The Project Gutenberg eBook of Sur la pierre blanche

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Title: Sur la pierre blanche

Author: Anatole France

Release date: December 1, 2004 [eBook #7173]
Most recently updated: March 21, 2015

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Charles Franks and the Online Distributed Proofreading Team. is file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK SUR LA PIERRE BLANCHE ***

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ANATOLE FRANCE

SUR LA PIERRE BLANCHE

                         Tu semblés
  avoir dormi sur la pierre blanche, au milieu
            du peuple des songes.

PHILOPATRIS, XXI.
TABLE

I. Quelques Français liés d'amitié, qui passaient le printemps à Rome

II. GALLION

III. Quand Nicole Langelier eut achevé sa lecture

IV. La salle était étroite, tendue d'un papier enfumé

V. PAR LA PORTE DE CORNE OU PAR LA PORTE D'IVOIRE

VI. Quand Hippolyte Dufresne eut achevé ta lecture

SUR LA PIERRE BLANCHE

I

Quelques Français, liés d'amitié, qui passaient le printemps à Rome, se rencontraient souvent dans le Forum désenseveli. C'étaient Joséphin Leclerc, attaché d'ambassade en congé; M. Goubin, licencié ès lettres, annotateur; Nicole Langelier, de la vieille famille parisienne des Langelier, imprimeurs et humanistes; Jean Boilly, ingénieur; Hippolyte Dufresne, qui avait des loisirs et aimait les arts.

Le 1er mai, vers cinq heures du soir, ils franchirent comme de coutume, la petite porte septentrionale, inconnue du public, où le commandeur Giacomo Boni, directeur des fouilles, les accueillit avec son aménité silencieuse et les conduisit jusqu'au seuil de sa maison de bois, ombragée de lauriers, de troènes et de cytises, qui domine cette vaste fosse creusée, au siècle dernier, dans le marché aux boeufs de la Rome pontificale, jusqu'au sol du Forum antique.

Là, ils s'arrêtent et regardent.

En face d'eux se dressent les fûts tronqués des stèles honoraires et l'on voit comme un grand damier avec ses dames à la place où fut la basilique Julia. Plus au sud, les trois colonnes du temple des Dioscures trempent dans l'azur du ciel leurs volutes bleuissantes. A leur droite, surmontant l'arc ruineux de Septime Sévère et les hautes colonnes des demeures de Saturne, les maisons de la Rome chrétienne et l'hôpital des femmes étagent sur le Capitole leurs façades plus jaunes et plus fangeuses que les eaux du Tibre. Vers leur gauche s'élève le Palatin flanqué de grandes arches rouges et couronné d'yeuses. Et sous leurs pieds, d'un mont à l'autre, entre les dalles de la voie Sacrée aussi étroite qu'une rue de village, sortent de terre des murs de brique et des bases de marbre, restes des édifices qui couvraient le Forum au temps de la force latine. Le trèfle, l'avoine et l'herbe des champs, que le vent a semés sur leur faîte abaissé, leur font un toit rustique où flamboie le coquelicot. Débris d'entablements écroulés, multitude de piliers et d'autels, enchevêtrement de degrés et d'enceintes: tout cela, non point petit, assurément, mais d'une grandeur contenue et pressée.

Sans doute Nicole Langelier relevait dans son esprit la foule des monuments autrefois resserrée dans cet espace illustre:

—Ces édifices, dit-il, de proportions sages et de dimensions modérées, étaient séparés les uns des autres par des ruelles ombreuses. Il y avait là de ces vicoli qu'on aime dans les pays du soleil, et les magnanimes neveux de Rémus, après avoir entendu les orateurs, trouvaient le long des temples, pour manger et dormir, des coins frais, mal odorants, où les écorces de pastèques et les débris de coquillages n'étaient jamais balayés. Certes les boutiques qui bordaient la place exhalaient des senteurs puissantes d'oignon, de vin, de friture et de fromage. Les étals des bouchers étaient chargés de viandes, spectacle agréable aux robustes citoyens, et c'est à l'un de ces bouchers que Virginius prit le couteau dont il tua sa fille. Sans doute il y avait là aussi des bijoutiers et des marchands de petits dieux domestiques, protecteurs du foyer, de l'étable et du jardin. Tout ce qu'il faut à des citoyens pour vivre se trouvait réuni sur cette place. Le marché et les magasins, les basiliques, c'est-à-dire les bourses de commerce et les tribunaux civils; la curie, ce conseil municipal qui devint l'administrateur de l'univers; les prisons dont les souterrains exhalaient une puanteur redoutée; les temples, les autels, premières nécessités pour les Italiens qui ont toujours quelque chose à demander aux puissances célestes.

»C'est là enfin que s'accomplirent durant tant de siècles les actes vulgaires ou singuliers, presque toujours insipides, souvent odieux ou ridicules, quelquefois généreux, dont l'ensemble constitue la vie auguste d'un peuple.

—Qu'est-ce qu'on voit, au milieu de la place, devant les bases honoraires? demanda M. Goubin qui, armé de son lorgnon, remarquait une nouveauté dans l'antique Forum et voulait être renseigné.

Joséphin Leclerc lui répondit obligeamment que c'étaient les fondations du colosse de Domitien nouvellement mises au jour.

Puis il désigna du doigt, l'un après l'autre, les monuments découverts par Giacomo Boni durant cinq années de fouilles fructueuses: la fontaine et le puits de Juturna, sous le mont Palatin; l'autel élevé sur le bûcher de César et dont le soubassement s'étendait à leurs pieds, en face des Rostres; la stèle archaïque et le tombeau légendaire de Romulus, que recouvre la pierre noire du Comice; et le «lac» de Curtius.

Le soleil, descendu derrière le Capitole, frappait de ses dernières flèches l'arc triomphal de Titus sur la haute Vélia. Le ciel, où nageait à l'occident la lune blanche, restait bleu comme au milieu du jour. Une ombre égale, tranquille et claire emplissait le Forum silencieux. Les terrassiers bronzés piochaient ce champ de pierres, tandis que, poursuivant le travail des vieux rois, leurs camarades tournaient la roue d'un puits pour tirer l'eau qui mouille encore le lit où dormait, aux jours du pieux Numa, le Vélabre ceint de roseaux.

Ils accomplissaient leur tâche avec ordre et vigilance. Hippolyte Dufresne, qui depuis plusieurs mois les voyait assidus à l'ouvrage, intelligents et prompts à accomplir les ordres reçus, demanda au directeur des fouilles comment il obtenait de ses ouvriers un si bon service.

—En vivant comme eux, répondit Giacomo Boni. Je remue avec eux la terre, je les avertis de ce que nous cherchons ensemble, je leur fais sentir la beauté de notre oeuvre commune. Ils s'intéressent à des travaux dont ils sentent confusément la grandeur. Je les ai vus pâles d'enthousiasme quand ils découvrirent le tombeau de Romulus. Je suis leur compagnon de chaque jour et, si l'un d'eux tombe malade, je vais m'asseoir auprès de son lit. Je compte sur eux comme ils comptent sur moi. Voilà comment j'ai des ouvriers fidèles.

—Boni, mon cher Boni, s'écria Joséphin Leclerc, vous savez si j'admire vos travaux et si je suis ému de vos belles découvertes, et pourtant je regrette, permettez-moi de vous le dire, le temps où les troupeaux paissaient sur le Forum enseveli. Un boeuf blanc au large front planté de cornes évasées ruminait dans le champ désert; un pâtre sommeillait au pied d'une haute colonne qui sortait des herbes. Et l'on songeait: C'est ici que fut agité le sort du monde. Depuis qu'il a cessé d'être le Campo Vaccino, le Forum est perdu pour les poètes et pour les amoureux.

Jean Boilly représenta combien ces fouilles, pratiquées avec méthode, contribuaient à la connaissance du passé. Et, la conversation s'étant engagée sur la philosophie de l'histoire romaine:

—Les Latins, dit-il, étaient raisonnables jusque dans leur religion. Ils connurent des dieux bornés, vulgaires, mais pleins de bon sens et parfois magnanimes. Que l'on compare ce Panthéon romain, composé de militaires, de magistrats, de vierges et de matrones, aux diableries peintes sur les parois des tombeaux étrusques, et l'on verra face à face la raison et la folie. Les scènes infernales tracées dans les chambres funéraires de Corneto représentent les monstres de l'ignorance et de la peur. Elles nous apparaissent aussi grotesques que le Jugement dernier d'Orcagna, à Sainte-Marie-Nouvelle de Florence, et que l'enfer dantesque du Campo Santo de Pise, tandis que le Panthéon latin présente constamment l'image d'une société bien organisée. Les dieux des Romains étaient comme eux laborieux et bons citoyens. C'étaient des dieux utiles; chacun avait sa fonction. Les nymphes elles-mêmes occupaient des emplois civils et politiques.

»Rappelez-vous Juturna, dont nous avons vu tant de fois l'autel au pied du Palatin. Elle ne semblait pas destinée par sa naissance, ses aventures et ses malheurs à tenir un emploi régulier dans la ville de Romulus. C'était une Rutule indignée. Aimée de Jupiter, elle avait reçu du dieu l'immortalité. Quand le roi Turnus fut tué par Énée, sur l'ordre des Destins, ne pouvant mourir avec son frère, elle se jeta dans le Tibre pour fuir du moins la lumière. Longtemps, les pâtres du Latium contèrent l'aventure de la nymphe vivante et plaintive au fond du fleuve. Et plus tard, les villageois de la Rome rustique, qui se penchaient, la nuit, sur la berge, crurent la voir, à la clarté de la lune, dans ses voiles glauques, sous les roseaux. Eh bien! les Romains ne la laissèrent point oisive, à ses douleurs. La pensée leur vint tout de suite de lui donner une occupation sérieuse. Ils lui confièrent la garde de leurs fontaines. Ils en firent une déesse municipale. Ainsi de toutes leurs divinités. Les Dioscures, dont le temple a laissé des ruines si belles, les Dioscures, les deux frères d'Hélène, astres clairs, les Romains les employèrent comme estafettes au service de l'État. Ce sont les Dioscures qui vinrent sur un cheval blanc annoncer à Rome la victoire du lac Régille.

»Les Italiens ne demandaient à leurs dieux que des biens terrestres et des avantages solides. A cet égard, en dépit des terreurs asiatiques qui ont envahi l'Europe, leur sentiment religieux n'a pas changé. Ce qu'ils exigeaient autrefois de leurs Dieux et de leurs Génies, ils l'attendent aujourd'hui de la Madone et des saints. Chaque paroisse a son bienheureux, qu'on charge de commissions, comme un député. Il y a des saints pour la vigne, pour les céréales, pour les bestiaux, pour la colique et pour le mal de dents. L'imagination latine a repeuplé le ciel d'une multitude de figures animées, et fait du monothéisme juif un nouveau polythéisme. Elle a égayé l'évangile d'une riche mythologie; elle a rétabli un commerce familier entre le monde divin et le monde terrestre. Les paysans exigent des miracles de leurs saints protecteurs et les couvrent d'invectives si le miracle tarde à venir. Le paysan, qui avait sollicité inutilement une faveur du Bambino, retourne à la chapelle et, s'adressant cette fois à l'Incoronata:

»—Ce n'est pas à toi, fils de putain, que je parle, c'est à ta sainte mère.

»Les femmes intéressent la Madre di Dio à leurs amours. Elles pensent avec raison qu'elle est femme, qu'elle sait ce que c'est et qu'on n'a pas à se gêner avec elle. Elles n'ont jamais peur d'être indiscrètes, ce qui prouve leur piété. C'est pourquoi il faut admirer la prière que faisait à la Madone une belle fille de la Riviera de Gênes: «Sainte mère de Dieu, vous qui avez conçu sans pécher, accordez-moi la grâce de pécher sans concevoir.»

Nicole Langelier fit ensuite observer que la religion des Romains se prêtait aux entreprises de leur politique.

—Empreinte d'un caractère fortement national, dit-il, elle était pourtant capable de pénétrer les peuples étrangers et de les gagner par son esprit sociable et tolérant. C'était une religion administrative, qui se propageait sans peine avec le reste de l'administration.

—Les Romains aimaient la guerre, dit M. Goubin, qui évitait soigneusement les paradoxes.

—Ils n'aimaient pas la guerre pour elle-même, répliqua Jean Boilly. Ils étaient bien trop raisonnables pour cela. On retenait à certains indices que le métier militaire leur paraissait dur. Monsieur Michel Bréal vous dira que le mot qui d'abord signifiait proprement le fourniment du soldat, aerumna, prit ensuite le sens général de fatigue, d'accablement, de misère, de douleur, d'épreuve et de désastre. Ces paysans étaient comme les autres. Ils ne marchaient que forcés et contraints. Et leurs chefs eux-mêmes, les gros propriétaires, ne guerroyaient ni pour le plaisir ni pour la gloire. Avant de se mettre en campagne, ils consultaient vingt fois leur intérêt et pesaient attentivement leurs chances.

—Sans doute, dit M. Goubin, mais leur condition et l'état du monde les força d'être toujours en armes. C'est ainsi qu'ils portèrent la civilisation jusqu'aux extrémités du monde connu. La guerre est un incomparable instrument de progrès.

—Les Latins, reprit Jean Boilly, étaient des cultivateurs qui faisaient des guerres de cultivateurs. Leurs ambitions furent toujours agricoles. Ils exigeaient du vaincu, non de l'argent, mais de la terre, tout ou partie du territoire de la confédération soumise, le plus souvent un tiers, par amitié, comme ils disaient, et parce qu'ils étaient modérés Où le légionnaire avait planté sa pique, le colon venait le lendemain pousser sa charrue. C'est par le laboureur qu'ils assuraient leurs conquêtes. Soldats admirables, sans doute, disciplinés, patients, courageux, qui se battaient et se faisaient battre tout comme les autres! Paysans bien plus admirables encore! Si l'on s'étonne qu'ils aient gagné tant de terres, il faut s'étonner bien davantage qu'ils les aient gardées. Le prodige, c'est qu'ayant perdu beaucoup de batailles, ils n'aient jamais cédé autant dire un arpent de sol, ces obstinés paysans.

Tandis qu'ils disputaient ainsi, Giacomo Boni regardait d'un oeil hostile la haute maison de briques qui se dresse au nord du Forum sur plusieurs assises de substructions antiques.

—Nous devons maintenant, dit-il, explorer la curia Julia. Nous pourrons bientôt, j'espère, renverser la bâtisse sordide qui en recouvre les restes. Il n'en coûtera pas cher à l'État de l'acheter pour la pioche. Sous neuf mètres de terre, que surmonte le couvent de Sant Adriano, s'étendent les dalles de Dioclétien qui a restauré la Curie pour la dernière fois. Nous trouverons sûrement dans les décombres beaucoup de ces tables de marbre sur lesquelles les lois étaient gravées. Il importe à Rome et à l'Italie, il importe au monde entier que les vestiges du Sénat romain soient rendus à la lumière.

Puis il pria ses amis d'entrer dans sa cabane hospitalière et rustique comme la maison d'Evandre.

Elle se composait d'une salle unique où se dressait une table de bois blanc, chargée de poteries noires et de débris informes qui exhalaient une odeur de terre.

—Du préhistorique! soupira Joséphin Leclerc. Ainsi, mon cher Giacomo Boni, non content de chercher dans le Forum les monuments des Empereurs, ceux de la République et ceux des Rois, vous vous enfoncez maintenant dans les terrains qui portèrent une flore et une faune disparues, vous creusez dans le quaternaire, dans le tertiaire, vous pénétrez dans le pliocène, dans le miocène, dans l'éocène; de l'archéologie latine, vous passez à l'archéologie préhistorique et à la paléontologie. On s'inquiète, dans les salons, des profondeurs où vous descendez. La comtesse Pasolini ne sait plus où vous vous arrêterez; et l'on vous représente, dans un petit journal satirique, sortant par les antipodes et soupirant: Adesso va bene!

Boni semblait n'avoir pas entendu.

Il examinait avec une attention profonde un vaisseau d'argile encore humide et limoneux. Ses yeux clairs et changeants s'assombrissaient quand il scrutait sur ce pauvre ouvrage humain quelque indice encore inaperçu d'un passé mystérieux. Et ils redevenaient d'un bleu pâle dans le vague de la rêverie.

—Ces restes que vous voyez là, dit-il enfin, ces petits cercueils de bois non équarri et ces urnes de terre noire, en forme de cabane, contenant des os calcinés, furent recueillis sous le temple de Faustine, au nord-ouest du Forum.

»On trouve côte à côte des urnes noires pleines de cendres et des squelettes couchés dans leur cercueil comme dans un lit. Les Grecs et les Romains pratiquaient à la fois l'ensevelissement et la crémation. Sur l'Europe entière, aux époques antérieures à toute histoire, les deux coutumes étaient suivies en même temps, dans la même cité, dans la même tribu. Ces deux modes de sépulture correspondent-ils à deux races, à deux génies? Je le crois.

Il prit dans ses mains, d'un geste respectueux et presque rituel, un vase en forme de cabane qui contenait un peu de cendre:

—Ceux, dit-il, qui, dans des temps immémoriaux, façonnaient ainsi l'argile, pensaient que l'âme, attachée aux os et aux cendres, avait besoin d'une demeure, mais qu'il ne lui fallait pas une maison bien grande pour y vivre la vie diminuée des morts. C'étaient des hommes d'une noble race, venue d'Asie. Celui dont je soulève la cendre légère vécut avant les temps d'Évandre et du berger Faustulus.

Et il ajouta, se plaisant à parler comme les anciens:

—Alors le roi Italus, ou Vitulus, le roi Veau, exerçait sa domination paisible sur cette contrée promise à tant de gloire. Alors s'étendaient sur la terre ausonienne les règnes monotones des troupeaux. Ces hommes n'étaient point ignorants et grossiers. Ils avaient reçu de leurs ancêtres beaucoup d'enseignements précieux. Ils connaissaient le navire et la rame. Ils pratiquaient l'art de soumettre les boeufs au joug et de les lier au timon. Ils allumaient à leur volonté le feu divin. Ils recueillaient le sel, travaillaient l'or, pétrissaient et cuisaient des vases d'argile. Sans doute ils commençaient à travailler la terre. On conte que les pâtres latins devinrent laboureurs sous le règne fabuleux du Veau. Ils cultivaient le millet, l'orge et l'épeautre. Ils cousaient des peaux avec des aiguilles d'os. Ils tissaient et, peut-être, faisaient mentir la laine en couleurs variées. Ils mesuraient le temps par les phases de la lune. Ils contemplaient le ciel et ils y retrouvaient la terre. Ils y voyaient le lévrier qui garde pour le maître Diospiter le troupeau des étoiles. Ils reconnaissaient dans les nuées fécondes le bétail du Soleil, les vaches nourricières des campagnes bleues. Ils adoraient leur père le Ciel et leur mère la Terre. Et, le soir, ils entendaient les chariots des dieux, migrateurs comme eux, fouler, de leurs roues pleines, les sentiers de la montagne. Ils aimaient la lumière du jour et songeaient avec tristesse à la vie des âmes dans le royaume des ombres.

»Ces Aryens à tête large, nous savons qu'ils étaient blonds, puisque leurs dieux, faits à leur image, étaient blonds. Indra avait les cheveux comme les épis d'orge et la barbe comme les poils du tigre. Les Grecs se représentaient les dieux immortels avec des yeux bleus ou glauques et des chevelures d'or. La déesse Rome était flava et candida. Dans la tradition latine, Romulus et Rémus ont le crin jaune.

»Si l'on pouvait reconstruire ces ossements calcinés, vous verriez apparaître les pures formes aryennes. En ces crânes larges et vigoureux, en ces têtes carrées comme la première Rome que devaient fonder leurs fils, vous reconnaîtriez les aïeux des patriciens de la république, la souche longtemps vigoureuse qui produisit les tribuns, les pontifes et les consuls, vous toucheriez le superbe moule de ces robustes cerveaux qui construisirent la religion, la famille, l'armée, le droit public de la cité la plus fortement organisée qui fut jamais.

Ayant posé lentement sur la table rustique l'urne d'argile, Giacomo Boni se penche sur un cercueil grand comme un berceau, un cercueil creusé dans un tronc de chêne et semblable pour la forme aux premières barques des hommes. Il soulève la mince paroi d'écorce et d'aubier qui recouvre cette nacelle funéraire et fait apparaître des ossements frêles comme un squelette d'oiseau. Du corps, il ne subsiste guère que l'épine dorsale et l'on croirait voir un vertébré des plus humbles, un grand lézard, si l'ampleur du front ne révélait pas l'homme. Des perles colorées, détachées d'un collier, recouvrent ces os bruns, lavés par les eaux souterraines et pris dans la terre grasse.

—Voyez maintenant, dit Boni, ce petit enfant qui fut non pas incinéré avec honneur, mais enseveli et rendu tout entier à la terre d'où il était sorti. Ce n'est point un fils des chefs, un noble héritier des hommes blonds. Il appartient à la race indigène de la Méditerranée, qui devint la plèbe romaine et fournit encore aujourd'hui à l'Italie des avocats subtils et des calculateurs. Il naquit dans la cité palatine des Sept Monts à une époque effacée pour nous sous des fables héroïques. C'est un enfant romuléen. Alors la vallée des Sept Monts formait un marécage et le Palatin n'était couvert que de cabanes de roseaux. Une petite lance fut posée sur le cercueil pour indiquer que l'enfant était un mâle. Il n'avait pas plus de quatre ans quand il s'endormit dans la mort. Alors sa mère agrafa sur lui une belle tunique et lui ceignit le cou d'un collier de perles. Ceux de sa tribu ne le laissèrent pas sans offrandes. Ils déposèrent sur sa tombe, dans des vases de terre noire, du lait, des fèves, une grappe de raisin. J'ai recueilli ces vases et j'en ai fait de semblables avec la même terre sur un feu de bois allumé la nuit dans le Forum. Avant de lui dire adieu il mangèrent et burent ensemble une part de ce qu'ils avaient apporté, et ce repas funèbre leur fit oublier leur chagrin. Petit enfant qui dors depuis les jours du dieu Quirinus, un empire a passé sur ton cercueil agreste, et les mêmes astres qui brillaient sur ta naissance vont s'allumer tout à l'heure sur nos têtes. L'insondable espace qui sépare tes heures des nôtres n'est qu'un moment imperceptible dans la vie de l'univers.

Après un moment de silence:

—Le plus souvent, dit Nicole Langelier, il est aussi difficile de distinguer dans un peuple les races qui le composent que de suivre au cours d'un fleuve les rivières qui s'y sont jetées. Et qu'est-ce qu'une race? Y a-t-il vraiment des races humaines? Je vois qu'il y a des hommes blancs, des hommes rouges et des hommes noirs. Mais ce ne sont pas là des races, ce sont des variétés d'une même race, d'une même espèce, qui forment entre elles des unions fécondes et se mêlent sans cesse. A plus forte raison le savant ne connaît pas plusieurs races jaunes, plusieurs races blanches. Mais les hommes imaginent des races au gré de leur orgueil, de leur haine ou de leur avidité. En 1871, la France fut démembrée en vertu des droits de la race germanique, et il n'y a pas de race germanique. Les antisémites allument contre la race juive la colère des peuples chrétiens, et il n'y a pas de race juive.

»Ce que j'en dis, Boni, est par spéculation pure, et non point pour vous contredire. Comment ne vous croirait-on pas? La persuasion habite sur vos lèvres. Et vous associez, dans votre esprit, aux vérités étendues de la science, les vérités profondes de la poésie. Comme vous le dites, des pasteurs venus de la Bactriane ont peuplé la Grèce et l'Italie. Comme vous le dites, ils y ont trouvé les aborigènes. C'était, dans l'antiquité, une croyance commune aux Italiens et aux Hellènes que les premiers hommes qui peuplèrent leur pays étaient nés de la terre, comme Érechtée. Et que vous puissiez suivre à travers les siècles, mon cher Boni, les autochtones de votre Ausonie et les migrateurs venus de Pamir, ceux-ci, patriciens pleins de courage et de foi, les autres, plébéiens ingénieux et diserts, je n'y contredis point. Car enfin, s'il n'y a pas, à proprement parler, plusieurs races humaines et s'il y a encore moins plusieurs races blanches, on observe assurément dans notre espèce des variétés distinctes et parfois très caractérisées. Dès lors, rien d'impossible à ce que deux ou plusieurs de ces variétés vivent longtemps côte à côte sans se fondre et gardent chacune ses caractères particuliers. Et, parfois même, ces différences, au lieu de s'effacer avec le temps sous l'action des forces plastiques de la nature, peuvent, au contraire, sous l'empire de coutumes immuables et par la contrainte des institutions sociales, s'accuser de siècle en siècle plus fortement.

E proprio vero, murmura Boni, en posant le couvercle de chêne sur l'enfant romuléen.

Puis il offrit des sièges à ses hôtes et dit à Nicole Langelier:

—Il faut maintenant tenir votre promesse et nous lire cette histoire de Gallion, que je vous ai vu écrire dans votre petite chambre du Foro Traiano. Vous y faites parler des Romains. C'est ici qu'il convient de l'entendre, dans un coin du Forum, près de la voie Sacrée, entre le Capitole et le Palatin. Hâtez-vous, pour n'être pas surpris par le crépuscule et de peur que votre voix ne soit bientôt couverte par les cris des oiseaux qui s'avertissent entre eux de l'approche de la nuit.

Les hôtes de Giacomo Boni accueillirent ces paroles d'un murmure favorable et Nicole Langelier, sans attendre des prières plus pressantes, déroula un manuscrit et lut ce qui suit.

II

GALLION

En la 804e année depuis la fondation de Rome et la 13e du principat de Claudius César, Junius Annaeus Novatus était proconsul d'Achaïe. Issu d'une famille équestre originaire d'Espagne, fils de Sénèque le Rhéteur et de la vertueuse Helvia, frère d'Annaeus Méla et de ce célèbre Lucius Annaeus, il portait le nom de son père adoptif, le rhéteur Gallion, exilé par Tibère. Sa mère était du sang de Cicéron et il avait hérité de son père, avec d'immenses richesses, l'amour des lettres et de la philosophie. Il lisait les ouvrages des Grecs plus soigneusement encore que ceux des Latins. Une noble inquiétude agitait son esprit. Il était curieux de la physique et de ce qu'on ajoute à la physique. L'activité de son intelligence était si vive, qu'il écoutait des lectures en prenant son bain et qu'il portait sans cesse sur lui, même à la chasse, ses tablettes de cire et son stylet. Dans les loisirs qu'il savait se ménager au milieu des soins les plus graves et des plus vastes travaux, il écrivait des livres sur les questions naturelles et composait des tragédies.

Ses clients et ses affranchis vantaient sa douceur. Il était en effet d'un caractère bienveillant. On n'avait jamais vu qu'il s'abandonnât à la colère. Il considérait la violence comme la pire des faiblesses et la moins pardonnable.

Il avait en exécration toutes les cruautés, quand leur véritable caractère ne lui échappait pas à la faveur d'un long usage et de l'opinion publique. Et souvent même, dans les sévérités consacrées par la coutume des aïeux et sanctifiées par les lois, il découvrait des excès détestables contre lesquels il s'élevait et qu'il aurait tenté de détruire si on ne lui eût opposé de toutes parts l'intérêt de l'État et le salut commun. A cette époque les bons magistrats et les fonctionnaires honnêtes n'étaient pas rares dans l'Empire. Il s'en trouvait certes d'aussi probes et d'aussi équitables que Gallion, mais peut-être n'aurait-on pas rencontré dans un autre autant d'humanité.

Chargé d'administrer cette Grèce dépouillée de ses richesses, déchue de sa gloire, tombée de sa liberté agitée dans une tranquillité oisive, il se rappelait qu'elle avait jadis enseigné au monde la sagesse et les arts et il unissait, dans sa conduite envers elle, à la vigilance d'un tuteur la piété d'un fils. Il respectait l'indépendance des villes et les droits des personnes. Il honorait les hommes vraiment grecs de naissance et d'éducation, malheureux seulement de n'en découvrir qu'un petit nombre et d'exercer le plus souvent son autorité sur une multitude infâme de Juifs et de Syriens, équitable toutefois envers ces asiatiques, et s'en félicitant comme d'un vertueux effort.

Il résidait à Corinthe, la cité la plus riche et la plus peuplée de la Grèce romaine. Sa villa, construite au temps d'Auguste, agrandie et embellie depuis lors par les proconsuls qui s'étaient succédé dans le gouvernement de la province, s'élevait sur les dernières pentes occidentales de l'Acrocorinthe, dont le sommet chevelu portait le temple de Vénus et les bosquets des hiérodules. C'était une maison assez vaste qu'entouraient des jardins plantés d'arbres touffus, arrosés d'eaux vives, ornés de statues, d'exèdres, de gymnases, de bains, de bibliothèques, et d'autels consacrés aux dieux.

Il s'y promenait un matin, selon sa coutume, avec son frère Annaeus Méla, conversant sur l'ordre de la nature et les vicissitudes de la fortune. Dans le ciel rose le soleil se levait humide et candide. Les ondulations douces des collines de l'Isthme cachaient le rivage saronique, le Stade, le sanctuaire des jeux, le port oriental de Kenkhrées. Mais on voyait, entre les flancs fauves des monts Géraniens et le rose Hélicon à la double cime, dormir la mer bleue des Alcyons. Au loin, vers le septentrion, brillaient les trois sommets neigeux du Parnasse. Gallion et Méla s'avancèrent jusqu'au bord de la haute terrasse. A leurs pieds s'étendait Corinthe sur un vaste plateau de sable pâle, incliné doucement vers les bords écumeux du golfe. Les dalles du forum, les colonnes de la basilique, les gradins du cirque, les blancs degrés des propylées étincelaient, et les faîtes dorés des temples jetaient des éclairs. Vaste et neuve, la ville était coupée de rues droites. Une voie large descendait jusqu'au port de Leckhée, bordé de magasins et couvert de navires. A l'occident, la terre était offensée par la fumée des forges et par les ruisseaux noirs des teintureries, et de ce côté, des forêts de pins, s'étendant jusqu'à l'horizon, s'y confondaient avec le ciel.

Peu à peu la ville s'éveilla. Le hennissement aigre d'un cheval déchira l'air matinal, et l'on commença d'entendre les bruits sourds des roues, les cris des charretiers et le chant des vendeuses d'herbes. Sorties de leurs masures à travers les décombres du palais de Sisyphe, de vieilles femmes aveugles, portant sur la tête des urnes de cuivre, allaient, conduites par des enfants, puiser de l'eau à la fontaine Pirène. Sur les toits plats des maisons qui longeaient les jardins du proconsul, des Corinthiennes étendaient du linge pour le faire sécher, et l'une d'elles fouettait son enfant avec des tiges de poireaux. Dans le chemin creux qui montait à l'Acropole, un vieillard demi-nu, couleur de bronze, aiguillonnait la croupe d'un âne chargé de salades et chantait entre ses dents ébréchées, dans sa barbe rude, une chanson d'esclave:

    Travaille, petit âne,
    Comme j'ai travaillé.
    Et cela te profitera:
    Tu peux en être sûr.

Cependant, au spectacle de la ville recommençant son labeur de chaque jour, Gallion se prit à songer à cette première Corinthe, la belle Ionienne, opulente et joyeuse, jusqu'au jour où elle vit ses citoyens massacrés par les soldats de Mummius, ses femmes, les nobles filles de Sisyphe, vendues à l'encan, ses palais, ses temples incendiés, ses murs renversés et ses richesses entassées dans les liburnes du Consul.

—Il n'y a pas encore un siècle, dit-il, l'oeuvre de Mummius subsistait tout entière. Ce rivage que tu vois, ô mon frère, était plus désert que les sables de Libye. Le divin Julius releva la ville détruite par nos armes et la peupla d'affranchis. Sur cette plage, où les illustres Bacchiades avaient étalé leur fière indolence, des Latins pauvres et grossiers s'établirent et Corinthe commença de renaître. Elle s'accrut rapidement et sut tirer avantage de sa position. Elle perçoit un tribut sur tous les navires qui, venus de l'orient ou de l'occident, mouillent dans ses deux ports de Leckhée et de Kenkhrées. Son peuple et ses richesses ne cessent de s'accroître à la faveur de la paix romaine.

»Que de bienfaits l'Empire n'a-t-il pas répandus sur le monde! Par lui les villes, les campagnes goûtent un calme profond. Les mers sont purgées de pirates et les routes de brigands. De l'océan brumeux au golfe Permulique, de Gadès à l'Euphrate, le commerce des marchandises se fait avec une sécurité que rien ne trouble. La loi protège la vie et les biens de tous. Les droits de chacun sont mis hors d'atteinte. La liberté n'a désormais pour limites que ses lignes de défense et n'est bornée que pour sa sûreté. La justice et la raison gouvernent l'univers.

Annaeus Méla n'avait pas, comme ses deux frères, brigué les honneurs. Ceux qui l'aimaient, et ils étaient nombreux, car il se montrait, dans ses manières, toujours affable et d'une extrême aménité, attribuaient cet éloignement des affaires à la modération d'un esprit qu'attirait une obscurité tranquille et qui n'eût voulu se donner d'autres soins que l'étude de la philosophie. Mais des observateurs plus froids croyaient s'apercevoir qu'il était ambitieux à sa manière et jaloux, à l'exemple de Mécène, d'égaler, simple chevalier romain, le crédit des consulaires. Enfin certains esprits malveillants croyaient discerner en lui l'avidité des Sénèques pour ces richesses qu'ils affectaient de mépriser, et ils s'expliquaient de cette manière que Méla eût longtemps vécu obscur en Bétique, tout occupé de l'administration de ses vastes domaines, et qu'appelé ensuite à Rome par son frère le philosophe, il s'y fût attaché à la gestion des finances impériales plutôt que de rechercher de grands emplois judiciaires ou militaires. On ne pouvait pas aisément décider de son caractère sur ses discours parce qu'il tenait le langage des stoïciens, aussi propre à cacher les faiblesses de l'âme qu'à révéler la grandeur des sentiments. C'était alors une élégance que de venir des discours vertueux. Du moins est-il certain que Méla pensait hautement.

Il répondit à son frère que, sans être versé comme lui dans les affaires publiques, il avait eu sujet d'admirer la puissance et la sagesse des Romains.

—Elles se montrent, dit-il, jusqu'au fond de notre Espagne. Mais c'est dans une gorge sauvage des monts thessalien que j'ai le mieux senti la majesté bienfaisante de l'Empire. Je venais d'Hypathe, ville célèbre par ses fromages et ses magiciennes, et j'avais chevauché pendant quatre heures dans la montagne sans rencontrer un visage humain. Vaincu par la fatigue et la chaleur, j'attachai mon cheval à un arbre peu éloigné de la route et m'étendis sous un buisson d'arbouses. Je m'y reposais depuis quelques instants quand je vis passer un maigre vieillard chargé de ramée et fléchissant sous le faix. A bout de forces, il chancela et, près de tomber, s'écria: «César!» En entendant cette invocation monter de la bouche d'un pauvre bûcheron dans un désert de rochers, mon coeur s'emplit de vénération pour la Ville tutélaire, qui inspire jusque dans les pays les plus écartés, aux âmes les plus agrestes, une telle idée de sa providence souveraine. Mais à mon admiration se mêlèrent, ô mon frère, la tristesse et l'inquiétude, quand je songeai à quels dommages, à quelles offenses, par la folie des hommes et les vices du siècle, étaient exposés l'héritage d'Auguste et la fortune de Rome.

—J'ai vu de près, mon frère, lui répondit Gallion, ces crimes et ces folies dont tu t'affliges. Assis au Sénat, j'ai pâli sous le regard des victimes de Caïus. Je me suis tu, ne désespérant pas de voir des jours meilleurs. Je crois que les bons citoyens doivent servir la république sous les mauvais princes plutôt que d'échapper à leurs devoirs par une mort inutile.

Comme Gallion prononçait ces paroles, deux hommes encore jeunes, portant la toge, s'approchèrent de lui. L'un était Lucius Cassius, d'une maison plébéienne, mais ancienne et décorée, originaire de Rome. L'autre, Marcus Lollius, fils et petit-fils de consulaires et toutefois d'une famille équestre, sortie du municipe de Terracine. Ils avaient tous deux fréquenté les écoles d'Athènes et acquis une connaissance des lois de la nature à laquelle les Romains qui n'étaient pas allés en Grèce demeuraient tout à fait étrangers.

