous tournons sur place, et Pascal est loin en avant.
La commémoration a ramené l’attention universelle sur le visage de Dante, qui exprime si bien la sévérité et le malheur. Réfléchissant à mon tour sur cette Épopée qui nous élève à son ciel ascétique en partant des profondeurs, je voulais comprendre pourquoi, dès les premiers tercets, nous partons d’un pas assuré, comme en une forêt la puissance des arbres annonce le sol ferme et le dos vierge de la terre. Il n’y a plus ici de convention ; nature intacte. Loin de la ville raisonnable et perfide. Ici c’est le courage qui fait la route ; et ce rythme l’annonce assez, qui fait trois pas et regarde. Je veux suivre ce guide sûr, ce mulet aux jambes sèches.
Ce que je vois ? L’humain et moi-même ; le pire et le meilleur, et le passable aussi, de ce monde humain, sans aucun de ces convenables arrangements qui font horreur. Mais cet enfer donne espérance, par le juste spectacle ; déjà purgatoire, et reflet du ciel des pensées, par le juste spectacle ; ce que ce rythme fort nous promet. Ne t’arrête qu’un moment, dit-il ; ce n’est ici qu’un chemin et passage. Qui se regarde se juge ; qui se juge se sauve. Tout examen de conscience est ici enfermé. Descendre pour remonter. Tout ce qui m’est si près, tout ce qui est moi, en spectacle et comme reculé et séparé. Par le secours du poète. Dante suit Virgile, et je les suis l’un et l’autre, comme la chèvre suit la chanson du chevrier.
Ce monde des enfers et des ombres fut toujours l’image fidèle des pensées humaines, et des passions sans consistance qui semblent d’abord les porter. Ulysse, à ce festin qu’il offre aux âmes, ne voyait accourir que des ombres maigres et affamées. C’était le temps où l’homme passionné se déchargeait un peu de fureur et de crainte par la fiction du dieu extérieur, tantôt loin, tantôt près, et voyageant sur les nuages. Immense progrès déjà. Car le peuple enfant et fétichiste est doux, pieux, dévoué, inhumain, bestial selon l’humeur et l’occasion, sans aucun jugement sur soi ; aussi ne se souvient-il point à proprement parler, mais plutôt il recommence. Au lieu que les dieux d’Homère, aux formes brillantes, étalent assez bien au regard ces apparences sans corps qui sont Jalousie, Vengeance et Gloire. L’ombre d’Achille ainsi considère sa vie comme un vain mélange des éléments. « J’aimerais mieux être un valet de ferme sur la terre, qu’être Achille parmi les ombres. » Telle est la première Éthique, un peu au-dessus du désespoir, quoique sans espérance ; car le vrai désespoir est sans aucune réflexion. Ici la Fatalité règne encore ; elle est du moins jugée.
Quand Virgile descend aux enfers à son tour, tenant en main le rameau d’or, et conduit par la Sybille Italique, les Ombres, passions mortes, sont déjà autrement rangées. Politiquement, à la Romaine. D’après un avenir de conquêtes ; d’après le lien des causes et des effets. Non plus caprice extérieur, selon les intrigues des dieux ; mais inflexible détermination, où l’espérance de chaque être se trouve prise et d’avance écrasée. Quelle revue que celle de ces armées romaines non encore existantes, et déjà mortes ! Et ce Marcellus, espoir de l’empire, mort prématurément ; déjà mort en sa fleur, avant même d’être né. « Tu seras Marcellus ; à mains pleines jetez des lis. » C’est le plus haut tragique, à ce moment de la réflexion où, la Fatalité capricieuse étant vaincue, l’inflexible Nécessité se montre. Ainsi Virgile peignait ses fresques immobiles.
La troisième Épopée est de Jugement et de Liberté. Non publique, mais privée. Non de Destin, mais de crime, châtiment, purification et salut. C’est le moment de la faute, du remords et du repentir. Tous les dieux aux enfers, l’humain sur les pentes, la lumière sur les cimes. Lumière, seule justice. Chacun jugé par soi, comme Platon avait osé dire ; mais la foi Platonicienne se jouait ; et Socrate mourant n’était assuré que de lui-même. Le mouvement épique ne tirait pas encore les foules vers cette Justice qui n’est que lumière. L’Épopée Dantesque nous trouve assis et rêvant sur les marches de quelque temple de Minerve. Trop heureux de ne plus croire à rien. Mais ce mouvement humain ne peut pas s’arrêter là. Aussi le premier appel du guide à l’anguleux visage nous met aussitôt debout.
