Title: La légende dorée
Author: de Voragine Jacobus
Translator: Teodor de Wyzewa
Release date: January 31, 2023 [eBook #69917]
Most recently updated: October 19, 2024
Language: French
Original publication: France: Perrin et Cie
Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive and the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
LA
LÉGENDE DORÉE
OUVRAGES PUBLIÉS PAR TEODOR DE WYZEWA
Les Maîtres italiens d’autrefois. Écoles du Nord. Un vol. in-8o avec 16 gravures hors texte | 5 fr. » |
Peintres de jadis et d’aujourd’hui. Les Peintres et la Vie du Christ. — La Peinture primitive allemande. — La Peinture suisse. — Quelques figures de Femmes peintres. — Deux Préraphaëlites. — Puvis de Chavannes. — P.-A. Renoir. Un vol. in-8o écu, avec 18 gravures hors texte | 6 fr. » |
Quelques figures de femmes aimantes ou malheureuses : I. Deux tragédies. II. Profils de reines. III. Grandes dames et bourgeoises. IV. Femmes d’auteurs et femmes de lettres. 3e édition. 2 vol. in-8o écu avec portraits | 5 fr. » |
Excentriques et aventuriers de divers pays. Un volume in-8o écu orné de gravures | 5 fr. » |
L’Art et les Mœurs chez les Allemands. Un vol. in-16 | 3 fr. 50 |
Beethoven et Wagner. Essai d’histoire et de critique musicales. Un vol. in-16 | 3 fr. 50 |
Nos Maîtres. Etudes et portraits littéraires : Mallarmé. — Villiers de l’Isle-Adam. — Renan et Taine. — Anatole France. — Jules Laforgue. — L’Art wagnérien. — La Science. — La Religion de l’amour et de la beauté. Un vol. in-16 | 3 fr. 50 |
Écrivains étrangers. Trois séries. 3 vol. in-16. Le volume | 3 fr. 50 |
Contes chrétiens. Un vol. in-16, avec gravures | 3 fr. 50 |
Valbert, ou les récits d’un jeune homme, roman contemporain. Un vol. in-16 | 3 fr. 50 |
TRADUCTIONS | |
JOERGENSEN (Johannes). — Saint François d’Assise, sa vie et son œuvre, traduits du danois avec l’autorisation de l’auteur. 1 vol. in-8o écu orné de gravures | 5 fr. » |
— Relié demi-veau fauve, fers spéciaux | 9 fr. » |
— Pèlerinages Franciscains, traduits du danois, avec l’autorisation de l’auteur. Un vol. in-8o écu, avec gravures | 3 fr. 50 |
VORAGINE (le bienheureux Jacques de). — La Légende dorée, traduite du latin d’après les plus anciens manuscrits, avec une introduction, des notes et un index alphabétique. (Ouvrage couronné par l’Académie française.) Un vol. in-8o écu de 750 pages, broché | 5 fr. » |
— Relié demi-veau, fers spéciaux | 9 fr. » |
BENSON (Robert-Hugh). — Le Maître de la Terre, roman traduit de l’anglais avec l’autorisation de l’auteur. 14e édition. Un vol. in-16 | 3 fr. 50 |
— La Lumière invisible. Scènes et récits de la vie mystique, traduits avec l’auteur. 3e édition. 1 vol. in-16 | 3 fr. 50 |
MERRICK (Léonard). — L’Imposteur, roman traduit de l’anglais avec l’autorisation de l’auteur. Un vol. in-16 | 3 fr. 50 |
STEVENSON (R.-L.). — Le Mort vivant, roman traduit de l’anglais. Un vol. in-16 | 3 fr. 50 |
— Le Reflux, traduit de l’anglais. Un vol. in-16 | 3 fr. 50 |
TOLSTOÏ. — Résurrection, roman traduit avec l’autorisation de l’auteur. Un vol. in-16. (Edition complète en un volume.) | 3 fr. 50 |
LE BIENHEUREUX JACQUES DE VORAGINE
TRADUITE DU LATIN
D’APRÈS LES PLUS ANCIENS MANUSCRITS
AVEC UNE INTRODUCTION, DES NOTES,
ET UN INDEX ALPHABÉTIQUE,
PAR
TEODOR DE WYZEWA
Ouvrage couronné par l’Académie française.
PARIS
LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
PERRIN ET CIE, LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 35
1910
Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.
TIBI, MARGARITÆ MEÆ,
HUNC TUUM LIBRUM PIÈ RESTITUO
T. W.
-i-
L’auteur de la Légende Dorée était, à la fois, un des hommes les plus savants de son temps, et un saint. Sa vie, si quelque érudit voulait prendre la peine d’en reconstituer le détail, enrichirait d’un chapitre précieux l’histoire de la pensée religieuse au treizième siècle ; et puis l’on en tirerait une petite « compilation », qui mériterait d’avoir sa place entre les plus belles et touchantes vies de saints qu’il nous a, lui-même, contées[1]. Mais, du reste, son livre suffit à nous le faire connaître tout entier. Le savant s’y montre à chaque page, aussi varié dans ses lectures qu’original, ingénieux, souvent profond dans ses réflexions ; et sans cesse, sous la science du théologien, nous découvrons une âme infiniment pure, innocente, et douce, une vraie âme d’enfant selon le cœur du Christ.
[1] On pourrait la placer entre la vie de Sainte Félicité et celle de Saint Alexis, à la date du 13 juillet, où les Dominicains célèbrent, avec un office propre, la fête du bienheureux Jacques de Voragine.
Le bienheureux Jacques est né, en l’année 1228, à Varage, d’où son nom latin : Jacobus de Varagine. Et j’imagine que c’est, ensuite, l’erreur d’un copiste qui, en substituant un o au premier a de son nom, aura valu à l’auteur de la Légende Dorée de devenir, pour la postérité, Jacques de Voragine.
-ii- Quant à Varage, où il est né, c’est une charmante ville de la côte de Gênes, à mi-chemin entre Savone et Voltri. Moins heureuse que sa voisine Cogoleto, — qui fut, comme l’on sait, la patrie de Christophe Colomb, — la patrie de Jacques de Voragine n’a rien gardé de ses édifices d’autrefois, à l’exception des ruines imposantes de ses remparts, et d’une haute tour de briques que le petit Jacques, peut-être, aura vu construire : car, avec l’élancement léger de ses colonnettes, et la sveltesse du clocheton pointu dont elle est couronnée, elle doit dater de cette première moitié du XIIIe siècle qui fut, en Italie, une époque incomparable de renaissance chrétienne. Et si le reste de la ville s’est entièrement renouvelé, depuis cette époque, tout y a conservé cependant son caractère ancien, ou, pour mieux dire, éternel. Entre des maisons modernes serpentent, de même que jadis, d’étroites rues pleines d’ombre. Sur la plage ensoleillée, d’honnêtes artisans façonnent, à leur loisir, des barques de pêche, pareilles à celles que façonnait, peut-être, le père de l’auteur de la Légende Dorée, dont un chroniqueur génois nous apprend « qu’il est né de condition basse dans une petite terre ». Plus haut, au-delà des vieux remparts crénelés, se déploie un cirque merveilleux de collines plantées d’oliviers ; et, de quelque côté que les yeux se tournent, ces collines sont plantées aussi de couvents, de chapelles, de chemins de croix, qui créent autour de la petite ville une atmosphère de piété ingénue et joyeuse.
Mais nulle part l’âme de Varage ne subsiste plus -iii- vivante que sur la place carrée du Municipe, où l’on arrive, du quai, par une belle porte à créneaux de style féodal. C’est là, sans doute, que se sont réunis en grand apparat, le 19 février 1251, les représentants des cités de Savone, d’Albenga et de Vintimille, pour jurer soumission et fidélité à la république de Gênes. Aujourd’hui, la Place du Municipe n’a plus guère l’occasion d’assister à des scènes aussi solennelles : mais à toute heure des badauds s’y promènent de long en large, des mendiants y jouissent doucement de la vie, des enfants y courent en se querellant ; et c’est là encore que se trouve le marchand d’oiseaux. J’ai vu chez lui, dans des cages de bois, des merles, des fauvettes, et un couple de jeunes verdiers, qui m’ont rappelé avec quel empressement Jacques de Voragine, leur vénérable concitoyen, avait accueilli dans sa Légende toute sorte d’oiseaux, depuis les moineaux de saint Rémy jusqu’à la perdrix de l’apôtre saint Jean. Et ainsi cette petite place m’apparaissait tout imprégnée de son souvenir, lorsque, relevant la tête, je l’ai aperçu lui-même qui me souriait paternellement. Les habitants de Varage ont eu, en effet, l’excellente idée de placer sa statue dans une niche, au fronton de leur maison communale. Peut-être, seulement, avec un légitime désir de mieux accentuer son autorité, lui ont-ils laissé faire des épaules trop larges et un ventre trop fourni : de telle sorte qu’on a d’abord quelque peine à reconnaître, dans ce majestueux prélat, l’humble moine qui, jusque sur le trône archiépiscopal de Gênes, s’est plu à vivre en pauvre au profit des pauvres. Mais, ressemblant -iv- ou non, c’est lui qui se tient là ; et, sous sa statue, une inscription latine nous apprend que, dès l’année 1645, la ville de Varage « se l’est choisi pour patron céleste », quem cives sui anno 1645 patronem cœlestem sibi adscriverunt. Aussi veille-t-il, depuis lors, sur la petite ville, y maintenant une paix, une grâce, une sérénité, dont je ne crois pas qu’aucune autre ville de cette âpre Rivière ligure offre l’équivalent.
Le vent même y est tiède et léger, au plus rude de l’hiver. Et quand ensuite, dans les rues de Gênes, on grelotte au soleil sous une bise glacée, on ne peut se défendre d’un vif sentiment de dépit contre l’ingratitude des Génois, qui, peut-être, a attiré sur leur ville cette calamité. Car si Jacques de Voragine est né à Varage, c’est à Gênes qu’il a prodigué tous les trésors de son âme de saint. Il y a joué un rôle si actif et si bienfaisant que les historiens les plus « libéraux », — qui racontent le passé de l’Italie comme si les événements religieux n’y avaient, pour ainsi dire, point tenu de place, — sont tous contraints pourtant de rendre hommage au « pieux évêque » de Gênes, père des pauvres, et « pacificateur des discordes civiles ». Or, en vain on chercherait, dans toute la ville de Gênes, la moindre trace de son souvenir. Entre des centaines de plaques commémoratives, célébrant un séjour de Garibaldi, ou la munificence d’un riche bourgeois qui a fait entourer d’un grillage le pont de Carignan, « pour empêcher les désespérés de s’ôter la vie », en vain on chercherait une inscription où figurât le nom du saint évêque « pacificateur ». En vain on -v- chercherait son nom sur les plaques blanches des via, vico, vicolo, salita, dont la vieille cité ligure est plus abondamment pourvue qu’aucune ville d’Europe. Et l’on songe que cet hommage-là, du moins, serait bien dû à un homme qui non seulement a comblé Gênes de services plus précieux encore que les Manin et les Mazzini, mais qui a en outre, pendant plus de trois siècles, nourri la chrétienté tout entière de belles histoires et de beaux sentiments.
Mais je m’aperçois que je n’ai pas dit encore le peu que je sais sur la vie de l’auteur de la Légende Dorée, et sur son séjour à Gênes en particulier.
Né en 1228, il avait seize ans lorsque, en 1244, il entra dans l’ordre des Frères Prêcheurs, fondé par saint Dominique en 1215. Cet ordre avait été fondé surtout, on ne l’ignore pas, pour « extirper les hérésies », ce qui lui assignait une tâche plutôt belliqueuse. Mais, par un phénomène singulier, l’ordre des Frères Prêcheurs a produit, en plus grand nombre même que l’ordre rival des Frères Mineurs, des moines d’une suavité d’âme toute franciscaine. Tel fut, notamment, saint Thomas d’Aquin, le « docteur angélique » ; tels le bienheureux Fra Angelico et son frère Fra Benedetto ; tel encore, un siècle plus tard, le délicat rêveur Fra Bartolommeo. Et le Frère Jacques de Voragine était de leur race. Tour à tour novice, moine, professeur de théologie, prédicateur, il unissait à l’éclat de sa science des mœurs si pures et une vertu si aimable que, aujourd’hui encore, tous les couvents dominicains -vi- du Nord de l’Italie conservent le souvenir de sa sainteté. A trente-cinq ans, il fut élu par ses Frères prieur de son couvent. Puis, en 1267, ils lui confièrent le gouvernement général des monastères dominicains de la province de Lombardie : fonction infiniment fatigante et difficile, qu’il fut contraint de remplir pendant dix-huit ans.
A peine était-il enfin parvenu à s’en décharger que, en 1288, à la mort de l’archevêque de Gênes Charles Bernard de Parme, le chapitre le choisit pour succéder à ce prélat. Nous ne savons pas s’il fit alors comme saint Grégoire, qui s’était échappé de Rome dans un tonneau en apprenant qu’on s’apprêtait à le proclamer pape : nous savons, en tout cas, qu’il refusa obstinément le nouvel honneur dont on le menaçait ; et ce fut le patriarche d’Antioche, Obezzon de Fiesque, qui fut nommé à sa place. Mais quand celui-ci mourut, quatre ans plus tard, le peuple de Gênes tout entier se joignit au chapitre pour exiger que le Frère Jacques devînt leur évêque. Le saint moine, cette fois, dut se résigner ; et il dut se résigner encore au voyage de Rome, le pape Nicolas IV lui ayant exprimé le désir de le sacrer de ses propres mains. Malheureusement Nicolas IV mourut, le 4 avril, sans avoir pu réaliser son désir : et tout de suite Jacques de Voragine, s’étant fait sacrer par l’évêque d’Ostie, reprit le chemin de son diocèse, qu’il s’engagea, dès lors, à ne plus quitter.
Aussi bien les occasions n’y manquaient-elles point, pour lui, de remplir son rôle d’évêque tel qu’il le concevait. Il y avait, avant tout, à essayer -vii- de ramener la paix dans la ville de Gênes, dont les citoyens, vainqueurs de leurs ennemis de Savone et de Pise, n’en étaient devenus que plus ardents à s’égorger entre eux. Sans cesse les Guelfes, partisans des Fiesque et des Grimaldi, protestaient contre la domination du parti gibelin en brûlant des maisons, en saccageant des églises, en assassinant, au détour d’une ruelle, quelque inoffensif client des Doria ou des Spinola : et l’on entend bien que les Gibelins, étant les plus forts, ne se faisaient pas faute, le jour suivant, de le leur prouver par des procédés tout pareils. Depuis des années, la guerre sévissait à demeure dans les rues de Gênes : une guerre si violente que les Génois en étaient presque aussi fiers que de leurs colonies, se glorifiant volontiers d’exceller autant dans les luttes civiles que dans les navales. Or, en 1295, après trois années d’efforts, leur évêque Jacques de Varage obtint d’eux cette chose incroyable : que Guelfes et Gibelins consentissent solennellement à se réconcilier. Pour la première fois, depuis un demi-siècle, un calme fraternel régna dans les petites rues voisines de Saint-Laurent, de Saint-Donat, et de Saint-Mathieu, qui formaient alors le centre de la vie génoise. Et quand, onze mois plus tard, les Guelfes, excités en secret par le roi de Naples Charles II, attaquèrent de nouveau le parti des Spinola, on vit, racontent les chroniqueurs, « le pieux évêque Jacques de Varage se précipiter entre les combattants, pour les séparer au péril de sa vie ».
Mais comment résisterais-je à la tentation de citer le passage de la Chronique de Gênes où Jacques de -viii- Voragine nous raconte lui-même ces événements, n’oubliant que de faire la moindre allusion à la part très active que, de l’aveu de tous, nous savons qu’il y a prise ? Voici ce passage, traduit non pas sur l’inexacte copie de la Chronique de Gênes qui se trouve dans le recueil de Muratori, mais sur un manuscrit magnifique et vénérable de la Bibliothèque Municipale de Gênes, datant, selon toute apparence, de la première moitié du XIVe siècle. Le saint prélat, après s’être longuement étendu sur les mérites des évêques et archevêques ses prédécesseurs, arrive enfin à son propre épiscopat. « Le frère Jacques, — nous dit-il, — huitième archevêque de Gênes, a été élu en 1292, et vivra tant que Dieu voudra bien le laisser en vie. » Puis il mentionne son voyage à Rome, et la mort du pape Nicolas, « qui, croyons-nous, est entré ainsi au palais céleste ». Et voici toute la fin de cette touchante autobiographie :
L’an du Seigneur 1295, au mois de janvier, fut conclue une paix générale et universelle, dans la ville de Gênes, entre ceux qui s’appelaient Mascarati, ou Gibelins, et ceux qui s’appelaient Rampini, ou Guelfes : entre lesquels, en vérité, le malin esprit avait depuis longtemps suscité de nombreuses divisions et querelles de parti. Soixante ans durant, ces dissensions pleines de dangers avaient troublé la ville. Mais, grâce à la protection spéciale de Notre-Seigneur, tous les Génois sont enfin revenus à la paix et à la concorde, de telle manière qu’ils se sont juré de ne plus faire qu’une seule société, une seule fraternité, un seul corps. Ce qui a produit tant de joie que la ville entière s’est remplie de gaîté. Et nous aussi, dans l’assemblée solennelle où fut conclue la paix, vêtu de nos ornements pontificaux, nous avons prêché la parole de Dieu ; après quoi, avec notre clergé, -ix- nous avons chanté Te Deum laudamus, ayant auprès de nous quatre évêques et abbés mitrés.
Mais comme, dans ce bas monde, il ne saurait y avoir de pur bien, — car le pur bien est au ciel, le pur mal en enfer, et notre monde est un mélange de bien et de mal, — voilà que, hélas ! notre cithare a dû changer ses cantiques joyeux en de nouvelles plaintes, et l’harmonie de nos orgues a été interrompue par des voix pleines de larmes ! En effet, dans cette même année, au mois de décembre, cinq jours après Noël, l’ennemi de la paix humaine a excité nos concitoyens à une telle discorde et tribulation que, au milieu des rues et des places, ils se sont attaqués l’un l’autre, les armes en main. A quoi ont succédé nombre de meurtres, de blessures, d’incendies et de rapines. Et l’aveuglement de la haine commune est allé si loin que, pour s’emparer de la tour de notre église de Saint-Laurent, une troupe de nos concitoyens n’a pas craint de mettre le feu à l’église, dont tout le toit s’est trouvé brûlé. Et cette périlleuse sédition a duré depuis le cinquième jour de Noël jusqu’au jour du 7 février. C’est à la suite des événements susdits qu’on a décidé de nommer capitaines du peuple messires Conrad Spinola et Conrad Doria.
Et non moins admirable, non moins digne d’être commémoré, fut le rôle joué à Gênes par Jacques de Voragine en tant que père des pauvres de son diocèse. De cela non plus il ne fait point mention, dans sa Chronique ; mais les auteurs génois s’accordent à nous dire que, durant les six années de son épiscopat, la ville a été comblée de sa charité. « Toutes les vertus rivalisaient en lui », reconnaît Muratori, peu suspect de partialité à l’égard d’un homme dont il traite l’œuvre entière de « bavardage imbécile ». D’autres nous affirment que, aussi longtemps qu’il fut évêque, pas une fois on -x- ne le vit manger à sa faim. Il allait lui-même soigner les malades, dans les ruelles du port. Il s’était fait donner une liste des indigents et « les visitait du matin au soir, s’entretenant avec eux de leurs menues affaires ». Son revenu et celui de son église, qui, au dire de Muratori, était « des plus gras », tout allait aux pauvres. Pour avoir autrefois compilé avec attendrissement les histoires de saint Jean l’Aumônier, de saint Basile, et d’autres « fous de charité », ces grands saints avaient daigné permettre à leur biographe de leur ressembler. Et j’imagine que lui aussi, comme l’abbé Sérapion, aurait été heureux de vendre son évangile pour nourrir un mendiant : après quoi il aurait répondu à ceux qui se seraient avisés de le lui reprocher : « Ce livre me disait de vendre ce que j’avais pour en donner le prix aux pauvres. Or je n’avais plus que lui. Comment aurais-je pu m’empêcher de le vendre ? »
Avant de mourir, en 1298, il défendit qu’on privât les pauvres du prix de ses funérailles. Et il demanda que son corps, au lieu de reposer dans la cathédrale auprès de ceux des autres évêques, fût transporté dans l’Eglise de son ancien couvent, où on l’a, en effet, déposé, à gauche du chœur. Mais l’église de Saint-Dominique a été démolie, il y a quelques années : et parmi ce que l’on a conservé de ses débris, à l’Académie des Beaux-Arts et au Palais-Blanc, vainement j’ai cherché un vestige de la sépulture de Jacques de Voragine.
Je crois en revanche qu’on pourrait aisément, -xi- dans les bibliothèques françaises et italiennes, retrouver des copies de tous ses ouvrages : car tous, sans parler de la Légende Dorée, ont eu jusqu’au XVe siècle une célébrité universelle ; et quelques-uns ont même été imprimés. A l’exception de la Chronique de Gênes, dont on vient de lire les dernières pages, ils datent tous des années qui ont précédé l’avènement du Frère Prêcheur à l’épiscopat. Les auteurs contemporains mentionnent, surtout, une traduction de la Bible en langue italienne, un volumineux commentaire de saint Augustin, et plusieurs recueils de sermons. J’ai eu entre les mains un de ces recueils, à la Bibliothèque Municipale de Tours, qui, si même elle n’avait hérité que du seul fonds de Marmoutier, aurait encore de quoi être une des plus riches bibliothèques de France en œuvres religieuses du moyen âge. Et, en vérité, les sermons de Jacques de Voragine m’ont paru valoir, eux aussi, que quelque pieux savant prît un jour la peine de nous les révéler. Tout comme la Légende Dorée, ils ont, sous leur appareil scolastique, une simplicité et une bonhomie très originales, et les mieux faites du monde pour nous émouvoir. Le seul malheur est que l’appareil scolastique y tient une place infiniment plus considérable que dans la Légende Dorée, avec une telle quantité de divisions et de subdivisions, de points coupés en d’autres points qui se trouvent coupés à leur tour, que, à chaque ligne, un lecteur d’à présent risque de perdre le fil de l’argumentation, étant donnée surtout l’absence complète de tout signe graphique qui puisse l’aider à se reconnaître. -xii- Et je crains bien que des motifs semblables ne nous interdisent, à jamais, de prendre plaisir et profit à la lecture des Commentaires de Jacques de Voragine sur saint Augustin.
Mais d’ailleurs aucun autre des livres du savant et saint moine n’a eu, même en son temps, un succès comparable à celui de cette Légende des Saints que, presque dès son apparition, l’Europe tout entière s’est plu à appeler la Légende Dorée. Ce livre sans pareil doit avoir été écrit vers 1255, lorsque l’auteur n’était encore qu’un tout jeune professeur de théologie : car l’Histoire Lombarde, qui en forme l’appendice, s’arrête à la mort de Frédéric II, sans même signaler l’élection au trône pontifical d’Alexandre IV[2]. Resterait l’hypothèse que Jacques de Voragine eût écrit sa Légende après l’Histoire Lombarde, et se fût, ensuite, borné à joindre à son nouveau livre cette chronique, rédigée quelques années plus tôt : mais il n’eût point manqué, en ce cas, de mettre au courant la fin de sa chronique, de même qu’il a fait pour le commencement : puisque, aussi bien, parmi les innombrables erreurs qui ont cours, depuis le seizième siècle, au sujet de la Légende Dorée, aucune n’est plus scandaleusement injuste que celle qui consiste à représenter comme une rapsodie, comme un mélange incohérent de morceaux rassemblés au hasard, un livre d’une unité et d’un ensemble parfaits, où chaque récit se trouve expressément -xiii- chargé de compléter, de rectifier, ou de nuancer quelque récit précédent.
[2] Notons encore que, dans tout son livre, Jacques de Voragine ne nomme pas une seule fois ce pape, ni, non plus, Thomas d’Aquin, qui, dès 1255, avait commencé à devenir une des gloires de l’ordre des Frères Prêcheurs.
Non, la Légende Dorée n’est pas une simple rapsodie, ainsi que l’ont prétendu des critiques, et même des traducteurs, qui, croirait-on, ne se sont jamais sérieusement occupés de la lire ! Et pas davantage elle n’est une « compilation », au sens où nous entendons aujourd’hui ce mot. On trouve bien, dans les éditions de la fin du XVe siècle, deux histoires, celle de Sainte Apolline et celle de Sainte Paule, qui reproduisent, mot pour mot, des textes antérieurs : et ce sont celles-là qu’on cite, quand on veut prouver que Jacques de Voragine s’est contenté de transcrire, dans son livre, des passages copiés à droite et à gauche. Mais le fait est que ces deux histoires ne sont point de Jacques de Voragine : car elles manquent non seulement dans la plupart des vieux manuscrits, mais même dans les premières éditions imprimées. Ce sont donc de ces innombrables interpolations que, au cours des siècles, les copistes ont introduites dans le texte original de la Légende Dorée[3] : et j’ajoute que, si même nous n’avions pas la ressource de pouvoir reconstituer ce texte original en éliminant tous les chapitres qui ne figurent point dans les premiers manuscrits, le style des chapitres ajoutés suffirait à nous mettre en défiance contre eux. Car -xiv- Jacques de Voragine n’est peut-être pas un grand écrivain : mais à coup sûr il possède un style qui lui appartient en propre, un style, et une façon de composer, et surtout une façon de raconter ; de telle sorte que les citations les plus diverses prennent aussitôt, sous sa plume, la même allure et le même attrait. Que l’on compare, à ce point de vue, son récit des martyres des saints avec le récit qu’en donne le Bréviaire : ou, plutôt encore, qu’on compare ses légendes de Saint Jean l’Aumônier, de Saint Antoine, de Saint Basile, avec le texte de la Vie des Pères, d’où il nous dit qu’il les a « directement extraites » ! Et l’on comprendra alors ce que sa « compilation » impliquait de travail personnel, de réelle et précieuse création littéraire. Et l’on comprendra aussi, très clairement, le caractère et la portée véritables de la Légende Dorée.
[3] Un exemple suffira pour donner l’idée du nombre fantastique de ces interpolations. Les éditions de 1470, encore presque conformes au texte primitif, contiennent environ 280 chapitres : une édition française de 1480 en contient 440, et l’édition anglaise de Caxton, 448.
Mais avant de définir ce caractère et cette portée, il y a une autre erreur encore que je dois signaler : celle qui consiste à voir dans la Légende Dorée un recueil de « légendes », autant dire de fables, et présentées comme telles par l’auteur lui-même. En réalité, Legenda Sanctorum signifie : lectures de la vie des saints. Legenda est ici l’équivalent du mot lectio, qui, dans le Bréviaire, désigne les passages des auteurs consacrés que le prêtre est tenu de lire entre deux oraisons. Et Jacques de Voragine n’a nullement l’intention de nous donner pour des fables les histoires qu’il nous raconte. Il entend que son lecteur les prenne au sérieux, ainsi qu’il les prend lui-même, sauf à exprimer souvent des réserves sur la valeur de ses sources, ou, avec une loyauté admirable, -xv- à mettre vivement en relief une contradiction, une invraisemblance, un risque d’erreur. Et de là ne résulte point que nous devions, aujourd’hui, admettre la vérité de tous ses récits : aucun d’eux, au moins dans le détail, n’est proprement article de foi. Mais par là s’explique que lui, l’auteur, admettant de toute son âme cette vérité, ait pu employer à ses récits une franchise, une chaleur d’imagination, et un élan d’émotion qui, depuis des siècles, et aujourd’hui encore, les revêtent d’un charme où le lecteur le plus sceptique a peine à résister. Ce livre n’a si profondément touché tant de cœurs que parce qu’il a jailli, tout entier, du cœur.
Et son unique objet était, précisément, de toucher les cœurs. Car la Légende Dorée est, à sa façon, un des signes les plus caractéristiques de son temps, du temps qui a produit saint François, saint Dominique, saint Louis, et rempli le monde d’églises merveilleuses. C’est un temps où, dans l’Europe entière, le peuple, s’éveillant enfin d’une longue somnolence, a commencé tout à coup d’aspirer fiévreusement à la vie de l’esprit. Tout à coup l’architecture, la sculpture, tous les arts se sont laïcisés, sont sortis des couvents pour aller au peuple. Et, de même, la pensée religieuse. En même temps qu’il s’occupait à construire des églises, le peuple réclamait d’être initié aux secrets de la théologie : il voulait qu’un contact plus intime s’établît désormais entre Dieu et lui. De là son enthousiasme à accueillir le Pauvre d’Assise, dont l’âme parfumée n’était qu’une expression plus haute et plus profonde -xvi- de toute l’âme populaire. De là l’immense et soudain succès des deux grands ordres qui, créés pour des fins différentes, avaient tous deux en commun de s’adresser directement au peuple, de se mêler au peuple plus étroitement que les ordres antérieurs, et le séculier même. Le peuple voulait, en quelque sorte, pénétrer jusqu’au chœur de l’église, afin de mieux célébrer Dieu, étant plus près de lui. Et c’est à cette tendance que répond la conception de la Légende Dorée, comme par elle s’explique, aussi, l’extraordinaire fortune de ce livre.
La Légende Dorée est, essentiellement, une tentative de vulgarisation, de « laïcisation », de la science religieuse. Bien d’autres théologiens, avant Jacques de Voragine, avaient écrit non seulement des vies de saints, mais des commentaires de toutes les fêtes de l’année. Le Bréviaire, par exemple, dès le XIe siècle, avait été compilé, à peu près sous sa forme d’aujourd’hui, avec des leçons équivalant aux chapitres de la Légende Dorée. Et, à chaque page, le bienheureux Jacques de Voragine cite d’autres compilations analogues, le Livre Mitral, le Rational des offices divins de maître Jean Beleth, chanoine d’Amiens, etc. Mais tous ces ouvrages s’adressaient aux théologiens, aux clercs : et la Légende Dorée s’adresse aux laïcs. Elle a pour objet de faire sortir, des bibliothèques des couvents, les trésors de vérité sainte qu’y ont accumulés des siècles de recherches et de discussions, et de donner à ces trésors la forme la plus simple, la plus claire possible, et en même temps la plus attrayante : afin de les -xvii- mettre à la portée d’âmes naïves et passionnées qui aussitôt s’efforcent, par mille moyens, de témoigner la joie extrême qu’elles éprouvent à les accueillir. Voilà pourquoi Jacques de Voragine ne dédaigne point d’admettre, dans son livre, jusqu’à des récits dont il avoue lui-même qu’ils ne méritent pas d’être pris bien à cœur ! Voilà pourquoi il ne néglige jamais une occasion d’expliquer longuement le sens des diverses cérémonies religieuses, la tonsure des prêtres, les processions, la dédicace des églises ! Et voilà pourquoi, tout en nommant toujours les auteurs dont il « compile » les savants écrits, il a toujours soin de modifier les passages qu’il leur emprunte, de manière que l’âme la plus simple puisse les comprendre et en profiter. Sa Légende est, ainsi, la suite directe de cette traduction italienne de la Bible que ses biographes signalent comme l’un de ses premiers ouvrages. Et si, au lieu d’écrire sa Légende en italien, il l’a écrite dans un honnête latin de sacristie, dont les humanistes de la Renaissance ont eu beau jeu à railler la médiocrité, c’est que, sans doute, sous cette forme, il a su que son livre pourrait se répandre plus loin, et ouvrir à plus d’âmes la maison de Dieu.
Le fait est qu’il n’y a peut-être pas de livre qui ait été plus souvent copié et traduit. Toutes les bibliothèques du monde en possèdent des manuscrits, dont quelques-uns comptent parmi les chefs-d’œuvre des deux arts délicieux de la calligraphie et de l’enluminure. Et lorsque, deux cents ans après, l’imprimerie vient, hélas ! se substituer à ces -xviii- deux arts et les anéantir, c’est encore la Légende Dorée qu’on imprime le plus. Les catalogues mentionnent près de cent éditions latines différentes, publiées entre les années 1470 et 1500 : sans compter d’innombrables traductions françaises, anglaises, hollandaises, polonaises, allemandes, espagnoles, tchèques, etc. Du treizième siècle jusqu’au seizième, la Légende Dorée reste, par excellence, le livre du peuple.
Et je dois ajouter qu’il n’y a peut-être pas de livre, non plus, qui ait exercé sur le peuple une action plus profonde, ni plus bienfaisante. Car le « petit » livre du bienheureux Jacques de Voragine, — si l’on me permet de lui garder une épithète que tous les auteurs anciens s’accordent à lui attribuer, — a été, pendant ces trois siècles, une source inépuisable d’idéal pour la chrétienté. En rendant la religion plus ingénue, plus populaire, et plus pittoresque, il l’a presque revêtue d’un pouvoir nouveau : ou du moins il a permis aux âmes d’y prendre un nouvel intérêt, et, pour ainsi dire, de s’y réchauffer plus profondément. Tout de suite les nefs des églises se sont peuplées d’autels en l’honneur des saints et des saintes du calendrier. Tout de suite les tailleurs de pierres se sont mis à sculpter, aux porches des cathédrales, les touchants récits de la Légende Dorée, les peintres, les verriers, à les représenter sur les murs ou sur les fenêtres. Entrez dans une vieille église de Bruges, de Cologne, de Tours ou de Sienne : toutes les œuvres d’art qui vous y accueilleront ne sont que des illustrations immédiates, littérales, de la Légende Dorée. C’est d’après -xix- Jacques de Voragine que Memling et Carpaccio nous racontent le voyage de sainte Ursule avec ses onze mille compagnes. Quand Piero della Francesca, dans ses fresques d’Arezzo, ou Agnolo Gaddi dans celles de Florence, nous font assister aux aventures diverses du bois de la sainte Croix, ils suivent de phrase en phrase le texte de la Légende Dorée. D’autres prennent même, dans le vieux livre, des sujets profanes, et, comme Thierry Bouts au Musée de Bruxelles, nous détaillent, d’après l’Histoire Lombarde, un acte de justice de l’empereur Othon. Et il n’y a point jusqu’aux grands tableaux de Rubens, de Murillo, de Poussin, qui ne reproduisent les scènes des martyres des saints ou de leurs miracles exactement comme le bienheureux évêque de Gênes les a « compilées » à notre intention. Toute la part que, aujourd’hui encore, notre imagination mêle à ce que nous apprennent, de l’histoire sacrée, les Ecritures et la Tradition, tout cela nous vient, en droite ligne, de la Légende Dorée.
Aussi ne saurait-on trop déplorer le profond discrédit qu’ont cru devoir jeter sur ce livre d’éminents écrivains religieux de la Renaissance et du XVIIe siècle, depuis Vivès, l’ami d’Erasme, jusqu’à l’impitoyable Jean de Launoi, le « dénicheur de saints », dont un contemporain disait qu’il « avait plus détrôné de saints du paradis que dix papes n’en avaient canonisé ». Ces savants hommes ont évidemment lu la Légende Dorée, comme toutes choses, avec l’impression qu’un ministre calviniste lisait par-dessus leur épaule, guettant une occasion de se moquer d’eux. Et -xx- ainsi ils se sont trouvés empêchés de réfléchir au sens et à la portée du vieux livre ; de telle sorte qu’au lieu d’honorer en Jacques de Voragine l’un des plus érudits en même temps que le plus vénérable de leurs devanciers, il n’y a pas d’injure dont ils ne l’aient accablé : poussés, par leur indignation, jusqu’au calembour, car les uns l’appelaient un « gouffre d’ordures », jouant sur le sens latin du mot vorago, tandis que d’autres déclaraient que sa Légende n’était pas d’or, mais de fer et de plomb. Ils ne lui pardonnaient pas, notamment, d’avoir mis saint Georges aux prises avec un dragon avant de le mettre aux prises avec les tenailles du préfet Dacien, ni d’avoir raconté que saint Antoine avait rencontré au désert un centaure et un satyre, ni d’avoir conduit à Rome les onze mille compagnes de sainte Ursule, ni, en maints endroits, d’avoir confondu les noms et brouillé les dates.
Et certes je ne prétends pas que, à la considérer au point de vue historique, la Légende Dorée ne contienne pas d’affirmations inexactes, ou, tout au moins, d’une exactitude à jamais incertaine. Je croirais volontiers, plutôt, qu’elle en est remplie, comme tous les ouvrages historiques de son temps, comme ceux de tous les temps ; et, sans doute, les écrits mêmes de Vivès et de Launoi, si un érudit voulait aujourd’hui les contrôler à ce point de vue, apparaîtraient, eux aussi, amplement pourvus d’erreurs et de légendes. Mais, d’abord, ainsi que le dit très sagement Bollandus, rien n’est plus injuste que d’attribuer à Jacques de Voragine la responsabilité d’affirmations qu’il a, toutes, puisées -xxi- dans des ouvrages antérieurs, en les contrôlant de son mieux chaque fois qu’il pu, ou en nous faisant part des doutes qu’elles lui inspiraient. Pour citer encore une expression de Bollandus, le tort de Vivès et des autres détracteurs de la Légende Dorée a été « de vouloir critiquer ce qu’ils ne comprenaient pas et qu’ils ignoraient ». Ils ignoraient qu’un érudit du XIIIe siècle ne disposait point des mêmes moyens d’information que ceux dont ils disposaient, trois ou quatre siècles plus tard : c’est-à-dire qu’il manquait de beaucoup de ceux qu’ils avaient, mais que, peut-être aussi, il en avait d’autres qui désormais leur manquaient. Et quant à soutenir, comme ils le soutenaient, que la plupart des récits de la Légende Dorée sont des fables parce que les documents contemporains n’en font pas mention, c’est en vérité montrer, à l’égard de ces documents, une crédulité plus naïve encore que celle des contemporains de Jacques de Voragine à l’égard du dragon de saint Georges et du centaure de saint Antoine. Qu’un document soit contemporain des faits qu’il atteste, comme par exemple nos journaux, ou qu’il leur soit postérieur, comme les histoires et les chroniques les plus abondantes, on ne risque guère à soutenir que l’erreur y tient plus de place que la vérité, que de mille choses considérables ils ne font point mention, et qu’ils en mentionnent mille autres qui n’ont jamais existé.
Mais surtout le tort de Vivès et de ses successeurs a été de « vouloir critiquer ce qu’ils ne comprenaient pas ». Ils ne comprenaient pas, en effet, que des erreurs comme celles qu’ils signalaient dans la -xxii- Légende Dorée n’avaient point, pour un lecteur catholique, la même importance que pour ce ministre calviniste qui hantait leurs rêves. Car, si les protestants estiment que Dieu, après avoir parlé aux hommes depuis Adam jusqu’à Jésus-Christ, s’est tu à jamais dès qu’il nous a légué le Nouveau Testament, c’est, au contraire, la croyance des catholiques que, suivant sa promesse, il a « envoyé aux hommes son Esprit », pour continuer à les instruire et à les guider. Lors donc que la Sainte Eglise a proclamé saints des hommes dont, le plus souvent, la vie et les actes lui étaient connus de la façon la plus sûre et la plus directe, aucun catholique n’a le droit de contester le fait de leur sainteté. C’est ce que ne comprenait pas Launoi, quand, sous prétexte que ses recherches ne lui avaient pas démontré l’existence de sainte Catherine, il remplaçait l’office de cette sainte par une messe de Requiem : le « dénicheur de saints » prouvait simplement, par là, qu’il était un sot, à vouloir mettre ses petites recherches personnelles au-dessus de l’autorité de sa mère l’Eglise. Et, puisque la sainteté des saints de la Légende Dorée ne saurait faire de question pour nous, qu’importe ensuite que, à défaut de l’histoire véritable de leur vie, nous ayons de belles légendes qui certainement expriment, sinon les faits de cette vie, du moins son âme et son sens profond ? Ainsi l’entendaient les chrétiens des premiers siècles, qui ne tenaient nullement pour illicite d’embellir à leur fantaisie, dans leurs chroniques, la vie de la Vierge et des saints, pas plus que les vieux peintres ne s’interdisaient de représenter leurs traits à leur fantaisie. -xxiii- Et de même que maintes images de la Vierge, sans prétendre le moins du monde à être des portraits, ont reçu de Dieu le pouvoir d’opérer des miracles, de même rien ne nous empêche d’admettre que Dieu, s’il le juge bon, puisse prêter aux légendes de ses saints une réalité supérieure. Cela encore était une des croyances favorites des grands âges chrétiens ; et la trace s’en retrouve à chaque page dans la Légende Dorée. Nous y lisons, par exemple, l’histoire d’un gardien d’église qui, au lieu de donner à un pèlerin un vrai doigt de saint Augustin, s’était amusé à lui donner le doigt d’un pauvre homme qui venait de mourir : après quoi, apprenant que ce doigt faisait des miracles, il était allé voir le corps du saint, et s’était aperçu qu’un doigt y manquait. Rien n’est impossible à Dieu ; et il n’y a point de Vivès, de Launoi, ni de Baillet, dont l’érudition prévaille contre cet article de foi.
Je ne crois pas, au reste, que personne s’avise plus, aujourd’hui, de reprocher à la Légende Dorée la faiblesse de sa critique, ni l’incohérence de sa chronologie. Et je suis sûr que personne ne pourra s’empêcher de sentir l’exquise douceur poétique de cette Légende, son charme ingénu, mais, par-dessus tout, la pureté et la beauté incomparables de l’esprit chrétien dont elle est imprégnée. Quelque opinion que l’on ait de l’exactitude documentaire de chacun de ses récits, on reconnaîtra que leur ensemble forme un manuel parfait de la vie suivant l’Evangile, un manuel infiniment varié, et d’autant mieux adapté aux diverses conditions de l’existence humaine. Car la Légende Dorée restera toujours ce que son auteur -xxiv- a voulu qu’elle fût : un livre à l’adresse du peuple, offrant à tout homme la leçon et l’exemple qui peuvent lui convenir. Mais leçons et exemples, malgré leur diversité, y ont toujours en commun d’être directement inspirés de la parole du Christ.
Et la religion qu’on y trouve exprimée est toute d’indulgence et de consolation. C’est la religion telle que la concevait saint François d’Assise, telle qu’allait la traduire, deux siècles après, le bienheureux Fra Angelico, dans ces miniatures et ces fresques dont, seul, un chrétien peut apprécier la surnaturelle vérité chrétienne. Qu’on voie avec quelle ardente sympathie Jacques de Voragine nous raconte les actes charitables des saints, comme il s’échauffe lorsqu’il nous parle de saint Basile, de saint Jean l’Aumônier, ou de saint Martin ! Peu s’en faut qu’il ne les préfère aux martyrs eux-mêmes, tant il découvre en eux des disciples fidèles de son divin maître. Et ses martyrs, combien ils sont joyeux et doux, combien ils ont de tendre pitié pour leurs persécuteurs ! Le préfet qui torturait saint Longin est, tout à coup, devenu aveugle et supplie le saint de lui rendre la vue : « Sache, mon pauvre ami, lui répond le saint, que tu ne pourras être guéri qu’après m’avoir tué ! Mais, aussitôt que je serai mort, je prierai pour toi ; et Dieu m’accordera bien la guérison de ton corps et de ton âme ! » Et saint Christophe, de son côté, dit au roi de Samos : « Quand tu m’auras fait trancher la tête, applique un peu de mon sang sur tes yeux, et tu recouvreras la vue ! » Voilà vraiment de beaux saints ; et il n’y a point de pécheur qui n’ait -xxv- de quoi reprendre courage, en songeant que, là-haut, de tels amis s’emploient à plaider pour lui !
Peut-être même est-ce cet esprit d’indulgence et de compassion infinies qui, plus encore que le dragon de saint Georges, a valu à la Légende Dorée la mauvaise humeur de certains écrivains religieux du XVIIe siècle. Sous l’influence du protestantisme et du jansénisme, nombre d’excellents catholiques, alors, estimaient imprudent de trop prêcher au peuple la bonté de Dieu. Les peintres, ayant à peindre Jésus sur la croix, le représentaient avec les bras levés au ciel, et non plus avec les bras étendus pour bénir la terre. Les philosophes insistaient sur la différence essentielle de la bonté divine et de l’humaine. Et tous, d’une façon générale, ils s’efforçaient plutôt d’effrayer les hommes que de les rassurer. Peut-être, dans ces conditions, la Légende Dorée leur aura-t-elle paru trop consolante, je veux dire faite pour nous donner une notion trop inexacte de l’éternelle justice ? Mais aujourd’hui, de même que nos imaginations ont soif de légendes, nos cœurs ont soif de pitié et de consolation. Nous avons besoin que Jésus vienne à nous avec les bras grands ouverts, que, dans nos peines, il nous dise, comme à l’apôtre dans sa prison d’Antioche : « Mon ami, as-tu cru vraiment que je t’oubliais ? » Nous avons besoin que, comme au brigand qui récitait tous les jours son Ave Maria, il daigne nous promettre le pardon de toutes nos fautes, en échange du peu de foi que nous pouvons lui offrir.
« Si tu dois tenir compte de nos iniquités, Seigneur, -xxvi- qui osera affronter ton jugement ? » C’est à ce cri de nos misérables âmes que répond surtout la Légende Dorée, par la voix de ses confesseurs et par l’exemple de ses pécheresses, nous apportant le témoignage de treize siècles de christianisme, dont elle est, sinon une histoire toujours bien exacte, à coup sûr le testament le plus authentique. Elle nous apprend que la justice de Dieu n’est toute faite que de sa bonté. « Ne craignez pas trop, nous dit-elle, que le Seigneur vous tienne compte de vos iniquités ! Lui-même, suivant l’expression de saint Bernard, est prêt à vous faire bénéficier du surplus de ses mérites ; et puis il y a, auprès de lui, la Vierge et tous les saints, qui ne cessent point de le solliciter en votre faveur. Mais il ne vous pardonnera qu’à la condition que vous l’aimiez, dans la personne du pauvre et du malade, de la veuve et de l’orphelin, de tous ceux que la souffrance élève jusqu’à lui ; à la condition que vous restiez humbles d’esprit et de cœur, vous gardant avec soin des fruits amers de l’arbre de la science, dont le diable vous affirme qu’ils pourront vous rendre pareils à des dieux ; et à la condition, enfin, que vous honoriez le Seigneur dans la nature, son œuvre, au lieu de mépriser et de détruire celle-ci comme vous vous acharnez à le faire. Habituez-vous plutôt à écouter les leçons des forêts que celles des livres ! Obtenez des moineaux qu’ils consentent à venir manger dans vos mains ! Et, quand vous verrez un ours ou un loup pris au piège, hâtez-vous de courir à lui pour le délivrer ! Renoncez à vous-mêmes pour vivre tout entiers dans le reste du -xxvii- monde : moyennant quoi le Seigneur non seulement vous préparera une petite place dans son paradis, mais, dès cette vie, imprimera sur vos lèvres le tranquille et heureux sourire que vous voyez rayonner sur les lèvres des saints ! » Telle est la leçon que nous enseigne, à toutes ses pages, la Légende Dorée, avec son mauvais style et ses erreurs de dates ; et peut-être, cette leçon, les contemporains même de Jacques de Voragine n’avaient-ils pas autant que nous besoin de l’entendre !
Quant à la traduction de la Légende Dorée que je soumets aujourd’hui au lecteur français, je dirai seulement que je l’ai faite sur une édition latine imprimée, en 1517, à Lyon, chez Constantin Fradin ; mais, sans cesse, autant que j’ai pu, je me suis reporté à des éditions plus anciennes et à des copies manuscrites.
J’ai retranché, naturellement, la plupart des chapitres des éditions postérieures qui, ne se trouvant point dans les manuscrits, sont à coup sûr des interpolations. J’ai cru, cependant, devoir en conserver deux, qui, du reste, ont été introduits de très bonne heure dans le texte de la Légende Dorée : ceux de Saint François et de Sainte Elisabeth. J’ai écourté, çà et là, quelques développements scolastiques où l’auteur expliquait, par exemple, les dix motifs, divisés chacun en une dizaine d’autres, qui avaient décidé le Seigneur à se laisser circoncire ou à naître d’une vierge. Et je me suis également décidé à retrancher, après les avoir d’abord traduites, les étymologies placées par l’auteur en -xxviii- tête de ses chapitres. Bollandus et d’autres écrivains autorisés ont soutenu que ces étymologies n’étaient point de Jacques de Voragine ; mais je crains bien, hélas ! qu’elles ne soient de lui, et ce n’est point ce scrupule-là qui m’a empêché de les publier. Je les ai retranchées, simplement, parce qu’elles auraient prêté à rire, sans profit pour personne. Le saint évêque de Gênes, de même que tous les savants de son temps, ignorait le grec. Et nous aussi, en vérité, nous l’ignorons, mais nous en savons assez pour être sûrs que le nom d’Agathe, par exemple, ne vient point « d’Aga, parlant, et de thau, perfection ». Quand Jacques de Voragine nous affirme que le nom d’Antoine vient « d’ana, en haut, et de tenens, tenant », nous éprouvons malgré nous une tentation de sourire qui risque de nous faire mal apprécier, ensuite, la touchante beauté de la vie du saint. L’art d’un temps, pour peu que l’artiste y ait mis de son cœur, a de quoi nous plaire éternellement : mais la science d’un temps ne vaut que pour son temps.
Et, à part ces suppressions et ces abréviations, dont le total ne dépasse pas une trentaine de pages, j’ai essayé de traduire aussi fidèlement que possible le texte original de la Légende Dorée. Puisse l’œuvre du vénérable Jacques de Varage retrouver parmi nous, sous cette forme nouvelle, un peu de sa bienfaisante action d’autrefois !
T. W.
-1-
LA LÉGENDE DORÉE
Toute la vie de l’humanité se divise en quatre périodes : la période de la déviation ; celle de la rénovation, ou du retour dans la droite voie ; celle de la réconciliation ; et celle du pèlerinage. 1o La période de la déviation a commencé avec Adam et a duré jusqu’à Moïse : c’est en effet Adam qui, le premier, s’est détourné de la voie de Dieu. Et cette première période est représentée, dans l’Eglise, par la partie de l’année qui va de la Septuagésime jusqu’à Pâques. On récite, pendant cette partie de l’année, le livre de la Genèse, qui est celui où se trouve racontée la faute de nos premiers parents. 2o La période de la la rénovation a commencé avec Moïse et a duré jusqu’à la naissance du Christ : c’est en effet la période où, par les prophètes, les hommes ont été rappelés à la foi, et renouvelés. Elle est représentée, dans l’Eglise, par la partie de l’année qui va de l’Avent jusqu’à Noël. Et l’on y récite Isaïe, qui traite le plus clairement de cette rénovation. 3o La période de la réconciliation est celle où, par le Christ, nous avons été réconciliés avec Dieu. Elle est représentée, dans l’Eglise, par la partie de l’année comprise entre Pâques et la Pentecôte. Et on y lit l’Apocalypse, où est pleinement traité le mystère de cette réconciliation. 4o Enfin la période du pèlerinage est celle de notre vie présente, où nous errons, comme des pèlerins, à travers mille obstacles. Elle est représentée, dans l’Eglise, par la partie de l’année qui va de l’octave de la Pentecôte jusqu’à l’Avent ; et l’on y récite les livres des Rois et des Macchabées, où sont racontés de nombreux combats, symbolisant la lutte spirituelle qui nous est imposée. -2- Quant à la section de l’année qui va de Noël jusqu’à la Septuagésime, elle est classée en partie dans la période de la réconciliation (depuis Noël jusqu’à l’octave de l’Epiphanie), et en partie dans la période du pèlerinage (depuis l’octave de l’Epiphanie jusqu’à la Septuagésime).
Mais bien que la déviation ait précédé la rénovation, l’Eglise préfère commencer son année par le temps de la rénovation, c’est-à-dire l’Avent, et cela pour deux motifs : 1o parce que, du fait même que ce temps est celui de la rénovation, l’Eglise y renouvelle tous ses offices ; 2o parce que, en commençant par le temps de la déviation, elle semblerait commencer par l’erreur. Et voilà pourquoi elle ne s’en tient pas à suivre l’ordre des temps, de même que, souvent, ne s’y astreignent pas les évangélistes dans leurs récits de la vie du Seigneur.
C’est donc d’après cette division des quatre parties de l’année ecclésiastique que nous allons procéder à l’étude des diverses fêtes, en commençant par l’Avent, qui ouvre la période de la rénovation.
-3-
L’Avent ou avènement du Seigneur se célèbre pendant quatre semaines, pour signifier que cet avènement est de quatre sortes, à savoir : dans la chair, dans l’esprit, dans la mort, et au Jugement Dernier. La dernière semaine reste inachevée, pour signifier que la gloire des élus, telle que la leur donnera le dernier avènement du Seigneur, n’aura point de fin. Mais bien que l’avènement soit, en réalité, quadruple, l’Eglise s’occupe spécialement de deux de ses formes, à savoir de l’avènement dans la chair et de l’avènement au Jugement Dernier. Et, ainsi, le jeûne de l’Avent est en partie un jeûne de réjouissance, en partie de contrition. C’est un jeûne de réjouissance par égard à l’avènement du Seigneur dans la chair, ou incarnation ; et c’est un jeûne de contrition par égard à l’avènement suprême du jugement dernier.
I. Au sujet de l’avènement dans la chair, on doit considérer deux choses : son opportunité et son utilité. Son opportunité résulte d’abord de ce que l’homme, condamné par sa nature à avoir une connaissance incomplète de Dieu, était tombé dans les pires erreurs de l’idolâtrie, et se voyait amené à s’écrier : « Illumine mes yeux, etc. » En second lieu, le Seigneur est venu dans la « plénitude du temps », comme le dit saint Paul dans l’Epître aux Galates. En troisième lieu, il est venu à un moment où le monde entier était malade, comme le dit saint Augustin : « Le grand médecin est venu au moment où le monde entier gisait comme un grand malade. » C’est pourquoi l’Eglise, dans les sept antiennes qui se chantent avant la Nativité du Seigneur, rappelle la diversité du mal et l’opportunité du remède divin. Avant l’avènement de Dieu dans la chair, nous étions ignorants, -4- soumis aux peines éternelles, esclaves du diable, enchaînés par l’habitude du péché, entourés de ténèbres, exilés de notre patrie. C’est pourquoi ces antiennes proclament tour à tour Jésus comme notre docteur, notre rédempteur, notre libérateur, notre guide, notre illuminateur, et notre sauveur.
Quant à l’utilité de l’avènement du Christ, diverses autorités la définissent de façons différentes. Jésus-Christ lui-même, dans l’évangile de saint Luc, nous dit qu’il est venu pour sept motifs : pour consoler les pauvres, pour guérir les affligés, pour délivrer les captifs, pour éclairer les ignorants, pour pardonner aux pécheurs, pour racheter le genre humain, et pour récompenser chacun d’après ses mérites. Et saint Bernard dit : « Nous souffrons d’une triple maladie : nous sommes faciles à séduire, faibles à agir, et fragiles à résister. En conséquence, l’avènement du Sauveur est nécessaire, d’abord, pour illuminer notre aveuglement, en second lieu pour secourir notre faiblesse, et en troisième lieu pour protéger notre fragilité. »
II. Au sujet du second avènement, c’est-à-dire du Jugement Dernier, nous devons considérer, tour à tour, les circonstances qui le précéderont, et celles qui l’accompagneront.
1o Les circonstances qui précéderont le Jugement Dernier sont de trois sortes : des signes terribles, l’imposture de l’Antéchrist, et un immense incendie.
Les signes qui doivent précéder le Jugement Dernier sont au nombre de cinq : car saint Luc dit : « Il y aura des signes dans le soleil, dans la lune et dans les étoiles ; sur la terre, les nations seront consternées, et la mer fera un bruit effroyable par l’agitation de ses flots. » Toutes choses dont on trouvera le commentaire au livre de l’Apocalypse.
Saint Jérôme, de son côté, a trouvé dans les annales des Hébreux quinze signes précédant le Jugement Dernier : 1o le premier jour, la mer s’élèvera à quarante coudées au-dessus des montagnes, et se dressera immobile comme un mur ; 2o le deuxième jour, elle descendra -5- si bas qu’on pourra à peine la voir ; 3o le troisième jour, des monstres marins, apparaissant sur les flots, pousseront des rugissements qui s’élèveront jusqu’au ciel ; 4o le quatrième jour, l’eau de la mer brûlera ; 5o le cinquième jour, les arbres et tous les végétaux dégageront une rosée sanglante ; 6o le sixième jour, les édifices s’écrouleront ; 7o le septième jour, les pierres se briseront en quatre parties, qui toutes s’entre-choqueront ; 8o le huitième jour, aura lieu un tremblement de terre universel, qui couchera sur le sol hommes et bêtes ; 9o le neuvième jour, la terre se nivellera, réduisant en poussière montagnes et collines ; 10o le dixième jour, les hommes sortiront des cavernes, et erreront comme des insensés, sans pouvoir se parler ; 11o le onzième jour, les ossements des morts sortiront des tombeaux ; 12o le douzième jour, les étoiles tomberont ; 13o le treizième jour, tous les êtres vivants mourront pour ressusciter ensuite avec les morts ; 14o le quatorzième jour, le ciel et la terre brûleront ; 15o le quinzième jour, il y aura un nouveau ciel et une nouvelle terre, et tous ressusciteront.
En second lieu, le Jugement Dernier sera précédé de l’imposture de l’Antéchrist, qui essaiera de tromper les hommes en quatre manières : 1o par une fausse exposition des écritures, d’où il essaiera de prouver qu’il est le Messie promis par la loi ; 2o par l’accomplissement de miracles ; 3o par la distribution de présents ; 4o par l’infliction de supplices.
En troisième lieu, le Jugement Dernier sera précédé d’un violent incendie, allumé par Dieu pour renouveler le monde, pour faire souffrir les damnés, et pour mettre en lumière la troupe des élus.
2o Quant aux circonstances qui accompagneront le Jugement Dernier, on doit nommer d’abord la répartition des bons et des méchants : car on sait que le juge descendra dans la Vallée de Josaphat et mettra les bons à sa droite, et les méchants à sa gauche. Ce qui ne signifie point, ainsi que le dit très justement saint Jérôme, que tous les hommes doivent parvenir à prendre place dans cette petite vallée, mais seulement que là sera le centre du -6- jugement : sans compter que rien n’empêchera Dieu, s’il le veut, de faire tenir en un petit espace un nombre infini de personnes.
Vient ensuite la question de savoir en combien de catégories seront répartis les hommes, au Jugement Dernier. Saint Grégoire admet quatre catégories, dont deux parmi les damnés, et deux parmi les élus. Car, parmi les damnés, il y en aura qui seront jugés, et d’autres qui seront condamnés d’avance, à savoir ceux dont il est dit : « Celui qui ne croira pas, il sera jugé d’avance ! » Du côté des élus, il y en aura qui seront jugés, et d’autres, les hommes parfaits, jugeront les autres, en ce sens qu’ils siégeront à côté du juge.
Figureront également, au Jugement Dernier, les insignes de la passion : la croix, les clefs et les cicatrices du corps ; et Chrysostome dit que « la croix et les cicatrices seront plus brillantes que les rayons du soleil ».
Le Juge sera d’une sévérité inflexible. Il ne se laissera fléchir, en effet, ni par la peur, car il est tout-puissant, ni par les présents, car il est la richesse même, ni par la haine, car il est la bonté même, ni par l’amour, car il est la justice même, ni par l’erreur, car il est la sagesse même. Et contre cette sagesse ne pourront prévaloir ni les allégations des avocats, ni les sophismes des philosophes, ni les périodes des orateurs, ni les ruses des hypocrites.
Et autant le Juge sera sévère, autant l’accusateur sera implacable. Ou plutôt le pécheur aura en face de lui trois accusateurs : 1o le diable ; 2o le péché lui-même ; 3o le monde entier ; car, comme le dit Chrysostome : « Ce jour-là, le ciel et la terre, l’eau, le soleil et la lune, le jour et la nuit, en un mot le monde entier se dressera contre nous devant Dieu, en témoignage de nos péchés. »
Et, de même, trois témoins déposeront contre nous, tous les trois infaillibles. En premier lieu, Dieu lui-même, qui nous dit par la voix de Jérémie : « Je suis à la fois juge et témoin. » En second lieu, notre conscience. En troisième lieu l’ange délégué pour notre garde ; car -7- nous lisons dans le livre de Job : « Les cieux (c’est-à-dire les anges) révéleront son iniquité. »
Enfin la sentence sera irrévocable. En effet, une sentence est irrévocable pour trois motifs : 1o l’excellence du juge ; 2o l’évidence de la faute ; 3o l’impossibilité de différer le châtiment. Or, dans la sentence prononcée contre nous au Jugement Dernier, ces trois conditions se trouveront remplies ; et il n’y aura point de roi, d’empereur, ni de pape, à qui nous puissions faire appel du jugement prononcé contre nous.
Le martyre de saint André nous a été raconté par des prêtres et des diacres de Grèce et d’Asie, témoins oculaires de ses derniers instants.
I. Saint André et quelques autres disciples furent appelés par le Seigneur à trois reprises successives. La première fois, le Seigneur les appela à sa connaissance. André était un jour auprès de son maître Jean, lorsque celui-ci s’écria : « Voici venir l’Agneau de Dieu… etc. » Et aussitôt André alla rejoindre Jésus, et resta près de lui toute une journée. Il amena aussi à Jésus son frère Simon, l’ayant rencontré sur son chemin. Puis, le jour suivant, il revint à son métier, qui était de pêcher le poisson. Mais, quelque temps après, Jésus l’appela à sa familiarité. Etant venu, avec une grande foule, au bord du lac de Génésareth, que l’on appelle aussi mer de Galilée, il entra dans la barque de Simon et d’André, et prit une masse énorme de poisson. Alors André appela Jacques et Jean, qui étaient dans une autre barque ; et ils suivirent le Seigneur : après quoi, de nouveau, ils -8- revinrent à leur métier. Mais bientôt le Seigneur les appela une troisième fois, et cette fois à son discipulat. Se promenant un jour sur les bords du même lac, où André et ses compagnons étaient occupés à pêcher, il leur fit signe de jeter leurs filets, en leur disant : « Suivez-moi, je vous ferai pêcheurs d’hommes ! » Et ils le suivirent, et jamais plus ils ne revinrent à leur métier de pêcheurs. Une quatrième fois encore, du reste, le Seigneur appela André ; ce fut, cette fois, à son apostolat, ainsi que le raconte l’évangéliste saint Marc, en son chapitre troisième. Il appela ceux qu’il s’était choisis, et ils vinrent à lui, et il fit en sorte qu’ils fussent au nombre de douze.
Après l’ascension du Seigneur, les apôtres s’étant séparés, André alla pêcher en Scythie, et Matthieu en Ethiopie. Or les Ethiopiens, refusant d’admettre la prédication de Matthieu, lui arrachèrent les yeux, le lièrent de chaînes, et le jetèrent en prison, avec l’intention de le mettre à mort peu de jours après. Alors un ange apparut à saint André, et lui enjoignit de se rendre en Ethiopie auprès de saint Matthieu. Saint André ayant répondu qu’il ne connaissait pas le chemin, l’ange lui ordonna d’aller au bord de la mer, et, là, d’entrer dans le premier vaisseau qu’il rencontrerait. C’est ce que s’empressa de faire André ; et le vaisseau ne tarda pas à le conduire, avec un vent favorable, jusqu’à la ville où était saint Matthieu. Puis, sous la garde de l’ange, il pénétra dans la prison de l’évangéliste, et, à sa vue, pleura beaucoup et pria. Et voici que le Seigneur, à sa demande, rendit à Matthieu le bienfait de la vue, dont l’avait privé la cruauté des infidèles. Et Matthieu sortit de sa prison, et se rendit à Antioche. Mais André, au contraire, resta en Ethiopie, où les habitants, furieux de l’évasion de son ami, s’emparèrent de lui et le traînèrent par les places, les mains liées. Son sang coulait en abondance : et lui, cependant, il ne cessait pas de prier Dieu pour ses persécuteurs, de telle sorte qu’il finit par les convertir. Et c’est après cela qu’il partit pour la Grèce. — Voilà, du moins, ce que l’on raconte ; mais j’ai, quant à moi, beaucoup de peine à y -9- croire : car le fait de la délivrance et de la guérison de saint Matthieu par saint André impliquerait, — chose bien peu vraisemblable, — que ce grand évangéliste n’aurait pu obtenir, par lui-même, ce que son frère André aurait si facilement obtenu pour lui.
II. Un jeune homme de famille noble avait été converti par saint André et s’était attaché à lui, malgré la défense de ses parents : sur quoi ceux-ci mirent le feu à la maison où il demeurait avec l’apôtre. Et comme déjà la flamme s’élevait, le jeune homme versa sur elle l’eau d’un flacon, et aussitôt le feu s’éteignit. Alors les parents dirent : « Notre fils est devenu sorcier ! » Et, ayant approché une échelle, ils voulurent y monter pour s’emparer de leur fils : mais Dieu les rendit aveugles, de telle façon qu’ils ne pouvaient pas voir les degrés de l’échelle. Et un homme qui passait par là leur cria : « Pourquoi vous épuiser en une tâche vaine ? Ne voyez-vous donc pas que Dieu combat pour eux ? Hâtez-vous de céder, de peur que la colère de Dieu ne tombe sur vous ! » Et beaucoup, voyant cela, crurent au Seigneur. Quant aux parents du jeune homme, ils moururent au bout de cinquante jours.
III. Certaine femme, qui était mariée à un assassin, se trouvait en couches et ne parvenait pas à enfanter. Elle dit alors à sa sœur : « Va invoquer pour moi notre maîtresse Diane ! » Mais, au lieu de Diane, ce fut le diable qui répondit. « Inutile de m’invoquer, dit-il à la sœur, car je ne puis rien pour toi. Va trouver plutôt l’apôtre André : celui-là pourra secourir ta sœur ! » Elle alla donc trouver saint André, et l’amena au lit de sa sœur malade, Et l’apôtre dit à celle-ci : « Tu mérites ta souffrance, car tu t’es mal mariée, tu as mal conçu, et, pour comble, tu as invoqué l’aide des mauvais esprits. Mais repens-toi, crois au Christ, et tu enfanteras ! » Et, en effet, la femme ayant cru, elle mit au monde un enfant mort, et sa douleur cessa.
IV. Un vieillard, nommé Nicolas, vint un jour trouver saint André et lui dit : « Maître, voici que j’ai soixante-dix ans, et jamais je n’ai cessé de m’adonner à la luxure. -10- J’ai cependant admis l’Evangile, et prié Dieu de vouloir bien m’accorder le don de la continence. Mais, invétéré dans le péché, et séduit par de mauvais désirs, au sortir même de tes prédications je retournais aussitôt à mon vice accoutumé. Or, hier, enflammé par la concupiscence, j’ai oublié que je tenais en main l’évangile, et je suis allé dans une maison de débauche. Et voilà que la prostituée s’écrie en m’apercevant : « Sors d’ici, vieillard, sors d’ici, ne me touche pas, et ne tente pas d’entrer dans cette maison : car je vois sur toi des choses merveilleuses, qui me prouvent que tu dois être un messager de Dieu ! » Et moi, stupéfait de ces paroles, je me suis rappelé que je tenais en main l’Evangile. Or, maintenant, saint apôtre de Dieu, je viens à toi pour que ta pieuse prière intercède auprès de Dieu et obtienne mon salut. » Ce qu’ayant entendu, le bienheureux André se mit à pleurer, et il resta en prière depuis la troisième heure jusqu’à la neuvième ; et, quand il se releva, il refusa de manger, disant : « Je ne mangerai pas jusqu’à ce que je sache si le Seigneur a eu pitié de ce pauvre vieillard ! » Et, après qu’il eût jeûné ainsi pendant cinq jours, une voix d’en haut lui dit : « André, tu as obtenu la grâce du vieillard. Mais de même que tu t’es macéré en jeûnant pour lui, de même il doit à son tour jeûner pour mériter son salut. » Et le vieillard fit ainsi : durant six mois il jeûna au pain et à l’eau ; après quoi il s’endormit en paix, plein de bonnes œuvres. Et de nouveau André entendit la voix, qui, cette fois, lui dit : « Ta prière m’a rendu Nicolas, que j’avais perdu ! »
V. Or, comme l’apôtre était dans la ville de Nicée, les habitants lui dirent que, aux portes de la ville, sur le chemin, se tenaient sept démons qui tuaient les passants. Alors l’apôtre, en présence du peuple, ordonna à ces démons de venir vers lui, et aussitôt ils vinrent, sous forme de chiens. Et l’apôtre leur ordonna d’aller dans quelque autre endroit. Sur quoi les démons s’enfuirent. Et les témoins de ce miracle reçurent la foi du Christ. Mais voilà qu’en arrivant aux portes d’une autre ville André rencontra le cadavre d’un jeune homme, qu’on -11- emmenait pour l’ensevelir. Et on lui dit que sept chiens étaient venus la nuit, qui avaient tué ce jeune homme dans son lit. Et l’apôtre, tout en larmes, s’écria : « Je sais, Seigneur, que ce sont les sept démons que j’ai chassés de Nicée ! » Puis il dit au père : « Que me donneras-tu, si je ressuscite ton fils ? » — « Je n’avais rien de plus cher que lui, répondit le père : c’est donc lui que je te donnerai ! » Et, André ayant prié le Seigneur, le jeune homme se releva et le suivit.
VI. Des hommes, au nombre de quarante, venaient par mer vers l’apôtre, afin de recevoir de lui la doctrine de la foi, lorsque le diable souleva une tempête si forte que tous furent noyés. Mais, leurs corps ayant été jetés par les vagues sur le rivage, l’apôtre les ressuscita aussitôt. Et chacun d’eux raconta le miracle qui lui était arrivé. De là vient que, dans une hymne de l’office du saint, nous lisons :
VII. Ainsi le bienheureux André, s’étant fixé en Achaïe, remplit d’églises toute cette région et amena un grand nombre de ses habitants à la foi du Christ. Il convertit, entre autres, la femme du proconsul Egée, et la régénéra par l’eau sainte du baptême. Mais le proconsul, dès qu’il l’apprit, entra dans la ville de Patras, et ordonna aux chrétiens de sacrifier aux idoles. Alors André, s’avançant vers lui, lui dit : « Toi qui as mérité de devenir juge sur cette terre, tu as le devoir de reconnaître ton juge qui est au ciel, et, l’ayant reconnu, de l’adorer, et, l’ayant adoré, de renoncer complètement au culte des faux dieux ! » Mais Egée lui répondit : « Je vois que tu es cet André qui prêche l’hérésie malfaisante que les princes de Rome ont naguère ordonné d’exterminer ! » Et André : « C’est que les princes de Rome ne savaient pas encore comment le Fils de Dieu a enseigné que vos idoles étaient des démons, dont l’enseignement est fait pour offenser -12- Dieu, de telle sorte que, Dieu les ayant abandonnés, le diable s’empare d’eux et les trompe à loisir, jusqu’au jour où leurs âmes se dépouillent de leur corps et se trouvent nues, ne portant avec elles que leurs péchés. » A quoi Egée : « Votre Jésus, pendant qu’il vous apprenait ces sottises, on l’a attaché à la potence ! » Et André : « C’est pour nous rendre notre salut et non pour racheter sa propre faute qu’il a spontanément subi le supplice de la croix. » Alors Egée : « Comment peux-tu dire qu’il ait subi spontanément le supplice de la croix, tandis que nous savons qu’il a été livré par un de ses disciples, et emprisonné par les Juifs, et crucifié par les soldats ? » Alors André se mit à démontrer, par cinq arguments, que la passion du Christ avait été volontaire, car : 1o le Christ avait prévu sa passion et l’avait prédite à ses disciples, en disant : « Voici que nous montons à Jérusalem, etc. » ; 2o il s’était irrité lorsque Pierre avait exprimé le désir de l’en détourner ; 3o il avait affirmé qu’il avait le pouvoir, à la fois, de souffrir et de ressusciter ; 4o il avait désigné d’avance l’homme qui le livrerait, avait rompu le pain avec lui, et n’avait rien fait pour l’éviter ; 5o enfin il s’était rendu dans l’endroit où il savait que le traître viendrait l’arrêter. Et André ajouta que le mystère de la croix était grand. « Ce n’est pas le moins du monde un mystère, mais un supplice ! — lui répondit Egée. — Et si tu refuses de m’obéir, je te ferai goûter, à toi aussi, de ce même mystère ! » — « Si j’avais peur du supplice de la croix, répondit André, je ne prêcherais pas la gloire de la Croix. Mais d’abord je veux t’apprendre le mystère de la croix, afin que, peut-être, tu consentes à y croire, et à être sauvé ! »
Et il se mit alors à lui exposer le mystère de la rédemption, lui prouvant, par cinq arguments, combien ce mystère était nécessaire et logique, car : 1o le premier homme ayant suscité la mort au moyen d’un objet en bois, qui était l’arbre du bien et du mal, c’était chose nécessaire et logique que le Fils de l’Homme chassât la mort en mourant lui-même sur un objet de bois ; -13- 2o le coupable étant fait de terre immaculée, c’était chose nécessaire et logique que le Rédempteur naquît d’une vierge immaculée ; 3o Adam ayant étendu la main vers le fruit défendu, c’était chose nécessaire et logique que le second Adam étendît sur la croix ses mains immaculées ; 4o Adam ayant goûté, malgré la défense de Dieu, une nourriture délicieuse, c’était chose nécessaire et logique (afin que le contraire chassât le contraire) que Jésus fût nourri de fiel ; 5o Jésus faisant part à l’homme de sa propre immortalité, c’était chose nécessaire et logique qu’il prît, en échange, à l’homme sa mortalité. Car si Dieu n’était pas devenu mortel, l’homme n’aurait pu devenir immortel.
Alors Egée : « Tu iras conter toutes ces sottises à ceux de ta secte ; mais en attendant, tu vas m’obéir, et sacrifier aux dieux tout-puissants ! » Et André : « A Dieu tout-puissant j’offre tous les jours un Agneau sans tache, qui, après qu’il a été mangé par tout le peuple, demeure vivant et tout entier. » Et Egée : « Eh bien, je vais te faire torturer jusqu’à ce que tu m’aies prouvé que tu es capable de réaliser ce miracle ! » Et aussitôt, il le fit emprisonner.
Le lendemain matin, étant monté sur son tribunal, il somma de nouveau André de sacrifier aux idoles, lui disant : « Si tu refuses de m’obéir, je te ferai attacher à cette croix que tu vantes si fort ! » Et il le menaçait encore d’autres supplices ; mais l’apôtre lui répondit : « Ne crains pas d’inventer le supplice qui te paraîtra le plus terrible : car, aux yeux de mon Roi, je serai d’autant plus bienvenu que j’aurai plus souffert patiemment en son nom ! » Alors Egée ordonna à vingt et un hommes de le saisir et de le lier à la croix par les mains et les pieds, afin que son supplice durât plus longtemps.
Et, comme on le conduisait à la croix, une foule s’amassa, disant : « Son sang innocent va périr injustement ! » Mais l’apôtre leur demanda de ne rien faire pour empêcher son martyre. Puis, du plus loin qu’il aperçut la croix, il la salua, disant : « Salut, croix, qui as été sanctifiée par le corps du Christ, et ornée de ses -14- membres comme de pierres précieuses ! Avant que le Seigneur fût attaché sur toi, tu inspirais la peur terrestre ; mais, désormais, tu obtiens l’amour céleste, et l’on te souhaite comme un bienfait. Aussi vais-je à toi assuré et joyeux, pour que tu m’accueilles amicalement, moi, le disciple de Celui qu’on a pendu sur toi : car je t’ai toujours aimée, et ai aspiré à ton embrassement. O bonne croix, ennoblie et embellie par les membres du Seigneur ! Longtemps désirée, constamment aimée, sans cesse recherchée, prends-moi aux hommes et rends-moi à mon Maître, afin que celui-ci, m’ayant racheté par toi, me reçoive de toi ! » Et, disant ces paroles, il se dévêtit, et livra ses vêtements à ses bourreaux, qui l’attachèrent sur la croix comme on le leur avait ordonné. André y resta, vivant, pendant deux jours, et prêcha à une foule de vingt mille personnes. Le troisième jour, cette foule commença à menacer de mort le proconsul Egée, disant que c’était chose abominable de faire souffrir ainsi un saint homme plein de douceur et de piété. Et Egée, effrayé, vint le faire détacher de la croix. Mais André, en l’apercevant, lui dit : « Te voici, Egée ? Que si tu viens pour faire pénitence, tu auras ton pardon ; mais si tu viens pour me faire détacher de la croix, sache que je ne dois pas en descendre vivant ! Et déjà je vois mon Roi qui m’attend aux cieux ! »
Des soldats voulurent le délier, mais ils ne purent pas le toucher, car aussitôt leurs bras retombaient inertes. Et André, voyant que la foule voulait le détacher, fit, sur sa croix, cette prière, qu’a rapportée saint Augustin dans son livre De la Pénitence : « Seigneur, ne permets pas que je descende vivant de cette croix : car il est temps que tu livres mon corps à la terre. Je l’ai porté si longtemps, j’ai tant veillé, et peiné, que je voudrais maintenant être délivré de cette obéissance, et déchargé de ce lourd fardeau. Aussi longtemps que j’ai pu, Père bienfaisant, j’ai résisté aux attaques de mon corps, et, avec ton aide, je l’ai vaincu. Mais maintenant je te demande, comme récompense, de ne plus m’ordonner cette lutte, et de reprendre le dépôt que tu m’as confié. -15- Confie-le maintenant à la terre, pour qu’elle le garde ; et me le rende au jour de la résurrection des corps, afin que, lui aussi, il ait la récompense qu’il a méritée ! Et fais en sorte que je n’aie plus besoin de veiller, et que mon corps ne m’empêche plus de tendre librement vers toi, Source de la vie et des joies éternelles ! »
Quand il eut dit ces paroles, une lumière éblouissante, descendant du ciel, l’entoura pendant une demi-heure, qui le fit invisible ; et, quand cette lumière se dissipa, il rendit l’âme. Maximilla, la femme d’Egée, emporta son corps et l’ensevelit honorablement. Mais Egée, avant de rentrer dans sa maison, fut saisi par un démon et expira dans la rue, en présence de tous.
On a dit aussi que, du tombeau de saint André, se dégageaient une manne en forme de farine et une huile odorante, d’après lesquelles les habitants de la région pouvaient prévoir quelle serait la fécondité de l’année qui venait : car si l’huile coulait abondante, c’était signe que la terre porterait beaucoup de fruits, et inversement. Et cela peut en effet avoir eu lieu jadis ; mais aujourd’hui on admet généralement que le corps du saint n’est plus à Patras, ayant été transporté à Constantinople.
VIII. Certain pieux évêque avait pour saint André une vénération si particulière que, sur le titre de chacun de ses ouvrages, il inscrivait toujours : « En l’honneur de Dieu et de saint André. » Or le vieil ennemi du genre humain, jaloux de la sainteté de cet évêque, concentra sur lui toute sa ruse. Ayant pris la forme d’une femme merveilleusement belle, il vient à l’évêché et demande à se confesser. L’évêque renvoie la femme à son pénitencier, qui a plein pouvoir pour entendre sa confession. Mais la femme répond qu’elle a sur la conscience des secrets qu’elle ne peut révéler qu’à l’évêque lui-même. De sorte que celui-ci la laisse enfin entrer. Et elle : « Par grâce, Seigneur, aie pitié de moi ! Je suis fille d’un roi puissant, qui a voulu me marier à un grand prince ; et je lui ai déclaré que j’avais horreur de tout lit conjugal, ayant dédié pour toujours au Christ ma virginité. Puis, me -16- voyant exposée aux pires supplices si je persistais dans mon refus, j’ai pris le parti de m’enfuir, et me suis réfugiée sous les ailes de votre sainteté, avec l’espoir de trouver auprès de vous un lieu où je puisse me livrer en repos à la contemplation, éviter les naufrages de la vie, et échapper aux rumeurs du monde. » Sur quoi l’évêque, admirant chez une personne aussi noble et aussi belle tant de ferveur et tant d’éloquence, lui répondit avec bonté : « Ma fille, sois sans crainte, car Celui pour l’amour duquel tu as si courageusement dédaigné toi-même et les tiens, celui-là t’accordera dans cette vie le comble de sa grâce et, dans la vie à venir, la plénitude de sa gloire. Et moi, son serviteur, je me mets à ta disposition avec tout ce que j’ai ; et je veux qu’aujourd’hui tu manges à ma table. » Mais elle : « Non, mon père, ne me demande point cela, de peur qu’il n’en résulte quelque méchant soupçon dont l’éclat de ta renommée puisse avoir à souffrir ! » Et l’évêque : « Nous ne serons pas seuls à table, ce qui fait qu’aucun méchant soupçon ne pourra se produire ! »
A table, l’évêque et cette femme s’assirent l’un en face de l’autre ; et il ne cessait point de considérer son visage et d’admirer sa beauté. Et, pendant que ses yeux la fixaient, son âme se blessait : l’antique ennemi de notre race y enfonçait profondément sa flèche. La femme devenait plus belle d’instant en instant ; et déjà l’évêque était sur le point de consentir à commettre avec elle une œuvre illicite dès qu’une occasion s’offrirait à lui, lorsque, tout à coup, un pèlerin se présenta devant la porte, y frappant à grands coups pour être introduit. On refusa de lui ouvrir, mais il se mit à frapper et à crier de plus belle. Enfin l’évêque demanda à la femme si elle ne voyait pas d’empêchement à ce qu’on laissât entrer cet étranger. Et elle : « Qu’on lui propose une question très difficile à résoudre ! S’il la résout, qu’on le fasse entrer ; sinon qu’on le chasse ! » La proposition est adoptée ; et l’on commence à chercher la question que l’on posera. Puis, comme personne ne la trouve, l’évêque dit à la femme : « Personne de nous ne -17- saurait trouver cette question aussi bien que toi, belle dame, qui nous surpasses tous en sagesse et en éloquence ! » Alors la femme : « Demandez-lui ce que Dieu a jamais fait de plus étonnant ! » On transmit la question à l’étranger, qui fit répondre : « C’est la diversité et l’excellence des visages : car, parmi la foule innombrable d’hommes créés ou à créer, depuis le commencement jusqu’à la fin du monde, il n’y en a point deux qui aient le même visage, et cependant Dieu a placé dans chacun de ces visages le siège de tous les sens du corps. » Ce qu’entendant, l’assistance dit : « Voilà une excellente réponse ! » Alors la femme : « Qu’on lui propose une seconde question, plus difficile à résoudre ! Qu’on lui demande en quel lieu la terre est plus haute que tout le ciel ! » Réponse de l’étranger : « C’est dans le ciel empyrée, où réside le corps du Christ. Car ce corps, qui est plus haut que tout le ciel, peut être considéré comme terrestre, puisqu’il est formé de notre chair. » Cette seconde réponse reçoit la même approbation de toute l’assistance. Mais la femme dit : « Avant d’admettre cet homme à la table de l’évêque, qu’on lui pose une troisième question, plus difficile encore ! Qu’on lui demande quelle distance il y a de la terre au ciel ! » A quoi l’étranger fait répondre : « Va plutôt poser cette question à celui qui t’a envoyée ici ! Il connaît, en effet, cette distance mieux que moi, ayant eu à la mesurer quand il est tombé du ciel dans l’abîme. Car l’être qui me pose ces questions n’est pas une femme, mais un diable qui a revêtu la forme d’une femme ! » Et pendant que le messager revenait rapporter cette réponse, à la stupeur de tous, la femme disparut. Aussitôt l’évêque, rentrant en lui-même, se fit d’amers reproches ; et il envoya vite chercher l’étranger ; mais celui-ci avait également disparu. Alors l’évêque convoqua le peuple, lui confessa tout, et lui demanda de commencer des jeûnes et des prières pour que Dieu daignât révéler qui était cet étranger qui l’avait délivré d’un si grand péril. Et, cette nuit-là même, Dieu révéla à l’évêque que c’était saint André qui, pour le sauver, était venu à lui vêtu en pèlerin.
-18- IX. Le préfet d’une ville s’était emparé d’un champ dépendant d’une église de saint André. Sur les prières de l’évêque, il fut aussitôt saisi de fièvres. Il demanda donc à l’évêque de prier pour lui, promettant de restituer le champ s’il recouvrait la santé. Mais lorsqu’il l’eut recouvrée, il s’appropria le champ de nouveau. Alors l’évêque, avant de se mettre en prière, brisa toutes les lampes de l’église, en disant : « Que cette lumière ne se rallume pas aussi longtemps que Dieu ne se sera point vengé de son ennemi, et n’aura point fait rendre à l’église le bien qui lui a été ravi ! » Aussitôt voici le préfet ressaisi de ses fièvres. Il envoie demander à l’évêque de prier pour lui ; et comme l’évêque lui répond qu’il l’a déjà fait, et que Dieu l’a exaucé, il se fait porter chez lui et le contraint à entrer avec lui dans l’église, pour prier de nouveau à son intention. Mais à peine l’évêque a-t-il pénétré dans l’église que le préfet meurt ; et aussitôt le champ est restitué à l’église.
La légende de saint Nicolas a été écrite par des docteurs d’Argos, qui est une ville de la Grèce, et de là viendrait, d’après Isidore, le nom d’Argoliques donné aux Grecs. Et l’on dit aussi que cette légende a d’abord été écrite en grec par le patriarche Méthode, puis traduite en latin, avec de nombreuses additions, par le diacre Jean.
I. Nicolas, citoyen de la ville de Patras, était né de parents riches et pieux. Son père s’appelait Epiphane, sa mère Jeanne. Ses parents, après l’avoir enfanté dans la fleur de leur âge, s’abstinrent ensuite de tout contact charnel. Le jour même de sa naissance, Nicolas, comme on -19- le baignait, se dressa et se tint debout dans la baignoire ; et, durant toute son enfance il ne prenait le sein que deux fois par semaine, le mercredi et le vendredi. Dans sa jeunesse, évitant les plaisirs lascifs de ses compagnons, il fréquentait les églises, et retenait dans sa mémoire tous les passages des Saintes Ecritures qu’il y entendait.
A la mort de ses parents, devenu très riche, il chercha un moyen d’employer ses richesses, non pour l’éloge des hommes, mais pour la gloire de Dieu. Or un de ses voisins, homme d’assez noble maison, était sur le point, par pauvreté, de livrer ses trois jeunes filles à la prostitution, afin de vivre de ce que rapporterait leur débauche. Dès que Nicolas en fut informé, il eut horreur d’un tel crime, et, enveloppant dans un linge une masse d’or, il la jeta, la nuit, par la fenêtre, dans la maison de son voisin, après quoi il s’enfuit sans être vu. Et le lendemain l’homme, en se levant, trouva la masse d’or : il rendit grâces à Dieu, et s’occupa aussitôt de préparer les noces de l’aînée de ses filles. Quelque temps après, le serviteur de Dieu lui donna, de la même façon, une nouvelle masse d’or. Le voisin, en la trouvant, éclata en grandes louanges, et se promit à l’avenir de veiller pour découvrir qui c’était qui venait ainsi en aide à sa pauvreté. Et comme, peu de jours après, une masse d’or deux fois plus grande encore était lancée dans sa maison, il entendit le bruit qu’elle fit en tombant. Il se mit alors à poursuivre Nicolas, qui s’enfuyait, et à le supplier de s’arrêter afin qu’il pût voir son visage. Il courait si fort qu’il finit par rejoindre le jeune homme, et put ainsi le reconnaître. Se prosternant devant lui, il voulait lui baiser les pieds ; mais Nicolas se refusa à ses remerciements, et exigea que, jusqu’à sa mort, cet homme gardât le secret sur le service qu’il lui avait rendu.
II. Après cela, l’évêque de la ville de Myre étant mort, tous les évêques de la région se réunirent afin de pourvoir à son remplacement. Il y avait parmi eux un certain évêque de grande autorité, de l’avis duquel dépendait l’opinion de tous ses collègues. Et cet évêque, les ayant tous exhortés à jeûner et à prier, entendit dans la nuit -20- une voix qui lui disait de se poster le matin à la porte de l’église, et de consacrer comme évêque le premier homme qu’il verrait y entrer. Aussitôt il révéla cet avertissement aux autres évêques, et s’en alla devant la porte de l’église. Or, par miracle, Nicolas, envoyé de Dieu, se dirigea vers l’église avant l’aube, et y entra le premier. L’évêque, s’approchant de lui, lui demanda son nom. Et lui, qui était plein de la simplicité de la colombe, répondit en baissant la tête : « Nicolas, serviteur de Votre Sainteté. » Alors les évêques, l’ayant revêtu de brillants ornements, l’installèrent dans le siège épiscopal. Mais lui, dans les honneurs, conservait toujours son ancienne humilité et la gravité de ses mœurs ; il passait ses nuits en prières, macérait son corps, fuyait la société des femmes ; et il était humble dans son accueil, efficace dans sa parole, actif dans ses conseils, sévère dans ses réprimandes. — Une chronique rapporte aussi que saint Nicolas prit part au Concile de Nicée.
III. Un jour, des matelots, se trouvant en péril sur la mer, prièrent ainsi avec des larmes : « Nicolas, serviteur de Dieu, si ce que l’on nous a dit de toi est vrai, fais que nous l’éprouvions à présent ! » Aussitôt quelqu’un apparut devant eux, qui avait la figure du saint, et qui leur dit : « Vous m’avez appelé, me voici ! » Et il se mit à les aider, avec les voiles et les câbles et les autres agrès du bateau ; et, sur-le-champ, la tempête cessa. Ainsi sauvés, ces matelots rentrèrent dans l’église où était Nicolas ; et ils le reconnurent de suite, bien qu’ils ne l’eussent jamais vu. Alors ils le remercièrent de leur délivrance ; mais il leur dit d’en remercier Dieu, le mérite n’en pouvant être attribué qu’à la miséricorde divine et à leur propre foi.
IV. En un certain temps, toute la province du diocèse de saint Nicolas fut frappée d’une terrible famine, à tel point que personne n’avait rien à manger. Là-dessus l’homme de Dieu apprend que des vaisseaux, chargés de grains, stationnent dans le port. Il s’y rend aussitôt et demande aux gens de l’équipage de venir en aide aux affamés, ne serait-ce qu’en leur abandonnant cent muids -21- de grain par vaisseau. Mais eux : « Père, nous ne l’osons pas, car notre cargaison a été mesurée à Alexandrie, et nous devons la livrer tout entière aux greniers impériaux ! » Le saint leur répondit : « Faites pourtant ce que je vous dis, et je vous promets, au nom de Dieu, que les douaniers impériaux ne trouveront aucune diminution dans votre cargaison ! » Et ces hommes firent ainsi ; et, lorsqu’ils furent arrivés à leur destination, ils livrèrent aux greniers impériaux la même quantité de grain qui avait été mesurée à Alexandrie. Ils virent le miracle, le publièrent, et glorifièrent Dieu dans la personne de son serviteur. Or le blé dont ils s’étaient dessaisis fut distribué par Nicolas suivant les besoins de chacun, et de façon si miraculeuse, que non seulement il suffit pendant deux ans à nourrir la région, mais qu’il put encore servir à d’abondantes semailles.
V. Cette région avait autrefois adoré les idoles ; et, au temps même de saint Nicolas, des paysans avaient gardé la coutume de pratiquer certains rites païens, sous un arbre consacré à Diane. Pour mettre fin à cette idolâtrie, le saint fit couper cet arbre. Alors le démon, furieux, prépara une huile contre nature qui avait la propriété de brûler dans l’eau et sur les pierres. Puis, prenant la forme d’une religieuse, il monta dans une barque, accosta des pèlerins qui naviguaient vers saint Nicolas, et leur dit : « Je regrette de ne pas pouvoir vous accompagner auprès du saint homme. Veuillez du moins, en souvenir de moi, enduire de cette huile les murs de son église et de sa maison ! » Mais voici que, la barque du démon s’étant éloignée, les pèlerins virent s’approcher d’eux une autre barque où était Nicolas. Et celui-ci leur dit : « Cette femme, que vous a-t-elle dit et que vous a-t-elle donné ? » Les pèlerins lui racontèrent ce qui s’était passé. Alors il leur dit : « Cette femme n’est pas une religieuse mais l’impudique Diane elle-même ; et, si vous en voulez une preuve, jetez son huile à la mer ! » A peine l’eurent-ils jetée qu’elle s’enflamma, ce qui prouvait bien son caractère contre nature. Et la seconde barque alors disparut ; mais, quand les pèlerins entrèrent dans -22- l’église de saint Nicolas, ils reconnurent en lui l’homme qui la montait.
VI. Certaine nation s’étant révoltée contre l’empire romain, l’empereur envoya contre elle trois princes, Népotien, Ours, et Apilion. Ceux-ci, arrêtés en chemin par un vent contraire, firent relâche dans un port du diocèse de saint Nicolas. Et le saint les invita à dîner chez lui, voulant préserver son peuple de leurs rapines. Or, en l’absence du saint, le consul, s’étant laissé corrompre à prix d’argent, avait condamné à mort trois soldats innocents. Dès que le saint l’apprit, il pria ses hôtes de l’accompagner, et, accourant avec eux sur le lieu où devait se faire l’exécution, il trouva les trois soldats déjà à genoux et la face voilée, et le bourreau brandissant déjà son épée au-dessus de leurs têtes. Aussitôt Nicolas, enflammé de zèle, s’élance bravement sur ce bourreau, lui arrache l’épée des mains, délie les trois innocents, et les emmène, sains et saufs, avec lui. Puis il court au prétoire du consul, et en force la porte, qui était fermée. Bientôt le consul vient le saluer avec empressement. Mais le saint lui dit, en le repoussant : « Ennemi de Dieu, prévaricateur de la loi, comment oses-tu nous regarder en face, tandis que tu as sur la conscience un crime si affreux ? » Et il l’accabla de reproches, mais, sur la prière des princes, et en présence de son repentir, il consentit à lui pardonner. Après quoi les messagers impériaux, ayant reçu sa bénédiction, poursuivirent leur route, et soumirent les révoltés sans effusion de sang ; et ils revinrent alors vers l’empereur, qui leur fit un accueil magnifique.
Mais quelques-uns des courtisans, jaloux de leur faveur, corrompirent le préfet impérial, qui, soudoyé par eux, accusa ces trois princes, devant son maître, du crime de lèse-majesté. Aussitôt l’empereur, affolé de colère, les fait mettre en prison et ordonne qu’on les tue, la nuit, sans les interroger. Informés par leur gardien du sort qui les attend, les trois princes déchirent leurs manteaux et gémissent amèrement ; mais soudain, l’un d’eux, à savoir Népotien, se rappelant que le bienheureux -23- Nicolas a naguère sauvé de la mort, en leur présence, trois innocents, exhorte ses compagnons à invoquer son aide.
Et en effet, sur leur prière, saint Nicolas apparut cette nuit-là à l’empereur Constantin, lui disant : « Pourquoi as-tu fait arrêter injustement ces princes, et les as-tu condamnés à mort tandis qu’ils sont innocents ? Hâte-toi de te lever et fais-les remettre en liberté au plus vite ! Sinon, je prierai Dieu qu’il te suscite une guerre où tu succomberas, et tu seras livré en pâture aux bêtes ! » Et l’empereur : « Qui es-tu donc, toi qui, entrant la nuit dans mon palais, oses me parler ainsi ? » Et lui : « Je suis Nicolas, évêque de la ville de Myre. » Et le saint se montra de la même façon au préfet, qu’il épouvanta en lui disant : « Insensé, pourquoi as-tu consenti à la mise à mort de trois innocents ? Va vite travailler à les faire relâcher ! Sinon, ton corps sera mangé de vers et ta maison aussitôt détruite. » Et le préfet : « Qui es-tu donc, toi qui me fais de telles menaces ? » Et lui : « Sache, dit-il, que je suis Nicolas, évêque de la ville de Myre ! »
L’empereur et le préfet, s’éveillant, se firent part l’un à l’autre de leur songe, et s’empressèrent de mander les trois prisonniers. « Etes-vous sorciers, leur demanda l’empereur pour nous tromper par de semblables visions ? » Ils répondirent qu’ils n’étaient point sorciers, et qu’ils étaient innocents du crime qu’on leur reprochait. Alors l’empereur : « Connaissez-vous, leur dit-il, un homme appelé Nicolas ? » Et eux, en entendant ce nom, levèrent les mains au ciel, et prièrent Dieu que, par le mérite de saint Nicolas, il les sauvât du péril où ils se trouvaient. Et lorsque l’empereur eut appris d’eux la vie et les miracles du saint, il leur dit : « Allez et remerciez Dieu, qui vous a sauvés sur la prière de ce Nicolas ! Mais rendez-lui compte de ma conduite, et portez-lui des présents de ma part ; et demandez-lui qu’il ne me fasse plus de menaces, mais qu’il prie Dieu pour moi et pour mon empire ! » Quelques jours après, les princes vinrent trouver le serviteur de Dieu, et, se -24- prosternant devant lui, et l’appelant le véritable serviteur de Dieu, ils lui racontèrent en détail ce qui s’était passé. Et lui, levant les mains au ciel, il loua Dieu, et renvoya les trois princes chez eux, après les avoir bien instruits des vérités de la foi.
VII. Lorsque le Seigneur voulut rappeler à lui saint Nicolas, celui-ci le pria de lui envoyer ses anges ; et, en voyant venir les anges, il baissa la tête et récita le psaume : In te, Domine, speravi, etc. Puis il rendit l’âme au bruit d’une musique céleste. Cela eut lieu en l’an du Seigneur 313. Il fut enseveli dans une tombe de marbre ; et de sa tête se mit à couler une source d’huile et de ses pieds une source d’eau ; aujourd’hui encore une huile sainte sort de ses membres, qui apporte la santé à bien des malades. Cette huile cessa un jour de couler : cela se produisit lorsque le successeur de saint Nicolas, qui était un homme excellent, se vit chassé de son siège par des envieux. Mais dès que l’évêque fut réinstallé sur son siège, l’huile se remit aussitôt à couler. Longtemps après, les Turcs détruisirent la ville de Myre. Et comme quarante-sept soldats de la ville de Bari passaient par là, quatre moines leur ouvrirent la tombe de saint Nicolas : ils prirent ses os, qui nageaient dans l’huile, et les transportèrent dans la ville de Bari, en l’an du Seigneur 1087.
VIII. Certain homme avait emprunté de l’argent à un Juif, en lui jurant, sur l’autel de saint Nicolas, de le lui rendre aussitôt que possible. Et comme il tardait à rendre l’argent, le Juif le lui réclama : mais l’homme lui affirma le lui avoir rendu. Il fut traîné devant le juge, qui lui enjoignit de jurer qu’il lui avait rendu l’argent. Or l’homme avait mis tout l’argent de sa dette dans un bâton creux, et, avant de jurer, il demanda au Juif de lui tenir son bâton. Après quoi il jura qu’il avait rendu son argent. Et, là-dessus, il reprit son bâton, que le Juif lui restitua sans le moindre soupçon de sa ruse. Mais voilà que le fraudeur, rentrant chez lui, s’endormit en chemin et fut écrasé par un chariot, qui brisa en même temps le bâton rempli d’or. Ce qu’apprenant, le Juif accourut : -25- mais bien que tous les assistants l’engageassent à prendre l’argent, il dit qu’il ne le ferait que si, par les mérites de saint Nicolas, le mort était rendu à la vie : ajoutant que lui-même, en ce cas, recevrait le baptême et se convertirait à la foi du Christ. Aussitôt le mort revint à la vie ; et le Juif reçut le baptême.
Un autre Juif, voyant le pouvoir qu’avait saint Nicolas d’opérer des miracles, plaça dans sa maison une image de ce saint. Et lorsqu’il avait à sortir pour quelque longue absence, il disait à l’image : « Nicolas, je te confie la garde de mes biens ; que si tu ne veilles pas sur eux comme je l’exige, je me vengerai en te rouant de coups ! » Or un jour, en l’absence du Juif, des voleurs arrivent qui emportent tout, ne laissant que l’image. Et le Juif, lorsqu’il se voit dépouillé, dit à l’image : « Seigneur Nicolas, ne t’avais-je pas installé dans ma maison pour garder mes biens ? Pourquoi donc ne l’as-tu pas fait ? C’est toi qui paieras pour les voleurs ! Je vais te rouer de coups : cela refroidira ma rage ! « Et il se mit à frapper cruellement la statue. Alors le saint apparut aux voleurs, qui se partageaient les dépouilles du Juif, et leur dit : « Voyez comme j’ai été battu à cause de vous ! Mon corps en est encore tout bleu ! Allez vite rendre ce que vous avez pris : faute de quoi la colère de Dieu retombera sur vous et vous serez pendus. » Et les voleurs : « Qui es-tu donc, toi qui nous dit tout cela ? » Et lui : « Je suis Nicolas, serviteur du Christ ; et celui qui m’a mis en cet état est le Juif que vous avez volé. » Effrayés, ils courent chez le Juif lui racontent leur vision, apprennent de lui ce qu’il a fait à la statue, lui rendent tous ses biens, et rentrent dans la bonne voie, tandis que le Juif, de son côté, se convertit à la foi chrétienne.
Certain homme célébrait tous les ans, en grande solennité, la fête de saint Nicolas, à l’intention de son fils, qui étudiait les belles-lettres. Or un jour, pendant le repas de la fête, le diable, vêtu en pèlerin, frappe à la porte et demande l’aumône. Le père ordonne aussitôt à son fils de porter une aumône au pèlerin ; et le jeune -26- homme, ne trouvant plus le pèlerin devant la porte, le poursuit jusqu’à un carrefour, où le diable se jette sur lui et l’étrangle. Ce qu’apprenant, le père se lamente, ramène le corps dans sa maison, le place sur son lit, et s’écrie : « Saint Nicolas, est-ce donc ici la récompense des honneurs que je te rends depuis tant d’années ? » Et aussitôt l’enfant, comme se réveillant, ouvre les yeux et se remet sur ses pieds.
IX. Un noble avait prié saint Nicolas de lui faire obtenir un fils, promettant qu’en récompense il se rendrait avec son fils au tombeau du saint et lui offrirait un vase d’or. Le noble obtient un fils et fait faire un vase d’or. Mais ce vase lui plaît tant qu’il le garde pour lui-même et, pour le Saint, en fait faire un autre d’égale valeur. Puis il s’embarque avec son fils pour se rendre au tombeau du saint. En route le père ordonne à son fils d’aller lui prendre de l’eau dans le vase qui d’abord avait été destiné à saint Nicolas. Aussitôt le fils tombe dans la rivière et se noie. Mais le père, malgré toute sa douleur, n’en poursuit pas moins son voyage. Parvenu dans l’église de saint Nicolas, il pose sur l’autel le second vase ; au même instant une main invisible le repousse avec le vase, et le jette à terre : l’homme se relève, s’approche de nouveau de l’autel, est de nouveau renversé. Et voilà qu’apparaît, au grand étonnement de tous, l’enfant qu’on croyait noyé. Il tient en main le premier vase, et raconte que, dès qu’il est tombé à l’eau, saint Nicolas est venu le prendre, et l’a conservé sain et sauf. Sur quoi le père, ravi de joie, offre les deux vases à saint Nicolas.
Un homme riche avait obtenu, grâce à l’intercession de saint Nicolas, un fils qu’il avait appelé Dieudonné. Aussi avait-il construit, en l’honneur du saint, une chapelle dans sa maison, où il célébrait solennellement sa fête tous les ans. Or un jour Dieudonné est pris par la tribu des Agaréniens, et amené en esclavage au roi de cette tribu. L’année suivante, au jour de la Saint-Nicolas, l’enfant, pendant qu’il sert le roi, une coupe précieuse en main, se met à pleurer et à soupirer, en songeant à la douleur de ses parents, et en se rappelant la joie qu’ils -27- éprouvaient naguère à la Saint-Nicolas. Le roi l’oblige à lui confesser la cause de sa tristesse ; puis, l’ayant apprise : « Ton Nicolas aura beau faire, tu resteras ici mon esclave ! » Mais au même instant un vent terrible s’élève, renverse le palais du roi, et emporte l’enfant avec sa coupe, jusqu’au seuil de la chapelle, où ses parents sont en train de célébrer la fête de saint Nicolas. — Mais, d’après d’autres auteurs, cet enfant aurait été de la Normandie, et aurait été ravi par le sultan ; et comme celui-ci, le jour de la Saint-Nicolas, après l’avoir battu, l’avait jeté en prison, voici que l’enfant s’endormit et, à son réveil, se trouva ramené dans la chapelle de ses parents.
Lucie, vierge syracusaine de famille noble, voyant se répandre à travers toute la Sicile la gloire de sainte Agathe, se rendit au tombeau de cette sainte, en compagnie de sa mère Euthicie, qui, depuis quatre ans déjà, souffrait d’un flux de sang incurable. Les deux femmes arrivèrent à l’église pendant la messe, et au moment où on lisait le passage de l’Evangile qui raconte la guérison miraculeuse, par Jésus, d’une femme atteinte d’un flux de sang. Alors Lucie dit à sa mère : « Si tu crois à ce qu’on vient de lire, tu dois croire aussi qu’Agathe est maintenant en présence de Celui pour le nom de qui elle a subi le martyre. Et si tu crois cela, tu retrouveras la santé en touchant le tombeau de la sainte ! » Aussitôt, tous s’écartant pour leur livrer passage, la mère et la fille s’approchèrent du tombeau, et se mirent à prier. Et voici que la jeune fille tomba soudain endormie, et eut un rêve où elle vit sainte Agathe debout au milieu -28- des anges, toute parée de pierreries, et lui disant : « Ma sœur Lucie, vierge consacrée à Dieu, pourquoi me demandes-tu une chose que tu peux toi-même accorder sur-le-champ à ta mère ? Vois, ta foi l’a guérie ! » Et Lucie, s’éveillant, dit à sa mère : « Ma mère, tu es guérie ! Mais au nom de celle aux prières de qui tu dois ta guérison, je te prie de me délier désormais de mes fiançailles, et de distribuer aux pauvres la dot que tu me destinais ! » Sa mère lui répondit : « Attends plutôt de m’avoir fermé les yeux, et tu feras ensuite ce que tu voudras de nos biens ! » Mais Lucie : « Ce que tu donnes en mourant, dit-elle, tu le donnes parce que tu ne peux pas l’emporter avec toi. Mais, si tu le donnes de ton vivant, tu en auras la récompense là-haut ! »
De retour chez elles, Lucie et sa mère commencèrent à distribuer, peu à peu, tous leurs biens aux pauvres. Et le fiancé de Lucie, l’ayant appris, en demanda compte à la nourrice de la jeune fille. Cette femme, en personne rusée, lui répondit que Lucie avait trouvé une propriété meilleure, qu’elle voulait l’acquérir, et que c’était pour cela qu’elle vendait une partie de ses biens. Et lui, dans sa sottise, il crut à un commerce matériel, et se mit à les encourager dans la vente de leurs biens. Mais quand tout fut vendu et qu’on sut que tout était allé aux pauvres, le fiancé, furieux, porta plainte devant le consul Paschase, disant que Lucie était chrétienne et n’obéissait pas aux lois impériales.
Paschase, l’ayant aussitôt mandée, lui enjoignit de sacrifier aux idoles. Mais Lucie lui répondit : « Le sacrifice qui plaît à Dieu, c’est de visiter les pauvres et de les aider dans leurs besoins. Et comme je n’ai plus rien à offrir, je vais m’offrir moi-même au Seigneur ! » Et Paschase : « Ce sont là des paroles bonnes à dire à des sots de ton espèce ; mais à moi, qui garde les décrets de mes maîtres, tu les dis en vain ! » Et Lucie : « Tu gardes, toi, les décrets de tes maîtres, et moi je veux garder la loi de mon Dieu. Tu crains tes maîtres, et moi je crains Dieu. Tu évites de les offenser, et moi j’évite d’offenser Dieu. Tu désires leur plaire, et moi je désire plaire au -29- Christ. Fais donc ce que tu jugeras t’être utile, et moi je ferai ce que je jugerai m’être utile ! » Alors Paschase : « Tu as dépensé ton patrimoine avec des corrupteurs, et voilà pourquoi tu parles en prostituée ! » Mais Lucie : « Mon patrimoine, je l’ai placé en lieu sûr ; et jamais n’ai admis auprès de moi des corrupteurs, ni du corps, ni de l’âme. » Paschase lui dit : « Qui sont donc ces corrupteurs du corps et de l’âme ? » Et Lucie répondit : « Les corrupteurs de l’âme, c’est vous, qui engagez les âmes à se détourner de leur créateur ; quant aux corrupteurs du corps, ce sont ceux qui conseillent de préférer le plaisir corporel aux fêtes éternelles. » Et Paschase : « Tes paroles (verba) cesseront bien quand nous en viendrons à te rouer de coups (verbera) ! » Et Lucie : « Les paroles de Dieu ne cesseront jamais. » Et Paschase : « Prétends-tu être Dieu ? » Lucie répondit : « Je suis la servante de Dieu, qui a dit : « Quand vous serez en face des rois et des princes, etc. » Et Paschase : « Prétends-tu donc avoir en toi le Saint-Esprit ? » Et Lucie : « Celui qui vit dans la chasteté, celui-là est le temple du Saint-Esprit ! » Et Paschase : « Alors je te ferai conduire dans une maison de débauche. Ton corps y sera violé, et tu perdras ton Saint-Esprit ! » Mais Lucie : « Le corps n’est souillé que si l’âme y consent ; et si, malgré moi, on viole mon corps, ma chasteté s’en trouvera doublée. Or jamais tu ne pourras contraindre ma volonté. Et quant à mon corps, le voici, prêt à tous les supplices ! Qu’attends-tu ? Fils du diable, commence à satisfaire ton désir malfaisant ! »
Alors Paschase fit venir des proxénètes, et leur dit : « Invitez tout le peuple à jouir de cette femme, et qu’on use de son corps jusqu’à ce que mort s’ensuive ! » Mais quand les proxénètes voulurent l’entraîner, l’Esprit-Saint la rendit si pesante qu’en aucune façon ils ne purent la mouvoir. Et Paschase fit venir mille hommes, et lui fit lier les pieds et les mains ; mais on ne parvenait toujours pas à la soulever. Il fit venir mille paires de bœufs, mais la vierge continua à rester immobile. Il fit venir des mages ; mais leurs incantations restèrent sans effet. -30- Alors il dit : « Quel est donc ce maléfice, qui permet à une jeune fille de ne pas pouvoir être soulevée par un millier d’hommes ? » Et Lucie lui répondit : « Ce n’est pas un maléfice, mais un bienfait du Christ. Et tu aurais beau ajouter encore dix mille hommes, ils ne parviendraient pas à me faire bouger. » Paschase s’imagina alors, suivant l’invention de quelqu’un, que l’urine détruisait les maléfices, et il la fit asperger d’urine bouillante : mais cela encore fut inutile. Alors le consul, exaspéré, fit allumer autour d’elle un grand feu, et ordonna de jeter sur elle de la poix, de la résine, et de l’huile bouillante. Et Lucie dit : « Dieu m’a accordé de supporter ces délais, dans mon martyre, afin d’ôter aux croyants la peur de la souffrance et aux non-croyants le moyen de blasphémer ! »
Les amis de Paschase, le voyant devenir sans cesse plus furieux, enfoncèrent une épée dans la gorge de la sainte ; mais elle, loin d’en perdre la parole, elle dit : « Je vous annonce que la paix est rendue à l’Eglise ! Aujourd’hui même, Maximien est mort et Dioclétien a été chassé du trône. Et de même que Dieu a accordé pour protectrice à la ville de Catane ma sœur Agathe, de même il vient de m’autoriser à être auprès de lui la protectrice de la ville de Syracuse. » Et, en effet, pendant qu’elle parlait encore, voici que des envoyés de Rome vinrent saisir Paschase pour l’emmener, prisonnier, devant le Sénat : car celui-ci avait appris qu’il s’était rendu coupable de déprédations sans nombre dans toute la province. Il fut donc conduit à Rome, déféré au Sénat, convaincu de crime, et puni de la peine capitale. Quant à la vierge Lucie, elle ne bougea pas du lieu où elle avait souffert, et elle resta en vie jusqu’à l’arrivée de prêtres qui lui apportèrent la sainte communion ; et toute la foule y assista pieusement. C’est dans le même lieu qu’elle fut enterrée, et que fut construite une église en son honneur. Son martyre eut lieu vers l’an du Seigneur 310.
-31-
I. Thomas l’apôtre, pendant qu’il était à Césarée, le Seigneur lui apparut et lui dit : « Le roi de l’Inde Gondofer a envoyé son prévôt Abbanes à la recherche d’un homme habile dans l’art de l’architecture. Viens, et je te présenterai à lui ! » Et Thomas lui dit : « Seigneur je suis prêt à aller partout où tu m’enverras ! » Et Dieu lui dit : « Va donc en paix, car je serai ton gardien ! Et quand tu auras converti l’Inde, tu viendras à moi avec la palme du martyre ! » Puis comme le prévôt marchait dans le Forum, le Seigneur lui dit : « Que cherches-tu, jeune homme ? » Abbanes répondit : « Mon maître m’a envoyé ici afin que j’engage à son service d’habiles architectes, car il veut se faire construire un palais à la manière romaine. » Alors le Seigneur lui présenta Thomas, en lui assurant qu’il était très habile dans l’art de l’architecture.
Le vaisseau qui conduisait le prévôt et Thomas fit escale dans une ville où un roi célébrait les noces de sa fille. Ce roi ayant ordonné que la ville entière assistât à la fête, Thomas et Abbanes furent forcés d’y assister. Mais Thomas ne mangeait rien, et gardait les yeux levés vers le ciel. Or le sommelier, voyant que l’apôtre ne mangeait ni ne buvait, le frappa sur la joue. Et l’apôtre lui dit : « Mieux vaut pour toi que tu sois puni sur-le-champ d’une peine passagère, et que dans la vie future ton acte te soit pardonné. Sache donc que, avant que je me lève de cette table, la main qui m’a frappé sera apportée ici par des chiens ! » Et en effet, le sommelier étant sorti pour puiser de l’eau, un lion se jeta sur lui et le tua ; et les chiens déchirèrent son corps, et l’un d’eux apporta sa main droite dans la salle du festin. Cette vengeance est blâmée par saint Augustin dans son -32- livre contre Faust, et déclarée apocryphe ; d’où vient que beaucoup tiennent la légende pour suspecte. Mais revenons à notre récit.
Sur la demande du roi, l’apôtre bénit l’époux et l’épouse, disant : « Seigneur, donne à ces jeunes gens l’appui de ta droite, et sème dans leurs âmes la semence de vie ! » Et quand l’apôtre fut parti, le jeune homme trouva dans sa main une branche de palmier toute chargée de dattes. Et, ayant mangé de ces dattes, l’époux et l’épouse eurent tous deux le même rêve. Ils virent un roi, paré de diamants, qui les embrassait et leur disait : « Mon apôtre vous a bénis afin que vous participiez à la vie éternelle. »
Ils se réveillèrent, et se racontèrent l’un à l’autre leur rêve. Et voici que l’apôtre Thomas leur apparut dans leur chambre et leur dit : « Mon Roi s’est montré à vous tout à l’heure, et me conduit à présent ici, malgré les portes fermées, pour que, fortifiés par ma bénédiction, vous gardiez la pureté du corps, qui est la reine de toutes les vertus, et qui mène au salut éternel. La virginité est la sœur des anges, la possession de tous biens, la victoire sur les passions, le trophée de la foi, la défaite des démons, le gage des joies éternelles. Mais, au contraire, de la volupté naît la corruption, de la corruption naît la pollution, et de la pollution naît la perdition. » Et, au moment où l’apôtre leur parlait ainsi, deux anges leur apparurent, qui leur dirent : « Dieu nous envoie à vous pour vous servir de gardiens, et, si vous observez bien l’enseignement de l’apôtre, pour Lui transmettre tous vos vœux. » Puis l’apôtre les baptisa et les instruisit dans la foi. Et, longtemps après, l’épouse, qui s’appelait Pélagie, subit le martyre, et l’époux, nommé Denis, fut ordonné évêque de cette même ville.
II. Poursuivant leur voyage, l’apôtre et Abbanes parvinrent à la cour du roi de l’Inde. Thomas fit le dessin d’un palais admirable, et le roi lui donna un grand trésor afin qu’il pût diriger la construction du palais ; après quoi ce roi partit pour une autre province ; et l’apôtre distribua au peuple tout l’argent qu’il avait reçu de lui. -33- Pendant les deux ans que dura l’absence du roi, l’apôtre ne fit que prêcher, et convertit à la foi une foule innombrable. Mais le roi, à son retour, ayant appris la conduite de Thomas, le jeta en prison ainsi qu’Abbanes, avec le projet de les faire brûler vifs. Là-dessus le frère du roi, nommé Gad, mourut, et l’on s’apprêta à lui faire de somptueuses funérailles. Or voici que, le quatrième jour de sa mort, il ressuscita, à la stupeur et à l’épouvante de tous ; et il dit à son frère : « Frère, l’homme que tu veux faire écorcher et brûler vif est un ami de Dieu, et tous les anges sont ses serviteurs. Ces anges m’ont conduit au paradis, où ils m’ont montré un palais merveilleux, fait d’or, d’argent, et de pierres précieuses, et ils m’ont dit : « Ceci est le palais que Thomas avait construit à ton frère. Mais ton frère s’en est rendu indigne. Que si tu veux l’habiter à sa place, nous demanderons à Dieu de te ressusciter pour que tu rachètes ce palais à ton frère, en lui rendant l’argent qu’il s’imagine avoir perdu ! » Puis, ayant ainsi parlé, Gad courut à la prison de l’apôtre, fit tomber ses chaînes, et le supplia d’accepter un manteau précieux. Mais l’apôtre lui dit : « Ignores-tu donc que ceux qui aspirent au pouvoir céleste ne désirent rien des choses terrestres ? » Et, comme l’apôtre sortait de la prison, le roi vint au-devant de lui, se jeta à ses pieds, et lui demanda pardon. Et l’apôtre lui dit : « Crois dans le Christ et fais-toi baptiser, afin de participer au royaume éternel ! » Le frère du roi lui dit : « J’ai vu le palais que tu as construit pour mon frère, et j’ai obtenu la permission de l’acquérir. » Et l’apôtre : « Cela dépend de ton frère. » Et le roi : « Que ce palais soit pour moi, et que l’apôtre en construise un autre pour toi, ou bien encore, si c’est impossible, nous habiterons celui-là en commun ! » Et l’apôtre leur dit : « Il y a, dans le ciel, d’innombrables palais, préparés depuis l’origine des temps, et qui s’acquièrent par la foi et l’aumône. Et quant à vos richesses, elles peuvent bien vous précéder dans ce palais, mais elles ne peuvent absolument pas vous y suivre ! »
III. Un mois après, l’apôtre fit rassembler tous les -34- pauvres de la région ; et, quand tous furent rassemblés, il fit sortir de la foule les malades, les infirmes, et les faibles. Alors il pria sur eux, et ceux d’entre eux qui avaient reçu la foi répondirent amen. Alors une grande lumière descendit du ciel et se répandit sur l’apôtre et sur ces pauvres gens ; et, quand elle fut dissipée, l’apôtre dit : « Relevez-vous : c’est mon Maître qui est venu, pareil à la foudre, et qui vous a guéris ! » Et, en effet, ils furent tous guéris ; et, se relevant, ils glorifièrent Dieu et l’apôtre. Alors celui-ci se mit à les instruire, leur exposant les douze degrés de la vertu. Le premier degré est de croire en un Dieu unique d’essence en triple personne. Et l’apôtre leur expliqua, par trois exemples sensibles, comment une même essence pouvait avoir trois personnes : 1o la sagesse dans l’homme est une, et cependant elle est formée de l’intelligence, de la mémoire, et de l’imagination ; 2o une vigne est formée de trois éléments, le bois, les feuilles et les fruits, dont l’ensemble ne forme qu’une seule vigne ; 3o une tête contient quatre sens, la vue, le goût, l’ouïe et l’odorat. Le second degré de la vertu consiste à recevoir le baptême ; le troisième à s’abstenir de la luxure ; le quatrième à éviter l’avarice ; le cinquième à éviter la gourmandise ; le sixième à faire pénitence ; le septième à persévérer dans le bien ; le huitième à pratiquer l’hospitalité ; le neuvième à rechercher ce que Dieu veut que l’on fasse ; le dixième à rechercher ce que Dieu veut qu’on ne fasse pas ; le onzième à aimer amis et ennemis ; le douzième à veiller jour et nuit pour ne pas s’écarter de tous ces principes. Ainsi prêcha l’apôtre ; et, quand il eut fini, il baptisa neuf mille hommes, sans compter les enfants et les femmes.