A cette heure ils se formaient à Corinthe au maniement des affaires publiques, et le proconsul les tenait à ses côtés comme un ornement à sa magistrature. Un peu en arrière, vêtu du manteau court des philosophes, le front chauve et le menton garni d'une barbe socratique, le grec Apollodore marchait avec lenteur, un bras levé et remuant les doigts en disputant avec lui-même.

Gallion fit à tous trois un accueil bienveillant.

—Déjà les roses du matin ont pâli, dit-il, et le soleil commence à darder ses flèches acérées. Venez, amis! Ces ombrages nous verseront la fraîcheur.

Et il les mena, le long d'un ruisseau dont le murmure conseillait les tranquilles pensées, jusque dans une enceinte d'arbustes verts au milieu de laquelle un bassin d'albâtre se croisait, plein d'une eau limpide où flottait une plume de la colombe qui venait de s'y baigner et qui maintenant modulait sa plainte dans le feuillage. Ils s'assirent sur un banc de marbre qui s'étendait en demi-cercle, soutenu par des griffons. Les lauriers et les myrtes y mariaient leurs ombres. Tout autour de l'enceinte arrondie s'élevaient des statues. Une Amazone blessée entourait mollement sa tête de son bras replié. Sur son beau visage la douleur paraissait belle. Un Satyre velu jouait avec une chèvre. Une Vénus, au sortir du bain, essuyait ses membres humides sur lesquels on croyait voir courir un frisson de plaisir. Près d'elle un jeune Faune approchait en souriant une flûte de ses lèvres. Son front était à demi caché par les branches, mais son ventre poli brillait entre les feuilles.

—Ce Faune semble respirer, dit Marcus Lollius. On dirait qu'un souffle léger soulève sa poitrine.

—Il est vrai, Marcus. On attend qu'il tire de sa flûte des sons agrestes, dit Gallion. Un esclave grec l'a sculpté dans le marbre d'après un modèle ancien. Les Grecs excellaient autrefois à faire ces bagatelles. Plusieurs de leurs ouvrages en ce genre sont justement célèbres. On ne peut le nier: ils ont su donner aux dieux un visage auguste et exprimer sur le marbre ou l'airain la majesté des maîtres du monde. Qui n'admire le Jupiter Olympien de Phidias? Et pourtant qui voudrait être Phidias?

—Certes aucun Romain ne voudrait être Phidias, s'écria Lollius, qui dépensait l'immense héritage de ses pères à faire venir de Grèce et d'Asie les ouvrages de Phidias et de Myrrhon, dont il ornait sa villa du Pausilippe.

Lucius Cassius partageait cet avis. Il soutint avec force que les mains d'un homme libre n'étaient pas faites pour manier le ciseau du sculpteur ou le cestre du peintre et que nul citoyen romain ne saurait s'abaisser à fondre l'airain, à sculpter le marbre, à tracer des figures sur une muraille.

Il professait l'admiration des moeurs antiques et vantait à toute occasion les vertus des aïeux:

—Les Curius et les Fabricius, dit-il, cultivaient leurs laitues et dormaient sous le chaume. Ils ne connaissaient de statue que le Priape taillé dans un coeur de buis qui, dressant au milieu de leur jardin son pal vigoureux, menaçait les voleurs d'un supplice ridicule et terrible.

Méla, qui avait beaucoup lu les annales de Rome, objecta l'exemple d'un vieux patricien.

—Au temps de la république, dit-il, cet illustre Caïus Fabius, d'une famille issue d'Hercule et d'Évandre, traça de ses mains sur les murs du temple de Salus des peintures si estimées, que leur perte récente, dans l'incendie du temple, a été considérée comme un malheur public. Et l'on rapporte qu'il ne quittait pas la toge pour peindre ses figures, faisant connaître par là que cette tâche n'était pas indigne d'un citoyen romain. Il reçut le surnom de Pictor que ses descendants s'honorèrent de porter.

Lucius Cassius répliqua vivement:

—En peignant des victoires dans un temple, Caïus Fabius considérait ces victoires et non la peinture. Il n'y avait pas alors de peintres à Rome. Voulant que les grandes actions des aïeux fussent sans cesse présentes aux yeux des Romains, il donna l'exemple aux artisans. Mais de même qu'un pontife ou un édile pose la première pierre d'un édifice et ne fait pas pour cela métier de maçon ou d'architecte, Caïus Fabius fit la première peinture de Rome sans qu'on puisse le compter au nombre des ouvriers qui gagnent leur vie à peindre sur des murs.

Apollodore, d'un signe de tête, approuva ce discours et dit en caressant sa barbe philosophique:

—Les fils d'Iule sont nés pour gouverner le monde. Tout autre soin serait indigne d'eux.

Et longtemps, d'une bouche arrondie, il vanta les Romains. Il les flattait parce qu'il les craignait. Mais, au dedans de lui-même, il ne sentait que mépris pour ces intelligences bornées et sans finesse. Il donna des louanges à Gallion:

—Tu as orné cette ville de monuments magnifiques. Tu as assuré la liberté de son Sénat et de son peuple. Tu as établi de bonnes règles pour le commerce et la navigation, tu rends la justice avec une équité bienveillante. Ta statue s'élèvera sur le Forum. Le titre te sera décerné de second fondateur de Corinthe, ou plutôt Corinthe prendra de toi le nom d'Annaea. Toutes ces choses sont dignes d'un Romain et dignes de Gallion. Mais ne crois pas que les Grecs estiment plus que de raison les arts manuels. Si beaucoup parmi eux s'occupent à peindre des vases, à teindre des étoffes, à modeler des figures, c'est par nécessité. Ulysse construisit de ses mains son lit et son navire. Toutefois les Grecs professent qu'il est indigne d'un sage de s'appliquer à des arts futiles et grossiers. Socrate, en sa jeunesse, exerça le métier de sculpteur et il fit une image des Kharites qu'on voit encore sur l'acropole d'Athènes. Son habileté certes n'était pas médiocre et, s'il avait voulu, il aurait su, comme les artistes les plus renommés, représenter un athlète lançant un disque ou nouant un bandeau sur son front. Mais il laissa ces ouvrages pour se consacrer à la recherche de la sagesse, ainsi que l'oracle le lui avait ordonné. Dès lors, il s'attacha aux jeunes hommes, non pour mesurer les proportions de leurs corps, mais uniquement pour leur enseigner ce qui est honnête. A ceux dont la forme était parfaite il préférait ceux dont l'âme était belle, contrairement à ce que font les sculpteurs, les peintres et les débauchés. Ceux-là estiment la beauté extérieure et méprisent la beauté intérieure. Et vous savez que Phidias grava sur l'orteil de son Jupiter le nom d'un athlète parce qu'il était beau et sans considérer s'il était chaste.

—C'est pourquoi, conclut Gallion, nous ne donnons pas de louanges aux sculpteurs alors même que nous en donnons à leurs ouvrages.

—Par Hercule! s'écria Lollius, je ne sais lequel admirer le plus de ce Faune ou de cette Vénus. La déesse a la fraîcheur de l'eau dont elle est encore mouillée. Elle est vraiment la volupté des hommes et des dieux, et ne crains-tu pas, ô Gallion, qu'une nuit un rustre, caché dans tes jardins, ne lui fasse subir le même outrage qu'un jeune impie infligea, dit-on, à la Vénus des Cnidiens? Les prêtresses du temple trouvèrent un matin sur la déesse les vestiges de l'offense, et les voyageurs rapportent que depuis lors, elle garde sur elle une tache ineffaçable. Il faut admirer et l'audace de cet homme et la patience de l'Immortelle.

—Le crime ne fut pas impuni, déclara Gallion. Le sacrilège se jeta dans la mer ou se brisa contre les rochers. On ne l'a jamais revu.

—Sans doute, reprit Lollius, la Vénus de Cnide passe en beauté toutes les autres. Mais l'ouvrier qui sculpta celle de tes jardins, ô Gallion, savait amollir le marbre. Vois ce Faune; il rit, la salive mouille ses dents et ses lèvres; ses joues ont la fraîcheur des pommes; tout son corps brille de jeunesse. Pourtant, à ce Faune je préfère cette Vénus.

Apollodore leva la main droite et dit:

—Très doux Lollius, réfléchis un moment et tu reconnaîtras qu'une telle préférence est pardonnable à un ignorant qui suit ses instincts et ne raisonne pas, mais qu'elle n'est pas permise à un sage comme toi. Cette Vénus ne peut être aussi belle que ce Faune, car le corps de la femme a moins de perfection que celui de l'homme et la copie d'une chose moins parfaite ne saurait égaler en beauté la copie d'une chose plus parfaite. Et l'on ne peut douter, ô Lollius, que le corps de la femme ne soit moins beau que celui de l'homme, puisqu'il contient une âme moins belle. Les femmes sont vaines, querelleuses, occupées de niaiseries, incapables de hautes pensées et de grandes actions, et souvent la maladie trouble leur intelligence.

—Pourtant, fit observer Gallion, dans Rome comme dans Athènes, des vierges, des mères ont été jugées dignes de présider aux choses sacrées et de porter les offrandes sur les autels. Bien plus! les dieux ont choisi parfois des vierges pour rendre leurs oracles ou révéler l'avenir aux hommes. Cassandre a ceint son front des bandelettes d'Apollon et prophétisé la ruine des Troyens. Juturna, que l'amour d'un dieu rendit immortelle, fut commise à la garde des fontaines de Rome.

—Il est vrai, répliqua Apollodore. Mais les dieux vendent cher aux vierges le privilège d'expliquer leurs volontés et d'annoncer l'avenir. En même temps qu'ils leur donnent de voir ce qui est caché, ils leur ôtent la raison et les rendent furieuses. Au reste, je t'accorde, ô Gallion, que certaines femmes sont meilleures que certains hommes et que certains hommes sont moins bons que certaines femmes. Cela tient à ce que les deux sexes ne sont pas aussi distincts l'un de l'autre et séparés que l'on croit et que, tout au contraire, il y a de l'homme dans beaucoup de femmes et de la femme dans beaucoup d'hommes. Voici comment on explique ce mélange:

»Les ancêtres des hommes qui habitent aujourd'hui la terre sortirent des mains de Prométhée qui, pour les former, pétrit l'argile, comme font les potiers. Il ne se borna pas à façonner de ses mains un couple unique. Trop prévoyant et trop industrieux pour se résoudre à faire sortir d'une seule semence et d'un seul vase toute la race humaine, il entreprit au contraire de fabriquer lui-même une multitude de femmes et d'hommes, afin d'assurer tout de suite à l'humanité l'avantage du nombre. Pour mieux conduire un travail si difficile, il modela d'abord séparément toutes les parties qui devaient composer les corps aussi bien mâles que féminins. Il fit autant de poumons, de foies, de coeurs, de cerveaux, de vessies, de rates, d'intestins, de matrices, de vulves et de pénis qu'il était nécessaire et fabriqua enfin avec un art subtil et en quantité suffisante tous les organes au moyen desquels les humains pussent parfaitement respirer, se nourrir et se reproduire. Il n'oublia ni les muscles, ni les tendons, ni les os, ni le sang, ni les humeurs. Enfin il tailla des peaux, se réservant de mettre dans chacune, comme dans un sac, les choses nécessaires. Toutes ces pièces d'hommes et de femmes étaient achevées et il ne restait plus qu'à les assembler quand Prométhée fut invité à souper chez Bacchus. Il s'y rendit et, le front ceint de rosés, vida trop souvent la coupe du dieu. C'est en chancelant qu'il regagna son atelier. Le cerveau tout obscurci des fumées du vin, l'oeil trouble, les mains mal assurées, il se remit à l'oeuvre, pour notre malheur. Distribuer les organes aux humains lui semblait un jeu. Il ne savait ce qu'il faisait et goûtait, quoi qu'il fit, un parfait contentement. À tout instant il donnait à une femme, par mégarde, ce qui convenait à un homme, et à un homme ce qui convenait à une femme.

»De la sorte, nos premiers parents furent composés de morceaux disparates, qui ne s'accordaient pas bien les uns avec les autres. S'étant accouplés à leur gré ou par hasard, ils produisirent des êtres incohérents comme eux. C'est ainsi que, par la faute du Titan, nous voyons tant de femmes viriles et d'hommes efféminés. C'est ce qui explique également les contradictions qu'on rencontre dans le plus ferme caractère et comment l'esprit le plus résolu se dément à toute heure. Et c'est pourquoi enfin nous sommes tous en guerre avec nous-mêmes.

Lucius Cassius condamna ce mythe parce qu'il n'enseignait pas à l'homme à se vaincre lui-même et qu'il l'induisait au contraire à céder à la nature.

Gallion fit observer que les poètes et les philosophes retraçaient diversement l'origine du monde et la création des hommes.

—Il ne faut pas croire trop aveuglément aux fables que content les Grecs, dit-il, ni tenir pour véritable, ô Apollodore, ce qu'ils rapportent notamment des pierres jetées par Pyrrha. Les philosophes ne s'accordent point entre eux sur le principe du monde et nous laissent incertains si la terre fut produite par l'eau, par l'air, ou, comme il est plus croyable, par le feu subtil. Mais les Grecs veulent tout savoir et forgent d'ingénieux mensonges. Qu'il est meilleur d'avouer notre ignorance! Le passé nous est caché comme l'avenir; nous vivons entre deux nuées épaisses, dans l'oubli de ce qui fut et l'incertitude de ce qui sera. Et pourtant la curiosité nous tourmente de connaître les causes des choses et une ardente inquiétude nous excite à méditer les destinées de l'homme et du monde.

—Il est vrai, soupira Cassius, que nous nous appliquons sans cesse à pénétrer l'impénétrable avenir. Nous y travaillons de toutes nos forces et par toutes sortes de moyens. Nous croyons y parvenir tantôt par la méditation, tantôt par la prière et l'extase. Les uns consultent les oracles des dieux, les autres, ne craignant pas de faire ce qui n'est pas permis, interrogent les divinateurs de Chaldée ou tentent les sorts babyloniens. Curiosité impie et vaine! Car de quoi nous servirait la connaissance des choses futures, puisqu'elles sont inévitables? Pourtant les sages, plus encore que le vulgaire, éprouvent le désir de percer l'avenir et de s'y jeter pour ainsi dire. C'est sans doute parce qu'ils espèrent de la sorte échapper au présent, qui leur apporte tant de tristesses et de dégoûts. Comment les hommes d'aujourd'hui ne seraient-ils pas aiguillonnés du désir de fuir leur temps misérable? Nous vivons dans un âge fréquent en lâchetés, abondant en igniominies, fertile en crimes.

Cassius déprécia longtemps encore l'époque où il vivait. Il se plaignit que les Romains, déchus de leurs antiques vertus, ne prissent plus plaisir qu'à manger des huîtres du Lucrin et des oiseaux du Phase, et n'eussent plus de goût que pour des mimes, des cochers et des gladiateurs. Il sentait douloureusement le mal dont souffrait l'Empire, le luxe insolent des grands, la basse avidité des clients, la dépravation féroce de la multitude.

Gallion et son frère l'approuvèrent. Ils aimaient la vertu. Pourtant, ils n'avaient rien de commun avec les vieux patriciens qui, sans autre souci que d'engraisser leurs porcs et d'accomplir les rites sacrés, conquirent le monde pour la bonne gestion de leurs métairies. Cette noblesse d'étable, instituée par Romulus et par Brutus, était depuis longtemps éteinte. Les familles patriciennes, créées par le divin Julius et par l'empereur Auguste, n'avaient point duré. Des hommes intelligents, venus de toutes les provinces de l'Empire, occupaient leur place. Romains à Rome, ils n'étaient nulle part étrangers. Ils l'emportaient de beaucoup sur les vieux Céthégus par les élégances de l'esprit et les sentiments humains. Ils ne regrettaient pas la république; ils ne regrettaient pas la liberté, dont le souvenir était mêlé pour eux à celui des proscriptions et des guerres civiles. Ils honoraient Caton comme le héros d'un autre âge, sans désirer de revoir une si haute vertu se dresser sur de nouvelles ruines. Ils considéraient l'époque d'Auguste et les premières années de Tibère comme le temps le plus heureux que le monde eût jamais connu, puisque l'âge d'or n'avait existé que dans l'imagination des poètes. Et ils s'étonnaient douloureusement que ce nouvel ordre de choses, qui promettait au genre humain une longue félicité, eût si vite apporté à Rome des hontes inouïes et des tristesses inconnues même aux contemporains de Marius et de Sylla. Ils avaient vu, durant la folie de Caïus, les meilleurs citoyens marqués au fer rouge, condamnés aux mines, aux travaux des chemins, aux bêtes, les pères forcés d'assister au supplice de leurs enfants, et des hommes d'une vertu éclatante, comme Crémutius Cordus pour priver le tyran de leur mort, se laisser mourir de faim. A la honte de Rome, Caligula ne respectait ni ses soeurs, ni aucune des femmes les plus illustres. Et, ce qui indignait ces rhéteurs et ces philosophes autant que le viol des matrones et le meurtre des meilleurs citoyens, c'étaient les crimes de Caïus contre l'éloquence et les lettres. Ce furieux avait conçu le dessein d'anéantir les poèmes d'Homère et il faisait enlever de toutes les bibliothèques les écrits, les portraits, les noms de Virgile et de Tite-Live. Enfin Gallion ne lui pardonnait pas d'avoir comparé le style de Sénèque à un mortier sans ciment.

Ils craignaient un peu moins Claudius, mais ils le méprisaient peut-être davantage. Ils raillaient sa tète de citrouille et sa voix de veau marin. Ce vieux savant n'était pas un monstre de méchanceté. Ils n'avaient guère à lui reprocher que sa faiblesse. Mais, dans l'exercice du pouvoir souverain, cette faiblesse était parfois aussi cruelle que la cruauté de Caïus. Ils avaient aussi contre lui des griefs domestiques. Si Caïus s'était moqué de Sénèque, Claudius l'avait exilé dans l'île de Corse. Il est vrai qu'il l'avait ensuite rappelé à Rome et revêtu des ornements de la préture. Mais ils ne lui étaient point reconnaissants d'avoir exécuté de la sorte un ordre d'Agrippine, ignorant lui-même ce qu'il ordonnait. Indignés mais patients, ils s'en reposaient sur l'impératrice de la fin du vieillard et du choix du nouveau prince. Mille bruits couraient à la honte de la fille impudique et cruelle de Germanicus. Ils n'y prêtaient pas l'oreille, et célébraient les vertus de cette femme illustre à qui les Sénèques devaient le terme de leurs disgrâces et l'accroissement de leurs honneurs. Comme il arrive souvent, leurs convictions étaient d'accord avec leurs intérêts. Une douloureuse expérience de la vie publique n'avait pas ébranlé leur confiance dans le régime fondé par le divin Auguste, affermi par Tibère et dans lequel ils remplissaient de hautes fonctions. Pour réparer les maux causés par les maîtres de l'Empire, ils comptaient sur un nouveau maître.

Gallion tira d'un pli de sa toge un rouleau de papyrus.

—Chers amis, dit-il, j'ai appris ce matin par des lettres de Rome que notre jeune prince a reçu en mariage Octavie, fille de César.

Un murmure favorable accueillit cette nouvelle.

—Certes, poursuivit Gallion, nous devons nous féliciter d'une union grâce à laquelle le prince, joignant à ses premiers titres ceux d'époux et de gendre, marche désormais l'égal de Britannicus. Mon frère Sénèque ne cesse de me vanter dans ses lettres l'éloquence et la douceur de son élève, qui illustre sa jeunesse en plaidant au Sénat devant l'empereur. Il n'a pas encore accompli sa seizième année et il a déjà gagné la cause de trois villes coupables ou malheureuses, Ilion, Bologne, Apamée.

—Ainsi donc, demanda Lucius Cassius, il n'a pas hérité l'humeur noire des Domitius, ses aïeux?

—Non certes, répondit Gallion. C'est Germanicus qui revit en lui.

Annaeus Mela, qui ne passait pas pour flatteur, donna aussi des louanges au fils d'Agrippine. Elles paraissaient touchantes et sincères, parce qu'il les garantissait, pour ainsi dire, sur la tête de son fils encore enfant.

—Néron est chaste, modeste, bienveillant et pieux. Mon petit Lucain, qui m'est plus cher que mes yeux, fut son compagnon de jeux et d'études. Ils s'exercèrent ensemble à déclamer en langue grecque et en langue latine. Ils s'essayèrent ensemble à composer des poèmes. Jamais, dans ces luttes ingénieuses, Néron ne donna le moindre signe d'envie. Il se plaisait au contraire à vanter les vers de son rival, où, malgré la faiblesse de l'âge, paraissait, ça et là, une ardente énergie. Il semblait quelquefois heureux d'être vaincu par le neveu de son précepteur. Charmante modestie du prince de la jeunesse! Les poètes compareront un jour l'amitié de Néron et de Lucain à la sainte amitié d'Euryale et de Nisus.

—Néron, reprit le proconsul, montre dans l'ardeur de la jeunesse, une âme douce et pleine de pitié. Ce sont là des vertus que les années ne pourront qu'affermir.

»Claudius, en l'adoptant, a sagement acquiescé au voeu du Sénat et au désir du peuple. Par cette adoption il a écarté de l'Empire un enfant accablé du déshonneur de sa mère, et il vient, en donnant Octavie à Néron, d'assurer l'avènement d'un jeune César qui fera les délices de Rome. Fils respectueux d'une mère honorée, disciple zélé d'un philosophe, Néron, dont l'adolescence brille des plus aimables vertus, Néron, notre espoir et l'espoir du monde, se souviendra dans la pourpre des leçons du Portique et gouvernera l'univers avec justice et modération.

—Nous en acceptons l'augure, dit Lollius. Puisse une ère de bonheur s'ouvrir pour le genre humain!

—Il est difficile de prévoir l'avenir, dit Gallion. Pourtant nous ne doutons point de l'éternité de la Ville. Les oracles ont promis à Rome un empire sans fin et il serait impie de n'en pas croire les dieux. Vous dirai-je ma plus chère espérance? Je m'attends avec joie à ce que la paix règne pour toujours sur la terre après le châtiment des Parthes. Oui, nous pouvons, sans crainte de nous tromper, annoncer la fin des guerres détestées des mères. Qui pourrait désormais troubler la paix romaine? Nos aigles ont touché les bornes de l'univers. Tous les peuples ont éprouvé notre force et notre clémence. L'Arabe, le Sabéen, l'habitant de l'Haemus, le Sarmate qui se désaltère dans le sang de son cheval, le Sicambre à la chevelure bouclée, l'Éthiopien crépu, viennent en foule adorer Rome protectrice. D'où sortiraient de nouveaux barbares? Est-il probable que les glaces du Nord ou les sables brûlants de la Libye tiennent en réserve des ennemis du peuple romain? Tous les Barbares, gagnés à notre amitié, déposeront les armes, et Rome, aïeule aux cheveux blancs, calme dans sa vieillesse, verra les peuples assis avec respect autour d'elle, comme ses enfants adoptifs, méditer la concorde et l'amour.

Tous approuvèrent ces paroles, hors Cassius qui secoua la tête.

Il s'enorgueillissait des honneurs militaires attachés à sa naissance, et la gloire des armes, tant vantée par les poètes et les rhéteurs, excitait son enthousiasme.

—Je doute, ô Gallion, dit-il, que les peuples cessent jamais de se haïr et de se craindre. Et, à vrai dire, je ne le souhaite pas. Si la guerre cessait, que deviendraient la force des caractères, la grandeur d'âme, l'amour de la patrie? Le courage et le dévouement ne seraient plus que des vertus sans emploi.

—Rassure-toi, Lucius, dit Gallion, quand les hommes auront cessé de se vaincre entre eux, ils travailleront à se vaincre eux-mêmes. Et c'est là le plus vertueux effort qu'ils puissent faire, le plus noble emploi de leur courage et de leur magnanimité. Oui, la mère auguste dont nous adorons les rides et les cheveux blanchis par les siècles, Rome, établira la paix universelle. Alors il fera bon vivre. La vie dans certaines conditions mérite d'être vécue. C'est une petite flamme entre deux ombres infinies; c'est notre part de divinité. Tant qu'il vit, un homme est semblable aux dieux.

Pendant que Gallion parlait de la sorte, une colombe vint se poser sur l'épaule de la Vénus dont les formes de marbre brillaient entre les myrtes.

—Cher Gallion, dit Lollius en souriant, l'oiseau d'Aphrodite se plaît à tes discours. Ils sont doux et pleins de vénusté.

Un esclave apporta du vin frais, et les amis du proconsul parlèrent des dieux. Apollodore pensait qu'il n'était pas facile d'en connaître la nature. Lollius doutait de leur existence.

—Quand, dit-il, la foudre tombe, il dépend du philosophe que ce soit la nuée ou le dieu qui ait tonné.

Mais Cassius n'approuvait pas ces propos légers. Il croyait aux dieux de la République. Incertain seulement des limites de leur providence, il affirmait qu'ils existaient, ne consentant pas à se séparer du genre humain sur un point essentiel. Et pour se confirmer dans la religion des aïeux, il employait un raisonnement qu'il avait appris des Grecs:

—Les dieux existent, dit-il. Les hommes s'en font une image. Et l'on ne peut concevoir une image sans réalité. Comment verrait-on Minerve, Neptune, Mercure, s'il n'y avait ni Mercure, ni Neptune, ni Minerve?

—Tu m'as persuadé, lui dit Lollius, en se moquant. La vieille femme qui vend des gâteaux de miel, sur le Forum, au pied de la basilique, a vu le dieu Typhon, ayant d'un âne la tête velue et le ventre formidable. Il la terrassa, la troussa par-dessus les oreilles, la frappa en cadence de coups retentissants et la laissa demi-morte, inondée d'une urine prodigieusement infecte. Elle rapporta elle-même comment, à l'exemple d'Antiope, elle avait été visitée par un immortel. Il est certain que le dieu Typhon existe puisqu'il a pissé sur une marchande de gâteaux.

—En dépit de tes moqueries, Marcus, je ne doute pas de l'existence des dieux, reprit Cassius. Et je pense qu'ils ont la forme humaine, puisque c'est sous cette forme qu'ils se montrent toujours à nous, soit que nous dormions, soit que nous nous tenions éveillés.

—Il est meilleur, fit observer Apollodore, de dire que les hommes ont la forme divine, puisque les dieux existaient avant eux.

—O cher Apollodore, s'écria Lollius, tu oublies que Diane fut honorée d'abord sous la forme d'un arbre et que de grands dieux ont l'apparence d'une pierre brute. Cybèle est représentée non pas avec deux seins comme une femme, mais avec plusieurs mamelles comme une chienne ou une truie. Le soleil est un dieu, mais trop chaud pour garder la forme humaine, il s'est mis en boule; c'est un dieu rond.

Annaeus Mela blâma avec indulgence ces railleries académiques.

—Il ne faut pas prendre à la lettre, dit-il, tout ce qu'on rapporte des dieux. Le vulgaire appelle le blé Cérès, le vin Bacchus. Mais où trouverait-on un homme assez fou pour croire qu'il boit et mange un dieu? Connaissons mieux la nature divine. Les dieux sont les diverses parties de la nature, ils se confondent tous en un dieu unique, qui est la nature entière.

Le proconsul approuva les paroles de son frère et, prenant un grave langage, définit les caractères de la divinité.

—Dieu est l'âme du monde, répandue dans toutes les parties de l'univers, auquel elle communique le mouvement et la vie. Cette âme, flamme artisane, pénétrant la matière inerte, a formé le monde. Elle le dirige et le conserve. La divinité, cause active, est essentiellement bonne. La matière dont elle fit usage, inerte et passive, est mauvaise en certaines de ses parties. Dieu n'en a pu changer la nature. C'est ce qui explique l'origine du mal dans le monde. Nos âmes sont des parcelles de ce feu divin dans lequel elles doivent s'absorber un jour. Par conséquent Dieu est en nous et il habite particulièrement dans l'homme vertueux dont l'âme n'est pas obstruée par l'épaisse matière. Ce sage en qui Dieu réside est l'égal de Dieu. Il doit, non l'implorer, mais le contenir. Et quelle folie de prier Dieu! Quelle impiété que de lui adresser nos voeux! C'est croire qu'il est possible d'éclairer son intelligence, de changer son coeur et de l'induire à se corriger. C'est méconnaître la nécessité qui gouverne son immuable sagesse. Il est soumis au Destin. Disons mieux: le Destin c'est lui. Ses volontés sont des lois qu'il subit comme nous. Il ordonne une fois, il obéit toujours. Libre et puissant dans sa soumission, c'est à lui-même qu'il obéit. Tous les événements du monde sont le déroulement de ses intentions premières et souveraines. Contre lui-même son impuissance est infinie.

Les auditeurs de Gallion l'applaudirent. Mais Apollodore demanda licence de faire quelques objections:

—Tu as raison de croire, ô Gallion, que Jupiter est soumis à la Nécessité, et j'estime comme toi que la Nécessité est la première des déesses immortelles. Mais il me semble que ton dieu, admirable surtout par son étendue et sa durée, eut plus de bon vouloir que de bonheur quand il fit le monde, puisqu'il ne trouva pour le pétrir qu'une substance ingrate et rebelle, et que la matière trahit l'ouvrier. Je ne puis m'empêcher de plaindre sa disgrâce. Les potiers d'Athènes sont plus heureux. Ils se procurent, pour faire des vases, une terre fine et plastique qui prend aisément et garde les contours qu'ils lui donnent. Aussi leurs amphores et leurs coupes sont-elles d'une forme plaisante. Elles s'arrondissent avec grâce, et le peintre y trace aisément des figures agréables à voir, telles que le vieux Silène sur son âne, la toilette d'Aphrodite et les chastes Amazones. En y songeant, ô Gallion, je pense que si ton dieu fut moins heureux que les potiers d'Athènes, c'est qu'il manqua de sagesse et ne fut point un bon artisan. La matière qu'il trouva n'était pas excellente. Elle n'était pas dénuée pourtant de toutes propriétés utiles, tu l'as reconnu toi-même. Il n'y a pas de choses absolument bonnes ni de choses absolument mauvaises. Une chose est mauvaise pour un usage; elle est bonne pour un autre. On perdrait son temps et sa peine à planter des oliviers dans l'argile qui sert à façonner les amphores. L'arbre de Pallas ne croîtrait pas dans cette terre fine et pure, dont on fait les beaux vases que nos athlètes vainqueurs reçoivent en rougissant de pudeur et d'orgueil. A ce qu'il me semble, lorsqu'il forma le monde d'une matière qui n'y était pas toute propre, ton dieu, ô Gallion, s'est rendu coupable d'une faute pareille à celle que commettrait un vigneron de Mégare en plantant un arbre dans de la terre à modeler, ou quelque artisan du Céramique, s'il prenait, pour en fabriquer des amphores, la glèbe pierreuse qui nourrit les grappes blondes. Ton dieu a fait l'univers. Sûrement c'est une autre chose qu'il devait faire, pour employer convenablement ses matériaux. Puisque la substance, comme tu le prétends, lui fut rebelle par son inertie ou par quelque autre qualité mauvaise, devait-il s'obstiner à lui donner un emploi qu'elle ne pouvait tenir, et tailler imprudemment, comme on dit, son arc dans un cyprès? L'industrie n'est pas de faire beaucoup, c'est de bien faire. Que ne s'est-il borné à construire peu de chose, mais parfaitement bien, un petit poisson, par exemple, un moucheron, une goutte d'eau!

»J'aurais encore plusieurs observations à faire sur ton dieu, Gallion, et à te demander, par exemple, si tu ne crains pas que, par son frottement perpétuel avec la matière, il ne s'use comme une meule s'use à la longue à moudre le grain. Mais ces questions ne pourraient être résolues promptement et le temps est cher à un proconsul. Permets-moi du moins de te dire que tu n'as pas raison de croire que le dieu dirige et conserve le monde, puisque, de ton propre aveu, il s'est privé d'intelligence après avoir tout compris, de volonté après avoir tout voulu, de puissance après avoir pu tout faire. Et ce fut là encore, de sa part, une faute très grave. Car il s'ôta de la sorte les moyens de corriger son oeuvre imparfaite. Pour ce qui est de moi, j'incline à croire que le dieu est en réalité, non celui que tu dis, mais bien la matière qu'il a trouvée un jour et que nos Grecs appellent le chaos. Tu te trompes en croyant qu'elle est inerte. Elle se meut sans cesse, et sa perpétuelle agitation entretient la vie dans l'univers.

Ainsi parla le philosophe Apollodore. Ayant écouté ce discours avec un peu d'impatience, Gallion se défendit d'être tombé dans les erreurs et les contradictions que le Grec lui reprochait. Mais il ne réfuta pas victorieusement les raisons de son adversaire, parce qu'il n'avait pas l'esprit très subtil et parce que, dans la philosophie, il recherchait surtout des raisons de rendre les hommes vertueux et ne s'intéressait qu'aux vérités utiles.

—Entends mieux, Apollodore, dit-il, que Dieu n'est autre chose que la nature. La nature et lui ne font qu'un. Dieu et Nature sont les deux noms d'un seul être, comme Novatus et Gallion désignent un même homme. Dieu, si tu préfères, c'est la raison divine mêlée au monde. Et ne crains pas qu'il s'y use, car sa substance ténue participe du feu qui consume toute matière et demeure inaltérable.

»Mais, si toutefois, poursuivit Gallion, ma doctrine embrasse des idées mal habituées à se rencontrer les unes avec les autres, ne me le reproche pas, ô cher Apollodore, et loue-moi plutôt de ce que j'admets quelques contradictions dans ma pensée. Si je n'étais pas conciliant avec mes propres idées, si j'accordais à un seul système une préférence exclusive, je ne saurais plus tolérer la liberté des opinions, et l'ayant détruite en moi, je ne la supporterais pas volontiers chez les autres, et je perdrais le respect qu'on doit à toute doctrine établie ou professée par un homme sincère. Aux dieux ne plaise que je voie mon sentiment prévaloir à l'exclusion de tout autre et exercer un empire absolu sur les intelligences. Faites-vous un tableau, très chers amis, de l'état des moeurs, si des hommes en assez grand nombre croyaient fermement posséder la vérité et si, par impossible, ils s'entendaient sur cette vérité. Une piété trop étroite, chez les Athéniens, pourtant pleins de sagesse et d'incertitude, a causé l'exil d'Anaxagore et la mort de Socrate. Que serait-ce si des millions d'hommes étaient asservis à une idée unique sur la nature des dieux? Le génie des Grecs et la prudence de nos ancêtres ont fait une part au doute et permis d'adorer Jupiter sous divers noms. Que dans l'univers malade une secte puissante vienne à proclamer que Jupiter n'a qu'un seul nom, aussitôt le sang coulera par toute la terre et ce ne sera pas un seul Caïus alors dont la folie menacera de mort le genre humain. Tous les hommes de cette secte seront des Caïus. Ils mourront pour un nom. Ils tueront pour un nom. Car il est plus naturel encore aux hommes de tuer que de mourir pour ce qui leur semble excellent et véritable. Aussi convient-il de fonder l'ordre public sur la diversité des opinions et non de chercher à l'établir sur le consentement de tous à une même croyance. On n'obtiendrait jamais ce consentement unanime et, en s'efforçant de l'obtenir, on rendrait les hommes aussi stupides que furieux. En effet, la vérité la plus éclatante n'est qu'un vain bruit de mots pour les hommes auxquels on l'impose. Tu m'obliges à penser une chose que tu comprends et que je ne comprends pas. Tu mets en moi de cette manière non pas quelque chose d'intelligible, mais quelque chose d'incompréhensible. Et je suis plus près de toi en croyant une chose différente, que je comprends. Car alors tous deux nous faisons usage de notre raison et avons tous deux l'intelligence de notre propre croyance.