Les Grecs composaient et conciliaient, par cette prudence politique qui ressort de tous leurs écrits. Même dans l’existence Homérique ils se trouvent séparés du destin par un peuple de dieux intermédiaires, d’où un retard dans l’accomplissement, qui laisse respiration. Et ces fictions représentent assez bien notre pratique ; car que faisons-nous jamais, que gagner du temps sur les nécessités extérieures, qui finiront par vaincre ? Cette sagesse s’exprime presque chrétiennement dans la résignation stoïcienne qui compose le devoir quotidien et l’étroit et suffisant passage pour nos actions avec une fatalité invincible.
La liberté, de sa nature infinie et miraculeuse, s’est trouvée posée au milieu même du peuple Juif, parce que le destin y était immédiat et comme irrespirable. Je conseille de lire la Bible d’un seul trait, en vue de contempler une existence impossible. Depuis la Genèse ce n’est toujours qu’une création sublime, violente, absolument arbitraire au regard de l’existence humaine, qui est chétive et comme néant. Je n’y vois point d’espérance, ni aucun essai d’industrie ou de vraie politique, mais seulement une prompte obéissance, qui n’arrive pourtant pas à courir aussi vite que le châtiment. Toutes les fautes sont égales au regard de l’Absolue Volonté. Les enfants de la faute sont maudits avant de naître. La lettre règne. La guerre y est métaphysique. Chacun des combattants accomplit la volonté de Dieu pour sa part. C’est ce qu’annonce le sacrifice d’Abraham ; mais je trouve dans l’Exode une plus forte image de la nécessité : « Lorsque Moïse élevait sa main, Israël était le plus fort ; et lorsqu’il baissait sa main, Amalek était le plus fort. Les mains de Moïse étant fatiguées, ils prirent une pierre qu’ils placèrent sous lui, et il s’assit dessus. Aaron et Hur soutenaient ses mains, l’un d’un côté, l’autre de l’autre ; et ses mains restèrent fermes jusqu’au coucher du soleil. » Ces hommes ont contemplé l’Éternel. Aussi la plainte de Job ne cesse pas d’adorer.
Voltaire n’a pu surmonter cette idée écrasante, qui est pourtant vraie, car tel est bien notre destin à tous, dès que nous l’acceptons. Et dès qu’un homme croit fermement qu’il ne peut plus marcher, comment ferait-il un seul pas ? D’où devait naître, en ce peuple couché, l’idée antagoniste : « Prends ton lit, lève-toi, et marche. » Les miracles furent possibles cette fois-là, par l’excès du désespoir. Et, parce que la volonté de l’homme était frappée en son centre, étant privée absolument, systématiquement de cette foi en elle-même sans laquelle elle n’essaie même pas, ici devait se faire la résurrection, par la foi elle-même. Idée infinie ; car celui qui pense à la limite ne se pense plus libre, et perd tout. Donc un autre absolu, d’autres possibles, d’autres relations, une autre vie. Par rapport à quoi l’Immense Existence devait paraître enfin ce qu’elle est, inexplicable en soi, inexorable, mais aussi sans aucune volonté mauvaise ou bonne, sans aucun décret mauvais ou bon. Les miracles de la foi mettaient le terme aux miracles de la nature ; le destin était déchu de son rang. Ces idées se dessinent ; on les trouvera en clair dans Descartes : mais il s’en faut de beaucoup qu’elles gouvernent en la plupart des hommes. Bien plutôt, dès que la nécessité montre un visage humain, comme dans la guerre et dans tout ce qui s’y rapporte, les hommes reviennent aisément à l’ancien Dieu. Abraham lie tristement son fils. Aaron et Hur soutiennent les mains de Moïse.
