Title: Doña Perfecta
Author: Benito Pérez Galdós
Author of introduction, etc.: Albert Savine
Translator: Julien Lugol
Release date: October 3, 2022 [eBook #69089]
Most recently updated: October 19, 2024
Language: French
Original publication: France: E. Giraud et Cie
Credits: Claudine Corbasson and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
OUVRAGES DE M. JULIEN LUGOL
Un Rêve, poème—La Délivrance—La Vengeance, avec une lettre de Victor Hugo.—Le Quatre Septembre—Le Poète—La Guerre au Néant—Brochures.
Une excursion aux Ossuaires de San-Martino et Solferino, traduction française du livre italien de Mme Cesira Pozzolini Siciliani.—Lemerre, éditeur.
POUR PARAITRE PROCHAINEMENT
Marianela, traduction du roman espagnol de D. B. Perez Galdós.
Odes barbares, traduction des poésies italiennes de Giosué Carducci, avec une lettre de l’auteur.
Keramos, traduction du poème américain de Henri Wadsworth Longfellow, avec une lettre de l’auteur.
Le Bandolérisme (le Banditisme), étude sociale et mémoires historiques.—Traduction française, illustrée par Vierge, du grand ouvrage de D. Julian de Zugasti y Saenz.
EN PRÉPARATION
L’Ami Manso, traduction du roman espagnol de B. Perez Galdós.
Le Docteur Centeno, traduction du même auteur.
Tormento, —
Madame Bringas, —
Savitri, traduction en vers de l’idylle dramatique de M. le comte Angelo de Gubernatis.
Élans de l’âme—Échos humains, poésies, 1 vol.
Tours.—Imp. Arrault et Cie.
D. B. PEREZ GALDÓS
DOÑA
PERFECTA
Traduit par JULIEN LUGOL
Préface par M. Albert SAVINE
PARIS
NOUVELLE LIBRAIRIE PARISIENNE
E. GIRAUD ET Cie ÉDITEURS
18, RUE DROUOT, 18
—
1885
Tous droits réservés
Les Espagnols considèrent à cette heure M. Benito Perez Galdós comme leur premier romancier.
Tous, idéalistes ou naturalistes, sont unanimes sur ce point.
Par quels romans s’est-il acquis cette célébrité?
Par quels autres l’a-t-il un instant compromise?
Par quelles œuvres enfin a-t-il su reconquérir le terrain perdu?
Voilà où commencent les divergences.
Non pas que les critiques de l’Ecole nouvelle, M. Leopoldo Alas, Mme Emilia Pardo Bazan, fassent VI fi des premiers essais de M. Perez Galdós dans le roman contemporain. Certes! Ils s’accordent à lui reconnaître le mérite absolu d’avoir, avec M. Juan Valera, fait du roman espagnol dégénéré une œuvre sérieuse, une étude psychologique. Ils ne refusent à cette première carrière de son talent (de La Fontana de Oro à La familia de Leon Roch, 1868 à 1879) ni mérite ni gloire. Seulement, Mme Emilia Pardo, tout au moins, déclare que la prédominance de la thèse dans les dernières œuvres de cette période, surtout dans Gloria et dans la Famille de Léon Roch, la troublait et l’inquiétait. Pour elle et pour M. Alas, la publication de la Desheredada (la Deshéritée) fut une joie vive, une joie triomphale.
C’est cette joie, c’est ce triomphe qui déplaisent aux champions de l’idéalisme. Pour eux, les quatre premiers romans contemporains sont parfaits. Ils n’ont cure de se demander si certains personnages ne seraient point bâtis arbitrairement pour les besoins de la thèse. Ils préfèrent passer ce point sous silence auprès du public. Avec quel bonheur au contraire, le plus brillant d’entre eux, M. Luis Alfonso proclame que, depuis la Desheredada, VII M. Perez Galdós a cheminé de faux pas en faux pas jusqu’à sa chute dans La de Bringas[1]!
Toute la question est là.
Le maître du roman castillan doit-il être rattaché à l’Ecole anglaise ou à l’Ecole française?
Son évolution de 1881, après la lumineuse trouée de l’Assommoir, est-elle une déchéance ou un progrès?
A parler franc, et libre de tout absurde chauvinisme littéraire, nous n’hésitons pas à la considérer comme un progrès, sans vouloir par cette affirmation nier que les œuvres de la période naturaliste de M. Perez Galdós sont souvent inégales.
Dans les grandes lignes, l’opinion de Mme Pardo et de M. Alas est donc la nôtre. Seulement, des quatre premiers romans contemporains, c’est, avec M. Palacio Valdes, Doña Perfecta que nous placerons en première ligne comme le mieux équilibré, le mieux construit et le plus propre, avec cette délicieuse idylle de Marianela,[2] à plaire à notre public français.
VIII
Quand il écrivait Doña Perfecta, M. Perez Galdós était déjà pleinement lancé dans le mouvement littéraire castillan. Né aux Canaries en 1845, élevé dans les îles et à Madrid, le romancier avait débuté par le roman historique et publié successivement La Fontana de Oro—c’est le nom d’un club célèbre de 1820—et El Audaz[3].
On traduisait alors les romans de MM. Erckmann-Chatrian et ils obtenaient un vif succès. M. Perez Galdós, sous le titre d’Episodios nacionales, songea à raconter l’histoire espagnole depuis le temps du Prince de la Paix jusqu’au règne d’Isabelle de Bourbon. Vingt volumes devaient paraître de la sorte, tous emplis de chauvinisme et propres à flatter les passions de la foule. Cependant, tout en ne négligeant rien pour se former un public, le romancier demeurait aussi impartial qu’Espagnol peut l’être quand il parle de la glorieuse prise d’armes de 1808.
En même temps qu’il rêvait les Episodios, IX M. Perez Galdós lisait Balzac et rêvait d’écrire des Romans contemporains. Avant même de terminer la rédaction des Episodios, il était à l’œuvre. C’est alors qu’il publia Doña Perfecta (1876).
Doña Perfecta, c’est certainement le conflit de la jeune et de la vieille Espagne, mais c’est aussi celui des hypocrites et des sincères.
Il semble qu’avant de prendre la plume, M. Perez Galdós a dû relire les Paysans de Balzac. Les personnages de son roman ont les mêmes ruses cauteleuses. El Penitenciario, doña Perfecta sont parfaits de vérité, de vie. Naïf et honnête garçon, Pepe Rey, avec son caractère peu trempé pour cette lutte, me semble cependant un type mieux dessiné que Rosario, sentimentale plus que vraie. Le chapitre XVII, certaines prises de bec de Perfecta et du Penitenciario avec Pepe sont menés avec une science parfaite et rachètent ce qu’a de faux et de conventionnel Maria Remedios, comme aussi les deux derniers chapitres du roman qui font long feu et que M. Perez Galdós n’écrirait plus à cette heure.
Doña Perfecta a été le premier coup de feu du parti libéral espagnol, dans une longue lutte de X plume où joutèrent les meilleurs romanciers de l’Espagne, Alarcon et Pereda, Valera et Perez Galdós.
Avec le zèle d’un converti de récente date, le premier, M. Pedro Antonio de Alarcon avait publié en 1875 Le Scandale, un gros roman mal bâti, mais curieux.
A cette apologie du Jésuite-confesseur, à ce gros effort du parti ultramontain, le libéralisme répondit par Doña Perfecta.
M. de Alarcon avait prétendu que toute la vertu était dans l’Église: M. Perez Galdós répondit que certains gens d’Église et certains dévots étaient des hypocrites. Il avait vraiment beau jeu, mais je ne dissimulerai pas que, dans Gloria, qui vint ensuite, et où il prétendait prouver l’incompatibilité de la foi avec la véritable probité morale, M. Perez Galdós n’avait plus rien du réaliste. A défaut de vérité, il eut le talent, et Gloria—cette tragédie de la fatalité—contient des pages admirables, comme il n’y en a pas beaucoup dans la littérature espagnole. Mais, malgré le talent plus développé que dans Doña Perfecta, malgré les envolées, malgré l’art plus raffiné, j’ai dit déjà mes XI préférences pour le premier roman contemporain.
La traduction scrupuleusement fidèle de M. Julien Lugol, que j’ai la bonne fortune de recommander ici, rend merveilleusement et défauts et qualités d’un roman que notre grand public français lira sans les passions politiques qui agitaient l’Espagne de 1876, mais certainement avec autant d’intérêt que de plaisir.
Albert Savine.
de l’Académie espagnole et de l’Académie
des bonnes lettres de Barcelone.
Paris-Passy, ce 1er novembre 1885.
Lorsque le train mixte descendant, nº 65 (il est inutile de nommer la ligne) s’arrêta à la petite station située entre les kilomètres 171 et 172, presque tous les voyageurs de 2e et de 3e classe restèrent à dormir ou à bâiller dans les voitures, car le froid pénétrant du matin n’invitait pas à se promener sur le trottoir désert. Le seul voyageur de 1re classe qui se trouvât dans le convoi descendit à la hâte et, s’adressant aux employés, leur demanda si c’était bien là la gare de Villahorrenda. (Ce nom, comme bien d’autres qu’on verra par la suite, est de l’invention et reste la propriété de l’auteur).
—Nous sommes bien à Villahorrenda, répondit le conducteur dont la voix se confondait avec les cris 2 d’effroi des poules qu’on montait en ce moment dans le fourgon. J’avais oublié de vous appeler, monsieur de Rey. Je crois qu’on vous attend avec des chevaux.
—Mais il fait ici un froid de tous les diables! dit le voyageur, en s’enveloppant de son manteau. N’y a-t-il dans la station aucun endroit où pouvoir dormir et se reposer avant d’entreprendre un voyage à cheval dans ce pays glacial?
Il n’avait pas achevé sa phrase que le conducteur, appelé ailleurs par les impérieuses obligations de son emploi, s’en allait en tournant le dos à notre inconnu. Celui-ci vit alors s’approcher un autre employé tenant de la main droite une lanterne qui, se balançant en suivant les mouvements de la marche, projetait une série régulière de lumineuses ondulations. La lumière décrivait sur le trottoir un zig-zag semblable à celui que décrit l’eau tombant d’un arrosoir.
—Y a-t-il un buffet ou un dortoir dans la station de Villahorrenda? demanda le voyageur à l’homme à la lanterne.
—Il n’y a rien du tout, répondit sèchement celui-ci, en courant vers les hommes d’équipe occupés au chargement des colis et faisant pleuvoir sur eux une telle averse de cris, de gros mots, de jurons et de retentissantes imprécations que, scandalisées d’une si brutale grossièreté, les poules elles-mêmes en frémirent dans leur cage.
—Le mieux sera de partir d’ici au plus vite, dit 3 à part lui le voyageur. Le conducteur m’a, du reste, prévenu que les chevaux se trouvaient là...
A ce moment, il sentit une main discrète et respectueuse l’attirer doucement au dehors. Se retournant aussitôt, il aperçut une sombre masse de drap gris qui, dans l’un de ses larges plis, laissait entrevoir le visage ratatiné d’un rusé paysan castillan. Il fixa ses regards sur ce rustre dont l’aspect rappelait celui des aunes dans le monde végétal, et vit deux yeux pénétrants briller sous l’auvent d’un immense chapeau de velours râpé, une robuste main brune tenant un bâton fraîchement coupé et un énorme pied qui, en marchant, faisait sonner le fer d’un éperon.
—Est-ce vous qui êtes le señor D. José de Rey? demanda-t-il en portant la main à son chapeau.
—Oui, et vous,—répondit gaîment le gentilhomme—vous devez être le domestique que doña Perfecta a envoyé ici pour me conduire à Orbajosa.
—Lui-même. Lorsque vous désirerez partir... Le bidet court comme le vent. Il me semble que le señor D. José doit être bon cavalier. Il est vrai que bon chien chasse de race...
—Par où faut-il passer? interrompit le voyageur avec impatience. Allons, partons, partons d’ici, señor... Comment vous nomme-t-on?
—Je me nomme Pedro Lucas—répondit l’homme au manteau gris, en portant de nouveau la main à son chapeau—mais on m’appelle le tio Licurgo. Où sont les bagages de monsieur?
4
—Je les aperçois là-bas sous l’horloge de la station. Il y a trois colis. Deux valises et une énorme caisse de livres pour le señor D. Cayetano. Voici le bulletin.
Un instant après, gentilhomme et écuyer se trouvaient derrière la masure appelée station, en face d’un petit chemin qui, partant de là, se perdait dans les arides coteaux voisins où l’on distinguait confusément le misérable hameau de Villahorrenda. Trois montures devaient transporter hommes et paquets. Un bidet d’assez bonne mine était destiné au gentilhomme. Le tio Licurgo pressait les flancs d’un vénérable cheval ragot quelque peu usé mais encore solide, et le mulet, qu’un jeune garçon très ingambe et plein d’ardeur devait conduire par la bride, avait la charge des bagages.
Avant que la caravane se fût mise en marche partit le train, qui parcourut la voie avec la prudente lenteur propre aux trains mixtes. Son roulement se faisait entendre de plus en plus lointain sur le sol ébranlé. En pénétrant dans le tunnel du kilomètre 172, le bruit strident du sifflet de la locomotive retentit dans les airs. Le tunnel, vomissant par sa noire ouverture une vapeur blanchâtre, rendait un son formidable et au bruit de cette énorme voix s’éveillaient hameaux, villages, villes et provinces.
Ici chantait un coq, plus loin un autre. L’aube commençait à paraître.
Lorsque, après s’être mis en marche, nos voyageurs eurent dépassé les masures de Villahorrenda, le gentilhomme, qui était jeune et de bonne mine, entama ainsi la conversation:
—Dites-moi, señor Solon...
—Licurgo, pour vous servir...
—C’est cela, señor Licurgo. Je savais bien que vous étiez un sage législateur de l’antiquité. Excusez mon erreur. Mais venons au fait. Dites-moi: comment se porte Madame ma tante?
—Toujours aussi vaillante que par le passé, répondit le paysan en faisant de quelques pas avancer sa monture. Il semble que pour la señora doña Perfecta les années ne passent pas. On a raison de dire qu’aux bons, Dieu donne longue vie. Ce doux ange du Seigneur devrait vivre mille ans. Si les bénédictions qui vont à elle sur la terre pouvaient se transformer en plumes, elle n’aurait 6 pas besoin d’autres ailes pour monter au ciel.
—Et ma cousine, la señorita Rosario?
—Bénie soit la branche qui ressemble à l’arbre! dit le paysan. Que pourrais-je vous dire de doña Rosarito[4], si ce n’est qu’elle est tout le portrait de sa mère? C’est un fier trésor que vous aurez là, caballero D. José, s’il est vrai, comme on le dit, que vous êtes venu pour l’épouser. Vous êtes faits l’un pour l’autre, et la demoiselle n’a pas non plus lieu de se plaindre, car le promis vaut la promise.
—Et le señor D. Cayetano?
—Toujours absorbé par ses livres. Il a une bibliothèque plus grande qu’une cathédrale et ne cesse de fouiller la terre pour chercher des pierres couvertes des diaboliques inscriptions que, dit-on, y gravèrent les Mores.
—A quelle heure arriverons-nous à Orbajosa?
—A neuf heures, s’il plaît à Dieu. Comme la señora va être heureuse, lorsqu’elle verra son cher neveu!.. Et la señorita Rosarito qui, hier déjà, était en train de mettre en ordre la chambre que vous devez habiter?.. Ne vous ayant jamais vu, la mère et la fille brûlent d’impatience et se demandent comment sera ou ne sera pas le señor D. José.
Mais voici le moment où les vaines suppositions vont faire place à la réalité. Dès que la cousine aura vu le cousin, tout ne sera que chants et joie. Un 7 nouveau jour brillera et, comme dit l’autre, nous nous en trouverons tous bien.
—Ma tante et ma cousine ne me connaissant pas encore—dit en souriant le gentilhomme—il me paraît prudent de ne pas faire de projets.
—Vous avez raison; on dit à ce sujet que l’un brosse le cheval que l’autre monte—répondit le paysan. Mais la mine ne trompe pas... Quel trésor vous allez posséder! et quel bon mari elle aura!
Le gentilhomme devenu distrait et pensif n’entendit pas les dernières paroles du tio Licurgo. Comme ils arrivaient à un endroit où la route formait un coude, le paysan dit, en faisant prendre aux chevaux une autre direction:
—Il faut maintenant prendre par ce sentier. Le pont s’est effondré, et nous ne pouvons guéer le ruisseau qu’au bas du cerrillo de los Lirios[5].
—Le cerrillo de los Lirios?—dit le gentilhomme, sortant de sa méditation.—C’est curieux comme en ces vilains endroits abondent les noms poétiques! L’affreuse ironie de ces appellations m’émerveille depuis que je voyage par ici. Tel site qui n’est remarquable que par sa solitude et la désolante tristesse de son noir paysage, se nomme la charmante vallée (Valle-Ameno). Tel ramassis de masures qui s’étend mesquinement dans une plaine aride et de mille façons révèle sa misère, a l’impudence 8 de s’appeler la Ville-Riche (Villa-Rica). Il existe un ravin poudreux et pierreux où même les chardons ne peuvent pas pousser qui ne s’en nomme pas moins le Vallon des Fleurs (Valdeflores). La colline que nous avons devant nous est le cerrillo de los Lirios? Mais, pour l’amour du ciel, où sont donc ces lis: Je ne vois pas autre chose que des pierres et de l’herbe flétrie. Qu’on l’appelle le cerrillo de la Desolacion et on sera dans le vrai. Excepté Villahorrenda qui, paraît-il, est bien nommée, tout ici est ironie. Les noms sont beaux, mais ce qu’ils désignent est prosaïque et misérable. Les aveugles seuls pourraient se trouver heureux dans ce pays qui est un paradis pour la langue et un enfer pour les yeux.
Le señor Licurgo, ou n’entendit pas ce que le caballero de Rey venait de dire, ou dédaigna d’y répondre. Lorsqu’ils passèrent à gué le ruisseau dont les eaux bouillonnantes et fangeuses semblaient impatientes de sortir de leur lit, le paysan, étendant le bras vers des champs incultes qui s’étendaient à gauche, dit:
—Voici les Alamillos[6] de Bustamante.
—Mon domaine! s’écria dans un transport de joie le gentilhomme, en parcourant du regard les tristes champs qu’éclairaient les premières lueurs du matin. C’est la première fois qu’il m’est donné de 9 voir le patrimoine que j’héritai de ma mère. La pauvre femme vantait tellement ce pays et m’en contait tant de merveilles que je me figurais, alors que j’étais encore un enfant, qu’habiter ici, c’était être en paradis. Des fruits, des fleurs, des chasses à la grande bête et au menu gibier, des montagnes, des lacs, des rivières, de poétiques ruisseaux, des collines où paissaient les troupeaux, il y avait de tout dans les Alamillos de Bustamante, dans cette contrée de bénédiction, la meilleure et la plus belle de toutes les contrées du monde... Etrangeté! Les habitants de ce pays ne vivent que par l’imagination. Si, dans mon enfance, alors que je partageais les idées et l’enthousiasme de mon excellente mère, on m’eût conduit ici, j’aurais aussi trouvé charmants ces monts arides, ces plaines poudreuses ou marécageuses, ces métairies en ruines, ces norias à moitié démolies, dont les godets montent à peine l’eau nécessaire pour arroser une demi-douzaine de choux, tous ces champs stériles, misérables et désolés, enfin, que je contemple en ce moment.
—C’est la meilleure terre du pays—dit le señor Licurgo—et pour la culture des pois chiches, il n’en existe pas de pareille.
—Je suis d’autant plus heureux de l’apprendre que depuis que je la possède, cette fameuse terre ne m’a pas rapporté un sou.
Le sage législateur spartiate se gratta l’oreille et poussa un soupir.
10
—Il m’a été dit—continua le gentilhomme—que quelques propriétaires de mes voisins promènent leur charrue autour de mon domaine et me le rognent petit à petit. Il n’existe donc ici, señor Licurgo, ni bornes, ni démarcations, ni véritable propriété.
Après un silence durant lequel son esprit paraissait occupé à chercher des raisons, le rusé paysan répondit en ces termes:
—Le tio Paso-Largo, que nous surnommons le Philosophe, a insensiblement pénétré dans les Alamillos, au-dessus de l’ermitage et, rognant, rognant, s’en est, peu à peu, approprié six fanègues[7].
—Quelle admirable école! s’écria en riant le gentilhomme.—Et je gagerais que ce brave homme n’a pas été le seul... philosophe.
—C’est bien possible—dit l’autre.—Que chacun se mêle de ce qui le regarde; si le grain ne manquait pas au colombier, il n’y manquerait jamais de pigeons... Mais vous savez, señor D. José, que l’œil du maître engraisse le cheval et, maintenant que vous voilà, vous ferez en sorte de recouvrer ce qui vous appartient.
—Ce ne sera peut-être pas si facile, señor Licurgo—répondit le gentilhomme, au moment où ils entraient dans un sentier, des deux côtés duquel 11 le regard embrassait de magnifiques champs de blés qui, par leur vigueur et leur précoce maturité, faisaient plaisir à voir.—Ces champs-ci me semblent mieux cultivés. Je constate qu’il y a du bon dans les Alamillos.
Le paysan fit la grimace et affectant de dédaigner les champs qu’admirait le voyageur, dit d’un ton très humble:
—Señor, ce sont les miens.
—Eh bien, ne vous déplaise—répliqua vivement le gentilhomme,—je ne serais pas fâché de moissonner vos blés! A ce qu’il paraît, la philosophie est ici contagieuse.
Ils descendirent dans une gorge qui servait de lit à un maigre ruisseau, alors à sec, et après l’avoir passé, ils entrèrent dans un champ plein de pierres où l’on n’apercevait pas la moindre trace de végétation.
—Cette terre est bien mauvaise—dit le gentilhomme en se retournant pour regarder son compagnon qui était resté quelque peu en arrière.—Il vous sera difficile d’en tirer parti, elle n’est que boue et gravier.
Licurgo répondit d’un ton débonnaire:
—Cette terre... vous appartient.
—Allons, bon, je vois que j’ai ici tout ce qui est mauvais, répliqua le gentilhomme en riant de bon cœur.
Ce disant ils reprirent de nouveau la grande route. La lumière du jour, faisant allégrement irruption 12 par toutes les ouvertures et les claires-voies de l’horizon hispanique, inondait déjà les champs d’une éblouissante clarté. L’immense ciel sans nuages paraissait s’agrandir encore en s’éloignant de la terre et prendre plaisir à la contempler de plus haut. Désolée et sans arbres, la terre, à certaines places couleur de paille, à d’autres couleur de craie, et toute découpée en triangles et quadrilatères jaunes et sombres, gris ou légèrement verdâtres, ressemblait en quelque sorte au manteau de haillons du mendiant qui s’étale au soleil. Sur ce misérable manteau le christianisme et l’islamisme avaient livré des batailles épiques. Champs glorieux certainement, mais que les dernières guerres avaient laissé dans un affreux état.
—Je crois que le soleil sera chaud aujourd’hui, señor Licurgo, dit le gentilhomme en se débarrassant d’une partie de ses vêtements.—Quelle triste route! Aussi loin que puisse s’étendre le regard, il ne découvre pas un seul arbre. Tout est le contraire de ce qu’il devrait être. L’ironie ne cesse pas.—Pourquoi, puisqu’il n’y a ni grands, ni petits peupliers, appelle-t-on donc ceci les Alamillos?
Le tio Licurgo ne répondit pas à cette question, parce que certains bruits, qui tout à coup venaient d’éclater dans le lointain avaient absorbé son attention. L’air peu rassuré, il arrêta sa monture, tandis que, d’un œil inquiet, il fouillait au loin la route et les coteaux.
13
—Qu’y a-t-il, demanda le voyageur en s’arrêtant aussi.
—Avez-vous sur vous des armes, Sr. D. José?
—Un revolver... Ah! je comprends. Sont-ce bien des voleurs?
—C’est possible... répondit le paysan fort ému. Il me semble avoir entendu une détonation.
—Allons donc voir... En avant, s’écria le gentilhomme en éperonnant sa monture.—Ils ne sont pas si terribles que cela.
—Un peu de calme, Sr. D. José,—s’écria, en l’arrêtant, le villageois.—Ces gens-là sont pires que le diable. Dernièrement, ils ont assassiné deux gentilshommes qui allaient prendre le train... Ne faisons pas les braves. Gasparon el Fuerte, Pepito, Chispillas, Morengue et Ahorca-Suegros ne me verront jamais en face. Prenons la traverse.
—En avant! Sr. Licurgo.
—En arrière! Sr. D. José, répliqua le paysan d’un ton suppliant. Vous ne connaissez pas ces gens-là. Ce sont eux qui, le mois dernier, volèrent dans l’église du Carmen, le saint-ciboire, la couronne de la Vierge et deux candélabres; et ce sont eux qui, il y a deux ans, pillèrent le train allant sur Madrid.
A l’énumération de si déplorables antécédents, D. José sentit quelque peu s’amollir son courage.
—Voyez-vous là-bas ce grand coteau couvert de pins? C’est là que se cachent ces bandits dans des 14 cavernes qu’on appelle la Estancia de los Caballeros[8].
—De los Caballeros?
—Oui, monsieur. Ils descendent de là sur la grand’route, lorsque la Guardia civil[9] cesse de veiller, et ils volent qui ils peuvent. N’apercevez-vous pas, un peu au-delà du coude que fait la route, une croix qui fut érigée en mémoire de l’assassinat de l’alcade de Villahorrenda à l’époque des élections?
—Oui, je vois la croix.
—Eh bien, il y a près de là une vieille masure dans laquelle ils se cachent pour guetter les voitures. Nous appelons cet endroit Las Delicias.
—Las Delicias?...
—Si tous ceux qui ont été assassinés et dépouillés en passant par là ressuscitaient, on pourrait en former une armée.
Pendant qu’ils discouraient ainsi, les détonations se rapprochaient, ce qui ne laissa pas de troubler un peu l’imperturbable courage des voyageurs, moins toutefois celui du zagalillo[10] qui les accompagnait, lequel, bondissant de joie, demanda au Sr. Licurgo la permission de s’avancer pour voir la bataille qui se livrait si près d’eux. La demande de ce jeune garçon rendit D. José quelque peu honteux d’avoir eu peur, ou tout au moins de s’être laissé 15 intimider par les paroles du Sr. Licurgo et donnant de l’éperon à son bidet, il s’écria:
—Eh bien! nous irons tous. Peut-être pourrons-nous prêter secours aux malheureux voyageurs qui se trouvent en si grand danger et mettre à la raison ces Caballeros.
Le paysan s’efforçait de convaincre le jeune homme de la témérité de sa détermination en même temps que de l’inutilité de ses généreuses intentions, attendu, disait-il, que les volés étant bien volés et peut-être morts, ils n’avaient plus besoin du secours de personne. En dépit de ces prudents conseils, le gentilhomme opposait la plus vive résistance aux raisons du paysan, lorsque l’arrivée de deux ou trois charretiers conduisant tranquillement un grand chariot mit fin à la discussion. Le danger ne devait pas être tellement grand, puisque ces charretiers s’avançaient sans la moindre crainte en chantant de gais refrains. Les détonations, en effet, dirent ceux-ci, n’étaient pas imputables aux voleurs, mais bien à la Guardia civil qui, de cette façon, voulait ôter l’envie de se sauver à une demi-douzaine de vauriens qu’elle conduisait, enchaînés, à la prison de la ville.
—C’est bien, c’est bien, je sais ce qui en est,—dit Licurgo en indiquant du doigt une légère fumée qu’on découvrait sur la droite à une certaine distance de la route.—On leur a fait leur compte. Cela arrive quelquefois.
16
Le gentilhomme ne comprenait pas.
—Je vous assure, Sr. D. José,— ajouta avec énergie le législateur lacédémonien,—qu’ils ont joliment bien fait, car il est inutile de mettre ces coquins-là en jugement. Le juge les tourmente quelque peu, puis il les relâche. Si, après six ans de procédure, quelqu’un d’eux est envoyé au bagne, il ne tarde pas à s’échapper, ou bien on le gracie, et il retourne à la Estancia de los Caballeros. Le mieux est encore de les fusiller. On les conduit en prison, et, lorsque pendant le trajet, on trouve un endroit propice... Ah! brigand, tu veux t’échapper! boum! boum!... Le procès-verbal dressé, les témoins entendus, la culpabilité établie, la sentence prononcée... tout cela en un clin d’œil... On a bien raison de dire, que pour si fin que soit le renard, plus fin est celui qui le prend.—En avant donc, et pressons le pas, car ce chemin, outre qu’il n’est pas large, est loin d’être agréable,—dit Rey.
En passant près des Delicias, ils aperçurent, à peu de distance de la route, les gendarmes qui venaient d’exécuter la sentence que l’on sait. Le zagalillo fut très contrarié qu’on ne lui permît pas d’aller de près contempler les sanglants cadavres des voleurs dont on distinguait de loin l’horrible groupe, mais la caravane poursuivit son chemin. Elle n’avait pas fait vingt pas que ceux qui la composaient entendirent derrière eux le galop d’un cheval s’avançant avec une telle rapidité, qu’en quelques moments 17 il les eut rejoints. Notre gentilhomme se retourna et vit un homme, ou pour mieux dire, un Centaure, car il était impossible de concevoir une plus parfaite harmonie entre la monture et le cavalier. De robuste et sanguine complexion, avec de grands yeux pleins de feu enchâssés dans une lourde tête, que rendaient plus rudes de noires moustaches, ce cavalier, entre deux âges et dont toute la personne avait un aspect farouche et provoquant, révélait une force peu commune. Il montait un superbe cheval au large poitrail, semblable à ceux du Parthénon, harnaché suivant la mode pittoresque du pays, et sur la croupe duquel reposait un grand sac de cuir portant en grosses lettres cette inscription: Correo.
—Eh bonjour! Sr. Caballuco,—dit Licurgo, saluant à son arrivée l’intrépide cavalier. Nous avions pris les devants, mais vous arriverez avant nous pour peu que vous alliez d’un pareil train.
—Eh bien, soufflons un peu,—répliqua le Sr. Caballuco, en mettant sa monture au pas de celle des autres voyageurs, et en observant attentivement le plus distingué des trois,—puisque je me trouve en si bonne compagnie.
—Monsieur,—dit Licurgo, avec un sourire, en désignant Rey,—est le neveu de doña Perfecta.
—Ah!... que le ciel vous conserve, mon cher seigneur et maître.
Les deux personnages se saluèrent, mais il est 18 bon de noter que Caballuco s’acquitta de cette politesse avec un air d’arrogante supériorité qui révélait chez lui la conscience d’une grande valeur ou d’une haute situation dans la contrée. Tandis que le fier cavalier s’arrêtait un instant avec deux gendarmes venus à sa rencontre sur la route, le voyageur demanda à son guide:
—Quel est ce monsieur?
—Qui il est?... Caballuco!
—Et qui est Caballuco?
—Voici... mais vous n’avez donc pas entendu parler de lui?—dit le paysan, stupéfait de l’ignorance crasse du neveu de doña Perfecta. C’est un homme très brave, un excellent cavalier—et le premier caballista[11] de la contrée. A Orbajosa nous l’aimons beaucoup; car il est.. pour dire la vérité... aussi bon que Dieu même... Tel que vous le voyez, c’est un redoutable chef de parti, et le gouverneur de la province se découvre devant lui.
—A l’époque des élections...
—Et le gouvernement de Madrid lui adresse des dépêches en ne le traitant de rien moins que d’Excellence... Il joue à la barra[12] comme pas un, et se sert de toutes les armes comme nous nous servons de nos propres doigts. Alors qu’il y avait des droits 19 d’entrée, personne ne pouvait rien contre lui, et il ne se passait pas de nuit qu’on n’entendît des détonations aux portes de la ville... Il a des partisans qui valent tout l’or du monde, parce qu’il s’occupe aussi bien des petites choses que des grandes... Il vient en aide aux pauvres gens, et l’étranger qui s’aviserait de friser d’un peu trop près la moustache à un habitant d’Orbajosa aurait affaire à lui. Nous ne voyons presque jamais ici de soldats envoyés par le gouvernement de Madrid; et lorsqu’il en est venu, il ne se passait pas de jour que le sang ne coulât, parce que Caballuco leur cherchait querelle à propos de rien. Il paraît qu’il est maintenant dans l’indigence et ne vit que du transport des dépêches; mais il fait des pieds et des mains auprès de la Municipalité pour qu’elle rétablisse les droits d’entrée, afin d’en obtenir l’adjudication. Je ne comprends vraiment pas que vous n’ayez pas entendu parler de lui à Madrid, car il est le fils d’un fameux Caballuco qui a fait partie de l’insurrection; ce Caballuco était lui-même fils d’un autre Caballuco qui était de l’insurrection antérieure. Et comme on dit maintenant qu’il va y avoir une autre insurrection, attendu que tout va de travers, nous tenons à ce que Caballuco en fasse aussi partie et continue de cette façon les glorieux exploits de son père et de son grand-père que notre ville s’honore d’avoir vus naître.
Notre voyageur fut tout surpris de voir qu’une 20 sorte de chevalerie errante subsistait encore dans les lieux qu’il visitait, mais il n’eut pas le temps de faire de nouvelles questions, parce que celui qui en était l’objet les rejoignit en disant d’un ton de mauvaise humeur:
—La Guardia civil en a encore dépêché trois. Je viens de dire au chef de prendre garde à lui. Demain nous aurons à causer, le gouverneur de la province et moi...
—Vous irez à X...?
—Non pas, Sr. Licurgo; le gouverneur viendra ici. Sachez qu’on va nous mettre à Orbajosa une garnison d’un ou deux régiments.
—Oui, oui, dit vivement le voyageur en souriant. J’ai entendu dire à Madrid qu’on craignait de voir par ici se lever quelques guerrillas... Il est bon de prendre des précautions.
—On ne dit à Madrid que des absurdités...—s’écria violemment le centaure, en accompagnant son affirmation d’une litanie de jurons du meilleur cru.—Il n’y a à Madrid que de la canaille... On veut nous envoyer des soldats? Probablement pour nous arracher de nouvelles contributions qui seront suivies de nouveaux enrôlements? Par la vie de..... S’il n’y a pas d’insurrection, il devrait y en avoir. De sorte,—ajouta-t-il en regardant d’un air sournois le jeune gentilhomme,—de sorte que vous êtes le neveu de doña Perfecta?
Le ton dont ces paroles furent prononcées et 21 l’insolent regard dont le bravo les accompagna irritèrent le jeune homme.
—Oui, monsieur,—répondit-il.—Y a-t-il quelque chose pour votre service?
—Je suis un grand ami de la señora que j’aime comme la prunelle de mes yeux,—dit Caballuco.—Puisque vous allez à Orbajosa, nous nous y reverrons.
Et sans ajouter un mot, le centaure piqua des deux son coursier qui, partant au galop, disparut dans un nuage de poussière.
Après une demi-heure de chemin, durant laquelle le Sr. D. José ne se montra pas plus communicatif que le Sr. Licurgo, apparut à leurs yeux sur un coteau une pyramidale agglomération de vieilles maisons de laquelle se détachaient quelques sombres tours, en même temps que, tout en haut, le ruineux édifice d’un château lézardé. Un amas de murs difformes, de cahutes de terre grises et poudreuses comme le sol en formait la base, avec quelques fragments de murailles crénelées à l’abri desquelles une centaine d’humbles masures dressaient leurs misérables façades en briques crues ressemblant à des visages anémiques et affamés qui demandent l’aumône en passant.
Un très maigre ruisseau, comme une ceinture de fer-blanc entourant le village, rafraîchissait sur son passage quelques jardins, seule verdure qui réjouît la vue. Des piétons et des cavaliers entraient 22 et sortaient, et ce mouvement humain, bien que peu considérable, donnait une certaine apparence vitale à ce grand hameau dont l’aspect architectonique était bien plutôt celui du délabrement et de la mort que du progrès et de la vie. Les innombrables et sordides mendiants qui se traînaient des deux côtés de la route, en fatiguant les passants de leurs supplications, offraient un pitoyable spectacle. Il était impossible de rêver des créatures plus en harmonie et cadrant mieux avec les lézardes de cette sorte de tombeau d’une ville, non seulement morte mais tombant en décomposition.