—Laissons cela, fit Lollius. Les hommes instruits ne s'uniront jamais pour étouffer toutes les doctrines au profit d'une seule. Et quant au vulgaire, qui se soucie de lui enseigner que Jupiter a six cents noms ou qu'il n'en a qu'un?

Cassius, plus lent et plus grave, prit la parole:

—Prends garde, ô Gallion, que l'existence de Dieu, telle que tu l'exposes, ne soit contraire aux croyances des aïeux. Il n'importe guère, en somme, que tes raisons soient meilleures ou pires que celles d'Apollodore. Mais il faut songer à la patrie. Rome doit à sa religion ses vertus et sa puissance. Détruire nos dieux, c'est nous détruire nous-mêmes.

—Ne crains pas, ami, répliqua vivement Gallion, ne crains pas que je nie d'une âme insolente les célestes protecteurs de l'Empire. La divinité unique, ô Lucius, que connaissent les philosophes, contient en elle tous les dieux comme l'humanité contient tous les hommes. Les dieux dont le culte a été institué par la sagesse de nos aïeux, Jupiter, Junon, Mars, Minerve, Quirinus, Hercule, sont les parties les plus augustes de la providence universelle, et les parties n'existent pas moins que le tout. Non certes, je ne suis pas un homme impie, ennemi des lois. Et nul plus que Gallion ne respecte les choses sacrées.

Personne ne fit mine de combattre ces idées. Et Lollius, ramenant la conversation à son premier sujet:

—Nous cherchions à percer l'avenir. Quels sont, selon vous, amis, les destinées de l'homme après la mort?

En réponse à cette question, Annaeus Mela promit l'immortalité aux héros et aux sages. Mais il la refusa au commun des hommes.

—Il n'est pas croyable, dit-il, que les avares, les gourmands, les envieux aient une âme immortelle. Un semblable privilège pourrait-il appartenir à des êtres ineptes et grossiers? Nous ne le pensons pas. Ce serait offenser la majesté des dieux que de croire qu'ils ont destiné à l'immortalité le rustre qui ne connaît que ses chèvres et ses fromages, et l'affranchi, plus riche que Crésus, qui n'eut d'autres soins au monde que de vérifier les comptes de ses intendants. Pourquoi, dieux bons! seraient-ils pourvus d'une âme? Quelle figure feraient-ils parmi les héros et les sages, dans les prairies élyséennes? Ces malheureux, semblables à tant d'autres sur la terre, ne sont pas capables de remplir la vie humaine, qui est courte. Comment en rempliraient-ils une plus longue? Les âmes vulgaires s'éteignent à la mort, ou tourbillonnent quelque temps autour de notre globe et se dissipent dans les couches épaisses de l'air. La vertu seule, en égalant l'homme aux dieux, le fait participer à leur immortalité. Ainsi que l'a dit un poète:

Elle ne descend jamais aux ombres du Styx, l'illustre vertu. Vis en héros et les destins ne t'entraîneront point dans le fleuve cruel de l'oubli. Au dernier de tes jours, la gloire t'ouvrira le chemin du ciel.

»Connaissons notre condition. Nous devons tous périr et périr tout entiers. L'homme d'une vertu éclatante n'échappe au sort commun qu'en devenant dieu et en se faisant admettre dans l'Olympe parmi les Héros et les Dieux.

—Mais il n'a pas connaissance de sa propre apothéose, dit Marcus Lollius. Il n'existe pas sur la terre un esclave, il n'existe pas un barbare qui ne sache qu'Auguste est un dieu. Mais Auguste ne le sait pas. Aussi nos Césars s'acheminent-ils à regret vers les constellations et nous voyons aujourd'hui Claudius approcher en pâlissant de ces pâles honneurs.

Gallion secoua la tête:

—Le poète Euripide a dit:

Nous aimons cette vie qui se montre à nous sur la terre parce que nous n'en connaissons point d'autre.

Tout ce qu'on rapporte des morts est incertain, mêlé de fables et de mensonges. Toutefois, je crois que les hommes vertueux parviennent à une immortalité dont ils ont pleine connaissance. Entendez bien qu'ils l'obtiennent par leur propre effort et non point comme une récompense décernée par les dieux. De quel droit les dieux immortels abaisseraient-ils un homme vertueux jusqu'à le récompenser? Le véritable salaire du bien est de l'avoir fait et il n'y a hors de la vertu aucun prix digne d'elle. Laissons aux âmes vulgaires, pour soutenir leurs vils courages, la crainte du châtiment et l'espoir de la récompense. N'aimons dans la vertu que la vertu elle-même. Gallion, si ce que les poètes content des enfers est véritable, si après ta mort tu es conduit devant le tribunal de Minos, tu lui diras: «Minos ne me jugera pas. Mes actions m'ont jugé.»

—Comment, demanda le philosophe Apollodore, les dieux donneraient-ils aux hommes l'immortalité dont ils ne jouissent pas eux-mêmes?

Apollodore, en effet, ne croyait pas que les dieux fussent immortels ou du moins que leur empire sur le monde dût s'exercer éternellement.

Il en donna ses raisons:

—Le règne de Jupiter a commencé, dit-il, après l'âge d'or. Nous savons, par des traditions que des poètes nous ont conservées, que le fils de Saturne a succédé à son père dans le gouvernement du monde. Or, tout ce qui eut commencement doit avoir fin. Il est inepte de supposer qu'une chose limitée par un côté peut être d'un autre côté illimitée. Il faudrait alors la dire tout ensemble finie et infinie, ce qui serait absurde. Tout ce qui présente un point extrême est mesurable à partir de ce point et ne saurait cesser d'être mesurable sur aucun point de son étendue, à moins de changer de nature, et c'est le propre de ce qui est mesurable d'être compris entre deux points extrêmes. Nous devons donc tenir pour certain que le règne de Jupiter finira comme a fini le règne de Saturne. Ainsi que l'a dit Eschyle:

Jupiter est soumis à la Nécessité. Il ne peut échapper à ce qui est fatal.

Gallion pensait de même, pour des raisons tirées de l'observation de la nature.

—J'estime comme toi, ô mon Apollodore, que les règnes des dieux ne sont pas immortels; et l'observation des phénomènes célestes m'incline à cet avis. Les cieux ainsi que la terre sont sujets à la corruption, et les palais divins, ruineux comme les demeures des hommes, s'écroulent sous le poids des siècles. J'ai vu des pierres tombées des régions de l'air. Elles étaient noires et toutes rongées par le feu. Elles nous apportaient le témoignage certain d'une conflagration céleste.

»Apollodore, les corps des dieux ne sont pas plus inaltérables que leurs maisons. S'il est vrai, comme l'enseigne Homère, que les dieux, habitants de l'Olympe, ensemencent les flancs des déesses et des mortelles, c'est donc qu'ils ne sont pas eux-mêmes immortels, bien que leur vie passe de beaucoup en longueur celle des hommes, et il est manifeste, par là, que le destin les soumet à la nécessité de transmettre une existence qu'ils ne sauraient garder toujours.

—En effet, dit Lollius, on ne conçoit guère que des immortels produisent des enfants à la manière des hommes et des animaux, ni même qu'ils possèdent des organes pour cet usage. Mais les amours des dieux sont peut-être un mensonge des poètes.

Apollodore soutint de nouveau, par des raisons déliées, que le règne de Jupiter finirait un jour. Et il annonça qu'au fils de Saturne succéderait Prométhée.

—Prométhée, répliqua Gallion, fut délivré par Hercule avec le consentement de Jupiter, et il jouit dans l'Olympe de la félicité due à sa prévoyance et à son amour des hommes. Rien ne changera plus ses destins heureux.

Apollodore demanda:

—Qui donc, alors, selon toi, ô Gallion, héritera la foudre qui ébranle le monde?

—Bien qu'il semble audacieux de répondre à cette question, je crois pouvoir le faire, répondit Gallion, et nommer le successeur de Jupiter.

Comme il prononçait ces mots, un officier de la basilique, chargé d'appeler les causes, se présenta devant lui et l'avertit que des plaideurs l'attendaient au tribunal.

Le proconsul demanda si l'affaire était de grande importance.

—C'est une affaire très petite, ô Gallion, répondit l'officier de la basilique. Un homme du port de Kenchrées vient de traîner un étranger devant ton tribunal. Ils sont tous deux Juifs et d'humble condition. Ils se querellent au sujet de quelque coutume barbare ou de quelque grossière superstition, comme c'est l'habitude des Syriens. Voici la minute de leur plainte. C'est du punique pour le greffier qui l'a écrite.

»Le plaignant te représente, ô Gallion, qu'il est chef de l'assemblée des Juifs ou, comme on dit en grec, de la synagogue, et il te demande justice contre un homme de Tarse, qui, établi nouvellement à Kenchrées, vient, chaque samedi, parler dans la synagogue contre la loi juive. «C'est un scandale et une abomination, que tu feras cesser», dit le plaignant. Et il réclame l'intégrité des privilèges appartenant aux enfants d'Israël. Le défendeur revendique pour tous ceux qui croient à ce qu'il enseigne leur adoption et leur incorporation dans la famille d'un homme nommé Abrahamus et il menace le plaignant de la colère divine. Tu vois, ô Gallion, que cette cause est petite et obscure. Il t'appartient de décider si tu la retiens pour toi ou si tu la laisseras juger par un moindre magistrat.

Les amis du proconsul lui conseillèrent de ne point se déranger pour une si méchante affaire.

—Je me fais un devoir, leur répondit-il, de suivre à cet égard les règles tracées par le divin Auguste. Ce ne sont pas seulement les grandes causes qu'il importe que je juge moi-même; mais aussi les petites quand la jurisprudence n'en est pas fixée. Certaines affaires minimes reviennent tous les jours et sont importantes, du moins par leur fréquence. Il convient que j'en juge moi-même une de chaque sorte. Un jugement du proconsul est exemplaire et fait loi.

—Il faut te louer, ô Gallion, dit Lollius, du zèle que tu mets à remplir tes fonctions consulaires. Mais, connaissant ta sagesse, je doute qu'il te soit agréable de rendre la justice. Ce que les hommes décorent de ce nom n'est, en réalité, qu'un ministère de basse prudence et de vengeance cruelle. Les lois humaines sont filles de la colère et de la peur.

Gallion rejeta mollement cette maxime. Il ne reconnaissait pas aux lois humaines les caractères de la véritable justice:

—Le châtiment du crime est de l'avoir commis. La peine que les lois y ajoutent est inégale et superflue. Mais enfin puisque, par la faute des hommes, il est des lois, nous devons les appliquer équitablement.

Il avertit l'officier de la basilique qu'il se rendrait dans quelques instants au tribunal, puis, se tournant vers ses amis:

—A vrai dire, j'ai une raison particulière d'examiner cette affaire par mes yeux. Je ne dois négliger aucune occasion de surveiller ces Juifs de Kenchrées, race turbulente, haineuse, contemptrice des lois, qu'il n'est pas facile de contenir. Si jamais la paix de Corinthe est troublée, ce sera par eux. Ce port, où viennent mouiller tous les navires de l'Orient, cache dans un amas confus de magasins et d'auberges une foule innombrable de voleurs, d'eunuques, de devins, de sorciers, de lépreux, de violateurs de sépulcres et d'homicides. C'est le repaire de toutes les infamies et de toutes les superstitions. On y vénère Isis, Eschmoun, la Vénus Phénicienne et le dieu des Juifs. Je suis effrayé de voir ces Juifs immondes se multiplier, plutôt à la manière des poissons qu'à celle des hommes. Ils pullulent dans les rues fangeuses du port comme des crabes dans les rochers.

—Ils pullulent de même à Rome, chose plus effrayante, s'écria Lucius Cassius. C'est le crime du grand Pompée d'avoir introduit cette lèpre dans la Ville. Les prisonniers, amenés de Judée pour son triomphe et qu'il eut le tort de ne pas traiter selon la coutume des aïeux, ont peuplé de leur engeance servile la rive droite du fleuve. Au pied du Janicule, parmi les tanneries, les boyauderies et les pourrissoirs, dans ces faubourgs où afflue tout ce qu'il y a d'infamies et d'horreurs dans le monde, ils vivent des métiers les plus vils, déchargent les chalans venus d'Ostie, vendent des loques et des rogatons, échangent des allumettes contre des verres cassés. Leurs femmes vont dire l'avenir dans les maisons des riches; leurs enfants tendent la main aux passants dans les bosquets d'Egérie. Comme tu l'as dit, Gallion, ennemis du genre humain et d'eux-mêmes, ils fomentent sans cesse la sédition. Il y a quelques années, les partisans d'un certains Chrestus ou Cherestus, soulevèrent parmi les Juifs de sanglantes émeutes. La porta Portese fut mise à feu et à sang, et César, en dépit de sa longanimité, dut sévir. Il chassa de Rome les plus séditieux.

—Je le sais, dit Gallion. Plusieurs de ces bannis vinrent habiter Kenchrées, entre autres un Juif et une Juive du Pont qui y vivent encore et y exercent quelque humble métier. Ils tissent, je crois, les grossières étoffes de Cilicie. Je n'ai rien appris de remarquable sur les partisans de Chrestus. Quant à Chrestus lui-même, j'ignore ce qu'il est devenu et s'il vit encore.

—Je l'ignore comme toi, Gallion, reprit Lucius Cassius, et nul ne le saura jamais. Ces êtres vils ne parviennent pas même à la célébrité du crime. D'ailleurs, il y a tant d'esclaves du nom de Chrestus qu'il serait malaisé d'en discerner un dans cette multitude.

»Mais c'est peu que les Juifs soulèvent des tumultes dans ces bouges où leur nombre et leur infimité les dérobent à toute surveillance. Ils se répandent par la Ville, ils s'insinuent dans les familles et partout ils jettent le trouble. Ils vont crier dans le Forum pour le compte des agitateurs qui les payent, et ces méprisables étrangers excitent les citoyens à se haïr entre eux. Nous avons trop longtemps souffert leur présence dans les assemblées populaires, et ce n'est pas d'aujourd'hui que les orateurs évitent de parler contre le sentiment de ces misérables, de peur des outrages. Entêtés à se soumettre à leur loi barbare, ils veulent y soumettre les autres, et ils trouvent des adeptes parmi les Asiatiques et même parmi les Grecs. Et, chose à peine croyable, pourtant certaine, ils imposent leurs usages aux Latins eux-mêmes. Il y a, dans la Ville, des quartiers entiers où toutes les boutiques sont fermées le jour de leur Sabbat. O honte de Rome! Et tandis qu'ils corrompent les gens de peu, parmi lesquels ils vivent, leurs rois, admis dans le palais de César, pratiquent leurs superstitions avec insolence et donnent à tous les citoyens un exemple illustre et détestable. Ainsi, de toutes parts, les Juifs imbibent l'Italie du venin oriental.

Annaeus Mela, qui avait voyagé par tout le monde romain, fit sentir à ses amis l'étendue du mal dont ils se plaignaient.

—Les Juifs corrompent toute la terre, dit-il. Il n'y a point de ville grecque, il n'y a presque point de villes barbares où l'on ne cesse de travailler le septième jour, où l'on n'allume des lampes, où l'on ne célèbre des jeûnes à leur exemple, où l'on ne s'abstienne comme eux de manger la chair de certains animaux. »J'ai rencontré à Alexandrie un vieillard juif qui ne manquait pas d'intelligence et qui même était versé dans les lettres grecques. Il se réjouissait du progrès de sa religion dans l'Empire. «A mesure que les étrangers connaissent nos lois, m'a-t-il dit, ils les trouvent aimables et s'y soumettent volontiers, tant les Romains que les Grecs, et ceux qui demeurent sur le continent et les habitants des îles, les nations occidentales et orientales, l'Europe et l'Asie.» Ce vieillard parlait peut-être avec quelque exagération. Pourtant on voit beaucoup de Grecs incliner aux croyances des Juifs.

Apollodore nia avec vivacité qu'il en fût ainsi.

—Des Grecs qui judaïsent, dit-il, vous n'en trouverez que dans la lie du peuple et parmi les Barbares errant dans la Grèce comme des brigands et des vagabonds. Il se peut toutefois que les sectateurs du Bègue aient séduit quelques Grecs ignorants, en leur faisant croire qu'on trouve dans des livres hébreux les idées de Platon sur la providence divine. Tel est, en effet, le mensonge qu'ils s'efforcent de répandre.

—C'est un fait, répondit Gallion, que les Juifs reconnaissent un dieu unique, invisible, tout-puissant, créateur du monde. Mais il s'en faut qu'ils l'adorent avec sagesse. Ils publient que ce dieu est l'ennemi de tout ce qui n'est pas juif et qu'il ne peut souffrir dans son temple ni les simulacres des autres dieux, ni la statue de César ni ses propres images. Ils traitent d'impies ceux qui, avec des matières périssables, se fabriquent un dieu à la ressemblance de l'homme. Que ce dieu ne puisse être exprimé par le marbre ni l'airain, on en donne diverses raisons dont quelques-unes, je l'avoue, sont bonnes et conformes à l'idée que nous nous faisons de la divine providence. Mais que penser, ô cher Apollodore, d'un dieu assez ennemi de la république pour ne point admettre dans son sanctuaire les statues du Prince? Que penser d'un dieu qui s'offense des honneurs rendus à d'autres dieux? Et que penser d'un peuple qui prête à ses dieux de pareils sentiments? Les Juifs regardent les dieux des Latins, des Grecs et des Barbares comme des dieux ennemis, et ils poussent la superstition jusqu'à croire qu'ils possèdent de Dieu une pleine et entière connaissance, à laquelle on ne doit rien ajouter, dont on ne saurait rien retrancher.

»Vous le savez, chers amis, ce n'est pas assez de souffrir toutes les religions; il faut les honorer toutes, croire que toutes sont saintes, qu'elles sont égales entre elles par la bonne foi de ceux qui les professent, que semblables à des traits lancés de points différents vers un même but, elles se rejoignent dans le sein de Dieu. Seule, cette religion qui ne souffre qu'elle, ne saurait être tolérée. Si on la laissait croître, elle dévorerait toutes les autres. Que dis-je? une religion si farouche n'est pas une religion, mais plutôt une abligion et non plus un lien qui unit les hommes pieux, mais le tranchant de ce lien sacré. C'est une impiété et la plus grande de toutes. Car, peut-on faire un plus cruel outrage à la divinité que de l'adorer sous une forme particulière et de la vouer en même temps à l'exécration sous toutes les autres formes qu'elle revêt au regard des hommes?

»Quoi! sacrifiant à Jupiter qui porte un boisseau sur la tête, j'interdirais à un homme étranger de sacrifier à Jupiter dont la chevelure, semblable à la fleur d'hyacinthe, descend nue sur ses épaules; et je me croirais encore adorateur de Jupiter, impie que je serais! Non! non! l'homme religieux, lié aux dieux immortels, est également lié à tous les hommes par la religion qui embrasse la terre avec le ciel. Exécrable erreur des Juifs qui se croient pieux en n'adorant que leur Dieu!

—Ils se font circoncire en son honneur, dit Annaeus Mela. Pour dissimuler cette mutilation, ils sont obligés, quand ils vont aux bains publics, de renfermer dans un étui ce qu'on ne doit raisonnablement ni étaler avec ostentation ni cacher comme une ignominie. Car il est également ridicule à un homme de se faire orgueil ou honte de ce qu'il a de commun avec tous les hommes. Ce n'est pas sans raison que nous redoutons, chers amis, le progrès des usages judéens dans l'Empire. Il n'est pas à craindre toutefois que les Romains et les Grecs adoptent la circoncision. Il n'est pas croyable que cet usage pénètre même chez les Barbares, qui pourtant en éprouveraient une moindre disgrâce, puisqu'ils sont, pour la plupart, assez absurdes pour imputer à déshonneur à un homme de se montrer nu devant ses semblables.

—J'y songe! s'écria Lollius. Quand notre douce Canidia, la fleur des matrones de l'Esquilin, envoie ses beaux esclaves aux thermes, elle les oblige à mettre un caleçon, enviant à tout le monde jusqu'à la vue de ce qui lui est le plus cher en eux. Par Pollux! elle sera cause qu'on les croira Juifs, soupçon outrageant, même pour un esclave.

Lucius Cassius reprit d'une âme irritée:

—J'ignore si la démence juive gagnera le monde entier. Mais c'est trop que cette folie se propage parmi les ignorants, c'est trop qu'on la souffre dans l'Empire, c'est trop qu'on laisse subsister cette race fétide, descendue à toutes les hontes, absurde et sordide dans ses moeurs, impie et scélérate dans ses lois, en exécration aux dieux immortels. Le Syrien obscène corrompt la Ville de Rome. Cette humiliation est la peine de nos crimes. Nous avons méprisé les anciens usages et les bonnes disciplines des ancêtres. Ces maîtres de la terre, qui nous l'ont soumise, nous ne les servons plus. Qui pense encore aux aruspices? Qui respecte les augures? Qui révère Mavors et les Jumeaux divins? 0 triste abandon des devoirs religieux! L'Italie a répudié ses dieux indigètes et ses génies tutélaires. Elle est désormais ouverte de toutes parts aux superstitions étrangères et livrée sans défense à la foule impure des prêtres orientaux. Hélas! Rome n'a-t-elle conquis le monde que pour être conquise par les Juifs! Certes, les avertissements ne nous auront pas manqué. Les débordements du Tibre et la disette des grains ne sont pas des signes douteux de la colère divine. Chaque jour nous apporte quelque présage funeste. La terre tremble, le soleil se voile, la foudre éclate dans un ciel pur. Les prodiges succèdent aux prodiges. On a vu des oiseaux sinistres perchés au faîte du Capitole. Sur la rive étrusque, un boeuf a parlé. Des femmes ont enfanté des monstres; une voix lamentable s'est élevée au milieu des jeux du théâtre. La statue de la Victoire a lâché les rênes de son char.

—Les habitants des palais célestes, dit Marcus Lollius, ont d'étranges façons de se faire entendre. S'il veulent un peu plus de graisse et d'encens, qu'ils le disent clairement au lieu de s'exprimer par le tonnerre, les nuages, les corneilles, les boeufs, les statues d'airain et les enfants à deux têtes. Reconnais aussi, Lucius, qu'ils ont trop beau jeu à nous présager des malheurs, puisque, selon le cours naturel des choses, il n'y a pas de jour qui n'amène une infortune privée ou publique.

Mais Gallion semblait touché des douleurs de Cassius.

—Claudius, dit-il, Claudius, bien qu'il dorme toujours, s'est ému d'un si grand péril. Il s'est plaint au Sénat du mépris où étaient tombés les anciens usages. Effrayé du progrès des superstitions étrangères, le Sénat, sur son avis, a rétabli les aruspices. Mais ce ne sont pas seulement les cérémonies du culte, ce sont les coeurs des hommes qu'il faudrait rétablir dans leur pureté première. Romains, vous redemandez vos dieux. Le vrai séjour des dieux en ce monde est l'âme des hommes vertueux. Rappelez en vous les vertus passées, la simplicité, la bonne foi, l'amour du bien public, et les dieux y rentreront aussitôt. Vous serez vous-mêmes des temples et des autels.

Il dit, et, prenant congé de ses amis, gagna sa litière qui, depuis quelques instants, l'attendait près du bosquet de myrtes, pour le porter au tribunal.

Ils s'étaient levés et, derrière lui, quittant les jardins, ils marchaient à pas lents sous un double portique, disposé de manière à ce qu'on y trouvât de l'ombre à toute heure du jour, et qui conduisait des murs de la villa jusqu'à la basilique où le proconsul rendait la justice.

Lucius Cassius, chemin faisant, se plaignait à Méla de l'oubli où étaient tombées les antiques disciplines.

Marcus Lollius, posant la main sur l'épaule d'Apollodore:

—Il me semble que ni notre doux Gallion, ni Méla ni même Cassius n'ont dit pourquoi ils haïssaient si fort les Juifs. Je crois le savoir et veux te le confier, très cher Apollodore. Les Romains qui offrent aux dieux, comme un présent agréable, une truie blanche, ornée de bandelettes, ont en exécration ces Juifs qui refusent de manger du porc. Ce n'est pas en vain que les destins envoyèrent au pieux Énée une laie blanche en présage. Si les dieux n'avaient pas couvert de chênes les royaumes sauvages d'Évandre et de Turnus, Rome ne serait pas aujourd'hui la maîtresse du monde. Les glands du Latium engraissèrent les cochons dont la chair a seule apaisé l'insatiable faim des magnanimes neveux de Rémus. Nos Italiens, dont les corps sont formés de sangliers et de porcs, se sentent offensés par l'orgueilleuse abstinence des Juifs, obstinés à rejeter, ainsi qu'un aliment immonde, ces gras troupeaux, chers au vieux Caton, qui nourrissent les maîtres de l'Univers.

Ainsi, tous quatre, échangeant de faciles propos et goûtant l'ombre douce, ils parvinrent à l'extrémité du portique et virent tout à coup le Forum étincelant de lumière.

A cette heure matinale, il était tout agité du mouvement de la foule sonore. Au milieu de la place se dressait une Minerve d'airain sur un socle où étaient sculptées les Muses, et l'on voyait, à droite et à gauche, un Mercure et un Apollon de bronze, oeuvre d'Hermogène de Cythère. Un Neptune à la barbe verte se tenait debout dans une vasque. Sous les pieds du dieu, un dauphin vomissait de l'eau. Le Forum était de toutes parts environné de monuments dont les hautes colonnes et les voûtes révélaient l'architecture romaine. En face du portique par lequel Méla et ses amis étaient venus, les Propylées, que surmontaient deux chars dorés, bornaient la place publique et conduisaient par un escalier de marbre dans la voie large et droite du Leckhée. De l'un et l'autre côté de ces portes héroïques, régnaient les frontons peints des sanctuaires, le Panthéon et le temple de Diane Éphésienne. Le temple d'Octavie, soeur d'Auguste, dominait le Forum et regardait la mer.

La basilique n'en était séparée que par une ruelle obscure. Elle s'élevait sur deux étages d'arcades, soutenues par des piliers auxquels s'appliquaient des demi-colonnes doriques portant sur une base carrée. On y reconnaissait le style romain qui imprimait son caractère à tous les autres édifices de la ville. Il ne subsistait de la première Corinthe que les débris calcinés d'un vieux temple.

Les arcades inférieures de la basilique étaient ouvertes et servaient de boutiques à des marchands de fruits, de légumes, d'huile, de vin et de friture, à des oiseleurs, des bijoutiers, des libraires et des barbiers. Des changeurs s'y tenaient assis derrière de petites tables couvertes de pièces d'or et d'argent. Et du creux sombre de ces échoppes sortaient des cris, des rires, des appels, des bruits de querelles et des odeurs fortes. Sur les degrés de marbre, partout où l'ombre bleuissait les dalles, des oisifs jouaient aux dés ou aux osselets, des plaideurs se promenaient de long en large avec un air anxieux, des matelots cherchaient gravement les plaisirs auxquels ils dussent consacrer leur argent et des curieux lisaient des nouvelles de Rome rédigées par des Grecs futiles. A cette foule de Corinthiens et d'étrangers se montraient avec obstination des mendiants aveugles, de jeunes garçons épilés et fardés, des marchands d'allumettes et des marins estropiés portant pendu à leur cou le tableau de leur naufrage. Du toit de la basilique les colombes descendaient en troupes sur les grands espaces vides, recouverts de soleil, et becquetaient des graines dans les fentes des dalles chaudes.

Une fille de douze ans, brune et veloutée comme une violette de Zanthe, posa par terre son petit frère qui ne savait pas encore marcher, mit près de lui une écuelle ébréchée, pleine de bouillie avec une cuiller de bois, et lui dit:

—Mange, Comatas, mange et tais-toi, de peur du cheval rouge.

Puis elle courut, une obole à la main, vers le marchand de poissons qui dressait derrière des corbeilles tapissées d'herbes marines sa face ridée et sa poitrine nue, couleur de safran.

Cependant une colombe, voletant au-dessus du petit Comatas, emmêla ses pattes dans les cheveux de l'enfant. Et pleurant et appelant sa soeur à son aide, il criait d'une voix étouffée par les sanglots:

—Ioessa! Ioessa!

Mais Ioessa ne l'entendait pas. Elle cherchait dans les corbeilles du vieillard, parmi les poissons et les coquillages, de quoi charmer la sécheresse de son pain. Elle ne prit ni une grive de mer, ni une smaride, dont la chair est délicate, mais qui valent beaucoup d'argent. Elle emporta, dans le creux de sa robe retroussée, trois poignées d'oursins et d'épines de mer.

Et le petit Comatas, la bouche grande ouverte et buvant ses larmes, ne cessait d'appeler:

—Ioessa! Ioessa!

L'oiseau de Vénus n'enleva pas, à l'exemple de l'aigle de Jupiter, le petit Comatas dans le ciel radieux. Il le laissa à terre, emportant dans son vol, entre ses pattes roses, trois fils d'or d'une chevelure emmêlée.

Et l'enfant, les joues brillantes de larmes et barbouillées de poussière, pressant dans ses petits poings sa cuiller de bois, sanglotait auprès de son écuelle renversée.

Annaeus Méla, suivi de ses trois amis, avait monté les degrés de la basilique. Indifférent au bruit et au mouvement de la multitude vague, il enseignait à Cassius la rénovation future de l'univers:

—Au jour fixé par les dieux, les choses présentes, dont l'ordre et l'arrangement frappent nos regards, seront détruites. Les astres heurteront les astres; toutes les matières qui composent le sol, l'air et les eaux, brûleront d'une seule flamme. Et les âmes humaines, ruines imperceptibles dans la ruine universelle, retourneront en leurs éléments primitifs. Un monde tout neuf….

En prononçant ces mots, Annaeus Méla heurta du pied un dormeur étendu à l'ombre. C'était un vieillard qui avait assemblé avec art sur son corps poudreux les trous de son manteau. Sa besace, ses sandales et son bâton gisaient à son côté.

Le frère du proconsul, toujours amène et bienveillant envers les hommes de la plus humble condition, se serait excusé, mais l'homme couché ne lui en laissa pas le temps.

—Regarde mieux où tu poses le pied, brute, lui cria-t-il, et donne l'aumône au philosophe Posocharès.

—Je vois une besace et un bâton, fit le Romain en souriant. Je ne vois pas encore un philosophe.

Et, comme il allait jeter à Posocharès une pièce d'argent, Apollodore lui arrêta la main.

—Abstiens-toi, Annaeus. Ce n'est pas un philosophe, ce n'est pas même un homme.

—J'en suis un, répondit Méla, si je lui donne de l'argent, et il est un homme s'il prend cet argent. Car, seul de tous les animaux, l'homme fait ces deux choses. Et ne vois-tu pas que, pour un denier, je m'assure que je vaux mieux que lui? Ton maître enseigne que celui qui donne est meilleur que celui qui reçoit.

Posocharès prit la pièce. Puis il vomit sur Annaeus Méla et ses compagnons de grossières injures, les traitant d'orgueilleux et de débauchés et les renvoyant aux prostitués et aux jongleurs qui passaient autour d'eux en balançant les hanches. Après quoi, découvrant jusqu'au nombril son corps velu et ramenant sur son visage les lambeaux de son manteau, il se recoucha de son long sur le pavé.

—N'êtes-vous pas curieux, demanda Lollius à ses compagnons, d'entendre les Juifs exposer dans le prétoire le sujet de leur querelle?

Ils lui répondirent qu'ils n'en avaient nul désir et qu'ils préféraient se promener sous le portique, en attendant le proconsul qui, sans doute, ne tarderait pas à sortir.

—Je ferai donc comme vous, amis, répliqua Lollius. Nous n'y perdrons rien d'intéressant.

»D'ailleurs, ajouta-t-il, les Juifs venus de Kenkhrées pour accompagner les plaideurs ne sont pas tous dans la basilique. En voici un, reconnaissable, mes amis, à son nez recourbé et à sa barbe fourchue. Il s'agite comme la Pythie.

Et Lollius, du regard et du doigt, montrait un étranger maigre, pauvrement vêtu, qui sous le portique vociférait au milieu d'une foule moqueuse:

—Hommes corinthiens, vous vous fiez à tort en votre sagesse, qui n'est que folie. Vous suivez aveuglément les préceptes de vos philosophes, qui vous enseignent la mort et non la vie. Vous n'observez pas la loi naturelle et, pour vous punir, Dieu vous a livrés aux vices contre nature…

Un matelot, qui s'approcha du cercle des curieux, reconnut cet homme, car il murmura en haussant les épaules:

—C'est Stéphanas, le Juif de Kenkhrées, qui apporte encore quelque nouvelle extraordinaire du séjour des nuées où il est monté, si nous l'en croyons.

Et Stéphanas enseignait le peuple:

—Le chrétien est délivré de la loi et de la concupiscence. Il est exempt de la damnation par la miséricorde de Dieu, qui a envoyé son fils unique prendre une chair de péché pour détruire le péché. Mais vous ne serez délivrés que si, rompant avec la chair, vous vivez selon l'esprit.

»Les Juifs observent la loi et ils croient être sauvés par leurs oeuvres. Mais c'est la foi qui sauve, et non les oeuvres. Que leur sert d'être circoncis de fait, si leur coeur est incirconcis?

»Hommes corinthiens, ayez la foi et vous serez incorporés dans la famille d'Abraham.

La foule commençait à rire et à se moquer de ces paroles obscures. Mais le Juif, d'une voix creuse, prophétisait. Il annonçait une grande colère et le feu destructeur qui consumerait le monde.

—Et ces choses arriveront moi vivant, criait-il, et je les verrai de mes yeux. L'heure est venue de nous réveiller du sommeil. La nuit est passée, le jour approche. Les saints seront ravis au ciel et ceux qui n'auront pas cru en Jésus crucifié périront.

Puis, promettant la résurrection des corps, il invoqua Anastasis, au milieu des moqueries de la foule hilare.

A ce moment un homme aux robustes poumons, le boulanger Milon, membre du Sénat de Corinthe, qui depuis quelques instants écoutait le Juif avec impatience, s'approcha de lui, le tira par le bras et le secouant rudement:

—Cesse, misérable, lui dit-il, cesse de débiter ces paroles vaines. Tout cela n'est que contes d'enfants et niaiseries propres à séduire l'esprit des femmes. Comment peux-tu, sur la foi de tes songes, débiter tant de sottises, laissant tout ce qui est beau et ne te plaisant qu'à ce qui est mal, sans même tirer profit de ta haine? Renonce à tes fantômes étranges, à tes desseins pervers, à tes sombres prophéties, de peur qu'un dieu ne t'envoie aux corbeaux pour te punir de tes imprécations contre cette ville et contre l'Empire.

Les citoyens applaudirent aux paroles de Milon.

—Il dit vrai, s'écriaient-ils. Ces Syriens n'ont qu'un dessein: ils veulent affaiblir notre patrie. Ils sont les ennemis de César.

Plusieurs prirent à l'étal des fruitiers des courges et des caroubes, d'autres ramassèrent des coquilles d'huitres, et ils les lancèrent à l'apôtre, qui vaticinait encore.

Jeté à bas du portique, il allait par le Forum, criant sous les huées, l'injure et les coups, souillé d'immondices, sanglant, et demi-nu:

—Mon maître l'a dit, nous sommes les balayures du monde.

Et il exultait de joie.

Les enfants le poursuivirent sur la route de Kenkhrées, en criant:

—Anastasis! Anastasis!

Posocharès ne dormait point. A peine les amis du proconsul s'étaient-ils éloignés, qu'il se souleva sur le coude. Assise à quelques pas de lui, sur une marche, la brune Ioessa broyait entre ses dents de jeune chienne la carapace d'une épine de mer. Le cynique l'appela et fit briller la pièce d'argent qu'il venait de recevoir. Puis, ayant rajusté ses haillons, il se leva, chaussa ses sandales, ramassa son bâton, sa besace, et descendit les degrés. Ioessa vint à lui, lui prit des mains la besace trouée qu'elle posa gravement sur son épaule, comme pour la porter en offrande à l'auguste Cypris, et suivit le vieillard.

Apollodore les vit qui prenaient la route de Kenkhrées pour gagner le cimetière des esclaves et le lieu de supplices, marqué de loin par les nuées de corbeaux qui volaient au-dessus des croix. Le philosophe et la jeune fille y savaient un buisson d'arbouses, toujours désert, et propice aux jeux d'Éros.