IV. Thomas alla ensuite dans l’Inde Supérieure, où il se signala par d’innombrables miracles. Il convertit une certaine Sintice, qui était amie de Migdomie, femme d’un parent du roi de la contrée. Et Migdomie fut prise du désir de voir l’apôtre. Sur le conseil de Sintice, elle ôta ses riches vêtements, et se mêla à la foule des pauvres que l’apôtre instruisait. Or l’apôtre était en train de prêcher -35- la misère de cette vie hasardeuse et fugitive ; et il engageait ses auditeurs à recevoir la parole de Dieu, comparant celle-ci 1o à un collyre, parce qu’elle illumine les yeux de notre âme ; 2o à un emplâtre, parce qu’elle guérit les plaies de nos péchés ; 3o à une nourriture, parce qu’elle nous alimente des choses célestes. Et Migdomie, ayant entendu l’apôtre, reçut la foi, et, depuis lors, eut horreur de la couche de son mari. Celui-ci, dont le nom était Carisius, porta plainte au roi, et fit jeter l’apôtre en prison. Alors Migdomie vint le trouver dans sa prison, et lui demanda pardon d’être la cause de son incarcération ; mais l’apôtre, la consolant avec bonté, lui dit qu’il était heureux de souffrir tout cela. Cependant Carisius pria le roi d’envoyer la reine, sœur de sa femme, auprès de celle-ci, pour essayer de la ramener à lui. Mais la reine fut convertie par celle qu’elle voulait pervertir ; et, à la vue des miracles de l’apôtre, elle dit : « Maudits soient ceux qui refusent de croire, en présence de tant de signes et d’œuvres ! » Quand elle revint près de son mari, celui-ci lui dit : « Pourquoi es-tu restée si longtemps absente ? » Et la reine lui répondit : « Je croyais que Migdomie était folle, mais elle est au contraire très sage, et, en me conduisant à l’apôtre de Dieu, elle m’a fait connaître le chemin de la vérité ; ceux là seuls sont fous qui refusent de croire au Christ ! » Et, depuis lors, elle refusa de s’accoupler avec son mari. Et, le roi stupéfait, dit à son beau-frère : « En voulant te ramener ta femme, j’ai perdu la mienne ; elle est même devenue pire pour moi que la tienne pour toi ! » Et il se fit amener l’apôtre, les mains liées, et le somma de faire en sorte que sa femme et sa belle-sœur reprissent la vie conjugale. Alors l’apôtre lui démontra que, aussi longtemps que son beau-frère et lui persisteraient dans l’erreur, leurs femmes auraient le devoir de ne pas reprendre la vie conjugale. « Toi qui es roi, lui dit-il, tu tiens à ne pas avoir des serviteurs impurs, mais, au contraire à avoir des serviteurs purs. A plus forte raison Dieu aime à avoir des serviteurs chastes et purs. Il aime, dans ses serviteurs, ce que tu aimes dans les tiens. Comment ! -36- J’ai édifié une haute tour, et tu me dis, à moi qui l’ai édifiée, de la détruire ? J’ai fait surgir une source du sol, et tu me dis de la faire tarir ? »
Alors le roi, furieux, fit apporter des lames de fer rougies au feu, et ordonna à l’apôtre de mettre sur elles ses pieds nus. Mais aussitôt, sur un signe de Dieu, une source jaillit du sol et refroidit le fer. Puis le roi, conseillé par son beau-frère, le fit plonger dans une fournaise ardente ; mais celle-ci s’éteignit aussitôt, et l’apôtre en sortit, le lendemain, sain et sauf. Et Carisius dit au roi : « Ordonne-lui de sacrifier au dieu du soleil, afin qu’il encoure la colère de son dieu, qui le protège ! » Le roi suivit son conseil, mais Thomas lui dit : « Tu t’imagines que, comme le dit ton beau-frère, mon Dieu se fâchera contre moi, si j’adore le tien ; mais c’est plutôt contre ton dieu qu’il se fâchera, et il le détruira au moment où je l’adorerai. Si donc mon Dieu ne détruit pas le tien au moment où je l’adorerai, je consentirai à lui sacrifier ; mais si mon Dieu détruit le tien, promets-moi que tu croiras en lui ! » Et le roi dit : « Tu oses encore me traiter comme si j’étais ton égal ! » Alors l’apôtre ordonna en hébreu au démon qui était dans l’idole de détruire celle-ci aussitôt qu’il fléchirait les genoux devant elle. Puis, fléchissant les genoux, il dit : « J’adore, mais non pas cette idole, j’adore, mais non pas ce métal, j’adore, mais non pas ce simulacre : j’adore mon maître Jésus-Christ, au nom duquel je t’ordonne, démon de cette idole, de la détruire aussitôt ! » Et aussitôt l’idole fondit comme de la cire. Sur quoi tous les prêtres poussèrent des mugissements, et le grand prêtre du temple, levant son épée, transperça l’apôtre, en disant : « Je venge l’injure faite à mon dieu ! » Et le roi et Carisius s’enfuirent, voyant que le peuple voulait venger l’apôtre et brûler vif le grand prêtre. Mais les chrétiens enlevèrent le corps, et l’ensevelirent solennellement.
Longtemps après, vers l’an du Seigneur 230, le corps de l’apôtre fut transporté par l’empereur Alexandre, sur la prière des Syriens, dans la ville d’Edesse, qu’on appelait -37- autrefois Ragès des Mèdes. Or, c’est une ville où ne peut vivre aucun hérétique, aucun juif, aucun païen, et où aucun tyran ne peut faire le mal, parce que jadis un roi de cette ville, nommé Abgar, a eu l’honneur de recevoir une lettre écrite de la propre main de Notre-Seigneur. Et, en effet, si quelque mal est tenté contre cette ville, un enfant, debout sur la porte, lit la lettre du Seigneur, et aussitôt les méchants sont mis en fuite ou font pénitence.
V. Dans sa Vie et mort des Saints, Isidore dit de saint Thomas : « Thomas, disciple du Christ, et qui ressemblait au Sauveur, fut incrédule en entendant, mais crut dès qu’il vit. Il prêcha l’Evangile aux Parthes, aux Mèdes, aux Perses, aux Hircaniens, et aux habitants de la Bactriane. Abordant à la plage de l’Orient et pénétrant jusqu’aux nations de l’intérieur, il y poursuivit sa prédication jusqu’au jour de son martyre. Il mourut transpercé d’un coup de lance. » Et Chrysostome dit aussi que Thomas parvint jusqu’aux régions des Rois Mages, qui jadis étaient venus adorer le Christ, qu’il les baptisa, et fit d’eux des soutiens de la foi chrétienne.
On n’est pas d’accord sur la date de la naissance de Notre-Seigneur Jésus-Christ dans la chair. Les uns disent qu’elle a eu lieu 5.228 ans après la naissance d’Adam, d’autres qu’elle a eu lieu 5.900 ans après cette naissance. C’est Méthode qui a fixé, le premier, la date de 6.000 ans : mais il l’a trouvée plutôt par inspiration mystique que par calcul chronologique. On sait, en tout -38- cas, que la naissance du Christ a eu lieu sous l’empereur Octave, qui s’appelait aussi César, du nom de son oncle Jules César, et Auguste, parce qu’il avait « augmenté » la république romaine. Et au moment où le Fils de Dieu est né dans la chair, une paix universelle régnait dans le monde, réuni tout entier sous l’autorité pacifique de l’empereur romain.
Donc César Auguste, étant maître du monde, voulut savoir combien il possédait de provinces, de villes, de forteresses, de villages et d’hommes ; en conséquence de quoi il décida que tous les hommes de son empire eussent à se rendre dans la ville ou le village d’où ils étaient originaires, et à remettre au gouverneur de la province un denier d’argent, en signe de soumission à l’empire romain. Et c’est ainsi que Joseph, qui était de la race de David, partit de Nazareth pour se rendre à Bethléem, où l’appelait le recensement. Et comme le temps approchait où la Vierge Marie allait être délivrée, et comme Joseph ne savait pas quand il pourrait être de retour, il l’emmena à Bethléem, ne voulant point remettre entre des mains étrangères le trésor que Dieu lui avait confié. Le Livre de l’Enfance du Sauveur raconte, à ce propos, qu’en approchant de Bethléem la Vierge vit une partie du peuple qui se réjouissait, et une partie qui gémissait. Et l’ange lui expliqua la chose en lui disant : « La partie qui se réjouit est le peuple des Gentils, qui va être admis à la béatitude éternelle. La partie qui gémit est le peuple des Juifs, car Dieu va le réprouver suivant ses mérites. »
Puis Joseph et Marie vinrent à Bethléem ; et comme, étant pauvres, ils ne pouvaient pas trouver de place dans les auberges, ils durent s’installer dans un passage commun, ou abri, qui, d’après l’Histoire scholastique, se trouvait entre deux maisons, et servait de lieu de réunion aux habitants de Bethléem, ou encore de refuge contre les intempéries de l’air. Là, Joseph installa une crèche pour son bœuf et son âne ; ou bien encore l’étable s’y trouvait déjà, construite à l’usage des paysans qui venaient au marché. Et c’est là que, à minuit, la Vierge -39- mit au jour son fils, et le déposa dans la crèche, sur du foin : lequel foin fut plus tard emporté à Rome par sainte Hélène ; et l’on dit que ni le bœuf ni l’âne n’osaient y toucher.
Notons, à ce sujet, que tout fut miraculeux dans cette naissance du Christ. En premier lieu, c’est chose miraculeuse que la mère du Christ ait été vierge, après comme avant la naissance de son fils. Et sa virginité, qui nous est attestée par les prophètes et les évangélistes, se trouve encore prouvée par un miracle que nous raconte le pape Innocent III. Pendant les douze ans qu’avait duré la paix du monde, on avait construit à Rome un temple de la Paix, où l’on avait placé une statue de Romulus. Et l’oracle d’Apollon, consulté, avait déclaré que cette statue et le temple resteraient debout jusqu’au jour où une vierge enfanterait un fils. On en avait conclu que le temple serait éternel, et l’on était allé jusqu’à inscrire sur le fronton : « Temple éternel de la Paix ». Or, la nuit de la naissance de Notre-Seigneur, ce temple s’écroula de fond en comble ; et c’est sur son emplacement que s’élève aujourd’hui l’église de Sainte-Marie la Neuve.
Non moins miraculeuses sont toutes les autres circonstances de la Nativité. Nous savons, par exemple, qu’elle fut révélée à toutes les catégories des créatures, depuis les pierres, qui occupent le bas de l’échelle, jusqu’aux anges, qui en occupent le sommet.
1o La Nativité fut révélée aux créatures inanimées. On a vu déjà, par l’exemple ci-dessus, qu’elle se révéla aux pierres d’un temple de Rome. On sait, en outre, que, la nuit de la Nativité, les ténèbres de la nuit se changèrent en une lumière de plein jour. A Rome, l’eau d’une source se changea en huile, et coula ainsi jusque dans le Tibre : or, la Sibylle avait prophétisé que le Sauveur du monde naîtrait lorsque jaillirait une source d’huile. Le même jour, des mages qui priaient sur une montagne virent apparaître une étoile qui avait la forme d’un bel enfant, portant une croix de feu au-dessus de la tête. Et elle dit aux mages d’aller en Judée, où ils trouveraient un enfant -40- nouveau-né. Le même jour, trois soleils apparurent à l’Orient, qui finirent par se fondre en un seul : symbole évident de la sainte Trinité. Enfin voici ce que nous raconte le pape Innocent III : « Pour récompenser Octave d’avoir donné la paix au monde, le Sénat voulait l’adorer comme un dieu. Mais le prudent empereur, se sachant mortel, ne voulut point se parer du titre d’immortel avant d’avoir demandé à la Sibylle si le monde verrait naître, quelque jour, un homme plus grand que lui. Or, le jour de la Nativité, comme la Sibylle était seule avec l’empereur, elle vit apparaître, en plein midi, un cercle d’or autour du soleil ; et au milieu du cercle se tenait une vierge, d’une beauté merveilleuse, portant un enfant sur son sein. La Sibylle montra ce prodige à César, et l’on entendit une voix qui disait : « Celle-ci est l’autel du ciel ! » (ara cœli). Et la Sibylle lui dit : « Cet enfant sera plus grand que toi ! » Aussi la chambre où eut lieu ce miracle a-t-elle été consacrée à la sainte Vierge ; et c’est sur son emplacement que s’élève aujourd’hui l’église de Sainte-Marie Ara Cœli. » Cependant d’autres historiens racontent le même fait d’une manière un peu différente. Suivant eux, Auguste, étant monté au Capitole, et ayant demandé aux dieux de lui faire savoir qui régnerait après lui, entendit une voix qui lui disait : « Un enfant éthéré, Fils du Dieu vivant, né d’une vierge sans tache. » Et c’est alors qu’Auguste aurait élevé cet autel, au-dessous duquel il aurait inscrit : « Ceci est l’autel du Fils du Dieu vivant ! »
2o La Nativité s’est révélée aux créatures qui possèdent l’existence et la vie, comme les plantes et les arbres. En effet, dans la nuit de la naissance du Sauveur, les vignes d’Engade fleurirent, fructifièrent et produisirent leur vin.
3o La Nativité s’est révélée aux créatures qui possèdent l’existence, la vie et le sentiment, c’est-à-dire aux animaux. En effet Joseph, en partant pour Bethléem, avait emmené avec lui un bœuf et un âne : le bœuf, peut-être, pour le vendre et pour avoir de quoi payer le denier du cens ; l’âne, sans doute, pour servir à porter la Vierge -41- Marie. Or le bœuf et l’âne, reconnaissant miraculeusement le Seigneur, s’agenouillèrent devant lui, et l’adorèrent.
4o La Nativité s’est révélée aux créatures qui possèdent l’existence, la vie, le sentiment et la raison, c’est-à-dire aux hommes. En effet, dans l’heure même où elle eut lieu, des bergers veillaient auprès de leurs troupeaux, chose qu’ils faisaient deux fois par an, dans la nuit la plus courte et dans la nuit la plus longue de l’année ; car c’était l’usage des nations antiques de veiller dans les deux nuits des solstices, l’été vers le jour de la Saint-Jean, et, l’hiver, dans la nuit de Noël. A ces bergers, donc, un ange apparut qui leur annonça la naissance du Sauveur et leur enseigna le moyen d’arriver jusqu’à lui. Et ils entendirent une foule d’anges qui chantaient : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux, » etc. D’une autre façon encore, la Nativité se révéla par les sodomites, qui tous, cette nuit-là, périrent, dans le monde entier. Ce à propos de quoi saint Jérôme nous dit : « Une telle lumière s’éleva, cette nuit-là, qu’elle éteignit tous ceux qui se livraient à ce vice. » Et saint Augustin dit que Dieu ne pouvait pas s’incarner dans la nature humaine aussi longtemps qu’existait, dans cette nature, un vice contre nature.
5o Enfin la Nativité s’est révélée aux créatures qui possèdent l’existence, la vie, le sentiment, la raison, et la connaissance, c’est-à-dire aux anges : car ce sont les anges eux-mêmes, qui, ainsi qu’on vient de le voir, ont annoncé aux bergers la naissance du Christ.
Restent à définir les divers objets en vue desquels a eu lieu l’incarnation de Notre-Seigneur.
1o Elle a eu lieu, d’abord, pour la confusion des démons. Saint Hugues, abbé de Cluny, la veille de Noël, vit la sainte Vierge, tenant son fils sur son sein, et disant : « Voici venir le jour où vont être renouvelés les oracles des prophètes ! Où est désormais l’ennemi qui, jusqu’ici, prévalait contre les hommes ? » A ces mots, le diable sortit de terre, pour démentir les paroles de Notre Dame : mais son iniquité se trouva en défaut, car -42- il eut beau parcourir tout le couvent ; ni à la chapelle, ni au réfectoire, ni au dortoir, ni dans la salle du chapitre, aucun moine ne se laissa détourner de son devoir. D’après Pierre de Cluny, l’enfant, dans la vision de Saint Hugues, aurait dit à sa mère : « Où est maintenant la puissance du diable ? » Sur quoi le diable, sortant de terre, aurait répondu : « Je ne puis pas, en effet, pénétrer dans la chapelle, où l’on chante tes louanges ; mais le chapitre, le dortoir et le réfectoire me restent ouverts ! » Or voici que la porte du chapitre se serait trouvée trop étroite pour lui, la porte du dortoir trop basse, la porte du réfectoire obstruée d’obstacles infranchissables, lesquels n’étaient autres que la charité des moines, leur attention à la lecture du jour, et leur sobriété dans le manger et le boire.
2o La Nativité a eu lieu, ensuite, pour permettre aux hommes d’obtenir le pardon de leurs péchés. Un livre d’exemples raconte l’histoire d’une prostituée qui, s’étant enfin repentie, désespérait de son pardon : et comme elle se jugeait indigne d’invoquer le Christ glorieux, et le Christ souffrant la passion, elle se dit que les enfants étaient plus faciles à apaiser. Elle adjura donc le Christ enfant ; et une voix lui apprit qu’elle était pardonnée.
3o La Nativité a eu lieu pour nous guérir de notre faiblesse. Car, comme le dit saint Bernard : « Le genre humain souffre d’une triple maladie, la naissance, la vie et la mort. Avant le Christ, la naissance était impure, la vie perverse, la mort dangereuse. Mais le Christ est venu, et contre ce triple mal nous a apporté un triple remède. Sa naissance a purifié la nôtre ; sa vie a instruit la nôtre ; sa mort a détruit la nôtre. »
4o Enfin la Nativité a eu lieu pour humilier notre orgueil. Car, ainsi que le dit saint Augustin : « L’humilité qu’a montrée le fils de Dieu dans son incarnation nous sert à la fois d’exemple, de consécration, et de médicament. Elle nous sert d’exemple pour nous apprendre à être humbles nous-mêmes ; de consécration, parce qu’elle nous délivre des liens du péché ; de médicament, parce qu’elle guérit la tumeur de notre vain orgueil. »
-43-
Anastasie était d’une des plus grandes familles de Rome. Elle fut élevée dans la foi du Christ par sa mère Fantaste, et par le bienheureux Chrysogone. Mariée contre son gré à un certain Publius, elle feignait un mal de langueur et se refusait à la vie conjugale. Mais un jour son mari apprit que, vêtue comme une femme pauvre, et en compagnie d’une de ses servantes, elle visitait les chrétiens emprisonnés, et leur portait des secours. Il la fit alors enfermer et garder étroitement, lui refusant presque toute nourriture. Il espérait ainsi la faire mourir, et jouir à son aise de sa dot, qui était très grande. Et elle, s’attendant à mourir d’un jour à l’autre, écrivait des lettres désolées à Chrysogone, qui, dans ses réponses, s’efforçait de la consoler. Cependant ce fut le mari d’Anastasie qui mourut, et Anastasie fut mise en liberté.
Elle avait trois servantes très belles, qui étaient sœurs. L’une s’appelait Agapète, l’autre Théonie, la troisième Irène. Et toutes trois étaient chrétiennes. Un préfet, qui s’était pris d’un fol amour pour elles, les fit enfermer dans la cuisine de la maison, sous le prétexte qu’elles n’obéissaient pas aux lois impériales ; et, certaine nuit, il se rendit dans cette cuisine afin d’assouvir sa luxure. Mais le Seigneur lui ôta l’esprit ; et voilà que croyant avoir affaire aux trois vierges, il caressait et couvrait de baisers des poêles, des chaudrons et d’autres ustensiles semblables ; après quoi, s’étant rassasié, il sortit tout noir de suie et les vêtements déchirés. Ses esclaves, qui l’attendaient devant la porte de la maison, quand ils le virent ainsi arrangé, le prirent pour un démon, le rouèrent de coups, et s’enfuirent, le laissant seul. Il alla trouver l’empereur, pour se plaindre ; et, sur son chemin, -44- les uns le frappaient de verges, les autres lançaient sur lui de la poussière et de la boue. Mais lui, ayant sur les yeux un charme qui l’empêchait de voir l’état où il se trouvait, il s’étonnait que tout le monde se moquât de lui au lieu de l’honorer comme à l’ordinaire. Et quand enfin on lui apprit dans quel état il se trouvait, il supposa que les jeunes filles avaient usé de sortilèges. Il les fit donc venir devant lui, et ordonna de les dépouiller de tous leurs vêtements, afin de pouvoir au moins les voir nues. Mais aussitôt leurs vêtements se collèrent à leurs corps de telle façon que personne ne pouvait les leur enlever. Et le préfet, au moment où il s’apprêtait à jouir de leur vue, fut saisi d’un sommeil si profond que, même en le poussant, on ne parvenait pas à le réveiller. Enfin les trois vierges reçurent la couronne du martyre.
Quant à Anastasie, elle fut livrée par l’empereur à un autre préfet, afin qu’il la prît pour femme, après l’avoir forcée à sacrifier aux idoles. Et cet homme, l’ayant mise dans son lit, voulut l’embrasser : mais aussitôt il devint aveugle. Il se fit alors conduire au temple des dieux, et demanda à ceux-ci s’il pouvait guérir. Mais les dieux lui répondirent : « Pour avoir voulu violer Anastasie, qui est une sainte, tu nous a été livré afin d’être à jamais torturé avec nous dans l’enfer ! » Et, pendant qu’on le ramenait chez lui, il mourut entre les mains de ses esclaves.
Alors Anastasie fut confiée à un autre préfet, qui fut chargé de la garder. Et cet homme, ayant appris qu’elle était très riche, lui dit en secret : « Anastasie, si vraiment tu es chrétienne, tu dois faire ce que t’ordonne ton Maître. Or celui-ci ordonne à ses disciples de renoncer à tout ce qu’ils possèdent. Donne-moi donc tout ce que tu possèdes, et va-t’en où tu voudras ! Ainsi tu seras une vraie chrétienne. » Mais elle lui répondit : « Dieu m’a ordonné, en effet, de donner tout ce que j’avais, mais de le donner aux pauvres et non aux riches. Or tu es riche : j’agirais contre les préceptes de mon Dieu en te donnant quelque chose ! »
Anastasie fut alors jetée en prison, pour y mourir de -45- faim ; mais sainte Théodore, qui avait déjà obtenu la couronne du martyre, la nourrit pendant deux mois de la manne céleste. Enfin elle fut conduite avec deux cents vierges, dans l’île Palmaria, où de nombreux chrétiens étaient relégués. Et, quelques jours après son arrivée, le préfet du lieu manda devant lui tous les chrétiens. Il fit attacher Anastasie à un poteau et la fit brûler vive ; puis il fit périr les autres chrétiens en des supplices divers. Et il y avait parmi ces chrétiens un homme que l’on avait dépouillé de toutes ses richesses, et qui répétait toujours : « De Jésus-Christ, du moins, vous ne pourrez pas me dépouiller ! » Sainte Appolonie fit enlever le corps de sainte Anastasie et l’ensevelit dans son jardin, où une église fut élevée en son honneur. Le martyre de sainte Anastasie eut lieu sous le règne de Dioclétien, règne qui commença vers l’an du Seigneur 287.
I. Etienne fut un des sept diacres ordonnés par les apôtres pour le ministère sacré. On sait, en effet, que, le nombre des disciples se multipliant, les chrétiens d’origine étrangère se mirent à murmurer contre les chrétiens d’origine juive, parce que les veuves étaient négligées dans le ministère quotidien. La cause de ces murmures peut être comprise de deux façons : ou bien les veuves n’étaient pas admises dans le ministère, ou bien encore elles y avaient trop de travail, les apôtres leur ayant confié les soins matériels du culte afin de pouvoir se consacrer entièrement à la prédication. Toujours est-il que les apôtres, en présence de ce murmure, réunirent la foule des fidèles et dirent : « Il n’est -46- pas raisonnable que nous délaissions la prédication de la parole de Dieu pour nous occuper des soins matériels et pour servir aux tables. Choisissez donc, frères, sept hommes d’entre vous qui aient bonne réputation et qui soient pleins de l’Esprit-Saint, afin que nous leur commettions cet emploi ! Et ainsi nous pourrons continuer à nous occuper de prier et de prêcher. » Cette proposition plut à toute l’assemblée. On élut sept hommes, dont le premier était Etienne ; et on les présenta aux apôtres qui, après avoir prié, leur imposèrent les mains.
Or, Etienne, plein de foi et de courage, faisait de grands miracles parmi le peuple. Alors les Juifs, le jalousant et désirant se défaire de lui, engagèrent la lutte contre lui de trois façons : en discutant avec lui, en subornant de faux témoins contre lui, et en le torturant. Mais lui, il eut le dessus dans la discussion : il convainquit de fausseté les faux témoins, et il triompha de ceux qui le torturaient. Dans cette triple lutte, il reçut du ciel un triple secours. Dans la discussion, il reçut le secours de l’Esprit-Saint, qui lui donna la sagesse. Devant les faux témoins, son visage revêtit une pureté angélique qui fit taire leurs témoignages. Et dans la torture le Christ lui apparut, l’aidant à supporter le martyre. Quant au détail du discours qu’il tint aux Juifs, nous le trouvons énoncé tout au long au chapitre VII des Actes des Apôtres.
Et comme les Juifs, entendant les paroles du saint, étaient transportés de rage et le menaçaient, Etienne étant rempli du Saint-Esprit et tenant les yeux levés au ciel, s’écria : « Voici, je vois les cieux ouverts et Jésus assis à la droite de Dieu ! » Alors ils poussèrent de grands cris et se bouchèrent les oreilles, comme pour ne pas l’entendre blasphémer ; et ils se jetèrent tous ensemble sur lui, et, l’ayant traîné hors de la ville, ils le lapidèrent. Et les deux faux témoins, qui avaient à lui jeter la première pierre, ôtèrent leurs vêtements, soit pour éviter de les souiller au contact d’Etienne, ou pour avoir plus de force ; et ils les mirent aux pieds d’un adolescent qui s’appelait Saul, et qui fut plus tard saint Paul : de -47- telle sorte que celui-ci, gardant les vêtements de ceux qui lapidaient Etienne, pour les aider dans leur office, peut être considéré comme ayant contribué lui-même à le lapider. Et pendant qu’on le lapidait, Etienne priait, disant : « Seigneur Jésus, reçois mon esprit ! » Puis, s’étant mis à genoux, il cria à haute voix : « Seigneur, ne leur impute pas à péché ce qu’ils font ! » En quoi le martyr imitait le Christ, qui, dans sa passion, avait prié d’abord pour soi, disant : « Mon Père, je te livre mon âme ! » et avait ensuite prié pour ses bourreaux, disant : « Mon Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font ! » Et l’auteur des Actes ajoute qu’après avoir ainsi parlé Etienne « s’endormit dans le Seigneur ». Expression belle et juste : car le saint ne mourut pas, il « s’endormit » dans l’espoir de la résurrection.
Le martyre d’Etienne eut lieu l’année même de l’Ascension du Seigneur, le troisième jour d’août. Saint Gamaliel et Nicodème, qui soutenaient les intérêts des chrétiens dans tous les conseils des Juifs, ensevelirent saint Etienne dans le champ dudit Gamaliel, et un grand deuil eut lieu en son honneur ; et une persécution violente s’éleva, bientôt après, contre tous les chrétiens qui étaient à Jérusalem, à tel point que tous durent se disperser dans les divers quartiers de la Judée et de la Samarie, à l’exception des apôtres, qui, sans doute, allaient au-devant de la mort au lieu de la fuir.
II. Saint Augustin rapporte que le bienheureux Etienne s’est illustré par d’innombrables miracles : qu’il a six fois ressuscité des morts, et guéri une foule de malades. Le même auteur rapporte qu’on avait coutume de mettre des fleurs sur l’autel de saint Etienne, qui, placées ensuite sur des malades, les guérissaient ; et que les linges déposés sur l’autel, et placés ensuite sur des malades, guérissaient en particulier les maladies de la moelle. Au livre XXII de sa Cité de Dieu, il raconte le miracle d’une femme aveugle qui fut rendue à la lumière par le contact d’une fleur prise sur l’autel du saint. Il raconte aussi l’histoire de l’un des hommes les plus considérables de la ville d’Hippone, nommé Martial, qui était infidèle et -48- refusait de se convertir. Cet homme étant malade, son gendre, qui était chrétien, se rendit à l’église de saint Etienne, y prit des fleurs sur l’autel, et les posa en secret sous la tête de son beau-père. Et celui-ci, dès qu’au petit jour il se réveilla, envoya chercher l’évêque. L’évêque se trouvait absent, mais un prêtre vint chez Martial, et celui-ci demanda à être baptisé. Et, aussi longtemps qu’il vécut, il répéta ces mots : « Seigneur Jésus, reçois mon esprit ! » sans se douter que c’étaient les dernières paroles du bienheureux Etienne.
III. Autre miracle rapporté par saint Augustin. Certaine matrone nommée Pétronie, qui souffrait depuis longtemps d’une grave maladie contre laquelle tous les remèdes avaient échoué, s’avisa de consulter un Juif, qui lui donna une bague ornée d’une pierre, lui disant de se l’appliquer à nu sur le corps. Et Pétronie suivit le conseil, mais n’en retira aucun bien. Elle se rendit alors à l’église du Premier Martyr, et demanda sa guérison à saint Etienne. Aussitôt la bague du Juif, qu’elle avait attachée par une corde passée autour de ses reins, tomba à terre, sans que ni la corde ni la bague fussent rompues. Et, depuis cet instant, la dame fut guérie.
IV. Autre miracle, non moins étonnant, rapporté par saint Augustin. A Césarée de Cappadoce vivait une dame noble qui était veuve, mais qui avait le bonheur d’avoir dix enfants, dont sept garçons et trois filles. Or, un jour, la mère, se jugeant offensée par ses enfants, les maudit ; et aussitôt, sous l’effet de la malédiction maternelle, les dix enfants furent frappés d’une même peine, la plus effroyable du monde. Ils se virent atteints d’un tremblement de tous les membres qui ne se relâchait ni le jour, ni la nuit. N’osant s’exposer à la vue de leurs concitoyens, ils quittèrent la ville et se dispersèrent à travers le monde, attirant partout sur eux l’attention générale. Deux d’entre eux, un frère et sa sœur, nommés Paul et Palladie, arrivèrent ainsi à Hippone, et racontèrent leur histoire à saint Augustin, qui était évêque de cette ville. On était alors quinze jours avant Pâques, et les deux infortunés se rendaient tous les matins à l’église de saint -49- Etienne, suppliant le saint d’avoir pitié d’eux. Or, le jour de Pâques, en présence de la foule, Paul pénétra soudain dans la chapelle du saint, se prosterna pieusement devant l’autel ; et tout le monde le vit ensuite se relever guéri ; et il fut à jamais délivré de son tremblement. Puis sa sœur Palladie entra à son tour dans la chapelle, et parut soudain frappée d’un sommeil dont elle se réveilla tout à fait guérie. Le frère et la sœur furent montrés à la foule, et de grandes actions de grâces furent adressées à saint Etienne pour leur guérison.
Nous avons oublié de dire qu’Orose, revenant de chez saint Jérôme, avait rapporté à saint Augustin des reliques de saint Etienne, et que ce sont ces reliques qui ont opéré les miracles ci-dessus, et bien d’autres encore.
V. Nous devons noter enfin que ce n’est pas le 26 décembre que saint Etienne a subi le martyre, mais le 3 août, jour où l’Eglise fête l’Invention de ce saint. Pourquoi cela se fait ainsi, c’est ce que nous dirons quand nous aurons à parler de l’Invention de saint Etienne. Mais disons, dès maintenant, que c’est pour une double cause que l’Eglise a placé tout de suite après la Nativité du Seigneur les trois fêtes de saint Jean l’Evangéliste, de saint Etienne et des saints Innocents. D’abord, l’Eglise a voulu adjoindre au Christ ses premiers compagnons ; et la seconde cause est que l’Eglise a voulu réunir les trois genres de martyres dans le voisinage de la naissance du Christ, qui est la raison première de tous les martyres. Car il y a trois genres de martyres : le premier à la fois de volonté et de fait, le second de volonté et non de fait, le troisième de fait et non de volonté. Or le premier de ces martyres a eu pour premier représentant saint Etienne, le second saint Jean, et le troisième les saints Innocents.
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La vie de saint Jean l’Evangéliste a été écrite par Milet, évêque de Laodicée : un résumé en a été fait par Isidore, dans sa Vie et Mort des Saints.
I. L’apôtre et évangéliste Jean, lorsque après la Pentecôte les apôtres se séparèrent, se rendit en Asie, où il fonda de nombreuses églises. Or, l’empereur Domitien, ayant appris sa renommée, le manda à Rome, et le fit plonger dans une chaudière d’huile bouillante ; mais le saint en sortit sain et sauf, de même qu’il avait échappé à la corruption des sens. Ce que voyant, l’empereur le relégua en exil dans l’île de Patmos, où, vivant seul, il écrivit l’Apocalypse. Mais, la même année, le cruel empereur fut tué, et le Sénat révoqua tout ce qu’il avait décrété. Ainsi arriva que saint Jean, qui avait été déporté comme un criminel, revint à Ephèse couvert d’honneurs ; et toute la foule accourait au-devant de lui, disant : « Béni celui qui vient au nom du Seigneur ! » Or, comme il entrait dans la ville, il rencontra le cortège qui conduisait les restes mortels d’une femme nommée Drusienne, qui autrefois avait été sa plus fidèle amie, et qui, plus que personne, avait souhaité son retour. Et les parents de cette femme, et les veuves et les orphelins d’Ephèse, dirent à saint Jean : « Voici que nous portons en terre Drusienne, qui toujours, suivant tes conseils, nous nourrissait tous de la parole divine, et qui plus que personne souhaitait ton retour, disant : « Oh, si je pouvais revoir l’apôtre de Dieu avant de mourir. » Et voici que tu es revenu, et qu’elle n’a pas pu te revoir ! » Alors l’apôtre fit déposer à terre le cercueil, le fit ouvrir, et dit : « Drusienne, mon maître Jésus-Christ te ressuscite ! Lève-toi, va dans ta maison, et prépare-moi mon repas ! » Et aussitôt elle se leva et -51- s’en alla vers sa maison, avec l’impression de s’être éveillée du sommeil, et non de la mort.
II. Le lendemain de l’arrivée de saint Jean à Ephèse, un philosophe nommé Craton convoqua le peuple, sur la place, pour lui montrer comment on devait mépriser le monde. Il avait ordonné à deux jeunes gens très riches de vendre tout leur patrimoine, pour acheter en échange des diamants d’un prix énorme ; et, sur son ordre, ces jeunes gens avaient brisé leurs diamants en présence de tous. Or, l’apôtre passait par hasard sur la place : il appela le philosophe, et lui prouva tout ce qu’avait de blâmable une telle façon de mépriser le monde : car le dédain des richesses n’est méritoire que lorsque les richesses dédaignées servent au bien des pauvres, et c’est pour cela que le Seigneur a dit au jeune homme de l’Evangile : « Si tu veux être parfait, va vendre tous tes biens et donnes-en le produit aux pauvres ! » Alors Craton lui dit : « Si vraiment ton maître est Dieu, et s’il veut que le prix de ces diamants profite aux pauvres, fais qu’ils reprennent leur intégrité, réalisant ainsi à la gloire de ton Maître ce que j’ai su réaliser en vue de la gloire humaine ! » Alors saint Jean réunit dans sa main les fragments des pierres précieuses, et pria ; et aussitôt les pierres redevinrent telles qu’avant d’être brisées, et le philosophe et les deux jeunes gens crurent en Jésus, et le produit des diamants fut distribué aux pauvres.
III. Mais un jour ces deux jeunes gens, voyant leurs anciens esclaves vêtus de manteaux de prix, tandis qu’eux-mêmes étaient mis comme des mendiants, commencèrent à se désoler. Ce que voyant sur leurs visages, saint Jean se fit apporter du bord de la mer des roseaux et des pierres, et les changea en or et en diamants. Et, sur son ordre, tous les orfèvres de la ville examinèrent pendant sept jours l’or et les diamants ainsi obtenus ; et quand ils eurent déclaré n’en avoir jamais vu d’aussi purs, le saint dit aux deux jeunes gens : « Allez, et rachetez les terres que vous avez vendues ! Puisque vous avez perdu les trésors du ciel, soyez florissants, mais afin de vous dessécher ; soyez riches temporellement, mais afin d’être mendiants -52- dans l’éternité ! » Et il se mit alors à parler des richesses, dénombrant les six motifs qui doivent nous empêcher d’un désir immodéré des biens terrestres. Le premier de ces motifs est le texte écrit : et saint Jean raconta l’histoire du riche et de Lazare le pauvre. Le second motif est la nature : l’homme naît nu et meurt de même. Le troisième motif est la création : car de même que le soleil, la lune, les étoiles, l’air, sont communs à tous et partagent entre tous leurs bienfaits, de même entre les hommes tout devrait être commun. Le quatrième motif est le hasard des richesses. Le cinquième est le souci qu’elles imposent. Enfin le sixième motif est les mauvaises conséquences qu’entraîne la possession des richesses, aussi bien dans cette vie que dans la future.
IV. Et, pendant que saint Jean parlait ainsi contre les richesses, il rencontra le convoi d’un jeune homme, mort après trente jours de mariage. Alors la mère et la veuve de ce jeune homme, et tous ses amis, se jetèrent en pleurant aux pieds de l’apôtre, le suppliant de ressusciter le mort au nom de Dieu, comme il avait ressuscité Drusienne. Et l’apôtre, après avoir longtemps pleuré et prié, ressuscita le jeune homme, et lui dit de raconter aux deux jeunes riches le châtiment qu’ils avaient encouru et la gloire qu’ils avaient perdue. Alors le ressuscité parla de la gloire du paradis et des châtiments de l’enfer, dont il venait d’être témoin. Il dit aux deux riches, qu’ils avaient perdu des palais éternels, construits de pierres brillantes, éclairés d’une lumière merveilleuse, pourvus de mets exquis, et tout remplis de joies et de délices. Et il leur dit les huit peines de l’enfer, qu’on a résumées dans ce distique : « Les vers et les ténèbres, le fouet, le froid et le feu, — la vue du diable, le remords, le désespoir. » Puis il ajouta, s’adressant aux deux riches : « Et j’ai vu vos anges gardiens qui pleuraient, qui gémissaient. O malheureux que vous êtes ! » Alors le ressuscité et les deux riches, se prosternant aux genoux de l’apôtre, le supplièrent d’invoquer le pardon du ciel. Et l’apôtre dit aux deux jeunes gens : « Faites pénitence pendant trente jours, et priez que les -53- roseaux et les pierres reprennent leur ancienne forme ! » C’est ce qu’ils firent, et les roseaux et les pierres reprirent leur ancienne forme, et les deux riches obtinrent leur pardon.
V. Et lorsque saint Jean eut prêché dans toute l’Asie, les adorateurs des idoles le traînèrent au temple de Diane, voulant le forcer à sacrifier à cette déesse. Alors le saint leur offrit cette alternative : il leur dit que si, en invoquant Diane, ils parvenaient à renverser l’église du Christ, il sacrifierait à Diane, mais que si, au contraire, c’était lui qui, en invoquant le Christ, détruisait le temple de Diane, ils auraient à croire au Christ. La plus grande partie du peuple ayant consenti à cette épreuve, Jean fit sortir du temple tous ceux qui s’y trouvaient ; puis il pria, et le temple s’écroula, et la statue de Diane fut réduite en miettes.
Alors le grand prêtre Aristodème souleva une sédition dans le peuple, au point que les deux partis s’apprêtaient à en venir aux mains. Et l’apôtre lui dit : « Que veux-tu que je fasse pour t’apaiser ? » Et lui : « Si tu veux que je croie en ton Dieu, je te donnerai du poison à boire, et, s’il ne te fait aucun mal, c’est que ton Dieu sera le vrai Dieu. » Et l’apôtre : « Fais comme tu l’as dit ! » Et lui : « Mais je veux que d’abord tu voies mourir d’autres hommes par l’effet de ce poison, pour en constater la puissance ! » Et Aristodème demanda au proconsul de lui livrer deux condamnés à mort : il leur donna à boire du poison, et aussitôt ils moururent. Alors l’apôtre prit à son tour le calice, et, s’étant muni du signe de la croix, il but tout le poison et n’en éprouva aucun mal : sur quoi tous se mirent à louer Dieu. Mais Aristodème dit : « Un doute me reste encore ; mais s’il ressuscite les deux hommes qui sont morts par le poison, je ne douterai plus, et croirai au Christ. » L’apôtre, sans lui répondre, lui donna son manteau. Et lui : « Pourquoi me donnes-tu ton manteau ? Penses-tu qu’il me transmettra ta foi ? » Et saint Jean : « Va étendre ce manteau sur les cadavres des deux morts en disant : l’apôtre du Christ m’envoie vers vous, pour que vous -54- ressuscitiez au nom du Christ ! » Et Aristodème fit ainsi, et aussitôt les deux morts ressuscitèrent. Alors l’apôtre baptisa le grand prêtre et le proconsul avec toute sa famille ; et ceux-ci, plus tard, élevèrent une église en l’honneur de saint Jean.
VI. Saint Clément rapporte, ainsi qu’on le lit au livre quatrième de l’Histoire ecclésiastique, qu’un jour saint Jean convertit certain jeune homme brave et beau, et le confia au soin d’un évêque, comme un dépôt. Or, quelque temps après, le jeune homme abandonna l’évêque pour devenir chef de brigands. Et, l’apôtre ayant ensuite redemandé à l’évêque le dépôt qu’il lui avait confié, l’évêque répondit : « Mon père vénéré, cet homme est mort, quant à l’âme ; il demeure maintenant sur une montagne, avec des brigands dont il est le chef. » Ce qu’entendant, l’apôtre déchira son manteau et se frappa la tête de ses poings ; et aussitôt il se fit seller un cheval, et monta, sans escorte, sur la montagne où était le brigand. Mais celui-ci, pris de honte à sa vue, enfourcha son cheval et s’enfuit. Or, l’apôtre, oubliant son âge, se mit à le poursuivre, en lui criant : « Hé, quoi, fils bien-aimé, tu fuis ton père, qui n’est qu’un vieillard sans armes ? Ne crains rien, mon fils, car je rendrai compte pour toi au Christ, et je t’assure que bien volontiers je mourrai pour toi, de même que le Christ est mort pour nous ! Reviens, mon fils, reviens ! C’est le Seigneur qui m’envoie ! » En entendant ces paroles, le jeune homme se retourna, s’approcha du saint, et fondit en larmes. Alors l’apôtre se jeta à ses pieds, lui prit la main, et la couvrit de baisers. Et il pria et jeûna pour lui, et obtint son pardon ; et, plus tard, il l’ordonna évêque.
VII. Cassien, dans son livre des Collations, raconte ceci. On offrit un jour à saint Jean une perdrix vivante ; et comme le saint la caressait dans sa main, un adolescent dit en riant à ses camarades : « Voyez donc ce vieillard qui joue avec un oiseau, comme un enfant ! » Alors, saint Jean, devinant la pensée de l’adolescent, l’appela et lui demanda pourquoi il tenait en main un arc et des flèches. Et l’adolescent : « C’est pour viser des -55- oiseaux au vol ! » Et l’apôtre : « Comment fais-tu cela ? » Alors le jeune homme tendit son arc, et le garda tendu dans sa main. Mais, comme l’apôtre ne lui disait rien, il ne tarda pas à détendre son arc. Alors saint Jean : « Mon fils, pourquoi as-tu débandé ton arc ? » Et lui : « Si je l’avais tenu bandé plus longtemps, il serait devenu faible pour lancer des flèches. » Et l’apôtre : « De même, notre fragile nature humaine s’affaiblirait pour la contemplation, si, persistant dans sa rigueur, elle refusait de céder parfois à sa fragilité. Ne sais-tu pas que l’aigle, qui vole plus haut que tous les autres oiseaux, et qui regarde le soleil en face, doit cependant, de par sa nature, descendre vers la terre : de même l’esprit humain, après s’être un peu relâché de la contemplation des choses célestes, y revient ensuite avec plus d’ardeur. »
VIII. Et saint Jérôme nous rapporte ceci : « Saint Jean, qui demeura à Ephèse jusqu’à l’extrême vieillesse, devint si faible que ses disciples avaient à le porter à l’église, et qu’il pouvait à peine ouvrir la bouche ; mais à tout instant il répétait cette seule et même phrase : « Mes enfants, aimez-vous les uns les autres ! » Or, un jour, les fidèles qui étaient près de lui, s’étonnant de ce qu’il répétât toujours la même chose, lui en demandèrent le motif. Et le saint leur répondit : « Parce que c’est le grand précepte du Seigneur ; et, si seulement on applique celui-là, cela suffit. »
IX. Hélinand rapporte, d’autre part, que lorsque saint Jean eut à écrire son évangile, il ordonna d’abord aux fidèles de jeûner et de prier, afin que Dieu l’inspirât. Et quand, ensuite, il se fut retiré dans le lieu solitaire où il allait écrire le livre divin, il pria que ce livre fût abrité contre l’outrage des vents et des pluies. Et l’on dit que, aujourd’hui encore, ce lieu est respecté par les éléments.
X. Enfin voici ce que nous lisons dans le livre d’Isidore : « Quand saint Jean fut arrivé à l’âge de quatre-vingt-dix-huit ans, l’an soixante-septième de la passion du Seigneur, Jésus lui apparut avec ses disciples et lui dit : « Viens à moi, mon bien-aimé, car voici le temps -56- où tu vas pouvoir manger à ma table avec tes frères ! » Et saint Jean se levant se mit en marche. Mais Jésus lui dit : « Non, c’est dimanche que tu viendras à moi. » Donc, le dimanche suivant, tout le peuple s’assembla dans l’église. Et saint Jean, retrouvant ses forces, prêcha dès le chant du coq, leur disant d’être stables dans la foi et fervents pour les ordres du Christ. Après quoi il fit creuser, près de l’autel, une fosse carrée, et il en fit jeter la terre hors de l’église ; et, descendant dans la fosse et étendant les mains vers le ciel, il dit : « Invité à ta table, mon Seigneur Jésus-Christ, voici que je viens, en te remerciant d’avoir daigné m’inviter, car tu sais que je l’ai désiré de tout mon cœur ! » Lorsqu’il eut ainsi prié, une lumière aveuglante l’entoura. Et lorsque la lumière se dissipa, le saint avait disparu, et la fosse était remplie de manne ; et l’on dit que cette manne sort aujourd’hui encore de la fosse, à la manière d’une source. »
XI. Saint Edmond, roi d’Angleterre avait coutume de ne rien refuser à ceux qui lui demandaient au nom de saint Jean l’Evangéliste. Un jour, pendant l’absence du chambellan du roi, certain pèlerin s’approcha d’Edmond et lui demanda l’aumône au nom de saint Jean l’Evangéliste. Et le roi, n’ayant rien d’autre qu’il pût lui donner, lui donna la bague de prix qu’il portait au doigt. Or, plusieurs jours après, un soldat anglais, qui se trouvait outremer, rencontra le même pèlerin ; et celui-ci lui remit la bague, lui disant de la porter à son roi avec ces paroles : « Celui pour l’amour de qui tu as donné cette bague, c’est lui qui te la renvoie ! » D’où apparut clairement que c’était saint Jean lui-même qui s’était montré au roi sous l’habit d’un pèlerin.
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Les Innocents sont appelés de ce nom pour trois motifs, à savoir : en raison de leur vie, en raison de leur martyre, et en raison de l’innocence que leur mort leur a acquise. Ils sont innocents en raison de leur vie, parce qu’ils ont eu une vie innocente, c’est-à-dire n’ont pu, de leur vivant, nuire à personne. Ils sont innocents en raison de leur martyre, parce qu’ils ont souffert injustement et sans être coupables d’aucun crime. Enfin ils sont innocents en raison des suites de leur mort, parce que leur martyre leur a conféré l’innocence baptismale, c’est-à-dire les a purifiés du péché originel.
I. Les Innocents ont été mis à mort par Hérode d’Ascalon. L’Ecriture Sainte cite en effet trois Hérode, fameux tous trois pour leur cruauté. Le premier est appelé Hérode d’Ascalon : c’est sous son règne qu’est né le Seigneur et qu’ont été mis à mort les Innocents. Le second s’appelle Hérode Antipas : c’est lui qui a ordonné la décollation de saint Jean. Enfin le troisième est Hérode Agrippa, qui a mis à mort saint Jacques et a fait emprisonner saint Pierre. C’est ce que résument ces deux vers :
Mais racontons brièvement l’histoire du premier de ces Hérode. Antipater l’Iduméen, comme nous le lisons dans l’Histoire scholastique, prit pour femme une nièce du roi des Arabes et eut d’elle un fils, qu’il appela Hérode, et qui fut surnommé ensuite Hérode d’Ascalon. Celui-ci fut fait, par César-Auguste, roi de Judée : ce fut la première fois que la Judée reçut un roi étranger. -58- Cet Hérode eut à son tour six fils : Antipater, Alexandre, Aristobule, Archélaüs, Hérode Antipas, et Philippe. Alexandre et Aristobule, nés de la même mère, qui était juive, furent envoyés dans leur jeunesse, à Rome pour s’y instruire aux arts libéraux ; puis ils revinrent à Jérusalem, et Alexandre devint grammairien, tandis qu’Aristobule se distingua par la subtilité de son éloquence. Et souvent ils se querellaient avec leur père au sujet de la succession au trône. Puis, comme leur père, irrité, contre eux, parlait de les déshériter, ils entreprirent de le faire tuer. Hérode, prévenu, les chassa ; et les deux jeunes princes se rendirent à Rome, où ils portèrent plainte contre leur père devant l’empereur.
Cependant les mages vinrent à Jérusalem, s’informant de la naissance du nouveau roi que leur annonçaient les présages. Et Hérode, en les entendant, craignit que, de la famille des vrais rois de Judée, un enfant ne fût né qui pourrait le chasser comme usurpateur. Il demanda donc aux rois mages de venir lui signaler l’enfant royal dès qu’ils l’auraient trouvé, feignant de vouloir adorer celui qu’en réalité il se proposait de tuer. Mais les mages s’en retournèrent dans leur pays par une autre route. Et Hérode, ne les voyant pas revenir, crut que, honteux d’avoir été trompés par l’étoile, ils s’en étaient retournés sans oser le revoir ; et, là-dessus, il renonça à s’enquérir de l’enfant. Pourtant, quand il apprit ce qu’avaient dit les bergers et ce qu’avaient prophétisé Siméon et Anne, toute sa peur le reprit, et il résolut de faire massacrer tous les enfants de Bethléem, de façon que l’enfant inconnu dont il avait peur pérît à coup sûr. Mais Joseph, averti par un ange, s’enfuit avec l’enfant et la mère en Egypte, dans la ville d’Hermopolis, et y resta sept ans, jusqu’à la mort d’Hérode. Et Cassiodore nous dit, dans son Histoire tripartite, qu’on peut voir à Hermopolis, en Thébaïde, un arbre de l’espèce des persides, qui guérit les maladies, si l’on applique sur le cou des malades un de ses fruits, ou une de ses feuilles, ou une partie de son écorce. Cet arbre, lorsque la sainte Vierge fuyait en Egypte avec son fils, s’est -59- incliné jusqu’à terre, et a pieusement adoré le Christ.
II. Or, pendant qu’Hérode méditait le massacre des enfants, lui-même fut mandé par lettre devant Auguste, pour se défendre de l’accusation de ses deux fils. Et après qu’il eut discuté avec ses fils en présence de l’empereur, celui-ci décida que les fils devaient obéir en tout à leur père, qui était libre de laisser son trône à qui il voudrait. C’est alors qu’Hérode, revenu de Rome, et rendu plus audacieux par la confirmation de la faveur impériale, ordonna de tuer tous les enfants âgés de moins de deux ans. Cet ordre s’explique fort bien si l’on songe que, le voyage d’Hérode à Rome ayant duré un an, un espace de près de deux ans devait s’être écoulé depuis le moment où l’étoile avait révélé aux mages la naissance de l’enfant royal. Mais saint Jean Chrysostome croit que le décret d’Hérode ordonnait, au contraire, le massacre de tous les enfants ayant plus de deux ans ; car l’étoile, d’après lui, serait apparue aux mages un an avant la naissance de Jésus ; et Hérode était resté un an à Rome, et sans doute il s’imaginait que, lorsque l’étoile était apparue aux mages, l’enfant était déjà né. Le fait est que certains os des saints Innocents, qui se sont conservés, sont trop grands pour provenir d’enfants de moins de deux ans ; encore qu’on puisse dire que peut-être la taille humaine était alors beaucoup plus grande qu’elle ne l’est aujourd’hui. Quant à Hérode, il fut aussitôt puni de son crime : car Macrobe et un autre chroniqueur rapportent qu’un fils d’Hérode se trouvait en nourrice à Bethléem, et fut massacré avec les autres enfants.
III. Mais Dieu, le juge des juges, ne permit pas que le châtiment d’un tel crime se bornât à cette seule mort. L’homme qui avait privé de leurs fils des pères sans nombre fut, lui-même, misérablement privé des siens. En effet, Alexandre et Aristobule devinrent de nouveau suspects à Hérode. Un de leurs complices révéla qu’Alexandre lui avait promis beaucoup de présents s’il parvenait à empoisonner son père ; d’autre part, le barbier d’Hérode révéla qu’Alexandre lui avait promis -60- de le récompenser si, pendant qu’il rasait son père, il voulait étrangler le vieillard. Aussi Hérode, dans sa colère, les fit-il mettre à mort ; et il finit par déposséder de sa succession au trône son fils aîné Antipater, au profit de son autre fils Hérode Antipas. Et comme il avait, en outre, une affection toute paternelle pour les deux enfants d’Aristobule, Hérode Agrippa et Hérodiade, femme de son fils Philippe, Antipater se prit à l’égard de son père d’une haine si violente qu’il essaya de l’empoisonner ; et Hérode, l’ayant su, le fit jeter en prison. C’est à cette occasion que César-Auguste dit à ses familiers : « J’aimerais mieux être le porc d’Hérode que son fils, car, en sa qualité de Juif, il épargne les porcs, tandis qu’il tue ses fils. »
IV. Quant à Hérode lui-même, il avait environ soixante-dix ans lorsqu’il fut frappé d’une grave maladie. Il avait une fièvre très violente, une décomposition du corps, une inflammation des pieds, des vers dans les testicules, l’haleine courte, et une puanteur insupportable. Placé par les médecins dans un bain d’huile, il en fut retiré quasi mort. Mais, en apprenant que les Juifs attendaient avec joie l’instant de sa mort, il fit jeter en prison des jeunes gens des plus nobles familles de tout le royaume, et dit à sa sœur Salomé : « Je sais que les Juifs vont se réjouir de ma mort ; mais beaucoup d’entre eux s’en affligeront si tu veux obéir à ma recommandation, et, dès que je serai mort, faire égorger tous les jeunes gens que je tiens en prison : car, de cette manière, toute la Judée me pleurera malgré elle ! »
Il avait l’habitude de manger, après tous ses repas, une pomme, qu’il pelait lui-même ; et comme une toux affreuse le torturait, il tourna contre sa poitrine le couteau dont il se servait pour peler sa pomme. Mais un de ses parents arrêta sa main et l’empêcha de se tuer. Cependant toute la cour, le croyant mort, se remplit de cris ; et Antipater s’en réjouit fort dans sa prison, et promit de récompenser ses gardiens s’ils le délivraient. Ce qu’apprenant, Hérode fit tuer son fils par des soldats, et nomma, pour lui succéder, Archélaüs. Il mourut cinq -61- jours après, ayant été très heureux dans sa fortune politique, mais très malheureux dans sa vie privée. Salomé, sa sœur, fit remettre en liberté tous ceux que le roi lui avait ordonné de tuer. Voilà du moins ce que nous lisons dans l’Histoire scholastique ; mais Remi, dans son Commentaire de saint Matthieu, dit au contraire qu’Hérode se transperça du couteau dont il se servait pour peler ses fruits, et que Salomé, sa sœur, fit mettre à mort tous ceux qu’il avait jetés en prison.
I. Thomas de Cantorbery, pendant qu’il était à la cour du roi d’Angleterre, y fut témoin d’actes contraires à la religion. Il quitta alors la cour, et se retira auprès de l’évêque de Cantorbery, qui le sacra archidiacre. Mais ensuite, sur la prière de l’évêque, il accepta de devenir chancelier du roi, afin que la sagesse dont il était doué lui permît d’empêcher les attaques des méchants contre l’Eglise. Et le roi se prit d’une telle affection pour lui, que, à la mort de l’archevêque de Cantorbery, il lui offrit de le faire nommer pour le remplacer. Thomas, après avoir longtemps résisté, finit par tendre les épaules au manteau archi-épiscopal, tant était grande son obéissance ! Et aussitôt sa nouvelle dignité fit de lui un autre homme, absolument parfait. Il se mit à macérer sa chair par le jeûne et par un cilice, dont il se couvrait non seulement le haut du corps, mais aussi les jambes jusqu’au-dessous des genoux. Et il cachait si soigneusement sa sainteté que son costume extérieur ressemblait à celui des autres évêques, sans que rien y révélât l’austérité de ses mœurs privées. Et tous les jours, se mettant à genoux, il lavait -62- les pieds à treize pauvres, qu’ensuite il nourrissait, et à qui il donnait encore quatre deniers d’argent.
Mais le roi s’efforçait de le fléchir à sa propre volonté, au détriment de l’Eglise. Il voulait que Thomas approuvât, comme avaient fait ses prédécesseurs, certaines coutumes royales qui étaient contraires à la liberté de l’Eglise. Et comme le nouvel archevêque s’y refusait, il s’attira la colère du roi et des grands. Un jour, le roi le pressa si fort, lui et les autres évêques, allant jusqu’à les menacer de mort, que, trompé par le conseil des grands de l’Etat, il donna son approbation au désir du roi. Mais quand il vit le danger qui allait en résulter pour les âmes, il résolut de se punir lui-même, et il renonça au service des autels, jusqu’au jour où le souverain pontife le jugerait digne de rentrer en fonction. Et lorsque le roi lui demanda de confirmer par écrit ce qu’il avait approuvé de vive voix, il s’y refusa avec courage, et, tenant sa croix levée, il s’éloigna, poursuivi par les cris de mort des impies. Et deux chevaliers qui lui étaient fidèles vinrent en pleurant lui révéler, sous serment, que plusieurs chevaliers complotaient sa mort. Sur quoi l’homme de Dieu, craignant plutôt pour l’Eglise que pour lui-même, s’enfuit, fut reçu à Sens par le pape Alexandre, qui le fit entrer dans le monastère de Pontigny ; après quoi il vint en France. Et comme le roi avait envoyé à Rome pour demander qu’un légat vînt trancher ce différend, et comme sa demande avait été repoussée, sa colère contre l’archevêque ne connut plus de bornes. Il s’empara de tout ce qui appartenait à Thomas et aux siens, et condamna à l’exil toute sa famille, sans considération d’âge, de sexe, ni d’état.
Cependant, l’évêque, tous les jours, priait pour le roi et pour l’Angleterre. Un jour le ciel lui révéla que le moment approchait où il pourrait rejoindre son église, et que le Christ lui réservait bientôt la palme du martyre. Et en effet, après sept ans d’exil, il fut rappelé en Angleterre, et reçu par tous avec les plus grands honneurs.
Quelques jours avant le martyre du saint, un jeune -63- homme, miraculeusement rappelé à la vie, dit que son âme avait été conduite jusqu’au Saint des Saints, et que là, parmi les apôtres, il avait vu un siège, et qu’un ange lui avait dit que ce siège était réservé à un haut dignitaire de l’Eglise anglaise.
II. Certain prêtre, qui célébrait tous les jours une messe en l’honneur de la sainte Vierge, fut accusé devant l’archevêque, et celui-ci le suspendit de sa charge, le jugeant idiot et inconscient. Or comme saint Thomas avait à recoudre son cilice, et, en attendant de pouvoir le recoudre, l’avait caché sous son lit, la sainte Vierge apparut au prêtre et lui dit : « Va trouver l’archevêque et dis-lui que Celle pour l’amour de qui tu célébrais des messes a recousu elle-même son cilice, qui est sous son lit ; et dis-lui qu’elle t’envoie à lui, afin qu’il lève l’interdit dont il t’a frappé ! » Et saint Thomas découvrit qu’en effet son cilice avait été recousu. Il leva l’interdit du prêtre, en le priant de lui garder le secret sur le cilice qu’il portait.
III. Et, de même que par le passé, il défendit les droits de l’Eglise, sans que le roi pût le fléchir par prière ni par force. Alors le roi, voyant qu’il ne pouvait le fléchir, envoya vers lui des soldats en armes, qui, pénétrant dans la cathédrale, demandèrent à haute voix où était l’archevêque. Celui-ci vint au-devant d’eux, et leur dit : « Me voici ; que me voulez-vous ? » Et eux : « Nous venons pour te tuer, ta dernière heure a sonné ! » Alors il leur dit : « Je suis prêt à mourir pour Dieu, et pour la défense de la justice, et pour la défense des libertés de l’Eglise. Mais puisque c’est moi que vous cherchez, je vous ordonne, de la part de Dieu tout-puissant, et sous peine d’anathème, de ne faire aucun mal à personne de mes prêtres ! Quant à moi, je recommande l’Eglise et je me recommande moi-même à Dieu, à la sainte Vierge, à saint Denis et à tous les saints. » Puis cela dit, il tendit sa tête vénérable au glaive des impies, qui lui tranchèrent le haut du crâne, faisant jaillir sa cervelle sur le pavé du temple. Ainsi saint Thomas souffrit le martyre, en l’an du Seigneur 1174.
Et, au moment où son clergé allait célébrer pour lui -64- la messe des morts, voici que, à ce que l’on raconte, le chœur des anges vint interrompre la voix des chantres, et se mit à chanter la messe des martyrs Lætabitur justus in Domino. Honneur, en vérité, unique : mais bien mérité par un saint qui a souffert le martyre pour l’Eglise, dans l’église, durant la messe, entouré de son clergé ! Et Dieu a daigné faire bien d’autres miracles encore à la prière de ce saint, rendant la vue aux aveugles, l’ouïe aux sourds, la marche aux boiteux, et la vie aux morts. Bien des malades guérirent pour avoir touché l’eau qui avait servi à laver les linges tachés du sang de saint Thomas.
IV. Certaine dame anglaise qui, par coquetterie et pour devenir plus belle, souhaitait d’avoir les yeux noirs, avait fait vœu, à cette intention, de visiter pieds nus le tombeau de saint Thomas. Or quand, après s’être prosternée en prière, elle se releva, elle s’aperçut qu’elle était devenue complètement aveugle. Aussitôt, pleine de repentir, elle supplia saint Thomas non plus de lui donner des yeux noirs mais de lui rendre ses yeux. Et elle finit par l’obtenir, dit-on, mais à grand’peine.
V. Un oiseau savant et qui savait parler, se voyant un jour poursuivi par un épervier, répéta la phrase qu’on lui avait apprise : « Saint Thomas, viens à mon aide ! » Aussitôt l’épervier tomba mort, et l’autre oiseau fut sauvé.
VI. Certain homme, que saint Thomas avait beaucoup aimé, se voyant très malade, alla au tombeau du saint, et demanda sa santé, qui lui fut rendue. Mais comme il rentrait chez lui guéri de tout mal, l’idée lui vint que, peut-être, cette guérison de son corps ne convenait pas au bien de son âme. Il revint donc au tombeau du saint, et pria que, si sa guérison ne devait pas être utile à son âme, son état de maladie lui fût rendu. Et aussitôt il se retrouva malade comme auparavant.
VII. Quant aux meurtriers du saint, la vengeance du ciel s’abattit sur eux. Les uns se mangèrent les doigts avec leurs dents, d’autres pourrirent vivants, d’autres furent paralysés, d’autres encore perdirent la raison.
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La légende de saint Silvestre a été compilée par Eusèbe de Césarée. Saint Blaise, dans une réunion de soixante-cinq évêques, en a recommandé la lecture aux catholiques.
I. Silvestre avait pour mère une femme qui s’appelait Juste, et qui n’était pas moins juste de fait que de nom. Instruit par le saint prêtre Cyrin, il eut de bonne heure le goût de l’hospitalité. Il recueillit chez lui le chrétien Timothée, que personne ne voulait recueillir, par crainte de la persécution. Et ce Timothée prêcha là, pendant un an et trois mois, après quoi il reçut la couronne du martyre. Or le préfet Tarquin, s’imaginant que Timothée était très riche, réclama ses richesses à Silvestre, le menaçant de mort s’il ne les lui livrait. Et quand il eut reconnu que Timothée n’avait absolument rien laissé, il ordonna à Silvestre de sacrifier aux idoles, faute de quoi il aurait à subir, le lendemain, toute sorte de supplices. Et Silvestre lui dit : « Insensé, c’est toi qui, cette nuit même, commenceras à subir les supplices éternels, et seras forcé, bon gré mal gré, de reconnaître que le Dieu que nous adorons est le seul vrai Dieu ! » Là-dessus, Silvestre fut conduit en prison, et Tarquin se rendit à un repas où il était invité. Or, pendant qu’il mangeait, une arête de poisson se fixa dans sa gorge, de telle manière qu’il ne put ni l’avaler ni la rejeter. Il mourut donc cette nuit-là, et Silvestre sortit de sa prison, à la grande joie de tous ; car il était aimé non seulement des chrétiens, mais aussi des païens. Il était, en effet, angélique de visage, éloquent de parole, pur de corps, saint d’œuvres, grand d’intelligence, zélé de foi, patient d’espoir, débordant de charité.
Et lorsque mourut Melchiade, évêque de Rome, la -66- foule entière élut Silvestre pour le remplacer. Ainsi devenu souverain pontife, Silvestre fit dresser la liste de tous les orphelins, de toutes les veuves et de tous les pauvres, et ordonna que l’on pourvût aux besoins de tous. Il institua le jeûne du mercredi, du vendredi, et du samedi, et décréta que le jeudi serait réservé au Seigneur de même que le dimanche, donnant pour motifs que : 1o le jeudi est le jour où Jésus est monté au ciel ; 2o que c’est le jour où il a institué le sacrement de l’Eucharistie ; 3o que c’est le jour où l’Eglise prépare le saint chrême.
II. Constantin s’étant mis à persécuter les chrétiens, Silvestre sortit de Rome et se retira avec son clergé sur une montagne voisine. Mais voici que Constantin lui-même, en châtiment de sa persécution, fut atteint d’une lèpre incurable. Les prêtres des idoles lui conseillèrent alors de faire égorger, aux portes de la ville, trois mille enfants, et de se baigner dans leur sang tout chaud. Mais, en arrivant au lieu où tous les enfants étaient rassemblés, Constantin vit les mères de ces enfants qui accouraient au-devant de lui, les cheveux dénoués, et avec des gémissements à fendre l’âme. Alors, tout en larmes, il fit arrêter son char ; et, se tenant debout, il dit : « Ecoutez-moi, comtes, chevaliers, et gens du peuple, qui m’entourez ! La dignité du peuple romain naît de la pitié qui a toujours présidé à nos mœurs ; et c’est cette pitié qui, jadis, a fait décréter la peine de mort contre quiconque tuerait un enfant, même à la guerre. Or quelle cruauté serait-ce, si nous faisions nous-mêmes à nos enfants ce que nous défendons que l’on fasse aux enfants de nos ennemis ? A quoi nous servirait d’avoir vaincu les barbares, si nous nous laissions vaincre, nous-mêmes, par la barbarie ? Donc, que la pitié triomphe, dans cette circonstance ! Mieux vaut pour moi mourir et conserver la vie à ces innocents que de recouvrer, par leur mort, une vie souillée de cruauté ! » Et il ordonna que les enfants fussent rendus à leurs mères, et reconduits chez eux avec des présents, de telle sorte que les mères, qui étaient venues en pleurant d’angoisse, revinrent dans leur maison en pleurant de joie. Quant à l’empereur, il s’enferma -67- dans son palais, résigné à mourir de son mal. Mais, la nuit suivante, saint Pierre et saint Paul lui apparurent, qui lui dirent : « Parce que tu t’es refusé à verser le sang innocent, notre Seigneur Jésus-Christ nous a envoyés à toi pour t’indiquer un moyen de recouvrer la santé ! Mande devant toi l’évêque Silvestre qui se cache sur le mont Soracte : il te désignera une source où tu te plongeras trois fois, au bout desquelles tu seras guéri de ta lèpre. Mais toi, en échange, tu détruiras les temples des idoles, tu rouvriras les églises du Christ, et tu deviendras désormais son adorateur ! » Aussitôt Constantin, s’éveillant, envoya une escorte à la recherche de Silvestre.
Et celui-ci, en voyant venir cette escorte, se crut appelé à la palme du martyre. Il se présenta donc courageusement, après s’être recommandé à Dieu, et avoir une dernière fois exhorté ses compagnons. Et Constantin lui dit : « Merci d’être venu ! » et il lui raconta tout son rêve. Après quoi il lui demanda qui étaient les deux dieux qui lui étaient apparus ; et Silvestre lui répondit que ce n’était point des dieux, mais des apôtres du Christ. Il se fit alors apporter le portrait des apôtres, et Constantin reconnut aussitôt saint Pierre et saint Paul. Silvestre l’admit donc au rang de catéchumène, lui imposa un jeûne de sept jours, et lui enjoignit de faire ouvrir toutes les prisons. Et quand Constantin fut descendu dans l’eau du baptême, une grande lumière l’environna, et il en sortit pur de toute lèpre, et dit qu’il avait vu le Christ dans les cieux. Et, pendant les sept jours qui suivirent son baptême, il promulgua des lois mémorables entre toutes. Le premier jour, il décréta que le Christ serait adoré des Romains comme le vrai Dieu ; le second jour, que tout blasphème contre le Christ serait puni ; le troisième jour, que toute injure faite à un chrétien entraînerait la confiscation de la moitié des biens ; le quatrième jour, que, de même que l’empereur de Rome, l’évêque de Rome serait le premier de l’empire, et commanderait à tous les évêques ; le cinquième jour, que tout homme se réfugiant dans une église aurait l’immunité -68- de sa personne ; le sixième jour, que nul ne pourrait construire une église dans une ville sans la permission de son supérieur ecclésiastique ; le septième jour, que la dixième partie des biens royaux serait affectée à l’édification des églises ; le huitième jour, l’empereur se rendit à l’église de Saint-Pierre et se confessa à haute voix de ses fautes ; puis, prenant une bêche, il creusa, le premier, la terre, à l’endroit où allait s’élever la basilique nouvelle, et il emporta sur ses épaules douze hottes de terre, qu’il jeta hors de l’église.
III. Lorsqu’elle apprit cette conversion, l’impératrice Hélène, mère de Constantin, qui se trouvait alors à Béthanie, écrivit à son fils pour le louer d’avoir renoncé au culte des idoles, mais aussi pour le blâmer vivement de ce que, au lieu de croire au Dieu des Juifs, il se fût mis à adorer comme dieu un homme crucifié. L’empereur lui répondit de ramener avec elle à Rome les principaux docteurs juifs, en ajoutant qu’il les placerait en face des docteurs chrétiens, afin que la discussion réciproque fit apparaître la vérité en matière de foi. Hélène ramena donc avec elle cent soixante et un docteurs juifs, dont douze surtout brillaient par leur science et leur éloquence. Et quand Silvestre avec son clergé se présenta devant l’empereur pour discuter avec ces Juifs, on convint, d’un commun accord, de prendre pour arbitres du débat deux païens très savants et très estimés, appelés Craton et Zénophile. Alors, en présence de ces arbitres, saint Silvestre réfuta tour à tour les arguments des douze fameux docteurs juifs, dont les noms étaient : Abiathar, Jonas, Godolias, Annas, Doeth, Chusi, Benjamin, Aroel, Jubal, Thara, Siléon et Zambri. Et, chaque fois, les deux arbitres, et l’empereur et sa mère, et la foule s’accordèrent à reconnaître qu’il avait complètement réfuté et anéanti les arguments de son adversaire. Si bien que, exaspéré, Zambri, le douzième docteur, s’écria : « Je m’étonne que vous, juges très sages, vous prêtiez foi aux ambages des paroles et vous imaginiez que la toute-puissance de Dieu se puisse estimer par la raison humaine. Finissons-en avec les paroles, et venons-en aux faits ! Insensés ceux qui -69- adorent le crucifié, tandis que le nom du Dieu tout-puissant est si fort que nulle créature ne supporte de l’entendre ! Et, pour que je vous prouve la vérité de ce que je dis, faites-moi amener un taureau furieux : dès qu’il aura entendu ce nom sacré, il mourra sur-le-champ ! » Et Silvestre lui dit : « Mais alors, toi-même, comment as-tu pu entendre ce nom sans mourir ? » Et Zambri répondit : « Il ne t’appartient pas de connaître ce mystère, à toi, l’ennemi des Juifs ! » Et l’on amena un taureau furieux, que cent hommes vigoureux avaient peine à traîner ; et aussitôt que Zambri eut prononcé un nom dans son oreille, on vit la bête mugir, renverser les yeux, et tomber morte. Sur quoi tous les Juifs d’acclamer violemment leur homme et d’insulter Silvestre. Mais alors celui-ci : « Ce nom, que ce docteur a prononcé, dit-il, n’est pas le nom de Dieu, mais celui du pire des démons, car mon Dieu Jésus-Christ non seulement ne tue pas les vivants, mais fait revivre les morts. De pouvoir tuer et de ne pas pouvoir faire revivre, c’est le propre des lions, des serpents, et d’autres bêtes féroces. Si donc cet homme veut me prouver que ce n’est pas le nom d’un démon qu’il a prononcé, qu’il fasse revivre ce qu’il a tué ! Car Dieu a écrit : « Je tuerai et je ferai revivre ! » Et comme les juges invitaient Zambri à ressusciter le taureau, il dit : « Que Silvestre le ressuscite, au nom de Jésus le Galiléen, et nous croirons tous en lui ! » Et tous les Juifs firent la même promesse. Alors Silvestre, après une prière, s’approcha de l’oreille du taureau mort, et dit : « O nom de malédiction et de mort, sors de cette bête par ordre du Seigneur Jésus, au nom duquel je dis : « Taureau, lève-toi, et va aussitôt en paix rejoindre ton troupeau ! » Et aussitôt le taureau se leva et s’en alla en toute douceur. Et alors l’impératrice, les Juifs, les juges, et tous les témoins du miracle, se convertirent à la foi chrétienne.
Quelques jours après, les prêtres des idoles vinrent trouver Constantin et lui dirent : « Saint Empereur, il y a un dragon qui est dans une fosse, et qui, depuis que tu as reçu la foi du Christ, fait périr tous les jours, par son souffle, plus de trois cents hommes ! » L’empereur -70- rapporta la chose à Silvestre, qui lui répondit : « Par la vertu du Christ, j’obligerai ce dragon à renoncer à tout mal ! » Et les prêtres promirent que, s’il faisait cela, ils se convertiraient au Christ. Alors Silvestre se mit en prière ; et, le Saint-Esprit lui apparut et lui dit : « Descends aussitôt, sans crainte, dans la fosse du dragon avec deux de tes prêtres ; et, quand tu seras en face de lui, dis lui ces paroles : « Le Seigneur Jésus, né d’une vierge, crucifié et enseveli, puis ressuscité et assis à la droite de son Père, doit un jour venir ici pour juger les vivants et les morts ; or donc, toi, Satan, attends en ce lieu qu’il vienne ! » Après quoi tu lui lieras la gueule d’un fil, que tu cachetteras d’un anneau portant le signe de la croix. Et après cela vous viendrez tous les trois chez moi, pour manger le pain que je vous aurai préparé. »
Silvestre, avec deux prêtres, descendit dans la fosse, par cent cinquante marches, portant en main deux lanternes. Il dit au dragon les paroles du Saint-Esprit, puis il lui lia la bouche, qui sifflait de rage, il la cacheta comme il avait à le faire ; et, en sortant de la fosse, il trouva deux mages qui l’avaient suivi afin de voir s’il osait réellement affronter le dragon. Ces deux mages gisaient à terre presque morts, asphyxiés par le souffle empesté du monstre. Le saint les ranima, les ramena sains et saufs ; et, aussitôt, ils se convertirent, ainsi qu’une foule immense. Et enfin le bienheureux Silvestre, sentant s’approcher la mort, donna à son clergé trois avertissements : ils les avertit de s’aimer entre eux, de gouverner leurs églises avec diligence, et de protéger leur troupeau de la morsure des loups. Et, cela fait, il s’endormit heureusement dans le Seigneur, en l’an de grâce 320.
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Quatre motifs rendent célèbre et solennel le jour de la Circoncision du Seigneur.
1o Ce jour est l’octave de la Nativité. Cette fête, une des plus grandes de celles que célèbre l’Eglise, n’a point d’octave propre : car les octaves de la mort des saints signifient que ceux-ci, après leur mort, renaissent à une vie nouvelle : tandis que la Nativité du Seigneur ne comporte pas d’octave, ayant eu pour suite la passion et la mort. De même n’ont d’octave propre ni la Nativité de la Vierge, ni celle de saint Jean-Baptiste, ni Pâques, — puisque cette fête a déjà elle-même pour objet de célébrer la résurrection. — Ces fêtes n’ont que des « octaves complémentaires », où nous complétons le culte de ces fêtes elles-mêmes : et telle est, en ce jour de la Circoncision, l’octave de la Nativité ;
2o La Circoncision symbolise pour nous l’imposition au Seigneur d’un nom nouveau, pour notre salut. Rappelons, à ce propos, que le Seigneur a eu trois noms, à savoir : Fils de Dieu, Christ et Jésus. Fils de Dieu le désigne en tant que Dieu ; Christ en tant qu’homme ; Jésus en tant que Dieu fait homme ;
3o La Circoncision célèbre la première effusion du sang du Christ pour les hommes. On sait, en effet, que le Christ a versé cinq fois son sang pour nous : 1o dans la Circoncision, et ce fut le commencement de notre rédemption ; 2o dans la prière, en témoignage de son désir de notre rédemption ; 3o dans la flagellation, et ce fut le mérite de notre rédemption ; 4o dans la crucifixion, et ce fut le prix de notre rédemption ; 5o dans l’ouverture de son flanc sous le coup de lance, et ce fut le sacre de notre rédemption.
-72- 4o Enfin la Circoncision célèbre le fait même de la circoncision du Seigneur. Celui-ci, en consentant à se laisser circoncire, avait plusieurs motifs : 1o il voulait montrer qu’il avait vraiment revêtu la chair humaine : car seul un corps véritable peut émettre du sang ; 2o il voulait nous montrer que, nous aussi, nous devions accepter la circoncision spirituelle, c’est-à-dire nous livrer au travail de notre purification ; 3o le Seigneur s’est laissé circoncire pour ôter aux Juifs toute excuse dans leur conduite ; car, s’il n’avait pas été circoncis, ils auraient pu lui dire : « Nous ne t’avons pas accueilli, mais c’est parce que tu étais différent de nos pères ! » 4o le Seigneur a voulu montrer son approbation de la loi de Moïse, « qu’il était venu non pas détruire, mais compléter et réaliser ».
Au sujet de la chair sacrée de la circoncision du Seigneur, on a dit qu’un ange l’avait apportée à Charlemagne, qui l’avait solennellement déposée à Aix-la-Chapelle, dans l’église de Notre-Dame. Et l’on dit qu’elle se trouve aujourd’hui à Rome, dans l’église appelée le Saint des Saints ; et de là vient le pèlerinage que l’on fait, en ce jour, à cette église.
Notons enfin que les païens, autrefois, se livraient, le premier jour de l’année, à toutes sortes de pratiques superstitieuses que les chrétiens ont eu beaucoup de peine à déraciner, et dont saint Augustin nous parle dans un de ses sermons. Ces païens s’étaient imaginés de prendre pour dieu un certain chef appelé Janus ; et c’était lui qu’ils honoraient ce jour-là, le représentant avec deux visages, dont un tourné vers l’année passée, l’autre vers la nouvelle. On avait aussi l’habitude de se déguiser sous des formes monstrueuses : les uns se revêtaient de peaux de bêtes, d’autres n’avaient pas honte d’introduire leurs corps virils dans des tuniques de femme. Et saint Augustin ajoute : « Quiconque garde quelque chose des coutumes païennes, je crains bien que le nom de chrétien ne puisse guère lui servir ! »
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L’Epiphanie se célèbre en souvenir d’un quadruple miracle. C’est en effet ce jour-là que les mages ont adoré le Christ, que saint Jean a baptisé le Christ, que le Christ a changé l’eau en vin, et qu’il a rassasié cinq mille hommes avec cinq pains. Et cette fête porte quatre noms : 1o elle s’appelle Epiphanie, en souvenir de l’étoile que les mages aperçurent au-dessus d’eux ; 2o elle s’appelle Théophanie, parce que, le jour du baptême du Christ, la Trinité divine apparut tout entière, le Père dans la voix, le Fils dans la chair, le Saint-Esprit sous la forme d’une colombe ; 3o elle s’appelle Béthanie (de Beth, maison), parce qu’aux noces de Cana Jésus montra sa divinité dans une maison ; 4o enfin elle s’appelle Phagiphanie, en souvenir du jour où le Christ a nourri cinq mille hommes avec cinq pains. Mais nous devons ajouter que l’on doute que ce quatrième miracle se soit accompli ce jour-là : car saint Jean nous dit que « le temps de la Pâque approchait ».
Au reste, le premier de ces quatre miracles est celui que l’Eglise célèbre tout particulièrement ; de telle sorte que nous n’aurons à nous occuper ici que de lui. Donc, treize jours après la naissance du Christ, trois mages vinrent à Jérusalem. Leurs noms étaient, en grec, Appellius, Amérius, et Damascus ; en hébreu, Galgalat, Malgalath et Sarathin ; en latin, Gaspard, Balthasar, et Melchior. Ces trois mages étaient des sages, et en même temps des rois ; car le mot mage, qui signifie imposteur et sorcier, a aussi le sens de « homme très savant ».
On peut se demander pourquoi ces mages vinrent à Jérusalem, puisque ce n’était point là que le Christ était né. Remi en donne quatre raisons : 1o les mages -74- ignoraient le lieu exact de la naissance du Christ, et sont venus à Jérusalem parce qu’ils supposaient qu’un enfant aussi merveilleux ne pouvait être né que dans la capitale du royaume ; 2o ils sont venus à Jérusalem pour consulter les savants et les scribes de la ville sur le lieu de naissance du Sauveur ; 3o ils sont venus à Jérusalem pour ôter aux Juifs l’excuse de pouvoir dire qu’ils ignoraient le temps de la naissance du Messie ; 4o enfin ils sont venus à Jérusalem pour condamner, par le spectacle de leur zèle, l’indifférence et la mollesse des Juifs.
Saint Jean Chrysostome nous donne une autre explication de la venue des mages à Jérusalem. C’étaient, suivant lui, des astrologues qui, de père en fils, passaient trois jours par mois sur une haute montagne, dans l’attente de l’étoile qu’avait prédite Balaam. Or, dans la nuit de la naissance du Christ, une étoile leur apparut qui avait la forme d’un merveilleux enfant, avec une croix de feu sur la tête ; et elle leur dit : « Allez vite dans la terre de Juda, vous y trouverez un enfant nouveau-né qui est le roi que vous attendez ! »
On peut se demander ensuite comment douze jours ont pu leur suffire pour faire un si long trajet, depuis les confins de l’Orient jusqu’à Jérusalem, que l’on dit située au centre du monde. Suivant Remi, c’est l’Enfant divin lui-même qui les a conduits. Ou encore, suivant d’autres, la rapidité de leur course tient à ce qu’ils étaient montés sur des dromadaires, animaux très rapides, qui font plus de chemin en un jour que les chevaux en trois.
Arrivés à Jérusalem, ils ne demandèrent pas si le roi des Juifs était né, car ils le savaient déjà par l’étoile. Ils demandèrent où était né le roi des Juifs. Ce qu’entendant, Hérode se troubla fort, et la ville entière avec lui. Hérode en fut troublé pour trois raisons : 1o il craignait que les Juifs ne prissent pour maître ce roi nouveau-né ; 2o il craignait d’être mis en accusation par les Romains, s’il permettait à un homme non proclamé roi par Auguste de revêtir le titre de roi ; 3o comme le dit saint Grégoire, un roi terrestre ne pouvait manquer de se sentir troublé, -75- se voyant en présence du roi des Cieux. Et quant au trouble des Juifs, il s’expliquait également par trois raisons, d’après Chrysostome : 1o par l’impossibilité où sont les impies de se réjouir de l’avènement du juste ; 2o par l’adulation de ces Juifs pour Hérode, dont ils voyaient le trouble ; 3o par l’incertitude où ils étaient de leur sort devant la perspective d’une révolution.
Hérode, ayant convoqué tous les prêtres et scribes, leur demanda où était né le Christ. Et quand il apprit que c’était à Bethléem, il le dit aux mages, en leur demandant de venir lui rendre compte de ce qu’ils auraient vu ; lui-même, prétendait-il, irait alors adorer l’enfant nouveau-né : mais en réalité il ne songeait qu’à le faire périr.
Autre particularité : l’étoile cessa de guider les mages dès qu’ils furent entrés à Jérusalem, sans doute pour forcer les mages à s’enquérir du lieu de la nativité du Christ, et ainsi à fournir devant tous le témoignage du miracle. Quant à la nature même de cette étoile, les uns disent que c’était l’Esprit-Saint qui avait pris cette forme pour guider les mages, d’autres que c’était un ange ; d’autres enfin, dont nous partageons l’avis, supposent que cette étoile était un astre nouvellement créé, qui, ayant rempli sa mission, sera rentré dans le sein de la matière universelle. D’après Fulgence, cette étoile différait de toutes les autres en trois choses : 1o elle n’était pas localisée dans le firmament, mais pendait dans les airs, près de la terre ; 2o elle était si brillante qu’on la voyait même en plein jour, éclipsant la lumière du soleil ; 3o elle marchait en avant des mages, comme une personne vivante, au lieu de suivre le mouvement circulaire des autres étoiles.
Entrés dans la crèche, et y ayant trouvé l’enfant avec sa mère, les mages se mirent à genoux, et offrirent, en présent, de l’or, de l’encens, et de la myrrhe. Le choix de ces présents et leur don s’expliquent par plusieurs motifs : 1o c’était l’usage, chez les anciens, de ne jamais approcher d’un dieu ou d’un roi sans lui offrir des présents ; et les mages, qui venaient des confins de la Perse -76- et de la Chaldée, à l’endroit où coule le fleuve Saba (d’après l’Histoire scholastique), apportaient les présents qu’avaient coutume d’offrir les Perses et les Chaldéens ; 2o d’après saint Bernard, l’or était destiné à alléger la pauvreté de la Vierge, l’encens à effacer la mauvaise odeur de l’étable, la myrrhe à consolider les membres de l’enfant en expulsant les vers de ses intestins ; 3o ces trois présents signifiaient la royauté du Christ, sa divinité, et son humanité : car l’or sert pour le tribut royal, l’encens pour le sacrifice divin, la myrrhe pour la sépulture des morts ; 4o enfin ces trois présents signifient ce que nous devons offrir au Christ : car l’or est le symbole de l’amour, l’encens celui de la prière, et la myrrhe symbolise la mortification de la chair.
Ayant adoré l’enfant Jésus, les mages, qu’un songe avait avertis de ne point retourner auprès d’Hérode, s’en revinrent dans leurs pays par un autre chemin. Leurs corps furent retrouvés par Hélène, mère de Constantin, qui les transporta à Constantinople. Plus tard, saint Eustorge les transporta à Milan, dont il était évêque, et les déposa dans l’église qui appartient aujourd’hui à notre Ordre des Frères prêcheurs. Mais lorsque l’empereur Henri s’empara de Milan, il fit transporter les corps des mages, par le Rhin, à Cologne, où le peuple les entoure d’une grande dévotion.
La vie de saint Rémy a été écrite par Hincmar, archevêque de Reims.
I. La naissance de ce glorieux docteur et confesseur de la foi a été prophétisée par un ermite, dans les circonstances que voici. Au moment où la persécution des -77- Vandales désolait toute la France, un saint ermite, qui était aveugle, priait avec ardeur pour la paix de l’Eglise des Gaules. Or un ange lui apparut et lui dit : « Sache que la femme qui s’appelle Ciline mettra au monde un fils du nom de Rémy, qui délivrera son peuple des attaques des méchants ! » Aussi l’ermite, dès qu’il s’éveilla, se fit-il conduire à la maison de Ciline et lui raconta sa vision. Et comme la dame refusait d’y croire, — car elle était déjà vieille, et avait renoncé à l’espoir d’enfanter, — l’ermite lui dit : « Sache que, lorsque ton enfant aura pris le sein, tu n’auras qu’à me frotter les yeux de ton lait pour qu’aussitôt je recouvre la vue ! » Et tout arriva, en effet, de cette façon.
Dès sa jeunesse, Rémy évita le monde et entra dans un couvent. Mais à vingt-deux ans sa renommée, sans cesse croissante, lui valut d’être choisi par tout le peuple pour l’archevêché de Reims. Et c’était un homme d’une telle douceur que, quand il mangeait, les moineaux venaient sur sa table, et qu’il les nourrissait dans le creux de sa main. Ayant été un jour reçu dans la maison d’une dame, et apprenant que celle-ci n’avait plus de vin, saint Rémy entra dans sa cave, fit un signe de croix sur le tonneau ; et voici que le vin en jaillit en telle abondance que toute la cave s’en trouva inondée.
Le roi de France Clovis était alors païen, et sa pieuse femme ne parvenait pas à le convertir. Mais un jour, se voyant menacé par l’immense armée des Allemands, il fit vœu au Dieu qu’adorait sa femme de se convertir à lui, s’il lui accordait la victoire sur ses ennemis. Et Dieu lui accorda la victoire, de sorte qu’il se rendit auprès de saint Rémy et demanda à être baptisé. Mais, en arrivant aux fonds baptismaux, l’évêque et le roi s’aperçurent que le saint chrême manquait ; et voici qu’une colombe, fendant les airs, apporta dans son bec une ampoule pleine de saint chrême, dont le prélat oignit le roi. Et cette ampoule se conserve dans l’église de Reims, où elle sert, aujourd’hui encore, au sacre des rois de France.
II. Longtemps après, Génébald, homme sage et pieux, qui avait épousé la nièce de saint Rémy, mais s’était -78- séparé d’elle, d’un commun accord, par scrupule de piété, fut ordonné évêque de Laon par saint Rémy. Mais comme ce Génébald avait permis à sa femme de venir souvent s’instruire auprès de lui, ces fréquents entretiens allumèrent le désir dans son âme, et le firent tomber dans le péché. Et la femme, ayant mis au monde un fils, manda cette nouvelle à l’évêque, qui, rempli de honte, lui dit : « Puisque cet enfant est le résultat d’un larcin, je veux qu’il s’appelle Larron ! » Mais plus tard, il permit de nouveau à sa femme de venir s’instruire auprès de lui, et de nouveau il finit par se précipiter dans le péché. Et comme, cette fois, sa femme mit au monde une fille, il dit : « Je veux que cette fille s’appelle Renarde ! » Puis, rentrant en lui-même, il alla se jeter aux pieds de saint Rémy, et le pria de lui ôter du cou l’étole épiscopale. Mais saint Rémy s’y refusa ; et après l’avoir doucement consolé, il l’enferma pendant sept ans dans une cellule, et, durant cet intervalle, gouverna lui-même son diocèse. Or, la septième année, comme Génébald célébrait sa messe, un ange lui apparut, qui lui annonça que son péché lui était remis, et lui ordonna de quitter sa cellule. Alors Génébald répondit : « Je ne le puis pas, car mon maître Rémy a fermé cette porte et l’a scellée de son sceau. » L’ange lui dit alors : « Afin que tu saches que le ciel s’est rouvert, cette porte va s’ouvrir sans que le sceau soit brisé ! » Et aussitôt la porte s’ouvrit. Mais alors Génébald, se jetant en croix sur le sol, dit : « Si même le Seigneur Jésus venait me mettre en liberté, je ne sortirais pas d’ici sans y être autorisé par mon chef Rémy, qui m’a enfermé ! » Alors saint Rémy, mandé par l’ange, vint à Laon, et replaça Génébald sur son siège épiscopal ; et Génébald persévéra dans la piété jusqu’à sa mort, et Larron, son fils, lui succéda sur son siège, et mérita même d’être canonisé. Enfin saint Rémy s’endormit en paix, vers l’an 500. Le jour de sa fête est aussi celui où se célèbre la naissance de saint Hilaire, évêque de Poitiers.
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Hilaire, évêque de Poitiers, originaire de l’Aquitaine, brilla parmi les hommes comme l’étoile Lucifer parmi les astres. Marié, et père d’une fille, il s’était mis, après la naissance de cet enfant, et tout en restant laïc, à mener la vie d’un moine : si bien que, en raison de sa vie et de sa science, il fut élu évêque. Et il défendit contre les hérétiques, non seulement son diocèse, mais la France entière, ce qui ne l’empêcha pas d’être un jour exilé, en compagnie du bienheureux Eusèbe, évêque de Verceil, l’empereur ayant écouté l’avis de deux autres évêques qui avaient été corrompus par l’hérésie d’Arius, ainsi d’ailleurs que l’empereur lui-même. Et lorsque cette hérésie se fut propagée partout, l’empereur ayant permis à tous les évêques de se réunir pour discuter la vérité de la foi, saint Hilaire se rendit à la réunion ; mais lesdits évêques obtinrent de l’empereur l’ordre, pour lui, de retourner aussitôt à Poitiers. Et comme, durant son retour, il était descendu dans l’île Gallibaria[4], qui était toute pleine de serpents, aucun de ces animaux n’osa l’approcher ; et lui, il planta au milieu de l’île un poteau, et défendit aux serpents de le dépasser, de telle sorte que la moitié de l’île fut pour eux non comme une terre, mais comme une mer.
[4] Petite île de la Méditerranée, à quelques centaines de mètres d’Alassio.
A Poitiers, lorsqu’il y revint, il ressuscita par ses prières un enfant mort sans baptême. Longtemps il resta prosterné, en prière ; et enfin tous deux se relevèrent ensemble, le vieillard, de sa prière, et l’enfant, de la mort. Et comme la fille d’Hilaire, Apia, voulait se marier, son père lui adressa un discours qui la décida à -80- rester dans l’état de virginité. Mais son père, craignant qu’elle ne fléchît un jour dans cette résolution, pria le Seigneur de la rappeler à lui, au lieu de la laisser vivre plus longtemps ; et ainsi fut fait, car, peu de jours après, la jeune fille mourut ; et Hilaire l’ensevelit de ses propres mains. Alors la mère de la bienheureuse Apia pria l’évêque d’obtenir pour elle aussi ce qu’il avait obtenu pour sa fille. Et Hilaire le fit, et par sa prière, l’envoya au ciel.
En ce temps-là, le pape Léon, s’étant laissé corrompre par l’hérésie, convoqua en concile tous les évêques ; et Hilaire, qui n’avait pas été convoqué, vint à ce concile. Alors le pape, apprenant son arrivée, défendit que personne se levât pour lui ni lui fît une place. Et lorsque Hilaire entra, le pape lui dit : « Tu es Hilaire le Gaulois ? » Et lui : « Je ne suis pas Gaulois, mais évêque dans les Gaules. » Et le pape : « Donc tu es Hilaire des Gaules, et moi je suis Léon, évêque et juge suprême, assis sur le siège apostolique ! » Alors Hilaire : « Si tu es Léon (lion), du moins tu n’es pas le lion de la tribu de Juda ; et peut-être es-tu juge, mais certes tu ne juges pas sur le siège divin ! » Alors l’évêque, indigné, se leva, disant : « Attends ici un moment, je vais revenir tout à l’heure, et saurai bien te traiter suivant ton mérite ! » Et Hilaire : « Mais si tu ne reviens pas, qui me répondra pour toi ? » Et lui : « Je reviendrai à l’instant, et verrai à humilier ton orgueil ! » Là-dessus le pape se rendit où l’appelait un besoin naturel, et il fut saisi de dysenterie, et il mourut là misérablement, perdant tous ses boyaux. Cependant Hilaire, voyant que personne ne se levait pour lui faire place, s’assit patiemment à terre, disant : « La terre est à Notre-Seigneur ! » Et aussitôt la terre, à l’endroit où il était assis, s’éleva, de façon qu’Hilaire se trouva au niveau des autres évêques. Et lorsque fut apportée la nouvelle de la mort misérable du pape, Hilaire, se levant, ramena tous les évêques à la foi catholique, et les renvoya dans leurs diocèses. Nous devons toutefois ajouter que ce miracle de la mort du pape Léon reste douteux, car ni l’Histoire ecclésiastique, ni la -81- Tripartite n’en font mention, et aucune chronique ne signale l’existence, à cette époque, d’un pape de ce nom ; et enfin saint Jérôme dit que « la sainte Eglise romaine est toujours restée immaculée, sans se souiller d’aucune hérésie ». Mais on peut supposer que peut-être ce Léon, sans avoir été élu pape régulièrement, avait usurpé le titre de pape ; ou peut-être encore le nom de Léon n’était-il qu’un surnom du pape Libère, dont on sait qu’il a favorisé l’hérésie de l’empereur Constantin.
Quand enfin, après de nombreux miracles, saint Hilaire, vieux et malade, sentit approcher la mort, il appela le prêtre Léonce, son favori, et le pria de sortir de sa maison et puis de revenir lui faire part de ce qu’il aurait entendu. Et Léonce sortit, et revint dire qu’il avait entendu le bruit de la ville en tumulte. Et, vers minuit, une lumière surnaturelle, telle que Léonce lui-même ne pouvait en supporter la vue, entra dans la chambre de l’évêque : elle s’évanouit peu à peu, emportant avec elle l’âme de saint Hilaire. Celui-ci florissait vers l’an 340, sous le règne de Constantin.
On raconte que saint Félix était maître d’école, et traitait ses élèves avec une rigueur extrême. Et comme, pris par les païens, il proclamait ouvertement sa foi chrétienne, il fut livré aux mains des enfants de son école, qui le tuèrent à coup de poinçons. Pourtant l’Eglise paraît nous affirmer que saint Félix n’a pas été martyr mais seulement confesseur. Et une autre légende raconte que, l’évêque de Nole Maxime étant un jour tombé à -82- terre, à demi mort de faim et de froid (car il s’était enfui pour échapper à la persécution), Félix, averti par un ange, vint à son secours ; et comme il n’avait apporté avec lui aucune nourriture, il pressa dans la bouche de l’évêque le jus d’une grappe de raisin qu’il vit miraculeusement attachée à une haie voisine, après quoi, prenant le vieillard sur ses épaules, il l’emporta chez lui ; et, à la mort de Maxime, c’est lui qui fut élu évêque à sa place.
Un jour qu’il prêchait, et que ses persécuteurs le poursuivaient, il se cacha entre des murs en ruines ; et aussitôt Dieu ordonna à des araignées de tisser leur toile devant l’entrée de cette ruine : si bien que, en apercevant cette toile d’araignée, les persécuteurs s’en allèrent, convaincus que personne n’était entré par là. Saint Félix se cacha ensuite dans un autre lieu, où une femme le nourrit pendant trois mois sans voir une seule fois son visage. Enfin, au retour de la paix, il revint à son église, et c’est là qu’il s’endormit dans le Seigneur. Il fut enterré aux portes de la ville, dans un endroit nommé Pinci.
Il avait un frère, qui s’appelait, lui aussi, Félix, et qui montra un grand courage dans la persécution. Et l’on raconte que saint Félix cultivait un jardin, et que des voleurs, qui avaient entrepris de lui dérober ses légumes, ne purent s’empêcher, toute la nuit, de lui cultiver son jardin, de telle sorte que, le lendemain matin, saint Félix les trouva ainsi occupés. Aux compliments qu’il leur fit, les voleurs avouèrent leurs mauvais desseins ; et le saint les renvoya doucement chez eux. Un autre jour certains païens, venus pour s’emparer de saint Félix, éprouvèrent une douleur affreuse dans les mains ; et comme ils hurlaient, le saint leur dit : « Si vous voulez que votre douleur cesse aussitôt, dites : le Christ est Dieu ! » Et ils le dirent et furent guéris. Alors le prêtre des idoles vint le trouver et dit : « Seigneur évêque, mon dieu a pris la fuite dès qu’il t’a vu venir, en me disant qu’il ne pouvait pas supporter ta vertu. Si donc mon dieu te craint à ce point, combien davantage je dois te craindre ! » Et Félix l’instruisit dans la foi chrétienne, et le baptisa.
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Paul fut le premier ermite, ainsi que l’atteste saint Jérôme, qui a écrit sa vie. Pour échapper aux persécutions de Décius, il se retira dans un immense désert, et là, au fond d’une caverne, il demeura pendant soixante ans inconnu aux hommes.
Ce Décius se nommait aussi Gallien, et avait commencé de régner en l’an 256. Il tourmentait cruellement les chrétiens. Il fit un jour saisir deux jeunes chrétiens, fit enduire de miel le corps de l’un d’eux, et le fit exposer, sous un soleil torride, aux piqûres des mouches, des abeilles et des guêpes ; l’autre jeune homme fut placé sur un lit moelleux, dans un lieu charmant où l’air était doux, rempli du murmure de l’eau, du chant des oiseaux, et du parfum des fleurs ; et ce jeune homme fut lié, avec des cordes enguirlandées de fleurs, de façon à ne pouvoir remuer ni les pieds ni les mains. Le méchant empereur fit venir auprès de ce jeune homme certaine femme aussi impure que belle, qui reçut l’ordre de souiller la chair de ce jeune chrétien, rempli du seul amour de Dieu. Mais celui-ci, dès qu’il sentit dans sa chair des mouvements contraires à la raison, n’ayant point d’arme pour se défendre, coupa sa langue avec ses dents et la cracha au visage de l’impudique, échappant ainsi à la tentation par l’excès de la douleur, et se préparant un trophée à jamais admirable.
Effrayé de tels supplices et d’autres encore, saint Paul s’enfuit au désert. Et lorsque saint Antoine vint à son tour au désert, s’imaginant être le premier ermite, un songe lui apprit qu’un autre ermite, meilleur que lui, avait droit à son hommage. Aussi saint Antoine s’efforça-t-il de découvrir cet autre ermite. Et comme il le cherchait par les forêts, il rencontra d’abord un centaure, à -84- demi-homme, à demi-cheval, qui lui dit d’aller devant lui. Il rencontra ensuite un animal qui portait des dattes, et qui, par le haut du corps ressemblait à un homme, avec le ventre et les pieds d’une chèvre. Antoine lui demanda qui il était : il répondit qu’il était un satyre, c’est-à-dire une de ces créatures que les païens prenaient pour des dieux des bois. Enfin saint Antoine rencontra un loup, qui le conduisit jusqu’à la cellule de saint Paul. Or celui-ci, pressentant l’arrivée d’un homme, avait fermé sa porte. Mais Antoine le supplia de lui ouvrir, affirmant qu’il mourrait sur place plutôt que de se retirer. Et Paul, vaincu par ses prières, lui ouvrit ; et aussitôt les deux ermites se jetèrent dans les bras l’un de l’autre.
Et comme l’heure de midi approchait, un corbeau vint apporter un pain formé de deux parties. Et comme Antoine s’en étonnait, Paul lui dit que Dieu le nourrissait tous les jours de cette façon : il avait seulement doublé la ration, ce jour-là, à cause de la visite d’Antoine. Là-dessus s’engagea une pieuse dispute pour savoir qui des deux serait le plus digne de diviser le pain. Paul voulait que ce fût Antoine, en sa qualité d’hôte, Antoine voulait que ce fût Paul, en sa qualité d’aîné. Enfin tous deux prirent le pain, et le divisèrent en parties égales.
Et comme Antoine s’en revenait vers sa cellule, il vit passer au-dessus de lui deux anges portant l’âme de Paul. Il retourna aussitôt sur ses pas, et trouva le corps de Paul agenouillé dans l’attitude de la prière, de telle sorte qu’il crut qu’il était vivant. Le saint, cependant, était mort ; et Antoine s’écria : « O âme sainte, ce que tu faisais dans la vie, tu en gardes le signe jusque dans la mort ! » Et pendant qu’il songeait au moyen d’ensevelir Paul, voici qu’arrivèrent deux lions qui creusèrent une fosse, aidèrent à la sépulture, et s’en retournèrent dans leur forêt. Et Antoine prit le manteau de Paul, fait de feuilles de palmier : il le revêtit, depuis lors, aux jours de fêtes. La mort de Paul eut lieu vers l’an 287.
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Macaire, étant abbé, et marchant dans le désert, entra pour dormir dans un monument où étaient ensevelis des corps de païens ; et il plaça un de ces corps sous sa tête, en guise d’oreiller. Et les démons, voulant l’effrayer, appelaient, disant : « Lève-toi et viens avec nous au bain ! » Et un autre démon, s’étant introduit dans le corps du mort, et prenant une voix de femme, répondait : « Je ne puis me lever, car un étranger s’est mis sur moi ! » Mais Macaire, sans s’effrayer, dit au corps, après l’avoir battu : « Lève-toi et va-t’en, si tu le peux ! » Ce qu’entendant, les démons s’enfuirent, en criant à haute voix : « Seigneur, tu nous as vaincus ! »
Un jour, saint Macaire, traversant un marais pour regagner sa cellule, rencontra le diable, qui, armé d’une faux, voulut le frapper et ne put y parvenir. Et le démon lui dit : « J’ai beaucoup à souffrir de ton fait, Macaire, et cela, parce que je ne parviens pas à te vaincre. Je fais pourtant tout ce que tu fais ; tu jeûnes et moi je ne mange pas, tu veilles et moi je ne dors pas ; et il n’y a qu’une seule chose où tu me dépasses. » Et l’abbé dit : « Quelle est donc cette chose ? » Et le diable : « C’est ton humilité, en raison de laquelle je suis sans force contre toi ! »
Ayant trop à souffrir de la tentation, Macaire, mit sur ses épaules un grand sac rempli de sable, et alla le porter dans le désert, plusieurs jours de suite. Théosèbe, le rencontrant, lui dit : « Abbé, pourquoi portes-tu ce fardeau ? » Et il lui répondit : « Pour tourmenter mon corps qui me tourmente ! » Une autre fois, il vit Satan vêtu d’un manteau percé de trous et auquel pendaient d’innombrables flacons. Et Macaire lui dit : « Où vas-tu ? » Et lui : « Je porte à boire aux frères ! » -86- Et Macaire : « Mais pourquoi as-tu tant de flacons ? » Et le diable : « C’est pour être sûr de contenter les frères ; car si un des flacons ne leur plaît pas, je leur offrirai de l’autre ou du troisième, jusqu’à ce que l’un de mes flacons soit à leur goût ! » Plus tard, le voyant revenir, Macaire lui dit : « Eh bien, qu’as-tu fait ? » Il répondit : « Tous se sont sanctifiés et ont refusé mes flacons, à l’exception d’un seul, nommé Théotiste. » Aussitôt Macaire, se levant, alla trouver ce frère, et, par ses discours, le délivra de la tentation. Et le lendemain, Macaire, rencontrant de nouveau le diable, lui dit : « Où vas-tu ? » Il répondit : « Chez les frères ! » Et Macaire, quand il le vit revenir, lui demanda : « Eh bien, comment vont les frères ? » Et le diable répondit : « Mal ! » Et Macaire : « Comment cela ? » Et le diable : « Ils sont tous saints, et, pour comble de malheur, le seul d’entre eux que j’avais est perdu pour moi, et est même devenu le plus saint de tous ! » Et le vieillard, quand il entendit ces paroles, rendit grâces à Dieu.
Un autre jour, Macaire, ayant trouvé un crâne de mort, lui demanda de qui il avait été la tête. « — D’un païen ! — Et où est ton âme ? — En enfer ! » Macaire demanda au crâne si sa place en enfer était très profonde. « — Aussi profonde que la terre par rapport au ciel ! — Et y a-t-il des âmes logées encore plus bas que la tienne ? — Oui, celles des Juifs ! — Et, au-dessous des Juifs, y a-t-il encore d’autres âmes ? — Oui, celles des mauvais chrétiens qui, rachetés par le sang du Christ, font bon marché de ce privilège ! »
Ce bon abbé tua, un jour, de sa main, une puce ; et, l’ayant tuée, il fut désolé d’avoir vengé sa propre injure ; et pour se punir, il resta pendant six mois tout nu dans le désert, jusqu’à ce que tout son corps ne fût plus qu’une plaie. Et après cela, il s’endormit en paix, laissant au monde le souvenir de grandes vertus.
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Marcel était pape à Rome. Ayant osé reprocher à l’empereur Maximien sa cruauté à l’égard des chrétiens, et s’étant permis de célébrer la messe dans la maison d’une femme noble consacrée au Christ, il excita à tel point la rage de l’empereur, que celui-ci changea cette maison en écurie, et contraignit Marcel à y garder les chevaux, en qualité d’esclave. Et saint Marcel, après de nombreuses années de cet esclavage, s’endormit dans le Seigneur vers l’an 287.
La vie de ce saint a été écrite par saint Anastase.
I. Antoine avait vingt ans lorsqu’il entendit lire, à l’Eglise, les paroles de Jésus : « Si tu veux être parfait, vends ce que tu possèdes, et donnes-en le produit aux pauvres ! » Aussitôt Antoine vendit tous ses biens, en donna le produit aux pauvres, et alla se faire ermite au désert. Il eut à y soutenir des tentations innombrables de la part des démons. Un jour qu’il avait vaincu par sa foi le démon de la luxure, le diable lui apparut sous la forme d’un enfant noir, et, se prosternant devant lui, se reconnut vaincu. Une autre fois, comme il était dans une tombe d’Egypte, la foule des démons le maltraita si affreusement qu’un de ses compagnons le crut mort et l’emporta sur ses épaules ; mais comme tous les -88- frères, rassemblés, le pleuraient, il se releva et demanda à l’homme qui l’avait apporté de le rapporter à l’endroit où il l’avait trouvé. Et comme il y gisait, accablé de la douleur que lui causaient ses blessures, les démons reparurent, sous diverses formes d’animaux féroces, et se remirent à le déchirer avec leurs dents, leurs cornes, et leurs griffes. Alors, soudain, une lumière merveilleuse remplit le caveau, et mit en fuite tous les démons ; et Antoine se trouva aussitôt guéri. Et alors, comprenant que c’était Jésus qui venait à son secours, le saint lui dit : « Où étais-tu tout à l’heure, bon Jésus, et pourquoi n’étais-tu pas ici pour me secourir et guérir mes blessures ? » Et le Seigneur lui répondit : « Antoine, j’étais là, mais j’attendais de voir ton combat ; et maintenant que tu as lutté avec courage, je répandrai ta gloire dans le monde entier ! » Et telle était la ferveur du saint, que lorsque l’empereur Maximien mettait à mort les chrétiens, il suivait les martyrs jusqu’au lieu de leur supplice, espérant être supplicié avec eux ; et il s’affligeait fort de voir que le martyre lui était refusé.
II. Etant venu dans une autre partie du désert, il y trouva un grand disque d’argent ; et il se dit : « D’où peut venir ce disque d’argent, en un lieu où ne se voient nulles traces d’hommes ? Si un voyageur l’avait perdu, il serait revenu le chercher, et l’aurait certainement retrouvé, grand comme est ce disque. Satan, c’est encore un de tes tours ! Mais tu ne parviendras pas à ébranler ma volonté ! » Et, comme il disait cela, le disque s’évanouit en fumée. Il trouva ensuite une énorme masse d’or ; mais il l’évita comme le feu, et s’enfuit sur une montagne où il resta vingt ans, éclatant de miracles. Un jour qu’il était ravi en esprit, il vit le monde tout couvert de filets étroitement unis. Et il s’écria : « Oh ! qui pourra s’échapper hors de ces filets ? » Et une voix lui répondit : « L’humilité ! » Une autre fois, comme les anges l’emportaient dans les airs, les démons voulurent l’empêcher de passer en lui rappelant les péchés qu’il avait commis depuis sa naissance. Mais les anges : « Vous n’avez pas à parler de ces péchés, que la grâce du Christ -89- a déjà effacés. Mais, si vous en connaissez qu’Antoine ait commis depuis qu’il est moine, dites-les ! » Et, comme les diables se taisaient, Antoine put librement s’élever dans les airs et en redescendre.
III. Saint Antoine raconte qu’il a vu, un jour, certain diable de haute taille qui, osant se faire passer pour la Providence divine, lui dit : « Que veux-tu, Antoine, afin que je te le donne ? » Mais le saint, s’armant de sa foi, lui cracha au visage, se jeta sur lui, et aussitôt le diable s’évanouit. Une autre fois le diable lui apparut dans un corps d’une taille si haute que sa tête semblait toucher le ciel. Antoine lui ayant demandé qui il était, il avoua qu’il était Satan, et ajouta : « Pourquoi les moines me combattent-ils, et pourquoi les chrétiens me maudissent-ils ? » Et Antoine : « Ils ont raison de le faire, car tu ne cesses de les tourmenter ! » Et le diable : « Ce n’est pas moi qui les tourmente, mais ce sont eux qui se tourmentent eux-mêmes : car moi je ne puis plus rien, depuis que le règne du Christ s’est répandu sur toute la terre. »
IV. Quelqu’un demanda à saint Antoine : « Que dois-je faire pour plaire à Dieu ? » Et le saint lui répondit : « Où que tu ailles, aie toujours Dieu devant les yeux ; quoi que tu fasses, obéis aux préceptes de la Sainte Ecriture ; et, dans quelque lieu que tu te trouves, restes-y ! Fais ces trois choses, et tu seras sauvé ! » Un abbé ayant demandé, lui aussi, à saint Antoine ce qu’il devait faire, le saint répondit : « Ne te fie pas à ta justice, contiens ton ventre et ta langue, et, quand une chose est passée, ne la regrette pas ! » Et il dit encore : « De même que les poissons meurent si on les met à sec, de même les moines qui s’attardent hors de leur cellule et fréquentent les séculiers se relâchent de leur bon propos. » Et il dit encore : « Celui qui vit dans la solitude est délivré de trois guerres, à savoir : contre l’ouïe, la vue et la parole, et n’a à lutter que contre son cœur. »
V. Saint Antoine disait que les mouvements du corps pouvaient être de trois sortes : les uns provenant de la nature même, les autres de l’excès d’aliments, d’autres -90- enfin de la suggestion du démon. Un frère de son ermitage avait renoncé au siècle, mais non pas entièrement, car il gardait encore quelques biens. Et Antoine lui dit : « Va acheter de la viande ! » Et comme le frère revenait avec la viande, des chiens se jetèrent sur lui et le mordirent. Alors Antoine lui dit : « Ceux qui renoncent au monde et qui veulent garder des biens, c’est ainsi qu’ils sont déchirés par les démons ! »
Un jour qu’il s’ennuyait dans sa cellule, il dit : « Seigneur, je veux être sauvé, et mes pensées ne me le permettent pas ! » Alors, sortant de sa cellule, il vit un inconnu qui était assis et travaillait, après quoi il se relevait et priait. Or cet inconnu était un ange, et il dit à Antoine : « Fais ainsi, et tu seras sauvé ! »
Et un jour, comme Antoine travaillait avec ses frères, ceux-ci l’entendirent prier Dieu de détourner du monde le malheur qui se préparait. Puis, comme les frères lui demandaient quel était ce malheur, il répondit, avec des larmes et des sanglots : « J’ai vu dans le ciel l’autel de Dieu entouré par une multitude de chevaux qui foulaient aux pieds les choses saintes ; et j’ai entendu la voix du Seigneur disant : « Mon autel sera souillé ! » Et, en effet, deux ans après, les ariens hérétiques rompirent l’unité de l’Eglise, souillèrent les choses saintes, et foulèrent aux pieds les autels chrétiens.
VI. Un chef égyptien, nommé Ballachius, s’étant affilié à la secte des ariens, persécutait l’Eglise de Dieu, et faisait exposer à nu et battre de verges les moines et les religieuses. Alors saint Antoine lui écrivit : « Je vois la colère de Dieu prête à s’abattre sur toi. Cesse de persécuter les chrétiens, si tu veux la détourner de toi ! » Le malheureux lut la lettre, en rit, la jeta à terre, fit battre les moines qui l’avaient apportée, et les chargea de dire à leur maître Antoine que, lui aussi, il sentirait bientôt la rigueur de sa discipline. Or, cinq jours après, Ballachius, ayant voulu monter un de ses chevaux, animal d’une douceur parfaite, fut renversé par ce cheval, mordu, foulé aux pieds ; et il mourut le surlendemain.
Un jour, les frères demandèrent à Antoine le secret du -91- salut. Le saint leur répondit : « N’avez-vous pas entendu que Jésus a dit : « Si l’on te frappe sur une joue, tends l’autre joue ? » Et eux : « Oui, mais cela est au-dessus de nos forces ! » Et Antoine : « Alors souffrez du moins avec patience d’être frappés sur une joue ! » Et eux : « Cela encore est au-dessus de nos forces ! » Et saint Antoine : « Alors contentez-vous, du moins, de ne pas frapper plus qu’on ne vous aura frappés ! » Et eux : « Cela même est encore au-dessus de nos forces ! » Sur quoi Antoine, se tournant vers son disciple, lui dit : « Va préparer une liqueur fortifiante pour ces frères, car en vérité ils sont bien débiles ; et quant à vous, la prière est la seule chose que je puisse vous recommander ! » Tout cela se lit dans les Vies des Pères. Enfin saint Antoine, parvenu à l’âge de cent cinq ans, s’endormit en paix après avoir embrassé ses frères : il mourut sous le règne de Constantin, qui monta sur le trône en l’an 340.