Lorsque nos voyageurs s’avancèrent, quelques cloches discordantes indiquaient, par leur son expressif, que cette cité momie avait encore une âme.
Elle se nommait Orbajosa, et figurait non pas dans la géographie chaldéenne ou cophte, mais dans celle de l’Espagne, comme ayant une population de 7,324 habitants, une municipalité, un évêché, un tribunal, un séminaire, un dépôt d’étalons, un établissement d’instruction secondaire et autres prérogatives officielles.
—On sonne la grand’messe à la cathédrale—dit le tio Licurgo.—Nous arriverons plus tôt que je ne l’espérais.
—L’aspect de votre pays—dit le gentilhomme en examinant le panorama qui se déroulait sous ses yeux, est on ne peut plus désagréable. La ville 23 historique d’Orbajosa[13], dont le nom est sans doute une corruption de Urbs augusta, ressemble à un grand fumier.
—C’est qu’on n’aperçoit d’ici que les faubourgs—affirma le guide visiblement contrarié. Lorsque vous entrerez dans la rue Royale et dans celle du Connétable, vous y verrez des édifices non moins beaux que la cathédrale.
—Je ne veux pas dire du mal d’Orbajosa avant de la connaître—ajouta le gentilhomme. Et l’observation que je viens de faire n’était même dictée par aucune intention désobligeante,—car humble et misérable ou belle et somptueuse, cette ville me sera toujours chère, non seulement parce qu’elle est la patrie de ma mère, mais aussi parce qu’elle compte au nombre de ses habitants des personnes que j’aime déjà sans les connaître. Entrons donc dans la ville auguste.
Ils gravissaient en ce moment la chaussée aboutissant aux premières rues et longeaient les murs en torchis des jardins.
—Voyez-vous cette grande maison au fond de la vaste huerta[14] dont nous côtoyons la clôture? dit Licurgo en indiquant le large mur peint de l’unique bâtiment qui eût l’aspect d’une habitation commode et gaie.
—Oui... c’est-là la demeure de ma tante?
24
—Justement. Ce que nous apercevons est le derrière de la maison. La façade donne sur la rue du Connétable, elle a cinq balcons de fer ressemblant à cinq créneaux. Le beau jardin qui est derrière ce mur appartient à la maison; en vous dressant un peu sur vos étriers, vous le verrez tout entier.
—Nous voilà donc déjà chez ma tante?—dit le gentilhomme. Ne peut-on pas entrer par ici?
—Il y a bien une petite porte, mais la señora l’a fait murer.
Le gentilhomme se dressa sur ses étriers et avançant la tête autant qu’il le pouvait, regarda par-dessus la clôture.
—Je vois parfaitement tout le jardin; il y a là-bas sous des arbres une femme, une jeune fille.... une demoiselle...
—C’est la señorita Rosario—répondit en souriant Licurgo qui pour regarder, se dressa à son tour sur ses étriers.
—Eh! señorita Rosario!—cria-t-il en lui faisant de la main droite des signes très significatifs. Nous voici arrivés... je vous amène votre cousin.
—Elle nous a vus—dit le gentilhomme en allongeant encore le cou.—Mais, si je ne me trompe, il y a près d’elle un ecclésiastique... un prêtre.
—C’est le señor Penitenciario—répondit simplement le paysan.
25
—Ma cousine nous a vus... elle plante là le curé et court vers la maison... Elle est jolie...
—Comme un rayon de soleil.
—Elle est devenue plus rouge qu’une cerise. Allons, señor Licurgo, approchons-nous!
Il convient de dire, avant d’aller plus loin, qui était Pepe Rey et ce qui l’appelait à Orbajosa!
Lorsque le «brigadier[15]» Rey mourut, en 1841, ses deux enfants, Juan et Perfecta venaient de se marier; cette dernière avec le plus riche propriétaire d’Orbajosa, le premier avec une jeune fille de la même ville. Le mari de Perfecta se nommait D. Manuel Maria José de Polentinos, et la femme de Juan, Maria Polentinos; mais malgré la similitude des noms, leur parenté était un peu éloignée et du nombre de celles dont on ne tient guère plus compte. Jurisconsulte distingué, Juan Rey exerça pendant trente ans à Séville, où il avait pris ses grades, la profession d’avocat avec non moins d’honneur que de profit. En 1845, il était déjà veuf et avait un fils qui commençait à se distinguer. Celui-ci occupait 27 ses loisirs à construire, avec de la terre dans la cour de la maison paternelle, des viaducs, des digues, des étangs, des barrages, des canaux, puis il s’amusait à laisser courir l’eau à travers ces ouvrages fragiles. Son père le laissait faire et disait: «tu seras ingénieur».
Juan et Perfecta cessèrent de se voir dès qu’ils furent l’un et l’autre mariés, parce que celle-ci alla vivre à Madrid avec le richissime Polentinos dont la fortune égalait les goûts dispendieux.
La passion du jeu et les femmes avaient pris un tel empire sur Manuel Maria José que, pour peu que la mort eût tardé à l’enlever, il ne lui serait plus rien resté. Sucé jusqu’à la moëlle des os par les sangsues de la cour et par l’insatiable vampire du jeu, ce riche provincial mourut subitement dans une nuit d’orgie. Son unique héritier était une enfant âgée de quelques mois. Avec la mort du mari de Perfecta, finirent pour la famille les chagrins qu’il lui causait, mais commença la souffrance morale. La maison de Polentinos était ruinée; les propriétés risquaient d’être saisies par les créanciers; tout était en désordre: dettes énormes, déplorable administration à Orbajosa, discrédit et misère à Madrid, telle était la situation.
Perfecta écrivit à son frère. Celui-ci s’empressa de venir au secours de la pauvre veuve et déploya tant d’adresse et d’activité que peu de temps après la plupart des dangers étaient conjurés. Il commença 28 par obliger sa sœur à résider à Orbajosa pour s’occuper elle-même de l’administration de ses vastes domaines, tandis qu’il soutenait à Madrid le formidable assaut des créanciers. Plus apte que n’importe qui à ces sortes d’affaires, le brave D. Juan Rey, pour délivrer peu à peu la maison de l’énorme fardeau de ses dettes, plaida devant les tribunaux, conclut des arrangements avec les personnes à qui étaient dues les plus fortes sommes, obtint des délais pour les paiements et procéda enfin avec tant d’habileté que le riche patrimoine de Polentinos échappé au naufrage fut mis à même de soutenir pour de longues années la gloire et la splendeur de l’illustre famille.
La reconnaissance de Perfecta était si vive que, d’Orbajosa, où elle avait résolu de se fixer jusqu’à la majorité de sa fille, elle écrivait à son frère entre autre choses affectueuses: «Tu as été pour moi plus qu’un frère et tu as fait pour mon enfant ce que son père n’aurait pas fait. Comment, elle et moi, pourrons-nous jamais nous acquitter envers toi? Ah! mon cher frère, dès que ma fille commencera à bégayer et pourra prononcer un nom, c’est le tien que je l’apprendrai à bénir. Ma reconnaissance ne finira qu’avec ma vie. Ta sœur déplore de ne pouvoir trouver une occasion de te prouver combien elle t’aime, et de te récompenser d’une façon digne de ta grande âme et de l’immense bonté de ton cœur de tout ce que tu as fait pour elle.»
29
A l’époque où sa mère écrivait ce qui précède, Rosarito était âgée de deux ans. Enfermé dans un collège de Séville, Pepe Rey traçait des lignes sur le papier et s’ingéniait à prouver que la somme des angles intérieurs d’un polygone est égale à autant de fois deux angles droits que ce polygone a de côtés moins deux.
La démonstration de ces ennuyeux théorèmes l’intéressait au plus haut point. Les années se succédèrent. L’enfant grandissait et ne cessait de tracer des lignes. Il finit par en faire une qui s’appelle la ligne de Tarragona à Montblanch. Son premier projet fut le pont de 120 mètres jeté sur le Francoli.
Doña Perfecta continua à résider à Orbajosa. Comme son frère ne sortait pas de Séville, ils passèrent de longues années sans se voir. Une lettre trimestrielle, à laquelle il était trimestriellement répondu, mettait seule en communication ces deux cœurs dont ni le temps ni la distance ne pouvaient diminuer l’affection. Lorsque, en 1870, D. Juan Rey, satisfait d’avoir consciencieusement rempli sa tâche dans la société, se retira dans sa magnifique résidence de Puerto-Real, Pepe, qui avait durant quelques années, travaillé pour le compte de puissantes compagnies de construction, entreprit un voyage d’étude en Allemagne et en Angleterre. La fortune de son père (aussi considérable que peut l’être en Espagne celle qui n’est due qu’à une charge honorablement 30 remplie) lui permettait de se délivrer de temps à autre d’un travail assujetissant. Ayant des idées élevées et professant un immense amour pour la science, la plus pure de ses jouissances consistait dans l’observation et l’étude des prodiges réalisés par l’esprit moderne pour coopérer à la culture et au bien-être physique, en même temps qu’au développement moral de l’homme.
Dès qu’il fut de retour de son voyage, son père lui annonça qu’il avait à lui faire part d’un important projet. Pepe crut tout d’abord qu’il s’agissait d’un pont, d’un bassin maritime ou tout au moins de l’assainissement d’un pays marécageux, mais D. Juan le tira bientôt de son erreur en ces termes:
—Nous voici en mars; la lettre trimestrielle de Perfecta ne pouvait se faire attendre. Lis-la, mon cher fils, et si tu approuves le projet dont m’entretient l’exemplaire et sainte femme qui est ma sœur, tu me donneras le plus grand bonheur qu’il soit donné à ma vieillesse de goûter. Dans le cas où ce projet ne te plairait pas, n’hésite pas à le repousser quelque tristesse que puisse me causer ton refus, car je ne veux en aucune façon influencer ta détermination. Il serait indigne de nous deux que la réalisation d’un pareil projet pût être due à la pression exercée sur son fils par un père obstiné. Tu es donc parfaitement libre d’accepter ou de refuser, et si, par suite d’une inclination antérieure ou pour tout autre motif, le projet en question te causait la plus 31 légère répugnance, je ne veux absolument pas que tu y souscrives à cause de moi.
Pepe parcourut la lettre et dit tranquillement en la posant sur la table:
—Ma tante Perfecta désire que j’épouse Rosario.
—Elle répond qu’elle accepte avec joie ma proposition, dit le père avec une vive émotion. Car c’est moi qui ai eu la première idée de ce mariage. Il y a longtemps, fort longtemps déjà... mais je n’avais pas voulu t’en parler avant de savoir ce qu’en pensait ma sœur. Comme tu le vois, Perfecta accueille avec joie mon dessein; elle dit qu’elle y avait songé aussi; mais qu’elle n’avait pas osé m’en faire part, par la raison que tu es..... as-tu bien lu ce qu’elle écrit? «que tu es un jeune homme du plus grand mérite, tandis que sa fille, élevée à la campagne, ne possède ni de brillants ni de mondains attraits...» C’est elle-même qui dit cela... Pauvre chère sœur! Combien tu es bonne!... Je vois que tu ne repousses pas, que tu ne trouves pas absurde ce projet quelque peu semblable à l’officieuse prévoyance des parents d’autrefois qui mariaient leurs enfants sans les consulter et le plus souvent prématurément sans y avoir bien réfléchi... Dieu veuille qu’il n’en soit pas ainsi de cette union! Dieu veuille qu’elle soit ou promette d’être des plus heureuses! Il est bien vrai que tu ne connais pas encore ma nièce, mais nous connaissons, toi et moi, ses vertus, son esprit, sa modestie et sa noble simplicité... Pour 32 que rien ne lui manque, elle est de plus jolie... Mon avis—ajouta-t-il gaîment, c’est que tu te mettes en route, que tu ailles fouler le sol de cette ville épiscopale, Urbs augusta, et que là tu décides, après avoir vu ma sœur et sa charmante Rosarito, si celle-ci mérite d’être un jour quelque chose de plus que ma nièce.
Pepe reprit la lettre et la lut cette fois avec la plus grande attention. Sa physionomie n’exprimait ni joie ni tristesse. On eût dit qu’il examinait un projet de croisement de deux voies ferrées.
—Ce qui est certain—ajouta D. Juan—c’est que dans cette lointaine ville d’Orbajosa, où par parenthèse, tu as des propriétés que tu vas pouvoir visiter, la vie s’écoule avec un calme et une douceur idylliques. Quelles mœurs patriarcales! Que de noblesse dans cette simplicité! Quelle rustique paix virgilienne! Si, au lieu d’être un mathématicien tu étais un latiniste, tu répéterais en entrant dans ce pays le ergo tua rura manebunt. Quel lieu admirable pour se vouer à la contemplation de notre propre nature et se préparer à l’accomplissement de bonnes œuvres! Là, tout est bonté, loyauté; on n’y connaît ni le mensonge, ni l’ostentation si communs dans nos grandes villes; là naissent et vivent les saintes affections qu’étouffe le bruit de la civilisation moderne; là se rallume la foi éteinte et le cœur entend plus fortement résonner la voix indéfinissable qui, avec une enfantine inquiétude, crie au 33 fond de l’âme de chacun de nous: «Je veux vivre!»
Peu de jours après cet entretien, Pepe quittait Puerto-Real. Il y avait à peine quelques mois qu’il avait refusé du gouvernement la mission d’aller explorer, au point de vue minier, le bassin d’une rivière, la Nahara, dans la vallée d’Orbajosa. Mis en présence des projets que nous venons de faire connaître, il se dit:—«Il convient de mettre le temps à profit, car Dieu seul sait combien durera cette épreuve et quels ennuis peuvent en résulter.» Il se rendit donc à Madrid, sollicita de nouveau la mission d’explorer le bassin de la Nahara, mission qu’il obtint sans difficulté, bien que ne faisant pas officiellement partie du corps des mines, se mit immédiatement en route, et, après avoir deux ou trois fois changé de ligne, tomba, comme on l’a vu, du train mixte no 65, dans les bras du tendre Licurgo.
Cet excellent jeune homme touchait à ses trente-quatre ans. Il était de forte complexion, de taille quelque peu herculéenne, admirablement bâti, et si fier que s’il eût porté l’uniforme, il aurait été difficile d’imaginer un militaire de meilleure mine et de plus martial aspect. Bien qu’ayant la barbe et les cheveux blonds, sa physionomie ne respirait pas l’imperturbable impassibilité des Allemands, mais, au contraire, une telle vivacité que, quoique ne l’étant pas, ses yeux paraissaient noirs. Il pouvait passer pour un type accompli de beauté masculine, et sur le piédestal 34 de sa statue, un sculpteur aurait certainement gravé ces mots: intelligence et force. A défaut de s’y trouver écrits en caractères visibles, ils étaient au moins vaguement exprimés par le feu de son regard, par le puissant attrait de toute sa personne et par les sympathies que lui gagnait son affabilité.
Il n’était pas des plus causeurs:—les organisations à idées mobiles et jugements incertains sont seules portées à la verbosité. La profonde pénétration de ce remarquable jeune homme, le rendait très sobre de paroles dans les diverses discussions que soutenaient, sur différents sujets, les hommes du jour; mais il savait montrer dans la conversation une éloquence fine et spirituelle, toujours marquée au coin du bon sens et d’une juste et calme appréciation des choses du monde. Il n’admettait pas plus l’hypocrisie et les mauvaises plaisanteries que les insipides subtilités chères à quelques esprits infestés de pindarisme, et pour ramener ceux qui s’en écartaient au sentiment de la réalité, Pepe Rey employait souvent, et pas toujours avec mesure, les armes de la raillerie. C’était presque un défaut aux yeux d’un certain nombre de gens qui l’estimaient, parce que notre jeune homme se montrait peu disposé à approuver une foule de faits se produisant journellement dans la société et que tout le monde admettait. Il faut bien le dire, bien que cela puisse diminuer son prestige: Rey ne connaissait pas la facile tolérance du siècle complaisant qui a inventé de singuliers 35 euphémismes de mots et de faits, pour voiler ce qui pourrait paraître désagréable aux yeux du vulgaire.
Tel était, quoi qu’en puissent dire les mauvaises langues, l’homme que le tio Licurgo introduisit dans Orbajosa juste au moment où la cloche de la cathédrale sonnait pour la grand’messe.
Dès que, en regardant par-dessus le mur de clôture, ils eurent aperçu Rosario avec le Penitenciaro et vu la jeune fille courir ensuite vers la maison, ils éperonnèrent l’un et l’autre leurs montures, puis entrèrent dans la rue Royale où un grand nombre de passants s’arrêtaient pour examiner l’étrange voyageur qui pénétrait comme un intrus dans la ville patriarcale. Tournant alors à droite dans la direction de la cathédrale, dont le monumental édifice dominait tout le pays, ils enfilèrent l’étroite rue du Connétable sur le pavé de laquelle les sabots ferrés des chevaux retombant bruyamment en cadence, alarmaient tout le voisinage qui se mettait aux fenêtres et aux balcons pour voir ce qui se passait. Les jalousies s’ouvraient avec un bruit particulier et de nombreux visages presque tous féminins, apparaissaient du haut en bas de la rue. Lorsque Pepe Rey franchit la porte monumentale de la maison de Polentinos, les commentaires sur son compte allaient déjà bon train.
Au moment où Rosarito le quitta brusquement, le señor Penitenciaro se tourna du côté du mur de clôture, et dit à part lui en voyant les têtes de Licurgo et de son compagnon de voyage:
—Allons; voilà le prodige arrivé.
Il resta un moment pensif, soutenant son long manteau de ses deux mains croisées sur sa poitrine, les yeux fixés à terre, ses lunettes d’or glissant tout doucement jusque sur le bout de son nez, la lèvre inférieure humide et saillante et les sourcils grisonnants légèrement froncés. C’était un saint et miséricordieux personnage, de savoir peu commun, de mœurs cléricales irréprochables, un peu plus que sexagénaire, affable, modeste, très poli et grand donneur de conseils et d’avis aux hommes comme aux femmes.
Il était depuis de longues années professeur de latinité et de rhétorique au collège, noble profession 37 à laquelle il devait d’avoir amassé un énorme trésor de citations d’Horace et de tropes choisies qu’il plaçait avec grâce et à propos dans la conversation. Il est inutile d’ajouter autre chose relativement à ce personnage si ce n’est que lorsqu’il entendit le trot pressé des chevaux se diriger du côté de la rue du Connétable il arrangea son manteau, redressa le large sombrero qui n’était pas correctement posé sur sa vénérable tête et murmura en allant vers la maison:
—Allons voir ce prodige.
Pendant ce temps, Pepe descendait de cheval, et dans le vestibule venait, le visage baigné de larmes et la voix coupée par l’émotion, le recevoir dans ses bras doña Perfecta.
—Mon cher Pepe... comme te voilà grandi!... et avec de la barbe au menton... Il me semble que c’est hier seulement que je te tenais encore sur mes genoux. Mais te voilà devenu un homme, un vrai homme... Comme le temps passe... Dieu du ciel!... Voici ma fille Rosario.
Ce disant, ils étaient arrivés dans la salle du rez-de-chaussée, servant ordinairement de salon de réception, où doña Perfecta présenta Pepe à sa cousine.
Rosarito était une jeune fille d’apparence délicate et débile, qui semblait avoir des dispositions à ce que les Portugais appellent saudades[16]. On retrouvait dans son visage aux lignes fines et pures quelque 38 chose de cette morbidesse nacrée dont la plupart des romanciers dotent leurs héroïnes, et sans laquelle il semble qu’aucune Henriette ou qu’aucune Julie ne puisse être intéressante. Mais ce qu’il y avait de mieux dans Rosario, c’est que sa physionomie exprimait tant de modestie et de douceur qu’en la voyant on ne songeait pas à remarquer les perfections qui lui manquaient. Cela ne veut pas dire qu’elle fût laide; il y aurait eu cependant quelque exagération à la qualifier de belle, en donnant à ce mot sa rigoureuse signification. La beauté réelle de la fille de doña Perfecta consistait dans une sorte de transparence (tenant de la nacre, de l’albâtre, de l’ivoire et de divers autres matériaux industriels auxquels on a l’habitude de comparer, lorsqu’il s’agit de les caractériser, les visages humains) dans une sorte de transparence, dis-je, permettant de plonger dans les profondeurs de son âme, profondeurs qui n’étaient pas sombres et effrayantes comme celles de la mer, mais qui ressemblaient à celles de l’eau coulant dans un paisible et clair ruisseau. A cette créature, pour qu’elle fût complète, il manquait cependant de la matière; il manquait au ruisseau des berges et des bords. L’esprit chez elle débordait et menaçait d’anéantir le corps.
Lorsque son cousin la salua, elle devint écarlate et ne put prononcer que de gauches paroles.
—Tu dois être rompu dit à son neveu doña Perfecta. Nous allons te faire déjeuner.
39
—Avec votre permission—répondit le voyageur—je vais d’abord me débarrasser un peu de la poussière dont je suis couvert.
—Tu as parfaitement raison, dit la señora,—Rosario, conduis ton cousin à l’appartement que nous lui avons préparé. Hâte-toi, mon cher neveu. Moi, je vais donner des ordres.
Rosario introduisit son cousin dans une magnifique chambre située au rez-de-chaussée. Pepe reconnut tout de suite à mille détails qu’une intelligente et affectueuse main de femme s’était chargée de son arrangement. Tout y était disposé avec un art particulier et la propreté et la fraîcheur de tout ce qui se trouvait dans ce beau nid invitaient à s’y reposer. Celui à qui il était destiné ne put s’empêcher de sourire en remarquant diverses petites choses.
—Voilà la sonnette,—dit Rosarito, en prenant à la tête du lit le cordon dont le gland tombait sur le traversin.—Tu n’auras qu’à allonger le bras. Le secrétaire a été placé de façon à ce que la lumière arrive du côté gauche... Tu mettras dans ce panier tes vieux papiers... Fumes-tu?
—J’ai ce malheur, répondit Pepe en souriant.
—Eh bien, tu jetteras là tes bouts de cigares,—dit-elle en touchant du bout du pied un crachoir de cuivre doré rempli de sable. Rien n’est plus désagréable que de voir le plancher couvert de débris de tabac... Voici ton cabinet de toilette... Tu as pour mettre ton linge une garde-robe et une commode... 40 Il me semble que le porte-montre n’est pas bien là; mieux vaut le placer tout près du lit... Si la lumière t’incommode, tu n’auras qu’à faire avancer le transparent en tirant le cordon... comme ceci... vois-tu?... risch...
Pepe était enchanté.
Rosarito ouvrit une fenêtre.
—Regarde, dit-elle, cette croisée donne sur le jardin. Par ici le soleil du soir entre dans l’appartement. Nous avons suspendu là la cage d’un canari qui chante comme un enragé. S’il t’ennuie nous l’ôterons.
Ouvrant ensuite une fenêtre du côté opposé:
—Cette autre croisée donne sur la rue, ajouta-t-elle. Regarde; on voit d’ici la cathédrale qui est très belle et pleine de choses précieuses. Une foule d’Anglais viennent à Orbajosa pour la visiter. N’ouvre pas en même temps les deux croisées; les courants d’air sont dangereux.
—Chère cousine—dit Pepe, l’âme inondée d’une joie indicible,—dans tout ce qui se trouve là sous mes yeux, je vois une main d’ange qui ne peut être que la tienne. Combien cette chambre est belle! Il me semble que j’y ai vécu toute ma vie. Elle invite au calme et au repos.
Rosarito laissa sans réponse ce compliment affectueux et sortit en souriant.
—Ne tarde pas trop,—cria-t-elle à travers la porte;—la salle à manger se trouve aussi au rez-de-chaussée... au milieu de cette galerie.
41
Le tio Licurgo entra portant les bagages. Pepe le récompensa avec une générosité à laquelle il n’était pas accoutumé. Le paysan remercia avec humilité, puis, élevant la main à la hauteur de sa tête comme quelqu’un qui ne sait s’il doit quitter ou mettre son chapeau, d’un air embarrassé, mâchant les mots, à la façon de ceux qui veulent et ne veulent pas parler, il s’exprima en ces termes:
—Quelle sera l’heure la plus convenable pour entretenir le señor D. José d’une... petite affaire?
—D’une petite affaire?
—Mais, tout de suite,—répondit Pepe en ouvrant une malle.
—Ce n’est pas le moment,—dit le paysan. Que le señor D. José se repose; nous avons le temps. Il y a, comme dit l’autre, plus de jours que d’affaires,[17] et les jours succèdent aux jours... Reposez-vous, señor D. José... Lorsque vous désirerez faire une promenade... le bidet n’est pas fourbu... Sur cela, j’ai l’honneur de vous saluer, señor D. José; que le ciel vous conserve!.. Ah! j’oubliais—ajouta-t-il en revenant presque aussitôt.—Si vous avez quelque commission à me donner pour l’officier municipal... je vais de ce pas lui parler de notre petite affaire...
—Faites-lui mes compliments,—dit gaiement 42 Pepe ne trouvant pas de meilleure formule pour se débarrasser du législateur spartiate.
—Que Dieu garde donc le señor D. José.
—Adieu.
L’ingénieur n’avait pas encore vidé sa malle qu’il vit pour la troisième fois apparaître à travers la porte les brillants petits yeux et la sournoise physionomie du tio Licurgo.
—Que le señor D. José me pardonne,—dit-il avec un sourire affecté qui découvrit ses dents blanchâtres,—mais, s’il préférait que cela s’arrangeât à l’amiable... Bien que, comme dit l’autre, si tu soumets tes affaires à des tiers, les uns diront blanc et les autres noir...
—Morbleu, aurez-vous bientôt fini?
—Je vous dis cela parce que les procès ne me vont pas. Je n’aime pas à avoir affaire aux tribunaux. Mieux vaut le plus mauvais arrangement que le meilleur procès... Cela dit, adieu, señor D. José. Que Dieu vous donne de longs jours dans l’intérêt des pauvres...
—C’est bon, c’est bon, adieu.
Pepe ferma la porte à clef, et dit à part lui:
—Les gens de ce pays me paraissent passablement chicaneurs.
Quelques instants plus tard, Pepe entrait dans la salle à manger.
—Si tu déjeunes copieusement—lui dit doña Perfecta d’un ton affectueux—tu n’auras plus envie de dîner. Nous dînons ici à une heure. Les usages de la campagne ne te plairont sans doute pas.
—Ils m’enchantent au contraire, ma chère tante.
—Eh! bien, voyons, que préfères-tu: bien déjeuner maintenant, ou manger seulement une bouchée pour attendre l’heure du dîner?...
—Je choisis la bouchée pour avoir le plaisir de dîner avec vous; si même j’avais pu trouver quelque chose à Villahorrenda, je ne prendrais rien maintenant.
—Je crois inutile de te dire que tu n’as pas à te gêner avec nous. Agis donc ici absolument comme tu le ferais chez toi.
44
—Merci, ma tante.
—Mais comme tu ressembles à ton père!—ajouta la señora en regardant manger son neveu avec ravissement.—Il me semble que je vois mon frère bien aimé. Il s’asseyait comme tu t’assieds toi-même et mangeait comme tu manges. Dans la façon de regarder, surtout, vous vous ressemblez comme deux gouttes d’eau.
Pepe la plaisanta sur son frugal déjeuner. L’attitude, les regards et les paroles de sa tante et de sa cousine lui inspiraient une telle confiance, qu’il se croyait déjà chez lui.
—Sais-tu ce que me disait Rosario?—demanda doña Perfecta en le regardant dans le blanc des yeux.—Eh bien, elle me disait que, habitué comme tu l’es aux splendeurs et à l’étiquette de la cour, de même qu’aux usages du dehors, tu ne pourrais te faire à notre simplicité un peu campagnarde, et à notre manque de bon ton, car ici tout se fait à la bonne franquette.
—Quelle calomnie!—répondit Pepe en regardant tendrement sa cousine.—Personne plus que moi ne hait les hypocrisies et les affectations de ce qu’on appelle la haute société. Il y a longtemps, je vous l’assure, que je désire prendre, comme disait je ne sais plus trop qui, un bain entier dans la nature, et vivre loin du bruit, dans la solitude et le calme des champs. Je soupire après la tranquillité d’une vie sans luttes, sans soucis, où, selon l’expression 45 du poète, on n’est ni envié ni envieux. Pendant longtemps, mes études d’abord et ensuite mes travaux, m’ont empêché de prendre le repos dont j’ai besoin et que réclament mon corps et mon esprit; mais en entrant dans cette maison, chère tante et chère cousine, je me suis senti entouré de l’atmosphère de paix que je désire. Ne me parlez donc pas de haute ou de basse société, de grand monde ou de petit monde, car rien de tout cela ne vaut pour moi le petit coin de terre où je me trouve.
A ce moment les carreaux de la porte vitrée qui de la salle à manger donnait accès dans le jardin furent obscurcis par l’ombre d’une grande forme noire. Frappés par un rayon de soleil, des verres de lunettes lancèrent un rapide éclair; le loquet claqua, la porte s’ouvrit et le señor Penitenciario entra gravement. Il salua et fit une si profonde inclination en ôtant son long chapeau en forme de tuile canal que l’extrémité inférieure en toucha presque le sol.
—Le señor Penitenciario de cette sainte cathédrale, dit doña Perfecta; nous l’avons en très haute estime, et j’espère que tu deviendras son ami. Asseyez-vous, señor D. Inocencio.
Pepe ayant pressé la main du vénérable chanoine, ils s’assirent l’un et l’autre.
—Si tu as l’habitude de fumer après tes repas, Pepe, ne te gêne pas—dit avec bienveillance doña Perfecta—ni vous non plus, señor Penitenciario.
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L’excellent D. Inocencio était en ce moment en train de tirer de dessous sa soutane un grand porte-cigares en cuir qui portait les marques fort apparentes de longues années de service; il l’ouvrit et en ayant retiré deux énormes «pitillos» offrit l’un d’eux à notre ami. Rosarito prit de son côté une allumette dans une petite boite que les Espagnols appellent ironiquement un wagon, et bientôt après l’ingénieur et le chanoine s’envoyèrent réciproquement leur fumée au visage.
—Et comment le señor D. José trouve-t-il notre chère ville d’Orbajosa?—demanda l’ecclésiastique en fermant énergiquement l’œil gauche, comme il avait l’habitude de le faire chaque fois qu’il fumait.
—Il ne m’a pas encore été possible de m’en faire une idée, répondit Pepe. Mais ce que j’en ai vu me porte à penser qu’une demi-douzaine de grands capitaux disposés à se dépenser ici, et deux ou trois têtes intelligentes dirigeant les travaux d’amélioration qu’exécuteraient quelques milliers de bras ne seraient pas inutiles. De l’entrée de la ville à la porte de cette maison j’ai aperçu plus de cent mendiants dont la plupart sont robustes et très bien portants. La vue de cette piteuse foule fait mal au cœur.
—Ces gens-là reçoivent les secours de la charité, affirma D. Inocencio. Au surplus, Orbajosa n’est pas un pays misérable. Vous savez déjà qu’il produit le 47 meilleur ail de toute l’Espagne. Et nous avons au milieu de nous plus de vingt familles riches.
—Il est vrai, fit remarquer doña Perfecta, que les dernières récoltes ont été pitoyables, à cause de la sécheresse; mais on a dernièrement porté au marché plusieurs milliers de glanes d’ail et les greniers ne sont pas encore vides.
—Depuis tant d’années que j’ai fixé ma résidence à Orbajosa—dit l’ecclésiastique en fronçant le sourcil,—j’ai vu venir ici d’innombrables personnages de la cour, amenés, les uns par les luttes électorales, les autres par le désir d’examiner quelque domaine abandonné ou de visiter les antiquités de la cathédrale, et il n’en est pas un qui en arrivant ne nous ait parlé de charrues anglaises, de batteuses mécaniques, de chutes d’eau, de banques et de je ne sais combien d’autres sottes inventions. Le refrain c’est qu’ici tout est mal et pourrait être mieux. Qu’ils aillent à tous les diables; nous nous trouvons ici très bien, sans éprouver le besoin de voir les messieurs de la cour venir nous visiter, et encore moins celui de les entendre chanter cet éternel refrain de notre misère comparée à la grandeur et à la magnificence de certains autres pays. Bien plus sait le sot chez lui que l’habile homme chez autrui, n’est-il pas vrai, señor D. José? Je suppose bien qu’il ne vous est pas un seul moment venu à l’esprit que je dis cela pour vous. Non, en aucune façon. Il ne manquerait plus que cela. Je 48 sais que j’ai devant moi l’un des jeunes hommes les plus éminents de l’Espagne moderne; un jeune homme capable de transformer en champs plantureux nos arides contrées... Et je ne me formalise pas de vous entendre me chanter le vieux refrain des charrues anglaises et de l’arboriculture et de la sylviculture... Non, croyez-le bien; à des hommes d’un si grand, si grand talent, on peut pardonner même le mépris qu’ils montrent pour notre simplicité. Non, non, mon cher ami, je ne vous en veux pas. Vous êtes autorisé à tout nous dire, señor D. José, tout, tout, tout, voire même que nous sommes des sauvages ou peu s’en faut.
Cette impertinente philippique terminée d’un ton railleur bien accusé ne plut pas au jeune homme; mais il s’abstint de manifester la plus légère contrariété et poursuivit la conversation en évitant autant que possible de toucher aux points dans lesquels la mesquine susceptibilité du révérend chanoine aurait pu trouver un facile motif de discorde. Ce dernier profita du moment où la señora causait avec son neveu d’affaires de famille pour se lever et faire quelques pas dans la chambre.
Elle était vaste et claire et tapissée d’un vieux papier peint dont, grâce au soin avec lequel était tenue toute la maison, les fleurs et les branchages, bien que décolorés, conservaient leur dessin primitif. La pendule, à travers la caisse vitrée de laquelle on apercevait les poids immobiles et le volumineux balancier 49 répétant monotonement no à chacune de ses oscillations, occupait, avec son cadran bigarré, le point le plus en vue au milieu des meubles de la salle à manger, dont l’ornementation était complétée par une série d’estampes françaises, estampes qui représentaient les exploits du conquérant du Mexique, expliqués au bas de chacune d’elles par de longues inscriptions où il était question d’un Ferdinand Cortès et d’une donna Marine non moins invraisemblables que les figures dessinées par l’ignorant artiste. Entre les deux portes vitrées donnant sur le jardin, se trouvait un appareil en cuivre jaune que nous aurons suffisamment décrit en disant qu’il servait de support à un perroquet, qui s’y tenait perché avec le sérieux et la gravité propre à ces petits animaux en observant tout ce qui se passait autour de lui. La physionomie railleuse et dure des perroquets, leur plumage vert, l’incarnat de leur tête, leurs pattes jaunes et enfin les rauques paroles qu’ils ont l’habitude de prononcer d’un ton burlesque, leur donnent un aspect sérieux et ridicule qui est à la fois étrange et repoussant. Ils ont je ne sais quoi de la roide tenue des diplomates, paraissent quelquefois plaisants et ressemblent le plus souvent à certains hommes infatués d’eux-mêmes qui, en voulant paraître supérieurs aux autres, tournent à la caricature.
Le Penitenciario était grand ami du perroquet. Lorsqu’il eut laissé la señora et Rosario causer avec 50 le voyageur, il s’approcha de l’animal par lequel il se laissa complaisamment mordiller l’index, et lui dit:
—Fripon, pendard, pourquoi ne parles-tu pas? Si tu n’étais pas charlatan, remplirais-tu ton rôle? Le monde des hommes, comme celui des oiseaux, est plein de charlatans.
Plongeant ensuite sa vénérable main dans un petit vase de terre qui se trouvait à sa portée, il en retira quelques pois chiches qu’il donna à manger au perroquet. L’animal se mit alors à crier à tue-tête, en demandant du chocolat, et ses cris détournèrent les deux dames et le gentilhomme d’un entretien qui, sans doute, n’avait pas une bien grande importance.
Le señor D. Cayetano Polentinos, beau-frère de doña Perfecta, entra soudain, les bras ouverts, en s’écriant:
—Venez donc, venez donc, mon cher señor don José.