A cette vue Apollodore, tirant Méla par un pan de la toge:

—Regarde, lui dit-il. Ce chien n'a pas plus tôt reçu ton aumône, qu'il emmène une enfant pour s'accoupler à elle.

—C'est donc, répondit Mêla, que j'ai donné de l'argent à une sorte d'homme à qui l'argent était très convenable.

Et le petit Comatas, assis sur la dalle chaude et suçant ses pouces, riait de voir un caillou étinceler au soleil.

—Au reste, poursuivit Méla, tu dois reconnaître, ô Apollodore, que la façon dont Posocharès fait l'amour n'est pas de toutes la moins philosophique. Ce chien est plus sage assurément que nos jeunes débauchés du Palatin, qui aiment dans les parfums, les rires et les larmes, avec des langueurs et des fureurs…

Comme il parlait, une rauque clameur s'éleva dans le prétoire et vint étourdir les oreilles du Grec et des trois Romains.

—Par Pollux! s'écria Lollius, les plaideurs que juge notre Gallion crient comme des portefaix et il me semble qu'avec leurs grognements vient jusqu'à nous, à travers les portes, une odeur de sueur et d'oignon.

—Rien n'est plus vrai, dit Apollodore. Mais si Posocharès était un philosophe et non un chien, loin de sacrifier à la Vénus des carrefours, il fuirait la race entière des femmes et s'attacherait uniquement à un jeune garçon dont il ne contemplerait la beauté extérieure que comme l'expression d'une beauté intérieure plus noble et plus précieuse.

—L'amour, reprit Méla, est une passion abjecte. Il trouble les conseils, brise les desseins généreux et tire les pensées les plus hautes aux soins les plus vils. Il ne saurait habiter un esprit sensé. Ainsi que le poète Euripide nous l'enseigne….

Méla n'acheva pas. Précédé des licteurs qui écartaient la foule, le proconsul sortit de la basilique et s'approcha de ses amis.

—Je n'ai pas été longtemps séparé de vous, dit-il. La cause que j'étais appelé à juger était aussi mince que possible et très ridicule. En entrant dans le prétoire, je le trouvai envahi par une troupe bigarrée de ces Juifs qui vendent aux marins, sur le port de Kenkhrées, dans des boutiques sordides, des tapis, des étoffes et de menus joyaux d'or et d'argent. Ils remplissaient l'air de glapissements aigus et d'une farouche odeur de bouc. J'eus du mal à saisir le sens de leurs paroles et il me fallut faire effort pour comprendre que l'un de ces Juifs, nommé Sosthène, qui se disait le chef de la synagogue, accusait d'impiété un autre Juif, celui-là fort laid, bancroche et chassieux, nommé Paul ou Saul, originaire de Tarse, qui exerce depuis quelque temps à Corinthe son métier de tapissier et s'est associé à des Juifs expulsés de Rome pour fabriquer des toiles de tente et ces vêtements ciliciens de poil de chèvre. Ils parlaient tous à la fois, en bien mauvais grec. Je saisis pourtant que ce Sosthène faisait un crime à ce Paul d'être venu dans la maison où les Juifs de Corinthe ont coutume de s'assembler chaque samedi, et d'y avoir pris la parole pour séduire ses coreligionnaires et leur persuader de servir leur dieu d'une manière contraire à leur loi. Je n'ai pas voulu en entendre davantage. Et les ayant fait taire, non sans peine, je leur dis que, s'ils étaient venus se plaindre à moi de quelque injustice ou de quelque violence dont ils eussent souffert, je les aurais écoutés patiemment, et avec toute l'attention nécessaire; mais que, puisqu'il s'agissait uniquement d'une querelle de mots et d'un différend sur les termes de leur loi, ce n'était pas mon affaire et que je ne pouvais pas être juge dans une cause de cette espèce. Puis je les congédiai sur ces mots: «Videz vos querelles entre vous comme vous l'entendrez.»

—Et qu'ont-ils dit? demanda Cassius. Se sont-ils soumis, Gallion, de bonne grâce à un arrêt si sage?

—Il n'est pas dans la nature des brutes, répondit le proconsul, de goûter la sagesse. Ces gens ont accueilli mon arrêt par d'aigres murmures dont je n'ai pris, comme vous pensez, nul souci. Je les ai laissés criant et se débattant au pied du tribunal. A ce que j'ai cru voir, c'est le plaignant qui reçut le plus de coups. Si mes licteurs n'y mettent ordre, il restera sur le carreau. Ces Juifs du port sont très ignares et, comme la plupart des ignorants, n'ayant pas la faculté de soutenir par des raisons la vérité de ce qu'ils croient, ils ne savent disputer qu'à coups de pied et à coups de poing.

»Les amis de ce petit Juif difforme et chassieux, nommé Paul, semblent particulièrement habiles à cette sorte de controverse. Dieux bons! comme ils prenaient avantage sur le chef de la synagogue en l'accablant d'une grêle de coups et en l'écrasant sous leurs talons! D'ailleurs, je ne doute pas que les amis de Sosthène, s'ils avaient été les plus forts, n'eussent traité Paul comme les amis de Paul ont traité Sosthène.

Méla félicita le proconsul.

—Tu fis bien, ô mon frère, de renvoyer dos à dos ces misérables plaideurs.

—Pouvais-je agir autrement? répliqua Gallion. Comment aurais-je jugé entre ce Sosthène et ce Paul qui sont aussi stupides et aussi extravagants l'un que l'autre?…. Si je les traite avec mépris, ne croyez pas, mes amis, que ce soit parce qu'ils sont faibles et pauvres, parce que Sosthène sent le poisson salé et parce que Paul s'est usé les doigts et l'esprit à tisser des tapis et des toiles de tente. Non! Philémon et Baucis étaient pauvres et ils étaient dignes des plus grands honneurs. Les dieux ne refusèrent point de s'asseoir à leur table frugale. La sagesse élève un esclave au-dessus de son maître. Que dis-je? un esclave vertueux est supérieur aux dieux. S'il les égale en sagesse, il les surpasse par la beauté de l'effort. Ces Juifs ne sont méprisables que parce qu'ils sont grossiers et que nulle image de la divinité ne brille en eux.

A ces mots, Marcus Lollius sourit:

—Les dieux, en effet, dit-il, ne visitent guère les Syriens qui vivent dans les ports parmi les marchands de fruits et les prostituées.

—Les Barbares eux-mêmes, reprit le proconsul, ont quelque connaissance des dieux. Sans parler des Égyptiens qui, dans les temps antiques, furent des hommes pleins de piété, il n'est pas de peuple, dans la riche Asie, qui n'ait su rendre un culte soit à Jupiter, soit à Diane, à Vulcain, à Junon ou à la mère des Aenéades. Ils donnent à ces divinités des noms étranges, des formes confuses et leur offrent parfois des victimes humaines; mais ils reconnaissent leur puissance. Seuls les Juifs ignorent la providence des dieux. Je ne sais si ce Paul, que les Syriens nomment également Saul, est aussi superstitieux que les autres et aussi obstiné dans ses erreurs; je ne sais quelle obscure idée il se fait des dieux immortels et, à vrai dire, je ne suis pas curieux de le savoir. Que peut-on apprendre de ceux qui ne savent rien? C'est, à proprement parler, s'instruire dans l'ignorance. D'après quelques propos confus qu'il a tenus devant moi, en réponse à son accusateur, j'ai cru comprendre qu'il se sépare des prêtres de sa nation, qu'il répudie la religion des Juifs et qu'il adore Orphée sous un nom étranger, que je n'ai pas retenu. Ce qui me le fait supposer, c'est qu'il parle avec respect d'un dieu, ou plutôt d'un héros qui serait descendu dans les enfers et remonté au jour après avoir erré parmi les pâles ombres des morts. Peut-être a-t-il voué un culte à Mercure souterrain. Mais je croirais plus volontiers qu'il adore Adonis, car il m'a semblé entendre qu'à l'exemple des femmes de Biblos, il plaignait les souffrances et la mort d'un dieu.

»Ces dieux adolescents, qui meurent et ressuscitent, abondent sur la terre d'Asie. Les courtisanes syriennes en ont apporté plusieurs à Rome et ces célestes adolescents plaisent plus qu'il ne conviendrait aux femmes honnêtes. Nos matrones ne rougissent pas de célébrer en secret leurs mystères. Ma Julie, si prudente et si réservée, m'a plusieurs fois demandé ce qu'il fallait en croire. «Quel dieu, lui ai-je répondu avec indignation, quel dieu que celui qui se plaît aux hommages furtifs d'une femme mariée! Une femme ne doit avoir d'autres amis que ceux de son mari. Et les dieux ne sont-ils pas nos premiers amis?»

—Cet homme de Tarse, demanda le philosophe Apollodore, ne vénère-t-il pas plutôt Typhon, que les Égyptiens nomment Séthus? On dit qu'un dieu à tête d'âne est en honneur dans une certaine secte juive. Ce dieu ne peut être que Typhon et je ne serais pas surpris que les tisserands de Kenkhrées entretiennent un commerce secret avec l'Immortel qui, au rapport de notre doux Marcus, inonda la marchande de gâteaux d'une urine céleste.

—Je ne sais, reprit Gallion. On dit, à la vérité, que plusieurs Syriens s'assemblent pour célébrer en secret le culte d'un dieu à tête d'âne. Et il se peut que Paul soit de ceux-là. Mais qu'importé l'Adonis, le Mercure, l'Orphée ou le Typhon de ce Juif! Il ne régnera jamais que sur ces diseuses de bonne aventure, ces usuriers et ces marchands sordides qui, dans les ports de mer, dépouillent les marins. Tout au plus pourra-t-il conquérir, dans les faubourgs des grandes villes, quelques poignées d'esclaves.

—Eh! eh! s'écria Marcus Lollius en éclatant de rire, voyez-vous ce hideux Paul fondant une religion d'esclaves? Par Castor! ce serait une merveilleuse nouveauté. Si d'aventure le dieu des esclaves (Jupiter détourne ce présage!) escaladait l'Olympe et en chassait les dieux de l'Empire, que ferait-il à son tour? Comment exercerait-il sa puissance sur le monde étonné? Je serais curieux de le voir à l'ouvrage. Sans doute il prolongerait les Saturnales tout le long de l'année. Il ouvrirait aux gladiateurs la carrière des honneurs, établirait les prostituées de Subure dans le temple de Vesta et ferait, peut-être, de quelque misérable bourgade de Syrie la capitale du monde.

Lollius aurait poursuivi longtemps encore ce badinage, si Gallion ne l'eût arrêté.

—Marcus, n'espère pas voir ces merveilleuses nouveautés, dit-il. Bien que les hommes soient capables de grandes folies, ce n'est pas un petit tapissier juif qui saurait les séduire avec son mauvais grec et ses contes d'un Orphée syrien. Le dieu des esclaves ne pourrait que fomenter des révoltes et des guerres serviles, qui seraient vite étouffées dans le sang, et il périrait bientôt lui-même avec ses adorateurs, dans un amphithéâtre, sous la dent des bêtes féroces, aux applaudissements du peuple romain.

»Laissons Paul et Sosthène. Leur pensée ne nous serait d'aucun secours dans les recherches que nous poursuivions avant qu'ils nous eussent interrompus si malencontreusement. Nous nous efforcions de connaître l'avenir que les dieux nous réservent, non à vous, mes chers amis, et à moi en particulier (car nous sommes disposés à souffrir tout ce qui sera), mais à la patrie et au genre humain, dont nous avons l'amour et la charité. Ce n'est pas ce tapissier juif, aux paupières enflammées, qui pourrait nous dire, quoi qu'en pense Marcus, le nom du dieu qui détrônera Jupiter.

Gallion interrompit son discours pour congédier les licteurs qui se tenaient rangés immobiles devant lui, les faisceaux à l'épaule.

—Nous n'avons pas besoin de ces verges et de ces haches, fit-il en souriant. La parole est notre seule arme. Puisse, un jour, l'univers n'en plus connaître d'autres! Si vous n'êtes point fatigués, allons, mes amis, vers la fontaine Pirène. Nous trouverons à mi-chemin un antique figuier sous lequel Médée trahie médita, dit-on, sa vengeance cruelle. Les Corinthiens vénèrent cet arbre en mémoire de cette reine jalouse et y suspendent des tablettes votives: car Médée ne leur a fait que du bien. Il a plongé dans la terre des branches qui y ont jeté des racines et se couronne encore d'un épais feuillage. Assis à son ombre, nous y attendrons, en conversant, l'heure du bain.

Les enfants, lassés de poursuivre Stéphanas, jouaient aux osselets sur le bord du chemin. L'apôtre marchait à grands pas, quand il rencontra, près du lieu des supplices, une troupe de Juifs, qui venaient de Kenkhrées pour savoir le jugement du proconsul touchant la synagogue. C'étaient des amis de Sosthène. Ils étaient fort irrités contre le Juif de Tarse et ses compagnons qui voulaient changer la loi. Observant cet homme qui essuyait avec sa manche ses yeux aveuglés de sang, ils crurent le reconnaître, et l'un d'eux lui demanda, en lui tirant la barbe, s'il n'était pas Stéphanas, compagnon de Paul.

Il répondit avec orgueil:

—Vous voyez celui-là!

Mais il était déjà à terre, foulé aux pieds. Les Juifs ramassaient des pierres en criant:

—C'est un blasphémateur! Lapidons-le!

Deux des plus zélés arrachaient la borne milliaire, plantée par les Romains, et s'efforçaient de la lancer. Les pierres tombaient avec un bruit sourd sur les os décharnés de l'apôtre, qui hurlait:

—0 délices des plaies! ô joie des supplices! ô rafraîchissement des tortures! Je vois Jésus.

A quelques pas de là, le vieillard Posocharès, sous un buisson d'arbouses, au murmure d'une source, pressait dans ses bras les flancs polis d'Ioessa. Importuné du bruit, il grogna d'une voix étouffée dans les cheveux de la jeune fille:

—Fuyez, viles brutes; et ne troublez pas les jeux d'un philosophe.

Quelques instants après, un centurion qui passait sur la route déserte releva Stéphanas, lui fit boire une gorgée de vin, et lui donna du linge pour bander ses blessures.

Cependant, Gallion, assis avec ses amis sous l'arbre de Médée, disait:

—Si vous voulez connaître le successeur du maître des hommes et des dieux, méditez les paroles du poète:

L'épouse de Jupiter enfantera un fils plus puissant que son père.

»Ce vers désigne, non pas l'auguste Junon, mais la plus illustre des mortelles auxquelles s'unit l'Olympien qui changea tant de fois de formes et d'amours. Il me paraît certain que le gouvernement de l'univers doit passer à Hercule. Cette opinion est depuis longtemps établie dans mon esprit sur des raisons tirées non seulement des poètes, mais encore des philosophes et des savants. J'ai, pour ainsi dire, salué par avance l'avenement du fils d'Alcmène, au dénouement de ma tragédie d'Hercule sur l'Oeta, qui se termine par ces vers:

0 toi, grand vainqueur des monstres et pacificateur du monde, sois-nous propice. Regarde la terre, et, si quelque monstre d'une forme nouvelle épouvante les hommes, détruis-le d'un coup de foudre. Tu sauras mieux que ton père lancer le tonnerre.

»J'augure favorablement du règne prochain d'Hercule. Il montra dans sa vie terrestre une âme patiente et tendue vers de hautes pensées. Il terrassa les monstres. Quand la foudre armera son bras, il ne laissera pas un nouveau Caïus gouverner impunément l'Empire. La vertu, la simplicité antique, le courage, l'innocence et la paix régneront avec lui. Voilà mon oracle!

Et Gallion, s'étant levé, congédia ses amis en ces mots:

—Portez-vous bien et aimez-moi.

III

Quand Nicole Langelier eut achevé sa lecture, les oiseaux annoncés par
Giacomo Boni couvrirent de leurs cris amicaux le Forum désert.

Le ciel étendait sur les ruines romaines le voile cendré du soir; les jeunes lauriers plantés sur la voie Sacrée élevaient dans l'air léger leurs rameaux noirs comme des bronzes antiques, et les flancs du Palatin se revêtaient d'azur.

—Langelier, vous n'avez pas imaginé cette histoire, dit M. Goubin, qu'on ne trompait pas aisément. Le procès intenté par Sosthène à saint Paul devant le tribunal de Gallion, proconsul d'Achaïe, est dans les Actes des Apôtres.

Nicole Langelier en convint sans difficulté.

—Il y est, dit-il, au chapitre XVIII, et remplit les versets 12 à 17, que je puis vous lire, car j'en ai pris copie sur un feuillet de mon manuscrit.

Et il lut:

12. Or, Gallion étant proconsul d'Achaïe, les Juifs d'un commun accord s'élevèrent contre Paul, et le menèrent à son tribunal,

13. En disant: «Celui-ci veut persuader aux hommes d'adorer Dieu d'une manière contraire à la loi.»

14. Et Paul étant près de parler pour sa défense, Gallion dit aux Juifs: «O Juifs, s'il s'agissait de quelque injustice, ou de quelque mauvaise action, je me croirais obligé de vous entendre avec patience.

15. »Mais s'il ne s'agit que de contestations de doctrine, de mots, et de votre loi démélez vos différends comme vous l'entendrez: car je ne veux point m'en rendre juge.»

16. Il les fit retirer ainsi de son tribunal.

17. Et tous ayant saisi Sosthène, chef d'une synagogue, le battirent devant le tribunal sans que Gallion s'en mît en peine.

»Je n'ai rien inventé, ajouta Langelier. D'Annaeus Méla et de Gallion son frère, on sait peu de chose. Mais il est certain qu'ils comptaient parmi les hommes les plus intelligents de leur temps. Quand l'Achaïe, province sénatoriale sous Auguste, province impériale sous Tibère, fut rendue au Sénat par Claude, Gallion y fut envoyé comme proconsul. Il devait sans doute cet emploi au crédit de son frère Sénèque; mais peut-être fut-il choisi pour sa connaissance de la littérature grecque et comme un homme agréable à ces professeurs athéniens dont les Romains admiraient l'esprit. Il était très instruit. Il avait écrit un livre des questions naturelles et composé, croit-on, des tragédies. Ces ouvrages sont tous perdus, à moins qu'il ne se trouve quelque chose de lui dans ce recueil de déclamations tragiques attribué, sans raisons suffisantes, à son frère le philosophe. J'ai supposé qu'il était stoïcien et pensait, sur beaucoup de points, comme ce frère illustre. C'est extrêmement probable. Mais tout en lui prêtant des propos vertueux et tendus, je me suis bien gardé de lui attribuer une doctrine arrêtée. Les Romains d'alors mêlaient les idées d'Épicure à celles de Zénon. En prêtant cet éclectisme à Gallion, je ne courais pas grand risque de me tromper. Je l'ai représenté comme un homme aimable. Il est certain qu'il l'était. Sénèque a dit de lui que personne ne l'aimait médiocrement. Sa douceur était universelle. Il recherchait les honneurs.

»Son frère Annaeus Méla, tout au contraire, les fuyait. Nous avons à cet égard le témoignage de Sénèque le philosophe et celui de Tacite. Quand la mère des trois Sénèques, Helvia, perdit son mari, le plus célèbre de ses fils composa pour elle un petit traité philosophique. En un endroit de cet ouvrage, il l'exhorte à penser qu'il lui reste, pour la rattacher à la vie, des enfants tels que Gallion et Méla, différents de caractère, mais également dignes de son affection.

»—Jette les yeux sur mes frères, lui dit-il à peu près. Peux-tu, tant qu'ils vivront, accuser la fortune? Tous deux, par la diversité de leurs vertus, charmeront tes ennuis. Gallion est parvenu aux honneurs par ses talents. Méla les a dédaignés par sa sagesse. Jouis de la considération de l'un, de la tranquillité de l'autre, de l'amour de tous deux. Je connais les intimes sentiments de mes frères. Gallion recherche les dignités pour t'en faire un ornement. Méla embrasse une vie douce et paisible pour se consacrer à toi.

»Enfant sous le principat de Néron, Tacite n'avait point connu les Sénèques. Il n'a fait que recueillir les bruits qui, de son temps, couraient sur eux. Il dit que, si Méla s'éloignait des honneurs, c'était par raffinement d'ambition et pour égaler, simple chevalier romain, le crédit des consulaires. Après avoir administré lui-même les grands domaines qu'il possédait en Bétique, Méla vint à Rome et se fit nommer administrateur des biens de Néron. On en conclut qu'il était habile en affaires, et même on le soupçonna de n'être pas aussi désintéressé qu'il voulait le paraître. C'est possible. Les Sénèques, qui affichaient le mépris des richesses, en possédaient d'immenses, et l'on a grand'peine à croire le précepteur de Néron quand il se représente fidèle, au milieu du luxe des meubles et des jardins, à sa chère pauvreté. Pourtant les trois fils d'Helvia n'étaient pas des âmes communes. Méla eut d'Atilla, sa femme, un fils, Lucain le poète. Il paraît que le talent de Lucain jeta un grand éclat sur le nom de son père. Les lettres étaient alors en honneur, et l'on mettait l'éloquence et la poésie au-dessus de tout.

»Sénèque, Méla, Lucain, Gallion périrent avec les complices de Pison. Sénèque le philosophe était déjà vieux. Tacite, qui n'avait pas été témoin de sa mort, nous en donne le spectacle. On sait par lui comment le précepteur de Néron se coupa les veines dans son bain, et comment sa jeune femme Pauline voulut mourir avec lui, d'une mort semblable. Sur l'ordre de Néron, on banda les poignets que Pauline s'était fait ouvrir. Elle vécut, gardant une pâleur mortelle. Tacite rapporte que le jeune Lucain, soumis à la torture, dénonça sa mère. Cette infamie serait certaine, qu'il en faudrait d'abord accuser l'atrocité des supplices. Mais il y a une raison de n'y pas croire. Lucain, si la souffrance lui arracha les noms de plusieurs conjurés, ne prononça pas celui d'Atilla, puisqu'Atilla ne fut point inquiétée, alors que toute délation était crue aveuglément.

»Après la mort de Lucain, Méla recueillit avec trop de hâte et d'attention la succession de son fils. Un ami du jeune poète, qui, sans doute, convoitait cet héritage, se fit l'accusateur de Méla. On supposa le père initié au secret de la conjuration et l'on produisit une fausse lettre de Lucain. Néron, après l'avoir lue, ordonna qu'elle fût apportée à Méla. A l'exemple de son frère et de tant de victimes de Néron, Méla se fit ouvrir les veines, après avoir légué aux affranchis de César une grande somme d'argent, pour conserver le reste à la malheureuse Atilla. Gallion ne survécut pas à ses deux frères; il se donna la mort.

»Ainsi périrent tragiquement ces hommes agréables et cultivés. J'ai fait parler deux d'entre eux à Corinthe, Gallion et Méla. Méla voyageait beaucoup. Son fils Lucain, encore enfant, visitait Athènes au moment où Gallion était proconsul d'Achaïe. J'ai donc pu supposer avec vraisemblance que Méla se trouvait alors à Corinthe avec son frère. J'ai imaginé que deux jeunes Romains, d'une illustre naissance, et un philosophe de l'Aréopage, accompagnaient le proconsul. En cela je n'ai pas pris une excessive liberté, puisque les intendants, les procurateurs, les propréteurs, les proconsuls, que l'empereur et le Sénat envoyaient gouverner les provinces, avaient toujours avec eux des fils de grandes familles, qui venaient s'instruire aux affaires par leur exemple, et des hommes d'un esprit subtil comme mon Apollodore, le plus souvent des affranchis, qui leur servaient de secrétaires. Enfin, je me suis persuadé que, au moment où saint Paul fut amené devant la justice romaine, le proconsul et ses amis s'entretenaient librement des sujets les plus divers, art, philosophie, religion, politique, et qu'ils laissaient percer, à travers des curiosités variées, une préoccupation constante de l'avenir. Il y a quelques chances, en effet, pour que, ce jour-là tout aussi bien qu'un autre jour, ils se soient efforcés de découvrir la destinée future de Rome et du monde. Gallion et Méla comptaient parmi les plus hautes et les plus libres intelligences de l'époque. C'est une disposition ordinaire aux esprits de cette valeur de rechercher dans le présent et dans le passé les conditions de l'avenir. J'ai remarqué chez les hommes les plus savants et les mieux avertis que j'aie connus, Renan, Berthelot, une tendance marquée à jeter, au hasard de la conversation, des utopies rationnelles et des prophéties scientifiques.

—Ainsi, dit Joséphin Leclerc, voilà un des hommes les plus instruits de son temps, un homme versé dans les spéculations philosophiques, rompu à la pratique des affaires et dont l'esprit était aussi libre, aussi large que pouvait l'être l'esprit d'un Romain, Gallion, frère de Sénèque, l'ornement et la lumière de son siècle. Il s'inquiète de l'avenir, il s'efforce de reconnaître le mouvement qui emporte le monde, il recherche les destinées de l'Empire et des dieux. A ce moment, par une fortune unique, il rencontre saint Paul; l'avenir qu'il cherche passe devant lui et il ne le reconnaît pas. Quel exemple de l'aveuglement qui frappe, devant une révélation inattendue, les esprits les plus éclairés et les intelligences les plus pénétrantes!

—Je vous prie de remarquer, cher ami, répondit Nicole Langelier, qu'il n'était pas bien facile à Gallion de converser avec saint Paul. On ne voit pas comment ils auraient pu échanger des idées. Saint Paul avait du mal à s'exprimer, et c'est à grand'peine qu'il se faisait entendre des gens qui vivaient et pensaient à peu près comme lui. Il n'avait jamais adressé la parole à un homme cultivé. Il n'était nullement préparé à conduire sa pensée et à suivre celles d'un interlocuteur. Il ignorait la science grecque. Gallion, habitué à la conversation des gens instruits, avait fait un long usage de sa raison. Il ne connaissait pas les sentences des Rabbins. Qu'est-ce que ces deux hommes auraient bien pu se dire?

»Ce n'est pas qu'il fût impossible à un Juif de causer avec un Romain. Les Hérodes avaient un tour de langage qui plaisait à Tibère et à Caligula. Flavius Josèphe et la reine Bérénice tenaient des propos agréables à Titus, destructeur de Jérusalem. Nous savons bien qu'il se trouva toujours des Juifs en ornements chez les antisémites. C'étaient des meschoumets. Paul était un nabi. Ce Syrien ardent et fier, dédaigneux des biens que recherchent tous les hommes, avide de pauvreté, ambitieux d'outrages et d'humiliations, mettant toute sa joie à souffrir, ne savait qu'annoncer ses visions enflammées et sombres, sa haine de la vie et de la beauté, ses colères absurdes, sa charité furieuse. Hors de là, il n'avait rien à dire. En vérité, je ne découvre qu'un sujet sur lequel il aurait pu s'accorder avec le proconsul d'Achaïe. C'est Néron.

»Saint Paul, à cette époque, n'avait guère entendu parler, sans doute, du jeune fils d'Agrippine, mais en apprenant que Néron était destiné à l'Empire, il aurait été tout de suite néronien. Il le devint plus tard. Il l'était encore, après que Néron eut empoisonné Britannicus. Non qu'il fût capable d'approuver un fratricide, mais parce qu'il avait un respect infini du gouvernement. «Que chacun soit soumis aux puissances régnantes, écrivait-il à ses églises. Les gouvernants font peur au mal. Ils ne font pas peur au bien. Veux-tu ne pas craindre l'autorité? Fais le bien et tu obtiendras d'elle des louanges.» Gallion aurait peut-être trouvé ces maximes un peu simples, un peu plates; il n'aurait pu les désapprouver entièrement. Mais s'il est un sujet qu'il n'aurait pas été tenté d'aborder en causant avec un tapissier juif, c'est bien le gouvernement des peuples et l'autorité de l'empereur. Encore une fois, qu'est-ce que ces deux hommes auraient bien pu se dire?

»De notre temps, lorsqu'en Afrique un fonctionnaire européen, si vous voulez, le gouverneur général du Soudan pour Sa Majesté britannique, ou notre gouverneur de l'Algérie, rencontre un fakir ou un marabout, leur conversation se réduit forcément à peu de chose. Saint Paul était, pour un proconsul, ce qu'est un marabout pour notre gouverneur civil de l'Algérie. Une conversation de Gallion et de saint Paul n'aurait eu que trop de ressemblance, j'imagine, avec la conversation du général Desaix et de son derviche. Après la bataille des Pyramides, le général Desaix, à la tête de douze cents cavaliers, poursuivit, dans la Haute-Égypte, les mamelouks de Mourad-bey. Se trouvant à Girgeh, il apprit qu'un vieux derviche, qui avait acquis parmi les Arabes une grande réputation de science et de sainteté, habitait près de cette ville. Desaix avait de la philosophie et de l'humanité. Curieux de connaître un homme estimé de ses semblables, il fit appeler le derviche au quartier général, le reçut honorablement et entra en conversation avec lui au moyen d'un interprète:

»—Vénérable vieillard, les Français sont venus porter en Egypte la justice et la liberté.

»—Je savais qu'ils viendraient, répondit le derviche.

»—Comment le savais-tu?

»—Par une éclipse de soleil.

»—Comment une éclipse de soleil put-elle t'instruire des mouvements de nos armées?

»—Les éclipses sont causées par l'ange Gabriel qui se met devant le soleil pour annoncer aux croyants les malheurs dont ils sont menacés.

»—Vénérable vieillard, tu ignores la vraie cause des éclipses; je vais te la faire connaître.

»Aussitôt, saisissant un bout de crayon et un chiffon de papier, il trace des figures:

»—Soit A le soleil, B la lune, C la terre, etc…

»Et, quand il eut terminé sa démonstration:

»—Voilà, dit-il, la théorie des éclipses de soleil.

»Et comme le derviche murmurait quelques paroles:

»—Que dit-il? demanda le général à l'interprète.

»—Mon général, il dit que c'est l'ange Gabriel qui cause les éclipses en se mettant devant le soleil.

»—C'est donc un fanatique! s'écria Desaix.

»Et il chassa le derviche à grands coups de pied au cul.

»J'imagine que la conversation, si elle s'était engagée entre saint Paul et Gallion, aurait fini à peu près comme le dialogue du derviche et du général Desaix.

—Encore est-il vrai, objecta Joséphin Leclerc, qu'entre l'apôtre saint Paul et le derviche du général Desaix il y a tout au moins cette différence que le derviche n'a pas imposé sa foi à l'Europe. Et vous conviendrez que l'honorable sous-secrétaire d'État aux colonies de Sa Majesté Britannique n'a pas rencontré sans doute le marabout qui donnera son nom à la plus vaste église de Londres; vous conviendrez que notre gouverneur civil de l'Algérie ne s'est pas trouvé en présence du fondateur d'une religion que croira et professera un jour la majorité des Français. Ces fonctionnaires n'ont pas vu l'avenir se dresser devant eux sous une forme humaine. Le proconsul d'Achaïe l'a vu.

—Il n'en était pas moins impossible à Gallion, répliqua Langelier, de mener avec saint Paul une conversation soutenue sur quelque grand sujet de morale ou de philosophie. Je sais bien, et vous n'ignorez pas sans doute que, vers le Ve siècle de l'ère chrétienne, on croyait que Sénèque avait connu saint Paul à Rome et admiré la doctrine de l'apôtre. Cette fable put se répandre dans le triste obscurcissement de l'esprit humain qui suivit de si près l'âge de Tacite et de Trajan. Pour l'accréditer, des faussaires, comme il en pullulait parmi les chrétiens, fabriquèrent une correspondance dont saint Jérôme et saint Augustin parlent avec considération. Si ces lettres sont celles qui nous sont parvenues sous les noms de Paul et de Sénèque, il faut que ces Pères ne les aient pas lues ou qu'ils eussent peu de discernement. C'est l'ouvre inepte d'un chrétien qui ignorait tout de l'époque de Néron et était bien incapable d'imiter le style de Sénèque. Est-il besoin de dire que les grands docteurs du moyen âge crurent fermement à la vérité des relations et à l'authenticité des lettres? Mais les humanistes de la Renaissance n'eurent pas de peine à démontrer l'invraisemblance et la fausseté de ces inventions. Il importe peu que Joseph de Maistre ait ramassé en passant cette vieillerie avec beaucoup d'autres. Personne n'y fait plus attention et désormais c'est seulement dans les jolis romans destinés aux gens du monde par des auteurs pleins de spiritualisme et d'adresse, que les apôtres de la primitive Église conversent abondamment avec les philosophes et les élégants de la Rome impériale et exposent à Pétrone ravi les beautés les plus fraîches du christianisme. Le dialogue du Gallion, que vous venez d'entendre, a moins d'agrément et plus de vérité.

—Je ne le nie pas, répliqua Joséphin Leclerc, et je crois que les personnages de ce dialogue pensent et parlent comme ils devaient réellement penser et parler et qu'ils n'ont que des idées de leur temps. C'est là, ce me semble, le mérite de cet ouvrage, et c'est aussi pourquoi j'en raisonne comme si je m'appuyais sur un texte historique.

—Vous le pouvez, dit Langelier. Je n'y ai rien mis que je ne puisse autoriser d'une référence.

—Fort bien, reprit Joséphin Leclerc; nous venons donc d'entendre un philosophe grec et plusieurs Romains lettrés rechercher ensemble les destinées futures de leur patrie, de l'humanité, de la terre, s'efforcer de découvrir le nom du successeur de Jupiter. Tandis qu'ils se livrent à cette recherche anxieuse, l'apôtre du dieu nouveau parait devant eux et ils le méprisent. Je dis qu'en cela ils manquent singulièrement de clairvoyance et perdent par leur faute une occasion unique de s'instruire sur ce qu'ils avaient un si grand désir de connaître.

—Il vous parait évident, cher ami, répondit Nicole Langelier, que Gallion, s'il avait su s'y prendre, aurait obtenu de saint Paul le secret de l'avenir. C'est peut-être, en effet, la première opinion qui vient à l'esprit et c'est aussi celle que beaucoup ont gardée. Renan, après avoir rapporté, d'après les Actes, cette singulière entrevue de Gallion et de saint Paul, n'est pas éloigné de voir la marque d'un esprit étroit et léger dans ce dédain que le proconsul éprouva pour le Juif de Tarse qui comparaissait à son tribunal. Il en prend occasion pour déplorer la mauvaise philosophie des Romains. «Que les gens d'esprit, s'écrie-t-il, ont parfois peu de prévoyance! Il s'est trouvé plus tard que la querelle de ces sectaires abjects était la grande affaire du siècle.» Renan semble croire que le proconsul d'Achaïe n'avait qu'à écouter ce tapissier pour être aussitôt averti de la révolution spirituelle qui se préparait dans l'univers et pénétrer le secret de l'humanité future. Et c'est aussi sans doute ce que tout le monde pense à première vue. Pourtant, avant d'en décider, regardons-y d'un peu près; voyons à quoi l'un et l'autre s'attendaient et cherchons lequel des deux fut, après tout, le meilleur prophète.