Fabien était citoyen romain ; et, un jour que la foule avait à élire un nouveau pape, il se joignit à elle pour connaître l’issue de l’élection. Or, voici qu’une colombe blanche descendit du ciel et se posa sur la tête de Fabien : ce que voyant, la foule l’élut pape. Alors, comme le rapporte le pape Damase, il envoya dans les diverses régions du monde sept diacres et sept sous-diacres, chargés de recueillir par écrit tous les actes des martyrs. Il fit également bâtir de nombreuses basiliques sur les lieux où étaient ensevelis ces saints martyrs. Et c’est lui aussi qui a décidé que, tous les ans, le jour de la Sainte-Cène[5], le saint chrême de l’année précédente -92- serait brûlé et remplacé par un nouveau, consacré en ce même jour. Et Haimon rapporte que, l’empereur Philippe ayant voulu assister à la veillée de Pâques et participer aux sacrements, le pape Fabien lui résista et lui défendit l’accès de l’église jusqu’à ce qu’il eut confessé ses péchés et fait pénitence. Enfin saint Fabien, dans la treizième année de son pontificat, obtint la couronne du martyre, ayant été décapité sur l’ordre de Décius. Son martyre eut lieu vers l’an du Seigneur 253.
[5] Le jeudi saint.
I. Sébastien, originaire de Narbonne et citoyen de Milan, était animé d’une foi chrétienne très ardente. Mais les empereurs païens Maximien et Dioclétien avaient pour lui une telle affection qu’ils l’avaient nommé chef de la première cohorte ; et l’avaient attaché à leur personne. Et lui, il ne portait la chlamyde militaire que pour pouvoir aider et consoler les chrétiens persécutés.
Or comme, un jour, deux frères jumeaux, Marcellin et Marc, allaient être décapités pour s’être refusés à abjurer la foi du Christ, leurs parents vinrent les trouver pour les engager à se laisser fléchir. Leur mère, d’abord, se présenta devant eux, les cheveux dénoués, les vêtements déchirés, la poitrine nue, et leur dit : « O mes fils chéris, une misère inouïe et un deuil affreux s’abattent sur moi ! Malheureuse que je suis, je perds mes fils de leur propre gré ! Si l’ennemi me les avait enlevés, je serais allée les lui reprendre au plus fort du combat ; si des juges s’étaient emparés d’eux pour les mettre en prison, je me serais fait tuer pour les délivrer. Mais ceci est un nouveau genre de mort, où la victime prie le bourreau de la frapper, où le vivant aspire à ne -93- plus vivre, et invite la mort au lieu de l’éviter. Ceci est un nouveau genre de souffrance, où la jeunesse des fils, spontanément, se perd, tandis que la vieillesse des parents est condamnée à survivre ! » Ensuite arriva le père, conduit sur les bras de ses esclaves ; et ce vieillard, la tête couverte de cendres, s’écria : « Je suis venu dire adieu à mes fils, qui, de leur plein gré, ont voulu nous quitter ! O mes fils, bâton de ma vieillesse et sang de mon cœur, pourquoi avez-vous ainsi soif de la mort ? Que tous les jeunes gens viennent pleurer sur ces jeunes gens obstinés à périr ! Que tous les vieillards viennent pleurer avec moi sur la mort de mes fils ! Et vous, mes yeux, éteignez-vous à force de larmes, pour que je ne voie pas mes fils tomber sous le glaive ! » Puis arrivèrent les femmes des deux jeunes gens, tenant dans leurs bras leurs fils, et gémissant, et disant : « A qui nous confiez-vous, qui prendra soin de ces enfants, qui se partagera vos biens ? Avez-vous donc des cœurs de fer, vous qui dédaignez vos parents, repoussez vos femmes, reniez vos fils ? » Et déjà le courage des deux jeunes gens commençait à mollir, lorsque saint Sébastien, qui assistait à la scène, s’avança et dit : « Braves soldats du Christ, que ces flatteries et ces prières ne vous fassent pas renoncer à la couronne éternelle ! » Puis, se tournant vers les parents, il leur dit : « Soyez sans crainte ! Ils ne seront pas séparés de vous, mais, au contraire, ils iront vous préparer au Ciel des demeures durables ! » Et pendant que saint Sébastien parlait ainsi, il se trouva entouré d’une grande lumière descendue du ciel, et on le vit soudain revêtu d’un manteau étincelant de blancheur, avec sept anges debout devant lui. Et Zoé, la femme de Nicostrate, dans la maison de qui les deux gens étaient gardés, vint se prosterner aux pieds de Sébastien, et l’implora par signes, car elle avait perdu l’usage de la parole. Alors le saint dit : « Si je suis le serviteur du Christ, et si les choses que j’ai dites sont vraies, ô toi qui as ouvert la bouche du prophète Zacharie, ouvre la bouche de cette femme ! » Et la femme, retrouvant la parole, s’écria : « Béni soit ton discours, et bénis ceux qui croient -94- à ce que tu dis ! car j’ai vu un ange debout devant toi et tenant un livre où il inscrivait toutes tes paroles ! » Et le mari de cette femme, se jetant à son tour aux pieds du saint, implora son pardon, après quoi, brisant les chaînes des martyrs, il les pria de s’en aller en liberté. Mais eux, ils déclarèrent que, pour rien au monde, ils ne renonceraient à la victoire qu’ils avaient remportée. Et telles étaient la grâce et la vertu divines de la parole de saint Sébastien que non seulement il fortifia Marcellin et Marc dans la constance du martyre, mais qu’il convertit aussi leur père Tranquillin, et leur mère, et d’autres personnes, qui toutes furent baptisées par le prêtre Polycarpe.
Et le vieux Tranquillin, qui était atteint d’une maladie grave, guérit dès qu’il fut baptisé. Ce qu’apprenant le préfet de la ville de Rome, qui était lui-même très malade, demanda à Tranquillin de lui amener l’homme qui l’avait guéri. Et quand le vieillard lui eut amené Sébastien et Polycarpe, il les pria de lui rendre la santé. Mais Sébastien lui dit qu’il ne guérirait que s’il permettait à Polycarpe et à lui de briser en sa présence les idoles des dieux. Et, le préfet Chromace ayant fini par y consentir, les deux saints brisèrent plus de deux cents idoles. Puis ils dirent à Chromace : « Puisque l’acte que nous venons de faire ne t’a pas rendu la santé, c’est donc que, ou bien tu n’as pas encore abjuré tes erreurs, ou bien que tu gardes debout quelque autre idole ! » Alors il avoua qu’il possédait, dans sa maison, une chambre où était représenté tout le système des étoiles, et qui lui permettait de prévoir l’avenir : ajoutant que son père avait dépensé plus de deux cents livres d’or pour l’installation de cette chambre. Et saint Sébastien : « Aussi longtemps que cette chambre ne sera pas détruite, tu ne retrouveras pas la santé ! » Et Chromace consentit à ce qu’elle fût détruite. Mais son fils Tiburce, jeune homme des plus remarquables, s’écria : « Je ne souffrirai pas que l’on détruise impunément une œuvre aussi magnifique ! Mais comme, d’autre part, je souhaite de tout mon cœur le retour de mon père à la -95- santé, je propose que l’on chauffe deux fours, et que, si après la destruction de cette chambre mon père ne guérit pas, les deux chrétiens soient brûlés vifs ! » Et Sébastien : « Qu’il en soit fait comme tu as dit ! » Et pendant qu’il brisait la chambre magique, un ange apparut au préfet et lui annonça que le Seigneur Jésus lui avait rendu la santé. Alors le préfet et son fils Tiburce et quatre mille personnes de sa maison reçurent le baptême. Et Zoé, qui s’était convertie la première, fut prise par les infidèles et mourut après de longues tortures ; ce qu’apprenant le vieux Tranquillin s’écria : « Voici que les femmes nous devancent au martyre ! » Et lui-même fut lapidé peu de jours après.
Or, saint Tiburce reçut l’ordre d’offrir de l’encens aux dieux, ou bien de marcher pieds nus sur des charbons ardents. Alors, ayant fait le signe de la croix, il se mit à marcher sur les charbons ardents, en disant : « Il me semble que je marche sur un lit de roses. » Et le préfet Fabien lui dit : « Oui, je sais que votre Christ vous a enseigné des artifices magiques ! » Mais Tiburce : « Tais-toi, malheureux, car tu n’es pas digne de prononcer ce saint nom ! » Et le préfet, furieux, lui fit couper la tête. Quant à Marcellin et à Marc, ils furent attachés à un poteau, et là ils chantaient joyeusement : « Quelle belle et douce chose, pour deux frères, d’être réunis…, etc. » Alors le préfet leur dit : « Malheureux, renoncez à votre folie, et regagnez votre liberté ! » Mais eux : « Jamais nous n’avons été aussi heureux, et nous te supplions de nous laisser ainsi jusqu’à ce que nos âmes soient délivrées de l’enveloppe de nos corps ! » Sur quoi le préfet leur fit percer le flanc à coups de lance ; et ainsi s’acheva leur martyre.
Après cela, ce préfet dénonça Sébastien à l’empereur Dioclétien, qui, l’ayant appelé, lui dit : « Ingrat, je t’ai placé au premier rang dans mon palais, et toi tu as travaillé contre moi et mes dieux ! » Et Sébastien : « Pour toi et pour l’Etat romain j’ai toujours prié Dieu, qui est dans le Ciel. » Alors Dioclétien le fit attacher à un poteau au milieu du champ de Mars, et ordonna à ses -96- soldats de le percer de flèches. Et les soldats lui lancèrent tant de flèches qu’il fut tout couvert de pointes comme un hérisson ; après quoi, le croyant mort, ils l’abandonnèrent. Et voici que peu de jours après, saint Sébastien, debout sur l’escalier du palais, aborda les deux empereurs et leur reprocha durement le mal qu’ils faisaient aux chrétiens. Et les empereurs dirent : « N’est-ce point là Sébastien, que nous avons fait tuer à coups de flèches ? » Et Sébastien : « Le Seigneur a daigné me rappeler à la vie, afin qu’une fois encore je vienne à vous, et vous reproche le mal que vous faites aux serviteurs du Christ ! » Alors les empereurs le firent frapper de verges jusqu’à ce que mort s’ensuivît, et ils firent jeter son corps à l’égout, pour empêcher que les chrétiens ne le vénérassent comme la relique d’un martyr. Mais, dès la nuit suivante, saint Sébastien apparut à sainte Lucine, lui révéla où était son corps, et lui ordonna de l’ensevelir auprès des restes des apôtres : ce qui fut fait. Il subit le martyre vers l’an du Seigneur 187.
II. Saint Grégoire rapporte, au premier livre de ses Dialogues, l’histoire que voici. Certaine femme de la Toscane, récemment mariée, avait été invitée à la dédicace d’une église de saint Sébastien. Mais, la nuit qui précédait la cérémonie, elle se sentit si vivement stimulée par la volupté charnelle qu’elle ne put s’abstenir des caresses de son mari. Or, le matin suivant, cette femme se rendit cependant à l’église, ayant plus de honte des hommes que de Dieu. Mais à peine entrée dans la chapelle où étaient les reliques de saint Sébastien, un diable s’empara d’elle, et se mit à la tourmenter en présence de tous. Alors le prêtre de l’église la couvrit du voile de l’autel, et aussitôt le diable s’empara de ce prêtre. On conduisit la femme chez des magiciens ; mais, au cours de leurs incantations, une légion entière de démons, c’est-à-dire une troupe de six mille six cent soixante-six d’entre eux, pénétra dans cette femme pour la tourmenter encore davantage. Et seul un pieux vieillard, nommé Fortunat, réussit par ses prières à chasser les diables du corps de la femme.
-97- On lit dans les Annales lombardes qu’au temps du roi Humbert l’Italie entière fut atteinte d’une peste si malfaisante qu’on avait peine à trouver quelqu’un pour ensevelir les cadavres : et cette peste ravageait surtout Pavie. Alors, un ange révéla que le mal ne cesserait que si l’on élevait un autel à saint Sébastien, dans la ville de Pavie. Et l’on éleva aussitôt cet autel dans l’église de Saint-Pierre aux Liens : sur quoi la peste disparut tout à fait. Et les reliques de saint Sébastien furent transportées à Pavie, de Rome, où avait eu lieu son martyre.
I. Agnès, vierge très sage, avait treize ans lorsqu’elle perdit la mort et trouva la vie. Elle était jeune d’années, mais mûre d’esprit et d’âme ; elle était belle de visage, mais plus belle de cœur. Le fils d’un préfet, la voyant revenir de l’école, se prit d’amour pour elle. Il lui promit des diamants et de nombreuses richesses si elle consentait à être sa femme. Mais Agnès lui répondit : « Eloigne-toi de moi, aiguillon du péché, aliment du crime, poison de l’âme, car je me suis déjà donnée à un autre amant ! » Elle se mit à lui faire l’éloge de son amant et fiancé, vantant chez lui les cinq qualités que les fiancées estiment le plus chez leurs fiancés, à savoir : la noblesse de race, la beauté, la richesse, le courage uni à la force, et enfin l’amour. Et elle dit : « Celui que j’aime est plus noble que toi, le soleil et la lune admirent sa beauté, ses richesses sont inépuisables, il est assez puissant pour faire revivre les morts, et son amour dépasse tout amour. Il a mis son anneau à mon doigt, m’a donné un collier de pierres précieuses, et m’a -98- vêtue d’une robe tissée d’or. Il a posé un signe sur mon visage, pour m’empêcher d’aimer aucun autre que lui, et il a arrosé mes genoux de son sang. Déjà je me suis donnée à ses caresses, déjà son corps s’est mêlé à mon corps ; et il m’a fait voir un trésor incomparable qu’il m’a promis de me donner si je persévérais à l’aimer. » Ce qu’entendant, le jeune homme devint malade d’amour, en danger de mort. Son père va trouver la jeune fille, au nom de son fils ; mais Agnès lui répond qu’elle ne peut violer la foi promise à son premier fiancé ! Alors le préfet lui demande quel est ce fiancé, et comme quelqu’un lui fait entendre que c’est le Christ qu’elle appelle son fiancé, il se met d’abord à la questionner doucement, puis la menace de la punir si elle refuse de répondre. Mais Agnès lui dit : « Fais ce que tu voudras, je ne te livrerai pas mon secret ! » Alors le préfet : « Choisis entre deux partis ! Ou bien sacrifie à Vesta avec les vierges de la déesse, si tu tiens à ta virginité, ou bien je te ferai enfermer avec des prostituées ! » Mais elle : « Je ne sacrifierai pas à tes dieux, et cependant je ne me laisserai pas souiller, car j’ai près de moi un gardien de mon corps, un ange du Seigneur ! » Alors le préfet la fit dépouiller de ses vêtements, et conduire toute nue dans une maison de débauche. Mais Dieu lui fit pousser des cheveux en telle abondance que ces cheveux la couvraient mieux que tous les vêtements. Et, quand elle entra dans le mauvais lieu, elle y trouva un ange qui l’attendait, tenant une tunique d’une blancheur éclatante. Et ainsi le lupanar devint pour elle un lieu de prière, et l’ange l’éclaira d’une lumière surnaturelle.
Or, le fils du préfet vint dans ce lieu avec d’autres jeunes gens, et invita ses compagnons à jouir d’abord de la jeune fille. Mais, en pénétrant dans la chambre d’Agnès, ils furent si effrayés de la vue de cette lumière qu’ils s’enfuirent auprès du fils du préfet ; et lui, les traitant de lâches, se rua dans la chambre, plein de fureur. Mais aussitôt le diable l’étrangla, Dieu l’ayant abandonné. Alors le préfet, tout en larmes, se rendit auprès d’Agnès, et l’interrogea sur la mort de son fils. -99- Et Agnès : « Celui dont il voulait réaliser la volonté a reçu pouvoir sur lui, et l’a tué. » Et le préfet lui dit : « Si tu ne veux pas que je croie que c’est toi qui l’as tué par des artifices magiques, demande et obtiens qu’il ressuscite ! » Et, sur la prière d’Agnès, le jeune homme ressuscita, et se mit à confesser publiquement le Christ.
Mais alors les prêtres des dieux, soulevant le peuple, s’écrièrent : « A mort la magicienne, qui, par sorcellerie, change les âmes et pervertit les cerveaux ! » Cependant le préfet, en présence d’un tel miracle, aurait voulu la délivrer ; mais, craignant la proscription, il se retira tristement, et laissa Agnès sous la garde d’un lieutenant. Et celui-ci, dont le nom était Aspasius, fit jeter la jeune fille dans un feu ardent ; mais la flamme, se séparant en deux, brûlait la foule des païens sans toucher Agnès. Alors Aspasius lui fit plonger un poignard dans la gorge : et c’est ainsi que le fiancé céleste la prit pour épouse, après l’avoir ornée de la couronne du martyre. Ce martyre eut lieu, à ce que l’on croit, sous le règne de Constantin le Grand, qui régnait vers l’an 309. Et comme les parents de sainte Agnès et les autres chrétiens l’ensevelissaient avec joie, à grand’peine ils échappèrent à la pluie de pierres que les païens lançaient contre eux.
II. Sainte Agnès avait une sœur de lait nommée Emérantienne, vierge pleine de sainteté, et qui se préparait à recevoir le baptême. Or cette jeune fille se tint debout devant le sépulcre d’Agnès, et se mit à invectiver les païens qui l’avaient tuée, jusqu’à ce que ces païens la tuèrent elle-même à coups de pierres. Aussitôt la terre trembla, et la foudre de Dieu s’abattit sur ce lieu, tuant bon nombre de païens : de telle sorte que, depuis lors, on laissa les fidèles s’approcher du tombeau sans leur faire aucun mal. Et le corps d’Emérantienne fut enseveli auprès de celui de sainte Agnès. Et, huit jours après, comme les parents de celle-ci veillaient autour du tombeau, ils virent un chœur de vierges en robes d’or ; et parmi elles ils virent la bienheureuse Agnès, ayant à côté d’elle un agneau plus blanc que la neige. Et elle leur -100- dit : « Voyez, afin que vous ne me pleuriez pas comme morte, mais que vous vous réjouissiez avec moi et vous félicitiez avec moi ; car j’ai été admise désormais à siéger au milieu de cette troupe de lumière ! » C’est à cause de cette vision que l’Eglise célèbre, huit jours après la fête de sainte Agnès, l’octave de cette fête.
III. La nouvelle de cette vision parvint jusqu’à Constance, fille de Constantin, qui était affligée d’une lèpre très maligne. Aussitôt la jeune princesse se rendit au tombeau de la sainte, et là, après avoir prié, elle vit en rêve sainte Agnès lui disant : « Constance, sois constante ! Crois au Christ et tu seras guérie ! » Se réveillant soudain, Constance se trouva guérie ; elle reçut le baptême, fit élever une basilique sur le tombeau de la sainte, et y rassembla autour d’elle de nombreuses vierges qui, comme elle, vécurent toute leur vie dans la chasteté.
IV. Certain prêtre de l’église de sainte Agnès, nommé Paulin, commença un jour à être tourmenté d’une terrible tentation de la chair ; et, comme il ne voulait pas offenser Dieu, il demanda au souverain pontife la permission de prendre femme. Mais le pape, qui connaissait sa bonté et sa simplicité, lui remit un anneau orné d’une émeraude, et lui dit de s’adresser avec la même demande à une belle statue de sainte Agnès qui se trouvait dans son église. Et comme le prêtre demandait à sainte Agnès de l’autoriser à se marier, la statue étendit tout à coup vers lui son doigt annulaire, y passa l’anneau donné par le pape, puis retira sa main ; et, sur-le-champ, le prêtre fut délivré de toutes ses tentations. Telle est, dit-on, l’origine de l’anneau qui se voit aujourd’hui encore au doigt de la statue. Mais d’autres disent que cet anneau fut donné par le pape à un prêtre qui se trouva chargé, en même temps, de veiller sur la basilique de sainte Agnès comme sur une épouse ; car, faute de soins, le temple vénérable tombait en ruines ; et la statue de la sainte aurait passé l’anneau à son doigt en signe d’acceptation de ces fiançailles.
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Le martyre de saint Vincent a été raconté, dit-on, par saint Augustin. Prudence l’a chanté en des vers magnifiques.
I. Vincent, noble de race, mais plus noble encore de foi et de piété, était diacre du saint évêque Valère ; et comme il avait plus d’éloquence que le vieil évêque, celui-ci lui avait confié le soin de prêcher à sa place, afin de pouvoir mieux se livrer, lui-même, à la prière et à la contemplation. Or, sur l’ordre du gouverneur Dacien, tous deux furent conduits à Valence et jetés en prison. Le gouverneur les y laissa longtemps sans nourriture ; puis, quand il les crut presque morts de faim, il les fit amener devant lui. Et, en voyant qu’ils étaient pleins de santé et de joie, il devint furieux et s’écria : « Comment, oses-tu, Valère, sous prétexte de religion, résister aux décrets de tes princes ? » Saint Valère se mit en devoir de répondre, avec sa douceur habituelle ; mais Vincent lui dit : « Père vénéré, ce n’est pas le moment de murmurer d’une voix faible, comme si l’on avait peur, mais de parler haut et librement ! Si donc tu veux me l’ordonner, mon père, je répondrai pour toi à ce juge ! » Et Valère : « Fils bien-aimé, depuis longtemps déjà je t’ai confié le soin de parler à ma place. Je te charge à présent de répondre au nom de la foi que nous défendons. » Alors Vincent, se tournant vers Dacien : « Sache, lui dit-il, toi qui nous accuses, que pour nous, chrétiens, c’est un blasphème affreux de renier notre foi ! » Dacien, de plus en plus irrité, envoya le vieil évêque en exil ; et, tant pour punir le jeune diacre de son audace que pour effrayer par son exemple les autres chrétiens, il fit étendre Vincent sur un chevalet, et ordonna qu’on lui rompît les membres. Et -102- lorsque l’on eut rompu les membres du saint, le gouverneur lui dit : « Hé bien, Vincent, voilà ton misérable corps dans un bel état ! » Mais le saint lui répondit en souriant : « C’est ce que j’ai de tout temps souhaité ! » Dacien, exaspéré, le menaça d’autres supplices, s’il persistait à ne pas céder. Mais Vincent : « Insensé, plus tu crois te fâcher contre moi, plus en réalité tu as pitié de moi. Laisse-toi donc aller à toute ta malice ! Tu verras que, avec l’aide de Dieu, j’aurai plus de pouvoir dans les supplices que toi en me suppliciant ! » Et comme le gouverneur criait, et frappait les bourreaux pour les punir de leur mollesse, Vincent lui dit encore : « Pauvre Dacien, c’est toi-même qui me venges de mes bourreaux ! » Le gouverneur écumait de rage. « Pourquoi vos mains faiblissent-elles ? dit-il aux bourreaux. Vous avez pu avoir raison d’adultères et de parricides, et leur arracher des aveux : pourquoi, seul, ce Vincent reste-t-il au-dessus de vos coups ? » Alors les bourreaux enfoncèrent des peignes de fer dans les côtes du saint, à tel point que, de tout son corps, le sang coulait, et que ses entrailles sortaient entre les côtes brisées. Et Dacien lui dit : « Vincent, aie pitié de toi ! Tu peux encore recouvrer ta belle jeunesse et t’épargner d’autres supplices qu’on apprête pour toi ! » Mais Vincent : « Langue empoisonnée, je ne crains pas tes tourments ; mais, ce qui m’effraie, c’est que tu feignes d’avoir pitié de moi. Car plus je te vois furieux, plus grand est mon plaisir. Garde-toi de rien atténuer aux supplices que tu me prépares, afin que j’aie plus d’occasions de te montrer ma victoire ! » Alors Dacien le fit retirer du chevalet, fit apporter un gril, et ordonna d’allumer un grand feu. Et le saint, par ses paroles, encourageait les bourreaux à presser leur travail. Puis, montant de son plein gré sur le gril, il offrit au feu tous ses membres, pendant que des pointes enflammés s’enfonçaient dans ses chairs, et pendant qu’on jetait du sel dans le feu, pour que ce sel, pénétrant dans ses plaies, lui rendît plus cruelle la sensation de la brûlure. Et, après ses jointures, ses entrailles elles-mêmes furent transpercées et se répandirent autour de -103- lui ; et lui, immobile et les yeux levés au ciel, il invoquait le Seigneur.
Les bourreaux vinrent en apporter la nouvelle à Dacien. « Hélas, dit celui-ci, il nous a vaincus ! Mais pour prolonger son supplice, jetez-le maintenant dans le plus sombre des cachots, après avoir semé sur le sol des pointes très aiguës ; et, lui ayant lié les pieds, laissez-le là ! Puis, quand il sera mort, venez me le dire ! » Et les cruels serviteurs s’empressèrent d’obéir à leur maître, plus cruel encore. Mais voici que le Roi pour qui souffre le glorieux soldat, voici qu’il change sa peine en une gloire nouvelle. Car les ténèbres du cachot se trouvent chassées par une immense lumière, l’aspérité des pointes se change en un lit de douces fleurs, les liens des pieds se brisent, et des anges viennent consoler le martyr. Et celui-ci, marchant sur les fleurs, chante avec les anges ; l’harmonie du chant, le parfum des fleurs se répandent hors de la prison. Les gardiens, épouvantés, regardent à l’intérieur du cachot, par les fentes de la porte, et le spectacle qu’ils aperçoivent les convertit à la foi du Christ. Mais Dacien, apprenant cette nouvelle défaite, dit : « Décidément, cet homme nous a vaincus. Inutile de lutter davantage. Qu’on le transporte sur un lit, pour le ranimer ; et quand il commencera à se remettre, nous verrons à lui faire goûter d’autres supplices ! » On transporta donc le saint sur un lit ; et là, après s’être un peu reposé, il rendit l’âme. Cela se passait vers l’an du Seigneur 287, sous le règne des empereurs Dioclétien et Maximien.
Mais Dacien, en apprenant cette mort, fut saisi à la fois de frayeur et de honte. Et il dit : « Puisque je n’ai pu le vaincre vivant, du moins je le punirai mort et me rassasierai de son châtiment. De cette façon, j’aurai le dernier mot sur lui ! » Et il fit exposer le corps du saint dans un champ, pour y être dévoré par les bêtes et les oiseaux de proie. Mais aussitôt des anges vinrent garder le corps, le protégeant contre l’approche des bêtes. Un corbeau gigantesque chassa à grands coups d’ailes les loups et les oiseaux de proie, puis se tint immobile devant -104- le corps, considérant avec admiration les anges chargés de le garder. Et Dacien, à cette nouvelle, dit : « Je crains bien que, même mort, il ne se laisse pas vaincre par moi ! » Il tenta cependant une dernière épreuve. Il fit attacher au corps une énorme pierre et le fit jeter à la mer, pour être dévoré par les poissons. Mais en vain les matelots essayèrent de submerger le corps ; celui-ci se mit à flotter, devançant les matelots, et rejoignit le rivage, où il fut recueilli par une pieuse femme qui, avec l’aide de ses frères chrétiens, l’ensevelit solennellement.
II. Saint Augustin dit de ce martyre : « Le bienheureux Vincent vainquit dans les mots et vainquit dans les maux, il vainquit dans la confession et dans la tribulation, il vainquit broyé et vainquit noyé. » Et saint Ambroise, dans une préface, dit : « Vincent est rompu, écartelé, coupé, flagellé, brûlé ; mais son esprit reste indomptable, parce qu’il craint Dieu plus que le siècle et aime mieux mourir au monde qu’à Dieu. » Et Prudence, qui brillait sous le règne de Théodore l’Ancien, vers l’an du Seigneur 387, nous raconte que saint Vincent dit encore à Dacien : « Les tourments, les prisons, les pointes de fer, les flammes et la mort, tout cela n’est qu’un jeu pour le chrétien. » Alors Dacien : « Qu’on le lie et qu’on lui détende les bras en tous sens jusqu’à ce que toutes les jointures de ses os éclatent et que son foie lui sorte du corps ! » Mais le soldat de Dieu se riait de ces supplices, reprochant au fer de ne pas entrer plus avant en lui. Et plus tard, dans le cachot, un des anges lui dit : « Lève-toi, saint martyr, et viens prendre ta place dans la troupe céleste ! Soldat invincible, le plus brave des braves, les tortures elles-mêmes te craignent comme leur vainqueur ! » Et Prudence, après avoir raconté cela, s’écrie : « Héros sublime, tu as obtenu une double palme, tu t’es rendu digne d’un double laurier ! »
-105-
I. Jean, patriarche d’Alexandrie, une nuit qu’il était en prière, vit une jeune fille merveilleusement belle qui se tenait debout près de lui et qui avait sur la tête une couronne d’olivier. Jean, stupéfait, lui demanda qui elle était, et la jeune fille lui répondit : « Je suis la miséricorde, c’est moi qui ai amené sur la terre le Fils de Dieu. Prends-moi pour femme et tu t’en trouveras bien ! » Et en effet, Jean devint depuis lors si miséricordieux qu’il fut appelé « Eleymon », c’est-à-dire l’aumônier. Il avait l’habitude d’appeler les pauvres « ses maîtres » ; et c’est à son exemple que les hospitaliers donnent aux pauvres le titre de « seigneurs ». Un jour, ayant rassemblé ses serviteurs, il leur dit : « Allez par toute la ville, et dressez-moi une liste de tous mes seigneurs. » Et comme on ne comprenait pas ce qu’il voulait dire, il reprit : « Ceux que vous appelez indigents et mendiants, je les appelle, moi, nos maîtres et seigneurs. Ce sont eux, en effet, qui, seuls, peuvent nous donner le royaume des cieux. » Et pour exhorter les fidèles à l’aumône, il avait l’habitude de leur raconter l’histoire que voici :
Un jour, des mendiants se chauffaient au soleil, et s’amusaient à comparer le mérite des riches de la ville, louant les bons et blâmant les méchants. Vint à passer par là un receveur d’impôts nommé Pierre, homme riche et puissant, mais sans pitié pour les pauvres, et qui faisait chasser brutalement ceux qui mendiaient à sa porte. Les mendiants se trouvèrent d’accord pour constater que pas un d’entre eux n’avait jamais reçu de lui une aumône. Alors l’un d’entre eux dit à ses compagnons : « Voulez-vous gager avec moi que, aujourd’hui même, je me ferai donner une aumône par lui ? » La -106- gageure fut tenue, et le mendiant, s’avançant vers Pierre, lui demanda l’aumône. Or le receveur marchait accompagné d’un esclave qui portait des pains de seigle dans un panier ; et, dans sa colère, ne trouvant pas de caillou sous la main, il prit un pain dans le panier et le lança sur le mendiant. Celui-ci saisit le pain, et courut montrer à ses compagnons l’aumône qu’il avait reçue. Deux jours après, Pierre tomba malade et eut une vision. Il se vit comparaissant devant le tribunal suprême, et, sur l’un des plateaux de la balance, des diables tout noirs déposaient ses péchés, tandis que de l’autre côté se tenaient tristement des anges vêtus de blanc, ne trouvant rien à mettre pour faire contre-poids. Et l’un de ces anges dit : « En vérité nous n’avons rien à mettre sur ce plateau, si ce n’est un pain de seigle qu’il a donné au Christ il y a deux jours, et encore malgré lui ! » Et les anges mirent ce pain sur le plateau, et Pierre vit qu’il faisait contrepoids à tous ses péchés. Et les anges lui dirent : « Ajoute quelque chose à ce pain de seigle, si tu ne veux pas tomber entre les mains de tous ces méchants diables ! » Alors Pierre, s’éveillant, dit : « En vérité, si un seul pain de seigle, jeté par colère à un pauvre, m’a été d’un tel profit, combien davantage me profitera de donner tous mes biens aux pauvres ! » Donc, le jour suivant, comme il allait dans la rue, vêtu de son meilleur manteau, et qu’un naufragé lui demandait de quoi se couvrir, il se dépouilla de son manteau précieux et le lui donna ; mais le naufragé, aussitôt, courut le vendre à un brocanteur. Et Pierre, en voyant son manteau à l’étalage du brocanteur, s’affligea fort, se disant : « Je ne suis pas digne, même, qu’un mendiant garde rien en souvenir de moi ! » Mais la nuit suivante, il vit en rêve un inconnu qui brillait plus que le soleil, et qui avait une croix sur sa tête ; et il vit que cet inconnu portait sur ses épaules le manteau que lui, Pierre, avait donné au naufragé. Et l’inconnu lui dit : « De quoi t’affliges-tu ? » Pierre lui raconta alors la cause de sa peine. Et l’inconnu, qui était Jésus, lui dit : « Reconnais-tu ce manteau ? » Et lui : « Oui, Seigneur ! » Et le Seigneur : « Je m’en revêts -107- parce que tu me l’as donné ! J’avais froid et tu m’as couvert. Merci de ta bonne volonté ! » Alors Pierre, se réveillant, commença à bénir les pauvres, et dit : « Vive Dieu, je ne mourrai pas avant d’être devenu l’un d’entre eux ! » Il donna donc aux pauvres tout ce qu’il avait. Puis, appelant son notaire, il lui dit : « Emmène-moi à Jérusalem et vends-moi comme esclave à quelque chrétien, après quoi tu distribueras aux pauvres le prix de la vente ! » Et comme le notaire s’y refusait, Pierre lui dit : « Fais ce que je te demande, et voici de l’argent pour te récompenser ! Mais si tu ne le fais pas, c’est moi qui te vendrai aux barbares. » Alors le notaire le revêtit de haillons, le conduisit à Jérusalem, et le vendit à un argentier, moyennant trente pièces d’or qu’il distribua aux pauvres. Et Pierre, devenu esclave, se chargeait, spontanément des tâches les plus viles, au point que les autres esclaves eux-mêmes se moquaient de lui, le battaient, et le méprisaient comme un fou. Mais le Seigneur lui apparaissait souvent, et le consolait en lui montrant les vêtements et tous les autres dons qu’il avait reçus de lui. Cependant, à Constantinople, qui était la patrie de Pierre, l’empereur et les citoyens déploraient sa disparition. Or, un jour, des habitants de Constantinople, venus à Jérusalem pour visiter les lieux sacrés, furent invités à dîner chez le maître de Pierre ; et ils se dirent à l’oreille : « Combien cet esclave que voici ressemble au noble Pierre, le receveur d’impôts ! » Et l’un d’eux, l’ayant bien observé, dit : « En vérité, c’est le seigneur Pierre lui-même ! Je vais aller à lui et je le ramènerai de force à Constantinople ! » Aussitôt l’esclave, se voyant découvert, s’enfuit. Le portier de la maison était sourd et muet ; mais Pierre, dès qu’il fut arrivé près de la porte, lui parla afin qu’il lui ouvrît. Et aussitôt le sourd-muet retrouva l’ouïe et la parole. Il ouvrit à Pierre, puis, abordant les autres esclaves, il leur dit : « L’esclave qui faisait la cuisine vient de s’enfuir ; mais c’était sans doute un esclave de Dieu et non de notre maître, car lorsqu’il m’a ordonné de lui ouvrir la porte, une flamme a jailli de sa bouche qui, touchant ma bouche et mes -108- oreilles, m’a aussitôt rendu la parole et l’ouïe. » Et tous, sortant de la maison, se mirent à la recherche du fugitif, mais sans pouvoir le retrouver. Sur quoi ils firent tous pénitence d’avoir traité avec mépris un homme de Dieu.
II. Un moine nommé Vital eut l’idée d’éprouver saint Jean, pour voir si cet homme, d’ailleurs parfait, se laissait persuader par les on-dit, et était facilement accessible au scandale. Il se rendit donc à Alexandrie et se fit donner la liste de toutes les courtisanes. Puis, entrant chez elles tour à tour, il leur disait : « Donne-moi cette nuit, et, en échange de l’argent que je t’offrirai, consens à t’abstenir jusqu’à demain de toute fornication ! » Et il passait toutes les nuits chez ces courtisanes, mais agenouillé dans un coin de la chambre et priant pour elles ; et, le matin, il s’en allait en leur défendant de révéler ce qu’il avait fait. Il y eut cependant une de ces femmes qui divulgua la chose : et, en punition, un démon s’empara d’elle. Et tous lui disaient : « Tu n’as que ce que tu mérites, menteuse ! car ce mauvais moine est allé chez toi pour forniquer, et non pour autre chose ! » Et, tous les soirs, le moine Vital disait à ceux qui l’entouraient : « Il faut maintenant que je m’en aille, parce que telle ou telle courtisane m’attend ! » Et à ceux qui lui faisaient des reproches, il répondait : « N’ai-je pas un corps, comme tout le monde ? Et les moines ne sont-ils pas des hommes comme les autres ? » Alors on lui disait : « Défroque-toi plutôt, l’abbé, et prend une femme chez toi, afin de ne pas scandaliser les autres ! » Mais Vital, feignant la colère, leur répondait : « Laissez-moi tranquille, vous m’ennuyez ! Dieu vous a-t-il constitués mes juges ? Occupez-vous donc de vous-mêmes ! Personne ne vous demandera de rendre compte de moi ! » Il criait cela très haut, pour que le bruit en revînt à saint Jean ; et l’on pense bien que celui-ci ne fut pas longtemps à connaître le scandale de la ville. Mais, avec l’aide de Dieu, il sut endurcir son cœur au point de ne prêter aucune créance à tout ce que l’on disait de Vital.
Et celui-ci, tout en continuant son manège, priait -109- Dieu que, après sa mort, le vrai sens de sa conduite pût être révélé à saint Jean et aux autres hommes. Il y eut une foule de courtisanes qui, grâce à lui, se convertirent et se vouèrent à la vie religieuse. Mais un matin, comme il sortait de chez l’une d’elles, il rencontra quelqu’un qui se rendait chez elle pour forniquer ; et cet homme donna au moine un soufflet, en disant : « Misérable, ne te corrigeras-tu donc jamais de ton immondice ! » Et Vital : « Mon ami je te revaudrai ce soufflet ! » Et en effet, quelques heures plus tard, voici qu’un diable, sous la forme d’un nègre, applique sur la joue de cet homme un terrible soufflet, en lui disant : « Reçois ce soufflet de la part de l’abbé Vital ! » Et ce diable s’empara de lui et le tourmenta si fort que la foule s’amassait à ses cris. Mais Vital, voyant son repentir, pria pour lui et obtint qu’il fût délivré. Puis, sentant approcher la mort, ce bon moine laissa un papier où était écrit : « Gardez-vous de juger personne trop tôt ! » Et, quand il fut mort, toutes les courtisanes révélèrent la pureté de sa conduite et tous, dans Alexandrie, glorifiaient Dieu à cette occasion, mais surtout saint Jean, qui disait : « Combien j’aurais voulu mériter de recevoir, à la place de Vital, le soufflet qu’il a reçu ! »
III. Un pauvre vint à Jean en habit de pèlerin et lui demanda l’aumône. Jean dit à son économe : « Donne-lui six pièces d’argent ! » L’homme s’en alla alors changer d’habit et revint demander l’aumône au patriarche. Et celui-ci dit à son économe : « Donne-lui six pièces d’or ! » L’économe les lui donna, mais, quand le mendiant fut parti, il dit à Jean : « Père, cet homme est venu deux fois aujourd’hui sous des habits différents, et deux fois a reçu l’aumône ! » Mais saint Jean feignit de ne pas l’avoir reconnu. Et le mendiant, ayant changé d’habit une troisième fois, revint de nouveau lui demander l’aumône ; alors l’économe fit signe à saint Jean que c’était le même mendiant. Mais saint Jean lui répondit : « Va et donne-lui douze pièces d’or ; car qui sait si ce n’est pas mon Seigneur Jésus-Christ qui veut me tenter, pour voir qui se fatiguera le premier, lui de demander ou moi de donner ? »
-110- IV. Un jour le patrice voulut employer à des achats une somme qui appartenait à l’église, et que le patriarche voulait faire distribuer aux pauvres. Les deux hommes discutèrent longtemps, et se séparèrent fâchés l’un contre l’autre. Mais, à l’approche de la neuvième heure, saint Jean fit dire au patrice par son archiprêtre : « Seigneur, le soleil va bientôt se coucher ! » Et le patrice, entendant ces paroles, fondit en larmes, et courut demander pardon à saint Jean.
V. Un neveu de saint Jean avait été insulté par un boutiquier et était venu se plaindre à son oncle. Celui-ci lui répondit : « Comment est-ce possible que quelqu’un ait osé te contredire et ouvrir la bouche contre toi ? Mon fils, fie-toi à moi : je ferai aujourd’hui quelque chose dont la ville entière sera étonnée ! » Ce qu’entendant, le jeune homme fut consolé, croyant que son oncle allait faire fouetter l’impertinent. Mais saint Jean, le voyant consolé, lui dit : « Mon fils, si tu es vraiment le neveu de Mon Humilité, prépare-toi à recevoir le fouet en présence de tous ! Car la vraie parenté ne vient pas de la chair et du sang, mais se reconnaît à la vertu de l’âme. » Et il envoya chercher le boutiquier, et l’affranchit de tout tribut. Et tous comprirent ce qu’il avait voulu dire en annonçant qu’il ferait quelque chose dont la ville entière serait étonnée.
VI. Apprenant que, dès qu’un empereur était couronné, on commençait à lui construire un tombeau de marbre et de métal, saint Jean se fit construire, lui aussi, un tombeau ; mais il ordonna qu’on le laissât inachevé, et que tous les jours, pendant qu’il officierait à la tête de son clergé, on vînt lui dire : « Hâte-toi de faire achever ta tombe, car tu ne sais pas à quelle heure la mort viendra te prendre ! »
VII. Un homme riche fut peiné de voir que saint Jean couchait dans des draps grossiers ; et il lui fit don d’une couverture de grand prix. Mais le saint, ayant mis cette couverture sur son lit, ne put dormir de toute la nuit, tant le tourmentait la pensée que trois cents de ses « seigneurs » auraient eu de quoi se couvrir avec le prix de -111- cette couverture. Et il se disait en pleurant : « Combien d’hommes se sont couchés cette nuit sans avoir dîné, combien d’hommes sont exposés à la pluie, sur les places, et claquent des dents, au froid de la nuit ! Et toi, après avoir mangé d’excellents poissons, tu t’es couché avec tous tes péchés dans un lit, sous une couverture qui vaut trente-six deniers ! Non, non, le misérable Jean ne se couvrira plus de cette façon-là ! » Et, dès que le jour parut, le saint fit vendre la couverture, et en donna le prix aux pauvres. Et le riche, à cette nouvelle, acheta une seconde couverture et la donna au saint, le priant, cette fois, de la garder pour lui. Le saint prit la couverture, mais aussitôt la fit vendre, et en fit distribuer le prix aux pauvres. Le riche la racheta, la rapporta au saint et lui dit : « Nous verrons qui se fatiguera le premier, toi de revendre ou moi de racheter ! » Et le saint se complaisait à vendanger ainsi le riche, disant que ce n’était point pécher, mais bien agir, de dépouiller des riches avec l’intention de donner aux pauvres.
VIII. Voulant engager les fidèles à l’aumône, saint Jean leur racontait souvent l’histoire de saint Sérapion. Celui-ci, ayant donné son manteau à un pauvre, rencontra un autre pauvre, qui souffrait du froid. Il lui donna alors sa tunique, et resta tout nu, tenant en main l’Evangile. Alors un passant lui demanda : « Abbé ; qui t’a dépouillé ? » Et l’abbé, montrant l’Evangile, répondit : « Voici celui qui m’a dépouillé ! » Mais, voyant ensuite un autre pauvre, il alla vendre son Evangile pour lui en donner le prix. Et comme on lui demandait ce qu’il avait fait de son Evangile, il répondit : « Cet Evangile me disait : vends ce que tu possèdes et donnes-en le prix aux pauvres ! Or je n’avais que lui ! Pour lui obéir, je l’ai vendu ! »
IX. Un mendiant à qui saint Jean avait fait donner cinq deniers, se fâcha de n’avoir pas reçu davantage, et se mit à insulter publiquement le patriarche. Les serviteurs de celui-ci voulaient le chasser ; mais saint Jean le leur défendit en disant : « Laissez-le, frères, laissez-le me maudire ! J’ai pu, moi, pendant soixante ans, insulter le Christ par mes péchés : de quel droit m’opposerais-je à -112- ce que cet homme m’insultât un moment ? » Et il fit apporter le petit sac où était son argent, et ordonna que le mendiant y prît autant qu’il voudrait.
X. Le peuple ayant pris l’habitude de sortir de l’église, après l’évangile, pour aller bavarder vainement sur la place, le patriarche sortit un jour de l’église avec eux, après l’évangile, et s’assit au milieu d’eux sur la place. Et comme tous s’en étonnaient, il leur dit : « Mes chers enfants, la place du berger est au milieu de son troupeau. Ou bien donc vous rentrerez dans l’église et j’y rentrerai avec vous pour achever ma messe, ou bien vous resterez ici, et j’y resterai comme vous ! » Deux fois il fit de même, et ainsi il habitua le peuple à ne plus sortir de l’église pendant les offices.
XI. Un jeune homme avait enlevé une nonne, et le clergé l’accusait devant saint Jean, demandant qu’il fût excommunié : car il avait perdu deux âmes, la sienne et celle de sa maîtresse. Mais saint Jean se refusait à rien faire contre lui, disant à son clergé : « Non, mes fils, pas du tout ! Et c’est vous qui, en ce moment, commettez deux péchés. Vous péchez d’abord en allant contre le précepte du Seigneur, qui a dit : Ne jugez pas, vous ne serez pas jugés ! Et puis, vous péchez aussi par présomption, car vous ignorez si ces deux malheureux continuent à pécher, ou si, au contraire, ils ne commencent pas déjà à se repentir. »
XII. Souvent, pendant ses prières, le bienheureux saint Jean avait des extases où on l’entendait s’entretenir familièrement avec le Seigneur. Et quand, saisi de fièvre, il comprit qu’il allait mourir, il s’écria : « Je te remercie, mon Dieu, de ce que ta bonté ait exaucé le vœu de ma faiblesse, qui souhaitait de ne rien posséder en mourant qu’un seul drap de lit ! Et maintenant ce drap, va pouvoir, lui aussi, être donné aux pauvres ! » Après quoi il mourut, et son corps vénérable fut placé dans un tombeau où se trouvaient déjà les corps de deux évêques ; et voici que ces corps s’écartèrent miraculeusement, pour faire une place, au milieu d’eux, au bienheureux Jean.
-113- XIII. Peu de jours avant sa mort, une pécheresse vint lui dire qu’elle avait commis de tels péchés qu’elle n’osait s’en confesser à personne. Le saint lui conseilla d’écrire sur un papier ses péchés, de cacheter le papier, et de le lui apporter, ajoutant qu’il prierait pour elle. Et la femme fit tout cela ; mais quand, quelques jours après, elle apprit la mort du saint, elle s’épouvanta à la pensée que sa confession pourrait tomber entre des mains étrangères. Elle se rendit donc au tombeau du saint, et supplia celui-ci de lui faire savoir où se trouvait son papier. Et voici que saint Jean sortit de son tombeau, en habit pontifical, s’appuyant sur l’épaule des deux évêques qui gisaient près de lui. Et il dit à la femme : « Pourquoi nous importunes-tu dans notre repos, moi et ces deux saints hommes qui me tiennent compagnie ? » Et il lui tendit son papier avec le cachet qu’elle y avait mis, disant : « Ouvre ton cachet, et lis ta confession ! » Mais elle, ayant brisé le cachet, vit que la liste de ses péchés avait été effacée, et remplacée par l’inscription suivante : « Je te remets tes péchés en considération de la prière de Jean, mon serviteur. » Et la femme rendit grâces à Dieu ; et saint Jean, avec ses deux compagnons, rentra dans son tombeau.
Ce grand saint florissait vers l’an du Seigneur 605, sous le règne de l’empereur Phocas.
La conversion de l’apôtre saint Paul eut lieu la même année que la passion du Christ et la lapidation de saint Etienne : mais cela n’est vrai qu’à la condition de considérer l’année comme la succession de douze mois, et non -114- point comme l’espace compris entre le 1er janvier et le 31 décembre : car la crucifixion du Christ a eu lieu le 25 mars, la lapidation de saint Etienne le 3 août, et la conversion de saint Paul le 25 janvier.
Trois raisons expliquent pourquoi l’Eglise célèbre cette conversion plutôt que celle des autres saints : 1o c’est que cette conversion constitue un plus grand exemple, pour nous prouver qu’il n’y a point de pécheur qui ne puisse espérer sa grâce ; 2o c’est qu’elle provoque une plus grande joie, car l’Eglise s’est d’autant plus réjouie de la conversion de saint Paul qu’elle s’était plus affligée de ses persécutions ; 3o c’est que cette conversion a eu un caractère plus miraculeux, Dieu ayant voulu montrer que, de son plus cruel persécuteur, il pouvait faire son plus fidèle prédicateur.
I. Saint Julien fut évêque du Mans. C’était, dit-on, le même homme que ce Simon le Lépreux qui, guéri de sa lèpre par Jésus, invita celui-ci à sa table. Après l’ascension du Seigneur il fut ordonné évêque du Mans. Il brilla de nombreuses vertus, ressuscita trois morts, et s’endormit lui-même dans la paix du Seigneur. Peut-être est-ce ce saint Julien-là que les voyageurs invoquent pour leur faire trouver une bonne hospitalité sur leur route : ce privilège lui viendrait, en ce cas, de l’honneur qu’il a eu d’offrir l’hospitalité à notre Seigneur. Mais, plus vraisemblablement le saint Julien qu’on nomme « l’Hospitalier » est un autre saint Julien, dont nous raconterons l’histoire tout à l’heure, à savoir celui qui a tué ses parents sans les connaître.
-115- II. Il y eut un autre saint Julien, qui fut originaire d’Auvergne, noble de race, mais plus noble encore de foi, et qui, par soif du martyre, allait au-devant de ses persécuteurs. Enfin le consul Crispin envoya un de ses officiers avec ordre de le tuer : ce qu’apprenant Julien courut à la rencontre de l’officier, et tendit son corps à ses coups. On porta sa tête coupé à son ami Ferréol, en le menaçant d’une mort semblable s’il ne sacrifiait aussitôt aux idoles. Et comme saint Ferréol s’y refusait, on le tua, et on mit dans le même tombeau son corps et la tête de saint Julien. Et de longues années après, saint Mamert, évêque de Vienne, trouva la tête de saint Julien entre les mains de saint Ferréol ; et cette tête était intacte et fraîche comme si on l’eût ensevelie le jour même. — Grégoire de Tours raconte qu’un paysan qui voulait labourer le dimanche eut aussitôt les doigts contractés de telle façon que la cognée dont il se servait pour nettoyer le soc de sa charrue se trouvât attachée à sa main ; et ce paysan ne fut guéri que deux années plus tard, dans l’église de saint Julien, sur les prières de ce saint.
III. Il y eut encore un autre saint Julien, qui était frère de saint Jules ; ces deux frères vinrent trouver l’empereur Théodose, qui était plein de zèle pour la foi chrétienne, et lui demandèrent la permission d’élever partout, sur leur chemin, des églises à la place des temples des idoles. L’empereur le leur permit volontiers, et leur donna un écrit aux termes duquel tout le monde devait leur obéir et les aider, sous peine de mort. Or, comme, près de Tours, saint Julien et saint Jules étaient occupés à construire une église dans un lieu nommé Joué, et se faisaient aider par tous les passants, une compagnie d’hommes, qui avaient à passer par là en voiture, se dirent : « Quelle excuse pourrions-nous trouver pour passer librement, sans devoir nous arrêter et travailler à construire l’église ? » Et ils se dirent : « Que l’un de nous se couche sur le dos, au fond de la voiture ; nous le couvrirons d’un drap et nous dirons que nous conduisons un mort : sur quoi on nous laissera passer librement. » L’un de ces hommes -116- s’étendit donc dans la voiture, et ses compagnons lui dirent : « Ne parle pas, ferme les yeux, et fais semblant d’être mort jusqu’à ce que nous ayons dépassé l’église que l’on construit ! » Et lorsque la voiture arriva à l’endroit où Julien et Jules construisaient l’église, les deux saints dirent aux voyageurs : « Chers enfants, daignez-vous arrêter un moment, pour nous donner un coup de main dans notre travail ! » Les voyageurs répondirent : « Nous ne pouvons nous arrêter, car nous conduisons un mort, dans notre voiture ! » Et saint Julien leur dit : « Mes enfants, pourquoi mentez-vous ? » Et eux : « Seigneur, nous ne mentons pas : c’est la vérité que nous vous disons ! » Et saint Julien leur dit : « Qu’il en soit donc comme vous le dites ! » Et les voyageurs, piquant leurs bœufs, s’éloignèrent ; et quand ils furent arrivés à quelque distance, ils se mirent à appeler leur compagnon, en lui disant : « Lève-toi maintenant, et, aide-nous à stimuler le bœuf, car nous n’avançons pas ! » Et comme l’homme ne bougeait pas, ils se mirent à le secouer, en disant : « Rêves-tu ? Allons, lève-toi ! » Et, comme il ne répondait toujours pas, ils le découvrirent ; et ils virent qu’il était mort. Personne, depuis ce moment, n’osa plus mentir aux serviteurs de Dieu.
IV. Il y eut encore un autre saint Julien. Celui-là, qui était de famille noble, se trouvait un jour à la chasse, dans sa jeunesse, et poursuivait un cerf, lorsque soudain le cerf, sur un signe de Dieu, se retourna vers lui et lui dit : « Comment oses-tu me poursuivre, toi qui es destiné à être l’assassin de ton père et de ta mère ? » Et le jeune homme, à ces paroles, fut si épouvanté, que, pour empêcher la prédiction du cerf de se réaliser, il s’éloigna secrètement, traversa d’immenses régions, et parvint enfin dans un royaume où il entra au service du roi. Il se conduisit avec tant d’éclat dans la guerre et dans la paix que le roi le créa chevalier, et lui donna pour femme la veuve d’un très riche seigneur. Cependant, les parents de Julien, désolés de sa disparition, erraient à travers le monde, en quête de leur fils, jusqu’à ce qu’ils arrivèrent, un jour, au château qui était maintenant la -117- demeure de Julien. Mais celui-ci, par hasard, n’était pas au château, et ce fut sa femme qui reçut les deux voyageurs. Et quand ils lui eurent raconté toute leur histoire, elle comprit qu’ils étaient les parents de son mari : car celui-ci, sans doute, lui avait souvent parlé d’eux. Aussi leur fit-elle l’accueil le plus tendre, par amour pour son mari ; et elle les fit coucher dans son propre lit. Le lendemain matin, pendant qu’elle était à l’église, voici que Julien rentra. Il s’approcha du lit pour réveiller sa femme ; et, voyant deux personnes qui dormaient sous les draps, il crut que c’était sa femme avec un amant. Sans rien dire, il tira son épée et tua les deux dormeurs. Puis, sortant de la maison, il rencontra sa femme qui revenait de l’église, et il lui demanda, stupéfait, qui étaient les deux personnes qui dormaient dans son lit. Et sa femme lui répondit : « Ce sont tes parents, qui longtemps t’ont cherché ! Je les ai fait coucher dans notre lit. » Ce qu’entendant, Julien pensa mourir de chagrin. Il fondit en larmes, et dit : « Que vais-je devenir, misérable que je suis ? Ce sont mes chers parents que j’ai tués ! J’ai accompli la prédiction du cerf, pour avoir essayé d’y échapper ! Adieu donc, ma douce petite sœur, car je n’aurai plus de repos jusqu’à ce que je sache que Dieu a agréé mon repentir ! » Mais elle : « Ne crois pas, mon frère bien-aimé, que je te laisse partir sans moi ! De même que j’ai participé à ta joie, je participerai à tes douleurs ! » Ainsi, s’enfuyant ensemble, ils allèrent demeurer au bord d’un grand fleuve dont la traversée était pleine de périls ; et là, tout en faisant pénitence, ils transportaient d’une rive à l’autre ceux qui voulaient traverser le fleuve. Et ils les recueillaient dans un hôpital qu’ils avaient construit. Et, longtemps après, par une nuit glaciale, Julien, qui s’était couché accablé de fatigue, entendit la voix plaintive d’un étranger qui lui demandait de lui faire traverser le fleuve. Aussitôt, se levant, il courut vers l’étranger, à demi mort de froid ; et il l’emporta dans sa maison, et alluma un grand feu pour le réchauffer. Puis, le voyant toujours glacé, il le porta dans son lit et le couvrit avec soin. Or voici que cet -118- étranger, qui était rongé de lèpre et répugnant à voir, se transforma en un ange éclatant de lumière. Et tout en s’élevant dans les airs il dit à son hôte : « Julien, le Seigneur m’a envoyé vers toi pour t’apprendre que ton repentir a été agréé, et que ta femme et toi pourrez bientôt vous reposer en Dieu. » Et l’ange disparut, et, peu de temps après, Julien et sa femme s’endormirent dans le Seigneur, pleins d’aumônes et de bonnes œuvres.
V. Et il y eut encore un autre Julien, qui, celui-là, ne fût pas un saint, mais un monstre abominable : c’est, à savoir, Julien l’Apostat. Ce Julien fut d’abord moine, et feignit une grande piété. Mais voici ce que raconte de lui maître Jean Beleth, dans sa Somme de l’Office de l’Eglise. Certaine femme avait trois pots pleins d’or, et, pour cacher l’or, elle l’avait recouvert de cendres ; et elle avait remis les pots à la garde de Julien, qu’elle tenait pour le plus saint moine du couvent. Mais Julien, dès qu’il eut les pots, regarda ce qu’ils contenaient, et il prit tout l’or qui s’y trouvait, mit des cendres à sa place, et s’enfuit à Rome avec cet or volé. Et il fit si bien que, grâce à cet or, il devint consul, et fut ensuite élevé à l’empire.
Il avait été instruit dès l’enfance dans l’art de la magie, et y avait pris beaucoup de goût. Un jour (à ce que raconte l’Histoire tripartite), encore enfant, il invoqua les démons en l’absence de son maître ; et aussitôt apparut devant lui une nombreuse troupe de démons, sous la forme de nègres d’Ethiopie. Alors Julien, effrayé, se hâta de faire le signe de la croix ; et aussitôt les démons disparurent. Et le maître de Julien lui dit, au récit de cette aventure : « C’est que les démons ne haïssent et ne craignent rien autant que le signe de la croix ! » Aussi, lorsque Julien fut élevé à l’empire, se rappelant cette aventure, et désirant recourir à l’art de la magie, il renia sa foi, détruisit partout le signe de la croix, et persécuta les chrétiens de toutes ses forces, afin de se faire mieux obéir des démons.
On lit dans les Vies des Pères que Julien, ayant envahi la Perse, envoya un démon en occident pour savoir ce -119- qui s’y passait ; mais le démon dut rester immobile pendant dix jours devant la cellule d’un moine, et revint vers Julien sans avoir pu continuer sa route. Et il dit à l’empereur : « J’ai attendu pendant dix jours que ce maudit moine s’interrompît de prier, car, sa prière m’empêchait de passer ; mais, le dixième jour, comme il ne s’interrompait toujours pas, j’ai dû rebrousser chemin et revenir ici. » Alors Julien, furieux, dit qu’en arrivant au désert il tirerait vengeance de ce moine.
Les démons lui avaient promis qu’il vaincrait les Perses. Son sophiste dit un jour à un chrétien : « Que penses-tu que fasse, à cette heure, le fils du charpentier ? » Et le chrétien répondit : « Il prépare le cercueil de Julien. » Et lorsque Julien arriva à Césarée de Cappadoce (ainsi que le raconte l’histoire de saint Basile, et que l’atteste Fulbert, évêque de Chartres), saint Basile vint au-devant de lui et lui fit présent de quatre pains d’orge. Et Julien, furieux, refusa de les prendre, et, en échange, fit porter à saint Basile une botte de foin, en disant : « Reçois l’équivalent de ce que tu m’as donné ! » Et saint Basile répondit : « Nous t’avons donné, nous, ce que nous mangions nous-mêmes ; et toi, tu nous as donné ce que tu fais manger à tes bêtes ! » Et Julien irrité, répondit : « Quand j’aurai soumis les Perses, je détruirai votre ville et y ferai promener la charrue, et elle méritera plus de s’appeler « frumentifère » qu’« hominifère. »
La nuit suivante, saint Basile vit en rêve une multitude d’anges réunis dans l’église de Notre-Dame. Et au milieu d’eux trônait une femme, qui leur disait : « Faites-moi venir tout de suite le vaillant Mercure, afin qu’il tue l’apostat Julien, qui, dans sa superbe, blasphème contre mon Fils et moi ! » Ce Mercure était un soldat chrétien que Julien avait mis à mort en punition de sa foi, et qui se trouvait enterré avec ses armes dans l’église Notre-Dame. Et aussitôt saint Mercure apparut devant l’auguste assemblée, et, sur l’ordre de la Vierge, se prépara au combat. Frappé de ce rêve, saint Basile, dès qu’il fut levé, fit ouvrir le tombeau de saint Mercure, et vit que le saint ni ses armes n’y étaient plus. Il -120- interrogea le gardien de l’église, mais celui-ci lui jura que, la veille encore, il avait vu les armes du saint à leur place accoutumée. Et quand saint Basile se fit de nouveau ouvrir le tombeau, le matin suivant, le corps du saint s’y trouvait réinstallé avec ses armes ; et sa lance était rouge de sang. Et bientôt quelqu’un, qui revenait de l’armée, raconta qu’un chevalier inconnu était venu attaquer Julien au milieu de ses gardes, l’avait transpercé de sa lance, et s’était éloigné si vite qu’on n’avait pu le rejoindre.
Et l’infâme Julien, avant de mourir, prit dans sa main des gouttes de son sang et les lança en l’air, disant : « Tu as vaincu, Galiléen ! » Après quoi il rendit son âme misérable ; et son corps, abandonné des siens, resta sans sépulture ; et les Perses lui arrachèrent la peau, que leur roi fit tendre sur le trône où il s’asseyait.
La septuagésime désigne le temps de la déchéance, la sexagésime celui de l’abandon, la quinquagésime celui de la rémission, et la quadragésime celui de la pénitence spirituelle.
La septuagésime a été instituée pour trois motifs : 1o comme un rachat ; 2o comme un signe ; 3o comme une représentation.
1o Les saints Pères avaient décidé que, pour vénérer le jour de l’Ascension, une fête solennelle aurait lieu tous les cinq jours, où l’on serait dispensé du jeûne ; mais comme les fêtes des saints sont ensuite survenues, on a dû renoncer à célébrer cette fête tous les cinq jours. Et c’est pour racheter (ou pour compenser) ces fêtes, que les Pères nous ont imposé une semaine d’abstinence, qu’ils ont appelée la septuagésime.
2o La septuagésime est également un signe : elle -121- signifie la déchéance, l’exil, et la tribulation du genre humain, depuis Adam jusqu’à la fin du monde. Ces sept jours signifient les sept milliers d’années que dure le monde : car, six mille ans se sont écoulés depuis Adam jusqu’à l’ascension du Christ ; et tout le temps qui s’écoule depuis l’ascension jusqu’à la fin du monde constitue un septième millénaire, dont Dieu seul connaît le terme.
3o Enfin la septuagésime représente les soixante-dix ans que dura pour Israël la captivité de Babylone, qui, à son tour, représentent le temps de notre pérégrination terrestre. Dans ce temps d’exil, l’Eglise, accablée de tribulations, et presque désespérée, chante : Circumdederunt me gemitus morbis, etc. Mais, pour l’empêcher de désespérer tout à fait, l’épître et l’évangile de la septuagésime lui proposent un triple remède et une triple récompense. Le remède consiste à travailler dans la vigne de l’âme, puis à courir dans le stade de la vie présente, enfin à lutter dans l’arène contre les tentations du diable. Et les trois récompenses sont : le denier accordé au bon vigneron, les applaudissements au coureur, la couronne au combattant.
La sexagésime a été instituée comme remplacement, comme signe, et comme représentation.
1o Le pape Melchiade et saint Sylvestre ont décidé que, tous les samedis, les fidèles pourraient manger deux fois, de façon à ne pas s’affaiblir par un jeûne trop prolongé. Mais, pour remplacer ces samedis, ils ont ajouté une semaine au carême, et l’ont appelée la sexagésime.
-122- 2o La sexagésime signifie le temps de veuvage de l’Eglise, et sa tristesse en l’absence de son époux ; car on accordait aux veuves la soixantième partie (sexagesima) des récoltes. Mais, pour se consoler de cette absence de l’époux, deux ailes sont données à l’Eglise, à savoir l’exercice des six œuvres de miséricorde, et l’accomplissement du Décalogue. Et en effet « sexagésime » signifie dix fois six : dix, c’est le Décalogue ; six, ce sont les œuvres de miséricorde.
3o Enfin, la sexagésime représente le mystère de notre rédemption, ou plutôt les six mystères, qui sont : l’Incarnation, la Nativité, la Passion, la Descente aux Enfers, la Résurrection et l’Ascension.
La quinquagésime a été instituée comme complément, comme signe, et comme représentation.
1o Nous devrions jeûner pendant quarante jours, à la ressemblance du Christ, et en réalité nous ne jeûnons que pendant trente-six jours, car les dimanches sont libres de jeûnes. Et les dimanches sont libres de jeûnes tant à cause de la joie de la résurrection qu’à cause de l’exemple du Christ, qui, le jour de sa résurrection, a mangé deux fois, à savoir avec les disciples d’Emmaüs, et avec ses disciples réunis à Jérusalem, quand il est entré chez eux toutes portes fermées. En compensation de ces quatre jours, perdus pour le jeûne, l’Eglise a institué les quatre derniers jours de la quinquagésime, puis le clergé, voulant donner au peuple l’exemple de la sainteté, a résolu de jeûner encore pendant les deux jours précédant ceux-là ; et ainsi s’est trouvée constituée une semaine entière de jeûne, que le pape Telesphore a -123- sanctionnée, comme le dit saint Ambroise, sous le nom de quinquagésime.
2o La quinquagésime signifie le temps de la rémission des péchés ; car, tous les cinquante ans, avait lieu une année de jubilé, où les dettes étaient remises, où les esclaves étaient libérés, et où tous rentraient en possession de leurs biens.
3o Enfin la quinquagésime représente l’état de béatitude. Car, tous les cinquante ans, les esclaves étaient libérés ; cinquante jours après l’immolation de l’agneau, la loi fut donnée ; et c’est cinquante jours après Pâques qu’est descendu l’Esprit-Saint.
L’épître et l’évangile de la quinquagésime nous enseignent que trois choses sont nécessaires, pour que l’œuvre de la pénitence soit parfaite : 1o la charité, qui nous est recommandée par l’épître ; 2o le souvenir de la passion du Seigneur, et, 3o la foi, qui nous sont recommandés dans l’évangile, par le récit du miracle de l’aveugle guéri.
Le jeûne de la quadragésime s’explique par trois raisons : 1o l’évangile de saint Matthieu indique quarante générations du Christ ; 2o le Christ est resté quarante jours avec ses disciples après sa résurrection ; 3o le monde se divise en quatre parties, l’année en quatre saisons, l’univers en quatre éléments, la nature humaine en quatre tempéraments, la loi nouvelle en quatre évangiles. Et comme nous avons transgressé cette loi, et aussi l’ancienne, qui consistait en dix commandements, il convient que nous jeûnions pendant quatre fois dix fois, c’est-à-dire quarante jours.
-124-
Le jeûne des Quatre-Temps a été institué par le pape Calixte. Il consiste à jeûner quatre fois par an, suivant les quatre saisons. Ce jeûne se justifie par quatre arguments :
1o Le printemps étant une saison humide, nous jeûnons au printemps pour tempérer en nous les humeurs pernicieuses, c’est-à-dire la luxure. L’été étant une saison chaude et sèche, nous jeûnons pour châtier en nous la sécheresse de l’avarice. L’automne étant une saison également sèche, mais froide, nous jeûnons pour châtier la sécheresse froide de l’orgueil. Enfin l’hiver étant une saison froide et humide, nous jeûnons pour châtier le froid de l’infidélité et de la malice.
2o Le jeûne des Quatre-Temps a pour objet de nous rappeler le jeûne des Juifs, qui jeûnaient quatre fois par an, avant la Pâque, avant la Pentecôte, avant la fête des Tabernacles et avant la dédication de décembre.
3o L’homme étant formé de quatre éléments, quant au corps, et de trois facultés, quant à l’âme, nous devons jeûner quatre fois par an, pendant trois jours chaque fois.
4o Le printemps se rapporte à l’enfance, l’été à l’adolescence, l’automne à l’âge viril, l’hiver à la vieillesse. Nous devons donc jeûner au printemps pour être innocents comme des enfants ; en été, pour être forts comme des adolescents, en automne, pour être mûrs par la justice, comme le veut l’âge viril ; en hiver pour acquérir la sagesse et la probité des vieillards. Ou, plutôt encore, nous devons jeûner en hiver pour expier les fautes commises par nous pendant les saisons précédentes.
-125-
Jean, surnommé Chrysostome, naquit à Antioche, de Second et d’Anture, nobles tous deux. Sa vie, sa généalogie, son caractère, et les persécutions qu’il eut à subir, se trouvent racontés tout au long dans l’Histoire tripartite.
Après avoir étudié la philosophie, il l’abandonna pour s’occuper uniquement des choses divines. Ordonné prêtre, il eut un zèle de chasteté qui le fit accuser de sévérité excessive. Plus fervent que doux, exécutant toujours sans scrupule ce que lui ordonnait sa conscience, il passait pour arrogant aux yeux de ceux qui ne le connaissaient point. Mais personne ne l’égalait pour enseigner, pour expliquer, comme aussi pour corriger les mœurs. Ayant été fait évêque, sous le règne des empereurs Honorius et Arcade, et pendant que Damase occupait le siège de saint Pierre, il voulut aussitôt réformer la vie de son clergé, et s’attira ainsi la haine de tous. On le traitait d’insensé, on le diffamait partout ; et comme jamais il n’invitait personne à sa table, ni n’acceptait aucune invitation, on faisait courir le bruit que cela provenait de ce qu’il avait une façon dégoûtante de manger ; tandis que, en réalité, il n’agissait ainsi que par abstinence, et parce que le moindre excès de nourriture lui donnait des maux de tête. D’ailleurs le peuple l’aimait beaucoup, à cause de ses sermons, et ne tenait nul compte des calomnies répandues contre lui. Mais la haine dont il était l’objet grandit encore lorsqu’on le vit s’attaquer courageusement aux plus gros personnages. Et il y eut une chose, en particulier, qui produisit une émotion générale. Le consul Eutrope, favori de l’empereur, voulant soumettre à sa juridiction ceux qui se réfugiaient dans les églises, obtint de l’empereur une loi annulant le -126- droit d’asile, et permettant d’extraire des églises ceux qui s’y étaient réfugiés. Or, peu de temps après, Eutrope lui-même, ayant offensé l’empereur, se réfugia dans l’église de Jean Chrysostome et se cacha sous l’autel. Alors l’évêque, venant à lui, lui adressa une homélie pleine des plus durs reproches ; après quoi il le laissa prendre par l’empereur, qui lui fit couper la tête. Et bien des gens s’indignèrent de ce que, en présence du malheur de son ennemi, l’évêque n’eût eu pour lui aucune pitié. Il était d’ailleurs sans pitié dans toutes ses invectives contre les méchants ; et par là s’explique qu’il ait soulevé tant de haines. L’évêque d’Alexandrie, Théophile, notamment, s’efforçait de déposséder Jean de son siège épiscopal, pour mettre à sa place un prêtre nommé Isidore. Mais le peuple continuait à défendre Jean, et à se repaître de son enseignement.
Et Jean, non content de gouverner avec vigueur le diocèse de Constantinople, s’occupait aussi de maintenir le bon ordre dans les provinces voisines, par de sages lois qu’il obtenait de l’empereur. Quand il apprit qu’en Phénicie on sacrifiait encore aux idoles, il y envoya des prêtres et des moines et y fit détruire tous les temples.
En ce temps-là, un Celte nommé Gaïmas, barbare d’humeur tyrannique, et dépravé par l’hérésie arienne, fut créé tribun des soldats. Il demanda à l’empereur qu’une église fût concédée aux ariens dans Constantinople. Et l’empereur, désirant le satisfaire, pria Jean de se déposséder pour lui d’une de ses églises. Mais Jean lui répondit, enflammé d’un saint zèle : « Empereur, garde-toi de consentir à cela, et de livrer aux chiens un lieu sacré ! Et ne crains pas ce barbare ; mais plutôt laisse-moi m’entretenir avec lui, et écoute, en secret, ce que nous dirons ! Je me charge de réfréner sa langue de telle sorte qu’il n’ose plus renouveler sa demande ! » L’empereur les convoqua donc tous deux pour le lendemain. Et comme Gaïmas réclamait pour lui une église, Jean lui dit : « Toutes les églises te sont ouvertes, et nul ne te défend d’y prier. » Et Gaïmas : « Je suis -127- d’une autre secte, et j’ai bien le droit d’exiger une église pour mon culte, après tous les services que j’ai rendus à la république ! » Et Jean : « Tu as déjà reçu bien des récompenses, et au delà de ton mérite ! Tu as été créé tribun des soldats, tu as revêtu la toge consulaire : songe seulement à ce que tu étais autrefois et à ce qu’a fait de toi la faveur de ton maître ! Et, te rappelant tout cela, garde-toi d’être ingrat pour ton bienfaiteur ! » Ainsi il lui ferma la bouche, et le contraignit au silence. Mais Gaïmas, voyant qu’il ne pouvait rien contre lui ouvertement, ordonna à une troupe de barbares de mettre le feu, le nuit, à son palais. Et l’on sut alors avec quelle assistance saint Jean gardait la ville. Car la troupe des barbares vit s’avancer contre elle une troupe d’anges en armes, qui, aussitôt, les mirent en fuite. Ces barbares vinrent rapporter la chose à Gaïmas, qui en fut très étonné, se demandant quels pouvaient être ces soldats qu’il ne connaissait pas. La nuit suivante, le même miracle se reproduisit. Et, la nuit qui suivit celle-là, Gaïmas lui-même, s’étant mis à la tête de ses hommes, se trouva repoussé par une cohorte invincible, qu’il se figura être formée de soldats recrutés en secret par l’évêque, et tenus cachés par lui au fond de son palais. Sortant alors de Constantinople, il se rendit en Thrace, y réunit une grande armée de barbares, et s’apprêta à dévaster tout le pays. L’empereur, effrayé, chargea l’évêque Jean de se rendre auprès de lui en ambassadeur ; et Jean se mit courageusement en route, oubliant son inimitié. Or Gaïmas, ayant reconnu ses torts et le bon droit de l’évêque, vint au-devant de lui, lui baisa la main, et ordonna à ses fils d’embrasser ses genoux.
Vers le même temps surgit, dans l’église, la question de savoir si Dieu avait un corps ; et de cette question naquirent des luttes sans fin. La majorité des moines, dans leur simplicité, se laissèrent séduire par ceux qui soutenaient que Dieu avait un corps. Et comme, au contraire, l’évêque d’Alexandrie, Théophile, connaissant la vérité, avait solennellement condamné ceux qui prêtaient à Dieu une forme humaine, les moines d’Egypte, -128- sortis de leurs cellules, vinrent à Alexandrie pour exciter le peuple à la révolte contre l’évêque. Celui-ci, effrayé, leur dit : « Vous m’apparaissez comme la face même de Dieu ! » Et eux : « Puisque tu reconnais que Dieu a une face comme nous, aie soin de prononcer l’anathème contre les livres d’Origène, qui contredisent notre opinion ! Que si tu ne le fais pas, nous te tiendrons pour rebelle aux empereurs et à Dieu, et nous te traiterons en conséquence ! » Et lui : « Epargnez-moi, car je suis prêt à faire ce qui vous plaira ! » Et ainsi il détourna la colère des moines. Mais on entend bien que ce sont seulement les simples d’esprit, parmi les moines, qui se laissèrent séduire par une erreur aussi puérile.
Tandis que cela se passait en Egypte, Jean, à Constantinople, maintenait la pure doctrine, à l’admiration de tous. Mais les ariens, dont le nombre avait grandi, et qui possédaient une église en dehors de la ville, poussaient l’audace jusqu’à pénétrer, le dimanche, dans l’église même de Jean, en chantant leurs hymnes et antiennes, ou bien encore en disant, par dérision à l’adresse des orthodoxes : « Voilà donc les insensés qui prétendent que trois ne font qu’un ! » Alors Jean, craignant que les simples ne se laissassent entraîner à l’hérésie, ordonna aux fidèles de se réunir la nuit dans les églises, pour entendre des prédications et chanter des hymnes. Et il organisa aussi des processions, où l’on portait des croix d’argent avec des flambeaux d’argent. Sur quoi les ariens, furieux, poussèrent leur audace jusqu’au meurtre. Une nuit, l’eunuque Brison, qui assistait Jean dans ses offices de nuit, fut frappé d’une pierre à l’aine ; et un certain nombre d’hommes des deux partis furent mis à mort. De telle sorte que l’empereur, pour arrêter le scandale, interdit formellement aux ariens de chanter leurs hymnes en public.
Vers le même temps l’évêque Sévérien, favori de l’empereur et de l’impératrice, vint à Constantinople, et fut affectueusement accueilli par Jean, qui, lorsqu’il partit pour l’Asie, lui laissa la garde de son église. Mais Sévérien, au lieu de s’acquitter loyalement de cette mission, -129- travailla à détourner sur lui-même la faveur que le peuple accordait à Jean. Et comme le prêtre Sérapion avait averti Jean de ce qui se passait, Sévérien, furieux, s’écria : « Si ce Sérapion ne meurt pas, je veux que le Christ n’ait pas été incarné ! » Ce qu’apprenant, Jean, à son retour, le chassa de la ville comme blasphémateur. La chose déplut fort à l’impératrice, qui, rappelant Sévérien, demanda à Jean de se réconcilier avec lui. Mais Jean s’y refusa ; et l’impératrice, pour le fléchir, dut mettre sur ses genoux son fils Théodose.
Vers le même temps, Théophile, l’évêque d’Alexandrie, chassa injustement un saint homme nommé Dioscore, et cet Isidore qu’autrefois il avait soutenu. Tous deux vinrent alors à Constantinople pour se plaindre de lui ; mais Jean, tout en les honorant fort, ne voulut point prendre parti pour eux avant de mieux connaître la cause. Cependant, on rapporta faussement à Théophile que Jean avait pris parti pour eux ; et Théophile, furieux, n’en travailla que plus ardemment à le déposséder de son siège épiscopal. Cachant sa véritable intention, il écrivit aux divers évêques pour leur dire qu’il condamnait les livres d’Origène. Il circonvint aussi le saint et glorieux évêque de Chypre, Epiphane, qui, ayant réuni son clergé, lui interdit la lecture d’Origène, et écrivit à Jean pour lui demander de suivre son exemple. Mais Jean, sans s’émouvoir de toutes les intrigues organisées contre lui, continuait à développer la pure doctrine de l’Eglise.
Enfin Théophile laissa voir ouvertement sa haine, et révéla son désir de déposséder Jean de son siège. Il eut aussitôt pour le seconder bon nombre de prêtres et de fonctionnaires impériaux, qui ne cherchaient qu’une occasion de se débarrasser de l’évêque.
Peu de temps après, Epiphane vint à Constantinople, pour faire condamner les écrits d’Origène. Par égard pour son ami Théophile, il déclina l’invitation de Jean. Et tel était le respect qu’on avait pour lui que, sur sa demande, bien des gens souscrivirent à la condamnation d’Origène. D’autres, au contraire, s’y refusèrent, et -130- parmi eux Théotine, évêque de Sicée, homme célèbre par la droiture de sa vie. Jean, cependant, supporta sans se fâcher qu’Epiphane intervînt dans les affaires de son église, en dehors de toute règle. Il demandait seulement à Epiphane de prendre rang parmi ses évêques. Mais Epiphane répondit qu’il n’en ferait rien aussi longtemps que Jean n’aurait pas chassé Dioscore et souscrit à la condamnation des livres d’Origène. Et bientôt Epiphane, devant la résistance de Jean, commença à attaquer celui-ci comme un défenseur des hérétiques. Jean lui écrivit alors : « Tu as fait bien des choses contre les règles, Epiphane ! Tu as ordonné des prêtres dans mon église, tu y as célébré les offices saints, de ta propre autorité, tu as refusé de répondre à mes invitations. Que si le peuple se soulève contre toi, la responsabilité en sera toute à toi seul ! » Au reçu de cette lettre, Epiphane quitta Constantinople. Mais, avant de partir, il écrivit à Jean : « J’espère que tu ne mourras pas évêque ! » A quoi Jean répondit : « J’espère que tu ne rentreras pas vivant dans ta patrie ! » Et les deux prophéties se réalisèrent : car Epiphane mourut en chemin, et Jean, dépossédé de son épiscopat, finit sa vie en exil.
Cet Epiphane, dont les reliques eurent, plus tard, le privilège de chasser les démons, était un homme d’une générosité merveilleuse. Un jour, comme il avait dépensé en aumônes tout le trésor de son église, un inconnu vint tout à coup lui apporter un sac plein d’or, après quoi il disparut, et jamais on ne sut d’où il était venu. Une autre fois, des méchants, voulant tromper Epiphane pour en obtenir de l’argent, imaginèrent la ruse que voici : l’un d’eux s’étendit à terre, contrefaisant le mort, tandis que l’autre, debout près de lui, feignait de se lamenter, et gémissait qu’il n’avait pas d’argent pour ensevelir son ami. Survient Epiphane, qui prie pour le repos de l’âme du mort, pourvoit à sa sépulture, console le survivant, et s’en va. Aussitôt l’homme de secouer son compagnon, en lui disant : « Lève-toi, nous allons pouvoir nous régaler ! » Mais en vain il le secouait, car le malheureux -131- était mort. L’imposteur, désolé, courut avouer sa faute à Epiphane, en le suppliant de ressusciter son compagnon. Et Epiphane le consola de son mieux, mais ne voulut point ressusciter le mort, afin que l’accident servît d’exemple à ceux qui seraient tentés de tromper les ministres de Dieu.
Or, quand Epiphane eut quitté Constantinople, on rapporta à Jean que l’impératrice Eudoxie avait excité contre lui ce vénérable évêque. Aussitôt Jean, avec son zèle accoutumé, fit, en présence de tous, un sermon où il parlait de toutes les femmes en des termes très violents. Et l’on fut unanime à considérer ce sermon comme dirigé contre l’impératrice. Ce qu’apprenant, celle-ci se plaignit à l’empereur, et réclama vengeance. Poussé par elle, l’empereur ordonna la convocation du synode réclamé par Théophile, et auquel Jean s’était toujours opposé.
Aussitôt Théophile convoqua tous les évêques ennemis de Jean ; et ceux-ci, réunis à Constantinople, ne s’occupaient plus des livres d’Origène mais se posaient ouvertement en adversaires de Jean. Ils sommèrent celui-ci de comparaître devant eux. Mais Jean, malgré quatre appels, refusa de se livrer à des ennemis, et réclama la convocation d’un synode universel. Sur quoi les évêques le condamnèrent, sans avoir rien trouvé à lui reprocher, sinon son refus de se rendre à leur citation. En conséquence, l’empereur ordonna qu’il fût au plus vite envoyé en exil ; mais le peuple, indigné, se souleva en sa faveur et refusa de le laisser sortir de l’église, demandant que sa condamnation fût portée devant un concile général. Alors Jean, pour éviter que la sédition ne s’étendît, quitta l’église à l’insu du peuple et partit pour l’exil. Mais le peuple, dès qu’il l’apprit, se souleva plus encore ; et bon nombre de ses anciens ennemis se convertirent à sa cause, reconnaissant qu’on l’avait calomnié.
Cependant Sévérien, dont nous avons parlé plus haut, diffamait Jean jusque dans son église. Il disait que, si même Jean n’avait pas commis d’autre faute, son orgueil aurait suffi à justifier sa condamnation. Et cet impudent -132- propos accrut à tel point la fureur du peuple contre les évêques et l’empereur lui-même, qu’Eudoxie dut prier son mari de faire revenir d’exil celui qu’elle avait contribué à chasser : sans compter que, un grand tremblement de terre ayant ravagé la ville, le peuple avait été d’accord pour voir là un châtiment de l’injuste expulsion de Jean.
On envoya donc à celui-ci des ambassadeurs pour le prier de revenir au plus vite. A trois reprises il s’y refusa ; mais, la troisième fois, il fut ramené de force à Constantinople, où tout le peuple vint au-devant de lui avec des cierges et des lampes. Et comme il se refusait à s’asseoir sur son siège épiscopal aussi longtemps que le synode n’aurait pas retiré la sentence portée contre lui, c’est encore de force que le peuple le réinstalla sur son siège et l’amena à prêcher de nouveau. Aussitôt Théophile s’enfuit de Constantinople. Lorsqu’il arriva à Hierapolis, l’évêque de cette ville venait de mourir, et sa succession avait été offerte à un saint moine appelé Lamon. Celui-ci ne voulait à aucun prix accepter une telle offre. Et comme Théophile insistait pour qu’il l’acceptât, il feignit enfin de consentir, en disant : « Demain, ce qui plaît à Dieu s’accomplira ! » Le lendemain, comme on l’engageait de nouveau à accepter l’épiscopat, il dit : « Adressons d’abord une prière au Seigneur ! » Et, quand il eut achevé sa prière, on s’aperçut que sa vie s’était achevée du même coup.
Jean, cependant, persistait vigoureusement dans sa doctrine. On venait alors d’élever, sur une place, en face de l’église de Sainte-Sophie, une statue d’argent de l’impératrice Eudoxie : et des jeux publics y avaient lieu en son honneur. Jean en fut indigné, voyant là un outrage à son église. Il s’arma donc la langue de nouveau, avec son intrépidité ordinaire : et au lieu de supplier l’empereur de faire cesser le scandale, il employa toute son éloquence à protester contre celui-ci. Ce dont l’impératrice s’offensa profondément ; et de nouveau elle mit tout en œuvre pour faire condamner Jean par un synode d’évêques. C’est alors que Jean, dans son église, prononça -133- contre elle l’homélie fameuse qui commençait ainsi : « Une fois de plus Hérodiade délire, une fois de plus elle rêve de voir la tête de Jean déposée sur un plat ! » Et la fureur d’Eudoxie redoubla encore.
Mais, comme un de ses serviteurs voulait tuer Jean, le peuple s’empara de lui ; et on l’aurait mis à mort si le préfet n’avait eu la précaution de le faire disparaître. Quelques jours après, le domestique d’un prêtre se jeta sur Jean et voulut le tuer. Retenu par des fidèles, il frappa trois d’entre eux, et, la foule étant accourue, il commit encore d’autres meurtres. Mais le peuple continuait à tenir Jean sous sa garde, entourant sa maison, nuit et jour, pour empêcher qu’on ne l’attaquât.
Sur le conseil d’Eudoxie, un nouveau synode d’évêques se réunit à Constantinople, avec la mission de condamner Jean ; et, la veille de Noël, l’empereur défendit à Jean de donner la communion avant de s’être justifié des accusations portées contre lui. Les évêques, de leur côté, le condamnèrent une deuxième fois, lui reprochant, à présent, d’avoir siégé sur son trône épiscopal après sa déposition. Et, aux approches de Pâques, l’empereur manda à Jean défense d’entrer désormais dans son église, puisque deux synodes l’avaient condamné. Sur son ordre, Jean fut chassé de Constantinople et relégué dans une petite ville, à la frontière de l’empire, dans le voisinage immédiat de cruels barbares. Mais Dieu, dans sa clémence, ne permit point que son fidèle athlète demeurât longtemps en cette situation. Comme Jean, fatigué d’un long voyage, souffrait cruellement de ses maux de tête, exposé à l’ardeur insupportable du soleil, son âme s’envola de son corps, à Cumanes, le quatorzième jour de septembre.
A sa mort, une grêle effroyable s’abattit sur Constantinople et tous les environs ; et tous reconnurent là un signe de la colère de Dieu, à cause de l’injuste condamnation de Jean. Croyance qui se trouva confirmée encore, quatre jours après, par la mort subite de l’impératrice Eudoxie.
Les évêques d’Occident, désolés de la mort de l’admirable -134- docteur, se refusèrent à communiquer avec les évêques d’Orient jusqu’au jour où le nom sacré de saint Jean Chrysostome serait réinstallé dans l’honneur à lui dû. Et le pieux Théodose, fils d’Arcade, fit transporter les restes de saint Jean à Constantinople, où, les invoquant dévotement, il demanda au saint d’intercéder en faveur de ses parents Arcade et Eudoxie, qui avaient péché contre lui dans leur ignorance.
Ce Théodose était un prince si clément que jamais il ne voulut condamner à mort aucun de ceux qui lui faisaient du mal. Il disait à ce propos : « Hélas, que ne m’est-il possible, plutôt, de rappeler à la vie les morts ! » Sa cour ressemblait à un monastère ; et il ne cessait point de lire des livres sacrés. Il avait une femme, nommée Eudoxie, qui écrivit de nombreux poèmes. Et il avait aussi une fille, également nommée Eudoxie, qu’il donna en mariage à Valentinien, associé par lui à l’empire.
Jean Chrysostome mourut vers l’an du Seigneur 407. Ajoutons que tout ce qu’on vient de lire est directement extrait de l’Histoire tripartite.
I. La Purification se célèbre le quarantième jour après la Nativité du Seigneur ; et cette fête porte aussi les noms d’Hypopante et de Chandeleur. On l’appelle la Purification, parce que, quarante jours après la Nativité du Seigneur, la Vierge vint au temple, pour être purifiée suivant la loi. Car la loi juive avait décrété que toute femme ayant enfanté un fils restait absolument impure pendant sept jours, c’est-à-dire exclue à la fois du contact -135- de l’homme et de l’entrée du temple. Après sept jours, elle devenait pure quant au contact de l’homme, mais restait impure pendant trente-trois jours encore quant à l’entrée du temple. Enfin, le quarantième jour après sa délivrance, elle était admise dans le temple, où elle offrait son enfant avec des présents. Que si elle avait mis au monde une fille, la durée de son état d’impureté était doublée, tant quant au contact de l’homme que quant à l’entrée du temple.
La Vierge Marie n’avait pas à se soumettre à cette loi de purification, puisque sa grossesse ne venait point d’une semence humaine, mais de l’inspiration divine. Cependant elle voulut se soumettre à cette loi, pour quatre raisons : 1o pour donner l’exemple de l’humilité ; 2o pour rendre hommage à la Loi, que son divin fils venait accomplir et non point détruire ; 3o pour mettre fin à la purification juive, et pour commencer la purification chrétienne, qui se fait par la foi, purifiant les cœurs ; 4o pour nous apprendre à nous purifier, durant toute notre vie.
Donc la Vierge vint au temple, y présenta son fils, et le racheta moyennant cinq cicles. Car les premiers nés des douze tribus pouvaient se racheter, tandis que les premiers nés des lévites ne le pouvaient pas, et, parvenus à l’âge adulte, devaient tous servir dans le Temple. Et comme le Christ était de la tribu de Juda, il avait à être racheté. La Vierge offrit pour lui au Seigneur un couple de tourterelles, ce qui était l’offrande des pauvres, tandis que l’agneau était l’offrande des riches. Et l’on peut se demander, à ce propos, si la Vierge Marie, qui avait reçu des mages un grand poids d’or, n’avait pas le moyen d’acheter un agneau. Mais nous devons admettre, avec saint Bernard, que la Vierge, au lieu de garder cet or pour elle-même, l’avait aussitôt distribué aux pauvres ; ou bien, peut-être, le réservait-elle pour les sept années de sa fuite en Egypte ; ou peut-être encore les mages n’avaient-ils pas offert une grande quantité d’or, mais simplement un peu d’or, à titre de symbole mystique ?
-136- En second lieu, cette fête s’appelle l’Hypopante, ou Présentation, parce que le Christ fut présenté au Temple, où Siméon et Anne le reçurent. Et Siméon, le prenant dans son sein, le bénit en disant : « Tu peux maintenant congédier ton serviteur, etc. » Et Siméon, dans son cantique, appela Jésus de trois noms : salut, lumière et gloire du peuple d’Israël.
En troisième lieu, cette fête s’appelle la Chandeleur, parce que les fidèles portent, ce jour-là, des cierges allumés. Et cette institution s’explique par quatre raisons :
1o Elle a pour objet de corriger une habitude païenne. Car autrefois les Romains, pour honorer la déesse Februa, mère du dieu Mars, avaient coutume, tous les cinq ans, les premiers jours de février, d’illuminer la ville avec des cierges et des torches, pour obtenir de la déesse que son fils Mars leur assurât la victoire sur leurs ennemis. Et l’intervalle de cinq ans compris entre ces fêtes s’appelait un lustre. Les Romains avaient aussi la coutume de célébrer, durant le mois de février, Pluton, et les autres dieux infernaux ; et, pour obtenir leur faveur à l’égard des âmes des morts, ils leur offraient des victimes solennelles, et passaient toute une nuit à chanter leurs louanges, avec des torches et des cierges allumés. Les femmes, surtout, célébraient cette fête, à cause de l’une des fables de leur religion. Car les poètes avaient dit que Pluton, frappé de la beauté de Proserpine, l’avait enlevée et en avait fait sa femme ; mais que les parents de la déesse, ne sachant ce qu’elle était devenue, l’avaient longtemps cherchée avec des torches et des cierges allumés : en souvenir de quoi les femmes romaines faisaient leur procession, pour se gagner la faveur de Proserpine. Et, comme c’est toujours chose difficile de renoncer à une habitude, le pape Serge décréta que, pour donner à cette habitude-là une portée chrétienne, on honorerait tous les ans la Vierge, dans ce jour, en portant à la main un cierge bénit. De cette façon l’ancienne coutume subsistait, mais relevée par une intention nouvelle.
2o La Chandeleur a été instituée pour démontrer la -137- pureté de la Vierge. Pour bien affirmer cette pureté aux yeux de tous, l’Eglise a ordonné que nous portions des cierges allumés, comme afin de dire : « Vierge bienheureuse, tu n’as pas besoin de purification, mais au contraire tu es toute lumière, toute pureté ! » Telle était, en effet, la pureté de la Vierge qu’elle rayonnait même au dehors d’elle, éteignant chez les autres tout mouvement de concupiscence charnelle. Aussi les Juifs nous disent-ils que, bien que Marie ait été d’une beauté merveilleuse, aucun homme jamais n’a pu la désirer.
3o La procession de la Chandeleur symbolise celle que firent Marie, Joseph, Siméon et Anne, lorsqu’ils présentèrent au temple l’enfant Jésus.
4o Enfin la Chandeleur a pour but notre instruction. Elle nous apprend que, si nous voulons être purifiés devant Dieu, nous devons posséder la foi sincère, l’action désintéressée, et l’intention droite. Car le cierge allumé représente la foi avec les bonnes œuvres. Et la mèche qui est cachée dans la cire représente l’intention droite, dont saint Grégoire nous dit : « Que vos œuvres soient publiques, mais que vos intentions demeurent cachées ! »
II. Une femme noble avait pour la sainte Vierge une grande dévotion. Elle s’était fait construire une chapelle près de sa maison ; et, tous les jours, son chapelain disait devant elle une messe en l’honneur de la Vierge. Mais un jour, qui était la fête de la Purification, cette femme ne put pas assister à sa messe, soit que son chapelain se fût absenté, ou que, suivant d’autres, elle se fût défaite de tous ses vêtements, par générosité, et n’eût pas de quoi se vêtir pour la messe. Désespérée, elle se prosterna devant l’autel de la Vierge, sans doute dans sa chambre ; et soudain, ravie en extase, elle se vit transportée dans une église merveilleuse où entraient une foule de vierges, sous la conduite d’une d’entre elles, la plus belle de toutes, couronnée d’un diadème. Et lorsque toutes se furent assises, une troupe de jeunes gens vinrent s’asseoir près d’elles. Puis apparut un homme apportant un énorme faisceau de cierges qu’il distribua aux assistants, en commençant par la Vierge couronnée -138- qui occupait la place d’honneur. Cet homme vint enfin à notre matrone, et lui remit également un cierge, qu’elle reçut avec joie. Elle regarda ensuite dans le chœur, et vit s’avancer vers l’autel deux porteurs de cierges, puis un sous-diacre, puis un diacre, enfin un prêtre revêtu des ornements sacrés, comme pour célébrer la messe. Et elle reconnut que les deux acolytes étaient saint Vincent et saint Laurent, que le diacre et le sous-diacre étaient deux anges, et que le prêtre était le Christ lui-même, Et la messe commença, chantée à haute voix par les officiants, tandis que toute l’assistance, en chœur, l’accompagnait. Quand vint l’offrande, la reine des vierges, les autres vierges et toute l’assistance allèrent, suivant l’usage, s’agenouiller devant le prêtre et lui remettre leurs cierges. Seule la matrone restait debout, au fond de l’église. Alors le prêtre lui envoya la reine des vierges, pour lui dire que c’était une inconvenance de le faire attendre si longtemps. Mais la matrone répondit que le prêtre eût à continuer sa messe, car elle ne voulait pas rendre son cierge. On lui délégua un autre messager : elle répondit que, par piété, elle garderait toujours le cierge qui lui avait été remis. Un troisième messager alla vers elle, avec ordre de lui enlever par force le cierge, si elle se refusait à venir l’offrir. Et comme elle continuait à s’y refuser, une longue lutte s’engagea entre le messager et elle, jusqu’à ce qu’enfin le cierge se rompît, de telle façon que la matrone et le messager en gardaient en main chacun une moitié. Là-dessus, la dame se réveilla de sa vision, et constata qu’elle tenait en main la moitié d’un cierge. Ce que voyant, elle rendit d’immenses grâces à Notre Dame, qui lui avait permis d’assister à la messe ce jour-là, et à une messe comme celle où elle avait assisté. Après quoi elle garda le cierge comme une relique des plus précieuses ; et quiconque le touchait était aussitôt guéri, de quelque maladie qu’il fût atteint.
-139-
I. Blaise s’étant signalé par sa mansuétude et sa sainteté, les chrétiens de Sébaste en Cappadoce l’élurent pour leur évêque ; et lorsque les persécutions de Dioclétien l’eurent forcé à quitter son évêché, il se réfugia dans une caverne, et y mena la vie d’un ermite. Les oiseaux lui apportaient sa nourriture, et venaient en foule vers lui, et ne s’envolaient pas avant qu’il les eût bénis. Et lorsque l’un d’eux était malade, il venait à lui, et recouvrait la santé. Or, certain jour, l’équipage du gouverneur de la province, après avoir longtemps battu le pays sans rencontrer aucun gibier, parvint à l’endroit où s’était retiré saint Blaise, et y vit une foule énorme d’oiseaux et d’autres bêtes, entourant l’ermite comme pour lui demander de les protéger. Et, en effet, les chasseurs ne purent absolument pas mettre la main sur eux. Etonnés, ils firent part de la chose à leur maître, qui ordonna que l’ermite fût amené devant lui. Cette même nuit, saint Blaise vit trois fois, en rêve, le Christ, qui lui dit : « Lève-toi et offre-moi un sacrifice ! » Et voilà qu’arrivèrent les soldats, disant : « Viens, le gouverneur t’appelle ! » Et saint Blaise leur répondit : « Bienvenus êtes-vous, mes enfants ! Je vois que Dieu ne m’a pas oublié ! »
II. Sur tout son chemin il ne cessa point de prêcher, et fit, en présence de ses gardiens, de nombreux miracles. Une femme lui amena son fils, dans le gosier duquel s’était fixée une arête de poisson ; elle le déposa à ses pieds et demanda, en pleurant, qu’il fût guéri. Et saint Blaise, étendant les mains sur lui, pria Dieu qu’il fût guéri ; et l’enfant fut guéri aussitôt. Une autre femme, qui était très pauvre, vint demander à saint Blaise de lui faire rendre son unique pourceau, qu’un loup lui avait enlevé. Et le saint lui dit en souriant : « Bonne femme, ne -140- te fais pas de chagrin ! Ton pourceau te sera rendu ! » Et aussitôt on vit accourir le loup, qui rapportait à la veuve le pourceau qu’il lui avait pris.
III. Dès qu’il fut arrivé dans la ville, saint Blaise fut jeté en prison. Le lendemain, le gouverneur se le fit amener, et, d’abord essaya de le séduire par de douces paroles, lui disant : « Bonjour, Blaise ami des dieux ! » Et Blaise : « Bonjour aussi à toi, excellent gouverneur ! Mais ne donne pas le nom de dieux à des démons, qui rôtissent au feu éternel avec ceux qui les honorent ! » Le gouverneur, furieux, le fit battre de verges et reconduire dans sa prison. Et Blaise lui dit : « Insensé ! Espères-tu donc m’enlever, par tes punitions, l’amour d’un Dieu qui est en moi et qui me donne la force de supporter toutes les punitions ? » Apprenant qu’on l’avait mis en prison, la veuve à qui il avait fait rendre son pourceau tua le pourceau et lui en envoya la tête et les pieds, ainsi qu’un pain et une chandelle. Et saint Blaise rassasia sa faim, et fit dire à la veuve : « Offre tous les ans une chandelle dans l’église qui portera mon nom, et tu t’en trouveras bien, toi, et tous ceux qui feront comme toi ! » La veuve le fit tous les ans, et vécut depuis lors dans la prospérité.
IV. Cependant le gouverneur, voyant qu’il ne pouvait convertir le saint au culte des dieux, le fit suspendre à un poteau et ordonna qu’on lui labourât les chairs avec des pointes de fer. Après quoi il le fit ramener dans sa prison.
Or sept femmes, suivant le saint, recueillaient les gouttes de son sang. Le gouverneur les fit saisir et voulut les forcer à sacrifier aux dieux. Mais elles dirent : « Si tu veux que nous adorions tes dieux, fais-les conduire au bord de l’étang, afin que, lorsqu’on les aura lavés, nous puissions les adorer ! » Le gouverneur y consentit volontiers. Et les sept femmes, empoignant les idoles, les lancèrent au milieu de l’étang, disant : « Si ce sont des dieux, nous le verrons bien ! » Et comme le gouverneur, exaspéré, invectivait ses officiers, qui avaient permis un tel sacrilège, les sept femmes lui dirent : « Si ces idoles avaient été des dieux, elles auraient bien prévu ce que nous avions -141- l’intention de leur faire ! » Le préfet fit préparer, d’une part, du plomb fondu, des peignes de fer et sept casques de fer rougi, et, d’autre part, sept tuniques de lin. Et il dit aux femmes de choisir entre ces tuniques et les pires supplices. Alors l’une des femmes, qui était mère de deux petits enfants, saisit les tuniques de lin et les jeta au feu. Et ses enfants lui dirent : « Mère chérie, ne nous laisse pas derrière toi, mais, de même que tu nous as remplis de la douceur de ton lait, remplis-nous de la douceur du royaume des cieux ! » Alors le gouverneur les fit attacher à des poteaux, et fit labourer leurs corps de pointes de fer. Mais leur chair restait blanche comme la neige, et, au lieu de sang, du lait en jaillissait. Et, pendant qu’on les torturait, un ange leur apparut et les consola en leur disant : « Soyez sans crainte, car le bon ouvrier qui a bien commencé sa tâche et qui l’a bien finie se trouve récompensé en conséquence ! « Alors le gouverneur les fit plonger dans un four ardent ; mais le feu s’éteignit aussitôt, et elles en sortirent intactes. Et le gouverneur leur dit : « Cessez maintenant vos sortilèges magiques, et adorez nos dieux ! » Mais elles lui répondirent : « Achève ce que tu as commencé, car déjà on nous attend dans le royaume des cieux ! » Le gouverneur ordonna alors qu’on leur coupât la tête. Et au moment où le bourreau s’approchait d’elles, elles tombèrent à genoux et prièrent en ces termes : « Dieu, qui nous a arrachées aux ténèbres et nous a conduites vers la douce lumière, reçois nos âmes dans la vie éternelle ! » Après quoi elles eurent la tête tranchée et s’envolèrent au ciel.
V. Le gouverneur fit ensuite venir saint Blaise et lui dit : « Une dernière fois, veux-tu, oui ou non, adorer les dieux ? » Et Blaise : « Impie, je ne crains pas tes menaces. Je te livre mon corps, fais-en ce que tu voudras ! » Le gouverneur donna ordre de le jeter dans l’étang. Mais saint Blaise fit le signe de la croix sur l’eau de l’étang, et aussitôt celle-ci se figea comme une terre sèche. Et le saint dit : « Si vos dieux sont de vrais dieux, montrez leur pouvoir en entrant dans cette eau ! » Et soixante-cinq hommes entrèrent dans l’eau et furent noyés. Et un -142- ange descendit vers saint Blaise et lui dit : « Blaise, sors de l’étang et va recevoir la couronne que Dieu t’a préparée ! » Et, quand il fut sorti de l’étang, le gouverneur lui dit : « Refuses-tu toujours d’adorer les dieux ? » Et Blaise : « Apprends, malheureux, que je suis serviteur du Christ, et ne saurais adorer les démons ! » Le gouverneur le condamna à être décapité. Et le saint, avant de tendre le cou au bourreau, pria Dieu que tous ceux qui, souffrant d’une maladie de la gorge, imploreraient son aide, fussent exaucés et guéris. Et voici qu’une voix, du haut du ciel, lui dit que ce qu’il demandait lui était accordé. Après quoi, le saint fut décapité, en compagnie des deux petits enfants. Ce martyre eut lieu vers l’an du Seigneur 283.
Saint Ignace était disciple de saint Jean, et évêque d’Antioche. Il écrivit à la Vierge Marie une lettre ainsi conçue : « A Marie, qui a porté le Christ, son humble serviteur Ignace. En ma qualité de néophyte et de disciple de Jean, à qui ton Fils t’a confiée en mourant, je viens te demander réconfort et consolation. Car j’ai entendu raconter les choses les plus extraordinaires au sujet de ton fils Jésus, et j’hésite à les croire. Et je te demande, à toi qui l’as toujours connu de près et qui as su ses secrets, de me confirmer la vérité de ce que j’ai entendu. Adieu ! Les néophytes qui sont ici avec moi attendent aussi de toi leur réconfort. » Et la bienheureuse Vierge Marie, mère de Dieu, lui répondit en ces termes : « A Ignace, disciple aimé, l’humble servante de Jésus-Christ. Ce que Jean t’a raconté et appris de Jésus, tout cela est vrai. Crois-y fermement, et garde ton vœu de chrétienté, -143- et conforme à ce vœu tes actes et tes sentiments ! J’irai d’ailleurs te voir ainsi que Jean et tous ceux qui sont avec toi. Persévère courageusement dans ta foi ; et que la persécution ne te trouble pas, mais que ton esprit fleurisse et exulte dans le Dieu sauveur ! Amen. »
II. Saint Ignace s’acquit une telle autorité que même l’admirable et parfait docteur saint Denis, disciple de l’apôtre Paul, ne dédaigna pas d’invoquer son témoignage pour la confirmation de ses paroles. Il nous dit, en effet lui-même, dans son livre sur les noms de Dieu, que quelques-uns ont objecté que le mot d’amour n’était pas de mise pour définir le sentiment du chrétien à l’égard de Dieu ; mais, pour réfuter cette objection, il ajoute, « Saint Ignace n’a-t-il pas écrit que son amour était crucifié ? »
III. On lit, dans l’Histoire tripartite, que saint Ignace entendit un jour des anges qui, debout sur une montagne, chantaient des antiennes. C’est alors qu’il résolut de faire chanter des antiennes à l’église, et de faire entonner les psaumes d’après les antiennes.
IV. Et, après avoir longtemps prié pour la paix des églises, redoutant les dangers non pour soi-même, mais pour les faibles, il se présenta devant l’empereur Trajan, fier de ses victoires, et qui menaçait de mort tous les chrétiens. Et saint Ignace déclara à Trajan qu’il était chrétien ; sur quoi l’empereur le fit lier de chaînes, le confia à la garde de dix soldats, et l’envoya à Rome, en lui signifiant que, là, il serait livré en pâture aux bêtes. Et, pendant qu’on le conduisait à Rome, il écrivait des lettres à toutes les églises, pour les fortifier dans la foi du Christ. Dans une de ces lettres, adressée à l’église de Rome, il priait cette église de ne rien faire pour s’opposer à son martyre. Et il ajoutait : « Depuis la Syrie jusqu’à Rome, je lutte déjà contre des bêtes féroces : car je suis gardé par dix soldats plus cruels que des léopards ; mais leur cruauté est pour moi pleine d’instruction. Et quant aux bêtes bienfaisantes que l’on prépare pour moi à Rome, j’ai hâte qu’on les lâche sur moi, j’ai hâte de leur offrir ma chair en pâture ! Je les inviterai à me dévorer. Je les -144- supplierai de ne pas craindre de toucher mon corps, comme elles ont fait parfois pour d’autres martyrs. Mes chers frères, pardonnez-moi, mais je sais mieux que personne ce qui me convient. Le feu, la croix, les bêtes, la rupture des os, le morcellement de tous les membres, et tous les supplices que le diable pourra inventer, c’est tout cela qui me convient, car tout cela me rendra digne d’être admis en présence de Jésus ! »
A Rome, Trajan le fit venir, et lui dit : « Ignace, pourquoi excites-tu à la révolte mes sujets d’Antioche et les convertis-tu à la foi chrétienne ? » Et Ignace : « Plût à Dieu que je pusse t’y convertir, toi aussi ; car tu obtiendrais à ce prix le seul pouvoir réel et durable ! » Et Trajan : « Sacrifie aux dieux, et je te nommerai le premier de mes prêtres ! » Et Ignace : « Je ne sacrifierai pas à tes dieux, et je n’ai que faire du titre que tu m’offres. Fais de moi ce que tu voudras, rien ne parviendra à me changer ! » Alors Trajan dit aux bourreaux : « Frappez-lui les épaules d’un fouet muni de plomb, déchirez-lui les côtes de pointes de fer, et frottez ses plaies de pierres aiguës ! » Et comme, sous tous ces tourments, Ignace restait inflexible, Trajan dit : « Qu’on apporte des charbons ardents et qu’on le fasse marcher sur eux, pieds nus. » Et Ignace : « Ni le feu ni l’eau bouillante ne pourront éteindre en moi l’amour de Jésus-Christ ! » Et Trajan : « C’est la sorcellerie qui te permet de résister aux supplices que je t’impose ! » Mais Ignace : « Non, les chrétiens ne sont point des sorciers, et notre loi n’a rien de commun avec la sorcellerie ; et c’est vous qui pratiquez le maléfice, en adorant les idoles ! » Alors Trajan dit : « Déchirez-lui le dos avec des ongles de fer, et envenimez les plaies en y jetant du sel ! Mais Ignace se borna à dire : « Que sont les souffrances de ce monde en comparaison de la gloire future ? » Alors Trajan lui fit remettre des chaînes, le fit enfermer au fond d’un cachot, défendit qu’on lui donnât à manger ni à boire, et déclara que, trois jours après, on le livrerait aux bêtes dans le cirque.
Donc, trois jours après, l’empereur, le sénat, et tout le peuple se rendirent au cirque pour voir le combat de -145- l’évêque d’Antioche et des bêtes féroces. Et Trajan dit : « Puisque cet Ignace montre tant d’orgueil et d’obstination, qu’on lui lie les membres et qu’on lâche sur lui deux lions, afin que rien ne reste de son misérable corps ! » Et Ignace, se tournant vers la foule, lui dit : « Romains qui assistez à ce combat, sachez que ma peine n’est point sans récompense, car ce n’est point pour ma dépravation, mais pour ma piété que je souffre ici ! » Et il dit encore, d’après ce que rapporte l’Histoire ecclésiastique : « Je suis le froment du Christ, et les dents des bêtes vont me broyer afin de me changer en un pain savoureux ! » Ce qu’entendant, l’empereur dit : « Grande est la patience de ces chrétiens ! Où est le Grec qui souffrirait tout cela pour son Dieu ! » Et Ignace lui répondit : « Ce n’est point ma propre vertu qui me donne la force de souffrir, mais l’aide du Christ ! » Après quoi il se mit à provoquer les lions pour le contraindre à le dévorer. Et les deux terribles lions s’élancèrent enfin sur lui et l’étranglèrent ; mais rien ne put les forcer à manger sa chair. Et Trajan, à ce spectacle, fut rempli d’étonnement. Il quitta le cirque, après avoir ordonné qu’on ne s’opposât pas à ceux qui voudraient enlever le corps d’Ignace. Et les chrétiens enlevèrent ce corps, et l’ensevelirent avec honneur. Et, quelque temps après, Trajan reçut une lettre de Pline le Jeune, où celui-ci intercédait en faveur des chrétiens, louant fort leurs vertus. Alors l’empereur eut regret des maux qu’il avait infligés à Ignace ; et il décida que, désormais, les chrétiens ne seraient plus recherchés, mais qu’on punirait seulement ceux qui feraient profession publique de leur foi.
V. Et l’on raconte encore que saint Ignace, parmi tous les tourments qu’il eut à subir, ne cessa point d’invoquer le nom de Jésus-Christ. Et comme ses bourreaux lui demandaient pourquoi il répétait si souvent ce nom, il répondit : « C’est que je porte ce nom inscrit dans mon cœur ! » Et en effet, après sa mort, on ouvrit son cœur, et on y trouva le nom de Jésus-Christ écrit en lettres d’or. Et, à la vue de ce miracle, de nombreux païens se convertirent.
-146- Saint Bernard dit de ce saint, à propos du psaume Qui habitat : « Le grand saint Ignace, élève du disciple préféré de Jésus, et martyr lui-même, saluait Marie, dans les lettres qu’il lui écrivait, du nom de Porte-Christ, Titre en vérité admirable, et commémoration d’un honneur infini ! »
I. Agathe, vierge, de famille noble et d’une grande beauté, habitait Catane, où, dès l’enfance, elle cultivait saintement le Seigneur. Or, le consul de Sicile, Quintien, homme d’extraction basse, débauché, avare et idolâtre, convoitait de la prendre pour femme. Etant d’extraction basse, il pensait qu’un mariage avec une jeune fille noble le ferait respecter ; étant débauché, il désirait jouir de la beauté d’Agathe ; étant avare, il guettait ses richesses ; étant idolâtre, il rêvait de l’amener à sacrifier aux dieux. Mais comme la jeune fille, sollicitée par lui, restait inébranlable dans sa foi et sa chasteté, il la livra à une entremetteuse nommée Aphrodise et à ses neuf filles, qui vivaient de leur corps ; et il ordonna à ces créatures d’insister pendant trente jours auprès d’Agathe pour la faire changer d’avis. Et ces femmes s’ingéniaient à la détourner de la bonne voie, tantôt par la promesse de grands plaisirs, tantôt par la menace de cruels supplices. Mais sainte Agathe leur disait : « Mon âme s’appuie sur la pierre et a ses fondements dans le Christ ; et vos paroles ne sont que du vent, vos promesses des pluies, et les supplices dont vous voulez m’effrayer ne sont que des flots battant le rivage. En vain tout cela fait assaut contre ma maison ; celle-ci est solide et ne tombera pas ! » Mais tout en parlant ainsi elle pleurait jour et nuit, et priait, et implorait du ciel la palme du martyre. Et -147- Aphrodise, la voyant rester inébranlable, dit au consul : « Ce serait chose plus facile d’amollir une pierre ou de changer du fer en plomb que d’écarter de sa direction chrétienne l’âme de cette jeune fille ! »
II. Alors Quintien se fit amener Agathe et lui dit : « De quelle condition es-tu ? » Et elle : « Non seulement je suis noble, mais aussi d’une famille illustre, comme peut l’attester toute ma maison ! » Et Quintien : « Si tu es noble, pourquoi as-tu des mœurs d’esclave ? » Et elle : « Parce que je suis l’esclave du Christ ! » Et Quintien : « Si tu te dis noble, comment peux-tu, en même temps, te dire esclave ? » Et elle : « L’esclavage du Christ est la noblesse suprême. » Alors le consul lui dit de sacrifier aux dieux, ou, si elle s’y refusait, de s’apprêter à tous les supplices. Et Agathe lui dit : « Que ta femme soit comme ta déesse, Vénus, et que tu sois, toi-même, comme a été ton dieu Jupiter ! » Alors Quintien la fit souffleter, disant : « Ne t’avise pas d’injurier ton juge ! » Mais Agathe lui répondit : « Je m’étonne que, raisonnable comme tu es, tu aies la sottise d’appeler dieux des êtres à qui tu ne veux point que ta femme et toi vous ressembliez. Tu dis, en effet, que je t’ai injurié en te souhaitant d’être comme Jupiter. Or, si tes dieux sont bons, je ne t’ai rien souhaité que de bon ; et si, au contraire, tu détestes leur coupable amour, tu n’as plus qu’à devenir chrétien comme je suis chrétienne. » Et le consul : « Assez parlé ! Sacrifie aux dieux, ou je te ferai mourir dans les pires supplices ! » Et, comme elle bravait ses menaces et l’invectivait devant tous, il la fit conduire en prison. Elle y alla joyeuse et triomphante, comme à un festin.
III. Le lendemain, le consul lui dit : « Renie le Christ et adore les dieux ! » Puis, sur son refus, il la fit attacher à un chevalet pour être torturée. Et Agathe dit : « J’éprouve, parmi ces souffrances, la joie qu’éprouve un homme qui apprend une bonne nouvelle, ou qui voit ce qu’il a longtemps désiré voir, ou qui reçoit un immense trésor ! » Le consul, furieux, lui fit tordre les seins, et ordonna ensuite de les lui arracher. Et Agathe : « Tyran -148- cruel et impie, n’as-tu pas honte de couper, chez une femme, ce que tu as toi-même sucé chez ta mère ? Mais sache que j’ai d’autres mamelles, dans mon âme, dont le lait me nourrit, et sur lesquelles tu es sans pouvoir ! » Alors le consul la fit remettre en prison, défendant qu’aucun médecin vînt la visiter, ni qu’on lui donnât rien à manger ni à boire. Or, voici qu’à minuit un vieillard entra dans sa prison, précédé d’un enfant qui portait une torche. Et ce vieillard lui dit : « Ce consul insensé qui t’a fait souffrir, tu l’as fait souffrir davantage encore par tes réponses. Et moi, qui ai assisté à ton supplice, j’ai vu que les plaies de tes seins pouvaient être guéries. » Et Agathe : « Jamais je n’ai usé pour mon corps de remèdes matériels : ce serait une honte que je perdisse aujourd’hui ce que j’ai su garder jusqu’ici ! » Et le vieillard lui dit : « Ma fille, que ta pudeur ne s’alarme pas de moi, car je suis chrétien ! » Et Agathe : « En vérité, ma pudeur ne saurait s’alarmer, car, d’abord, tu es un vieillard, et puis, mon corps se trouve si affreusement déchiré qu’il ne peut inspirer de convoitise à personne. Mais je te remercie, respectable père, d’avoir daigné t’intéresser à moi ! » Et le vieillard : « Mais alors, pourquoi ne veux-tu pas me permettre de te guérir ? » Agathe répondit : « Parce que j’ai pour maître Jésus-Christ, qui, s’il le juge bon, peut, avec un seul mot, me guérir de suite ! » Alors le vieillard sourit, et lui dit : « Eh bien, ma fille, je suis l’apôtre de Jésus, et c’est lui qui m’a envoyé vers toi pour t’annoncer en son nom que tu étais guérie ! » Sur quoi ce vieillard, qui était saint Pierre, disparut, répandant sur son passage une lumière si prodigieuse que tous les gardes de la prison s’enfuirent, épouvantés. Et sainte Agathe se trouva entièrement guérie, avec ses deux seins restaurés par miracle. Et, comme les portes de la prison étaient ouvertes, d’autres prisonniers l’engagèrent à s’enfuir avec eux. Mais elle répondit : « A Dieu ne plaise que je perde, en m’enfuyant, la couronne qui m’est réservée, et que j’expose aussi les gardes à souffrir de mon fait ! »
IV. Quatre jours après, le consul la fit comparaître -149- devant lui, et, de nouveau, lui ordonna d’adorer les dieux. Et Agathe : « Tes paroles ne sont que du vent ; comment veux-tu, insensé, que j’adore les pierres, et que je renie le Dieu du ciel qui m’a guérie ? » Et le consul : « Qui t’a guérie ? » Et Agathe : « Le Christ, fils de Dieu ! » Et Quintien : « Oses-tu citer de nouveau ce nom que je ne veux pas entendre ? » Et Agathe : « Tant que je vivrai, mon cœur et mes lèvres invoqueront le Christ ! » Et Quintien : « Nous allons bien voir si ton Christ te guérit une seconde fois ! » Il ordonna alors de répandre des tessons brisés, d’y mêler des charbons ardents, et de traîner la jeune fille, toute nue, sur ce lit mortel. Mais pendant qu’on procédait au supplice, un grand tremblement de terre survint, qui ébranla toute la ville, renversa le palais, et écrasa deux conseillers de Quintien. Et tout le peuple accourut vers le consul, lui reprochant d’avoir causé cette catastrophe par l’injuste punition infligée à Agathe. Alors Quintien, qui redoutait à la fois le tremblement de terre et la sédition du peuple, fit ramener Agathe dans sa prison, où elle se mit en prière et dit : « Seigneur Jésus, toi qui m’as créée et gardée depuis l’enfance, toi qui as préservé mon corps de souillure et mon esprit de l’amour du siècle, toi qui m’as permis de vaincre les souffrances, reçois maintenant mon âme dans ta miséricorde ! » Et, après avoir ainsi prié à très haute voix, elle expira. Cela se passait vers l’an du Seigneur 253, sous le règne de l’empereur Décius.