Ils s’embrassèrent cordialement. D. Cayetano et Pepe se connaissaient de longue date, par la raison que l’éminent érudit et bibliophile émérite accourait à Madrid chaque fois qu’on y annonçait la vente aux enchères de livres provenant de la succession de quelque bibliomane. Il était grand et mince, entre deux âges, mais vieilli par les soucis et par de studieuses veilles; il s’exprimait avec une correction étudiée qui lui seyait à merveille, et parfois était aimable et tendre avec affectation.
A propos de sa vaste érudition, que pourrait-on dire, sinon qu’elle était un vrai prodige? Son nom 52 n’était prononcé à Madrid qu’avec respect, et s’il eût habité la capitale, D. Cayetano aurait, en dépit de sa modestie, fait partie de toutes les académies présentes ou futures. Mais il ne soupirait qu’après la solitude, et la place, que dans l’esprit de certains autres, occupe la vanité, était remplie chez lui par la pure passion des livres, par l’amour de l’étude et du recueillement, sans autre objectif que les livres et l’étude.
Il avait formé à Orbajosa, une des plus riches bibliothèques qui fussent dans toute l’Espagne, et il y passait de longues heures de jour et de nuit, compilant, classant, prenant des notes, et thésaurisant des matériaux précieux de toute sorte, ou peut-être même, élaborant quelqu’œuvre extraordinaire et originale digne d’une si vaste intelligence.
Ses mœurs étaient patriarcales; il mangeait peu, buvait moins encore, et ses uniques folies consistaient dans quelques collations aux Alamillos en des jours mémorables, et dans des visites journalières à un lieu appelé Mundogrande, où venaient peu à peu exhumés de la poussière de vingt siècles, en même temps que des médailles romaines, des fragments de chapiteaux, des socles étranges d’une architecture inconnue ou des vases et des cubilaria d’un prix inestimable.
Don Cayetano et doña Perfecta vivaient dans une si complète harmonie que la paix du paradis ne lui était pas comparable. Ils ne s’étaient jamais querellés. 53 Il est vrai qu’il ne se mêlait en aucune façon des affaires de la maison, et qu’elle ne s’occupait de la bibliothèque que pour la faire balayer et épousseter chaque samedi, en respectant, avec une religieuse admiration, les livres et papiers étalés sur la table ou sur d’autres meubles.
Après les compliments d’usage, don Cayetano dit:
—J’ai examiné le contenu de la caisse. Je regrette vivement, que vous ne m’ayez pas apporté l’édition de 1527. Il faudra que je fasse moi-même un voyage à Madrid... Comptez-vous rester ici longtemps? Ce ne sera jamais trop, mon cher Pepe. Combien je me réjouis de vous y voir! Nous allons, à nous deux, mettre en ordre une partie de ma bibliothèque et dresser la liste des écrivains de la Gineta. Ce n’est pas tous les jours qu’on peut avoir sous la main un homme de votre mérite. Vous verrez ma bibliothèque. Vous pourrez vous y donner des indigestions de lecture. Tout est à votre disposition... Vous y trouverez des merveilles, de vraies merveilles, des trésors inestimables, des raretés que seul je possède, oui, moi seul... Mais il me semble que l’heure du dîner a déjà sonné, n’est-il pas vrai, José? N’est-il pas vrai, Perfecta? N’est-il pas vrai, Rosarito? N’est-il pas vrai, seigneur don Inocencio?... Vous êtes aujourd’hui deux fois Penitenciario: je dis cela parce que vous allez faire pénitence avec nous...
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L’ecclésiastique s’inclina et sourit en signe de sympathique acquiescement. Le repas fut cordial. Comme c’est l’usage dans les dîners de petits endroits, la surabondance du contenu de chaque plat tenait lieu de la variété des mets: il y avait de quoi rassasier deux fois plus de personnes qu’il ne s’en trouvait là. La conversation glissa d’un sujet à un autre.
—Il faut que vous visitiez le plus tôt possible notre cathédrale—dit le chanoine. Il en est peu qui puissent lui être comparées, señor D. José!... Il est vrai que vous, qui, à l’étranger, avez vu tant de merveilles, vous ne trouverez peut-être rien de bien remarquable dans cette vieille église... Mais à nous, pauvres simples gens d’Orbajosa, elle paraît divine. Maître Lopez de Berganza, qui en fut chanoine, la nommait au XVIe siècle pulchra augustina... Il se peut, cependant, qu’elle n’ait aucun mérite pour des hommes aussi savants que vous, et qu’ils lui préfèrent la charpente en fer d’une halle quelconque.
Le langage railleur du sarcastique Penitenciario déplaisait de plus en plus à Pepe Rey; mais bien résolu à se contenir et à dissimuler son ennui, il se borna à répondre évasivement. Doña Perfecta, prenant à son tour la parole, dit en plaisantant:
—Prends garde, Pepito; je te préviens que nous nous brouillerons si tu parles mal de notre sainte église. Tu es un savant, un homme éminent au courant de tout; mais si tu parviens à découvrir que 55 ce grand édifice n’est pas la huitième merveille du monde, garde pour toi-même ta découverte, et ne viens pas nous traiter de niais.
—Je suis loin de croire que cet édifice n’est pas beau,—répondit Pepe.—Le peu que j’ai vu de son extérieur m’a paru au contraire d’une beauté imposante. Du reste, ma tante, il n’y a pas lieu de s’effrayer à ce sujet, car je ne suis rien moins que savant.
—Tout doux!—dit l’ecclésiastique en étendant la main et laissant sa bouche fatiguée de mâcher prendre avant de parler un instant de répit.—Je vous arrête là. Ne venez pas ici faire le modeste, señor D. José, car nous savons suffisamment tout ce que vous valez, la renommée dont vous jouissez et le rôle important qu’il vous sera facile de jouer partout où vous voudrez vous présenter. Des hommes tels que vous ne se rencontrent pas tous les jours. Mais après avoir ainsi loué vos talents...
Il s’interrompit pour avaler une bouchée; dès que celle-ci eut laissé à la voix le passage libre, il poursuivit en ces termes:
—Après avoir ainsi loué vos talents, qu’il me soit permis d’exprimer une autre opinion avec toute la franchise propre à mon caractère. Oui, señor D. José, oui señor D. Cayetano, oui, ma chère señora et vous, ma chère enfant, la science, telle que l’acquièrent et l’enseignent les modernes, est la mort du sentiment et des douces illusions. Avec 56 elle s’éteint la vie de l’esprit; tout se réduit à des règles fixes, et les sublimes enchantements de la nature eux-mêmes disparaissent. Avec elle meurent la foi dans l’âme et le merveilleux dans les arts. La science dit que tout est mensonge et elle prétend tout réduire en formules algébriques, non seulement maria ac terras où nous vivons, mais aussi cœlumque profondum où habite Dieu. Les admirables intuitions de l’âme, ses mystiques ravissements, l’inspiration même des poètes, mensonge que tout cela. Le cœur est une éponge, le cerveau une boîte à vers.
Tout le monde se mit à rire pendant qu’il ingurgitait un verre de vin.
—Voyons, nierez-vous, señor D. José—ajouta le prêtre—que la science, telle qu’on l’apprend et qu’on l’enseigne aujourd’hui, doit forcément aboutir à faire du monde et du genre humain, une grande machine?
—C’est selon, se prit à dire D. Cayetano. Il y a en toutes choses, du pour et du contre.
—Prenez un peu plus de salade, señor Penitenciario—dit doña Perfecta. Elle est comme vous l’aimez, fortement épicée.
Pepe Rey n’avait pas le moindre goût pour les discussions; il n’était pas pédant et n’aimait pas à faire parade d’érudition, surtout dans une société où se trouvaient des dames, ou dans des réunions intimes; mais la persistance de l’agressive verbosité 57 du chanoine, méritait, à son avis, une verte réplique. Il pensa qu’il serait maladroit, pour lui donner une leçon, d’exposer des idées ayant une certaine analogie avec les siennes, parce qu’il pourrait s’en prévaloir, et résolut de manifester les opinions qui, étant le plus en contradiction avec celles du Penitenciario, étaient le plus capables de le mortifier.
—Ah! tu veux te moquer de moi,—se dit-il;—eh bien, je vais te rendre la monnaie de ta pièce.
Et il ajouta aussitôt à haute voix:
—Ce que le señor Penitenciario vient de dire en plaisantant est parfaitement vrai. Mais, est-ce notre faute si la science démolit brutalement un jour ou l’autre les vaines idoles, la superstition, les sophismes, les mille mensonges du passé, dont quelques-uns ont de la grandeur tandis que les autres ne sont que ridicules, car l’univers contient toute sorte de choses? Le monde des illusions qui est comme un monde superposé à l’autre, s’écroule avec fracas. Le mysticisme en religion, la routine dans la science, le convenu dans les arts, tombent comme tombèrent les dieux du paganisme, au bruit des éclats de rire de la foule. Adieu les songes trompeurs, le genre humain s’éveille et ses yeux contemplent la réalité. Le vain sentimentalisme, le mysticisme, la fièvre, l’hallucination, le délire disparaissent, et l’esprit, hier malade, aujourd’hui 58 plein de vigueur jouit avec une joie indicible de la juste appréciation des choses. L’imagination, cette terrible folle, qui était la maîtresse du logis en devient la servante... Tournez vos regards de tous côtés, señor Penitenciario, et vous verrez quel admirable ensemble de réalités s’est substitué à la fable. Le ciel n’est plus une voûte, les étoiles ne sont plus des flambeaux, la lune n’est plus une chasseresse errante, mais un globe opaque, le soleil n’est pas un cocher vagabond élégamment paré, mais un embrasement fixe. Les syrtes ne sont plus de fabuleuses divinités, mais des écueils, les sirènes sont des phoques, et dans l’ordre des personnes, Mercure est un Manzanedo; Mars est un vieillard sans barbe, comme le comte de Moltke; Nestor peut être un petit homme qui s’appelle M. Thiers. Orphée est Verdi; Vulcain est Krupp; Apollon est un poète quelconque. Cela ne vous suffit-il pas? Eh! bien, Jupiter, un dieu qu’on enverrait au bagne s’il vivait de notre temps, ne lance pas la foudre, mais la foudre tombe quand il plaît à l’électricité. Il n’y a pas de Parnasse, il n’y a pas d’Olympe, il n’y a pas de Styx, et il n’existe pas d’autres Champs Elysées que ceux de Paris. Il n’y a pas d’autre descente aux Enfers que celles de la géologie, et ce voyageur affirme à son retour qu’il n’existe pas de condamnés au centre de la terre. Il n’y a pas d’autres montées au ciel que celles de l’astronomie, et celle-ci prétend n’avoir jamais vu 59 les six ou sept étages dont parlaient le Dante, les mystiques et les rêveurs du moyen âge. Elle rencontre des astres et des distances, des orbites, des immensités incommensurables et rien de plus. Il n’y a pas de fausses supputations de l’âge du monde, parce que la paléontologie et la préhistoire ont pu compter les dents de la tête de mort sur laquelle nous vivons et reconnaître sa véritable ancienneté. La fiction, qu’on l’appelle paganisme ou idéalisme chrétien, n’existe déjà plus et les visions s’évanouissent. Tous les miracles possibles se réduisent à ceux que je peux faire lorsque j’ai sous la main dans mon cabinet une pile de Bunsen, un fil conducteur et une aiguille aimantée. Il n’y a pas d’autres multiplications de pains et de poissons que celles réalisées par l’industrie avec ses moules et ses machines, et celles de l’imprimerie qui imite la nature en tirant d’un seul type des millions d’exemplaires. En résumé, mon cher chanoine, les choses se sont arrangées de façon à faire cesser toutes les absurdités, tous les mensonges, les illusions, les rêves, les sensibilités et les préoccupations qui troublent l’esprit de l’homme. Félicitons-nous de ce résultat.
Lorsqu’il acheva de parler, un sourire se jouait sur les lèvres de l’ecclésiastique dont les yeux avaient pris un éclat extraordinaire. D. Cayetano s’occupait à donner toutes sortes de formes ou rhomboïdales ou prismatiques à une petite boulette 60 de pain. Mais doña Perfecta était pâle et fixait avec persistance sur le chanoine son regard observateur. Stupéfaite, Rosarito contemplait son cousin. Celui-ci se penchant vers elle à la dérobée, lui dit à voix basse:
—Ne te préoccupe pas, ma chérie. Je n’ai dit tout cela que pour faire enrager le chanoine.
—Tu crois peut-être—dit doña Perfecta avec un certain orgueil—que le señor D. Inocencio va rester bouche close, faute d’être en mesure de te répondre de point en point.
—Oh! non!—s’écria le chanoine en arquant les sourcils,—je ne mesurerai pas mes faibles forces avec un adversaire si vaillant et si bien armé. Le señor D. José sait tout, c’est-à-dire, a à sa disposition tout l’arsenal des sciences exactes. Je sais bien que la doctrine qu’il soutient est fausse, mais je n’ai ni assez de talent, ni assez d’éloquence pour le combattre. J’emploierais, moi, les armes du sentiment, j’emploierais les arguments théologiques tirés de la révélation, de la foi, de la parole divine; mais, hélas! le señor D. José qui est un savant éminent, se moquerait de la théologie, de la foi, de la révélation, des saints prophètes, de l’Evangile... Un pauvre prêtre ignorant, un malheureux qui ne sait 62 ni les mathématiques ni la philosophie allemande où il est question du moi et du non moi, un pauvre professeur qui ne connaît que la science de Dieu et quelques poètes latins, ne peut entrer en lutte avec de pareils maîtres.
Pepe Rey partit d’un franc éclat de rire.
—Je vois—dit-il,—que le señor D. Inocencio a pris au sérieux ce que je viens de dire. Allons, mon cher chanoine, rengainons nos arguments, et que tout soit fini par là. Je suis certain que mes véritables idées ne sont pas si en désaccord que cela avec les vôtres. Vous êtes un homme instruit et raisonnable. L’ignorant, ici, c’est moi. Pardonnez-moi tous, si j’ai voulu plaisanter un peu, c’est dans mon caractère.
—Merci,—répondit le prêtre visiblement contrarié. Pensez-vous vous en tirer ainsi? Je sais, moi, et nous savons tous très bien, que les idées que vous avez exposées sont vos propres idées. Il n’en pourrait être autrement. Vous êtes un enfant du siècle. On ne saurait nier que vous avez une intelligence prodigieuse, véritablement prodigieuse. Tandis que vous parliez, je l’avoue ingénument, je ne pouvais, tout en déplorant dans mon âme la fausseté de votre doctrine, m’empêcher d’admirer le choix de vos expressions, votre prodigieuse éloquence, la merveilleuse méthode de vos arguments... Quelle intelligence, señora doña Perfecta, que celle de votre jeune neveu! Lorsque, pendant mon séjour à 63 Madrid, on me conduisit à l’Athénée, je confesse que je tombais des nues en voyant de quel étonnant génie Dieu a doté les protestants et les athées.
—Sr. D. Inocencio—dit doña Perfecta en regardant alternativement son neveu et son ami,—je crois qu’en jugeant ce jeune homme vous dépassez les bornes de la bienveillance... Ne te fâche pas, Pepe, tu es libre de ne pas tenir compte de ce que je dis, car je ne suis pas savante et n’entends rien ni à la philosophie ni à la théologie; mais il me semble que le señor D. Inocencio vient de faire preuve de grande modestie et de charité chrétienne en refusant de t’accabler comme, s’il eût voulu, il aurait pu le faire...
—Señora, pour l’amour de Dieu!—s’écria l’ecclésiastique.
—Vous m’en voyez ravi,—répondit Pepe en souriant.
—Il est ainsi fait,—ajouta la señora.—Toujours plein d’humilité... Et cependant il sait plus de choses que les sept docteurs réunis. Ah! señor D. Inocencio, comme il vous sied bien le nom que vous portez! Mais ne venez pas ici faire inopportunément le modeste. Puisque mon neveu n’a pas de prétentions... puisqu’il ne sait que ce qu’on lui a enseigné... et puisque ce qu’on lui a enseigné est faux, est-il rien qui pût lui être plus agréable que d’être instruit par vous, et par vous arraché à l’enfer de ses mensongères doctrines?
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—Justement, je ne désire qu’une chose, c’est que le Sr. Penitenciario m’arrache... murmura Pepe, comprenant qu’il avait, sans le vouloir, mis la tête dans le guêpier.
—Je suis un pauvre prêtre qui ne sait pas autre chose que ce qu’on apprenait autrefois—répondit D. Inocencio. Je reconnais l’immense valeur, au point de vue de la science mondaine, du Sr. D. José et en présence d’un si brillant oracle, je me tais et m’humilie.
Ce disant le chanoine croisa ses mains sur sa poitrine, en inclinant la tête. Pepe Rey était un tant soit peu déconcerté par la tournure que sa tante venait de donner à cette vaine discussion à laquelle il n’avait plaisamment pris part que pour échauffer un peu la conversation. Il crut prudent d’y mettre fin, et, dans ce but, adressa une question au Sr. D. Cayetano au moment même où sortant de l’assoupissement qui, après le repas, s’emparait de lui, celui-ci offrait à ses commensaux les indispensables «palillos»[18] fichés dans le corps d’un dindon de porcelaine qui faisait la roue.
—Hier, j’ai découvert une main saisissant l’anse d’une amphore sur laquelle se trouvent de nombreux caractères hiératiques. Je vous la montrerai—dit D. Cayetano, heureux d’entamer un de ses thèmes favoris.
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—Je suppose que le señor de Rey est aussi très expert en matière d’archéologie—avança le chanoine, qui, toujours implacable, courait après sa victime et la poursuivait jusque dans son plus caché refuge.
—Indubitablement, ajouta doña Perfecta.—Que pourraient ignorer les étonnants jeunes gens d’aujourd’hui. Ils possèdent toutes les sciences sur le bout du doigt. Les universités et les académies les instruisent de tout en un clin d’œil par la délivrance d’un brevet de capacité.
—Oh! ceci est injuste,—répondit le chanoine en remarquant la pénible impression que reflétait la physionomie de l’ingénieur.
—Ma tante a raison,—affirma Pepe.—Nous apprenons aujourd’hui un peu de tout, et nous sortons des écoles ne possédant que les éléments de plusieurs sciences.
—Je disais,—ajouta le prêtre que vous devez être un grand archéologue.
—Je ne sais pas un mot de cette science-là, répliqua le jeune homme. Les ruines ne sont que des ruines et je n’ai jamais aimé à me couvrir de leur poussière.
D. Cayetano fit une grimace très expressive.
—Cela ne veut pas dire que je condamne l’archéologie—reprit vivement le neveu de doña Perfecta, en remarquant qu’il ne prononçait pas une parole qui ne blessât quelqu’un. Je sais très 66 bien que de cette poussière surgit l’histoire. Ces études sont fort intéressantes et très utiles.
—Vous avez sans doute plus de goût pour la controverse, dit le Penitenciario en introduisant un palillo dans sa dernière molaire. Il me vient une excellente idée, Sr. D. José. Vous devriez vous faire avocat.
—J’abhorre cette profession—répliqua Pepe Rey.—Je connais des avocats très respectables, entre autres mon père qui est le meilleur des hommes. Mais, quelque excellent que puisse être un pareil exemple, je ne me serais de ma vie décidé à exercer une profession qui consiste à défendre, en toute question, aussi bien le pour que le contre. Je ne sache pas qu’il y ait de plus grande aberration, de pire préoccupation ou de pareil aveuglement pour les familles que de pousser les jeunes gens à se faire avocats. La principale et la plus terrible plaie de l’Espagne est cette multitude de jeunes clercs dont l’existence nécessite une fabuleuse quantité de procès. Les débats se multiplient en proportion du nombre des individus qui les suscitent. Il y a plus, beaucoup d’entre eux restent inoccupés et, comme un avocat ne peut ni prendre la charrue ni se faire tisserand, ils concourent à former ce brillant escadron de désœuvrés pleins de prétentions qui poussent à la multiplication des emplois, troublent la politique, agitent l’opinion publique et font naître les révolutions. Il faut bien 67 qu’ils se procurent d’une façon ou d’une autre des moyens d’existence. Ah! le malheur serait encore plus grand s’il y avait pour tous des procès à plaider.
—Pepe, pour l’amour de Dieu, prends garde à tes paroles—lui dit avec sévérité doña Perfecta.—Mais pardonnez-lui, señor D. Inocencio... il ignore que vous avez un neveu qui, bien qu’à peine sorti de l’Université, est déjà un avocat des plus distingués.
—Je parle en termes généraux, répliqua Pepe avec fermeté. Étant le fils d’un avocat illustre, je ne puis méconnaître que quelques personnes exercent cette noble profession avec un véritable honneur.
—Non... mon neveu est encore un enfant—dit le chanoine d’un ton d’humilité affectée.—Dieu me préserve d’affirmer qu’il est un prodige de savoir, comme l’est le Sr. de Rey. Avec le temps, peut-être... Son éloquence n’est ni brillante ni persuasive. Par exemple, il a des principes solides et le jugement sain; ce qu’il sait, il ne le sait pas à demi. Il ne connaît ni les fausses subtilités ni les vaines paroles...
Pepe Rey paraissait de plus en plus inquiet. La pensée, qu’en dépit de son bon vouloir, ses idées étaient en contradiction avec celles des amis de sa tante l’affligeait, et il prit la résolution de se taire, dans la crainte que D. Inocencio et lui ne finissent par se jeter les assiettes à la tête. La clochette de 68 la cathédrale appelant les chanoines à remplir dans le chœur leurs importantes fonctions, le tira heureusement d’une si pénible situation. Le vénérable ecclésiastique, se levant et prenant congé de tous, se montra vis-à-vis de Pepe aussi bienveillant et aussi aimable que si la plus étroite amitié les avait depuis longtemps unis. Il lui offrit ses services en tout ce qui pourrait lui être agréable, puis lui promit de le présenter à son neveu qui lui servirait de guide pour visiter le pays et daigna même, lorsqu’il sortit, lui faire les plus tendres démonstrations en lui frappant amicalement sur l’épaule. Pepe accueillit avec joie ces marques de réconciliation,—mais n’en vit pas moins le ciel s’ouvrir lorsque le prêtre quitta la salle à manger et la maison.
Quelques instants plus tard, la scène avait complètement changé. Trouvant le délassement de ses sublimes travaux dans le sommeil qui s’était emparé de lui, D. Cayetano était mollement étendu dans un fauteuil de la salle à manger. Doña Perfecta vaquait dans la maison à ses occupations. S’asseyant contre l’une des portes vitrées qui donnaient sur le jardin, Rosarito fixa les yeux sur son cousin, et par leur intermédiaire sembla lui adresser cette muette prière:
—Viens t’asseoir près de moi, et fais-moi part de tout ce que tu as à me dire.
Tout mathématicien qu’il était, Pepe Rey comprit.
—Ma chère cousine, dit-il, combien tu dois être aujourd’hui ennuyée de nos discussions! Dieu sait que ce n’est pas pour mon plaisir que j’ai fait le pédant, comme tu l’as vu; mais c’est la faute du 70 señor Penitenciario... Sais-tu qu’il me paraît singulier, ce prêtre-là?..
—C’est un homme excellent!—répondit Rosarito, ne cachant pas la joie qu’elle éprouvait à se trouver en mesure de donner à son cousin toutes les explications qu’il pourrait désirer.
—Oh! oui, excellent. Cela se voit.
—Lorsque tu l’auras fréquenté, tu verras...
—Que c’est un homme inestimable. Enfin, il suffit qu’il soit ton ami et celui de ta mère pour qu’il soit aussi le mien,—affirma le jeune homme. Et vient-il souvent ici?
—Tous les jours. Il nous tient beaucoup compagnie—répondit ingénument Rosarito.—Combien il est aimable et bon! Et comme il m’aime!
—Allons, il finira par m’aller ce señor-là.
—Il vient aussi le soir jouer au tresillo[19]—ajouta la jeune fille,—car il faut te dire qu’à la tombée de la nuit se réunissent ici plusieurs personnes: le juge du tribunal de première instance, le procureur du roi, le doyen, le secrétaire de l’évêque, l’alcade, le receveur des contributions, le neveu de D. Inocencio...
—Ah! Jacintito, l’avocat.
—Lui-même. C’est un pauvre garçon bon comme le bon pain. Son oncle l’adore. Depuis qu’il est sorti de l’Université avec son diplôme de docteur... car il 71 a été reçu docteur dans deux ou trois facultés, et avec mention encore... sais-tu?... depuis lors, dis-je, son oncle l’amène très souvent ici. Maman l’aime beaucoup... C’est un jeune homme très rangé. Il se retire de bonne heure avec son oncle; jamais il ne va passer ses soirées au Casino[20]; il n’est ni joueur, ni dépensier et il travaille dans l’étude de Me Lorenzo Ruiz, qui est le premier avocat d’Orbajosa. On prétend qu’il deviendra un éloquent défenseur.
—Son oncle n’avait pas tort d’en faire l’éloge, dit Pepe. Je regrette d’avoir parlé des avocats comme je l’ai fait... N’est-ce pas, ma chère cousine, que j’ai été inconvenant?
—Allons donc, il me paraît que tu avais parfaitement raison.
—Mais là, vrai, n’ai-je pas été un peu...
—Non, non.
—De quel poids tu me soulages! Il est vrai que, sans trop savoir pourquoi, je me trouve sans cesse en contradiction avec ce vénérable prêtre. Je le regrette infiniment.
—Ce que je crois—dit Rosarito en fixant sur lui des yeux pleins de tendresse—c’est que tu n’es pas fait pour nous.
—Que veux-tu dire?
—Je ne sais si je m’explique bien, mon cher 72 cousin. Mais je veux dire qu’il me paraît difficile que tu puisses t’habituer à la conversation et aux idées des habitants d’Orbajosa. Il me semble... c’est une simple supposition.
—Eh! bien, non! Je crois que tu te trompes.
—Tu viens d’ailleurs, tu sors d’un autre monde, plus intelligent, plus savant, où les gens ont d’autres manières, une conversation spirituelle, et une figure... Il se peut que je ne m’exprime pas bien. Je veux dire que tu as l’habitude de vivre dans une société choisie; tu sais beaucoup de choses... Il n’y a pas ici ce qu’il te faut. Il n’y a ici ni science, ni bon ton. Tout y est simplicité, Pepe. Il me semble que tu t’y ennuieras, que tu t’y ennuieras beaucoup et qu’enfin tu nous quitteras.
La tristesse, qui était le caractère habituel de la physionomie de Rosarito, devint si grande que Pepe Rey en fut profondément impressionné.
—Tu es dans l’erreur, ma chère cousine. Non seulement, je n’ai pas la pensée que tu me supposes, mais ni mon caractère ni mes idées ne sont en contradiction avec le caractère et les idées des personnes qui se trouvent ici. Supposons pourtant un moment qu’ils le fussent...
—Soit, supposons-le...
—Eh! bien, j’ai la ferme conviction qu’entre toi et moi, entre nous deux, ma chère Rosarito, il y aura toujours entente parfaite. Là-dessus je ne peux me tromper. Mon cœur me dit que je ne me trompe pas.
73
Rosarito rougit jusqu’au blanc des yeux; mais s’efforçant de chasser sa rougeur, en souriant et regardant de côté et d’autre, elle dit:
—Ne te moque pas de moi. Si tu prétends faire entendre par là que je trouve toujours bien ce que tu dis, eh bien, tu as raison.
—Rosarito! s’écria le jeune homme,—du moment que je t’ai vue, mon âme a été inondée de joie... et j’ai, en même temps, éprouvé un regret,—le regret de n’être pas venu plus tôt à Orbajosa.
—Voilà, par exemple, ce que je ne crois pas—dit-elle avec un enjouement affecté pour dissimuler son émotion.—Si vite que cela?... Ne dis donc pas de fadaises... Vois, Pepe, je ne suis qu’une villageoise, je ne sais parler que de choses banales; je ne sais pas un mot de français, je ne sais pas me vêtir avec élégance; je sais à peine toucher du piano; je...
—Oh! Rosario!—s’écria vivement le jeune homme. Je doutais que tu fusses parfaite; maintenant, j’ai la conviction que tu l’es.
La mère entra sur ces entrefaites. Rosarito, qui n’avait rien à répondre aux dernières paroles de son cousin, comprit qu’il était pourtant nécessaire de ne pas rester bouche close et dit en regardant sa mère:
—Ah! j’avais oublié de donner à manger au perroquet.
—Ne te préoccupe pas de cela maintenant. Pourquoi restez-vous ici?... Conduis ton cousin faire un tour dans le jardin.
74
La señora souriait avec une bonté maternelle en montrant à son neveu l’épais bosquet qu’on apercevait derrière les vitres.
—Allons-y, dit Pepe en se levant.
Rosarito s’élança à travers la porte vitrée comme un oiseau rendu à la liberté.
—Pepe, qui sait tant de choses et doit aussi se connaître en arboriculture—affirma doña Perfecta,—t’apprendra comment se font les greffes. Voyons ce qu’il pensera des jeunes poiriers que nous allons transplanter.
—Viens, viens—cria Rosario, du dehors.
Elle appelait son cousin avec impatience. Ils disparurent tous les deux entre le feuillage. Lorsque doña Perfecta les eut vus s’éloigner, elle s’occupa du perroquet, et d’un air soucieux dit à voix très basse en lui donnant de quoi manger:
—Combien il est peu affectueux! Il n’a même pas caressé ce pauvre petit animal.
Puis, elle ajouta à haute voix, croyant que son beau-frère pouvait l’entendre:
—Cayetano, que penses-tu du neveu? Cayetano!
Un sourd grognement indiqua que l’antiquaire revenait à la vie de notre pauvre monde.
—Cayetano.....
—Voilà..... voilà...—murmura le savant d’une voix à peine articulée;—ce jeune caballero soutiendra sans doute l’opinion erronée que les statues de 75 Mundogrande proviennent de la première immigration phénicienne. Je le convaincrai...
—Mais, Cayetano...
—Mais, Perfecta..... Allons, tu vas encore soutenir que j’ai dormi?
—Non, certes, comment pourrais-je soutenir une pareille absurdité!... Mais tu ne me dis pas ce que tu penses de ce jeune homme?
D. Cayetano mit la main devant sa bouche, afin de bâiller plus à son aise, après quoi, il entama avec la señora une longue conversation.
Les personnes qui nous ont transmis les notes nécessaires à la composition de cette histoire passent sous silence ce dialogue, sans doute parce qu’elles n’en eurent pas connaissance. Quant à ce que se dirent ce soir-là dans le jardin l’ingénieur et Rosarito, il est évident qu’il est inutile de le rapporter.
Nous ne pouvons taire de même, parce qu’elles ont une extrême importance, les choses qui se passèrent dans la soirée du jour suivant. Après avoir parcouru diverses parties du jardin, le cousin et la cousine, à une heure assez avancée, se trouvaient seuls, occupés réciproquement l’un de l’autre et n’ayant d’âme et de sens que pour se voir et pour s’entendre.
—Pepe—disait Rosario—tout ce que tu viens de me dire est une plaisanterie, un refrain comme vous autres, hommes d’esprit, vous savez en forger... 76 Et tu penses qu’en ma qualité de villageoise, je crois tout ce que l’on me dit.
—Si tu me connaissais comme je crois te connaître, tu saurais que je ne dis jamais que ce que je pense. Mais laissons-là les vaines subtilités et les sentimentales niaiseries qui ne servent qu’à fausser les sentiments. Je ne parlerai pas avec toi d’autre langage que celui de la vérité. Es-tu par hasard une demoiselle que j’ai rencontrée à la promenade ou dans une soirée et avec laquelle j’espère passer quelques moments agréables? Non. Tu es ma cousine, tu es quelque chose de plus..... Rosario, établissons tout de suite la situation et parlons franc. Je suis venu ici pour me marier avec toi.
Rosario sentit son visage s’enflammer et son cœur battre à rompre sa poitrine.
—Ecoute, ma chère cousine,—ajouta le jeune homme, je te jure que si tu ne m’avais pas plu, je serais déjà loin d’ici. Quelques ménagements qu’eussent pu m’imposer la politesse et les convenances, il m’aurait été difficile de dissimuler ma désillusion. Je suis ainsi fait.
—Mais tu viens à peine d’arriver,—dit laconiquement Rosario en s’efforçant de sourire.
—Je viens d’arriver et je sais déjà tout ce que je voulais savoir: je sais que je t’aime, et que tu es la femme que depuis longtemps pressentait mon cœur; mon cœur qui jour et nuit me disait: «elle viendra, elle vient, la voilà!»
77
Cette phrase servit de prétexte à Rosario pour laisser s’échapper le sourire qui venait d’apparaître sur ses lèvres. Son âme enivrée s’évaporait avec délices dans une atmosphère de bonheur.
—Tu t’ingénies à me prouver que tu n’as aucune valeur,—continua Pepe,—et tu es un vrai trésor. Tu as l’inappréciable privilège de répandre sans cesse sur tout ce qui t’entoure la divine lumière de ton âme. Dès qu’on te voit, dès qu’on te contemple, on ne peut s’empêcher de remarquer tes nobles sentiments et la pureté de ton cœur. En t’apercevant on a comme la vision d’une existence céleste que Dieu a par mégarde laissé vivre sur la terre; tu es un ange et je t’aime à en devenir fou.
Pepe, en disant cela, semblait s’être acquitté d’une grave mission et Rosarito fut tout à coup saisie d’une si profonde émotion que, l’énergie de son corps ne répondant plus à celle de sa volonté et les forces lui manquant, elle se laissa tomber sur une pierre qui dans ces lieux charmants servait parfois de siège. Pepe se pencha vers elle. Il remarqua qu’elle fermait les yeux en cachant son front dans ses mains. Un instant après, la fille de doña Perfecta Polentinos, fixant sur son cousin ses grands yeux baignés de larmes, lui disait avec une indicible tendresse:
—Je t’aimais même avant de te connaître.
Les mains dans celles de Pepe, Rosarito se leva. 78 Leurs silhouettes disparurent bientôt à travers l’épais feuillage d’une allée de lauriers-roses. La nuit venait, et l’ombre envahissait doucement la partie basse du jardin, tandis que les derniers rayons du soleil couchant couronnaient de lueurs changeantes la cime des plus hauts arbres. Dans les branches supérieures, une bruyante république d’oiseaux faisait un ramage assourdissant. Après avoir en tous sens voltigé dans la riante immensité des cieux, ils venaient tous chercher là le repos, et se disputaient l’un à l’autre le rameau qui devait abriter leur sommeil. Leur confus bavardage ressemblait tantôt à des reproches et à des altercations, tantôt à des railleries ou à de joyeux badinages. Ces fripons-là se disaient dans leur langage trillé les plus grosses impertinences, tout en se donnant des coups de bec et en agitant les ailes de la même façon que les orateurs agitent les bras lorsqu’ils veulent faire prendre pour des vérités les mensonges qu’ils débitent.
Mais là aussi résonnaient des paroles d’amour que semblaient à cette heure appeler le calme et la beauté du site. Une oreille exercée aurait pu distinguer les suivantes:
—Même avant de te reconnaître, je t’aimais; si tu n’étais pas venu, je serais morte de chagrin. Maman me donnait à lire les lettres de ton père, et comme elles étaient pleines d’éloges de toi, je me disais: «Ce jeune homme devrait être mon mari». 79 Pendant longtemps ces lettres ne parlèrent nullement de notre future union, ce qui me semblait être un inconcevable oubli. Je ne savais que penser d’une pareille négligence. Chaque fois qu’il était question de toi, mon oncle Cayetano disait: «Il n’en existe pas des douzaines comme celui-là. La femme qui saura se faire aimer de lui, peut être d’avance considérée comme une heureuse femme....» Enfin, ton père dit ce qu’il ne pouvait s’empêcher de dire... oui, oui, ce qu’il ne pouvait s’empêcher de dire; car je l’attendais tous les jours.
Quelques instants plus tard, la même voix ajouta avec inquiétude:
—Quelqu’un vient derrière nous.
Sortant de l’allée de lauriers-roses, Pepe vit s’approcher deux personnes; il toucha alors du doigt les feuilles d’un jeune arbuste qui se trouvait à sa portée, et dit à haute voix à sa compagne:
—Il ne convient pas d’appliquer la première taille aux jeunes arbres comme celui-ci, avant qu’ils aient poussé toutes leurs racines. Les arbres nouvellement plantés n’ont pas assez de vigueur pour supporter cette opération. Tu sais très bien que les racines ne peuvent se former sans l’action des feuilles, si donc tu supprimes ces dernières...