»Premièrement, Gallion croyait que le jeune Néron serait un empereur philosophe, gouvernerait d'après les maximes du portique et ferait les délices du genre humain. Il se trompait et les raisons de son erreur ne sont que trop claires. Son frère Sénèque était le précepteur du fils d'Agrippine; son neveu, le petit Lucain, vivait familièrement avec le jeune prince. L'intérêt de sa famille et son propre intérêt attachaient le proconsul à la fortune de Néron. Il croyait que Néron serait un excellent empereur parce qu'il le désirait. L'erreur vient plutôt d'une faiblesse de caractère que d'un défaut d'esprit. Au reste Néron était alors un adolescent plein de douceur; et les premières années de son principat ne devaient pas démentir les espérances des philosophes. Deuxièmement, Gallion croyait que la paix régnerait sur le monde après le châtiment des Parthes. Il se trompait, faute de connaître les vraies dimensions de la terre. Il croyait à tort que l'orbis romanus s'étendait sur tout le globe, que le monde habitable finissait aux rives brûlantes ou glacées, aux fleuves, aux montagnes, aux sables, aux déserts atteints par les aigles romaines et que les Germains et les Parthes habitaient les confins de l'univers. On sait ce que cette erreur, commune à tous les Romains, coûta de larmes et de sang à l'Empire. Troisièmement, Gallion, sur la foi des oracles, croyait à l'éternité de Rome. Il se trompait si l'on prend sa prophétie au sens étroit et littéral. Il ne se trompait pas si l'on considère que Rome, la Rome de César et de Trajan, nous a donné ses coutumes et ses lois et que la civilisation moderne procède de la civilisation romaine. C'est à la place auguste où nous sommes, du haut de la tribune rostrale et dans la curie que fut délibéré le sort de l'univers et conçue la forme dans laquelle les peuples sont encore aujourd'hui contenus. Notre science est fondée sur la science grecque que Rome nous a transmise. Le réveil de la pensée antique au XVe siècle en Italie, au XVIe siècle en France et en Allemagne, fit renaître l'Europe à la science et à la raison. Le proconsul d'Achaïe ne se trompait pas. Rome n'est pas morte puisqu'elle vit en nous. Considérons en quatrième lieu les idées philosophiques de Gallion. Sans doute il n'avait pas une très bonne physique et il n'interprétait pas toujours avec une suffisante précision les phénomènes naturels. Il faisait de la métaphysique comme un Romain; c'est-à-dire sans finesse. Au fond il n'estimait la philosophie que pour son utilité et s'attachait surtout aux questions morales. En rapportant ses discours, je ne l'ai ni trahi ni flatté. Je l'ai montré sérieux et médiocre, assez bon disciple de Cicéron. Vous avez entendu qu'il conciliait, au moyen des plus pauvres raisonnements, la doctrine stoïcienne avec la religion nationale. On sent que lorsqu'il spécule sur la nature des dieux, il a le souci de rester bon citoyen et honnête fonctionnaire. Mais enfin il pense, il raisonne. L'idée qu'il se fait des forces qui régissent l'univers est, dans son principe, rationnelle et scientifique et, en cela, conforme à celle que nous nous en formons nous-mêmes. Il raisonne moins bien que son ami, le grec Apollodore. Il ne raisonne pas plus mal que les professeurs de notre Université, qui enseignent la philosophie indépendante et le spiritualisme chrétien. Par la liberté de l'esprit, par la fermeté de l'intelligence, il semble notre contemporain. Sa pensée se tourne naturellement dans la direction que l'esprit humain suit à cette heure. Ne disons donc pas qu'il méconnaissait l'avenir intellectuel de l'humanité.

»Quant à saint Paul, il annonçait l'avenir, personne n'en doute. Pourtant il s'attendait à voir de ses yeux le monde finir, et toutes les choses existantes abîmées dans les flammes. Cette conflagration de l'univers que Gallion et les stoïciens prévoyaient dans un avenir si lointain, qu'ils n'en annonçaient pas moins l'éternité de l'Empire, Paul la croyait toute proche et se préparait à ce grand jour. En cela il se trompait et cette erreur est plus grosse à elle seule, vous en conviendrez, que toutes les erreurs réunies de Gallion et de ses amis. Ce qui est plus grave encore, c'est que Paul n'appuyait cette extraordinaire croyance sur aucune observation, sur aucun raisonnement. Il ignorait et méprisait la science. Il se livrait aux plus basses pratiques de la thaumaturgie et de la glossolalie, il n'avait de culture d'aucune sorte.

»En réalité, sur l'avenir comme sur le présent et sur le passé, le proconsul n'avait rien à apprendre de l'apôtre, rien qu'un nom. Il aurait su que Paul était de la religion du Christ qu'il n'en aurait pas été pour cela mieux instruit de l'avenir du christianisme qui devait en peu d'années se dégager à peu près entièrement des idées de Paul et des premiers hommes apostoliques. En sorte que, si l'on ne s'arrête pas à des textes liturgiques, dépouillés de leur sens primitif, et aux constructions purement verbales des théologiens, on s'apercevra que saint Paul prévoyait moins bien l'avenir que Gallion et l'on supposera que l'apôtre, s'il revenait aujourd'hui à Rome, y éprouverait plus de surprise que le proconsul.

»Saint Paul, dans la Rome moderne, ne se reconnaîtrait pas plus sur la colonne de Marc Aurèle, qu'il ne reconnaîtrait sur la colonne Trajane son vieil ennemi Kephas. Le dôme de Saint Pierre, les stances du Vatican, la splendeur des églises et la pompe papale, tout offusquerait ses yeux clignotants. A Londres, à Paris, à Genève, il chercherait en vain des disciples. Il ne comprendrait ni les catholiques ni les réformés qui citent à l'envi ses épitrès vraies ou supposées. Il ne comprendrait pas mieux les esprits affranchis de tout dogme, qui fondent leur opinion sur les deux forces qu'il méprisait et haïssait le plus: la science et la raison. En voyant que le fils de l'homme n'est pas venu, il déchirerait ses vêtements et se couvrirait de cendre.

Hippolyte Dufresne intervint:

—Sans doute, dit-il, saint Paul à Paris ou à Rome serait comme un hibou au soleil. Il ne s'y trouverait pas plus en état de communiquer avec les Européens cultivés qu'un Bédouin du désert. Il ne se reconnaîtrait pas chez un évêque et il n'y serait pas reconnu. Descendu chez un pasteur suisse, nourri de ses écrits, il le surprendrait par la rudesse primitive de son christianisme. C'est vrai. Mais songez que c'était un sémite, étranger à la pensée latine, au génie des Germains et des Saxons, étranger aux races dont sortirent ces théologiens, qui, à force de faux sens, de contresens et de non-sens, ont trouvé un sens à ses épîtres falsifiées. Vous le concevez dans un monde qui n'était pas le sien, qui ne peut en aucun cas devenir le sien, et cette imagination absurde fait naître tout à coup une multitude d'images incongrues. On voit, par exemple, ce tapissier nomade dans le carrosse d'un cardinal et l'on s'amuse de la figure que feront deux êtres humains d'un caractère aussi opposé. Si vous ressuscitez saint Paul, ayez le bon goût de le replacer dans sa race et dans son pays, chez les sémites d'Orient, qui n'ont pas beaucoup changé depuis vingt siècles et pour qui la Bible et le Talmud contiennent toute la science humaine. Plantez-le parmi les Juifs de Damas ou de Jérusalem. Conduisez-le à la synagogue. Il y entendra sans surprise les enseignements de son maître Gamaliel. Il discutera avec les rabbins, tissera des poils de chèvre, vivra de dattes et d'un peu de riz, observera fidèlement la loi et tout à coup entreprendra de la détruire. Il sera persécuteur et persécuté, bourreau et martyr avec une égale ardeur. Les Juifs de la synagogue procéderont à son excommunication en soufflant dans un cornet à bouquin et en versant goutte à goutte la cire des cierges noirs dans une cuve de sang. Il supportera avec fermeté cette horrible cérémonie et exercera, dans une vie pénible et sans cesse menacée, l'énergie d'une âme intraitable. Cette fois, il ne sera connu probablement que d'un petit nombre de Juifs ignares et sordides. Mais ce sera Paul encore et Paul tout entier.

—C'est possible, dit Joséphin Leclerc. Mais vous m'accorderez bien que saint Paul fut un des principaux fondateurs du christianisme, et qu'il aurait pu fournir à Gallion quelques indications précieuses sur le grand mouvement religieux que le proconsul ignorait totalement.

—Qui fait une religion ne sait pas ce qu'il fait, répliqua Langelier. J'en dirai presque autant de ceux qui fondent les grandes institutions humaines, ordres monastiques, compagnies d'assurances, garde nationale, banques, trusts, syndicats, académies et conservatoires, sociétés de gymnastique, soupes et conférences. Ces établissements, d'ordinaire, ne correspondent pas longtemps aux intentions de leurs fondateurs, et il arrive parfois qu'ils y deviennent tout à fait opposés. Encore y peut-on reconnaître, après de longues années, quelques indices de leur destination première. Quant aux religions, tout au moins chez les peuples dont la vie est agitée et la pensée mobile, elles se transforment sans cesse et si complètement, au gré des sentiments et des intérêts de leurs fidèles et de leurs ministres, qu'au bout de peu d'années elles ne gardent rien de l'esprit qui les créa. Les dieux changent plus que les hommes, parce qu'ils ont une forme moins précise et qu'ils durent plus longtemps. Il y en a qui s'améliorent en vieillissant; d'autres se gâtent avec l'âge. En moins d'un siècle, un dieu devient méconnaissable. Celui des chrétiens s'est transformé plus complètement peut-être qu'aucun autre. Cela tient, sans doute, à ce qu'il a appartenu successivement à des civilisations et à des races très diverses, aux Latins, aux Grecs, aux Barbares, à toutes les nations formées sur les débris de l'Empire romain. Certes, il y a loin du roide Apollon de Dédale à l'Apollon classique du Belvédère. Il y a plus loin encore du Christ éphèbe des Catacombes au Christ ascétique de nos cathédrales. Ce personnage de la mythologie chrétienne surprend par le nombre et la diversité de ses métamorphoses. Au Christ flamboyant de saint Paul succède, dès le IIe siècle, le Christ des synoptiques, Juif pauvre, vaguement communiste, qui presque aussitôt devient, avec le quatrième évangile, une sorte de jeune alexandrin, disciple très faible des gnostiques. Et plus tard, à ne considérer que les Christs romains et pour ne s'arrêter qu'aux plus célèbres, on eut le Christ dominateur de Grégoire VII, le Christ sanguinaire de saint Dominique, le Christ chef de bandes de Jules II, le Christ athée et artiste de Léon X, le Christ fade et louche des Jésuites, le Christ protecteur de l'usine, défenseur du capital et adversaire du socialisme, qui fleurit sous le pontificat de Léon XIII et qui règne encore. Tous ces Christs, qui n'ont entre eux de commun que le nom, saint Paul ne les prévoyait pas. Au fond il n'en savait pas plus que Gallion sur le dieu futur.

—Vous exagérez, dit M. Goubin, qui n'aimait l'exagération en aucun sens.

Giacomo Boni, qui vénère les livres sacrés de tous les peuples, fit observer alors que le tort de Gallion, que le tort des philosophes et des historiens romains, fut d'ignorer les livres sacrés des Juifs.

—Mieux instruits, dit-il, les Romains n'auraient pas gardé d'injustes préventions contre la religion d'Israël; et, comme dit votre Renan, dans ces questions qui intéressaient l'humanité entière, un peu de bon vouloir et une meilleure information auraient peut-être évité de terribles malentendus. Il ne manquait pas de Juifs instruits, comme Philon, pour expliquer la loi de Moïse aux Romains, si ceux-ci avaient eu l'esprit plus large et un plus juste pressentiment de l'avenir. Les Romains ressentaient devant la pensée asiatique du dégoût et de l'effroi. S'ils avaient raison de la craindre, ils avaient tort de la mépriser. C'est une grande sottise que de mépriser un danger. En traitant d'imaginations criminelles et d'impiétés populaires les religions syriennes, Gallion manqua de clairvoyance.

—Et comment les Juifs hellénisants eussent-ils instruit les Romains de ce qu'ils ignoraient eux-mêmes? demanda Langelier. Comment un Philon si honnête, si savant mais si borné, leur eût-il révélé la pensée obscure, confuse et féconde d'Israël qu'il ne connaissait pas lui-même? Qu'aurait-il appris à Gallion touchant la foi des Juifs, sinon des niaiseries littéraires? Il lui aurait exposé que la doctrine de Moïse est conforme à la philosophie de Platon. Alors comme toujours, les hommes cultivés n'avaient aucune idée de ce qui se passait dans l'esprit des multitudes. C'est toujours à l'insu des lettrés que les foules ignorantes créent des dieux.

»Un des faits les plus étranges et les plus considérables de l'histoire, c'est la conquête du monde par le dieu d'une peuplade syrienne, c'est la victoire d'Iaveh sur tous les dieux de Rome, de la Grèce, de l'Asie et de l'Égypte. Jésus ne fut en somme qu'un nabi et le dernier des prophètes d'Israël. On ne sait rien de lui. Nous ne connaissons ni sa vie ni sa mort, car les évangélistes ne sont nullement des biographes. Et les idées morales qui ont été mises sous son nom proviennent en réalité de la foule des illuminés qui prophétisaient au temps des Hérodes.

»Ce qu'on appelle le triomphe du christianisme est plus exactement le triomphe du judaïsme, et c'est Israël a qui échut le singulier privilège de donner un dieu au monde. Il faut reconnaître que Iaveh méritait, à bien des égards, son élévation subite. C'était, quand il parvint à l'empire, le meilleur des dieux. Il avait bien mal commencé. On peut dire de lui que les historiens disent d'Auguste, qu'il s'adoucit avec l'àge. A l'époque où les Israélites s'établirent dans la terre promise, Iaveh était stupide, féroce, ignare, cruel, grossier, mal embouché, le plus bête et le plus méchant des dieux. Mais sous l'influence des prophètes il changea du tout au tout. Il cessa d'être conservateur et formaliste et se convertit aux idées pacifiques, aux rêves de justice. Son peuple était misérable. Il ressentit une pitié profonde pour tous les misérables. Et, bien qu'au fond il restât très Juif et très patriote, en devenant révolutionnaire il devint forcément international. Il se constitua le défenseur des humbles et des opprimés. Il eut une de ces pensées simples par lesquelles on se concilie le monde. Il annonça le bonheur universel, l'avènement d'un messie bienfaisant et pacificateur. Son prophète Isaïe lui souffla sur cet admirable thème des paroles d'une poésie délicieuse et d'une douceur invincible: «La maison d'Iaveh sera établie sur le sommet des montagnes et s'élèvera par-dessus les collines. Alors toutes les nations s'y rendront, les peuples innombrables la visiteront, disant: «Montons à la montagne d'Iaveh, à la maison du Dieu de Jacob, afin qu'il nous enseigne ses voies et que nous marchions dans ses sentiers. Car de Sion sortira la loi et de Jérusalem la parole d'Iaveh. Il jugera entre les nations; il jugera entre les peuples innombrables. De leurs épées ils forgeront des hoyaux et de leurs lances des faucilles. Alors le loup habitera avec l'agneau. Le lionceau et les brebis seront ensemble et un petit enfant les conduira…» Dans l'Empire romain, le dieu des Juifs travaillait à la conquête des classes laborieuses et à la révolution sociale. Il s'adressait aux malheureux. Or, au temps de Tibère et de Claude, il y avait dans l'Empire infiniment plus de malheureux que d'heureux. Il y avait des multitudes d'esclaves. Un seul homme en possédait jusqu'à dix mille. Ces esclaves étaient pour la plupart tout à fait misérables. Ni Jupiter ni Junon ni les Dioscures ne s'occupaient d'eux. Les dieux latins ne les plaignaient pas. C'étaient les dieux de leurs maîtres. Quand un dieu vint de Judée, qui écoutait les plaintes des humbles, les humbles l'adorèrent. Ainsi la religion d'Israël devint la religion du monde romain. Voilà ce que ni saint Paul ni Philon ne pouvaient expliquer au proconsul d'Achaïe, parce qu'ils ne le voyaient pas clairement. Et voilà ce que Gallion ne pouvait découvrir. Cependant il sentait que le règne de Jupiter était près de finir et il annonçait l'avénement d'un dieu meilleur. Par amour des antiquités nationales, il prenait ce dieu dans l'Olympe gréco-latin; et il le choisissait du sang de Jupiter, par sentiment aristocratique. C'est de la sorte qu'il désigna Hercule au lieu de Iaveh.

—Pour le coup, dit Joséphin Leclerc, vous avouerez que Gallion se trompait.

—Moins que vous ne croyez, répondit Langelier en souriant. Iaveh ou Hercule, il n'importait guère. Croyez-le bien: le fils d'Alcmène n'aurait pas gouverné le monde autrement que le père de Jésus. Tout olympien qu'il était, il lui aurait bien fallu devenir le dieu des esclaves et prendre l'esprit religieux des temps nouveaux. Les dieux se conforment exactement aux sentiments de leurs adorateurs: ils ont des raisons pour cela. Et faites-y attention. L'esprit qui favorisa l'avènement à Rome du dieu d'Israël n'était pas seulement l'esprit populaire, c'était aussi celui des philosophes. Ils étaient alors prévue tous stoïciens et croyaient à un dieu unique, auquel avait travaillé Platon et qui ne se rattachait par aucun lien de famille ni d'amitié aux dieux à forme humaine de la Grèce et de Rome. Ce dieu, par son infinité, ressemblait au dieu des Juifs. Sénèque et Épictète qui le vénéraient eussent été les premiers surpris de la ressemblance si on les avait mis en état de faire la comparaison. Pourtant ils avaient beaucoup contribué eux-mêmes à rendre acceptable l'austère monothéisme des judéo-chrétiens. Il y avait loin sans doute de la fierté stoïque à l'humilité chrétienne, mais la morale de Sénèque, par sa tristesse et son mépris de la nature, préparait la morale évangélique. Les stoïciens étaient brouillés avec la vie et la beauté; cette rupture, que l'on attribua au christianisme, fut commencée par les philosophes. Deux siècles plus tard, à l'époque de Constantin, les païens et les chrétiens auront, autant dire, une même morale, une même philosophie. L'empereur Julien, qui rétablit la vieille religion de l'Empire abolie par Constantin l'Apostat, passe avec raison pour un adversaire du Galiléen. Et, quand on lit les petits traités de Julien, on est frappé de la quantité d'idées que cet ennemi des chrétiens possède en commun avec eux. Comme eux il est monothéiste; comme eux il croit aux mérites de l'abstinence, du jeûne et des mortifications; comme eux il méprise les plaisirs charnels et pense se rendre agréable aux dieux en ne s'approchant point des femmes; enfin il pousse le sentiment chrétien jusqu'à se féliciter d'avoir la barbe sale et les ongles noirs. L'empereur Julien avait, à bien peu de chose près, le même morale que saint Grégoire de Nazianze. Rien à cela que de naturel et d'ordinaire. Les transformations des moeurs et des idées ne sont jamais soudaines. Les plus grands changements de la vie sociale se produisent insensiblement et ne se voient qu'à distance. Ceux qui les traversent ne les soupçonnent pas. Le christianisme ne s'établit que lorsque l'état des moeurs s'accommoda de lui et que lui-même s'accommoda de l'étât des moeurs. Il ne put se substituer au paganisme qu'au moment où le paganisme vint à lui ressembler et où il vint à ressembler au paganisme.

—Mettons, dit Joséphin Leclerc, que ni saint Paul ni Gallion ne lurent dans l'avenir. Personne n'y lit. N'est-ce pas un de vos amis qui a dit: «L'avenir est caché même à ceux qui le font.»

—Notre connaissance de ce qui sera, reprit Langelier, est en raison de notre connaissance de ce qui est et de ce qui fut. La science est prophétique. Plus une science est exacte, plus on en peut tirer d'exactes prophéties. Les mathématiques, à qui seules appartient l'entière exactitude, communiquent une partie de leur précision aux sciences qui procèdent d'elles. Aussi fait-on par le moyen de l'astronomie mathématique et de la chimie des prédictions certaines. Vous pouvez calculer les éclipses pour des millions d'années sans craindre que vos calculs soient trouvés faux, tant que le soleil, la lune et la terre seront dans les mêmes rapports de masse et de distance. Vous pouvez de même prévoir que ces rapports changeront dans un avenir très lointain. Car on fonde sur la mécanique céleste cette prophétie encore, que l'astre aux cornes d'argent ne tracera pas éternellement le même cercle autour de notre globe et que des causes qui agissent actuellement, à force de se répéter, changeront son cours. Vous pouvez annoncer que le soleil s'assombrira et n'élèvera plus au-dessus de nos océans glacés qu'un globe rétréci. A moins qu'il ne lui soit venu, d'ici là, de nouveaux aliments: ce qui est bien possible, car il est capable d'attraper des essaims d'astéroïdes comme l'araignée des mouches. Vous pouvez annoncer pourtant qu'il s'éteindra et que les figures disloquées des constellations s'effaceront point par point dans l'espace noir. Mais qu'est-ce que la mort d'une étoile? L'évanouissement d'une étincelle. Que tous les astres du ciel s'éteignent comme se sèchent les herbes de la prairie, qu'importe à la vie universelle, tant que les éléments infiniment petits qui les composent auront gardé en eux la puissance qui fait et défait les mondes! Vous pouvez prédire une fin plus complète de l'univers, la fin de l'atome, la dissociation des derniers éléments de la matière, les temps où le protyle, le brouillard sans forme, aura reconquis sur la ruine de toutes choses son empire illimité. Et ce ne sera là qu'un temps dans la respiration de Dieu. Tout recommencera.

»Les mondes renaîtront. Ils renaîtront pour mourir. La vie et la mort se succéderont éternellement. Dans l'infini de l'espace et du temps se réaliseront toutes les combinaisons possibles et nous nous retrouverons de nouveau assis au flanc du Forum ruiné. Mais puisque nous ne saurons pas que c'est nous, ce ne sera pas nous.

M. Goubin essuya les verres de son lorgnon.

—Ce sont là, dit-il, des idées désespérantes.

—Qu'espérez-vous donc, monsieur Goubin, demanda Nicole Langelier, et que vous faut-il pour combler vos désirs? Prétendez-vous donc garder de vous-même et du monde une conscience éternelle? Pourquoi voulez-vous toujours vous rappeler que vous êtes monsieur Goubin? Je ne vous le cache pas: l'univers actuel, qui n'est pas près de finir, ne semble pas propre à vous satisfaire à cet égard. Ne comptez pas non plus sur les suivants qui seront sans doute du même genre. Pourtant ne perdez pas tout espoir. Il est possible qu'après une succession indéfinie d'univers, vous renaissiez, monsieur Goubin, avec le souvenir de vos existences antérieures. Renan disait que c'était une chance à courir et qu'en tout cas, si tard qu'elle vînt, elle ne se ferait pas attendre. Les successions d'univers s'accompliront pour nous en moins d'une seconde. Le temps ne dure point aux morts.

—Connaissez-vous, demanda Hippolyte Dufresne, les rêveries astronomiques de Blanqui? Le vieux Blanqui, prisonnier au Mont-Saint-Michel, ne voyait qu'un peu de ciel par sa fenêtre bouchée, et n'avait de voisins que les astres. Il en devint astronome et fonda sur l'unité de la matière et des lois qui la gouvernent une étrange théorie de l'identité des mondes. J'ai lu un mémoire d'une soixantaine de pages où il expose que la forme et la vie se développent exactement de la même manière dans un grand nombre de mondes. Selon lui, une multitude de soleils, tout semblables au nôtre, ont éclairé, éclairent ou éclaireront des planètes toutes semblables aux planètes de notre système. Il est, il fut, il sera à l'infini des Vénus, des Mars, des Saturnes, des Jupiters tout semblables à notre Saturne, à notre Mars, à notre Vénus, des terres toutes semblables à notre terre. Ces terres produisent exactement ce que produit notre terre, et portent des plantes, des animaux, des hommes entièrement pareils aux plantes, aux animaux, aux hommes terrestres. L'évolution de la vie y est identique à l'évolution de la vie sur notre globe. En conséquence, pensait le vieux prisonnier, il est, il fut, il sera, par l'espace, des myriades de Monts-Saint-Michel, contenant chacun un Blanqui.

—Nous ne savons pas grand'chose des mondes dont les soleils brillent sur nos nuits, reprit Langelier. Nous voyons pourtant que, soumis aux mêmes lois mécaniques et chimiques, ils diffèrent du nôtre et diffèrent entre eux d'étendue et de forme et que les substances qui s'y brûlent ne sont pas réparties entre tous dans les mêmes proportions. Ces différences en doivent produire une infinité d'autres que nous ne soupçonnons pas. Il suffit d'un caillou pour changer le sort d'un empire. Mais qui sait? Peut-être, monsieur Goubin, multiple et disséminé dans des myriades de mondes, essuya, essuie, essuiera éternellement et infiniment les verres de son lorgnon.

Joséphin Leclerc ne laissa pas ses amis s'étendre davantage en rêveries astronomiques.

—Je trouve, comme monsieur Goubin, dit-il, que tout cela serait désolant, si ce n'était trop loin de nous pour nous toucher. Ce qui nous intéresse vivement, ce que nous serions curieux de connaître, c'est le sort de ceux qui viendront tout de suite après nous en ce monde.

—Sans doute, dit Langelier, la succession des univers ne nous inspire qu'un morne étonnement. Nous embrasserions d'un regard plus fraternel et plus ami l'avenir de la civilisation et la destinée prochaine de nos semblables. Plus l'avenir est prochain, plus nous en sommes émus. Par malheur, les sciences morales et politiques sont inexactes et pleines d'incertitude. De l'évolution humaine elles connaissent mal les développements déjà accomplis, et ne peuvent donc pas nous instruire très sûrement des développements qui restent à accomplir. N'ayant guère de mémoire, elles n'ont guère de pressentiment. C'est pourquoi les esprits scientifiques éprouvent une insurmontable répugnance à tenter des recherches dont ils savent la vanité, et ils n'osent pas même avouer une curiosité qu'ils n'espèrent point satisfaire. On se propose volontiers de rechercher ce qui serait si les hommes devenaient plus sages. Platon, Thomas Morus, Campanella, Fénelon, Cabet, Paul Adam reconstruisent leur propre cité en Atlantide, dans l'Ile des Utopiens, dans le Soleil, à Salente, en Icarie, en Malaisie, et ils y établissent une police abstraite. D'autres, comme le philosophe Sébastien Mercier et le socialiste-poète William Morris, pénètrent dans un lointain avenir. Mais ils avaient emporté leur morale avec eux. Ils découvrent une nouvelle Atlantide et c'est la cité du rêve qu'ils y bâtissent harmonieusement. Citerai-je encore Maurice Spronck? Il nous montre la République française conquise, en l'an 230 de sa fondation, par les Marocains. Mais c'est pour nous induire à livrer le gouvernement aux conservateurs, qu'il juge seuls capables de conjurer un tel désastre. Cependant Camille Mauclair, plus confiant en l'humanité future, lit dans l'avenir la défense victorieuse de l'Europe socialiste contre l'Asie musulmane. Daniel Halévy ne craint pas les Marocains. Avec plus de raison, il craint les Russes. Il raconte, dans son Histoire de quatre ans, la fondation, en 2001, des États-Unis d'Europe. Mais il veut surtout nous montrer que l'équilibre moral des peuples est instable et qu'il suffit peut-être d'une facilité introduite tout à coup dans les conditions de l'existence pour déchaîner sur une multitude d'hommes les pires fléaux et les plus cruelles misères.

»Ils sont rares ceux qui ont cherché à connaître l'avenir par curiosité pure, sans intention morale ni desseins optimistes. Je ne connais que H.-G. Wells qui, voyageant dans les âges futurs, ait découvert à l'humanité une fin qu'il ne lui souhaitait pas, selon toute apparence; car c'est une dure solution des questions sociales, que l'établissement d'un prolétariat anthropophage et d'une aristocratie comestible. Et tel est le sort que H.-G. Wells assigne à nos derniers neveux. Tous les autres prophètes dont j'ai connaissance se bornent à confier aux siècles futurs la réalisation de leurs rêves. Ils ne nous découvrent pas l'avenir, ils le conjurent.

»La vérité est que les hommes ne regardent pas si loin devant eux sans effroi. Beaucoup estiment qu'une telle investigation n'est pas seulement inutile, qu'elle est mauvaise; et ceux qui croient le plus facilement qu'on découvre les choses futures sont ceux qui craindraient le plus de les découvrir. Il y a sans doute à cette crainte des raisons profondes. Toutes les morales, toutes les religions apportent une révélation de la destinée humaine. Qu'ils se l'avouent ou se le cachent à eux-mêmes, les hommes, pour la plupart, craindraient de vérifier ces révélations augustes et de découvrir le néant de leurs espérances. Ils sont accoutumés à supporter l'idée des moeurs les plus différentes des leurs quand ces moeurs sont plongées dans le passé. Ils se félicitent alors des progrès de la morale. Mais, comme leur morale est réglée en somme sur leurs moeurs ou du moins sur ce qu'ils en laissent voir, ils n'osent s'avouer que la morale, qui jusqu'à eux a changé sans cesse avec les moeurs, changera encore après eux et que les hommes futurs pourront se faire une idée tout autre que la leur de ce qui est permis et de ce qui n'est pas permis. Il leur en coûterait de reconnaître qu'ils n'ont que des vertus transitoires et des dieux caducs. Et, bien que le passé leur montre des droits et des devoirs sans cesse changeants et mouvants, ils se croiraient dupes s'ils prévoyaient que l'humanité future se ferait d'autres droits, d'autres devoirs et d'autres dieux. Enfin, ils ont peur de se déshonorer aux yeux de leurs contemporains en assumant cette horrible immoralité qu'est la morale future. Ce sont là des empêchements à rechercher l'avenir. Voyez Gallion et ses amis; ils n'auraient pas osé prévoir l'égalité des classes dans le mariage, la suppression de l'esclavage, les défaites des légions, la chute de l'Empire, la fin de Rome, ni même la mort des dieux auxquels ils ne croyaient plus guère.

—C'est possible, dit Joséphin Leclerc, mais allons dîner.

Et, laissant le Forum que la lune baignait de sa clarté tranquille, ils gagnèrent, par les rues populeuses de la ville, un cabaret modique et renommé de la via Condotti.

IV

La salle était étroite, tendue d'un papier enfumé qui datait du pontificat de Pie IX. De vieilles lithographies pendaient aux murs, où l'on voyait M. de Cavour, avec ses lunettes d'écaillé et son collier de barbe, la face léonine de Garibaldi et les moustaches épouvantables de Victor-Emmanuel, réunion classique des symboles de la révolution et de l'autorité combinées, témoignage populaire du génie italien qui excelle dans les juxtapositions et chez qui, de nos jours, à Rome, avec un sens exquis de la politique et non sans un certain goût de fine comédie, le pape fulminant et le roi excommunié échangent chaque matin des assurances de bon voisinage. Des réchauds de plaqué et des coupes d'albâtre chargeaient le buffet d'acajou. La maison affectait ce mépris des nouveautés qui convient aux vieilles renommées.

Là, devant les fiasques de vin de Chianti, autour d'une table couronnée de roses, les cinq continuèrent d'échanger des propos philosophiques.

—Il est vrai, dit Nicole Langelier, qu'à beaucoup le coeur manque quand leur regard rencontre l'abîme des choses futures. Il est certain, d'ailleurs, que notre connaissance trop imparfaite des faits accomplis ne nous fournit pas les éléments nécessaires à la détermination exacte des faits qui doivent s'accomplir. Mais enfin, puisque le passé des sociétés humaines nous est connu quelques parties, l'avenir de ces sociétés, suite et conséquence de leur passé, ne nous est pas entièrement inconnaissable. Il ne nous est pas impossible d'observer certains phénomènes sociaux et de définir, d'après les conditions dans lesquelles ils se sont déjà produits, les conditions dans lesquelles ils se produiront encore. Il ne nous est pas interdit, en voyant commencer un ordre de faits, de le comparer à un ordre révolu de faits analogues et d'induire de l'achèvement du second un achèvement semblable du premier. Par exemple: en observant que les formes du travail sont changeantes, qu'à l'esclavage a succédé le servage, au servage le salariat, on doit prévoir une nouvelle forme de la production; en constatant que le capital industriel s'est substitué depuis un siècle seulement à la petite propriété artisane et paysanne, on est amené à rechercher la forme qui doit se substituer au capital; en étudiant la manière dont s'est opéré le rachat des charges et des servitudes féodales, on conçoit comment pourra s'opérer un jour le rachat des moyens de production constitués aujourd'hui en propriété privée. En étudiant les grands services d'État qui fonctionnent à présent, on se fait quelque idée de ce que pourront être plus tard les modes socialistes de production et, quand on aura interrogé de cette façon sur un assez grand nombre de points le présent et le passé de l'industrie humaine, on décidera sur des probabilités, à défaut de certitudes, si le collectivisme se réalisera un jour, non parce qu'il est juste, car il n'y a aucune raison de croire au triomphe de la justice, mais parce qu'il est la suite nécessaire de l'état présent et la conséquence fatale de l'évolution capitaliste.

»Prenons, si vous voulez, un autre exemple: nous avons quelque expérience de la vie et de la mort des religions. La fin du polythéisme romain, en particulier, nous est assez bien connue. D'après cette fin lamentable nous pouvons nous figurer celle du christianisme dont nous voyons le déclin.

»On peut rechercher de la même manière si l'humanité future sera belliqueuse ou pacifique.

—Je suis curieux de savoir comment il faut s'y prendre, dit Joséphin
Leclerc.

M. Goubin secoua la tête:

—Cette recherche est inutile. Nous en savons d'avance le résultat. La guerre durera autant que le monde.

—Rien ne le prouve, répliqua Langelier, et la considération du passé donne à croire, au contraire, que la guerre n'est pas une des conditions essentielles de la vie sociale.

Et Langelier, en attendant la minestra qui tardait à venir, développa cette idée, sans toutefois se départir de la sobriété habituelle à son esprit.

—Bien que les premières époques de la race humaine, dit-il, se perdent pour nous dans une obscurité impénétrable, il est certain que les hommes ne furent pas toujours belliqueux. Ils ne l'étaient pas durant ces longs âges de la vie pastorale dont le souvenir subsiste seulement dans un petit nombre de mots communs à toutes les langues indo-européennes, et qui révèlent des moeurs innocentes. Et nous avons des raisons de croire que ces siècles tranquilles de pâtres ont été d'une bien plus longue durée que les époques agricoles, industrielles et commerciales qui, venues ensuite par un progrès nécessaire, déterminèrent entre les tribus et les peuples un état de guerre à peu près constant.

»C'est par les armes qu'on chercha le plus souvent à acquérir des biens, terres, femmes, esclaves, bestiaux. Les guerres se firent d'abord de village à village. Puis, les vaincus, s'unissant aux vainqueurs, formèrent une nation, et les guerres se firent de peuple à peuple. Chacun de ces peuples, pour conserver les richesses acquises ou s'en procurer de nouvelles, disputait aux peuples voisins les lieux forts du haut desquels on pouvait commander les routes, les défilés des montagnes, le cours des fleuves, le rivage des mers. Enfin, les peuples formèrent des confédérations et contractèrent des alliances. Ainsi des groupes d'hommes, de plus en plus vastes, au lieu de se disputer les biens de la terre, en firent l'échange régulier. La communauté des sentiments et des intérêts s'élargit. Rome, un jour, crut l'avoir étendue sur le monde entier. Auguste pensa ouvrir l'ère de la paix universelle.

»On sait comme cette illusion fut lentement et cruellement dissipée et quels flots de barbares inondèrent la paix romaine. Ces barbares, établis dans l'Empire, s'entr'égorgèrent quatorze siècles sur ses ruines et fondèrent par le carnage de sanglantes patries. Telle fut la vie des peuples au moyen âge et la constitution des grandes monarchies européennes. »Alors l'état de guerre était le seul état possible, le seul concevable. Toutes les forces des sociétés n'étaient organisées que pour le soutenir.

»Si le réveil de la pensée, lors de la Renaissance, permit à quelques rares esprits d'imaginer des relations mieux réglées entre les peuples, en même temps, l'ardeur d'inventer et la soif de connaître fournirent à l'instinct guerrier des aliments nouveaux. La découverte des Indes Occidentales, les explorations de l'Afrique, la navigation de l'Océan Pacifique ouvrirent à l'avidité des Européens d'immenses territoires. Les royaumes blancs se disputèrent l'extermination des races rouges, jaunes et noires, et s'acharnèrent durant quatre siècles au pillage de trois grandes parties du monde. C'est ce qu'on appelle la civilisation moderne.

»Durant cette succession ininterrompue de rapines et de violence, les Européens apprirent à connaître l'étendue et la configuration de la terre. A mesure qu'ils avançaient dans cette connaissance ils étendaient leurs destructions. Aujourd'hui encore les blancs ne communiquent avec les noirs ou les jaunes que pour les asservir ou les massacrer. Les peuples que nous appelons barbares ne nous connaissent encore que par nos crimes.