V. Les fidèles oignirent son corps d’aromates et le placèrent dans un sarcophage. Et voici qu’un jeune homme revêtu d’une tunique de soie, et accompagné de cent autres beaux jeunes gens en tuniques blanches, s’approcha du tombeau, y déposa une tablette de marbre, et disparut aussitôt avec ses compagnons. Et, sur la tablette était écrit ceci : « Ame sainte, spontanée, honneur à Dieu et délivrance de la patrie. » Ce qui signifie qu’Agathe eut une âme sainte, s’offrit spontanément au martyre, fit honneur à Dieu, et sauva sa patrie. Et le don miraculeux de cette tablette de marbre eut pour résultat que même les païens et les Juifs commencèrent à vénérer -150- le tombeau de la sainte. Quant à Quintien, il se rendait à la maison de sainte Agathe, dans l’espoir d’y découvrir des trésors cachés, lorsque les deux chevaux de son char se mirent à frémir des dents et à ruer ; et l’un d’eux le mordit, l’autre, d’un coup de sabot, le lança dans le fleuve, où jamais son corps ne put être retrouvé.
VI. Un an environ après la mort de sainte Agathe, une montagne voisine de Catane se rompit et un torrent de feu en jaillit, qui, sautant de rocher en rocher et brûlant tout sur son passage, menaçait de s’abattre bientôt sur la ville. Alors la foule des païens courut au tombeau de la sainte, arracha le voile qui le couvrait et l’étendit au pied de la montagne ; et ce voile arrêta la descente du feu, et sauva la ville. Ce miracle eut lieu le jour même de l’anniversaire de la naissance de sainte Agathe.
Vast fut ordonné par saint Rémy à l’évêché d’Arras. En arrivant à la porte de cette ville, il rencontra deux mendiants, un boiteux et un aveugle, qui lui demandèrent l’aumône. Et il leur dit : « Je n’ai ni or ni argent, mais ce que j’ai, je vous le donne ! » Et il pria pour eux, et tous deux furent guéris. — Un loup s’était installé dans une église abandonnée : saint Vast lui ordonna de sortir de l’église et de n’y plus jamais revenir, et le loup obéit.
La quarantième année de son épiscopat, après avoir converti une foule de païens par sa parole et son exemple, saint Vast vit une colonne de feu qui descendait du ciel jusque sur sa maison. Il comprit que sa fin approchait ; et, en effet, peu de temps après il s’endormit dans le Seigneur, vers l’an 550. Et comme on l’enterrait, le -151- vieux saint Omer, qui, étant aveugle, se désolait de ne pouvoir pas voir le corps du saint évêque, recouvra la vue ; puis, quand il eut vu le corps du saint, il demanda et obtint de redevenir aveugle.
Né de parents nobles, Amand se fit moine dès sa jeunesse. Se promenant dans son monastère, il vit un serpent : il pria Dieu, fit le signe de la croix, et obtint que la bête rentrât dans son nid pour n’en plus jamais sortir. Il se rendit, plus tard, au tombeau de saint Martin et y resta quinze ans, couvert d’un cilice, et sans autre aliment que de l’eau et du pain d’orge.
S’étant rendu à Rome, il voulut prier toute la nuit dans l’église de saint Pierre ; mais le gardien de l’église le chassa brutalement. Alors le saint s’endormit devant la porte, et saint Pierre lui apparut, qui lui ordonna de se rendre en Gaule pour y faire honte de ses crimes au roi Dagobert. Mais ce roi, irrité, lui enjoignit tout de suite de sortir de son royaume.
Cependant Dagobert, qui se désolait de n’avoir pas de fils, finit par en obtenir un, à force de prières ; et l’idée lui vint de faire baptiser son fils par saint Amand. Il fit donc rechercher celui-ci, se prosterna à ses pieds, le supplia de lui pardonner et de baptiser le fils que le Seigneur lui avait accordé. Le saint consentit volontiers à la première de ces demandes, mais se refusa à la seconde, ne voulant se mêler en rien aux choses séculières. Il céda pourtant aux instances du roi ; et, au moment où il baptisait l’enfant, celui-ci lui répondit à haute voix : Amen. Le roi le promut alors à l’évêché de Maestricht. Mais -152- comme saint Amand voyait qu’on y faisait peu de cas de sa prédication, il se rendit en Gascogne. Là, un jongleur qui se moquait de ses paroles fut envahi du démon et se déchira de ses propres dents, avouant qu’il avait fait injure à un homme de Dieu.
Certain évêque fit garder l’eau dans laquelle saint Amand s’était lavé les mains ; et cette eau rendit, plus tard, la vue à un aveugle. Une autre fois, le saint, avec l’approbation du roi, voulut faire construire un monastère en un certain lieu ; et l’évêque d’une ville voisine, à qui ce projet déplaisait, envoya ses serviteurs pour chasser le saint, ou même pour le tuer. Et les serviteurs, abordant le saint, lui dirent par ruse qu’ils le conduiraient dans un autre lieu plus convenable encore pour la construction. Et le saint devina leur malice ; mais, ayant soif du martyre, il les suivit jusqu’au haut d’une montagne où ils se proposaient de le tuer. Or, voici qu’une pluie et un brouillard si épais couvrirent la montagne que les serviteurs de l’évêque ne se voyaient pas les uns les autres. Ils crurent qu’ils allaient mourir et, prosternés aux pieds du saint, ils le supplièrent d’obtenir de Dieu de s’en aller vivants. Et, sur la prière du saint, le beau temps reparut, et les serviteurs de l’évêque s’en retournèrent chez eux ; et saint Amand fit encore beaucoup d’autres miracles avant de s’endormir dans la paix du Seigneur. Ce saint florissait vers l’an 653, sous le règne d’Héraclius.
[6] Ce chapitre, qui manque dans plusieurs anciens manuscrits, n’est probablement pas de Jacques de Voragine.
Sous l’empereur Décius une grande persécution sévit, à Alexandrie, contre les serviteurs de Dieu. Prévenant -153- les édits de l’empereur, un misérable, nommé Divin, excita contre les chrétiens une foule superstitieuse, qui, enflammée par lui, devint tout altérée du sang des fidèles. On s’empara d’abord de quelques saintes personnes des deux sexes, dont les unes eurent le corps déchiré membre à membre, les yeux crevés, le visage mutilé, et furent ensuite chassées de la ville ; d’autres qu’on avait traînées devant les idoles, et qui, loin de vouloir les adorer, les accablaient d’invectives, se voyaient traînées par les rues de la ville, les pieds enchaînés, jusqu’à ce que leurs corps s’en allassent en morceaux.
Or il y avait à Alexandrie une vierge admirable nommée Apolline, déjà fort avancée en âge, et tout éclatante de chasteté, de pureté, de piété et de charité. Et lorsque la foule furieuse eut envahi les maisons des serviteurs de Dieu, Apolline fut conduite au tribunal des impies. S’acharnant sur elle, ses persécuteurs commencèrent par lui arracher toutes ses dents ; puis, ayant allumé un grand bûcher, ils la menacèrent de l’y jeter vive, si elle se refusait à blasphémer avec eux. Mais elle, dès qu’elle vit le bûcher allumé, se recueillit d’abord un instant en elle-même, puis, s’échappant des mains de ses bourreaux, s’élança dans le feu dont on la menaçait, effrayant même la cruauté des persécuteurs. Eprouvée déjà par divers supplices, elle ne se laissa vaincre ni par ses souffrances, ni par l’ardeur des flammes, qui n’était rien en comparaison de l’ardeur allumée en elle par les rayons de la vérité.
Valentin était un saint prêtre. L’empereur Claude se le fit amener, et lui dit : « Pourquoi donc, Valentin, -154- ne t’acquiers-tu pas notre amitié en adorant nos dieux et en renonçant à tes vaines superstitions ? » Et Valentin : « Si tu connaissais la grâce de Dieu, tu ne parlerais pas ainsi, et c’est toi qui, renonçant à tes idoles, adorerais le Dieu du Ciel ! » Alors un des familiers de Claude dit : « Oserais-tu médire de la sainteté de nos dieux ? » Et Valentin : « Vos dieux ne sont que de misérables créatures humaines, et remplies d’impureté. » Alors Claude : « Si ton Christ est le vrai Dieu, dis-moi la vérité ! » Et Valentin : « La vérité est que le Christ est le seul Dieu, et que, si tu crois en lui, ton âme sera sauvée, ton pouvoir s’accroîtra, tes ennemis seront vaincus ! » Et Claude, se tournant vers les assistants, leur dit : « Romains, entendez-vous comme cet homme parle bien et avec sagesse ? » Mais le préfet dit : « On trompe l’empereur ! Faudra-t-il donc que nous abandonnions ce que nous avions tenu pour vrai depuis l’enfance ? » Et ces paroles endurcirent le cœur de Claude, qui livra saint Valentin à un prince de sa cour, en le chargeant de le garder prisonnier chez lui.
Et quand il fut arrivé dans la maison de ce prince, Valentin s’écria : « Seigneur Jésus, lumière unique, illumine cette maison afin qu’on te reconnaisse comme le vrai Dieu ! » Sur quoi le prince lui dit : « Puisque tu affirmes que ton Christ est la lumière, demande-lui de rendre la vue à ma fille aveugle ! S’il le fait, je croirai en lui ! » Valentin se mit en prière, rendit la vue à l’aveugle, et convertit toute la maison. Mais l’empereur ne l’en fit pas moins décapiter. Ce martyre eut lieu en l’an du Seigneur 280.
-155-
Julienne était fiancée à Euloge, préfet de Nicomédie ; mais elle refusait d’entrer dans le lit d’Euloge avant qu’il eût reçu la foi du Christ. Alors son père, furieux de sa désobéissance, la fit mettre à nu, rouer de coups, et la livra ensuite au préfet. Et celui-ci lui dit : « Ma douce Julienne, pourquoi m’as-tu trompé par tes promesses d’amour, puisque, aujourd’hui, tu refuses ma main ? » Et elle : « Si tu veux adorer mon Dieu, je serai à toi ; sinon, jamais tu ne seras mon maître ! » Et le préfet : « Bien-aimée, je ne puis consentir à ce que tu me demandes, car l’empereur me ferait couper le cou ! » Et Julienne : « Si tu crains si fort un empereur mortel, combien davantage je dois craindre mon empereur à moi, qui est immortel ! Fais de moi ce que tu voudras, rien ne pourra me fléchir ! » Alors le préfet la fit battre de verges, puis, pendant une demi-journée, il la fit suspendre par les cheveux et lui fit verser sur la tête du plomb fondu. Et comme, de tout cela, elle n’avait aucun mal, il lui fit mettre des chaînes et l’enferma dans une prison.
Là un diable vint la voir, sous l’apparence d’un ange, et lui dit : « Julienne, je suis un ange du Seigneur, et mon maître m’envoie vers toi pour t’engager à sacrifier aux dieux : car le Seigneur a pitié de toi, et veut t’épargner un affreux supplice suivi d’une mort affreuse. » Alors Julienne fondit en larmes et s’écria : « Jésus mon Seigneur, sauve-moi du péril de mon âme en me faisant connaître qui est celui qui me donne un tel conseil ! » Et une voix d’en haut lui dit de saisir son visiteur et de le contraindre à avouer lui-même qui il était. Julienne ayant donc saisi le faux ange, et lui ayant demandé qui il était, il répondit qu’il était un démon, -156- envoyé par son père pour la tromper. Julienne lui demanda qui était son père. Et le démon répondit : « C’est Belzébuth, qui nous conduit à mal faire, et nous bat cruellement toutes les fois que nous nous laissons vaincre par les chrétiens. Aussi suis-je sûr de payer cher cette journée, où je n’ai pu triompher de toi ! » Et, entre autres choses qu’il lui avoua, il lui dit que les diables souffrent surtout pendant que les chrétiens célèbrent la messe, ou pendant que se font les prières et les prédications. Alors Julienne lui lia les mains derrière le dos, et, l’ayant jeté à terre, elle le battit rudement avec la chaîne dont on l’avait liée ; et le diable la suppliait avec de grands cris, lui disant : « Bonne Julienne, ayez pitié de moi ! » Puis, le préfet ayant donné ordre qu’on la tirât de sa prison, elle traîna derrière elle le démon, toujours lié. Et le démon la priait, en lui disant : « Madame Julienne, cessez de me rendre ridicule, ou bien jamais plus je ne pourrai avoir d’action sur aucun chrétien ! On dit que les chrétiens sont miséricordieux, et vous, cependant, vous ne voulez pas avoir un peu pitié de moi ! » Mais la sainte n’en continua pas moins à le traîner par tout le marché, après quoi elle le jeta dans une latrine.
Le préfet fit étendre sainte Julienne sur une roue qui lui broya tous les os jusqu’à en faire jaillir la moelle ; mais un ange détruisit la roue et guérit la sainte. Ce que voyant, tous les assistants crurent au Christ, et subirent aussitôt le martyre. Cinq cents hommes et cent trente femmes eurent la tête tranchée. Le préfet fit ensuite plonger la sainte dans une chaudière de plomb fondu ; mais le plomb se refroidit soudain au point de devenir comme un bain tiède. Alors le préfet maudit ses dieux, pour leur impuissance à punir une jeune femme qui leur faisait tant d’outrages. Puis il ordonna qu’elle eût la tête tranchée. Et comme on la conduisait à l’échafaud, voici que le démon qu’elle avait battu se montra de nouveau, cette fois sous l’apparence d’un jeune homme ; et il criait aux bourreaux : « Ne ménagez pas cette coquine, car elle a dit les pires choses de vos dieux, et m’a moi-même battu cette nuit ! Rendez-lui ce qu’elle mérite ! » Mais comme -157- Julienne, qui avait les yeux fermés, les entrouvrait pour voir celui qui parlait ainsi, le démon s’enfuit en criant : « Malheur à moi, elle va encore me prendre et me lier ! » Et la sainte subit son supplice ; et, quelques jours après, le préfet, qui voyageait sur mer, périt dans une tempête avec trente-quatre hommes. Leurs corps, que la mer avait vomis sur le rivage, furent dévorés par les bêtes et les oiseaux de proie.
L’église célèbre en ce jour la Chaire de saint Pierre parce que c’est en ce jour que ce saint, à Antioche, s’assit pour la première fois dans le siège pontifical. Et l’institution de cette fête est due à quatre causes.
1o Comme saint Pierre prêchait à Antioche, le préfet Théophile lui dit : « Pierre, pourquoi corromps-tu mon peuple ? » Et comme Pierre lui prêchait la foi du Christ, il le fit enchaîner et jeter en prison, où il ordonna qu’on le laissât sans boire et sans manger. Mais Pierre, déjà défaillant, reprit assez de forces pour lever les yeux au ciel et pour dire : « Jésus-Christ, soutien des malheureux, sois mon soutien dans ces tribulations ! » Et le Seigneur lui répondit : « Crois-tu donc que je t’aie abandonné ? Bientôt viendra quelqu’un qui secourra ta misère ! » En effet, saint Paul, en apprenant l’incarcération de Pierre, vint trouver Théophile, et se présenta à lui comme un artiste d’une habileté extrême, sachant sculpter le bois et le marbre, peindre sur la toile, etc. Théophile le pria d’habiter chez lui. Et, peu de jours après, Paul pénétra secrètement dans le cachot de Pierre. Voyant celui-ci presque mort d’épuisement, il pleura des larmes amères ; puis, se jetant dans ses bras, il lui dit : -158- « O Pierre, mon frère, ma gloire, ma joie, moitié de mon âme, reprends tes forces ! » Alors Pierre, ouvrant les yeux et le reconnaissant, se mit à pleurer, mais sans pouvoir parler. Paul lui ouvrit la bouche et y versa de la nourriture, qui ne tarda pas à le réconforter. Puis, se rendant auprès de Théophile, saint Paul lui dit : « O bon Théophile, homme aimable et hospitalier, rappelle-toi qu’un petit mal suffit pour détruire un grand bien ! Qu’as-tu fait de ce serviteur de Dieu qui s’appelle Pierre ? Faible et pauvre, il ne vit que par la parole : et c’est un tel homme que tu as pu mettre en prison ! Sans compter que, si tu l’avais laissé en liberté, il aurait pu t’être utile ; car on dit qu’il guérit les malades et ressuscite les morts ! » Et Théophile : « Ce sont là des fables, mon cher Paul, car si cet homme pouvait ressusciter des morts, il pourrait bien se délivrer lui-même de sa prison ! » Et Paul : « On m’a dit que, de même que le Christ, qui ensuite est ressuscité, n’a pas voulu descendre de sa croix, de même ce Pierre, pour suivre l’exemple de son maître, refuse de se délivrer, préférant souffrir pour le Christ. » Alors Théophile : « Eh bien, va lui dire que je lui rendrai sa liberté s’il ressuscite mon fils, mort depuis quatorze ans ! » Paul rapporta cette condition à Pierre, qui lui dit : « C’est là un bien grand miracle qu’on exige de moi : mais la grâce de Dieu le fera par moi ! » Puis, conduit au sépulcre du fils de Théophile, il ordonna qu’on ouvrît la porte, et le mort ressuscita. — Mais nous devons avouer que ce miracle ne nous paraît pas très vraisemblable : d’abord à cause des quatorze ans que Dieu aurait permis que le mort passât dans son tombeau ; et puis, surtout, à cause de la ruse et du mensonge que l’histoire prête à saint Paul. Toujours est-il que Théophile et tout le peuple d’Antioche finirent par se convertir au Seigneur, et construisirent une magnifique église au milieu de laquelle ils mirent une chaire très élevée pour Pierre, d’où il put être vu et entendu par tous. Il y siégea pendant sept ans avant de se rendre à Rome, où il siégea ensuite dans la chaire romaine pendant vingt-cinq ans. Et c’est en souvenir de cet événement -159- que l’Eglise célèbre cette fête, parce que, ce jour-là, pour la première fois, les chefs de l’Eglise commencèrent à être élevés en nom et en puissance.
Cette fête est, comme l’on sait, la troisième de celles où l’Eglise célèbre le glorieux successeur du Christ. Saint Pierre a, en effet, mérité d’avoir trois fêtes, d’abord parce qu’il a été privilégié, parmi les apôtres, en trois choses : en autorité, en amour du Christ, et en pouvoir d’opérer des miracles. De plus, saint Pierre a été le prince de toute l’Eglise, qui est répandue dans les trois parties du monde, l’Asie, l’Afrique et l’Europe : de là les trois fêtes où l’Eglise l’honore. Enfin, saint Pierre, depuis qu’il a reçu la faculté de lier ou de délier, nous délivre des trois genres de péchés, ceux de la pensée, de la parole et de l’acte, comme aussi de ceux que nous commettons envers Dieu, envers le prochain et envers nous-mêmes.
2o La seconde cause de l’institution de cette fête se trouve indiquée dans l’Itinéraire de Clément. Comme saint Pierre s’approchait d’Antioche, tous les habitants vinrent au-devant de lui revêtus de cilices, les pieds nus et la tête couverte de cendres, en signe de leur repentir, car ils avaient cru aux mensonges de Simon le Magicien. Et Pierre, heureux de ce repentir, fit placer devant lui tous les malades et les possédés ; et dès qu’il eut invoqué sur eux le nom de Dieu, une immense lumière apparut et tous furent guéris. Pendant la semaine qui suivit, plus de dix mille hommes reçurent le baptême. Ce que voyant, le préfet Théophile transforma son palais en basilique, et y fit placer pour l’apôtre une chaire très élevée d’où il pût être vu et entendu par tous. Et la contradiction n’est qu’apparente entre cette histoire et celle que nous venons de raconter : car rien n’empêche que Pierre ait été mis en prison par Théophile et délivré par l’entremise de saint Paul, puis que, pendant un de ses voyages, les habitants d’Antioche se soient laissés prendre aux mensonges de Simon le Magicien, et s’en soient enfin repentis.
3o En troisième lieu cette fête, — qu’on appelle aussi -160- le Banquet de saint Pierre, — doit son institution à une coutume ancienne que l’Eglise a transformée en une fête chrétienne. En effet, maître Jean Beleth raconte que c’était l’usage chez les païens, au mois de février, d’aller porter un repas sur la tombe des morts. Les païens croyaient que ces repas étaient mangés par les âmes de leurs parents défunts, tandis qu’en réalité c’étaient les démons qui s’en régalaient. Et comme les premiers convertis au christianisme avaient peine à se départir de cette coutume, on résolut de substituer au banquet des morts, le jour de la Chaire de saint Pierre, un banquet célébré en l’honneur du saint.
4o Et cette fête a aussi pour objet de célébrer l’institution de la tonsure des prêtres. Car, pendant que Pierre prêchait à Antioche, on lui fit raser la tête en signe d’infamie ; et ce signe d’infamie fut ensuite adopté par tout le clergé, en signe d’honneur. Au point de vue symbolique, la tonsure signifie la conservation de la pureté, l’abandon des ornements extérieurs et le renoncement aux biens temporels. Et si la tonsure est de forme circulaire, c’est pour donner à entendre que, le cercle étant la plus parfaite des figures, les prêtres doivent veiller à représenter sur terre la perfection chrétienne.
La vie de saint Mathias, telle qu’elle se lit dans les églises, a été écrite, croit-on, par le vénérable Bède.
I. Mathias fut appelé à prendre, parmi les apôtres, la place laissée vide par la défection de Judas. Et, puisque l’occasion s’en présente à nous, nous allons d’abord résumer ce que l’on a dit de l’origine et de la jeunesse -161- de Judas lui-même. Certaine histoire, qui malheureusement est apocryphe et ne mérite que peu de créance, raconte à ce sujet ce qui suit :
Il y avait à Jérusalem un homme appelé Ruben (et de son autre nom Simon) de la tribu de Dan (ou, selon saint Jérôme, de la tribu d’Issachar) et marié à une femme nommée Ciborée. Or, une nuit, après que les deux époux eussent accompli le devoir conjugal, Ciborée, s’étant endormie, eut un songe dont elle s’éveilla tout effrayée, avec des gémissements et des soupirs. Et elle dit à son mari : « J’ai vu en rêve que j’enfantais un fils monstrueux, qui devait causer la perte de toute notre race. » Et Ruben : « Quelle sottise scandaleuse tu dis là ! Le diable, sans doute, te fait délirer ! » Mais elle : « Si notre acte de cette nuit a pour effet que je conçoive un fils, ce sera la preuve que je ne suis point victime d’une illusion diabolique, mais que mon rêve est bien la révélation de la vérité ! » Et comme, neuf mois après cette nuit, elle mit au monde un fils, son mari et elle furent épouvantés, et ne surent que faire : car ils avaient horreur de tuer leur enfant, et, d’autre part, ne pouvaient consentir à nourrir le futur destructeur de leur race. Ils décidèrent enfin de poser l’enfant dans un petit panier et de le laisser aller au gré des flots. Et ceux-ci poussèrent le panier jusqu’à une île nommée Iscarioth, d’où viendrait le nom de Judas Iscarioth donné à l’apôtre maudit. Et la reine de cette île, qui n’avait point d’enfants, ayant aperçu le panier pendant qu’elle se promenait sur le rivage, le fit tirer de l’eau, et s’écria, quand elle vit l’enfant : « Oh ! comme je serais heureuse d’avoir un tel enfant, afin que mon trône, après moi, ne restât pas vide ! » Et elle fit nourrir l’enfant en cachette, et feignit d’être enceinte, et présenta l’enfant comme son fils, ce qui fut fêté par tout le royaume. Le roi, enchanté d’être père, fit élever l’enfant avec toute la magnificence qui convenait à son rang. Or, peu de temps après, la reine fut vraiment enceinte du fait de son mari, et mit au monde un fils. Les deux enfants furent élevés ensemble ; mais Judas, dans leurs jeux, injuriait et battait souvent l’enfant -162- royal, et le faisait pleurer : sur quoi la reine, qui savait qu’il n’était pas son fils, le faisait très souvent battre à son tour. Mais rien ne parvenait à corriger le méchant enfant. Un jour enfin toute la vérité se découvrit, et l’on sut que Judas n’était pas le vrai fils du roi. Alors Judas, plein de honte et de jalousie, tua secrètement le vrai fils du roi, son frère supposé. Puis, craignant d’en être puni, il s’enfuit avec ses familiers à Jérusalem, où le préfet Pilate (tant on a raison de dire que qui se ressemble s’assemble) reconnut en lui un caractère pareil au sien, et se prit pour lui d’une vive affection.
Voilà donc Judas régnant en maître à la cour de Pilate. Et un jour, Pilate, considérant un champ de pommes voisin de son palais, éprouva un extrême désir de goûter aux pommes de ce champ. Or ce champ appartenait à Ruben, le père de Judas ; mais ni Judas ne connaissait son père, ni celui-ci ne savait que Judas était son fils. Et Judas, voyant le désir de Pilate, entra dans le champ et cueillit des pommes. Et comme Ruben le surprit, tous deux commencèrent par s’injurier, puis en vinrent aux coups ; et Judas finit par tuer Ruben en le frappant d’une pierre sur la nuque. Après quoi il porta les pommes à Pilate et lui raconta ce qui s’était passé. Et lorsque la mort de Ruben fut connue, Pilate donna à son favori Judas tous les biens du mort, et le maria avec la veuve de celui-ci, qui n’était autre que sa mère Ciborée.
Un soir, Ciborée soupirait si tristement que Judas, son nouveau mari, lui demanda ce qu’elle avait. Elle lui répondit : « Hélas ! je suis la plus malheureuse de toutes les femmes ! J’ai dû noyer mon unique enfant, on m’a tué mon mari, et, pour comble de misère, Pilate m’a forcée à me remarier malgré mon deuil ! » Elle raconta alors l’histoire de l’enfant ; et Judas lui raconta toutes ses aventures ; et ils découvrirent ainsi que Judas avait tué son père et épousé sa mère. Alors, sur le conseil de Ciborée, le misérable voulut faire pénitence, et, étant allé trouver Nôtre-Seigneur Jésus-Christ, il implora de lui le pardon de ses péchés. Voilà ce qu’on lit dans cette histoire apocryphe. Doit-on tenir pour vraie ou -163- non cette suite d’aventures ? C’est au lecteur à en décider : mais, suivant nous, elle mérite infiniment plus d’être rejetée qu’admise.
Ce qui est, au contraire, certain, c’est que Notre-Seigneur fit de Judas son disciple, et l’élut au nombre de ses douze apôtres. Et Judas entra si fort dans sa familiarité qu’il devint son procureur. C’était lui, en effet, qui portait les aumônes qu’on donnait à Jésus ; et, sans doute, il ne se faisait pas faute de les voler. Peu de temps avant la passion de Notre-Seigneur, il s’irrita de ce qu’on ne vendît point un parfum qu’on avait donné à Jésus, et qui valait trois cents deniers : car, sans doute, il avait projeté de s’approprier cette somme. Il alla donc trouver les Juifs, et leur vendit le Christ pour trente deniers. Notons que deux versions ont cours sur ce point. L’une prétend que les deniers obtenus par Judas valaient chacun dix deniers ordinaires, de façon qu’en les recevant Judas eut l’équivalent des trois cents deniers que lui aurait procurés la vente du parfum. D’après l’autre version, Judas avait l’habitude de s’approprier la dixième partie de l’argent qu’on lui donnait à garder ; et ainsi les trente deniers reçus des Juifs ont été, pour lui, l’équivalent du profit qu’il aurait tiré de la vente du parfum. Mais, dès qu’il eut reçu les trente deniers, la honte le prit ; et il les rapporta, et il alla se pendre à un arbre, et son corps creva par le milieu, et tous ses boyaux se répandirent sur le sol. Il ne les vomit point par la bouche, car sa bouche ne pouvait pas être profanée, ayant eu l’honneur de toucher le visage glorieux du Christ. Et il mourut en l’air, car, ayant offensé les anges dans le ciel et les hommes sur la terre, il avait mérité de périr entre ciel et terre.
II. Or, quelques jours après l’Ascension du Seigneur, saint Pierre se leva au milieu des disciples et dit : « Frères, il faut que, de ceux qui ont été avec nous tout le temps que le Seigneur Jésus a vécu parmi nous, il y en ait un pour témoigner avec nous de sa résurrection. » Alors les disciples présentèrent deux d’entre eux, à savoir : 1o Joseph, appelé Barsabas, et surnommé le Juste -164- en raison de sa sainteté ; 2o Mathias, dont l’auteur des Actes a jugé inutile de faire l’éloge, estimant que le fait de son élection à l’apostolat rendait tous les éloges superflus. Et, tombant en prière, les apôtres dirent : « Toi, Seigneur, qui connais les cœurs de tous, montre-nous lequel de ces deux hommes tu as choisi pour prendre la place de Judas, dans le ministère et l’apostolat ! » Et l’on jeta les sorts, et le sort désigna Mathias, qui, d’un commun accord, fut adjoint aux onze apôtres.
Saint Jérôme fait observer, à ce propos, que l’exemple de ce choix ne prouve nullement qu’on doive se servir du sort pour les élections religieuses : car le privilège du petit nombre ne saurait constituer la loi de tous. Comme le dit en effet, Bède, c’est seulement au jour de la Pentecôte que fut consommée l’hostie immolée dans la Passion ; c’est au jour de la Pentecôte que la vérité du dogme se trouva entièrement constituée. Or, l’élection de Mathias étant avant la Pentecôte, on s’y est servi du sort pour se conformer à la loi ancienne, suivant laquelle le grand prêtre était choisi au sort. Mais, dès que la Pentecôte eut achevé d’abroger l’ancienne loi, ce n’est plus au sort que furent élus les sept diacres, mais bien par le choix des disciples ; et ils furent ensuite ordonnés par l’imposition des mains des apôtres.
III. L’apôtre Mathias eut pour mission d’évangéliser la Judée. Il y prêcha de longues années, fit de nombreux miracles, et s’endormit enfin dans la paix du Seigneur. Certains auteurs affirment, cependant, qu’il souffrit le martyre et périt sur la croix. Son corps est, dit-on, enseveli à Rome, sous une dalle de porphyre, dans l’église Sainte-Marie Majeure, et l’on y montre sa tête aux fidèles.
D’après une autre légende, qui a cours à Trèves, Mathias serait né à Bethléem, d’une famille noble de la tribu de Juda. Prêchant en Judée, il éclairait les aveugles, purifiait les lépreux, chassait les démons, rendait aux boiteux la marche, aux sourds l’ouïe, et la vie aux morts. Il opéra de nombreuses conversions : sur quoi les Juifs, par jalousie, le firent passer en jugement. Là deux faux -165- témoins, qui l’avaient accusé, lui jetèrent des pierres ; et il voulut que ces pierres fussent ensevelies avec lui, en témoignage contre eux. Et pendant qu’on le lapidait il eut la tête tranchée d’une hache, à la manière romaine, et rendit l’âme à Dieu, les mains tendues vers le ciel. La même légende ajoute que son corps, après avoir été transporté de Judée à Rome, se trouve aujourd’hui dans une église de Trèves.
IV. Suivant une autre légende, Mathias serait allé en Macédoine, et y aurait bu, au nom du Christ, une potion empoisonnée qui privait de la vue ceux qui en buvaient. Mais non seulement Mathias n’en aurait souffert aucun mal : la légende veut encore qu’il ait rendu la vue, par une simple imposition de mains, à plus de deux cent cinquante personnes que la susdite potion avait aveuglées. Les habitants de la province lui auraient, ensuite, attaché les mains derrière le dos et l’auraient enfermé dans une prison ; et le Seigneur, venant à lui entouré d’une grande lumière, aurait rompu ses liens et l’aurait remis en liberté. Et comme, ensuite, quelques-uns des Macédoniens persistaient dans l’erreur, le saint leur aurait dit : « Je vous annonce que vous descendrez vivants en enfer ! » Sur quoi la terre se serait ouverte, et les aurait engloutis.
La vie de saint Grégoire, écrite d’abord par Paul, historiographe des Lombards, a été ensuite soigneusement résumée par le diacre Jean.
I. Grégoire, fils de Gordien et de Sylvie, était de famille sénatoriale. Bien que, dès l’adolescence, il eût atteint au plus haut sommet de la philosophie, et bien qu’il fût, -166- en outre, fort riche, il résolut de renoncer à tous ses biens et de se consacrer au service de Dieu. Mais comme il ajournait sa conversion, pensant pouvoir servir le Christ tout en remplissant les fonctions d’un juge laïque, le goût des choses séculières commença à grandir en lui à tel point qu’il fut tenté de servir le monde non seulement en acte, mais aussi en esprit. Enfin, après la mort de son père, il fonda six monastères en Sicile, et un septième à Rome, dans sa propre maison ; et là, ôtant ses vêtements de soie ornés d’or et de pierreries, il vécut sous l’humble habit du moine. Et il arriva bientôt à un état de perfection qu’il se rappelait, plus tard, en ces termes, dans l’introduction d’un de ses dialogues : « Mon âme malheureuse, accablée sous le poids de ses occupations, aime à se rappeler le bonheur qu’elle avait jadis pendant mon séjour au monastère ; alors tout le cours des choses fugitives lui était indifférent, accoutumée qu’elle était à ne penser qu’aux choses célestes ; et souvent elle sortait, par la contemplation, du cloître de la chair ; et la mort même, qui presque toujours apparaît comme une peine, lui apparaissait comme l’entrée dans la vie, et la douce récompense de toutes les peines. » Et Grégoire infligeait de telles privations à son corps que son estomac s’était paralysé, et qu’il souffrait fréquemment de ces arrêts de vie que les Grecs appellent des « syncopes ».
II. Un jour, comme il était occupé à écrire dans une cellule du monastère dont il était abbé, un ange lui apparut sous la forme d’un naufragé et lui demanda l’aumône. Grégoire lui fit donner six deniers d’argent ; mais, quelques heures après, le naufragé revint, disant qu’il avait beaucoup perdu et trop peu reçu. Grégoire lui fit de nouveau donner six deniers d’argent ; et une troisième fois le mendiant revint, sollicitant l’aumône avec plus d’insistance que jamais ; alors l’économe du monastère dit à Grégoire qu’on n’avait plus rien à donner, sinon une écuelle d’argent dans laquelle la mère de Grégoire avait coutume d’envoyer des légumes à son fils. Aussitôt Grégoire fit donner cette écuelle au mendiant, qui la -167- reçut avec joie et disparut. Et ce mendiant était un ange qui, comme nous le dirons plus loin, se révéla ensuite lui-même à saint Grégoire.
III. Certain jour, saint Grégoire, passant sur le marché, vit de jeunes esclaves, d’une extrême beauté de forme et de visage, qui étaient à vendre. Il demanda au marchand d’où étaient ces jeunes gens. Le marchand répondit qu’ils étaient de la Grande-Bretagne, et que tous les habitants de ce pays avaient les mêmes cheveux blonds et la même beauté de figure. Grégoire demanda s’ils étaient chrétiens. Et, apprenant qu’ils étaient païens, il s’écria : « Hélas, faut-il que d’aussi beaux visages appartiennent encore au prince des ténèbres ! » Il demanda comment s’appelait ce peuple, et le marchand lui dit qu’on l’appelait le peuple « anglique ». Et le saint dit : « Bien nommés sont-ils, ces Angliques, ou plutôt Angéliques, car ils ont vraiment des visages d’anges ! » Alors il se rendit auprès du Souverain Pontife et obtint de lui, à grand’force de prières, d’être envoyé en Bretagne pour convertir les Anglais. Mais à peine s’était-il mis en route que les Romains, troublés de son départ, dirent au pape : « En renvoyant Grégoire, tu as offensé saint Pierre et détruit Rome ! » Si bien que le pape, effrayé, ordonna que l’on courût à sa poursuite pour le ramener. Et comme Grégoire, ayant déjà fait trois jours de route, s’occupait à lire en certain lieu, et que ses compagnons dormaient, une cigale survint qui le força à se distraire de sa lecture et lui dit qu’il eût à rester dans ce lieu. Aussitôt Grégoire exhorta ses compagnons à le quitter au plus vite, et, reprenant sa lecture, il resta immobile jusqu’à ce que les messagers du pape, l’ayant rejoint, le forcèrent à rentrer avec eux. Il rentra donc à Rome, bien malgré lui ; et le pape le fit sortir de son monastère, et le nomma son cardinal-diacre.
IV. Le Tibre, étant sorti de son lit, avait grossi d’une façon si démesurée qu’il avait coulé jusque par-dessus les murs de Rome, et avait renversé plusieurs maisons. Puis, quand l’inondation avait pris fin, une foule de serpents, dragons, et autres monstres, apportés par les flots -168- et laissés par eux, avaient corrompu l’air de leur pourriture, et ainsi s’était produite une peste si meurtrière que l’on croyait voir des flèches tombant du ciel et tuant les Romains. La première victime de cette peste fut le pape Pélage ; après quoi, le mal prit une telle extension que, par la mort des habitants, il vida un très grand nombre des maisons de Rome. Mais comme l’Eglise de Dieu ne pouvait rester sans chef, le peuple entier élut pour pape Grégoire, bien que celui-ci s’en défendît de toutes ses forces. Le jour où il devait être consacré, il parla au peuple, organisa une procession et des litanies, et exhorta les fidèles à prier Dieu avec plus de ferveur. Et pendant que le peuple, rassemblé autour de lui, priait, la peste fit périr, en moins d’une heure, quatre-vingt-dix personnes, parmi les auditeurs ; mais Grégoire n’en continua pas moins à prêcher, exhortant le peuple à ne se relâcher de sa prière que quand la peste aurait disparu. Puis, la procession achevée, il voulut s’enfuir de Rome, pour empêcher qu’on le consacrât comme pape. Mais il ne le put, car les portes étaient gardées jour et nuit afin qu’il ne pût sortir. Il obtint enfin de certains marchands d’être transporté hors de la ville dans un tonneau ; et, se réfugiant dans une caverne, au fond des bois, il y resta caché pendant trois jours. Mais les hommes envoyés à sa recherche aperçurent une colonne lumineuse qui descendait du ciel jusque sur l’endroit où il était caché ; et un moine reconnut, dans cette colonne, des anges qui montaient et descendaient. Aussitôt Grégoire fut pris et traîné à Rome par le peuple tout entier, et consacré en qualité de souverain pontife.
La peste continuant à sévir, il ordonna que, le jour de Pâques, on promenât en procession, autour de la ville, l’image de la sainte Vierge que possède l’église de Sainte-Marie Majeure, et qui fut peinte, dit-on, par saint Luc, aussi habile dans l’art de la peinture que dans celui de la médecine. Et aussitôt l’image sacrée dissipa l’infection de l’air, comme si la peste ne pouvait supporter sa présence ; partout où passait l’image, l’air devenait pur et vivifiant. Et l’on raconte que, autour de -169- l’image, la voix des anges se fit entendre, chantant : « Reine des cieux, réjouis-toi, alléluia, car ton divin fils est ressuscité, alléluia, comme il l’a dit, alléluia. » Et aussitôt saint Grégoire ajouta : « Mère de Dieu, priez pour nous, alléluia ! » Alors il vit, au-dessus de la forteresse de Crescence, un grand ange qui essuyait et remettait au fourreau un glaive ensanglanté ; et le saint comprit que la peste était finie ; et en effet elle l’était. Et depuis lors cette forteresse prit le nom de Fort-Saint-Ange. Après quoi saint Grégoire, réalisant son ancien désir, envoya en Angleterre Augustin, Mélitus, Jean, et quelques autres prêtres, et convertit les Anglais, par leur entremise, comme aussi par ses prières et par ses mérites.
V. Telle était l’humilité de saint Grégoire, que jamais il ne permettait qu’on fît son éloge. A l’évêque Etienne, qui l’avait loué dans ses lettres, il répondait : « Vous m’accablez d’éloges dans vos lettres, et cependant il est écrit qu’on doit s’abstenir de louer un homme aussi longtemps qu’il vit. » De même, dans une lettre à Anastase, patriarche d’Antioche : « Les éloges que vous me donnez m’embarrassent fort. Car je considère ce que je suis, et j’ai conscience de ne rien avoir qui mérite de telles éloges ; et, d’autre part, considérant ce que vous êtes, je n’admets point que vous puissiez mentir. » Quant aux appellations flatteuses, il les rejetait absolument. Il écrivait à Euloge, patriarche d’Alexandrie, qui l’avait appelé pape universel : « Je prie Votre Sainteté de ne plus m’appeler de ce titre. Car ce n’est point un honneur pour moi qu’un titre obtenu aux dépens de mes frères ! » Et lorsque Jean, évêque de Constantinople, eut obtenu par fraude du Synode le titre de pape universel, saint Grégoire écrivit à son sujet : « Qui est celui qui, contre les statuts évangéliques, contre les décrets canoniques, ose s’affubler d’un titre nouveau ? » Il n’admettait même point que les autres évêques le considérassent comme leur donnant des ordres ; et il écrivait à Euloge : « Je vous prie de ne plus employer, à mon endroit, l’expression d’ordres, car je sais qui je suis et qui vous êtes : en -170- titre, vous êtes mes frères, en sainteté, vous êtes mes pères ! » Dans l’excès de son humilité, il ne tolérait point que les femmes se dissent ses servantes. Il écrivait à la patricienne Rusticana : « Une chose m’a fâché, dans votre lettre : c’est que, à plusieurs reprises, vous vous y soyez appelée ma servante. Comment pouvez-vous vous dire la servante d’un homme qui, en acceptant la charge de l’épiscopat, est devenu le serviteur de tous ? » Le premier, il se proclama « le serviteur des serviteurs de Dieu » ; et il ordonna que ses successeurs porteraient le même titre. Il ne voulut pas non plus, par humilité, publier ses livres de son vivant ; et, en comparaison des livres des autres, il tenait les siens pour dénués de toute valeur. Il écrivait à Innocent, préfet d’Afrique : « Que vous me demandiez communication de mes Commentaires sur Job, cela fait honneur à votre application. Mais si vous désirez vous nourrir d’un aliment délicieux, lisez plutôt les ouvrages de votre compatriote saint Augustin, et, pouvant jouir de cet or, ne vous occupez point de mon misérable billon ! » On lit aussi, dans un livre traduit du grec en latin, qu’un saint abbé nommé Jean, étant venu à Rome pour voir les tombeaux des apôtres, rencontra le pape Grégoire passant par la ville. Et Grégoire, voyant qu’il voulait s’agenouiller devant lui, prit les devants, s’agenouilla le premier devant l’abbé, et ne se releva qu’après que l’abbé se fut relevé.
VI. La charité de saint Grégoire égalait son humilité. Il était si charitable qu’il pourvoyait aux besoins non seulement des pauvres de Rome, mais aussi de pauvres des pays les plus lointains. Il avait fait dresser une liste de tous les indigents, et leur venait largement en aide. Il envoyait des secours aux moines du mont Sinaï, entretenait à ses frais un monastère fondé par lui à Jérusalem, et offrait tous les ans quatre-vingts livres d’or dont vivaient trois mille servantes de Dieu. Il recevait tous les jours à sa table les pèlerins et autres étrangers, quels qu’ils fussent. Et parmi ces hôtes il y en eut un qui, au moment où saint Grégoire s’apprêtait à lui verser l’eau du lave-mains, disparut sans qu’on sût par où il était passé. Et, -171- la nuit suivante, le Seigneur apparut à saint Grégoire, et lui dit : « Les autres jours, tu me reçois dans la personne des pauvres ; mais, hier, c’est ma propre personne que tu as reçue. »
Un autre jour, il avait demandé à son chancelier d’inviter à sa table douze pèlerins. Et, pendant le repas, considérant les convives, il vit qu’ils étaient treize, et le fit remarquer à son chancelier. Mais celui-ci, après les avoir comptés, lui dit : « Croyez-moi, Saint-Père, ils ne sont que douze ! » Et Grégoire s’aperçut alors que l’un des convives, assis non loin de lui, changeait constamment de figure, ayant tantôt l’apparence d’un jeune homme, et tantôt d’un vieillard. Quand le repas fut achevé, Grégoire conduisit ce convive dans sa chambre et le supplia de daigner lui dire son nom. Et le convive lui répondit : « Eh bien, sache que je suis ce naufragé à qui tu as, jadis, donné l’écuelle d’argent où ta mère avait l’habitude de t’envoyer des légumes ! Et sache aussi que c’est depuis le jour où tu m’as donné cette écuelle que le Seigneur t’a destiné à devenir le chef de son Eglise et le successeur de l’apôtre Pierre. » Et Grégoire : « Mais toi, comment as-tu su que le Seigneur me destinait à ces fonctions ? » Et l’inconnu : « Je l’ai su parce que je suis un ange, chargé maintenant par le Seigneur de veiller sur toi. » Et aussitôt il disparut.
VII. Il y avait alors un ermite, homme d’une grande vertu, qui avait tout abandonné pour se consacrer à Dieu, et qui ne possédait rien qu’une chatte, qu’il s’amusait parfois à caresser sur ses genoux. Cet ermite pria Dieu de lui révéler en quelle compagnie il serait admis dans la demeure céleste, en récompense de son renoncement. Et Dieu lui révéla qu’il y serait admis en compagnie de Grégoire, le pontife de Rome. Sur quoi l’ermite fut désolé, se disant que sa pauvreté ne lui profiterait guère, si elle ne suffisait pas pour le mettre au-dessus d’un homme aussi riche en richesses mondaines. Mais le Seigneur lui dit : « Le riche n’est pas celui qui possède la richesse, mais celui qui la désire. Et tu ne saurais comparer ta pauvreté à la richesse de Grégoire, car -172- tu prends plus de plaisir à caresser ta chatte que Grégoire à posséder des biens qu’il méprise, et dont il ne se sert que pour subvenir aux besoins de tous. » Et le solitaire pria Dieu, depuis lors, de lui faire la grâce de l’admettre aux récompenses réservées à saint Grégoire.
VIII. Ayant été accusé devant l’empereur Maurice et ses fils d’avoir causé la mort d’un évêque, Grégoire écrivit à un familier de l’empereur une lettre où il disait : « Fais entendre à mes maîtres que si moi, leur esclave, je voulais me mêler de nuire aux Lombards, la race des Lombards n’aurait plus aujourd’hui ni roi, ni chefs, et serait dans la confusion. Mais je crains trop Dieu pour oser me mêler de causer la mort de personne. » Admirable humilité : car Grégoire, qui était souverain pontife, s’appelait l’esclave de l’empereur, et appelait celui-ci son maître ! Admirable innocence : car l’empereur lombard Maurice persécutait Grégoire et l’Eglise de Dieu, et Grégoire se refusait à causer la mort de ses pires ennemis ! Il écrivait, entre autres choses, à Maurice : « Je suis si plein de péchés que, sans doute, vous apaisez Dieu d’autant plus que vous me persécutez davantage. » Mais un jour l’empereur vit se dresser devant lui un inconnu qui, vêtu en moine, brandissait devant lui une épée tirée du fourreau, et lui prédisait la mort par l’épée. Aussitôt Maurice, effrayé, cessa de persécuter Grégoire, et pria Dieu de le punir plutôt dans cette vie que de réserver son châtiment pour la vie à venir. Et aussitôt la voix divine ordonna, dans une vision, que Maurice, sa femme, ses fils et ses filles fussent livrés, pour être tués, au soldat Phocas. Et ainsi fut fait : car, peu de temps après, un soldat nommé Phocas tua l’empereur avec toute sa famille, et lui succéda au trône impérial.
IX. Un jour de Pâques, Grégoire, célébrant la messe dans l’église de Sainte-Marie Majeure, venait de dire : Pax Domini ! Et voici qu’un ange lui répondit à haute voix : Et cum spiritu tuo ! C’est depuis lors que le pape, au jour de Pâques, officie dans cette église, et, que, lorsqu’il dit Pax Domini, personne des assistants n’a le droit de lui répondre.
-173- X. Il y avait eu autrefois à Rome un empereur païen nommé Trajan qui, quoique païen, avait montré une grande bonté. On racontait que, un jour qu’il se hâtait de partir pour une guerre, une veuve était venue le trouver, toute en larmes, lui disant : « Je te supplie de venger le sang de mon fils, tué injustement ! » Trajan lui avait répondu que, s’il revenait vivant de la guerre, il vengerait la mort du jeune homme. Mais la veuve : « Et si tu meurs à la guerre, qui me fera justice ? » Et Trajan : « Celui qui régnera après moi ! » Et la veuve : « Mais toi, quel profit en auras-tu, si c’est un autre qui me fait justice ? » Et Trajan : « Aucun profit ! » Et la veuve : « Ne vaut-il pas mieux pour toi que tu me fasses justice toi-même, de manière à t’assurer la récompense de ta bonne action ? » Et Trajan, ému de pitié, était descendu de son cheval, et s’était occupé de faire justice du meurtre de l’innocent. On raconte aussi qu’un fils de Trajan, parcourant à cheval les rues de la ville, avait tué le fils d’une pauvre femme : sur quoi l’empereur avait donné son propre fils comme esclave à la mère de la victime, et avait magnifiquement doté cette femme.
Or, comme un jour, Grégoire passait par le Forum de Trajan, le souvenir lui revint de la justice et de la bonté de ce vieil empereur : si bien que, en arrivant à la basilique de Saint-Pierre, il pleura amèrement sur lui et pria pour lui. Et voici qu’une voix d’en-haut lui répondit : « Grégoire, j’ai accueilli ta demande et libéré Trajan de la peine éternelle ; mais prends bien garde à l’avenir de ne plus prier pour aucun damné ! » D’après Damascène, la voix aurait simplement dit à Grégoire : « J’exauce ta prière et je pardonne à Trajan. » Ce point est absolument hors de doute, mais on ne s’accorde pas sur les détails qui l’entourent. Les uns prétendent que Trajan a été rappelé à la vie, de façon à pouvoir devenir chrétien et obtenir ainsi son pardon. D’autres disent que l’âme de Trajan ne fut pas absolument libérée du supplice éternel, mais que sa peine fut simplement suspendue jusqu’au jour du jugement dernier. D’autres encore soutiennent que la punition de Trajan fut simplement adoucie, à la -174- demande de Grégoire. D’autres — comme le diacre Jean, qui a compilé l’histoire du saint — affirment que celui-ci n’a point prié pour Trajan, mais pleuré pour lui. D’autres estiment que Trajan a été exempté de la peine matérielle, qui consiste à être tourmenté en enfer, mais qu’il n’a pas été exempté de la peine morale, qui consiste à être privé de la vue de Dieu.
Certains auteurs veulent aussi que la voix céleste, après avoir accordé à Grégoire le pardon de Trajan, ait ajouté : « Mais toi, pour avoir prié pour un damné, tu dois être puni ! Choisis donc entre deux peines : ou bien deux jours de souffrances en purgatoire après ta mort, ou bien, pour tout le temps qui te reste à vivre, une vie de souffrance et de maladie ! » Et le saint aurait choisi ce dernier parti. Le fait est que, depuis lors, il ne cessa plus d’être malade, tourmenté tantôt par la fièvre, tantôt par la goutte, tantôt par des maux d’estomac intolérables. Il écrit, dans une de ses lettres : « La goutte et d’autres maladies me font tant souffrir que la vie me pèse, et que j’aspire au remède que me sera la mort. »
XI. Une femme qui, parfois, offrait du pain à l’église, suivant l’usage des fidèles, se mit un jour à sourire en entendant saint Grégoire s’écrier à l’autel, pendant la consécration de l’hostie : « Que le corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ te profite dans la vie éternelle ! » Aussitôt le saint détourna la main qui allait mettre l’hostie dans la bouche de cette femme, et déposa la sainte hostie sur l’autel. Puis, en présence de tout le peuple, il demanda à la femme de quoi elle avait osé rire. Et la femme répondit : « J’ai ri parce que tu appelais « corps de Dieu » un pain que j’avais pétri de mes propres mains. » Alors Grégoire se prosterna et pria Dieu pour l’incrédulité de cette femme ; et, quand il se releva, il vit que l’hostie déposée sur l’autel s’était changée en un morceau de chair ayant la forme d’un doigt. Il montra alors cette chair à la femme incrédule, qui revint à la foi. Et le saint pria de nouveau, et la chair redevint du pain, et Grégoire la donna en communion à la femme.
XII. Certains princes ayant demandé au pape des -175- reliques précieuses, Grégoire leur donna un petit fragment de la dalmatique de saint Jean l’Evangéliste. Or les princes, tenant une telle relique pour indigne d’eux, là rendirent dédaigneusement à saint Grégoire. Alors celui-ci, après avoir prié, perça l’étoffe avec la pointe d’un couteau ; et aussitôt un flot de sang en jaillit, attestant ainsi miraculeusement le prix de la relique.
XIII. Un riche Romain qui avait abandonné sa femme, et que Grégoire avait puni de l’excommunication, voulut se venger du pontife ; ne pouvant rien par lui-même contre lui, il s’adressa à des magiciens qui lui promirent d’envoyer un démon dans le corps du cheval de Grégoire, de façon à faire périr celui-ci. Et voici que, au moment où Grégoire montait sur son cheval, l’animal, possédé du démon, se mit à ruer si fort que personne ne parvenait à le retenir. Mais Grégoire vit aussitôt le caractère diabolique de l’entreprise ; et, d’un seul signe de croix, il apaisa la fureur du cheval, et rendit aveugles les magiciens, qui vinrent confesser leur crime et furent ensuite admis à la grâce du baptême. Grégoire refusa cependant de les guérir de leur cécité, de peur qu’ils ne revinssent à leur magie, mais il les fit nourrir, leur vie durant, aux frais de l’Eglise.
XIV. On lit encore, dans le livre que les Grecs appellent Lymon, le trait que voici. L’abbé du monastère fondé par saint Grégoire vint un jour dire au saint que l’un des moines avait en sa possession trois pièces d’argent. Et Grégoire, pour faire un exemple, excommunia ce moine. Or, peu de temps après, le moine mourut, et Grégoire, en apprenant sa mort, fut désolé de l’avoir laissé mourir sans absolution. Il écrivit du moins, sur une feuille de papier, un acte par lequel il absolvait le défunt de l’excommunication prononcée contre lui ; et il chargea un de ses diacres de placer ce papier sur la poitrine du moine. Et, la nuit suivante, le moine apparut à son abbé et lui dit que, depuis sa mort, il avait été tenu en prison, mais qu’il venait enfin de recevoir sa grâce.
XV. Saint Grégoire institua l’office et le chant ecclésiastiques, ainsi qu’une école de chant. Et il fit élever, à cette -176- intention, deux maisons : l’une proche la basilique de Saint-Pierre, l’autre proche l’église de Latran. On montre aujourd’hui encore, dans l’une de ces maisons, le lit sur lequel il s’étendait pour composer ses chants, le fouet dont il menaçait les élèves de l’école, ainsi qu’un antiphonaire écrit de sa main. C’est aussi lui qui ajouta au canon de la messe les paroles suivantes : « Et nous te prions de maintenir nos jours dans ta paix, de nous sauver de la damnation éternelle, et de nous admettre dans le troupeau de tes élus ! »
Enfin saint Grégoire, après avoir siégé sur le trône de saint Pierre pendant treize ans, six mois, et dix jours, s’endormit dans le Seigneur, tout plein de bonnes œuvres. Sa mort eut lieu en l’an 604, sous le règne de Phocas.
XVI. Après sa mort, Rome et toute la région furent envahies par la famine ; et les pauvres, que Grégoire avait coutume de nourrir généreusement, venaient trouver son successeur et lui disaient : « Seigneur, notre père Grégoire avait coutume de nous nourrir, que Ta Sainteté ne nous laisse pas mourir de faim ! » Mais ces paroles irritaient le pape, qui répondait : « Grégoire a toujours eu en vue la popularité et y a tout sacrifié ; mais nous, nous ne pouvons rien pour vous ! » Sur quoi il renvoyait les pauvres sans les secourir. Alors saint Grégoire lui apparut trois fois, et le gronda doucement de sa dureté comme de son injustice. Mais le pape ne prit aucun soin de s’amender. La quatrième fois, Grégoire lui apparut avec un visage terrible et le frappa à la tête : et le pape mourut peu de temps après.
Pendant que la même famine durait encore, quelques envieux commencèrent à déprécier saint Grégoire, affirmant qu’il avait gaspillé, en prodigue, tout le trésor de l’Eglise. Et, pour s’en venger sur sa mémoire, ils engagèrent le clergé à brûler les écrits du saint. On en brûla effectivement un certain nombre ; et l’on s’apprêtait à brûler le reste, lorsque le diacre Pierre, qui avait été le familier du saint, et à qui celui-ci avait dicté les quatre livres de ses Dialogues, s’opposa vivement à cette destruction. -177- Il dit d’abord qu’elle ne pouvait servir à rien, les écrits du saint s’étant répandus dans toutes les parties du monde. Et il ajouta que c’était un horrible sacrilège de détruire l’œuvre d’un homme sur la tête duquel il avait vu si souvent descendre l’Esprit-Saint sous la forme d’une colombe. Et le diacre dit que, pour attester la vérité de cette affirmation, il était prêt à mourir aussitôt ; et il déclara que, s’il n’obtenait point la mort qu’il demandait, il consentirait à ce que les livres de son maître fussent détruits. Car saint Grégoire lui avait dit que, si jamais il révélait le miracle de la sainte colombe, il mourrait sur-le-champ. Après quoi le vénérable Pierre revêtit son costume solennel de diacre, et jura, sur les saints Evangiles, la vérité de ce qu’il avait affirmé ; et, au moment où il achevait son serment, son âme s’envola au ciel sans éprouver les douleurs de la mort.
XVII. Un moine du monastère de saint Grégoire avait amassé une somme d’argent. Alors le saint apparut en rêve à un autre moine et lui dit de signifier à son compagnon qu’il eût à distribuer son pécule et à faire pénitence, faute de quoi il mourrait le troisième jour. Ce qu’entendant, le moine, épouvanté, fit pénitence et distribua son pécule. Mais il n’en fut pas moins saisi d’une fièvre si forte que, pendant trois jours, il parut sur le point de rendre l’âme. Ses frères, l’entourant, chantaient des psaumes, jusqu’à ce que, le troisième jour, s’interrompant de chanter, ils se mirent à l’accabler de reproches. Mais voici que soudain le moine, revivant, et rouvrant les yeux avec un sourire, leur dit : « Que le Seigneur vous pardonne, mes frères, de m’avoir si durement jugé ! Et si désormais vous voyez quelqu’un en train de mourir, puissiez-vous lui accorder non des reproches, mais votre compassion ! Sachez donc que je viens de passer en jugement, avec un diable pour accusateur, et que, avec l’aide de saint Grégoire, j’ai bien répondu à toutes les objections de l’ennemi, sauf à une seule, que j’ai dû reconnaître pour fondée et à cause de laquelle j’ai subi ces trois jours de tortures. Puis il s’écria : « O André, André, tu périras dès cette année, toi qui, par tes mauvais conseils, m’as exposé à -178- un tel danger ! » Et là-dessus le moine mourut. Or il y avait à Rome un certain André qui, à l’instant même où le moine le nomma ainsi par son nom, fut atteint d’un mal épouvantable, mais sans parvenir à mourir malgré ses souffrances. Et ce malheureux ayant appelé près de lui les moines du monastère, leur avoua que, sur son conseil, le moine défunt avait volé quelques-uns des manuscrits de la bibliothèque et les avait vendus à des étrangers. Et à peine eut-il achevé cette confession qu’il ferma les yeux et rendit l’âme.
XVIII. En un temps où l’office ambrosien était encore employé dans les églises plus volontiers que l’office grégorien, le pape Adrien réunit un concile qui décida que l’office grégorien devait seul être universellement observé. Et, conformément à cette décision, l’empereur Charlemagne obligeait, par des menaces et des supplices le clergé de toutes ses provinces à employer l’office grégorien, brûlait les livres de l’office ambrosien, et mettait en prison bon nombre de prêtres qui voulaient rester fidèles à cet office. Alors l’évêque saint Eugène conseilla au pape de rappeler le concile ; et ce nouveau concile décida que le missel ambrosien et le missel grégorien seraient placés, côte à côte, sur l’autel de Saint-Pierre, que les portes de l’église seraient fermées et cachetées du sceau des évêques et du concile ; et que ceux-ci, toute la nuit, prieraient Dieu de leur révéler, par quelque signe, lequel des deux offices devait être employé de préférence dans les églises. Et, tout cela ayant été fait, lorsqu’on rouvrit les portes de l’église, le lendemain matin, les deux missels qu’on avait laissés fermés furent trouvés tous deux également ouverts. Mais une autre version veut que le missel grégorien ait été miraculeusement divisé, et qu’on ait trouvé ses pages éparses sur l’autel, tandis que le missel ambrosien était ouvert, mais restait à la place où on l’avait mis : ce qui fut considéré comme un signe pour faire entendre que l’office grégorien devait se répandre à travers le monde, tandis que l’ambrosien devait continuer à être employé dans l’église de Saint-Ambroise. Et, en -179- effet, c’est là ce que décidèrent les Pères du concile et qui est en usage aujourd’hui encore.
XIX. Le diacre Jean, qui a compilé la vie de saint Grégoire, raconte ceci. Un jour, pendant qu’il était occupé à son travail, un inconnu se montra devant lui, portant les signes sacerdotaux, et vêtu d’un manteau blanc si transparent qu’on voyait, par-dessous, le noir de la tunique. Cet inconnu s’approcha du diacre et éclata de rire. Et comme Jean lui demandait ce qui pouvait faire rire de la sorte un personnage aussi grave, il lui répondit : « C’est de te voir écrivant l’histoire de morts que tu n’as jamais connus de leur vivant ! » Et Jean lui dit : « Je n’ai pas connu personnellement saint Grégoire, c’est vrai, mais j’écris sur lui ce que l’on m’en a rapporté. » Et l’étranger : « Au reste, peu m’importe ce que tu fais ; mais moi, je ne cesserai pas de faire ce que je puis ! » Et, là-dessus, le voici qui éteint la lampe à la lumière de laquelle écrivait le diacre, et qui lui donne un coup si fort que le pauvre diacre s’imagine être tué. Alors se présente à lui saint Grégoire, ayant à sa droite saint Nicolas, à sa gauche le diacre Pierre ; et il lui dit : « Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté ? » Et comme l’inconnu se cachait sous le lit, Grégoire prend des mains de Pierre une grande torche et brûle le visage de cet inconnu au point de le rendre noir, comme un Ethiopien. Une étincelle tombe alors sur le manteau blanc et le consume ; et cet inconnu, qui n’est autre que le diable, apparaît noir comme de la suie. Et le diacre Pierre dit à saint Grégoire : « En vérité nous l’avons bien noirci ! » Et Grégoire : « Ce n’est pas nous qui l’avons noirci, nous l’avons simplement fait paraître tel qu’il était ! » Sur quoi ils s’envolent, laissant dans la cellule de Jean un grande lumière.
-180-
Longin était le centurion qui avait été chargé par Pilate d’assister, avec ses soldats, à la crucifixion du Seigneur, et qui avait percé de sa lance le flanc divin. Il se convertit à la foi en voyant les signes qui suivirent la mort de Jésus, c’est-à-dire l’éclipse du soleil et le tremblement de terre. Mais on dit que ce qui contribua surtout à le convertir fut que, souffrant d’un mal d’yeux, il toucha par hasard ses yeux avec une goutte du sang du Christ, qui découlait le long de sa lance, et recouvra aussitôt la santé. Il renonça au service militaire, se fit instruire par les apôtres, et, pendant vingt-huit ans, mena la vie monastique à Césarée de Cappadoce, faisant de nombreuses conversions par sa parole et son exemple.
Il fut amené devant le gouverneur de la province, qui, sur son refus de sacrifier aux idoles, lui fit arracher toutes les dents et couper la langue. Mais Longin ne perdit point, pour cela, le don de la parole. Saisissant une hache, il se mit à briser toutes les idoles, en disant : « Si ce sont des dieux, qu’ils le fassent voir ! » Et de toutes les idoles sortirent des démons, qui entrèrent dans le corps du gouverneur et de ses compagnons. Et Longin dit à ces démons : « Pourquoi habitez-vous dans les idoles ? » Ils répondirent : « Nous nous logeons partout où n’est pas invoqué le nom du Christ et où ne figure pas le signe de la croix ! » Cependant le gouverneur avait perdu la vue. Et Longin lui dit : « Sache, mon pauvre ami, que tu ne pourras être guéri qu’après m’avoir tué ! Mais aussitôt que tu m’auras tué je prierai pour toi, et obtiendrai la guérison de ton corps et de ton âme ! » Le gouverneur lui fit donc trancher la tête ; après quoi, se prosternant devant son cadavre, il pleura et fit pénitence ; et aussitôt il recouvra la vue et la santé ; et il acheva sa vie dans les bonnes œuvres.
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I. Saint Patrice vivait vers l’an du Seigneur 280. Un jour, pendant qu’il prêchait la Passion du Christ au roi d’Ecosse, il transperça par accident le pied de ce roi avec la pointe du bourdon sur lequel il s’appuyait. Et le roi se laissa faire et souffrit sans se plaindre, s’imaginant que le saint évêque l’avait blessé à dessein, et que, pour être admis à la foi du Christ, on avait d’abord à subir des souffrances pareilles à celles qu’avait subies le Christ. Et quand le saint comprit la pieuse erreur du roi, il en fut émerveillé. Il le guérit par ses prières et obtint, en outre, pour tout son royaume, que nul animal venimeux ne pût y nuire. On dit même que, grâce à saint Patrice, l’écorce du bois, en Ecosse, a le pouvoir de guérir les venins.
II. Certain homme avait volé à son voisin un mouton et l’avait mangé. Saint Patrice exhorta à plusieurs reprises le voleur, quel qu’il fût, à avouer son vol et à faire pénitence ; et comme personne ne se déclarait, il ordonna un jour, au nom de Jésus, en pleine église, que, dans le ventre du voleur, le mouton dérobé se fît connaître en bêlant. Et aussitôt le mouton se mit à bêler dans le ventre du voleur, qui avoua sa faute et fit pénitence. Et les autres habitants s’abstinrent désormais de voler.
III. Saint Patrice avait coutume de saluer pieusement toutes les croix qu’il rencontrait. Mais, un jour, il passa devant une grande et belle croix sans la voir. Ses compagnons le lui ayant fait observer, une voix sortit de terre et lui dit : « Si tu n’as pas vu cette croix, c’est que l’homme qui est enterré sous elle est un païen, et indigne de l’emblème sacré ! » Et saint Patrice fit enlever la croix, qu’on avait mise là par erreur.
IV. Prêchant en Irlande, et n’obtenant que peu de fruit -182- de sa prédication, saint Patrice pria Dieu de se révéler aux Irlandais par quelque signe qui les effrayât et les amenât à faire pénitence. Alors, sur l’ordre de Dieu, il dessina un grand cercle avec son bâton, et aussitôt la terre s’ouvrit dans ce cercle, et un puits très profond apparut. Et saint Patrice apprit, par révélation, que ce puits conduisait à un purgatoire, et que ceux qui voudraient y descendre y expieraient leurs péchés et seraient dispensés de tout purgatoire après leur mort, mais que la plupart de ceux qui y entreraient n’en pourraient plus jamais sortir. Et quelques-uns entrèrent dans le puits, mais, en effet, ils ne revinrent plus.
Or, longtemps après la mort de saint Patrice, un noble nommé Nicolas, qui avait commis beaucoup de péchés, consentit à faire pénitence en entrant dans le purgatoire du saint. Après s’être préparé pendant quinze jours par le jeûne et la prière, il se fit ouvrir l’accès du puits, et se trouva dans un oratoire où des moines, vêtus de blanc et occupés à officier, lui dirent de s’armer de constance, car il aurait à subir, de la part du diable, de nombreuses tentations. Mais ils ajoutèrent que, au moment où il commencerait à souffrir, il ne devait pas manquer de s’écrier : « Jésus-Christ, fils du Dieu vivant, aie pitié de moi malgré mes péchés ! » Puis ces moines disparurent, et Nicolas se trouva entouré de démons qui, d’abord, essayèrent, par de douces promesses, de l’engager à leur obéir. Puis, sur son refus, il entendit des rugissements de bêtes féroces, et ce fut comme si tous les éléments se fussent bouleversés. Alors, tremblant d’épouvante, il s’écria : « Jésus-Christ, fils du Dieu vivant, aie pitié de moi malgré mes péchés ! » Et aussitôt le tumulte s’apaisa. Nicolas fut ensuite conduit dans un autre lieu où une foule de démons l’entourèrent et lui dirent : « Te figures-tu que tu puisses nous échapper ? Non, certes, et c’est à présent que nous allons commencer à te tourmenter ! » Sur quoi il se trouva devant un grand feu et les démons lui dirent : « Si tu ne cèdes pas, nous te jetterons dans ce feu ! » Et en effet ils le saisirent et le jetèrent dans le feu. Mais lui, dès qu’il sentit la flamme, il invoqua Jésus-Christ, -183- et aussitôt le feu s’éteignit. Il fut ensuite conduit dans un autre lieu, où il vit des hommes, qu’on brûlait vifs, d’autres qu’on écrasait sur des pointes de fer rouge, d’autres qui, étendus à plat ventre, mordaient la terre en demandant grâce, pendant que des démons les rouaient de coups. A d’autres, des serpents dévoraient les membres ; à d’autres, des monstres arrachaient les entrailles avec des pointes de fer rouge. Et comme Nicolas refusait toujours d’obéir aux diables, ceux-ci se préparèrent à lui faire subir ces divers tourments. Mais, de nouveau, il invoqua Jésus, et fut délivré de ces tourments, il fut ensuite transporté dans un autre lieu où il vit des hommes qu’on enfermait dans une glacière, et où se trouvait une grande roue, portant des hommes accrochés à chacun de ses rayons ; et cette roue tournait si vite qu’elle semblait former un cercle de feu. Il vit aussi une grande maison contenant des fosses pleines de métal en fusion ; et dans ces fosses des hommes plongeaient qui un pied, qui les deux pieds, qui le corps jusqu’aux genoux, qui le corps jusqu’au ventre, qui le corps jusqu’à la poitrine, qui le corps jusqu’au cou, qui le corps jusqu’aux yeux ; et Nicolas traversait tous ces lieux en invoquant Jésus-Christ. Il vit, plus loin, un énorme trou d’où s’échappaient une fumée affreuse et une puanteur intolérable ; et des hommes s’efforçaient d’en sortir, mais les démons les y replongeaient. Et les démons dirent à Nicolas : « Ce lieu que tu vois, c’est le cercle de l’enfer qu’habite notre Seigneur Belzébuth. Et si tu refuses de nous obéir, nous te jetterons dans ce trou ; et quand tu y seras entré, jamais plus tu ne pourras en sortir ! » Nicolas resta inflexible ; et les démons le jetèrent dans le trou, et la souffrance qu’il ressentit fut si vive qu’il oublia presque d’invoquer le nom du Seigneur. Il finit cependant par s’écrier, — de cœur, n’ayant plus de voix : « Jésus-Christ, etc. » Et aussitôt il sortit du trou, et toute la foule des démons s’évanouit. Il fut ensuite conduit dans un lieu où il avait à passer sur un pont très étroit, et poli comme une glace, et sous lequel coulait un grand fleuve de soufre et de feu. Déjà il désespérait de pouvoir -184- franchir ce pont, lorsqu’il se rappela la prière qui, bien souvent déjà, l’avait sauvé du danger. Et, posant avec confiance son pied sur le pont, il s’écria : « Jésus-Christ, aie pitié, etc. » Alors s’éleva une clameur si épouvantable que c’est à grand’peine que Nicolas s’empêcha de tomber ; mais de nouveau il invoqua Jésus, et il répéta l’invocation à chaque pas qu’il fit sur le pont, et ainsi il put traverser ce pont jusqu’au bout. Et quand il l’eut traversé, il se trouva dans une prairie d’une douceur merveilleuse, où s’épanouissaient mille variétés de fleurs admirables. Et deux beaux jeunes gens vinrent à sa rencontre et le conduisirent devant la porte d’une ville toute resplendissante d’or et de pierreries ; et de la porte de cette ville se dégageait un parfum si plaisant que Nicolas oublia, en le respirant, toutes les terreurs et toutes les souffrances où il venait d’échapper. Et les deux jeunes gens lui dirent que cette ville était le paradis. Mais comme Nicolas voulait y entrer, les deux jeunes gens lui dirent qu’il eût d’abord à rejoindre les siens sur la terre, en repassant par où il avait passé ; mais que, cette fois, les démons ne lui feraient plus aucun mal, et s’enfuiraient, épouvantés, à sa vue. Et les jeunes gens ajoutèrent que, trente jours après, Nicolas pourrait s’endormir dans le Seigneur, et devenir à jamais citoyen de la ville céleste. Alors Nicolas remonta sur la terre, à l’endroit d’où il était parti. Il fit part à tous de ce qui lui était arrivé ; et, trente jours après, il s’endormit heureusement dans le Seigneur.
La vie de saint Benoît a été écrite par saint Grégoire.
I. Benoît était originaire de la province de Nursie, mais -185- ses parents l’avaient conduit, tout enfant encore, à Rome, afin qu’il s’y livrât aux études libérales. Et lui, dès l’enfance, il renonça à ces études et s’enfuit de Rome, pour aller vivre au désert. Sa nourrice, qui l’aimait tendrement, le suivit jusqu’à un certain lieu appelé Œside. Là, voulant cuire du pain, elle emprunta un crible pour passer le froment ; et, comme elle avait mis ce crible sur la table, elle le fit tomber par mégarde, de telle sorte qu’il se brisa en deux. Alors Benoît, la voyant pleurer, prit les deux moitiés, fit une prière sur elles, et obtint qu’elles se rejoignissent sans trace de fracture. Puis, fuyant sa nourrice, il se réfugia dans une caverne où, pendant trois ans, il vécut ignoré de tous les hommes à l’exception d’un moine nommé Romain, qui pourvoyait à son entretien. La caverne où se trouvait Benoît étant d’un accès difficile, ce Romain attachait un pain à une longue corde, et le lançait ainsi à Benoît du haut de la montagne. Et il avait attaché à la corde une clochette dont le son avertissait le jeune ermite d’avoir à sortir pour prendre le pain. Or le vieil ennemi des hommes, voyant cela, brisa la clochette, de manière à ce que Benoît ne fût plus averti de l’arrivée de son pain. Et voilà que certain prêtre, qui se préparait à fêter le jour de Pâques, vit apparaître le Seigneur, qui lui dit : « Tu t’apprêtes là à un festin, et, au même moment, dans une caverne de la montagne, mon serviteur souffre de la faim ! » Aussitôt le prêtre se leva ; et, quand il eut enfin trouvé la retraite de Benoît, il lui dit : « Lève-toi et mangeons ensemble le repas que j’apporte, car c’est aujourd’hui la fête de Pâques ! » Et Benoît lui dit : « Oui, c’est une vraie fête, puisque j’ai le bonheur de te voir ! » Car, dans son isolement, il ne savait pas que c’était en effet le jour de Pâques. Et le prêtre lui dit : « Sache que c’est aujourd’hui vraiment le jour de la Résurrection, et que le Seigneur lui-même m’envoie vers toi pour te relever de ton abstinence ! » Après quoi, ayant béni Dieu, ils mangèrent ensemble.
Un autre jour, un merle noir se mit à voler avec insistance tout contre le visage de Benoît ; mais celui-ci -186- fit un signe de croix, et aussitôt l’oiseau disparut. Un autre jour encore, le diable lui remit devant les yeux l’image d’une femme qu’il avait vue jadis, et alluma dans sa chair une telle convoitise que peu s’en fallut que Benoît, vaincu par la volupté, n’abandonnât sa solitude. Mais soudain, revenant à lui, il se mit à nu, se roula dans les épines et les ronces qui entouraient sa cellule, se déchira tout le corps, et fit sortir la plaie de son âme par les plaies de sa peau ; et ainsi il vainquit le péché. Et, depuis ce temps, jamais plus il ne connut la tentation charnelle.
Cependant sa renommée se répandait aux alentours. Et lorsque mourut l’abbé d’un monastère voisin, tous les moines vinrent le trouver pour le prier de se mettre à leur tête. Longtemps Benoît refusa, leur disant qu’il n’était point le chef qui leur convenait, vu leurs mœurs. Mais il finit par consentir. Et, comme il appliquait la règle avec une grande rigueur, les moines se reprochèrent de l’avoir pris pour abbé. Un jour donc ils mêlèrent du poison à son vin, et le lui offrirent au moment où il allait se coucher. Mais Benoît fit le signe de la croix, et aussitôt le vase de verre se brisa, comme cassé par une pierre. Et Benoît, comprenant que ce vase contenait un breuvage de mort, puisqu’il n’avait pu supporter le signe de la vie, se leva, avec un sourire tranquille, et dit : « Que Dieu tout-puissant vous pardonne, mes frères ! Mais ne vous l’avais-je pas dit, que vos mœurs et les miennes ne se convenaient pas ? » Et là-dessus il s’en retourna dans sa caverne, où sa sainteté s’affirma par de nombreux miracles. Les fidèles venaient à lui en si grande foule qu’il fonda douze monastères.
Dans un de ces monastères se trouvait un moine qui, pendant que ses frères priaient, sortait de la chapelle pour se livrer à des occupations temporelles. Informé de cette conduite par l’abbé du monastère, Benoît vit que ce moine, à la chapelle, était entraîné dehors par un petit nain noir, qui le tirait par le pan de sa robe. Et il dit à l’abbé et à un moine nommé Maur : « Ne voyez-vous pas cet homme qui l’entraîne ? » Ils répondirent : « Non ! » -187- Et il leur dit : « Prions, afin que, vous aussi, vous le voyiez ! » Et ils prièrent, et alors saint Maur vit le nain, mais l’abbé ne put le voir. Le lendemain, Benoît rencontra hors de la chapelle le moine entraîné par le diable ; il le frappa de son bâton ; et, depuis lors, ce moine ne manqua plus aux offices, comme si, de son coup de bâton, Benoît avait assommé le diable qui l’entraînait.
Trois des monastères étaient placés sur une montagne escarpée ; et les moines, qui avaient à descendre jusqu’en bas pour puiser de l’eau, suppliaient Benoît de transporter ailleurs leurs monastères. Or, une nuit, Benoît gravit la montagne avec un jeune frère, pria longtemps, et posa trois pierres en un certain lieu. Et le lendemain il dit aux moines : « Allez à l’endroit où vous trouverez trois pierres, et, là, creusez le sol ! » Ils y allèrent, virent que l’eau suintait déjà du rocher, creusèrent une fosse ; et aussitôt celle-ci se remplit d’eau ; et aujourd’hui encore l’eau en jaillit en telle abondance qu’elle descend jusqu’au bas de la montagne.
Un jour, un homme fauchait les ronces près du monastère, lorsque le fer de sa faux se détacha du manche et tomba dans un abîme sans fond, ce dont l’homme s’affligea fort. Mais saint Benoît mit le manche de la faux dans le creux de la fontaine, et bientôt le fer, sortant du rocher, nagea jusqu’au manche. Une autre fois, le jeune moine Placide, pendant qu’il puisait de l’eau, tomba dans le torrent, et, en un clin d’œil, roula jusqu’au bas de la montagne. Saint Benoît, dans sa cellule, en eut aussitôt la vision, et appelant le moine Maur, lui ordonna d’aller chercher Placide. Saint Maur, après avoir reçu la bénédiction de saint Benoît, se plongea dans le torrent, avec l’impression de marcher sur la terre ferme. Il rejoignit Placide, le retira de l’eau par les cheveux, et vint en rendre compte à saint Benoît, qui en attribua tout le mérite à l’obéissance de saint Maur.
Un prêtre, nommé Florent, jaloux du saint, empoisonna un pain et le lui envoya comme un présent. Le saint accepta l’envoi avec reconnaissance et dit à un corbeau qu’il avait l’habitude de nourrir : « Au nom de Jésus-Christ, -188- prends ce pain et va le jeter en un endroit où aucun homme ne puisse y toucher ! » Alors le corbeau se mit à voler autour du pain avec le bec ouvert et les ailes déployées, comme expliquant qu’il aurait voulu obéir, et ne le pouvait pas. Et le saint lui disait : « Prends, ne crains rien, et fais ce que je te dis ! » Enfin le corbeau prit le pain et s’envola ; et il revint sain et sauf au bout de trois jours. Sur quoi Florent, voyant qu’il ne pouvait tuer le corps du maître, entreprit de faire périr l’âme de ses disciples. Il amena dans le jardin du monastère sept jeunes femmes nues qui chantaient et dansaient, pour engager les moines à la volupté. Ce que voyant de la fenêtre de sa cellule, Benoît craignit pour ses disciples, et, prenant avec lui quelques-uns d’entre eux, s’en alla demeurer ailleurs. Mais au moment où Florent, debout sur le seuil, se réjouissait de le voir partir, il fit un faux pas et se tua sur le coup. Alors Maur, courant vers saint Benoît, lui cria avec enthousiasme : « Reviens, car l’homme qui te persécutait vient de mourir ! » Mais, en l’entendant, Benoît soupira, désolé à la fois de la mort de son ennemi et de ce que son disciple préféré se fût réjoui de cette mort. Il infligea au moine une pénitence, et poursuivit son chemin.
Mais, en changeant de séjour, il ne changea point d’adversaire. Arrivé au mont Cassin, il transforma en une église, dédiée à saint Jean-Baptiste, un temple d’Apollon qui se trouvait là ; et il convertit à la foi les habitants du voisinage. Mais le vieil ennemi lui apparaissait tous les jours sous les formes les plus terribles, et, lançant des flammes par les yeux, lui disait : « Béni ! Béni ! » Et comme le saint ne répondait rien, le diable reprenait : « Maudit, maudit, et non Béni, pourquoi t’acharnes-tu à me persécuter ? » Un autre jour, les frères voulant soulever une pierre pour bâtir l’église, découvrirent que la pierre était si lourde qu’on ne pouvait la soulever. Alors saint Benoît fit le signe de la croix, et aussitôt il souleva la pierre avec une extrême facilité, ce qui prouva que c’était le diable qui avait pesé sur elle. Une autre fois, le diable apparut à saint Benoît et l’informa qu’il se rendait auprès -189- des frères occupés à construire l’église. Aussitôt Benoît envoya à ceux-ci un novice pour leur dire : « Frères, soyez prudents, car le méchant esprit est près de vous ! » Et à peine le messager leur avait-il dit ces paroles, que le diable fit tomber un pan de mur, qui écrasa sous sa chute le pauvre novice. Mais saint Benoît se fit apporter le mort, tout meurtri, dans un sac, et, ayant prié sur lui, le ressuscita.
Un laïc pieux venait tous les ans voir saint Benoît ; et il avait coutume de faire la route à jeun, par manière de mortification. Or, un jour, un voyageur inconnu se joignit à lui ; et, comme l’heure s’avançait, cet inconnu montra au pèlerin des provisions qu’il portait, et lui dit « Frère, restaurons-nous, pour ne pas être trop fatigués ! » Deux fois l’étranger fit cette offre au pèlerin, qui persista dans son abstinence. Mais une troisième fois, comme on s’était assis dans une belle prairie auprès d’une source, le pèlerin, exténué, finit par se laisser tenter. Et Benoît, dès qu’il le vit entrer chez lui, lui dit : « Hé bien, mon frère, le méchant ennemi a échoué deux fois à te persuader, mais la troisième fois il y a réussi ! » Et le pèlerin, tout honteux, se jeta aux pieds du saint.
Totila, roi des Goths, voulut savoir si saint Benoît avait vraiment le don de vision. Il imagina donc d’envoyer au saint, avec une grande pompe, un de ses écuyers, revêtu du manteau royal. Et le saint, en l’apercevant, lui cria : « Mon fils, ôte tout ce que tu portes là sur toi, car cela ne t’appartient pas ! » Et l’écuyer se dévêtit aussitôt de son appareil royal, épouvanté d’avoir osé tendre un piège à un tel homme.
Un clerc qui était possédé du démon fut amené à saint Benoît, qui le guérit et lui dit : « Va, mais garde toi de manger de la viande et aussi d’entrer dans les saints ordres ; car le jour où tu entreras dans les ordres, le diable reprendra ses droits sur toi. » Et le clerc suivit longtemps cette recommandation ; mais un jour, dépité de voir promus aux ordres sacrés des clercs plus jeunes et moins dignes que lui, il oublia l’avis de saint Benoît et reçut les ordres ; et aussitôt le diable recommença à -190- le tourmenter et ne le lâcha plus qu’il n’eût causé sa mort.
Un homme envoya à saint Benoît deux flacons de vin ; mais l’enfant qui les portait en cacha un sur la route, et ne donna que l’autre au saint. Celui-ci reçut le flacon avec reconnaissance, et, au moment où l’enfant repartait, il lui dit : « Mon fils, garde-toi de boire du flacon que tu as caché, mais penche-le avec précaution et tu verras ce qu’il contient ! » L’enfant, confus, s’enfuit au plus vite, et, arrivé auprès du flacon, le pencha avec précaution ; et il en vit sortir un affreux serpent.
Un soir, comme saint Benoît mangeait son souper, un moine, qui était fils d’un sénateur, fut chargé de le servir et de lui tenir la lumière. Et ce jeune homme se dit : « Qui est cet homme, pour que je le serve à table et lui tienne la lumière ? » Et aussitôt le saint lui dit : « Sonde ton cœur, mon fils, sonde ton cœur ! » Puis, appelant ses frères, il fit enlever la lampe des mains du jeune moine et ordonna à celui-ci de s’enfermer dans sa cellule.
Un certain Goth nommé Galla, et qui appartenait à l’hérésie arienne, brûlait d’une haine si féroce contre les religieux catholiques, qu’il tuait tous les clercs ou moines qu’il rencontrait. Un jour cet homme avait envahi les biens d’un paysan et torturait celui-ci des pires supplices ; alors le paysan déclara qu’il avait mis sa personne et ses biens sous la protection de Benoît. Sur quoi Galla fit surseoir au supplice du paysan, mais lui fit lier les mains et lui ordonna de marcher devant lui, pour lui montrer ce Benoît à qui il avait cédé ses biens. Et le paysan le conduisit au monastère de saint Benoît, et lui montra celui-ci occupé à lire tranquillement dans sa cellule. Galla, dans sa folle fureur, cria au saint : « Allons, lève-toi, et restitue à ce paysan les biens qu’il t’a confiés ! » Au son de cette voix inconnue, saint Benoît leva les yeux ; et, au moment où son regard s’arrêtait sur le paysan, les fortes courroies qui liaient les mains de celui-ci se rompirent d’un seul coup. Et Galla, effrayé d’un tel miracle, se jeta aux pieds du saint, se recommandant à ses prières. Mais le saint ne -191- se leva point de sa lecture ; il se borna à appeler des frères, et les chargea d’emmener Galla dans la chapelle, pour qu’il reçût la bénédiction. Et lorsque le Goth revint auprès de lui, il l’engagea à se relâcher de sa folle cruauté. Et Galla, avant de repartir, promit de ne jamais rien exiger du paysan, que le saint avait délivré par son seul regard.
Une grande famine désolait toute la Campanie ; et, dans le monastère de saint Benoît, les frères s’aperçurent un jour qu’ils ne possédaient plus que cinq pains. Mais saint Benoît, les voyant affligés, leur adressa une indulgente admonestation pour les corriger de leur pusillanimité ; après quoi, pour les consoler, il leur dit : « Comment pouvez-vous être en peine d’une chose aussi peu importante ? Aujourd’hui le pain manque, mais rien ne vous prouve que demain vous n’en aurez pas en abondance ! » Or, le lendemain, on trouva devant les portes de la cellule de saint Benoît deux cents muids de farine, sans qu’on puisse savoir, aujourd’hui encore, à quel messager Dieu a confié le soin de les apporter. A la vue de ce miracle, les frères, rendant grâces à Dieu, apprirent à ne plus désespérer parmi la disette.
On amena un jour à saint Benoît un enfant atteint du mal éléphantin, au point que ses cheveux tombaient et que toute la peau de son crâne enflait ; et à ce mal se joignait une faim que rien ne pouvait apaiser. Mais le saint le guérit aussitôt ; et, par la suite, cet enfant persévéra dans les bonnes œuvres jusqu’au jour où il s’endormit dans le Seigneur.
Envoyant deux frères en un certain lieu où il voulait faire construire un monastère, saint Benoît leur promit de venir les y rejoindre, à une date déterminée, pour leur donner ses instructions. Or, dans la nuit du jour où il leur avait promis de les rejoindre, les deux frères le virent en rêve, et entendirent qu’il leur donnait diverses instructions. Mais ils refusèrent d’attacher de l’importance à un rêve, et, après avoir vainement attendu saint Benoît, ils revinrent vers lui et lui dirent : « Père, nous t’avons attendu suivant ta promesse, et tu n’es -192- pas venu ! » Et le saint : « Que dites-vous là, mes frères ? Ne me suis-je pas montré à vous et ne vous ai-je pas donné toutes mes instructions ? Allez, et faites ce que je vous ai prescrit dans votre rêve ! »
Non loin du monastère de saint Benoît vivaient deux religieuses de famille noble, qui avaient le malheur de ne pas savoir retenir leur langue, et qui, par leurs bavardages, fâchaient souvent leur confesseur. Celui-ci se plaignit d’elles à saint Benoît, qui leur fit dire : « Retenez votre langue, ou bien je vous excommunierai ! » Il n’avait fait cette menace que pour les corriger ; mais elles, sans se corriger, moururent toutes deux peu de temps après, et furent ensevelies dans la chapelle de leur couvent. Et là, à la messe, au moment où le diacre prononçait les paroles : « Que celui qui n’est pas admis à la communion s’en aille ! » la nourrice de ces deux femmes les vit, plusieurs fois de suite, se dresser dans leurs tombeaux et sortir de l’église. Et lorsque saint Benoît en fut informé, il dit : « Offrez de ma part cette offrande pour elles, et leur excommunication sera levée ! » Ainsi fut fait ; et, depuis lors, les deux femmes ne sortirent plus de leurs tombeaux.
Un moine, étant allé voir ses parents sans avoir reçu la bénédiction, mourut pendant qu’il était chez eux. On l’ensevelit ; mais, à deux reprises, la terre rejeta son cadavre. Alors les parents vinrent prier saint Benoît d’intervenir. Et le saint, prenant une hostie consacrée, leur dit : « Mettez ceci sur la poitrine de votre fils avant de l’ensevelir de nouveau ! » Les parents firent ainsi, et la terre ne rejeta plus le cadavre.
Un moine, qui s’ennuyait au monastère, importuna si fort saint Benoît de ses doléances, que le saint, irrité, lui permit de s’en aller. Mais le moine, à peine sorti du monastère, rencontra un dragon qui, la gueule ouverte, voulait le dévorer. Et il se mit à crier au secours. Les frères accoururent et ne virent point trace de dragon, mais ramenèrent dans sa cellule le moine, tout tremblant, qui promit bien de ne plus s’en aller.
Pendant une famine qui désolait la région, saint -193- Benoît fit donner aux pauvres tout ce que l’on pouvait trouver, de telle sorte que rien ne resta plus au monastère, qu’un peu d’huile dans un vase de verre. Et cette huile aussi, saint Benoît ordonna au frère économe de la donner à un pauvre. Mais l’économe refusa d’obéir, afin que, du moins, cette huile restât pour les frères. Ce qu’apprenant, saint Benoît la fit jeter par la fenêtre, ne voulant point que quelque chose restât au monastère qui fût le produit de la désobéissance. Mais le vase eut beau tomber sur d’énormes rochers, il ne se brisa point, et pas une seule goutte d’huile ne se répandit. Saint Benoît fit alors reprendre le vase et le fit donner au pauvre. Et aussitôt un grand tonneau, qui était dans la cave du monastère, se remplit d’huile, à tel point que tout le pavé en fut inondé.
Saint Benoît était un jour allé voir sa sœur et avait dîné avec elle ; mais, malgré les supplications de sa sœur, il avait refusé de passer la nuit sous son toit. Et sa sœur pria Dieu avec force larmes, et aussitôt une pluie torrentielle succéda au beau temps, de façon qu’on ne pouvait songer à sortir, même pour faire un pas. Et saint Benoît, contristé, dit : « Dieu te pardonne, ma sœur, qu’as-tu fait là ? » Et la sœur : « Je t’ai prié, et tu as refusé de m’entendre ; alors j’ai prié Dieu et il m’a entendue ! Il a changé mes larmes en pluie pour te forcer à rester près de moi. » Et, en effet, le saint passa la nuit près d’elle, et jusqu’au matin tous deux s’entretinrent des choses sacrées. Or, voici que, trois jours après, saint Benoît, dans sa cellule, vit l’âme de sa sœur montant au ciel sous la forme d’une colombe. Il fit transporter son corps au monastère, et l’ensevelit dans le tombeau qu’il avait préparé pour elle.
Une nuit, saint Benoît, debout à la fenêtre de sa cellule, vit une grande lumière se substituer aux ténèbres. Et il aperçut, dans un rayon plus éclatant que tous ceux du soleil, l’âme de l’évêque de Capoue, Germain, qu’on emportait au ciel. Il comprit aussitôt que cette âme venait de quitter le corps de l’évêque ; et, en effet, saint Germain était mort en ce même instant.
-194- L’année de sa mort, saint Benoît annonça à ses frères qu’il allait mourir. Et six jours avant sa fin, il se fit creuser sa fosse. Le lendemain, une fièvre le saisit, qui alla tous les jours s’aggravant. Le sixième jour, il se fit transporter à la chapelle et reçut le corps du Seigneur en manière de viatique. Puis, soutenu par ses disciples, il se tint debout, les mains levées au ciel, et rendit le dernier soupir au milieu d’une prière.
II. Or, ce même jour, deux frères, dont l’un était enfermé dans sa cellule, et dont l’autre se trouvait très loin, eurent tous deux la révélation de la mort du saint. Car ils virent une voie lumineuse qui, partant de la cellule de saint Benoît, montait à l’orient jusqu’au ciel. Et un inconnu leur demanda ce qu’était cette voie. Et comme tous deux répondaient qu’ils l’ignoraient, l’inconnu leur dit : « Sachez donc que c’est la voie par laquelle le bienheureux Benoît monte au ciel ! »
Il fut enseveli dans l’oratoire de Saint-Jean-Baptiste, qu’il avait fait construire sur les ruines d’un temple d’Apollon. Il florissait vers l’an du Seigneur 518, au temps de Justin l’Ancien.
Saint Timothée était d’Antioche ; mais c’est à Rome que se fête l’anniversaire de sa naissance, parce que c’est dans cette ville qu’il fut ordonné prêtre, sous le pape Melchiade, par Sylvestre, qui devint plus tard évêque de Rome. Et Sylvestre non seulement l’ordonna prêtre et le reçut dans sa maison, mais il ne craignit pas de louer en public sa vie et sa doctrine. Pendant un an et trois mois, Timothée enseigna la vérité du Christ, -195- faisant de nombreuses conversions ; après quoi, Dieu l’ayant jugé digne du martyre, il fut pris par les païens, livré au préfet Tarquin, soumis à un long emprisonnement et à mille tortures, et enfin, en bon athlète de Dieu, décapité en compagnie d’assassins. La nuit suivante, saint Sylvestre emporta son corps dans sa maison, où il manda aussitôt l’évêque Melchiade. Celui-ci vint avec ses prêtres et diacres, passa toute la nuit en prières auprès du corps, et consacra ainsi son martyre. Le lendemain, une pieuse femme nommée Théone demanda au pape susdit de pouvoir enterrer Timothée dans son jardin, à côté du lieu où reposait l’apôtre Paul : s’offrant, si on lui donnait le corps, à lui élever à ses frais un tombeau. Et les chrétiens accueillirent sa demande d’autant plus volontiers qu’ils étaient heureux de voir enseveli à côté de saint Paul ce martyr, qui avait été jadis le disciple du grand apôtre.
I. La fête de l’Annonciation célèbre le souvenir du jour où un ange a annoncé l’avènement du fils de Dieu dans la chair.
La Vierge était restée, depuis sa troisième année jusqu’à sa quatorzième, dans le temple avec les autres vierges. Puis, sur la révélation de Dieu, elle avait été fiancée à Joseph, et celui-ci s’était rendu à Bethléem, d’où il était originaire, afin de préparer les choses nécessaires pour les noces. Et Marie, pendant ce temps, était revenue dans la maison de ses parents, à Nazareth. C’est là que l’ange Gabriel lui apparut, et la salua, en lui disant : « Je vous salue, Marie, pleine de grâce, le Seigneur -196- est avec vous, vous êtes bénie entre toutes les femmes ! » Ce qu’entendant, Marie fut profondément troublée des paroles de l’ange et se demanda ce que signifiait cette salutation. Notons à ce propos qu’elle fut troublée des paroles de l’ange, non de sa vision : car souvent elle voyait des anges. Et l’ange, la réconfortant, lui dit : « Ne craignez pas, Marie, car vous ayez trouvé grâce auprès du Seigneur. Voici que vous allez concevoir et mettre au monde un fils, qui s’appellera Jésus, c’est-à-dire le Sauveur, parce qu’il sauvera son peuple de ses péchés. » Et Marie dit à l’ange : « Comment sera-ce possible, puisque je ne connais aucun homme ? » Elle voulait dire par là : « Puisque je suis résolue à ne point connaître d’homme ! » Et l’ange, répondant, lui dit : « L’Esprit-Saint surviendra en vous, et vous fera concevoir. » Alors Marie, étendant les mains et levant les yeux au ciel, dit : « Me voici, la servante du Seigneur ! Que me soit fait suivant ta parole ! » Puis, se relevant, elle se rendit sur la montagne, auprès d’Elisabeth ; et comme elle la saluait, l’enfant saint Jean bondit de joie dans le ventre de sa mère.
II. Un soldat riche et noble avait renoncé au siècle et était entré dans l’Ordre de Cîteaux. Mais il était si illettré que les moines, rougissant de son ignorance, chargèrent un maître de lui donner des leçons. Or il eut beau recevoir des leçons ; il ne put rien apprendre que deux mots : Ave Maria, qu’il allait répétant toute la journée. Quand il mourut, et qu’on l’ensevelit avec les autres frères, voici que sur sa tombe poussa un lys magnifique, qui portait inscrit sur chacune de ses feuilles en lettres d’or : Ave Maria. Les frères, étonnés d’un si grand miracle, enlevèrent la terre du tombeau, et virent que le lys prenait sa racine dans la bouche du mort. Ainsi ils comprirent avec quelle dévotion il avait dit ces deux mots.
III. Un brigand s’était construit une forteresse au bord d’une route, et dépouillait sans miséricorde tous les passants ; mais il récitait tous les jours la Salutation Angélique, sans qu’aucun empêchement pût l’y faire manquer. -197- Un jour vint à passer un saint moine, que les compagnons du brigand se mirent en devoir de dépouiller : mais l’homme de Dieu leur demanda à être conduit près de leur chef, disant qu’il avait un secret à lui communiquer. Amené en présence du brigand, il demanda à celui-ci de réunir tous les habitants de la forteresse, afin qu’il leur prêchât la parole de Dieu. Mais, lorsqu’ils furent assemblés, le religieux dit : « Vous n’êtes pas tous là ; quelqu’un manque ! » Et comme on lui disait que personne ne manquait : « Cherchez bien, » reprenait-il ; « vous verrez qu’il manque quelqu’un ! « Alors un des brigands s’écria : « En effet, un des valets n’est pas ici ! » Et le moine : « C’est précisément lui que j’attends. » On l’envoya donc chercher, mais, à la vue de l’homme de Dieu, il roula des yeux effrayés, se démena comme un insensé, et refusa d’approcher. Et l’homme de Dieu lui dit : « Au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ je t’adjure de dire qui tu es et pourquoi tu es venu ici ! » Le valet répondit : « Puisque je suis forcé de parler, sachez que je ne suis pas un homme, mais un démon, qui, sous forme humaine, demeure depuis quatorze ans auprès de ce brigand. Notre chef m’avait envoyé auprès de lui pour guetter le jour où il négligerait de réciter la Salutation Angélique ; car, ce jour-là, il nous aurait appartenu, et j’avais ordre de l’étrangler sur-le-champ. Seule, cette prière quotidienne l’empêchait de tomber en notre pouvoir. Mais j’ai eu beau le guetter : pas une fois il n’a manqué à la réciter. » Ce qu’entendant, le brigand, stupéfait, tomba aux pieds de l’homme de Dieu, demanda son pardon, et se convertit désormais à une vie meilleure.
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La passion du Christ fut, en premier lieu, ignominieuse. Elle eut lieu sur le mont du Calvaire, où l’on châtiait les malfaiteurs. Elle eût lieu au moyen de la croix, qui était le supplice le plus honteux de tous. Et elle eut lieu dans une compagnie ignominieuse, puisque le Christ fut crucifié entre deux larrons. L’un d’eux, celui qui était à droite, et s’appelait Dismas (d’après l’évangile de Nicodème), se convertit et fut sauvé ; l’autre, appelé Gesmas, fut damné pour l’éternité.
En second lieu, la passion du Christ fut injuste : car il n’avait point péché, et l’on n’avait point trouvé de ruse dans sa bouche. On l’accusait surtout de trois choses : de s’opposer à ce qu’on payât le tribut, de se dire roi, et de se prétendre le Fils de Dieu.
En troisième lieu, la passion de Christ fut d’autant plus douloureuse qu’elle lui fut infligée par les hommes de sa race, qui auraient dû être ses amis, et à qui il avait rendu d’innombrables services.
En quatrième lieu, la passion du Christ fut douloureuse à cause de la délicatesse de son corps, et parce qu’il eut à la subir en chacun de ses sens. Il la subit en effet dans les yeux, car il pleura. (Il pleura deux autres fois, en voyant pleurer la famille de Lazare, et en prévoyant la ruine de Jérusalem : mais, dans le premier cas, ce furent des larmes d’amour, dans le second des larmes de pitié, tandis que les larmes de sa passion furent des larmes de douleur.) Il subit sa passion dans son ouïe, car il eut à entendre toutes sortes d’opprobres et de blasphèmes. Il eut à la subir dans son odorat : car le calvaire où il fut crucifié était infecté de la puanteur des cadavres qu’on y laissait après le supplice. Il subit la passion dans son goût : car, ayant demandé à boire, il obtint du vinaigre mêlé de myrrhe et de fiel. Le vinaigre, dit-on, -199- faisait mourir plus vite les crucifiés ; le fiel avait pour objet de faire souffrir Jésus dans son goût. Et Jésus subit la passion dans son toucher : car il n’y eut pas une partie de son corps depuis la plante des pieds jusqu’au haut de la tête, qui n’eût à souffrir de la cruauté des bourreaux.
Mais autant cette passion fut douloureuse pour le Christ, autant pour nous elle fut fructueuse. Et son utilité est triple, à savoir par la rémission des péchés, la collation de la grâce, et la démonstration de la gloire céleste.
La passion du Christ eut trois auteurs, qui tous furent justement punis de leurs crimes. C’est d’abord Judas, qui livra le Christ par avidité, puis les Juifs, qui le livrèrent par envie, enfin Pilate, qui le livra par lâcheté. Mais le récit du châtiment de Judas se trouve dans l’histoire de saint Mathias, celui du châtiment des Juifs, dans l’histoire de saint Jacques le Mineur. Quant au châtiment et à toute la vie de Pilate, le récit suivant nous en est donné par une histoire, qui est, en vérité, apocryphe.
Un roi nommé Tyrus, ayant séduit une jeune fille nommée Pyla, fille d’un meunier nommé Atus, eut d’elle un fils ; et Pyla donna à son fils un nom composé du sien propre et du nom de son père, à savoir Pylatus. Et lorsque Pilate eut trois ans, sa mère le transmit au roi, qui le donna pour compagnon de jeux à son fils légitime, à peu près du même âge. Mais le fils légitime, de même qu’il était plus noble de naissance que Pilate, était encore plus habile que lui à tous les exercices de son âge : de telle sorte que Pilate, miné par la jalousie jusqu’à ressentir une douleur dans le foie, tua son frère. Ce qu’apprenant, le roi convoqua son assemblée pour la consulter sur ce qu’il devait faire du meurtrier. Tous furent d’avis de le mettre à mort ; mais le roi, rentrant en lui-même, ne voulut point doubler un crime d’un autre crime, et envoya son fils à Rome, en otage du tribut annuel qu’il devait à l’empire.
Or se trouvait à Rome, en même temps, le fils du roi -200- de France, envoyé de la même façon, en otage. Pilate l’eut pour compagnon, et, le voyant supérieur à lui tant pour les mœurs que pour le talent, en fut jaloux et le tua. Et comme les Romains se demandaient ce qu’ils pourraient faire de lui, ils se dirent : « Un gaillard qui a déjà tué son frère et son compagnon peut être très utile à la république pour dompter ses ennemis ! » Ils l’envoyèrent donc, en qualité de juge, dans l’île de Pont, dont les habitants ne pouvaient supporter aucun juge. Et Pilate, sachant que sa vie était l’enjeu de ses succès, fit si bien, par les promesses et les menaces, par les récompenses et les supplices, qu’il dompta cette race, qu’on croyait indomptable. En souvenir de quoi il fut appelé Pilate le Pontien ou Ponce Pilate.
Or Hérode, en apprenant l’habileté de cet homme, l’invita à venir à Jérusalem, et lui transmit son pouvoir sur les Juifs. Mais Pilate, plus tard, obtint de Tibère, à force d’argent, de remplacer Hérode dans toute son autorité : ce qui eut pour effet de brouiller Pilate et Hérode, jusqu’au jour où celui-ci, pour se réconcilier, envoya à Pilate Notre-Seigneur Jésus.
Lorsque Pilate eut transmis Jésus aux Juifs pour le crucifier, il craignit que l’empereur Tibère ne s’offensât de ce qu’il avait condamné le sang innocent, et, pour se justifier, il envoya à l’empereur un de ses familiers. Tibère souffrait alors d’une grave maladie, et comme on lui disait qu’il y avait à Jérusalem un médecin qui, d’un seul mot, guérissait toutes les maladies, l’empereur (ignorant que ce médecin venait d’être mis à mort par Pilate), dit à un de ses familiers, nommé Volusien : « Va vite au-delà des mers, et dis à Pilate de m’envoyer ce médecin ! » Volusien se mit en route ; mais Pilate, effrayé, demanda un délai de quatorze jours.
Pendant ce temps Volusien, ayant rencontré une femme nommée Véronique, qui avait connu Jésus, lui demanda où il pourrait trouver celui-ci. Et Véronique lui dit : « Hélas, Jésus était mon maître et mon Dieu, mais Pilate, par envie, l’a condamné et fait crucifier ! » Volusien fut désolé et dit : « Je regrette de ne pouvoir pas -201- accomplir l’ordre de mon maître. » Et Véronique : « Comme Jésus était toujours en route pour prêcher, et que sa présence me manquait fort, je me rendis un jour chez un peintre pour qu’il me fît son portrait, sur une toile que je lui portais. Or le Seigneur, m’ayant rencontrée, et ayant su où j’allais, appuya ma toile contre sa face, et je vis que son image s’y était gravée. Que si l’empereur ton maître regarde pieusement cette image, il sera aussitôt guéri. » Et Volusien : « Peut-on acquérir cette image pour de l’or ou de l’argent ? » Et Véronique : « Non, mais on peut en acquérir le bénéfice par une piété sincère. Je vais aller à Rome avec toi, je montrerai l’image à César, et puis je reviendrai ici ! » Ainsi fut fait, et Volusien dit à Tibère : « Ce Jésus que tu désirais voir a été injustement condamné et crucifié par Pilate et les Juifs. Mais j’ai amené avec moi une femme qui possède une image de Jésus, et qui dit que, si tu regardes cette image avec dévotion, tu recouvreras bientôt la santé. » Alors Tibère fit tendre tout le chemin d’étoffes de soie, et se fit présenter l’image et, dès qu’il l’eut regardée, il recouvra la santé.
Ponce Pilate fut alors conduit à Rome, et Tibère, furieux, ordonna qu’on le fît venir devant lui. Mais Pilate avait pris la précaution de revêtir la tunique sans couture de Nôtre-Seigneur : de telle sorte que Tibère, en le voyant, oublia toute sa fureur, et ne put s’empêcher de le traiter avec déférence. A peine l’eut-il congédié, que sa fureur le ressaisit de plus belle : mais, chaque fois qu’il le revoyait, sa fureur tombait, au grand étonnement de tous. Enfin, sur l’ordre de Dieu, et peut-être sur le conseil d’un chrétien, Tibère fit dépouiller Pilate de sa tunique, et, pouvant désormais s’abandonner à sa fureur contre lui, il le fit jeter en prison pour y attendre la mort honteuse qu’il lui réservait. Ce qu’apprenant, Pilate prit son couteau et se tua. Son cadavre fut attaché à une grosse pierre et lancé dans le Tibre ; mais les esprits malins et sordides s’emparèrent avec joie de ce corps malin et sordide ; tantôt le plongeant dans l’eau, tantôt le ravissant dans les airs, ils causaient d’innombrables -202- inondations, tempêtes, etc., dont tout le monde était effrayé. Aussi les Romains retirèrent-ils du Tibre ce cadavre malfaisant et l’envoyèrent-ils à Vienne, par dérision, pour y être plongé dans le Rhône, car le nom de Vienne provient de Via gehennæ, qui veut dire : Voie de la malédiction. Mais, là encore, les mauvais esprits recommencèrent leurs tours, si bien que les habitants de Vienne, pressés de se défaire de ce vase de malédiction, l’ensevelirent sur le territoire de la ville de Lausanne. Mais les habitants de cette ville, voulant eux aussi s’en débarrasser, le jetèrent au fond d’un puits entouré de hautes montagnes, et l’on dit que, aujourd’hui encore, on voit bouillonner, en ce lieu, des machinations diaboliques.
Tel est le récit qu’on lit dans la susdite histoire apocryphe : je laisse au lecteur le soin de juger du degré de confiance qu’il mérite. Et je dois ajouter que, d’après l’Histoire scholastique, Pilate fut accusé par les Juifs, devant Tibère, d’avoir permis le massacre des Innocents, et d’avoir fait placer dans les temples des images païennes, et d’avoir affecté à son usage personnel l’argent déposé dans les troncs : toutes accusations qui lui valurent d’être exilé à Lyon, d’où il était originaire, et où il est mort, l’opprobre de sa race. D’autre part Eusèbe et Bède, dans leur chronique, ne parlent point de son exil, mais disent seulement que, accablé de justes calamités, il se tua de ses propres mains.
La résurrection du Christ eut lieu le troisième jour après sa mort. Elle eut lieu sans que le sépulcre s’ouvrît. Car de même que Nôtre-Seigneur a pu sortir du ventre de sa mère sans que celui-ci s’ouvrît, de même qu’il a pu entrer auprès de ses disciples sans que la porte s’ouvrît, -203- de même il a pu se relever de son sépulcre sans que celui-ci s’ouvrît. On lit à ce propos, dans l’Histoire scholastique, que, l’an du Seigneur 505, un moine de Saint-Laurent Hors les Murs eut un jour la surprise de voir sa ceinture se projeter devant lui sans être dénouée ni rompue ; et qu’il entendit, au même moment, une voix lui disant : « C’est ainsi que le Christ a pu sortir de son sépulcre sans que celui-ci s’ouvrît. »
Le Christ est ressuscité avec son corps propre et réel.
Nous avons, de cela, cinq preuves : 1o la parole de l’ange, qui ne saurait mentir ; 2o les fréquentes apparitions du Christ ; 3o le fait qu’il a mangé avec ses disciples ; 4o le fait qu’il s’est laissé toucher, ce qui prouve que son corps était véritable ; 5o le fait qu’il a montré ses cicatrices, ce qui prouve que ce corps était le même qui avait subi la passion. Et toutes ces preuves nous portent à croire que les disciples ont eu des doutes sur la réalité de la résurrection corporelle du Christ.
Saint Denis rapporte, dans son épître à Démophile, que le Christ, après son Ascension, est apparu à un saint homme nommé Carpe et lui a dit : « Je suis prêt à souffrir de nouveau pour le salut des hommes. » C’est ce même Carpe qui, voyant un chrétien perverti par un infidèle, en eut tant de chagrin qu’il en devint malade. C’était un homme d’une telle sainteté, que jamais il ne célébrait la messe sans être honoré d’une vision divine. Et comme il devait prier pour la conversion des deux infidèles, il ne pouvait s’empêcher de demander en même temps que le feu du ciel s’abattît sur eux et mît fin au scandale de leur vie. Or, à minuit, pendant qu’il exprimait ce vœu, la maison où il était lui apparut divisée en deux ; et au milieu était une immense fournaise, tandis qu’au-dessus, dans le ciel ouvert, Jésus trônait entouré de la multitude des anges. Puis, tout près de la fournaise, vinrent se placer en tremblant les deux infidèles ; des serpents s’efforçaient, en les mordant et en les entourant, de les entraîner, de force, dans la fournaise ; et il y avait là des hommes qui les y poussaient aussi. Et Carpe fut si ravi de ce châtiment qu’il oublia de regarder la vision -204- supérieure, regrettant seulement que les deux pécheurs tardassent aussi longtemps à tomber dans la fournaise. Or, lorsque enfin il se décida à relever la tête, il vit que Jésus, ayant pitié des deux malheureux, se levait de son trône céleste, descendait vers eux avec la multitude des anges, leur tendait la main, et les sauvait de la fournaise. Après quoi Jésus dit à Carpe : « Frappez-moi encore, je suis prêt à souffrir de nouveau pour sauver les hommes ! »
Le Christ ressuscité est apparu cinq fois le jour même de sa résurrection, et cinq fois encore durant les jours suivants : 1o il apparut d’abord à Marie-Madeleine, afin de montrer qu’il était mort pour sauver les pécheurs ; 2o il apparut ensuite aux femmes qui revenaient du tombeau ; 3o il apparut ensuite à Simon, mais sans qu’on sache où ni à quel moment ; 4o il apparut ensuite aux disciples allant à Emmaüs ; 5o il apparut aux disciples réunis ; 6o le jour de l’octave de sa résurrection, le Christ apparut aux disciples réunis, en présence de Thomas, qui avait dit qu’il ne croirait que quand il verrait ; 7o il apparut à ses disciples occupés à pêcher le poisson ; 8o il leur apparut sur le mont Thabor ; 9o il leur apparut pendant qu’ils étaient couchés dans le cénacle, et les blâma de leur crédulité et de la dureté de leur cœur ; 10o enfin il leur apparut sur le mont des Oliviers au moment de son ascension.
Et il y a encore trois autres apparitions qui nous sont rapportées comme s’étant produites le jour de sa résurrection, mais, de celles-là, les textes saints ne font point mention : 1o il apparut à Jacques, fils d’Alphée, ainsi qu’on le trouvera exposé dans l’histoire de ce saint ; 2o d’après l’Evangile de Nicodème, il apparut à Joseph d’Arimathie. Nous lisons, en effet, dans cet évangile que les Juifs, en apprenant que Joseph avait réclamé le corps de Jésus et l’avait placé dans son monument, s’emparèrent de lui et l’enfermèrent dans une chambre soigneusement scellée, avec l’intention de le mettre à mort après le sabbat ; et voilà que Jésus, la nuit même de sa résurrection, fit soulever par quatre anges la maison où était enfermé Joseph, s’approcha de celui-ci, lui donna un baiser, et, l’emmenant -205- avec, lui, le reconduisit dans sa maison d’Arimathie ; 3o enfin on croit généralement que le Christ est apparu, en premier lieu, à la Vierge Marie. Les évangélistes, en vérité, n’en disent rien ; mais si l’on devait interpréter leur silence comme une négation, on devrait en conclure que, pas une seule fois, le Christ ressuscité ne serait apparu à sa mère.