—Ah! Sr. D. José—s’écria le Penitenciario avec un franc éclat de rire, en s’approchant des deux 80 jeunes gens et en leur faisant une révérence, vous donnez donc des leçons d’horticulture?
Insere nunc Melibæe pyros, pone ordine vites,
a dit le chantre célèbre des travaux des champs. Greffe les poiriers, cher Mélibée, mets en ordre les vignes... Et la santé, Sr. D. José, comment va-t-elle?
L’ingénieur et le chanoine se donnèrent une poignée de main, puis ce dernier se retourna et montrant un tout jeune homme qui venait derrière lui, dit en souriant:
—J’ai le plaisir de vous présenter mon cher Jacintillo... une bonne pièce... un jeune étourdi, Sr. D. José.
Auprès de la noire soutane apparut un rose et frais visage. Jacintito salua notre jeune homme, non sans un certain embarras.
C’était un de ces petits jeunes gens précoces que l’accommodante Université lance avant le temps au milieu des luttes du monde en leur faisant croire qu’ils sont hommes parce qu’ils ont un diplôme de docteur dans leur poche. La face agréable et grassouillette, avec des joues rosées comme celles d’une jeune fille et sans autre barbe au menton que le soyeux duvet qui la faisait pressentir, Jacinto était un garçon replet, de petite, très petite taille, et ne comptait pas beaucoup plus d’une vingtaine d’années. Dès ses plus jeunes ans son excellent saint homme d’oncle avait présidé à son éducation, et flanqué d’un pareil tuteur, le tendre arbuste, on le comprend, ne risquait pas de dévier en grandissant. 82 Une morale sévère le maintenait constamment droit: c’était presque un écolier modèle. Ses études universitaires terminées avec des succès étonnants, car il n’était pas d’examen dans lequel il n’eût obtenu la note maxima, il se mit à travailler, et par son application et ses aptitudes pour la profession d’avocat fit espérer qu’il ne laisserait pas se flétrir au barreau les nombreux et robustes lauriers apportés de l’école.
Parfois, il était pétulant et gai comme un enfant, d’autres fois, grave et sérieux comme un homme. Il est certain, il est indubitable que si Jacintito n’eût pas eu un petit faible ou plutôt un grand faible pour les jolies filles, son excellent oncle l’aurait déclaré parfait. Du matin au soir il ne cessait de le sermonner pour l’empêcher de prendre trop audacieusement son vol; cependant, ce penchant mondain du jouvenceau ne parvenait pas à refroidir la vive affection que le bon chanoine avait vouée au charmant rejeton de sa chère nièce Maria Remedios. Tout pour lui s’effaçait devant le petit avocat. La méthodique exécution des pratiques religieuses de ce prêtre exemplaire se relâchait même dès qu’il s’agissait d’une affaire relative à son précoce pupille. Cette régularité, rigoureuse et permanente comme celle d’un système planétaire, éprouvait des perturbations chaque fois que Jacintito était malade ou se trouvait obligé d’entreprendre un voyage. Vaine institution que le célibat des prêtres! Si le 83 concile de Trente leur a interdit d’avoir des enfants, Dieu ou le démon leur donne des neveux afin qu’ils connaissent les douces inquiétudes de la paternité.
A le juger sans parti pris, on était forcé de reconnaître que cet heureux garçon ne manquait pas de mérite. Son caractère était ordinairement enclin à la loyauté, et les nobles actions éveillaient en son âme une franche admiration. En ce qui concerne les facultés intellectuelles et la science du monde, il avait tout ce qu’il faut pour devenir avec le temps une notabilité comme il y en a tant en Espagne; il pourrait être un jour ce qu’à tout moment nous appelons hyperboliquement un sujet distingué ou un homme public éminent, personnalités qui, par suite de leur trop grande abondance, sont à peine appréciées à leur juste valeur. A cet âge encore tendre où le diplôme universitaire est comme un trait d’union entre la seconde enfance et la virilité, peu de jeunes gens, surtout lorsqu’ils ont été flattés par leurs maîtres, sont exempts d’une pédanterie fastidieuse qui, si elle leur donne un grand prestige auprès de leurs mamans, les rend forts ridicules lorsqu’ils se trouvent au milieu d’hommes faits et sérieux. Jacintito était affligé de ce défaut pourtant excusable chez lui, non seulement à cause de son jeune âge, mais aussi parce que son excellent oncle encourageait par d’imprudentes louanges cette puérile vanité.
84
Dès qu’ils se trouvèrent réunis, les quatre personnages continuèrent à se promener. Jacintito gardait le silence...
Revenant au thème interrompu des pyros qu’il fallait greffer et des vitis qu’on devrait mettre en ordre, le chanoine dit:
—Je sais déjà que le Sr. D. José est un grand agronome.
—Loin de là, je ne sais pas un mot d’agronomie, répondit le jeune homme qu’agaçait cette manie de le supposer instruit dans toutes les sciences.
—Oh! si, vous êtes un grand agronome, ajouta le Penitenciaro, mais qu’on ne vienne pas, à propos d’agronomie, me parler des derniers traités parus. Cette science tout entière, Sr. de Rey, est pour moi condensée dans ce que j’appellerai la Bible des champs, dans les Géorgiques de l’immortel poète latin. Tout y est admirable, depuis cette grande maxime,
Nec vero terræ ferre omnes omnia possunt,
c’est-à-dire, toutes les terres ne sont pas propres à porter tous les arbres, Sr. D. José, jusqu’au minutieux traité sur les abeilles dans lequel Virgile explique tout ce qui concerne ces savants petits insectes et définit ainsi le bourdon:
................ Ille horridus alte,
Desidia lactamque trahens inglorius alvum,
d’aspect horrible et indolent, traînant sans grâce son lourd ventre, Sr. D. José...
85
—Vous faites très bien de me traduire vos citations, dit Pepe en souriant,—car j’entends très peu le latin.
—Oh! les hommes du jour, comment pourraient-ils trouver quelque plaisir à étudier les anciens?—ajouta ironiquement le chanoine.—Les auteurs qui ont écrit en latin ne sont d’ailleurs que des hommes de rien, comme Virgile, Cicéron, Tite-Live. Moi, cependant, je suis d’un avis contraire, et j’en prends à témoin mon neveu, à qui j’ai enseigné cette langue sublime. Le fripon la connaît mieux que moi. Malheureusement, les lectures modernes la lui font oublier, et un beau jour il se trouvera être devenu un ignorant sans même sans douter. Car, Sr. D. José, mon neveu a une toquade pour les livres nouveaux et les théories extravagantes; il ne jure que par Flammarion et voit partout des mondes habités. Je me figure que vous allez vous entendre à merveille. Allons, Jacinto, il ne te reste plus qu’à prier ce caballero de t’enseigner les mathématiques transcendantes en même temps que de t’initier aux théories des philosophes allemands, et te voilà un homme complet.
Le bon ecclésiastique se mit lui-même à rire de ses propres saillies, tandis que, tout heureux de voir la conversation tomber sur un sujet qui était si fort à son goût, Jacinto s’excusa auprès de Pepe Rey, et de but en blanc s’écria:
—Dites-moi, Sr. D. José, que pensez-vous du darwinisme?
86
Notre jeune homme sourit à cette pédanterie intempestive et il aurait volontiers poussé le petit avocat à donner ample carrière à sa puérile vanité. Jugeant cependant plus prudent de ne se familiariser ni avec l’oncle ni avec le neveu, il répondit simplement:
—Je ne peux pas exprimer d’opinion sur les doctrines de Darwin parce que je les connais à peine. Les exigences de ma profession ne m’ont pas permis de me livrer à ces études.
—Eh bien—dit en riant le chanoine—elles se réduisent à ceci: que nous descendons des singes... Si cela s’appliquait seulement à certaines personnes que je connais, Darwin aurait raison.
—On dit que la théorie de la sélection naturelle—ajouta Jacinto avec emphase—a beaucoup de partisans en Allemagne.
—Je n’en doute pas—continua l’ecclésiastique.—En Allemagne on ne doit pas regretter que cette théorie soit vraie en ce qui concerne Bismarck.
Les quatre promeneurs se trouvèrent alors face à face avec doña Perfecta et le Sr. D. Cayetano qui arrivaient.
—Quelle belle soirée!—s’écria la señora. Eh! bien, mon neveu, comment cela va-t-il? t’ennuies-tu beaucoup?...
—Mais pas le moins du monde—répondit le jeune homme.
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—Ne le nie pas. Cayetano et moi nous en causions en venant ici. Tu es ennuyé et tu t’efforces de le dissimuler. Tous les jeunes gens de notre époque n’ont pas, comme Jacinto, assez d’abnégation pour passer leur jeunesse dans une petite ville où il n’y a ni Théâtre-Royal, ni Bouffes, ni danseuses, ni philosophes, ni athénées, ni feuilles publiques, ni congrès, ni divertissements ou passe-temps d’aucune sorte.
—Je me trouve très bien ici—répondit Pepe.—Je disais tout à l’heure à Rosario que cette ville et cette maison me plaisent tant que je voudrais y vivre et y mourir.
Rosario devint écarlate et les autres gardèrent le silence.
Ils s’assirent tous sous un berceau de verdure, le neveu de monsieur le chanoine s’empressant de prendre place à gauche et tout près de la señorita.
—Écoute, mon neveu, j’ai à te prévenir d’une chose,—dit doña Perfecta avec cette suave expression de bonté qui émanait de son âme comme le parfum de la fleur.—Mais ne va pas croire que je te blâme ni que je veuille te faire la leçon; n’étant plus un enfant, tu comprendras facilement ma pensée.
—Grondez-moi, ma chère tante; je l’ai sans doute mérité,—répliqua Pepe qui commençait à se faire aux amabilités de la sœur de son père.
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—Non, non, c’est un simple conseil que je veux te donner. Ces messieurs verront que ce n’est pas sans raison.
Rosarito écoutait de toute son âme.
—Je veux seulement te dire que lorsque tu iras de nouveau visiter notre belle cathédrale tu tâches de t’y tenir avec un peu plus de recueillement.
—Mais qu’ai-je donc fait?
—Je suis loin de m’étonner que tu n’aies pas conscience de ta faute—indiqua la señora avec une feinte gaîté.—C’est tout naturel: habitué à entrer avec le plus grand sans-gêne dans les athénées, les clubs, les académies et les congrès, tu crois qu’on peut entrer de même dans le temple de la divine Majesté.
—Mais, señora, je vous demande pardon—dit Pepe sérieusement—je suis entré dans la cathédrale avec le plus grand recueillement.
—Mais je ne te gronde pas, mon Dieu, je ne te gronde pas. Ne le prends pas ainsi, sans quoi je me tairai. Messieurs, excusez mon neveu. Il ne faut pas s’étonner d’une inadvertance, d’une distraction... Depuis combien d’années n’as-tu pas mis les pieds dans un lieu sacré?...
—Señora, je vous jure... Enfin, mes idées peuvent être ce qu’on voudra, mais j’ai l’habitude de garder la plus grande réserve dans l’intérieur des églises.
—Ce que j’affirme... allons, si tu vas encore te 89 fâcher, je ne continuerai pas... ce que j’affirme, c’est que plusieurs personnes en ont ce matin fait la remarque: les messieurs Gonzalez, doña Robustiana, Serafinita, enfin... te le dirai-je? tu as attiré l’attention de Monseigneur l’évêque... Sa Grandeur s’en est plainte à moi ce soir, chez nos cousines, en ajoutant que si elle ne t’a pas fait mettre à la porte, c’est uniquement parce qu’on lui a dit que tu étais mon neveu.
Rosario contemplait avec angoisse le visage de son cousin et cherchait à deviner ses réponses avant qu’il les eût formulées.
—On m’aura sans doute pris pour un autre.
—Non, non, c’était bien toi, mais ne va pas te fâcher; nous sommes ici avec des amis et des personnes de confiance; c’était bien toi, je l’ai moi-même constaté.
—Vous!...
—Moi-même. Nieras-tu que tu te mis à examiner les peintures en passant au milieu d’un groupe de fidèles qui entendaient la messe? Je te jure que tes allées et tes venues me donnèrent alors de telles distractions que... Mais passons... l’essentiel, c’est que tu ne recommences pas... Tu entras ensuite dans la chapelle de Saint-Grégoire; le prêtre éleva le Saint-Sacrement sur le maître-autel, et tu ne te détournas pas même pour faire acte de dévotion. Après cela, tu parcourus l’église de long en large, tu t’approchas du tombeau 90 de l’Adelantado[21] et posas tes mains sur l’autel, puis tu traversas de nouveau le groupe des fidèles en éveillant leur attention. Toutes les filles te regardaient, et tu paraissais content d’avoir si gentiment troublé la dévotion et le recueillement de ces bonnes âmes.
—Dieu du ciel! J’ai fait tout cela!—s’écria Pepe ennuyé et souriant à la fois.—Je suis un véritable monstre; et dire que je ne m’en étais même pas douté!
—Non, je sais très bien que tu es un excellent garçon,—dit doña Perfecta en examinant la physionomie intentionnellement sérieuse et impassible du chanoine, dont la face avait pris l’aspect d’un masque de carton.—Mais, entre penser certaines choses et les manifester avec un tel sans-gêne, il y a, mon enfant, une distance qu’un homme avisé et poli ne doit jamais franchir. Je sais très bien que tes idées sont... ne te fâche pas, car si tu te fâches je me tais... je veux dire qu’il y a une différence entre avoir des idées sur la religion et les manifester. Je me garderai bien de te réprimander parce que tu crois que Dieu ne nous a pas créés à son image et que nous descendons des singes, ou parce que tu nies l’existence de l’âme, que tu assures être une attrape comme les petits paquets de rhubarbe ou de magnésie que vendent les apothicaires. 91 —Señora, pour l’amour de Dieu!... s’écria Pepe, avec humeur.—Je vois que je jouis à Orbajosa d’une bien mauvaise réputation.
Les assistants continuaient à se renfermer dans un silence solennel:
—Je disais donc que je ne te réprimanderai pas à propos de ces idées... Outre que je n’en ai pas le droit, si je me mettais à discuter avec toi qui es un homme d’un si rare talent, tu me confondrais mille fois... Non, non, pas de cela. Ce que je veux dire c’est que, bien qu’aucun d’eux ne sache le premier mot de la philosophie allemande, ces pauvres et sots habitants d’Orbajosa sont pieux et bons chrétiens, et que, par suite, tu ne dois pas publiquement faire fi de leurs croyances.
—Ma chère tante—dit très sérieusement l’ingénieur—non seulement je n’ai fait fi des croyances de personne, mais je n’ai pas les idées que vous m’attribuez. Il se peut que j’aie été dans l’église moins dévotieux qu’il n’eût fallu, car je suis passablement distrait. Mon intelligence et mon attention étaient absorbées par l’œuvre architecturale, et franchement je ne remarquai pas... mais ce n’était pas un motif suffisant pour que Sa Grandeur essayât de me faire jeter à la rue, ni pour que vous me supposiez capable d’établir une comparaison entre les fonctions de l’âme et les drogues d’apothicaires. Je peux bien tolérer cela comme plaisanterie, mais c’est seulement ainsi que je le tolère.
92
Pepe Rey était en proie à une si vive irritation que, malgré toute sa prudence et tout son savoir-vivre, il ne put la dissimuler.
—Allons, je vois que tu t’es fâché—dit doña Perfecta en baissant les yeux et croisant les mains.—Que la volonté de Dieu soit faite! Si j’avais pu croire que tu le prisses sur ce ton je ne t’aurais pas dit un mot de cette affaire. Pepe, je te prie de me pardonner.
En entendant sa tante parler ainsi, comme en voyant l’humble attitude qu’elle venait de prendre, Pepe se sentit tout honteux de lui avoir parlé si durement, et il essaya de se rasséréner. Il fut tiré de cette embarrassante situation par le vénérable Penitenciario qui, souriant avec sa bonhomie habituelle, s’exprima ainsi:
—Señora doña Perfecta, il faut avoir de l’indulgence pour les artistes... Oh! j’en ai connu beaucoup. Dès que ces messieurs se trouvent en présence d’une statue, d’une vieille armure, d’un tableau couvert de poussière ou d’un mur en ruines, ils oublient tout le reste. Le Sr. D. José est artiste et il a visité notre cathédrale à la façon des Anglais qui la démoliraient volontiers pour en emporter dans leurs musées jusqu’au dernier moellon... Que les fidèles soient occupés à prier; que l’officiant élève l’hostie consacrée; que le moment de la plus profonde piété et du plus grand recueillement soit arrivé... est-ce qu’un artiste s’occupe de cela?... A 93 vrai dire, je ne conçois pas l’art dégagé des sentiments qu’il exprime... Mais enfin, il est de mode aujourd’hui d’admirer la forme, non l’idée... Que Dieu me préserve d’entamer sur ce sujet une discussion avec le Sr. D. José; sachant tant de choses et argumentant avec la merveilleuse subtilité des modernes, il confondrait sur-le-champ mon esprit qui n’a pour armes que la foi.
—La persistance que vous mettez à me considérer comme le plus savant homme du monde, m’est passablement désagréable—dit Pepe en recouvrant la dureté de son accent.—Au risque de passer pour un sot, j’aimerais cent fois mieux avoir la réputation d’être un ignorant que celle de posséder la science diabolique qu’on m’attribue ici.
Rosarito se mit à rire, et Jacinto crut que le moment était on ne peut mieux choisi pour mettre en évidence son érudite personnalité.
—Le panthéisme est condamné par l’Église aussi bien que les doctrines de Schopenhauer et du moderne Hartmann.
—Madame et messieurs—exposa gravement le chanoine—les hommes qui ont un culte si fervent pour l’art, alors même qu’il ne s’attache qu’à la forme, méritent le plus grand respect. Mieux vaut être artiste et se sentir ému en présence de la beauté, même alors qu’elle est seulement représentée sous la forme de nymphes nues que d’être indifférent et incrédule en tout. Le mal n’entrera 94 jamais complètement dans l’esprit de qui se voue à la contemplation de la beauté. Est Deus in nobis... Deus, entendez-vous bien!—Que le Sr. D. José continue donc d’admirer les merveilles de notre cathédrale; pour ma part, je lui pardonnerai de bon cœur ses irrévérences, sauf avis contraire de Mgr l’évêque.
—Grand merci, Sr. D. Inocencio—dit Pepe qui éprouvait un vif sentiment de révolte et d’hostilité contre l’ecclésiastique, et qui ne put résister au désir de le mortifier.—Au reste, ne vous imaginez pas que mon attention ait été à ce point absorbée par les beautés artistiques que vous supposez fourmiller dans votre église. En dehors de l’imposante architecture d’une partie de l’édifice, des trois tombeaux qui se trouvent dans les chapelles de l’abside et de quelques sculptures du chœur, je n’aperçois nulle part ces beautés. Ce qui m’occupait, c’était la constatation de la déplorable décadence de l’art religieux, et j’éprouvais non pas de l’admiration, mais de la colère en présence des innombrables monstruosités artistiques dont est remplie la cathédrale.
La stupeur des assistants fut à son comble.
—Je ne puis souffrir—ajouta Pepe—ces images vernissées et enluminées ressemblant, Dieu me pardonne, aux poupées qui servent de jouet aux petites filles. Et que dire des costumes de théâtre dont on les revêt? J’ai vu un saint Joseph affublé 95 d’un manteau que je ne veux pas qualifier, par respect pour le saint Patriarche et pour l’Eglise qui le vénère. Sur les autels sont accumulées des statues du goût artistique le plus déplorable, et les couronnes, les rameaux, les étoiles, les lunes et autres décorations de métal ou de papier doré qu’on y entasse font l’effet d’une ferblanterie de bazar qui blesse le sentiment religieux et déconcerte notre esprit. Loin de s’élever à la contemplation des choses saintes, il se replie en lui-même et reste confondu à l’idée d’une pareille comédie. Les grandes œuvres artistiques réalisent un noble but en présentant sous une forme sensible les idées, les dogmes, la foi et jusqu’à l’exaltation mystique. Les pastiches et les aberrations du goût, les œuvres grotesques, en un mot, dont une piété mal entendue emplit les églises produisent aussi leur effet, mais c’est un effet passablement attristant; elles entretiennent la superstition, refroidissent l’enthousiasme, obligent les yeux du croyant à se détourner des autels, et en même temps que les yeux s’en détournent aussi les âmes qui n’ont pas une foi suffisamment profonde et robuste.
—Il paraît que la doctrine des iconoclastes—dit Jacintito—est aussi très répandue en Allemagne.
—Je ne suis pas iconoclaste, bien que la destruction de toutes les images me semble préférable au luxe de bouffonneries qui règne ici—continua le jeune homme.—A l’aspect de pareilles choses, il 96 est permis de soutenir que le culte doit recouvrer l’auguste simplicité des anciens temps... Mais non, qu’on ne renonce pas à l’admirable concours que tous les arts, en commençant par la poésie et finissant par la musique, prêtent aux relations de l’homme avec Dieu. Que les arts se développent et qu’on déploie la plus grande pompe dans les rites sacrés. Je suis partisan de la pompe...
—Artiste, artiste, et rien de plus!—s’écria le chanoine en branlant la tête avec une expression de pitié.—De belles peintures, de belles sculptures, de bonne musique... tous les plaisirs des sens; quant à l’âme, libre au démon de s’en emparer.
—Et à propos de musique—dit Pepe Rey sans remarquer l’effet déplorable que ses paroles produisaient sur la mère et sur la fille—représentez-vous combien mon esprit était disposé à la contemplation religieuse, lorsque, en visitant la cathédrale, j’entendis l’organiste jouer de but en blanc, au moment de l’offertoire de la grand’messe, un morceau de la Traviata.
—En ceci, le Sr. de Rey a raison—dit emphatiquement le petit avocat.—M. l’organiste joua l’autre jour tout au long le brindisi et la valse du même opéra, puis un rondo de la Grande Duchesse.
—Mais où les bras me tombèrent—continua l’ingénieur implacable—c’est quand je me trouvai en présence de la statue d’une Vierge qui paraît être en grande vénération dans le pays, à en juger par la foule de gens qui l’entouraient et par les 97 innombrables cierges allumés en son honneur. On l’a revêtue d’une tapageuse robe de velours brodée d’or qui, comme étrangeté de forme, dépasse les modes les plus extravagantes du jour. Sa figure est comme perdue au milieu d’un épais feuillage composé de mille matières découpées à l’emporte-pièce, et la couronne, d’une demi-aune de diamètre, entourée de rayons d’or, fait l’effet d’un informe catafalque qu’on lui a posé sur la tête. De la même étoffe bordée de la même façon sont faits les pantalons de l’enfant Jésus... mais je m’arrête, car la description de l’accoutrement de la Mère et du Fils m’entraînerait peut-être à commettre quelque nouvelle irrévérence. Je n’ajouterai que ceci: c’est que je ne pus m’empêcher de rire et qu’après avoir un moment contemplé cette image ainsi profanée, je m’écriai: «O Sainte-Vierge, est-il possible qu’on t’ait mise en pareil état!»
Cela dit, Pepe jeta un regard sur les personnes qui l’écoutaient et, bien que l’ombre crépusculaire ne lui permît pas de les bien distinguer, il crut entrevoir sur le visage de quelques-unes les signes d’une douloureuse consternation.
—Eh! bien, Sr. D. José—s’écria soudain le chanoine en riant d’un air de triomphe,—cette image que, vous, philosophe et panthéiste, vous trouvez si ridicule, est celle de Notre-Dame-de-Bon-Secours, patronne et protectrice d’Orbajosa. Les habitants de cette ville la vénèrent à tel point 98 qu’ils seraient capables de traîner à travers les rues quiconque parlerait mal d’elle. Les chroniques et l’histoire sont pleines des miracles qu’elle a faits, mon cher monsieur, et nous avons encore journellement des preuves irrécusables de sa protection. Je vous apprendrai, en outre, que madame votre tante, doña Perfecta, est la grande camériste de la Très-Sainte-Vierge del Socorro, et que la robe qui vous paraît si grotesque... je veux dire cette robe qui a paru si grotesque à vos yeux impies, a été confectionnée ici, de même que les pantalons de l’enfant Jésus sont justement l’œuvre de la merveilleuse aiguille et de la fervente piété de votre cousine Rosarito qui nous écoute.
Pepe Rey resta passablement déconcerté. A l’instant même doña Perfecta se leva brusquement et, sans mot dire, se dirigea vers la maison où la suivit le Sr. Penitenciario. Les autres personnes se levèrent aussi. Stupéfait, le jeune homme se disposait à demander pardon de son manque de respect à sa cousine, lorsqu’il remarqua que Rosarito pleurait. Fixant sur lui un regard plein d’affectueux et doux reproche, elle s’écria:
—Mais qu’as-tu donc?
Soudain, on entendit la voix troublée de doña Perfecta appeler:
—Rosario, Rosario!
Celle-ci s’enfuit à toutes jambes du côté de la maison.
Plein de trouble et de confusion, furieux contre les autres et contre lui-même, Pepe Rey essayait de découvrir la cause de l’hostilité qui s’était malgré lui déclarée entre sa manière de voir et celle des amis de sa tante. Présageant des orages, il resta un moment assis sur le banc du cabinet du jardin, pensif et triste, le menton sur la poitrine, les sourcils froncés, les mains jointes. Il se croyait seul.
Soudain, il entendit une joyeuse voix chantonner le refrain d’un couplet de Zarzuela[22]. En relevant la tête, il aperçut D. Jacinto dans le coin opposé du cabinet.
—Ah! Sr. de Rey—dit tout à coup celui-ci—ce n’est pas impunément qu’on blesse les sentiments religieux de la majorité d’une nation. Rappelez-vous 100 plutôt ce qui arriva sous la première Révolution française.
Le bourdonnement de cet être microscopique ne fit qu’accroître l’irritation de Pepe Rey. Il n’éprouvait cependant pas de la haine contre le présomptueux petit docteur. Celui-ci l’incommodait comme nous incommodent les insectes; pas autrement. Il lui causait l’ennui que causent tous les êtres importuns; aussi répondit-il du ton de quelqu’un qui veut se débarrasser d’un bourdon:
—Qu’a donc à voir la Révolution française avec la robe de la Vierge Marie?
Il se leva pour rentrer à la maison; mais il n’avait pas fait quatre pas qu’il entendit de nouveau le bourdonnement du moustique.
—Sr. D. José, j’ai à vous entretenir d’une affaire qui vous intéresse et pourrait vous mettre dans l’embarras...
—Une affaire?—demanda le jeune homme en rétrogradant.—Voyons, de quoi s’agit-il?
—Vous vous en doutez peut-être—dit Jacinto qui s’avança vers Pepe et sourit comme le font les hommes d’affaires lorsqu’ils en ont une très importante à traiter. Je veux vous parler du procès...
—Du procès?... mais, mon cher ami, je n’ai de procès avec personne. En votre qualité d’avocat vous ne rêvez que contestations et vous voyez partout du papier timbré.
—Mais, comment?... Vous ne savez donc rien 101 encore de votre procès? s’écria tout étonné le défenseur en herbe.
—De mon procès?... Je n’ai pas et n’ai jamais eu de procès.
—Eh! bien, puisque vous l’ignorez encore, je me félicite d’autant plus de vous en avoir informé, pour que vous puissiez vous mettre en garde... Car, monsieur, vous aurez à plaider.
—Et contre qui?
—Contre le tio Licurgo et d’autres propriétaires de champs limitrophes de celui qu’on appelle les Alamillos.
Pepe Rey demeura stupéfait.
—Oui, monsieur,—poursuivit le petit avocat.—J’ai eu aujourd’hui même avec le Sr. Licurgo une longue entrevue. En ma qualité d’ami intime de la maison, je n’ai pas voulu manquer de vous en avertir, afin que, si vous le croyez convenable, vous puissiez entrer en arrangement.
—Mais que puis-je avoir à accommoder? Que veut de moi cette canaille?
—Il paraît que certains cours d’eau qui prennent leur source dans votre propriété ayant changé de direction, viennent maintenant déboucher près de certaines constructions dudit tio Licurgo et du moulin d’un autre individu, non sans leur causer de graves dommages. Mon client... car il a voulu à toute force que je me chargeasse de le tirer de ce mauvais pas... mon client, dis-je, demande que vous 102 rétablissiez l’ancien cours des eaux afin d’éviter de nouvelles dévastations et que vous l’indemnisiez des dommages qui lui ont été causés par l’imprévoyance du propriétaire placé en amont.
—Et le propriétaire placé en amont, c’est moi!... Si le procès a lieu, ce sera là la première chose que je retirerai de ces fameux Alamillos qui m’ont jadis appartenu et qui maintenant, d’après ce que je crois comprendre, appartiennent à tout le monde, parce qu’il a plu à Licurgo, comme à d’autres cultivateurs du pays, de s’approprier peu à peu, d’année en année, une partie du terrain et qu’il m’en coûtera gros pour rétablir les limites de ma propriété.
—Ceci est une question à part.
—Non, morbleu! ce n’est pas une question à part—s’écria l’ingénieur à qui la patience échappait. La question la voici: le procès, le vrai procès, c’est moi qui l’engagerai contre toute cette gueusaille qui se propose sans doute de m’ennuyer et de me pousser à bout pour arriver à me tout faire abandonner et rester ensuite tranquillement en possession de ce qu’elle m’a volé. Nous verrons s’il se trouve des avocats et des juges capables de protéger les honteux agissements de ces jurisconsultes campagnards qui vivent de chicanes et sont les vers rongeurs de la propriété d’autrui. Je vous remercie, mon cher monsieur, de m’avoir révélé les vils desseins de ces rustres qui auraient pu rendre des points au brigand Cacus; mais, sachez-le bien, les 103 constructions et le moulin sur lesquels Licurgo fonde ses réclamations sont ma propriété...
—Il faudra examiner les actes et voir s’il a pu y avoir prescription—dit Jacintito.
—Il s’agit bien de prescription!... Ces misérables ne se moqueront pas impunément de moi. Je suppose que l’administration de la justice est en d’honnêtes et loyales mains dans la ville d’Orbajosa...
—Ah! pour cela!—s’écria le jeune légiste d’un ton élogieux,—le juge est un excellent homme. Il vient ici tous les soirs. Mais il est étrange que vous n’ayez pas été informé des prétentions du Sr. Licurgo. Est-ce que vous n’avez pas encore été appelé en conciliation devant le juge de paix?
—Non.
—Ce sera alors pour demain... Quoi qu’il en soit, je regrette que l’empressement du Sr. Licurgo m’ait privé du plaisir et de l’honneur de vous défendre, mais que voulez-vous... Licurgo m’a confié le soin de ses intérêts. J’étudierai cette affaire avec le plus grand soin. Ces diables de servitudes sont le grand écueil de la jurisprudence.
Lorsqu’il entra dans la salle à manger, Pepe était moralement dans le plus déplorable état. Il vit doña Perfecta causer avec le Penitenciario, tandis que Rosarito, seule, avait les yeux fixés sur la porte d’entrée. Elle attendait sans doute son cousin.
—Viens ici, bonne pièce,—dit la señora avec un sourire forcé.—Tu nous as fait de la peine, grand 104 athée, mais nous te pardonnons. Je sais parfaitement que ma fille et moi sommes deux ignorantes incapables de nous élever jusqu’aux hautes régions des mathématiques dans lesquelles tu vis; mais enfin... il n’est pas encore impossible que tu te mettes quelque jour à genoux devant nous, pour nous prier de t’instruire dans la religion.
Pepe formula vaguement quelques phrases de politesse et de repentir.
—Pour ce qui me concerne—dit don Inocencio dont le regard s’emplit d’humilité et de douceur—si j’ai, dans le cours de cette vaine discussion, dit quelque mot qui ait pu blesser le Sr. D. José, je le supplie de me le pardonner. Nous sommes tous ici des amis.
—Merci. Ce n’est pas la peine...
—Malgré tout—indiqua doña Perfecta avec un sourire déjà plus naturel—je suis toujours la même pour mon cher neveu, et j’oublie ses extravagantes idées anti-religieuses... Devines-tu de quoi je songe à m’occuper ce soir?... De faire abandonner à l’entêté tio Licurgo le projet qu’il a de te causer des ennuis. Je l’ai fait prier de venir me parler, et il m’attend dans la galerie. Ne te mets pas en peine, je l’amènerai à composition, bien que je reconnaisse que ce n’est pas sans raison...
—Merci, mille fois merci, ma chère tante—répondit le jeune homme en sentant déborder le flot de générosité qui jaillissait si facilement de son cœur.
105
Tournant ses regards du côté où se trouvait sa cousine, Pepe Rey se disposait à l’aller rejoindre; mais quelques questions qui lui furent adressées par le perspicace Penitenciario le retinrent auprès de doña Perfecta. Rosario était triste, et écoutait avec une mélancolique indifférence les discours du petit avocat qui, en s’installant à ses côtés, s’était mis à débiter une longue kyrielle de phrases ennuyeuses assaisonnée de fastidieuses saillies et de banalités du plus mauvais goût.
—Ce qu’il y a de pire pour toi—dit doña Perfecta à son neveu, lorsqu’elle le surprit observant le couple discordant que formaient Rosarito et Jacinto—c’est que tu as fait de la peine à la pauvre Rosario. Tu dois faire tout ton possible pour la consoler. La chère enfant est si bonne!...
—Oh! oui, si bonne—ajouta le chanoine—que, je n’en doute pas, elle pardonnera à son cousin.
—Je suis convaincu que Rosario m’a déjà pardonné—affirma Rey.
—Et si ce n’est encore fait, cela ne tardera guère, car dans les cœurs angéliques, le ressentiment ne dure pas—dit mielleusement D. Inocencio. J’ai une très grande influence sur cette enfant, et je m’efforcerai de dissiper dans son âme généreuse toutes les préventions qui peuvent exister contre vous. Je n’ai qu’à lui dire deux mots.
Pepe Rey sentit passer un nuage dans son âme.
106
—Ce n’est peut-être pas nécessaire—dit-il avec intention.
—Je ne lui parle pas maintenant—ajouta le chanoine capitulaire; parce qu’elle est en train d’écouter avec ravissement les bouffonneries de Jacintillo... Diables d’enfants!... quand ils commencent à jaser, il n’y a plus moyen de les arrêter.
A ce moment-là entrèrent le juge de première instance, la femme de l’alcade et le doyen de la cathédrale. Ils saluèrent l’ingénieur, et par leurs paroles comme par leur attitude prouvèrent qu’ils satisfaisaient en le voyant la plus vive curiosité. Le juge était un petit jeune homme à la mine éveillée, comme la plupart de ces futures éminences qu’on voit dès leur sortie de l’école aspirer aux premiers postes administratifs ou politiques. Il se croyait un personnage de la plus haute importance, et en parlant de lui-même et de sa récente nomination se montrait fort blessé qu’on ne lui eût pas du premier coup donné la présidence de la Haute Cour. C’est à ces mains inexpérimentées, à cette tête vide, à cette présomptueuse et ridicule personnalité que l’État avait confié les fonctions les plus délicates et les plus difficiles de l’administration de la justice humaine! Ses manières étaient celles d’un parfait homme du monde et l’on voyait qu’il mettait un soin scrupuleux à s’occuper des moindres détails relatifs à sa personne. Il avait la déplorable habitude d’ôter à chaque instant et de remettre ses 107 lunettes d’or, et dans la conversation, il manifestait fréquemment le désir de recevoir au plus tôt son changement pour Madriz[23] afin d’apporter à la secrétairerie du ministère de grâce et de justice le concours de ses hautes capacités.
La femme de l’alcade était une dame bonasse dont la seule faiblesse était de supposer qu’elle avait à la cour de nombreuses relations. Elle adressa à Pepe Rey plusieurs questions au sujet des modes, en lui citant les établissements industriels où on lui avait confectionné une robe ou un manteau lors de son dernier voyage à Madrid, voyage qui avait coïncidé avec la visite de Muley-Abbas, et en lui nommant une douzaine de marquis ou de duchesses qu’elle traitait avec autant de familiarité que si elles eussent été ses camarades de pension. Elle dit aussi que la comtesse de M*** (dont les réceptions avaient une grande renommée) était son amie intime, ajoutant que lorsqu’elle était allée la visiter, celle-ci lui avait offert une place dans sa loge au Théâtre Royal où elle avait vu Muley-Abbas en costume de More accompagné de toute sa cour moresque. L’alcadesse avait, comme on dit, la langue bien pendue, et ne manquait pas d’esprit.