»Pourtant ces navigations, ces explorations tentées dans un esprit de cupidité féroce, ces voies de terre et de mer ouvertes aux conquérants, aux aventuriers, aux chasseurs d'hommes et aux marchands d'hommes, ces colonisations exterminatrices, ce mouvement brutal qui porta et qui porte encore une moitié de l'humanité à détruire l'autre moitié, ce sont les conditions fatales d'un nouveau progrès de la civilisation et les moyens terribles qui auront préparé, pour un avenir encore indéterminé, la paix du monde.

»Cette fois, c'est la terre entière qui se trouve amenée vers un état comparable, malgré d'énormes dissemblances, à l'état de l'Empire romain sous Auguste. La paix romaine fut l'oeuvre de la conquête. Assurément la paix universelle ne se réalisera pas par les mêmes moyens. Nul empire aujourd'hui ne peut prétendre à l'hégémonie des terres et des océans qui couvrent le globe, enfin connu et mesuré. Mais, pour être moins apparents que ceux de la domination politique et militaire, les liens qui commencent à unir l'humanité tout entière, et non plus une partie de l'humanité, ne sont pas moins réels; et ils sont à la fois plus souples et plus solides; ils sont plus intimes et infiniment variés, puisqu'ils s'attachent, à travers les fictions de la vie publique, aux réalités de la vie sociale.

»La multiplicité croissante des communications et des échanges, la solidarité forcée des marchés financiers de toutes les capitales, des marchés commerciaux qui s'efforcent en vain de garantir leur indépendance par des expédients malheureux, la rapide croissance du socialisme international, semblent devoir assurer, tôt ou tard, l'union des peuples de tous les continents. Si, à cette heure, l'esprit impérialiste des grands États et les ambitions superbes des nations armées paraissent démentir ces prévisions et condamner ces espérances, on s'aperçoit qu'en réalité, le nationalisme moderne n'est qu'une aspiration confuse vers une union de plus en plus vaste des intelligences et des volontés, et que le rêve d'une plus grande Angleterre, d'une plus grande Allemagne, d'une plus grande Amérique, conduit, quoi qu'on veuille et quoi qu'on fasse, au rêve d'une plus grande humanité et à l'association des peuples et des races pour l'exploitation en commun des richesses de la terre…

Interrompant ce discours, l'hôtelier apporta lui-même la soupière fumante et le fromage râpé.

Et Nicole Langelier, dans la vapeur chaude et parfumée du potage, conclut en ces termes:

—Il y aura sans doute encore des guerres. Les instincts féroces, unis aux convoitises naturelles, l'orgueil et la faim, qui ont troublé le monde durant tant de siècles, le troubleront encore. Les immenses masses humaines, qui tendent à se former, n'ont pas encore trouvé leur assiette et leur équilibre. La pénétration des peuples n'est pas encore assez méthodique pour assurer le bien-être commun par la liberté et la facilité des échanges, l'homme n'est pas encore devenu partout respectable à l'homme; toutes les parties de l'humanité ne sont pas près encore de s'associer harmonieusement pour former les cellules et les organes d'un même corps. Il ne sera pas donné, même aux plus jeunes d'entre nous, de voir se clore l'ère des armes. Mais ces temps meilleurs que nous ne connaîtrons pas, nous les pressentons. A prolonger dans l'avenir la courbe commencée, nous pouvons apercevoir l'établissement de communications plus fréquentes et plus parfaites entre toutes les races et tous les peuples, un sentiment plus général et plus fort de la solidarité humaine, l'organisation méthodique du travail et rétablissement des États-Unis du monde.

»La paix universelle se réalisera un jour, non parce que les hommes de viendront meilleurs (il n'est pas permis de l'espérer), mais parce qu'un nouvel ordre de choses, une science nouvelle, de nouvelles nécessités économiques leur imposeront l'état pacifique, comme autrefois les conditions mêmes de leur existence les plaçaient et les maintenaient dans l'état de guerre.

—Nicole Langelier, une rose s'est effeuillée dans votre verre, dit
Giacomo Boni. Cela ne s'est pas fait sans la permission des dieux.
Buvons à la paix future du monde.

Joséphin Leclerc leva son verre:

—Ce via de Chianti est d'une saveur piquante et moussé légèrement. Buvons à la paix, tandis que les Russes et les Japonais combattent âprement en Mandchourie et dans le golfe de Corée.

—Cette guerre, reprit Langelier, marque une des grandes heures de l'histoire du monde. Et pour en comprendre le sens il faut remonter deux mille ans en arrière.

»Certes les Romains ne soupçonnaient pas la grandeur du monde barbare et n'avaient aucune idée de ces immenses réservoirs d'hommes qui devaient un jour crever sur eux et les submerger. Ils ne se doutaient pas qu'il y eût dans l'univers une autre paix que la paix romaine. Et pourtant il en existait une et plus antique et plus vaste, la paix chinoise.

»Ce n'est pas que leurs marchands ne fussent en relations avec les marchands de la Sérique. Ceux-ci apportaient la soie écrue en un lieu situé au nord du plateau de Pamir et qu'on nommait la Tour de Pierre. Les négociants de l'Empire s'y rendaient. Des trafiquants latins plus hardis pénétrèrent dans le golfe du Tonkin et sur les côtes chinoises jusqu'à Hang-Tchan-Fou ou Hanoï. Cependant les Romains ne s'imaginaient pas que la Sérique formât un empire plus peuplé que le leur, plus riche, plus avancé dans l'agriculture et dans l'économie politique. Les Chinois, de leur côté, connaissaient les hommes blancs. Leurs annales mentionnent que l'empereur An-Thoun, en qui nous reconnaissons Marcus Aurelius Antoninus, leur envoya une ambassade, qui n'était, peut-être, qu'une expédition de navigateurs et de négociants. Mais ils ne savaient pas qu'une civilisation plus agitée et plus violente que la leur, et plus féconde aussi et infiniment plus expansive, s'étendait sur une des faces de ce globe dont ils couvraient une autre face: agriculteurs et jardiniers pleins d'expérience, marchands habiles et probes, ils vivaient heureux, grâce à leurs méthodes d'échange et à leurs vastes associations de crédit. Satisfaits de leur science subtile, de leur politesse exquise, de leur piété tout humaine et de leur immuable sagesse, ils n'étaient pas curieux, sans doute, de connaître la manière de vivre et de penser de ces hommes blancs, venus du pays de César. Et peut-être que les ambassadeurs d'An-Thoun leur parurent un peu grossiers et barbares.

»Les deux grandes civilisations, la jaune et la blanche, continuèrent à s'ignorer jusqu'au jour où les Portugais, ayant doublé le cap de Bonne Espérance, allèrent commercer à Macao. Les marchands et les missionnaires chrétiens s'établirent en Chine et s'y livrèrent à toutes sortes de violences et de rapines. Les Chinois les enduraient en hommes habitués aux ouvrages de patience et merveilleusement capables de supporter les mauvais traitements; et néanmoins les tuaient, à l'occasion, avec toutes les délicatesses d'une fine cruauté. Les Jésuites soulevèrent, dans l'Empire du Milieu, pendant près de trois siècles, d'incessants désordres. De nos jours les nations chrétiennes prirent l'habitude d'envoyer ensemble ou séparément dans ce grand empire, quand l'ordre y était troublé, des soldats qui le rétablissaient par le vol, le viol, le pillage, le meurtre et l'incendie, et de procéder à courts intervalles, au moyen de fusils et de canons, à la pénétration pacifique du pays. Les Chinois inarmés ne se défendent pas ou se défendent mal; on les massacre avec une agréable facilité. Ils sont polis et cérémonieux; mais on leur reproche de nourrir peu de sympathie pour les Européens. Nous avons contre eux des griefs qui ressemblent beaucoup à ceux que monsieur Du Chaillu avait contre son gorille. Monsieur Du Chaillu tua, dans une forêt, à coups de carabine, la mère d'un gorille. Morte, elle serrait encore son petit dans ses bras. Il l'en arracha et le traîna après lui, dans une cage, à travers l'Afrique, pour le vendre en Europe. Mais ce jeune animal lui donna de justes sujets de plaintes. Il était insociable; il se laissa mourir de faim. «Je fus impuissant, dit M. Du Chaillu, à corriger son mauvais naturel.» Nous nous plaignons des Chinois avec autant de raison que monsieur Du Chaillu de son gorille.

»En 1901, l'ordre ayant été troublé à Pékin, les armées des cinq grandes puissances, sous le commandement d'un feld-maréchal allemand, l'y rétablirent par les moyens accoutumés. Après s'être ainsi couvertes de gloire militaire, les cinq puissances signèrent un des innombrables traités par lesquels elles garantissent l'intégrité de cette Chine dont elles se partagent les provinces.

»Russie, pour sa part, occupa la Mandchourie et ferma la Corée au commerce du Japon. Le Japon qui, en 1894, avait battu les Chinois sur terre et sur mer, et participé, en 1901, à l'action pacifique des puissances, vit avec une rage froide s'avancer l'ourse vorace et lente. Et tandis que la bête énorme allongeait indolemment le museau sur la ruche nippone, les abeilles jaunes, armant toutes à la fois leurs ailes et leurs aiguillons, la criblèrent de piqûres enflammées.

«C'est une guerre coloniale», disait expressément un grand fonctionnaire russe à mon ami Georges Bourdon. Or, le principe fondamental de toute guerre coloniale est que l'Européen soit supérieur aux peuples qu'il combat; sans quoi la guerre n'est plus coloniale, cela saute aux yeux. Il convient, dans ces sortes de guerres, que l'Européen attaque avec de l'artillerie et que l'Asiatique ou l'Africain se défende avec des flèches, des massues, des sagayes et des tomahawks. On admet qu'il se soit procuré quelques vieux fusils à pierre et des gibernes; cela rend la colonisation plus glorieuse. Mais en aucun cas il ne doit être armé ni instruit à l'européenne. Sa flotte se composera de jonques, de pirogues et de canots creusés dans un tronc d'arbre. S'il a acheté des navires à des armateurs européens, ces navires seront hors d'usage. Les Chinois qui garnissent leurs arsenaux d'obus en porcelaine restent dans les règles de la guerre coloniale.

»Les Japonais s'en sont écartés. Ils font la guerre d'après les principes enseignés en France par le général Bonnal. Ils l'emportent de beaucoup sur leurs adversaires par le savoir et l'intelligence. En se battant mieux que des Européens, ils n'ont point égard aux usages consacrés, et ils agissent d'une façon contraire, en quelque sorte, au droit des gens.

»En vain des personnes graves, comme monsieur Edmond Théry, leur démontrèrent qu'ils devaient être vaincus dans l'intérêt supérieur du marché européen, conformément aux lois économiques les mieux établies. En vain le proconsul de l'Indo-Chine, monsieur Doumer lui-même, les somma d'essuyer, à bref délai, des défaites décisives sur terre et sur mer. «Quelle tristesse financière assombrirait nos coeurs, s'écriait ce grand homme, si Besobrazof et Alexéief ne tiraient plus aucun million des forêts coréennes! Ils sont rois. Je fus roi comme eux: nos causes sont communes. 0 Nippons! imitez en douceur les peuples cuivrés sur lesquels j'ai régné glorieusement sous Méline.» En vain le docteur Charles Richet leur représenta, un squelette à la main, qu'étant prognathes et n'ayant pas les muscles du mollet suffisamment développés, ils se trouvaient dans l'obligation de fuir dans les arbres devant les Russes qui sont brachycéphales et comme tels éminemment civilisateurs, ainsi qu'il a paru quand ils ont noyé cinq mille Chinois dans l'Amour, «Prenez garde que vous êtes des intermédiaires entre le singe et l'homme», leur disait obligeamment monsieur le professeur Richet, «d'où. il résulte que si vous battiez les Russes ou finno-letto-ougro-slaves, ce serait exactement comme si les singes vous battaient. Concevez-vous?» Ils ne voulurent rien entendre.

»Ce que les Russes payent en ce moment dans les mers du Japon et dans les gorges de la Mandchourie, ce n'est pas seulement leur politique avide et brutale en Orient, c'est la politique coloniale de l'Europe tout entière. Ce qu'ils expient, ce ne sont pas seulement leurs crimes, ce sont les crimes de toute la chrétienté militaire et commerciale. Je n'entends pas dire par là qu'il y ait une justice au monde. Mais on voit d'étranges retours des choses; et la force, seul juge encore des actions humaines, fait parfois des bonds inattendus. Ses brusques écarts rompent un équilibre qu'on croyait stable. Et ses jeux, qui ne sont jamais sans quelque règle cachée, amènent des coups intéressants. Les Japonais passent le Yalu et battent avec précision les Russes en Mandchourie. Leurs marins détruisent élégamment une flotte européenne. Aussitôt nous discernons un danger qui nous menace. S'il existe, qui l'a créé? Ce ne sont pas les Japonais qui sont venus chercher les Russes. Ce ne sont pas les jaunes qui sont venus chercher les blancs. Nous découvrons, à cette heure, le péril jaune. Il y a bien des années que les Asiatiques connaissent le péril blanc. Le sac du Palais d'Été, les massacres de Pékin, les noyades de Blagovetchensk, le démembrement de la Chine, n'était-ce point là des sujets d'inquiétude pour les Chinois? Et les Japonais se sentaient-ils en sûreté sous les canons de Port-Arthur? Nous avons créé le péril blanc. Le péril blanc a créé le péril jaune. Ce sont de ces enchaînements qui donnent à la vieille Nécessité qui mène le monde une apparence de Justice divine et l'on admire la surprenante conduite de cette reine aveugle des hommes et des dieux, quand on voit le Japon, si cruel naguère aux Chinois et aux Coréens, le Japon, complice impayé des crimes des Européens en Chine, devenir le vengeur de la China et l'espoir de la race jaune.

»Il ne paraît pas toutefois, à première vue, que le péril jaune, dont les économistes européens s'épouvantent, soit comparable au péril blanc suspendu sur l'Asie. Les Chinois n'envoient pas à Paris, à Berlin, à Saint-Pétersbourg, des missionnaires pour enseigner aux chrétiens le foung-choui et jeter le désordre dans les affaires européennes. Un corps expéditionnaire chinois n'est pas descendu dans la baie de Quiberon pour exiger du gouvernement de la République l'extra-territorialité, c'est-à-dire le droit de juger par un tribunal de mandarins les causes pendantes entre Chinois et Européens. L'amiral Togo n'est pas venu avec douze cuirassés bombarder la rade de Brest, en vue de favoriser le commerce japonais en France. La fleur du nationalisme français, l'élite de nos Trublions, n'a pas assiégé dans leurs hôtels des avenues Hoche et Marceau, les légations de la Chine et du Japon, et le maréchal Oyama n'a pas amené en conséquence les armées combinées de l'Extrême-Orient sur le boulevard de la Madeleine, pour exiger le châtiment des Trublions xénophobes. Il n'a pas incendié Versailles au nom d'une civilisation supérieure. Les armées des grandes puissances asiatiques n'ont pas emporté à Tokio et à Pékin les tableaux du Louvre et la vaisselle de l'Elysée.

»Non! Monsieur Edmond Théry lui-même convient que les jaunes ne sont pas assez civilisés pour imiter les blancs avec cette fidélité. Et il ne prévoit pas qu'ils s'élèvent jamais à une si haute culture morale. Comment auraient-ils nos vertus? Ils ne sont pas chrétiens. Mais les hommes compétents estiment que le péril jaune, pour être économique, n'en est pas moins effroyable. Le Japon et la Chine organisée par le Japon menacent de nous faire sur tous les marchés du monde une concurrence affreuse, monstrueuse, énorme et difforme, dont la seule pensée fait dresser sur leur tête les cheveux des économistes. C'est pourquoi les Japonais et les Chinois doivent être exterminés. Il n'y a pas de doute. Mais il faut aussi déclarer la guerre aux États-Unis pour empêcher leurs métallurgistes de vendre le fer et l'acier à plus bas prix que nos fabricants moins bien outillés.

»Disons donc une fois la vérité. Cessons un moment de nous flatter. La vieille Europe et la nouvelle Europe (c'est le vrai nom de l'Amérique) ont institué la guerre économique. Chaque nation est en lutte industrielle avec les autres nations. Partout la production s'arme furieusement contre la production. Nous avons mauvaise grâce à nous plaindre de voir sur le marché désordonné du monde tomber de nouveaux produits concurrents et perturbateurs. Que sert de gémir? Nous ne connaissons que la raison du plus fort. Si Tokio est le plus faible, il aura tort et nous le lui ferons sentir; s'il est le plus fort il aura raison, et nous n'aurons point de reproche à lui faire. Est-il au monde un peuple qui ait le droit de parler au nom de la justice?

»Nous avons enseigné aux Japonais le régime capitaliste et la guerre. Ils nous effraient parce qu'ils deviennent semblables à nous. Et vraiment c'est assez horrible. Ils se défendent contre les Européens avec des armes européennes. Leurs généraux, leurs officiers de marine, qui ont étudié en Angleterre, en Allemagne, en France, font honneur à leurs maîtres. Plusieurs ont suivi les cours de nos Écoles spéciales. Les grands-ducs, qui craignaient qu'il ne sortit rien de bon de nos institutions militaires, trop démocratiques à leur gré, doivent être rassurés.

»Je ne sais quelle sera l'issue de la guerre. L'Empire russe oppose à l'énergie méthodique des Japonais ses forces indéterminées, que comprime l'imbécillité farouche de son gouvernement, que détourne l'improbité d'une administration dévastatrice, que perd l'ineptie du commandement militaire. Il a montré l'énormité de son impuissance et la profondeur de sa désorganisation. Toutefois ses réservoirs d'argent, qu'alimentent ses riches créanciers, sont presque inépuisables. Son ennemi, au contraire, n'a de ressources que dans des emprunts difficiles, onéreux, dont ses victoires mêmes le priveront peut-être. Car les Anglais et les Américains entendent l'aider à affaiblir la Russie et non pas à devenir puissant et redoutable. On ne peut guère prévoir la victoire définitive d'un combattant sur l'autre. Mais si le Japon rend les jaunes respectables aux blancs, il aura grandement servi la cause de l'humanité et préparé à son insu, et sans doute contre son désir, l'organisation pacifique du monde.

—Que voulez-vous dire? demanda M. Goubin en levant le nez de dessus son assiette pleine d'un fritto délicieux.

—On craint, poursuivit Nicole Langelier, que le Japon grandi n'élève la Chine; qu'il ne lui apprenne à se défendre et à exploiter ses richesses. On craint qu'il ne fasse une Chine forte. Il faudrait non le craindre, mais le souhaiter dans l'intérêt universel. Les peuples forts concourent à l'harmonie et à la richesse du monde. Les peuples faibles, comme la Chine et la Turquie, sont une cause perpétuelle de troubles et de dangers. Mais nous nous pressons trop de craindre ou d'espérer. Si le Japon victorieux entreprend d'organiser le vieil empire jaune, il n'y réussira pas de si tôt. Il faudra du temps pour apprendre à la Chine qu'il y a une Chine. Car elle ne le sait pas, et tant qu'elle ne le saura pas, il n'y aura pas de Chine. Un peuple n'existe que par le sentiment qu'il a de son existence. Il y a trois cent cinquante millions de Chinois; mais ils ne le savent pas. Tant qu'ils ne se seront pas comptés ils ne compteront pas. Ils n'existeront pas, même par le nombre. «Numérotez-vous!» C'est le premier ordre que donne le sergent instructeur à ses hommes. Et il leur enseigne en même temps le principe des sociétés. Mais il faut beaucoup de temps à trois cent cinquante millions d'hommes pour se numéroter. Toutefois Ular, qui est un Européen extraordinaire, puisqu'il croit qu'il faut être humain et juste à l'égard des Chinois, nous annonce qu'un grand mouvement national s'accomplit dans toutes les provinces de l'immense empire.

—Alors même, dit Joséphin Leclerc, alors même que le Japon victorieux donnerait aux Mongols, aux Chinois, aux Thibétains conscience d'eux-mêmes et les rendrait respectables aux blancs, en quoi la paix du monde en serait-elle mieux assurée, et la folie conquérante des nations plus contenue? Ne leur resterait-il pas à exterminer l'humanité nègre? Quel peuple noir rendra les noirs respectables aux blancs et aux jaunes?

Mais Nicole Langelier:

—Qui peut marquer les limites où s'arrêtera une des grandes races humaines? Les noirs ne s'éteignent pas comme les rouges au contact des Européens. Quel prophète peut annoncer aux deux cents millions de noirs africains que leur postérité ne régnera jamais dans la richesse et la paix sur les lacs et les grands fleuves? Les hommes blancs ont traversé les âges des cavernes et des cités lacustres. Ils étaient alors sauvages et nus. Ils faisaient sécher au soleil des poteries grossières. Leurs chefs formaient des choeurs de danses barbares. Ils n'avaient de sciences que celle de leurs sorciers. Depuis lors, ils ont bâti le Parthénon, conçu la géométrie, soumis aux lois de l'harmonie l'expression de leur pensée et les mouvements de leurs corps.

»Pouvez-vous dire aux nègres de l'Afrique: toujours vous vous massacrerez de tribu à tribu et vous vous infligerez les uns aux autres des supplices atroces et saugrenus; toujours le roi Gléglé, dans une pensée religieuse, fera jeter du haut de sa case des prisonniers ficelés dans un panier; toujours vous dévorerez avec délices les chairs arrachées aux cadavres décomposés de vos vieux parents; toujours les explorateurs vous tireront des coups de fusil et vous enfumeront dans vos huttes; toujours le fier soldat chrétien amusera son courage à couper vos femmes par morceaux; toujours le marin jovial venu des mers brumeuses crèvera d'un coup de pied le ventre à vos petits enfants pour se dégourdir les jambes. Pouvez-vous annoncer sûrement au tiers de l'humanité une constante ignominie?

»Je ne sais pas si, un jour, comme le prévoyait en 1840 Mrs. Beecher Stowe, la vie s'éveillera en Afrique avec une splendeur et une magnificence inconnues aux froides races de l'Occident et si l'art s'y épanouira en des formes éclatantes et nouvelles. Les noirs ont un vif sentiment de la musique. Il se peut qu'il naisse un délicieux art nègre de la danse et du chant. En attendant, les noirs de l'Amérique du Sud font dans la civilisation capitaliste des progrès rapides. Monsieur Jean Finot nous a instruits l'autre jour à leur sujet.

»II y a cinquante ans, ils ne possédaient pas, à eux tous, cent hectares de terres. Aujourd'hui leurs biens s'élèvent à plus de quatre milliards de francs. Ils étaient illettrés. Aujourd'hui cinquante sur cent savent lire et écrire. Il y a des romanciers noirs, des poètes noirs, des économistes noirs, des philanthropes noirs.

»Les métis, issus du maître et de l'esclave, sont particulièrement intelligents et vigoureux. Les hommes de couleur, à la fois rusés et féroces, instinctifs et calculateurs, prendront peu à peu (m'a dit un des leurs) l'avantage du nombre et domineront un jour la race amollie des créoles qui exerce si légèrement sur les noirs sa cruauté fiévreuse. Il est peut-être déjà né, le mulâtre de génie qui fera payer cher aux enfants des blancs le sang des nègres lynchés par leurs pères!

Cependant M. Goubin arma ses yeux de son lorgnon puissant.

—Si les Japonais étaient vainqueurs, dit-il, ils nous prendraient l'Indo-Chine.

—C'est un grand service qu'ils nous rendraient, répliqua Langelier.
Les colonies sont le fléau des peuples.

M. Goubin ne répondit que par un silence indigné.

—Je ne puis vous entendre parler ainsi, s'écria Joséphin Leclerc. Il faut des débouchés pour nos produits, des territoires pour notre expansion industrielle et commerciale. A quoi pensez-vous, Langelier? Il n'y a plus qu'une politique en Europe, en Amérique, dans le monde: la politique coloniale.

Nicole Langelier reprit avec tranquillité:

—La politique coloniale est la forme la plus récente de la barbarie ou, si vous aimez mieux, le terme de la civilisation. Je ne fais pas de différence entre ces deux expressions: elles sont identiques. Ce que les hommes appellent civilisation, c'est l'état actuel des moeurs et ce qu'ils appellent barbarie, ce sont les états antérieurs. Les moeurs présentes, on les appellera barbares quand elles seront des moeurs passées. Je reconnais sans difficulté qu'il est dans nos moeurs et dans notre morale que les peuples forts détruisent les peuples faibles. C'est le principe du droit des gens et le fondement de l'action coloniale.

»Mais il reste à savoir si les conquêtes lointaines sont toujours pour les nations une bonne affaire. Il n'y parait pas. Qu'ont fait le Mexique et le Pérou pour l'Espagne? le Brésil pour le Portugal? Batavia pour la Hollande? Il y a diverses sortes de colonies. Il y a des colonies qui reçoivent de malheureux Européens sur une terre inculte et déserte. Celles-là, fidèles tant qu'elles sont pauvres, se séparent de la métropole dès qu'elles sont prospères. Il y en a d'inhabitables, mais d'où l'on tire des matières premières et où l'on porte des marchandises. Et il est évident que celles-là enrichissent non qui les gouverne, mais quiconque y trafique. Le plus souvent elles ne valent pas ce qu'elles coûtent. Et de plus elles exposent à chaque instant la métropole à des désastres militaires.

M. Goubin fit cette interruption:

—Et l'Angleterre?

—L'Angleterre est moins un peuple qu'une race. Les Anglo-Saxons n'ont de patrie que la mer. Et cette Angleterre, qu'on croit riche de ses vastes domaines, doit sa fortune et sa puissance à son commerce. Ce ne sont pas ses colonies qu'il faut lui envier; ce sont ses marchands, auteurs de ses biens. Et croyez-vous que le Transvaal, par exemple, soit pour elle une si bonne affaire? Cependant on conçoit que, dans l'état actuel du monde, des peuples qui font beaucoup d'enfants et fabriquent beaucoup de produits, cherchent au loin des territoires ou des marchés et s'en assurent la possession par ruse et violence. Mais nous! mais notre peuple économe, attentif à n'avoir d'enfants que ce que la terre natale en peut facilement porter, qui produit modérément, et ne court pas volontiers les aventures lointaines; mais la France qui ne sort guère de son jardin, qu'a-t-elle besoin de colonies, juste Ciel! qu'en fait-elle? que lui rapportent-elles? Elle a dépensé à profusion des hommes et de l'argent pour que le Congo, la Cochin-chine, l'Annam, le Tonkin, la Guyane et Madagascar achètent des cotonnades à Manchester, des armes à Birmingham et à Liège, des eaux-de-vie à Dantzig et des caisses de vin de Bordeaux à Hambourg. Elle a, pendant soixante-dix ans, dépouillé, chassé, traqué les Arabes pour peupler l'Algérie d'Italiens et d'Espagnols!

»L'ironie de ces résultats est assez cruelle, et l'on ne conçoit pas comment put se former, à notre dommage, cet empire dix et onze fois plus étendu que la France elle-même. Mais il faut considérer que, si le peuple français n'a nul avantage à posséder des terres en Afrique et en Asie, les chefs de son gouvernement trouvent, au contraire, des avantages nombreux à lui en acquérir. Ils se concilient par ce moyen la marine et l'armée qui, dans les expéditions coloniales, recueillent des grades, des pensions et des croix, en outre de la gloire qu'on remporte à vaincre l'ennemi. Ils se concilient le clergé en ouvrant des voies nouvelles à la Propagande et en attribuant des territoires aux missions catholiques. Ils réjouissent les armateurs, constructeurs, fournisseurs militaires qu'ils comblent de commandes. Ils se font dans le pays une vaste clientèle en concédant des forêts immenses et des plantations innombrables. Et ce qui leur est plus précieux encore, ils fixent à leur majorité tous les brasseurs d'affaires et tous les courtiers marrons du parlement. Enfin ils flattent la foule, orgueilleuse de posséder un empire jaune et noir qui fait pâlir d'envie l'Allemagne et l'Angleterre. Ils passent pour de bons citoyens, pour des patriotes et pour de grands hommes d'État. Et, s'ils risquent de tomber, comme Ferry, sous le coup de quelque désastre militaire, ils en courent volontiers la chance, persuadés que la plus nuisible des expéditions lointaines leur coûtera moins de peines et leur attirera moins de dangers que la plus utile des réformes sociales.

»Vous concevez maintenant que nous ayons eu parfois des ministres impérialistes, jaloux d'agrandir notre domaine colonial. Et il faut encore nous féliciter et louer la modération de nos gouvernants qui pouvaient nous charger de plus de colonies.

»Mais tout péril n'est pas écarté et nous sommes menacés de quatre-vingts ans de guerres au Maroc. Est-ce que la folie coloniale ne finira jamais?

»Je sais bien que les peuples ne sont pas raisonnables. On ne comprendrait pas qu'ils le fussent, à voir de quoi ils sont faits. Mais un instinct souvent les avertit de ce qui leur est nuisible. Ils sont capables, quelquefois, d'observation. Ils font à la longue l'expérience douloureuse de leurs erreurs et de leurs fautes. Ils s'apercevront un jour que les colonies sont pour eux une source de périls et une cause de ruines. A la barbarie commerciale succédera la civilisation commerciale; à la pénétration violente, la pénétration pacifique. Ces idées entrent aujourd'hui jusque dans les parlements. Elles prévaudront non parce que les hommes seront plus désintéressés, mais parce qu'ils connaîtront mieux leurs intérêts.

»La grande valeur humaine c'est l'homme lui-même. Pour mettre en valeur le globe terrestre, il faut d'abord mettre l'homme en valeur. Pour exploiter le sol, les mines, les eaux, toutes les substances et toutes les forces de la planète, il faut l'homme, tout l'homme, l'humanité, toute l'humanité. L'exploitation complète du globe terrestre exige le travail combiné des hommes blancs, jaunes, noirs. En réduisant, en diminuant, en affaiblissant, pour tout dire d'un mot, en colonisant une partie de l'humanité, nous agissons contre nous-mêmes. Notre avantage est que les jaunes et les noirs soient puissants, libres et riches. Notre prospérité, notre richesse dépendent de leur richesse et de leur prospérité. Plus ils produiront, plus ils consommeront. Plus ils profiteront de nous, plus nous profiterons d'eux. Qu'ils jouissent abondamment de notre travail et nous jouirons du leur abondamment.

»En observant les mouvements qui emportent les sociétés, peut-être découvrira-t-on les signes que la période de violences s'achève. La guerre, qui était autrefois à l'état permanent parmi les peuples, est maintenant intermittente et les temps de paix sont devenus beaucoup plus longs que les temps de guerre. Notre pays donne lieu à une observation intéressante. Les Français présentent dans l'histoire militaire des peuples un caractère original. Tandis que les autres nations ne faisaient jamais la guerre que par intérêt ou par nécessité, les Français seuls se battaient pour le plaisir. Or il est remarquable que nos compatriotes ont changé de goût. Renan écrivait il y a trente ans: «Quiconque connaît la France dans son ensemble et dans ses variétés provinciales n'hésitera pas à reconnaître que le mouvement qui emporte ce pays depuis un demi-siècle est essentiellement pacifique.» C'est un fait attesté par un grand nombre d'observateurs que la France en 1870 n'avait pas envie de prendre les armes et que l'annonce de la guerre fut accueillie avec consternation. Il est certain qu'aujourd'hui peu de Français songent à se mettre en campagne, et que tout le monde accepte volontiers cette idée qu'on a une armée pour éviter la guerre. Je citerai un exemple entre mille de cet état d'esprit. Monsieur Ribot, député, ancien ministre, invité à quelque fête patriotique, s'excusa par une lettre éloquente. Monsieur Ribot, au seul mot de désarmement, plisse son front sourcilleux. Il a pour les drapeaux et les canons l'inclination qui convient à un ancien ministre des Affaires étrangères. Dans sa lettre, il dénonce comme un danger national les idées pacifiques répandues par les socialistes. Il y découvre des renoncements qu'il ne peut souffrir. Ce n'est point qu'il soit belliqueux. C'est aussi la paix qu'il veut, mais une paix pompeuse, magnifique, étincelante et fière comme la guerre. Entre monsieur Ribot et Jaurès, il n'est plus question que de la manière. Ils sont tous deux pacifiques. Jaurès l'est simplement, monsieur Ribot l'est superbement. Voilà tout. Mieux encore et plus sûrement que la démocratie socialiste qui se contente de la paix en blouse ou en paletot, le sentiment des bourgeois qui réclament une paix ornée d'insignes militaires et toute chargée des simulacres de la gloire, atteste l'irrémédiable déclin des idées de revanche et de conquêtes, puisqu'on y saisit l'instinct militaire au moment où il se dénature et devient pacifique.

»La France acquiert peu à peu le sentiment de sa vraie force qui est la force intellectuelle; elle prend conscience de sa mission qui est de semer les idées et d'exercer l'empire de la pensée. Elle s'apercevra bientôt que sa seule puissance solide et durable fut dans ses orateurs, ses philosophes, ses écrivains et ses savants. Aussi bien, faudra-t-il qu'elle reconnaisse un jour que la force du nombre, après l'avoir tant de fois trahie, lui échappe définitivement et qu'il est temps pour elle de se résigner à la gloire que lui assurent l'exercice de l'esprit et l'usage de la raison.

Jean Boilly secoua la tête:

—Vous voulez, dit-il, que la France enseigne aux nations la concorde et la paix. Êtes-vous sûr qu'elle sera écoutée et suivie? Sa tranquillité même lui est-elle assurée? N'a-t-elle pas à craindre les menaces du dehors, à prévoir les dangers, à veiller à sa sûreté, à pourvoir à sa défense? Une hirondelle ne fait pas le printemps; une nation ne fait pas la paix du monde. Est-il certain que l'Allemagne n'entretient des armées que pour ne pas faire la guerre? Ses démocrates socialistes veulent la paix. Mais ils ne sont pas les maîtres et leurs députés n'ont point au Parlement l'autorité que devrait leur assurer le nombre de leurs électeurs. Et la Russie, qui est à peine entrée dans la période industrielle, croyez-vous qu'elle entrera bientôt dans la période pacifique? Croyez-vous qu'après avoir troublé l'Asie, elle ne troublera pas l'Europe?

»Mais à supposer que l'Europe devienne pacifique, ne voyez-vous pas que l'Amérique devient guerrière? Après Cuba, réduite en république vassale, Hawaï, Porto-Rico, les Philippines annexées, on ne peut nier que l'Union américaine ne soit une nation conquérante. Un publiciste yankee, Stead, a dit, aux applaudissements des États-Unis tout entiers: «L'américanisation du monde est en marche.» Et monsieur Roosevelt rêve de planter le pavillon étoile sur l'Afrique du Sud, l'Australie et les Indes occidentales. Monsieur Roosevelt est impérialiste et veut une Amérique maîtresse du monde. Entre nous, il médite l'empire d'Auguste. Il a eu le malheur de lire Tite-Live. Les conquêtes des Romains l'empêchent de dormir. Avez-vous lu ses discours? Ils sont belliqueux. «Mes amis, battez-vous, dit monsieur Roosevelt, battez-vous terriblement. Il n'y a de bon que les coups. On n'est sur la terre que pour s'exterminer les uns les autres. Ceux qui vous diront le contraire sont des gens immoraux. Méfiez-vous des hommes qui pensent. La pensée amollit. C'est un vice français. Les Romains ont conquis l'univers. Ils l'ont perdu. Nous sommes les Romains modernes.» Paroles éloquentes, soutenues par une flotte de guerre qui sera bientôt la deuxième du monde et par un budget militaire d'un milliard cinq cents millions de francs!