On sait que, dans l’intervalle de sa passion et de sa résurrection, le Christ est descendu dans les limbes, pour y faire sortir les saints Pères qui y attendaient sa venue. L’Evangile ne nous donne aucun détail sur cette descente aux limbes ; mais nous en trouvons un récit, d’ailleurs très sujet à caution, dans l’évangile de Nicodème. D’après ce livre, deux fils du vieux Siméon, Carin et Leucius, ressuscitèrent avec le Christ, et se montrèrent à Anne, à Caïphe, à Nicodème, à Joseph d’Arimathie et à Gamaliel. Et comme on leur demandait ce que le Christ avait fait, aux enfers, ils répondirent : « Pendant que nous étions plongés dans les ténèbres, en compagnie de nos pères les patriarches, soudain une lumière d’or et de pourpre nous a environnés. » Aussitôt Adam, le père du genre humain, s’est écrié joyeusement : « Cette lumière est celle de l’auteur de toute lumière, qui nous a promis de nous envoyer sa lumière éternelle ! » Puis Isaïe s’est écrié : « Ceci est le Fils de Dieu, lumière du Père, de même que je l’ai prédit de mon vivant, quand j’ai dit que le peuple, qui marchait dans les ténèbres, verrait une grande lumière. » Puis est survenu notre père Siméon qui a dit : « Glorifiez le Seigneur, que j’ai tenu enfant dans mes mains, et de qui j’ai dit, sous la dictée de l’Esprit-Saint : maintenant mes yeux ont vu cela. » Puis est survenu un ermite qui nous a dit : « Je suis Jean, qui ai baptisé le Christ, et lui ai préparé les voies, et qui l’ai désigné du doigt en disant : voici l’Agneau de Dieu ! Je suis descendu ici aujourd’hui pour vous annoncer que le Christ va bientôt venir près de vous. » Puis Seth dit : « Comme je me rendais aux portes du paradis, pour prier Dieu de me transmettre, par son ange, un -206- peu d’huile de l’arbre de miséricorde, afin que j’en oignisse le corps de mon père Adam, l’ange Michel m’apparut et me dit que je ne pourrais pas avoir de cette huile avant que se fussent écoulés cinq mille cinq cents ans. » Ce qu’entendant, tous les patriarches et prophètes furent remplis de joie ; mais Satan, prince de la mort, dit à l’enfer : « Prépare-toi à recevoir Jésus, qui se glorifie d’être le Fils de Dieu, et qui cependant craint la mort, car il a dit que son âme était triste jusqu’à la mort, etc. Il a rendu l’ouïe à bien des hommes que j’avais faits sourds, et remis sur leurs pieds bien des hommes que j’avais faits boiteux. » A quoi l’enfer répondit : « Si tu es puissant, quel homme est donc ce Jésus, qui, tout en craignant la mort, résiste à ta puissance ? » Et Satan : « Je l’ai tenté, j’ai excité le peuple contre lui, j’ai aiguisé la lance qui l’a transpercé, je lui ai mêlé du fiel et du vinaigre, j’ai préparé le bois de sa croix. D’un instant à l’autre, il va mourir, et je te l’amènerai. » L’enfer lui répondit : « Au nom de ton pouvoir et du mien, je te conjure de ne pas me l’amener ici, car j’ai eu déjà à reconnaître la toute-puissance de sa parole, et je n’ai pas pu l’empêcher, tout récemment encore, de m’enlever Lazare. » Au même instant, une voix haute comme le tonnerre s’est fait entendre, qui disait : « Enfer, relève tes portes, car voici que va entrer le roi de gloire ! » A ces mots, les démons accoururent et fermèrent les portes d’airain avec des barres de fer. Et David s’écria : « N’ai-je point prédit que le Seigneur briserait les portes d’airain ? » De nouveau, la voix retentit et dit : « Enfer, relève tes portes ! » Puis le Roi de gloire entra ; et tendant sa main, il prit la main d’Adam et lui dit : « Paix à toi et à tous les justes d’entre tes fils ! » Puis il sortit des enfers, et tous les saints le suivirent. Jésus remit ensuite Adam à l’archange Michel, qui le fit entrer au paradis. Et comme nous y entrions tous, nous vîmes venir à nous deux vieillards, dont l’un nous dit : « Je suis Enoch, et mon compagnon est Elie, qui s’est élevé jusqu’ici dans un char de feu. Tous deux, nous n’avons pas -207- encore goûté de la mort, car nous sommes destinés à attendre la venue de l’Antéchrist, à combattre avec lui, à être tués par lui, et, le troisième jour, à être élevés dans les nuages. » Pendant qu’Enoch parlait, survint un homme qui portait une croix sur ses épaules ; et il leur dit : « J’étais un larron, et, étant crucifié près de Jésus, j’ai cru en lui, et l’ai prié de se souvenir de moi dans le royaume de son Père. Alors il m’a répondu que, aujourd’hui même, je serais avec lui dans le paradis. Et il m’a dit que si l’on refusait de me laisser entrer, le signe de cette croix suffirait à me faire ouvrir les portes. En effet, on vient de m’admettre ici, et de m’indiquer ma place sur le côté droit du paradis. » Et lorsque Carin et Leucius eurent dit cela, soudain ils se transfigurèrent, et on ne les revit plus.
1. Second était un vaillant soldat, en même temps qu’un admirable chevalier du Christ, pour qui il souffrit glorieusement le martyre dans la ville d’Asti ; et, aujourd’hui encore, cette ville s’honore de son souvenir et le vénère comme un saint patron. Il fut d’abord instruit dans la foi du Christ par le bienheureux Calocérus, que le préfet Sapritius avait fait enfermer dans la prison d’Asti. Or comme, un jour, ce Sapritius se préparait à sortir d’Asti pour se rendre à Tortone et pour y présider à l’exécution d’un autre prisonnier chrétien, le bienheureux Marcien, Second lui demanda de pouvoir l’accompagner, soi-disant pour se distraire, mais en réalité pour voir Marcien. Et voici qu’au sortir des murs d’Asti une colombe descendit sur le casque de Second ; et -208- Sapritius dit à son compagnon : « Vois-tu, Second, comme nos dieux t’aiment ? Ils te font rendre hommage par les oiseaux du ciel ! » Plus tard, quand ils arrivèrent au fleuve Tanaro, Second vit un ange qui marchait sur l’eau et qui lui disait : « Second, aie la foi, et tu marcheras de même sur les adorateurs des idoles ! » Et Sapritius : « Mon frère Second, j’entends les dieux qui t’adressent la parole ! » Et quand ils arrivèrent à un autre fleuve, nommé la Bormida, de nouveau un ange leur apparut, marchant sur les eaux ; et il dit à Second : « Crois-tu en Jésus, ou bien doutes-tu ? » Et Second répondit : « Je crois à la vérité de sa passion ! » Et Sapritius dit : « Qu’entends-je là ? ». En arrivant à Tortone, ils virent sur la porte de la prison le bienheureux Marcien, qui, mis en liberté par un ange, dit à Second : « Second, entre dans la voie de vérité, et marches-y, et tu recevras la palme de la foi ! » Et Sapritius lui dit : « Qui est cet homme, qui nous parle ainsi comme en songe ? » Et Second répondit : « Ce qui te fait l’effet d’un songe est pour moi un avertissement et une consolation ! »
II. Second se rendit ensuite à Milan ; et, devant les portes de la ville, il rencontra Faustin et Jonitas, qui eux aussi étaient prisonniers pour leur foi, mais qu’un ange avait fait sortir de la prison et conduits jusque-là. Et ces deux saints hommes le baptisèrent avec l’eau d’un nuage qui se changea en pluie. Alors voici soudain qu’une colombe descendit du ciel, apportant une hostie consacrée, qu’elle donna à Faustin et à Jonitas, qui, à leur tour, la remirent à Second, en le chargeant d’aller la porter au bienheureux Marcien. Second rebroussa chemin ; et, la nuit, comme il était parvenu au bord du Pô, un ange vint au-devant de lui, prit son cheval par la bride, et lui fit traverser les eaux du fleuve comme sur un pont ; puis, à Tortone, il fit entrer Second dans la cellule où Marcien était revenu s’enfermer. Ainsi Second put remettre à Marcien la sainte hostie ; et Marcien, la prenant, dit : « Que le corps et le sang du Seigneur soient avec moi dans la vie éternelle ! » Puis, sur l’ordre de l’ange, Second sortit -209- de la prison et se rendit à son hôtellerie. Et, le lendemain, lorsque Marcien eut subi le martyre, Second enleva son corps et l’ensevelit.
III. Ce qu’apprenant, Sapritius le fit venir et lui dit : « A ce que je vois, tu fais profession d’être chrétien ? — Oui. — Aspires-tu donc à mourir dans les supplices ? — C’est toi, plutôt, qui mériterais de mourir ainsi ! » Puis, comme il se refusait à sacrifier aux idoles, le préfet le fit dépouiller de ses vêtements, mais aussitôt un ange s’approcha de lui et le couvrit d’un manteau. Sapritius le fit alors suspendre sur un chevalet, et ordonna qu’il fût torturé jusqu’à ce que se rompissent toutes les articulations de ses bras ; mais, de nouveau, le Seigneur lui rendit aussitôt la santé. Le préfet, exaspéré, le fit enfermer dans la prison. Mais là un ange lui apparut qui lui dit « Lève-toi, Second, et suis-moi ! Je te conduirai vers ton Créateur. » Puis l’ange le conduisit jusqu’à la ville d’Asti et le fit entrer dans la prison ou se trouvait Calocérus ; et le Sauveur y était aussi. L’apercevant, Second se jeta à ses pieds. Mais le Sauveur : « Ne crains rien, Second, car je suis ton Maître, et je t’arracherai à tous les maux ! » Après quoi, les ayant bénis, il remonta au ciel.
IV. Or le lendemain matin, à Tortone, les gardes envoyés par Sapritius trouvèrent la prison fermée comme la veille, mais n’y trouvèrent plus Second. Sapritius revint alors à Asti. Afin de châtier au moins Calocérus, il se fit amener celui-ci ; mais voilà qu’on lui annonce que Second est dans la prison avec Calocérus ! Le préfet les fit donc venir tous deux, et leur dit : « Ce sont nos dieux qui, sachant que vous les dédaigniez, veulent que vous périssiez ensemble ! » Et, sur leur nouveau refus de sacrifier aux idoles, il leur fit répandre sur la tête et dans la bouche un mélange de poix et de résine bouillante. Mais eux, ils buvaient ce mélange comme une eau délicieuse, et disaient d’une voix claire : « Seigneur, que tes dons sont doux à ma gorge ! » Enfin Sapritius ordonna que tous deux fussent décapités, Second à Asti, et Calocérus dans la ville d’Albenga. Et, aussitôt que saint Second eut été décapité, des anges enlevèrent son corps, et l’ensevelirent avec beaucoup -210- de chants et de louanges. Ce martyre eut lieu le troisième jour des calendes d’avril.
Mamertin fut d’abord païen. Pendant qu’il adorait une idole, il perdit un œil, et une de ses mains se dessécha. Il crut avoir offensé ses dieux, et voulut courir au temple pour obtenir son pardon. Mais il rencontra en route un saint homme nommé Savin, qui lui demanda d’où lui était venue son infirmité. Il répondit : « J’ai offensé mes dieux et maintenant je vais les prier de me rendre ce que, dans leur colère, ils m’ont enlevé. » Et Savin : « Tu te trompes, mon frère, en prenant les démons pour des dieux. Va plutôt trouver Germain, évêque d’Auxerre et, si tu suis ses conseils, tu seras guéri ! » Mamertin partit aussitôt ; mais la pluie le força à s’arrêter, en route, dans un lieu où étaient ensevelis saint Amator et plusieurs autres saints évêques. Dans une cellule placée sur une tombe de saint Concordien, il trouva un abri pour la nuit. Et il vit en rêve un homme qui, venant jusqu’à la porte de la cellule, appelait saint Concordien pour assister à une fête, où il disait que se trouvaient déjà saint Amator, saint Pèlerin et d’autres évêques. Et une voix répondit de la tombe : « Je ne puis venir cette nuit, étant forcé de veiller sur mon hôte, pour l’empêcher d’être dévoré par les serpents qui habitent ici. » Mais bientôt l’inconnu revint et dit : « Saint Concordien, lève-toi, viens, et emmène avec toi ton sous-diacre Vivien et son acolyte Junien ! Alexandre se chargera de veiller sur ton hôte. » Et Mamertin vit ensuite que saint Concordien, le prenant par la main, l’emmenait avec lui ; mais, lorsqu’ils furent arrivés près des autres évêques, saint Amator dit : « Qui est -211- cet étranger que tu nous amènes ? » Et saint Concordien : « C’est mon hôte ! » Et saint Amator : « Chasse-le d’ici, car il est impur et ne saurait rester avec nous ! » Sur quoi Mamertin, toujours en rêve, se prosterna devant saint Amator, qui lui ordonna de se rendre au plus vite auprès de saint Germain. Aussi, dès qu’il fut éveillé, courut-il vers ce saint ; et dès que celui-ci eut entendu l’histoire de son rêve, il retourna avec lui au tombeau de saint Concordien. Là, sous la pierre du tombeau, ils virent un grand nombre de serpents dont la longueur dépassait dix pieds. Et saint Germain leur ordonna de sortir de là, pour aller se cacher dans un lieu où ils ne pourraient faire de mal à personne. C’est ainsi que Mamertin fut baptisé. Il recouvra aussitôt la santé, et entra dans le monastère de saint Germain, dont il devint abbé, après la mort de saint Ollodius.
Il y avait alors, dans ce monastère, un saint moine nommé Marin, dont Mamertin voulut éprouver l’obéissance. Il lui confia donc la tâche la plus vile du monastère, qui consistait à paître les bœufs. Et saint Marin, pendant qu’il gardait ses bœufs et ses vaches dans le bois, rayonnait d’une telle sainteté, que tous les oiseaux du bois accouraient à lui pour qu’il les nourrît de sa main. Un sanglier s’étant réfugié dans sa cellule, il le sauva des chiens qui le poursuivaient, et lui permit de s’en aller librement. Un jour, des voleurs le dépouillèrent de ses vêtements, ne lui laissant qu’une petite tunique. Et le voici qui court derrière eux, et qui leur crie : « Revenez, Messieurs, car j’ai encore trouvé ce denier dans la doublure de ma tunique ! Et peut-être en aurez-vous besoin ! » Aussitôt les voleurs, retournant sur leurs pas, lui enlevèrent la tunique avec le denier et le laissèrent complètement nu. Après quoi ils reprirent le chemin de leur caverne ; mais ils marchèrent toute la nuit, et, à l’aube, ils se retrouvèrent devant la cellule du saint berger. Celui-ci, les ayant salués tendrement, les reçut dans sa cellule, leur lava les pieds, et s’occupa de leur préparer à manger. Ce que voyant, les voleurs, stupéfaits, eurent honte de leur conduite et se convertirent tous à la foi.
-212- Un jour, un jeune moine du monastère de saint Mamertin s’était amusé à tendre un piège à un ours qui attaquait les brebis ; et l’ours, la nuit, s’était laissé prendre. Mais saint Mamertin, ayant deviné la chose du fond de son lit, se leva, alla trouver l’ours, et lui dit : « Que fais-tu là, malheureux ? Va-t’en bien vite pour n’être pas pris ! » Et il le délivra et le laissa partir.
Lorsqu’il mourut, on porta son corps à Auxerre. Mais, comme on passait près d’une prison, le corps devint tout à coup si lourd qu’on ne put le faire avancer, jusqu’au moment où un des prisonniers, dont les chaînes s’étaient rompues miraculeusement, accourut et aida à porter le corps jusqu’à la ville. Saint Mamertin fut enterré en grande pompe dans l’église de Saint-Germain.
Sainte Marie l’Egyptienne, qu’on appelle aussi la Pécheresse, mena pendant quarante-sept ans, au désert, une vie de repentir et de privations. Certain abbé, nommé Zosime, qui avait franchi le Jourdain et parcourait le désert, dans l’espoir d’y rencontrer quelque saint ermite, aperçut un jour devant lui une créature bizarre, toute nue, avec un corps tout noir et brûlé du soleil. Cette créature aussitôt s’enfuit, et Zosime se mit à courir à sa poursuite, de toute la force de ses jambes. Alors elle lui dit : « Abbé Zosime, pourquoi me poursuis-tu ? Pardonne-moi de ne pouvoir me retourner vers toi ; mais c’est que je suis une femme et que je suis nue ! Lance-moi ton manteau, afin que, m’en étant couverte, je puisse te regarder sans honte ! » L’abbé, stupéfait de s’entendre appeler par son nom, lui jeta son manteau, et, se prosternant devant elle -213- la pria de le bénir. Mais elle : « C’est à toi plutôt de me bénir, mon père, toi qui as revêtu la dignité du sacerdoce ! » Et Zosime, voyant qu’elle connaissait non seulement son nom, mais aussi sa qualité de prêtre, s’étonnait davantage encore, et mettait encore plus d’insistance à lui demander sa bénédiction. Alors elle dit : « Que béni soit Dieu, rédempteur de nos âmes ! » Et pendant qu’elle priait, avec les mains étendues, il vit qu’elle était soulevée de terre à la hauteur d’une coudée. Sur quoi un doute surgit dans l’âme du vieil abbé, qui se demanda si ce n’était pas un esprit, faisant semblant de prier pour le décevoir. Mais elle : « Que Dieu te rassure, abbé, et t’empêche de prendre une pauvre pécheresse pour un mauvais esprit ! » Zosime la somma alors, au nom du Seigneur, d’avoir à lui dire qui elle était. Et elle : « Père, pardonne-moi, mais si je t’avoue qui je suis, tu t’enfuiras effrayé comme à la vue d’un serpent, et tes oreilles seront souillées de mes paroles, et l’air sera empesté de mon impureté ! » Mais, comme Zosime insistait, elle finit par lui dire :
« Je m’appelle Marie, et suis née en Egypte. Venue à Alexandrie, vers l’âge de douze ans, j’y ai fait pendant dix-sept ans métier de fille publique, vendant mon corps à qui en voulait. Mais, un jour, comme des habitants de la ville partaient pour adorer la sainte Croix à Jérusalem, je priai les matelots de me laisser m’embarquer avec eux. Ils me demandèrent si j’avais l’argent du passage. Et je leur répondis que je n’avais point d’argent, mais que, pour payer mon passage, je leur offrais mon corps. Et ainsi ils me prirent, et ce fut mon corps qui servit à les payer. Mais voici qu’à Jérusalem, comme je me présentais avec les autres pèlerins aux portes de l’église, je me sentis soudain repoussée par une force invisible, qui ne me permit point d’entrer dans l’église. Vingt fois je m’approchai des portes ; vingt fois, sur le seuil, cette force invisible me retint et m’empêcha d’entrer. Et tous les autres entraient librement, sans que rien les en empêchât : de telle sorte que, sitôt revenue à l’auberge, je compris que c’était là une conséquence de -214- ma vie criminelle ; et je me mis à me déchirer la poitrine, à verser des larmes amères, et à soupirer du plus profond de mon cœur. Puis, apercevant sur le mur une image de la bienheureuse Vierge Marie, je me mis à la supplier de m’obtenir le pardon de mes péchés, et la permission d’entrer dans l’église pour adorer la sainte Croix ; en échange de quoi je promis de renoncer au monde et de vivre désormais dans la chasteté. Cette prière me rendit confiance, et de nouveau je me présentais aux portes de l’église ; et voilà que, cette fois, je pus y entrer sans aucun empêchement. Et, pendant que j’adorais pieusement la sainte Croix, un inconnu me remit trois pièces de monnaie, avec lesquels j’achetai trois pains. Et j’entendis une voix qui me disait : « Traverse le Jourdain, et tu seras sauvée ! » Je traversai donc le Jourdain et vins dans ce désert, où, depuis quarante-six ans, je demeure sans avoir jamais vu figure humaine, vivant des trois pains que j’ai emportés avec moi, et qui, devenus maintenant durs comme des pierres, suffisent encore à ma nourriture. Quant à mes vêtements, depuis longtemps déjà ils sont tombés en morceaux. Et, pendant les dix-sept premières années de mon séjour au désert, j’ai été tourmentée de tentations charnelles ; mais, à présent, par la grâce de Dieu, je les ai toutes vaincues. Voilà mon histoire. Je te l’ai racontée afin que tu daignes prier Dieu pour moi ! »
Alors le vieillard, se prosternant à terre, bénit le Seigneur dans la personne de sa servante. Et celle-ci lui dit : « Ecoute ce que je vais te demander ! C’est que, le jour de Pâques, tu passes de nouveau le Jourdain, en apportant avec toi une hostie consacrée. Je t’attendrai sur le rivage, et recevrai de ta main le corps du Seigneur, car je n’ai plus communié depuis le jour de mon arrivée ici ! » Le vieillard s’en retourna donc dans son monastère ; et, l’année suivante, aux approches de la fête de Pâques, il revint jusqu’à la rive du Jourdain, emportant avec lui une hostie consacrée. Et voici qu’il aperçut la femme debout sur l’autre rive. Et voici que, ayant fait le signe de la croix sur les eaux, elle se mit à marcher sur -215- elles et parvint ainsi jusqu’au vieillard. Celui-ci, émerveillé de ce miracle, voulut se prosterner humblement à ses pieds. Mais elle lui dit : « Mon père, garde-toi de te prosterner devant moi, surtout maintenant que tu es porteur du corps du Christ ; mais daigne seulement revenir encore vers moi l’année prochaine ! » Puis, ayant reçu le sacrement, elle fit de nouveau un signe de croix, et de nouveau marcha sur les eaux jusqu’à l’autre rive.
L’année suivante, Zosime ne la trouva plus sur le rivage. Il passa le fleuve, se rendit à l’endroit où il l’avait vue la première fois ; et là il la vit, morte, étendue sur le sable. Alors il fondit en larmes ; et il n’osait point toucher ses restes, par crainte de lui déplaire, car elle était nue. Mais tandis qu’il songeait aux moyens de l’ensevelir, il lut une inscription tracée sur le sable : « Zosime, ensevelis mon corps, rends mes cendres à la terre, et prie pour moi le Seigneur, sur l’ordre de qui j’ai enfin été délivrée de ce monde, le second jour d’avril ! » Ainsi le vieillard découvrit qu’elle était morte presque aussitôt après avoir reçu la sainte communion. Et comme il s’épuisait à creuser une fosse, il vit un lion, qui, doucement, s’approchait de lui. Et il lui dit : « Cette sainte femme m’a ordonné d’ensevelir son corps ; mais, vieux comme je le suis, et n’ayant point de bêche, je ne parviens pas à creuser la fosse. Toi donc, mon ami, creuse une fosse, afin que nous puissions ensevelir le corps vénéré de Marie l’Egyptienne ! » Et aussitôt le lion se mit à creuser une grande fosse, après quoi il s’en alla, doux comme un agneau ; et le vieillard s’en retourna vers son monastère en glorifiant Dieu.
-216-
La vie de saint Ambroise a été écrite par Paulin, évêque de Nole, dans une lettre à saint Augustin.
I. Saint Ambroise était fils d’un préfet de Rome nommé Ambroise. Pendant qu’il dormait dans son berceau, un essaim d’abeilles descendit sur lui, et les abeilles entraient dans sa bouche comme dans une ruche ; après quoi elles s’envolèrent si haut que l’œil humain les perdait de vue. Alors le père de l’enfant s’écria : « Cet enfant, s’il vit, deviendra quelque chose de grand ! » Plus tard Ambroise, étant adolescent, et voyant que sa mère et sa sœur baisaient les mains des prêtres, offrit un jour à sa sœur ses propres mains à baiser, par manière de jeu, et ajouta qu’elle aurait un jour à les lui baiser sérieusement. Il étudia les lettres à Rome, et plaida au prétoire avec tant d’éclat que l’empereur Valentinien le chargea de gouverner les provinces de la Ligurie et de l’Emilie. Il vint donc à Milan, où tout le peuple s’était réuni pour élire un évêque. Et comme les ariens et les catholiques se querellaient au sujet de cette élection, Ambroise intervint entre eux pour apaiser leur querelle. Et voici qu’une voix d’enfant se fit entendre tout à coup, disant qu’Ambroise lui-même devait être élu évêque : ce à quoi tout le peuple consentit, de telle sorte qu’Ambroise fut élu par acclamation. Mais lui, dès qu’il le sut, s’efforça de les détourner de ce choix en les terrorisant : sortant de l’église il se rendit à son tribunal, et, contre son habitude, condamna plusieurs prévenus à des peines corporelles. Cependant le peuple persistait dans son choix et continuait à l’acclamer, disant : « Que la faute de ton péché retombe sur nous ! » Alors, tout troublé, Ambroise rentra chez lui et y fit venir, au su de tous, des filles publiques, espérant que la vue de ce scandale détournerait -217- le peuple de le prendre pour évêque. Mais cela même ne servit de rien, car le peuple persistait à lui dire : « Que ta faute retombe sur nous ! » Alors Ambroise, désespéré, résolut de s’enfuir au milieu de la nuit, et se mit en route dans la direction du Tessin. Mais, après avoir marché toute la nuit, il se retrouva, le matin, devant une porte de Milan qu’on appelle la Porte Romaine. Il y fut reconnu par le peuple, et gardé par lui ; et l’on rendit compte de la chose à l’empereur Valentinien, qui fut enchanté de voir qu’on prenait pour évêque un de ses fonctionnaires. Et le bon préfet, père d’Ambroise, se réjouissait de voir sa prédiction réalisée. Cependant Ambroise, à Milan, était de nouveau parvenu à se cacher, mais de nouveau il fut retrouvé. Il reçut le baptême, car il n’était encore que catéchumène, et, huit jours après, il montait dans la chaire épiscopale. Et comme, quatre ans plus tard, il était retourné à Rome et que sa sœur lui baisait respectueusement la main, il lui dit en riant : « Eh bien, ne l’avais-je pas prédit, que tu aurais un jour à me baiser la main pour de bon ? »
II. Ambroise vint un jour ordonner un évêque dans une ville où l’impératrice Justine et d’autres hérétiques voulaient faire élire un homme de leur secte. Et voici qu’une jeune fille arienne, plus hardie que les autres, monta dans la chaire où se tenait saint Ambroise, et se mit à le tirer par le pan de son manteau ; elle espérait l’entraîner vers un groupe de femmes qui l’auraient frappé et jeté hors de l’église. Mais Ambroise lui dit : « Si indigne que je sois de mon sacerdoce, tu n’as pas le droit de porter la main sur un prêtre ! Crains le jugement de Dieu, et prends garde que quelque mal n’en résulte pour toi ! » Paroles que l’événement ne tarda pas à confirmer : car, le lendemain, la jeune fille mourut, et Ambroise la conduisit jusqu’au lieu de sa sépulture, rendant ainsi le bien pour le mal. Et l’exemple de cette mort effraya toute la ville.
Revenu à Milan, saint Ambroise eut à éviter d’innombrables pièges de l’impératrice Justine qui, par l’argent -218- et par les honneurs, excitait le peuple contre lui. Et comme plusieurs s’efforçaient de le contraindre à quitter la ville, l’un d’eux, plus mal avisé que les autres, loua une maison tout contre l’église et y tint prêt un char à quatre chevaux, de façon à pouvoir emmener au plus vite l’évêque quand, avec l’aide de Justine, il serait parvenu à s’emparer de lui. Mais Dieu voulut que, le jour où cet homme avait espéré emmener saint Ambroise hors de Milan, ce fut lui-même qui dût partir pour l’exil sur son quadrige. Et Ambroise, rendant le bien pour le mal, s’occupa de pourvoir à son entretien.
Certain hérétique, homme acharné à la discussion et très difficile à convertir, comme un jour il entendait prêcher saint Ambroise, vit un ange qui lui soufflait à l’oreille les paroles de son discours. Ce que voyant, cet homme se mit à défendre la foi qu’il attaquait.
III. Il y avait à Milan un sorcier qui conjurait les démons et les envoyait vers Ambroise pour le tourmenter ; mais les démons, revenant vers lui, déclaraient tous qu’ils ne pouvaient s’approcher ni d’Ambroise, ni de sa maison, parce qu’un feu terrible entourait tout cet édifice, si bien que, même à distance, ils en sentaient la brûlure. Un autre démon, qui s’était emparé de l’esprit d’un homme, sortait de l’esprit de cet homme toutes les fois que celui-ci entrait à Milan, et reprenait possession de lui toutes les fois que l’homme sortait de la ville. Interrogé sur les motifs de sa conduite, ce démon répondit qu’il avait peur de se trouver en contact avec saint Ambroise. Il y eut aussi un homme qui, à l’instigation de Justine, entra de nuit dans la chambre du saint pour le poignarder ; mais au moment où il levait le bras, prêt à frapper, son bras se trouva soudain desséché.
Les habitants de la ville de Thessalonique s’étaient rendus coupables envers l’empereur ; et celui-ci, sur la prière d’Ambroise, leur avait d’abord pardonné ; mais ensuite, excité par la malice de ses courtisans, il avait fait mettre à mort plusieurs des habitants de la ville. Ambroise, dès qu’il l’apprit, interdit à l’empereur l’accès de son église. Et comme Théodose lui disait que le sage -219- David lui-même avait commis un meurtre et un adultère, l’évêque lui répondit : « Tu l’as imité dans ses erreurs, imite-le maintenant dans sa pénitence ! » Et l’empereur fut si touché de ces paroles qu’il entreprit aussitôt de faire pénitence.
IV. Se promenant un jour dans Milan, saint Ambroise fit un faux pas, et tomba. Un passant, à cette vue, se mit à rire. Mais le saint lui dit : « Toi qui es debout, prends garde à ne pas tomber ! » Et, en effet, au même instant, le rieur s’étendit à terre et eut à déplorer sa propre chute, après s’être moqué de celle d’autrui.
Un autre jour, Ambroise, s’étant rendu au palais d’un magistrat nommé Macédonius, auprès de qui il voulait intercéder pour un accusé, trouva les portes du palais fermées et ne put se faire admettre. Sur quoi il dit au magistrat : « Toi aussi, bientôt, tu viendras à mon église, et tu en trouveras les portes ouvertes, mais tu ne parviendras pas à y entrer ! » Et, en effet, peu de temps après, Macédonius, poursuivi par ses ennemis, voulut se réfugier dans l’église ; mais bien que toutes les portes fussent ouvertes, un pouvoir invisible l’empêcha d’entrer.
Saint Ambroise institua dans l’église de Milan des chants et un office qui y sont célébrés, aujourd’hui encore. Il vivait avec tant d’austérité qu’il jeûnait tous les jours, sauf le jour du sabbat, le dimanche et les jours de grande fête. Telle était sa générosité qu’il donnait aux églises et aux pauvres tout ce qu’il pouvait avoir, ne gardant rien pour lui-même. Telle était sa compassion que, lorsque quelqu’un lui racontait un de ses péchés, il en pleurait si amèrement que le pécheur était forcé de pleurer avec lui. Telles étaient son humilité et sa passion au travail qu’il écrivait tous ses livres de sa propre main, aussi longtemps que ses forces le lui permettaient. Telles étaient sa piété et la douceur de son âme qu’en apprenant la mort d’un saint prêtre ou évêque il pleurait au point de ne pouvoir pas être consolé : et il expliquait qu’il ne pleurait point parce que ces saints hommes étaient entrés dans la gloire, mais parce qu’ils l’y avaient -220- précédé lui-même, laissant un vide impossible à remplir. Et tels étaient son courage et sa fermeté qu’il avait coutume de reprocher ouvertement leurs vices à l’empereur et aux princes.
V. On raconte que saint Ambroise, pendant un voyage à Rome, reçut l’hospitalité dans une villa de Toscane, chez un homme extrêmement riche, et qu’il s’informa avec insistance auprès de son hôte sur sa condition de fortune. A quoi l’hôte répondit : « Ma condition, seigneur, a toujours été heureuse et glorieuse. Voyez, j’ai des richesses infinies, un nombre incalculable d’esclaves et de serviteurs ; toujours tous mes vœux ont été réalisés, et jamais rien ne m’est arrivé de contraire, ni même de désagréable. » Ce qu’entendant, saint Ambroise fut stupéfait ; et il dit à ses compagnons de route : « Levez-vous, et fuyons au plus vite d’ici, car le Seigneur n’a point de place dans cette maison. Hâtez-vous, mes enfants, hâtons-nous de fuir, de peur que la vengeance divine ne nous surprenne ici et ne nous enveloppe dans l’expiation des péchés de ces gens-là ! » Et à peine Ambroise et ses compagnons avaient-ils quitté la maison, que, soudain, la terre s’ouvrit et engloutit, sans laisser de trace, ce riche et tout ce qui lui appartenait. Ce que voyant, Ambroise dit : « Voyez, mes frères, comme Dieu nous traite avec miséricorde quand il nous envoie des épreuves, et comme il nous traite avec sévérité quand il nous envoie une longue suite de plaisirs ! » Et l’on ajoute que, aujourd’hui encore, un fossé très profond reste creusé en ce lieu, pour garder le témoignage de cet événement.
VI. Cependant, saint Ambroise voyait croître de jour en jour parmi les hommes la cupidité, cette source de tous les maux. Il la voyait croître surtout chez les fonctionnaires, qui trafiquaient de tout, et aussi chez les dignitaires de l’Eglise. Et cette vue lui inspira une telle douleur qu’il pria Dieu de le délivrer du commerce d’un siècle aussi corrompu. Dieu entendit sa prière ; et, un jour, le saint évêque annonça à ses frères qu’après les fêtes de Pâques il ne serait plus avec eux. Or, quelques -221- jours avant Pâques, pendant que, couché dans son lit, il dictait à son secrétaire une explication du psaume XLIII, le secrétaire vit soudain une langue de feu descendre sur lui, et pénétrer dans sa bouche. Et aussitôt le visage du saint revêtit une blancheur de neige, pour reprendre bientôt après sa couleur ordinaire. Et, ce même jour, le saint dut cesser d’écrire comme de dicter, de telle sorte qu’il ne put pas même achever le commentaire du psaume ; et la faiblesse de son corps allait augmentant d’heure en heure. Alors le comte d’Italie rassembla tous les notables de Milan, leur dit que la mort d’un tel homme serait un danger mortel pour le pays, et leur demanda d’aller trouver le saint pour l’engager à obtenir de Dieu la prolongation de sa vie, durant une année. Mais saint Ambroise s’y refusa, disant : « Je n’ai ni honte, ni peur de mourir. »
Quatre diacres, qui se trouvaient dans une chambre très éloignée de celle où était couché saint Ambroise, discutaient entre eux la question de savoir qui l’on devrait élire pour évêque à la mort du saint. Et au moment où l’un d’eux citait le nom de Simplicien, saint Ambroise, de son lit, s’écria trois fois : « Il est vieux, mais c’est le meilleur de tous ! » Et, en effet, ce fut Simplicien qui fut élu en remplacement d’Ambroise.
Et celui-ci, sur le lit où il agonisait, vit ensuite Jésus s’approcher de lui et lui sourire tendrement. Et comme Honoré, évêque de Verceil, qui attendait d’un instant à l’autre, la nouvelle de la mort d’Ambroise, s’était laissé aller au sommeil, il entendit en rêve une voix qui, trois fois, lui répétait : « Lève-toi, car l’heure approche où il va mourir ! » Sur quoi l’évêque se rendit en grande hâte à Milan, donna à Ambroise la sainte communion, lui étendit les bras en forme de croix, et recueillit son dernier soupir. Cette mort eut lieu en l’an du Seigneur 399.
Et dans la nuit de Pâques, qui fut celle de la translation à l’église du corps de saint Ambroise, une foule de petits enfants chrétiens virent celui-ci en rêve ; les uns le virent assis dans sa chaire, les autres y montant ; et il y en eut qui racontèrent à leurs parents qu’ils avaient vu une étoile au-dessus de sa tête.
-222- VII. Saint Ambroise peut être cité comme le modèle d’une foule de vertus chrétiennes. Il peut être cité, premièrement, comme un modèle de générosité. Tout ce qu’il avait appartenait aux pauvres. Et lorsque l’empereur voulut lui prendre une église, il répondit : « Si vous me demandiez ce qui m’appartient, je vous le donnerais, bien que tout ce qui m’appartient appartienne aux pauvres. » Secondement, il peut être cité comme un modèle de chasteté, car il resta vierge toute sa vie. Troisièmement, il nous offre l’exemple de la fermeté dans la foi, car à l’empereur, qui voulait lui ôter l’église, il répondit : « Vous m’ôterez la vie avant de m’arracher de mon siège ! » Quatrièmement, saint Ambroise nous est un modèle de la soif du martyre. Un préfet de Valentinien l’ayant menacé de le mettre à mort, il lui répondit : « Fasse Dieu que tu puisses réaliser ta menace, et que tous tes traits épargnent l’Eglise pour n’accabler que moi seul ! » En cinquième lieu, saint Ambroise nous est un modèle d’application à la prière. Nous lisons, en effet, dans le XIe livre de l’Histoire ecclésiastique que, contre les fureurs de Justine, il ne se défendait que par le jeûne, la veille et les prières au pied de l’autel.
En sixième lieu, saint Ambroise peut être cité comme un modèle de constance. Sa constance nous apparaît surtout en trois choses : 1o dans sa défense de la vérité catholique contre les attaques de Justine, mère de l’empereur Valentinien, et protectrice de l’hérésie arienne ; 2o dans sa défense de la liberté de l’Eglise, lorsque l’empereur voulut lui enlever certaine basilique pour la livrer aux ariens. Il nous dit lui-même, dans son 23e décret, comment il résista à l’empereur, en lui disant : « Ne commets point la faute, empereur, de prétendre que tu aies aucun droit dans les choses divines ! A l’empereur appartiennent les palais, mais les églises sont aux prêtres. Naboth, autrefois, a défendu de son propre sang la vigne qu’on voulait lui prendre : s’il a refusé de céder sa vigne, comment peux-tu t’imaginer que nous te céderons une église du Christ ? Le tribut est à César, et nous ne refusons pas de le lui donner ; mais -223- les églises sont à Dieu, et nous ne pouvons donc pas les donner à César. » Enfin, 3o la constance de saint Ambroise nous apparaît dans la façon dont il a su blâmer le vice et l’iniquité. On lit dans l’Histoire tripartite que, le peuple de Thessalonique s’étant révolté et ayant tué quelques fonctionnaires, l’empereur Théodose en fut si irrité qu’il fit mettre à mort tous les habitants de la ville, au nombre de près de cinq mille, sans distinguer les innocents des coupables. Or, lorsqu’il vint ensuite à Milan et voulut entrer dans l’église, saint Ambroise le reçut devant la porte et lui interdit l’entrée, en lui disant : « Comment, empereur, après un tel crime, ne reconnais-tu pas l’énormité de ta présomption ? Ou bien, peut-être, ta dignité impériale t’empêcherait-elle de reconnaître tes péchés ? Tu es prince, ô empereur, mais tu es, comme les autres hommes, l’esclave de Dieu. Comment oserais-tu étendre vers Dieu des mains encore tachées du sang innocent ? Comment oserais-tu prier Dieu, dans son temple, avec la même bouche qui a proféré un ordre injuste et monstrueux ? Allons, retire-toi, afin de ne pas accroître d’un second péché le poids du premier ! » Et l’empereur, pleurant et gémissant, reprit le chemin de son palais. Et comme le chef de ses troupes lui demandait la cause de sa tristesse : « Hélas ! répondit-il, aux esclaves et aux mendiants les églises sont ouvertes, et moi seul n’ai pas le droit d’y pénétrer ! » Alors Rufin : « Si tu veux, je vais courir vers Ambroise, pour qu’il te délivre de son excommunication ! » Et il insista si fort que Théodose finit par le laisser aller. Mais dès qu’Ambroise vit Rufin, il lui dit : « Tu imites l’impudence des chiens, Rufin, en aboyant contre la majesté divine ! » Et comme Rufin le suppliait pour son maître, Ambroise, enflammé du feu céleste, lui dit : « Je te déclare que je lui interdis l’accès du saint lieu. Et s’il change son pouvoir en tyrannie, volontiers j’accepterai la mort ! » Rufin rapporta ces paroles à l’empereur, qui dit : « Je vais aller vers Ambroise, pour recevoir, en face, ses justes reproches. » Alors Ambroise, continuant à lui défendre l’entrée de l’église, lui dit : « Quelle pénitence -224- as-tu faite après un tel crime ? » Et l’empereur lui dit : « C’est à toi de l’imposer, à moi d’obéir ! » Et il fit pénitence publique jusqu’à ce que son excommunication fût levée. Plus tard, étant entré dans l’église, il pénétra dans le chœur, mais Ambroise lui demanda ce qu’il venait y faire, et comme il répondait qu’il était venu pour assister au saint sacrifice, Ambroise lui dit : « O empereur, le chœur de l’église est réservé aux seuls prêtres. Retire-toi donc d’ici, et va rejoindre le reste des fidèles dans la nef : car la pourpre fait de toi un empereur, mais nullement un prêtre ! » Et l’empereur obéit aussitôt. Et comme, de retour à Constantinople, il se tenait dans la nef de la cathédrale, l’évêque lui fit dire d’entrer dans le chœur ; mais Théodose s’y refusa, disant : « Je sais maintenant, grâce à Ambroise, la différence qu’il y a entre un empereur et un prêtre. »
En septième lieu, saint Ambroise peut être cité comme modèle pour la sainteté de sa doctrine : car sa doctrine est si pleine de profondeur que saint Jérôme a pu dire de lui, dans ses Douze Docteurs : « Toutes les phrases de saint Ambroise sont des colonnes de la foi et de toutes les vertus. » Et saint Augustin ajoute que « les adversaires eux-mêmes n’ont jamais osé reprendre la doctrine d’Ambroise, ni le sens très pur qu’il a eu des Livres Saints ». Et telle était l’autorité de saint Ambroise que, pour tous les auteurs du temps, chacune de ses paroles faisait foi. Dans sa lettre à Janvier, Augustin raconte que, sa mère, s’étonnant de ce que l’on ne jeûnât pas à Milan le jour du sabbat, en demanda la cause à Ambroise, qui lui dit : « Quand je vais à Rome, je jeûne le jour du sabbat. Et de même toi, lorsque tu te trouves dans un diocèse, fais en sorte d’en suivre les usages, si tu ne veux scandaliser personne, ni être scandalisée par personne ! » Et Augustin ajoute que, depuis lors, après avoir beaucoup réfléchi à ces paroles, il en est venu à les tenir pour un oracle céleste.
La vie et la passion des saints Tiburce et Valérien, — que l’église fête également le 4 avril, — se trouveront racontées dans l’histoire de sainte Cécile.
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I. Le pape Sixte était originaire d’Athènes et avait d’abord étudié la philosophie. Il devint, plus tard, disciple du Christ, et fut élu souverain Pontife. Il comparut devant Décius et Valérien, avec ses deux diacres Felicissime et Agapite. Et Décius, voyant qu’il ne parvenait pas à le persuader par ses arguments, le fit conduire au temple de Mars pour y sacrifier aux idoles, faute de quoi il aurait à être jeté en prison. Et saint Laurent, courant derrière Sixte, lui disait : « Père, où vas-tu sans ton fils ? Prêtre, où vas-tu sans ton assistant ? » Et Sixte : « Mon fils, ne crois pas que je t’abandonne ; mais de plus grands combats t’attendent encore pour la foi du Christ. Dans trois jours tu me suivras, comme le lévite suit le prêtre. Et, en attendant, reçois les trésors de l’Eglise, et distribue-les à qui bon te semblera ! » Laurent distribua ces trésors aux chrétiens pauvres. Et le préfet Valérien voyant que Sixte refusait de sacrifier aux idoles, ordonna qu’il eût la tête tranchée. Or, comme on le conduisait au supplice, de nouveau saint Laurent courut derrière lui en lui disant : « Ne m’abandonne pas, saint père, car j’ai déjà dépensé les trésors que tu m’as remis ! » Sur quoi les soldats, l’entendant parler de trésors, s’emparèrent de lui. Puis ils tranchèrent la tête de Sixte et celles de ses deux compagnons.
II. Le même jour, l’Eglise célèbre la fête de la Transfiguration du Seigneur. Et certaines églises célèbrent aussi la fête du Sang du Christ avec le vin nouveau, lorsqu’elles peuvent s’en procurer ; et le peuple communie de ce vin. Cela se fait en souvenir de ce que, durant la Cène, le Seigneur a dit à ses disciples : « Maintenant je ne boirai plus de ce jus de la vigne, jusqu’à ce que j’en boive du nouveau dans le royaume -226- de mon père. » On dit cependant que ce n’est point ce jour-là qu’eut lieu la transfiguration, mais qu’elle fut seulement, ce jour-là, révélée par les apôtres. Elle eut lieu, en réalité, au commencement du printemps ; mais défense fut faite aux disciples d’en parler, et ce n’est que ce jour-là qu’ils la révélèrent. C’est du moins ce qu’on lit dans le livre appelé Mitral.
I. Georges était originaire de Cappadoce, et servait dans l’armée romaine, avec le grade de tribun. Le hasard d’un voyage le conduisit un jour dans les environs d’une ville de la province de Libye, nommée Silène. Or, dans un vaste étang voisin de cette ville habitait un dragon effroyable qui, maintes fois, avait mis en fuite la foule armée contre lui, et qui, s’approchant parfois des murs de la ville, empoisonnait de son souffle tous ceux qui se trouvaient à sa portée. Pour apaiser la fureur de ce monstre et pour l’empêcher d’anéantir la ville tout entière, les habitants s’étaient mis d’abord à lui offrir, tous les jours, deux brebis. Mais bientôt le nombre des brebis se trouva si réduit qu’on dut, chaque jour, livrer au dragon une brebis et une créature humaine. On tirait donc au sort le nom d’un jeune homme ou d’une jeune fille ; et aucune famille n’était exceptée de ce choix. Et déjà presque tous les jeunes gens de la ville avaient été dévorés lorsque, le jour même de l’arrivée de saint Georges, le sort avait désigné pour victime la fille unique du roi. Alors ce vieillard, désolé, avait dit : « Prenez mon or et mon argent, et la moitié de mon royaume, mais rendez-moi ma fille, afin que lui soit épargnée une mort si -227- affreuse ! » Mais son peuple, furieux, lui répondit : « C’est toi-même, ô roi, qui as fait cet édit ; et maintenant que, à cause de lui, tous nos enfants ont péri, tu voudrais que ta fille échappât à la loi ? Non, il faut qu’elle périsse comme les autres, ou bien nous te brûlerons avec toute ta maison ! » Ce qu’entendant, le roi fondit en larmes, et dit à sa fille : « Hélas, ma douce enfant, que ferai-je de toi ? Et ne me sera-t-il pas donné de voir un jour tes noces ? » Après quoi, voyant qu’il ne parviendrait pas à obtenir le salut de sa fille, il la revêtit de robes royales, la couvrit de baisers, et lui dit : « Hélas, ma douce enfant, j’espérais voir se nourrir sur ton sein des enfants royaux, et voici que tu dois me quitter pour aller servir de pâture à cet horrible dragon ! Hélas, ma douce enfant, j’espérais pouvoir inviter à tes noces tous les princes du pays, et orner de perles mon palais, et entendre le son joyeux des orgues et des tambours ; et voici que je dois t’envoyer à ce dragon qui doit te dévorer ! » Et il la renvoya en lui disant encore : « Hélas, ma fille, que ne suis-je mort avant ce triste jour ! » Alors la jeune fille tomba aux pieds de son père, pour recevoir sa bénédiction ; après quoi, sortant de la ville, elle marcha vers l’étang où était le monstre.
Saint Georges, qui passait par là, la vit toute en larmes, et lui demanda ce qu’elle avait. Et elle : « Bon jeune homme, remonte vite sur ton cheval et fuis, pour ne pas mourir de la même mort dont je vais mourir ! » Et saint Georges : « Ne crains point cela, mon enfant, mais dis-moi pourquoi tu pleures ainsi, sous les yeux de cette foule qui se tient debout sur les murs ? » Et elle : « A ce que je vois, bon jeune homme, tu as le cœur généreux, et tu veux périr avec moi ! Mais, je t’en supplie, enfuis-toi au plus vite ! » Et Georges : « Je ne partirai point d’ici que tu ne m’aies dit ce que tu as ! » Alors, la jeune fille lui raconta toute son histoire, et Georges lui dit : « Mon enfant, sois sans crainte, car, au nom du Christ, je te secourrai ! » Mais elle : « Vaillant chevalier, hâte-toi de te secourir toi-même, pour ne point périr avec moi ! C’est assez que je sois seule à périr ! »
-228- Et pendant qu’ils parlaient ainsi, le dragon souleva sa tête au-dessus de l’étang. La jeune fille, toute tremblante, s’écria : « Fuis, cher seigneur, fuis au plus vite ! » Mais Georges, après être remonté sur son cheval et s’être muni du signe de la croix, assaillit bravement le dragon qui s’avançait vers lui et, brandissant sa lance et se recommandant à Dieu, il fit au monstre une blessure qui le renversa sur le sol. Et le saint dit à la jeune fille : « Mon enfant, ne crains rien, et lance ta ceinture autour du cou du dragon ! » La jeune fille fit ainsi, et le dragon, se redressant, se mit à la suivre comme un petit chien qu’on mènerait en laisse.
Mais, en le voyant s’avancer vers la ville, les habitants épouvantés prirent la fuite, bien certains que tous allaient être dévorés. Saint Georges leur fit signe de revenir, et leur dit : « Soyez sans crainte, car le Seigneur m’a permis de vous délivrer des méfaits de ce monstre ! Croyez au Christ, recevez le baptême, et je tuerai votre persécuteur ! » Alors le roi et tout son peuple se firent baptiser ; on baptisa, ce jour-là vingt mille hommes ainsi qu’une foule de femmes et d’enfants. Et saint Georges, tirant son épée, tua le dragon, qui fut emporté hors de la ville sur un char attelé de quatre paires de bœufs. Et le roi fit élever, en l’honneur de la sainte Vierge et de saint Georges, une immense église, de laquelle jaillit une source vive dont l’eau guérit toutes les maladies de langueur. Le roi offrit aussi à saint Georges une grosse somme d’argent ; mais le saint, sans rien prendre pour lui, la fit distribuer aux pauvres. Il enseigna ensuite au roi quatre choses : Il lui apprit : 1o à avoir soin de l’église de Dieu ; 2o à honorer les prêtres ; 3o à suivre assidûment les offices divins ; 4o à garder toujours le souvenir des pauvres. Après quoi, ayant encore embrassé le vieux roi, il prit congé de lui.
D’autres auteurs racontent cependant l’histoire d’une autre façon. Ils disent que, au moment où le dragon s’avançait pour dévorer la jeune fille, saint Georges, ayant fait le signe de la croix, se jeta sur lui et le tua du coup.
-229- II. En ce temps-là, sous le règne de Dioclétien et Maximien, le préfet Dacien ouvrit contre les fidèles une persécution si violente que, dans l’espace d’un mois, dix-sept mille d’entre eux reçurent la couronne du martyre, et que beaucoup d’autres, à force de souffrir dans les tourments, fléchirent et se résignèrent à sacrifier aux idoles. Ce que voyant, saint Georges, éperdu de douleur, se dépouilla de tous ses biens, rejeta ses habits guerriers pour revêtir le manteau des chrétiens, et, s’élançant au milieu de la place publique, s’écria : « Tous vos dieux ne sont que des démons ; et c’est notre Seigneur qui a créé le ciel et la terre ! » Le préfet, irrité, lui dit : « Comment oses-tu, présomptueux, blasphémer contre nos dieux ! Qui es-tu, et d’où viens-tu ? » Et saint Georges : « Je me nomme Georges, je descends d’une famille noble de la Cappadoce et, avec l’aide de mon Dieu, j’ai combattu en Palestine ; mais maintenant j’ai renoncé à tout pour servir plus librement le Dieu du ciel. » Alors le préfet, ne pouvant le fléchir, le fit étendre sur un chevalet et ordonna que tous ses membres fussent déchirés, l’un après l’autre, par des ongles de fer ; il lui fit aussi brûler le corps avec des torches ardentes, et fit frotter avec du sel les plaies par où sortaient ses entrailles. Mais, la nuit suivante, le Seigneur apparut à saint Georges avec une grande lumière, et le réconforta si doucement, par sa vision et par ses paroles, que toutes les souffrances lui parurent légères. Et Dacien, voyant que les tourments n’avaient point de prise sur lui, fit venir un magicien, et lui dit : « Ces chrétiens ont des sortilèges qui leur adoucissent les tourments et les rendent intraitables. » Et le magicien répondit : « Si je ne parviens pas à avoir raison des sortilèges de Georges, je consens que tu m’ôtes la vie ! » Sur quoi, après avoir invoqué ses dieux, il versa du poison dans du vin, et fit boire ce vin à saint Georges : celui-ci le but en faisant un signe de croix, et n’en souffrit aucun mal. Le magicien mit alors dans le vin une dose plus forte de poison ; le saint fit un signe de croix, et but le vin sans avoir aucun mal. Ce que voyant, le magicien se prosterna à ses pieds, le supplia en pleurant de lui pardonner, -230- et demanda à devenir chrétien : le préfet lui fit couper la tête peu de temps après. Quant à saint Georges, il le fit placer sur une roue qu’entouraient de toutes parts des glaives à deux tranchants ; mais la roue se brisa au premier mouvement, et saint Georges fut retrouvé sain et sauf où on l’avait mis. Dacien le fit alors plonger dans une chaudière de plomb fondu ; mais lui, ayant fait le signe de la croix, il n’éprouva que la sensation d’un bain rafraîchissant.
Alors Dacien, voyant que menaces et tortures étaient sans prise sur lui, pensa l’amollir par des flatteries et lui dit : « Tu vois, mon cher Georges, quelle est la mansuétude de nos dieux, qui te laissent patiemment blasphémer contre eux, et qui n’en restent pas moins prêts à te favoriser pour peu que tu consentes à te convertir ! Fais donc ce que je te conseille, mon cher enfant, renonce à ta superstition et sacrifie à nos dieux, afin d’obtenir d’eux et de nous d’immenses honneurs ! » Et saint Georges lui répondit en souriant : « Pourquoi n’as-tu pas, dès le début, cherché à me persuader par de douces paroles plutôt que par des tourments ? Soit, je suis prêt à faire ce que tu me conseilles ! » Dacien, tout joyeux de cette promesse, fit annoncer à son de trompe que tout le peuple eût à se rendre au temple, où Georges, après une longue résistance, allait enfin sacrifier aux dieux. Toute la ville fut pavoisée comme pour une fête, et des milliers de personnes se pressèrent devant le temple. Et Georges, dès qu’il y fut entré, s’agenouilla et pria le Seigneur de détruire sur-le-champ ce temple avec ses idoles. Et sur-le-champ un feu, tombant du ciel, brûla le temple, les idoles et les prêtres ; et la terre, s’entr’ouvrant, engloutit leurs restes. C’est de ce miracle que parle saint Ambroise quand il nous dit : « Georges, le fidèle soldat du Christ, en un temps où le christianisme était caché, seul osa courageusement proclamer sa foi dans le Fils de Dieu. Et la grâce divine, lui donna en récompense, une telle fermeté qu’il brava mille menaces et mille tortures. O bienheureux et admirable combattant de Dieu ! Et non seulement il ne se laissa -231- point séduire par l’offre du pouvoir temporel, mais, se jouant de son persécuteur il anéantit le temple avec toutes ses idoles. » Alors Dacien se fit amener Georges et lui dit : « Par quels maléfices as-tu osé, scélérat, commettre un tel forfait ? » Et Georges : « Maître, tu te trompes. Viens avec moi dans un autre temple, et tu me verras sacrifier aux idoles ! » Et lui : « Je devine ta ruse ! tu veux me faire périr, comme tu as fait déjà périr mon temple et mes dieux ! » Alors Georges : « Mais, malheureux, si tes dieux n’ont pas pu se secourir eux-mêmes, comment pourraient-ils t’être d’aucun secours ? »
Dacien, exaspéré, dit à sa femme Alexandrie : « Je mourrai de dépit, car cet homme est plus fort que moi ! » Mais elle : « Tyran sanguinaire, ne t’ai-je pas dit de ne plus tourmenter les chrétiens, parce que leur Dieu combattait pour eux ? Sache maintenant que, moi aussi, je veux devenir chrétienne ! » Le préfet, étonné, s’écria : « Comment ? Toi-même tu t’es laissée séduire ? » Et il la fit suspendre par les cheveux et battre de verges. Et elle, pendant qu’on la battait, dit à Georges : « Georges, lumière de vérité, que penses-tu qu’il advienne de moi, qui vais mourir sans avoir été régénérée par l’eau du baptême ? » Et Georges : « N’aie point de doute à ce sujet, ma fille, car l’effusion de ton sang te tiendra lieu de baptême et te vaudra la couronne céleste ! » Alors Alexandrie, après avoir prié le Seigneur, rendit l’âme. C’est ce qu’atteste saint Ambroise et il ajoute que « cet exemple nous prouve que le martyre permet, à défaut du baptême, de posséder le royaume des cieux ».
Le lendemain, Dacien ordonna que saint Georges fût traîné par toute la ville, puis décapité. Et le saint pria Dieu que quiconque implorerait son aide obtînt la réalisation de son désir ; et une voix divine se fit entendre qui lui dit que sa prière était exaucée. Puis, ayant fini de prier, saint Georges eut la tête tranchée. Quant à Dacien, comme il quittait le lieu du supplice pour rentrer dans son palais, le feu du ciel tomba sur lui et le consuma avec ses ministres.
III. Grégoire de Tours raconte que des moines qui portaient -232- des reliques de saint Georges, et qui s’étaient arrêtés en route dans un certain oratoire, ne purent soulever la châsse où étaient ces reliques, aussi longtemps qu’ils n’en eurent pas laissé une partie dans cet oratoire.
IV. On lit dans l’histoire d’Antioche que, durant la croisade, comme les chrétiens allaient assiéger Jérusalem, un jeune homme merveilleusement beau apparut à un prêtre. Il lui dit qu’il était saint Georges, chef des armées chrétiennes, et que si les croisés emportaient de ses reliques à Jérusalem, il serait là avec eux. Et comme les croisés, assiégeant la ville, n’osaient point grimper aux échelles par crainte des Sarrasins qui défendaient les murs, saint Georges se montra à eux, vêtu d’une armure blanche qu’ornait une croix rouge. Il leur fit signe de le suivre sans crainte à l’assaut des murs. Et eux, ainsi encouragés, ils repoussèrent les Sarrasins et conquirent la ville.
I. L’évangéliste Marc était de la tribu de Lévi et remplissait les fonctions de prêtre. Baptisé par saint Pierre et instruit par lui dans la foi chrétienne, il l’accompagna lorsque ce saint partit pour Rome. Et là, comme saint Pierre prêchait l’évangile, les fidèles prièrent Marc de mettre par écrit le récit de la vie du Seigneur, de façon à leur en laisser un souvenir durable. Marc écrivit donc ce récit, tel qu’il l’entendait de la bouche de son maître saint Pierre ; et celui-ci, après avoir examiné son travail et en avoir constaté la parfaite exactitude, l’approuva comme pouvant être admis par tous les fidèles.
-233- Puis, voyant la constance de Marc dans la foi, il l’envoya à Aquilée, où sa prédication convertit au christianisme une foule innombrable, et où l’on conserve aujourd’hui encore, très pieusement, un manuscrit de son évangile qui passe pour écrit de sa main. Enfin saint Marc, ayant achevé son œuvre à Aquilée, revint à Rome, emmenant avec lui un citoyen d’Aquilée, Hermagoras, qu’il avait converti, et que saint Pierre, sur sa recommandation, consacra évêque de sa ville natale. Cet Hermagoras gouverna dès lors son diocèse d’une façon exemplaire, jusqu’au jour où, pris par les infidèles, il reçut la couronne glorieuse du martyre.
Quant à Marc, saint Pierre l’envoya ensuite à Alexandrie, où, le premier, il prêcha la parole de Dieu. Le savant juif Philon avoue lui-même que, dès son arrivée dans cette ville, une multitude d’hommes se trouvèrent unis dans la foi et la continence. Papias, évêque d’Hiéropolis, a d’ailleurs résumé en beau style quelques-uns de ses sermons, et Pierre Damien nous dit de lui : « Dieu lui accorda une si précieuse faveur que, dès son arrivée à Alexandrie, tous ceux qu’il convertit acquirent aussitôt une perfection de mœurs presque monastique, ce à quoi lui-même les a d’ailleurs encouragés non seulement par ses miracles, mais aussi par l’exemple de ses propres mœurs. Et Dieu lui a encore permis de revenir, après sa mort, en Italie, de telle sorte que la terre où il a écrit son évangile a obtenu l’honneur de posséder ses reliques. Bienheureuse es-tu, Alexandrie, qui as été empourprée de son sang triomphal ! Bienheureuse es-tu, Italie, qui as été enrichie du trésor de ses restes ! »
Telle était l’humilité de saint Marc qu’il se coupa le pouce afin de ne pouvoir pas être ordonné prêtre : mais saint Pierre passa outre, et le consacra évêque d’Alexandrie. On raconte que, en arrivant dans cette ville, son soulier se rompit et qu’il le donna à réparer à un savetier rencontré sur sa route. Le savetier, en réparant le soulier, se blessa grièvement à la main gauche, sur quoi il s’écria : « Ah ! Dieu unique ! » Ce qu’entendant, saint Marc dit : « En vérité le Seigneur bénit mon chemin ! » -234- Puis, ayant fait de la boue avec sa salive, il en frotta la main du savetier et aussitôt la guérit. Cet homme, étonné de sa puissance, le fit entrer dans sa maison et se mit à lui demander qui il était et d’où il venait. Saint Marc lui répondit qu’il était le serviteur du Seigneur Jésus. Le savetier dit : « Je voudrais bien voir ton maître ! » Et saint Marc lui répondit : « Je vais te le faire voir ! » Puis il se mit à l’évangéliser, et le baptisa avec toute sa maison. Mais bientôt des hommes de la ville, apprenant l’arrivée d’un Juif qui méprisait leurs dieux, lui tendirent des pièges ; et lui, en ayant été informé, il créa évêque à sa place l’homme qu’il avait guéri, et qui s’appelait Aniane ; après quoi lui-même se rendit en Pentapole, où il resta deux ans. Il revint ensuite à Alexandrie, où il avait construit une église au bord de la mer, dans l’endroit qui se nomme l’Abattoir ; et il trouva que le nombre des fidèles s’était encore augmenté. Mais les prêtres des faux dieux mirent de nouveau tout en œuvre pour s’emparer de lui. Et, le jour de Pâques, pendant qu’il célébrait la messe, ils l’entourèrent, lui passèrent une corde au cou et le traînèrent par les rues de la ville, comme un bœuf mené à l’abattoir. Ses chairs pendaient jusqu’à terre, et le pavé s’arrosait de son sang. Dans la prison où on l’enferma ensuite, il fut consolé par des anges ; et Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même daigna le visiter et lui dire : « Que la paix soit avec toi, Marc, mon évangéliste ! Ne crains rien, car je suis près de toi pour te défendre. » Le lendemain, les prêtres le traînèrent de nouveau, la corde au cou, à travers la ville. Mais au moment où il disait : In manus tuas commendo spiritum meum ! il rendit son âme au Seigneur. Cela se passait sous le règne de Néron.
Et comme les païens voulaient brûler le corps du martyr, soudain l’air se troubla, la grêle s’abattit, le tonnerre mugit, les éclairs jaillirent ; si bien que chacun dut prendre la fuite, laissant intact le corps de saint Marc, que les chrétiens se hâtèrent de prendre et d’ensevelir pieusement dans son église. Saint Marc avait un long nez, des sourcils épais, de beaux yeux, une -235- barbe touffue, une taille moyenne et un port excellent. Il était âgé d’une cinquantaine d’années lorsqu’il souffrit le martyre. Son miracle de la main guérie a été célébré par saint Ambroise.
II. L’an du Seigneur 468, sous le règne de l’empereur Léon, les Vénitiens transportèrent le corps de saint Marc, d’Alexandrie, à Venise, où l’on construisit en l’honneur du saint une église d’une beauté merveilleuse. Ce furent certains marchands vénitiens qui, se trouvant à Alexandrie, obtinrent, par des prières et des promesses, que les deux prêtres préposés à la garde du corps leur permissent d’emporter secrètement le corps et de l’emmener à Venise. Mais quand ils soulevèrent la pierre du tombeau, un si fort parfum se répandit par toute la ville d’Alexandrie que chacun se demandait avec étonnement d’où pouvait venir cette douce odeur. Et comme, durant le voyage, les marchands avaient dit à l’équipage d’un autre bateau quel était le saint corps qu’ils emportaient avec eux, des hommes de cet équipage leur dirent : « Peut-être les Egyptiens vous ont-ils trompés, en vous donnant un autre corps que celui de saint Marc ? » Mais aussitôt le vaisseau où était le corps se retourna contre l’autre vaisseau, fondit sur lui, lui fit une brèche, et aurait achevé de l’anéantir si tout l’équipage ne s’était empressé de proclamer que le corps était bien celui de saint Marc. Une autre fois, le pilote ayant perdu son chemin, dans la nuit, et ne sachant plus où se trouvait le vaisseau, saint Marc apparut au moine chargé de garder son corps, et lui dit : « Va dire aux matelots de plier tout de suite les voiles pour ralentir la course du vaisseau, car la terre est toute proche ! » Les matelots suivirent ce conseil, et bien leur en prit : car le lendemain, au petit jour, ils s’aperçurent qu’ils étaient dans le voisinage d’une île sur laquelle, sans la protection de saint Marc, le vaisseau se serait brisé. Et, dans tous les pays où le vaisseau faisait relâche, les habitants, sans qu’on leur eût rien dit du trésor qu’il portait, accouraient en s’écriant : « Oh ! comme vous êtes heureux de pouvoir porter le corps de saint Marc ! Laissez-nous l’adorer -236- pieusement ! » Et il y avait sur le vaisseau un matelot qui restait incrédule : mais le diable s’empara de lui et le tourmenta jusqu’à ce que, mis en présence du corps, il eût déclaré qu’il y croyait. Et depuis lors cet homme, ainsi délivré du diable, eut pour saint Marc une dévotion toute particulière.
A Venise, le corps du saint fut placé sous une des colonnes de marbre de l’église ; et un petit nombre de personnes seulement furent admises à connaître l’endroit où il était déposé, de façon qu’il pût être gardé plus sûrement. Or voici que, ces quelques personnes étant mortes, on se trouva ne plus savoir du tout où était déposé le saint trésor ; et toutes les recherches qu’on fit pour le découvrir restèrent sans effet. Grande fut la désolation, aussi bien parmi les laïcs que parmi les clercs. La foule tremblait à la pensée que son saint patron avait peut-être été dérobé. Un jeûne solennel fut ordonné, une procession parcourut en grande pompe toutes les rues de Venise. Et voici que, à la vue et à l’émerveillement de tous, les pierres de l’une des colonnes s’ébranlent et tombent, mettant à découvert le caveau où est caché le corps. Toute la ville, ravie de bonheur, remercie Dieu d’un tel miracle, et depuis lors, le jour anniversaire de ce miracle est célébré à Venise comme une fête solennelle.
III. Un jeune homme qui avait la poitrine rongée par un cancer implora l’assistance de saint Marc : la nuit suivante, il vit en rêve un pèlerin qui marchait d’un pas rapide sur une route. Le jeune homme lui ayant demandé qui il était et pourquoi il marchait si vite, le pèlerin répondit qu’il était saint Marc, et qu’il courait au secours d’un vaisseau en danger ; après quoi, étendant la main, il toucha le malade, qui se réveilla entièrement guéri. Or, peu de temps après, un vaisseau entra dans le port de Venise ; et l’équipage raconta que, étant en danger, il avait invoqué saint Marc, qui l’avait secouru.
IV. Des marchands vénitiens se rendaient à Alexandrie, dans un vaisseau qui appartenait à des Sarrasins. Une tempête s’étant élevée, les marchands sautèrent dans -237- une barque, et, à l’instant même où ils sortaient du vaisseau, celui-ci fut englouti par les vagues, et tous les Sarrasins furent noyés. Seul, l’un d’entre eux, se voyant près de périr, invoqua saint Marc, et fit vœu, s’il était sauvé, de recevoir le baptême dans l’église du saint. Et aussitôt lui apparut un étranger tout vêtu de lumière, qui, le retirant des flots, l’installa dans la barque avec les Vénitiens.
Or, cet homme, étant arrivé à Alexandrie, oublia sa miraculeuse délivrance et le vœu qu’il avait fait en échange. Mais saint Marc lui apparut de nouveau, pour lui faire honte de son ingratitude : si bien que le Sarrasin, tout confus, se mit en route pour Venise, où il reçut avec le baptême le nom de Marc, et désormais il crut parfaitement au Christ, et termina sa vie dans les bonnes œuvres.
V. Un homme qui travaillait au haut du campanile de Saint-Marc, à Venise, perdit pied tout à coup et se mit à tomber ; mais ayant imploré saint Marc pendant sa chute, il put s’accrocher à une poutre qu’il trouva devant lui, et descendit de là sans danger le long d’une corde qu’on lui lança, après quoi il s’en retourna achever son travail.
VI. Un fidèle chrétien, qui était au service d’un noble de Provence, avait fait le vœu de visiter le tombeau de saint Marc, mais ne pouvait obtenir de son maître la permission de se rendre à Venise. Enfin, sacrifiant sa peur du châtiment corporel à sa peur de la disgrâce céleste, il partit sans demander la permission, et alla prier au tombeau du saint. Quand il revint auprès de son maître, celui-ci, furieux, ordonna de lui crever les yeux. Aussitôt ses esclaves, plus cruels encore que leur maître, étendirent sur le sol leur pieux compagnon, et se mirent en devoir de lui crever les yeux avec des pointes de fer. Mais tout leur zèle ne leur servait à rien, car les pointes se brisaient en touchant les yeux. Alors le maître ordonna de rompre à coups de hache les membres du malheureux, et de lui couper les pieds ; mais le fer des haches s’amollissait et devenait du plomb. Alors le maître ordonna de lui briser les dents avec des marteaux de fer. -238- Mais de nouveau le fer s’amollit, comme hébété par la puissance de Dieu. Ce que voyant, le maître, stupéfait, se repentit, demanda pardon à l’esclave, et alla prier avec lui au tombeau de saint Marc.
VII. Un soldat fut si grièvement blessé au bras, dans une bataille, qu’il eut la main presque détachée. Et médecins et amis lui conseillaient de se la faire couper : mais il hésitait, ayant honte de devenir manchot, car il était réputé pour très adroit de ses mains. Il demanda enfin qu’on lui remît en place la main pendante, et qu’on l’attachât avec des linges : après quoi il invoqua l’aide de saint Marc, et aussitôt sa main recouvra son ancienne santé. Seule une cicatrice resta toujours visible, pour porter témoignage du précieux miracle.
VIII. Un habitant de Mantoue, ayant été faussement accusé par des infâmes, fut mis en prison. Il y était depuis quarante jours et s’ennuyait fort, lorsque enfin, après s’être mortifié par trois jours de jeûne, il invoqua l’appui de saint Marc. Aussitôt le saint lui apparut, et lui dit de sortir de sa prison. Mais l’homme, jugeant la chose impossible, crut qu’il avait rêvé et ne tint nul compte de l’ordre du saint. Une seconde fois, puis une troisième fois, le saint lui apparut et lui renouvela son ordre. Alors le prisonnier, voyant que la porte de sa cellule était ouverte, sortit, après avoir brisé comme de l’étoupe les chaînes de ses pieds. Et il allait, en plein jour, au milieu des gardiens et des autres habitants de la ville, sans que personne d’entre eux pût le voir. Il parvint ainsi à Venise, où il s’empressa d’aller pieusement rendre grâces au tombeau de saint Marc.
IX. Comme toute la Pouille souffrait de disette, et que la pluie s’obstinait à ne point tomber pour arroser le sol, on apprit que cette calamité venait de ce que les habitants ne célébraient point la fête de saint Marc. Ils s’empressèrent donc d’invoquer ce saint, avec la promesse de célébrer solennellement sa fête ; et aussitôt saint Marc, les délivrant de la sécheresse, leur accorda un air sain et la pluie qu’ils désiraient.
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Saint Marcelin, pape, gouverna l’église de Rome pendant neuf ans et quatre mois. Sur l’ordre de Dioclétien et de Maximien, il fut arrêté et mis en demeure de sacrifier aux idoles. Il s’y refusa d’abord ; mais, comme on le menaçait de diverses tortures, la peur de la souffrance fit qu’il consentit à sacrifier, sur l’autel, deux grains d’encens. Grande fut la joie des infidèles, mais plus grande encore la tristesse des fidèles. Ceux-ci se rendent en foule auprès de Marcelin et lui reprochent son manque de courage ; et Marcelin, tout confus, demande à être jugé par l’assemblée des évêques. Mais les évêques lui disent : « En ta qualité de souverain pontife, aucun homme sur terre ne saurait être ton juge ; mais recueille-toi en toi-même, et juge-toi de ta propre bouche ! » Alors Marcelin, plein de repentir et pleurant amèrement, se déposa lui-même de ses fonctions de pape ; mais la foule s’empressa de le réélire. Ce qu’apprenant, les empereurs le firent de nouveau arrêter ; et comme, cette fois, il se refusait absolument à sacrifier aux dieux, ils ordonnèrent qu’il eût la tête tranchée ; après quoi, leur rage s’accrut à tel point qu’en un seul mois ils firent périr dix-sept mille chrétiens. Quant à Marcelin, se jugeant indigne de la sépulture chrétienne, il décréta, avant de mourir, que tous ceux qui voudraient l’ensevelir seraient excommuniés. Et ainsi son corps resta privé de sépulture pendant trente-cinq jours. Mais, au bout de ce temps, saint Pierre apparut à son successeur, le pape Marcel, et lui dit : « Mon frère Marcel, pourquoi tardes-tu à m’ensevelir ? » Et Marcel : « Mais, maître, est-ce que vous n’êtes pas enseveli depuis longtemps ? » Et l’apôtre : « Je me considérerai comme n’étant pas enseveli aussi longtemps que je verrai Marcelin -240- privé de sépulture. » Et le pape : « Mais, maître, ne savez-vous donc pas qu’il a excommunié tout ceux qui penseraient à l’ensevelir ? » Et saint Pierre : « Ne sais-tu pas qu’il est écrit que celui qui s’humilie sera élevé ? Va donc, et ensevelis Marcelin au pied de mon tombeau ! » Et le pape fit ainsi ; obéissant à l’ordre de l’apôtre.
Saint Vital, chevalier consulaire, eut pour fils, de sa femme Valérie, les deux saints Gervais et Protais. Entrant un jour dans la ville de Ravenne en compagnie d’un juge nommé Paulin, il se trouva assister à l’exécution d’un médecin chrétien qui avait nom Urcisin. Et comme celui-ci, déjà éprouvé par divers supplices, paraissait effrayé, saint Vital lui cria : « Hé, mon frère le médecin, toi qui avais l’habitude de guérir les autres, ne te laisse pas mourir toi-même de la mort éternelle, et ne perds pas la couronne que Dieu t’a préparée ! » Ce qu’entendant, Urcisin reprit courage, et, rougissant de sa lâcheté, accepta avec joie le martyre ; et saint Vital, après l’avoir enseveli chrétiennement, refusa d’aller rejoindre son maître Paulin. Celui-ci, furieux, le fit étendre sur un chevalet. Et Vital lui dit : « Comment peux-tu croire, insensé, que tu parviendras à me détourner de ma foi, moi qui ai souvent empêché les autres d’en être détournés ? » Et Paulin dit à ses serviteurs : « Conduisez-le au temple, et, s’il refuse de sacrifier, creusez une fosse très profonde, jusqu’à ce que vous ayez trouvé de l’eau ; et alors ensevelissez-le tout vivant, la tête en bas ! » C’est ce qu’ils firent, et ainsi saint Vital fut enseveli vivant, sous le règne de l’empereur Néron. Mais le prêtre païen, qui avait suggéré aux juges l’idée -241- de cette mort, fut aussitôt envahi par un démon. Pendant sept jours il délira sur le lieu où avait été ensevelie sa victime, disant : « Tu me brûles, Vital ! » Et, le septième jour, il se précipita dans le fleuve et périt misérablement.
La femme de saint Vital, sainte Valérie, se rendant à Milan, rencontra des païens qui sacrifiaient aux idoles et qui l’engagèrent à prendre sa part de leur sacrifice. Mais elle répondit : « Sachez que je suis chrétienne et que je n’ai pas le droit de me mêler à vos cérémonies ! » Alors ces hommes se jetèrent sur elle et la battirent si cruellement que ses serviteurs l’emportèrent à Milan à demi morte, et que, trois jours après, son âme s’envola joyeusement vers le Seigneur.
I. Pierre le Nouveau, martyr, de l’ordre des Frères Prêcheurs, naquit dans la ville de Vérone. De même qu’une lumière brillante jaillissant de la fumée, ou qu’un lys blanc surgissant parmi des ronces, ou qu’une rose s’épanouissant entre des épines, ce grand confesseur de la foi naquit de parents aveuglés par l’erreur : car son père et sa mère appartenaient tous deux à la secte hérétique, dont lui-même sut, dès l’enfance, se tenir à l’écart.
Il avait sept ans, et revenait un jour de l’école, lorsque son oncle, hérétique comme ses parents, lui demanda ce que ses maîtres lui apprenaient. L’enfant répondit qu’ils lui apprenaient à dire : « Je crois en Dieu, père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, etc. » Sur quoi l’oncle : « Ne dis pas que Dieu est le créateur du ciel et de la terre, car ce n’est pas Dieu, mais le diable, -242- qui a créé toutes les choses qui se voient ! » Mais l’enfant répondit qu’il préférait dire comme on le lui avait appris à l’école, et croire à ce qu’il avait lu dans les livres saints. En vain son oncle s’efforçait de le convaincre, à grand renfort d’autorités de sa secte : l’enfant, plein de l’Esprit-Saint, retournait contre lui tous ses arguments, le frappant ainsi de son propre glaive, sans lui laisser d’issue par où s’échapper. Et l’oncle, furieux de se voir confondre par un enfant, se plaignit au père du petit Pierre, insistant pour que celui-ci quittât aussitôt l’école qu’il fréquentait. « Je crains, en effet, disait-il, que ce Pierrot, ses études achevées, se rallie à l’odieuse église de Rome, et aide par là à détruire notre foi ! » En quoi cet hérétique, à son insu, se montra bon prophète, car Pierre était en effet destiné à détruire la perfide hérésie d’Arius. Mais Dieu fit en sorte que le père refusa de suivre le conseil de son frère, se disant qu’il pourrait toujours ramener son fils aux doctrines de sa secte lorsque l’enfant aurait achevé son éducation. Or l’enfant, jugeant que c’était chose peu sûre d’habiter avec des scorpions, et dédaignant le monde, et haïssant l’erreur de ses parents, s’empressa, dès sa sortie de l’école, d’entrer dans l’ordre des Frères Prêcheurs. Le pape Innocent nous dit à ce sujet, dans son épître : « Renonçant de bonne heure aux mensonges du monde, le bienheureux Pierre s’affilia à l’ordre des Prêcheurs. Il y passa près de trente ans et lutta vaillamment pour la défense de sa foi, jusqu’au jour où ses ennemis, exaspérés des coups qu’il leur portait, lui fournirent l’occasion d’un enviable martyre. Et ainsi Pierre, s’appuyant sur la pierre de la foi, s’éleva enfin jusqu’au trône du Christ. Toute sa vie, aussi, il garda intacte la virginité de son corps et de son âme, et jamais il n’éprouva l’atteinte d’aucun péché mortel, suivant ce qu’ont attesté ses confesseurs. Et toute sa vie il mortifia sa chair en s’abstenant de tout excès de nourriture ou de boisson. Et, de peur que, durant son repos, il ne fût tenté de succomber aux pièges de l’ennemi, il s’exerçait sans relâche à défendre sa foi. La nuit même, après un court sommeil, -243- il se levait, et étudiait les vérités du dogme. Quant à ses journées, il les employait à prêcher contre les tentations du monde, ou bien à recevoir des confessions, ou bien à réfuter par d’excellentes raisons la doctrine empoisonnée des hérétiques, et l’on sait combien, avec l’aide de Dieu, il parvint à briller dans ces réfutations. Pieux, humble et doux, obéissant, patient, plein de charité et de compassion, il attirait à lui tous les cœurs par le parfum même de ses vertus. Et dans l’ardeur de sa foi, il suppliait le Seigneur de ne point l’ôter de ce monde autrement qu’en l’autorisant à boire le calice de la passion : et sa prière finit par être exaucée. »
II. Nombreux furent les miracles qu’il fit de son vivant. Comme, un jour, à Milan, il interrogeait un évêque hérétique que les fidèles avaient fait prisonnier, et comme nombre d’évêques, de prêtres et d’habitants de la ville se trouvaient réunis autour de lui, et comme cette foule souffrait d’une chaleur torride, l’hérétique s’écria en présence de tous : « O Pierre, si tu es aussi saint que l’affirme ce peuple stupide, pourquoi le laisses-tu étouffer de chaleur, et ne demandes-tu pas à ton Dieu d’envoyer un nuage, qui rafraîchisse l’air ? » Et Pierre, lui répondit : « Si tu veux promettre de renoncer à ton hérésie et de te convertir à la foi catholique, je prierai Dieu, et il fera ce que tu demandes ! » Alors tous les hérétiques, qui entouraient leur évêque lui crièrent : « Promets, promets ! » Ils croyaient, en effet, impossible le miracle annoncé par Pierre, car on ne voyait pas au ciel l’ombre même du moindre nuage. Et, au contraire, les catholiques s’affligeaient de la proposition de Pierre, craignant qu’un échec ne nuisît aux intérêts de leur foi. Et comme l’hérétique refusait de s’engager, Pierre lui dit, d’un ton plein de confiance : « N’importe ! Afin que le vrai Dieu, créateur des choses visibles et invisibles, se montre ici pour la consolation des fidèles et la confusion des hérétiques, je le prie de faire en sorte qu’un nuage vienne se placer entre le soleil et cette foule ! » Après quoi il fit le signe de la croix, et aussitôt un nuage se déploya au ciel ; et, pendant une grande -244- heure, ce nuage abrita la foule de la chaleur du soleil, à la manière d’un pavillon.
III. On conduisit un jour vers saint Pierre, à Milan, un homme nommé Asserbus, qui, depuis cinq ans, était paralysé au point de devoir être traîné dans un petit chariot. Saint Pierre fit sur lui le signe de la croix, et aussitôt le paralytique se releva guéri. Et le saint fit encore, de son vivant, bien d’autres miracles, dont quelques-uns nous sont rappelés par le pape Innocent dans l’épître déjà citée. Telle l’histoire d’un jeune homme noble qui avait dans la gorge une horrible tumeur, l’empêchant de parler comme de respirer : le saint fit sur lui le signe de la croix et le couvrit de son propre manteau, et aussitôt il le guérit. Et plus tard le même noble, souffrant de douleurs internes, et se voyant menacé de mort, se fit apporter ce manteau, qu’il avait conservé. A peine s’en fut-il couvert, qu’il vomit un ver à deux têtes et tout noir de poils ; et aussitôt il se sentit guéri. Une autre fois, saint Pierre rendit la parole à un jeune homme muet, en lui introduisant un doigt dans la bouche et en brisant le lien qui retenait sa langue.
IV. Or, comme la peste de l’hérésie sévissait en Lombardie, et que déjà plusieurs villes en étaient contaminées, le souverain pontife délégua dans les diverses parties de la province des inquisiteurs, tous appartenant à l’ordre des Frères Prêcheurs, et leur confia le soin de détruire cette peste diabolique. A Milan le nombre des hérétiques était particulièrement grand, et l’hérésie y possédait des partisans qui joignaient à leur influence politique une éloquence pleine de ruses et un savoir malfaisant. Aussi le souverain pontife, connaissant l’intrépide bravoure de Pierre, sa fermeté, et son éloquence, le choisit pour mener la lutte à Milan et dans le Milanais, lui concédant à cet effet autorité plénière. Et le saint, prenant à cœur sa mission, harcelait les hérétiques sans leur laisser de repos ; il confondait leurs arguments, les réfutait, leur opposait la vérité divine, de telle sorte que personne ne pouvait résister à sa sagesse et à l’Esprit qui parlait par lui. Ce que voyant, les hérétiques, consternés, -245- se mirent à méditer sa mort, avec l’idée qu’ils retrouveraient la paix s’ils parvenaient à se débarrasser d’un aussi vaillant adversaire. Et un jour, comme Pierre revenait de Côme à Milan, il reçut en chemin la palme du martyre. Le pape Innocent raconte que, sur la route, le saint fut assailli par un hérétique qui, se jetant sur lui comme le loup sur l’agneau, lui porta à la tête de cruelles blessures. Et le saint ne fit entendre ni plainte ni murmure, mais plutôt s’offrit en victime à son assassin, et, souffrant patiemment, se contenta de dire : « Seigneur, je remets mon âme entre tes mains ! » Après quoi il récita encore le symbole de la foi, ainsi que l’ont rapporté son assassin lui-même, — qui tomba aux mains des fidèles peu de temps après, — et un frère dominicain qui accompagnait Pierre, et qui, frappé lui aussi, survécut quelques jours à ses blessures. Puis, voyant que le martyr tardait à mourir, l’assassin tira son couteau et lui transperça le flanc. Ainsi Pierre eut l’insigne bonheur de pouvoir être à la fois, dans cette même journée, confesseur, martyr et aussi prophète ; car le matin, au moment de se mettre en route, comme ses frères lui disaient que, fatigué et souffrant de la fièvre, il aurait peine à aller d’une seule traite jusqu’à Milan, il leur avait répondu : « Si je ne parviens pas jusqu’au couvent de mes frères, saint Simplicien pourra toujours me donner un abri pour la nuit. Or, le soir, lorsque son corps sacré fut ramené à Milan, les frères, en raison de la fréquence de la foule, se trouvèrent empêchés de le conduire jusqu’à leur couvent, si bien qu’ils le déposèrent dans l’église de saint Simplicien, où il resta toute la nuit. Mais son assassin et ses complices furent trompés dans leurs prévisions : car Pierre, par son martyre, contribua autant et plus que par les actes de sa vie à convertir les hérétiques. Il y contribua si puissamment, par le souvenir de ses mérites et par d’éclatants miracles, que la plupart des hérétiques renoncèrent à leurs erreurs pour rentrer dans le sein de l’église romaine. La ville et le comté de Milan se trouvèrent, en quelques jours, purgés de l’hérésie. Et bon nombre des plus influents et -246- des plus fameux, parmi les prédicateurs de l’hérésie, entrèrent dans l’ordre des Prêcheurs, ordre qui, aujourd’hui encore, continue à lutter énergiquement contre l’hérésie. Ainsi notre Samson, en mourant, tua plus de Philistins qu’il n’en aurait tués s’il fût resté en vie[7].
[7] Le martyre de saint Pierre le Nouveau avait eu lieu en 1252, deux ou trois ans à peine avant le temps où Jacques de Voragine écrivait sa Légende.
V. Et, après sa mort, Dieu permit que son triomphe fût illustré par de nombreux miracles, dont quelques-uns nous sont rapportés par le pape Innocent. C’est ainsi que, plusieurs fois, les lampes suspendues au-dessus de son tombeau, s’allumèrent d’elles-mêmes. Un homme qui, étant à table, dépréciait la sainteté et les miracles de Pierre, sentit soudain le morceau qu’il mangeait s’arrêter dans sa gorge de manière qu’il ne pouvait ni l’avaler ni le rejeter. Déjà son visage avait changé de couleur, déjà il devinait l’approche de la mort, lorsque, se repentant, il fit vœu de ne plus jamais employer sa langue à mal parler du saint : et aussitôt il rejeta la bouchée qui l’étranglait, et se trouva délivré.
VI. Lorsque le pape Innocent IV inscrivit Pierre au nombre des saints, les Frères Prêcheurs, réunis en chapitre à Milan, voulurent déterrer le corps du saint pour le transporter sous un autel. Et, bien que plus d’une année se fût écoulée depuis le martyre, le corps fut trouvé intact comme s’il n’était enseveli que depuis la veille. Les frères l’étendirent sur une estrade, où le peuple fût admis à le voir et à l’honorer.
Certain jeune homme du nom de Guiffroy, de la ville de Côme, gardait un fragment de la tunique de saint Pierre. Un hérétique, pour se moquer de lui, lui conseilla de jeter au feu ce fragment, disant que, si les flammes l’épargnaient, la sainteté de Pierre serait par là prouvée, et que lui-même, dans ce cas, se convertirait. Guiffroy jeta donc le fragment du manteau de saint Pierre sur des charbons enflammés ; mais le fragment se tint d’abord en l’air au-dessus du feu, puis, retombant sur lui, l’éteignit du coup. Alors l’incrédule dit : « Un -247- fragment de mon manteau en fera tout autant ! » On alluma d’autres charbons et on y plaça, en face l’un de l’autre, les deux fragments de manteaux. Et le manteau de l’hérétique fut, tout de suite, brûlé, tandis que celui de saint Pierre éteignit le feu sans qu’un seul de ses poils fût endommagé. Ce que voyant, l’hérétique revint à la vérité, et fit part à tous du miracle dont il avait été témoin.
VII. On raconte que certain hérétique, dialecticien éloquent et infatigable, discutant avec saint Pierre, le pressait d’arguments si subtils que le saint, désolé, entra dans une église voisine, et pria Dieu, avec des larmes, de défendre pour lui la cause de sa foi. Après quoi, revenant vers l’hérétique, il lui dit d’exposer de nouveau ses raisons. Mais l’hérétique était devenu muet, au point qu’il ne put prononcer une seule parole : ce qui arriva à la grande confusion de son parti, et les fidèles en rendirent de grandes grâces à Dieu.
VIII. Un hérétique nommé Opiso, étant un jour entré dans la chapelle des frères, à Milan, et ayant aperçu deux deniers sur la tombe de saint Pierre, s’empara de ces deniers en disant : « Voilà qui est bon pour m’offrir à boire ! » Et aussitôt il fut saisi d’un tremblement, et se trouva incapable de faire un seul pas. Epouvanté, il restitua les deux deniers et se convertit.
IX. Dans un couvent de Florence, une religieuse, étant en prière le jour du martyre du saint, vit la Vierge Marie assise sur son trône de gloire et faisant asseoir près d’elle deux frères de l’ordre des Prêcheurs. Elle demanda qui étaient ces frères ; et une voix lui répondit : « C’est le frère Pierre et son compagnon, qui viennent de s’élever jusqu’au ciel comme la fumée de l’encens. » Et, plus tard, cette religieuse, souffrant d’une grave maladie, invoqua saint Pierre et fut aussitôt guérie.
X. Un clerc qui revenait de Maguelone à Montpellier, se fit un effort dans l’aîne, en sautant ; et il souffrait horriblement, et ne pouvait marcher. Il entendit raconter qu’une femme atteinte d’un cancer avait étendu sur sa plaie un peu de terre arrosée du sang de Saint Pierre, et -248- ainsi avait été guérie. Alors il dit : « Mon Dieu, je n’ai point de cette terre ; mais puisque, par les mérites du saint, tu as pu donner à cette terre un tel pouvoir, tu peux bien le donner aussi à celle que j’ai sous les pieds ! » Et, ramassant une poignée de terre, après avoir invoqué le martyr, il se frotta l’aîne et fut aussitôt guéri.
XI. L’an du Seigneur 1259[8], un habitant d’Apostelle, nommé Benoît, avait les jambes enflées comme des outres, le ventre ballonné comme une femme en couches, le visage dévoré d’une énorme tumeur, et chacun était effrayé de lui comme d’un monstre. Or comme, un jour, il demandait l’aumône à une vieille femme, celle-ci lui dit : « Tu aurais plutôt besoin d’une fosse que de tout autre bien ; mais suis mon conseil, va au couvent des Frères Prêcheurs, confesse tes péchés, et invoque l’aide de saint Pierre Martyr ! » L’homme se rendit au couvent des Frères, mais en trouva la porte encore fermée. Il s’étendit devant cette porte et s’endormit. Et voici que lui apparut un Frère qui, le cachant sous sa cape, l’introduisit dans l’église ; et, en effet, quand Benoît s’éveilla, il se trouvait dans l’église et complètement guéri. Ce qui fut une grande source d’étonnement et d’admiration pour tous ceux qui, ayant vu la veille cet homme presque mort, le retrouvèrent soudain rendu à la santé.
[8] Cette date ne peut malheureusement pas aider à connaître l’année où fut écrite la Légende Dorée, car la plupart des miracles de saint Pierre Martyr paraissent avoir été interpolés par des copistes de l’ordre des Frères Prêcheurs. Certains manuscrits en énumèrent ainsi plus de cent.
L’apôtre Philippe prêchait depuis vingt ans en Scythie, lorsque les païens s’emparèrent de lui, et voulurent le -249- contraindre à sacrifier devant une statue du dieu Mars. Mais soudain un énorme dragon, sortant du pied de la statue, mit à mort le fils du prêtre, qui préparait le feu du sacrifice, et les deux tribuns qui avaient fait arrêter Philippe ; en même temps qu’il répandait une haleine si fétide, que tout le reste des assistants en était étouffé. Et Philippe dit : « Croyez-moi, brisez cette statue, et à sa place, adorez la croix du Seigneur, afin que ceux d’entre vous qui souffrent soient guéris, et que ces trois morts ressuscitent ! » Mais les païens, de plus en plus malades, criaient : « Fais seulement que nous soyons guéris, et nous te promettons de détruire aussitôt la statue ! » Alors, Philippe, parlant au dragon, lui ordonna de s’enfuir dans un lieu désert, où il ne pût faire de mal à personne : le dragon obéit, s’enfuit et ne se montra jamais plus. Après quoi Philippe guérit tous ceux que l’haleine du dragon avait rendus malades, et obtint que les trois morts fussent rendus à la vie. Il convertit ainsi la ville entière, et passa un an encore à prêcher dans ses murs. Puis, y ayant ordonné des prêtres et des diacres, il se rendit dans une ville d’Asie appelée Hierapolis, où il éteignit l’hérésie des Ebionites, qui prétendaient que le Christ s’était incarné dans une chair différente de notre chair humaine.
Il avait avec lui ses deux filles, d’une grande sainteté, par l’entremise desquelles Dieu convertissait à la foi de nombreuses âmes. Quant à Philippe, une semaine avant sa mort, il convoqua les évêques et les prêtres, et leur dit : « Le Seigneur m’accorde encore sept jours pour continuer à vous instruire. » Il était alors âgé de quatre-vingt-sept ans. Et en effet, une semaine après, il fut pris par les infidèles et attaché par eux à une croix, à l’exemple du maître divin dont il prêchait la doctrine. C’est ainsi que son âme s’envola heureusement au trône du Seigneur ; et on ensevelit près de lui les deux vierges, ses filles, l’une à sa droite, l’autre à sa gauche.
Isidore nous dit, dans son livre sur l’origine, la vie et la mort des saints : « Philippe le Galiléen prêcha le Christ, convertit à la foi les nations barbares des bords -250- de l’Océan, et fut enfin crucifié, lapidé, et mis à mort, à Hierapolis, dans la province de Phrygie, où il repose entre ses deux filles. »
D’un autre Philippe, qui fit partie des sept premiers diacres, saint Jérôme nous dit qu’il est mort à Césarée, le huitième jour des ides de juillet, après avoir accompli de nombreux miracles, et qu’il fut enterré avec ses trois filles, tandis qu’une quatrième repose à Ephèse. Mais le premier Philippe diffère de celui-là, ayant été apôtre et non diacre, ayant été enterré à Hierapolis et non à Césarée, et ayant eu deux filles et non quatre. L’Histoire ecclésiastique, en vérité, paraît affirmer que ce fut l’apôtre Philippe qui eut quatre filles douées du don de prophétie ; mais l’opinion de saint Jérôme, sur ce point, mérite plus de créance.
I. Le saint Jacques dont nous allons parler est désigné sous différents noms. On l’appelle notamment Jacques fils d’Alphée, ou Jacques le frère du Seigneur, ou encore Jacques le Mineur et Jacques le Juste. Il est Jacques, fils d’Alphée, non seulement à cause du nom de son père, mais aussi à cause du sens d’Alphée, qui signifie sage, ou leçon, où encore millième. Et, en effet, saint Jacques fut sage dans la science divine, il fut une leçon pour les autres, il fuit le monde qu’il dédaignait, et il voulut être le millième par humilité. Son nom de « frère du Seigneur » lui vient, croit-on, de ce qu’il ressemblait si fort au Seigneur, par les traits du visage, que plus d’une fois on le confondit avec lui. Aussi, lorsque les Juifs vinrent s’emparer du Christ, craignirent-ils de prendre Jacques au lieu du Christ ; et c’est pour ce motif qu’ils ordonnèrent à Judas de leur désigner le Christ en lui -251- donnant un baiser. Cette explication du nom de saint Jacques nous est, en outre, confirmée par saint Ignace dans sa lettre à l’évangéliste Jean, où nous lisons : « Avec ta permission, je voudrais me rendre à Jérusalem pour voir le vénérable Jacques, surnommé le Juste, dont on dit qu’il ressemblait si fort à Jésus-Christ de figure, de manières, et de langage, qu’on aurait pu le tenir pour son frère jumeau. »
Ou bien encore ce surnom peut venir de ce que Jésus et Jacques étaient enfants de deux sœurs, et que le père de Jacques, Cléophas, était le frère de Joseph. Mais, en tout cas, ce nom de « frère du Seigneur » ne saurait venir, comme d’aucuns l’ont prétendu, de ce que Jacques fût le fils de Joseph, le mari de la Vierge : car il était fils de Marie, fille de Cléophas, qui lui-même était frère de Joseph, le mari de la Vierge. Les Juifs, en effet, appelaient frères tous ceux que rattachaient entre eux les liens du sang. Quant au nom de Jacques Mineur, il s’oppose à celui de Jacques Majeur, le fils de Zébédée, qui, bien qu’il ait reçu la vocation après l’autre Jacques, était cependant son aîné par l’âge. Enfin, le surnom de Juste nous rappelle l’éminente sainteté de Jacques, qui, d’après saint Jérôme, était l’objet d’une vénération si profonde que le peuple se disputait l’honneur de toucher les pans de son manteau. Et voici, ce qu’écrit de sa sainteté Hégésippe, qui eut l’occasion de connaître les apôtres : « La direction de l’Eglise fut confiée à Jacques, le frère du Seigneur, que tous se sont toujours accordé à appeler le Juste. Telle était sa sainteté, dès le ventre de sa mère, que jamais il ne but de vin ni de bière, jamais il ne mangea de viande, jamais il ne s’oignit d’huile, jamais il n’eut besoin de prendre des bains. Toute sa vie il fut vêtu d’un simple manteau de toile. Et, à force de s’agenouiller pour prier, on voyait sur ses genoux des durillons comme ceux qui se forment sous les pieds. Aussi lui seul, parmi les apôtres, en raison de sa sainteté, était-il admis à pénétrer dans le Saint des Saints. » On dit également qu’il fut le premier, parmi les apôtres, à célébrer la messe, les disciples lui ayant fait -252- l’honneur de lui confier la célébration de la première messe à Jérusalem, après l’ascension du Seigneur, et avant même qu’il fût ordonné évêque. Saint Jérôme ajoute, dans son écrit contre Jovinien, que Jacques le Mineur ne connut jamais les plaisirs de la chair. Lorsque Jésus mourut sur la croix, Jacques fit le vœu de ne rien manger jusqu’à ce que son maître fût ressuscité d’entre les morts. Le jour même de sa résurrection, Jésus lui apparut, et dit à ceux qui étaient avec lui : « Préparez la table et le pain ! » Puis, prenant le pain, il le bénit et le donna à Jacques, en lui disant : « Lève-toi et mange, mon frère, car le Fils de l’Homme est ressuscité d’entre les morts ! »
La septième année de son épiscopat, au jour de Pâques, les apôtres se réunirent à Jérusalem et rapportèrent à Jacques tout ce que le Seigneur avait fait par leur entremise depuis leur séparation. Après quoi Jacques, pendant sept jours, prêcha dans le temple avec les autres apôtres, en présence de Caïphe et d’un grand nombre de Juifs ; et déjà ceux-ci étaient sur le point de demander le baptême, lorsque soudain un autre Juif, entrant dans le temple, se mit à crier : « O hommes d’Israël, que faites-vous ? Vous laisserez-vous longtemps encore tromper par ces magiciens ? » Et cet homme excita le peuple à un tel degré que les apôtres faillirent être lapidés. Il s’élança lui-même sur l’estrade d’où Jacques prêchait, et le précipita au bas de cette estrade, de façon qu’il le rendit boiteux pour le reste de sa vie. Ainsi, sept ans après l’ascension du Christ, Jacques eut une première fois à souffrir pour son maître.
La trentième année de son épiscopat, les Juifs, dépités de ne pouvoir tuer saint Paul, qui en avait appelé à César et avait été mandé à Rome, tournèrent leur fièvre de persécution contre saint Jacques, et cherchèrent une occasion de le faire périr. Hégésippe, le contemporain des apôtres, nous raconte que les Juifs vinrent trouver Jacques et lui dirent : « Nous te demandons de ramener dans la bonne voie les gens du peuple qui, dans leur -253- aveuglement, croient que Jésus était le Messie. Si tu détournes de Jésus la foule qui va se réunir pour les fêtes de Pâques, nous t’obéirons tous, et te rendrons tous hommage comme au plus juste d’entre nous. » Ils le conduisirent ensuite au haut du temple et se mirent à lui crier : « Homme juste, toi à qui nous devons tous obéir, dis-nous ton avis sur l’erreur des gens du peuple au sujet de ce Jésus qu’on a crucifié ! » Mais Jacques, trompant leur attente, s’écria d’une voix immense : « Que m’interrogez-vous sur le Fils de l’Homme ? Le voici lui-même assis dans le ciel à la droite de son Père, en attendant qu’il revienne juger les vivants et les morts ! » Ce qu’entendant, les chrétiens furent remplis de joie ; mais les scribes et les pharisiens se dirent : « Nous avons eu tort d’invoquer son témoignage ! Montons à présent jusqu’à lui et précipitons-le à terre, afin que la foule, effrayée, ne s’avise pas de croire à ses paroles ! » Là-dessus, ils s’écrièrent : « Eh quoi ! le juste lui-même est tombé dans l’erreur ! » Puis ils montèrent sur le haut du temple et le précipitèrent sur le sol, où ils se mirent à lui jeter des pierres. Mais lui, se relevant sur ses genoux, disait : « Je t’en prie, maître, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font ! » Alors un des prêtres, fils de Rahab, s’écria : « Que faites-vous, insensés ? Voici que ce juste que vous lapidez prie pour vous ! » Alors un des Juifs, saisissant un marteau de foulon, asséna sur la tête de saint Jacques un coup vigoureux qui fit jaillir la cervelle. Et ainsi le martyr rendit son âme à Dieu, sous le règne de Néron. Il fut enseveli près du temple. La foule voulut venger sa mort et s’emparer de ses meurtriers, mais ceux-ci, déjà, avaient pris la fuite.
II. Josèphe rapporte que c’est en châtiment du meurtre de Jacques qu’a été autorisée la destruction de Jérusalem, ainsi que la dispersion des Juifs. Mais plus encore que la mort de Jacques, c’est la mort du Seigneur qui a attiré sur Jérusalem ce terrible châtiment, selon ce qu’avait dit le Seigneur lui-même : « On ne te laissera pas pierre sur pierre, puisque tu n’as point connu le temps de ta visitation ! » Mais comme Dieu ne veut pas la mort du -254- pécheur, cinquante ans de délai furent laissés aux Juifs pour faire pénitence, en même temps que la prédication des apôtres, et en particulier celle de saint Jacques le Mineur, les exhortait sans cesse à se repentir. Et ce n’est pas tout. Ne pouvant convertir les Juifs par la prédication des apôtres, le Seigneur voulut au moins les effrayer par des prodiges ; et Josèphe nous rapporte toute une série de prodiges qui se produisirent pendant ces cinquante années de délai. Une étoile, pareille à un glaive, flamboya au-dessus de la ville pendant une année entière. Un jour de fête des Azymes, à neuf heures de la nuit, une lumière aussi brillante que celle du midi entoura le temple. Dans la même fête, une génisse qu’on allait sacrifier, déjà livrée aux mains des prêtres, enfanta un agneau. Plusieurs jours après, au coucher du soleil, on vit courir de toutes parts, sur les nuages, des chars remplis de troupes en armes. La nuit de la Pentecôte, les prêtres qui entraient dans le temple pour préparer les sacrifices, entendirent d’étranges bruits comme d’écroulement, pendant que des voix invisibles disaient : « Quittons ces lieux ! » Enfin, quatre ans avant la guerre, le jour de la fête des Tabernacles, un certain Jésus, fils d’Ananias, se mit à crier : « Voix de l’Orient, voix de l’Occident, voix des quatre points cardinaux, voix sur Jérusalem et sur le temple, voix sur les époux et les épouses, voix sur le peuple tout entier ! » Cet homme fut saisi, frappé de verges, mais toujours il répétait les mêmes paroles, criant plus fort à chaque coup reçu. On le conduisit devant le juge, on le tortura jusqu’à mettre à nu les os de ses membres. Mais lui, sans pleurer ni demander grâce, hurlait toujours les mêmes paroles, ajoutant encore : « Malheur à toi, malheur à toi, Jérusalem ! »
Alors, comme les Juifs ne se laissaient ni toucher par les avertissements ni effrayer par les prodiges, le Seigneur envoya à Jérusalem Vespasien et Titus, qui détruisirent la ville de fond en comble. Et voici quelle fut l’occasion de leur arrivée à Jérusalem, à ce que nous raconte certaine histoire, en vérité apocryphe. Pilate, comprenant qu’il avait condamné un innocent, et craignant la colère de -255- l’empereur Tibère, lui envoya, pour s’excuser de la mort de Jésus, un messager nommé Albain. Or, à cette époque, Vespasien gouvernait, au nom de Tibère, le pays des Galates, et Albain, poussé par la tempête sur la côte de Galatie, fut amené en présence de Vespasien. Et c’était la coutume du pays que tout naufragé qui y débarquait devenait l’esclave du prince. Vespasien demanda à Albain qui il était, d’où il venait, et où il allait. Et Albain : « Je suis habitant de Jérusalem, je viens de cette ville, et je me rends à Rome. » Alors Vespasien : « Tu viens du pays des mages, et, par suite, tu dois connaître le secret de guérir. Vois donc à me donner tes soins ! » Car Vespasien avait dans le nez, depuis l’enfance, une espèce de vermine, d’où lui était venu son surnom même de Vespasien. Albain répondit : « Seigneur, je ne connais point la médecine, et ne puis donc pas te guérir. » Mais Vespasien : « Si tu ne me guéris, tu seras mis à mort ! » Alors Albain lui dit : « Celui qui a su rendre la vue aux aveugles, exorcisé les démons, ressuscité les morts, celui-là pourra te guérir, non pas moi ! » Et Vespasien : « Qui est donc celui-là ? » Et Albain : « C’est Jésus de Nazareth, que les Juifs ont mis à mort par jalousie. Si tu crois en lui, tu retrouveras aussitôt la santé ! » Et Vespasien : « Je crois que, s’il a pu ressusciter les morts, il pourra me délivrer de mon infirmité ! » Et aussitôt les vers lui sortirent du nez, et il retrouva la santé. Rempli de joie, il s’écria : « Oui, certes, c’était un Fils de Dieu, celui qui a pu me guérir ! Et je vais demander à César la permission de me rendre à Jérusalem, pour châtier tous ceux qui ont livré cet homme et l’ont fait mourir. Quant à toi, Albain, retourne auprès de ton maître, je te rends la liberté ! » Vespasien alla donc à Rome, afin d’obtenir de Tibère la permission de détruire Jérusalem et toute la Judée. Et pendant de nombreuses années il réunit des troupes, sous le règne de Néron, pendant que les Juifs, de leur côté, se révoltaient contre l’Empire. Mais d’autres chroniques affirment que ce n’était point le zèle pour le Christ qui le faisait agir, mais le désir de réprimer l’insurrection des Juifs. Enfin -256- il se mit en route vers Jérusalem, avec une nombreuse armée, et, le jour de Pâques, il mit le siège autour de la ville, où se trouva ainsi enfermée une foule de Juifs venus de la campagne pour les fêtes. Sur son chemin, il attaqua une ville de Judée nommée Jonapata, dont Josèphe était le chef ; et celui-ci, après une courageuse résistance, voyant que la destruction de la ville était imminente, se réfugia avec onze autres Juifs dans un souterrain, où ses compagnons et lui souffrirent de la faim pendant quatre jours. Ces malheureux, malgré l’avis de Josèphe, aimaient mieux mourir là que de se soumettre au joug de Vespasien. Ils résolurent donc de se tuer les uns les autres, afin d’offrir leur sang à Dieu en sacrifice ; et comme Josèphe était le principal d’entre eux, c’était lui qu’on voulait mettre à mort le premier. Mais Josèphe, personnage prudent, et qui tenait à la vie, se constitua le juge du sacrifice, et décida que l’on tirerait au sort, deux par deux, ceux qui auraient à être tués les premiers. Après quoi, il livra à la mort tantôt l’un tantôt l’autre de ses compagnons, jusqu’à ce qu’enfin ne restèrent plus que lui-même et l’homme qui devait tirer au sort avec lui. Alors Josèphe, adroitement, prit à cet homme son épée, et lui demanda ensuite s’il préférait vivre ou mourir. L’homme, épouvanté, le supplia de lui conserver la vie. Josèphe s’adressa en secret à un familier de Vespasien, et le pria de demander à son maître que grâce lui fût faite de la vie. Amené devant Vespasien, il lui dit : « Prince, je t’informe que l’empereur de Rome vient de mourir, et que le Sénat t’a nommé pour le remplacer ! » Et Vespasien : « Si tu es prophète, pourquoi n’as-tu pas prédit à cette ville qu’elle aurait à se soumettre à moi ? » Cependant, quelques jours après, des délégués arrivèrent de Rome pour annoncer à Vespasien qu’il était élevé à l’Empire. Le nouvel empereur partit pour Rome, laissant à son fils Titus le soin de poursuivre le siège de Jérusalem.
La même histoire apocryphe raconte ensuite que Titus, en apprenant l’honneur échu à son père, fut rempli d’une joie qui lui tordit les nerfs et paralysa ses membres. Ce -257- qu’apprenant, Josèphe devina la cause véritable de la maladie, et s’ingénia à y trouver un remède, se fondant sur le principe que les contraires peuvent être guéris par leurs contraires. Or, Titus avait un esclave qui lui était si odieux qu’il ne pouvait, sans souffrir, le voir ni même entendre prononcer son nom. Josèphe dit donc à Titus : « Si tu veux être guéri, aie soin de saluer tous ceux que tu verras en ma compagnie ! » Titus s’engagea à le faire. Et aussitôt Josèphe fit préparer un festin où il se plaça en face de Titus, en faisant asseoir à sa droite l’esclave détesté. Et dès que Titus l’aperçut, il eut un frémissement d’aversion qui, aussitôt, réchauffa ses nerfs, refroidis par l’excès de joie, et le guérit de sa paralysie. Et, depuis lors, il rendit sa faveur à l’esclave et admit Josèphe dans son amitié. Telle est l’histoire ; mais je laisse au jugement du lecteur le soin de décider si une telle histoire valait même la peine d’être rapportée.
Le fait est que Jérusalem fut assiégée par Titus, pendant deux ans, et qu’entre autres maux, dont elle eut à souffrir au cours de ce siège, elle eut à souffrir une famine si affreuse que les parents arrachaient la nourriture non seulement des mains mais de la bouche même des enfants, et les enfants de la bouche des parents ; les plus vigoureux des jeunes gens erraient par les rues comme des fantômes et tombaient morts, épuisés de faim ; souvent ceux qui ensevelissaient les morts mouraient sur les cadavres, si bien qu’on finit par ne plus ensevelir les morts, et qu’on se borna à les précipiter en masse du haut des murs. Titus, voyant les fossés remplis de ces cadavres, leva les mains au ciel, pleura, et dit : « Seigneur, tu vois que ce n’est point moi qui les ai fait mourir ! » Et la famine était telle que les assiégés mangeaient leurs chaussures. Une femme noble et riche, voyant des pillards envahir et dépouiller sa maison, s’écria, tandis qu’elle élevait en l’air son enfant nouveau-né : « Fils plus infortuné d’une mère infortunée, pour quel destin te réserverais-je au milieu de tant de misères ? Viens, mon enfant, sois pour ta mère une nourriture, pour les pillards un scandale, pour les siècles un -258- avertissement ! » Sur quoi elle étrangla son fils, le fit cuire, en mangea la moitié, et cacha l’autre moitié. Or, voici que les pillards, sentant une odeur de viande cuite, se précipitèrent dans la maison et menacèrent la femme de la tuer si elle ne leur livrait sa provision de viande. Alors la femme, leur montrant les membres de son enfant : « Tenez, leur dit-elle, je vous ai réservé la meilleure partie ! » Une telle horreur les envahit qu’ils ne surent que répondre. Et elle : « C’est mon fils, leur dit-elle, le péché est sur moi : mangez sans crainte, puisque moi-même, qui l’ai mis au monde, en ai mangé la première ; et si l’horreur vous retient, j’achèverai seule de manger ce dont j’ai déjà mangé la moitié ! »
Enfin, la seconde année du règne de Vespasien, Titus prit Jérusalem, détruisit le temple de fond en comble ; et, de même que les Juifs avaient acheté le Christ pour trente deniers, de même Titus ordonna qu’on vendît trente Juifs pour un seul denier. Josèphe raconte que quatre-vingt-dix-sept mille Juifs furent vendus, et que onze mille périrent par la faim ou le fer. On raconte encore que Titus, en entrant à Jérusalem, aperçut un mur plus épais que les autres ; il y fit pratiquer une ouverture, et l’on vit derrière le mur un vieillard d’aspect vénérable qui, aux questions qu’on lui posa, répondit qu’il s’appelait Joseph, qu’il était de la ville d’Arimathie, et que les Juifs l’avaient enfermé et muré là parce qu’il avait enseveli le corps du Christ. Il ajouta que, depuis lors, il avait été nourri et soutenu par des anges descendant du ciel. Mais, d’autre part, l’évangile de Nicodème nous dit que Joseph d’Arimathie, ayant été muré par les Juifs, avait été délivré par le Christ et ramené par lui dans sa ville natale. Après cela, rien n’empêche d’admettre que, revenu à Arimathie, Joseph ait continué à prêcher le Christ et ait été muré par les Juifs une seconde fois.
A la mort de Vespasien, Titus succéda à son père sur le trône : homme plein de clémence et de générosité, dont Eusèbe de Césarée et Jérôme nous rapportent que, certain jour, se rappelant qu’il n’avait fait ce jour-là aucune bonne action, il s’est écrié : « O mes amis, j’ai perdu ma -259- journée ! » Longtemps après, certains Juifs voulurent reconstruire Jérusalem. Mais, étant sortis de leurs maisons, le matin, pour y travailler, ils aperçurent à terre des croix faites de rosée : ils s’enfuirent, épouvantés. Le matin suivant, quand ils se remirent à l’ouvrage, chacun d’eux vit une croix de sang peinte sur son manteau, ce qui, de nouveau, les mit en fuite. Enfin, le troisième jour, une vapeur brûlante sortit du sol, qui les consuma. C’est du moins ce que raconte Milet, dans sa chronique.
Sous le nom de l’Invention de la Sainte Croix, l’Eglise fête l’anniversaire du jour où a été retrouvée la croix de Notre-Seigneur. Cet événement eut lieu plus de deux cents ans après la résurrection du Christ.
On lit dans l’Evangile de Nicodème que, un jour que le vieil Adam était malade, son fils Seth se rendit jusqu’à la porte du Paradis et demanda de l’huile de l’arbre de miséricorde, afin d’en frotter le corps de son père et de lui rendre ainsi la santé. Or, l’archange Michel lui apparut et lui dit : « N’espère pas obtenir, par tes larmes ni par tes prières, de l’huile de l’arbre de miséricorde, car les hommes ne pourront obtenir de cette huile que dans cinq mille cinq cents ans », — c’est-à-dire après la passion du Christ. Une autre chronique raconte que l’archange Michel offrit cependant à Seth un rameau de l’arbre miraculeux, en lui ordonnant de le planter sur le mont Liban. Une autre histoire, en vérité apocryphe, ajoute que cet arbre était le même qui avait fait pécher Adam, et que l’ange, en donnant le rameau à Seth, lui dit que, le jour où ce rameau porterait des fruits, son -260- père recouvrerait la santé. Et Seth, de retour chez lui trouva son père déjà mort ; il planta le rameau sur la tombe d’Adam, et le rameau devint un grand arbre qui vivait encore au temps de Salomon.
Ce prince, frappé de la beauté de l’arbre, le fit couper afin qu’il servît à la construction du temple ; mais là, on ne put trouver aucun endroit où le placer : car tantôt il paraissait trop long et tantôt trop court ; et, quand les ouvriers essayaient de le couper à la longueur voulue, ils s’apercevaient ensuite qu’ils l’avaient trop coupé : de telle sorte que, impatientés, ils le jetèrent en travers d’un lac, pour servir de pont. Or la reine de Saba, venant à Jérusalem pour consulter la sagesse de Salomon, et ayant à traverser le susdit lac, vit en esprit que le Sauveur du monde serait un jour attaché au bois de cet arbre. Elle refusa donc de mettre le pied sur lui, et, au contraire, s’agenouilla pour l’adorer. Une autre histoire veut que la reine de Saba ait vu le bois miraculeux dans le temple même, et que de retour dans son pays, elle ait écrit à Salomon qu’à ce bois serait un jour attaché l’homme dont la mort mettrait fin au royaume des Juifs ; sur quoi Salomon aurait fait enlever l’arbre et aurait ordonné de l’enfouir profondément sous terre. Et, à l’endroit où l’arbre était enfoui, se forma plus tard la piscine probatique : si bien que ce n’était pas seulement la descente d’un ange, mais aussi la vertu du bois caché sous terre, qui produisait, dans cette piscine, la commotion de l’eau et guérissait les malades.
Enfin l’on raconte que, aux approches de la passion du Christ, le bois sortit de terre, et que les Juifs, le voyant surnager à la surface de l’eau, le prirent pour en faire la croix du Seigneur. Mais la tradition affirme, d’autre part, que la croix du Christ fut faite de quatre bois différents, à savoir de palmier, de cyprès, d’olivier et de cèdre, chacune de ces espèces servant à l’une des quatre parties de la croix, c’est-à-dire la poutre verticale, l’horizontale, la tablette placée au sommet, et le tronc soutenant la croix, ou encore, selon Grégoire de Tours, la tablette placée sous les pieds du -261- Christ. Mais jusqu’à quel point sont vraies les diverses légendes que nous venons de rapporter, c’est ce dont le lecteur jugera par lui-même : car le fait est qu’on ne les trouve mentionnées dans aucune chronique ni histoire authentique.
Après la passion du Christ, le bois précieux de la croix resta caché sous terre pendant plus de deux cents ans ; il fut enfin retrouvé par Hélène, mère de l’empereur Constantin, dans les circonstances que nous allons raconter.
En ce temps-là, une multitude innombrable de barbares se rassembla sur la rive du Danube, s’apprêtant à traverser le fleuve afin de soumettre à leur domination l’Occident tout entier. A cette nouvelle, l’empereur Constantin se mit en marche avec son armée et vint camper sur l’autre rive du Danube ; mais, comme le nombre des barbares augmentait toujours, et que déjà ils commençaient à traverser le fleuve, Constantin fut saisi de frayeur à la pensée de la bataille qu’il aurait à livrer. Or la nuit, un ange le réveilla et lui dit de lever la tête ; et Constantin aperçut au ciel l’image d’une croix faite d’une lumière éclatante ; et au-dessus de l’image était écrit, en lettres d’or : « Ce signe te donnera la victoire ! » Alors, réconforté par la vision céleste, il fit faire une croix de bois, et la fit porter en avant de son armée : puis, fondant sur l’ennemi, il l’extermina ou le mit en fuite. Après quoi il convoqua les prêtres des divers temples, et leur demanda de quel dieu cette croix était le signe. Les prêtres ne savaient que répondre, lorsque survinrent des chrétiens, qui expliquèrent à l’empereur le mystère de la Sainte Croix et le dogme de la Trinité. Et Constantin, les ayant entendus, crut au Christ : il reçut le baptême des mains du pape Eusèbe, ou, suivant d’autres auteurs, de celles d’Eusèbe, évêque de Césarée.
Mais, ici encore, nous avons affaire à une légende qui se trouve contredite par l’Histoire tripartite, par l’Histoire ecclésiastique, par la vie de saint Sylvestre et par la chronique des papes. Aussi une autre tradition -262- affirme-t-elle que le Constantin en question n’était pas le fameux empereur qui fut converti et baptisé par le saint pape Sylvestre, mais que c’était un autre Constantin, père de celui-là. Et cette tradition ajoute que, à la mort de son père, Constantin, se rappelant la victoire que le défunt avait due à la vertu de la sainte croix, envoya sa mère Hélène à Jérusalem pour y retrouver cette croix miraculeuse.