D’un âge fort avancé, corpulent et sanguin, pléthorique et apoplectique, le doyen était un homme qui semblait crever dans sa peau tant il était obèse 108 et pansu. Il avait été moine, ne parlait que d’affaires religieuses, et de prime abord manifesta pour Pepe Rey le plus profond mépris.
Celui-ci paraissait de plus en plus incapable de s’accommoder à cette société si peu de son goût. Son caractère entier, fier et très peu souple repoussait les perfidies et les subtilités de langage ayant pour objet de simuler la concorde alors qu’elle n’existait pas. Il conserva donc une attitude passablement grave durant tout le cours de cette ennuyeuse réunion où il se vit obligé de subir l’impétuosité oratoire de l’alcadesse qui, sans être la Renommée, semblait avoir comme elle le privilège de posséder cent bouches pour fatiguer les oreilles humaines. Si dans les rares instants de répit que cette dame accordait à ses auditeurs Pepe Rey voulait s’approcher de sa cousine, le Penitenciario s’attachait à lui comme le mollusque au rocher et l’attirant à l’écart, d’un air de mystère lui proposait une promenade à Mundogrande avec le Sr. D. Cayetano, ou une partie de pêche dans les eaux limpides du Nahara.
Cela finit enfin, parce que tout finit en ce monde. Le corpulent doyen se retira laissant derrière lui la maison vide, et bientôt il ne resta plus de l’alcadesse qu’un écho semblable au bruit confus qui reste dans l’oreille humaine après le passage d’une tempête. Le juge priva aussi la réunion de sa présence et D. Inocencio donna enfin à son neveu le signal du départ.
109
—Allons, mon garçon, il est temps de nous retirer—lui dit-il en souriant.—Combien tu as fatigué la pauvre Rosarito!... N’est-il pas vrai, mon enfant? Allons, bonne pièce, vite à la maison.
—C’est l’heure d’aller se reposer,—dit doña Perfecta.
—C’est l’heure d’aller travailler—répliqua le petit avocat.
—J’ai beau lui recommander de terminer de jour ses affaires—ajouta le chanoine—il n’en fait rien.
—Mais j’ai tant, tant, tant à faire!...
—Non; dis plutôt que ce diable d’ouvrage que tu as entrepris... Il ne veut pas en convenir, señor don José; mais il faut que vous sachiez qu’il s’est mis à écrire un livre sur l’Influence de la femme dans la société chrétienne et, en outre, un Coup d’œil sur le mouvement catholique dans... je ne sais plus quel pays... Qu’as-tu à faire avec les coups d’œil et les influences?... Les jeunes gens d’aujourd’hui ne doutent de rien. Ouf!... quelles natures!... Là-dessus, rentrons chez nous. Bonne nuit, señora doña Perfecta... bonne nuit, Sr. D. José... Rosarito...
—J’attendrai le Sr. D. Cayetano—dit Jacinto—pour qu’il me donne un ouvrage d’Auguste Nicolas.
—Des livres, toujours des livres!... Tu entres parfois à la maison chargé comme un baudet. Enfin, nous attendrons.
—Le Sr. D. Jacinto—dit Pepe Rey—n’écrit 110 pas à la légère et il s’arrange de façon à ce que ses œuvres soient un trésor d’érudition.
—Mais ce garçon-là va se rendre malade, Sr. D. Inocencio—objecta doña Perfecta.—Au nom du ciel, prenez-y garde. A votre place je limiterais ses lectures.
—Puisque nous sommes obligés d’attendre—indiqua le petit docteur d’un ton fortement présomptueux—j’emporterai aussi le tome troisième des Conciles. N’êtes-vous pas de cet avis, mon oncle?...
—Comment donc, ne néglige pas cela. Il ne manquait plus...
Heureusement arriva alors le Sr. D. Cayetano (qui d’habitude passait ses soirées chez D. Lorenzo Ruiz,) et lorsqu’il leur eut remis les livres, l’oncle et le neveu se retirèrent.
Pepe Rey lut sur le visage attristé de sa cousine un vif désir de lui parler. Il s’approcha d’elle pendant que doña Perfecta et D. Cayetano causaient ensemble d’une affaire d’intérieur.
—Tu as fait de la peine à maman—lui dit Rosario.
Ses traits exprimaient une sorte de frayeur.
—C’est vrai—répondit le jeune homme—j’ai offensé ta mère: je t’ai offensée toi-même...
—Non, moi pas—car d’avance je me figurais que l’enfant Jésus ne doit pas porter des pantalons.
—Mais j’espère que vous me pardonnerez l’une 111 et l’autre. Ta mère m’a tout à l’heure témoigné tant de bonté...
La voix de doña Perfecta vibra tout à coup dans la salle à manger d’un ton si différent que le neveu frissonna comme s’il eût entendu un cri d’alarme.—La voix dit impérieusement:
—Rosario, viens te coucher!
Pleine de trouble et de chagrin, la jeune fille fit plusieurs tours dans l’appartement comme si elle cherchait quelque chose. Puis, passant tout près de son cousin, elle lui dit rapidement à voix très basse ces vagues paroles:
—Maman est fâchée.
—Mais...
—Elle est fâchée, te dis-je... méfie-toi, méfie-toi.
Et elle sortit. Elle fut bientôt suivie par doña Perfecta qu’attendait le tio Licurgo, et durant quelques instants la voix de la señora et celle du paysan se firent entendre confondues dans un entretien familier.
Pepe resta seul avec D. Cayetano qui, prenant une lumière, lui parla ainsi:
—Bonne nuit, Pepe. Ne croyez pas que j’aille me coucher, je vais travailler... Mais pourquoi êtes-vous si pensif?... Qu’avez-vous donc?... Oui, je vais travailler. Je suis en train de rassembler les éléments d’un Discours-Mémoire sur les Lignages d’Orbajosa. J’ai trouvé des documents et des notices d’une très grande valeur. Il n’y a pas à dire le contraire. 112 A toutes les époques de notre histoire les Orbajociens se sont distingués par leur noblesse, leur magnanimité, leur courage et leur intelligence. Cela est mis hors de doute par la conquête du Mexique, par les guerres de l’Empereur, par celle de Philippe contre les hérétiques... Mais, est-ce que vous êtes malade? Qu’est-ce qui vous arrive?... Oui, des théologiens éminents, de vaillants guerriers, des conquérants, des saints, des évêques, des poètes, des hommes d’Etat, des personnalités remarquables de toute sorte jettent un vif éclat sur cette humble patrie de l’ail... Non, il n’est pas dans toute la chrétienté de ville plus illustre que la nôtre. Ses renommées et ses splendeurs remplissent toute l’histoire nationale, et elle surpasse même quelque... Allons, je vois que vous avez sommeil, bonne nuit... Non, je n’échangerais pas la gloire d’être enfant de ce noble pays, contre tout l’or du monde. Les anciens la nommèrent Augusta; aujourd’hui, je l’appelle, moi, Augustissima, parce que, aujourd’hui comme jadis, la magnanimité, la générosité, le courage, la noblesse forment son patrimoine... Sur ce, bonne nuit, mon cher Pepe... Vous ne me paraissez pas très bien portant... Est-ce que le souper vous a incommodé?... Alonzo Gonzalez de Bustamante a raison de dire dans sa Floresta amena que les habitants d’Orbajosa suffisent à eux seuls pour faire la grandeur et la gloire d’un royaume. Ne le croyez-vous pas aussi?
113
—Oh! certainement, sans le moindre doute—répondit Pepe Rey en regagnant précipitamment sa chambre.
Les jours suivants, Rey fit la connaissance de plusieurs personnes de la ville, visita le Casino et noua des relations avec quelques-uns des individus qui passaient leur vie dans les salons de cet établissement.
Toute la jeunesse d’Orbajosa cependant ne passait pas là son existence, comme des gens mal intentionnés pourraient le supposer. On voyait chaque soir au coin de la cathédrale et sur la petite place formée par le croisement des rues du Connétable et de la Triperie quelques caballeros qui, élégamment drapés dans leurs manteaux, se tenaient comme en sentinelle pour examiner les passants. Lorsque le temps était beau, ces éminents représentants de l’aristocratie d’Urbs Augusta, se rendaient, toujours munis de l’indispensable capita[24], à la 115 promenade dite de Las Descalzas, laquelle se composait de deux rangées d’ormeaux rabougris et de quelques arbrisseaux étiques. Là, cette brillante pléïade faisait les yeux doux aux filles de don X... ou de don Y..., qui venaient s’y promener et la soirée se passait sans autre incident. La nuit venue, le Casino s’emplissant de nouveau, voyait une partie de ses membres appliquer au baccarat les hautes facultés de leur entendement, tandis que d’autres parcouraient les feuilles publiques et que la plupart réunis dans la salle du café discutaient sur des sujets divers, causaient politique, chevaux, taureaux, ou se communiquaient les cancans de l’endroit. Le résultat de ces discussions, de ces causeries et de ces bavardages était, naturellement, la proclamation de la supériorité d’Orbajosa et de ses habitants sur toutes les villes et sur tous les peuples de la terre.
Ces importants personnages, fine fleur de l’aristocratie de l’illustre cité, étaient des propriétaires, les uns riches, les autres très pauvres, mais tous exempts de hautes aspirations. Ils avaient l’imperturbable sérénité du mendiant, qui ne désire rien tant qu’il lui reste un morceau de pain pour apaiser sa faim et un rayon de soleil pour réchauffer ses membres. Ce qui distinguait surtout les Orbajociens du Casino, c’était un sentiment de vive hostilité contre tout ce qui venait du dehors. Dès qu’un étranger distingué avait franchi le seuil de leurs augustes salles, ils s’imaginaient qu’il n’était là que pour 116 mettre en question la supériorité de la patrie de l’ail ou pour lui contester par esprit de jalousie, les incontestables avantages qu’elle tenait de la nature.
Lorsque Pepe Rey se présenta, il fut donc accueilli avec une certaine défiance, et comme les gens d’esprit ne manquaient pas au Casino, le nouveau membre y était à peine depuis un quart d’heure qu’il avait déjà donné lieu à toute sorte de fines plaisanteries. Lorsque, aux pressantes questions qui lui furent adressées par les uns et par les autres, il répondit qu’il était venu à Orbajosa avec la mission d’explorer le bassin houiller du Nahara et d’étudier un projet de chemin de fer, tous les sociétaires furent d’accord que le Sr. D. José était un fat qui voulait se donner de l’importance en prétendant découvrir des gisements de charbon et des emplacements de voies ferrées. L’un d’eux ajouta:
—Mais, on sait ce qu’il faut en penser. Ces savants messieurs s’imaginent que nous sommes des idiots et qu’ils peuvent nous en faire accroire avec leurs beaux discours... Il est venu pour épouser la fille de doña Perfecta, et quand il parle de bassins houillers, c’est pour nous donner le change.
—Certainement,—affirma un autre, qui était un négociant failli—on m’a dit ce matin chez les Dominguez que ce monsieur, qui n’a pas un sou vaillant, vient vivre aux crochets de sa tante et voir s’il peut attraper Rosarito.
—Il paraît qu’il n’est pas plus ingénieur qu’autre 117 chose—ajouta un propriétaire de bois d’oliviers qui avait affermé ses propriétés le double de ce qu’elles valaient.—Mais c’est tout naturel... Ces meurt-de-faim de Madrid s’imaginent avoir le droit de duper les pauvres provinciaux, et comme ils nous prennent pour des sauvages...
—On voit bien que c’est un meurt-de-faim.
—Ne vous dit-il pas hier soir d’un ton moitié plaisant, moitié sérieux, que nous sommes d’ignorants paresseux...
—Que nous vivons comme des Bédouins, le ventre au soleil...
—Que nous nous repaissons de chimères...
—C’est cela: que nous nous repaissons de chimères...
—Et que notre ville ressemble, à peu de choses près, aux villes du Maroc.
—Voilà, morbleu, des choses qu’on ne saurait entendre de sang-froid. Où aura-t-il pu voir (à moins que ce ne soit à Paris) une rue comparable à celle du Connétable, laquelle a une façade de sept maisons alignées, toutes magnifiques, depuis celle de doña Perfecta jusqu’à celle de Nicolasito Hermandez?... Ces gredins-là se figurent qu’on n’a rien vu, et qu’on n’est pas allé à Paris...
—Il dit aussi fort gentiment qu’Orbajosa est une ville de mendiants, et donna à entendre que nous vivons ici, sans même nous en douter, dans la plus grande misère.
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—Par tous les saints du paradis! s’il se hasarde à me le répéter il y aura un scandale au Casino—s’écria le receveur des contributions.—Pourquoi ne lui a-t-on pas fait connaître la quantité d’arobes d’huile que produisit Orbajosa, l’an dernier? Cet imbécile ne sait-il pas que dans les bonnes années Orbajosa peut fournir du pain pour toute l’Espagne et même pour l’Europe entière? Il est vrai que nous avons de mauvaises récoltes depuis je ne sais combien de temps; mais cela ne prouve rien. Et la production de l’ail, donc? Ce beau monsieur peut-il ignorer que les gousses d’ail d’Orbajosa firent se pâmer d’admiration les membres du jury de l’Exposition de Londres?
Voilà, avec bien d’autres choses, ce qui se disait à cette époque dans les salles du Casino.—Malgré ces commérages si communs dans les petites villes, dont l’orgueil est en raison inverse de l’importance, Rey ne laissa pas de trouver des amis sincères dans la docte corporation, laquelle heureusement n’était pas composée que de mauvaises langues et où ne manquaient pas les personnes de bon sens. Mais notre jeune homme avait le malheur, si on peut appeler cela un malheur, de manifester ses opinions avec une franchise peu ordinaire, et cela lui attira quelques inimitiés.
Cependant, les jours passaient. Outre l’ennui bien naturel que lui causaient les mœurs de la ville épiscopale, divers sujets de mécontentement, au 119 premier rang desquels il faut noter la multitude de plaideurs qui s’abattit sur lui comme un essaim vorace, commençaient à remplir son âme d’une profonde tristesse.
Ce n’était pas seulement le tio Licurgo, mais aussi bien d’autres de ses voisins qui lui réclamaient des dommages-intérêts ou lui demandaient compte de terres administrées par son grand-père. On lui présenta même une requête pour je ne sais quel bail à ferme passé par sa mère, mais, paraît-il, resté sans effet, et on exigea de lui la reconnaissance d’une hypothèque illégalement prise par son oncle sur le domaine des Alamillos. C’était comme une fourmilière, comme une immonde pullulation de procès. Un moment, il avait eu l’intention de renoncer à la propriété de ses biens; mais le soin de sa dignité l’obligeait à ne pas céder ainsi devant les artificieuses prétentions de ces rusés paysans; puis comme l’Ayuntamiento l’attaqua aussi à propos d’une prétendue confusion de limites entre un de ses champs et la segrairie de Propios, le malheureux jeune homme se vit contraint de dissiper les doutes qu’on élevait de tous côtés sur la légitimité de ses droits. Son honneur étant engagé, il n’avait que cette alternative: ou plaider ou mourir.
Doña Perfecta lui avait magnanimement promis de l’aider à se débarrasser de ces déloyaux procès au moyen d’un arrangement à l’amiable; mais les jours s’écoulaient sans que les bons offices de 120 l’exemplaire señora produisissent le moindre résultat.—Les procès se multipliaient avec l’effrayante rapidité des accidents d’une maladie foudroyante. Pepe Rey passait tous les jours de longues heures au tribunal, faisant des déclarations, répondant à des demandes et à des redemandes, et lorsque, excédé de fatigue et furieux, il rentrait chez lui, il voyait aussitôt apparaître la grotesque figure du greffier lui apportant un tas de feuilles de papier timbré pleines d’horribles formules... afin qu’il pût à loisir étudier la question.
On comprend qu’il n’était pas homme à subir longtemps des ennuis auxquels il pouvait se dérober par la fuite. Son imagination lui représentait la noble cité de sa mère sous la forme d’une horrible bête qui le déchirait de ses griffes et lui suçait le sang. Il n’avait, se disait-il, qu’à quitter Orbajosa pour s’en délivrer; mais un intérêt profond, l’intérêt du cœur, le retenait et par des liens puissants l’attachait au lieu de son martyre. Cependant, il en arriva à se sentir si dépaysé, à se trouver, pour ainsi dire, si étranger au milieu de cette ténébreuse ville pleine de chicanes, d’antiquailles, de jalousies et de médisances qu’il résolut de l’abandonner le plus tôt possible en pressant la réalisation du projet qui l’y avait amené. Un matin, qu’il en trouva l’occasion, il fit donc part de son plan à doña Perfecta.
—Mon cher neveu—répondit celle-ci avec sa 121 mansuétude accoutumée—un peu moins de précipitation. On te croirait un volcan. Ton père était de même. Quel homme! Tu pars comme la foudre... Je t’ai déjà dit que c’est avec la plus vive satisfaction que je te nommerai mon fils. Alors même que tu n’aurais pas les bonnes qualités et le talent qui te distinguent (en dehors des petits défauts que tu as aussi;) alors même que tu ne serais pas un excellent jeune homme, il suffit pour que je l’accepte, que cette union ait été proposée par ton père à qui nous devons tant, ma fille et moi. Et du moment que je le veux, Rosario ne s’y opposera pas non plus. Que manque-t-il donc? Rien, si ce n’est un peu de temps. Le mariage ne peut se faire aussi promptement que tu le désires, parce qu’il prêterait à des interprétations qui pourraient peut-être porter atteinte à l’honneur de ma fille chérie. Ne rêvant que machines, tu voudrais tout faire à la vapeur. Un peu de patience, mon Dieu, un peu de patience... Es-tu donc si pressé? L’horreur que tu as conçue pour notre pauvre ville d’Orbajosa n’est que passagère. Cela se voit: tu ne peux vivre que dans la société des comtes, des marquis, des beaux parleurs et des hommes d’Etat... Tu veux te marier et me séparer de ma fille pour jamais!—ajouta-t-elle en essuyant une larme.—Puisqu’il en est ainsi, jeune irréfléchi, fais-moi au moins la charité de retarder de quelque temps ce mariage que tu désires si vivement... Quelle impatience! Quel ardent amour! 122 Je n’aurais jamais cru qu’une pauvre villageoise comme ma fille pût inspirer une aussi violente passion.
Les raisonnements de sa tante ne convainquirent pas Pepe Rey, mais il ne voulut pas la contrarier. Il prit donc la résolution d’attendre aussi longtemps que cela lui serait possible.
Un nouveau sujet d’ennui vint bientôt s’ajouter à ceux qui empoisonnaient son existence. Il y avait déjà quinze jours qu’il se trouvait à Orbajosa, et durant tout ce temps il n’avait pas reçu une seule lettre de son père. Cette absence de correspondances, il ne pouvait l’attribuer à la négligence de l’administration des postes d’Orbajosa, puisque le fonctionnaire chargé de ce service était un ami et un protégé de doña Perfecta, auquel celle-ci recommandait journellement de prendre le plus grand soin que les lettres adressées à son neveu ne s’égarassent pas. Le porteur du courrier, appelé Cristobal Ramos et surnommé Caballuco, personnage que nous connaissons déjà, fréquentait aussi la maison, et la tante de Pepe ne se faisait pas faute de lui adresser des recommandations et des réprimandes énergiques du genre de celles-ci:
—Ah! il est joli votre service des postes!... Comment se fait-il que mon neveu n’ait pas reçu une seule lettre depuis qu’il est arrivé à Orbajosa!... Lorsque le transport des dépêches est confié à un pareil étourdi, il n’est pas étonnant que tout aille 123 de travers. Je recommanderai à M. le Gouverneur de bien voir quelle sorte de gens il admet dans l’administration.
Caballuco, haussant alors les épaules, regardait Rey avec l’expression de la plus complète indifférence.
Il entra un jour tenant un pli à la main.
—Dieu merci!—dit doña Perfecta à son neveu. Voilà enfin des lettres de ton père. Tu peux te réjouir. La paresse que met monsieur mon frère à écrire nous a assez tourmentés... Que dit-il? Il se porte bien sans doute, ajouta-t-elle en voyant que Pepe Rey décachetait le pli avec une fiévreuse impatience.
L’ingénieur pâlit en parcourant les premières lignes.
—Mon Dieu, Pepe... qu’as-tu?—s’écria la señora en se levant épouvantée. Ton père est-il malade?
—Cette lettre n’est pas de mon père—répondit Pepe dont la physionomie révéla la plus profonde consternation.
—Qu’est-ce donc!
—Un ordre du ministère des travaux publics me relevant de la charge qui m’avait été confiée.
—Comment... est-ce possible?
—C’est purement et simplement une destitution libellée en termes fort peu flatteurs pour moi.
—A-t-on jamais vu une pareille infamie?—s’écria la señora en revenant de sa stupeur.
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—Quelle humiliation!—murmura le jeune homme... C’est la première fois qu’une pareille disgrâce me frappe.
—Mais ce gouvernement est abandonné du ciel! Te faire un pareil affront! Veux-tu que j’écrive à Madrid? J’ai là de bonnes relations, et je pourrai obtenir que le Gouvernement répare la faute qu’il a commise et te donne satisfaction.
—Merci, señora, je ne veux pas de recommandations—répliqua le jeune homme avec humeur.
—C’est qu’on voit tant d’injustices, tant d’iniquités!... Destituer un jeune homme d’un si grand mérite, une notabilité scientifique!... Je ne puis contenir mon indignation.
—Je saurai—dit Pepe avec la plus grande énergie—qui a pris à tâche de me nuire...
—Ce ministre... Mais que peut-on attendre de ces politiciens sans vergogne?
—Il y a à Orbajosa quelqu’un qui s’est proposé de me faire mourir de désespoir—affirma le jeune homme visiblement troublé. Cela n’est pas l’œuvre du ministre; cette contrariété, comme bien d’autres que j’éprouve, est le résultat d’un plan de vengeance, d’un calcul inconnu, d’une inimitié irréconciliable, et ce plan, ce calcul, cette inimitié, soyez-en bien certaine, ma chère tante, ne viennent pas d’ailleurs que d’ici, tout cela a son siège à Orbajosa.
—Tu perds l’esprit—répliqua doña Perfecta—d’un air de profonde commisération. Est-ce que tu 125 as des ennemis à Orbajosa? Est-ce que quelqu’un veut se venger de toi? Voyons, Pepillo, tu n’as plus ton bon sens. La lecture de ces livres dans lesquels on dit que nous descendons des singes ou des perroquets t’a tourné la tête.
Elle sourit doucement en prononçant cette dernière phrase, puis d’un ton familier d’affectueux reproche elle ajouta:
—Mon cher enfant, les habitants d’Orbajosa peuvent être de simples et grossiers villageois sans instruction, nous pouvons manquer d’usage et de bon ton, mais pour ce qui est de l’honorabilité et de la bonne foi, personne nulle part ne peut nous en remontrer, personne, non personne.
—Ne croyez pas—dit Pepe—que j’accuse les habitants de cette maison. Mais je soutiens et j’affirme que j’ai dans la ville un implacable et cruel ennemi.
—Je tiens à ce que tu me montres ce traître de mélodrame—répondit en souriant de nouveau la señora.—Je suppose que tu ne vas accuser ni le tio Licurgo ni les autres qui t’ont intenté des procès parce que ces pauvres gens croient défendre leur droit. Et, par parenthèse, dans le cas dont il s’agit, ils n’ont pas tout à fait tort.—En outre, le tio Lucas t’aime beaucoup. Il me l’a dit à moi-même. Il prétend que du moment qu’il te vit tu lui donnas dans l’œil, et le pauvre vieux t’a voué une affection...
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—Oh! oui... une affection profonde!—murmura le jeune homme.
—Ne fais pas l’enfant—ajouta la señora en lui posant la main sur l’épaule et le regardant de très près.—Ne dis pas de sottises et persuade-toi bien que ton ennemi, s’il existe, est à Madrid, dans ce grand foyer de corruption, de jalousies et de rivalités, non dans notre pacifique et tranquille petit coin où tout est bienveillance et harmonie... Sans doute quelque envieux de ton mérite... Je dois te prévenir d’ailleurs que, si tu désires aller te rendre compte par toi-même de la cause de ta disgrâce et demander des explications au gouvernement, tu ne dois pas laisser de le faire à cause de nous.
Pepe Rey fixa les yeux sur ceux de sa tante comme s’il voulait pénétrer jusqu’aux profondeurs les plus cachées de son âme.
—Je dis que si tu as l’intention d’aller à Madrid, tu ne dois pas t’en priver—répéta la señora avec un calme admirable, tandis que sa physionomie reflétait le plus grand naturel et la plus parfaite loyauté.
—Non, señora—dit Pepe—je n’ai pas cette intention.
—Tant mieux, je crois que tu fais bien. Tu es ici plus tranquille malgré les fausses idées que tu te mets dans la tête. Pauvre Pepillo! Ton intelligence, intelligence peu commune, est la cause de ton malheur. Nous autres, habitants d’Orbajosa, nous, 127 pauvres villageois sans culture, nous vivons heureux dans notre ignorance. Je regrette vivement de ne pas te voir heureux aussi. Mais est-ce ma faute si tu te tourmentes et te désespères sans raison? Est-ce que je ne te traite pas comme mon enfant? Ne t’ai-je pas accueilli comme l’espoir de ma maison? Puis-je faire davantage pour toi? Si, en dépit de tout cela, tu ne nous aimes pas, si tu nous témoignes si peu de bienveillance, si tu te moques de nos pratiques religieuses, si tu méprises nos amis, est-ce, par hasard, parce que nous ne te traitons pas bien?
Les yeux de doña Perfecta s’emplirent de larmes.
—Ma chère tante!—dit Pepe Rey qui sentait son ressentiment se dissiper.—Moi aussi, j’ai commis quelques fautes depuis que je suis votre hôte.
—Voyons! ne fais pas l’enfant... Il n’est pas question de fautes. On doit tout se pardonner quand on est de la même famille.
—Mais, Rosario, où donc est-elle?—demanda le jeune homme en se levant.—Ne la verrai-je pas non plus aujourd’hui?
—Elle se trouve mieux. Sais-tu qu’elle n’a pas voulu descendre?
—Eh! bien, je monterai.
—Oh! pour cela, non! Cette chère enfant est d’un entêtement... Elle a résolu de ne pas sortir aujourd’hui de sa chambre. Elle a fermé sa porte à double tour.
—Quelle bizarrerie!
128
—Cela lui passera. Certainement cela lui passera. Nous verrons ce soir s’il est possible de lui ôter de la tête ses idées noires. Nous organiserons une réunion pour la distraire. Pourquoi n’irais-tu pas prier le Sr. D. Inocencio de venir ici tantôt et d’amener Jacintillo?
—Jacintillo?
—Oui, lorsque Rosario est prise de ces accès de mélancolie, ce jeune homme est la seule personne qui la distraie.
—Je monterai moi-même.
—Je t’ai déjà dit que non.
—Allons, voilà qu’il va falloir faire ici des cérémonies.
—Au lieu de te moquer de nous, fais ce que je te dis.
—Je veux pourtant la voir.
—C’est impossible. Comme tu la connais mal!
—Je croyais au contraire la connaître très bien... Enfin, je resterai... mais, cette solitude est horrible!...
—Voilà le greffier.
—Que le diable l’emporte!
—Je crois qu’il y a aussi M. le procureur... c’est un excellent homme.
—Je voudrais le voir pendu.
—Les affaires d’intérêt, quand ce sont les nôtres, ne peuvent que nous distraire. Voilà encore quelqu’un... 129 Il me semble que c’est le savant agronome. Tu en as pour un bon moment.
—Oui, un bon moment de supplice!
—Encore, encore, si je ne me trompe, c’est le tio Licurgo suivi du tio Paso-Largo. Il est possible qu’ils viennent te proposer un arrangement.
—Je vais me jeter dans l’étang.
—Que tu es mauvais! Ils te veulent tous tant de bien!... Allons, pour que rien n’y manque, voilà encore l’huissier. Il vient t’apporter une citation.
—Il vient me crucifier.
Tous les personnages en question pénétrèrent dans l’appartement.
—Adieu, Pepe, beaucoup de plaisir.
—O terre, engloutis-moi!—s’écria le jeune homme d’un ton désespéré.
—Sr. don José...
—Mon cher Sr. D. José...
—Estimable Sr. D. José...
—Sr. D. José de mon âme...
—Mon respectable ami, Sr. D. José...
A ces doucereuses insinuations, Pepe Rey exhalant un profond soupir, cessa de résister et se livra corps et âme à ses bourreaux qui exhibaient d’horribles feuilles de papier timbré, tandis que leur victime murmurait en levant les yeux au ciel avec une chrétienne résignation:
—O mon père, pourquoi m’as-tu abandonné?
L’amour, l’amitié, une saine atmosphère morale facilement respirable, les joies de l’âme, la sympathie, un doux échange d’impressions et de pensées, voilà ce dont Pepe Rey avait un impérieux besoin. Lorsqu’il en était privé, les ombres dont son esprit était enveloppé s’épaississaient et l’amer mécontentement qu’il éprouvait se manifestait extérieurement dans sa manière d’être. Le jour qui suivit les scènes que nous avons rapportées dans le précédent chapitre, il fut plus affligé que jamais de la mystérieuse et déjà trop longue réclusion de sa cousine, motivée d’abord, semblait-il, par une indisposition sans gravité, et ensuite par des caprices et une irritabilité nerveuse difficilement explicables.
Rey s’étonnait de cette conduite si peu en harmonie avec l’idée qu’il s’était faite de Rosario. Quatre jours s’étaient écoulés sans qu’il lui eût été possible de la voir malgré son vif désir de se 131 trouver auprès d’elle, et une telle situation lui paraissait devenir si intolérable en même temps que si étrange qu’il résolut fermement d’y mettre un terme.
—Ne verrai-je pas non plus aujourd’hui ma cousine? demanda-t-il d’un ton de mauvaise humeur à sa tante lorsqu’ils eurent fini de dîner.
—C’est encore impossible. Dieu sait combien je le regrette!... Je l’ai assez morigénée ce matin... Dans la soirée... nous verrons...
La pensée que cette injustifiable réclusion de sa cousine adorée était plutôt due à une circonstance qu’elle subissait douloureusement qu’à un acte de sa propre volonté le porta à se contenir et à attendre. Si cette pensée ne lui fût venue, il serait parti le jour même. Que Rosario l’aimât, c’est ce dont il ne doutait nullement; mais comme il était évident pour lui qu’une influence inconnue travaillait à les séparer, il lui semblait digne d’un homme de cœur de rechercher d’où pouvait provenir cette action malfaisante et d’employer à la combattre toute la puissance de sa volonté.
—J’espère que l’obstination de Rosario ne sera pas de longue durée, dit-il à doña Perfecta, en dissimulant ses véritables sentiments.
Ce jour-là même, il eut enfin de son père une lettre dans laquelle celui-ci se plaignait de n’en avoir reçu aucune d’Orbajosa, circonstance qui ne fit qu’accroître les inquiétudes de l’ingénieur et le 132 déconcerter davantage. Après avoir longtemps, comme une âme en peine, erré dans la maison, il sortit par la porte du jardin et se dirigea vers le Casino. Il y entra comme un désespéré qui se jette dans la mer.
En traversant les salles principales, il rencontra diverses personnes qui causaient et discutaient. Dans l’un de ces groupes, d’habiles dialecticiens scrutaient les problèmes ardus de la tauromachie; dans un autre, on agitait la difficile question de savoir quels étaient les meilleurs des ânes d’Orbajosa ou de ceux de Villahorrenda. Profondément dégoûté, Pepe Rey abandonna ces débats pour entrer dans le salon de lecture où il feuilleta plusieurs revues sans être intéressé par aucune; il passa ensuite de pièce en pièce et, sans trop savoir comment, se trouva dans la salle de jeu. Durant près de deux heures, il resta pris entre les griffes de cet horrible démon jaune dont les yeux d’or resplendissants fascinent et torturent à la fois. Mais les émotions du jeu furent impuissantes à modifier le sombre état de son âme, et le dégoût qui l’avait amené auprès du tapis vert l’en éloigna de même... Fuyant le bruit, il pénétra enfin dans une salle destinée aux réunions, mais alors complètement vide et s’assit avec insouciance près de la croisée, en laissant son regard errer dans la rue.
Cette rue, excessivement étroite et qui avait plus d’angles que de maisons, était toute assombrie par 133 l’effrayante cathédrale dont le mur noirâtre rongé par le temps se dressait à l’une de ses extrémités. Pepe Rey regarda de tous côtés, en haut comme en bas, et remarqua qu’il régnait partout un morne et sépulcral silence; pas un pas, pas une voix, pas un regard. Bientôt cependant son oreille fut frappée par des bruits étranges, tels que des chuchotements de bouches féminines, le froissement de rideaux qu’on soulevait, des mots sans suite, et enfin le doux fredonnement d’une chanson, les jappements d’un petit chien et autres indices de vie sociale qui, dans un tel endroit, paraissaient fort singuliers. En regardant plus attentivement, Pepe Rey vit que ces bruits partaient d’un énorme balcon fermé par des jalousies qui se trouvait juste en face de la croisée. A peine avait-il fait cette remarque qu’un des membres du Casino se plaçant en riant auprès de lui l’interpella dans ces termes:
—Ah! Sr. D. José!... nous sommes donc venu ici pour faire des signes aux petites?
Celui qui parlait ainsi était D. Juan Tafetan, très aimable garçon, et l’un des rares sociétaires qui eussent manifesté pour Pepe Rey une affectueuse sympathie et une véritable admiration. Avec sa petite face vermeille, sa moustache teinte en noir, ses petits yeux extrêmement vifs, sa petite taille et sa chevelure peignée avec le plus grand soin afin de dissimuler sa calvitie, D. Juan Tafetan n’avait certainement rien de commun avec l’Antinoüs, mais 134 il n’en était pas moins très sympathique; il avait beaucoup d’enjouement et possédait un vrai talent de conteur comique. Quand il riait, et il riait beaucoup, son visage, depuis le front jusqu’au menton, se couvrait de rides grotesques. En dépit de ces qualités qui lui valaient des applaudissements propres à stimuler son penchant à la raillerie, il n’était pas médisant. Tout le monde l’aimait et Pepe Rey passait avec lui d’agréables moments. Précédemment employé dans l’administration civile de la capitale de la province, le pauvre Tafetan vivait maintenant modestement de son traitement de secrétaire du Bureau de Bienfaisance et complétait ses revenus en jouant bravement de la clarinette dans les processions, dans les solennités de la cathédrale et au théâtre lorsque quelque incomplète troupe de comédiens aux abois faisait son apparition dans le pays sous le fallacieux prétexte de donner des représentations à Orbajosa.
Mais ce qu’il y avait de plus singulier chez D. Juan Tafetan, c’était sa passion pour les jolies femmes. A l’époque où il ne dissimulait pas encore sa calvitie sous une douzaine de cheveux tout reluisants de pommade, alors qu’il n’avait pas besoin de teindre ses moustaches et que le poids léger des ans ne l’empêchait pas de tirer parti de sa mince petite taille, il avait été un don Juan redoutable. L’entendre raconter ses conquêtes était chose à mourir de rire, car il y a des don Juan de 135 toute sorte et celui-ci pouvait compter parmi les plus originaux.
—Que parlez-vous de petites? Je ne vois de petites nulle part—répondit Pepe Rey.
—Voyons! ne jouez pas l’anachorète.
Une des jalousies du balcon s’entr’ouvrant alors laissa apercevoir un jeune, frais et riant visage qui, soudain, disparut comme une lumière éteinte par le vent.
—Bien, bien, maintenant j’ai vu.
—Vous ne les connaissez pas?
—Sur ma vie, je vous le jure.
—Ce sont les petites Troya, les demoiselles Troya, les filles de Troya. Alors vous ne connaissez rien de beau... Trois enfants charmantes, filles d’un colonel d’état-major tué dans les rues de Madrid en 1854.