L’esprit chrétien n’est pas encore développé, même en ses premiers replis ; nous n’apercevons pas le moment où l’idée même du jugement intérieur appellera son opposé, c’est à savoir une forme politique purifiée, dont nous n’avons presque aucune idée. Selon les vues profondes de Hegel, qu’il faut elles-mêmes développer hardiment, la religion n’est jamais que la première réflexion sur les monuments, parmi lesquels je compte les légendes ; et la philosophie elle-même n’est qu’une réflexion sur la religion. C’est pourquoi je dis que la Libre Pensée n’est et ne sera autre chose que le Christianisme développé. Je dis développé ; non point réconcilié avec l’ancien ordre politique ; non point interprété d’après l’ancienne logique ; mais lui-même devenant logique et finalement politique.
Je prendrai en exemple le salut individuel, où Comte lui-même, si attentif à recueillir l’héritage humain, n’a pourtant reconnu que l’égoïsme renaissant. Il est clair qu’il faut coopérer d’abord, et coûte que coûte sauver les autres en même temps que soi, et ne point quitter femme, amis et compagnons pour soigner sa propre âme. Rien n’est plus évident ; mais il y a beaucoup de choses évidentes et qui ne s’accordent point. Il faut coopérer pour la paix ; très bien. Mais le moindre essai dans ce sens-là fait paraître une autre guerre. La grande guerre a porté cette contradiction et nous la jette maintenant en discours irréfutables. Suivons l’autre idée, si jeune encore ; il est assez clair que l’élément de la guerre est cette colère intérieure en chacun, si aisément parée en indignation. Le monde des hommes est agité en tous sens de ces généreuses colères, saluées sous le nom de courage. Mais nous ne poussons point au-delà. Autour de cette idée nous voyons se reformer les légions de César.
Où donc le salut, sinon dans une retraite à l’intérieur de soi-même en vue de se bien gouverner ? Chacun reconnaît promptement, d’après ses premiers essais, qu’il est difficile d’aider les autres ; mais c’est encore trop peu savoir. Il faut comprendre, par jugement irrévocable, que les moyens de force, et même d’apparence douce et persuasive, sont nécessairement soumis aux lois de la force. Cette vue prise, et ce monde une fois exilé de nous, une autre idée se montre, qui est que la paix de chacun avec soi sera nécessairement la paix universelle. Ainsi c’est par gouvernement de moi-même que j’aide les autres, et seulement ainsi. En toutes choses ; car si je ne convoite point, j’établis la justice autant qu’il est en moi ; si je ne violente point, j’établis la liberté autant qu’il est en moi. Ce que traduit exactement et sans la moindre erreur cette poétique doctrine d’après laquelle celui qui a sauvé son âme intercède et prie pour tous les autres. Mais ce n’est pas assez de croire ; il faut savoir. Cela est ainsi. Tous les maux humains viennent de ce que je me jette à sauver les autres d’esclavage, d’injustice et de violence, au lieu de me sauver moi-même. Dans le Juste, toutes les fois qu’on le rencontre, on reconnaît non sans étonnement un certain refus d’aimer et même d’aider, par un regard à l’ordre invisible et immédiatement universel où le sage gouverne absolument. Mais cela est encore plus admiré que compris. On s’étourdit à chercher une loi civile qui préserverait les hommes d’être violents, injustes, esclaves. Au lieu que c’est parce qu’ils ne se sauvent point chacun de violence, d’injustice et d’esclavage, que la loi civile est corrompue par ce mélange d’amour et de vengeance.
Catholique veut dire Universel. Ce mot arrête tout net la critique. Que voulons-nous tous penser, à nos meilleurs moments, si ce n’est l’Universel ? Ce fut donc un grand moment de l’histoire humaine, lorsque le catéchisme eut la prétention d’enseigner la même doctrine à tous et partout. C’était élever n’importe quel esprit à la hauteur de l’arbitre, et déjà excommunier cette partie de l’homme qui juge du vrai d’après le lieu, l’occasion et l’intérêt. Par cette vue un riche et même un roi, aussi bien qu’un esclave, était invité à faire deux parts de sa vie ; l’une, animale, et occupée à faire au corps humain son lit et sa place, et à lui assurer pitance ; l’autre, vraiment humaine et soucieuse de l’Universel, soit dans son savoir, soit dans ses maximes de pratique, soit même dans ses sentiments. Remarquez que c’est toujours par cette vaste contemplation que l’esprit se délivre, et qu’au contraire il s’enchaîne et, bien plus, se déshonore lorsqu’il pense selon ses passions. Deux pouvoirs se montraient, comme Comte l’a vu, et pour la première fois séparés. L’Esprit, toujours cherchant la communion universelle, jugeait les individus, les rois, et les nations, petits et grands animaux, toujours exerçant et nourrissant leur puissance. Il faut convenir qu’avant la révolution chrétienne et l’organisation catholique, l’esprit en venait toujours à adorer la puissance ; et c’est toujours là qu’il revient lors qu’il a perdu le sens catholique. L’athlète lui-même est comme un cyclone dans l’exécution s’il ne sait par moments suspendre et juger sa propre force, tout à fait comme un pape jugeait un roi. La doctrine était donc fortement dessinée, et selon la loi de nos pensées, c’est-à-dire d’abord circonscrite abstraitement comme le dessin par la ligne. Autrement dit c’était et c’est encore le Grand Programme.