L’Histoire ecclésiastique nous donne, de la victoire de Constantin, une autre version. Suivant elle, la bataille aurait eu lieu près du Pont Albin, où Constantin se serait rencontré avec Maxence, qui voulait envahir l’empire romain. Et comme l’empereur, anxieux, levait les yeux au ciel pour en implorer du secours, il vit à l’orient, sur le ciel, le signe resplendissant de la croix entouré d’anges, qui lui dirent : « Constantin, ce signe te donnera la victoire ! » Et comme Constantin se demandait ce que cela signifiait, le Christ lui apparut la nuit, avec le même signe, et lui ordonna d’en faire exécuter une image, qui lui servirait d’aide dans la bataille. Alors Constantin, sûr désormais de la victoire, fit sur son front le signe de la croix, et prit dans sa main une croix d’or. Après quoi il pria Dieu que sa main, qui avait tenu le signe de la croix, n’eût pas à être tachée de sang romain. Et en effet Maxence, au moment où il traversait le fleuve, oublia qu’il avait fait miner les ponts pour tromper Constantin, passa lui-même sur un pont miné, et se noya dans le fleuve. Alors Constantin fut reconnu empereur sans opposition ; et une chronique, suffisamment autorisée, ajoute que, cependant, il hésita quelque temps encore à se convertir tout à fait, jusqu’au jour où, saint Pierre et saint Paul lui étant apparus, il fut guéri de sa lèpre, et reçut enfin le baptême des mains du pape Sylvestre. D’autre part saint Ambroise, dans sa lettre à Théodose, et l’Histoire tripartite, affirment que, même alors, il ajourna son baptême, afin d’être baptisé dans les flots du Jourdain. Et c’est aussi ce que nous dit la chronique de saint Jérôme.
Mais, quoi qu’il en soit de cette question, le fait est -263- que c’est la mère de Constantin, Hélène, qui présida à l’Invention de la Sainte Croix. Cette Hélène, suivant les uns, aurait été d’abord fille d’auberge, et le père de Constantin l’aurait épousée pour sa beauté. D’autres affirment qu’elle était fille unique de Coël, roi des Bretons, que le père de Constantin l’avait épousée lorsqu’il était venu en Bretagne, et que, ainsi, après la mort de Coël, il était devenu le maître de l’île. C’est aussi ce qu’affirment les Bretons, bien qu’une autre version veuille qu’Hélène ait été de Trèves.
Arrivée à Jérusalem, Hélène fit mander devant elle tous les savants juifs de la région. Et ceux-ci, effrayés, se disaient l’un à l’autre : « Pour quel motif la reine peut-elle bien nous avoir convoqués ? »
Alors l’un d’eux, nommé Judas, dit : « Je sais qu’elle veut apprendre de nous où se trouve le bois de la croix sur laquelle a été crucifié Jésus. Or mon aïeul Zachée a dit à mon père Simon, qui me l’a répété en mourant : « Mon fils, quand on t’interrogera sur la croix de Jésus, ne manque pas à révéler où elle se trouve, faute de quoi on te fera subir mille tourments ; et cependant ce jour-là sera la fin du règne des Juifs, et ceux-là régneront désormais qui adoreront la croix, car l’homme qu’on a crucifié était le Fils de Dieu ! » Et j’ai dit à mon père : « Mon père, si nos aïeux ont su que Jésus était le fils de Dieu, pourquoi l’ont-ils crucifié ? » Et mon père m’a répondu : « Le Seigneur sait que mon père Zachée s’est toujours refusé à approuver leur conduite. Ce sont les Pharisiens qui ont fait crucifier Jésus, parce qu’il dénonçait leurs vices. Et Jésus est ressuscité, le troisième jour, et est monté au ciel en présence de ses disciples. Et mon oncle Etienne a cru en lui ; ce pourquoi les Juifs, dans leur folie, l’ont lapidé. Vois donc, mon fils, à ne jamais blasphémer Jésus ni ses disciples ! » Ainsi parla Judas ; et les Juifs lui dirent : « Jamais nous n’avons entendu rien de pareil. » Mais lorsqu’ils se trouvèrent devant la reine, et que celle-ci leur demanda en quel lieu Jésus avait été crucifié, tous refusèrent de la renseigner : si bien qu’elle ordonna, qu’ils fussent jetés au feu. -264- Alors les Juifs, épouvantés, lui désignèrent Judas, en disant : « Princesse, cet homme-ci, fils d’un prophète, sait toutes choses mieux que nous, et te révélera ce que tu veux connaître ! » Alors la reine les congédia tous à l’exception de Judas, à qui elle dit : « Choisis entre la vie et la mort ! Si tu veux vivre, indique-moi le lieu qu’on appelle Golgotha, et dis-moi où je pourrai découvrir la croix du Christ ! » Judas lui répondit : « Comment le saurais-je, puisque deux cents ans se sont écoulés depuis lors, et qu’à ce moment je n’étais pas né ? » Et la reine : « Je te ferai mourir de faim, si tu ne veux pas me dire la vérité ! » Sur quoi elle fit jeter Judas dans un puits à sec, et défendit qu’on lui donnât aucune nourriture.
Le septième jour, Judas, épuisé par la faim, demanda à sortir du puits, promettant de révéler où était la croix. Et comme il arrivait à l’endroit où elle était cachée, il sentit dans l’air un merveilleux parfum d’aromates ; de telle sorte que, stupéfait, il s’écria : « En vérité, Jésus, tu es le sauveur du monde ! »
Or, il y avait en ce lieu un temple de Vénus qu’avait fait construire l’empereur Adrien, de façon que quiconque y viendrait adorer le Christ parût en même temps adorer Vénus. Et, pour ce motif, les chrétiens avaient cessé de fréquenter ce lieu. Mais Hélène fit raser le temple ; après quoi Judas commença lui-même à fouiller le sol et découvrit, à vingt pas sous terre, trois croix qu’il fit aussitôt porter à la reine.
Restait seulement à reconnaître celle de ces croix où avait été attaché le Christ. On les posa toutes trois sur une grande place, et Judas, voyant passer le cadavre d’un jeune homme qu’on allait enterrer, arrêta le cortège, et mit sur le cadavre l’une des croix, puis une autre. Le cadavre restait toujours immobile. Alors Judas mit sur lui la troisième croix ; et aussitôt le mort revint à la vie. D’autres historiens racontent que c’est Macaire, évêque de Jérusalem, qui reconnut la vraie croix, en ravivant par elle une femme déjà presque morte. Et saint Ambroise affirme que Macaire reconnut la croix à l’inscription placée jadis par Pilate au-dessus d’elle.
-265- Judas se fit ensuite baptiser, prit le nom de Cyriaque, et, à la mort de Macaire, fut ordonné évêque de Jérusalem. Or sainte Hélène, désirant avoir les clous qui avaient transpercé Jésus, demanda à l’évêque de les rechercher. Cyriaque se rendit de nouveau sur le Golgotha, et se mit en prière ; et aussitôt, étincelants comme de l’or, se montrèrent les clous, qu’il s’empressa de porter à la reine. Et celle-ci, s’agenouillant et baissant la tête, les adora pieusement.
Elle rapporta à son fils Constantin une partie de la croix, laissant l’autre partie dans l’endroit où elle l’avait trouvée. Elle donna également à son fils les clous, qui, d’après Grégoire de Tours, étaient au nombre de quatre. Deux de ces clous furent placés dans les freins dont Constantin se servait pour la guerre ; un troisième fut placé sur la statue de Constantin qui dominait la ville de Rome. Quant au quatrième, Hélène le jeta elle-même dans la mer Adriatique, qui jusqu’alors avait été un gouffre dangereux pour les navigateurs. Et c’est elle aussi qui ordonna qu’on fêtât tous les ans, en grande solennité, l’anniversaire de l’invention de la Sainte Croix.
Le saint évêque Cyriaque fut, plus tard, mis à mort par Julien l’Apostat, qui s’efforçait de détruire en tous lieux le signe de la croix. Julien, avant de partir pour la guerre contre les Perses, invita Cyriaque à sacrifier aux idoles ; et, sur son refus, il lui fit couper la main droite, en disant : « Cette main a écrit bien des lettres qui ont détourné plus d’une âme du culte des dieux ! » Mais l’évêque lui répondit : « Insensé, tu me rends là un précieux service ; car cette main était un scandale pour moi, ayant jadis écrit bien des lettres aux synagogues pour détourner les Juifs du culte du Christ. » Alors Julien lui fit verser dans la bouche du plomb fondu, et puis, l’ayant fait étendre sur un lit de fer, il fit jeter sur lui des charbons ardents mêlés de sel et de graisse. Cyriaque, cependant, restait inflexible. Et Julien lui dit : « Si tu ne veux pas sacrifier aux dieux, proclame du moins que tu n’es pas chrétien ! » Sur le refus de Cyriaque, -266- il le fit jeter parmi des serpents venimeux ; mais aussitôt les serpents périrent, sans faire aucun mal à l’évêque. Julien le fit jeter dans une chaudière pleine d’huile bouillante ; et Cyriaque, au moment d’y entrer, pria Dieu de lui accorder le second baptême du martyre. Sur quoi Julien, exaspéré, ordonna qu’on lui perçât la poitrine à coups de glaive ; et c’est ainsi que le saint évêque rendit son âme à Dieu.
Quant à la vertu souveraine de la sainte Croix, elle nous est prouvée par l’histoire d’un pieux intendant que certain magicien conduisit, par ruse, dans un lieu où il avait évoqué les démons. L’intendant aperçut dans ce lieu un grand Ethiopien, assis sur un trône élevé, et entouré d’autres noirs portant des lances et des verges. L’Ethiopien, qui était Lucifer lui-même, dit à l’intendant : « Si tu veux m’adorer et me servir, et renier ton Christ, je te ferai asseoir à ma droite ! » Mais l’intendant déclara qu’il préférait rester le serviteur du Christ ; et, au moment où il faisait le signe de la croix, toute la foule des démons s’évanouit. Plus tard, le même intendant entra, avec son maître, dans l’église de Sainte-Sophie ; et là, comme tous deux se tenaient debout devant une image du Christ, le maître vit que cette image avait les yeux fixés sur l’intendant. Il fit alors passer celui-ci à droite, puis à gauche : les yeux de l’image suivaient ses mouvements, et restaient toujours fixés sur lui. Le maître, émerveillé, demanda à son intendant par quoi il s’était rendu digne d’un si grand honneur. Et l’intendant répondit qu’il n’avait conscience d’aucun acte qui pût lui valoir cet honneur, à cela près qu’un jour, en présence du diable, il avait refusé de renier le Christ.
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Les Rogations, ou Litanies, se célèbrent deux fois par an ; la première fois le jour de la fête de saint Marc, la seconde fois pendant les trois jours qui précèdent l’Ascension. La première de ces deux Litanies s’appelle Majeure, la seconde Mineure. Le mot Litanie signifie supplication ou prière.
La première Litanie a trois noms : On l’appelle la Litanie Majeure, ou la procession septiforme, ou les Croix-Noires. On l’appelle la Litanie Majeure : 1o parce qu’elle a été instituée par Grégoire le Grand ; 2o parce qu’elle a été instituée à Rome, siège des apôtres ; 3o parce qu’elle a été instituée dans des circonstances graves et mémorables. Car les Romains, après avoir vécu dans la continence pendant le carême, s’abandonnaient ensuite à une telle débauche de jeux et de plaisirs, que Dieu, irrité, leur envoya une terrible peste, qu’on appelle inguinale parce qu’elle a pour symptôme l’enflure de l’aîne. Et cette peste fut si cruelle que les hommes mouraient dans la rue, à table, en jouant, en causant. Souvent un homme éternuait, et dans cet éternuement rendait l’âme. Aussi, lorsqu’on entendait quelqu’un éternuer, s’empressait-on de lui dire : « Que Dieu vous aide ! » Et c’est de là, dit-on, que s’est conservée cette habitude. De même, souvent, un homme bâillait, et sur-le-champ il rendait l’âme. Aussi, dès que quelqu’un se sentait une approche de bâillement, il s’empressait de faire le signe de la croix ; et c’est de là encore que s’est gardée cette habitude. Quant au développement de cette peste et à sa guérison miraculeuse, ainsi qu’à l’institution de la Litanie, nous avons déjà raconté tout cela dans l’histoire de saint Grégoire.
On appelle cette Litanie la procession septiforme parce que saint Grégoire disposait la procession, qu’on faisait ce jour-là, en sept rangs. En premier lieu venait tout le -268- clergé, puis venaient les moines et les religieux, puis les religieuses, puis les enfants, puis les laïcs mâles, puis les veuves et les vierges, enfin les femmes mariées. Et comme nous ne pouvons guère, aujourd’hui, compter dans notre procession sur le concours de ces divers éléments, nous remplaçons les sept rangs par sept récitations de la Litanie.
En troisième lieu cette fête s’appelle les Croix-Noires, parce que, en signe de deuil et de pénitence, non seulement toute la procession était vêtue de noir, mais les croix et les autels étaient voilés de crêpe noir.
La Litanie Mineure, qui se célèbre pendant les trois jours qui précèdent l’Ascension, a été instituée avant la Majeure, vers l’an 458, par saint Mamert, évêque de Vienne, sous le règne de l’empereur Léon. On l’appelle aussi les Rogations, et aussi la Procession.
On l’appelle Litanie Mineure par opposition à la Majeure, comme ayant été instituée par un moindre dignitaire de l’Eglise, en un lieu moindre, et dans de moindres circonstances. Il y avait alors à Vienne de fréquents tremblements de terre, qui renversaient les maisons et bon nombre d’églises ; on entendait, la nuit, des bruits effrayants ; et, le jour de Pâques un feu tomba du ciel, qui consuma le palais du roi. Et, de même qu’autrefois Dieu avait permis aux démons d’entrer dans le corps d’un troupeau de porcs, les loups et autres bêtes féroces entraient librement dans les maisons, dévorant enfants et vieillards, hommes et femmes. Devant une telle réunion de calamités, l’évêque susdit ordonna un jeûne de trois jours, institua les litanies et obtint de cette façon la cessation du mal dont souffrait la ville. Plus tard l’Eglise décréta que cette Litanie serait observée par tous les fidèles.
La Litanie Mineure s’appelle aussi fête des Rogations, parce que nous implorons, ces trois jours-là, les suffrages de tous les saints, leur demandant, par nos prières et nos jeûnes : 1o que Dieu pacifie les guerres, particulièrement fréquentes au printemps ; 2o qu’il conserve et multiplie les fruits, qui commencent à naître ; -269- 3o qu’il réprime en nous les mouvements charnels, qui sont toujours plus violents en cette saison ; 4o pour que, par ces prières et ce jeûne, nous nous préparions mieux à recevoir le Saint-Esprit et à nous en rendre dignes.
Enfin cette fête s’appelle aussi Procession parce que l’Eglise fait, ces jours-là, une grande procession où l’on porte des croix, où l’on sonne toutes les cloches, et où l’on invoque, en particulier, le patronage de tous les saints. On porte les croix et on sonne les cloches pour effrayer les démons, ou bien encore on porte les croix pour effrayer les démons, et on sonne les cloches pour rappeler aux fidèles leur devoir de prier, en présence du danger de la tentation. Dans certaines églises, surtout dans les églises françaises, on a aussi l’habitude de porter en procession un dragon avec une longue queue gonflée de paille, et que l’on dégonfle devant la croix, le troisième jour : ce qui signifie que, avant la Loi et sous la Loi, le diable a régné en ce monde, mais que le Christ, par la grâce de sa Passion, l’a chassé de son royaume. Et l’on a également coutume de chanter, à ces processions, le cantique des anges : Sancte Deus, sancte fortis, sancte et immortalis, miserere nobis.
Jean de Damas rapporte que, à Constantinople, un jour qu’on célébrait les Litanies, un enfant qui se trouvait parmi la foule fut ravi au ciel, où les anges lui apprirent ce cantique ; après quoi, revenant à sa place dans la foule, il chanta le cantique qu’il venait d’apprendre ; et aussitôt cessa la calamité pour laquelle s’étaient organisées les Litanies. Aussi le synode de Chalcédoine sanctionna-t-il l’usage universel de ce cantique, qui a le privilège d’inspirer aux démons une peur toute particulière.
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L’apôtre et évangéliste Jean prêchait à Ephèse lorsque le proconsul le fit saisir et lui ordonna de sacrifier aux dieux. Sur son refus, il fut jeté en prison ; et le proconsul écrivit à l’empereur Domitien une lettre où il l’accusait d’être sacrilège, de mépriser les dieux, et d’adorer la croix. Domitien, au reçu de cette lettre, fit venir saint Jean à Rome. Là, après lui avoir fait raser les cheveux en signe d’infamie, il le condamna à être plongé dans une chaudière d’huile bouillante, en présence de la foule, devant une des portes de la ville, nommée Porte-Latine. Mais le saint n’y éprouva aucun mal, et en sortit tout à fait intact. C’est en souvenir de ce miracle que les chrétiens ont élevé, en ce lieu, une église, et qu’on célèbre l’anniversaire du supplice de saint Jean comme la fête de son martyre.
Cependant le saint, sorti de la chaudière, continuait à prêcher le Christ, jusqu’à ce que, par ordre de Domitien, il fut relégué dans l’île de Pathmos. Et nous devons ajouter, à ce propos, que, si les empereurs romains persécutaient les apôtres, ce n’était point parce que ceux-ci prêchaient le Christ, mais parce qu’ils affirmaient la divinité du Christ sans que cette divinité eût été reconnue par le Sénat romain, comme le voulait la loi. Et l’Histoire ecclésiastique raconte que, Pilate ayant écrit à Tibère pour lui exposer la mort du Seigneur, Tibère se déclara prêt à imposer aux Romains la foi chrétienne ; mais le Sénat s’y refusa, parce que le Christ avait été nommé dieu sans son autorisation. Suivant une autre chronique, le refus du Sénat vint de ce que le Christ ne se fût pas d’abord révélé à Rome. Suivant une autre encore, le Sénat refusa d’admettre le Christ parce que -271- celui-ci prêchait le mépris du monde, tandis que les Romains étaient, par nature, avides et ambitieux. Enfin Orose soutient que le Sénat fut fâché de ce que Pilate eût annoncé les miracles du Christ à Tibère et non à lui ; et que Tibère, irrité à son tour du refus du Sénat, mit à mort bon nombre de sénateurs et en exila plusieurs autres.
On raconte aussi que la mère de saint Jean, apprenant que son fils était prisonnier à Rome, se mit en route pour l’aller voir ; mais en arrivant à Rome elle découvrit que saint Jean était parti pour l’île de Pathmos. Elle reprit alors le chemin de la Palestine, et, en voyage, elle mourut, dans une ville de la Campanie appelée Vétulana. Son corps resta longtemps caché dans une caverne, jusqu’au jour où saint Jean révéla à saint Jacques où il se trouvait. Le corps fut alors transporté avec de grands honneurs dans une église de Vétulana, où il opéra de nombreux miracles.
Gordien était officier de l’empereur Julien. Chargé par celui-ci de faire sacrifier aux idoles un chrétien du nom de Janvier, il fut converti par la prédication de ce chrétien, et reçut le baptême avec sa femme, appelée Marine et cinquante-trois autres personnes. Ce qu’apprenant, Julien fit envoyer Janvier en exil et ordonna que Gordien eût la tête tranchée s’il refusait de sacrifier aux idoles.
Saint Gordien eut donc la tête tranchée, et son corps resta offert aux chiens pendant huit jours ; mais comme il se conservait absolument intact, il fut enfin recueilli par des parents du martyr et enterré à un mille de Rome avec les restes de saint Epimaque, que le susdit Julien avait fait mourir précédemment.
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Nérée et Achillée, qui reçurent le baptême des mains de l’apôtre saint Pierre, étaient eunuques, et attachés au service particulier de Domicille, nièce de l’empereur Domitien. Or, comme cette princesse était fiancée à Aurélien, fils d’un consul, et qu’on la revêtait de pourpre et de pierreries, Nérée et Achillée lui prêchèrent la foi. Ils lui recommandèrent la virginité, comme une vertu chère à Dieu et innée dans l’homme. Ils lui dirent que la femme était soumise à son mari, que souvent elle avait à subir des coups, que souvent aussi elle s’exposait à de mauvaises grossesses, et que, ayant peine déjà à supporter les avertissements tendres de sa mère, elle se condamnait, par le mariage, à supporter de bien autres injures. Domicille leur répondait : « Je sais que mon père était jaloux et que ma mère a eu à souffrir de lui ; mais pourquoi croirais-je que mon mari dût lui ressembler ? » Et eux : « Parce que, tant qu’ils sont fiancés, ils paraissent pleins de douceur, tandis que, après le mariage, ils règnent en maîtres cruels ; sans compter que souvent, ils préfèrent les servantes à leur maîtresse. Et toutes les autres vertus qu’on a perdues peuvent se reconquérir par la pénitence, tandis que, seule, la virginité ne se reconquiert pas. » Alors Domicilie crut en Jésus, fit vœu de virginité, et reçut le voile des mains de saint Clément.
Sur quoi son fiancé, avec la permission de Domitien, la rélégua, avec Nérée et Achillée, dans l’île de Pont, s’imaginant, par là, pouvoir fléchir la jeune fille. Quelque temps après, il se rendit lui-même dans cette île, et offrit de nombreux présents aux deux eunuques, pour qu’ils intervinssent en sa faveur auprès de leur maîtresse ; mais eux, dédaignant ses offres, n’en mettaient que plus -273- de zèle à la raffermir dans sa foi. Sommés de sacrifier aux idoles, ils dirent ne pouvoir le faire, puisqu’ils avaient reçu le saint baptême. Et, en conséquence, tous deux eurent la tête tranchée, l’an du Seigneur 80. Leurs corps furent ensevelis auprès du tombeau de sainte Pétronille.
Puis le consul condamna aux plus durs travaux trois autres esclaves de Domicille, Victorin, Euthice et Maron. Et il ordonna enfin qu’Euthice fût frappé à mort, Victorin étouffé dans un bain de fiente, Maron écrasé sous une grosse pierre. Mais Maron, lorsqu’on jeta sur lui cette pierre immense, que soixante-dix hommes pouvaient à peine mouvoir, la reçut aisément sur ses épaules, et la porta comme un caillou à deux milles de là. Ce que voyant, plusieurs se convertirent ; et le consul le fit mettre à mort.
Puis le consul rappela d’exil la jeune fille et envoya vers elle ses deux sœurs de lait, Euphrosine et Théodore, avec mission de la persuader ; mais Domicille les convertit à la foi chrétienne. Alors Aurélien se rendit chez Domicille avec les fiancés de ces deux jeunes filles et trois jongleurs, afin de célébrer son mariage avec elle : mais Domicille avait déjà converti les deux fiancés. Cependant, le consul la mit de force dans son lit, ordonna aux jongleurs de chanter, aux deux jeunes gens de danser avec lui, et voulut s’entraîner ainsi à violer la jeune vierge. Mais bientôt les jongleurs se lassèrent de chanter, les deux danseurs de danser ; et lui, emporté par un vertige, ne s’arrêta point de danser pendant deux jours, jusqu’à ce qu’enfin il mourût de fatigue.
Son frère Luxurius obtint alors de l’empereur la permission de mettre à mort tous les chrétiens de la ville. Il fit incendier, la nuit, le lit où reposaient les trois vierges ; et celles-ci rendirent, en priant, leurs âmes à Dieu. Saint Césaire, le lendemain, retrouva leurs trois corps absolument intacts.
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Pancrace, de famille noble, ayant perdu son père et sa mère pendant un séjour en Phrygie, fut remis à la charge de son oncle Denis. En compagnie de son oncle il revint à Rome, où sa famille possédait un grand patrimoine ; et c’est ainsi qu’ils firent connaissance avec le pape Corneille, qui se cachait, avec les fidèles, dans le voisinage de leur propriété. Convaincus par la prédication de Corneille, Denis et Pancrace reçurent la foi du Christ ; après quoi Denis mourut en paix, et Pancrace, fait prisonnier, fut amené devant l’empereur. Il avait alors à peine quatorze ans. Et l’empereur Dioclétien lui dit : « Enfant, laisse-moi te donner un conseil et te sauver d’une mort affreuse : car je sais qu’à ton âge on est facilement trompé, et puis tu es de noble race, et fils d’un homme que j’ai beaucoup aimé. Ecoute-moi donc, renonce à la folie de ton christianisme ; et je te traiterai comme mon propre fils ! » Mais Pancrace lui répondit : « Je suis enfant par le corps, c’est vrai, mais je porte un cœur d’homme ; et, par la grâce de mon maître Jésus-Christ, tes supplices m’apparaissent aussi vains que cette idole qui est là devant moi. Quant aux dieux que tu m’engages à adorer, ils n’ont été que des imposteurs, souillant les femmes de leur propre maison et n’épargnant pas même leurs parents. Que si tu avais aujourd’hui des esclaves qui agissent comme eux, tu t’empresserais de les mettre à mort. Et je m’étonne que tu ne rougisses pas d’adorer de tels dieux ! » Alors l’empereur, honteux de se voir vaincu par un enfant, lui fit trancher la tête, sur la Voie Aurélienne, l’an du Seigneur 287. Le corps du martyr fut pieusement enseveli par Cocavilla, femme d’un sénateur.
Grégoire de Tours raconte que, lorsqu’un faux témoin -275- s’approche du tombeau de saint Pancrace, ou bien il tombe aussitôt mort sur les dalles, ou bien un démon s’empare de lui et le fait délirer. Deux hommes étaient en procès, et le juge ne parvenait pas à découvrir le coupable. Dans son zèle de justice, ce juge conduisit les deux hommes à l’autel de saint Pierre et leur fit jurer à tous deux qu’ils étaient innocents, priant l’apôtre de lui faire reconnaître la vérité par quelque signe miraculeux. Et comme tous deux, ayant juré, ne souffraient aucun mal, le juge, indigné, s’écria : « Le vieux saint Pierre est décidément trop indulgent ! Allons plutôt consulter le jeune saint Pancrace ! » Et comme, sur le tombeau du saint, le vrai coupable allait recommencer à se parjurer, il ne parvint pas à lever la main, et tomba mort dès l’instant d’après. De là vient que, aujourd’hui encore, dans les cas difficiles, on a coutume de faire jurer les accusés sur les reliques de saint Pancrace.
Passion de saint Boniface, qui souffrit le martyre dans la ville de Tarse, sous le règne de Dioclétien, et fut enseveli à Rome, sur la Voie Latine.
Boniface était, à Rome, l’intendant d’une dame noble nommée Aglaé, et entretenait avec elle des rapports coupables. Un jour enfin, sa maîtresse et lui, comme avertis par un signe divin, décidèrent que Boniface irait chercher les corps des martyrs, avec l’espoir que son culte pour eux leur vaudrait, à tous deux, d’obtenir leur salut. Boniface se mit donc en route ; et lorsqu’il arriva dans la ville de Tarse, il dit à ses compagnons : « Amis, occupez-vous de nous trouver un logement ! J’ai hâte, moi, d’aller voir ceux pour qui je suis venu. » Après quoi, -276- étant accouru sur la place publique, il vit les bienheureux martyrs, l’un pendu avec du feu sous les pieds, un autre étendu sur un chevalet, un autre labouré d’ongles de fer, un autre les mains coupées ; et tandis que, brûlant lui-même de l’amour du Christ, il considérait ces supplices divers, il se mit à invoquer le Dieu des martyrs. Puis, s’approchant d’eux, il s’assit à leurs pieds, baisa leurs chaînes, et dit : « Martyrs du Christ, foulez aux pieds le démon, prenez patience ! votre peine n’est rien en comparaison du repos et de la joie qui vous attendent ! » Ce qu’entendant, le juge Simplicius le fit mander à son tribunal et lui dit : « Qui es-tu ? » Le saint répondit : « Je me nomme Boniface, et je suis chrétien. » Alors le juge, irrité, le fit prendre, et ordonna qu’on labourât son corps de pointes de fer jusqu’à mettre à nu tous ses os. Il ordonna ensuite qu’on introduisît des aiguillons sous les ongles de ses doigts. Et comme le martyr, les yeux levés au ciel, se réjouissait parmi tous ces tourments, le méchant juge ordonna qu’on lui ouvrît la bouche et qu’on y versât du plomb bouillant. Mais le martyr répétait toujours : « Je te rends grâces, Seigneur Jésus ! » Alors le juge le fit plonger, la tête en bas, dans une cuve de poix bouillante ; et, comme, de cela non plus, le martyr ne souffrait aucun mal, le juge ordonna qu’il eût la tête tranchée. Et à l’instant où on lui trancha la tête, se produisit un grand tremblement de terre, qui convertit nombre d’infidèles en leur montrant la vertu du Christ.
Cependant, les autres serviteurs d’Aglaé, qui avaient accompagné Boniface, allaient par la ville, en quête de lui, et, ne le trouvant pas, se disaient : « Sûrement il sera occupé à quelque adultère, ou à s’enivrer dans quelque cabaret ! » Comme ils parlaient, ils rencontrèrent dans la rue un des officiers impériaux. Ils lui demandèrent : « N’aurais-tu pas vu ici un étranger, un Romain ? » Il leur répondit : « Hier, sur la place, un étranger a eu la tête tranchée. » Ils lui dirent : « Quelle figure avait-il ? l’homme que nous cherchons est trapu et solide, avec une chevelure abondante ; et vêtu d’un manteau rouge. » -277- Alors l’officier répondit : « L’homme que vous cherchez, c’est lui que nous avons torturé et mis à mort hier ! » Mais eux : « Tu dois te tromper : l’homme que nous cherchons est un ivrogne et un débauché ! » L’officier leur dit : « Venez, et vous le verrez ! » Et lorsqu’il leur eût montré le corps du martyr et sa tête vénérable, ils lui dirent : « Oui, c’est bien celui que nous cherchions ; donne-nous ses restes ! » L’officier se refusa à les leur donner gratuitement. Mais, en échange de cinq cents sous, ils obtinrent d’emporter le corps du martyr, qu’ils s’empressèrent d’oindre d’aromates et d’envelopper de linges de prix ; après quoi ils le ramenèrent à Rome, se réjouissant et glorifiant Dieu.
Un ange du ciel apparut à la maîtresse du martyr, et lui révéla sa mort bienheureuse. Aussitôt Aglaé partit à la rencontre de son corps, et fit élever une église digne de lui à l’endroit même où elle le rencontra, éloigné de la ville d’environ cinq stades. Le martyre de saint Boniface eut lieu le quatorzième jour du mois de mai ; son ensevelissement, le neuvième jour de juillet.
Ensuite Aglaé, renonçant au monde, distribua tous ses biens aux pauvres, affranchit tous ses esclaves, et, par ses jeûnes et ses prières, s’acquit tant de faveur auprès de Jésus, qu’elle put accomplir des miracles en son nom. Elle survécut ainsi douze ans au martyr, auprès de qui elle fut enterrée.
L’Ascension de Notre-Seigneur a eu lieu quarante jours après sa résurrection. Ce jour-là, il apparut deux fois à ses disciples. Une première fois, il apparut aux onze apôtres assis à table. Les apôtres, ainsi que d’autres disciples, et aussi des femmes, habitaient la partie de Jérusalem appelée Mello, sur la montagne de -278- Sion, où David s’était construit un palais. Il y avait là un grand cénacle où Jésus, naguère, avait fait préparer la Pâque ; à présent, les onze apôtres y demeuraient, tandis que les autres disciples habitaient à l’entour, dans des auberges. Or, comme les Onze étaient à table dans ce cénacle, le Seigneur leur apparut. Il leur reprocha leur incrédulité, mangea avec eux, et leur dit de se rendre sur le mont des Oliviers, au versant tourné vers Béthanie. C’est là que, pour la seconde fois ce jour-là, il leur apparut : il leva les mains, les bénit, et, en leur présence, monta au ciel.
Au sujet du lieu de l’Ascension, Sulpice, évêque de Jérusalem, raconte que, lorsque plus tard on y éleva une église, l’endroit précis où s’étaient posés les pieds du Christ ne put absolument pas être recouvert de dalles : les plaques de marbre qu’on y mettait se rompaient, et sautaient au visage de ceux qui les mettaient. Aujourd’hui encore, on y voit, dans une poussière calcaire, des traces de pieds.
La Pentecôte célèbre le souvenir du jour où le Saint-Esprit est descendu sur les apôtres en langues de feu, ainsi que le raconte le livre des Actes. Au sujet de cette descente du Saint-Esprit, six questions sont à considérer : 1o par qui il a été envoyé ; 2o de quelle manière il a été envoyé ; 3o à quel moment il a été envoyé ; 4o combien de fois il a été envoyé ; 5o à qui il a été envoyé ; 6o pourquoi il a été envoyé.
1o Le Saint-Esprit a été envoyé par le Père, le Fils, et par lui-même. En effet, Jésus dit, dans l’évangile de saint Jean : « Le Saint-Esprit, que mon Père vous enverra en mon nom » ; et il dit aussi : « Quand je vous aurai quittés, je vous l’enverrai ! » Mais le Saint-Esprit -279- est aussi venu de lui-même, étant Dieu. Citons à ce propos, la définition que donne saint Ambroise de la divinité : « Un Dieu se reconnaît ou bien à ce qu’il est sans péché, ou bien à ce qu’il remet les péchés, ou bien à ce qu’il est créateur et non créature, ou bien à ce qu’il est adoré et non adorant. » Et le pape Léon dit : « L’Esprit-Saint est l’inspirateur de la foi, le docteur de la science, la source de l’amour et la cause du salut. »
2o L’Esprit-Saint est envoyé de deux façons : d’une façon invisible quand il pénètre dans les âmes, et d’une façon visible quand il apparaît avec des signes visibles. De sa mission invisible, l’évangile de saint Jean dit : « L’Esprit souffle où il veut et tu entends sa voix, mais sans savoir d’où il vient ni où il va. » Quant à la mission visible du Saint-Esprit, elle s’est manifestée par cinq signes : 1o sous la forme d’une colombe au baptême du Christ (saint Luc, III) ; 2o sous la forme d’un nuage lumineux, à la transfiguration du Christ (saint Matthieu, XVI) ; 3o sous la forme d’un souffle (saint Jean, XX) ; 4o sous la forme d’un feu, et 5o sous la forme d’une langue : ces deux dernières manifestations ont eu lieu en ce jour de la Pentecôte.
3o L’Esprit-Saint a été envoyé aux apôtres le cinquantième jour après la Pâque.
4o L’Esprit-Saint a été envoyé aux apôtres trois fois, d’après la Glosse : avant la passion, après la résurrection et après l’ascension. La première fois, il a été envoyé aux apôtres pour leur permettre de faire des miracles (saint Matthieu, XII). D’où l’on ne doit point conclure que quiconque possède l’Esprit-Saint puisse faire des miracles : car, comme le dit saint Grégoire : « Les miracles ne font pas le saint, mais ne sont que son signe » ; et, d’autre part, on peut faire des miracles sans avoir l’Esprit-Saint, puisque les méchants eux-mêmes ont pu se vanter de faire des miracles. La seconde fois, l’Esprit-Saint a été envoyé aux apôtres pour leur permettre de pardonner les péchés ; car Jésus leur a dit : « Recevez l’Esprit-Saint et ceux à qui vous remettrez leurs péchés, etc. » Et nous devons noter, à ce propos, -280- que personne ne peut remettre les péchés, quant à la tache qui est dans l’âme, ni quant à l’offense commise envers Dieu. Quand on dit qu’un prêtre absout, cela signifie seulement qu’il annonce au pécheur que Dieu l’a absous, ou bien qu’il change la peine du purgatoire en une peine temporelle, ou bien encore qu’il relâche une partie de cette peine temporelle. Enfin, la troisième fois, en ce jour de la Pentecôte, l’Esprit-Saint a été envoyé aux apôtres pour fortifier leurs cœurs, et pour leur donner le courage d’affronter toutes les persécutions.
5o L’Esprit-Saint a été envoyé aux disciples, qui étaient prêts à le recevoir, en raison de sept qualités qui étaient en eux : car ils étaient tranquilles, unis par l’amour, recueillis, persévérants dans la prière, humbles, pacifiques et élevés dans la contemplation.
6o L’Esprit-Saint a été envoyé sur terre pour six motifs : 1o pour consoler les affligés ; 2o pour vivifier les morts ; 3o pour sanctifier et pour purifier ; 4o pour consolider l’amour au milieu des discordes ; 5o pour sauver les justes ; 6o enfin pour instruire les ignorants, car le Christ a dit : « Mon Esprit vous apprendra tout. »
Urbain succéda au pape Calixte ; et, sous son pontificat, se produisit une grande persécution des chrétiens. Mais enfin l’empire échut à Alexandre dont la mère Ammée avait été convertie au christianisme par Origène. Cette sainte femme obtint de son fils, à force de prières, qu’il renonçât à persécuter les chrétiens.
Cependant, le préfet Almaque, qui avait décapité sainte Cécile, continuait à sévir cruellement contre les -281- chrétiens. Il fit rechercher soigneusement saint Urbain, le découvrit — sur la dénonciation d’un certain Carpasius — dans une grotte où il était caché avec trois prêtres et trois diacres, et les fit jeter en prison. Il le manda ensuite en sa présence, lui reprocha d’avoir corrompu cinq mille personnes, parmi lesquelles la sacrilège Cécile et deux hommes illustres, Tiburce et Valérien. Après quoi il le somma d’avoir à lui restituer le trésor de Cécile. Mais Urbain : « A ce que je vois, ta cruauté à l’égard des saints s’inspire davantage de ta cupidité que de ta dévotion à tes dieux. Sache donc que le trésor de sainte Cécile est monté au ciel par les mains des pauvres ! » Le préfet fit alors battre Urbain et ses compagnons avec des verges plombées. Et comme le pontife invoquait le Seigneur sous son nom d’Elyon, il s’écria en souriant : « Ce vieillard veut paraître savant, et voilà pourquoi il emploie des mots que nous ignorons ! » Mais comme les martyrs restaient fermes dans leur foi, ils furent reconduits dans la prison, où Urbain baptisa le geôlier Anolinus et trois tribuns que le préfet lui avait envoyés. Ce qu’apprenant, celui-ci fit trancher la tête à Anolinus, puis ordonna à Urbain et à ses compagnons de répandre de l’encens devant une idole ; mais, sur la prière d’Urbain, l’idole s’abattit de son piédestal et tua les vingt-deux prêtres qui lui rendaient hommage. De nouveau roués de coups, les chrétiens furent de nouveau sommés de sacrifier devant une idole ; mais ils crachèrent sur l’idole, firent le signe de la croix, et, s’étant donné réciproquement le baiser de paix, se laissèrent mettre à mort, sous le règne de l’empereur Alexandre.
Aussitôt l’homme qui les avait dénoncés, Carpasius, fut saisi du démon, et, avant de mourir étouffé, se mit à blasphémer ses dieux et à faire malgré lui l’éloge des chrétiens ; sur quoi sa femme, Arménie, sa fille Lucine, et toute sa famille reçurent le baptême des mains du saint prêtre Fortunat, et ensevelirent pieusement les corps des martyrs.
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Pétronille, dont la vie nous a été racontée par saint Marcel, était la fille de l’apôtre saint Pierre ; et celui-ci, la voyant trop belle, obtint de Dieu qu’elle souffrît de la fièvre. Or un jour, comme ses disciples étaient auprès de lui, Tite lui dit : « Toi qui guéris tous les malades, pourquoi ne fais-tu pas que Pétronille se lève de son lit ? » Et Pierre lui répondit : « Parce que cela me convient ainsi ! » Ce qui ne signifie nullement, d’ailleurs, qu’il n’ait pas eu le moyen de la guérir ; car, aussitôt, il lui dit : « Lève-toi, Pétronille, et viens vite nous servir ! » La jeune fille, guérie, se leva et vint les servir. Mais, quand elle eut fini, son père lui dit : « Pétronille, retourne dans ton lit ! » Elle y retourna, et fut tout de suite reprise de sa fièvre. Et plus tard, lorsqu’elle commença à être parfaite dans l’amour de Dieu, son père lui rendit la parfaite santé.
Alors un seigneur, nommé Flaccus, frappé de sa beauté, vint la demander en mariage. Et elle répondit : « Si tu veux m’épouser, envoie-moi des jeunes filles qui me conduisent jusque dans ta maison ! » Mais quand elles furent arrivées, Pétronille se mit à jeûner et à prier, communia, se coucha dans son lit, et, après trois jours, rendit son âme à Dieu.
Alors Flaccus, se voyant déçu, s’adressa à une compagne de Pétronille appelée Félicula, la sommant de se marier avec lui ou de se sacrifier aux idoles. La jeune fille s’étant refusée à faire aucune de ces deux choses, Flaccus la jeta en prison, où elle resta sept jours sans manger ni boire ; puis il ordonna qu’elle fût torturée sur un chevalet et que son corps fût jeté à la voirie. Saint Nicodème en retira ses restes et les ensevelit : ce qui lui valut à son tour d’être emprisonné, frappé de lanières -283- plombées, et jeté dans le Tibre, d’où le clerc Juste retira ses restes pour les ensevelir honorablement.
Pierre l’exorciste avait été mis en prison par un préfet qui persécutait les chrétiens. Or la fille du geôlier de la prison, nommé Archémius, était possédée d’un démon qui la faisait beaucoup souffrir. Et un jour que son père s’en plaignait devant son prisonnier, celui-ci lui dit que, s’il voulait croire au Christ, sa fille recouvrerait aussitôt la santé. Archémius lui répondit : « Je me demande comment ton maître pourrait guérir ma fille, tandis qu’il n’a pas même le pouvoir de te délivrer, toi qui souffres tant pour lui ! » Et Pierre : « Mon Dieu a bien le pouvoir de me délivrer, mais il veut que, par des souffrances passagères, nous parvenions à une gloire éternelle. » Et Archémius : « Hé bien, je vais te mettre une double chaîne : et si ton Dieu te délivre, et s’il guérit ma fille, je croirai au Christ ! » Or, cette même nuit, Pierre, délivré de sa double chaîne, tout vêtu de blanc, et tenant en main une croix, apparut devant Archémius, qui se prosterna à ses pieds. Puis, trouvant sa fille guérie, le geôlier reçut le baptême avec toute sa maison ; et plusieurs des prisonniers, s’étant convertis, furent baptisés par le prêtre Marcellin. Ce qu’apprenant, le préfet se fit amener tous ces prisonniers. Et Archémius, tout en les convoquant et en leur baisant les mains, leur dit que ceux qui redouteraient d’aller au martyre pouvaient s’enfuir impunément.
Cependant le préfet, apprenant que Marcellin et Pierre avaient baptisé leurs compagnons, les fit mettre tous deux dans des cachots séparés. Marcellin, dépouillé de ses vêtements, dut s’étendre sur du verre brisé, avec -284- privation de manger et de boire ; Pierre fut enfermé au haut d’une tour, dans une cellule sans air et sans lumière, où il fut également condamné à mourir de faim. Mais un ange vint les délivrer l’un et l’autre et les reconduisit auprès d’Archémius, leur enjoignant de se présenter devant le préfet sept jours plus tard, après avoir, pendant ces sept jours, réconforté leurs frères prisonniers. Or le préfet, ne les trouvant plus dans leurs cachots, manda Archémius, et, sur son refus de sacrifier aux idoles, ordonna qu’il fût enterré vif avec sa femme. Et les deux saints, à cette nouvelle, sortirent de leur cachette, rejoignirent Archémius dans son cachot, où saint Marcellin célébra la messe, et dirent ensuite aux incrédules : « Voyez, nous aurions pu délivrer Archémius et rester cachés ; mais nous n’avons voulu faire ni l’un ni l’autre ! » Alors les païens, irrités, tuèrent Archémius à coups d’épée et lapidèrent sa femme et sa fille. Quant à Marcellin et à Pierre, ils eurent la tête tranchée, à l’entrée d’une forêt qui aujourd’hui encore porte le nom de « blanche », en commémoration de leur martyre. Un certain Dorothée vit leurs deux âmes, toutes couvertes de soie éclatante et de pierreries, être emportées au ciel par des anges : sur quoi lui-même devint chrétien, et plus tard mourut dans le Seigneur. Le martyre des saints Pierre et Marcellin eut lieu sous le règne de l’empereur Dioclétien.
[9] Ce chapitre manque dans plusieurs manuscrits, et pourrait bien être une interpolation.
Nous allons raconter le martyre de Sophie et de ses trois filles, Foi, Espérance et Charité. C’est à sainte Sophie qu’est consacrée la cathédrale de Constantinople.
-285- Cette sainte avait élevé ses filles sagement dans la crainte de Dieu. La première de ses filles avait onze ans, la seconde dix, et la troisième huit. Etant venue à Rome avec elles, et visitant les églises tous les dimanches, elle fut dénoncée à l’empereur Adrien, qui fut si frappé de la beauté des trois vierges qu’il offrit de les adopter comme ses propres filles. Mais les trois vierges refusent l’offre et se proclament chrétiennes. Alors Foi est rouée de coups par trente-six soldats. En second lieu, on lui arrache les mamelles, et des mamelles jaillit du sang, et du lait des blessures. Les spectateurs acclament la jeune fille, et celle-ci, toute joyeuse, insulte son persécuteur. En troisième lieu, elle est mise sur un gril ardent, en quatrième lieu plongée dans un mélange d’huile bouillante et de cire. Et comme tout cela ne lui fait aucun mal, en cinquième lieu on lui tranche la tête. Vient ensuite le tour de sa sœur Espérance ; mais elle, non plus, ne consent pas à sacrifier aux idoles. On la plonge dans un chaudron plein de graisse, de cire et de résine. Des gouttes tombant de ce chaudron brûlent les infidèles, mais la jeune fille ne souffre aucun mal. Enfin, on lui tranche la tête. La troisième fille, encore tout enfant, refuse à son tour de flatter Adrien et de lui obéir. Le cruel empereur lui fait rompre les membres ; il la fait fouetter ; il la fait jeter dans un four enflammé d’où sortent des étincelles qui tuent six mille païens ; mais la petite ne souffre aucun mal, et se promène parmi les flammes comme rayonnante d’or. On la perce alors de pointes de fer rouge, et on finit par lui trancher la tête : ainsi elle recueille la couronne du martyre.
La sainte mère ensevelit pieusement les restes de ses filles, puis, se couchant sur leur tombeau, elle dit : « Filles chéries, prenez-moi près de vous ! » Et aussitôt elle s’endormit en paix, et fut ensevelie avec ses filles. Et on doit la considérer comme triplement martyre, car elle a souffert de tous les supplices infligés à ses trois filles. Quant à l’empereur Adrien, il pourrit vivant et finit par crever, en avouant qu’il avait injustement torturé des saintes de Dieu.
-286-
Prime et Félicien furent dénoncés à Dioclétien par les prêtres des temples, qui affirmaient ne rien pouvoir obtenir de leurs dieux aussi longtemps que ces deux hommes refuseraient de sacrifier. Tous deux furent alors jetés en prison, mais un ange vint les délivrer. Ramenés devant l’empereur, et comme ils persistaient dans leur foi, ils furent cruellement frappés de lanières. Après quoi le préfet dit à Félicien, qui était un vieillard, d’avoir égard pour son âge et de sacrifier aux dieux. Mais Félicien : « Sur les quatre-vingts ans que j’ai vécus, en voici trente déjà que j’ai reconnu la vérité, et choisi de vivre pour mon Dieu, qui peut me délivrer de tes mains ! » Alors le préfet le fit ligoter, lui fit enfoncer des clous dans les mains et les pieds, et lui dit : « Tu resteras ainsi jusqu’à ce que tu aies cédé ! » Et comme le saint gardait un visage joyeux, il le fit de nouveau torturer et lui refusa toute nourriture. Puis, appelant devant lui saint Prime, qu’il avait séparé de son compagnon, il lui dit : « Ecoute, ton frère Félicien s’est soumis au décret de l’empereur, et il est maintenant en grand honneur au palais. Imite donc son exemple ! » Mais Prime : « Bien que tu sois fils du diable, tu as dit vrai en partie, lorsque tu as affirmé que mon frère s’était soumis à la volonté de l’empereur suprême, qui est Dieu ! » Le préfet, furieux, lui fit brûler les côtes, et lui fit verser dans la bouche du plomb bouillant, tout cela en présence de Félicien qu’il espérait effrayer : mais Prime avala le plomb avec délice, comme de l’eau fraîche. Alors le préfet fit lancer sur eux deux lions ; mais ceux-ci s’étendirent aussitôt à leurs pieds et restèrent là comme de doux agneaux. Des ours, qui furent ensuite lâchés contre -287- les saints, se comportèrent de la même façon. Et à ce spectacle assistaient plus de douze mille personnes, dont cinq cents se convertirent au Seigneur. Enfin le préfet fit trancher la tête aux deux saints, et ordonna que leurs corps fussent jetés en pâture aux chiens et aux oiseaux. Mais ceux-ci n’osèrent y toucher, et les deux corps, recueillis par les chrétiens, furent pieusement ensevelis.
Le lévite Barnabé, originaire de Chypre, était un des soixante-deux disciples du Seigneur. On trouve son nom très souvent cité dans les Actes des Apôtres, qui nous racontent ses voyages avec saint Paul, ses prédications et ses miracles. Le même livre nous apprend encore comment Barnabé s’est séparé de saint Paul. Un de leurs disciples, Jean, surnommé Marc, les avait quittés. Lorsqu’il revint, plein de repentir, Barnabé lui pardonna et consentit à le reprendre pour disciple, tandis que Paul, au contraire, s’y refusa. En quoi tous deux agirent par intention pieuse : car Barnabé pardonna par charité chrétienne, et l’inflexibilité de Paul lui fut commandée par la rigueur de sa justice. Et, d’ailleurs, cette séparation des deux saints fut sans doute inspirée d’en haut, afin que, s’étant séparés, ils pussent prêcher à un plus grand nombre de gens. Comme Barnabé se trouvait dans la ville d’Icone, le susdit Jean, son compagnon, vit apparaître un homme au visage resplendissant, qui lui dit : « Jean, sois ferme dans ta foi, car bientôt tu ne t’appelleras plus Jean, mais Sublime ! » Le disciple rapporta cette vision à son maître qui lui dit : « Ne révèle à personne ce que tu viens de voir, car, à moi aussi, le Seigneur -288- est apparu cette nuit, m’a ordonné d’être ferme, et m’a promis que bientôt je recueillerais les récompenses éternelles ! » Et, la même nuit encore, saint Paul, qui prêchait également à Antioche, vit en rêve un ange qui lui dit : « Hâte-toi de te rendre à Jérusalem ! » Et comme Barnabé voulait se rendre dans l’île de Chypre, pour revoir encore ses parents, et que Paul se préparait au voyage de Jérusalem, l’Esprit-Saint fit qu’ils purent se dire adieu de la façon suivante. Paul ayant répété à Barnabé ce que lui avait dit l’ange, Barnabé répondit : « Que la volonté de Dieu soit faite ! Quant à moi, je vais en Chypre pour y finir ma vie : de telle sorte que je ne te reverrai plus ! » Puis il se jeta en pleurant aux pieds de saint Paul ; et celui-ci, plein de compassion, lui dit : Ne pleure pas, car c’est aussi la volonté de Dieu que tu ailles en Chypre. L’ange, en effet, m’a dit cette nuit de ne point m’opposer à ton départ, attendu qu’en Chypre tu opérerais de nombreux miracles, et recevrais la couronne du martyre. »
Barnabé se rendit donc en Chypre avec Jean. Il avait emporté avec lui l’Evangile de saint Matthieu : et, en posant cet évangile sur la tête des malades, il en guérissait un grand nombre, avec l’aide de Dieu. Comme ils sortaient de Chypre, ils rencontrèrent le mage Elymas, que saint Paul avait privé, pour un temps, de l’usage de ses yeux. Cet homme barra le passage aux deux chrétiens, et les empêcha d’entrer à Paphos. Mais un jour, devant les murs de cette ville, Barnabé vit une foule d’hommes et de femmes qui célébraient une fête, en courant tout nus. Il en fut si indigné qu’il maudit le temple de ces païens ; et aussitôt ce temple s’écroula, écrasant dans sa chute bon nombre de païens.
Enfin, Barnabé se rendit à Salamine, où le susdit Elymas souleva une sédition contre lui. Les Juifs de la ville s’emparèrent du saint, l’accablèrent d’injures, et le livrèrent au juge, en réclamant qu’il fût châtié. Quelque temps après, on apprit la prochaine arrivée à Salamine d’un certain Eusèbe, homme très influent, de la famille de Néron. Alors les Juifs, craignant que ce haut fonctionnaire -289- n’arrachât de leurs mains Barnabé pour lui rendre la liberté, s’empressèrent de lui passer une corde au cou, de le traîner ainsi hors de la ville, et là, aussitôt, de le brûler vif. Puis ces impies, ne se trouvant pas encore rassasiés, enfermèrent les os du saint dans un vase de plomb, qu’ils résolurent de lancer à la mer. Mais Jean, son compagnon, s’étant levé de nuit, avec deux autres de ses disciples, s’emparèrent de ses reliques, et les ensevelirent secrètement dans une crypte, où elles demeurèrent ignorées jusque vers l’an 500, sous le règne de Zénon et le pontificat de Gélase. A cette date, elles révélèrent elles-mêmes leur présence, et furent ainsi découvertes. Ajoutons que saint Dorothée affirme que saint Barnabé, avant de venir à Antioche, a prêché à Rome et a été élu évêque de Milan.
I. Saint Basile, dont la vie a été écrite par Amphiloque, évêque d’Icone, était un évêque vénérable et un éminent docteur ; et à quel degré de sainteté il s’était élevé, c’est ce que put apprendre, dans une vision, certain ermite nommé Ephrem. Cet Ephrem, étant en extase, vit une colonne de feu dont le sommet touchait au ciel, et il entendit une voix qui disait, d’en haut : « Basile est grand comme cette colonne ! » L’ermite se rendit donc à la ville, le jour de l’Epiphanie, désireux de connaître un si grand homme. Mais, en voyant l’évêque revêtu de l’étole blanche et occupé à officier au milieu de la troupe de son clergé, il se dit : « Sans doute je me serai dérangé en vain ; car, pour vivre entouré de tels honneurs, cet homme n’est certainement pas le saint que je pensais. Je ne puis croire qu’un homme qui vit entouré de tels -290- honneurs soit regardé au ciel comme une colonne de feu, de préférence à nous, qui portons le poids des saisons dans nos ermitages ! » Mais Basile, devinant sa pensée, le fit venir en sa présence ; et Ephrem vit alors qu’une langue de feu était dans sa bouche, et il lui dit : « Oui, Basile, tu es vraiment grand, oui, Basile, tu es vraiment une colonne de feu, et c’est vraiment l’Esprit-Saint qui parle par ta bouche ! » Et il dit encore à l’évêque : « Je t’en prie, saint père, obtiens pour moi que je parle grec ! » Et Basile : « Quelle étrange chose tu souhaites là ! » Mais il pria pour lui, et aussitôt Ephrem sut parler la langue grecque.
II. Un autre ermite, voyant Basile officier dans son église en habit pontifical, le méprisa, car il s’imaginait que cette pompe plaisait à l’évêque. Mais voici qu’il entendit une voix qui lui disait : « Tu prends plus de plaisir à caresser le dos de ta chatte, dans ton ermitage, que Basile n’en prend à vivre dans l’appareil de sa dignité ! »
III. L’empereur Valens, qui favorisait les ariens, leur donna une église qu’il enleva aux catholiques. Alors Basile vint le trouver et lui dit : « Sire, il est écrit que l’honneur du roi aime la justice. Pourquoi donc as-tu consenti à ce que les catholiques fussent dépouillés de leur église au profit des ariens ? » Et l’empereur : « Voici de nouveau que tu viens m’injurier, Basile ! cela n’est pas digne de toi ! » Mais Basile : « Il est digne de moi de mourir même, au besoin, pour la justice ! » Alors Démosthène, préfet de la table impériale et partisan des ariens, se mit à l’invectiver. Et Basile lui dit : « Mon ami, ton affaire est de faire cuire les poulets de l’empereur, et non pas de faire cuire les dogmes divins ! » Sur quoi le garde-bouche se tut, plein de confusion. Et l’empereur dit : « Basile, va et sois arbitre entre les deux partis, mais ne te laisse pas entraîner par ton amour excessif du peuple ! » Alors Basile se rendit à l’endroit où catholiques et ariens étaient rassemblés, fit fermer les portes de l’église, et ordonna à chacun des deux partis de les sceller de son sceau, ajoutant que l’église devrait -291- appartenir au parti qui, par ses prières, parviendrait à l’ouvrir. Sur quoi, tous s’étant mis d’accord, les ariens prièrent durant trois jours et trois nuits, et vinrent ensuite voir les portes de l’église ; mais celles-ci restaient fermées. Alors Basile conduisit son clergé en procession jusqu’à l’église ; et là, après avoir prié, du bout de son bâton pastoral il toucha les portes, en leur enjoignant de s’ouvrir. Et aussitôt les portes s’ouvrirent ; et l’église fut restituée aux catholiques.
IV. L’Histoire tripartite raconte que l’empereur promit de grandes récompenses à Basile s’il voulait se convertir à l’arianisme. Mais l’évêque : « Seul un enfant pourrait se rendre à de telles raisons ; car, pour peu qu’on ait pratiqué les sciences divines, on sait que les dogmes de la foi ne souffrent pas qu’on altère la moindre de leurs syllabes ! » Alors l’empereur voulut écrire la sentence d’exil de l’évêque ; mais, à trois reprises, la plume se brisa entre ses doigts ; et, à la troisième reprise, sa main fut saisie d’un grand tremblement ; et l’empereur, honteux de lui-même, renonça à son projet.
V. Un saint homme nommé Héradius avait une fille unique, qu’il voulait consacrer au Seigneur. Mais le diable, dans sa haine du genre humain, enflamma d’un grand amour pour la jeune fille un des esclaves du susdit Héradius. Et l’esclave, voyant que c’était chose impossible pour lui d’être admis à partager la couche d’une si noble jeune fille, vint trouver un sorcier et lui promit beaucoup d’argent s’il voulait l’aider. Et le sorcier lui dit : « Je ne puis rien pour toi ; mais, si tu veux, je t’enverrai vers le diable, mon maître ; et si tu fais ce qu’il te dira, tu obtiendras ton désir. » Et le jeune homme dit : « Je suis prêt à tout pour avoir cette jeune fille ! » Alors le sorcier l’envoya vers le diable avec une lettre, en lui disant : « Rends-toi, à l’heure de minuit, sur le tombeau d’un païen, et, là, invoque les démons en élevant en l’air la lettre que voici ! » Le jeune homme fit tout cela, et bientôt il vit apparaître le prince des ténèbres, entouré d’une foule de démons ; et Satan, ayant lu la lettre, lui dit : « Crois-tu en moi, toi qui veux que j’accomplisse -292- ta volonté ? » L’esclave répondit : « Seigneur, je crois en toi ! » Et le diable : « Et renies-tu ton ancien maître le Christ ? » Et l’esclave : « Je le renie ! » Mais le diable lui dit : « C’est que vous autres, les chrétiens, vous êtes des perfides ! Quand vous avez besoin de moi, vous venez à moi ; et, quand ensuite vous avez obtenu ce que vous désiriez, aussitôt vous me reniez de nouveau pour vous retourner vers votre Christ, qui, avec son indulgence ordinaire, ne manque jamais à vous accueillir. Mais toi, si tu veux que j’accomplisse ton désir, tu auras à m’écrire de ta propre main un papier où tu reconnaîtras que tu renonces au Christ, au baptême, et à la foi chrétienne, pour devenir mon serviteur. » L’esclave écrivit aussitôt le papier et le donna au diable. Alors celui-ci manda devant lui ceux de ses démons qui étaient préposés à la luxure : il leur ordonna de s’approcher de la fille d’Héradius et de lui inspirer l’amour du jeune esclave. Et les démons y réussirent si bien que la jeune fille, se roulant à terre, suppliait son père d’une voix lamentable : « Aie pitié de moi, père, aie pitié de moi, car je souffre cruellement à cause de l’amour que j’éprouve pour un de nos esclaves ! Montre-moi ta tendresse paternelle, et permets-moi de m’unir à ce jeune homme, que j’aime ! Et, si tu t’y refuses, bientôt tu me verras mourir, et tu en seras responsable au jour du jugement ! » Le père était désolé. Il disait : « Malheureux que je suis ! Qu’est-il arrivé à ma pauvre fille ? Qui m’a dérobé mon trésor ? Qui a éteint la douce lumière de mes yeux ? Ma fille, je voulais te donner pour femme à l’époux céleste, et j’espérais avoir ainsi mon salut grâce à toi ! Et toi, voici que la luxure amoureuse t’a rendue folle ! Permets-moi, ma chère fille, de t’unir au Seigneur suivant mon projet ! » Mais la jeune fille continuait à crier que, si son père n’accomplissait pas son désir, elle mourrait de chagrin. Et elle pleurait amèrement, et délirait, de telle sorte que son père, désespéré, sur le conseil de ses amis, céda à son désir et la maria avec l’esclave, après lui avoir légué tous ses biens. Mais bientôt des voisins dirent à la jeune femme que son mari n’entrait jamais à l’église, ne faisait -293- jamais le signe de la croix, ne priait jamais, et, sans doute, n’était pas chrétien. La jeune femme, entendant cela, fut épouvantée. Elle rapporta la chose à son mari ; et, comme celui-ci affectait de ne point prendre au sérieux ces accusations, elle lui dit : « Si tu veux que je te croie, tu entreras demain à l’église avec moi ! » Alors le mari, ne pouvant pas dissimuler davantage, lui raconta toute son aventure, dont elle fut bouleversée ; et, tout en larmes, elle courut raconter à saint Basile ce qui était arrivé à son mari et à elle.
Alors le saint fit venir le mari, lui fit tout avouer, et lui dit : « Cher fils, veux-tu revenir à Dieu ? » Et le jeune homme : « Ah ! mon père, je le voudrais de tout mon cœur, mais je ne le puis, car je me suis livré au diable, et ai renié le Christ, et ai donné au diable un papier où j’ai écrit mon reniement, de ma propre main ! » Et Basile : « Ne t’en fais point de souci ! Jésus est bon : il t’admettra à faire pénitence ! » Puis, s’approchant du jeune homme, il lui fit au front le signe de la croix, et l’enferma dans une cellule, où il revint le voir trois jours après. Et il lui demanda comment il se trouvait. Et le jeune homme : « Seigneur, je suis bien en peine, car les diables, tenant en main mon papier, m’invectivent jour et nuit en me disant : C’est toi qui es venu nous trouver, et non pas nous qui sommes allés te chercher ! » Alors saint Basile lui dit : « Mon fils, ne crains rien, mais aie seulement la foi ! » Puis il lui donna un peu de nourriture, fit de nouveau sur lui le signe de la croix, l’enferma de nouveau, et pria pour lui. Revenant le voir, quelques jours après, il lui demanda comment il se trouvait. Le jeune homme répondit : « Mon père, j’entends toujours leurs cris et leurs reproches, mais du moins je ne les vois plus ! » Et de nouveau l’évêque lui donna de la nourriture, fit sur lui le signe de la croix, l’enferma, et pria pour lui. Le quarantième jour, il lui demanda une troisième fois comment il se trouvait. Et le jeune homme : « Je me trouve très bien, mon saint père, car aujourd’hui je t’ai vu, en rêve, combattant pour moi et vainquant le diable ! »
-294- Alors Basile le fit sortir de sa cellule, le recommanda aux prières de son clergé, des moines et du peuple ; puis, le prenant par la main, il le conduisit vers l’église. Or le diable, avec la troupe des démons, accourut, et, tout en restant invisibles, ils saisirent le jeune homme et s’efforcèrent de l’arracher des mains de l’évêque. Et Satan, toujours invisible, disait, d’une voix si haute que chacun pouvait l’entendre : « Basile, tu me fais tort ! Cet homme m’appartient ! Et ce n’est pas moi qui suis allé le chercher : il est venu à moi de son plein gré, s’est offert à moi et a renié le Christ. J’ai là, dans ma main, l’écrit qu’il m’a signé ! » Mais Basile lui répondit : « Nous ne cesserons pas de prier, jusqu’à ce que tu nous aies rendu cet écrit ! » Et comme Basile priait, les mains levées au ciel, voici qu’une feuille de papier, traversant les airs, tomba dans ses mains au vu de tous. Et Basile la montra au jeune homme, en lui disant : « Frère, reconnais-tu cette écriture ? » Et le jeune homme : « Certes, car elle vient de ma propre main ! » Alors Basile, après avoir déchiré le papier, fit entrer le jeune homme dans l’église, l’initia aux saints mystères, lui imposa une règle de vie, et le rendit à sa femme.
VI. Certaine femme qui avait sur la conscience beaucoup de péchés, en avait écrit la liste ; et comme, un jour, elle avait commis un péché plus grave que tous les autres, elle l’inscrivit aussi dans sa liste ; après quoi elle remit sa liste à saint Basile en lui demandant de prier pour que ses péchés lui fussent remis. Le saint pria, et la femme, rouvrant le papier, vit que tous ses péchés étaient effacés de la liste, à l’exception du plus grave d’entre eux. Elle dit alors au saint : « Aie pitié de moi, et obtiens la miséricorde de Dieu pour ce péché-là, comme tu l’as obtenue pour tous les autres ! » Et Basile lui dit : « Hélas, ma sœur, je ne suis qu’un pécheur comme toi, et j’ai moi-même besoin d’indulgence, au moins autant que toi ! » Mais comme la femme insistait, il lui dit : « Va trouver le saint ermite Ephrem ! Celui-là, sans doute, pourra obtenir ce que tu demandes. » Et la femme alla à l’ermite Ephrem, et lui dit pourquoi Basile -295- l’envoyait à lui. Mais l’ermite répondit : « Hélas, ma fille, je ne suis qu’un pauvre pécheur ! Retourne vers Basile ! Il a déjà obtenu pour toi le pardon de tes autres péchés : il obtiendra bien encore le pardon de celui-là ! Mais hâte-toi, si tu veux le trouver en vie ! » Et, au moment où la femme rentrait en ville, voici qu’on portait au cimetière le corps du saint. Alors la femme s’écria : « Que Dieu nous voie et qu’il juge entre moi et toi, car tu m’as envoyée vers un homme qui ne pouvait rien pour moi, tandis que tu avais toi-même le pouvoir de me gagner le pardon du ciel ! » Alors elle jeta sur le cercueil le papier où était écrit son péché ; et quand on reprit le papier, on vit que le dernier péché avait été effacé, comme tous les autres.
VII. Au moment où il sentait qu’il allait mourir, saint Basile appela près de lui un savant médecin juif nommé Joseph, qu’il aimait beaucoup, et qu’il aurait voulu convertir à la foi du Christ. Et Joseph, lui ayant tâté le pouls, reconnut que l’heure de mourir était venue pour lui. Il dit donc aux serviteurs de l’évêque : « Préparez ce qui est nécessaire à sa sépulture, car il va mourir d’un instant à l’autre ! » Mais Basile, l’ayant entendu, lui dit : « Tu ne sais pas ce que tu dis ! » Et Joseph : « Seigneur, je ne me trompe pas ! Bientôt le soleil va se coucher, et toi aussi tu t’éteindras avec le soleil. » Alors Basile : « Et que diras-tu si je ne meurs pas aujourd’hui ? » Et Joseph : « Seigneur, c’est impossible ! » Et Basile : « Mais si cependant, je survis jusqu’à la sixième heure de demain, que feras-tu ? » Et Joseph : « Si tu survis jusqu’à cette heure-là, je consens moi-même à mourir ! » Et Basile : « Consens seulement à mourir au péché, pour vivre dans le Christ ! » Et Joseph : « Seigneur, je comprends ce que tu veux dire : et si tu survis jusqu’à la sixième heure de demain, je ferai ce que tu m’engages à faire ! » Alors saint Basile, qui, suivant la nature, devait mourir en ce jour, obtint de Dieu que la mort l’épargnât jusqu’au lendemain. Et Joseph, voyant qu’il ne mourait pas, en fut émerveillé, et crut au Christ. Sur quoi Basile, trouvant dans son âme la force -296- de vaincre la faiblesse de son corps, se leva de son lit, entra dans l’église, et baptisa Joseph de sa propre main ; puis il revint s’étendre sur son lit, et aussitôt rendit doucement son âme à Dieu. Ce grand saint florissait vers l’an du Seigneur 370.
Vit, enfant admirable, n’avait que douze ans lorsqu’il souffrit le martyre, en Sicile. Déjà dans sa maison son père avait coutume de le battre, parce qu’il méprisait les idoles et se refusait à les adorer : ce qu’apprenant, le préfet Valérien manda l’enfant devant lui, et, sur son refus de sacrifier, le fit frapper de verges. Mais aussitôt les bras de ceux qui frappaient, et la main même du préfet, séchèrent. Et le préfet de crier : « Malheur à moi, j’ai perdu la main droite ! » Alors Vit lui dit : « Appelle tes dieux, et qu’ils te guérissent s’ils le peuvent ! » Et le préfet : « Prétends-tu que tu aurais le pouvoir de me guérir ? » Et Vit : « Oui, j’ai ce pouvoir au nom du Seigneur ! » Et aussitôt, sur la prière de l’enfant, le préfet et les bourreaux recouvrèrent l’usage de leurs bras. Sur quoi le préfet dit au père de Vit : « Emmène ton fils, de crainte qu’il ne lui arrive malheur ! »
Alors son père, l’ayant ramené dans sa maison, essaya de le corrompre par de belles musiques, et des jeux de jeunes filles, et d’autres délices. Mais, un jour qu’il l’avait enfermé dans sa chambre, une odeur merveilleuse sortit de cette chambre et parvint jusqu’à lui : sur quoi, regardant par la porte de la chambre, il aperçut sept anges debout auprès de son fils. Il s’écria : « Les dieux sont venus dans ma maison ! » Et aussitôt il devint aveugle.
-297- A ses cris, toute la ville accourut et notamment Valérien, qui lui demanda ce qui lui était arrivé. Et lui : « J’ai vu des dieux de feu, et je n’ai pu supporter leur vue ! » Conduit au temple de Jupiter, il promit, si ses yeux se rouvraient, d’offrir un taureau avec des cornes dorées. Puis, comme cette promesse restait sans effet, il implora son fils de lui rendre la vue, et, sur la prière de l’enfant, ses yeux se rouvrirent.
Mais comme ce miracle même ne parvenait pas à le convaincre, et qu’il songeait au contraire à tuer son fils, un ange apparut à Modeste, professeur de l’enfant, et lui ordonna, de faire monter celui-ci dans une barque pour le conduire vers une autre terre. En mer, un aigle venait leur apporter leur nourriture ; et nombreux furent les miracles qu’ils accomplirent, dans les diverses régions où ils abordèrent.
Or le fils de l’empereur Dioclétien fut possédé d’un démon qui déclara qu’il ne sortirait point si l’on ne faisait venir Vit le Lucanien. On se mit donc à chercher Vit ; et, quand il fut découvert, Dioclétien lui dit : « Enfant, as-tu vraiment le pouvoir de guérir mon enfant ? » Et Vit : « Je n’ai pas ce pouvoir, mais mon Maître l’a ! » Et il imposa les mains sur l’enfant possédé, et aussitôt le démon s’enfuit. Alors Dioclétien lui dit : « Enfant, aie pitié de toi-même et sacrifie aux dieux, pour échapper à une mort terrible ! » Vit, s’y étant refusé, fut jeté en prison avec Modeste. Mais soudain leurs chaînes tombèrent, et leur cachot s’emplit d’une lumière éblouissante. Ce qu’apprenant, l’empereur les fit plonger dans de la poix bouillante : mais ils en sortirent sans avoir aucun mal. Puis un lion farouche fut lâché sur eux ; mais la bête, vaincue par la vertu de leur foi, s’étendit à leurs pieds. Enfin Dioclétien fit suspendre l’enfant à un chevalet, ainsi que son professeur Modeste et sa nourrice Crescence, qui toujours l’avait accompagné. Mais aussitôt l’air se trouble, la terre tremble, le tonnerre mugit, les temples des idoles s’écroulent, écrasant nombre de païens. Et l’empereur, fuyant épouvanté, se frappait de ses poings, et disait : « Malheur à moi, qu’un -298- enfant a vaincu ! » Quant aux trois martyrs, ils se retrouvèrent, dès l’instant d’après, au bord d’un fleuve ; et c’est là que, après avoir prié, ils rendirent leurs âmes au Seigneur. Des aigles se chargèrent de veiller sur leurs corps jusqu’à ce qu’une matrone, appelée Florence, les ayant retrouvés, les ensevelit avec grand honneur.
Cyr était fils de Julite, noble dame d’Icone, qui, pour échapper à la persécution, s’était réfugiée à Tarse, en Cilicie, avec son enfant alors âgé de trois ans. Julite fut amenée devant le préfet Alexandre : et ses deux servantes, la voyant prise, s’enfuirent aussitôt, de telle sorte qu’elle eut à porter dans ses bras le petit Cyr, encore emmaillotté dans ses langes. Or le préfet, voyant que Julite refusait de sacrifier aux idoles, lui ôta son enfant des bras, et la fit battre de lanières plombées. Et l’enfant, assistant au supplice de sa mère, se mit à pleurer et à pousser des cris. En vain le préfet, le tenant sur ses genoux, essayait de le séduire par des baisers et des caresses : le petit repoussait avec horreur ces caresses du bourreau de sa mère, et lui lacérait le visage de ses ongles, et répétait, de sa voix d’enfant : « Moi aussi, je suis chrétien ! » Enfin il mordit le préfet à l’épaule : sur quoi Alexandre, furieux, le précipita du haut de son tribunal, de telle sorte que son petit cerveau se répandit sur les marches. Et Julite, tout heureuse, rendait grâce à Dieu de ce que son fils la devançât au royaume céleste. Elle-même fut, ensuite, écorchée vive, plongée dans de la poix bouillante, et enfin décapitée.
Cependant une autre légende raconte que l’enfant, au moment de son martyre, n’était pas encore en âge -299- de parler, mais que l’Esprit-Saint avait parlé par sa bouche quand il avait dit au préfet : « Je suis chrétien. » Le préfet lui avait alors demandé qui l’avait instruit ; et l’enfant avait répondu : « Je m’étonne de ta sottise, et de ce que, voyant mon âge, tu me demandes qui m’a instruit de la science divine ! » Et, pendant son martyre il aurait continué à répéter : « Je suis chrétien ! » et, chaque fois, ce cri lui aurait rendu de nouvelles forces.
Le préfet, pour les empêcher d’être ensevelis par les chrétiens, fit découper les membres de l’enfant et ceux de la mère, et ordonna qu’ils fussent dispersés au vent. Mais un ange rassembla les membres épars, que les chrétiens ensevelirent nuitamment. Et lorsque, sous le règne de Constantin le Grand, la paix fut enfin restituée à l’Eglise, une vieille servante, qui avait assisté à l’ensevelissement, révéla le lieu où se trouvaient les deux corps : et ceux-ci, depuis, sont pour toute la ville un objet de grande de dévotion. Le martyre de la mère et de l’enfant eut lieu vers l’an 230, sous le règne de l’empereur Alexandre.
Marine était fille unique. Son père, devenu veuf, entra dans un monastère ; et, ayant fait prendre à sa fille un costume masculin, il demanda à l’abbé et aux autres moines de recevoir dans le monastère son unique fils : ce qui lui fut accordé, de telle sorte que la jeune fille fut reçue parmi les moines, et porta le nom de frère Marin. Elle vivait très pieusement, et dans une obéissance parfaite. Quand elle eut vingt-sept ans, son père, sentant la mort approcher, l’appela à son chevet et lui dit de ne jamais révéler à personne qu’elle était une femme.
-300- Or la jeune fille allait souvent aux champs avec la charrue et les bœufs, ou bien était chargée de rapporter du bois au monastère ; et souvent elle recevait l’hospitalité dans la maison d’un homme dont la fille, séduite par un soldat, était devenue grosse. Cette fille, interrogée, s’avisa d’affirmer qu’elle avait été violée par le frère Marin. Et celui-ci, interrogé à son tour, se reconnut coupable : en conséquence de quoi il fut aussitôt chassé du monastère. Pendant trois ans, il se tint devant la porte du monastère, ne se nourrissant que de miettes de pain. Quand l’enfant dont on le croyait père fut sevré, on le remit à l’abbé, qui le remit au frère Marin ; et pendant deux ans encore celui-ci en prit soin, supportant tout avec une extrême patience, sans cesser de rendre grâces à Dieu.
Enfin les frères, touchés de son humilité et de sa patience, le reprirent au monastère, où ils lui confièrent des besognes trop viles pour eux ; et lui, il acceptait tout gaîment, et faisait tout patiemment et pieusement. Après une longue vie de bonnes œuvres, il rendit son âme au Seigneur. Et pendant que ses frères lavaient son corps, qu’ils s’apprêtaient à ensevelir misérablement, comme le corps d’un grand pécheur, ils s’aperçurent que le frère Marin était une femme. Etonnés et effrayés, ils confessèrent avoir été durs et cruels envers la servante de Dieu ; et tous, se jetant à genoux, devant son cadavre, implorèrent le pardon de leur conduite. Son corps fut enseveli avec honneur dans la chapelle du monastère. Et quant à la fille qui l’avait accusée, elle fut possédée du démon, et avoua son crime ; mais, conduite au tombeau de la vierge, elle fut aussitôt guérie. A ce tombeau, aujourd’hui encore, le peuple vient de toutes parts ; et de nombreux miracles s’y accomplissent tous les jours.
-301-
I. Gervais et Protais, frères jumeaux, étaient fils de saint Vital et de sainte Valérie. Ayant donné tous leurs biens aux pauvres, ils vivaient avec saint Nazaire, qui se construisait un oratoire près d’Embrun, et à qui un enfant nommé Celse[10] apportait des pierres. Puis, lorsque les trois saints furent conduits vers l’empereur Néron, le petit Celse les suivait en se lamentant : et comme un des soldats lui avait donné un soufflet, Nazaire le gronda de sa cruauté : sur quoi, les soldats furieux, l’accablèrent de coups de pied, l’enfermèrent dans un cachot, et finirent par le jeter à l’eau. Gervais et Protais furent conduits à Milan, où ils furent bientôt rejoints par Nazaire, miraculeusement sauvé.
[10] Jacques de Voragine ajoute que cet enfant ne pouvait pas, vu les dates, être saint Celse, qui ne se joignit à saint Nazaire que beaucoup plus tard.
Or, dans le même temps, vint à Milan le comte Astase, qui partait en guerre contre les Marcomans ; et les païens accoururent à lui, lui déclarant que leurs dieux se refusaient à les protéger aussi longtemps que Gervais et Protais n’auraient pas été immolés. Les deux chrétiens furent donc sommés de sacrifier aux idoles. Et comme Gervais disait que toutes les idoles étaient sourdes et muettes, et que seul son Dieu pouvait donner la victoire, Astase, furieux, le fit frapper à mort de lanières plombées. Puis il fit venir Protais et lui dit : « Malheureux, évite de périr misérablement comme ton frère ! » Et Protais : « Qui de nous deux est malheureux, moi, qui ne le crains pas, ou toi qui me crains ? » Et Astase : « Eh ! misérable, comment peux-tu dire que je te craigne ? » Et Protais : « Tu crains que je ne te nuise, si je refuse de sacrifier à tes dieux : car si tu ne -302- craignais pas cela, tu n’essaierais pas à me contraindre à ce sacrifice ! » Alors Astase le fit étendre sur un chevalet. Et Protais : « Je n’ai point de colère contre toi, comte, car je sais que les yeux de ton cœur sont aveugles ; mais plutôt j’ai pitié de toi, parce que tu ignores ce que tu fais. Continue donc à me supplicier, afin que je puisse partager avec mon frère la faveur de notre Maître ! » Astase lui fit trancher la tête. Et Philippe, serviteur du Christ, vint avec son fils, la nuit, prendre les corps des deux martyrs, qu’il ensevelit secrètement chez lui dans un sarcophage de pierre, déposant sous leurs têtes un écrit qui indiquait leur origine, leur vie, et les circonstances de leur mort. Et leur martyre eut lieu sous l’empereur Néron.
II. Les corps des deux saints restèrent longtemps cachés : ils furent découverts au temps de saint Ambroise, et de la façon que nous allons rapporter. Donc Ambroise se trouvait, une nuit, dans l’église des saints Nabor et Félix ; et comme, après avoir longtemps prié, il était tombé dans un état intermédiaire entre la veille et le sommeil, deux beaux jeunes gens vêtus de blanc lui apparurent, priant avec lui, les bras étendus. Alors Ambroise demanda que, si c’était là une illusion, elle s’évanouît, et que, si c’était une réalité, elle se révélât de nouveau à lui. Et les deux jeunes gens lui apparurent de nouveau au chant du coq ; et, la nuit suivante, ils lui apparurent une troisième fois, mais cette fois en compagnie d’une autre personne, en qui il reconnut l’apôtre saint Paul. Et saint Paul lui dit : « Tu vois là deux jeunes gens qui, dédaignant tous les biens de la terre, ont fidèlement suivi mes leçons. Leurs corps habitent le lieu où tu te trouves. A douze pieds sous terre tu trouveras un coffre de pierre contenant leurs restes, ainsi qu’un écrit où tu apprendras leurs noms et l’histoire de leur fin. » Aussitôt saint Ambroise convoqua les évêques voisins : puis, creusant la terre, il entra le premier dans la fosse, et y trouva tout ce que lui avait dit saint Paul. Et bien que trois siècles et plus se fussent écoulés depuis la mort des deux saints, leurs corps étaient aussi intacts -303- que s’ils n’étaient là que depuis la veille. Et une odeur délicieuse s’en exhalait. Et un aveugle, ayant touché le cercueil, recouvra la vue, et bien d’autres malades furent guéris par l’intercession des deux saints.
C’est le jour anniversaire de leur fête que fut rétablie la paix entre les Lombards et l’Empire romain. En souvenir de quoi le pape Grégoire ordonna que, dans l’introït de la messe et dans les autres offices, le jour de leur fête, fussent introduites des allusions à cette heureuse paix.
III. Au vingtième livre de sa Cité de Dieu, saint Augustin raconte que, en sa présence et en celle de l’empereur, un aveugle recouvra la vue, à Milan, devant le tombeau des, saints Gervais et Protais. Mais si cet aveugle était ou non celui dont nous avons parlé plus haut, c’est ce que nous ne saurions dire. Nous lisons dans le même livre qu’un jeune homme qui baignait son cheval dans un fleuve, près d’Hippone, fut attaqué par un démon et jeté à l’eau, à demi mort. Mais comme, le soir, on chantait dans l’église des saints Gervais et Protais, non loin de là, le jeune homme entra dans l’église et se cramponna à l’autel, d’où personne ne pouvait l’arracher. En vain le démon l’adjurait de s’éloigner de l’autel : il menaçait de se couper les membres, si on le faisait sortir. Et lorsque enfin il sortit, ses yeux jaillirent de l’orbite, et ne restèrent plus attachés que par une veine : mais, peu de jours après, par les mérites des saints Gervais et Protais, le jeune homme recouvra la santé ; et ses yeux, qu’on avait rentrés tant bien que mal dans les orbites, se rouvrirent à la lumière.
-304-
I. La nativité de saint Jean-Baptiste a été annoncée par un archange de la façon qu’on va lire. Le roi David, comme le raconte l’Histoire scholastique, voulant donner plus de développement au culte divin, institua vingt-quatre grands prêtres, dont l’un, supérieur aux autres, portait le titre de prince des prêtres. Et chacun des vingt-quatre, grands prêtres, à son tour, remplissait les fonctions de prince des prêtres pendant une semaine. La huitième semaine, le sort désigna, pour cette fonction, le grand prêtre Abias, de la famille duquel fut, plus tard, Zacharie. Or Zacharie et sa femme étaient parvenus à la vieillesse sans avoir d’enfants. Et un jour qu’il était entré dans le Temple, pour mettre de l’encens sur l’autel, pendant qu’une grande foule l’attendait au dehors, l’archange Gabriel lui apparut. Et comme Zacharie, à sa vue, s’effrayait, l’archange lui dit : « N’aie pas peur, Zacharie, car ta prière a été exaucée ! »
Nous devons dire ici en passant, d’après la Glosse, que c’est le propre des bons anges de rassurer aussitôt par des paroles bienveillantes ceux qu’ils effraient en leur apparaissant ; et, au contraire, les démons qui prennent la forme d’anges, dès qu’ils voient qu’on s’effraie de leur présence, ont coutume d’accroître encore la terreur qu’ils inspirent.
Gabriel annonça donc à Zacharie qu’il aurait un fils nommé Jean, qui jamais ne boirait de vin ni d’autre boisson fermentée, et qui, devant le trône du Seigneur, précéderait le prophète Elie lui-même en esprit et en vertu. Et Zacharie, considérant sa vieillesse et la stérilité de sa femme, eut des doutes, et, à la façon des Juifs, demanda à l’ange un signe matériel à l’appui de sa prédiction. Sur quoi l’ange, pour le punir de n’avoir point -305- cru à sa parole, en manière de signe le rendit muet. Et lorsque Zacharie se présenta ensuite devant le peuple, et qu’on vit qu’il était devenu muet, il fit entendre, par des signes, qu’il avait eu une vision dans le Temple. Puis, ayant achevé la semaine de son office, il rentra dans sa maison, et Elisabeth conçut un enfant de ses œuvres, et, pendant cinq mois, elle se cacha, parce que, comme le dit saint Ambroise, elle avait honte d’être grosse à son âge, et qu’on la soupçonnât, dans sa vieillesse, de s’être abandonnée au plaisir de la chair : ce qui, d’autre part, ne l’empêchait point de se réjouir de ce que le Seigneur l’eût délivrée de l’opprobre de la stérilité, car c’est un opprobre, pour les femmes, de ne pas avoir ce fruit de leurs noces en vue duquel se célèbrent les noces, et par qui se justifie l’accouplement charnel.
Elisabeth était grosse de six mois, lorsque la bienheureuse Vierge Marie, qui avait déjà conçu le Sauveur, vint la voir pour la féliciter. Et, au moment où elle la saluait, saint Jean, déjà rempli de l’Esprit-Saint, et sentant l’approche du Fils de Dieu, se mit à bondir de joie dans le ventre de sa mère, comme pour saluer par ses mouvements celui qu’il ne pouvait pas encore saluer par la voix. Puis la sainte Vierge resta trois mois avec sa parente, la soignant dans sa grossesse ; et ce fut elle qui, de ses saintes mains, reçut l’enfant nouveau-né, et remplit, en quelque sorte, pour lui, l’office de sage-femme.
Le saint précurseur du Christ eut neuf privilèges singuliers : 1o sa naissance fut annoncée par le même ange qui annonça la naissance du Christ ; 2o il bondit dans le ventre de sa mère ; 3o il fut recueilli entre les bras de la Mère de Dieu ; 4o il délia, en naissant, la langue de son père ; 5o il institua le sacrement de baptême ; 6o il annonça la mission du Christ ; 7o il baptisa le Christ ; 8o il eut l’honneur d’être loué par-dessus tous par le Christ ; 9o il annonça la venue du Christ à ceux qui étaient dans les limbes. C’est à cause de ces neuf privilèges que le Seigneur le déclara un prophète, et plus qu’un prophète.
Sa nativité, selon maître Guillaume d’Auxerre, est -306- célébrée par l’Eglise pour trois raisons : 1o parce qu’il fut sanctifié dès le ventre de sa mère ; 2o parce qu’il remplit dans la vie un rôle d’une importance exceptionnelle, étant venu comme un porte-lumière pour nous annoncer la joie du salut ; 3o parce que sa naissance même fut une cause de joie. En effet l’archange avait dit : « Et beaucoup se réjouiront de sa nativité. » Aussi est-ce juste que, nous aussi, nous nous en réjouissions.
Nous devons noter que ce jour de la nativité de saint Jean-Baptiste est aussi le jour où saint Jean l’Evangéliste rendit son âme à Dieu. Mais l’Eglise a placé la fête de l’Evangéliste trois jours après Noël, parce que c’est ce jour-là qu’a été consacrée la basilique élevée en son honneur, tandis que la fête de la nativité de saint Jean-Baptiste se célèbre le jour même où ce saint est né. D’où l’on doit bien se garder de conclure, cependant, que l’Evangéliste soit inférieur au Baptiste, comme le cadet à l’aîné. Et Dieu a même daigné nous apprendre, par un exemple formel, qu’il ne lui convenait pas que l’on discutât la question de savoir lequel des deux saints était le plus grand. Il y avait, en effet, deux savants théologiens dont l’un préférait saint Jean-Baptiste, l’autre saint Jean l’Evangéliste : si bien qu’ils convinrent d’un jour pour une discussion en règle. Et comme chacun s’inquiétait de recueillir des autorités et de bons arguments à l’appui de ses préférences, à chacun d’eux se montra le saint Jean qu’il préférait, et lui dit : « Nous nous accordons fort bien au ciel ; ne vous disputez donc pas sur la terre à notre sujet ! » Ce dont les deux docteurs se firent part l’un à l’autre ainsi qu’au peuple, en bénissant Dieu.
II. L’historiographe des Lombards, Paul, diacre de l’Eglise romaine et moine du Mont-Cassin, s’apprêtait un jour à bénir un cierge, lorsque tout à coup sa voix, auparavant très belle, s’enroua. Et, pour recouvrer sa voix, il composa en l’honneur de saint Jean l’hymne Ut queant laxis resonare fibris, où il demandait à Dieu que sa voix lui fût rendue, comme elle l’avait été autrefois à Zacharie.
-307- III. Le même Paul rapporte, dans son Histoire lombarde, qu’un voleur ouvrit un jour le tombeau où le roi lombard Rocharith s’était fait enterrer, dans l’église de saint Jean-Baptiste. Alors saint Jean lui apparut et lui dit : « Puisque tu as osé toucher à ces objets précieux qui m’étaient confiés, tu ne pourras plus désormais entrer dans mon église ! » Et ainsi fut fait, car chaque fois que cet homme voulut entrer dans l’église de saint Jean, une main invisible lui asséna sur la gorge un coup si violent qu’il se vit forcé de rebrousser chemin.
Jean et Paul étaient officiers de Constance, fille de l’empereur Constantin. Or, comme les Scythes occupaient la Thrace et la Dacie, Gallican, le chef de l’armée romaine envoyée contre eux, demandait que, en récompense, on lui donnât pour femme la fille de Constantin ; et les principaux citoyens de Rome insistaient en faveur de sa demande. Mais Constantin s’en affligeait fort ; car il savait que sa fille, depuis qu’elle avait été guérie par sainte Agnès, avait fait vœu de virginité, et se laisserait tuer plutôt que d’enfreindre son vœu. Cependant Constance, confiante en l’aide de Dieu, conseilla à son père de consentir à son mariage avec Gallican, le jour où celui-ci reviendrait vainqueur, à la condition seulement que Gallican lui permît de garder près d’elle les deux filles qu’il avait eues d’un premier mariage, et qu’en échange il prît avec lui ses deux officiers Jean et Paul. Et ainsi fut convenu. Mais Gallican, s’étant mis en route avec une nombreuse armée, fut battu par les Scythes et assiégé par eux dans une ville de Thrace. Alors Jean et Paul, s’approchant de lui, lui dirent : « Fais un -308- vœu au Dieu du ciel, et tu seras vainqueur ! » Et lorsque Gallican eut fait le vœu de devenir chrétien, un jeune homme, portant la croix sur l’épaule, lui apparut et lui dit : « Prends ton épée et suis-moi ! » Gallican, suivant l’ange, se précipita dans le camp ennemi, parvint jusqu’au roi des Scythes, le tua, épouvanta l’armée ennemie, et la soumit à la domination romaine. Et l’on raconte que deux chevaliers en armes lui apparurent, qui se tinrent à ses côtés jusqu’à la fin du combat. Il se convertit donc au christianisme ; et, reçu à Rome avec de grands honneurs, il demanda à Constantin de ne pas épouser sa fille, car il avait promis au Christ, de vivre désormais dans la continence. Ses deux filles, converties par Constance, étaient devenues, elles aussi, de pieuses chrétiennes. Et bientôt Gallican, renonçant à son commandement, distribua tous ses biens, et se mit à servir Dieu dans la pauvreté. Et il faisait tant de miracles que, à sa seule vue, les démons s’enfuyaient des corps des possédés. Aussi la renommée de sa sainteté se répandit-elle dans le monde entier ; et de l’Orient et de l’Occident on venait voir ce patricien, cet ancien consul, qui lavait les pieds aux pauvres qui leur versait de l’eau sur les mains, qui les servait à table, qui soignait les malades, et vivait ainsi en esclave de Dieu.
A la mort de Constantin l’empire échut à son fils Constance, qui s’était laissé corrompre par l’hérésie des ariens. Et comme le frère de Constantin avait laissé deux fils, Gallus et Julien, Constance promut Gallus au titre de César et l’envoya contre les Juifs révoltés ; mais, plus tard, il le tua. Alors Julien, craignant d’avoir le sort de son frère, entra dans un monastère, où, à force de simuler la piété, il fut ordonné lecteur ; et là le démon consulté par lui, lui apprit qu’il serait promu à l’empire. Et, quelque temps après, Constance, pressé par la nécessité, éleva Julien au titre de César, et l’envoya en Gaule, où il montra une grande valeur.
A la mort de Constance, Julien, devenu empereur, ordonna que Gallican eût à sacrifier aux dieux où à s’éloigner de Rome : car il n’osait pas mettre à mort un -309- tel homme. Gallican se rendit donc à Alexandrie, où les infidèles lui transpercèrent le cœur, lui donnant ainsi la couronne du martyre.
Quant à Julien, il colorait du témoignage de l’Evangile l’avidité sacrilège dont il était possédé. Il dépouillait les chrétiens et leur disait : « C’est votre Christ lui-même qui dit, dans son Evangile, que celui-là ne saurait être son disciple qui ne renonce pas à tout ce qu’il a ! » Aussi, quand il apprit que Jean et Paul, avec l’argent que leur avait laissé la pieuse Constance, subvenaient aux besoins des chrétiens pauvres, il les fit venir tous deux et leur dit qu’ils devaient le servir de la même façon qu’ils avaient servi Constantin. A quoi ils répondirent : « Nous servions le glorieux empereur Constantin parce que lui-même se proclamait le serviteur du Christ ; mais toi, comme tu as abandonné la sainte religion, nous nous sommes retirés de toi, et nous dédaignons de t’obéir ! » Et Julien leur dit : « Sachez que j’ai été clerc dans votre Eglise, et que, si j’avais voulu, je m’y serais élevé aux premières dignités : mais, considérant que c’était chose vaine de pratiquer la paresse, je me suis livré à l’art de la guerre ; et ayant sacrifié aux dieux, j’ai été par eux élevé à l’empire. Quant à vous, nourris à la cour, vous avez le devoir de rester près de moi, où vous serez au premier rang de mes serviteurs. Mais que si vraiment vous me méprisez, je serai forcé d’agir, pour vous en empêcher ! » Et les deux saints répondirent : « Nous mettons Dieu au-dessus de toi ; et nous ne craignons pas tes menaces, mais seulement d’encourir l’inimitié de Dieu tout-puissant. » Et Julien : « Si, dans dix jours, vous ne venez pas de votre plein gré près de moi, vous ferez, contraints, ce que vous aurez refusé de faire volontairement ! » Et eux : « Imagine que les dix jours sont déjà passés, et accomplis dès aujourd’hui ce dont tu nous menaces ! » Et Julien : « Vous croyez que les chrétiens vont faire de vous des martyrs ? Sachez donc que, si vous ne m’obéissez, ce n’est pas en martyrs que je vous punirai, mais en ennemis publics ! »
Alors Jean et Paul, pendant dix jours, redoublant leurs -310- aumônes, distribuèrent aux pauvres tout l’argent qui leur restait. Le dixième jour, ils virent arriver près d’eux un certain Térentien, qui leur dit : « Notre maître Julien vous envoie cette petite statue de Jupiter, pour que vous brûliez de l’encens devant elle : si vous ne le faites pas, vous périrez tous deux. » Et les saints lui dirent : « Si tu as pour maître Julien, obéis à ses ordres ; mais nous, nous n’avons d’autre maître que Jésus-Christ ! » Alors Térentien les fit décapiter en secret, et fit ensevelir leurs corps dans leur maison ; et il répandit le bruit qu’ils étaient partis en exil. Mais bientôt son fils fut possédé d’un démon qui le faisait beaucoup souffrir : ce que voyant, Térentien avoua son crime, se fit chrétien, et écrivit lui-même le récit du martyre des deux saints ; en échange de quoi son fils fut délivré.
Saint Grégoire raconte, dans une de ses homélies, qu’une femme, qui visitait souvent l’église des deux martyrs, aperçut un jour devant sa porte, en revenant de cette église, deux moines en manteaux de pèlerins. Elle leur fit, aussitôt, donner l’aumône par son intendant. Mais eux, s’approchant d’elle, lui dirent : « Puisque tu aimes à nous faire visite, nous te réclamerons au jour du jugement, et, tout ce que nous pourrons faire pour toi, nous le ferons ! » Puis, cela dit, ils disparurent.
Le pape Léon, célébrant la messe dans l’église de Sainte-Marie Majeure, faisait, suivant la coutume, communier les fidèles, lorsqu’une femme lui déposa un baiser sur la main, ce qui fit naître en lui une véhémente tentation charnelle. Mais l’homme de Dieu, se châtiant lui-même avec plus de sévérité que ne l’aurait fait aucun -311- autre juge, s’amputa en secret la main qui avait été cause du scandale. Cependant le peuple murmurait de ne pas voir le Souverain Pontife célébrer l’office divin comme de coutume. Alors Léon s’adressa à la sainte Vierge, se remettant de tout à sa providence. Et la Vierge aussitôt lui apparut, et, de ses saintes mains, lui rendit sa main, lui ordonnant de procéder au divin sacrifice. Et Léon révéla au peuple ce qui lui était arrivé, montrant à tous la main qui venait de lui être miraculeusement restituée.
C’est le pape Léon qui présida le concile de Chalcédoine, où l’on décida que les vierges seules pourraient prendre le voile, et où fut également décrété que, désormais, la Vierge Marie serait appelée « Mère de Dieu ».
Et comme Attila ravageait l’Italie, saint Léon, après avoir prié pendant trois jours et trois nuits dans l’église des apôtres, dit aux siens : « Qui veut me suivre, me suive ! » Et Attila, dès qu’il l’aperçut, descendit de son cheval, se prosterna à ses pieds, et lui dit de demander tout ce qu’il voudrait. Le pape lui demanda, et obtint aussitôt, qu’il quitterait l’Italie et rendrait la liberté à tous ses captifs. Et comme les compagnons d’Attila lui reprochaient que lui, le vainqueur du monde, se fût laissé vaincre par un prêtre, le barbare répondit : « J’ai agi dans mon intérêt et dans le vôtre, car j’ai vu, à la droite de cet homme, un guerrier gigantesque qui m’a dit, l’épée en main : « Si tu n’obéis à ce prêtre, tu périras avec tous les tiens ! »
Le pape Léon, ayant écrit une lettre à Fabien, évêque de Constantinople, contre Eutychès et Nestorius, la déposa sur le tombeau de saint Pierre, et, priant le saint, lui dit : « Tout ce que, en ma qualité d’homme, j’ai écrit d’erroné dans cette, lettre, toi, gardien de l’Eglise, corrige-le et rectifie-le ! » Et, quarante jours après, saint Pierre lui apparut et lui dit : « J’ai lu et corrigé ! » Et, lorsque Léon reprit sa lettre, il la trouva corrigée et rectifiée par la main de l’apôtre.
Une autre fois, Léon passa quarante jours à jeûner et à prier sur le tombeau de saint Pierre, afin d’obtenir le -312- pardon de ses péchés. Et saint Pierre, lui apparaissant, lui dit : « J’ai prié pour toi le Seigneur, et il t’a remis tous tes péchés. Mais tu devras seulement te renseigner au sujet de l’imposition des mains, » c’est-à-dire veiller à ce que cette imposition se fasse de la manière convenable. Saint Léon mourut vers l’an du Seigneur 460.
I. L’apôtre Pierre surpassait en ferveur les autres apôtres : car il voulut connaître le nom de celui qui livrerait Jésus, et, comme dit saint Augustin, il n’eût pas manqué de déchirer avec ses dents le traître, s’il avait connu son nom : et, à cause de cela, Jésus ne voulut point le lui nommer, parce que, comme dit Chrysostome, s’il l’avait nommé, Pierre se serait aussitôt levé et l’aurait égorgé. C’est lui aussi qui, sur les flots, marcha vers Jésus, et qui fut choisi par Jésus pour assister à la transfiguration, comme aussi à la résurrection de la fille de Jaïre ; c’est lui qui trouva la pièce de monnaie dans la bouche du poisson ; c’est lui qui reçut du Seigneur les clefs du royaume des cieux, qui fut chargé de paître les agneaux du Christ, qui, le jour de la Pentecôte, convertit trois mille hommes par sa prédication, qui annonça la mort à Ananias et à Saphir, qui guérit le paralytique Enée, qui baptisa Corneille, qui ressuscita Tabite, qui, par l’ombre seule de son corps, rendit la santé aux malades, qui fut emprisonné par Hérode et délivré par un ange. Quant à ce que furent sa nourriture et son vêtement, lui-même nous l’apprend, dans le livre de Clément : « Je ne me nourris, dit-il, que de pain avec des olives, et, plus rarement, avec quelques légumes ; pour vêtement j’ai toujours la tunique -313- et le manteau que tu vois sur moi ; et, ayant tout cela, je ne demande rien d’autre. » On dit aussi qu’il portait toujours dans son sein un suaire dont il se servait pour essuyer ses larmes, parce que, toutes les fois qu’il se rappelait la douce voix de son divin maître, il ne pouvait s’empêcher de pleurer de tendresse. Il pleurait aussi au souvenir de son reniement ; et, de là, lui était venue une telle habitude de pleurer que Clément nous rapporte que son visage semblait tout brûlé de larmes. Clément nous dit encore que, la nuit, en entendant le chant du coq, il se mettait en prières, et que de nouveau les larmes coulaient de ses yeux. Et nous savons aussi, par le témoignage de Clément, que, le jour où la femme de Pierre fut conduite au martyre, son mari, l’appelant par son nom, lui cria joyeusement : « Ma femme, souviens-toi du Seigneur ! »
Un jour, Pierre envoya en prédication deux de ses disciples : l’un d’eux mourut en chemin, l’autre revint faire part à son maître de ce qui était arrivé. Ce dernier était, suivant les uns, saint Martial, suivant d’autres, saint Materne, et suivant d’autres encore, saint Front ; le disciple qui était mort était le prêtre Georges. Alors Pierre remit au survivant son bâton, lui disant d’aller le poser sur le cadavre de son compagnon. Et, dès qu’il l’eut fait, le mort, qui gisait déjà depuis quarante jours, aussitôt revint à la vie.
II. En ce temps-là vivait à Jérusalem un magicien nommé Simon qui se prétendait la Vérité Première, promettait de rendre immortels ceux qui croiraient en lui, et disait que rien ne lui était impossible. Il disait encore, ainsi que nous le rapporte le livre de Clément : « Je serai adoré publiquement comme un dieu, je recevrai les honneurs divins, et je pourrai faire tout ce que je voudrai. Un jour que ma mère Rachel m’avait envoyé aux champs pour moissonner, j’ordonnai à une faux de moissonner d’elle-même, et elle se mit à l’œuvre, et fit dix fois plus d’ouvrage que les autres. » Il disait aussi, d’après Jérôme : « Je suis le Verbe de Dieu, je suis l’Esprit-Saint, je suis Dieu tout entier ! » Il faisait mouvoir des serpents d’airain, -314- il faisait rire des statues de pierre et de bronze, il faisait chanter les chiens. Or cet homme voulut discuter avec Pierre, et lui montrer qu’il était Dieu. Au jour convenu, Pierre se rencontra avec lui, et dit aux assistants : « Que la paix soit avec vous, mes frères, qui aimez la vérité ! » Alors Simon : « Nous n’avons pas besoin de ta paix : car si nous nous tenons en paix, nous ne pourrons pas travailler à découvrir la vérité. Les voleurs aussi ont la paix entre eux. N’invoque donc pas la paix, mais la lutte ; et la paix ne se produira que lorsque l’un de nous deux aura vaincu l’autre. » Et Pierre : « Pourquoi crains-tu le mot de paix ? La guerre ne naît que du péché ; et où il n’y a pas péché, il y a paix. C’est dans les discussions que se trouvent la vérité, c’est par les œuvres que se réalise la justice. » Et Simon : « Tout cela ne signifie rien. Mais moi je te montrerai la puissance de ma divinité, et tu seras forcé de m’adorer : car je suis la Vertu Première, je puis voler dans les airs, créer de nouveaux arbres, changer les pierres en pain, rester dans la flamme sans souffrir aucun mal ; tout ce que je veux faire, je peux le faire. » Mais Pierre discutait une à une toutes ses paroles, et découvrait la fraude de tous ses maléfices. Et Simon, voyant qu’il ne pouvait résister à Pierre, jeta à l’eau tous ses livres de magie, afin de n’être pas dénoncé comme magicien, et s’en alla à Rome, pour s’y faire adorer comme un dieu. Et Pierre, dès qu’il le sut, le suivit à Rome.
III. Il y arriva dans la quatrième année du règne de Claude, y passa vingt-cinq ans, et y ordonna, en qualité de coadjuteurs, deux évêques, Lin et Clef, l’un pour le dehors, l’autre pour la ville même. Infatigable à prêcher, il convertissait à la foi de nombreux païens, guérissait de nombreux malades ; et, comme il faisait toujours l’éloge de la chasteté, les quatre concubines du préfet Agrippa, converties par lui, refusèrent de retourner près de leur amant : en telle sorte que celui-ci, furieux, cherchait une occasion de perdre l’apôtre. Or le Seigneur apparut à Pierre et lui dit : « Simon et Néron ont de mauvais desseins contre toi ; mais ne crains rien, car je suis avec toi, -315- et je te donnerai comme consolation la société de mon serviteur Paul, qui, dès demain, arrivera à Rome. » Sur quoi Pierre, comme le raconte Lin, devinant que la fin de son pontificat approchait, se rendit à l’assemblée des fidèles, prit par la main Clément, l’ordonna évêque, et le fit asseoir dans sa chaire. Le lendemain, ainsi que le Seigneur l’avait annoncé, Paul arriva à Rome, et, en compagnie de Pierre, commença à y prêcher le Christ.
Cependant le magicien Simon était si aimé de Néron qu’on savait qu’il tenait entre ses mains les destinées de la ville entière. Un jour, comme il se trouvait en présence de Néron, il avait su changer son visage de telle sorte que tantôt il paraissait un vieillard, et tantôt un adolescent : ce que voyant, Néron avait cru qu’il était vraiment le fils de Dieu. Un autre jour, le magicien dit à l’empereur : « Pour te convaincre que je suis le fils de Dieu, fais-moi trancher la tête ; et, le troisième jour, je ressusciterai ! » Néron ordonna à son bourreau de lui trancher la tête. Mais Simon, par un artifice magique, fit en sorte que le bourreau, croyant le décapiter, décapita un bélier ; après quoi, il cacha les membres du bélier, laissa sur le pavé les traces du sang, et se cacha lui-même pendant trois jours. Le troisième jour il comparut devant Néron, et lui dit : « Fais effacer les traces de mon sang sur le pavé, car voici que je suis ressuscité, comme je te l’ai promis ! » Et Néron ne douta plus de sa divinité. Un autre jour encore, pendant que Simon était auprès de Néron dans une chambre, un diable qui avait revêtu sa figure parla au peuple sur le Forum. Enfin il sut inspirer aux Romains un tel respect qu’ils lui élevèrent une statue, sous laquelle fut placée l’inscription : « Au saint dieu Simon. »
Or Pierre et Paul, s’étant introduits auprès de Néron, dévoilaient tous les maléfices du magicien ; et Pierre, notamment, disait que, de même qu’il y a dans le Christ deux substances, la divine et l’humaine, de même il y avait en Simon deux substances, à savoir l’humaine et la diabolique. Et Simon déclara : « Je ne souffrirai pas plus -316- longtemps cet adversaire ! Je vais ordonner à mes anges de me venger de lui ! » Et Pierre : « Je ne crains pas tes anges, mais ce sont eux qui me craignent ! » Et Néron : « Tu ne crains pas Simon, qui, par ses actes même, prouve sa divinité ? » Et Pierre : « Si la divinité est vraiment en lui, qu’il dise ce que je pense et ce que je fais en ce moment ! Et d’abord je vais te dire ma pensée à l’oreille, afin qu’il n’ait pas l’audace de mentir ! » Néron lui dit : « Approche-toi et dis-moi ce que tu penses ! » Et Pierre lui dit à l’oreille : « Fais-moi apporter en secret du pain d’orge ! » Puis, quand il eut reçu le pain et l’eut béni en le cachant dans sa manche, il dit : « Que Simon dise maintenant, ce que j’ai dit, pensé, et fait ! » Mais Simon, au lieu de s’avouer vaincu, reprit : « Que Pierre dise plutôt ce que je pense, moi ! » Et Pierre : « Ce que pense Simon, je montrerai que je le sais, en faisant ce à quoi il aura pensé ! » Alors Simon, furieux, s’écria : « Que de grands chiens arrivent et le dévorent ! » Et aussitôt de grands chiens apparurent qui se jetèrent sur l’apôtre : mais celui-ci leur offrit le pain qu’il venait de bénir ; et aussitôt il les mit en fuite. Et il dit à Néron : « Voilà comment j’ai prouvé, non par mes paroles, mais par mes actes, que je savais ce que penserait Simon contre moi ! » Et Simon dit : « Ecoutez, Pierre et Paul, je ne puis rien vous faire ici, et je vous épargne pour aujourd’hui ; mais nous nous retrouverons, et alors je vous jugerai ! »
Le même Simon, dans son orgueil, osa se vanter de pouvoir ressusciter les morts. Et comme certain jeune homme venait de mourir, on appela Pierre et Simon et, sur le désir de ce dernier, on décida qu’on ferait mourir celui des deux qui ne pourrait pas ressusciter le mort. Après quoi Simon, par ses incantations, fit en sorte que le mort remua la tête, et déjà tous, avec de grands cris, voulaient lapider Pierre. Mais celui-ci, ayant obtenu le silence, s’écria : « Si ce jeune homme est vraiment vivant, qu’il se lève, qu’il marche, et qu’il parle : faute de quoi vous saurez que c’est un démon qui fait remuer la tête du mort. Mais qu’avant tout on écarte Simon du lit, pour mettre à nu les artifices du diable ! » On écarta -317- donc Simon du lit, et aussitôt le mort reprit son immobilité. Mais alors Pierre, se tenant à distance, et ayant prié, dit : « Jeune homme, au nom de Jésus-Christ de Nazareth, lève-toi et marche ! » Et aussitôt le mort, ressuscité, se leva et marcha. Sur quoi le peuple voulut lapider Simon. Mais Pierre dit : « Il est suffisamment puni, en ayant à reconnaître la défaite de ses artifices ! Et notre Maître nous a enseigné à rendre le bien pour le mal. » Et Simon : « Sachez, Pierre et Paul, que, malgré voire désir, je ne daignerai pas vous accorder la couronne du martyre ! » Et Pierre : « Puissions-nous obtenir ce que nous désirons ; mais toi, puisses-tu n’avoir que du mal, car toutes tes paroles ne sont que mensonges ! »
Alors Simon se rendit à la maison de son disciple Marcel et lui dit, après avoir attaché un grand chien à sa porte : « Je verrai bien si Pierre, qui a l’habitude de venir te voir, pourra désormais entrer chez toi ! » Et Pierre, lorsqu’il vint chez Marcel, d’un signe de croix détacha le chien, qui, depuis lors, se mit à caresser tout le monde à l’exception de Simon, qu’il étendit à terre et voulut étrangler. Il l’aurait étranglé si Pierre, accourant, ne lui avait défendu de lui faire aucun mal. Et, en effet, le chien ne toucha plus au corps de Simon, mais il déchira tous ses vêtements. Et là-dessus le peuple, mais surtout les enfants, se mirent à poursuivre le magicien, qu’ils chassèrent hors de la ville comme un loup. De telle sorte que Simon, tout honteux, n’osa point se montrer pendant une année entière ; et son disciple Marcel, convaincu par ces miracles, devint désormais le disciple de Pierre.
Mais, plus tard, Simon revint à Rome et rentra en faveur auprès de Néron. Un jour, il convoqua le peuple, et déclara que, gravement offensé par les Galiléens, il allait abandonner la ville, que jusqu’alors il avait protégée de sa présence : ajoutant qu’il allait monter au ciel, puisque la terre n’était plus digne de le porter. Donc, au jour convenu, il monta sur une haute tour, ou, suivant Lin, sur le Capitole ; et, de là, il se mit à voler -318- dans les airs, avec une couronne de laurier sur la tête. Et Néron dit aux deux apôtres : « Simon dit la vérité ; vous, vous n’êtes que des imposteurs. » Et Pierre dit à Paul : « Lève la tête, et regarde ! » Paul leva la tête, vit Simon qui volait, et dit à Pierre : « Pierre, ne tarde pas davantage à achever ton œuvre, car déjà le Seigneur nous appelle ! » Alors Pierre s’écria : « Anges de Satan, qui soutenez cet homme dans les airs, au nom de mon maître Jésus-Christ, je vous ordonne de ne plus le soutenir ! » Et aussitôt Simon fut précipité sur le sol, où il se brisa le crâne et mourut.
Ce qu’apprenant, Néron fut désolé de la perte d’un tel homme, et dit aux apôtres qu’il les en punirait. Il les remit entre les mains d’un haut fonctionnaire nommé Paulin, qui les fit jeter en prison, sous la garde de deux soldats, Procès et Martinien. Mais ceux-ci, convertis par Pierre, leur ouvrirent la prison et les remirent en liberté, ce qui leur valut, après le martyre des apôtres, d’avoir tous deux la tête tranchée par ordre de Néron. Or Pierre, cédant enfin aux supplications de ses frères, résolut de s’éloigner de Rome ; mais comme il arrivait à une des portes de la ville, à l’endroit où s’élève aujourd’hui l’église Sainte-Marie ad Passus, il rencontra le Christ qui venait au-devant de lui ; et il lui dit : « Seigneur où vas-tu ? » Et le Seigneur répondit : « Je vais à Rome, afin d’y être de nouveau crucifié ! » Et Pierre : « De nouveau crucifié ? » Et le Seigneur : « Oui ! » Et Pierre dit : « Alors, Seigneur, je vais retourner à Rome, pour être crucifié avec toi ! » Sur quoi le Seigneur remonta au Ciel, laissant Pierre tout en larmes. Et celui-ci, comprenant que l’heure de son martyre était venue, revint à Rome, où il fut saisi par les ministres de Néron, et conduit devant le préfet Agrippa ; et Lin rapporte que son vieux visage rayonnait de joie. Le préfet lui dit : « Tu es bien l’homme qui te plais à vivre parmi les gens du peuple, et à éloigner du lit de leurs maris les femmes des faubourgs ? » Mais Pierre répondit : « Je ne me plais que dans la croix du Seigneur ! » Alors, en sa qualité d’étranger, il fut condamné au supplice de la croix : tandis -319- que Paul, qui était citoyen romain, fut condamné à avoir la tête tranchée.
Dans sa lettre à Timothée sur la mort de saint Paul, Denis rapporte que la foule des païens et des juifs ne se fatiguait point de frapper les deux apôtres et de leur cracher au visage : Et lorsque vint le moment de leur séparation, Paul dit à Pierre : « Que la paix soit avec toi, fondement des églises, pasteur des agneaux du Christ ! » Et Pierre dit à Paul : « Va en paix, prédicateur de la vérité et du bien, médiateur du salut des justes ! » Après quoi, Denis suivit son maître Paul, car les deux apôtres furent exécutés en deux endroits différents. Et Pierre, quand il fut en face de la croix, dit : « Mon maître est descendu du ciel sur la terre, aussi a-t-il été élevé sur la croix. Mais moi, qu’il a daigné appeler de la terre au ciel, je veux que, sur ma croix, ma tête soit tournée vers la terre et mes pieds vers le ciel. Donc, crucifiez-moi la tête en bas, car je ne suis pas digne de mourir de la même façon que mon Maître Jésus. » Et ainsi fut fait : on retourna la croix, de sorte qu’il fut placé la tête en bas et les pieds en haut. Cependant, le peuple, furieux, voulait tuer Néron et le préfet, et délivrer l’apôtre : mais celui-ci les priait de ne pas empêcher son martyre. Et alors Dieu ouvrit les yeux de ceux qui pleuraient ; et ils virent des anges debout avec des couronnes de roses et de lys, et Pierre, debout entre eux, recevait du Christ un livre dont il lisait tout haut les paroles. Et l’apôtre, reconnaissant que les fidèles voyaient sa gloire, les recommanda une dernière fois à Dieu, et rendit l’esprit.
Alors deux frères, Marcel et Apulée, ses disciples, le descendirent de la croix, et l’ensevelirent après l’avoir embaumé d’aromates. Et, le même jour, Pierre et Paul apparurent à Denis, qui les vit entrer tous deux par la porte de la ville, la main dans la main, vêtus de lumière, et la tête ceinte d’une couronne de clarté.
IV. Mais Néron ne resta pas sans châtiment pour ce crime et pour tous les autres qu’il commit, et dont nous allons brièvement rapporter quelques-uns. On lit, d’abord, dans une histoire en vérité apocryphe, que, comme Sénèque, -320- le maître de Néron, s’attendait à recevoir la digne récompense de ses travaux, Néron lui dit que, pour sa récompense, il aurait le droit de choisir l’arbre aux branches duquel il serait pendu. Et comme Sénèque demandait comment il avait pu mériter d’être condamné à mort, Néron fit agiter au-dessus de sa tête la pointe d’une épée, de telle sorte que Sénèque, effrayé, fermait les yeux et baissait la tête. Et Néron lui dit : « Mon maître, pourquoi baisses-tu la tête devant ce glaive ? » Sénèque lui répondit : « Etant homme, je crains la mort et ne désire point mourir. » Et Néron : « Hé bien, moi aussi je te crains, comme déjà je te craignais dans mon enfance, et je ne vivrai pas tranquille tant que tu vivras ! » Alors Sénèque dit : « Si je dois mourir, accorde-moi du moins de choisir mon genre de mort ! » Et Néron : « Choisis-le à ton gré, pourvu seulement que tu meures tout de suite ! » Sur quoi Sénèque s’ouvrit les veines dans un bain, et mourut de l’écoulement de son sang, justifiant ainsi le présage de son nom ; car se necans signifie : qui se tue de sa propre main. Ce Sénèque eut deux frères, dont l’un, le déclamateur Julien Gallion, se tua également de sa propre main, et dont l’autre, Méla, fut père du poète Lucain, qui, par ordre de Néron, s’ouvrit les veines.