La jalousie s’ouvrit de nouveau et deux têtes apparurent.
—Elles se moquent de nous, Sr. D. Pepe—dit Tafetan en faisant de la main un salut amical aux jeunes filles.
—Est-ce que vous les connaissez?
—Comment ne les connaîtrais-je pas? Ces malheureuses sont dans la misère, je ne sais vraiment pas de quoi elles vivent. A l’époque où fut tué D. Francisco Troya, on fit une souscription pour les empêcher de mourir de faim, mais cela ne put pas les mener bien loin.
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—Pauvres filles! Je me figure qu’elles ne sont pas des modèles de vertu...
—Pourquoi donc?.. Je ne crois pas ce qu’on dit d’elles dans la ville.
La jalousie s’ouvrit de nouveau.
—Bonsoir, mesdemoiselles,—cria D. Juan Tafetan aux trois jeunes filles qui apparurent artistiquement groupées.—Le caballero que voici prétend qu’on ne doit pas cacher ce qui est beau, et demande que vous ouvriez toute grande la jalousie.
Mais la jalousie se referma au contraire tout à fait et un joyeux concert d’éclats de rire remplit la morne rue de ses retentissants échos. On eût pu croire entendre passer une troupe d’oiseaux jaseurs.
—Voulez-vous que nous allions chez elles?—demanda tout à coup Tafetan.
Ses yeux scintillaient et un sourire libertin vint se jouer sur ses lèvres livides.
—Mais quelle sorte de gens est-ce?..
—Soyez sans inquiétude, Sr. de Rey... Ces pauvres filles sont honnêtes. Si elles se nourrissent d’air, comme les reptiles, qu’y peut-on trouver à redire. Et dites-moi, qui n’a pas à manger peut-il pécher? Les infortunées sont toujours assez vertueuses. Dans le cas même où elles pécheraient, leurs jeûnes prolongés suffiraient à purifier leur conscience.
—Allons-y donc.
Quelques instants après, D. Juan Tafetan et Pepe 137 Rey pénétraient dans la chambre des petites Troya. L’aspect de la misère soutenant là une horrible lutte contre elle-même affligea profondément le jeune homme. Les trois jeunes filles étaient très jolies, surtout les deux plus jeunes, brunes, pâles, avec de grands yeux et une fine taille. Bien vêtues et bien chaussées, on les eût prises pour des filles de duchesses aspirant à devenir princesses.
Lorsque les visiteurs entrèrent, elles furent quelque peu interdites, mais leur naturel frivole et gai eut bien vite repris le dessus. Elles vivaient dans la misère comme les oiseaux en cage, ne chantant pas moins derrière les barreaux que sous les opulents ombrages des bois. Elles passaient toute la journée à coudre, ce qui indiquait déjà un commencement d’honnêteté, mais aucune personne jouissant de quelque considération à Orbajosa ne les fréquentait. Elles étaient, jusqu’à un certain point, proscrites, mal vues, tenues à distance, ce qui, jusqu’à un certain point, indiquait aussi quelque motif de scandale. Le souci de la vérité nous oblige à dire que les demoiselles Troya devaient surtout leur mauvaise réputation au déplorable penchant qu’on leur attribuait de bavarder, faire des cancans, brouiller les gens et s’amuser de tout. Elles adressaient des lettres anonymes aux plus graves personnages et donnaient des sobriquets à tous les habitants d’Orbajosa, depuis l’évêque jusqu’au dernier des meurt-de-faim; elles lançaient de petites pierres 138 aux passants, et se cachaient ensuite derrière leurs jalousies pour rire entre elles de l’étonnement ou de l’effroi de celui qui avait été atteint. Elles connaissaient les faits et gestes de tous les gens du voisinage qu’elles épiaient par toutes les lucarnes et par tous les trous de la partie haute de la maison; elles chantaient pendant la nuit sur leur balcon; elles se masquaient à l’époque du carnaval afin de pénétrer dans les appartements des meilleures familles et commettaient mille autres impertinences ou espiègleries en usage dans les petits endroits.—En résumé, quel qu’en pût être le motif, le gracieux trio Troyen était marqué au front d’un de ces stigmates qui, une fois infligés par une population, persistent implacablement jusqu’au-delà de la tombe.
—Ce caballero est celui qu’on prétend être venu pour découvrir des mines d’or?—dit l’une.
—Et démolir la cathédrale pour construire avec ses matériaux une fabrique de chaussures?—ajouta une autre.
—Et remplacer à Orbajosa la culture de l’ail par celle du coton ou de la cannelle?
Pepe ne put s’empêcher de rire à l’audition de pareilles absurdités.
—Il n’est venu ici que pour enlever les plus jolies filles et les emmener à Madrid,—dit Tafetan.
—Ah! c’est bien volontiers que je le suivrais!—s’écria l’une d’elles.
—C’est bon, c’est bon, je vous emmènerai toutes 139 les trois—affirma Pepe.—Mais je réclame une explication; pourquoi vous moquiez-vous de moi lorsque j’étais à la croisée du Casino?
De nouveaux éclats de rire accueillirent cette question.
—Mes sœurs sont des folles—répondit enfin l’aînée.—C’est parce que nous pensons que vous méritez mieux que la fille de doña Perfecta.
—C’est parce que celle de mes sœurs que voici dit que vous perdez votre temps, Rosarito n’aimant que les gens d’église.
—Que prétends-tu donc? Je n’ai pas dit cela. C’est toi qui prétendais que ce caballero est un luthérien athée qui entre dans la cathédrale le cigare à la bouche et le chapeau sur la tête.
—Mais cela je ne l’ai pas inventé—répliqua la plus jeune—je l’ai entendu dire hier à Suspiritos.
—Et qui est cette Suspiritos qui débite sur mon compte de pareilles sottises?
—Suspiritos, c’est... Suspiritos.
—Mes enfants—dit Tafetan d’un air doucereux,—voilà le marchand d’oranges qui passe. Appelez-le; je veux vous offrir des oranges.
L’une des sœurs appela le marchand.
La conversation entamée par ces jeunes filles déplut passablement à Pepe Rey et fit s’évanouir la légère impression de plaisir qu’il avait tout d’abord éprouvée en se trouvant au milieu de cette joyeuse et expansive réunion. Il ne put cependant s’empêcher 140 de rire quand il vit don Juan Tafetan décrocher du mur une petite guitare et en pincer avec autant de grâce et de brio qu’il l’eût fait dans sa jeunesse.
—On m’a appris, mesdemoiselles, que vous chantez à ravir—dit Rey.
—Faites chanter D. Juan Tafetan.
—Je ne chante pas.
—Moi non plus, s’empressa de dire la sœur cadette, en offrant à l’ingénieur quelques tranches de l’orange qu’elle venait de peler.
—Voyons, Maria Juana, ne quitte pas ta couture,—lui dit l’aînée.—Il est tard, et il faut que nous achevions ce soir cette soutane.
—On ne travaille pas aujourd’hui. Au diable les aiguilles, s’écria Tafetan.
Et aussitôt il entonna une chanson.
—Les gens s’arrêtent dans la rue—dit la cadette des Troya en se mettant au balcon. Les éclats de voix de don Juan Tafetan s’entendent de la place... Juana, Juana!...
—Qu’y a-t-il?
—Voilà Suspiritos qui passe.
La plus jeune courut au balcon.
—Lance-lui un morceau d’écorce à la tête.
Pepe Rey s’avança aussi; il vit passer dans la rue une dame, sur le chignon de laquelle la jeune fille envoya fort adroitement s’aplatir une peau d’orange. Elle et la cadette refermèrent vivement la jalousie, 141 et les trois sœurs s’efforcèrent ensuite d’étouffer leurs éclats de rire afin de n’être pas entendues de la rue.
—On ne travaille pas aujourd’hui—s’écria l’une d’elles en renversant du pied la corbeille de travail.
—Ce qui revient à dire qu’on ne mangera pas demain—ajouta l’aînée en rassemblant les objets épars sur le plancher.
Pepe Rey porta instinctivement la main à son gousset. Il leur aurait de bonne grâce donné quelque argent. La vue de ces malheureuses orphelines que le monde proscrivait à cause de leur frivolité l’attristait profondément. Si le seul péché des trois sœurs, si l’unique distraction qu’elles eussent dans leur isolement, leur pauvreté, leur abandon, consistait à lancer des peaux d’orange sur les passants, on pouvait bien leur pardonner. Les mœurs austères de la petite ville qu’elles habitaient les avaient peut-être bien préservées du vice; mais cependant ces malheureuses manquaient du décorum et de la retenue qui sont les formes ordinaires et les plus visibles de la pudeur, et il n’était pas trop téméraire de supposer qu’elles avaient jeté par la fenêtre quelque chose de plus que des écorces d’orange. Pepe Rey se sentait pris pour elles d’une profonde pitié. Il remarqua leurs misérables vêtements ajustés, drapés et rapiécés de mille façons pour les faire paraître neufs, il remarqua leurs chaussures percées... et de nouveau porta la main à sa poche.
142
—Il n’est pas impossible que le vice habite ici—se dit-il à lui-même;—mais les physionomies, les meubles, tout me prouve que je me trouve en présence des restes malheureux d’une honnête famille. Si ces pauvres filles étaient aussi dépravées qu’on le prétend, elles vivraient moins misérablement et ne travailleraient pas. Il y a des hommes riches à Orbajosa.
Les trois sœurs s’approchaient de lui tour à tour. Elles allaient de Pepe au balcon et du balcon à Pepe, tout en soutenant une conversation animée et légère qui indiquait—il faut en convenir—une sorte d’innocence au milieu de tant d’insouciance et de frivolité.
—Quelle excellente dame est doña Perfecta! Sr. D. José.
—C’est la seule personne qui n’ait pas de sobriquet, et la seule dont on ne dise pas du mal à Orbajosa.
—Tout le monde la respecte.
—Tout le monde l’adore.
Le jeune homme répondait en faisant l’éloge de sa tante, mais il lui prenait à chaque instant une furieuse envie de tirer de l’argent de sa poche et de dire: «Maria Juana, prenez ceci pour vous acheter des bottines; Pepa, voilà de quoi acheter une robe; Florentina, mettez cela de côté pour vous nourrir pendant une semaine...» Et il fut sur le point de le faire comme il en avait l’intention.
143
Elles coururent toutes les trois au balcon pour voir quelqu’un qui passait dans la rue. D. Juan Tafetan, profitant de ce moment, se pencha vers Pepe et lui dit à voix basse:
—Quels démons! n’est-il pas vrai?... Pauvres créatures!... Il semble vraiment impossible qu’elles puissent être si gaies, alors... soyez-en bien certain, alors qu’elles n’ont pas dîné aujourd’hui.
—D. Juan, D. Juan!—cria Pepilla. Par ici vient votre ami Nicolasito Hernandez, autrement dit Cierge Pascal, coiffé de son chapeau à trois étages. Il s’avance en priant à voix basse, sans doute pour les âmes de ceux qu’en les ruinant il a envoyés dans l’autre monde.
—Je parie que vous n’oserez pas l’appeler par son sobriquet.
—Voulez-vous voir?
—Juana, ferme les jalousies. Laissons-le passer et lorsqu’il tournera le coin, je crierai Cirio! Cirio Pascual!
D. Juan Tafetan les suivit sur le balcon en disant:
—Venez, D. José; il faut que vous fassiez connaissance avec ce type.
Pepe Rey mit à profit le moment où les trois sœurs et D. Juan s’amusaient follement à jeter à Nicolasito Hernandez le surnom qui le rendait si furieux, pour s’approcher avec précaution de l’un des nécessaires de couture qui se trouvaient dans l’appartement 144 et y déposer la demi-quadruple qui lui restait du jeu.
Puis il courut aussi au balcon juste au moment où la cadette et la plus jeune des sœurs Troya criaient en éclatant de rire: Cirio Pascual! Cirio Pascual!
Après avoir joué ce mauvais tour à l’usurier, elles entamèrent toutes les trois avec leurs deux visiteurs une conversation qui roula sur les faits et les personnes de la ville. L’ingénieur, craignant que leur espièglerie ne fût découverte pendant qu’il était encore là, voulut s’en aller, ce qui déplut fort à nos donzelles. L’une d’elles, qui était déjà sortie de la chambre, revint en disant:
—Suspiritos est déjà en train de ranger ses effets.
—D. José ne sera pas fâché de la voir—dit l’une des autres.
—C’est une très belle femme. Et qui se coiffe maintenant à l’instar des dames de Madrid.—Venez donc, messieurs.
Elles les conduisirent à la salle à manger (pièce qui ne servait que très rarement) donnant sur une terrasse où se trouvaient, avec quelques vases à fleurs, pas mal de meubles abandonnés et hors 146 d’usage. Du haut de cette terrasse on apercevait, dans la cour d’une maison voisine, une galerie remplie de plantes grimpantes et de belles fleurs entretenues avec le plus grand soin. Tout indiquait que c’était là la demeure de gens modestes, rangés et laborieux.
Nos trois espiègles s’avançant jusqu’au bord de la plate-forme examinèrent attentivement la maison, puis, imposant silence aux jeunes gens, allèrent se placer dans un endroit abrité de tous les regards où elles ne risquaient pas d’être aperçues.
—Elle sort maintenant de la dépense avec un poêlon plein de pois chiches—dit Maria Juana en allongeant le cou afin de voir un peu.
—Pan!—s’écria une autre en lançant une petite pierre.
—Elles nous ont cassé un autre carreau, ces...
Cachées dans l’angle de la terrasse, près des deux jeunes gens, les trois sœurs étouffaient leurs rires.
—La señora Suspiritos est fort en colère—dit Pepe Rey.—Pourquoi la nommez-vous ainsi?
—Parce que, lorsqu’elle parle, elle pousse un soupir entre chaque parole, et qu’elle se plaint toujours, bien qu’elle ne manque de rien.
Il se fit un moment de silence dans la maison d’en bas. Pépita Troya regarda avec précaution.
—La voilà qui revient—murmura-t-elle à voix très basse en imposant silence à tous.—Maria, 147 donne-moi un petit caillou. Allons-y... zas!... ça y est.
—Tu ne l’as pas atteinte.
—Il a donné contre le sol.
—Voyons si je serai plus habile... Il faut attendre qu’elle sorte de nouveau de la dépense.
—La voilà, la voilà qui sort. En garde, Florentina.
—Une... deux... trois!... Paf!...
On entendit en bas un cri de douleur, une plainte énergique, une exclamation, car c’était un homme qui avait reçu le coup.
Pepe Rey put clairement distinguer ces paroles:
—Satanées filles! Elles m’ont fait un trou à la tête... Jacinto!... Jacinto! Mais quelles canailles de voisines avons-nous donc là!...
—Jésus,—Marie,—Joseph! qu’ai-je fait là!—s’écria Florentina consternée; mon caillou a donné contre la tête du Sr. D. Inocencio.
—Du Penitenciario?—demanda Pepe Rey stupéfait.
—Lui-même.
—Est-ce qu’il demeure dans la maison?
—Où demeurerait-il donc?
—Cette «señora des suspiros...»
—Est sa nièce, sa gouvernante ou je ne sais quoi. Nous nous amusons bien à ses dépens parce qu’elle est ridicule; mais nous ne nous hasardons pas à jouer des tours au señor Penitenciario.
148
Pendant que s’échangeaient vivement les phrases de ce dialogue, Pepe Rey vit en face de la terrasse et très près de lui s’ouvrir les vitres d’une croisée appartenant à la maison bombardée, et apparaître un visage connu, un visage dont la vue le déconcerta, le consterna et le rendit tout pâle et tout tremblant. C’était Jacintito qui, interrompu dans ses graves études, avait ouvert la fenêtre de son cabinet et se présentait, la plume derrière l’oreille, entre les deux battants. Son pudique, rose et frais visage donnait à cette apparition quelque chose de semblable à celle de l’aurore.
—Bonsoir, Sr. D. José,—dit-il gaîment.
La voix d’en bas cria de nouveau:
—Jacinto!... Jacinto, viens donc!...
—Me voilà, mon oncle. J’étais entrain de saluer un ami...
—Allons-nous-en, allons-nous-en! cria Florentina tout effrayée.
—Le señor Penitenciario va monter dans la chambre de D. Nominavito pour nous gratifier d’une réponse.
—Allons-nous-en vite, et fermons derrière nous la porte de la salle à manger.
La terrasse fut immédiatement abandonnée.
—Vous auriez dû prévoir que, de l’intérieur de son temple du savoir, Jacintito nous observerait—dit Tafetan.
—D. Nominavito est de nos amis—répondit 149 l’une des sœurs.—De l’intérieur de son temple de la science, il nous débite en cachette mille tendresses et nous envoie de même une infinité de baisers.
—Jacinto!—demanda l’ingénieur.—Mais quel diable de surnom lui avez-vous donné?
—D. Nominavito—dirent les trois jeunes filles en riant aux éclats.
—Nous l’avons surnommé ainsi parce qu’il est très savant.
—Non, c’est parce que lorsque nous étions enfants, il était enfant aussi; et que lorsque nous montions pour jouer sur la terrasse, nous l’entendions étudier à haute voix ses leçons.
—Oui, il passait toute la sainte journée à psalmodier.
—Dis donc à décliner. Voici comment il faisait: Nominavito, Genivito, Davito, Accusavito...
—Je suppose que j’ai aussi mon sobriquet—dit Pepe Rey.
—Que Maria Juana vous le dise—répondit Florentina en se cachant.
—Moi?... Pepa, dis-le lui, toi.
—Vous n’avez pas encore de surnom, D. José.
—Mais j’en aurai un. Je vous promets de venir apprendre ce nom de baptême et recevoir la confirmation—dit le jeune homme en manifestant l’intention de se retirer.
—Comment, vous partez déjà?...
150
—Oui. Nous vous avons fait perdre assez de temps. Au travail, mes enfants. Jeter des pierres aux voisins et aux passants n’est pas précisément l’occupation la plus convenable pour des jeunes filles de votre mérite et de votre beauté... Au revoir...
Et sans attendre de nouvelles raisons ni s’attarder à écouter les compliments des trois espiègles, il sortit au plus vite de la maison où il laissa D. Juan Tafetan.
La scène à laquelle il venait d’assister, la vexation éprouvée par le chanoine, l’apparition imprévue du petit docteur, accrurent les inquiétudes, les craintes et les fâcheux pressentiments qui troublaient l’esprit du pauvre ingénieur. Il regretta de toute son âme d’avoir mis les pieds dans la maison des filles Troya, et, résolu à mieux employer ses loisirs tant que durerait sa tristesse, il se mit à parcourir les rues de la ville.
D’abord il visita le marché, puis la rue de la Triperie dans laquelle se trouvaient les principaux magasins; il observa sous tous leurs aspects l’industrie et le commerce de la grande Orbajosa, et, comme il ne trouvait là que de nouveaux sujets de dégoût, il se dirigea vers la promenade de Las Descalzas; mais là il ne rencontra que quelques chiens errants, le vent fort incommode qui soufflait ayant obligé señoras et caballeros à rester chez eux ce soir-là. Il alla à la pharmacie où se réunissaient diverses 151 sortes de progressistes ruminants qui ne cessaient de rabâcher sans fin le même thème; il s’y ennuya encore davantage. Comme il passait près de la cathédrale, il entendit les sons de l’orgue et les magnifiques chants du chœur. Il entra. Se souvenant des observations de sa tante relativement à l’attitude respectueuse à garder dans l’église, il alla s’agenouiller devant le maître-autel;—ensuite, il visita une chapelle, et il se disposait à pénétrer dans une autre, lorsqu’un clerc, bedeau ou chasse-chiens quelconque s’approcha de lui d’un air fort peu révérencieux, et lui dit d’une voix insolente:
—Sa Grandeur vous fait dire de sortir d’ici.
L’ingénieur sentit le sang lui monter à la tête. Il obéit sans prononcer une parole.
Chassé de partout par une force supérieure ou par son propre dégoût, il ne lui restait plus d’autre ressource que de rentrer chez sa tante, où l’attendaient:
1o Le tio Licurgo, pour lui annoncer un second procès;
2o Le Sr. D. Cayetano, pour lui lire un nouveau fragment de ses Lignages d’Orbajosa;
3o Caballuco, pour une affaire qu’il n’avait pas fait connaître;
4o Et enfin, doña Perfecta et son aimable sourire... pour ce qu’on verra dans le chapitre suivant.
Une nouvelle tentative qu’il fit pour voir sa cousine Rosario échoua à la tombée de la nuit. Pepe Rey s’enferma dans sa chambre pour écrire plusieurs lettres, mais il ne put chasser de son esprit une idée fixe.
—Ce soir ou demain—se disait-il—tout cela finira d’une façon ou d’une autre.
Lorsqu’on l’appela pour le souper, doña Perfecta alla à lui dans la salle à manger et lui dit à brûle-pourpoint:
—Ne t’inquiète pas, mon cher Pepe; j’apaiserai le señor D. Inocencio. Je suis déjà au courant. Maria Remedios, qui sort d’ici, m’a tout raconté.
La physionomie de la señora rayonnait d’une satisfaction semblable à celle d’un artiste orgueilleux de son œuvre.
—Quoi?
—Je te disculperai, te dis-je. Tu avais bu quelques 153 verres au Casino, n’est-il pas vrai? Voilà ce que c’est que de faire de mauvaises connaissances. D. Juan Tafetan, les filles Troya!... Cela est horrible, épouvantable. As-tu bien réfléchi?
—J’ai parfaitement réfléchi, señora—répondit Pepe décidé à ne pas entrer en discussion avec sa tante.
—Je me garderai bien d’écrire à ton père ce que tu as fait.
—Vous pouvez lui écrire ce qu’il vous plaira.
—Tu te défendras en me démentant.
—Je ne démens personne.
—Alors tu avoues que tu es allé dans la maison de ces...
—J’y suis allé.
—Et que tu leur as donné une demi-quadruple,—car, d’après ce que m’a dit Maria Remedios, Florentina est descendue ce soir pour se faire changer une demi-quadruple dans une boutique. Elles ne pouvaient l’avoir gagnée par leur travail. Tu es aujourd’hui allé chez elles; donc...
—Donc, c’est moi qui la leur ai donnée. Parfaitement.
—Tu ne le nies pas.
—Et pourquoi le nierais-je? Je crois que je peux faire de mon argent ce que bon me semble.
—Mais certainement tu soutiendras que tu n’as pas jeté de pierres au Sr. Penitenciario.
—Je n’en ai pas jeté moi-même.
154
—Je veux dire qu’en ta présence elles...
—Ceci est autre chose.
—Et elles ont insulté la pauvre Maria Remedios!
—Je ne le nie pas non plus.
—Mais comment justifieras-tu ta conduite? Pepe... pour l’amour de Dieu!—Tu ne réponds rien, tu ne te repens pas, tu ne protestes pas... tu ne...
—Je ne dis rien, absolument rien, señora.
—Tu n’essaies pas même de t’excuser auprès de moi.
—Je ne vous ai pas insultée...
—Allons, il ne te manque plus que de... Tiens, prends ce bâton et frappe-moi.
—Je ne frappe personne.
—Quel manque de respect!... Quel... Ne soupes-tu pas?
—Je souperai.
Il y eut une pause de plus d’un quart d’heure. D. Cayetano, doña Perfecta et Pepe Rey mangeaient en silence. Cette pause fut interrompue par l’entrée de D. Inocencio dans la salle à manger.
—Combien j’en ai été fâché, mon très cher Sr. D. José!... Ah! croyez que j’en ai été bien vivement fâché,—dit-il en pressant la main du jeune homme et le regardant avec une expression de profonde commisération.
L’ingénieur ne sut que répondre, tant sa confusion était grande.
155
—Je veux parler de ce qui s’est passé ce soir.
—Ah!... oui.
—De votre expulsion de l’enceinte sacrée de notre église cathédrale.
—Monseigneur l’Evêque—dit Pepe Rey—aurait dû y regarder à deux fois avant de faire chasser un chrétien de l’église.
—C’est vrai, mais je ne sais qui a mis dans la tête à Sa Grandeur que vous êtes un homme de mauvaises mœurs; je ne sais qui lui a dit que vous faites partout profession d’athéisme, que vous vous moquez des choses et des personnes saintes, et même que vous avez le projet de démolir la cathédrale pour bâtir avec ses pierres une fabrique de goudron. J’ai essayé de la dissuader, mais Sa Grandeur est quelque peu obstinée.
—Merci de votre extrême bonté, Sr. D. Inocencio.
—Et d’autant plus que D. Inocencio n’a pas sujet d’avoir pour toi de telles considérations. Il s’en est fallu de peu qu’on ne l’étendit raide mort sur le sol.
—Bah!... qu’est-ce que cela?—dit en riant l’ecclésiastique. On est déjà informé ici de cette espièglerie?... Je gage que Maria Remedios est venue vous en parler. Je le lui avais pourtant défendu, formellement défendu. La chose en elle-même a si peu d’importance. N’est-il pas vrai, Sr. de Rey.
—Puisque vous en jugez ainsi...
156
—C’est mon opinion. Histoires de jeunes gens... La jeunesse, quoi qu’en puissent dire les modernes, est portée au vice et aux actions vicieuses. Le Sr. D. José, qui est une personne de si grand mérite, ne pouvait être parfait... qu’y a-t-il d’extraordinaire à ce que ces jolies filles l’aient séduit, et, après lui avoir pris son argent, l’aient rendu complice de leurs imprudentes et criminelles attaques contre leurs voisins. Malgré la douloureuse part qui m’est échue dans les jeux de cette après-midi—ajouta-t-il en portant la main à sa blessure—je ne me donne pas pour offensé, mon cher ami, et je ne veux pas même vous ennuyer plus longtemps en faisant allusion à ce regrettable incident... J’ai éprouvé une véritable affliction, en apprenant que Maria Remedios était venue tout raconter ici.... Elle est si bavarde, ma chère nièce... Voulez-vous gager qu’elle aura aussi parlé de la demi-quadruple, et de vos badinages avec ces filles sur la terrasse, et de leurs allées et venues et agaceries, et de la danse échevelée de D. Juan Tafetan?... Ce sont pourtant des choses qui devraient rester secrètes.
Pepe Rey ne savait vraiment pas ce qui le mortifiait le plus, de la sévérité de sa tante ou de l’hypocrite condescendance du chanoine.
—Pourquoi n’en parlerait-on pas?—répliqua la señora. Il ne paraît pas lui-même rougir de sa conduite. On peut le dire bien haut. Nous tiendrons la chose secrète uniquement pour ma chère fille, 157 parce que dans l’état d’excitation nerveuse où elle se trouve les accès de colère sont à redouter.
—Laissez donc, señora, tout cela n’a pas une bien grande importance—ajouta le Penitenciario.—Mon avis est qu’on ne dise plus un mot de cette affaire; et quand c’est celui qui a reçu le coup de pierre qui parle ainsi, les autres peuvent se déclarer satisfaits... Ah! ce n’était pas un coup pour rire, Sr. D. José! J’ai cru qu’on me fendait le crâne en deux et que mes cervelles s’échappaient par cette fente.
—Combien je regrette cet accident!... balbutia Pepe Rey.—J’en suis vraiment navré, bien que n’ayant pas participé...
—Votre visite à ces demoiselles Troya sera très remarquée dans le pays—dit le chanoine.—Ici, messieurs, nous ne sommes pas à Madrid, nous ne sommes pas dans ce foyer de corruption, de scandale...
—Là-bas, tu peux visiter les lieux les plus immondes—accentua doña Perfecta—sans que personne en sache rien.
—Ici, nous nous observons beaucoup—poursuivit D. Inocencio. Nous tenons compte de tout ce que font nos voisins, et, grâce à ce système de vigilance, la morale publique se maintient à un niveau convenable... Vous pouvez m’en croire, mon cher ami, vous pouvez m’en croire, et je ne dis pas cela pour vous faire de la peine, vous êtes le premier caballero 158 de distinction qui en plein jour... le premier, oui, monsieur... Trojæ qui primus ab oris...
A ces mots il se mit à rire et frappa doucement sur l’épaule de l’ingénieur en signe de bienveillance et d’amitié.
—Combien il m’est doux—dit le jeune homme en dissimulant sa colère sous les paroles qui lui parurent le plus propres à répondre à l’artificieuse ironie de ses interlocuteurs—de trouver en vous tant de tolérance et de générosité, lorsque je méritais par ma criminelle conduite...
—Eh! quoi donc? Est-ce qu’on peut traiter comme le premier venu—dit doña Perfecta—un individu qui est de notre sang et qui porte notre propre nom? Tu es mon neveu, tu es le fils du meilleur et du plus saint des hommes, de mon frère Juan, cela suffit. Hier soir, le secrétaire de Monseigneur vint ici même me faire savoir que Sa Grandeur est fort ennuyée que je te garde dans ma maison.
—Encore cela?—murmura le chanoine.
—Encore cela. Et je répondis que, malgré tout le respect que mérite Monseigneur, malgré toute l’affection et toute la vénération que j’ai pour lui, mon neveu est mon neveu, et que je ne puis le mettre à la porte de chez moi.
—Voilà encore une nouvelle singularité que je trouve dans ce pays—dit Pepe Rey blêmissant de colère.—A ce qu’il paraît, c’est ici l’évêque qui commande dans toutes les maisons.
159
—Monseigneur est un saint. Il me veut tant de bien qu’il se figure que tu vas nous communiquer ton athéisme, ton indifférence, tes idées extravagantes... Je lui ai pourtant dit plusieurs fois que tu as un fond excellent.
—Aux hommes d’un talent supérieur, on doit toujours passer quelque chose—manifesta D. Inocencio.
—Et ce matin, pendant que je me trouvais chez les dames de Cirujeda, ah! tu ne peux te figurer dans quel état elles m’ont mis la tête... Tu es venu, disaient-elles, pour démolir la cathédrale; tu as reçu des protestants anglais la mission de prêcher l’hérésie en Espagne, tu passes les nuits entières à jouer au Casino; tu en sors pris de boisson... «Mais, señoras,—leur ai-je répondu—voulez-vous que j’envoie mon neveu à l’auberge?» Quand elles disent que tu t’enivres elles se trompent, et pour ce qui est du jeu, je ne sache pas que tu aies joué avant cette après-midi.
Pepe Rey se trouvait dans cette situation d’esprit où l’homme le plus pacifique n’a plus d’empire sur lui-même et se sent poussé par une force aveugle et brutale à étrangler, souffleter, rompre des crânes et briser des os. Mais doña Perfecta était femme et de plus était sa tante; D. Inocencio était un vieillard et était prêtre. Outre cela les voies de fait sont de mauvais goût et indignes de personnes chrétiennes, et bien élevées. Il lui 160 restait la ressource de laisser s’échapper son ressentiment, qu’il avait de la peine à comprimer, dans des phrases honnêtement et modérément exprimées, —mais il trouva même prématuré ce dernier moyen dont, à son avis, il ne devait pas user avant le moment où il sortirait définitivement de cette maison et de la ville d’Orbajosa. Refoulant donc en lui-même sa colère, il attendit.
Jacinto arriva au moment où la scène finissait.
—Bonsoir, Sr. D. José... dit-il en donnant au jeune homme une poignée de main.—Vous et vos amies m’avez empêché de travailler cette après-midi. Je n’ai pas pu écrire une ligne. Et j’avais à faire...
—Pauvre Jacinto! Combien je le déplore! Mais d’après ce qu’elles m’ont dit, vous jouez et badinez aussi quelquefois avec elles.
—Moi!—s’écria le pauvre garçon qui aurait voulu se mettre dans un trou de fourmi. Bah! Vous savez bien que Tafetan ne dit jamais une parole vraie... Mais, est-il bien sûr que vous nous quittez, Sr. de Rey?
—Est-ce que cela se dit dans le pays?...
—Oui, j’en ai entendu parler au Casino, de même que chez D. Lorenzo Ruiz.
Rey contempla un instant la rose et fraîche face de D. Nominavito. Puis il dit:
—Ce n’est pas encore sûr. Ma tante est on ne peut plus contente de moi; elle méprise les calomnies 161 que débitent gracieusement sur mon compte les Orbajociens... et elle ne me met pas à la porte de sa maison, bien que Monseigneur le lui ait demandé.
—Pour ce qui est de te mettre à la porte... jamais je ne le ferai. Que dirait ton père!
—En dépit de vos bontés pour moi, ma chère tante, en dépit de la sincère amitié que me témoigne le señor chanoine, il pourrait bien se faire que je me décidasse à partir...
—Toi, partir!
—Partir, vous!
Un étrange éclair brilla dans les yeux de doña Perfecta. Et bien qu’il fût passé maître dans l’art de dissimuler, le chanoine ne put cacher sa joie.
—Oui, peut-être même cette nuit...
—Mais, mon Dieu, comme tu es pressé!... Pourquoi n’attends-tu pas jusqu’à demain matin?... Voyons... Juan, allez dire au tio Licurgo de préparer le bidet... Je suppose que tu emporteras un peu de viande froide... Nicolaso!... le morceau de veau qui se trouve dans le buffet... Qu’on donne tout de suite ses effets au señorito.
—Non, je ne puis croire que vous preniez une si brusque détermination,—dit D. Cayetano qui se crut obligé de dire quelque chose.
—Mais, vous nous reviendrez, n’est-il pas vrai? demanda le chanoine.
—A quelle heure passe le train du matin?—demanda 162 à son tour doña Perfecta dont les yeux réfléchissaient la fiévreuse impatience à laquelle elle était en proie.
—Si je pars... je partirai cette nuit même.
—Mais, il ne fait pas même clair de lune.
Dans l’âme de doña Perfecta, dans l’âme du Penitenciario, dans l’âme juvénile du petit docteur, résonnèrent, comme une céleste harmonie, ces dernières paroles: «cette nuit même.»
—Je suppose bien, mon cher Pepe, que tu reviendras... J’ai écrit aujourd’hui à ton père, à ton excellent père... s’écria doña Perfecta avec tous les symptômes physionomiques qui précèdent l’apparition d’une larme dans les yeux.
—Je vous chargerai de quelques commissions—dit le savant.
—C’est une excellente occasion pour demander le fascicule qui me manque de l’ouvrage de l’abbé Gaume—indiqua le petit avocat.
—Vraiment, Pepe, tu as des impatiences et des façons de t’en aller—murmura la señora la figure souriante et les yeux fixés sur la porte de la salle à manger—mais j’oubliais de te dire que Caballuco t’attend et a besoin de te parler.
Tous les regards se tournèrent vers la porte, dans l’embrasure de laquelle apparut l’imposante figure du centaure sérieux, fronçant le sourcil gauche en voulant saluer avec amabilité, superbement farouche, mais un peu défiguré par les efforts inouïs qu’il faisait pour sourire poliment, marcher sans faire de bruit et maintenir dans une position correcte ses bras herculéens.
—Avancez, Sr. Ramos—dit Pepe Rey.
—Mais non—objecta doña Perfecta—ce qu’il veut te dire est une sottise.
—Qu’il la dise.
—Je ne dois pas permettre que d’aussi ridicules questions soient agitées dans ma maison...
—Que désire de moi le Sr. Ramos?
Caballuco prononça quelques mots.
—Assez, assez... s’écria en riant doña Perfecta.—N’assomme 164 pas davantage mon neveu. Pepe, ne fais pas attention à cet importun... Voulez-vous que je vous dise en quoi consiste l’offense faite au grand Caballuco?
—L’offense?
—Je me le figure, indiqua le Penitenciario, en s’enfonçant dans son fauteuil et riant à gorge déployée.
—Je voulais dire au Sr. D. José... grogna le formidable écuyer.
—Tais-toi, pour l’amour de Dieu, ne nous romps pas les oreilles.
—Señor Caballuco—manifesta le chanoine—c’est chose fort grave que les seigneurs de la cour viennent supplanter les rudes «caballistas»[25] de nos sauvages contrées...
—En deux mots, Pepe, voici la question: Caballuco est le je ne sais quoi...
Le rire l’empêcha de continuer.
—Le je ne sais quoi—poursuivit D. Inocencio—de l’une des filles Troya, de Mariquita Juana, si je ne me trompe.
—Et il est jaloux! Après son cheval, Mariquita Troya est ce qu’il a de plus précieux sous le soleil.