On pourrait bien dire que tout savant est catholique et que tout sage est catholique. Mais, là-dessus, le sévère programme est encore bon à consulter. Car toute science est tirée de deux côtés. D’un côté, et autant qu’elle cherche l’Universel, je la vois exigeante sur les preuves ; mais, de l’autre, autant qu’elle cherche la puissance, je la vois prenant le succès comme la meilleure preuve, et disant même que le succès est la seule preuve, et que, du moment que l’avion s’élève, il ne faut point se soucier de savoir comment cela se fait. Ce mépris de la théorie est assez commun, et va souvent à la colère ; au fond c’est colère de roi. Par où l’on peut remarquer que beaucoup, qui se disent catholiques, ne le sont point du tout. Ce beau mot ne se laisse point déformer.
Je remarque la même chose dans les sages. Car il y a une sagesse toute de prudence, pour ne pas dire de peur, et qui montre seulement ses fruits. C’est par ce détour qu’un avare est parmi les plus sages des hommes, éloigné de tout amour ruineux, de toute gourmandise et de tout emportement, par une prudente garde de ses frontières de chair. Tel encore le bienfaiteur, s’il donne pour recevoir, ou seulement pour conserver. Tel encore le vaniteux, qui loue afin d’être loué. C’est par ce jeu des passions enchaînées que toute puissance a grandi et s’est maintenue. Mais, selon le sens catholique, ces prétendues vertus sont de nulle valeur ; l’homme se doit d’agir et de sentir humainement, et non point animalement, c’est-à-dire de suivre encore ici le modèle universel, ce qui suppose d’abord que l’esprit sache se retirer et mépriser les basses œuvres. Mais, ce Grand Programme blesse les rois, j’entends tous les gourmands de puissance. Et, regardant qui s’irrite, et qui rougit de fureur, et qui invoque comme de saintes et de vénérables lois les plus animales nécessités, par exemple de défense commune, vous déciderez encore une fois que, parmi ceux qui ont l’ambition de se dire catholiques, il y en a beaucoup qui ne sont nullement catholiques.
Le Congrès des Religions a flétri le matérialisme. Une bonne définition aurait mieux valu ; car il y a un Spiritualisme sans discipline qui n’est pas sain non plus. « Tout est plein de dieux », disait un ancien. Quand Pascal écrit : « le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie », c’est tout à fait la même pensée, car cela veut dire : « les dieux ne répondent point ». Lucrèce louait son maître Épicure, pour avoir apporté aux hommes cette idée libératrice qu’il n’y a point de volontés cachées dans la tempête et le tonnerre, et qu’il n’y a pas plus de mystère dans une éclipse que dans mon ombre par terre. Idée nette, virile, bienfaisante, du mécanisme des phénomènes, car tous les dieux sont souillés de sang humain, et ce n’étaient que les plus redoutables passions, sauvagement adorées. La peur faisait les sorciers, et puis les brûlait. La colère inventait quelque dieu vengeur, et puis faisait la guerre en son nom. Le fou est ainsi ; ses passions font preuve ; il leur donne la forme d’objet, et il agit d’après cela. De même toujours, dans cette sombre histoire des superstitions, chacun fit des dieux selon ses passions et se fit gloire de leur obéir. Sincèrement, et c’était bien là le pis. Quand nos passions prennent figure de vérités, de réalités dans le monde, d’oracles et de volontés surhumaines dans le monde, tout est dit. Le fanatisme est le plus redoutable des maux humains.