Toujours d’après la même histoire apocryphe, Néron, entraîné par sa folie sanguinaire, ordonna de mettre à mort sa mère et de lui couper le ventre, afin de voir la façon dont il avait habité dans son sein. Or les médecins lui disaient : « Les lois divines et humaines défendent qu’un fils tue sa mère, qui l’a enfanté dans la douleur, et s’est fatiguée à le nourrir. » Mais Néron : « Faites en sorte que je conçoive un enfant dans mon sein, afin que je puisse me rendre compte de ce que ma mère a souffert en m’enfantant ! » Et les médecins : « La chose est impossible, étant contraire à la nature et à la raison ! » Mais Néron : « Si vous ne faites pas en sorte que je conçoive un enfant, vous mourrez tous dans les pires supplices ! » Alors les médecins, l’ayant enivré, lui firent avaler une grenouille, qui gonfla dans son ventre et lui -321- donna l’illusion d’être pareil à une femme enceinte. Mais bientôt, la douleur devenant trop forte, il dit : « Hâtez l’heure de mon accouchement, car ma grossesse me fatigue et m’étouffe ! » Ils lui donnèrent alors un vomitif, et aussitôt il rendit la grenouille qu’il avait dans le ventre, mais tout infectée d’humeur et toute tachée de sang. Et lui, en voyant cette chose monstrueuse, demanda : « Etais-je ainsi moi-même lorsque je suis sorti du sein de ma mère ? » Et eux : « Oui ! » Alors l’insensé ordonna qu’on nourrît son enfant, et qu’on l’enfermât, en guise de berceau, dans l’écaille d’une tortue. Mais tout cela ne se trouve point mentionné dans les chroniques, et doit être considéré comme apocryphe.
Plus tard, Néron, admirant le récit de l’incendie de Troie, fit brûler Rome pendant sept jours et sept nuits ; et lui, assistant à l’incendie du haut d’une tour, il récitait pompeusement des morceaux de l’Iliade. Il pêchait avec des filets d’or, prétendait chanter mieux que tous les tragédiens et joueurs de cithare, faisait changer les hommes en femmes, et jouait lui-même le rôle d’une femme auprès d’un homme. Mais à la fin les Romains, ne pouvant supporter davantage sa folie, se jetèrent sur lui et le poursuivirent jusqu’en dehors de la ville. Alors, se voyant perdu, il aiguisa avec ses dents la pointe d’un bâton et se l’enfonça dans le cœur. Ou bien encore, suivant d’autres, il aurait été dévoré par les loups. Et l’on raconte qu’après sa mort, les Romains, ayant retrouvé la grenouille qu’il avait vomie, allèrent la brûler hors des murs de la ville : et, depuis ce moment, l’endroit où avait été cachée la grenouille (latuerat rana) porta le nom de Lateran ou Latran.
V. Au temps du pape saint Corneille, des Grecs pieux volèrent les corps des apôtres, qu’ils voulaient emporter dans leur pays ; mais les démons habitant les idoles furent contraints, par la force divine, de crier : « Au secours, Romains, car on emporte vos dieux ! » Sur quoi toute la ville se mit à la poursuite des voleurs : car les fidèles comprenaient qu’il était question des apôtres, et les païens croyaient qu’il était question de leurs idoles, -322- si bien que les Grecs, épouvantés, jetèrent les corps des apôtres dans un puits voisin des catacombes, d’où les fidèles parvinrent plus tard à les retirer. Et comme on hésitait pour savoir lesquels des os appartenaient à saint Pierre et lesquels à saint Paul, on pria et jeûna et une voix du ciel répondit : « Les os les plus grands sont ceux du prédicateur, les plus petits ceux du pêcheur. » Et les os des deux saints se séparèrent spontanément et ceux de chacun des deux saints furent rapportés dans l’église qui leur était consacrée. Cependant d’autres auteurs prétendent que le pape Sylvestre fit peser dans une balance les os les plus grands et les plus petits, en proportion égale, et donner à chaque église la moitié exacte des deux corps.
VI. Saint Grégoire raconte, dans son Dialogue, que, près de l’église où repose le corps de saint Pierre, vivait un saint homme nommé Agontius. Or, une jeune fille paralytique passait toutes ses journées dans cette église : elle rampait sur les mains, car ses reins et ses pieds étaient paralysés. Et comme depuis longtemps elle implorait saint Pierre de lui rendre la santé, le saint lui apparut et lui dit : « Va trouver Agontius, qui demeure près d’ici ; il te guérira ! » Aussitôt la jeune fille se mit à se traîner à travers les bâtiments de l’église, dans l’espoir de découvrir où était cet Agontius. Mais voici que ce dernier vint au-devant d’elle ; et elle lui dit : « Notre pasteur et père nourricier saint Pierre m’envoie vers toi pour que tu me guérisses de mon infirmité ! » Et Agontius : « Si vraiment c’est lui qui t’envoie, lève-toi et marche ! » Après quoi il lui tendit la main pour l’aider à se lever, et aussitôt elle fut guérie, sans garder la moindre trace de sa paralysie.
Grégoire rapporte aussi, dans le même livre, l’histoire d’une jeune romaine nommée Galla, fille du consul et patricien Symmaque, qui devint veuve après un an de mariage. Mais tandis que son âge et sa fortune l’engageaient à se remarier, elle préféra s’unir, en noces spirituelles, à Dieu. Et comme son corps était dévoré d’un feu intérieur, les médecins dirent que, si elle se refusait -323- toujours aux caresses des hommes, la chaleur qui était en elle lui ferait pousser une barbe sur le visage. Et c’est, en effet, ce qui lui arriva. Mais elle n’eut aucune crainte de cette difformité extérieure, comprenant bien que rien de tel ne pouvait l’empêcher d’être aimée de son mari céleste, si seulement elle restait pure au dedans. Abandonnant la vie séculière, elle entra dans un couvent qui dépendait de l’église de saint Pierre ; et là, longtemps, elle servit Dieu par la prière et par les aumônes. Elle fut enfin atteinte d’un cancer au sein. Et comme, auprès de son lit, étaient toujours allumés deux flambeaux, — parce que, aimant la lumière, elle ne pouvait supporter ni les ténèbres spirituelles ni les corporelles, — elle vit l’apôtre Pierre debout devant elle entre les deux flambeaux. Alors, pleine d’amour et de joie, elle s’écria : « Qu’est-ce, mon maître ? Mes péchés me sont-ils remis ? » Et lui, inclinant la tête avec un sourire bienveillant, répondit : « Oui ! viens ! » Et elle : « Je demande que ma mère chérie l’abbesse vienne avec moi ! » Galla rapporta la chose à l’abbesse ; et, trois jours après, toutes deux moururent ensemble.
Saint Grégoire nous dit encore qu’un prêtre d’une grande sainteté, étant sur le point de mourir, s’écria : « Bienvenus êtes-vous, mes maîtres, qui daignez vous approcher d’un misérable esclave tel que moi ! » Et comme les assistants lui demandaient à qui il parlait ainsi : « Ne voyez-vous donc pas que les saints apôtres Pierre et Paul sont là près de moi ? » Et, pendant qu’il recommençait à remercier les deux apôtres, son âme fut délivrée des liens du corps.
VII. Certains auteurs ont mis en doute que Pierre et Paul aient été martyrisés le même jour, et ont prétendu qu’ils étaient morts à un an d’intervalle. Mais saint Jérôme et tous les saints qui traitent de cette question s’accordent à dire que le martyre des deux saints eut lieu le même jour et la même année. C’est, d’ailleurs, ce qui apparaît clairement de l’épître de Denis. La vérité est seulement que les deux saints n’ont pas été suppliciés au même endroit ; et quand le pape Léon dit qu’ils l’ont -324- été au même endroit, il entend simplement par là que tous deux ont été suppliciés à Rome.
Mais bien qu’ils soient morts le même jour et à la même heure, saint Grégoire a ordonné que leur fête soit célébrée séparément, et que la commémoration de saint Paul ait lieu le lendemain de celle de saint Pierre. Celui-ci mérite, en effet, d’être honoré le premier, étant à la fois supérieur en dignité et antérieur en conversion : sans compter que son titre de souverain pontife achève de lui donner tous les droits à cette primauté.
L’apôtre Paul, après sa conversion, eut à souffrir de nombreuses persécutions, dont saint Hilaire résume l’histoire en ces termes : « A Philippes il fut frappé de verges, mis en prison, et attaché par les pieds à une barre de bois ; à Lystre, il fut lapidé ; à Icone et à Thessalonique, injustement accusé ; à Ephèse, livré aux bêtes ; à Damas, jeté du haut d’un mur ; à Jérusalem, arrêté, frappé, lié, attaqué ; à Césarée, mis en prison ; dans son voyage d’Italie, exposé à une tempête ; enfin à Rome, sous Néron, jugé et mis à mort. »
Nous devons ajouter qu’à Lystre il guérit un paralytique, ressuscita un jeune homme tombé d’une fenêtre, et fit encore beaucoup d’autres miracles. A Mitylène, une vipère le mordit à la main sans lui faire aucun mal ; et l’on dit que toute la descendance de l’homme dont il était l’hôte est à l’abri du venin des serpents ; au point que, quand un enfant naît dans cette race, on met des serpents dans son berceau, pour reconnaître s’il est bien le fils de son père. Et Haymon raconte que Paul travaillait de ses mains depuis le chant du -325- coq jusqu’à la cinquième heure, puis se livrait à la prédication jusqu’à la nuit, et estimait que les quelques heures qui lui restaient suffisaient fort bien pour sa nourriture, son sommeil, et ses prières.
Lorsqu’il vint à Rome, Néron, qui n’était pas encore confirmé dans l’empire, apprit que les Juifs lui cherchaient querelle au sujet de leur loi et de la foi chrétienne ; mais il n’y prit point garde et laissa Paul aller librement où il voulait. Saint Jérôme, de son côté, raconte que, la vingt-cinquième année après la passion du Seigneur, et la seconde année du règne du Néron, Paul vint à Rome comme prisonnier, mais y resta deux ans libre, puis, relâché par l’empereur, alla prêcher l’évangile en Occident, et fut enfin décapité le même jour où saint Pierre fut crucifié, dans la quatorzième année du règne de Néron.
Sa science et sa piété étaient si éclatantes qu’il eut même pour disciples et pour amis plusieurs familiers de la maison de Néron, et que lecture fut faite devant Néron de quelques-uns de ses écrits. Un soir qu’il prêchait dans une cour, un jeune homme nommé Patrocle, que Néron aimait beaucoup, monta sur une fenêtre pour mieux l’entendre : il tomba de la fenêtre et se tua. Ce qu’apprenant, Néron, désolé de sa mort, lui choisit un successeur ; mais Paul se fit apporter le cadavre de Patrocle, le ressuscita, et l’envoya chez Néron avec ses compagnons. Et Néron, effrayé de cette visite de l’homme qu’il savait mort, refusa d’abord de le recevoir. Puis, quand il l’eut reçu : « Patrocle, tu es vivant ? » Et lui : « Oui, César ! » Et Néron : « Qui t’a rendu la vie ? » Et lui : « Jésus-Christ, roi des siècles ! » Alors, Néron, furieux : « Et ainsi, c’est ce roi que tu sers ? » Et lui : « Puissé-je servir celui qui m’a réveillé des morts ! » Au même instant cinq autres des familiers de l’empereur, qui se trouvaient là, lui dirent : « César, pourquoi t’irriter contre un jeune homme qui te répond la vérité ? Sache donc que, nous aussi, nous sommes les soldats de ce roi invincible ! » Ce qu’entendant, Néron les fit jeter en prison, malgré toute l’amitié qu’il avait eue pour eux. -326- Puis il fit rechercher tous les chrétiens, et, sans les interroger, les condamna tous aux plus affreux supplices. Et quand Paul, enchaîné, comparut devant lui : « Serviteur d’un grand roi, mais mon prisonnier ; pourquoi détournes-tu de leur devoir mes officiers ? » Et Paul : « Ce n’est pas seulement à ta cour que je recrute mes soldats, mais dans le monde entier. Et toi-même, si tu veux te soumettre à notre loi, tu seras sauvé ! Ce roi est si puissant, qu’il viendra juger tous les hommes et brûlera ce monde ! » Sur quoi Néron, furieux de ces paroles fit brûler tous les chrétiens à l’exception de Paul, qu’il condamna à avoir la tête tranchée comme coupable de lèse-majesté. Et tel fut le massacre des chrétiens que le peuple de Rome envahit le palais, menaçant de se révolter, et disant : « César, mets un terme au massacre, car les hommes que tu fais périr sont nos parents, et les meilleurs soutiens de l’empire ! » Si bien que l’empereur, effrayé, révoqua son édit, et déclara qu’il se réservait le droit de juger les chrétiens.
Paul comparut donc une seconde fois devant lui. Et Néron, repris de fureur à sa vue, s’écria : « Emmenez d’ici et décapitez ce malfaiteur ! » Et Paul : « Néron, ma souffrance ne durera que quelques instants, et puis je vivrai pendant une éternité auprès de mon maître Jésus ! » Et Néron : « Coupez-lui la tête, pour qu’il sache que je suis plus fort que son maître ! Et nous verrons bien, ensuite, s’il vit encore ! » Et Paul : « Pour que tu saches que je continuerai de vivre après la mort de mon corps, je t’apparaîtrai vivant quand on m’aura coupé la tête ! Ainsi tu verras que le Christ est le Dieu de la vie, et non pas de la mort ! » Puis il se laissa conduire au lieu de son supplice.
En chemin, les trois soldats qui le conduisaient lui dirent : « Quel est donc ce roi que vous aimez tant, et quelle récompense attendez-vous de lui ? » Paul leur parla si bien du royaume de Dieu qu’il les convertit. Ils le prièrent de s’enfuir. Et lui : « Non, mes frères, je ne suis pas un fuyard, mais un soldat du Christ. Quand je serai mort, des fidèles enlèveront mes restes, pour les -327- transporter en un certain lieu. Et vous, venez en ce lieu demain matin ! Vous y trouverez deux hommes en prière, nommés Tite et Luc ; Vous leur direz pourquoi je vous ai envoyés vers eux ; ils vous baptiseront, et vous serez admis au royaume céleste. » Survinrent alors deux autres soldats, envoyés par Néron pour voir s’il avait subi sa peine. Et comme il voulait également les convertir, ils lui dirent : « Si tu ressuscites après ta mort, nous croirons à tes paroles ; mais, maintenant, marche plus vite pour aller recevoir le châtiment qui t’est dû ! » Un peu plus loin, sous la porte d’Ostie, il rencontra une femme chrétienne appelée Plautille, qu’on appelait aussi Lemobie ; et cette femme, toute en larmes, se recommanda à ses prières. Et Paul lui dit : « Plautille, ma chère enfant, prête-moi le voile dont tu recouvres ta tête ; je m’en lierai les yeux et puis tu le reprendras ! » Et les bourreaux se moquaient d’elle, disant : « Comment peux-tu donner à cet imposteur un objet aussi précieux ? »
Parvenu au lieu de sa passion, Paul se tourna vers l’Orient, et, les yeux levés au ciel, il pria longtemps. Puis, ayant dit adieu à ses frères, il s’attacha autour des yeux le voile de Plautille, s’agenouilla, tendit le cou, et fut décapité. Et lorsque déjà sa tête était séparée de son tronc, sa bouche prononça, en hébreu, le nom de Jésus, que, vivante, elle avait eu tant de douceur à répéter sans cesse ! De sa blessure jaillit d’abord un flot de lait, jusque sur le manteau d’un soldat, puis le sang coula, et de son corps s’exhala un parfum délicieux. Or Néron, ayant appris tous ces miracles fut grandement effrayé, et s’enferma chez lui avec ses confidents. Soudain, toutes les portes étant fermées, Paul entra et lui dit : « César, me voici, soldat du roi éternel et invincible ! Et toi, malheureux, tu mourras d’une mort éternelle, pour avoir injustement tué les serviteurs de ce roi ! » Cela dit, il disparut. Néron, épouvanté, ne sut plus ce qu’il faisait. Sur le conseil de ses amis, il fit remettre en liberté Patrocle, Barnabé et les autres chrétiens. Cependant, les soldats qui avaient conduit Paul vinrent le lendemain -328- matin au tombeau du martyr. Ils y trouvèrent Tite et Luc occupés à prier, et, debout au milieu d’eux, Paul lui-même. Tite et Luc en voyant les soldats, s’enfuirent, et Paul disparut. Mais les soldats crièrent aux deux disciples : « Nous ne venons pas ici pour vous persécuter, mais pour recevoir de vous le baptême, ainsi que nous l’a ordonné Paul, qui était tout à l’heure debout près de vous ! » Ce qu’entendant, les disciples revinrent sur leurs pas et les baptisèrent avec une grande joie.
La tête de Paul fut jetée dans une fosse avec une foule d’autres, de telle sorte qu’on ne parvenait guère à la retrouver. Mais un jour, comme on vidait la fosse, un berger ramassa un crâne, du bout de son bâton, et le mit dans son étable. Et pendant trois nuits ce berger et son maître virent une lumière ineffable briller au-dessus de ce crâne. Ce qu’apprenant, l’évêque et les fidèles reconnurent que c’était la tête de Paul. On la porta donc en grande pompe, et déjà l’on s’apprêtait à la placer au-dessus du tronc lorsque le patriarche dit : « Tant de saints martyrs ont eu leurs têtes jetées, pêle-mêle, dans cette fosse, que nous ne pouvons pas être sûrs que ceci soit la tête de saint Paul. Mettons-la donc plutôt à ses pieds ; et si c’est vraiment sa tête, que le tronc se retourne pour l’avoir sur ses épaules ! » Ainsi fut fait ; et voilà que, à l’étonnement de tous, le corps se retourna dans le cercueil ! Et tous, bénissant Dieu, reconnurent que c’était bien là la tête de Paul. C’est du moins ce que raconte saint Denis, dans sa lettre à Timothée.
Grégoire de Tours affirme que les chaînes de saint Paul font de nombreux miracles. Lorsque des fidèles désirent avoir un peu de limaille de ces chaînes, un prêtre frotte les chaînes avec une lime ; et parfois la limaille s’obtient aussitôt, tandis que d’autres fois le prêtre a beau frotter très longtemps, pas un grain de limaille ne tombe des chaînes.
On lit, dans le même Grégoire de Tours, qu’un désespéré se préparait un lacet pour se pendre, tout en ne cessant pas de répéter : « Saint Paul, viens à mon -329- secours ! » Alors lui apparut une ombre sinistre, qui lui dit : « Hé mon ami, fais vite ce que tu as à faire ! » Mais lui, tout en préparant son lacet, répétait toujours : « Saint Paul, viens à mon secours ! » Et quand il eut achevé le lacet, une autre ombre apparut, et dit à celle qui exhortait l’homme à se tuer : « Fuis, malheureux, car voici saint Paul qui arrive ! » Aussitôt l’ombre sinistre s’évanouit, et l’homme, revenant à lui, jeta son lacet et fit pénitence.
Sainte Félicité eut sept fils, nommés Janvier, Félix, Philippe, Sylvain, Alexandre, Vital et Martial. Par ordre de l’empereur Antonin, le préfet Publius fit venir leur mère, et lui conseilla d’avoir pitié d’elle-même et de ses fils. Mais elle répondit : « Ni tes flatteries ne pourront me séduire, ni tes menaces m’effrayer : car l’Esprit-Saint qui est en moi m’assure que, vivante, je te vaincrai, et, morte, mieux encore ! » Puis, se tournant vers ses fils, elle leur dit : « Mes fils, levez les yeux au ciel, et voyez le Christ qui nous y attend ! Et puis combattez courageusement pour le Christ et montrez-vous fidèles dans son amour ! » Ce qu’entendant, le préfet la fit souffleter. Mais comme la mère et ses fils persévéraient dans leur foi, les sept jeunes gens furent condamnés à des supplices divers, sous les yeux de leur mère, qui leur prodiguait les encouragements. Aussi, saint Grégoire, dans ses homélies, appelle-t-il sainte Félicité « plus que martyre », car elle souffrit sept fois dans ses sept fils, et une huitième fois dans son propre corps. Elle-même, en effet, après avoir vu mourir ses enfants, reçut à son tour la palme du martyre. Leur mort eut lieu vers l’an du Seigneur 110.
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Alexis était fils d’Euphémien, noble romain qui occupait une des premières places à la cour de l’empereur, et qui avait à son service trois mille esclaves vêtus de soie avec des ceintures dorées. Euphémien était, avec cela, un homme très charitable : tous les jours on préparait chez lui trois tables, pour les pauvres, les orphelins, les veuves et les étrangers ; et c’était Euphémien lui-même qui les servait ; après quoi, à neuf heures, il prenait enfin son repas, en compagnie d’autres hommes bons et pieux comme lui. Sa femme, nommée Aglaé, partageait sa foi et tous ses sentiments. Longtemps ils n’eurent point d’enfants ; mais le ciel, cédant à leurs prières, finit par leur accorder un fils ; et, dès qu’ils l’eurent, ils firent vœu de vivre désormais dans la chasteté.
L’enfant reçut l’instruction la plus libérale ; et plus tard, quand il fut parvenu à la puberté, on choisit dans la maison de l’empereur une belle jeune fille qu’on lui donna pour femme. Mais, la nuit des noces, dès qu’il se trouva seul dans sa chambre avec sa jeune femme, il se mit à l’instruire dans la crainte de Dieu et à lui inspirer le goût de la virginité ; puis il lui remit son anneau d’or et le ruban qui lui servait de ceinture, et il lui dit : « Prends cela et garde-le aussi longtemps que Dieu le voudra ; et que le Seigneur soit entre nous ! » Le lendemain, emportant une partie de son bien, il s’embarqua secrètement sur un navire qui le conduisit à Laodicée ; et il se rendit, de là, à Edesse, ville de Syrie, où l’on conservait l’image de Jésus-Christ miraculeusement gravée sur un linge.
Arrivé dans cette ville, il distribua aux pauvres tout l’argent qu’il avait apporté avec lui, se vêtit de haillons, -331- et s’installa parmi la foule des mendiants, à l’entrée de l’église de Notre-Dame. Et, sur les aumônes qu’il recevait, il ne gardait pour lui que ce qui était strictement nécessaire : le reste allait aux autres pauvres de la ville.
Or son père Euphémien, désolé de son départ, envoya aux quatre coins du monde des serviteurs chargés de le retrouver. Et quelques-uns de ces serviteurs vinrent à Edesse, ou, sans reconnaître Alexis, ils lui firent l’aumône ainsi qu’à d’autres mendiants : ce dont Alexis remercia Dieu, disant : « Je te rends grâce, Seigneur, de ce que tu m’aies permis de recevoir l’aumône de mes serviteurs ! » Cependant les serviteurs, de retour à Rome, déclarèrent à ses parents que nulle part ils n’avaient pu le retrouver. Sa mère, dès le jour de son départ, avait étendu un sac sur le pavé de sa chambre, en disant : « Je passerai toutes mes nuits à pleurer sur ce sac, jusqu’à ce que mon fils me soit rendu ! » Et la femme d’Alexis avait dit à sa belle-mère : « Jusqu’à ce que j’aie eu des nouvelles de mon cher mari, je resterai près de toi comme une tourterelle solitaire ! » Or, après qu’Alexis eut servi Dieu pendant dix-sept ans sous le porche de l’église, l’image miraculeuse de la Vierge, qui était dans cette église, dit au gardien : « Fais entrer l’homme de Dieu, car il est digne du royaume céleste, et l’esprit divin repose sur lui, et sa prière monte comme l’encens jusqu’au visage de Dieu ! » Le gardien ne savait pas de qui la Vierge voulait parler ; mais elle lui dit : « Le mendiant qui se trouve à la porte de l’église, c’est lui ! » Alors le gardien s’empressa de faire entrer Alexis dans l’église, ce qui valut au mendiant l’attention et le respect de tous. Mais lui, afin de fuir la gloire humaine, revint à Laodicée, où il s’embarqua sur un vaisseau qui partait pour Tarse en Cilicie. Et ce vaisseau, par la volonté de Dieu, se trouva jeté dans le port de Rome. Ce que voyant, Alexis se dit : « Sans me faire connaître, je demeurerai dans la maison de mon père, de façon à n’être à charge à personne ! » Rencontrant donc son père qui revenait du palais, entouré d’une foule de quémandeurs, -332- il alla au-devant de lui, et lui dit : « Serviteur de Dieu, je suis étranger. Daigne m’admettre dans ta maison et me laisser manger les miettes de ta table, afin que, si quelqu’un des tiens se trouve à l’étranger, Dieu ait pareillement pitié de lui ! » Sur quoi son père, se souvenant de son fils, offrit à l’étranger une chambre dans sa maison, le fit nourrir des mets de sa propre table, et attacha à sa personne un serviteur spécial. Mais lui, il passait tout son temps en prières, macérant son corps par le jeûne et les veilles. Et les familiers de la maison se moquaient de lui et lui versaient de l’eau sale sur la tête : mais il supportait tout sans jamais se plaindre.
Il vécut ainsi dix-sept ans, inconnu, dans la maison de son père. Puis, l’Esprit-Saint lui ayant annoncé que le terme de sa vie était proche, il se procura un papier avec de l’encre, et consigna par écrit toute l’histoire de sa vie.
Le dimanche suivant, après la messe, une voix se fit entendre dans le temple, disant : « Venez à moi, vous tous qui souffrez, et je vous consolerai ! » Ce qu’entendant, toute la foule, effrayée, se prosterna la face contre terre. Et la voix dit de nouveau : « Cherchez l’homme de Dieu, afin qu’il prie pour Rome ! » On chercha sans trouver personne. Alors la voix dit : « Cherchez dans la maison d’Euphémien ! » Mais celui-ci, interrogé, répondit qu’il ne connaissait point l’homme qu’on cherchait.
Alors les empereurs Arcade et Honorius se rendirent dans sa maison avec le pape Innocent ; et voici que le serviteur chargé d’Alexis vint trouver son maître et lui dit : « Seigneur, peut-être l’homme qu’on cherche est-il votre étranger, car personne ne l’égale en patience et en sainteté ! » Aussitôt Euphémien courut à la chambre de l’étranger ; il trouva celui-ci déjà mort, mais avec un visage illuminé comme celui d’un ange. Et Euphémien voulut prendre le papier qu’il tenait en main, mais le mort refusa de s’en dessaisir. Ce qu’apprenant, les empereurs et le pontife s’approchèrent de lui à leur tour, et lui dirent : « Quelque pécheurs que nous soyons, nous -333- tenons le gouvernail de l’empire, et le pontife que voici préside à tout le troupeau de l’Eglise. Donne-nous donc ce papier, pour que nous sachions ce qui y est écrit ! » Et le pape voulut prendre le papier de la main du mort, qui aussitôt le lui abandonna. Lecture publique en fut faite devant la foule, parmi laquelle se trouvait Euphémien.
Aussitôt qu’il apprit la vérité, Euphémien fut si désespéré qu’il perdit connaissance et s’affaissa sur le sol. Puis, revenant un peu à lui, il déchira ses vêtements, s’arracha les cheveux et la barbe ; et, se roulant sur le corps de son fils, il disait : « Hélas, mon fils, pourquoi m’as-tu tant affligé et laissé gémir pendant si longtemps ? » De son côté, la mère d’Alexis, les vêtements déchirés et les cheveux en désordre, levait les yeux au ciel, s’écriant : « O hommes, laissez-moi passer, pour que je voie mon fils, la consolation de mon âme, celui qui a sucé le lait de mes mamelles ! » Puis, parvenue auprès du corps, elle s’étendit sur lui en gémissant : » Hélas, mon fils, lumière de mes yeux, pourquoi as-tu si cruellement agi envers nous ? Tu nous voyais pleurer, ton père et moi, et tu ne te montrais pas à nous ! Les esclaves t’injuriaient et tu ne disais rien ! » Puis elle reprenait, en couvrant de baisers son angélique visage : « Pleurez tous avec moi, vous qui êtes ici : car, pendant dix-sept ans, je l’ai eu dans ma maison sans savoir que c’était mon fils ! » Et la femme d’Alexis, toute vêtue de deuil, accourut en pleurant, et dit : « Malheur à moi, qui désormais suis veuve, et n’ai plus personne sur qui lever les yeux ! » Et la foule, entendant ces discours, pleurait amèrement.
Alors le pontife et les empereurs placèrent le corps sur un dais somptueux, le firent conduire à travers la ville, et firent annoncer qu’on avait enfin trouvé l’homme de Dieu que tout le monde, jusque-là, avait cherché en vain. Et tout le monde accourait au-devant du saint. Et les malades qui touchaient son corps étaient aussitôt guéris, les aveugles recouvraient la vue, les possédés étaient affranchis de leur possession. Si bien que les deux empereurs, à la vue de tant de miracles, voulurent -334- porter eux-mêmes le dais avec le pontife, afin d’être sanctifiés par le contact du corps. Ils ordonnèrent aussi de distribuer au peuple de l’or et de l’argent, de manière à détourner son attention et à permettre que le corps du saint poursuivît son chemin jusqu’à l’église. Mais la foule, oubliant son amour de l’argent, se précipitait, de plus en plus abondante, pour toucher le corps d’Alexis ; et c’est à grand’peine, que celui-ci put enfin parvenir jusqu’à l’église de Saint-Boniface, où, en l’espace d’une semaine, on lui éleva un monument tout orné d’or et de pierres précieuses. C’est dans ce monument que fut placé son corps : et un parfum si doux s’en exhalait, que tous croyaient que le monument était rempli d’aromates.
Saint Alexis mourut le dix-septième jour de juillet, en l’an du Seigneur 398.
Marguerite naquit à Antioche, où son père, Théodose, était patriarche de la religion païenne. Après sa naissance, elle fut confiée aux soins d’une nourrice chez qui elle s’instruisit de la foi du Christ : de telle sorte que, parvenue à l’âge adulte, elle reçut le baptême, ce qui lui valut la haine de son père. Or, un jour que, âgée de quinze ans, elle s’occupait avec d’autres jeunes filles a garder les brebis de sa nourrice, le préfet Olybrius vint à passer près de l’endroit où elle se trouvait, et, voyant, une jeune fille d’une beauté merveilleuse, ne tarda pas à s’enflammer d’amour pour elle. Il appela donc ses serviteurs et leur dit : « Allez vous emparer de cette jeune fille : si elle est de naissance libre, je la prendrai pour femme ; si elle est esclave, j’en ferai ma concubine. » Et -335- quand l’enfant lui fut amenée, il l’interrogea sur sa condition, son nom et sa religion. Elle répondit qu’elle était de condition noble, qu’elle s’appelait Marguerite, et qu’elle était chrétienne. Alors le préfet : « Les deux premières de ces trois choses te conviennent à merveille, car tout est noble en toi, et il n’y a point de perle (margarita) qui égale ta beauté. Mais la troisième chose ne te convient pas, c’est-à-dire qu’une jeune fille si belle et si noble ait, pour Dieu, un crucifié. » Et elle : « D’où sais-tu que le Christ a été crucifié ? » Et lui : « Je l’ai lu dans les livres des chrétiens ! » Et Marguerite : « Puisque tu as lu ces livres, tu y as vu à la fois le supplice du Christ et sa gloire ; comment donc oses-tu croire à l’un et nier l’autre ? » Après quoi elle lui affirma que le Christ s’était spontanément soumis à son supplice pour notre rédemption, mais que, maintenant, il vivait de la vie éternelle. Et le préfet, irrité, la fit jeter en prison.
Le lendemain, il la manda de nouveau, et lui dit : « Enfant stupide, aie pitié de ta beauté, et adore nos dieux, si tu veux être heureuse ! » Mais elle : « J’adore celui qui fait trembler la terre, qui épouvante la mer et que craignent toutes les créatures ! » Et le préfet : « Si tu ne me cèdes, je ferai lacérer ton corps ! » Mais elle : « Je n’ai pas de souhait plus cher que de mourir pour le Christ, qui s’est condamné lui-même à mourir pour moi ! » Alors le préfet la fit attacher à un chevalet ; et on la battit si cruellement, d’abord avec des verges, puis avec des pointes de fer, que ses os furent mis à nu, et que le sang jaillit de son corps comme d’une source pure. Et tous les assistants disaient : « O Marguerite, quelle pitié nous avons de toi ! Oh ! quelle beauté tu as perdue par ton incrédulité ! Mais à présent, du moins, pour conserver ta vie, reviens à la vraie foi ! » Et elle : « O mauvais conseillers, éloignez-vous de moi ! Ce supplice de ma chair est le salut de mon âme ! » Puis, s’adressant au préfet : « Chien insatiable et impudent, tu as pouvoir sur ma chair, mais mon âme n’appartient qu’au Christ ! » Cependant le préfet, n’ayant pas la force de voir une telle effusion de sang, se cachait le visage -336- avec son manteau. Il la fit enfin détacher du chevalet, et ordonna qu’elle fût reconduite dans sa prison, qui, aussitôt, s’illumina d’une immense clarté.
Dans sa prison, Marguerite pria le Seigneur de lui faire apparaître, sous forme visible, l’ennemi qui luttait contre elle. Et voici que lui apparut un dragon hideux, qui voulut se jeter sur elle pour la dévorer. Mais elle fit le signe de la croix, et le dragon disparut. Ou encore, comme l’affirme une légende, le monstre la saisit par la tête et l’introduisit dans sa bouche ; et c’est alors qu’elle fit un signe de croix par la vertu duquel le dragon creva, et la vierge sortit de son corps sans avoir aucun mal. Mais cette légende est apocryphe, et on s’accorde à la tenir pour une fable sans fondement.
S’obstinant à vouloir tromper Marguerite, le démon lui apparut sous la forme d’un jeune homme. Et comme elle s’était mise en prières, il s’approcha d’elle, lui prit la main, et lui dit : « Que ce que tu as déjà fait te suffise : cesse maintenant de me tourmenter ! » Mais Marguerite le saisit par la tête, l’étendit à terre, et, posant sur lui son pied droit, elle dit : « Démon orgueilleux, prosterne-toi sous le pied d’une femme ! » Mais le démon criait : « O Marguerite, je suis vaincu, et, pour comble de honte, vaincu par une petite fille, et dont le père et la mère ont été mes amis ! »
La sainte le força à lui dire pourquoi il était venu : c’était pour l’engager à obéir aux ordres du préfet. Elle lui demanda ensuite pourquoi il tentait si obstinément les chrétiens. Il répondit que c’était, d’abord, parce qu’il haïssait tous les hommes vertueux, et ensuite parce que, dans sa jalousie, il voulait ôter aux chrétiens un bonheur que, lui-même, il avait perdu. Il ajouta que Salomon avait enfermé dans un vase une foule de démons, mais que, après sa mort, les hommes, en voyant du feu sortir de ce vase, s’étaient figuré qu’il contenait un trésor, l’avaient brisé, et avaient ainsi remis les démons en liberté. Enfin Marguerite, ayant forcé le démon à tous ces aveux, souleva son pied et dit : « Va-t’en, misérable ! » Et aussitôt le démon s’enfuit.
-337- Ayant vaincu le prince, elle n’eut pas de peine à vaincre son ministre. Le lendemain, comme de nouveau elle se refusait à sacrifier aux idoles, elle fut dépouillée de ses vêtements et brûlée avec des torches ardentes ; et tous s’étonnaient qu’une enfant pût supporter tant de supplices divers. Seul, le préfet resta impitoyable : pour aggraver sa douleur par la variété des souffrances, il la fit plonger dans un bassin plein d’eau ; mais aussitôt la terre trembla, le bassin se brisa, et la jeune fille en sortit saine et sauve sous les yeux de la foule. Ce que voyant, cinq mille personnes se convertirent, et furent punies de mort pour le nom du Christ. Enfin le préfet, redoutant d’autres conversions, ordonna qu’elle fût au plus vite décapitée. Mais elle, après avoir obtenu la permission de faire une prière, pria pour elle-même et pour ses persécuteurs, et aussi pour ceux qui, par la suite, invoqueraient son nom. Elle demanda, en particulier, que toutes les fois qu’une femme en couches invoquerait son nom, l’enfant pût naître sans avoir aucun mal. Et une voix du ciel lui dit que toutes ses prières étaient exaucées. Alors, se relevant, elle dit au bourreau : « Mon frère, tire maintenant ton épée et frappe-moi ! » Le bourreau, d’un seul coup, lui trancha la tête ; et c’est ainsi qu’elle reçut la couronne du martyre, le quatorzième jour des calendes d’août, suivant les uns, suivant d’autres le troisième jour des ides de juillet.
Praxède, vierge, et sa sœur Pudentienne, eurent pour frères les saints Donat et Timothée, qui furent instruits dans la foi par les apôtres. Au milieu des persécutions, elles ensevelirent les corps de nombreux chrétiens. Elles -338- distribuèrent aussi aux pauvres tous leurs biens. Et elles s’endormirent enfin dans le Seigneur, vers l’an 165, sous le règne des empereurs Marc et Antoine II.
I. Marie-Madeleine naquit de parents nobles, et qui descendaient de famille royale. Son père s’appelait Syrus, sa mère Eucharie. Avec son frère Lazare et sa sœur Marthe, elle possédait la place forte de Magdala, voisine de Genézareth, Béthanie, près de Jérusalem, et une grande partie de cette dernière ville ; mais cette vaste possession fut partagée de telle manière que Lazare eut la partie de Jérusalem, Marthe, Béthanie, et que Magdala revint en propre à Marie, qui tira de là son surnom de Magdeleine. Et comme Madeleine s’abandonnait tout entière aux délices des sens, et que Lazare servait dans l’armée, c’était la sage Marthe qui s’occupait d’administrer les biens de sa sœur et de son frère. Tous trois, d’ailleurs, après l’ascension de Jésus-Christ, vendirent leurs biens et en déposèrent le prix aux pieds des apôtres.
Autant Madeleine était riche, autant elle était belle ; et elle avait si complètement livré son corps à la volupté qu’on ne la connaissait plus que sous le nom de la Pécheresse. Mais, comme Jésus allait prêchant çà et là, elle apprit un jour, sous l’inspiration divine, qu’il s’était arrêté dans la maison de Simon le lépreux ; et aussitôt elle y courut ; mais, n’osant pas se mêler aux disciples, elle se tint à l’écart, lava de ses larmes les pieds du Seigneur, les essuya de ses cheveux et les oignit d’un onguent précieux : car l’extrême chaleur forçait les habitants -339- de cette région à se servir, plusieurs fois par jour, d’eau et d’onguent. Et comme le Pharisien Simon s’étonnait de voir qu’un prophète se laissât toucher par une prostituée, le Seigneur le blâma de son orgueilleuse justice, et dit que tous les péchés de cette femme lui étaient remis. Et, depuis lors, il n’y eut point de grâce qu’il n’accordât à Marie-Madeleine, ni de signe d’affection qu’il ne lui témoignât. Il chassa d’elle sept démons, il l’admit dans sa familiarité, il daigna demeurer chez elle, et, en toute occasion, se plut à la défendre. Il la défendit devant le pharisien qui la disait impure, et devant sa sœur Marthe, qui l’accusait de paresse, et devant Judas, qui lui reprochait sa prodigalité. Et il ne pouvait la voir pleurer sans pleurer lui-même. C’est par faveur pour elle qu’il ressuscita son frère, mort depuis quatre jours, qu’il guérit Marthe d’un flux de sang dont elle souffrait depuis sept ans, et qu’il choisit la servante de Marthe, Martille, pour prononcer cette parole mémorable : « Bienheureux le ventre qui t’a porté ! » Madeleine eut aussi l’honneur d’assister à la mort de Jésus, au pied de la croix ; c’est elle qui oignit de parfum le corps de Jésus après sa mort, et qui resta près du tombeau tandis que tous les disciples s’en étaient éloignés, et à qui Jésus ressuscité apparut tout d’abord.
Après l’ascension du Seigneur, la quatorzième année après la Passion, les disciples se répandirent dans les diverses contrées pour y semer la parole divine ; et saint Pierre confia Marie-Madeleine à saint Maximin, l’un des soixante-douze disciples du Seigneur. Alors saint Maximin, Marie-Madeleine, Lazare, Marthe, Martille, et avec eux saint Cédon, l’aveugle-né guéri par Jésus, ainsi que d’autres chrétiens encore, furent jetés par les infidèles sur un bateau et lancés à la mer, sans personne pour diriger le bateau. Les infidèles espéraient que, de cette façon, ils seraient tous noyés à la fois. Mais le bateau, conduit par la grâce divine, arriva heureusement dans le port de Marseille. Là, personne ne voulut recevoir les nouveaux venus, qui s’abritèrent sous le portique d’un temple. Et, lorsque Marie-Madeleine vit les -340- païens se rendre dans leur temple pour sacrifier aux idoles, elle se leva, le visage calme, se mit à les détourner du culte des idoles et à leur prêcher le Christ. Et tous l’admirèrent, autant pour son éloquence que pour sa beauté : éloquence qui n’avait rien de surprenant dans une bouche qui avait touché les pieds du Seigneur.
II. Or le chef de la province se rendit dans le temple pour sacrifier aux idoles, espérant obtenir ainsi un enfant, car leur mariage était resté sans fruit. Mais Madeleine, par sa prédication, les dissuada de sacrifier aux idoles. Et, quelques jours après, elle apparut en rêve à la femme de ce chef et lui dit : « Pourquoi, étant riches, laissez-vous mourir de faim et de froid les serviteurs de Dieu ? » Et elle la menaça de la colère divine si elle se refusait à faire en sorte que son mari devînt plus charitable. Mais la femme eut peur de parler à son mari de cette vision. Madeleine lui apparut encore la nuit suivante ; et, de nouveau, elle négligea d’en avertir son mari. Enfin, la troisième nuit, Madeleine se montra, tout irritée et le visage enflammé, et elle lui reprocha amèrement la dureté de son cœur. La femme se réveilla toute tremblante, et vit que son mari tremblait aussi. « Seigneur, lui dit-elle, as-tu vu de ton côté ce que j’ai vu en rêve ? » Et le mari répondit : « J’ai vu la chrétienne, qui m’a reproché mon manque de charité, et m’a menacé de la colère divine. Que devons-nous faire ? » Et la femme : « Mieux vaut lui obéir que d’encourir la colère de son Dieu ! » Ils donnèrent donc l’hospitalité aux chrétiens, et promirent de pourvoir à tous leurs besoins.
Un jour que Marie-Madeleine prêchait, ce même chef lui dit : « Te crois-tu en état de défendre la foi que tu prêches ? » Et elle : « Certes, je suis prête à défendre une foi qui se trouve encore fortifiée tous les jours par les miracles et la prédication de mon maître Pierre, l’évêque de Rome ! » Alors le chef et sa femme lui dirent : « Nous t’obéirons en toute chose si tu parviens à obtenir pour nous, de ton Dieu, la naissance d’un fils. » Et Marie-Madeleine pria le Seigneur pour eux, et sa prière fut entendue, car bientôt la femme se trouva enceinte.
-341- Alors le chef résolut de se rendre auprès de Pierre, pour savoir de lui si ce que Madeleine disait du Christ était vrai. Et sa femme lui dit : « Eh ! quoi, mon ami, penses-tu donc partir sans moi ? » Et lui : « Je ne puis songer à te prendre avec moi, car tu es enceinte, et les dangers de la mer sont grands ! » Mais elle insista si fort, comme savent faire les femmes, et se jeta à ses pieds avec tant de larmes, qu’elle finit par obtenir ce qu’elle demandait. Madeleine fit sur eux le signe de la croix, pour les mettre à l’abri des pièges du démon, et ils partirent, laissant à la garde de Madeleine tout ce qu’ils n’emportaient pas avec eux sur le bateau. Or, après un jour et une nuit du voyage, la mer se leva, la tempête souffla ; et la femme du chef, accablée de frayeur et toute secouée par l’orage, enfanta un fils avant le terme naturel, et, l’ayant enfanté, mourut. Quant à l’enfant nouveau-né, il tremblait de faim, cherchait vainement le sein maternel et poussait des cris lamentables. Le malheureux père se désespérait, disant : « Hélas ! que vais-je faire ? J’ai désiré avoir un fils, et voilà que, par ce désir, j’ai perdu à la fois ma femme et mon fils ! » Cependant les matelots s’écriaient : « Qu’on jette à la mer ce cadavre, car aussi longtemps qu’il sera avec nous la tempête continuera à nous tourmenter ! » Déjà même ils s’étaient emparés du cadavre pour le jeter à la mer, malgré les supplications du pèlerin, lorsque apparut à l’horizon une terre inconnue. L’apercevant, le pèlerin obtint des matelots, à force de prières et de promesses, qu’on transportât sur cette terre le cadavre de sa femme et l’enfant nouveau-né. On aborda donc, et l’on se mit en devoir de creuser une fosse. Mais le sol était si dur qu’on ne pouvait le creuser ; de telle sorte que le pèlerin enveloppa le cadavre dans un manteau, et le disposa dans un endroit écarté, après lui avoir placé l’enfant sur la poitrine. Puis, après avoir invoqué l’aide de Marie-Madeleine, il remonta à bord et poursuivit sa route.
Quand il arriva auprès de Pierre, celui-ci vint à sa rencontre ; et, voyant sur son manteau le signe de la croix, il lui demanda qui il était et d’où il venait. Le -342- pèlerin lui raconta toute son histoire. Et Pierre : « Que la paix rentre en toi, et prends ton mal en patience ! Ta femme dort et son enfant avec elle. Mais Dieu est puissant : il peut tout enlever et tout rendre. Il pourra, s’il le veut, changer ta tristesse en joie : » Pierre le conduisit ensuite à Jérusalem, lui montra tous les lieux où le Christ avait prêché et fait des miracles, le lieu de sa passion et celui de son ascension ; et pendant deux ans il l’instruisit dans la foi. Après quoi le pèlerin reprit la mer pour rentrer dans sa patrie. Et comme, sur l’ordre de Dieu, le vent avait poussé de nouveau le bateau près de l’île où avaient été déposés la femme morte et l’enfant, le pèlerin obtint des matelots la permission d’y aborder.
Or, le petit garçon, dont Marie-Madeleine s’était chargée, et sur qui elle veillait de loin pour le maintenir en vie, venait souvent jouer dans le sable du rivage ; et le pèlerin, en approchant de l’île, fut très surpris de voir cet enfant en un tel lieu. L’enfant, de son côté, n’ayant jamais vu aucun homme, prit peur, et se réfugia auprès de sa mère morte, dont il téta le sein à son habitude. Et le pèlerin, s’étant approché, aperçut sa femme, qui semblait dormir, et un bel enfant qui lui tétait le sein. Alors il prit l’enfant dans ses bras et s’écria : « O bienheureuse Marie-Madeleine, combien ma joie serait grande si seulement ma femme vivait encore et pouvait rentrer avec moi dans notre patrie ! Et je sais que toi, qui m’as donné un enfant, et qui pendant deux ans as veillé sur lui, tu aurais le pouvoir d’obtenir du ciel que la vie fût rendue à la mère ! » A peine avait-il ainsi parlé que sa femme ouvrit les yeux, comme si elle s’éveillait, et dit : « Bénie sois-tu, Marie-Madeleine, qui m’as tenu lieu de sage-femme dans mes couches et m’as fidèlement secourue dans tous mes besoins ! » Et le pèlerin stupéfait : « Es-tu donc vivante, ma femme chérie ? » Et elle : « Oui, certes ; et je reviens à présent du pèlerinage dont tu reviens toi-même. Et, quand saint Pierre te conduisait dans Jérusalem, te montrant tous les lieux où a vécu et est mort le Christ, j’étais là aussi, sous la conduite de sainte Marie-Madeleine. » Le pèlerin, -343- ravi de joie, remonta sur le bateau avec sa femme et son enfant ; et, peu de temps après, ils entrèrent dans le port de Marseille. Ils trouvèrent là Marie-Madeleine occupée à prêcher avec ses disciples. Se jetant à ses pieds, ils lui racontèrent tout ce qui leur était arrivé ; et saint Maximin les baptisa solennellement.
Alors les habitants de Marseille détruisirent tous les temples des idoles, qu’ils remplacèrent par des églises chrétiennes ; et, d’un consentement unanime, ils nommèrent Lazare évêque de Marseille. Puis Marie-Madeleine et ses disciples se rendirent à Aix, où, par de nombreux miracles, ils convertirent le peuple à la foi du Christ ; et saint Maximin y fut élu évêque.
III. Cependant sainte Marie-Madeleine, désireuse de contempler les choses célestes, se retira dans une grotte de la montagne, que lui avait préparée la main des anges, et pendant trente ans elle y resta à l’insu de tous. Il n’y avait là ni cours d’eau, ni herbe, ni arbre ; ce qui signifiait que Jésus voulait nourrir la sainte des seuls mets célestes, sans lui accorder aucun des plaisirs terrestres. Mais, tous les jours, les anges l’élevaient dans les airs, où, pendant une heure, elle entendait leur musique ; après quoi, rassasiée de ce repas délicieux, elle redescendait dans sa grotte, sans avoir le moindre besoin d’aliments corporels.
Or, certain prêtre, voulant mener une vie solitaire, s’était aménagé une cellule à douze stades de la grotte de Madeleine. Et, un jour, le Seigneur lui ouvrit les yeux, de telle sorte qu’il vit les anges entrer dans la grotte, prendre la sainte, la soulever dans les airs et la ramener à terre une heure après. Sur quoi le prêtre, afin de mieux constater la réalité de sa vision, se mit à courir vers l’endroit où elle lui était apparue ; mais, lorsqu’il fut arrivé à une portée de pierre de cet endroit, tous ses membres furent paralysés ; il en retrouvait l’usage pour s’en éloigner, mais, dès qu’il voulait se rapprocher, ses jambes lui refusaient leur service. Il comprit alors qu’il y avait là un mystère sacré, supérieur à l’expérience humaine. Et, invoquant le Christ, il s’écria : « Je t’en -344- adjure par le Seigneur ! si tu es une personne humaine, toi qui habites cette grotte, réponds-moi et dis-moi la vérité ! » Et, après qu’il eut répété trois fois cette adjuration, sainte Marie-Madeleine lui répondit : « Approche-toi davantage, et tu sauras tout ce que tu désires savoir ! » Puis, lorsque la grâce du ciel eut permis au prêtre de faire encore quelques pas en avant, la sainte lui dit : « Te souviens-tu d’avoir lu, dans l’évangile, l’histoire de Marie, cette fameuse pécheresse qui lava les pieds du Sauveur, les essuya de ses cheveux, et obtint le pardon de tous ses péchés ? » Et le prêtre : « Oui, je m’en souviens ; et, depuis trente ans déjà, notre sainte Eglise célèbre ce souvenir. » Alors la sainte : « Je suis cette pécheresse. Depuis trente ans, je vis ici à l’insu de tous ; et, tous les jours, les anges m’emmènent au ciel, où j’ai le bonheur d’entendre de mes propres oreilles les chants de la troupe céleste. Or, voici que le moment est prochain où je dois quitter cette terre pour toujours. Va donc trouver l’évêque Maximin, et dis-lui que, le jour de Pâques, dès qu’il sera levé, il se rende dans son oratoire : il m’y trouvera, amenée par les anges. » Et le prêtre, pendant qu’elle lui parlait, ne la voyait pas, mais il entendait une voix d’une suavité angélique.
Il courut aussitôt vers saint Maximin, à qui il rendit compte de ce qu’il avait vu et entendu, et, le dimanche suivant, à la première heure du matin, le saint évêque, entrant dans son oratoire, aperçut Marie-Madeleine encore entourée des anges qui l’avaient amenée. Elle était élevée à deux coudées de terre, les mains étendues. Et, comme saint Maximin avait peur d’approcher, elle lui dit : « Père, ne fuis pas ta fille ! » Et Maximin raconte lui-même, dans ses écrits, que le visage de la sainte, accoutumé à une longue vision des anges, était devenu si radieux, qu’on aurait pu plus facilement regarder en face les rayons du soleil que ceux de ce visage. Alors l’évêque, ayant rassemblé son clergé, donna à sainte Marie-Madeleine le corps et le sang du Seigneur ; et, aussitôt qu’elle eut reçu la communion, son corps s’affaissa devant l’autel et son âme s’envola vers le Seigneur. Et telle était -345- l’odeur de sa sainteté, que, pendant sept jours, l’oratoire en fut parfumé. Saint Maximin fit ensevelir en grande pompe le corps de la sainte, et demanda à être lui-même enterré près d’elle, après sa mort.
Le livre attribué par les uns à Hégésippe, par d’autres à Josèphe, raconte l’histoire de Marie-Madeleine presque de la même façon. Il ajoute seulement que le prêtre trouva la sainte enfermée dans sa cellule, que, sur sa demande, il lui donna un manteau dont elle se couvrit, et que c’est avec lui qu’elle se rendit à l’église, où, après avoir communié, elle s’endormit en paix devant l’autel.
IV. Au temps de Charlemagne, Girard, duc de Bourgogne, désolé de ne pouvoir pas avoir un fils, faisait de grandes charités aux pauvres, et construisait nombre d’églises et de monastères. Lorsqu’il eut ainsi construit le monastère de Vézelay, l’abbé de ce monastère, sur sa demande, envoya à Aix un moine avec une escorte, afin qu’il essayât, si la chose était possible, de ramener de cette ville le corps de sainte Madeleine. Le moine, en arrivant à Aix, vit la ville détruite de fond en comble par les païens ; mais un heureux hasard lui permit de découvrir un tombeau de marbre qu’il supposa être celui de la sainte : car toute l’histoire de celle-ci y était sculptée. La nuit suivante, donc, le moine ouvrit le tombeau, prit les ossements qui s’y trouvaient, et les rapporta à son hôtellerie. Et, dans cette même nuit, sainte Madeleine, lui apparaissant en rêve, lui dit d’être sans crainte et de poursuivre son œuvre. Le moine s’en retourna vers son monastère avec les précieuses reliques ; mais, quand il arriva à une demi-lieue du monastère, ni lui ni ses compagnons ne purent faire avancer davantage les reliques jusqu’à ce que l’abbé fût venu au-devant d’elles, et les eût fait solennellement conduire en procession.
V. Un soldat, qui avait l’habitude de faire, tous les ans, un pèlerinage au tombeau de sainte Madeleine, fut tué dans un combat. Ses parents, pleurant autour de son cercueil, reprochaient pieusement à la sainte d’avoir permis que leur fils mourût sans confession. Et voilà que tout à coup le mort, à la surprise générale, se leva et -346- demanda un prêtre. Puis, lorsqu’il se fut confessé et eut reçu l’extrême-onction, aussitôt il s’endormit en paix dans le Seigneur.
VI. Sur un bateau en péril, une femme, qui était enceinte, invoqua sainte Madeleine, faisant le vœu que, si elle était sauvée et s’il lui naissait un fils, elle donnerait cet enfant au monastère de la Madeleine. Alors une femme d’apparence surnaturelle s’approcha d’elle, et, la prenant par le menton, la conduisit saine et sauve jusqu’au rivage : en récompense de quoi, la naufragée, ayant mis au monde un fils, remplit fidèlement son vœu.
VII. Certains auteurs racontent que Marie-Madeleine était la fiancée de saint Jean l’Evangéliste, et que celui-ci s’apprêtait à l’épouser lorsque le Christ, survenant au milieu de ses noces, l’appela à lui : ce dont Madeleine fut si indignée que, depuis lors, elle se livra tout entière à la volupté. Mais c’est là une légende fausse et gratuite : et le Frère Albert, dans sa préface à l’évangile de saint Jean, nous affirme que la fiancée que le saint quitta pour suivre Jésus, resta vierge toute sa vie, et vécut, plus tard, dans la société de la Vierge Marie.
VIII. Un aveugle se rendait en pèlerinage au monastère de Vézelay. Lorsque l’homme qui le conduisait lui dit que déjà on apercevait l’église, l’aveugle s’écria : « O sainte Marie-Madeleine, ne me sera-t-il jamais donné de voir ton église ? » Et aussitôt il recouvra la vue.
IX. Un homme qui était en prison appela à son aide Marie-Madeleine ; et, dans le nuit, une femme inconnue lui apparut, qui brisa ses chaînes, lui ouvrit la porte de la prison, et lui ordonna de s’enfuir.
X. Un clerc de Flandre, nommé Etienne, était tombé dans une telle dépravation qu’il se livrait à tous les vices, et ne voulait pas même entendre parler des choses du salut. Il gardait seulement une grande dévotion à Marie-Madeleine, et ne manquait pas de jeûner la veille de sa fête. Or, comme il visitait le tombeau de la sainte, celle-ci lui apparut, tout en larmes, et soutenue des deux côtés par des anges. Et elle lui dit : « Pourquoi, Etienne, te conduis-tu d’une façon si indigne de moi ? Mais moi, du -347- jour où tu as commencé à m’invoquer, j’ai toujours prié le Seigneur pour toi ! Maintenant donc, lève-toi et fais pénitence, et je ne t’abandonnerai pas jusqu’à ce que tu te sois réconcilié avec Dieu ! » Et Etienne se sentit rempli d’une telle grâce divine que, renonçant au siècle, il entra en religion, et mena depuis lors une vie parfaite. A sa mort, on vit Marie-Madeleine descendre vers lui, soutenue par deux anges, et emporter son âme au ciel comme une blanche colombe.
Apollinaire, disciple de l’apôtre Pierre, fut envoyé par son maître, de Rome, à Ravenne, où il guérit la femme d’un tribun et la baptisa, ainsi que son mari et toute sa maison. Ce qu’apprenant, le magistrat de la ville le fit arrêter et conduire au temple de Jupiter, pour qu’il y sacrifiât aux idoles. Et comme Apollinaire, voyant l’or et l’argent qui ornaient les idoles, s’écriait qu’on ferait mieux de donner tout cela aux pauvres, il fut sur-le-champ battu de verges et laissé à demi mort. Mais ses disciples le recueillirent et, pendant sept mois, il vécut dans la maison d’une veuve, où, peu à peu, les forces lui revinrent.
Il se rendit ensuite dans la ville de Classe, pour y guérir un homme noble qui avait perdu la parole. Et, au moment où il entrait dans la maison de cet homme, une jeune fille possédée du démon s’écria : « Eloigne-toi, serviteur de Dieu, ou bien je te ferai emporter hors de la ville pieds et poings liés ! » Et Apollinaire ordonna au démon qui était en elle de la quitter, ce qu’il fit aussitôt. Puis, s’approchant du muet, il invoqua Dieu sur -348- lui et le guérit ; et plus de cinq cents personnes se convertirent au Christ. Mais les païens, pour l’empêcher de prononcer le nom de Jésus, le frappèrent de verges ; et lui, gisant à terre, il continuait à proclamer le vrai Dieu. Alors ils le firent se tenir debout, les pieds nus, sur des pointes de fer ; et comme il continuait à prêcher le Christ, ils le chassèrent de la ville.
Apollinaire revint à Ravenne, où un patricien, nommé Rufus, l’appela près de sa fille qui était malade. Et à peine était-il entré dans la maison de Rufus que cette jeune fille mourut. Alors Rufus : « Mieux eût valu que tu n’entrasses point dans ma maison, car les dieux s’en sont irrités, et ont refusé de guérir ma fille ! Et maintenant que peux-tu pour elle ? » Mais Apollinaire : « Sois sans crainte ; et jure-moi seulement que, si ta fille revient à la vie, tu la laisseras librement se consacrer au service de son Créateur ! » Rufus l’ayant juré, le saint fit une prière, et aussitôt la jeune femme se leva ; après quoi, confessant le Christ, elle reçut le baptême avec sa mère et toute sa maison ; et elle resta vierge durant toute sa vie.
La nouvelle en étant parvenue à l’empereur, celui-ci écrivit au préfet du prétoire que, si Apollinaire refusait de sacrifier aux idoles, il eût à être envoyé en exil. Et le préfet, pour obtenir d’Apollinaire qu’il sacrifiât aux idoles, le fit battre de verges et attacher à un chevalet. Et comme le saint continuait à prêcher le Christ, il fit verser de l’eau bouillante dans ses plaies, le chargea de chaînes et voulut que, dans cet état, il partît pour l’exil. Mais les chrétiens, indignés à la vue d’une telle cruauté, s’élancèrent sur les païens, dont ils tuèrent plus de deux cents. Le préfet, épouvanté, se cacha dans son palais et y fit cacher Apollinaire, qu’il fit ensuite transporter à bord d’un bateau avec trois clercs, ses disciples. Mais, sur le bateau, le saint échappa aux périls de la tempête et convertit les deux soldats chargés de sa garde. Revenu à Ravenne, il fut repris par les païens et conduit au temple d’Apollon où, sur un signe de lui, la statue du dieu se brisa en morceaux. Alors les prêtres le conduisirent -349- devant le juge Taurus ; mais celui-ci avait un fils aveugle à qui le saint rendit la vue ; et le juge, émerveillé de ce miracle, se convertit et, pendant quatre ans, le saint demeura dans sa maison. Au bout de ce temps, les prêtres l’accusèrent auprès de l’empereur Vespasien : mais celui-ci se borna à dire que, si quelqu’un refusait de sacrifier aux idoles, il aurait à être puni de l’exil ; ajoutant que ce n’était pas aux hommes de venger les dieux, mais aux dieux eux-mêmes, s’ils le jugeaient bon. Alors le patricien Démosthène somma le saint de sacrifier aux idoles ; et, sur son refus, il le livra à un centurion qui, déjà, s’était secrètement converti au christianisme. Ce centurion, pour dérober le saint à la fureur de la foule païenne, le conduisit dans un faubourg habité par des lépreux ; mais la foule le suivit jusque-là, le roua de coups, et l’accabla de blessures mortelles. Il survécut cependant toute une semaine encore, enseignant ses disciples. Puis il rendit l’âme, et fut solennellement enseveli par les chrétiens. Ce martyre eut lieu sous le règne de Vespasien, vers l’an du Seigneur 70.
Christine, jeune fille noble, naquit à Tyr, en Italie. Comme elle était fort belle, et que nombre d’hommes la demandaient en mariage, ses parents, qui voulaient la consacrer au culte des dieux, l’enfermèrent dans une tour, avec douze suivantes, en compagnie d’idoles d’or et d’argent. Mais elle, instruite par l’esprit divin, elle avait horreur de sacrifier aux idoles, et jetait par la fenêtre l’encens qu’elle aurait dû brûler devant les dieux. Et ses suivantes dirent à son père ; « Ta fille, notre maîtresse, -350- dédaigne de sacrifier à nos dieux et se proclame chrétienne ! » Le père voulut, par des caresses, ramener sa fille au culte des dieux. Mais elle : « Ce n’est pas à des dieux mortels, mais au Dieu céleste que j’offre mon sacrifice ! » Et son père : « Ma fille, si tu n’offres de sacrifice qu’à un seul Dieu, les autres dieux en seront fâchés ! » Et elle : « Tu as raison sans t’en douter ; car le fait est que j’offre mon sacrifice au Père, au Fils et au Saint-Esprit. » Et le père : « Si tu adores trois dieux, pourquoi refuses-tu d’adorer les autres ? » Mais elle : « Ces trois dieux n’en forment qu’un seul ! »
Christine brisa ensuite les idoles de son père et distribua aux pauvres l’or et l’argent dont elles étaient faites. Son père, furieux de sa désobéissance, la fit dévêtir, et ordonna à douze de ses serviteurs de la frapper, ce qu’ils firent jusqu’à ce que les forces leur manquèrent. Alors Christine dit à son père : « Homme sans honneur, sans pudeur et détesté de Dieu, vois : les bourreaux n’ont plus la force de me frapper ! que ne demandes-tu à tes dieux de leur rendre des forces ? » Le père la fit charger de chaînes et jeter en prison.
Ce qu’apprenant, sa mère déchira ses vêtements, et, s’étant rendue auprès d’elle, se jeta à ses pieds et lui dit : « Ma chère fille, lumière de mes yeux, aie pitié de moi ! » Mais elle : « Je ne suis plus ta fille, mais bien celle du Dieu dont je porte le nom ! » Enfin la mère, ne parvenant pas à la persuader, revint vers son mari et lui répéta ses réponses. Alors le père fit comparaître Christine devant lui et lui dit : « Si tu ne veux pas sacrifier aux dieux, c’est toi-même qui sera sacrifiée et tu cesseras d’être ma fille ! » Mais elle : « Je te remercie du moins de ce que tu ne m’appelles plus la fille du diable que tu es ; car ce qui naît d’un diable ne peut être que diabolique ! » Alors il ordonna qu’on lui déchirât les chairs et qu’on rompît ses membres. Mais Christine, prenant des morceaux de sa chair, les lui jetait au visage, et lui disait : « Prends cela, tyran et mange cette chair que tu as engendrée ! » Son père la fit ensuite attacher à une roue et fit allumer sous elle un bûcher où l’on jeta de -351- l’huile ; mais une grande flamme en jaillit, qui tua quinze cents personnes sans lui faire aucun mal.
Son père, qui attribuait tous ces miracles à des artifices magiques, la fit ramener en prison et ordonna que, la nuit, elle fût jetée à la mer avec une grande pierre attachée au cou. Mais aussitôt les anges la maintinrent au-dessus de l’eau, et le Christ, descendant vers elle, la baptisa dans la mer ; après quoi il la confia à l’archange Michel, qui la ramena sur le rivage.
Son père, exaspéré, lui dit : « Par quels maléfices parviens-tu à dompter jusqu’aux flots de la mer ? » Mais elle : « Homme malheureux et stupide, ne comprends-tu pas que c’est le Christ qui m’accorde cette grâce ? » Son père la fit jeter en prison, avec l’intention de la faire décapiter le jour suivant ; mais, dans la nuit, ce mauvais père, qui s’appelait Urbain, fut trouvé mort dans son palais.
Il eut pour successeur un magistrat non moins inique, nommé Elius, qui la fit plonger dans une chaudière allumée avec de l’huile, de la résine et de la poix ; et il ordonna à quatre hommes de secouer la chaudière, pour activer la flamme. Mais Christine louait Dieu de ce que, née d’hier à la foi, il lui permît d’être bercée comme un petit enfant. Et le juge, furieux, lui fit raser la tête et la fit conduire nue à travers la ville jusqu’au temple d’Apollon ; mais là, sur un signe d’elle, la statue du dieu tomba en poussière ; ce dont le juge fut si effrayé qu’il en mourut.
Il eut pour successeur Julien, qui fit plonger Christine dans une fournaise ardente ; elle y resta cinq jours saine et sauve, chantant avec des anges et se promenant avec eux. Julien fit lancer sur elle deux aspics, deux vipères et deux couleuvres. Mais les vipères lui léchèrent les pieds, les aspics se pendirent sur sa poitrine, et les couleuvres, s’enroulant autour de son cou, léchèrent sa sueur. Alors Julien dit à son mage : « Profite de ton art pour exciter ces bêtes ! » Mais les bêtes, aussitôt, se retournèrent contre le mage et le tuèrent. Puis Christine leur ordonna de se réfugier dans le désert ; et elle montra -352- encore son pouvoir en ressuscitant un mort. Alors Julien lui fit trancher les mamelles, d’où jaillit du lait au lieu de sang. Puis il lui fit couper la langue ; mais Christine n’en continua pas moins de parler et, prenant un morceau de sa langue coupée, elle le jeta au visage de Julien, qui fut atteint à l’œil, et aussitôt perdit la vue. Enfin Julien fit lancer deux flèches dans son cœur et une dans son côté, et la sainte, ainsi frappée, mourut. Cela se passait vers l’an du Seigneur 287, sous Dioclétien.
Le corps de sainte Christine repose aujourd’hui dans une place forte appelée Bolsène et qui est située entre Viterbe et Civita-Vecchia. Quant à la ville de Tyr, qui était située tout près de là, elle a été détruite de fond en comble.
I. L’apôtre Jacques, fils de Zébédée, après l’ascension du Seigneur, prêcha d’abord en Judée et en Samarie, puis il se rendit en Espagne pour y semer la parole divine. Mais voyant que son séjour en Espagne était sans profit et qu’il n’était parvenu à y former que neuf disciples, il y laissa deux de ces disciples, et, avec les sept autres, revint en Judée. Jean Beleth assure même que, pendant tout son séjour en Espagne il ne put faire qu’une seule conversion.
Rentré en Judée, il se remit à prêcher la parole de Dieu. Sur la demande des pharisiens, un mage nommé Hermogène envoya vers lui son disciple Philet pour le convaincre devant les Juifs de la fausseté de sa prédication. Mais ce fut, au contraire, l’apôtre qui, en présence de la foule, convertit Philet, tant par ses arguments que -353- par ses miracles ; et le disciple du mage, quand il s’en retourna près de son maître, lui vanta la doctrine de Jacques, lui raconta ses miracles, lui dit qu’il était résolu à devenir chrétien, et l’engagea à imiter son exemple. Alors Hermogène, furieux, se servit de la magie pour l’immobiliser de telle sorte que le malheureux Philet n’avait plus la force de faire un mouvement ; et il lui dit : « Nous verrons bien si ton Jacques parviendra à te délivrer ! » Or Jacques, informé de la chose, envoya à Philet un linge qu’il avait sur le corps. Et à peine Philet eut-il touché ce linge que, délivré de ses chaînes magiques, il brava Hermogène et alla rejoindre l’apôtre. Le mage, exaspéré, ordonna aux démons de lui amener Jacques et Philet chargés de chaînes, pour intimider, par cet exemple, les autres disciples. Mais les démons, arrivés en face de Jacques, commencèrent à gémir piteusement, en disant : « Apôtre Jacques, aie pitié de nous, car voici que nous brûlons avant notre temps ! » Et Jacques : « Pourquoi venez-vous ici ? » Et les démons : « C’est Hermogène qui nous a envoyés pour que nous nous emparions de toi et de Philet ; mais aussitôt l’ange de Dieu nous a liés avec des chaînes de feu, et il ne cesse pas de nous torturer. » Et Jacques : « Que l’ange de Dieu vous rende la liberté : mais ce n’est qu’à la condition que vous vous empariez d’Hermogène et me l’ameniez ici enchaîné, sans cependant lui faire aucun mal ! » Les démons firent comme il l’ordonnait ; et Jacques dit à Philet : « Suivons l’exemple du Christ, qui nous a enseigné de rendre le bien pour le mal ! Hermogène t’a enchaîné ; toi, délivre-le ! » Et comme Hermogène, débarrassé de ses liens, se tenait tout confus devant l’apôtre, celui-ci lui dit : « Va librement où tu veux aller ! car notre doctrine n’admet pas que personne se convertisse malgré lui ! » Et Hermogène lui dit : « Je connais l’humeur vindicative des démons. Ils me tueront si tu ne me donnes pas, pour me protéger, quelque objet t’ayant appartenu. » Alors Jacques lui donna son bâton ; et le mage alla chercher ses livres, et les rapporta à l’apôtre, qui lui ordonna de les jeter à la mer. Après quoi -354- Hermogène, se jetant à ses pieds, lui dit : « Libérateur des âmes, reçois en pénitent celui que tu as daigné secourir tandis qu’il t’enviait et cherchait à te nuire ! » Et, depuis lors, il se montra parfait dans la crainte de Dieu.
Mais les Juifs, furieux de cette conversion, vinrent trouver Jacques et lui reprochèrent de prêcher la divinité de Jésus. Et l’apôtre leur prouva si clairement cette divinité, par le témoignage des livres saints, que plusieurs d’entre eux se convertirent. Ce que voyant, le grand prêtre Abiathar souleva le peuple, fit passer une corde autour du cou de l’apôtre, et le conduisit devant Hérode Agrippa, qui le condamna à avoir la tête tranchée. Or, comme on le conduisait au supplice, un paralytique, gisant sur la route, le supplia de lui rendre la santé. Et Jacques lui dit : « Au nom de Jésus-Christ, pour qui je vais souffrir la mort, sois guéri, lève-toi et bénis ton Créateur ! » Et aussitôt le malade guérit, se leva et bénit le Seigneur. Alors le scribe qui conduisait Jacques se jeta à ses pieds, lui demanda pardon, et lui dit qu’il voulait devenir chrétien. Ce que voyant, Abiathar le fit saisir et lui dit : « Si tu ne maudis pas le nom du Christ, tu seras toi-même décapité avec Jacques ! » Et le scribe : « Maudis sois-tu toi-même, et que le nom du Christ soit béni à jamais ! » Alors Abiathar le fit frapper au visage, et obtint d’Hérode qu’il partageât le supplice de l’apôtre. Et comme on s’apprêtait à les décapiter tous deux, Jacques demanda au bourreau un vase plein d’eau, dont il se servit pour baptiser le scribe, nommé Joséas : après quoi tous deux eurent la tête tranchée. Ce martyre eut lieu le huitième jour des calendes d’avril ; mais l’Eglise a décidé que la fête de saint Jacques Majeur serait célébrée le huitième jour des calendes d’août (25 juillet), date où le corps du saint fut transporté à Compostelle.
II. Après la mort de Jacques, ses disciples, par crainte des Juifs, placèrent le corps sur un bateau, s’y embarquèrent avec lui, se confiant à la sagesse divine ; et les anges conduisirent le bateau en Galice ; dans le royaume -355- d’une reine qui s’appelait Louve, et qui méritait de porter ce nom. Les disciples déposèrent le corps sur une grande pierre, qui, à son contact, mollit comme de la cire et forma d’elle-même un sarcophage adapté au corps. Puis les disciples se rendirent auprès de la reine Louve et lui dirent : « Notre-Seigneur Jésus-Christ t’envoie le corps de son disciple, afin que tu reçoives mort celui que tu n’as pas voulu recevoir vivant ! » Ils lui racontèrent le miracle qui avait permis au bateau de naviguer sans gouvernail ; et ils la prièrent de désigner un lieu pour la sépulture du saint. Alors la méchante reine les envoya traîtreusement au roi d’Espagne, sous prétexte de lui demander son autorisation ; et le roi s’empara d’eux et les jeta en prison. Mais, la nuit, un ange leur ouvrit les portes de la prison et les remit en liberté. Le roi, dès qui l’apprit, envoya des soldats à leur poursuite ; mais, au moment où ces soldats allaient franchir un pont, le pont se rompit et tous furent noyés. A cette nouvelle, le roi eut peur pour lui-même, et se repentit. Il envoya d’autres hommes à la recherche des disciples de Jacques, mais, cette fois, avec mission de leur dire que, s’ils voulaient revenir, il n’aurait rien à leur refuser. Ils revinrent donc et convertirent toute la ville à la foi du Christ, puis ils retournèrent auprès de Louve, pour lui faire part du consentement du roi. Et la reine, furieuse, leur répondit : « Allez prendre, dans la montagne, des bœufs que j’ai là, mettez-leur un joug, et emportez le corps de votre maître dans un lieu où vous puissiez lui élever un tombeau ! » La perfide créature savait, en effet, que ces prétendus bœufs étaient des taureaux indomptés ; et elle se disait que, si les disciples de Jacques leur mettaient le joug, les taureaux ne manqueraient point de les tuer et de jeter à terre le corps du saint. Mais il n’y a point de sagesse qui vaille contre Dieu. Les disciples, ne soupçonnant point la ruse, gravirent la montagne, où d’abord un dragon vomissait des flammes ; ils lui présentèrent une croix, et le dragon se rompit en deux. Il firent ensuite le signe de la croix, et les taureaux, devenus doux comme des agneaux, se laissèrent mettre le joug, et -356- coururent porter le corps du saint dans le palais même de la Louve : ce que voyant, celle-ci, émerveillée, crut en Jésus, transforma son palais en une église de Saint-Jacques, et la dota magnifiquement. Et le reste de sa vie s’écoula dans les bonnes œuvres.
III. Le pape Calixte raconte qu’un certain Bernard, du diocèse de Modène, ayant été enchaîné en haut d’une tour, ne cessait d’invoquer saint Jacques. Le saint lui apparut et lui dit : « Viens, suis-moi en Galice ! » Puis il brisa les chaînes du prisonnier, et disparut. Alors Bernard s’élança du haut de la tour, qui avait plus de soixante coudées, et il descendit ainsi à terre sans se faire aucun mal.
Bède raconte qu’un homme avait commis tant de péchés que son évêque hésitait à l’absoudre. Enfin l’évêque envoya cet homme au tombeau de saint Jacques avec un papier où étaient inscrits ses péchés. Le jour de la Saint-Jacques, le papier fut placé sur le tombeau du saint ; et quand le pécheur, après une fervente prière, reprit le papier et l’ouvrit, il vit que la liste de ses péchés se trouvait effacée.
Hubert de Besançon raconte que l’an 1070, trente hommes de Lorraine, qui allaient en pèlerinage au tombeau de saint Jacques, se jurèrent de se rendre service mutuellement, à l’exception d’un seul qui ne voulut point jurer. L’un de ces pèlerins tomba malade, en route, et ses compagnons l’attendirent pendant quinze jours ; mais enfin tous l’abandonnèrent à l’exception de celui qui avait refusé de jurer. Et, le soir, le malade mourut au pied du mont Saint-Michel. Alors son compagnon s’épouvanta fort, et de la solitude du lieu, et de l’obscurité de la nuit, et du voisinage du cadavre. Mais saint Jacques lui apparut sous la forme d’un cavalier, et le consola en lui disant : « Confie-moi ce mort, et monte en croupe derrière moi sur mon cheval ! » Et dans cette même nuit, le saint, lui faisant franchir une distance de plus de quinze étapes, l’amena à une demi-lieue de Saint-Jacques de Compostelle. Il lui ordonna ensuite de rassembler les chanoines pour ensevelir le mort, et aussi -357- de dire à ses vingt-huit compagnons que, ayant manqué à leur serment, ils ne tireraient aucun profit de leur pèlerinage.
Un Allemand qui se rendait avec son fils au tombeau de saint Jacques, en l’an 1020, s’arrêta en route dans la ville de Toulouse. L’hôte chez qui ils logeaient enivra le père et cacha, dans son sac, un vase d’argent. Le lendemain, comme les pèlerins voulaient repartir, l’hôte les accusa de lui avoir volé un vase qui, en effet, fut retrouvé dans leur sac. Le magistrat devant qui ils furent conduits les condamna à remettre tout leur bien à l’hôte qu’ils avaient voulu dépouiller, et il ordonna, en outre, que l’un des deux eût à être pendu. Après un long conflit où le père voulait mourir pour son fils et le fils pour son père, ce fut le fils qui l’emporta. Il fut pendu, et le père, désolé, poursuivit son pèlerinage. Lorsqu’il revint à Toulouse, trente-six jours après, il courut au gibet où pendait son fils, et commença à pousser des cris lamentables. Mais voilà que le fils, lui adressant la parole, lui dit : « Mon cher père, ne pleure pas, car rien de mauvais ne m’est arrivé, grâce à l’appui de saint Jacques qui m’a toujours nourri et soutenu ! » Ce qu’entendant, le père courut vers la ville ; et la foule détacha de la potence son fils, qui se trouva en parfaite santé ; et ce fut l’hôte qu’on pendit à sa place.
D’après Hugues de Saint-Victor, un pèlerin, qui se rendait au tombeau de saint Jacques, vit le diable lui apparaître sous la forme du saint ; et le faux saint Jacques, après lui avoir exposé les misères de la vie terrestre, l’engagea à se tuer en l’honneur de lui. Le naïf pèlerin prit son épée et se tua sur-le-champ. Et déjà la foule allait mettre à mort l’hôte chez qui il demeurait, et que l’on soupçonnait d’être son assassin, lorsque soudain le mort, revenant à la vie, raconta, que, au moment où le démon le conduisait en enfer, le vrai saint Jacques était intervenu, et avait sommé les démons de lui rendre la vie.
Hugues, abbé de Cluny, nous raconte un autre miracle de saint Jacques. Un jeune homme du diocèse de Lyon, qui avait une grande dévotion pour le saint et -358- faisait de fréquents pèlerinages à son tombeau, se laissa un jour tenter en chemin, et commit le péché de fornication. Alors le diable lui apparut, sous la forme de saint Jacques, et lui dit : « Je suis l’apôtre Jacques, à qui tu as l’habitude de venir faire visite. Mais, cette fois, tu peux te dispenser de poursuivre ton chemin, car ton péché ne te sera remis que si tu te coupes entièrement les parties génitales. Et tu serais plus heureux encore si tu avais le courage de te tuer, et de souffrir ainsi le martyre en mon nom ! » Donc, la nuit suivante, pendant que ses compagnons dormaient, le jeune homme se coupa les parties génitales, après quoi il se transperça le ventre d’un coup de couteau. Le lendemain matin, ses compagnons, épouvantés, s’enfuirent, de peur d’être soupçonnés d’homicide. Mais au moment où l’on préparait le cercueil du mort, celui-ci, à l’étonnement de tous, revint à la vie. Il raconta que, après sa mort, déjà les démons entraînaient son âme vers l’enfer lorsque le véritable saint Jacques accourut au-devant d’eux et se mit à les gourmander. Le saint le conduisit ensuite dans une prairie où se tenait assise la sainte Vierge, conversant avec d’autres saints. Et dès que saint Jacques eut intercédé auprès d’elle en faveur du jeune homme, elle manda les démons et ordonna que le mort fût rendu à la vie. Seules, les cicatrices de l’opération qu’il s’était faite lui restèrent toujours.
Autre miracle, rapporté par le pape Calixte. Vers l’an du Seigneur 1100, un Français se rendait à Saint-Jacques-de-Compostelle avec sa femme et ses fils, en partie pour fuir la contagion qui désolait son pays, en partie pour voir le tombeau du saint. Dans la ville de Pampelune, sa femme mourut, et leur hôte le dépouilla de tout son argent, lui prenant même la jument sur le dos de laquelle il conduisait ses enfants. Alors le pauvre père prit deux de ses enfants sur ses épaules, et traîna les autres par la main. Un homme qui passait avec un âne eut pitié de lui et lui donna son âne, afin qu’il pût mettre ses enfants sur le dos de la bête. Arrivé à Saint-Jacques-de-Compostelle, le Français vit le saint qui lui -359- demanda s’il le reconnaissait, et qui lui dit : « Je suis l’apôtre Jacques. C’est moi qui t’ai donné un âne pour venir ici et qui te le donnerai de nouveau pour t’en retourner. Mais sache que l’hôte qui t’a dépouillé va mourir et que tout ce qu’il t’a pris te sera rendu ! » Elles choses arrivèrent comme le saint l’avait dit ; et, dès que le pèlerin rentra en possession de son cheval, l’âne qui avait porté ses enfants disparut aussitôt.
Miracle rapporté par Hubert de Besançon. Trois soldats du diocèse de Lyon allaient en pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle. L’un d’eux, rencontrant une femme qui le priait de la décharger de son sac, prit le sac et le mit sur son cheval. Il rencontra ensuite un malade qui défaillait sur la route. Il le mit sur son cheval, prit en main son bourdon ainsi que le sac de la femme, et se mit à marcher à pied, derrière le cheval. Mais l’ardeur du soleil et la fatigue l’épuisèrent si fort que, arrivé en Galice, il tomba gravement malade. Ses compagnons lui rappelèrent le salut de son âme ; mais, pendant trois jours, il n’ouvrit point la bouche. Enfin, le quatrième jour, il soupira profondément et dit : « Grâces soient rendues à saint Jacques, par les mérites de qui me voici délivré ! Car, pendant ces trois jours, des démons m’avaient assailli et me serraient de partout, me mettant dans l’impossibilité de vous répondre. Mais, tout à l’heure, enfin, j’ai vu entrer ici saint Jacques, portant dans une main, comme une lance, le bourdon du mendiant, et dans l’autre main, comme un bouclier, le sac de la femme ; et il s’est jeté sur les démons, et les a mis en fuite. Maintenant appelez vite un prêtre, car je sens que ma vie va bientôt finir ! » Puis se tournant vers l’un d’eux en particulier, il lui dit : « Ami, sache que le maître que tu sers est damné, et qu’il va mourir de malemort ! » L’ami ainsi prévenu, quand il revint de son pèlerinage, avertit son maître ; mais celui-ci ne tint nul compte de l’avertissement et refusa de s’amender ; et, peu de temps après, il fut tué à la guerre, d’un coup de lance.
Miracle rapporté par le pape Calixte. Un pèlerin de Vézelay, qui se rendait au tombeau de saint Jacques, -360- se trouva, un jour, à court d’argent ; et, comme il avait honte de mendier, il trouva sous un arbre, sous lequel il s’était endormi, un pain cuit dans la cendre. Aussi bien avait-il rêvé, dans son sommeil, que saint Jacques se chargeait de le nourrir. Et, de ce pain, il vécut pendant quinze jours, jusqu’à son retour dans son pays. Non qu’il se privât d’en manger à sa faim, deux fois par jour ; mais, le lendemain, il retrouvait le pain tout entier dans son sac.
Autre miracle rapporté par le pape Calixte. Un habitant de Barcelone, étant allé en pèlerinage au tombeau de saint Jacques, lui demanda, comme seule faveur, de n’être jamais retenu prisonnier. Or, comme il s’en retournait par mer, il fut pris par des Sarrasins, qui le vendirent comme esclave : mais les chaînes dont on voulait le lier se brisaient aussitôt. Il fut ainsi vendu et revendu douze fois ; mais, la treizième fois, on lui mit une double chaîne qui ne se brisa plus. Il invoqua saint Jacques, qui apparut et lui dit : « Tous ces maux t’ont été infligés parce que, dans mon église, tu as oublié le salut de ton âme pour ne t’occuper que de la liberté de ton corps. Mais le Seigneur, dans sa miséricorde, m’a envoyé pour te délivrer. » Aussitôt les chaînes de l’esclave se brisèrent, et il revint dans son pays en portant dans ses mains une partie de ces chaînes, comme signe du miracle.
L’an du Seigneur 238, la veille de la fête de saint Jacques, dans la place forte de Prato, située entre Florence et Pistoie, un jeune paysan, d’esprit un peu simple, mit le feu à la grange de son tuteur, qui voulait le dépouiller de son héritage. Arrêté, il avoua sa faute, et fut attaché à la queue d’un cheval. Mais, s’étant voué à saint Jacques, il fut traîné sur un sol pierreux sans que son corps ni même sa chemise eussent aucun mal. On l’attacha ensuite à un poteau, au pied duquel on alluma un grand feu ; mais il invoqua de nouveau saint Jacques et la flamme ne lui fit aucun mal. Les juges voulurent recommencer le supplice, mais la foule le délivra ; et l’on s’accorda pour louer Dieu, et l’apôtre saint Jacques son serviteur.
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I. Christophe était un Cananéen d’énorme stature, qui avait douze coudées de hauteur et un visage effrayant. Et voici ce que racontent à son sujet quelques vieux auteurs :
Etant au service du roi de son pays, l’idée lui vint un jour de se mettre en quête du plus puissant prince qui fût au monde, et de servir désormais celui-là. Il vint donc auprès de certain roi, dont on disait couramment qu’aucun autre prince ne l’égalait en puissance. Ce roi, le voyant tel qu’il était, l’accueillit volontiers et lui donna un logement dans son palais. Or un jour, un jongleur chantait, en présence du roi, une chanson, où il nommait fréquemment le diable. Et le roi, qui était chrétien, ne manquait pas de faire le signe de la croix dès qu’il entendait prononcer le nom du diable : ce que voyant, Christophe, étonné, demanda au roi ce que signifiait le geste qu’il faisait. Et comme le roi refusait de le lui dire, il répondit : « Si tu ne me le dis pas, je quitterai ton service ! » Alors le roi lui dit : « Chaque fois que j’entends nommer le diable, je me protège par ce signe, de peur qu’il ne prenne pouvoir sur moi et ne me nuise. » Alors Christophe : « Si tu crains que le diable ne te nuise, c’est donc qu’il est plus grand et plus puissant que toi ! Aussi vais-je te dire adieu et me mettre en quête du diable, pour lui offrir mes services : car je n’étais venu ici que parce que je m’imaginais y trouver le plus puissant prince du monde ! » Puis il prit congé du roi et se mit en quête du diable. Il rencontra, dans un désert, une grande armée, dont le chef, personnage féroce et terrible, vint au-devant de lui, et lui demanda où il allait. Et Christophe : « Je vais en quête du diable pour lui offrir mes services. » Et lui : « Je suis celui que tu cherches ! » -362- Christophe, tout heureux, le prit pour maître. Mais, comme il passait avec lui devant une croix, élevée au bord d’une route, le diable, épouvanté, s’enfuit, et fit un long détour afin d’éviter la croix. Ce que voyant, Christophe, étonné, lui en demanda la cause, le menaçant de le quitter s’il refusait de lui répondre. Alors le diable lui dit : « C’est qu’un homme appelé Christ a été attaché sur une croix, et, depuis lors, dès que je vois le signe de la croix, j’ai peur et je m’enfuis. » Et Christophe : « C’est donc que ce Christ est plus grand et plus puissant que toi ! Ainsi j’ai perdu mes peines, et n’ai pas encore trouvé le plus grand prince du monde ! Je vais te dire adieu, pour me mettre en quête du Christ. »
Il chercha longtemps quelqu’un qui pût le renseigner. Enfin il rencontra un ermite qui lui dit : « Le maître que tu désires servir exige d’abord de toi que tu jeûnes souvent. » Et Christophe : « Qu’il exige de moi autre chose, car cette chose-là est au-dessus de mes forces ! » Et l’ermite : « Il exige que tu fasses de nombreuses prières. » Et Christophe : « Voilà encore une chose que je ne peux pas faire, car je ne sais pas même ce que c’est que prier ! » Alors l’ermite : « Connais-tu un fleuve qu’il y a dans ce pays, et qu’on ne peut traverser sans péril de mort ? » Et Christophe : « Je le connais. » Et l’ermite : « Grand et fort comme tu es, si tu demeurais près de ce fleuve, et si tu aidais les voyageurs à le traverser, cela serait très agréable au Christ que tu veux servir ; et peut-être consentirait-il à se montrer à toi. » Et Christophe : « Voilà enfin une chose que je puis faire ; et je te promets de la faire pour servir le Christ ! » Puis il se rendit sur la rive du fleuve, s’y construisit une cabane, et, se servant d’un tronc d’arbre en guise de bâton pour mieux marcher dans l’eau, il transportait d’une rive à l’autre tous ceux qui avaient à traverser le fleuve.
Beaucoup de temps s’étant écoulé ainsi, il dormait une nuit dans sa cabane, lorsqu’il entendit une voix d’enfant qui l’appelait et lui disait : « Christophe, viens et fais-moi traverser le fleuve ! » Aussitôt Christophe -363- s’élança hors de sa cabane, mais il ne trouva personne. Et, de nouveau, lorsqu’il rentra chez lui, la même voix l’appela. Mais, cette fois encore, étant sorti, il ne trouva personne. Enfin, sur un troisième appel, il vit un enfant qui le pria de l’aider à traverser le fleuve. Christophe prit l’enfant sur ses épaules, s’arma de son bâton, et entra dans l’eau pour traverser le fleuve. Mais voilà que, peu à peu, l’eau enflait, et que l’enfant devenait lourd comme un poids de plomb ; et sans cesse l’eau devenait plus haute et l’enfant plus lourd, de telle sorte que Christophe crut bien qu’il allait périr. Il parvint cependant jusqu’à l’autre rive. Et, y ayant déposé l’enfant, il lui dit : « Ah ! mon petit, tu m’as mis en grand danger ; et tu as tant pesé sur moi que, si j’avais porté le monde entier, je n’aurais pas eu les épaules plus chargées ! » Et l’enfant lui répondit : « Ne t’en étonne pas, Christophe ; car non seulement tu as porté sur tes épaules le monde entier, mais aussi Celui qui a créé le monde. Je suis en effet le Christ, ton maître, celui que tu sers en faisant ce que tu fais. Et, en signe de la vérité de mes paroles, quand tu auras franchi le fleuve, plante dans la terre ton bâton, près de ta cabane : tu le verras, demain matin, chargé de fleurs et de fruits. » Sur quoi l’enfant disparut ; et Christophe, ayant planté son bâton, le retrouva, dès le matin suivant, transformé en un beau palmier plein de feuilles et de dattes.
II. Il eut, plus tard, l’occasion de se rendre à Samos, ville de Lycie ; et, comme il ne comprenait pas la langue des habitants, il se mit en prière, pour demander à Dieu l’intelligence de cette langue. Et lorsqu’il l’eut obtenue, il se couvrit le visage, se rendit au cirque, et se mit à réconforter les chrétiens qu’on y torturait. Alors un des juges le frappa au visage. Et Christophe, se découvrant, lui dit : « Si je n’étais chrétien, je vengerais aussitôt une telle injure ! » Puis il planta en terre son bâton et pria le Seigneur d’y faire pousser des feuilles, pour que ce miracle convertît le peuple. Le miracle se produisit en effet, et huit mille hommes se convertirent.
Alors le roi envoya vers lui deux cents soldats, pour -364- s’en emparer : mais les soldats, s’étant approchés, le virent en prière, et n’osèrent point le toucher. Le roi en envoya deux cents autres : le trouvant en prière, ils se mirent à genoux et prièrent avec lui. Et Christophe, se relevant, leur dit : « Que voulez-vous ? » Ils lui répondirent : « C’est le roi qui nous a envoyés, pour que nous t’enchaînions et te conduisions vers lui ! » Alors Christophe : « Si je le veux, vous ne pourrez ni m’enchaîner ni me conduire nulle part. » Et les soldats : « Si tu ne veux pas venir avec nous, va-t’en librement où tu voudras, et nous dirons au roi que nous n’avons pas pu te trouver ! » Mais lui : « Pas du tout, je suis prêt à aller avec vous. » Il les convertit cependant, d’abord, à la foi du Christ ; puis il leur ordonna de lui lier les mains derrière le dos et de le conduire ainsi auprès du roi. Et le roi, en l’apercevant, eut peur et s’enfuit de son trône. Puis, reprenant courage, il l’interrogea sur son nom et sur sa patrie. Et Christophe : « Avant mon baptême je m’appelais, le Réprouvé ; maintenant je m’appelle le Porte-Christ. » Et le roi : « Tu t’es donné là un nom bien sot, le nom de ce Christ crucifié qui ne t’a servi ni ne pourra jamais te servir de rien. Pourquoi ne veux-tu pas plutôt sacrifier à nos dieux ? » Et Christophe : « Eh bien, toi, tu mérites ton nom de Dagnus, car tu es le complice du diable, et tes dieux ne sont que de vaines images ! » Et le roi : « Nourri parmi les bêtes féroces, tu ne sais dire que des choses bonnes pour elles, et incompréhensibles pour l’espèce humaine. Je te préviens seulement que, si tu consens à sacrifier à nos dieux, tu recevras de moi de grands honneurs ; mais que, si tu refuses, tu périras dans les supplices. » Et, comme le saint refusait de sacrifier, il le fit jeter en prison ; et il fit décapiter les soldats qui, envoyés vers lui, s’étaient convertis à la foi du Christ. Il fit ensuite introduire dans la cellule du prisonnier deux belles filles, nommées Nicée et Aquiline, leur promettant de grandes récompenses si elles amenaient Christophe à pécher avec elles. Mais Christophe, en les apercevant, se mit aussitôt en prière. Et comme les deux filles tournaient autour de lui pour l’embrasser, -365- il se leva et leur dit : « Que cherchez-vous, mes enfants, et pourquoi vous a-t-on introduites ici ? » Et elles, effrayées de l’éclat de son regard, lui dirent : « Saint homme de Dieu, aie pitié de nous, et aide-nous à croire au Dieu que tu prêches ! » Ce qu’apprenant, le roi les fit comparaître devant lui, et leur dit : « Vous êtes-vous donc laissées séduire, vous aussi ? En tout cas je vous jure que, si vous ne sacrifiez pas aux dieux, vous périrez de malemort ! » Alors elles lui répondirent : « Si tu veux que nous sacrifiions, ordonne que le peuple entier se réunisse dans le temple ! » Puis, entrant dans le temple, elles lancèrent leurs ceintures autour du cou des idoles, les tirèrent à elles, les mirent en poussière, et dirent aux assistants : « Allez maintenant chercher les médecins, et dites-leur de guérir vos dieux ! » Alors, par ordre du roi, Aquiline est pendue à un arbre ; on attache à ses pieds une énorme pierre, et on lui rompt tous les membres. Et, lorsqu’elle a rendu son âme au Seigneur, sa sœur Nicée est jetée dans le feu : mais elle en sort sans souffrir aucun mal ; et le roi, aussitôt, la fait décapiter.
Mandant ensuite Christophe, il le fait frapper de verges de fer, lui fait placer sur la tête un casque de fer rouge, le fait attacher sur un siège de fer rouge. Mais celui-ci se brise comme de la cire, et Christophe se relève sans avoir aucun mal. Alors le roi le fait attacher à un tronc d’arbre, et ordonne à quatre mille soldats de tirer sur lui. Mais leur flèches restent suspendues en l’air : aucune d’elles ne parvient à atteindre Christophe. Et comme le roi, le croyant déjà tout transpercé de flèches, lui crie des insultes, soudain une flèche se retourne contre lui, le frappe à l’œil, et le rend aveugle. Alors Christophe : « Je sais que c’est aujourd’hui que je vais mourir. Quand je serai mort, applique un peu de mon sang sur tes yeux, et tu recouvreras la vue ! » Le roi lui fait aussitôt trancher la tête ; puis, prenant un peu de son sang, il s’en frotte les yeux ; et aussitôt il recouvre la vue. Alors le roi se convertit, reçoit le baptême, et décrète que toute personne qui blasphémera contre Dieu ou contre saint Christophe aura aussitôt la tête tranchée.
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Les sept dormants étaient de la ville d’Ephèse. Or, l’empereur Décius, persécuteur des chrétiens, étant venu à Ephèse, y fit construire des temples au milieu de la ville, afin que tous y vinssent avec lui sacrifier aux idoles. Et comme il avait fait rechercher tous les chrétiens, pour les forcer à sacrifier ou à mourir, si grande était la terreur de ses châtiments que l’ami reniait son ami, le fils son père, et le père son fils. Et sept chrétiens d’Ephèse, Maximien, Malchus, Martien, Denis, Jean, Sérapion et Constantin, souffraient beaucoup de cet état de choses. Ayant horreur de sacrifier aux idoles, ils restaient cachés dans leurs maisons, jeûnaient et priaient. Leur absence ne tarda pas à être remarquée, car ils étaient parmi les premiers fonctionnaires du palais. Ils furent donc saisis et conduits devant Décius qui, sur leur aveu qu’ils étaient chrétiens, ne voulut point les condamner de suite, mais leur fixa un délai jusqu’à son retour, afin qu’ils eussent le temps de réfléchir et de se rétracter. Mais eux, après avoir distribué leurs biens aux pauvres, ils se réfugièrent sur le mont Célion, et prirent le parti d’y vivre cachés. Chaque matin, l’un d’eux rentrait en ville pour les provisions, déguisé en mendiant.
Lorsque Décius fut de retour à Ephèse, Malchus, qui était allé en ville ce jour-là, revint, tout effrayé, dire à ses compagnons que l’empereur les cherchait pour le sacrifice aux idoles. Et tandis qu’ils étaient à table, causant entre eux avec des larmes, Dieu voulut que soudain ils s’endormissent tous les sept. Le matin suivant, comme Décius s’affligeait déjà de la perte d’aussi bons serviteurs, on lui dit que les sept officiers, après avoir -367- donné leurs biens aux pauvres, étaient allés se cacher sur le mont Célion. Décius fit alors venir leurs parents et leur ordonna, sous peine de mort, de lui révéler tout ce qu’ils savaient. Les parents confirmèrent la dénonciation portée contre leurs fils, à qui ils ne pouvaient pardonner de s’être dépouillés de tous leurs biens. Et Décius, inspiré à son insu par l’esprit divin, fit obstruer de pierres l’entrée de la caverne où étaient les sept jeunes gens, afin qu’ils y mourussent d’épuisement. Ainsi fut fait ; et deux chrétiens Théodore et Rufin, placèrent secrètement parmi les pierres une relation du martyre des sept saints.
Or, longtemps après la mort de Décius et de toute sa génération, la trentième année de l’empire de Théodose, l’hérésie se répandit, en tous lieux, de ceux qui niaient la résurrection des morts. Et Théodose, en bon chrétien, était si désolé des progrès de cette hérésie impie que, retiré au fond de son palais, et couvert d’un cilice, il pleurait pendant des journées entières. Ce que voyant, Dieu, dans sa miséricorde, résolut de consoler le deuil des chrétiens et de les confirmer dans l’espoir de la résurrection des morts. Et c’est aux sept martyrs d’Ephèse qu’il confia l’honneur d’en porter témoignage.
Il inspira à un certain habitant d’Ephèse de faire construire des étables sur le mont Célion. Et lorsque les maçons ouvrirent la caverne, les sept dormants se réveillèrent, se saluèrent, comme s’ils n’avaient dormi qu’une nuit, et, se rappelant les angoisses de la veille, demandèrent à Malchus s’il savait ce que Décius avait décidé contre eux. Malchus répondit qu’il allait descendre en ville pour chercher du pain, et qu’il reviendrait le soir leur rapporter des nouvelles. Il prit cinq pièces de monnaie, sortit de la caverne, et fut un peu surpris des pierres qu’il trouva entassées devant l’entrée. Parvenu à la porte de la ville, il fut plus surpris encore de voir sur cette porte le signe de la croix. Il alla vers une autre porte, puis une autre encore : le signe de la croix se trouvait sur toutes, si bien que Malchus crut qu’il rêvait toujours. Poursuivant son chemin, il arriva -368- au marché. Il entendit que tous y nommaient le Christ, et sa stupeur ne connut point de bornes. « Est-ce possible, demanda-t-il, que, dans cette ville où personne hier n’osait nommer le Christ, chacun le nomme librement aujourd’hui ? Et, d’ailleurs, cette ville n’est pas Ephèse, car les bâtiments y sont tout autres ; et cependant le lieu est le même, et il n’y a point d’autre ville aux environs ! » On lui dit que cette ville était bien Ephèse ; et peu s’en fallut que, se croyant fou, il ne s’en retournât aussitôt vers ses compagnons. Mais il voulut, tout de même, acheter du pain ; et le boulanger à qui il s’adressa considéra avec surprise les pièces de monnaie qu’il lui présentait. On lui demanda s’il avait découvert un trésor ancien. Et Malchus, persuadé qu’on allait le traîner devant l’empereur, supplia qu’on le laissât partir, sauf à garder l’argent et les pains. Mais les marchands, le retenant, lui dirent : « D’où es-tu, et où as-tu trouvé le trésor des anciens empereurs ? Dis-nous-le, pour que nous partagions avec toi : sinon, nous te dénoncerons ! » Et comme Malchus, épouvanté, ne savait que répondre, on lui passa une corde au cou, et on le traîna par les rues de la ville, et chacun se répétait que ce jeune homme avait découvert un trésor. En vain Malchus scrutait des yeux la foule, espérant y trouver un visage connu. Il ne voyait que des faces nouvelles ; et sa stupéfaction le rendait muet.
Ce qu’apprenant, l’évêque saint Martin et le proconsul Antipater le firent amener devant eux avec ses pièces d’argent et lui demandèrent où il avait trouvé ces vieilles pièces de monnaie. Il leur répondit qu’il n’avait rien trouvé, et que ces pièces venaient de la bourse de ses parents. On lui demanda d’où il était. Et lui : « Hé, d’ici, à moins que cette ville ne soit pas Ephèse ! » Et le proconsul : « Fais venir tes parents, pour qu’ils te reconnaissent ! » Il nomma ses parents : personne ne les connaissait. Et le proconsul : « Comment prétends-tu nous faire croire que cet argent te vienne de tes parents, quand les inscriptions qu’il porte sont vieilles de près de quatre cents ans, datant des -369- premiers jours de l’empereur Décius ? Et comment oses-tu, jeune homme, tromper les sages et les anciens d’Ephèse ? Tu seras châtié si tu ne nous révèles où tu as trouvé cet argent ! » Alors Malchus leur dit : « O nom du ciel, seigneurs, répondez à ce que je vais vous demander, et je vous dirai ensuite tout ce qui est dans mon cœur. L’empereur Décius, qui était ici hier, où est-il à présent ? » Alors l’évêque : « Mon fils, il n’y a pas aujourd’hui sur terre d’empereur appelé Décius ; mais il y en avait un autrefois, il y a très longtemps. » Et Malchus : « Seigneur, je suis trop stupéfait, et personne ne me croit. Mais suivez-moi, je vous montrerai mes compagnons, sur le mont Célion, et vous les croirez ! Ce que je sais, c’est que nous fuyons la colère de l’empereur Décius, et que j’ai vu cet empereur rentrer hier ici, dans la ville d’Ephèse. »
Sur l’ordre de l’évêque, qui devinait là un dessein de Dieu le proconsul, le clergé, et une grande foule suivirent Malchus jusque dans la caverne ; et l’évêque, en y entrant, trouva parmi les pierres un écrit scellé de deux sceaux d’argent ; et il lut cet écrit à la foule assemblée. Il pénétra ensuite auprès des saints, qu’il trouva assis dans leur caverne, avec des visages rayonnants comme des roses en fleur. Aussitôt l’évêque et le proconsul avertirent Théodose, pour qu’il vînt assister au miracle de Dieu. Et Théodose, se levant du sac sur lequel il était étendu, et glorifiant Dieu, vint de Constantinople à Ephèse. Il monta jusqu’à la caverne, vit les saints, dont les visages rayonnaient comme des soleils, et, après s’être prosterné devant eux et les avoir embrassés, il s’écria en pleurant : « A vous voir, c’est comme si je voyais le Seigneur ressuscitant Lazare ! » Alors Maximien lui dit : « C’est pour toi que Dieu nous a ressuscités avant le jour de la grande résurrection, afin que tu n’aies point de doute sur la réalité de celle-ci ! » Puis, cela dit, tous les sept ils s’endormirent de nouveau, la tête penchée, et ils rendirent leurs âmes à Dieu.
L’empereur, après les avoir encore embrassés en pleurant, ordonna que l’on construisît pour eux des cercueils -370- d’or. Mais, la même nuit, ils lui apparurent, et lui dirent que, de même qu’ils avaient jusque-là dormi dans la terre, et étaient ressuscités de la terre, c’était dans la terre encore qu’ils voulaient reposer jusqu’au jour de la résurrection suprême. Du moins Théodose fit orner leur sépulcre de pierres dorées. Et les évêques qui proclamaient la résurrection des morts obtinrent gain de cause. La légende veut que les sept saints aient dormi pendant 372 ans ; mais la chose est douteuse, car c’est en l’an 448 qu’ils ressuscitèrent, et Décius régna en l’an 252 : de sorte que, plus vraisemblablement, leur sommeil miraculeux ne dura que 196 ans.
La vie des saints Nazaire et Celse nous est racontée par saint Ambroise. Les uns veulent que ce soit d’après un livre des saints Gervais et Protais, d’autres, d’après un livre écrit par un philosophe ayant une dévotion spéciale pour saint Nazaire ; et l’on ajoute que le livre de ce philosophe fut placé dans le tombeau des deux saints par Cérasius, qui les ensevelit.
Nazaire était fils d’un noble Juif nommé Africain, et de sainte Perpétue, Romaine de grande famille qui avait été baptisée par l’apôtre saint Pierre. A l’âge de neuf ans, l’enfant s’étonnait beaucoup de voir que son père et sa mère observassent deux cultes différents, et que sa mère suivît la loi du baptême, tandis que son père suivait celle du sabbat. Et chacun de ses deux parents essayait de l’amener à sa foi : mais il hésitait, se demandant à laquelle des deux il devait adhérer. Enfin, par la grâce de Dieu, c’est à la foi de sa mère qu’il adhéra. Il -371- reçut le baptême du saint pape Lin ; ce qu’apprenant, son père s’efforça de le détourner de sa sainte résolution en lui décrivant les innombrables supplices infligés aux chrétiens.
Notons en passant que, quand l’histoire raconte que Nazaire fut baptisé par le pape Lin, cela ne veut pas dire que saint Lin fût pape au moment du baptême, mais seulement qu’il devait plus tard devenir pape. Car Nazaire, ainsi qu’on le verra ci-dessous, survécut de nombreuses années à son baptême, et son martyre eut lieu sous le règne de Néron, sous le règne duquel eut aussi lieu le martyre de saint Pierre. Or on sait que saint Lin fut pape après la mort de saint Pierre.
Nazaire, sans se laisser émouvoir par les avertissements paternels, continuait à prêcher le Christ. Enfin ses parents, qui craignaient pour lui les persécutions, obtinrent de lui qu’il quittât Rome. Ils lui donnèrent sept mulets chargés de trésors ; et lui, parcourant les villes d’Italie, il distribuait tout aux pauvres. La dixième année de son départ de Rome, il vint à Plaisance, puis à Milan, où il apprit que les saints Gervais et Protais se trouvaient emprisonnés. Il s’empressa d’aller les voir, dans leur prison, pour les encourager dans la foi. Ce qu’apprenant, le préfet de la ville le fit venir devant lui. Et comme il persistait à confesser le Christ, il fut chassé de Milan après avoir été roué de coups. De nouveau il errait de ville en ville, lorsque sa mère, qui était morte, lui apparut et lui enjoignit de se rendre en Gaule. Pendant qu’il se trouvait dans une ville des Gaules nommée Genève, où il avait fait de nombreuses conversions, une dame noble lui amena son fils, un beau jeune homme appelé Celse, en le priant de le baptiser et de le prendre avec lui. Le préfet des Gaules, dès qu’il le sut, fit saisir Nazaire et Celse, leur fit lier les mains, et les fit enfermer en prison avec une chaîne au cou, se promettant de les torturer le jour suivant. Mais sa femme lui déclara que c’était chose injuste de vouloir venger des dieux tout-puissants en mettant à mort des hommes qui n’avaient fait aucun mal. Et le préfet, touché de ses paroles, -372- remit en liberté les deux saints, mais en leur interdisant de prêcher dans sa province.
Nazaire se rendit alors à Trèves, où, le premier, il prêcha le Christ, et lui éleva une église. Ce qu’apprenant, le gouverneur Cornélius le dénonça à l’empereur Néron, qui envoya cent hommes pour s’emparer de lui. Ces hommes, l’ayant trouvé dans l’église qu’il avait construite, lui lièrent les mains en disant : « Le grand Néron t’appelle. » Et Nazaire leur dit : « Votre maître a des serviteurs dignes de lui ! Vous auriez pu simplement venir me dire : Néron t’appelle ; et je serais venu. » Mais les soldats ne s’obstinèrent pas moins à le tenir enchaîné ; et comme le jeune Celse pleurait, ils le battaient pour le forcer à les suivre. Ainsi ils arrivèrent en présence de Néron, qui les fit jeter en prison, en attendant qu’il eût imaginé des supplices pour les faire périr.
Or, comme Néron avait, un jour, envoyé des chasseurs à la poursuite de bêtes féroces, celles-ci pénétrèrent en grand nombre dans les jardins impériaux, où elles blessèrent et tuèrent une foule de gens. Néron lui-même fut blessé au pied, et eut grand’peine à regagner son palais. Et la blessure continua longtemps à le faire souffrir : si bien que, se souvenant de Nazaire et de Celse, il pensa que les dieux étaient irrités contre lui pour son retard à faire mourir ces infidèles. Il ordonna donc qu’on amenât devant lui Nazaire et le jeune Celse, en ne leur épargnant pas les coups durant le trajet. Quand Nazaire comparut devant lui, il vit que sa figure brillait comme le soleil : et, se croyant le jouet d’un artifice de magie, il enjoignit au saint de laisser là ses sortilèges et de sacrifier aux dieux. Nazaire fut donc conduit dans un temple. Il demanda à y être laissé seul ; puis il pria, et toutes les idoles se brisèrent. Ce qu’apprenant, Néron le fit précipiter dans la mer, ordonnant que, si par hasard il s’en échappait, on le brûlât vif, et que ses cendres fussent jetées à l’eau.
Nazaire et le petit Celse furent mis dans un bateau, et, parvenus en pleine mer, ils furent jetés dans les flots. Mais aussitôt une tempête terrible s’éleva autour du bateau, -373- tandis que les deux saints nageaient doucement sur les flots tout unis. Alors les bourreaux, se voyant en danger, se repentirent du mal qu’ils avaient fait aux saints. Et voici que Nazaire, marchant sur l’eau avec le petit Celse, leur apparut, le visage souriant, les rejoignit sur le bateau, apaisa la tempête par sa prière, et parvint ainsi avec eux à un endroit voisin de la ville de Gênes. Il prêcha longtemps dans cette ville, puis se rendit à Milan, où il avait naguère laissé Gervais et Protais. Ce qu’apprenant, le préfet Anolin fit garder Celse dans la maison d’une dame de la ville, et enjoignit à Nazaire de quitter Milan. Le saint se rendit à Rome, où il trouva son père devenu chrétien. Le vieillard lui raconta que l’apôtre Pierre lui était apparu, et l’avait averti d’avoir à suivre auprès du Christ sa femme et son fils. Mais bientôt Nazaire fut pris de nouveau et reconduit à Milan, où, en compagnie du petit Celse, il eut la tête tranchée, au-delà de la Porte Romaine, dans un endroit nommé les Trois-Murs.
Des chrétiens recueillirent leurs corps et les ensevelirent dans leur jardin. Mais, la même nuit, les deux saints apparurent à un pieux homme nommé Cérasius, à qui ils dirent de prendre leurs corps dans sa maison, et de les ensevelir très profondément, pour les dérober aux recherches de Néron. Et Cérasius : « Seigneurs, ne voudriez-vous pas, auparavant, guérir ma fille qui est paralysée ? » Aussitôt la jeune fille se trouva guérie ; et Cérasius enterra les deux saints comme ils l’avaient demandé. Longtemps après, le Seigneur révéla à saint Ambroise l’endroit où étaient leurs corps ; le corps de Nazaire était encore arrosé de son sang, absolument intact avec ses cheveux et sa barbe ; et un parfum merveilleux s’en dégageait. Saint Ambroise laissa le corps de saint Celse à l’endroit où il reposait, et fit transporter celui de saint Nazaire dans l’église des Saints Apôtres. Le martyre des deux saints eut lieu sous Néron, vers l’an du Seigneur 52.
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Félix fut élu pape en remplacement de Libère, et du consentement de celui-ci, qui, n’ayant pas voulu approuver l’hérésie arienne, avait été envoyé en exil par Constance, fils de Constantin. Félix, ainsi promu à la papauté, convoqua un concile de quarante-huit évêques, qui condamna comme hérétiques l’empereur Constance et deux prêtres, ses conseillers. Sur quoi, Constance, furieux, destitua Félix de l’évêché de Rome, et rappela Libère qui, amolli par l’exil, se résigna à tolérer l’hérésie. La persécution prit alors une telle étendue que, avec l’assentiment tacite de Libère, une foule de prêtres et de clercs furent tués presque dans l’église. Félix, qui s’était retiré dans sa maison, y fut pris et eut la tête tranchée. Il souffrit le martyre en l’an du Seigneur 360.
Simplice et Faustin, qui étaient frères, souffrirent pour la foi à Rome, sous l’empereur Dioclétien. Après de nombreux supplices, ils eurent la tête tranchée, et leurs corps furent jetés dans le Tibre. Mais leur sœur, nommée Béatrice, retira de l’eau leurs corps et les ensevelit chrétiennement. Sur quoi, le préfet Lucrèce la fit saisir et lui ordonna de sacrifier aux idoles. Et, comme elle refusait, il la fit étrangler, la nuit, par ses serviteurs. -375- Une vierge nommée Lucine déroba le corps de Béatrice, et l’ensevelit à côté des corps de ses frères.
Quelques jours après, le préfet, qui avait pris possession de la maison des martyrs, y prépara un grand festin où il invita ses amis. Or un enfant nouveau-né, que sa mère avait amené là, se mit tout à coup à parler et dit : « Ecoute, Lucrèce, tu as envahi et occis, et maintenant tu es tombé au pouvoir de l’ennemi ! » Et aussitôt Lucrèce, tout tremblant, fut pris par le démon, qui pendant trois heures le tortura si fort qu’il mourut avant d’avoir pu se lever de table. Ce que voyant, tous les assistants se convertirent à la foi chrétienne ; et ils racontaient à tous comment Dieu avait vengé le martyre de ses trois saints. Ce martyre eut lieu vers l’an du Seigneur 287.
I. Marthe, l’hôtesse du Christ, avait pour père Syrus, pour mère Eucharie. Son père, qui était de race royale, gouverna la Syrie et beaucoup d’autres régions maritimes. Marthe, suivant toute probabilité, n’eut jamais de mari. Elle s’occupait d’administrer la maison, et, quand elle recevait le Seigneur, non seulement elle se donnait une peine infinie pour bien l’accueillir, mais elle eût encore voulu que sa sœur Madeleine fît comme elle. Après l’ascension du Seigneur, Marthe, avec son frère Lazare, sa sœur Madeleine, et saint Maximin, à qui l’Esprit-Saint les avait recommandés, furent jetés par les infidèles sur un bateau sans voiles, sans rames, et sans gouvernail. Et le Seigneur, comme l’on sait, les conduisit à Marseille. Ils se rendirent de là sur le territoire d’Aix, et y firent de nombreuses conversions. De -376- Marthe, en particulier, on rapporte qu’elle était fort éloquente, et que tous l’aimaient.
Or il y avait à ce moment sur les bords du Rhône, dans une forêt sise entre Avignon et Arles, un dragon, mi-animal, mi-poisson, plus gros qu’un bœuf, plus long qu’un cheval, avec des dents aiguës comme des cornes, et de grandes ailes aux deux côtés du corps ; et ce monstre tuait tous les passagers et submergeait les bateaux. Il était venu par mer de la Galatie ; il avait pour parents le Léviathan, monstre à forme de serpent, qui habite les eaux, et l’Onagre, animal terrible que produit la Galatie, et qui brûle comme avec du feu tout ce qu’il touche. Or sainte Marthe, sur la prière du peuple, alla vers le dragon. L’ayant trouvé dans sa forêt, occupé à dévorer un homme, elle lui jeta de l’eau bénite, et lui montra une croix. Aussitôt le monstre, vaincu, se rangea comme un mouton près de la sainte, qui lui passa sa ceinture autour du cou et le conduisit au village voisin, où aussitôt le peuple le tua à coups de pierres et de lances. Et comme ce dragon était connu des habitants sous le nom de Tarasque, ce lieu, en souvenir de lui, prit le nom de Tarascon : il s’appelait jusque-là Nerluc, c’est-à-dire noir lac, à cause des sombres forêts qui y bordaient le fleuve. Et sainte Marthe, après avoir vaincu le dragon, obtint de sa sœur et du prêtre Maximin la permission de rester dans ce lieu, où elle ne cessa pas de prier et de jeûner, jusqu’à ce qu’enfin une grande congrégation de religieuses s’y réunît auprès d’elle, en même temps qu’une grande basilique fut construite en l’honneur de la vierge Marie. Et Marthe vivait là de la vie la plus dure, ne mangeant qu’une fois par jour, se privant de chair, de graisse, d’œufs, de fromage et de vin.