—Charmant en vérité!—s’écria la señora.—Pauvre Cristobal! Tu as pu croire qu’une personne 165 comme mon neveu?... Mais voyons, qu’allais-tu lui dire? Explique-toi.
—Nous nous expliquerons plus tard, le Sr. D. José et moi—répondit brusquement le bravo de l’endroit.
Et il sortit sans en dire davantage.
Bientôt après Pepe Rey sortit aussi de la salle à manger pour regagner sa chambre. Il se trouva face à face dans la galerie avec son antagoniste troyen et ne put s’empêcher de rire en voyant l’épouvantable gravité de l’amant offensé!
—Un mot—dit celui-ci en se plantant résolument sur le passage de l’ingénieur.—Savez-vous qui je suis?
Et cela disant, il posa sa lourde main sur l’épaule de l’ingénieur avec une si franche insolence que celui-ci ne put s’empêcher de le repousser énergiquement.
—Il n’est pas nécessaire de m’écraser pour cela.
Le fier-à-bras, légèrement déconcerté, recula de quelques pas et regardant audacieusement Rey répéta son refrain provocateur:
—Savez-vous qui je suis?
—Oui, je sais que vous êtes un animal.
Il le rejeta brusquement d’un côté du passage et entra dans sa chambre. Etant donné l’état mental momentané de notre malheureux ami, ses actions devaient tendre à la très prompte réalisation de ce plan définitif: rompre immédiatement la tête à 166 Caballuco, prendre ensuite congé de sa tante en motivant son départ par des raisons sérieuses qui, bien qu’exprimées avec modération, lui allassent à l’âme, saluer froidement le chanoine et embrasser l’inoffensif D. Cayetano; administrer, pour compléter la fête, une bonne volée de coups de bâton au tio Licurgo, quitter Orbajosa cette nuit même et secouer la poussière de ses souliers à la sortie de cette ville.
Mais au milieu de tant de dégoûts et d’amertumes, les pensées du jeune homme persécuté ne pouvaient se détacher d’une autre malheureuse créature qu’il supposait être dans une situation encore plus douloureuse et plus critique que la sienne. Sur les pas de l’ingénieur entra dans sa chambre une servante:
—Lui as-tu remis ma lettre?—demanda-t-il.
—Oui, monsieur, et elle m’a donné ceci pour vous.
Rey prit des mains de la domestique un imperceptible fragment de journal en marge duquel il lut ces mots: «On me dit que tu vas partir. Moi, je vais mourir.»
Lorsque Pepe Rey rentra dans la salle à manger, le tio Licurgo se présentant sur la porte demandait:
—Pour quelle heure faut-il préparer le bidet?
—Pour aucune—répondit vivement Pepe Rey.
—Alors tu ne pars pas cette nuit?—dit doña Perfecta—mieux vaut, en effet, que ce soit demain matin.
167
—Demain matin non plus.
—Et quand donc?
—C’est ce que nous verrons—répondit-il froidement, en regardant sa tante avec un calme imperturbable.—Pour le moment, je n’ai plus l’intention de partir.
Ses yeux semblaient lui jeter un énergique défi.
Doña Perfecta devint d’abord cramoisie et blême ensuite. Elle regarda le chanoine qui avait ôté ses lunettes d’or pour les essuyer, et puis fixa alternativement ses regards sur chacun des autres assistants y compris Caballuco qui, entré quelques instants avant, s’était assis sur le bord d’une chaise. Doña Perfecta les passa en revue comme un général en chef ses divers corps d’armée.—Ensuite, elle examina la physionomie pensive et calme de son neveu, de ce stratégiste ennemi qui venait tout à coup de prendre position, alors qu’on le croyait en pleine et honteuse déroute.
Sang, ruine et désolation!... Une grande bataille se préparait.
Orbajosa dormait. Ainsi que des yeux fatigués qui ne peuvent vaincre le sommeil, les rares réverbères de la partie éclairée de la ville envoyaient dans les carrefours et les ruelles leur dernière lueur. Sous cette pâle clarté glissaient comme des ombres, enveloppés de leur manteau, les vagabonds, les gardes de nuit et les joueurs. Seuls, un grognement d’ivrogne ou un chant d’amoureux troublaient la morne tranquillité de la ville historique, dans laquelle se faisait entendre tout à coup, comme un plaintif gémissement de la population endormie, l’Ave Maria Purissima d’un sereno[26] à la voix avinée.
Le silence régnait aussi dans la maison de doña Perfecta excepté pourtant dans la bibliothèque de D. Cayetano où s’échangeait un dialogue entre 169 celui-ci et Pepe Rey. L’érudit était tranquillement installé dans son fauteuil devant sa table de travail chargée de toute sorte de papiers, de notes, de mémoires et de rapports qui, malgré leur nombre et leur diversité, n’étaient pas le moins du monde confondus. Rey fixait les yeux sur cet énorme tas de paperasses; mais ses pensées s’envolaient sans doute vers des régions bien éloignées de celle qu’habitait cette vaste érudition.
—Perfecta—dit l’antiquaire—bien qu’elle soit une excellente femme, a le défaut de se scandaliser de la moindre action frivole ou tant soit peu louche. La plus petite faiblesse, mon cher ami, se paie cher dans nos villes de province. Quant à moi, je ne vois rien d’extraordinaire à ce que vous soyez allé chez les Troya.
—Nous en sommes arrivés à un point, Sr. D. Cayetano, où il importe de prendre une détermination énergique. J’ai besoin de voir Rosario et de lui parler.
—Eh! bien, mais, voyez-la!...
—Mais c’est ce qu’on m’empêche de faire—répondit l’ingénieur, en frappant du poing sur la table.—Rosario est séquestrée...
—Séquestrée? s’écria le savant d’un ton d’incrédulité.—Il est vrai que je ne suis content ni de sa figure, ni de son air, ni de la stupeur qui se peint dans ses beaux yeux. Elle est triste, elle parle peu, elle pleure... Mon cher ami, je crains fort que cette 170 enfant ne soit attaquée de la terrible maladie qui a déjà fait tant de victimes parmi les membres de ma famille.
—Une terrible maladie, dites-vous! Laquelle?
—La folie... ou, pour mieux dire, la manie. Il n’est personne, excepté moi dans ma famille qui ait pu l’éviter. Moi, moi seul, je n’en ai pas subi les atteintes.
—Vous!... Laissons de côté la manie—dit l’ingénieur avec impatience—je veux voir Rosario.
—Rien de plus naturel. Mais l’isolement dans lequel la tient sa mère est un régime hygiénique, mon cher Pepe, le seul régime qui ait été appliqué avec succès à tous les membres de ma famille. Considérez que la personne dont la présence et le son de voix doit faire la plus vive impression sur le faible système nerveux de Rosarillo, c’est l’élu de son cœur.
—Quoi qu’il en puisse être—dit Pepe en insistant—je veux la voir.
—Perfecta ne s’y opposera peut-être pas—concéda le savant en examinant attentivement ses notes et ses papiers.—Quant à moi, je ne veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas.
Voyant qu’il ne pouvait rien tirer de bon de l’excellent Polentinos, l’ingénieur se disposa à sortir.
—Vous allez travailler,—dit-il—je ne veux pas vous déranger.
171
—Non, j’ai encore du temps à moi. Voyez quelle quantité de documents précieux j’ai recueillie aujourd’hui. Ecoutez bien... «En 1537, un habitant d’Orbajosa appelé Bartolomé del Hoyo, se rendit à Civitta-Vecchia sur les galères du marquis de Castel-Rodrigo.» Un autre: «En la même année, deux frères, aussi enfants d’Orbajosa, nommés Juan et Rodrigo Gonzalez del Arco, s’embarquèrent sur l’un des six navires qui, le 20 février, sortirent de Maëstricht et, à la hauteur de Calais, rencontrèrent un navire anglais ainsi que les navires flamands commandés par Van Owen.» Bref, ce fut l’un des plus importants hauts faits de notre marine. J’ai découvert que c’est un Orbajocien, un certain Mateo Diaz Coronel, porte-drapeau dans la garde, qui, en 1709, écrivit et publia à Valence l’Eloge en vers, chant funèbre, louange lyrique, description numérique, glorieuses fatigues, fatigantes gloires de la Reine des Anges. Je possède un remarquable exemplaire de cet ouvrage qui vaut son pesant d’or... C’est un autre Orbajocien qui est l’auteur du fameux Traité des diverses sortes de Genettes que je vous ai montré hier... En un mot, je ne puis faire un pas dans le labyrinthe de l’histoire inédite sans m’y heurter contre quelque illustre compatriote. J’ai l’intention de tirer tous ces noms de l’injuste obscurité et de l’oubli dans lesquels ils sont ensevelis. Quelle pure jouissance on éprouve, mon cher Pepe, à rendre ainsi tout leur lustre aux gloires soit 172 épiques, soit littéraires du pays qui vous a vu naître! Quel meilleur emploi un homme pourrait-il faire du peu d’intelligence qu’il a reçue du ciel, de la fortune qui lui est échue en partage et du peu d’années que l’existence humaine la plus longue peut passer sur la terre... Grâce à moi, l’on verra que la ville d’Orbajosa est l’illustre berceau du génie espagnol. Mais que dis-je? cette illustre origine ne se reconnaît-elle pas dans la noblesse, dans la magnanimité de la génération actuelle des enfants d’Orbajosa? Il est peu de localités où, comme ici, fleurissent toutes les vertus à l’abri de l’influence délétère du vice. Ici tout est harmonie, respect réciproque, humilité chrétienne. Ici la charité se pratique encore comme aux plus beaux temps évangéliques; ici sont inconnues l’envie et les passions criminelles... Si vous entendez parler de voleurs ou d’assassins, tenez bien pour certain que ces misérables ne sont pas nés dans ce noble pays, à moins qu’ils n’appartiennent au petit nombre des malheureux pervertis par les prédications démagogiques. Ici vous rencontrerez, dans toute sa pureté, le caractère national droit, noble, incorruptible, grand, simple, patriarcal, hospitalier, généreux... C’est pour cela que je me plais tant dans cette calme solitude, loin du brouhaha des grandes villes, où règnent, hélas! l’hypocrisie et le vice. C’est pour cela que mes nombreux amis de la capitale n’ont pu m’arracher 173 de ces lieux; c’est pour cela que je persiste à y vivre dans la douce compagnie de mes compatriotes et de mes livres, en respirant sans cesse cette salutaire atmosphère d’honnêteté qui disparaît peu à peu de notre Espagne et n’existe aujourd’hui que dans les humbles et chrétiennes petites villes qui savent l’entretenir par l’émanation de leurs vertus. Et croyez-le bien, mon cher Pepe, ce calme isolement a beaucoup contribué à me préserver de la terrible maladie héréditaire dans ma famille. Lorsque j’étais encore jeune, j’avais, comme mon père et comme mes frères, une déplorable disposition aux manies les plus étranges; mais j’en suis maintenant si étonnamment guéri qu’il ne m’est plus possible de croire à l’existence de cette maladie que lorsque je la vois se manifester chez d’autres... et c’est parce que je la constate chez elle que je suis si inquiet sur le compte de ma pauvre petite nièce.
—Je me réjouis que l’air d’Orbajosa vous en ait préservé—dit Rey qui ne put se défendre d’un sentiment de raillerie née de sa tristesse elle-même.—Il a produit sur moi un effet tellement différent que je ne tarderais pas à devenir maniaque si je restais longtemps ici. Là-dessus, bonne nuit; travaillez bien.
—Bonne nuit.
Il regagna son appartement. N’éprouvant aucun besoin de sommeil ni de repos physique, mais ressentant, au contraire, une vive excitation qui le 174 poussait à se remuer, s’agiter et changer de place, il se promena de long en large dans la pièce. Ensuite, il ouvrit la fenêtre qui donnait sur le jardin et, les coudes appuyés sur la balustrade, il contempla l’immense obscurité de la nuit. On ne distinguait rien. Mais l’homme absorbé en lui-même voit toutes sortes de choses et Rey, les yeux fixes, regardait se dérouler dans les ténèbres le panorama varié de ses malheurs. L’obscurité ne lui permettait de voir ni les fleurs de la terre, ni les étoiles qui sont les fleurs du ciel. Le même manque presque absolu de clarté lui donnait l’illusion d’un mouvement de grands massifs d’arbres qui lui semblaient se pencher, s’allonger nonchalamment et se replier en revenant sur eux-mêmes comme les flots d’une mer d’ombre. Un formidable flux et reflux, une lutte terrible entre des forces imparfaitement déterminées agitait l’atmosphère silencieuse. En contemplant cette étrange projection de son âme sur la nuit, le mathématicien s’écria:
—Ah! la bataille sera terrible! Nous verrons qui l’emportera.
Les insectes nocturnes vinrent lui dire à l’oreille des choses mystérieuses. Ici c’était un aigre cri, là un claquement semblable à celui de la langue sur les dents, là-bas de plaintifs murmures, plus loin une vibration comme celle de la clochette suspendue au cou du troupeau errant. Tout à coup Rey perçut un son étrange, une sorte de sifflement, une 175 note rapide ne pouvant venir que d’une langue et de lèvres humaines. Sa durée ne fut pas plus longue que celle de la lueur d’un éclair. Mais le son de cette S fugitive qui pénétrait en lui et se glissait ainsi qu’une couleuvre en tout son être se fit entendre à plusieurs reprises, en augmentant chaque fois d’intensité. Il regarda de tous côtés à droite, à gauche, en bas, en haut de la maison et crut enfin apercevoir à l’une des fenêtres quelque chose de semblable à un oiseau blanc battant des ailes. L’idée lui vint aussitôt que ce pouvait être un phénix, une colombe, un héron royal... cet oiseau n’était pourtant pas autre chose qu’un mouchoir.
L’ingénieur sauta par la croisée dans le jardin. En regardant bien, il finit par entrevoir la main et le visage de sa cousine, et il crut remarquer qu’elle posait un doigt sur sa bouche comme pour recommander le silence. Cette ombre sympathique étendit ensuite le bras vers le bas de la maison et disparut.
Pepe Rey rentra aussitôt dans sa chambre, puis, s’efforçant de ne pas faire de bruit, il gagna la galerie sur laquelle il s’avança avec précaution. Son cœur battait à lui rompre la poitrine. Il attendit un moment. Enfin il entendit distinctement de légers coups frapper les marches de l’escalier. Un... deux... trois... C’était le bruit de deux petits souliers.
Se dirigeant de ce côté, au milieu d’une obscurité presque complète, il étendit les bras pour recevoir 176 la personne qui descendait. Son âme était comme inondée d’une vive et profonde tendresse, mais de ce doux sentiment surgit tout à coup—à quoi bon le nier?—comme une infernale inspiration, un sentiment mauvais qui n’était autre qu’un terrible désir de vengeance.
Les pas se rapprochaient en descendant. Pepe Rey s’avança, et des mains qui s’agitaient dans le vide heurtèrent les siennes... Ces quatre mains s’unirent aussitôt dans une étroite étreinte.
La galerie était longue et large. A l’une de ses extrémités était la porte de la chambre qu’habitait l’ingénieur, au milieu celle de la salle à manger et à l’autre extrémité l’escalier, puis une autre grande porte fermée, à laquelle une marche servait de seuil. Cette porte était celle de la chapelle consacrée par les Polentinos aux saints qu’ils vénéraient plus particulièrement. On y célébrait quelquefois le saint sacrifice de la messe.
Rosario conduisit son cousin jusqu’à la porte de la chapelle et se laissa tomber sur la marche.
—Ici?...—murmura Pepe Rey.
Aux mouvements de sa main droite, il comprit qu’elle faisait le signe de la croix.
—Ma chère cousine! Rosario!... mille fois merci de t’être montrée à moi! s’écria-t-il en la pressant avec ardeur entre ses bras.
Il sentit sur ses lèvres brûlantes les doigts glacés 178 de la jeune fille qui lui imposait silence. Il les baisa avec frénésie.
—Tu es glacée... Rosario... Pourquoi trembles-tu ainsi?
Les dents de la pauvre enfant claquaient et tout son corps était ébranlé par de fébriles convulsions. Rey sentit sur sa joue le visage brûlant de sa cousine...
—Ton front est un volcan—s’écria-t-il alarmé. Rosario, tu as la fièvre...
—Très forte.
—Es-tu donc réellement malade!
—Oui...
—Et tu es sortie....
—Pour te voir.
L’ingénieur l’étreignit entre ses bras pour la réchauffer, mais il ne put y réussir.
—Attends, dit-il en se levant vivement.—Je cours chercher dans ma chambre mon manteau de voyage.
—Eteins la lumière, Pepe.
Rey avait laissé la bougie allumée dans son appartement et le mince filet de lumière qui s’en échappait à travers la porte illuminait la galerie.
Il revint au bout d’un instant. L’obscurité était alors profonde. En tâtant les murs il put arriver jusqu’à l’endroit où était sa cousine. Dès qu’il l’eut rejointe, il l’enveloppa soigneusement des pieds à la tête.
179
—Comme te voilà bien, maintenant, ma bien-aimée!
—Oh! oui, très bien!... Je suis avec toi.
—Avec moi... et pour toujours—s’écria le jeune homme avec exaltation.
Mais il remarqua qu’elle s’arrachait doucement de ses bras et se levait.
—Que fais-tu?
Il entendit le bruit d’un trousseau de clefs. Rosario en introduisait une dans la serrure invisible et ouvrait avec précaution la porte sur la marche de laquelle ils étaient assis. Une légère odeur d’humidité inhérente à toute pièce fermée depuis longtemps s’échappait de cette enceinte ténébreuse comme un tombeau. Pepe Rey se sentit pris par la main; sa cousine lui dit d’une voix très faible:
—Entre.
L’un et l’autre firent quelques pas. Il se croyait conduit vers des Champs-Elysées inconnus par l’ange de la nuit. La voix de cet ange murmura enfin:
—Assieds-toi.
Ils se trouvaient près d’un banc de bois. Tous deux s’assirent. Pepe Rey l’embrassa de nouveau.—Au même moment sa tête heurta contre un corps très dur.
—Qu’est cela?
—Les pieds.
180
—Rosario, que dis-tu?
—Les pieds du divin Jésus, de l’image du Christ crucifié que chez moi nous adorons.
Pepe Rey sentit comme une froide lame lui traverser le cœur.
—Baise-les—dit impérieusement Rosario.
Le mathématicien baisa les pieds glacés de la sainte image.
—Pepe,—s’écria ensuite la jeune fille en étreignant ardemment la main de son cousin—crois-tu en Dieu?
—Rosario!.. Que dis-tu là? A quoi penses-tu?—répondit-il perplexe.
—Réponds-moi.
Pepe Rey sentit des larmes tomber sur ses mains.
—Pourquoi pleures-tu?—demanda-t-il plein de trouble.—Rosario, tu me fais mourir avec tes doutes absurdes. Certainement, je crois en Dieu! Est-ce que tu en doutes?
—Moi, non! mais ils disent tous que tu es athée.
—Tu démériterais à mes yeux, tu te dépouillerais de ton auréole de pureté et de bonté, si tu ajoutais foi à une pareille sottise.
—Lorsque je t’ai entendu qualifier d’athée, bien que n’ayant aucun moyen de me convaincre du contraire, j’ai protesté de toute mon âme contre une telle calomnie. Athée, tu ne peux l’être. Je sens, 181 vivant et profond en moi, le sentiment de ta piété aussi bien que de la mienne.
—Comme tu as bien dit! Mais alors, pourquoi me demandes-tu si je crois en Dieu?
—Parce que je voulais l’entendre de ta propre bouche et avoir le bonheur de te l’écouter dire. Il y a si longtemps que je n’entends plus le son de ta voix!... Quel plus grand bonheur pouvais-je avoir, après un si long silence, que de t’entendre prononcer ces mots: «Je crois en Dieu?»
—Les méchants même croient en lui, Rosario. S’il existe des athées, ce dont je doute, ce sont les calomniateurs et les intrigants dont le monde est infesté... Pour moi, les intrigues comme les calomnies m’importent peu, et si de ton côté tu te mets au-dessus d’elles et fermes ton cœur aux sentiments de discorde qu’une main criminelle s’efforce d’y introduire, rien ne pourra s’opposer à notre bonheur.
—Mais, qu’est-ce qui nous sépare donc? Pepe, mon cher Pepe... crois-tu au diable?
L’ingénieur se tut.—L’obscurité de la chapelle empêcha Rosario de voir le sourire avec lequel son cousin accueillait cette étrange question.
—Il faudra bien que je finisse par y croire—répondit-il enfin.
—Qu’est-ce qui nous sépare? Maman me défend de te voir; mais en dehors de ton athéisme, elle ne te reproche rien. Elle me dit d’attendre... que tu te 182 décideras... que tu veux... que tu ne veux pas... Parle-moi franchement... T’es-tu fait de ma mère une mauvaise idée?
—Pas le moins du monde—répliqua-t-il avec ménagement.
—Ne crois-tu pas, comme moi, qu’elle m’aime beaucoup; qu’elle nous aime tous les deux; qu’elle ne veut que notre bien, et qu’en somme nous finirons par obtenir d’elle le consentement que nous désirons?
—Si tu le crois ainsi, je le croirai de même... Ta mère nous adore l’un et l’autre... Mais il faut bien reconnaître, ma chère Rosario, que le démon est entré dans cette maison.
—Ne raille pas—répondit-elle affectueusement...—Maman est très bonne. Elle ne m’a pas dit une seule fois que tu ne fusses pas digne d’être mon mari. La seule chose qu’elle te reproche, c’est ton athéisme. On prétend, en outre, que je suis sujette aux manies, et que j’ai maintenant celle de t’aimer de toute mon âme. Il est de règle dans notre famille de ne contrarier les manies d’aucun de ses membres, parce qu’elles s’aggravent d’autant plus qu’on les contrarie davantage.
—Eh! bien, je crois que tu as autour de toi d’excellents médecins qui se sont proposé de te guérir, et qui, mon adorée, ne tarderont pas à y parvenir.
—Non, non, non, mille fois non!—s’écria Rosario en appuyant son front contre le sein de son 183 fiancé.—Je veux devenir folle de toi. C’est à cause de toi que je souffre; c’est par toi que je suis malade; c’est pour toi que je méprise la vie et m’expose à la mort... Car je le prévois; demain je serai moins bien; ma maladie s’aggravera... Je mourrai: mais que m’importe?
—Tu n’es pas malade—répliqua-t-il avec énergie,—tu n’as autre chose qu’un trouble moral qui naturellement entraîne quelques légers ébranlements nerveux; ce que tu éprouves n’est que la souffrance occasionnée par l’horrible violence qu’on ne cesse de te faire. Ton âme simple et généreuse ne comprend pas cela. Tu cèdes; tu pardonnes à ceux qui te font du mal; tu t’affliges et attribues ton malheur à de funestes influences surnaturelles; tu souffres en silence; tu présentes ton innocente tête au bourreau; tu te laisses exécuter, et la lame plongée dans ta gorge te paraît être une épine de fleur qui s’y est enfoncée au passage. Défais-toi de ces idées, Rosario; considère sous son vrai jour notre situation qui est grave; cherches-en la cause où elle est réellement, et ne te laisse pas aller, ne cède pas au chagrin qu’on t’impose en énervant et ton âme et ton corps. Le courage te rendra la santé, car tu n’es pas réellement malade, ma chère bien-aimée, tu n’es... veux-tu que je te le dise?... tu n’es qu’effrayée, épouvantée. Tu ressens les effets de ce que les anciens ne savaient pas définir et appelaient maléfice. Allons, Rosario, du courage! Aie confiance 184 en moi! Lève-toi et suis-moi. Je ne t’en dis pas davantage.
—Ah! Pepe... mon cher cousin!... il me semble que tu as raison—s’écria Rosarito les yeux baignés de larmes.—Tes paroles résonnent en mon cœur comme des coups violents qui, en m’ébranlant, me donnent une nouvelle vie. Ici, au milieu de cette obscurité qui nous empêche de nous voir, une lumière ineffable s’échappe de toi et vient illuminer mon âme. Qu’es-tu donc pour me transformer ainsi? Du moment que je te vis, je ne fus plus la même. Durant les jours où j’ai dû cesser de te voir, je me suis sentie reprise par mon ancienne insignifiance, par mon premier manque de cœur. Sans toi, je vis sans vivre, mon cher Pepe... Je fais ce que tu me dis: je me lève et je te suis. Nous irons ensemble où tu voudras. Sais-tu que je me trouve bien? que je n’ai plus la fièvre? que les forces me reviennent? que j’ai envie de courir et de chanter? que tout mon être se renouvelle, se dilate et se centuple pour t’adorer? Pepe, tu as raison. Je ne suis pas malade, je ne suis que découragée ou pour mieux dire fascinée.
—C’est cela, fascinée.
—Fascinée. Des yeux terribles se fixent sur moi, et me rendent muette et me glacent d’effroi. J’ai peur sans savoir pourquoi. Toi seul, tu as l’étrange pouvoir de me rendre la vie. Je ressuscite en t’écoutant. Je crois que si je mourais et que tu vinsses te 185 promener près de ma sépulture, du fond de ma tombe j’entendrais tes pas. Oh! si je pouvais te voir en ce moment!... Mais tu es là, près de moi, et je ne puis douter que ce soit toi... Passer si longtemps sans te voir! J’étais folle. Chaque jour de solitude me paraissait un siècle... On me disait: demain, et ce demain était toujours suivi d’un autre demain. Je me mettais la nuit à ma fenêtre, et la clarté de la lumière que je voyais dans ta chambre était pour moi une consolation. Ton ombre que j’apercevais parfois derrière les vitres était pour moi comme une apparition divine. Je tendais vers toi mes bras, mes yeux se remplissaient de larmes, et je t’appelais par la pensée, n’osant le faire avec la voix. Lorsque la servante me remit ta lettre, lorsque j’appris que tu allais partir, je devins très triste, il me sembla que mon âme abandonnait mon corps, que je mourais peu à peu. Je me sentais descendre, descendre comme l’oiseau blessé au vol qui meurt et tombe en même temps...
Cette nuit, lorsque je t’ai vu veiller si tard, je n’ai pu résister à l’ardent désir de te parler, et je suis descendue... Je crois que toute la somme de hardiesse qui m’a été donnée pour ma vie entière, je l’ai dépensée dans une seule action, celle-ci, et que dès à présent, je ne pourrai plus cesser d’être timorée... Mais tu me donneras du courage; tu me donneras des forces; tu me viendras en aide, n’est-il pas vrai?... Pepe, mon cher cousin, mon bien-aimé, 186 dis-moi que oui; dis-moi que j’ai de la force, et j’en aurai; dis-moi que je ne suis pas malade, et je ne le serai pas. Je ne le suis déjà plus. Je me trouve si bien, que je ris moi-même de mes maux imaginaires...
Rosario se sentit à ces mots frénétiquement enlacée par les bras de son cousin. On entendit un aïe!... Ce cri de douleur ne fut cependant pas poussé par elle, mais par lui qui, en se baissant, avait violemment heurté de la tête contre les pieds du Christ. C’est dans l’obscurité qu’on voit les étoiles.
Dans l’état d’esprit où il se trouvait, et grâce à l’hallucination que produisent les ténèbres, il sembla à Rey, non pas que sa tête avait heurté le pied sacré, mais bien que celui-ci s’était avancé pour lui donner de la façon la plus éloquente et la plus prompte un salutaire avertissement. Moitié sérieux, moitié riant, il releva la tête en disant:
—Seigneur, ne me frappe pas, car je ne ferai rien de mal.
Au même instant Rosario prit la main du jeune homme qu’elle pressa contre son cœur; et l’on entendit une voix pure, grave, émue, une voix angélique prononcer ces paroles:
—Seigneur que j’adore,—Seigneur-Dieu du monde et protecteur de ma famille; Seigneur que Pepe adore aussi, Christ béni qui mourus sur la croix pour nos péchés: devant Toi, devant ton 187 corps blessé, devant ton front couronné d’épines, je dis que l’homme que voici est mon époux, et qu’après Toi, c’est l’être qui occupe la plus grande place dans mon cœur; je dis que je déclare être sa femme et que je mourrai plutôt que d’appartenir à un autre. Mon âme est à lui comme mon cœur. Fais que le monde ne s’oppose pas à notre félicité, et que cette union qui, je le jure, s’accomplira, soit légitimée par le monde comme elle l’est par ma conscience.
—Rosario, tu es à moi—s’écria Pepe avec exaltation.—Ni ta mère ni personne au monde ne pourra faire qu’il en soit autrement.
Sa cousine inclina sur le sien son beau corps. Elle tremblait entre les bras robustes de l’homme qui l’aimait comme la colombe, entre les serres de l’oiseau de proie.
L’idée que le démon existait traversa comme un éclair l’esprit de l’ingénieur; mais en ce moment le démon, c’était lui.
Rosario eut un léger mouvement de frayeur, elle eut comme un tremblement de surprise annonçant le danger.
—Jure-moi que tu ne te rétracteras pas—dit Rey plein de confusion en arrêtant ce mouvement.
—Je te le jure par les cendres de mon père qui sont...
—Où?
—Sous nos pieds.
188
Le mathématicien sentit sous les siens la dalle se lever... elle ne bougeait pourtant pas de place; mais, tout mathématicien émérite qu’il était, il le crut.
—Je te le jure—répéta Rosario—sur les cendres de mon père, et devant Dieu qui nous regarde... Que nos corps, unis comme ils le sont en ce moment, reposent sous ces dalles lorsqu’il plaira à Dieu de nous retirer du monde.
—Oui, répéta-t-il lui-même, plein d’un trouble inexplicable.
Ils gardèrent un moment tous les deux le silence. Rosario s’était levée.
—Déjà?
Elle se rassit.
—Tu trembles de nouveau—dit Pepe;—Rosario, tu es souffrante, ton front brûle.
Il lui prit la main; elle était brûlante.
—Il me semble que je meurs—murmura-t-elle faiblement.—Je ne sais ce que j’ai.
Elle tomba inanimée dans les bras de son cousin. En y imprimant ses baisers, il remarqua que le visage de la jeune fille se couvrait d’une sueur glacée.
—Elle est réellement malade, dit-il à part lui. Cette sortie est une véritable folie.
Il la prit dans ses bras en essayant de la rappeler à elle, mais comme son évanouissement persistait, il résolut de l’emporter hors de la chapelle pour que 189 l’air frais de la nuit la ranimât. C’est ce qui arriva. En reprenant ses sens, Rosario manifesta une vive inquiétude de se trouver à pareille heure hors de son appartement. L’horloge de la cathédrale sonna quatre heures.
—Comme il est tard! s’écria la jeune fille. Laisse-moi partir, ami. Je crois que je pourrai marcher. Je suis véritablement très malade.
—Je monterai avec toi.
—Ceci, en aucune façon. Je me traînerai plutôt sur le sol jusqu’à ma chambre... Ne te semble-t-il pas entendre du bruit?
L’un et l’autre se turent. L’anxiété avec laquelle ils écoutaient détermina un silence absolu.
—N’entends-tu rien, Pepe?
—Rien, absolument rien.
—Fais bien attention... A l’instant même, je viens encore de l’entendre. Je ne saurais dire s’il part de très loin ou de tout près de nous. Ce pourrait être aussi bien la respiration de ma mère que le grincement de la girouette sur la tour de la cathédrale... j’ai l’ouïe très fine.
—Trop fine, il me semble... Ainsi donc, ma chère cousine, je vais te monter dans mes bras.
—Soit, porte-moi jusqu’en haut de l’escalier. Ensuite j’irai seule. Dès que j’aurai pris un peu de repos je me retrouverai comme si rien... Mais, n’entends-tu pas?
Ils s’arrêtèrent sur la première marche.
190
—C’est un son métallique.
—La respiration de ta mère?
—Non, non, ce n’est pas cela. Le bruit part de très loin. Serait-ce le chant d’un coq?
—C’est possible.
—On dirait la répétition de ces deux mots: Me voilà, me voilà!
—Oui, oui, j’entends maintenant, murmura Pepe Rey.
—C’est un cri.
—C’est un cornet.
—Un cornet?
—Oui, monte vite. Tout Orbajosa va être réveillé... On l’entend déjà distinctement. Ce n’est pas une trompette, mais bien un clairon. La troupe s’approche.
—La troupe!
—Je ne sais pourquoi je me figure que cette invasion militaire doit m’être avantageuse... Je suis tout joyeux, Rosario; vite en haut.
—Moi aussi, je suis joyeuse. En haut.
Elle y fut portée en un instant, et les deux amoureux se séparèrent en se parlant à l’oreille si bas qu’ils s’entendaient à peine.
—Je me montrerai à la croisée qui donne sur le jardin pour te faire savoir que je suis rentrée dans ma chambre sans encombre. Adieu.
—Adieu Rosario. Prends bien garde de te cogner contre les meubles.
191
—Je connais parfaitement mon chemin. C’est convenu, mon ami, nous nous verrons de nouveau. Mets-toi à la fenêtre de ta chambre si tu désires avoir télégraphiquement de mes nouvelles.
Pepe Rey fit ce que sa cousine lui avait demandé; mais il attendit longtemps, fort longtemps, et Rosario ne parut pas à sa croisée.—L’ingénieur crut entendre à l’étage au-dessus un bruit de voix troublées.
Les habitants d’Orbajosa entendant vaguement passer les sons de ce clairon à travers les ombres crépusculaires de leur dernier somme, ouvraient les yeux et disaient:
—La troupe!
Les uns, se parlant à eux-mêmes entre la veille et le sommeil, murmuraient:
—On nous a enfin envoyé cette canaille.
D’autres se levaient précipitamment en grognant:
—Nous allons les voir, ces damnés.
Quelqu’un s’écria:
—Cela ne se passera pas ainsi!... Ils nous demandent des conscrits et des contributions; nous répondrons à leur double demande par d’innombrables coups de bâton.
Dans une autre maison on entendit ces paroles gaîment prononcées:
193
—S’il y avait mon fils!... Si mon frère s’y trouvait!...
On ne voyait en somme que gens sautant à bas de leur lit, s’habillant en toute hâte et ouvrant les fenêtres pour voir le bruyant régiment qui entrait en même temps que les premières lueurs du jour. La ville était l’image de la tristesse, de la vieillesse, du silence: l’armée celle de la gaîté, de la jeunesse et du bruit. Par l’entrée de celle-ci dans celle-là, il semblait que la momie reçût d’une façon merveilleuse le don de la vie et sortît de son cercueil pour danser à la ronde autour d’elle. Quel mouvement, quelles clameurs, quelle gaîté, quels rires! Rien n’est intéressant comme un corps d’armée. C’est la patrie sous son aspect juvénile et vigoureux. Ce que, considérée dans chacun des individus qui la composent, cette même patrie peut avoir d’inepte, de turbulent, de superstitieux parfois, et souvent de condamnable, disparaît sous la pression de fer de la discipline qui, de tant de petites individualités insignifiantes, fait un tout merveilleux. Le soldat, c’est-à-dire le corpuscule, en se séparant, après le commandement de rompez les rangs, du corps dans lequel il a vécu d’une vie régulière et parfois sublime, peut conserver quelques-unes des qualités qui sont propres à l’armée. Mais ce n’est pas ce qui arrive le plus généralement. La séparation amène au contraire d’ordinaire un prompt relâchement, d’où il résulte que, tandis que 194 l’armée est la plus haute personnification de la gloire et de l’honneur, une réunion de soldats peut être une calamité insupportable, et que les populations qui pleurent de joie et d’enthousiasme en voyant entrer dans leurs murs un bataillon victorieux, n’éprouvent que de la défiance et de l’effroi lorsque, isolés et sans discipline, messieurs les soldats pénètrent chez elles.
Ce dernier cas était celui de la ville d’Orbajosa. Comme il n’y avait alors ni victoire à célébrer, ni motif d’aucune sorte à tresser des couronnes, dresser des arcs de triomphe ou même mentionner les prouesses de nos héros, tout ne fut que crainte et défiance dans la ville épiscopale qui, malgré sa pauvreté, ne manquait pas de trésors en volailles, fruits, argent et jeunesses, auxquels l’arrivée des disciples de Mars que l’on sait faisait courir les plus grands risques.