C’était donc une grande idée, la plus grande et la plus féconde peut-être, que celle des atomes dansants, petits corps sans pensée aucune, n’ayant que dureté et forme, les uns ronds, les autres crochus, formant par leur mécanique tous ces spectacles autour de nous, et nos corps mêmes, et jusqu’à nos passions. Car le grand Descartes, et Spinoza après lui, et encore mieux, sont allés jusqu’à cette réflexion décisive que, même en nous, même ramenées à nous, nos passions sont comme les orages, c’est-à-dire des flux, des tourbillons, des remous d’atomes gravitant et croulant, ce qui ruinait leurs brillantes preuves. Et telle est la seconde étape de la sagesse matérialiste. Après avoir nié le « Dieu le veut » et le présage ou signe dans les cieux, l’homme en colère arrive à nier le « je le veux », et à se dire : « ce n’est que fièvre et chaleur de sang, ou force sans emploi ; douchons-nous, ou manions des poids. »
Mais qui ne voit, dans ces hardies suppositions et dans ces perceptions nettes, la plus belle victoire de l’esprit ? Pratiquement nul n’en doute. Penser, réduire l’erreur, calmer les passions, c’est justement vouloir, et vaincre l’aveugle nécessité en même temps qu’on la définit. Je sais qu’il y a plus d’un piège ; et il arrive que celui qui a reçu l’idée matérialiste, sans l’avoir assez faite et créée par sa propre volonté, est souvent écrasé à son tour et mécanisé par cette autre théologie, disant qu’on ne peut rien contre rien, et que tout est égal, sans bien ni mal, sans progrès possible ; c’est comme un maçon qui murerait la porte avant de sortir. Mais ce danger est plus théorique que réel. Dans le fait, je vois que le spiritualiste à l’ancienne mode tombe neuf fois sur dix dans l’adoration des passions et dans le fanatisme guerrier, ce qui revient à accepter les forces matérielles ; au lieu que c’est le hardi matérialiste, neuf fois sur dix, qui ose vouloir la Justice et annoncer les forces morales.
Penser, c’est dire non. Remarquez que le signe du oui est d’un homme qui s’endort ; au contraire le réveil secoue la tête et dit non. Non à quoi ? Au monde, au tyran, au prêcheur ? Ce n’est que l’apparence. En tous ces cas-là, c’est à elle-même que la pensée dit non. Elle rompt l’heureux acquiescement. Elle se sépare d’elle-même. Elle combat contre elle-même. Il n’y a pas au monde d’autre combat. Ce qui fait que le monde me trompe par ses perspectives, ses brouillards, ses chocs détournés, c’est que je consens, c’est que je ne cherche pas autre chose. Et ce qui fait que le tyran est maître de moi, c’est que je respecte au lieu d’examiner. Même une doctrine vraie, elle tombe au faux par cette somnolence. C’est par croire que les hommes sont esclaves. Réfléchir, c’est nier ce que l’on croit.
Qui croit seulement ne sait même plus ce qu’il croit. Qui se contente de sa pensée ne pense plus rien. Je le dis aussi bien pour les choses qui nous entourent. Qu’est-ce que je vois en ouvrant les yeux ? Qu’est-ce que je verrais si je devais tout croire ? En vérité une sorte de bariolage, et comme une tapisserie incompréhensible. Mais c’est en m’interrogeant sur chaque chose que je la vois. Ce guetteur qui tient sa main en abat-jour, c’est un homme qui dit non. Ceux qui étaient aux observatoires de guerre pendant de longs jours ont appris à voir, toujours par dire non. Et les astronomes ont de siècle en siècle toujours reculé de nous la lune, le soleil et les étoiles, par dire non. Remarquez que dans la première présentation de toute l’existence, tout était vrai ; cette présence du monde ne trompe jamais. Le soleil ne paraît pas plus grand que la lune ; aussi ne doit-il pas paraître autre, d’après sa distance et d’après sa grandeur. Et le soleil se lève à l’est pour l’astronome aussi ; c’est qu’il doit paraître ainsi par le mouvement de la terre dont nous sommes les passagers. Mais aussi c’est notre affaire de remettre chaque chose à sa place et à sa distance. C’est donc bien à moi-même que je dis non.