Un jour qu’elle prêchait à Avignon, au bord du Rhône, un jeune homme, qui se trouvait sur l’autre rive, eut un tel désir de l’entendre que, ne trouvant point de bateau pour traverser le fleuve, il ôta ses vêtements et voulut passer à la nage : mais aussitôt une vague l’entoura et l’étouffa. Son corps fut retrouvé le lendemain, -377- et déposé aux pieds de sainte Marthe, dans l’espoir que celle-ci parviendrait à le ressusciter. Et la sainte, s’étant prosternée sur le sol, les bras en croix, pria ainsi : « Seigneur Jésus, toi qui as jadis ressuscité mon frère Lazare, que tu aimais, toi qui as reçu mon hospitalité, prends en considération la foi de ceux qui m’entourent, et ressuscite cet enfant ! » Puis elle prit la main du jeune homme, qui aussitôt se leva et reçut le saint baptême.
Saint Ambroise nous dit que c’est Marthe, aussi, qui était l’hémorroïsse guérie par le Christ. Nous savons, d’autre part, que sainte Marthe fut avertie de sa mort un an d’avance, et que, pendant toute l’année qui suivit cet avertissement, elle souffrit de la fièvre. Huit jours avant sa mort, elle entendit le chœur des anges qui emportaient au ciel l’âme de Marie-Madeleine. Aussitôt, rassemblant ses frères et ses sœurs, elle leur fit part de cette heureuse nouvelle. Puis, pressentant sa propre fin ; elle les pria de rester près d’elle jusqu’à sa mort, avec des flambeaux allumés. Or, la nuit d’avant sa mort, pendant que tous ses gardes-malades dormaient, un vent violent éteignit les lumières. Et la sainte, voyant accourir autour d’elle la troupe des mauvais esprits, invoqua l’aide de son hôte divin. Et aussitôt elle vit approcher sa sœur Madeleine, qui, tenant en main une torche, ralluma les flambeaux et les lampes. Et pendant que les deux sœurs s’appelaient par leur nom, survint le Christ, qui dit à Marthe : « Viens, chère hôtesse, demeurer maintenant avec moi ! Tu m’as accueilli dans ta maison, je t’accueillerai dans mon ciel ; et j’exaucerai, par amour pour toi, tous ceux qui t’invoqueront. » Le matin suivant, Marthe se fit transporter dehors, pour voir encore le ciel, se fit poser sur de la cendre, demanda qu’on tînt une croix devant elle, et qu’on lui lût la passion dans l’évangile de saint Luc. Et au moment où le lecteur répétait : « Mon père, je remets mon âme entre tes mains », elle rendit l’âme.
II. Le lendemain, qui était dimanche, vers trois heures, saint Front était occupé à célébrer la messe à Périgueux. -378- Après l’épître, il s’endormit sur son siège, et le Seigneur lui apparut, et lui dit : « Mon cher Front, si tu veux tenir la promesse que tu as faite jadis à mon hôtesse Marthe, lève-toi et suis-moi ! » Et aussitôt saint Front, conduit par le Christ, se vit transporté à Tarascon, où il assista aux obsèques de la sainte, et aida à placer son corps dans le sépulcre. Cependant, à Périgueux, le diacre qui allait lire l’Evangile réveilla l’évêque pour lui demander sa bénédiction. Et saint Front, soudain réveillé, répondit : « Mes frères, pourquoi m’avez-vous réveillé ? Notre-Seigneur Jésus m’avait conduit aux obsèques de son hôtesse sainte Marthe ; et, comme je me préparais à l’ensevelir, j’ai laissé dans la sacristie mon anneau et mes deux gants. Et vous m’avez réveillé si vite que je n’ai pas eu le temps de les reprendre. Hâtez-vous donc d’envoyer des messagers, qui me les rapportent ! » Aussitôt des messagers partirent pour Tarascon. Ils trouvèrent dans la sacristie l’anneau et les gants de saint Front ; et ils laissèrent dans la sacristie l’un de ces gants, en témoignage du miracle.
III. De nombreux miracles se produisirent au tombeau de la sainte. Clovis, roi de France, qui avait reçu le baptême des mains de saint Remi, fut guéri par sainte Marthe d’une grave maladie des reins. En souvenir de quoi, il dédia à l’église de la sainte la terre, les maisons et les châteaux qui se trouvaient dans un rayon de trois milles des deux côtés du Rhône. Et il affranchit ces lieux de toute servitude.
La vie de sainte Marthe a été écrite pour nous par sa servante Martille, qui se rendit plus tard en Esclavonie pour y prêcher l’Evangile, et qui y mourut, dix ans après la mort de sa maîtresse.
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Abdon et Sennen souffrirent le martyre sous le règne de l’empereur Décius. Ce prince, ayant conquis la Babylonie et d’autres provinces, y avait trouvé des chrétiens, et les avait emmenés avec lui à Cordoue, où il les avait fait périr sous divers supplices. Alors, deux nobles de la région, Abdon et Sennen, ensevelirent les corps de ces chrétiens, ce qui leur valut d’être dénoncés à Décius, qui les fit enchaîner et conduire, derrière lui, à Rome. Là, en présence du Sénat, on les somma ou bien de sacrifier aux idoles, et de recouvrer ainsi leur liberté, ou bien d’être livrés en pâture aux bêtes. Et comme ils dédaignaient et insultaient les idoles, ils furent traînés dans le cirque, où on lâcha sur eux deux lions et quatre ours, mais qui, loin de les attaquer, se rangèrent autour d’eux pour leur servir de garde. Ce que voyant, Décius les fit transpercer à coups de poignard, leur fit lier les pieds, et fit jeter leurs cadavres devant l’idole du soleil. Ils y restèrent trois jours, après quoi le sous-diacre Quirin les recueillit et les ensevelit dans sa maison. Cela se passait vers l’an du Seigneur 253. Plus tard, sous le règne de Constantin, les martyrs révélèrent eux-mêmes le lieu de leur sépulture ; et les chrétiens transportèrent leurs restes au cimetière Pontien, où le Seigneur, par leur entremise, accorde au peuple une foule de bienfaits.
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I. Germain, de naissance noble, naquit à Auxerre. Après avoir été soigneusement instruit dans les sciences libérales, il se rendit à Rome pour apprendre le droit, et s’y acquit un tel renom que le Sénat l’envoya en Gaule, pour gouverner le duché de Bourgogne. Or dans la ville d’Auxerre, que Germain administrait avec une sollicitude toute particulière, on voyait sur la grand’place un pin aux branches duquel il faisait suspendre, par vanité, les têtes du gibier qu’il avait tué à la chasse. Et souvent le saint évêque de la ville, Amator, lui reprochait ce trait de vanité, l’engageant à faire plutôt couper cet arbre ; mais Germain refusait de s’y résigner. Un jour, cependant, en l’absence de Germain, l’évêque coupa l’arbre et le fit brûler. Sur quoi Germain, oubliant son christianisme, arriva avec ses troupes et menaça l’évêque de le faire périr. Le prélat, à qui l’Esprit-Saint venait de révéler que Germain lui succéderait sur son siège épiscopal, céda devant sa fureur et se retira à Autun. Mais, plus tard, il revint à Auxerre, enferma par ruse Germain dans son église, et le tonsura, en lui prédisant qu’il serait son successeur. Et, en effet, après sa mort, le peuple tout entier élut pour évêque Germain, qui, dès lors, distribua ses biens aux pauvres, et ne traita plus sa femme que comme une sœur. Et, pendant trente ans, il se mortifia le corps de telle façon que jamais il ne mangea de pain de froment, ni de légumes, ni ne but de vin, ni n’assaisonna de sel ce qu’il mangeait. Ou plutôt il prenait bien du vin deux fois par an, à Noël et à Pâques, mais il y mêlait tant d’eau qu’il ne pouvait pas même sentir le goût du vin. Le soir, à son unique repas, il mangeait un pain d’orge où il avait d’abord semé des cendres. Hiver comme été, il n’était vêtu que d’un cilice -381- et d’une tunique ; et ces tuniques, quand il ne les donnait pas à quelqu’un, lui duraient jusqu’au jour où, de vieillesse, elles tombaient en morceaux. Rarement il mettait à ses pieds des chaussures, et une ceinture autour de ses reins. Son lit n’était fait que de cendres, d’un cilice, et d’un sac, sans même un oreiller pour soulever sa tête. Et toujours il portait à son cou des reliques de saints. Telle fut la vie de cet évêque, vie qui semblerait incroyable si elle n’était accompagnée de nombreux miracles. Et ses miracles furent tels qu’ils nous paraîtraient fantastiques, si ses mérites ne suffisaient pas à les justifier.
Un jour, ayant reçu l’hospitalité dans une maison, il vit qu’après le repas on apprêtait de nouveau la table. Il en demanda la raison : on lui répondit qu’on apprêtait la table pour les braves femmes qui marchaient la nuit. Germain résolut de veiller toute la nuit ; et il vit arriver une troupe de démons sous forme d’hommes et de femmes. Il leur défendit alors de sortir, et réveillant ses hôtes, leur demanda s’ils reconnaissaient ces personnes. Les hôtes répondirent que ces personnes étaient leurs voisins et leurs voisines. Sur quoi Germain, défendant toujours aux démons de sortir, envoya voir chez les voisins et voisines en question, qui, tous furent trouvés dormant dans leur lit. Alors les démons, sommés par lui de dire la vérité, reconnurent qui ils étaient et avouèrent qu’ils venaient pour tromper les hommes.
II. A cette époque florissait saint Loup, évêque de Troyes. Comme le roi Attila assiégeait la ville, saint Loup monta sur l’une des portes et demanda à l’assiégeant qui il était. Et Attila : « Je suis le fléau de Dieu ! » Alors l’humble serviteur de Dieu dit, en gémissant : « Et moi, hélas, je suis le Loup, le dévastateur du troupeau de Dieu ! Je mérite d’être frappé par le fléau de Dieu ! » Et il fit ouvrir les portes de la ville. Mais Dieu aveugla de telle sorte les Barbares, qu’ils traversèrent la ville d’une porte à l’autre, sans voir personne, et par conséquent, sans faire aucun mal. C’est en compagnie de ce même saint Loup que saint Germain se mit en route pour se -382- rendre en Grande-Bretagne, où pullulaient les hérétiques. Pendant qu’ils étaient en mer, une terrible tempête se leva ; mais, sur la prière de saint Germain, les flots s’apaisèrent aussitôt. Arrivés en Grande-Bretagne, les deux saints, furent reçus avec honneur par le peuple ; puis, ayant convaincu les hérétiques, ils retournèrent dans leurs diocèses.
III. Un jour que Germain, malade, était couché dans un certain bourg ; un grand incendie se produisit dans le bourg. On supplia l’évêque de se laisser transporter ailleurs, pour échapper aux flammes, mais il s’y refusa ; et le fait est que la flamme, qui détruisit toutes les maisons voisines, ne toucha pas à celle où il se trouvait.
IV. Plus tard, comme il était revenu en Grande-Bretagne pour réfuter les hérétiques, un de ses disciples, s’étant mis en route pour le rejoindre, tomba malade et mourut dans la ville de Tonnerre. Et saint Germain, lors de son retour, s’étant arrêté dans cette ville, fit ouvrir le sépulcre, et demanda au mort s’il désirait de nouveau lutter à ses côtés. Mais le mort, se relevant, répondit qu’il était si heureux qu’il préférait ne pas se réveiller. Le saint y consentit ; et son disciple, baissant de nouveau la tête, de nouveau s’endormit dans le Seigneur.
V. Pendant qu’il prêchait en Grande-Bretagne, le roi de ce pays lui refusa l’hospitalité, ainsi qu’à ses compagnons. Mais un porcher, qui se rendait chez lui, ayant vu Germain et ses compagnons épuisés de faim et de froid, les recueillit dans sa maison, et tua pour eux le seul veau qu’il possédait. Or, après le repas, saint Germain fit rassembler tous les ossements du veau sous la peau, et, à sa prière, Dieu rendit la vie à l’animal. Le lendemain, l’évêque vint trouver le roi et lui demanda avec force pourquoi il lui avait refusé l’hospitalité. Le roi, surpris, ne savait que répondre. Et le saint : « Hors d’ici, s’écria-t-il, et laisse la royauté à un plus digne ! » Puis Germain, sur l’ordre de Dieu, fit venir le porcher et sa femme ; et, au grand étonnement de tous, il proclama roi cet homme qui l’avait accueilli. C’est depuis lors que la nation des -383- Bretons est gouvernée par des rois provenant d’une race de porchers.
VI. Comme les Saxons faisaient la guerre aux Bretons et se voyaient en nombre insuffisant, ils invoquèrent l’aide des deux saints, qui, leur ayant prêché l’Evangile, les convertirent bientôt à la foi chrétienne. Le jour de Pâques, dans la ferveur de leur foi, les Saxons jetèrent leurs armes avant d’aller au combat : ce qu’apprenant, leurs adversaires, enhardis, voulurent s’élancer contre l’ennemi désarmé. Mais Germain, se tenant auprès de l’armée qu’il avait convertie, les avertit d’avoir tous à répondre : Alleluia ! lorsque lui-même s’écrierait : Alleluia ! Ainsi fut fait : et ce cri remplit les assaillants d’une telle frayeur que tous s’enfuirent, jetant bas les armes, comme si les montagnes et le ciel lui-même se précipitaient sur eux.
VII. Un jour, passant par Autun, saint Germain se rendit au tombeau de l’évêque, saint Cassien, et demanda à celui-ci comment il se portait. Aussitôt le défunt, du fond de son tombeau, répondit, d’une voix haute et claire que tous purent entendre : « Je jouis d’un doux repos, en attendant la venue du Rédempteur. » Et Germain : « Repose-toi donc dans le Christ, et daigne intercéder pour nous, afin que nous obtenions d’être admis aux joies de la sainte résurrection ! »
VIII. Passant par Ravenne, il fut reçu avec honneur par la reine Placidie et son fils Valentinien, qui, à l’heure du repas, lui envoyèrent un vase d’argent rempli des mets les plus délicats. Mais Germain distribua les mets aux serviteurs et garda le vase d’argent pour ses pauvres. En échange, il envoya à la reine une écuelle de bois contenant un pain d’orge : présent dont la reine se réjouit si fort qu’elle fit recouvrir l’écuelle d’une enveloppe d’argent. Une autre fois, cette reine l’invita à sa table, et l’évêque accepta. Mais, comme il était épuisé par les jeûnes et les prières, il monta sur son âne, pour se rendre au palais. Or, pendant le repas, l’âne mourut. Ce qu’apprenant la reine fit donner à l’évêque un magnifique cheval. Mais Germain : « Mon âne me suffit. -384- M’ayant amené ici, c’est lui encore qui m’emmènera ! » Puis, allant au cadavre de l’âne : « Lève-toi, lui dit-il, et retournons à l’auberge ! » Et aussitôt l’âne, se relevant, se secoua comme si rien de mauvais ne lui était arrivé.
Avant de quitter Ravenne, saint Germain prédit que sa fin approchait. En effet, peu de jours après, il fut pris d’une fièvre qui, au bout d’une semaine, l’emporta. Son corps fut transporté en Gaule, ainsi qu’il l’avait demandé à la reine. Cette mort eut lieu en l’an 430.
IX. Saint Germain avait promis à Eusèbe, évêque de Verceil, d’assister à l’inauguration d’une église qu’il venait de construire. Or Eusèbe, apprenant la mort de saint Germain, n’en fit pas moins allumer des cierges pour la cérémonie : mais les cierges s’éteignaient sitôt allumés. Alors Eusèbe comprit qu’il devait ajourner la dédicace de l’église, et choisir un autre évêque pour y présider. Mais comme le corps de saint Germain passait par Verceil, on le fit entrer dans la susdite église et aussitôt tous les cierges s’allumèrent miraculeusement. Sur quoi Eusèbe se rappela la promesse de saint Germain et comprit que celui-ci, mort, faisait ce que vivant il avait promis. Mais on ne doit point croire qu’il s’agisse là du grand saint Eusèbe de Verceil : celui-ci est mort sous le règne de Valens, cinquante ans avant la mort de saint Germain. C’est donc qu’il y aura eu à Verceil un autre évêque nommé Eusèbe, à qui sera arrivé le miracle que nous venons de raconter.
Eusèbe gardait, depuis l’enfance, une telle chasteté, que, lorsqu’il reçut le baptême des mains du pape Eusèbe, qui lui donna son nom, on vit des mains d’anges le soulever -385- dans la fontaine sacrée. Et comme, un jour, certaine dame noble, séduite par sa beauté, voulait entrer dans son lit, les anges l’empêchèrent d’en approcher : de telle sorte que, le lendemain matin, elle se jeta à ses pieds et lui demanda pardon. Ordonné prêtre, il brilla d’une telle sainteté, que, pendant les messes qu’il célébrait, on voyait des mains d’anges lui soulever les mains.
Plus tard, lorsque toute l’Italie fut ravagée de la peste de l’arianisme, que favorisait l’empereur Constance, le pape Julien consacra Eusèbe évêque de Verceil, ville qui avait alors la primauté parmi toutes les villes italiennes. Ce qu’apprenant, les hérétiques firent fermer toutes les portes de l’église principale de Verceil, consacrée à la sainte Vierge. Mais Eusèbe, étant entré dans la ville, s’agenouilla devant le portail de l’église ; et bientôt, sur ses prières, toutes les portes s’ouvrirent d’elles-mêmes. Il rejeta ensuite de son siège l’évêque de Milan, Maxence, corrompu par l’hérésie, et ordonna à sa place le catholique Denis. Et c’est ainsi qu’il allait, purgeant de la peste arienne toute l’Eglise d’Occident, pendant qu’Athanase en purgeait toute l’Eglise d’Orient. L’auteur de l’arianisme était un prêtre d’Alexandrie nommé Arius. Il affirmait que le Christ était une pure créature, qu’un temps avait existé où il n’était pas, et qu’il avait été créé pour nous. Aussi Constantin le Grand rassembla-t-il à Nicée un concile où l’erreur d’Arius fut condamnée. Quant à Arius lui-même, il mourut, peu de temps après, d’une mort misérable ; tous ses intestins lui sortirent du corps par le derrière. Mais le fils de Constantin, Constance, se laissa corrompre par l’hérésie. Et, furieux contre Eusèbe, il réunit en concile de nombreux évêques, et manda à ce concile Denis, et Eusèbe lui-même, qui, sachant que la majorité du concile était convertie à l’erreur, refusa de venir, alléguant sa vieillesse. Pour rendre cette excuse impossible, l’empereur réunit le concile à Milan, tout près de Verceil. Eusèbe, cependant, ne s’y rendit point. Constance ordonna aux ariens d’exposer leur doctrine ; puis il enjoignit à l’évêque Denis -386- et à vingt-neuf autres évêques de souscrire à cette doctrine. Ce qu’apprenant, Eusèbe quitta Verceil et se mit en route pour Milan, s’attendant à y souffrir tous les supplices.
Il rencontra, en chemin, un fleuve qu’il devait traverser. Sur son ordre, un bateau, qui se trouvait près de la rive opposée, vint de lui-même vers lui et le transporta avec ses compagnons, sans qu’il y eût sur ce bateau personne pour le conduire. Alors Denis vint au-devant de lui, et, tombant à ses pieds, lui demanda son pardon. Arrivé à Milan, Eusèbe ne se laissa fléchir ni par les menaces de l’empereur ni par ses caresses. Et il dit : « Vous prétendez que le fils est inférieur au père : pourquoi donc avez-vous préféré à moi, évêque de Verceil, mon fils et élève Denis ? » Alors on lui fit voir la profession de foi rédigée par les ariens, et que Denis avait signée. Mais lui : « Pour rien au monde je ne mettrai ma signature derrière celle de mon subordonné. Brûlez plutôt ce papier, et écrivez-en un autre, que je puisse signer ! » Aussitôt, sur un ordre de Dieu, le papier prit feu, avec les signatures de Denis et des autres vingt-neuf évêques. Alors les ariens écrivirent un nouveau papier, qu’ils voulurent faire signer à Eusèbe et à ces autres évêques. Mais ceux-ci, raffermis dans la foi par Eusèbe, refusèrent de signer, et dirent même tout haut qu’ils étaient ravis de voir brûler le papier qu’ils avaient signé par contrainte. Sur quoi, Constance, furieux, livra Eusèbe aux ariens.
Et ceux-ci, le saisissant au milieu des autres évêques et le rouant de coups, le traînèrent de bas en haut, puis de haut en bas, sur l’escalier du palais. Puis, comme il avait la tête toute sanglante de coups, et s’obstinait à ne pas vouloir signer, ils lui lièrent les mains derrière le dos, et le menèrent par la ville avec une corde au cou. Mais lui, remerciant Dieu, proclamait qu’il était prêt à mourir pour la foi catholique. Alors Constance fit envoyer en exil le pape Libère, Denis, Paulin, et tous les autres évêques qui avaient suivi leur exemple. Quant à Eusèbe lui-même il fut conduit dans une ville de Palestine appelée Lyclopolis. Là il fut enfermé dans un cachot si étroit et si bas -387- qu’il ne pouvait ni étendre les jambes, ni se tourner d’un côté sur l’autre, ni relever la tête, ni remuer autre chose que ses épaules et ses coudes.
Après la mort de Constance, son successeur Julien, voulant plaire à tous, rappela les évêques exilés, fit rouvrir les temples des dieux, et permit à chacun de vivre tranquillement sous telle loi qu’on voudrait. C’est alors qu’Eusèbe, revenant de son exil, alla trouver Athanase et lui exposa tout ce qu’il avait souffert.
A la mort de Julien, sous le règne de Jovinien, Eusèbe revint à Verceil, où le peuple le reçut avec une grande joie. Mais, de nouveau, sous le règne de Valens, le nombre des ariens grandit. Ces hérétiques assiégèrent la maison d’Eusèbe, le traînèrent dehors et le lapidèrent. Ainsi il rendit son âme au Seigneur. Il fut enseveli dans l’église qu’il avait lui-même construite. Et l’on ajoute qu’il obtint, par ses prières, en faveur de Verceil, que nul arien ne pût vivre dans cette ville.
Eusèbe, à en croire la chronique, vécut au moins quatre-vingt-huit ans. Il florissait vers l’an 350.
Les Machabées étaient sept frères qui, avec leur vénérable mère et le prêtre Eléazar, refusèrent de manger de la viande de porc, afin d’observer la loi : ce qui leur valut d’endurer des supplices inouïs, ainsi qu’on le trouvera décrit tout au long dans le second livre des Machabées. Notons, à ce propos, que l’Eglise d’Orient célèbre des fêtes de saints de l’un et de l’autre Testament, tandis que l’Eglise d’Occident ne fête point les saints de l’Ancien Testament, et cela parce que ces saints descendirent d’abord aux enfers. Elle ne fête que les saints Innocents, -388- dans la personne de chacun desquels c’est le Christ lui-même qui fut tué, et les Machabées. Quant à ceux-ci, elle les fête pour quatre motifs, bien qu’ils soient, eux aussi, descendus aux enfers. C’est, d’abord, à cause de la prérogative du martyre, les Machabées ayant enduré des supplices plus cruels que ceux des autres saints de l’Ancien Testament. En second lieu, à cause de leur caractère symbolique, et du mystère qu’ils représentent. Le chiffre 7 est, en effet, le symbole de l’universalité. Et, en conséquence, les sept Machabées représentent, d’une façon symbolique, tous les saints de l’ancien Testament. En troisième lieu, l’Eglise fête les Machabées à cause de l’exemple de constance et de patience qu’ils ont donné. Enfin, l’Eglise les fête à cause du motif de leur supplice : car c’est pour défendre la loi de Moïse qu’ils ont été martyrisés, de même que les chrétiens doivent être prêts à l’être pour la défense de la loi évangélique. Ces trois dernières raisons de la fête des Machabées se trouvent énoncées dans la Somme de maître Jean Beleth.
La fête de Saint-Pierre aux Liens a été instituée pour quatre motifs : 1o en souvenir de la délivrance de saint Pierre ; 2o en souvenir de la délivrance de saint Alexandre ; 3o pour la destruction du rite des gentils ; 4o afin d’obtenir notre délivrance des liens de nos péchés.
1o L’Histoire scholastique raconte qu’Hérode Agrippa, étant venu à Rome, se lia d’amitié avec Caïus, neveu de l’empereur Tibère. Or, un jour qu’Hérode était dans un char avec Caïus, il leva les mains au ciel et dit : « Puissé-je voir mourir ton vieil oncle, et te voir devenir le maître -389- du monde ! » Sa parole fut entendue par le cocher du char, qui, aussitôt, la rapporta à Tibère. Et celui-ci, indigné, jeta Hérode en prison. Là, comme le prisonnier s’appuyait un jour contre un arbre sur les branches duquel se tenait un hibou, un de ses compagnons, homme habile en divination, lui dit : « Sois sans crainte, car tu seras vite délivré, et tu t’élèveras si haut, que tes amis en seront jaloux. Mais quand tu verras un oiseau pareil à celui-ci au-dessus de ta tête, cela signifiera que tu n’auras plus que cinq jours à vivre. » Quelque temps après, Tibère mourut. Caïus, devenu empereur, délivra Hérode, et le renvoya en Judée avec le titre de roi. Et Hérode, sitôt rentré à Jérusalem, se mit en quête d’un chrétien qu’il pût tourmenter. La veille du jour des Azymes, il tua de son épée Jacques, le frère de Jean. Puis, voyant que cela était agréable aux Juifs, le jour même des Azymes il fit arrêter Pierre et le fit jeter en prison, avec l’intention de le livrer au peuple après la fête des Pâques. Mais un ange, pénétrant, de nuit, dans la prison du saint, le délivra de ses liens et lui ordonna d’aller reprendre librement sa prédication. Le roi, impatient de se venger, ordonna que les gardiens de la prison, coupables d’avoir laissé échapper Pierre, eussent à subir les peines les plus cruelles. Mais Dieu ne voulut point que la délivrance de Pierre fût pour personne une cause de mal. En effet Hérode, s’étant rendu à Césarée, y fut frappé de la main d’un ange, et mourut.
Voici, à ce sujet, ce que raconte Josèphe, au livre XIX de ses Antiquités : « Hérode, étant venu à Césarée, où l’attendait une grande foule, se vêtit d’une robe brillante, toute tissée d’or et d’argent, et se mit en route pour se rendre au théâtre. Et dès que les rayons du soleil touchèrent la robe, leurs reflets doublèrent l’éclat des deux métaux, si bien que la foule, effrayée, crut voir là l’indice d’une nature plus qu’humaine. Hérode se vit donc entouré de gens qui lui criaient : « Jusqu’ici nous t’avons tenu pour un homme ; mais dès maintenant nous te proclamons un dieu ! » Et, pendant qu’Hérode acceptait avec plaisir ces hommages, il vit soudain, au-dessus de -390- sa tête, un hibou ; sur quoi, comprenant que sa mort approchait, il dit au peuple : « Moi, votre dieu, voici que je vais mourir ! » Aussitôt des vers envahirent son corps et se mirent à le ronger. Il mourut cinq jours après. »
C’est donc en souvenir de la miraculeuse délivrance du prince des apôtres que l’Eglise célèbre la fête de saint Pierre aux Liens. Aussi lit-on, dans l’épître de cette fête, la mention de ce miracle.
2o Le second motif de la fête est la commémoration de la délivrance du pape saint Alexandre, le sixième pape qui gouverna l’Eglise après saint Pierre. Ce pontife était tenu prisonnier par le tribun Quirin, ainsi que le préfet de Rome Hermès, qu’il avait converti à la foi. Et Quirin dit à Hermès : « Je m’étonne qu’un homme raisonnable comme toi renonce aux honneurs de la préfecture pour rêver de je ne sais quelle autre vie ! » Et Hermès : « Moi aussi, autrefois, je raillais tout cela, et croyais que notre vie terrestre était l’unique vie. » Et Quirin : « Prouve-moi qu’il y a une autre vie, et aussitôt tu m’auras pour disciple ! » Et Hermès : « Le saint Alexandre, que tu tiens enchaîné, te le prouvera mieux que je ne saurais le faire. » Et Quirin, furieux : « Je te demande de me prouver cela, et tu me renvoies à Alexandre, que je tiens enchaîné à cause de ses crimes ! Je te séparerai de cet Alexandre, et je vous mettrai tous les deux sous double garde ; et, si je le trouve avec toi, ou toi avec lui, je veux bien me convertir et vous écouter ! » Or, pendant qu’Alexandre était en prière, un ange vint vers lui et le conduisit dans la prison d’Hermès, de telle sorte que Quirin, à sa grande surprise, les trouva ensemble. Hermès lui raconta alors comment Alexandre avait ressuscité son fils. Et Quirin dit à Alexandre : « Ma fille Balbine souffre de la goutte. Si tu peux obtenir sa guérison, je te promets de me convertir à ta foi. » Et Alexandre : « Va vite la chercher et amène-la-moi dans ma cellule ! » Et Quirin : « Puisque tu es ici, comment pourrai-je te trouver dans ta cellule ? » Et Alexandre : « Va vite, car celui qui m’a conduit ici va tout de suite me reconduire là-bas ! » -391- Et la fille de Quirin, dès qu’elle entra dans la cellule d’Alexandre, y trouva celui-ci et se prosterna à ses pieds, voulant baiser ses chaînes. Mais Alexandre lui dit : « Ma fille, ce ne sont point mes chaînes que tu dois baiser, mais celles qui ont servi pour saint Pierre. Fais-les rechercher, baise-les pieusement, et tu recouvreras la santé ! » Aussitôt Quirin fit rechercher les chaînes qui avaient servi pour saint Pierre ; et, les ayant retrouvées, il les donna à sa fille. Et celle-ci, dès qu’elle les eut baisées, recouvra la santé. Alors Quirin, plein de repentir, remit en liberté Alexandre et se fit baptiser avec toute sa maison. Saint Alexandre institua une fête en souvenir de ce jour ; et il fit élever, en l’honneur de saint Pierre, une église où il déposa les chaînes du saint, et qui fut nommée Saint-Pierre aux Liens. Au jour de cette fête, une foule innombrable se réunit dans l’église susdite, pour baiser les chaînes de l’apôtre Pierre.
3o Le troisième motif de l’institution de la fête nous est raconté par Bède de la façon suivante. L’empereur Octave et Antoine s’étaient partagés l’empire de telle façon qu’Octave avait eu l’Occident et Antoine l’Orient. Mais Antoine, homme débauché et lubrique, répudia la sœur d’Octave, qu’il avait épousée, et prit pour femme Cléopâtre, reine d’Egypte. Octave, indigné, marcha avec son armée contre Antoine, et le vainquit. Antoine et Cléopâtre durent s’enfuir ; et, désespérés, ils se donnèrent la mort. Alors Octave détruisit le royaume d’Egypte, et fit de l’Egypte une province romaine. Puis il entra à Alexandrie, et la dépouilla de ses richesses au profit de Rome, qu’avaient dévastée les guerres civiles. Aussi put-il dire de Rome : « Je l’ai trouvée de briques, je la laisse de marbre. » Il augmenta à tel point la chose publique romaine que, le premier, il fut appelé « auguste » ; et ce titre se transmit à tous ses successeurs sur le trône impérial. Et c’est en souvenir de lui que le mois qui d’abord s’appelait sextile (étant en effet le sixième depuis Mars) a porté désormais le nom d’Auguste ou d’août. Et jusqu’au règne de Théodose, c’est-à-dire jusque vers l’an 426, les Romains fêtèrent -392- tous les ans, l’anniversaire de la victoire d’Octave, qui avait eu lieu le 1er août.
Or, la fille de Théodose, Eudoxie, femme de Valentinien, s’étant rendue à Jérusalem par suite d’un vœu, acheta chez un Juif, pour une somme énorme, les deux chaînes qui avaient servi, sous le règne d’Hérode, à enchaîner saint Pierre. De retour à Rome le 1er août, elle fut désolée de voir que les Romains continuaient à fêter le souvenir d’un empereur païen. Mais comme, d’autre part, elle savait que c’était là une coutume trop ancienne pour pouvoir être aisément supprimée, elle eut l’idée de maintenir la fête, mais en la consacrant au souvenir de saint Pierre. Elle s’entendit donc avec le saint pape Pelage, qui, par d’éloquentes exhortations, décida le peuple à remplacer le souvenir de l’empereur païen par celui du prince des apôtres. Et Eudoxie, pour consacrer cette heureuse décision, donna au peuple les chaînes qu’elle avait rapportées de Jérusalem. On mit ces chaînes auprès de celles qui avaient enchaîné saint Pierre à Rome, sous Néron. Et les deux paires de chaînes se soudèrent aussitôt ensemble, pour ne plus constituer qu’une seule chaîne.
Et combien cette chaîne miraculeuse a de pouvoir, c’est ce que l’on vit en l’an 969. Cette année-là, un comte de la cour de l’empereur Othon fut si cruellement envahi du démon qu’il se déchirait de ses propres dents. Alors, sur l’ordre de l’empereur, le possédé fut conduit vers le pape Jean, qui lui mit au cou la chaîne de saint Pierre. Et le diable, ne pouvant supporter un poids aussi pesant, s’enfuit aussitôt en présence de tous. Ce que voyant, Théodoric, évêque de Metz, s’empara de la chaîne et dit qu’il ne la lâcherait plus, à moins qu’on ne lui coupât les mains. Sur quoi une grande querelle s’éleva entre le pape et l’évêque, jusqu’à ce qu’enfin l’empereur, pour la faire cesser, eût obtenu du pape qu’un chaînon de la chaîne serait donné à l’évêque.
La Chronique de Milet et l’Histoire tripartite racontent que le diable, dépité de ce qu’un Juif eût vendu à l’impératrice Eudoxie les chaînes de saint Pierre, se -393- vengea sur ses compatriotes : il leur apparut sous la forme de Moïse, leur promit de les faire marcher à pieds secs sur la mer, et en noya un grand nombre.
4o Enfin le quatrième objet de la fête de Saint-Pierre aux Liens est, par l’image de la délivrance du saint, de nous rappeler que, nous aussi, nous avons à être délivrés des liens du péché. Et le récit d’un miracle, que nous lisons dans le livre des Miracles de la sainte Vierge, suffit à prouver que les clefs remises par Jésus à saint Pierre lui permettent de délivrer des chaînes du péché ceux-mêmes qui sont condamnés à la perdition. Il y avait à Cologne, au couvent de Saint-Pierre, un moine léger, vicieux et paillard. Ce moine étant mort subitement, les démons l’accusaient, rappelant tous les péchés qu’il avait commis. Et les bonnes œuvres qu’il avait accomplies, de leur côté, l’excusaient, rappelant son obéissance à ses chefs et son zèle pour le chant des psaumes. Or, saint Pierre, de qui ce moine et son couvent dépendaient, s’approcha de Dieu pour demander sa grâce. La sainte Vierge joignit ses instances aux siennes ; et ils obtinrent du Seigneur que le moine fût autorisé à revenir sur terre pour faire pénitence. Alors saint Pierre mit en fuite les démons en leur montrant les clefs qu’il tenait en main. Puis il rendit la vie au moine après lui avoir imposé, comme pénitence, de réciter tous les jours le psaume Miserere mei, Domine. C’est le moine lui-même qui, après sa résurrection, raconta à ses frères tout ce qu’on vient de lire.
Le pape Etienne avait converti de nombreux païens, par la parole et par l’exemple, et avait enterré les corps de nombreux martyrs, lorsque en l’an 260, les empereurs -394- Valérien et Gallien le firent rechercher ainsi que son clergé, pour les forcer à sacrifier aux idoles. Et les empereurs, par un édit, déclaraient que ceux qui les livreraient deviendraient maîtres de tous leurs biens. Aussi dix membres du clergé ne tardèrent-ils pas à être dénoncés, arrêtés, et, sur leur refus de sacrifier, décapités sans jugement. Le lendemain, le pape Etienne fut arrêté à son tour, et conduit au temple de Mars, pour y adorer les idoles. Mais il pria Dieu de détruire ce temple ; et aussitôt la plus grande partie du temple s’écroula, et la foule s’enfuit, épouvantée, de telle sorte qu’Etienne put se rendre librement au cimetière de sainte Lucie. Ce qu’apprenant, Valérien envoya à sa poursuite des soldats, qui le trouvèrent célébrant sa messe. Quand il eut achevé, il s’assit courageusement sur son siège pour recevoir le coup mortel. Et les soldats lui tranchèrent la tête.
L’invention ou découverte du corps de saint Etienne, eut lieu en l’an 417, la septième année du règne d’Honorius. Un prêtre, nommé Lucien, faisait la sieste dans son lit, sur le territoire de Jérusalem, lorsque lui apparut un vieillard de haute taille et de noble visage, avec une barbe touffue, chaussé de brodequins dorés, et vêtu d’un manteau blanc où étaient tissés de l’or, des pierres précieuses et des croix. Et ce vieillard, d’un bâton d’or, qu’il tenait en main, toucha le prêtre et lui dit : « Hâte-toi d’ouvrir nos tombeaux, car il n’est point convenable que nous reposions plus longtemps dans un lieu méprisé ! Va donc, et dis à Jean, évêque de Jérusalem, qu’il transporte nos restes dans un lieu honorable ! » Et Lucien dit : « Seigneur, qui es-tu ? » Et le vieillard : -395- « Je suis Gamaliel, qui ai nourri l’apôtre Paul et lui ai enseigné la Loi. Mais près de moi, dans mon tombeau, repose saint Etienne, qui, après avoir été lapidé par les Juifs, fut jeté hors de la ville pour être dévoré par les bêtes et les oiseaux de proie. Or, le maître pour qui il avait souffert le martyre, n’a point permis que cela arrivât ; de sorte, que j’ai pu recueillir pieusement ses restes et les ensevelir dans mon propre caveau. Et il y a aussi, dans mon tombeau, Nicodème, mon neveu, celui qui vint trouver Jésus la nuit, et qui fut baptisé par Pierre et par Jean. Les princes des prêtres en furent si irrités que, sans la peur qu’ils avaient de nous, ils l’auraient tué. Du moins, ils le dépouillèrent de tous ses biens comme de ses dignités, et, l’ayant battu de verges, le laissèrent à demi mort. Je le recueillis dans ma maison, où il survécut encore quelques jours ; et puis, quand il mourut, je le fis ensevelir aux pieds de saint Etienne. Enfin, il y a aussi, dans mon tombeau, mon fils Abibas, qui, à l’âge de vingt ans, fut baptisé en même temps que moi, et, restant chaste toute sa vie, apprit la Loi de la bouche de Paul, mon élève. Quant à mon autre fils Sélémie et à ma femme Œthée, qui ne voulurent point recevoir la foi du Christ, ils n’ont pas été jugés dignes d’être ensevelis avec nous. Tu trouveras leurs corps ailleurs, leurs sépulcres sont vides. » Cela dit, saint Gamaliel disparut. Et Lucien, s’éveillant, pria Dieu que, si sa vision était vraie, elle lui apparût encore une seconde fois, et une troisième.
La semaine suivante, Gamaliel lui apparut de nouveau, et lui demanda pourquoi il avait négligé de faire ce qu’il lui avait ordonné. Et Lucien : « Je ne l’ai pas négligé ; mais j’ai prié le Seigneur que, si ma vision venait bien de lui, il me la fît apparaître deux autres fois encore. » Et Gamaliel : « Je vais t’apprendre, par des symboles, de quelle façon tu pourras distinguer les reliques de chacun de nous ! » Après quoi il lui montra trois vases d’or et un vase d’argent. L’un des vases d’or était plein de roses rouges, les deux autres de roses blanches ; le vase d’argent était plein de safran. Et -396- Gamaliel dit : « Ces vases sont nos cercueils. Le vase plein de roses rouges est le cercueil de saint Etienne, qui, seul de nous, a mérité la couronne du martyre. Les deux vases pleins de roses blanches sont mon cercueil et celui de Nicodème, parce que nous avons persévéré, d’un cœur sincère, dans la foi du Christ. Enfin, le vase d’argent, plein de safran, est le cercueil de mon fils Abibas, qui brillait d’une blancheur virginale, et mourut en état de pureté. » Cela dit, il disparut de nouveau. La semaine suivante, il apparut une troisième fois au prêtre, à qui il reprocha ses retards et sa négligence. Aussitôt Lucien courut à Jérusalem, et raconta tout à l’évêque Jean. L’évêque, avec tout son clergé, se rendit dans le jardin du prêtre ; et à peine eut-on commencé à fouiller le sol qu’une odeur délicieuse en sortit, au contact de laquelle soixante-dix personnes furent guéries de diverses maladies. Les cercueils des saints furent transportés dans l’église de Jérusalem où saint Etienne avait jadis rempli les fonctions d’archidiacre.
Cette invention de saint Etienne eut lieu le jour où l’Eglise célèbre aujourd’hui la passion du saint. Mais on en a transporté la fête à un autre jour, afin que, le jour où l’on a coutume de fêter le saint, l’hommage des fidèles s’adressât plutôt à son martyre qu’à la découverte de ses reliques.
Quant à la translation de celles-ci, voici comment nous la raconte saint Augustin. Un sénateur de Constantinople, nommé Alexandre, se rendit à Jérusalem avec sa femme, et fit construire, en l’honneur de saint Etienne, une belle église, où il ordonna qu’on l’ensevelît lui-même après sa mort. Mais, sept ans après sa mort, sa veuve Julienne, rentrant dans sa patrie, voulut emporter avec elle le corps de son mari. Alors l’évêque, qu’elle suppliait de l’y autoriser, lui montra deux cercueils d’argent et lui dit : « Je ne sais pas lequel de ces deux cercueils est celui de ton mari ! » Et elle : « Moi, je le sais bien ! » Sur quoi, elle s’élança, et couvrit de baisers le corps de saint Etienne. Et ainsi, croyant reprendre le corps de son mari, elle prit, par hasard, celui du premier -397- martyr. Et comme elle le conduisait par mer à Constantinople, on entendit le chant des anges, une odeur merveilleuse se répandit à bord du bateau, et les démons, furieux, suscitèrent une affreuse tempête. Mais, comme les matelots tremblaient d’épouvante, saint Etienne leur apparut en personne, et leur dit : « C’est moi qui suis avec vous, ne craignez rien ! » Et aussitôt le calme succéda à la tempête. Le bateau parvint alors sans encombre jusqu’à Constantinople, où le corps de saint Etienne fut pieusement déposé dans une église.
Enfin, nous allons raconter de quelle manière fut faite la conjonction du corps de saint Etienne avec celui de saint Laurent. Eudoxie, fille de Théodose, qui se trouvait à Rome, était possédée d’un démon qui la persécutait cruellement. Alors son père, qui demeurait à Constantinople, lui enjoignit de venir près de lui, afin qu’elle pût toucher les reliques de saint Etienne. Mais le démon qui était en elle se mit à crier : « Si Etienne ne vient pas à Rome, je ne sortirai pas d’où je suis ! » Ce qu’apprenant, Théodose obtint du clergé et du peuple de Constantinople, que les reliques de saint Etienne fussent échangées contre celles de saint Laurent, qui, jusqu’alors, étaient gardées à Rome. L’empereur écrivit donc au pape Pélage pour lui demander cet échange ; et le pape réunit un concile de cardinaux, qui y consentit. Des cardinaux furent alors envoyés à Constantinople pour y prendre le corps de saint Etienne, et des Grecs furent envoyés à Rome pour en ramener les reliques de saint Laurent.
Le corps de saint Etienne ayant été d’abord débarqué à Capoue, les habitants de Capoue obtinrent de pouvoir en garder le bras droit ; et une église métropolitaine fut fondée pour recevoir la précieuse relique. Puis le corps du martyr fut transporté à Rome, où on voulait le déposer dans l’église de Saint-Pierre aux Liens. Mais quand le cortège passa devant l’église où était le corps de saint Laurent, les porteurs durent s’arrêter, retenus par une force mystérieuse qui les empêchait d’avancer. -398- Et le démon, dans la princesse, criait : « Vous perdez vos peines, car Etienne a choisi sa demeure auprès de son frère Laurent ! » C’est donc auprès de saint Laurent que le corps fut déposé ; et à peine Eudoxie l’eut-elle touché que le démon qui la tourmentait l’abandonna. Cependant, saint Laurent, comme s’il se réjouissait de l’arrivée de son frère saint Etienne, se retira dans le fond de son tombeau, laissant dans le milieu une grande place vide pour son compagnon. Et, au moment où les Grecs voulurent mettre la main sur le corps de saint Laurent pour l’emporter, ils furent soudain précipités à terre, et, malgré les prières du pape Pélage, ils moururent quelques jours après. Puis on entendit, dans les cieux, une voix qui disait : « Heureuse es-tu, Rome, de pouvoir contenir dans un même tombeau les corps glorieux de Laurent et d’Etienne ! » C’est ainsi que fut opérée cette conjonction, l’an du Seigneur 425.
Dans le livre XXII de la Cité de Dieu, saint Augustin raconte l’histoire de six morts ressuscités par l’intermédiaire de saint Etienne : 1o l’un de ces morts entrait déjà en décomposition, lorsque, le nom de saint Etienne ayant été invoqué sur lui, aussitôt il revint à la vie ; 2o un enfant, écrasé par une charrette, ressuscita et recouvra la santé lorsque sa mère l’eut porté à l’église de saint Etienne ; 3o une religieuse, qu’on avait portée dans l’église de saint Etienne, et qui y était morte après avoir été administrée, se releva guérie au vu et à l’étonnement de tous ; 4o une jeune fille d’Hippone étant morte, son père porta sa tunique à l’église de saint Etienne ; et, quand il l’étendit ensuite sur le corps de sa fille, celle-ci ressuscita aussitôt ; 5o un jeune homme retrouva la vie lorsqu’on eut frotté son corps avec l’huile de saint Etienne ; 6o un enfant, transporté mort dans l’église de saint Etienne, revint à la vie dès qu’on eut invoqué le nom du saint.
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I. Dominique, père et fondateur de l’ordre des Frères Prêcheurs, naquit en Espagne, dans un village appelé Callahorra, du diocèse d’Osma. Son père s’appelait Félix, et sa mère Jeanne. Sa mère, avant qu’il fût né, rêva qu’elle portait dans son sein un petit chien, qui tenait dans sa bouche une torche allumée ; et le petit chien, sorti de son sein, embrasait de sa torche le monde entier. Plus tard, la marraine du petit Dominique crut voir, sur le front de l’enfant, une étoile qui éclairait le monde entier. Et, pendant qu’il était encore confié aux soins de sa nourrice, plusieurs fois on le vit, la nuit, se lever de son berceau pour aller s’étendre sur la terre nue. Envoyé à Valence pour faire ses études, il travaillait avec tant de zèle que, pendant dix ans, il ne prit pas une goutte de vin. Et comme la famine régnait à Valence, il vendit ses livres et tout son mobilier pour en distribuer le prix aux pauvres.
Bientôt sa renommée s’étendit à tel point que l’évêque d’Osma le nomma chanoine de son église ; et, peu de temps après, les autres chanoines l’élurent pour leur sous-prieur. Et lui, nuit et jour, il étudiait et priait, demandant à Dieu la grâce de pouvoir se dévouer tout entier au salut de son prochain.
S’étant rendu avec son évêque à Toulouse, il ramena à la foi du Christ son hôte, qui était hérétique, et l’offrit au Seigneur comme la prémice de sa moisson future. On lit aussi, dans la Chronique du comte de Montfort, que, un jour, après avoir prêché contre les hérétiques, il rédigea par écrit les arguments dont il s’était servi, et remit le papier à l’un de ses adversaires, afin que celui-ci pût réfléchir sur ses objections. Or l’hérétique fit -400- voir ce papier à ses compagnons assemblés. Ceux-ci lui dirent de jeter le papier au feu et que, s’il brûlait, c’était la preuve de la vérité de leurs doctrines, et que si, au contraire, il ne brûlait pas, cela prouverait la vérité de la foi romaine. Trois fois de suite le papier fut jeté au feu ; trois fois de suite il en rejaillit sans éprouver le moindre dommage. Mais les hérétiques, persévérant dans leur erreur, se jurèrent de ne parler à personne de ce miracle. Seul un soldat qui se trouvait là, et qui adhérait un peu à la foi catholique, raconta plus tard le miracle dont il avait été témoin. Ce miracle arriva auprès du Mont de la Victoire.
A la mort de l’évêque d’Osma, Dominique se trouva presque seul à lutter contre les hérétiques. Ceux-ci, l’accablant de railleries, lui lançaient de la boue, des crachats et autres ordures, ou bien encore, par dérision, lui attachaient de la paille dans le dos. Ils le menaçaient également de mort, mais lui, sans rien craindre, répondait : « Je ne suis pas digne de la gloire du martyre, et n’ai pas encore mérité le bienfait de la mort ! » Une autre fois, s’étant rendu en un lieu où on lui tendait des pièges, il s’avançait en chantant et le sourire aux lèvres. Etonnés, les hérétiques lui dirent : « L’idée de la mort ne te trouble-t-elle pas ? Et qu’aurais-tu fait, si nous avions mis la main sur toi ? » Et lui : « Je vous aurais priés de ne pas me faire mourir tout de suite, mais peu à peu, en me mutilant membre par membre. »
Il apprit un jour qu’un homme, contraint par la misère, s’était affilié aux hérétiques. Aussitôt le saint résolut de se vendre lui-même, de façon que l’hérétique pût, grâce à l’argent qui résulterait de cette vente, se délivrer de son erreur et se convertir à la vraie religion. Et il se serait en effet vendu, si Dieu n’avait pourvu d’une autre façon aux besoins de l’homme qu’il voulait sauver. Une autre fois, comme une femme se lamentait devant lui de ne pouvoir délivrer son frère, retenu en captivité par les Sarrasins, Dominique, touché de pitié, offrit de se vendre lui-même pour racheter le captif. Mais Dieu, fort heureusement, ne lui permit point de le faire, ayant -401- besoin de lui pour le rachat spirituel de bien d’autres captifs.
Peu à peu il se mit à projeter la création d’un ordre ayant pour mission de parcourir le monde en prêchant, et de fortifier la foi contre les hérétiques. Etant donc resté pendant dix ans dans la région de Toulouse, depuis la mort de l’évêque d’Osma jusqu’à la réunion du Concile de Latran, il se mit en route pour Rome en compagnie de Foulques, évêque de Toulouse. A Rome, il demanda au pape Innocent l’autorisation de fonder un grand ordre, qui porterait le nom d’ordre des Frères Prêcheurs. Et comme le pape hésitait à lui accorder cette autorisation, il vit en rêve que l’église de Latran allait s’écrouler ; et voici qu’il vit arriver Dominique, qui, avec ses seules épaules, soutenait l’église qui allait s’écrouler. A son réveil, le pape, comprenant le sens de son rêve, accueillit volontiers la demande du saint, ajoutant que, s’il voulait choisir, pour son ordre, une des règles déjà approuvées par l’église, l’ordre serait aussitôt approuvé. Revenu auprès de ses frères, qui étaient au nombre de seize, il lui fit part des paroles du pape. Sur quoi les Frères, à l’unanimité, choisirent la règle de saint Augustin, y ajoutant seulement certaines pratiques encore plus rigoureuses, qu’ils résolurent de garder à jamais. Et, après la mort d’Innocent, sous le pontificat d’Honorius, en l’an du Seigneur 1216, l’ordre fondé par Dominique fut décidément autorisé.
Et l’on raconte que, un jour que Dominique, à Rome, priait dans l’église de Saint-Pierre pour demander cette autorisation, les deux princes des apôtres, Pierre et Paul, lui apparurent ; saint Pierre lui tendit un bâton, saint Paul, un livre, et tous deux lui dirent : « Va et prêche, car tu as été élu de Dieu pour cette mission ! » Et il crut voir ses fils, deux par deux, se répandant à travers le monde. Aussi, dès qu’il fut revenu à Toulouse, dispersa-t-il ses Frères, envoyant les uns en Espagne, d’autres à Paris, d’autres à Bologne, tandis que lui-même s’en retournait à Rome.
Un moine, ayant été ravi en extase, vit la Vierge qui, -402- agenouillée et les mains jointes, implorait son Fils en faveur des hommes. Et le Fils, voyant son insistance, lui dit : « Ma mère, que puis-je ou dois-je encore faire pour eux ? Je leur ai envoyé mes patriarches et mes prophètes, et ils ne se sont pas corrigés. Je suis venu moi-même vers eux, je leur ai envoyé mes apôtres : ils nous ont mis à mort. Je leur ai envoyé mes martyrs, mes docteurs et mes confesseurs : ils ne les ont pas écoutés. Cependant, comme je ne veux rien te refuser, je leur donnerai encore mes Frères Prêcheurs, pour qu’ils puissent les éclairer et les purifier. Mais si les hommes rejettent encore ceux-là, je serai forcé de sévir contre eux ! » Un autre moine eut une vision analogue, le jour où douze abbés de Cîteaux arrivèrent à Toulouse pour combattre les hérétiques. Cette fois, la Vierge dit au Fils : « Mon cher enfant, ce n’est point contre leurs méchancetés, mais d’après ta propre compassion que tu dois agir. » Et le Fils, vaincu par ses prières, lui dit : « A ta demande, je vais encore leur envoyer mes Frères Prêcheurs pour les instruire et les avertir ; mais s’ils continuent à ne pas se corriger, je n’aurais désormais plus de pitié pour eux ! »
Un Frère Mineur, qui avait été longtemps le compagnon de saint François, raconta à plusieurs Frères de l’ordre des Prêcheurs que, pendant que Dominique était à Rome pour la confirmation de son ordre, il vit, une nuit, le Christ debout dans les airs et tenant en main trois lances, qu’il brandissait contre le monde. Et sa Mère, accourant au-devant de lui, lui demanda ce qu’il allait faire. Et Lui : « Le monde est tout rempli de trois vices : l’orgueil, l’avarice, et la concupiscence ; aussi ai-je résolu de le détruire avec ces trois lances ! » Alors la Vierge, se jetant à ses genoux, lui dit : « Fils bien-aimé, aie pitié et tempère ta justice de miséricorde ! » Et le Christ : « Ne vois-tu pas les injures qui me sont faites ? » Et la Vierge : « Mon fils, retiens ta fureur et attends un peu ; car je connais un fidèle serviteur et vaillant lutteur qui, parcourant le monde, le soumettra à ta domination. Et je lui donnerai pour assistant un autre -403- serviteur, qui rivalisera avec lui de zèle et de courage. » Et Jésus : « Ta vue m’a apaisé, mais je serais curieux de voir les deux hommes à qui tu promets de si hautes destinées ! » Alors elle présenta au Christ saint Dominique. Et le Christ : « Oui, voilà un bon et vaillant lutteur ! » Puis elle lui présenta saint François, dont il fit le même éloge. Or, saint Dominique, qui, jamais encore n’avait vu son glorieux rival, le reconnut dans l’église, le lendemain, à la suite de ce rêve où il l’avait vu. Il courut à lui, l’embrassa pieusement, et lui dit : « Tu es mon compagnon, nos routes iront de pair. Unissons-nous, et aucun adversaire ne prévaudra contre nous ! » Puis il lui raconta la vision qu’il avait eue ; et depuis lors, ils n’eurent plus qu’un seul cœur et qu’une seule âme en Dieu, et ils recommandèrent à leurs successeurs de garder fidèlement cette amitié réciproque.
Un novice, de la Pouille, que saint Dominique avait reçu dans son ordre, fut tellement perverti par ses anciens compagnons qu’il voulait absolument jeter son froc pour retourner dans le monde. Alors saint Dominique, après avoir longtemps prié, revêtit le novice de ses vêtements de laïc ; mais aussitôt celui-ci se mit à crier : « Je brûle, je me consume, ôtez-moi au plus vite cette maudite chemise qui va me réduire en cendres ! » Et il n’eut point de repos que son froc ne lui fût rendu et qu’il ne se fût réinstallé dans sa cellule.
Pendant que saint Dominique était à Bologne, un des Frères, la nuit, fut tourmenté par le diable. Ce qu’apprenant, le Frère Régnier, de Lausanne, fit part de la chose à saint Dominique, qui ordonna de transporter le possédé dans l’église, devant l’autel. Et lorsque dix Frères furent péniblement parvenus à le transporter, le saint dit : « Je te somme, misérable, de me dire pourquoi tu tourmentes une créature de Dieu ! » Et le diable répondit : « Je tourmente ce moine, parce qu’il l’a mérité. Hier, en effet, il a bu, en ville, sans la permission de son prieur, et sans avoir fait le signe de la croix. Alors je suis entré en lui, sous la forme d’un moustique, en me mêlant au vin qu’il buvait. » Sur ces entrefaites, la cloche -404- du monastère sonna pour les matines. Et aussitôt le diable dit : « Je ne puis demeurer ici plus longtemps, car voilà que les capucins se lèvent ! » Et il s’enfuit.
Un jour que saint Dominique traversait un fleuve, aux environs de Toulouse, ses livres tombèrent à l’eau. Or trois jours après, un pêcheur, ayant jeté sa ligne en ce lieu, crut bien avoir pris un lourd poisson ; et il retira de l’eau les livres du saint, aussi intacts que s’ils avaient été soigneusement gardés dans une armoire.
Une nuit, étant arrivé à la porte d’un monastère pendant que les moines dormaient, Dominique se fit scrupule de les réveiller. Il se mit en prière, et soudain, se vit transporté à l’intérieur du monastère, avec son compagnon, sans que les portes eussent été ouvertes.
Un étudiant débauché vint, certain jour de fête, dans l’église des Frères, à Bologne, pour entendre la messe. Or c’était saint Dominique lui-même qui officiait ce jour-là. Au moment de l’offertoire, l’étudiant s’approcha et baisa pieusement la main du saint, dont il sentit s’exhaler un parfum délicieux. Et aussitôt la fièvre du plaisir se refroidit en lui, miraculeusement, au point qu’il devint désormais chaste et continent.
Un prêtre, témoin du zèle qu’apportaient à leur prédication saint Dominique et ses Frères, résolut d’entrer dans leur ordre, si seulement il pouvait se procurer un Nouveau Testament, dont il avait besoin pour prêcher. Or, au même instant, un jeune homme vint le trouver, et lui offrit de lui vendre un Nouveau Testament, que le prêtre s’empressa d’acheter. Mais comme, après cela, il hésitait encore, il fit un signe de croix sur le livre et l’ouvrit ensuite au hasard ; et ses yeux tombèrent sur un passage des Actes, où il lut : « Lève-toi, descends et va avec eux sans hésitation, car c’est moi qui les ai envoyés ! » Et aussitôt, se levant, il rejoignit les Frères.
Un maître de théologie de Toulouse, homme de grande science et de grand renom, préparait un jour sa leçon lorsque, vaincu par le sommeil, il s’endormit sur son siège. Et il vit en rêve qu’on lui présentait sept étoiles. Et soudain ces étoiles commencèrent à grandir -405- en nombre et en éclat, de telle sorte que, bientôt, elles illuminèrent le monde. Se réveillant, il fut très étonné de ce rêve. Et, au moment où il entrait dans la salle de ses leçons, saint Dominique et six de ses frères vinrent respectueusement l’écouter : et aussitôt il comprit qu’ils étaient les sept étoiles qu’il avait vues dans son rêve.
Pendant que Dominique était à Rome, un savant homme, nommé Reginald, doyen de Saint-Aignan d’Orléans, et qui avait enseigné le droit canon à Paris, se mit en route pour Rome, par voie de mer, en compagnie de l’évêque d’Orléans. Cet homme avait depuis longtemps le désir de se consacrer tout entier à la prédication, mais ne savait pas encore sous quelle forme il devait le faire. Un cardinal, qui éprouvait le même désir, lui apprit l’institution des Frères Prêcheurs. On fit venir saint Dominique, qui leur expliqua son projet. Sur quoi le théologien résolut d’entrer dans son ordre. Mais, au même moment, il fut pris d’une grande fièvre qui faillit l’emporter. Alors saint Dominique se mit à invoquer la Vierge, qu’il avait choisie, expressément, pour patronne de son ordre. Il lui demanda de vouloir bien lui concéder Reginald, au moins pour quelque temps. Et voici que, soudain, le malade qui, déjà, attendait la mort, vit venir à lui la Reine de Miséricorde, accompagnée de deux jeunes filles merveilleusement belles ; et elle lui dit : « Demande-moi ce que tu voudras et je te l’accorderai ! » Et, pendant qu’il songeait à ce qu’il pouvait lui demander, une des deux jeunes filles lui conseilla de ne rien demander, mais plutôt de s’en remettre tout à fait à la Reine de Miséricorde : ce qu’il fit. Alors la Vierge, étendant la main, oignit ses oreilles, ses narines, ses mains, et ses pieds, avec un onguent qu’elle avait apporté, puis elle dit : « Après-demain je t’enverrai une ampoule qui achèvera de te rendre la santé ! » Puis elle lui montra un habit de moine, en lui disant : « Voici l’habit de ton ordre ! » Et lorsque saint Dominique, qui avait eu la même vision, vint chez Reginald, le jour suivant, il le trouva en pleine convalescence. -406- Et, le jour d’après, la Mère de Dieu revint auprès de Reginald, et lui oignit de nouveau le corps, de telle façon que non seulement sa fièvre disparut à jamais, mais que toute ardeur de concupiscence l’abandonna. Lui-même a avoué que, pas une seule fois depuis lors, il n’a ressenti même le premier mouvement d’un désir charnel. Et cette seconde vision eut pour témoin, avec Reginald et saint Dominique, un religieux de l’ordre des Hospitaliers, qui en fut grandement surpris. Aussi Dominique s’empressa-t-il de la raconter à ses frères, en même temps qu’il leur faisait revêtir l’habit que la Vierge avait montré à Reginald, et qui était un peu différent de celui que les frères portaient jusqu’alors. Quant à Reginald, il se rendit à Bologne pour y prêcher, et contribua beaucoup à accroître le nombre des frères ; après quoi il se rendit à Paris et y mourut presque dès son arrivée.
Un jeune homme, neveu du cardinal de Fossa-Nova, tomba de cheval dans un fossé où il se tua ; mais saint Dominique, ayant prié sur lui, le ressuscita. Il ressuscita également un architecte qui, conduit par des frères dans la crypte de Saint-Sixte, avait été écrasé par la chute d’un mur. Dans le même couvent, comme les frères, au nombre de quarante, y étaient assemblés, ils virent qu’ils n’avaient à manger qu’un tout petit pain. Saint Dominique leur ordonna de couper ce pain en quarante parties. Et comme chacun des frères prenait avec joie sa bouchée, deux jeunes gens, exactement pareils, entrèrent dans le réfectoire portant des pains dans les plis de leurs manteaux. Ils déposèrent les pains à la tête de la table sans rien dire, et puis disparurent, de telle façon que personne ne sut ni d’où ils étaient venus, ni comment ils étaient partis. Alors saint Dominique, étendant les mains vers ses Frères : « Eh bien, mes chers Frères, voilà que vous avez de quoi manger ! »
Un jour qu’il était en voyage et que la pluie tombait à verse, il fit le signe de la croix ; et aussitôt la pluie l’épargna, lui et son compagnon, de telle sorte que, pendant que le sol ruisselait d’eau, pas une goutte ne se -407- voyait dans un espace de trois coudées tout à l’entour d’eux. Une autre fois, près de Toulouse, comme il passait un fleuve en bateau, le batelier exigea de lui un denier pour prix de la traversée. En vain le saint lui promettait le royaume des cieux, ajoutant que, disciple du Christ, il n’avait jamais ni or, ni argent. L’homme, le tirant par sa chape, lui disait : « Je veux un denier ou ta chape ! » Alors le saint leva les yeux au ciel et pria ; puis baissant les yeux à terre, il aperçut un denier, sans doute tombé du ciel. Et il dit au batelier : « Tiens, frère, prends ce que tu demandes et laisse-moi aller en paix ! »
Une autre fois, le saint rencontra en route un religieux qui lui était proche par la sainteté, mais absolument étranger par la langue. Et il regrettait fort de ne pouvoir pas se réchauffer l’âme en s’entretenant avec lui des choses divines. Mais Dieu permit que, pendant trois jours, jusqu’à leur arrivée dans l’endroit où ils allaient, ils comprissent et parlassent la langue l’un de l’autre.
Une autre fois, voulant délivrer un possédé, il lui mit autour du cou sa propre étole, et ordonna aux démons de ne plus le tourmenter. Et les démons : « Permets-nous de sortir sans nous torturer comme tu fais ! » Mais lui : « Je ne vous laisserai sortir que si vous me donnez des garants pour me certifier que jamais plus vous ne reviendrez. » Et eux : « Quels garants pourrions-nous t’offrir ? » Et lui : « Les saints martyrs dont les chefs reposent dans cette église ! » Et eux : « C’est impossible, car ils sont nos ennemis ! » Et lui : « Si vous ne le faites pas, je ne cesserai pas de vous torturer. » Alors ils promirent de faire tout le possible ; et, après un instant, ils reprirent : « Hé bien, les saints martyrs nous ont accordé la faveur de se porter garants pour nous ! » Et comme Dominique leur demandait un signe qui le lui prouvât, ils répondirent : « Allez à la châsse où sont les têtes des martyrs, et vous la trouverez retournée en sens inverse ! » On y alla, et l’on vit que les démons avaient dit vrai.
Un jour, comme il prêchait, des femmes hérétiques se -408- jetèrent à ses pieds, en disant : « Serviteur de Dieu, prête-nous ton aide ! car si ce que tu as prêché aujourd’hui est vrai, longtemps l’esprit d’erreur nous a aveuglées. » Et lui : « Ayez la constance d’attendre un moment, et vous verrez à quel dieu vous avez adhéré ! » Et elles virent s’élancer parmi elles un chat terrible, grand comme un chien, avec de gros yeux pleins de flammes, une langue énorme et sanguinolente descendant jusque sur son nombril, et une queue très courte, laissant à nu son derrière, dont sortait une puanteur intolérable. L’animal tourna plusieurs fois autour des femmes, et disparut enfin dans le clocher, grimpant le long de la corde d’une cloche. Et les femmes, ayant vu ce prodige, se convertirent à la foi catholique.
Etant à Toulouse, Dominique vit un jour conduire au bûcher des hérétiques qu’il avait convaincus d’erreur. Et comme il reconnaissait parmi eux un homme appelé Raymond, il dit aux exécuteurs : « Sauvez celui-ci, de façon qu’il ne soit pas brûlé avec les autres ! » Puis, se tournant vers Raymond, il lui dit doucement : « Je sais, mon fils, qu’un jour tu deviendras un homme de bien et un saint ! » Et, en effet, l’hérétique, après avoir encore persisté dans son hérésie pendant vingt ans, se convertit et entra dans l’ordre des Prêcheurs, où il mena la vie la plus exemplaire.
Comme il était un jour au couvent de saint Sixte, à Rome, il eut une illumination divine après laquelle, convoquant le chapitre des frères, il leur annonça que quatre d’entre eux mourraient bientôt, deux quant au corps, et deux quant à l’âme. Et en effet, peu de temps après, deux des frères rendirent leur âme à Dieu et deux autres se défroquèrent.
Il y avait à Bologne un savant maître, nommé Conrad le Teuton, dont les frères souhaitaient vivement qu’il entrât dans leur ordre. Or, un soir que saint Dominique s’entretenait familièrement avec le prieur du monastère Cistercien de Casa Mariæ, il lui dit, entre autres choses : « Prieur, je vais t’avouer un secret dont je n’ai jamais fait part à personne, et dont je te prie, toi aussi, -409- de ne faire part à personne tant que je vivrai. Sache donc que, jusqu’à présent, je n’ai jamais rien demandé au ciel qui ne m’ait aussitôt été accordé ! » A quoi le prieur répondit : « Eh bien, mon Père, demande au ciel que Conrad entre dans ton ordre, ainsi que le souhaitent les frères ! » Quelques heures plus tard, quand les offices furent achevés, et que tout le monde se fut mis au lit, Dominique resta seul dans l’église, et pria jusqu’au lendemain. Et, le lendemain matin, comme les frères s’assemblaient dans l’église pour les matines, voici qu’entra tout à coup maître Conrad, qui, s’étant prosterné aux pieds de saint Dominique, demanda à revêtir l’habit de son ordre. Et, depuis ce moment, Conrad mena la vie la plus exemplaire. Plus tard, comme il avait déjà fermé les yeux, ses frères le croyaient mort, lorsque soudain, rouvrant les yeux et promenant son regard d’un frère à l’autre, il dit : « Que le Seigneur soit avec vous ! » Les Frères répondirent : « Et avec ton esprit ! » Sur quoi Conrad ajouta : « Que les âmes des fidèles reposent en paix ! » Et aussitôt il s’endormit dans le Seigneur.
Dominique, en vrai serviteur de Dieu, avait une parfaite égalité d’âme, sauf quand il était ému de compassion ; et, comme un cœur joyeux rend le visage gai, la composition tranquille de son intérieur se manifestait dans la bienveillance souriante de ses traits. Il passait ses journées en compagnie de ses frères et de ses compagnons, réservant ses nuits pour la prière : et ainsi il donnait ses journées à son prochain, ses nuits à Dieu. Souvent, pendant la messe, à l’élévation, il avait l’esprit ravi au point de voir le Christ lui-même incarné dans l’hostie. Presque toujours il passait la nuit dans l’église ; et quand la fatigue l’accablait, il sommeillait un instant, soit devant l’autel, ou la tête appuyée sur une pierre. Trois fois par nuit il s’infligeait la discipline avec une chaîne de fer, la première fois pour lui-même, la seconde pour les pécheurs vivants, la troisième pour ceux du purgatoire.
Ayant été un jour élu évêque de Cîteaux, il refusa -410- formellement d’accepter cet honneur, déclarant qu’il aimait mieux mourir que de consentir à ce qu’une élection se fît sur son nom. On lui demandait pourquoi il demeurait plutôt dans le diocèse de Carcassonne que dans celui de Toulouse, qui était le sien. Il répondit : « Parce que, dans le diocèse de Toulouse, je trouve bien des gens qui m’honorent, tandis que, dans celui de Carcassonne, tout le monde m’attaque. » Et comme on lui demandait quel était le livre où il avait le plus étudié, il répondit : « Le livre de la charité ! »
Certaine nuit, pendant que saint Dominique priait dans son église de Bologne, le diable lui apparut sous la figure d’un frère. Et le saint, croyant voir un de ses frères, lui faisait signe d’aller se coucher avec ses compagnons. Mais le diable, par dérision, lui répondait en lui adressant les mêmes signes de tête. Alors le saint, voulant savoir quel était le frère qui méprisait ainsi ses ordres, alluma une chandelle à l’une des lampes, et reconnut aussitôt à qui il avait affaire. Il se mit donc à invectiver véhémentement le diable, qui osa, à son tour, lui reprocher d’avoir rompu la règle du silence, en lui parlant. Le saint lui rappela que son titre d’abbé le dégageait de la règle du silence. Après quoi il le somma de lui dire comment il tentait les frères dans le chœur. Et le diable : « Je les fais venir trop tard et repartir trop tôt. » Dominique lui demanda comment il tentait les frères au dortoir. Et le diable : « Je les fais coucher trop tôt, se lever trop tard. » Saint Dominique lui demanda comment il tentait les frères au réfectoire. Et le démon, tout en sautant d’une table à l’autre, se borna à répéter plusieurs fois : « Par le plus et par le moins ! » Interrogé sur ce qu’il voulait dire, il répondit : « J’excite les uns à trop manger, pour qu’ainsi ils pèchent par gourmandise ; j’en excite d’autres à ne pas assez manger, pour qu’ainsi ils deviennent plus faibles et soient moins aptes au service de Dieu. » Dominique demanda ensuite au diable comment il tentait les frères au parloir. Et le diable : « Oh ! ce lieu-là est mon véritable domaine ; car lorsque les frères s’y réunissent pour parler entre eux, je les -411- excite à bavarder en désordre, à se perdre en paroles inutiles et à ouvrir la bouche tous en même temps. » Enfin Dominique le conduisit au chapitre du couvent : mais le diable ne voulut à aucun prix, y pénétrer, disant : « Ce lieu-ci est pour moi la malédiction et l’enfer, car j’y perds tout ce que j’ai gagné dans le reste du couvent. Dès que j’ai amené un frère à pécher, il vient se purger ici de sa faute et la confesser publiquement. » Et, cela dit, il disparut.
C’est à Bologne que Dominique sentit les premières atteintes de la maladie qui devait l’emporter. Il vit en rêve un beau jeune homme qui l’appelait, et lui disait : « Viens, mon bien-aimé, viens à la joie, viens ! » Aussitôt il rassembla les frères de Bologne, au nombre de douze, et leur remit son testament, en leur disant : « Voici ce que je vous laisse en héritage paternel : la charité, l’humilité et la pauvreté ! » Il défendit, par tous les moyens possibles, que son ordre pût jamais posséder aucun bien temporel, appelant la malédiction de Dieu sur celui qui voudrait souiller, de la poussière des richesses terrestres, l’ordre des Frères Prêcheurs. Et comme ses frères se désolaient de son état, il leur dit doucement : « Mes fils, que la dissolution de mon corps ne vous trouble point ! Et ne doutez point que, mort, je vous serai plus utile que je ne l’ai été de mon vivant ! » Puis il s’endormit dans le Seigneur, en l’an 1221.
II. Sa mort fut aussitôt révélée au Frère Guale, qui était alors prieur des dominicains de Brescia, et qui devint plus tard évêque de cette ville. Ce saint homme sommeillait dans la chapelle du couvent, la tête appuyée au mur, lorsqu’il vit le ciel s’ouvrir pour livrer passage à deux échelles blanches, dont l’une était tenue par le Christ, l’autre par la Vierge, et le long desquelles montaient et descendaient joyeusement des anges. Entre les deux échelles était attaché un siège où se tenait assis un frère, la tête couverte d’un voile ; et Jésus et la Vierge tiraient les échelles jusqu’à ce que le siège fût entré dans le ciel. Et Guale, étant venu ensuite à Bologne, apprit -412- que le même jour, à la même heure, saint Dominique avait rendu l’âme.
Un autre Frère, nommé Raon, se trouvait, ce jour-là, dans une chapelle de Tibur, où il célébrait la messe. Et, comme il savait que Dominique était malade, il voulut prier pour sa santé, à l’endroit du canon où mention est faite des vivants. Mais aussitôt il fut ravi en extase, et vit Dominique sortant de Bologne par une voie royale, la tête ceinte d’une couronne d’or, et accompagné de deux anges resplendissants. Il nota le jour et l’heure, qui coïncidaient avec ceux de la mort du saint.
III. Quelque temps après sa mort, et en présence du grand nombre de miracles qu’opéraient ses reliques, les fidèles crurent devoir transporter celles-ci dans un lieu plus en vue. On ouvrit donc le caveau où le corps du saint avait été déposé ; et une odeur délicieuse s’en exhala, qui effaçait tous les parfums du monde, et qui imprégnait non seulement les restes mêmes du saint corps, mais aussi le cercueil et la terre entassée alentour. Et ceux des frères qui avaient touché aux reliques gardaient ce parfum surnaturel attaché à leurs mains.
IV. Un noble de Hongrie était venu, avec sa femme et son petit garçon, visiter les reliques du saint dans une église de Silon. Et comme l’enfant, tombé gravement malade, était mort, son père porta son cadavre devant l’autel de saint Dominique, et s’écria tout en larmes : « Grand saint, je suis venu joyeux vers toi, je m’en vais désolé ! Je suis venu avec mon fils, je m’en vais sans lui ! Je t’en prie, rends-moi mon fils, rends-moi la joie de mon cœur ! » Aussitôt l’enfant se releva, et se mit à marcher dans l’église. — Une autre fois, comme un des serviteurs d’une dame noble de Hongrie s’était noyé, et que son corps n’avait été retiré de l’eau qu’après un très long délai, la dame pria saint Dominique de le ressusciter, promettant, si elle était exaucée, de donner la liberté au serviteur mort, et d’aller en pèlerinage, pieds nus, aux reliques du saint. Aussitôt le mort ressuscita ; et la dame accomplit son vœu. — Une autre fois encore, en Hongrie, un homme dont le fils venait de mourir invoqua l’aide de -413- saint Dominique. Le lendemain, au chant du coq, l’enfant ouvrit les yeux et dit à son père : « D’où vient, mon père, que tu aies le visage si creusé et pâli ? » Et le père : « C’est l’effet de mes larmes, mon fils, parce que tu étais mort et que je restais seul, privé de toute joie ! » Et l’enfant : « Sache donc, mon père, que saint Dominique, ayant pitié de ton chagrin, a obtenu, par ses mérites, que je te fusse rendu ! »
V. Dans la même province de Hongrie, une dame qui se préparait à faire célébrer une messe en l’honneur de saint Dominique ne trouva point de prêtre dans l’église, à l’heure où elle vint. Alors elle enveloppa dans un linge les trois cierges qu’elle avait préparés, les posa dans un vase, et sortit pour un moment. Quand elle revint, les trois cierges étaient allumés à l’intérieur du linge ; et ils se consumèrent sans que le linge en eût la moindre brûlure.
VI. Un étudiant de Bologne, nommé Nicolas, souffrait si cruellement d’une maladie des reins qu’il ne pouvait se lever de son lit et que sa cuisse gauche était desséchée. Il invoqua l’aide de saint Dominique, et, soudain, ayant entouré sa cuisse d’un filament de cierge, il se trouva guéri au point de pouvoir se rendre, sans béquilles, au tombeau du saint. Et innombrables sont les autres miracles que Dieu fit, dans la même ville, par l’entremise de son serviteur Dominique.
VII. En Sicile, dans la ville de Palerme, une jeune fille souffrait de la pierre. Sa mère la recommanda à saint Dominique. Et, la nuit suivante, le saint apparut à la jeune fille, lui posa dans la main la pierre qui la faisait souffrir, et disparut. La jeune fille se réveilla guérie ; et sa mère porta la pierre miraculeuse au couvent des frères, où l’on s’empressa de la suspendre devant l’image de saint Dominique.
VIII. Dans la même ville, pendant la fête de la Translation de saint Dominique, des femmes qui revenaient de l’église virent une autre femme qui filait, assise devant sa porte. Elles lui reprochèrent charitablement de ne point s’abstenir de travail servile pendant la fête d’un -414- si grand saint. Mais elle, furieuse, répondit : « Bon à vous, les chéries des frères, de célébrer la fête de votre saint ! » Aussitôt des tumeurs se produisirent dans ses yeux, et des vers en sortirent, au point qu’une voisine en retira dix-huit de chaque œil. Toute confuse, la femme se fit conduire à l’église des frères, y confessa ses péchés, et fit le vœu de ne plus jamais parler mal de saint Dominique. Sur quoi la santé lui fut rendue.
XI. Maître Alexandre, évêque de Vendôme, rapporte, qu’un étudiant de Bologne, adonné aux vanités du siècle, eut une vision miraculeuse. Il vit qu’il était dans un grand champ, où une tempête effroyable descendait sur lui. Il voulut alors se réfugier dans une maison voisine ; mais il la trouva fermée ; et, comme il frappait à la porte pour être reçu, une voix féminine lui répondit : « Je suis la Justice, et ceci est ma maison ; et tu ne peux y entrer, n’étant pas un juste ! » L’étudiant, consterné, alla frapper à la porte d’une autre maison, d’où une voix lui répondit : « Je suis la Vérité et ceci est ma maison ; et je ne puis te recevoir, parce que la vérité ne saurait secourir celui qui ne l’aime pas ! » Enfin, d’une troisième maison, lui fut répondu : « Ceci est la maison de la Paix, et il n’y a point de paix pour les impies, mais seulement pour les hommes de bonne volonté ! Ecoute cependant un bon conseil ! Près d’ici habite une de nos sœurs qui est toujours prête à secourir les malheureux. Va la trouver, et fais ce qu’elle te dira ! » Et, de cette quatrième maison, une voix répondit : « Je suis la Miséricorde, et je vais t’indiquer un moyen d’être sauvé de la tempête qui te menace. Va à la maison des Frères Prêcheurs ; tu y trouveras l’étable de la pénitence et le pâturage de la sainte doctrine, et l’enfant Jésus, qui te sauvera ! » Ayant eu cette vision, l’étudiant s’éveilla, courut à la maison des Frères, et revêtit l’habit de l’ordre.
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I. Donat fut instruit avec l’empereur Julien, qui, comme l’on sait, fut ordonné sous-diacre. Mais, dès que Julien parvint à l’empire, il fit tuer le père et la mère de Donat. Et celui-ci se réfugia dans la ville d’Arezzo, où, demeurant auprès du moine Hilaire, il opérait de nombreux miracles. Le préfet de la ville lui amena un jour son fils, qui était possédé du démon ; et l’esprit immonde, s’écria : « Au nom du Seigneur Jésus-Christ, Donat, ne me tourmente point pour me forcer à sortir de ma maison ! » Mais sur la prière de Donat, le fils du préfet fut aussitôt délivré.
II. Un percepteur du fisc en Toscane, nommé Eustache, allant en voyage, confia les deniers publics à la garde de sa femme nommée Euphrosine. Et celle-ci, voyant la province envahie par des ennemis, cacha l’argent ; après quoi elle mourut. Son mari, quand il revint, ne put retrouver l’argent. Condamné au supplice avec ses enfants, il eut recours à saint Donat. Et celui-ci, s’étant rendu avec lui au tombeau de sa femme, pria le Seigneur ; puis, à haute voix, il dit : « Euphrosine, au nom de l’Esprit-Saint, je t’adjure de nous dire où tu as caché l’argent ! » Aussitôt on entendit une voix, sortant du tombeau, qui disait : « Sous le seuil de notre maison, c’est là que je l’ai enfoui ! » Et, en effet, l’argent fut retrouvé où la voix l’avait dit.
III. Quelques jours après, l’évêque Satyre s’endormit dans le Seigneur, et tout le clergé élut Donat pour le remplacer. Or, comme un jour, suivant ce que rapporte Grégoire dans son Dialogue, le peuple communiait pendant la messe, le diacre qui portait le calice sacré fut soudain poussé par les païens si vivement qu’il tomba, et que le calice fut brisé en morceaux. Mais -416- Donat, voyant sa douleur et celle du peuple, réunit les morceaux du calice, pria sur eux, et aussitôt ils se rejoignirent pour reprendre leur forme première. Seul un de ces morceaux fut caché par le diable. Il manque aujourd’hui encore au calice, qui garde ainsi le témoignage du miracle. Et les païens, à la vue de ce miracle, se convertirent au nombre de quatre-vingts, et reçurent le baptême.
IV. Il y avait, près d’Arezzo, une fontaine empoisonnée : quiconque en buvait mourait aussitôt. Et comme saint Donat s’y rendait sur son âne, pour demander à Dieu la purification de l’eau, un dragon terrible sortit de la fontaine, et, enroulant sa queue autour des pieds de l’âne, se dressa contre Donat. Mais celui-ci, l’ayant frappé d’une verge, ou, suivant d’autres, lui ayant craché dans la gueule, le tua sur-le-champ. Puis il pria le Seigneur, et l’eau de la fontaine se trouva purifiée. Une autre fois, comme ses compagnons et lui avaient très soif, il pria le Seigneur, et une source jaillit du sol, sous ses pieds.
V. La fille de l’empereur Théodose, étant possédée d’un démon, fut amenée à saint Donat, qui dit : « Sors, esprit immonde, et cesse de demeurer dans un corps créé par Dieu ! » Et le démon : « Où irai-je, et par où sortirai-je ? » Et Donat : « D’où es-tu venu ici ? » Et le démon : « Du désert ! » Et Donat : « Retourne au désert ! » Et le démon : « Je vois sur toi le signe de la croix, d’où un feu jaillit contre moi. Donne-moi un passage pour sortir et je sortirai ! » Et Donat : « Soit, je te laisserai passer, pour que tu t’en retournes d’où tu es venu ! » Et le démon sortit, en faisant trembler toute la maison.
VI. Un mort était conduit au tombeau lorsqu’un homme survint qui, tenant en main un papier, affirma que le mort lui devait deux cents sous, et déclara qu’il s’opposerait à l’ensevelissement jusqu’à ce qu’on l’eût payé. La femme du mort vint, toute pleurante, rapporter la chose à saint Donat ; elle ajouta que cet homme avait, depuis longtemps, reçu en totalité l’argent qu’il réclamait. Alors le saint marcha vers le cercueil, et, prenant la main du mort, lui dit : « Ecoute-moi ! » Le mort répondit : « Je -417- t’écoute ! » Et saint Donat : « Lève-toi, et arrange-toi avec cet homme, qui s’oppose à ton ensevelissement ! » Le mort se releva dans son cercueil, prouva en présence de tous qu’il avait déjà payé la dette, et, saisissant le papier, le déchira. Puis il dit à saint Donat : « Et maintenant, mon père, fais que je me rendorme ! » Et Donat : « Fort bien, mon fils, repose en paix ! »
VII. Comme, depuis près de trois ans, la pluie refusait de tomber, et que la stérilité était grande, les infidèles vinrent trouver l’empereur Théodose et lui demandèrent de leur livrer Donat, dont ils accusaient les artifices magiques. Averti par l’empereur, Donat se rendit sur la place, pria le Seigneur, et obtint aussitôt une pluie abondante. Puis il revint chez lui, sans une goutte d’eau sur son vêtement, tandis que tous les autres étaient trempés de pluie.
VIII. Plus tard, lorsque les Goths ravagèrent l’Italie et que bon nombre de chrétiens renièrent leur foi, le préfet Evadracien, à qui saint Donat et saint Hilaire reprochaient son apostasie, fit saisir les deux saints, et leur ordonna de sacrifier à Jupiter. Sur leur refus, Hilaire fut dépouillé de ses vêtements, et roué de coups, dont il mourut. Donat fut jeté en prison, puis décapité. C’était en l’an du Seigneur 380.
Cyriaque, qui avait été ordonné diacre par le pape Marcel, fut arrêté avec ses compagnons, et condamné par Maximien à bêcher de la terre, pour la porter ensuite sur ses épaules jusqu’à un endroit où l’on construisait des thermes. Il y avait là un digne vieillard, saint Saturnin, que Cyriaque et Sisinnius aidaient à porter sa charge -418- de terre. Puis le préfet fit saisir saint Cyriaque et demanda qu’on le lui amenât. Or, pendant que l’officier Apronien le conduisait au palais du préfet, soudain une voix jaillit du ciel avec une grande lumière, disant : « Venez, enfants bénis de mon père ! » Aussitôt Apronien se convertit, se fit baptiser et vint l’avouer au préfet. Et celui-ci : « Ainsi, tu es devenu chrétien ? » Et l’officier : « Hélas, que de jours j’ai perdus ! » Le préfet lui répondit : « C’est maintenant que tu vas vraiment perdre tes jours ! » Et il lui fit trancher la tête. Il la fit trancher également, après de nombreux supplices, à Saturnin et à Sisinnius, sur leur refus de sacrifier aux idoles.
Or la fille de Dioclétien, nommée Arthémie, était possédée d’un démon qui, par sa bouche, disait : « Je ne sortirai point d’ici, à moins qu’on ne fasse venir le diacre Cyriaque ! » On alla donc chercher Cyriaque, et le démon lui dit : « Si tu yeux que je sorte d’ici, donne-moi un récipient où je puisse entrer ! » Et Cyriaque : « Voici mon corps ! Si tu peux, entres-y ! » Mais le démon : « Je ne puis pas entrer dans ce récipient-là, car il est scellé et clos de toutes parts. Mais sache que, si tu me fais sortir d’ici, à mon tour je te ferai aller jusqu’en Babylonie ! » Et lorsque Cyriaque l’eut fait sortir, Arthémie s’écria qu’elle voyait le Dieu qu’il prêchait. Elle se fit donc baptiser par Cyriaque ; et celui-ci vécut quelque temps en paix dans la maison que lui donnèrent Dioclétien et sa femme Serena.
Mais, un jour, un messager du roi des Perses, vint demander à Dioclétien la permission d’emmener Cyriaque auprès de son roi, dont la fille était possédée d’un démon. Sur la prière de Dioclétien, Cyriaque s’embarqua volontiers pour la Babylonie, avec ses compagnons Large et Smaragde. Et le démon, dès qu’il fut arrivé, lui demanda, par la bouche de la jeune fille : « Eh bien, Cyriaque, es-tu fatigué ? » Et Cyriaque : « Je ne suis point fatigué, ayant partout, pour me soutenir, le secours de Dieu ! » Et le démon : « Tout de même, je t’ai amené où je voulais ! » Alors Cyriaque lui dit : « Par ordre de Jésus, sors d’ici ! » Et aussitôt le démon sortit, en disant : -419- « O nom terrible, qui me contraint à sortir ! » Cyriaque baptisa ensuite la jeune fille avec son père, sa mère, et beaucoup d’autres personnes. Il refusa d’accepter les présents qu’on lui offrait, et vécut pendant quarante-cinq jours de pain et d’eau : après quoi il revint à Rome.
Mais, deux mois plus tard, Dioclétien mourut, et son successeur Maximien, furieux de la conversion de sa belle-sœur Arthémie, fit arrêter Cyriaque, et le fit traîner devant son char, nu et chargé de chaînes. Puis il ordonna à son ministre Carpasius de le forcer à sacrifier avec ses compagnons, ou, sur leur refus, de les mettre à mort. Carpasius fit verser de la poix bouillante sur la tête de Cyriaque, le fit attacher à un chevalet, et enfin lui fit trancher la tête, ainsi qu’à tous ses compagnons. L’empereur, en récompense, lui donna la maison du saint ; et comme, pour se moquer des chrétiens, Carpasius se baignait dans le lieu où Cyriaque avait coutume de baptiser, il mourut à l’improviste, ainsi que dix-neuf compagnons qu’il avait invités à sa table. Et, depuis lors, les païens commencèrent à redouter et à vénérer les chrétiens.
I. Laurent, lévite et martyr, était d’origine espagnole et fut amené à Rome par saint Sixte, qui l’ordonna son archidiacre. En ce temps-là, l’empereur Philippe et son fils, également nommé Philippe, étaient devenus chrétiens, et s’efforçaient de travailler au bien de l’Eglise. Ce Philippe fut le premier empereur qui reçut la foi du Christ ; il avait été converti, suivant les uns, par Origène, suivant d’autres, par saint Ponce. Il régnait dans la millième année de la fondation de Rome, Dieu ayant voulu que cet anniversaire de la ville sainte appartînt -420- au Christ et non aux idoles. Or Philippe avait un officier nommé Décius qui s’était rendu célèbre par sa bravoure guerrière. Envoyé en Gaule pour soumettre à l’empire les Gaulois rebelles, Décius s’acquitta si heureusement de sa mission que Philippe, pour mieux honorer son retour, alla au-devant de lui jusqu’à Vérone. Mais Décius, enivré par son succès, convoita l’empire, et projeta la mort de son maître. Une nuit que celui-ci dormait sous sa tente, Décius s’introduisit secrètement auprès de lui et l’étrangla ; après quoi il se gagna, à force de promesses et de récompenses, l’armée qui était venue à Vérone avec le défunt empereur, et il marcha sur Rome à grandes étapes. Alors le fils de Philippe, effrayé, confia à saint Sixte et à saint Laurent tout le trésor de son père en leur enjoignant de le distribuer aux églises et aux pauvres, dans le cas où lui-même serait tué par Décius. Puis il s’enfuit et se cacha, pendant que le Sénat allait au-devant de Décius et le confirmait dans l’empire. Et Décius, afin de prouver que ce n’était point par trahison qu’il avait tué son maître, mais par zèle religieux, se mit à persécuter cruellement les chrétiens, ordonnant de les égorger tous sans miséricorde. Des milliers de chrétiens moururent dans cette persécution, et le jeune Philippe, entre autres, y recueillit la couronne du martyre.
Décius fit alors rechercher le trésor de Philippe. On lui amena saint Sixte, dont on lui dit à la fois qu’il était chrétien et qu’il détenait le trésor cherché. Et Décius le fit jeter en prison, pour le forcer à renier le Christ et à livrer le trésor. Et Laurent, marchant derrière son maître Sixte, lui criait : « Père, où vas-tu sans ton fils ? Prêtre, où vas-tu sans ton diacre ? » Et saint Sixte lui répondait : « Ne crois pas, mon fils, que je t’abandonne ! Mais tu as encore à soutenir de plus grandes luttes pour la foi du Christ. Dans trois jours, tu me rejoindras au ciel ! » Et il lui remit tout le trésor de Philippe, en lui recommandant de le distribuer aux églises et aux pauvres. Aussi Laurent commença-t-il tout de suite à rechercher les chrétiens, pour secourir chacun d’eux d’après son besoin. Dans cette même nuit, il guérit une veuve que -421- tourmentait depuis longtemps un terrible mal de tête, et, d’un signe de croix, rendit la vue à un aveugle.
Cependant, saint Sixte, s’étant refusé à adorer les idoles, fut condamné à avoir la tête tranchée. Et Laurent, marchant derrière lui, lui criait : « Saint Père, ne m’abandonne pas, car j’ai dépensé déjà le trésor que tu m’avais confié ! » Ce qu’entendant, les soldats s’emparèrent de Laurent et le conduisirent devant le tribun Parthenius. Et celui-ci le mena devant Décius, qui lui dit : « Où est le trésor qu’on nous a dit que tu cachais ? » Et comme Laurent ne répondait pas, Décius le livra au préfet Valérien, avec ordre de le supplicier de la façon la plus affreuse s’il refusait de sacrifier aux idoles et de rendre le trésor. Valérien, à son tour, mit Laurent sous la garde d’un officier nommé Hippolyte, qui le jeta en prison avec une foule d’autres chrétiens. Or il y avait, dans la prison, un païen nommé Lucillus, qui, à force de pleurer, avait perdu la vue. Laurent lui promit de lui rendre la vue s’il voulait croire au Christ et recevoir le baptême. Lucillus se hâta d’y consentir, et demanda avec insistance à être baptisé. Laurent lui ordonna d’abord de se confesser, puis, lui versant de l’eau sur la tête, il le baptisa au nom du Christ. Et aussitôt Lucillus recouvra la vue : de telle sorte que tous les aveugles vinrent trouver Laurent qui, par ses prières, obtint que l’usage des yeux leur fût rendu. Ce que voyant, Hippolyte lui dit : « Montre-moi le trésor ! » Et Laurent : « O Hippolyte, si tu veux bien croire dans notre Seigneur Jésus-Christ, je te montrerai mon trésor, et tu auras, en outre, la vie éternelle ! » Et Hippolyte : « Si tu fais ce que tu dis, je ferai moi-même ce à quoi tu m’exhortes ! » Et il se convertit, et reçut le baptême avec tous les siens. Et, pendant qu’on le baptisait, il dit : « Je vois les âmes des saints se réjouir dans le ciel ! »
Là-dessus, Valérien manda à Hippolyte de lui amener Laurent. Et Laurent lui dit : « Allons ensemble, car la même gloire se prépare pour toi et pour moi ! » Au tribunal, Laurent, interrogé de nouveau sur le trésor, demanda un délai de trois jours, que Valérien lui accorda -422- en le confiant de nouveau à la garde d’Hippolyte. Pendant ces trois jours, Laurent recueillit des pauvres, des boiteux, des aveugles, et les amena à Valérien en présence de Décius, et il dit : « Voici des trésors éternels, qui jamais ne décroissent, mais croissent toujours ! Et quant au trésor de Philippe, les mains de ces malheureux l’ont porté au ciel. » Et Valérien : « Que signifie tout cela ? Hâte-toi de sacrifier ! » Et Laurent : « Qui doit-on adorer, la créature, ou le créateur ? » Décius, furieux, le fit frapper de pointes de fer, et ordonna qu’on usât sur lui toutes les variétés de supplices. Et comme il l’engageait une dernière fois à sacrifier, pour éviter tant de souffrances, Laurent répondit : « Tu ne sais pas que tu m’offres là un festin que j’ai toujours souhaité ! » Alors, sur l’ordre de Décius, il fut dépouillé de ses vêtements, battu de verges, et on lui laboura les côtes avec un fer rouge. Et il dit : « Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de moi, ton serviteur, qui, interrogé, t’ai proclamé pour mon maître ! » Et Décius lui dit : « Je sais que, par ton art magique, tu te délivres de la souffrance, mais je parviendrai bien à te faire souffrir ! » Sur quoi il le fit frapper longtemps de courroies plombées. Et Laurent s’écria : « Seigneur Jésus-Christ, reçois mon âme ! » Mais une voix du haut du ciel répondit : « Bien d’autres combats encore te sont réservés ! » Décius, qui avait également entendu la voix, fut rempli de rage, et dit : « Romains, vous avez entendu comment les démons consolaient ce sacrilège, qui n’a de respect ni pour vos dieux, ni pour vos princes ! » Et, de nouveau, il fit flageller Laurent, qui, le sourire aux lèvres, rendait grâces à Dieu et priait pour les assistants.
En ce moment, un soldat nommé Romain se convertit, et dit à Laurent : « Je vois devant toi un beau jeune homme qui essuie avec un linge le sang de tes membres. Je t’en supplie, au nom de Dieu, ne quitte pas la terre sans m’avoir baptisé ! » Et comme Décius avait ordonné à Valérien de faire reconduire Laurent en prison, sous la garde d’Hippolyte, Romain, apportant une cruche pleine d’eau, se jeta aux pieds du martyr et reçut de lui -423- le baptême. Ce qu’apprenant, Décius le fit frapper de verges, puis décapiter.
La même nuit, Laurent comparut de nouveau devant Décius. Et comme Hippolyte pleurait, et criait qu’il était chrétien, Laurent lui dit : « Cache encore le Christ au dedans de toi ! Et, quand tu m’entendras t’appeler, viens ! » Alors Décius dit à Laurent : « Si tu ne veux pas sacrifier aux dieux, toute la nuit se passera pour toi en supplices ! » Et Laurent : « Ma nuit n’a rien d’obscur, étant toute pleine de lumière ! » Alors Décius s’écria : « Qu’on apporte un lit de fer, pour que ce criminel y passe la nuit ! » On étendit donc Laurent sur un gril sous lequel on mit des charbons enflammés, et où on le maintint avec des fourches de fer. Et Laurent dit à Valérien : « Sache, malheureux, que ces charbons m’apportent la fraîcheur, et à toi le feu éternel ! » Puis, s’adressant à Décius ; d’un visage joyeux : « Eh bien, tu m’as suffisamment rôti d’un côté, retourne-moi de l’autre côté, après quoi je serai à point ! » Et, levant les yeux au ciel, il s’écria : « Je te rends grâces, Seigneur, de ce que tu m’aies jugé digne d’entrer dans ton royaume ! » Et c’est ainsi qu’il rendit l’âme.
Décius, tout confus, s’en alla avec Valérien dans le palais de Tibère, laissant sur le gril le corps du saint, qu’Hippolyte vint prendre, le lendemain, dès l’aurore, et ensevelit dans le champ Véranien, avec l’aide du prêtre Justin. Et tous les chrétiens, pleurant et gémissant, célébrèrent cette mort par trois jours de veilles et de jeûnes.
II. Saint Grégoire, dans son Dialogue, raconte l’histoire d’une religieuse nommée Sabine, qui sut en vérité garder la continence de la chair, mais ne sut pas retenir sa langue. Lorsqu’on l’eut enterrée dans l’église de saint Laurent, devant l’autel du martyr, une partie de son corps resta intacte, l’autre fut trouvée brûlée par le diable.
III. Grégoire de Tours rapporte qu’un prêtre, qui réparait une église de saint Laurent, et n’avait à sa disposition qu’une poutre trop courte, pria saint Laurent qui -424- avait nourri les pauvres, de le secourir dans sa misère. Et aussitôt la poutre grandit de telle façon qu’il y en eut même en excès un assez long morceau. Le prêtre coupa ce surplus en petites tranches, dont l’application guérit bien des maladies. Le même miracle nous est attesté par saint Fortunat. Il eut lieu dans une place forte d’Italie nommée Brione.
IV. Un autre prêtre, nommé Sanctulus, voulant réparer une église de saint Laurent que les Lombards avaient brûlée, avait engagé de nombreux ouvriers. Il s’aperçut un jour qu’il n’avait pas de quoi les nourrir ; mais, ayant prié le saint, il trouva dans sa huche un pain d’une blancheur merveilleuse. Et ce pain était si petit qu’il pouvait à peine suffire à un repas de trois personnes ; mais saint Laurent ne voulut point que ses ouvriers manquassent de nourriture ; et il multiplia cet unique pain de telle façon que, pendant dix jours, tous les ouvriers purent en manger.
V. Vincent, dans sa Chronique, raconte que l’église Saint-Laurent, à Milan, possédait un calice de cristal d’une beauté admirable. Ce calice, un jour qu’un diacre le portait à l’autel, lui tomba des mains et se brisa en morceaux. Mais le diacre, désespéré, recueillit les morceaux, les posa sur l’autel, et invoqua saint Laurent. Et aussitôt le calice redevint entier.
VI. On lit dans le Livre des Miracles de la Vierge qu’un juge nommé Etienne demeurait à Rome, qui se laissait volontiers corrompre par des présents. Ce juge s’appropria injustement trois maisons qui dépendaient de l’église de Saint-Laurent, et un jardin qui appartenait à l’église de Sainte-Agnès. Après sa mort, quand il comparut au tribunal de Dieu, saint Laurent s’approcha de lui avec indignation, et, à trois reprises, lui tordit le bras. Et sainte Agnès, passant devant lui avec les autres vierges, détourna de lui son visage pour ne pas le voir. Alors le souverain juge déclara que, puisqu’il s’était approprié le bien d’autrui et avait fait commerce de la justice, il aurait à aller rejoindre le traître Judas. Mais saint Projet, que cet Etienne avait beaucoup aimé de -425- son vivant, s’approcha de saint Laurent et de sainte Agnès, et leur demanda de lui pardonner. Ils intercédèrent donc pour lui, et la sainte Vierge se joignit à eux : si bien qu’ils obtinrent que son âme revînt dans son corps afin que, pendant trente jours, il pût faire pénitence. La Vierge lui imposa, en outre, de réciter tous les jours un psaume. Après quoi il fut rendu à la vie ; mais, tant qu’il vécut, son bras resta noir et tordu, comme si c’était, son véritable corps qui eût souffert. Et, après avoir restitué tout ce qu’il avait pris, et fait pénitence pendant trente jours, il rendit son âme au Seigneur.
VII. Enfin on lit dans la vie de l’empereur Henri que, ce prince et sa femme Cunégonde ayant toujours vécu dans la chasteté, le diable persuada au mari que sa femme le trompait avec un de ses officiers : et l’empereur, furieux, ordonna que Cunégonde eût à marcher, pieds nus, sur des charbons ardents. Or Cunégonde, avant de commencer l’épreuve, s’écria : « Toi qui sais que Henri ni personne n’ont touché mon corps, Christ, secours-moi ! » Et Henri, poussé par la jalousie, la frappa au visage ; mais elle entendit une voix qui lui disait : « Vierge, la Vierge Marie te délivrera ! » Puis elle marcha sur les charbons ardents sans ressentir aucun mal.
Quand Henri mourut, un ermite vit passer devant sa cellule une foule de démons, qui lui dirent qu’ils allaient assister au jugement de l’empereur, afin d’essayer de se le faire adjuger. Mais bientôt l’ermite vit revenir les démons, qui lui racontèrent qu’ils avaient perdu leur peine, car, lorsqu’ils avaient mis dans la balance le soupçon conjugal d’Henri et ses autres péchés, saint Laurent était survenu, et avait mis dans l’autre plateau de la balance un grand calice d’or qui avait fait contrepoids : ce dont les diables avaient été si furieux, qu’ils avaient brisé une des oreilles du calice. Et en effet, l’empereur défunt avait fait don à l’église d’Einstetten, en l’honneur de saint Laurent, pour qui il avait une dévotion particulière, d’un grand calice d’or massif. Et l’on put constater, que, le jour de la mort de l’empereur, une des anses de ce calice se trouva brisée.
-426- VIII. Nous devons noter que le martyre de saint Laurent est considéré comme le plus excellent de tous les martyres des saints, tant pour le nombre et la cruauté des supplices endurés que pour le courage montré par le saint ; et aussi pour la bonne influence exercée par sa mort. De là vient que saint Laurent, entre tous les martyrs, possède trois privilèges quant aux offices célébrés en son honneur. Il est, d’abord, le seul martyr dont la fête soit précédée d’une veille. En second lieu, il est le seul dont la fête ait une octave, de même que, seul, saint Martin est honoré d’une octave, parmi les confesseurs. En troisième lieu, saint Laurent a le privilège d’une régression des antiennes, privilège qu’il partage avec saint Paul : et cela pour rappeler qu’il est le plus parfait des martyrs, de même que saint Paul est le plus parfait des prédicateurs.
I. Après avoir enseveli le corps de saint Laurent, Hippolyte rentra chez lui, donna le baiser de paix à ses serviteurs, partagea avec eux la sainte communion que lui avait apportée le prêtre Justin, et se mit à table pour le dîner. Mais, en ce moment, arrivèrent des soldats qui s’emparèrent de lui et le conduisirent auprès de Décius. Et celui-ci, dès qu’il l’aperçut, lui dit en souriant : « Es-tu donc devenu mage, toi aussi, pour te mêler, comme tu l’as fait, d’enlever le corps de Laurent ? » Et Hippolyte : « Je l’ai fait non point parce que je suis mage, mais parce que je suis chrétien ! » Alors Décius, furieux, le fit dépouiller de ses vêtements, et lui fit écraser le visage à coups de pierres. Mais Hippolyte : « En croyant me dépouiller ; tu ne fais que me mieux orner ! » Et -427- Décius : « Es-tu donc devenu fou, pour ne pas rougir même de ta nudité ? Allons, sacrifie aux dieux, afin de ne pas périr comme ton Laurent ! » Et Hippolyte : « Puissé-je mériter de suivre l’exemple de ce Laurent que tu oses nommer de ta bouche impure ! » Sur quoi Décius le fit battre de verges et déchirer de lanières ferrées. Mais Hippolyte raillait tous les tourments, et ne cessait point de se proclamer chrétien. Décius lui fit rendre son ancien costume militaire, espérant l’engager par là à reprendre ses anciennes fonctions d’officier. Mais Hippolyte lui répondit qu’il était désormais soldat dans l’armée du Christ. Et Décius, exaspéré, le livra à son préfet Valérien, qu’il autorisa à s’approprier tous ses biens, et à lui infliger les pires supplices. Valérien apprit alors que tous les serviteurs d’Hippolyte étaient aussi chrétiens. Il les fit donc comparaître devant lui, et les somma de sacrifier aux idoles. Mais la nourrice d’Hippolyte, Concorde, lui répondit au nom de tous : « Nous aimons mieux mourir honnêtement avec notre maître que de vivre malhonnêtement ! » Et Valérien : « La race des esclaves ne peut être corrigée que par des supplices ! » Puis, en présence d’Hippolyte, il la fit frapper de verges plombées jusqu’à ce qu’elle mourût. Et Hippolyte : « Je te remercie, Seigneur, d’avoir bien voulu admettre ma nourrice parmi tes saints ! »
Valérien fit ensuite conduire Hippolyte et ses serviteurs en dehors de la Porte de Tibur. Et Hippolyte, encourageant ses compagnons, leur disait : « Mes frères, soyez sans crainte, car nous allons être bientôt réunis devant Dieu ! » Valérien ordonna que tous les serviteurs eussent d’abord la tête tranchée en présence d’Hippolyte ; puis il fit attacher celui-ci par les pieds, au cou de chevaux indomptés, qui le traînèrent sur des chardons et des cailloux jusqu’à ce qu’il rendît l’âme. Il mourut en l’an du Seigneur 251.
Le prêtre Justin enleva les corps des martyrs et les ensevelit à côté du corps de saint Laurent : mais il ne put retrouver le corps de sainte Concorde, qui avait été jeté à l’égout. Or, un soldat, nommé Porphyre, croyant -428- que la vieille femme avait dans ses vêtements de l’or et des pierreries, alla chez un égoutier nommé Irénée, qui était secrètement chrétien, et lui dit : « Retire de l’égout le corps de Concorde, car je crois bien qu’elle avait de l’or et des pierreries dans ses vêtements ! » Et ainsi Irénée connut l’endroit où avait été jeté le corps de la sainte. Il le retira donc de l’égout ; et quand Porphyre eut constaté qu’il s’était trompé dans son espérance, Irénée appela un de ses compagnons, nommé Abonde, avec l’aide duquel il porta le corps chez saint Justin, qui le fit ensevelir à côté de ceux des autres martyrs. Ce qu’apprenant ; Valérien fit jeter vivants à l’égout Irénée et Abonde, dont les corps furent joints par saint Justin à ceux des autres martyrs.
Peu de temps après, comme Décius et Valérien, dans un char d’or, se rendaient à l’amphithéâtre pour persécuter les chrétiens, Décius, brusquement possédé du démon, s’écria : « O Hippolyte, que lourdes sont les chaînes dont tu m’as chargé ! » Et, au même instant, Valérien s’écria : « O Laurent, tes chaînes de feu me brûlent les chairs ! » Et Valérien mourut sur-le-champ. Décius, revenu chez lui, survécut trois jours encore, pendant lesquels il ne cessait point de crier : « O Laurent et Hippolyte, relâchez-vous un moment de me torturer ! » Et telle fut sa misérable mort. Ce que voyant, sa femme Triphonie se dépouilla de tous ses biens, et, en compagnie de sa fille Cyrille, alla demander à saint Justin de la baptiser. Elle mourut le lendemain, étant en prière. Et quarante-sept soldats, ayant appris que l’impératrice et sa fille étaient devenues chrétiennes, vinrent se faire baptiser avec leurs familles. Ils reçurent le baptême des mains du pape Denis, qui avait succédé à saint Sixte. Et l’empereur Claude fit étrangler Cyrille et décapiter tous les chrétiens ; et leurs corps furent réunis à ceux de saint Laurent et de ses compagnons.
Nous devons noter, à ce propos, que la mention de l’empereur Claude achève de prouver que ce n’est point l’empereur Décius, mais un César de ce nom, qui a martyrisé saint Laurent et saint Hippolyte. Car ce n’est pas à -429- l’empereur Décius qu’a succédé Claude, mais à l’empereur Gallien. De telle sorte qu’on peut admettre ou bien que ce Gallien s’appelait aussi Décius, ou bien encore, comme le dit un chroniqueur, que Gallien, pour l’assister dans ses fonctions, avait créé César un certain Décius.
II. Un bouvier, nommé Pierre, était allé aux champs le jour de la fête de sainte Marie-Madeleine, et accablait ses bœufs de jurons blasphématoires. Soudain la foudre s’abattit sur lui, lui brûlant les chairs et les muscles d’une jambe, de telle façon que ses os se trouvèrent presque détachés. Se traînant alors jusqu’à une église de la Vierge, il cacha son tibia dans un recoin, et, tout en larmes, supplia Marie de venir à son aide. La nuit suivante, à la demande de la Vierge, saint Hippolyte alla prendre le tibia dans l’église et le replaça dans la jambe du bouvier, comme on greffe une bouture. Aux cris du malade, toute sa famille accourut, et découvrit avec stupeur, qu’il avait de nouveau ses deux tibias. Mais lui, réveillé, crut d’abord qu’on se moquait de lui. Et quand il s’aperçut de la réalité du miracle, il sentit que sa jambe nouvelle était trop molle pour soutenir son corps. Il resta donc boiteux pendant une année entière. Puis la Vierge lui apparut, accompagnée de saint Hippolyte, et dit à celui-ci de compléter sa guérison. Et quand le bouvier se réveilla, il se trouva entièrement guéri.
Il entra alors dans un monastère, où le diable ne cessa point de le tenter, lui apparaissant, de préférence, sous la forme d’une jeune femme nue. Un jour enfin, le moine, exaspéré, prit son étole de prêtre et la passa autour du cou de sa visiteuse. Aussitôt le diable s’enfuit ; et la jeune femme se transforma en un cadavre pourri, qui remplit tout le couvent de sa puanteur. Par quoi l’on vit clairement que le diable, pour tenter Pierre, s’était introduit dans le corps d’une femme morte.
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I. Un écrit apocryphe, attribué à saint Jean l’Evangéliste, nous raconte la façon dont eut lieu l’assomption de la Vierge.
Lorsque les apôtres se furent séparés, pour aller prêcher l’évangile aux nations, la sainte Vierge resta dans leur maison, qui était près de la montagne de Sion. Elle ne cessait point de visiter pieusement tous les lieux consacrés par son fils, c’est-à-dire ceux de son baptême, de son jeûne, de sa prière, de sa passion, de sa sépulture, de sa résurrection et de son ascension. Et Epiphane nous apprend qu’elle survécut vingt-quatre ans à l’ascension de son fils. Il ajoute que, comme la Vierge avait quinze ans lorsqu’elle mit au monde le Christ, et comme celui-ci avait passé sur cette terre trente-trois ans, elle avait donc soixante-douze ans lorsqu’elle mourut. Mais il paraît plus probable d’admettre, comme nous le lisons ailleurs, qu’elle ne survécut à son fils que douze ans, et qu’elle avait soixante ans, lors de son assomption : car l’Histoire ecclésiastique nous dit que, pendant douze ans, les apôtres prêchèrent en Judée et dans les régions voisines.
Un jour enfin, comme le désir de revoir son fils agitait très vivement la Vierge et la faisait pleurer très abondamment, voici qu’un ange entouré de lumière se présenta devant elle, la salua respectueusement comme la mère de son maître, et lui dit : « Je vous salue, Bienheureuse Marie ! Et je vous apporte ici une branche de palmier du paradis, que vous ferez porter devant votre cercueil, dans trois jours, car votre fils vous attend près de lui ! » Et Marie : « Si j’ai trouvé grâce devant tes -431- yeux, daigne me dire ton nom ! Mais, surtout, je te demande avec instance que mes fils et frères, les apôtres, se rassemblent autour de moi, afin que je puisse les voir de mes yeux avant de mourir, et rendre mon âme à Dieu en leur présence, et être ensevelie par eux ! Et je te demande encore ceci : que mon âme, en sortant de mon corps, ne rencontre aucun méchant esprit, et échappe au pouvoir de Satan ! » Et l’ange : « Pourquoi désirez-vous savoir mon nom, qui est grand et admirable ? Mais sachez qu’aujourd’hui même tous les apôtres se réuniront ici, et que c’est en leur présence que s’exhalera votre âme ! Car celui qui, jadis, a transporté le prophète de Judée à Babylone, celui-là n’a besoin que d’un moment pour amener ici tous les apôtres. Et quant au malin esprit, qu’avez-vous à le craindre, vous qui lui avez broyé la tête sous votre pied, et l’avez dépouillé de son pouvoir ? » Cela dit, l’ange remonta au ciel ; et la palme qu’il avait apportée brillait d’une clarté extrême. C’était un rameau vert, mais avec des feuilles aussi lumineuses que l’étoile du matin.
Or, comme saint Jean prêchait à Ephèse, une nuée blanche le souleva, et le déposa au seuil de la maison de Marie. Jean frappa à la porte, entra et salua respectueusement la Vierge. Et elle, pleurant de joie : « Mon fils Jean, tu te souviens des paroles de ton maître, qui m’a recommandé à toi comme une mère, et toi à moi comme un fils. Et voici que le Seigneur me rappelle, et que je confie mon corps à ta sollicitude. Car j’ai appris que les Juifs se proposaient, dès que je serais morte, de ravir mes restes et de les brûler. Mais toi, fais porter cette palme devant mon cercueil lorsque vous conduirez mon corps au tombeau ! » Et Jean lui dit : « Oh ! comme je voudrais que tous les apôtres mes frères fussent ici, pour préparer tes funérailles, et proclamer tes louanges ! » Et, pendant qu’il disait cela, tous les apôtres, dans les lieux divers où ils prêchaient, furent soulevés par des nuées, et déposés devant la maison de Marie. Et quand ils se virent réunis là, ils se dirent, tout surpris : « Pour quel motif le Seigneur nous a-t-il rassemblés aujourd’hui ? » -432- Alors Jean sortit vers eux, leur annonça la mort prochaine de la Vierge, et ajouta : « Prenez garde, mes frères, à ne point pleurer quand elle sera morte, de peur que le peuple en voyant vos larmes, ne soit troublé et ne se dise : « Ces gens-là prêchent aux autres la résurrection, et, eux-mêmes, ils ont peur de la mort ! » Et saint Denis, le disciple de saint Paul, dans son livre sur les Noms de Dieu, nous fait un récit analogue, ajoutant que lui aussi était là, et que la Vierge sommeillait pendant l’arrivée des apôtres.
Quand la Vierge vit tous les apôtres réunis, elle bénit le Seigneur et s’assit au milieu d’eux, parmi des lampes allumées. Or, vers la troisième heure de la nuit, Jésus arriva avec la légion des anges, la troupe des patriarches, l’armée des martyrs, les cohortes des confesseurs et les chœurs des vierges ; et toute cette troupe sainte, rangée devant le trône de Marie, se mit à chanter des cantiques de louanges. Puis Jésus dit : « Viens, mon élue, afin que je te place sur mon trône, car je désire t’avoir près de moi ! » Et Marie : « Seigneur, je suis prête ! » Et toute la troupe sainte chanta doucement les louanges de Marie. Après quoi Marie elle-même chanta : « Toutes les générations me proclameront bienheureuse, en raison du grand honneur que me fait Celui qui peut tout ! » Et le chef du chœur céleste entonna : « Viens du Liban, fiancée, pour être couronnée ! » Et Marie : « Me voici, je viens, car il a été écrit de moi que je devais faire ta volonté, ô mon Dieu, parce que mon esprit exultait en toi ! » Et ainsi l’âme de Marie sortit de son corps, et s’envola dans le sein de son fils, affranchie de la douleur comme elle l’avait été de la souillure. Et Jésus dit aux apôtres : « Transportez le corps de la Vierge dans la vallée de Josaphat, déposez-le dans un monument que vous y trouverez, et attendez-moi là pendant trois jours ! » Et aussitôt le corps de Marie fut entouré de roses et de lys, symbole des martyrs, des anges, des confesseurs et des vierges. Et ainsi l’âme de Marie fut emportée joyeusement au ciel, où elle s’assit sur le trône de gloire à la droite de son fils.
-433- Pendant ce temps, trois vierges, qui se trouvaient là, dévêtirent le corps pour le laver ; mais, aussi longtemps que dura leur travail, le corps brilla d’une telle lumière qu’elles-mêmes qui le touchaient ne parvenaient pas à le voir. Puis les apôtres soulevèrent pieusement le corps, et le posèrent dans un cercueil. Et Jean dit à Pierre : « C’est toi, Pierre, qui porteras cette palme devant le cercueil ; car le Seigneur t’a préféré à nous, et t’a constitué le berger de ses brebis ! » Et Pierre : « C’est à toi, plutôt, de la porter ! car tu as été élu par le Seigneur pendant que ton corps était encore vierge, et c’est toi aussi qui as été jugé digne de reposer sur le sein du Seigneur. Tu porteras donc cette palme ; et moi je porterai le cercueil avec les porteurs, pendant que nos autres frères, entourant le cercueil, chanteront les louanges de Dieu. » Et Paul dit : « Moi, qui suis le plus petit de vous tous, je porterai le cercueil avec toi ! » Pierre et Paul soulevèrent donc le cercueil ; et Pierre entonna : Exiit Israël de Ægypto, alleluia ! Et les autres apôtres suivirent en chantant. Et le Seigneur couvrit d’un nuage le cercueil et les apôtres, de telle façon qu’on entendait leurs voix sans les voir. Et des anges s’étaient joints aux apôtres, chantant aussi, et remplissant toute la terre de sons merveilleux.
Attirés par la douceur de cette musique, tous les Juifs accouraient, s’informant de ce qui