»Les Yankees annoncent que, dans quatre ans, ils feront la guerre à l'Allemagne. Pour les en croire il faudrait qu'ils nous disent où ils pensent rencontrer l'ennemi. Toutefois cette folie donne à réfléchir. Qu'une Russie, serve de son tsar, qu'une Allemagne, encore féodale, nourrissent des armées pour les batailles, c'est ce qu'on serait tenté de s'expliquer par des habitudes anciennes et les survivances d'un rude passé. Mais qu'une démocratie neuve, les États-Unis d'Amérique, une association d'hommes d'affaires, une foule d'émigrés de tous les pays, sans communauté de race, de traditions, de souvenirs, jetés éperdument dans la lutte pour le dollar, se sentent tout à coup transportés du désir de lancer des torpilles aux flancs des cuirassés et de faire éclater des mines sous les colonnes ennemies, c'est une preuve que la lutte désordonnée pour la production et l'exploitation des richesses entretient l'usage et le goût de la force brutale, que la violence industrielle engendre la violence militaire, et que les rivalités marchandes allument entre les peuples des haines qui ne peuvent s'éteindre que dans le sang. La fureur coloniale, dont vous parliez tout à l'heure, n'est qu'une des mille formes de cette concurrence tant vantée par nos économistes. Comme l'état féodal l'état capitaliste est un état guerrier. L'ère est ouverte des grandes guerres pour la souveraineté industrielle. Sous le régime actuel de production nationaliste, c'est le canon qui fixera les tarifs, établira les douanes, ouvrira, fermera les marchés. Il n'y a pas d'autre régulateur du commerce et de l'industrie. L'extermination est le résultat fatal des conditions économiques dans lequel se trouve aujourd'hui le monde civilisé….

Le gorgonzola et le stracchino parfumaient la table. Le garçon apportait les bougies armées de fils de fer pour allumer les longs cigares avec paille, chers aux Italiens.

Hippolyte Dufresne, qui depuis quelque temps semblait étranger à la conversation:

—Messieurs, dit-il à voix basse avec une orgueilleuse modestie, notre ami Langelier affirmait tout à l'heure que beaucoup d'hommes ont peur de se déshonorer aux yeux de leurs contemporains en assumant cette horrible immoralité qu'est la morale future. Je n'ai pas eu cette peur et j'ai écrit un petit conte qui n'a pas d'autre mérite que celui, peut-être, de montrer la tranquillité de mon esprit à considérer l'avenir. Je vous demanderai un jour la permission de vous le lire.

—Lisez-le tout de suite, dit Boni en allumant son cigare.

—Vous nous ferez plaisir, ajoutèrent Joséphin Leclerc, Nicole
Langelier et M. Goubin.

—Je ne sais si j'ai le manuscrit sur moi, répondit Hippolyte
Dufresne.

Et, tirant de sa poche un rouleau de papier, il lut ce qui suit.

V
PAR LA PORTE DE CORNE OU PAR LA PORTE D'IVOIRE

Il était environ une heure du matin. Avant de me coucher, j'ouvris ma fenêtre et j'allumai une cigarette. Le bourdonnement d'un auto qui passait sur l'avenue du Bois de Boulogne traversa le silence. Les arbres rafraîchissaient l'air en secouant leurs têtes sombres. Nul bruit d'insecte, nulle rumeur vivante ne montait du sol stérile de la ville. La nuit était illustrée d'étoiles. Leurs feux, dans la transparence de l'air, mieux que par les autres nuits, apparaissaient diversement colorés. Le plus grand nombre brûlait à blanc. Mais il y en avait de jaunes et d'orangées, comme les flammes des lampes mourantes. Plusieurs étaient bleues et j'en vis une d'un bleu si pâle, si limpide et si doux, que je n'en pouvais détourner ma vue. Je regrette de ne pas savoir comment on l'appelle, mais je m'en console en pensant que les hommes ne donnent pas aux étoiles leur vrai nom.

Songeant que chacune de ces gouttes de lumière éclaire des mondes, je me demande si, comme notre soleil, elles n'éclairent pas aussi d'innombrables souffrances et si la douleur ne remplit pas les abîmes du ciel. Nous ne pouvons juger les mondes que par le nôtre. Nous ne connaissons la vie que dans les formes qu'elle revêt sur la terre et, à supposer même que notre planète soit des moins bonnes, nous n'avons guère de raisons de croire que tout aille bien dans les autres, ni que ce soit un bonheur de naître sous les rayons d'Altaïr, de Betelgeuse ou de l'ardent Sirius, quand nous savons quelle fâcheuse affaire c'est que d'ouvrir les yeux sur la terre à la clarté de notre vieux soleil. Ce n'est pas que je trouve mon sort mauvais, comparé au sort des autres hommes. Je n'ai ni femme ni enfant. Je n'ai ni amour ni maladie. Je ne suis pas très riche, je ne vais pas dans le monde. Je suis donc parmi les heureux. Mais les heureux ont peu de joie. Quel est donc le sort des autres! Les hommes sont vraiment à plaindre. Je n'en fais pas de reproches à la nature: on ne peut pas causer avec elle; elle n'est pas intelligente. Je ne m'en prendrai pas non plus à la société. Il n'y a pas de bon sens à opposer la société à la nature. Il est aussi absurde d'opposer la nature des hommes à la société des hommes que d'opposer la nature des fourmis à la société des fourmis, la nature des harengs à la société des harengs. Les sociétés animales résultent nécessairement de la nature animale. La terre est la planète où l'on mange, la planète de la faim. Les animaux y sont naturellement avides et féroces. Seul, le plus intelligent de tous, l'homme, est avare. L'avarice est jusqu'ici la première vertu des sociétés humaines et le chef-d'oeuvre moral de la nature. Si je savais écrire, j'écrirais un éloge de l'avarice. A la vérité, ce ne serait pas un livre très nouveau. Les moralistes et les économistes l'ont fait cent fois. Les sociétés humaines ont pour fondement auguste l'avarice et la cruauté.

Dans les autres univers, dans ces mondes innombrables de l'éther, en est-il ainsi? Toutes les étoiles que je vois éclairent-elles des hommes? Est-ce qu'on mange, est-ce qu'on s'entre-dévore par l'infini? Ce doute me trouble et je ne puis regarder sans effroi cette rosée de feu suspendue dans le ciel.

Mes pensées peu à peu se font plus douces et plus claires, et l'idée de la vie, dans sa sensualité tour à tour violente et suave, me redevient aimable. Je me dis que parfois la vie est belle. Car sans cette beauté, comment verrions-nous ses laideurs et comment croire que la nature est mauvaise sans croire en même temps qu'elle est bonne?

Depuis quelques instants, les phrases d'une sonate de Mozart suspendent dans l'air leurs colonnes blanches et leurs guirlandes de roses. J'ai pour voisin un pianiste qui joue la nuit du Mozart et du Gluck. Je referme ma fenêtre et tout en faisant ma toilette je réfléchis aux incertains plaisirs que je pourrai me donner demain; et tout à coup je songe que je suis invité, depuis une semaine déjà, à déjeuner au Bois; je crois vaguement me rappeler que c'est pour le jour qui vient. Afin de m'en assurer, je cherche la lettre d'invitation qui est restée ouverte sur ma table. La voici:

16 septembre 1903.

«Mon vieux Dufresne,

Fais-moi le plaisir de venir déjeuner avec… etc., etc., samedi prochain, 23 septembre 1903, etc., etc.»

C'est demain.

Je sonnai mon valet de chambre:

—Jean, vous me réveillerez demain à neuf heures.

Et précisément demain, 23 septembre 1903, j'aurai trente-neuf ans accomplis. D'après ce que j'ai déjà vu en ce monde, je puis me figurer à peu près ce que j'y verrai encore. Ce sera probablement un médiocre spectacle. Je puis prédire à coup sûr les propos de table qui seront tenus demain au restaurant du Bois. Il y sera dit certainement: «Moi je fais du soixante à l'heure.—Blanche a un sale caractère; mais elle ne me trompe pas, ça j'en suis sûr.—Le ministère prend le mot d'ordre des socialistes.—Les petits chevaux, à la longue, c'est rasant. Il n'y a encore que le bac.—Les ouvriers auraient bien tort de se gêner: le gouvernement leur donne toujours raison.—Je te parie qu'Êpingle-d'Or battra Ranavalo. —Moi, ce qui me passe, c'est qu'il ne se trouve pas un général pour balayer toute cette fripouille.—Qu'est-ce que vous voulez? La France est vendue par les Juifs à l'Angleterre et à l'Allemagne.» Voilà ce que j'entendrai demain! Voilà les idées politiques et sociales de mes amis, les arrière-petits-fils de ces bourgeois de Juillet, princes de l'usine et de la forge, rois de la mine, qui surent maîtriser et asservir les forces de la Révolution. Mes amis ne me paraissent pas capables de conserver longtemps l'empire industriel et la puissance politique que leur ont laissés leurs aïeux. Ils ne sont pas très intelligents, mes amis. Ils n'ont pas beaucoup travaillé de la tête. Moi non plus. Jusqu'ici je n'ai pas fait grand'chose dans la vie. Je suis comme eux un oisif et un ignorant. Je ne me sens capable de rien et si je n'ai pas leur vanité, si ma cervelle n'est pas garnie de toutes les sottises qui encombrent la leur, si je n'ai pas, comme eux, la haine et la peur des idées, cela tient à une circonstance particulière de ma vie. Mon père, gros industriel et député conservateur, m'a donné, quand j'avais dix-sept ans, un jeune répétiteur timide et silencieux, qui avait l'air d'une fille. En me préparant au baccalauréat, il organisait la Révolution sociale en Europe. Il était d'une douceur charmante. On l'a beaucoup mis en prison. Il est maintenant député. Je lui copiais ses appels au prolétariat international. Il me fit lire toute la bibliothèque socialiste. Il m'enseigna des choses qui toutes n'étaient pas croyables; mais il me fit ouvrir les yeux sur ce qui se passait autour de moi; il me démontra que tout ce que notre société honore est méprisable et que tout ce qu'elle méprise est estimable. Il me poussait à la révolte. Je conclus au contraire de ses démonstrations qu'il faut respecter le mensonge et vénérer l'hypocrisie, comme les deux plus sûrs appuis de l'ordre public. Je restai conservateur. Mais mon âme s'emplit de dégoût.

Tandis que je m'endors, presque imperceptibles, ça et là, quelques phrases de Mozart me parviennent encore et me font songer à des temples de marbre dans des feuillages bleus.

Il faisait grand jour quand je me réveillai. Je m'habillai beaucoup plus vite qu'à l'ordinaire. Ignorant moi-même la cause de cette hâte, je me trouvai dehors sans trop savoir comment. Ce que je vis alors autour de moi me causa une surprise qui suspendit toutes mes facultés de réflexion; et c'est grâce à cette impossibilité de réfléchir que ma surprise ne s'accrut point, mais demeura fixe et tranquille. Sans aucun doute elle serait devenue bientôt démesurée et se serait changée en stupeur et en épouvante, si j'avais gardé l'usage de mon esprit, tant le spectacle que j'avais sous les yeux était différent de ce qu'il devait être. Tout ce qui m'entourait m'était nouveau, inconnu, étranger. Les arbres, les pelouses que je voyais tous les jours, avaient disparu. Où, la veille, s'élevaient les hautes bâtisses grises de l'avenue, maintenant s'étendait une ligne capricieuse de maisonnettes de brique, entourées de jardins. Je n'osai me retourner pour voir si ma maison existait encore et j'allai droit vers la porte Dauphine. Je ne la trouvai plus. A cet endroit le Bois était changé en village. Je pris une rue qui était, à ce qu'il me parut, l'ancienne route de Suresnes. Les maisons qui la bordaient, d'un style étrange et d'une forme nouvelle, trop petites pour être habitées par des gens riches, étaient pourtant ornées de peintures, de sculptures et de faïences éclatantes. Elles étaient surmontées d'une terrasse couverte. Je suivais cette voie agreste dont les courbes produisaient des perspectives charmantes. Elle était coupée obliquement par d'autres voies sinueuses. Il ne passait ni trains, ni autos, ni voitures d'aucune sorte. Des ombres couraient sur le sol. Je levai la tète et vis de vastes oiseaux et des poissons énormes glisser rapidement en foule dans l'air, qui semblait à la fois un ciel et un océan. Près de la Seine, dont le cours était changé, je rencontrai une compagnie d'hommes vêtus de blouses courtes nouées à la ceinture et chaussés de hautes guêtres. Vraisemblablement, ils étaient en habits de travail. Mais leur allure était plus légère et plus élégante que celle de nos ouvriers. Je m'aperçus qu'il y avait des femmes parmi eux. Ce qui m'avait empêché de les distinguer tout d'abord, c'est qu'elles étaient vêtues comme les hommes et qu'elles avaient les jambes droites et longues et, à ce qu'il me sembla, les hanches étroites de nos Américaines. Bien que ces gens n'eussent pas du tout l'air farouche, je les regardai avec effroi. Ils me paraissaient plus étrangers qu'aucun des innombrables inconnus que j'avais jusque-là rencontrés sur la terre. Pour ne plus voir un visage humain, je m'engageai dans une ruelle déserte. Et bientôt j'atteignis un rond-point planté de mâts où flottaient des oriflammes rouges, portant ces mots en lettres d'or: FÉDÉRATION EUROPÉENNE. Des affiches étaient suspendues au pied de ces mâts dans de grands cadres ornés d'emblèmes pacifiques. C'était des avis relatifs à des fêtes populaires, à des prescriptions légales, à des travaux d'intérêt public.

Il y avait aussi des horaires de ballons et une carte des courants atmosphériques dressée le 28 juin de l'an 220 de la fédération des peuples. Tous ces textes étaient imprimés en caractères nouveaux et dans un langage dont je ne comprenais pas tous les mots. Tandis que j'essayais de les déchiffrer, les ombres des innombrables machines qui traversaient l'air passaient sur mes yeux. Une fois encore je levai la tête et dans ce ciel méconnaissable, plus peuplé que la terre, que fendaient les gouvernails et que battaient les hélices, vers qui montait de l'horizon un cercle de fumée, je vis le soleil. J'eus envie de pleurer en le voyant. C'était la seule figure connue que j'eusse encore rencontrée depuis le matin. A sa hauteur je jugeai qu'il était environ dix heures avant midi. Tout à coup je fus enveloppé par une seconde troupe d'hommes et de femmes, qui avait la contenance et le costume de la première. Je me confirmai dans cette impression que les femmes, bien qu'il s'en trouvât de fort épaisses et de très sèches et aussi beaucoup dont on ne pouvait rien dire, offraient en grand nombre un aspect d'androgynes. Le flot passa. La place redevint subitement déserte, comme nos quartiers suburbains qu'animé seule la sortie des ateliers. Resté devant les affiches, je relus cette date: 28 juin de l'an 220 de la fédération européenne. Qu'est-ce que cela signifiait? Une proclamation du Comité fédéral, à l'occasion de la fête de la terre, me fournit à propos des données utiles pour l'intelligence de cette date. Il y était dit: «Camarades, vous savez comment, en la dernière année du XXe siècle, le vieux monde s'abîma dans un cataclysme formidable et comment, après cinquante ans d'anarchie, s'organisa la fédération des peuples de l'Europe…» L'an 220 de la fédération des peuples, c'était donc l'an 2270 de l'ère chrétienne, le fait était certain. Il restait à l'expliquer. Comment me trouvais-je tout à coup en l'an 2270?

J'y songeais en marchant au hasard.

—Je n'ai pas, que je sache, me disais-je, été conservé durant tant d'années à l'état de momie, comme le colonel Fougas. Je n'ai pas conduit la machine par laquelle M. H.-G. Wells explore le temps. Et si c'est en dormant, à l'exemple de William Morris, que j'ai sauté trois siècles et demi, je ne puis le savoir, puisqu'en rêvant on ignore qu'on rêve. Je crois, de très bonne foi, que je ne dors pas.

Tout en faisant ces réflexions et d'autres qu'il est inutile de rapporter, je suivais une longue rue bordée de grilles derrière lesquelles souriaient, dans le feuillage, des maisons roses, de formes variées, mais toutes également petites. Je voyais parfois s'élever dans la campagne de vastes cirques d'acier, couronnés de flammes et de fumée. Une épouvante planait sur ces régions innommables et l'air vibrant du vol rapide des machines retentissait douloureusement dans ma tête. La rue conduisait à une prairie semée de bouquets d'arbres et coupée de ruisseaux. Des vaches y paissaient. Tandis que mes yeux goûtaient cette fraîcheur, je crus voir devant moi, sur une route lisse et droite, courir des ombres. Leur vent, en passant, me frappa le visage. Je m'aperçus que c'étaient des trams et des autos transparents de vitesse.

Je traversai la route sur une passerelle et cheminai longtemps par les prés et les bois. Je me croyais en pleine campagne quand je découvris un vaste front de maisons brillantes qui bordaient le parc. Bientôt je me trouvai devant un palais d'une architecture légère. Une frise sculptée et peinte, représentant un festin nombreux, s'étendait sur la vaste façade. J'aperçus, à travers les baies vitrées, des hommes et des femmes assis dans une grande salle claire, autour de longues tables de marbre, chargées de jolies faïences peintes. J'entrai, pensant que c'était un restaurant. Je n'avais pas faim, mais j'étais las, et la fraîcheur de cette salle, ornée de guirlandes de fruits, me semblait délicieuse. Un homme qui se tenait à la porte me réclama mon bon, et comme j'avais l'air embarrassé:

—Je vois, compagnon, que tu n'es pas d'ici. Comment voyages-tu sans bons? J'en suis fâché, mais il m'est impossible de te recevoir. Va trouver le délégué à l'embauchage; ou, si tu es infirme, adresse-toi au délégué à l'assistance.

Je déclarai que je n'étais nullement infirme et je m'éloignai. Un gros homme, qui dans le même moment sortait le cure-dents aux lèvres, me dit avec obligeance:

—Camarade, tu n'as pas besoin de t'adresser au délégué à l'embauchage. Je suis délégué à la boulangerie de la section. Il manque un camarade. Viens avec moi. Tu travailleras tout de suite.

Je remerciai le gros compagnon, l'assurai de ma bonne volonté, objectant toutefois que je n'étais pas boulanger.

Il me regarda avec un peu de surprise et me dit qu'il voyait que j'aimais la plaisanterie.

Je le suivis. Nous nous arrêtâmes devant un immense bâtiment de fonte, précédé d'une porte monumentale, sur le fronton de laquelle deux géants de bronze étaient accoudés, le Semeur et le Moissonneur. Leurs corps exprimaient la force sans l'effort. Sur leurs visages brillait une fierté tranquille, et ils portaient haut la tête, bien différents en cela des sauvages travailleurs du flamand Constantin Meunier. Nous pénétrâmes dans une salle haute de plus de quarante mètres, où, parmi de légères poussières blanches, avec un bruit vaste et tranquille, des machines travaillaient. Sous le dôme métallique, des sacs s'offraient d'eux-mêmes au couteau qui les éventrait; la farine qu'ils perdaient tombait dans des cuves où de larges mains d'acier la pétrissaient, et la pâte coulait dans des moules qui, dès qu'ils étaient pleins, couraient s'enfourner sans aide dans un four vaste et profond comme un tunnel. Cinq ou six hommes au plus, immobiles dans ce mouvement, surveillaient le travail des choses.

—C'est une vieille boulangerie, me dit mon compagnon. Elle produit à peine quatrevingt mille pains par jour, et ses machines trop faibles occupent trop de monde. Ça ne fait rien. Monte à l'arrivage.

Je n'eus pas le temps de demander des ordres plus explicites. Un ascenseur m'avait porté sur la plate-forme. J'y étais à peine arrivé qu'une sorte de baleine volante vint se poser près de moi et déchargea des sacs. Cette machine n'était montée par aucun être vivant. J'y fis grande attention. Je suis sûr qu'il n'y avait pas de mécanicien dans cette machine. D'autres baleines volantes vinrent avec d'autres sacs, qu'elles déchargeaient et qui se livraient l'un après l'autre au couteau qui les ouvrait. Les hélices tournaient, le gouvernail fonctionnait. Il n'y avait personne au timon, personne dans la machine. J'entendais au loin le léger bruit d'un vol de guêpe, puis la chose grossissait avec une rapidité surprenante. Elle avait l'air bien sûre d'elle, mais mon ignorance de ce qu'il y aurait à faire, si pourtant elle se trompait, me donnait le frisson. Je fus plusieurs fois tenté de demander à descendre. Une honte humaine m'en empêcha. Je demeurai à mon poste. Le soleil baissait à l'horizon et il était environ cinq heures quand on m'envoya l'ascenseur. La journée était finie. Je reçus un bon de vivres et de logement.

Le gros camarade me dit:

—Tu dois avoir faim. Si tu veux souper à la table publique, tu le peux. Si tu veux manger seul dans ta chambre, tu le peux également. Si tu préfères manger chez moi avec quelques camarades, dis-le tout de suite. Et je vais téléphoner à l'atelier culinaire pour qu'on t'envoie ta part. Ce que je t'en dis est pour te mettre à l'aise. Car tu sembles désorienté. Tu viens de loin sans doute. Tu n'as pas l'air débrouillard. Aujourd'hui tu as eu un travail facile. Mais ne crois pas qu'on gagne ici tous les jours sa vie à si bon compte. Si les rayons Z qui gouvernaient les ballons avaient mal fonctionné, comme il arrive parfois, tu aurais eu plus de peine. Quel est ton métier? Et d'où viens-tu?

Ces questions m'embarrassèrent beaucoup. Je ne pouvais pas lui dire la vérité. Je ne pouvais pas lui dire que j'étais un bourgeois et que je venais du XXe siècle. Il m'aurait cru fou. Je répondis d'une manière vague et embarrassée que je n'avais point d'état et que je venais de loin, de très loin.

Il sourit:

—Je comprends, me répondit-il. Tu n'oses pas l'avouer. Tu viens des États-Unis d'Afrique. Tu n'es pas le seul Européen qui nous soit ainsi échappé. Mais ces déserteurs nous reviennent presque tous.

Je ne répondis rien et mon silence lui fit croire qu'il avait deviné juste. Il me renouvela son invitation à souper, et me demanda comment je m'appelais. Je lui répondis qu'on me nommait Hippolyte Dufresne. Il parut surpris que j'eusse deux noms.

—Moi, dit-il, je m'appelle Michel.

Puis, ayant examiné avec attention mon chapeau de paille, mon veston, mes souliers et tout mon costume, sans doute un peu poudreux, mais d'une bonne coupe, car enfin je ne m'habille pas chez un tailleur concierge de la rue des Acacias:

—Hippolyte, me dit-il, je vois d'où tu viens. Tu as vécu dans les provinces noires. Il n'y a plus aujourd'hui que les Zoulous et les Bassoutos pour tisser aussi mal le drap, donner à un habit une forme à ce point grotesque, pour faire de si vilaines chaussures et pour durcir le linge avec de l'amidon. Il n'y a que chez eux que tu as pu apprendre à te raser la barbe en ménageant sur ton visage des moustaches et deux petits favoris. Cet usage de découper les poils de la face de manière à former des figures et des ornements est une dernière forme du tatouage, encore usitée seulement chez les Bassoutos et les Zoulous. Ces provinces noires des États-Unis d'Afrique croupissent dans une barbarie qui ressemble beaucoup à l'état de la France il y a trois ou quatre cents ans.

J'acceptai l'invitation de Michel.

—Je demeure tout près, en Sologne, me dit-il. Mon aéroplane file assez bien. Nous serons bientôt rendus.

Il me fit asseoir sous le ventre d'un grand oiseau mécanique et aussitôt nous traversâmes l'air d'une telle vitesse que j'en perdis le souffle. L'aspect de la campagne était bien différent de celui que je connaissais. Toutes les routes étaient bordées de maisons; d'innombrables canaux croisaient sur les champs leurs lignes argentées. Comme j'admirais:

—La terre, me dit Michel, est assez bien mise an valeur, et la culture est intense, comme on dit, depuis que les chimistes sont eux-mêmes des cultivateurs. On s'est beaucoup ingénié et l'on a beaucoup travaillé depuis trois cents ans. C'est que pour réaliser le collectivisme il a fallu faire rendre à la terre quatre et cinq fois plus qu'elle ne rendait aux époques d'anarchie capitaliste. Toi qui as vécu chez les Zoulous et les Bassoutos, tu sais que chez eux les biens nécessaires à la vie sont si peu abondants que, les partager également entre tous, ce serait partager la misère et non pas la richesse. La production surabondante que nous avons obtenue, nous la devons surtout au progrès des sciences. La suppression presque totale des classes urbaines fut aussi très avantageuse à l'agriculture. Les gens de boutique et de bureau se répartirent à peu près également entre l'usine et la campagne.

—Comment? m'écriai-je, vous avez supprimé les villes. Qu'est devenu
Paris?

—Personne n'y habite plus guère, me répondit Michel. La plupart de ces maisons à cinq étages, hideuses et malsaines, où logeaient les citadins de l'ère close, sont tombées en ruines et n'ont pas été relevées. On bâtissait bien mal au XXe siècle de cette ère malheureuse. Nous avons conservé des constructions plus anciennes et meilleures et nous en avons fait des musées. Nous avons beaucoup de musées et de bibliothèques: c'est là que nous nous instruisons. On a gardé aussi quelques débris de l'Hôtel de Ville. C'était une bâtisse laide et fragile, mais où s'accomplirent de grandes choses. N'ayant plus ni tribunaux, ni commerce, ni armées, nous n'avons plus à proprement parler de villes. Toutefois la population est beaucoup plus dense sur certains points que sur d'autres, et malgré la rapidité des communications, les centres métallurgiques et miniers sont extrêmement peuplés.

—Que me dites-vous? lui demandai-je. Vous avez supprimé les tribunaux? Avez-vous donc supprimé les crimes et les délits?

—Les crimes dureront autant que la vieille et sombre humanité: Mais le nombre des criminels a diminué avec le nombre de malheureux. Les faubourgs des grandes villes étaient sol nourricier des crimes; nous n'avons plus de grandes villes. Le téléphone sans fil rend les routes sûres à toute heure. Nous sommes tous munis de défenses électriques. Quant aux délits, ils dépendaient moins de la perversité des prévenus que des scrupules des juges. Maintenant que nous n'avons plus de légistes ni de juges, et que la justice est rendue par les citoyens requis à tour de rôle, beaucoup de délits ont disparu, sans doute parce qu'on ne sait plus les reconnaître.

Ainsi me parlait Michel, en manoeuvrant son aéroplane. Je rapporte le sens de ses paroles aussi exactement qu'il m'est possible. Je regrette de ne pouvoir, par défaut de mémoire, et aussi de peur de ne pas me faire comprendre, reproduire toutes les expressions et surtout le mouvement même de son langage. Le boulanger et ses contemporains parlaient une langue qui me surprit d'abord par la nouveauté du vocabulaire et de la syntaxe et surtout par un tour abréviatif et rapide.

Michel aborda la terrasse d'une maison modique, très agréable.

—Nous sommes arrivés, me dit-il, c'est ici que j'habite. Tu souperas avec des compagnons qui, comme moi, s'occupent de statistique.

—Comment? vous êtes statisticien. Je vous croyais boulanger.

—Je suis boulanger pendant six heures. C'est la durée de la journée, telle qu'elle est fixée depuis près d'un siècle par le Comité fédéral. Le reste du temps, je fais de la statistique. C'est la science qui a remplacé l'histoire. Les anciens historiens contaient les actions éclatantes d'un petit nombre d'hommes. Les nôtres enregistrent tout ce qui se produit et tout ce qui se consomme.

Après m'avoir fait passer dans un cabinet d'hydrothérapie établi sur le toit, Michel me fit descendre dans la salle à manger, éclairée à la lumière électrique, toute blanche, ornée seulement d'une frise sculptée de fraisiers en fleurs. La table de faïence colorée était couverte d'une vaisselle à reflets métalliques. Trois personnes s'y tenaient, que Michel me nomma:

—Morin, Perceval, Chéron.

Ces trois personnes étaient vêtues pareillement d'une cotte écrue, d'une culotte de velours et de bas gris. Morin portait une longue barbe blanche, Chéron et Perceval avaient le visage clair. Leurs cheveux courts et plus encore la franchise de leur regard leur donnaient l'air de jeunes garçons. Mais je ne doutai pas que ce ne fussent des femmes. Perceval me parut assez belle, bien qu'elle ne fût plus très jeune. Je trouvais Chéron tout à fait charmante. Michel me présenta:

—Je vous amène le camarade Hippolyte, nommé aussi Dufresne, qui a vécu parmi les métis, dans les provinces noires des États-Unis d'Afrique. Il n'a pu dîner à onze heures. Aussi doit-il avoir faim.

J'avais faim. On me servit de petits morceaux découpés en carrés, qui n'étaient pas mauvais, mais dont je ne reconnus pas le goût. Il y avait sur la table toutes sortes de fromages. Morin me versa d'une bière légère, et m'avertit que j'en pouvais boire à ma soif, qu'elle ne contenait pas d'alcool.

—A la bonne heure, dis-je. Je vois que vous vous préoccupez des dangers de l'alcool.

—Ils n'existent plus guère, me répondit Morin. Oa a réussi à supprimer l'alcoolisme avant la fin de l'ère close. Sans cela, il aurait été impossible d'établir le nouveau régime. Un prolétariat alcoolique est incapable de s'émanciper.

—N'avez-vous pas aussi, demandai-je en goûtant un morceau bizarrement découpé, n'avez-vous pas perfectionné l'alimentation?

—Camarade, répondit Perceval, tu veux parler sans doute de l'alimentation chimique. Elle n'a pas fait encore de grands progrès. Nous avons beau déléguer nos chimistes aux cuisines… Leurs pilules ne valent rien. A cela près que nous savons doser convenablement les aliments caloriques et les aliments nutritifs, nous mangeons presque aussi grossièrement que les hommes de l'ère close, et nous y prenons autant de plaisir.

—Nos savants, dit Michel, essayent d'instituer une alimentation rationnelle.

—Ça, c'est de l'enfantillage, reprit la jeune Chéron. On ne fera rien de bon tant qu'on n'aura pas supprimé le gros intestin, organe inutile et nuisible, foyer d'infection microbienne… On y arrivera.

—Comment cela? demandai-je.

—Mais tout simplement par ablation. Et cette suppression, obtenue d'abord chirurgicalement sur un nombre suffisant d'individus, tendra à s'établir par l'hérédité et sera plus tard acquise à la race entière.

Ces gens me traitaient avec humanité, me parlaient avec obligeance. Mais je n'entrais pas facilement dans leurs moeurs ni dans leurs idées et je m'apercevais que je ne les intéressais en aucune manière et qu'ils éprouvaient pour mes façons de penser une entière indifférence. Plus je leur faisais de politesses, plus je décourageais leur sympathie. Quand j'eus adressé à Chéron quelques compliments pourtant discrets et sincères, elle ne me regarda même plus.

Après le repas, me tournant vers Morin, qui me semblait intelligent et doux, je lui dis avec une sincérité qui m'émut moi-même:

—Monsieur Morin, je ne sais rien et je souffre cruellement de ne rien savoir. Je vous le répète: je viens de loin, de très loin. Dites-moi, je vous prie, comment fut instituée la fédération européenne, et donnez-moi une idée de l'ordre social actuel.

Le vieux Morin se récria:

—C'est l'histoire de trois siècles que tu me demandes. Nous en aurions pour des semaines et des mois. Et il y a bien des choses que je ne pourrais t'apprendre, parce que je ne les sais pas moi-même.

Je le suppliai de me donner au moins un aperçu très sommaire, comme aux enfants des écoles.

Alors Morin se renversa dans son fauteuil et dit:

—Pour savoir comment la société actuelle se constitua, il faut remonter très avant dans le passé.

»L'oeuvre capitale du XXe siècle de l'ère close fut l'extinction de la guerre.

»Le Congrès arbitral de la Haye, institué en pleine barbarie, ne contribua guère au maintien de la paix. Mais une autre institution plus efficace fut créée à cette époque. Dans les parlements des divers États il se forma des groupes de députés qui se mirent en rapport les uns avec les autres et prirent l'habitude de délibérer en commun sur les questions internationales. Exprimant la volonté pacifique d'une foule croissante d'électeurs, leurs résolutions avaient une grande autorité et donnaient à réfléchir aux gouvernements, dont les plus absolus, si l'on excepte la Russie, avaient, dès cette époque, appris à compter avec le sentiment populaire. Ce qui nous surprend aujourd'hui, c'est que personne alors ne reconnut, dans ces réunions de députés venus de tous les pays, le premier essai d'un parlement international.

»Au reste, le parti de la violence était encore puissant dans les empires et même dans la République française. Et, si le danger des guerres dynastiques et de ces guerres diplomatiques, décidées autour d'une table verte pour maintenir ce qu'on appelait l'équilibre européen, était conjuré pour toujours, on pouvait encore, dans le mauvais état industriel où se trouvait l'Europe, redouter que le conflit des intérêts commerciaux ne produisit quelque terrible conflagration.

»Le prolétariat, insuffisamment organisé, et n'ayant pas encore conscience de sa force, n'empêcha pas les luttes à main armée entre les nations, mais il en diminua la fréquence et la durée.

»Les dernières guerres furent causées par cette folie furieuse du vieux monde qu'on appelait la politique coloniale. Anglais, Russes, Allemands, Français, Américains se disputaient âprement, en Asie et en Afrique, des zones d'influence, comme ils disaient, où ils pussent établir avec les indigènes, sur le pillage et le massacre, des relations économiques. Ils détruisirent, en Afrique et en Asie, tout ce qu'il était possible de détruire. Puis il arriva ce qu'il devait arriver. Ils gardèrent les colonies pauvres qui leur coûtaient cher et perdirent les colonies prospères. Sans compter qu'en Asie, un petit peuple héroïque, instruit par l'Europe, sut se rendre respectable à l'Europe. C'est un grand service que, dans les temps barbares, le Japon rendit à l'humanité.

»Quand cette période abominable de la colonisation prit fin, on ne fit plus de guerre. Mais les États entretenaient encore des armées.

»Cela dit, je vais t'exposer, selon ton désir, les origines de la société actuelle. Elle est sortie de la société précédente. Dans la vie morale comme dans la vie individuelle les formes s'engendrent les unes les autres. La société capitaliste produisit naturellement la société collectiviste. Au commencement du XIXe siècle de l'ère close il se fit dans l'industrie une évolution mémorable. A la mince production des petits artisans propriétaires de leurs outils se substitua la grande production actionnée par un agent nouveau, d'une merveilleuse puissance, le capital. Ce fut un grand progrès social.

—Qu'est-ce qui fut un grand progrès social? demandai-je.

—Le régime capitaliste, me répondit Morin. Il apporta à l'humanité une source incalculable de richesse. En rassemblant les ouvriers par grandes masses, et en multipliant leur nombre, il créa le prolétariat. En faisant des travailleurs un immense État dans l'État, il prépara leur émancipation et leur fournit les moyens de conquérir le pouvoir.

»Pourtant ce régime qui devait produire à l'avenir de si heureux effets était justement exécré des travailleurs, parmi lesquels il fit d'innombrables victimes.

»I1 n'est pas de bien social qui n'ait coûté du sang et des larmes. Au reste, ce régime, qui avait enrichi la terre entière, faillit la ruiner. Après avoir grandement augmenté la production, il se trouva incapable de la régler, et se débattit éperdument dans des difficultés inextricables.