Toute religion est vraie, de la même manière que le premier aspect du monde est vrai. Mais cela ne m’avance guère. Il faut que je dise non aux signes ; il n’y a pas d’autre moyen de les comprendre. Mais toujours se frotter les yeux et scruter le signe, c’est cela même qui est veiller et penser. Autrement c’est dormir. Si décidé que l’on soit à tout croire, il est pourtant vrai que Jésus est autre chose que cet enfant dans la crèche. Il faut percer l’apparence. Le Pape lui-même la perce, en chacune de ses prières. Autrement serait-ce prière ? Non point, mais sommeil de vieil homme. Derrière le signe il y a la théologie. Mais la théologie, si elle n’est que signe, qu’est-elle ? Et qu’y a-t-il derrière la théologie ? Il faut comprendre, ce qui est toujours dire non. Non tu n’es pas ce que tu sembles être. Comme l’astronome dit au soleil ; comme dit n’importe quel homme aux images renversées dans l’eau. Et qu’est-ce que scrupule, si ce n’est dire non à ce qu’on croit ? L’examen de conscience est à dire non à soi couché. Ce que je crois ne suffit jamais, et l’incrédulité est de foi stricte. « Prends ton lit et marche. »
FIN
AU LECTEUR | ||
I. |
CHATEAUBRIAND | |
II. |
ORACLES ET MIRACLES | |
III. |
PROMÉTHÉE | |
IV. |
LIBRE PENSÉE | |
V. |
DE LA CULTURE | |
VI. |
HUMANITÉS | |
VII. |
DE LA THÉOLOGIE | |
VIII. |
DE L’ART DE PERSUADER | |
IX. |
PROPHÉTIES | |
X. |
DES MÉTAPHORES | |
XI. |
DES APPARENCES | |
XII. |
SCIENCE ET RELIGION | |
XIII. |
LE TEMPLE | |
XIV. |
IDOLES | |
XV. |
LA CATHÉDRALE | |
XVI. |
DOGMATISME | |
XVII. |
JANSÉNISTE ET JÉSUITE | |
XVIII. |
L’HOMME DE DIEU | |
XIX. |
DESCARTES | |
XX. |
CARDINAUX | |
XXI. |
DE L’ÉGALITÉ | |
XXII. |
LE CATÉCHISME | |
XXIII. |
LE PHARISIEN | |
XXIV. |
LE FIGUIER | |
XXV. |
LE SIGNE DE LA CROIX | |
XXVI. |
DES SIGNES | |
XXVII. |
NOËL | |
XXVIII. |
L’ENFANT JÉSUS | |
XXIX. |
LA VIERGE MÈRE | |
XXX. |
LA LUNE PASCALE | |
XXXI. |
RÉSURRECTION | |
XXXII. |
LA FÊTE-DIEU | |
XXXIII. |
LE CULTE DES MORTS | |
XXXIV. |
LES GRANDES IMAGES | |
XXXV. |
IDOLATRIE | |
XXXVI. |
DE LA FOI | |
XXXVII. |
LES VERTUS THÉOLOGALES | |
XXXVIII. |
JEANNE D’ARC | |
XXXIX. |
CATHOLICISME | |
XL. |
L’UNIVERSEL | |
XLI. |
CHRISTIANISME ET SOCIALISME | |
XLII. |
LE POUVOIR SPIRITUEL | |
XLIII. |
LA TRINITÉ | |
XLIV. |
PASCAL | |
XLV. |
ENCORE PASCAL | |
XLVI. |
DANTE ET VIRGILE | |
XLVII. |
DU PEUPLE JUIF | |
XLVIII. |
L’ESPRIT CHRÉTIEN | |
XLIX. |
LE GRAND PROGRAMME | |
L. |
POUR LE MATÉRIALISME | |
LI. |
DE L’INCRÉDULITÉ |
ACHEVÉ D’IMPRIMER POUR
F. RIEDER ET Cie EN JUIN 1924
PAR LA SOCIÉTÉ DE GRAVURE ET
D’IMPRESSION D’ART, A CACHAN
RÉIMPRIMÉ EN FÉVRIER 1928
PAR LA SOCIÉTÉ MODERNE
D’IMPRESSIONS, A PARIS