»Tu n'ignores pas entièrement, camarade, les troubles économiques qui remplirent le XXe siècle. Durant les cent dernières années de la domination capitaliste, le désordre de la production et le délire de la concurrence accumulèrent les désastres. Les capitalistes et les patrons essayèrent vainement, par des groupements gigantesques, de régler la production et d'anéantir la concurrence. Leurs entreprises mal conçues s'abîmèrent dans d'immenses catastrophes. Durant cette période d'anarchie la lutte des classes fut aveugle et terrible. Le prolétariat, accablé par ses victoires autant que par ses défaites, écrasé par les débris de l'édifice qu'il renversait sur sa tête, déchiré par d'effroyables luttes intestines, rejetant avec une violence aveugle ses chefs les meilleurs et ses amis les plus sûrs, combattait sans ordre, dans les ténèbres. Cependant il gagnait sans cesse quelque avantage: augmentation des salaires, diminution des heures de travail, liberté croissante d'organisation et de propagande, conquête des pouvoirs publics, progrès dans l'opinion étonnée. On le croyait perdu par ses divisions et ses erreurs. Mais tous les grands partis sont divisés et ils commettent tous des fautes. Le prolétariat avait pour lui la force des choses. Il atteignit vers la fin du siècle ce point de bien-être qui permet d'arriver à mieux. Camarade, il faut qu'un parti soit déjà fort pour faire une révolution à son profit. A la fin du XXe siècle de l'ère close la situation générale était devenue très favorable aux développements du socialisme. De plus en plus réduites dans le cours du siècle, les armées permanentes furent abolies après une résistance désespérée des pouvoirs publics et de la bourgeoisie possédante, par les Chambres issues du suffrage universel, sous l'ardente pression du peuple des villes et des campagnes. Depuis longtemps déjà les chefs d'État gardaient leurs armées, moins en vue d'une guerre qu'ils ne craignaient ou n'espéraient plus, que pour contenir à l'intérieur la multitude des prolétaires. Ils cédèrent enfin. Les armées régulières furent remplacées par des milices imbues d'idées socialistes. Ce n'était pas sans raison qu'ils avaient résisté. N'étant plus défendues par des canons et des fusils, les monarchies tombèrent les unes après les autres et à leur place s'établit le gouvernement républicain. Seules, l'Angleterre qui avait préalablement établi un régime que les ouvriers trouvaient supportable, et la Russie demeurée impériale et théocratique, restèrent en dehors de ce grand mouvement. On craignait que le tsar, éprouvant pour l'Europe républicaine les sentiments que la Révolution française avait inspirés à la grande Catherine, ne levât des armées pour la combattre. Mais son gouvernement était tombe à ce degré de faiblesse et d'imbécillité qu'une monarchie absolue peut seule atteindre. Le prolétariat russe, uni aux intellectuels, se souleva et, après une succession effroyable d'attentats et de massacres, le pouvoir passa aux révolutionnaires, qui établirent le régime représentatif.

»La télégraphie et la téléphonie sans fil étaient alors en usage d'une extrémité de l'Europe à l'autre et d'un emploi si facile que l'homme le plus pauvre pouvait parler, quand il voulait et comme il voulait, à un homme placé sur un point quelconque du globe. Il pleuvait à Moscou des paroles collectivistes. Les paysans russes entendaient dans leur lit les discours des camarades de Marseille et de Berlin. En même temps la direction approximative des ballons et la direction précise des machines à voler entrèrent dans la pratique. Ce fut la suppression des frontières. Heure critique entre toutes! Aux coeurs des peuples, si près de s'unir et de se fondre en une vaste humanité, l'instinct patriotique se réveilla. Dans tous les pays en même temps la foi nationaliste, rallumée, jeta des éclairs. Comme il n'y avait plus ni rois, ni armées, ni aristocratie, ce grand mouvement prit un caractère tumultueux et populaire. La République française, la République allemande, la République hongroise, la République roumaine, la République italienne, la suisse même et la belge, exprimèrent chacune, par un vote unanime de leur parlement et dans d'immenses meetings, la résolution solennelle de défendre contre toute agression étrangère le territoire national et l'industrie nationale. Des lois énergiques furent promulguées, réprimant la contrebande des machines à voler et réglementant avec sévérité l'usage du télégraphe sans fil. Partout les milices furent réorganisées, ramenées au type ancien des armées permanentes. On vit reparaître les vieux uniformes, les bottes, les dolmans, les plumes des généraux. A Paris, les bonnets à poil furent applaudis. Tous les boutiquiers et une partie des ouvriers prirent la cocarde tricolore. Dans tous les centres métallurgiques on fondait des canons et des plaques de blindage. On s'attendait à des guerres terribles. Ce furieux élan se prolongea trois ans, sans choc, puis se ralentit insensiblement. Les milices reprirent peu à peu un aspect et des sentiments bourgeois. L'union des peuples, qui semblait reculée dans un lointain fabuleux, était proche. Les énergies pacifiques se développaient de jour en jour; les collectivistes faisaient peu à peu la conquête de la société. Et le jour vint où les capitalistes vaincus leur abandonnèrent le pouvoir.

—Quel changement! m'écriai-je. Il n'y a pas d'exemple dans l'Histoire d'une telle révolution.

—Tu penses bien, camarade, reprit Morin, que le collectivisme ne vint qu'à son heure. Les socialistes n'auraient pu supprimer le capital et la propriété individuelle si ces deux formes de la richesse n'avaient été déjà à peu près détruites en fait par l'effort du prolétariat et plus encore par les développements nouveaux de la science et de l'industrie.

»On avait bien cru que le premier État collectiviste serait l'Allemagne; le parti ouvrier y était organisé depuis près de cent ans et l'on disait partout: «Le socialisme est chose allemande.» La France, moins bien préparée, la devança pourtant. La révolution sociale se fit d'abord à Lyon, à Lille et à Marseille, au chant de l'Internationale. Paris résista quinze jours, puis arbora le drapeau rouge. Le lendemain seulement Berlin proclamait l'état collectiviste. Le triomphe du socialisme eut pour conséquence la réunion des peuples.

»Les délégués de toutes les Républiques européennes, siégeant à
Bruxelles, proclamèrent la constitution des États-Unis d'Europe.

»L'Angleterre refusa d'en faire partie. Mais elle s'en déclara l'alliée. Devenue socialiste, elle avait gardé son roi, ses lords et jusqu'aux perruques de ses juges. Le socialisme dominait alors en Océanie, en Chine, au Japon et dans une partie de la vaste République russe. L'Afrique noire, entrée dans la phase capitaliste, formait une confédération peu homogène. L'Union américaine avait renoncé depuis peu au militarisme mercantile. L'état du monde se trouvait donc favorable, en somme, aux libres développements des États-Unis d'Europe. Pourtant cette union, accueillie par un délire de joie, fut suivie d'un demi-siècle de troubles économiques et de misères sociales. Il n'y avait plus d'armées et presque plus de milices; n'étant pas comprimés, les mouvements populaires n'éclataient pas avec violence. Mais l'inexpérience ou le mauvais vouloir des gouvernements locaux entretenait un désordre ruineux.

»Cinquante ans après la constitution des États, les mécomptes étaient si cruels, les difficultés semblaient à ce point insurmontables, que les esprits les plus optimistes commençaient à désespérer. De sourds craquements annonçaient partout la rupture de l'Union. C'est alors que la dictature d'un comité composé de quatorze ouvriers mit fin à l'anarchie et organisa la Fédération des peuples européens, telle qu'elle existe aujourd'hui. Les uns disent que les Quatorze déployèrent un génie divinateur et une énergie terrible; d'autres prétendent que c'était des gens médiocres, terrifiés et broyés eux-mêmes par la nécessité, et qu'ils présidèrent comme malgré eux à l'organisation spontanée des nouvelles forces sociales. Il est certain du moins qu'ils n'allèrent pas contre le cours des choses. L'organisation qu'ils établirent ou virent établir subsiste encore presque tout entière. La production et la consommation des biens s'opèrent aujourd'hui, peu s'en faut, comme elles furent alors réglées. C'est avec justice qu'on a fait partir d'eux l'ère nouvelle.

Morin m'exposa ensuite très sommairement les principes de la société moderne.

—Elle repose, dit-il, sur la suppression totale de la propriété individuelle.

—Cela, demandai-je, ne vous est-il pas intolérable?

—Pourquoi, Hippolyte, cela nous serait-il intolérable? Autrefois, en Europe, l'État percevait l'impôt. Il disposait de ressources qui lui étaient propres. Maintenant il est également juste de dire qu'il possède tout et qu'il ne possède rien. Il est plus juste encore de dire que c'est nous qui possédons tout puisque l'État n'est pas distinct de nous et qu'il n'est que l'expression de la collectivité.

—Mais, demandai-je, vous n'avez rien en propre, rien; pas même ces assiettes dans lesquelles vous mangez, pas même votre lit, vos draps, vos habits?

A cette question, Morin sourit.

—Tu es encore plus simple que je ne croyais, Hippolyte. Comment? Tu t'imagines que nous n'avons pas la propriété de nos meubles? Quelle idée te fais-tu donc de nos goûts, de nos instincts, de nos besoins et de notre genre de vie? Nous prends-tu pour des moines, comme on disait autrefois, pour des gens dépourvus de tout caractère individuel et incapables de donner une empreinte personnelle à ce qui les entoure? Tu erres, mon ami, tu erres. Nous possédons en propre les objets destinés à notre usage et à notre agrément et nous y sommes plus attachés que les bourgeois de l'ère close n'étaient attachés à leurs bibelots, parce que nous avons le goût plus aigu et un sentiment plus vif des formes. Tous nos camarades un peu affinés possèdent des objets d'art et en sont très jaloux. Chéron a chez elle des tableaux qui font sa joie et elle trouverait mauvais que le Comité fédéral lui en contestât la possession. Je garde là dans cette armoire des dessins anciens, l'oeuvre presque complet de Steinlen, un des artistes les plus estimés de l'ère close. Je ne les donnerais ni pour or ni pour argent.

»D'où sors-tu, Hippolyte? On te dit que notre société est fondée sur la suppression totale de la propriété individuelle et tu te figures que cette suppression s'étend aux biens meubles et aux objets usuels. Mais, homme simple, la propriété individuelle que nous avons totalement supprimée, c'est la propriété des moyens de productions, sol, canaux, chemins, mines, matériel, outillage, etc. Ce n'est pas la propriété d'une lampe ou d'un fauteuil. Ce que nous avons détruit, c'est la possibilité de détourner au profit d'un individu ou d'un groupe d'individus les fruits du travail; ce n'est pas la naturelle et innocente possession des choses amies qui nous entourent.

Morin m'exposa ensuite la répartition des travaux intellectuels et manuels sur tous les membres de la communauté, selon leurs aptitudes.

—La société collectiviste, ajouta-t-il, ne diffère pas seulement de la société capitaliste en ce que, dans la première, tout le monde travaille. Durant l'ère close les gens qui ne travaillaient pas étaient nombreux; pourtant c'était la minorité. Notre société diffère surtout de la précédente en ce que, dans celle-ci, le travail n'était pas coordonné et qu'il s'y faisait beaucoup de choses inutiles. Les ouvriers produisaient sans ordre, sans méthode, sans concert. Il y avait dans les villes une multitude de fonctionnaires, de magistrats, de marchands, d'employés qui travaillaient sans produire. Il y avait des soldats. Le fruit du travail n'était pas bien réparti. Les douanes et les tarifs qu'on établissait pour remédier au mal, l'aggravaient. Tout le monde souffrait. La production et la consommation sont maintenant exactement réglées. Enfin notre société diffère de l'ancienne en ce que nous jouissons tous des bienfaits de la machine dont l'usage dans l'âge capitaliste était souvent désastreux pour les travailleurs.

Je demandai comment il avait été possible de constituer une société composée tout entière d'ouvriers.

Morin me fit remarquer que l'aptitude de l'homme au travail est générale et que c'est un des caractères essentiels de la race.

—Dans les temps barbares, et jusqu'à la fin de l'ère close, les aristocrates et les riches ont toujours montré leur préférence pour le travail manuel. Ils ont peu exercé leur intelligence, et seulement par exception. Leur goût s'est porté constamment sur des occupations telles que la chasse et la guerre, où le corps a plus de part que l'esprit. Ils montaient à cheval, conduisaient des voitures, faisaient de l'escrime, tiraient au pistolet. On peut donc dire qu'ils travaillaient de leurs mains. Leur travail était stérile ou nuisible, parce qu'un préjugé leur interdisait tout travail utile ou bienfaisant et aussi parce que, de leur temps, le travail utile se faisait le plus souvent dans des conditions ignobles et dégoûtantes. Il n'a pas été trop difficile, en remettant le travail en honneur, d'en donner le goût à tout le monde. Les hommes des âges barbares étaient fiers de porter un sabre ou un fusil. Les hommes d'aujourd'hui sont fiers de manier une bêche ou un marteau. Il y a dans l'humanité un fond qui ne change guère.

Morin m'ayant dit qu'on avait perdu jusqu'au souvenir de toute circulation monétaire:

—Comment, lui demandai-je, à défaut de numéraire, opérez-vous les transactions?

—Nous échangeons les produits au moyen de bons semblables à celui que tu as reçu, camarade, et qui correspondent aux heures de travail que nous faisons. La valeur des produits est mesurée sur la durée du travail qu'ils ont coûté. Le pain, la viande, la bière, les habits, un aéroplane, valent x heures, x jours de travail. Sur chacun de ces bons, qui nous sont délivrés, la collectivité, ou, comme on disait autrefois, l'État, retient un certain nombre de minutes pour les affecter aux ouvrages improductifs, aux réserves alimentaires et métallurgiques, aux maisons de retraite et de santé, etc., etc.

—Et ces minutes, interrompit Michel, vont toujours croissant. Le Comité fédéral ordonne beaucoup trop de grands travaux dont nous avons ainsi la charge. Les réserves sont trop considérables. Les magasins publics regorgent de richesses de toutes sortes. Ce sont nos minutes de travail qui dorment là. Il y a encore bien des abus.

—Sans doute, répliqua Morin. On pourrait mieux faire. La richesse de l'Europe, accrue par le travail général et méthodique, est immense.

J'étais curieux de savoir si ces gens-là n'avaient pour mesure du travail que le temps de l'accomplir et si pour eux la journée du terrassier ou du gâcheur de plâtre, valait celle du chimiste ou du chirurgien. Je le demandai ingénument.

—Voilà une sotte question, s'écria Perceval.

Mais le vieux Morin consentit à m'éclairer.

—Toutes les études, toutes les recherches, tous les travaux qui concourent à rendre la vie meilleure et plus belle sont encouragés dans nos ateliers et dans nos laboratoires. L'État collectiviste favorise les hautes études. Étudier c'est produire, puisqu'on ne produit pas sans étude. L'étude, comme le travail, donne droit à l'existence. Ceux qui se vouent à de longues et difficiles recherches s'assurent par cela même une existence paisible et respectée. Un sculpteur fait en quinze jours la maquette d'une figure: mais il a travaillé cinq ans pour apprendre à modeler. Et depuis cinq ans l'État paye sa maquette. Un chimiste découvre en quelques heures les propriétés singulières d'un corps. Mais il a dépensé des mois à isoler ce corps et des années à se rendre capable d'une telle oeuvre. Durant tout ce temps il a vécu aux frais de l'État. Un chirurgien enlève une tumeur en dix minutes. Mais c'est après quinze ans d'étude et de pratique. Et voilà quinze ans qu'il reçoit en conséquence des bons de l'État. Tout homme qui donne en un mois, en une heure, en quelques minutes le produit du travail de sa vie entière ne fait que rendre d'un coup à la collectivité ce qu'il en avait reçu chaque jour.

—Sans compter que nos grands intellectuels, dit Perceval, nos chirurgiens, nos doctoresses, nos chimistes, savent très bien profiter de leurs travaux et de leurs découvertes pour accroître démesurément leurs jouissances. Ils se font attribuer des machines aériennes de soixante chevaux, des palais, des jardins, des parcs immenses. Ce sont des gens, pour la plupart très âpres à s'emparer des biens de la vie et qui mènent une existence plus splendide et plus abondante que les bourgeois de l'ère close. Et le pis est que beaucoup d'entre eux sont des imbéciles qu'on devrait embaucher dans les moulins, comme Hippolyte.

Je saluai. Michel approuva Perceval et se plaignit amèrement de la complaisance de l'État à engraisser les chimistes aux dépens des autres travailleurs.

Je demandai si le trafic des bons n'en amenait pas la hausse ou la baisse.

—Le trafic des bons, me répondit Morin, est interdit. En fait on ne peut pas l'empècher absolument. Il y a chez nous, comme autrefois, des avares et des prodigues, des laborieux et des paresseux, des riches et des pauvres, des heureux et des malheureux, des satisfaits et des mécontents. Mais tout le monde vit, et c'est bien quelque chose.

Je demeurai un moment songeur; puis:

—Monsieur Morin, à vous entendre, il me semble que vous avez réalisé, autant qu'il était possible, l'égalité et la fraternité. Mais je crains que ce ne soit aux dépens de la liberté, que j'ai appris à chérir comme le premier des biens.

Morin haussa les épaules.

—Nous n'avons pas établi l'égalité. Nous ne savons ce que c'est. Nous avons assuré la vie à tout le monde. Nous avons mis le travail en honneur. Après cela, si le maçon se croit supérieur au poète et le poète au maçon, c'est leur affaire. Tous nos travailleurs s'imaginent que leur genre de travail est le premier du monde. Il y a plus d'avantages à cela que d'inconvénients.

»Camarade Hippolyte, tu sembles avoir beaucoup lu les livres du XIXe siècle de l'ère close, que l'on n'ouvre plus guère: tu parles leur langage, qui nous est devenu étranger. Nous ne concevons pas facilement aujourd'hui que les anciens amis du peuple aient pu prendre pour devise: Liberté, Égalité, Fraternité. La liberté ne peut pas être dans la société, puisqu'elle n'est pas dans la nature. Il n'y a pas d'animal libre. On disait autrefois d'un homme qu'il était libre quand il n'obéissait qu'aux lois. C'était puéril. On a fait d'ailleurs un si étrange usage du mot de liberté dans les derniers temps de l'anarchie capitaliste, que ce mot a fini par exprimer uniquement la revendication des privilèges. L'idée d'égalité est moins raisonnable encore, et elle est fâcheuse en ce qu'elle suppose un faux idéal. Nous n'avons pas à rechercher si les hommes sont égaux entre eux. Nous devous veiller à ce que chacun fournisse tout ce qu'il peut donner et reçoive tout ce dont il a besoin. Quant à la fraternité, nous savons trop comment les frères ont traité les frères pendant des siècles. Nous ne disons pas que les hommes sont mauvais. Nous ne disons pas qu'ils sont bons. Ils sont ce qu'ils sont. Mais ils vivent en paix quand ils n'ont plus de causes de se battre. Nous n'avons qu'un mot pour exprimer notre ordre social. Nous disons que nous sommes en harmonie. Et il est certain qu'aujourd'hui toutes les forces humaines agissent de concert.

—Aux siècles, lui dis-je, de ce que vous appelez l'ère close, on aimait mieux posséder que jouir. Et je conçois qu'au rebours vous aimiez mieux jouir que posséder. Mais ne vous est-il pas pénible de n'avoir pas de biens à laisser à vos enfants?

—Dans les temps capitalistes, répliqua vivement Morin, combien d'hommes laissaient un héritage? Un sur mille, un sur dix mille. Sans compter que de nombreuses générations ne connurent point la liberté de tester. Quoi qu'il en soit, la transmission de la fortune par voie d'héritage était parfaitement concevable quand la famille existait. Mais maintenant…

—Quoi! m'écriai-je, vous ne vivez pas en famille?

Ma surprise, que j'avais laissé voir, parut comique à la camarade
Chéron.

—Nous savons en effet, me dit-elle, que le mariage subsiste chez les Cafres. Nous, les Européennes, nous ne faisons point de promesses; ou si nous en faisons, la loi l'ignore. Nous estimons que la destinée entière d'un être humain ne saurait dépendre d'un mot. Il subsiste pourtant un reste des coutumes de l'ère close. Quand une femme se donne, elle jure fidélité sur les cornes de la lune. En réalité, ni l'homme ni la femme ne prennent d'engagement. Et il n'est pas rare que leur union dure autant que la vie. Ils ne voudraient ni l'un ni l'autre être l'objet d'une fidélité gardée au serment et non pas assurée par des convenances physiques et morales. Nous ne devons rien à personne. Un homme autrefois persuadait à une femme qu'elle lui appartenait. Nous sommes moins simples. Nous croyons qu'un être humain n'appartient qu'à lui seul. Nous nous donnons quand nous voulons et à qui nous voulons.

»D'ailleurs nous n'avons pas honte de céder au désir. Nous ne sommes pas hypocrites. Il y a seulement quatre cents ans, les hommes n'entendaient rien à la physiologie, et cette ignorance était cause de grandes illusions et de cruelles surprises. Hippolyte, quoi qu'en disent les Cafres, il faut subordonner la société à la nature et non, comme on l'a fait trop longtemps, la nature à la société.

Perceval appuya les paroles de sa camarade:

—Pour te montrer, ajouta-t-elle, comment la question des sexes est réglée dans notre société, je t'apprendrai, Hippolyte, que, dans beaucoup d'usines, le délégué à l'embauchage ne demande pas même si l'on est homme ou femme. Le sexe d'une personne n'intéresse pas la collectivité.

—Mais les enfants?

—Quoi? les enfants?

—Ne sont-ils point abandonnés, n'ayant pas de famille?

—D'où te peut venir une semblable idée? L'amour maternel est un instinct très fort chez la femme. Dans l'affreuse société passée, on voyait des mères braver la misère et la honte pour élever leurs enfants naturels. Pourquoi les nôtres, exemptes de honte et de misère, abandonneraient-elles leurs petits? Il y a parmi nous beaucoup de bonnes compagnes et beaucoup de bonnes mères. Mais le nombre est très grand et s'accroît sans cesse des femmes qui se passent d'hommes.

Chéron fit à ce propos une observation assez étrange.

—Nous avons, dit-elle, sur les caractères sexuels, des notions que ne soupçonnait pas la simplicité barbare des hommes de l'ère close. De ce qu'il y a deux sexes et qu'il n'y en a que deux, on tira longtemps des conséquences fausses. On en conclut qu'une femme est absolument femme et un homme absolument homme. La réalité n'est pas telle, il y a des femmes qui sont beaucoup femmes, et des femmes qui le sont peu. Ces différences, autrefois dissimulées par le costume et le genre de vie, masquées par le préjugé, apparaissent clairement dans notre société. Ce n'est pas tout, elles s'accentuent et deviennent plus sensibles à chaque génération. Depuis que les femmes travaillent comme les hommes, agissent et pensent comme les hommes, on en voit beaucoup qui ressemblent à des hommes. Nous arriverons peut-être un jour à créer des neutres, à faire des ouvrières, comme on dit des abeilles. Ce sera un grand avantage: on pourra augmenter le travail sans augmenter la population d'une manière disproportionnée avec les biens nécessaires. Nous redoutons également le déficit et l'excédent des naissances.

Je remerciai Perceval et Chéron de m'avoir obligeamment renseigné sur un sujet si intéressant et demandai si l'instruction n'était pas négligée dans la société collectiviste et s'il y avait encore une science spéculative et des arts libéraux.

Voici ce que le vieux Morin me répondit:

—L'instruction, à tous les degrés, est très développée. Les camarades savent tous quelque chose; ils ne savent pas les mêmes choses et n'ont rien appris d'inutile. On ne perd plus le temps à étudier le droit et la théologie. Chacun prend des arts et des sciences ce qui lui convient. Nous avons encore beaucoup d'ouvrages anciens, bien que la plupart des livres imprimés avant l'ère nouvelle aient péri. On imprime encore des livres; on en imprime plus que jamais. Pourtant la typographie tend à disparaître. Elle sera remplacée par la phonographie. Déjà les poètes et les romanciers s'éditent phonographiquement. Et l'on a imaginé pour la publication des pièces de théâtre une combinaison très ingénieuse du phono et du cinémato qui reproduit tout ensemble le jeu et la voix des acteurs.

—Vous avez des poètes? des auteurs dramatiques?

—Non seulement nous avons des poètes, mais nous avons une poésie. Les premiers, nous avons délimité le domaine de la poésie. Avant nous, beaucoup d'idées étaient exprimées en vers, qui pouvaient l'être mieux en prose. On rimait des récits. C'était une survivance du temps où l'on rédigeait en langage mesuré les dispositions législatives et les recettes d'économie rurale. Maintenant les poètes ne disent plus que des choses délicates qui n'ont pas de sens, et leur grammaire, leur langue leur appartiennent en propre comme leurs rythmes, leurs assonances et leurs allitérations. Quant à notre théâtre, il est presque exclusivement lyrique. Une connaissance exacte de la réalité et une vie sans violence nous ont rendus presque indifférents au drame et à la tragédie. L'unification des classes et l'égalité des sexes ont enlevé à la vieille comédie presque toute sa matière. Mais jamais la musique n'a été si belle ni tant aimée. Nous admirons surtout la sonate et la symphonie.

»Notre société est très favorable aux arts du dessin. Beaucoup de préjugés, qui nuisaient à la peinture, ont disparu. Notre vie est plus claire et plus belle que la vie bourgeoise, et nous avons un vif sentiment de la forme. La sculpture est plus florissante encore que la peinture, depuis qu'elle s'est associée intelligemment à la décoration des palais publics et des habitations privées. Jamais on n'avait tant fait pour l'enseignement de l'art. Si tu conduis quelques minutes seulement ton aéroplane sur une de nos rues, tu seras surpris du nombre des écoles, et des musées.

—Enfin, demandai-je, êtes-vous heureux?

Morin secoua la tète:

—Il n'est pas dans la nature humaine de goûter un bonheur parfait. On n'est pas heureux sans effort et tout effort comporte la fatigue et la souffrance. Nous avons rendu la vie supportable à tous. C'est quelque chose. Nos descendants feront mieux. Notre organisation n'est pas immuable. Il y a seulement cinquante ans, elle était différente de ce qu'elle est aujourd'hui. Et des observateurs subtils croient s'apercevoir que nous allons vers de grands changements. Il se peut. Mais les progrès de la civilisation humaine seront désormais harmonieux et pacifiques.

—Ne craignez-vous pas, au contraire, lui demandai-je, que cette civilisation dont vous semblez satisfait, ne soit détruite par une invasion de barbares? Il reste encore, m'avez-vous dit, en Asie et en Afrique, de grands peuples noirs ou jaunes, qui ne sont pas entrés dans votre concert. Ils ont des armées et vous n'en avez pas. S'ils vous attaquaient…

—Notre défense est assurée. Seuls les Américains et les Australiens pourraient lutter contre nous, parce qu'ils sont aussi savants que nous. Mais l'océan nous sépare et la communauté des intérêts nous assure leur amitié. Quant aux nègres capitalistes, ils en sont encore aux canons d'acier, aux armes à feu et à toute la vieille ferraillé du XXe siècle. Que pourraient ces antiques engins contre une décharge de rayons Y? Nos frontières sont défendues par l'électricité. Il règne autour de la fédération une zone de foudre. Un petit homme à lunettes est assis je ne sais où, devant un clavier. C'est notre unique soldat. Il n'a qu'à mettre le doigt sur une touche pour pulvériser une armée de cinq cent mille hommes.

Morin hésita un moment. Puis il reprit d'une voix plus lente:

—Si notre civilisation était menacée, ce ne serait pas par ses ennemis du dehors. Ce serait par ses ennemis du dedans.

—Il y en a donc?

—Il y a les anarchistes. Ils sont nombreux, ardents, intelligents. Nos chimistes, nos professeurs de sciences et de lettres sont presque tous anarchistes. Ils attribuent à la réglementation du travail et des produits la plupart des maux qui affligent encore la société. Ils prétendent que l'humanité ne sera heureuse que dans l'état d'harmonie spontanée qui naîtra de la destruction totale de la civilisation. Ils sont dangereux. Ils le seraient davantage si nous les réprimions. Mais nous n'en avons ni l'envie ni les moyens. Nous n'avons aucun pouvoir de contrainte ou de répression, et nous en trouvons bien. Dans les âges barbares, les hommes se faisaient de grandes illusions sur l'efficacité des peines. Nos pères ont supprimé tout l'ordre judiciaire. Ils n'en avaient plus besoin. En supprimant la propriété privée, ils ont supprimé du même coup le vol et l'escroquerie. Depuis que nous portons des défenses électriques, les attentats sur les personnes ne sont plus à craindre. L'homme est devenu respectable à l'homme. On commet encore des crimes passionnels, on en commettra toujours. Pourtant ces sortes de crimes, quand ils sont impunis, deviennent plus rares. Tout notre corps judiciaire se compose de prud'hommes élus qui jugent gratuitement les contraventions et les contestations.

Je me levai, et, remerciant mes compagnons de leur bienveillance, je demandai à Morin la faveur de lui faire une dernière question.

—Vous n'avez plus de religion?

—Nous en avons au contraire un grand nombre et quelques-unes assez nouvelles. Pour ne parler que de la France, nous avons la religion de l'humanité, le positivisme, le christianisme et le spiritisme. Dans certaines contrées, il reste des catholiques, mais peu nombreux et divisés en plusieurs sectes, à la suite des schismes qui se produisirent au XXe sièicle, quand l'Église fut séparée de l'État. Il n'y a plus de pape depuis longtemps.

—Tu te trompes, dit Michel. Il y a encore un pape. Le hasard me l'a fait connaître. C'est Pie XXV, teinturier, via dell' Orso, à Rome.

—Comment! m'écriai-je, le pape est teinturier?

—Qu'y a-t-il de surprenant à cela? Il faut bien qu'il ait un métier, comme tout le monde.

—Mais son Église?

—Il est reconnu par quelques milliers de personnes, en Europe.

A ces mots, nous nous séparâmes. Michel m'avertit que je trouverais un logis dans le voisinage et que Chéron m'y conduirait en rentrant chez elle.

La nuit était éclairée par une lumière d'opale, pénétrante en même temps et douce. Le feuillage en recevait l'éclat de l'émail. Je marchais à côté de Chéron.

Je l'observais. Ses chaussures plates donnaient à sa démarche de la solidité, à son corps de l'aplomb et, bien que ses vêtements d'homme la fissent paraître plus petite qu'elle n'était, bien qu'elle eût une main dans la poche, son allure, toute simple, ne manquait pas de fierté. Elle regardait librement à droite et à gauche. C'est la première femme à qui je voyais cet air de curiosité tranquille et de flânerie amusée. Ses traits avaient, sous le béret, de la finesse et de l'accent. Elle m'irritait et me charmait. Je craignais qu'elle ne me trouvât bête et ridicule. Tout au moins, il était visible que je lui inspirais une extrême indifférence. Pourtant elle me demanda tout à coup quel était mon état. Je répondis au hasard que j'étais électricien.

—Moi aussi, me dit-elle.

J'arrêtai prudemment la conversation.

Des sons inouïs remplissaient l'air nocturne de leur bruit tranquille et régulier, que j'écoutais avec effroi comme la respiration du génie monstrueux de ce monde nouveau.

A mesure que je l'observais davantage, je me sentais pour l'électricienne un goût qu'une pointe d'antipathie avivait.

—Alors, lui dis-je tout à coup, vous avez réglé scientifiquement l'amour, et c'est une affaire qui ne trouble plus personne.

—Tu te trompes, me répondit-elle. Sans doute nous n'en sommes plus à l'imbécillité furieuse de l'ère close, et le domaine entier de la physiologie humaine est désormais affranchi des barbaries légales et des terreurs théologiques. Nous ne nous faisons plus une fausse et cruelle idée du devoir. Mais les lois qui règlent l'attrait des corps pour les corps nous restent mystérieuses. Le génie de l'espèce est ce qu'il fut et ce qu'il sera toujours, violent et capricieux. Aujourd'hui comme autrefois l'instinct est plus fort que la raison. Notre supériorité sur les anciens est moins de le savoir que de le dire. Nous avons en nous une force capable de créer les mondes, le désir, et tu veux que nous puissions la régler. C'est trop nous demander. Nous ne sommes plus des barbares. Nous ne sommes pas encore des sages. La collectivité ignore totalement tout ce qui concerne les rapports des sexes. Ces rapports sont ce qu'ils peuvent, tolérables le plus souvent, rarement délicieux, parfois horribles. Mais ne crois pas, camarade, que l'amour ne trouble plus personne.

Il m'était impossible de discuter des idées si étranges. J'amenai la conversation sur le caractère des femmes. Chéron en vint à me dire qu'il y en avait de trois sortes, les amoureuses, les curieuses et les indifférentes. Je lui demandai alors de quelle sorte elle était.

Elle me regarda avec un peu de hauteur et me dit:

—Il y a aussi plusieurs sortes d'hommes. Il y a d'abord les impertinents…

Ce mot me la fit paraître beaucoup plus contemporaine qu'il ne m'avait semblé jusque-là. C'est pourquoi je me mis à lui tenir le langage qui m'était habituel dans de semblables occasions. Et après plusieurs paroles futiles et frivoles:

—Voulez-vous m'accorder une faveur? Dites-moi votre petit nom.

—Je n'en ai pas.

Elle vit que cela me semblait disgracieux. Car elle reprit un peu piquée:

—Penses-tu qu'une femme ne puisse plaire que si elle a un petit nom, comme les dames d'autrefois, un nom de baptême, Marguerite, Thérèse ou Jeanne?

—Vous me prouvez bien le contraire.

Je cherchai son regard et ne le trouvai pas. Elle avait l'air de n'avoir pas entendu. Je n'en pouvais douter: elle était coquette. J'étais ravi. Je lui dis que je la trouvais charmante, que je l'aimais, et je le lui redis. Elle m'en laissa tout le temps et me demanda après:

—Qu'est-ce que cela veut dire?

Je devins pressant.

Elle me le reprocha:

—Ce sont des manières de sauvage.

—Je vous déplais.

—Je ne dis pas cela.

—Chéron! Chéron! est-ce qu'il vous en coûterait beaucoup de…

Nous nous assîmes sur un banc ombragé par un orme. Je lui pris la main, la portai à mes lèvres… Tout à coup, je ne sentis, ne vis plus rien, et je me trouvai couché dans mon lit. Je me frottai les yeux, que piquait la lumière matinale, et je reconnus mon valet de chambre qui, dressé devant moi, l'air stupide, me disait:

—Monsieur, il est neuf heures. Monsieur m'a dit de réveiller monsieur à neuf heures. Je viens dire à monsieur qu'il est neuf heures.

VI

Quand Hippolyte Dufresne eut achevé sa lecture, ses amis lui adressèrent les félicitations convenables.

Nicole Langelier, lui appliquant les paroles de Critias à Triéphon:

—Tu sembles, lui dit-il, avoir dormi sur la pierre blanche, au milieu du peuple des songes, puisque tu as fait un si long rêve durant une nuit si courte.

—Il n'est pas probable, dit Joséphin Leclerc, que l'avenir soit tel que vous l'avez vu. Je ne souhaite pas l'avènement du socialisme, mais je ne le crains pas. Le collectivisme au pouvoir serait tout autre chose qu'on ne s'imagine. Qui donc a dit, reportant sa pensée au temps de Constantin et des premières victoires de l'Église: «Le christianisme triomphe. Mais il triomphe aux conditions imposées par la vie à tous les partis politiques et religieux. Tous, quels qu'ils soient, ils se transforment si complètement dans la lutte, qu'après la victoire, il ne leur reste d'eux-mêmes que leur nom et quelques symboles de leur pensée perdue.»

—Faut-il donc renoncer à connaître l'avenir? demanda M. Goubin.

Mais Giacomo Boni, qui en creusant quelques pieds de terre était descendu de l'époque actuelle à l'âge de la pierre:

—En somme l'humanité change peu, dit-il. Ce qui sera c'est ce qui fut.

—Sans doute, répliqua Jean Boilly, l'homme, ou ce que nous appelons l'homme, change peu. Nous appartenons à une espèce définie. L'évolution de l'espèce est forcément comprise dans la définition de l'espèce. Elle ne comporte pas d'infinies metamorphoses. On ne peut concevoir l'humanité après sa transformation. Une espèce transformée est une espèce disparue. Mais quelle raison avons-nous de croire que l'homme est le terme de l'évolution de la vie sur la terre? Pourquoi supposer que sa naissance a épuisé les forces créatrices de la nature, et que la mère universelle des flores et des faunes, après l'avoir formé, devint à jamais stérile? Un philosophe naturaliste, qui ne s'effraie point de sa propre pensée, H.-G. Wells, a dit: «L'homme n'est pas final.» Non, l'homme n'est ni le principe ni la fin de la vie terrestre. Avant lui, sur le globe, des formes animées se multiplièrent au fond des mers, dans le limon des plages, dans les forêts, les lacs, les prairies et sur les montagnes chevelues. Après lui des formes nouvelles se développeront encore. Une race future, sortie, peut-être de la nôtre, n'ayant, peut-être, avec nous aucun lien d'origine, nous succédera dans l'empire de la planète. Ces nouveaux génies de la terre nous ignoreront ou nous mépriseront. Les monuments de nos arts, s'ils en découvrent des vestiges, n'auront point de sens pour eux. Dominateurs futurs, dont nous ne pouvons pas plus deviner l'esprit, que le palaeopithèque des monts Siwalik n'a pu pressentir la pensée d'Aristote, de Newton et de Poincaré.

FIN