Outre cela, la patrie des Polentinos, en tant que ville complètement étrangère au mouvement qu’ont déterminé le commerce, la presse, les chemins de fer et autres agents de civilisation que nous n’avons pas à énumérer ici, n’aimait pas qu’on vînt troubler le calme de son existence. Chaque fois qu’on lui en fournissait l’occasion, elle montrait une vive répugnance à se soumettre à l’autorité centrale qui nous gouverne bien ou mal, et rappelant ses anciens privilèges, qu’elle rabâchait comme le chameau rumine l’herbe qu’il a mangée la veille, elle faisait 195 parade d’une certaine indépendance séditieuse et de mœurs anarchiques qui à diverses reprises, donnèrent d’assez grands cassements de tête au gouverneur de la province.
Il faut noter encore qu’Orbajosa avait des antécédents ou plutôt des ancêtres factieux. A n’en pas douter, elle conservait dans son sein quelques fibres énergiques du genre de celles qui, suivant l’opinion enthousiaste de D. Cayetano, la poussèrent dans les âges passés à l’accomplissement d’actions épiques inouïes; et, bien qu’en décadence, elle éprouvait encore de temps à autre l’impérieux besoin de faire de grandes choses, pour si stupides ou extravagantes qu’elles pussent être. Ayant donné au monde tant de ses illustres fils, elle voulait sans doute que ses rejetons actuels, les Caballucos, les Merengues et les Pelosmalos, renouvelassent les gestes glorieux de ceux d’autrefois.
Chaque fois que des séditions éclatèrent en Espagne, ce petit coin de terre donna à entendre qu’il n’existait pas en vain sur la surface du globe, alors même qu’il ne servit jamais de théâtre à une véritable campagne. Son génie, sa situation, son histoire le réduisaient au rôle secondaire d’enrôleur de factions. Orbajosa fit présent au pays de ce produit national en 1827, sous les Apostoliques, durant la guerre de sept ans, en 1848, et à d’autres époques moins marquantes de notre histoire. Les factions et les factieux y furent toujours populaires. 196 Cette circonstance funeste est due à la guerre de l’Indépendance, une de ces bonnes choses qui ont été l’origine d’une infinité de choses détestables. Corruptio optimi pessima. Et avec la popularité des factions et des factieux coïncidait naturellement l’impopularité toujours croissante de tout ce qui entrait à Orbajosa porteur d’une délégation ou d’un mandat du pouvoir central. Les soldats y furent toujours si mal vus que chaque fois que les vieillards parlaient d’un crime, d’un vol, d’un assassinat, d’un viol ou de n’importe quel autre épouvantable méfait, ils ajoutaient: cela se passa à l’époque où vint la troupe.
Puisque nous en sommes sur cet important sujet, il est bon de dire que les bataillons envoyés, à l’époque où se passait l’histoire que nous racontons, ne venaient pas à Orbajosa pour se promener dans les rues, mais qu’ils y venaient remplir une mission dont il sera clairement et avec détails parlé plus loin. Comme circonstance non dépourvue d’intérêt, nous ajouterons que les faits rapportés datent d’une année qui n’est ni bien rapprochée ni bien éloignée de la présente, de même qu’on peut dire qu’Orbajosa (la romaine Urbs Augusta, bien que quelques érudits modernes, examinant de plus près le ajosa, opinent que cette terminaison lui vient de ce qu’elle est la patrie du meilleur ail du monde) n’est ni très loin, ni très près de Madrid, sans affirmer non plus que ses glorieux fondements se trouvent au nord ou 197 au sud, à l’est ou à l’ouest, car ils peuvent être partout, en quelque endroit que les Espagnols fixent leurs regards et sentent le piquant de son ail.
Lorsque la municipalité eut distribué aux soldats les billets de logement, chacun se mit en quête du foyer qui lui avait été assigné. On les y recevait de très mauvaise grâce et on les reléguait dans les endroits les plus atrocement inhabitables des maisons. Les jeunes filles du pays n’étaient pas, il faut en convenir, absolument mécontentes, mais on exerçait sur elles une grande vigilance, car il n’était pas décent de paraître bien aise de la visite d’une telle canaille. Seuls, les soldats enfants de la contrée étaient traités comme des rois. Les autres étaient considérés comme tout ce qu’il peut y avoir de plus étranger.
A huit heures du matin, un lieutenant-colonel de cavalerie entra, muni de son billet, chez doña Perfecta Polentinos. Les domestiques le reçurent, ainsi que leur avait ordonné la señora qui, se trouvant dans un déplorable état d’esprit, ne voulut pas voir le militaire, et ils lui assignèrent l’unique pièce de la maison qui, paraît-il, fût disponible, c’est-à-dire la chambre occupée par Pepe Rey.
—Qu’ils s’arrangent tous les deux comme ils pourront,—dit doña Perfecta d’une voix pleine de fiel et de vinaigre. Puis, s’ils se trouvent à l’étroit, qu’ils aillent loger dans la rue.
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Avait-elle l’intention de pousser ainsi à bout son infâme neveu, ou bien n’y avait-il pas réellement dans toute la maison d’autre pièce disponible? Nous l’ignorons, les chroniques d’où nous avons tiré cette histoire véridique ne disant pas un mot d’une si importante question. Ce que nous savons d’une façon incontestable, c’est que, au lieu d’éprouver de l’ennui de se trouver logés ensemble, les deux hôtes en furent enchantés, car ils étaient de vieux amis.
Si grande et si joyeuse fut leur surprise de se rencontrer qu’ils ne cessaient de s’adresser des questions et de pousser des exclamations en se félicitant mutuellement de l’étrange hasard qui les réunissait dans ce lieu et en pareille occasion.
—Pinzon!... Toi ici!... mais qu’y a-t-il donc? Je ne te soupçonnais certes pas si près...
—J’avais bien entendu dire, mon cher Pepe, que tu venais de ce côté; mais je ne croyais pas non plus te rencontrer dans l’horrible, dans la sauvage Orbajosa.
—Quel heureux hasard!... car ce hasard est, en effet, très heureux et presque providentiel!... Pinzon, nous allons à nous deux réaliser dans cet horrible trou de grandes choses.
—Et nous aurons le temps de les bien méditer—répondit l’autre en s’asseyant sur le lit dans lequel l’ingénieur était couché—puisque, à ce qu’il paraît, nous allons, toi et moi, vivre ensemble 199 dans cette pièce. Quelle diable de maison est-ce donc que celle-ci?
—Malheureux, c’est celle de ma tante. Parles-en avec un peu plus de respect. Tu ne connais pas ma tante?... Mais je vais me lever.
—Je m’en réjouis parce qu’ainsi je pourrai me coucher; et je t’assure que j’en ai passablement besoin... Quel chemin, mon cher Pepe, quel chemin et quelle population!
—Dis-moi, venez-vous mettre le feu à Orbajosa?
—Le feu!
—Je le demande parce que je vous aiderais peut-être.
—Quelles gens! mon Dieu, quelles gens!—s’écria le militaire en ôtant son schako et se débarrassant de son épée, de son baudrier, de son sac de voyage et de sa capote.
—C’est la deuxième fois qu’on nous envoie ici. Je te jure qu’à la troisième je demande mon licenciement.
—Ne dis pas de mal de ces braves gens. Mais, comme tu es venu à propos! On dirait, mon cher Pinzon, que Dieu t’envoie à mon secours... J’ai un projet terrible, une aventure, un plan, mon cher ami... si tu veux que nous l’appelions ainsi, et il m’eût été très difficile de le mener sans toi à bonne fin. Il y a un moment je devenais fou en y réfléchissant, et plein d’angoisse, je me disais: «Ah! si j’avais ici un ami, un bon ami...»
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—Un projet, un plan, une aventure... De deux choses l’une, monsieur le mathématicien, ou il s’agit de trouver la direction des ballons, ou il y a là-dessous quelque amourette...
—C’est sérieux, très sérieux. Couche-toi, dors un peu, et ensuite nous causerons.
—Je vais me coucher, mais je ne dormirai pas. Tu peux me raconter tout ce que tu voudras. Seulement je te demande de me parler le moins possible d’Orbajosa.
—C’est précisément d’Orbajosa que je veux te parler. Est-ce que tu as aussi de l’antipathie pour ce berceau de tant d’illustres personnages?
—Ces Ajeros... car nous les appelons les marchands d’ail... ces Ajeros, dis-je, seront aussi illustres que tu le voudras; mais pour moi, ils m’affectent non moins désagréablement que l’âcre odeur de leur marchandise. C’est une population dominée par des individus qui enseignent la méfiance, la superstition et l’horreur du genre humain. Lorsque nous en aurons le loisir, je te raconterai un fait... un événement mi-comique, mi-terrible qui m’arriva ici l’an dernier... Lorsque je te le raconterai, tu riras, toi, tandis que je me sentirai bouillonner de colère... Mais enfin, ce qui est passé est passé.
—Ce qui m’arrive n’a rien de comique.
—Mais ce n’est pas le seul motif que j’ai d’abhorrer cette population. Il faut que tu saches 201 qu’en 1848 quelques partisans sans entrailles assassinèrent ici mon père. Il était général de brigade en non activité de service. Le gouvernement le fit appeler, et il passait par Villahorrenda pour se rendre à Madrid lorsqu’il fut saisi par une demi-douzaine de scélérats... Il y a ici plusieurs dynasties de guerilleros: les Aceros, les Caballucos, les Pelosmalos... un bagne en liberté, comme disait quelqu’un qui savait bien ce qu’il disait.
—Je suppose que ce n’est pas pour avoir le plaisir de visiter les agréables jardins d’Orbajosa que sont venus ici deux régiments d’infanterie et quelques escadrons de cavalerie.
—Que veux-tu? Nous venons parcourir le pays. Il y a de nombreux dépôts d’armes. Le gouvernement ne se hasarde pas à destituer la majeure partie des ayuntamientos[27] sans éparpiller quelques compagnies dans les villages. Il y a dans ce pays tant d’agitation factieuse; les provinces voisines son déjà si infestées; et le district municipal d’Orbajosa a, en outre, joué un rôle si brillant dans toutes les guerres civiles qu’on craint que les bravos d’ici ne se mettent en marche pour saccager tout ce qu’ils rencontreront sur leur chemin.
—Excellentes précautions..., mais je crois que, tant que cette population ne sera pas remplacée par une autre et que les pierres du pays n’auront 202 pas changé de forme, Orbajosa ne se tiendra pas tranquille.
—C’est aussi mon opinion—dit le militaire en allumant une cigarette.—Ne vois-tu pas que les partisans sont choyés par tout le monde? Tous ceux qui ravagèrent la contrée en 1848 et à d’autres époques, ou, à défaut d’eux, leurs enfants, ont aujourd’hui des places dans les perceptions, dans les monts de piété, dans l’ayuntamiento, dans le service des postes; il en est qui sont alguazils, sacristains, porteurs de contraintes. Quelques-uns sont devenus des principicules redoutables qui tripotent les élections, ont à Madrid des influences, distribuent des emplois... enfin, c’est abominable.
—Dis-moi, ne peut-on pas espérer que les partisans commettront prochainement quelque méfait? S’il en était ainsi, vous raseriez la ville et... je vous aiderais.
—Si cela dépendait de moi... Ils feront des leurs—continua Pinzon—parce que dans les deux provinces voisines les factions croissent comme une malédiction de Dieu. Et soit dit entre nous, mon cher Pepe, je crois que c’est un symptôme dont il faut tenir compte.
Certaines gens en rient et assurent qu’il ne peut plus y avoir de guerre civile comme la dernière. Ils ne savent rien du pays, ils ne connaissent pas Orbajosa et ses habitants. Je soutiens, moi, que 203 ce qui commence maintenant n’est pas près de finir et que nous aurons une nouvelle, terrible et sanglante guerre qui durera, Dieu sait combien de temps. Qu’en penses-tu?
—Ami Pinzon, quand j’étais à Madrid, je me moquais aussi de ceux qui parlaient de la possibilité d’une guerre civile aussi longue et aussi terrible que la guerre de sept ans; mais maintenant, depuis que je suis ici...
—Il faut pénétrer dans ces pays enchanteurs, voir de près ces populations et les entendre parler pour savoir de quel pied boite l’Espagne.
—Tu as raison... sans pouvoir m’expliquer sur quoi se fondent mes idées, il est certain que je vois ici les choses d’une autre façon, et que je crois à la possibilité de guerres longues et féroces.
—Exactement comme moi.
—Mais, à l’heure qu’il est, bien plus que la guerre publique me préoccupe une guerre privée dans laquelle je suis engagé et que j’ai naguère déclarée.
—Tu m’as dit que cette maison est celle de ta tante? Comment se nomme-t-elle?
—Doña Perfecta Rey de Polentinos.
—Ah! je la connais de nom. C’est une personne excellente, et la seule dont je n’ai pas entendu dire du mal par les Ajeros. Lorsque je me suis pour la première fois trouvé ici, j’ai, au contraire, entendu tout le monde louer sa bonté, sa charité, ses vertus.
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—Oui, ma tante est très bonne, très aimable—dit Rey.
Puis, il resta un moment pensif.
—Mais, maintenant je me rappelle, s’écria soudain Pinzon—je me rappelle... Comme les choses s’enchaînent... Oui, on me dit à Madrid que tu te mariais avec une de tes cousines. Tout est découvert. C’est cette belle et angélique Rosarito?...
—Ami Pinzon, nous allons en parler longuement.
—Je me figure qu’il y a des contrariétés.
—Il y plus que cela. Il y a des luttes terribles. Il me faut des amis puissants, intelligents, des hommes d’initiative, ayant une grande expérience des affaires difficiles, une grande habileté et beaucoup de courage.
—Peste, cela est encore plus grave qu’un duel.
—Beaucoup plus grave. Un homme se bat facilement avec un autre homme. Avec des femmes, avec des ennemis invisibles qui travaillent dans l’ombre, c’est impossible.
—Parle; je suis tout oreilles.
Le lieutenant-colonel Pinzon s’était tout de son long étendu sur le lit. Pepe Rey approcha une chaise et, le coude appuyé sur ce même lit et la tête sur la main, il commença sa conférence, sa consultation, son exposition de plan ou ce qu’on voudra, et parla très longtemps. Pinzon l’écoutait avec une profonde attention et sans dire un mot, à l’exception de quelques brèves questions relatives 205 à certains faits ou à l’éclaircissement de quelques obscurités. Lorsque Pepe Rey cessa de parler, Pinzon était sérieux. Il se roula sur le lit en étirant ses membres avec les délicieuses contorsions de quelqu’un qui n’a pas dormi depuis trois nuits, et dit ensuite:
—Ton plan est fort compliqué, imprudent et d’exécution difficile.
—Mais non pas impossible.
—Oh! non; il n’y a rien d’impossible en ce monde. Réfléchis bien, cependant.
—J’ai bien réfléchi.
—Et tu es résolu à poursuivre l’exécution de ton plan? Songe que de pareilles choses ne se font pas communément. D’ordinaire elles réussissent mal et laissent celui qui les fait dans une assez mauvaise situation.
—Je suis bien décidé.
—Eh bien, en ce qui me concerne, et quoique l’affaire soit risquée et grave, très grave, je suis disposé à te venir en aide en tout et pour tout.
—Je puis donc compter sur toi?
—Jusqu’à la mort.
Les premiers coups de feu ne pouvaient tarder à s’échanger. Après s’être entendu avec Pinzon relativement à l’exécution de son plan, dont le premier point était que les deux amis feindraient de ne pas se connaître, Rey entra, à l’heure du repas, dans la salle à manger. Il y trouva sa tante qui arrivait de la cathédrale, où elle avait l’habitude de passer toute la matinée. Elle était seule et paraissait extrêmement préoccupée. L’ingénieur remarqua que son impassible et pâle visage, non dépourvu d’une certaine beauté, était voilé d’un sombre et mystérieux nuage. Il recouvrait sa sinistre clarté lorsque la señora levait les yeux, mais elle les levait rarement, et après avoir rapidement observé la physionomie de son neveu, l’excellente dame se renfermait de nouveau dans son impassibilité étudiée.
L’un et l’autre, ils attendaient en silence qu’on 207 servît le repas. D. Cayetano étant allé à Mundogrande ne devait pas y assister. Lorsqu’ils eurent commencé de manger, doña Perfecta demanda:
—Et ce caballero, ce gros militaire dont nous a gratifiés le gouvernement, ne vient-il pas manger?
—Il paraît avoir moins besoin de manger que de dormir—répondit l’ingénieur sans regarder sa tante.
—Le connais-tu?
—Je ne l’ai vu de ma vie.
—Quels hôtes aimables le gouvernement nous envoie! Nos tables et nos lits semblent n’être faits que pour le bon plaisir de ces débauchés de Madrid.
—On craint de voir se lever ici des guérillas—dit Pepe qui sentit un frémissement courir dans tous ses membres—et le gouvernement est décidé à écraser les Orbajociens, oui, à les écraser, à les pulvériser.
—Une minute, une minute, arrête-toi là, pour l’amour de Dieu, et ne nous pulvérise pas si vite!—s’écria ironiquement la señora... Infortunés que nous sommes! Aie au moins pitié de nous; laisse vivre ces malheureuses créatures. Est-ce que tu serais, par hasard, du nombre de ceux qui accompliront avec la troupe l’œuvre grandiose de notre pulvérisation?
—Je ne suis pas militaire; je ne ferai qu’applaudir des deux mains lorsque je verrai extirper pour jamais les germes de guerre civile, d’insubordination, 208 de discorde, d’anarchie, de brigandage et de barbarie qui existent ici pour la honte de notre époque et de notre pays.
—Que la volonté de Dieu soit faite!
—Orbajosa, ma chère tante, ne produit guère autre chose que de l’ail et des bandits, car ce sont des bandits, ceux qui, au nom d’une idée politique ou religieuse, se mettent tous les quatre ou cinq ans à courir les aventures.
—Merci, grand merci, mon cher neveu—dit doña Perfecta pâlissant de colère.—De sorte qu’il n’y aurait que cela à Orbajosa? Eh! mais, il y a aussi autre chose que tu es venu chercher parmi nous, et que tu n’as pas encore.
Pepe Rey se sentit atteint. La colère l’aveuglait. Garder vis-à-vis de sa tante le respect dû au sexe, à l’âge et à la position de celle-ci, lui devenait de plus en plus difficile. Il était au comble de la fureur, et se sentait irrésistiblement poussé à s’élancer sur son interlocutrice.
—Je suis venu à Orbajosa—dit-il—parce que vous m’y avez appelé; vous aviez concerté avec mon père.....
—Oui, oui, cela est vrai—répondit la señora en l’interrompant vivement, et en s’efforçant de recouvrer sa douceur habituelle.—Je suis loin de le nier. Le vrai coupable en cette affaire, c’est moi. C’est moi qui suis la cause de tes ennuis, du mépris que tu nous témoignes et de tout ce qui se passe 209 chez moi de désagréable depuis que tu y es venu.
—Je suis heureux que vous en conveniez.
—Toi, au contraire, tu es un saint. Faut-il que je me mette à genoux devant ta Sainteté et que je te demande pardon?
—Señora—dit sérieusement Pepe en cessant de manger—je vous prie de ne pas vous moquer aussi impitoyablement de moi. Je ne saurais vous suivre sur ce terrain.—La seule chose que j’ai dite, c’est que je suis venu à Orbajosa appelé par vous.
—Et c’est parfaitement vrai. Ton père et moi, nous avions décidé que tu te marierais avec Rosario.—Tu vins pour la connaître. Je te regardai dès lors comme mon fils... Tu feignais d’aimer Rosario.
—Un mot, s’il vous plaît—objecta Pepe.—J’aimais et j’aime réellement Rosario; c’est vous qui avez feint de m’accepter pour fils; me recevant avec une trompeuse cordialité, vous avez employé dès le premier moment toutes les manœuvres de la ruse la plus raffinée pour contrarier et éluder l’accomplissement des propositions faites à mon père; dès le premier jour vous vous êtes proposé de me désespérer, de me rebuter, et, le sourire sur les lèvres et la bouche pleine de paroles affectueuses, vous n’avez cessé de me torturer, de me faire mourir à petit feu; en vous tenant prudemment dans l’ombre de façon à ne pas même courir le risque d’être soupçonnée, vous m’avez suscité une foule de 210 procès; vous m’avez fait enlever la mission officielle que j’avais en arrivant à Orbajosa; vous m’avez rendu odieux à la population; vous m’avez fait expulser de la cathédrale; vous m’avez constamment tenu à l’écart de celle que j’aime; vous avez imposé à votre fille une réclusion inquisitoriale qui la mènerait bien vite à la tombe si Dieu n’y mettait bon ordre.
Doña Perfecta devint écarlate. Mais ce vif emportement de son orgueil blessé en se voyant si bien découverte passa rapidement et la laissa pâle et verdâtre. Ses lèvres tremblaient. Repoussant le couvert qu’elle avait devant elle, elle se leva. Son neveu se leva aussi.
—Mon Dieu, Notre-Dame de Bon-Secours!—s’écria la señora qui en même temps porta ses deux mains à sa tête et la comprima en signe de désespoir.—Est-il possible que je mérite d’être si atrocement outragée? Pepe, mon enfant, est-ce bien toi qui parles ainsi?... Si j’ai fait ce que tu dis, je suis vraiment une bien grande pécheresse.
Elle se laissa tomber sur le sofa en se couvrant le visage de ses deux mains. Pepe s’approcha d’elle lentement; il remarqua qu’elle sanglotait et versait d’abondantes larmes. En dépit de sa conviction que tout cela était joué, il ne put vaincre le léger attendrissement qui s’emparait de lui, et, sa colère tombant, il fut jusqu’à un certain point affligé d’en avoir tant dit et d’avoir parlé si durement.
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—Ma chère tante—lui fit-il remarquer en lui posant la main sur l’épaule.—Si vous me répondez par des larmes et des sanglots, vous pourrez m’attendrir, mais vous ne me convaincrez pas. Parlez-moi raison, dites-moi tranquillement que j’ai tort de penser ce que je pense, donnez-moi ensuite la preuve que je me trompe, et je reconnaîtrai mon erreur.
—Laisse-moi. Tu n’es pas le fils de mon frère. Si tu l’étais, tu ne m’aurais pas insultée comme tu viens de le faire. Est-ce que je suis une intrigante, une comédienne, une harpie hypocrite, une instigatrice de troubles domestiques?...
Ce disant, la señora avait découvert son visage et contemplait son neveu avec une expression béate. Pepe était perplexe. Les larmes, de même que la douce voix de la sœur de son père, ne pouvaient être pour lui choses indifférentes. Des paroles de pardon lui venaient aux lèvres. Homme d’ordinaire très énergique, tout ce qui excitait sa sensibilité et agissait sur son cœur, le changeait aussitôt en enfant. Défaut de mathématicien. On prétend que Newton lui-même était ainsi.
—Je vais te donner les raisons que tu demandes—dit doña Perfecta, en faisant signe à son neveu de s’asseoir à côté d’elle. Je désire te donner satisfaction... afin que tu voies si je suis bonne, si je suis indulgente, si j’ai de l’humilité... Tu crois que je te contredirai, que je nierai d’une façon absolue 212 les faits dont tu m’as accusée?... Eh bien! non, je ne les nie pas.
L’ingénieur demeura stupéfait.
—Je ne les nie pas—poursuivit la señora.—Ce que je nie, c’est la mauvaise intention que tu leur attribues. De quel droit te permets-tu de juger ce que tu ne connais que par des indices ou des conjectures? Est-ce que tu possèdes la suprême intelligence nécessaire pour apprécier en connaissance de cause les actions des autres et porter un jugement sur elles? Es-tu Dieu pour connaître les intentions?
La stupéfaction de l’ingénieur ne fit que croître.
—N’est-il pas permis de prendre parfois dans la vie des voies indirectes pour atteindre un but bon et honnête? De quel droit juges-tu certaines de mes actions que tu ne comprends pas bien? Quant à moi, faisant preuve à ton égard d’une sincérité dont tu n’es pas digne, je t’avoue, mon cher neveu, que j’ai effectivement employé des subterfuges pour atteindre un but qui est bon, pour arriver à la réalisation d’une chose qui est en même temps avantageuse pour toi et pour ma fille... Ne comprends-tu pas? Tu as l’air d’un idiot... Ah! ta grande intelligence de mathématicien et de philosophe allemand n’est pas capable de pénétrer ces subtilités d’une mère prudente!
—C’est que je suis de plus en plus stupéfait—dit l’ingénieur.
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—Sois-le autant que tu voudras, mais confesse ton impolitesse—continua la dame avec plus de fermeté,—reconnais que tu as été léger et brutal en m’accusant comme tu l’as fait. Tu es un jeune homme inexpérimenté, sans autre science que celle des livres, qui n’enseignent rien ni du monde ni du cœur. La seule chose que tu saches faire, c’est construire des môles et des voies ferrées. Ah! mon cher petit monsieur, on ne pénètre pas dans le cœur humain par les tunnels des chemins de fer, et ce n’est pas par les puits des mines qu’on descend dans ses profonds abîmes. On ne lit pas plus dans la conscience d’autrui au moyen du microscope des naturalistes qu’on ne décide de la culpabilité du prochain en nivelant les idées avec un théodolite.
—Au nom de Dieu, ma chère tante!...
—Pourquoi parles-tu de Dieu, du moment que tu ne crois pas en lui?—dit doña Perfecta d’un ton solennel.—Si tu croyais en Dieu, si tu étais bon chrétien, tu ne jugerais pas si témérairement ma conduite. Moi, je suis une femme pieuse, entends-tu? Moi, j’ai la conscience tranquille, entends-tu? Moi je sais ce que je fais et pourquoi je le fais, entends-tu?
—J’entends, j’entends, j’entends.
—Dieu, en qui tu ne crois pas, voit ce que tu ne vois pas, ni ne peux voir, toi: l’intention. Je ne t’en dis pas davantage: je ne veux pas, c’est parfaitement inutile, te donner de plus longues explications. 214 Tu ne me comprendrais pas plus quand je t’aurais dit que je désirais arriver à mes fins sans scandale, sans faire de la peine à ton père, sans t’en faire à toi-même et sans faire parler les gens en te donnant un refus catégorique... Non, Pepe, je ne te dirai rien de tout cela, parce que tu ne le comprendrais pas. Tu es mathématicien. Tu vois ce qui est devant toi et rien de plus: la nature brutale et rien de plus; des lignes, des angles, des forces, et rien de plus. Tu vois partout l’effet et non la cause. L’homme qui ne croit pas en Dieu ne voit pas les causes. Dieu est la suprême intention du monde. Celui qui le méconnaît, doit nécessairement juger de tout comme tu en juges, sottement. Par exemple, il ne voit que dévastation dans la tempête, que destruction dans l’incendie, que misère dans la disette, que désolation dans les tremblements de terre, et cependant, présomptueux señorito, dans toutes ces calamités apparentes, il y a à chercher la bonté de l’intention... oui monsieur, l’intention toujours bonne de Celui qui est incapable de faire du mal.
Cette dialectique subtile, mystique et embrouillée ne convainquit pas Pepe Rey; mais, ne voulant pas suivre sa tante dans les âpres sentiers de pareilles argumentations, celui-ci dit simplement:
—C’est bien, je respecte les intentions...
—Maintenant que tu sembles reconnaître ton erreur—poursuivit la pieuse señora de plus en plus agressive—je te ferai une autre confession, 215 c’est que je comprends que j’ai eu tort d’adopter un tel système, bien que mon but fût excellent à tous égards. Etant donnés ton caractère emporté et ton incapacité de me comprendre, j’aurais dû aborder carrément la question en te disant: «Mon cher neveu, je ne peux consentir à ce que tu deviennes l’époux de ma fille.»
—C’est là le langage que, dès le premier jour, vous auriez dû me tenir—répondit l’ingénieur en poussant un soupir de soulagement, comme quelqu’un qui se trouve délivré d’un poids énorme. Je vous remercie sincèrement de ces paroles, ma chère tante. Après avoir été lardé de coups d’épée dans l’ombre, ce soufflet en pleine lumière me comble d’aise.
—Eh! bien, mon neveu, je te le renouvelle—affirma la señora avec autant d’énergie que de mépris.—Tu le sais déjà. Je ne veux pas de toi pour Rosarito.
Pepe ne souffla pas mot. Il y eut un long silence durant lequel ils s’examinèrent l’un l’autre attentivement comme si le visage de chacun d’eux eût été l’œuvre d’art la plus parfaite.
—Ne comprends-tu pas ce que je t’ai dit?—reprit-elle.—Tout est rompu; il n’y a plus de mariage possible.
—Permettez, ma chère tante,—répondit le jeune homme avec hauteur.—Ce n’est pas avec des menaces qu’on m’effraie. Au point où les choses en 216 sont arrivées, votre refus est pour moi d’une très mince valeur.
—Que dis-tu?—s’écria doña Perfecta fulminant de colère.
—Ce que vous entendez. Je me marierai avec Rosario.
Doña Perfecta se leva indignée, majestueuse, terrible. Son attitude était celle de l’anathème fait femme. Rey demeura assis, calme, imperturbable; il avait le courage passif d’une foi profonde et d’une résolution inébranlable. Le déchaînement de fureur dont sa tante le menaçait ne le fit pas même sourciller.
Il était ainsi fait.
—Tu es fou. Epouser Rosario, te marier avec elle, toi, alors que je ne le veux pas, moi!...
Les lèvres frémissantes de la señora articulèrent ces paroles avec un accent vraiment tragique.
—Vous ne le voulez pas? vous?... Elle est, elle, d’un avis contraire.
—Non, je ne le veux pas!...—répéta la dame.—Je le dis et je le répète: je ne le veux pas, je ne le veux pas!
—Elle et moi le désirons.
—Impudent; il n’existe peut-être qu’elle et toi dans le monde? Il n’y a pas de parents, il n’y a pas de société, il n’y a pas la conscience, il n’y a pas Dieu?
—Précisément parce qu’il y a une société, parce 217 qu’il y a une conscience, parce qu’il y a Dieu,—affirma gravement Rey, en quittant le sofa, élevant le bras et montrant le ciel—je dis et je répète que je me marierai avec elle.
—Misérable, orgueilleux! Et crois-tu donc que, dans le cas où tu voudrais tout fouler aux pieds, il n’y a pas des lois pour t’en empêcher?
—C’est parce qu’il y a des lois que je dis et je répète que je me marierai avec elle.
—Tu ne respectes rien.
—Je ne respecte rien de ce qui est indigne de respect.
—Et mon autorité, et ma volonté, et moi... moi, moi, ne suis-je donc rien?
—Pour moi, votre fille est tout; le reste, rien.
La fermeté de Pepe Rey était comme la manifestation d’une force invincible ayant parfaitement conscience d’elle-même. Elle frappait des coups secs, terribles, sans ménagements d’aucune sorte. Ses paroles étaient, pour ainsi dire, comme une artillerie impitoyable.
Doña Perfecta retomba sur le sofa; mais elle ne pleurait pas: une convulsion nerveuse agitait ses membres.
—De sorte que pour cet athée infâme—s’écria-t-elle avec une rage non jouée—il n’existe pas de convenances sociales; il n’existe rien en dehors de son caprice?... C’est un affreux calcul. Ma fille est riche.
218
—Si vous vous imaginez m’offenser par cette insinuation en détournant la question et en interprétant faussement mes sentiments pour blesser ma dignité, vous vous trompez, ma chère tante. Croyez-moi intéressé tant que vous voudrez. Dieu sait ce que je suis.
—Tu es un lâche.
—Ceci est une opinion comme une autre. Le monde peut vous croire infaillible. Moi, non. Je suis très loin de penser qu’on ne puisse pas en appeler de vos jugements devant Dieu.
—Mais, est-ce donc bien vrai, ce que tu dis?... Est-il bien possible que tu insistes encore après mon refus?... Tu foules donc tout aux pieds; tu es un monstre, un bandit.
—Je suis un homme.
—Un misérable! Brisons là: je te refuse ma fille, je te la refuse.
—Eh! bien, je la prendrai! Je ne prends que ce qui m’appartient.
—Ote-toi de ma présence—s’écria tout à coup la dame en se levant.—Fat que tu es, tu crois que ma fille se souvient de toi?
—Elle m’aime comme je l’aime.
—C’est faux, c’est faux!
—Elle-même me l’a dit... et vous ne trouverez pas mauvais que, dans cette question, j’ajoute plutôt foi à ses paroles qu’à celles de sa mère.
219
—Quand donc te l’a-t-elle dit, puisque voilà bien des jours que tu ne l’as vue?
—Je l’ai vue hier soir, et, devant le Christ de la chapelle, elle m’a juré qu’elle serait ma femme.
—Oh! scandale et libertinage!... Mais qu’est-ce donc? Mon Dieu, quelle honte!—s’écria doña Perfecta en comprimant de nouveau sa tête dans ses mains et faisant quelques pas dans l’appartement. Rosario est donc hier soir sortie de sa chambre?
—Elle en est sortie pour me voir. Il était bien temps.
—Quelle infâme conduite est la tienne! Tu t’es conduit comme un voleur, tu as agi comme un séducteur de la pire espèce.
—Je me suis formé à votre école. Mon intention était bonne.
—Et elle est descendue!... Ah! je m’en doutais. Ce matin, au point du jour, je l’ai surprise tout habillée dans sa chambre. Elle m’a dit qu’elle était sortie pour je ne sais quoi... Mais le vrai coupable, c’est toi, toi, toi... C’est une infamie. Pepe, Pepe, de toi j’attendais tout, tout, excepté un pareil outrage... Tout est fini entre nous. Va-t-en. Tu n’existes plus pour moi... Je te pardonne à la condition que tu t’en ailles... Je ne dirai pas à ton père un mot de tout ceci... Quel épouvantable égoïsme! Non, il n’y a pas d’amour en toi. Tu n’aimes pas ma fille.
—Dieu sait que je l’adore, et cela me suffit.
220
—Ne prononce pas le nom de Dieu, blasphémateur; tais-toi. Au nom de Dieu, que je puis invoquer, moi, parce que je crois en lui, je te dis que ma fille ne sera jamais ta femme. Ma fille se sauvera, Pepe, ma fille ne peut être, vivante, condamnée à l’enfer, car ce serait l’enfer que son union avec toi.
—Rosario sera ma femme—répliqua le mathématicien avec calme.
La tranquille énergie de son neveu ne faisait qu’irriter davantage la pieuse señora.
—Ne crois pas—lui dit-elle d’une voix entrecoupée—que tes menaces m’intimident. Je sais ce que je dis. Est-ce qu’on peut ainsi fouler aux pieds un foyer, une famille, est-ce qu’on peut fouler aux pieds l’autorité humaine et divine?
—Tout cela, je le foulerai aux pieds—dit l’ingénieur qui commençait à perdre son sang-froid et s’exprimait avec une certaine agitation.
—Tu fouleras tout aux pieds! Ah! l’on voit bien que tu es un barbare, un sauvage, un homme qui ne connaît que la violence.
—Non, ma chère tante, je suis doux, juste, honnête et ennemi de toute violence; mais entre vous et moi, vous qui êtes la loi et moi qui devrais la respecter, il y a une pauvre créature qu’on tourmente, un ange du ciel qui souffre un inique martyre. Ce spectacle, cette iniquité, cette violence inouïe, c’est ce qui convertit ma droiture en barbarie, 221 ma raison en force, ma probité en une déloyauté ressemblant à celle des assassins et des voleurs; ce spectacle, ma chère señora, est ce qui me pousse à ne pas respecter votre loi, à vous, ce qui me pousse à me mettre au-dessus d’elle et à tout fouler aux pieds. Ce qui vous paraît une extravagance est une loi inéluctable. Je fais ce que font les sociétés lorsqu’une force brutale aussi illogique qu’irritante s’oppose à leur marche en avant. Elles passent par-dessus, et dans leur impétueux élan détruisent tout sur leur passage. C’est ainsi que je suis en ce moment; moi-même je ne me connais plus. J’étais raisonnable et je suis brutal; j’étais respectueux et je suis insolent, j’étais civilisé et je deviens sauvage. Vous m’avez conduit à cette horrible extrémité en m’irritant et en m’écartant du chemin du bien dans lequel je marchais. Est-ce ma faute ou est-ce la vôtre?
—C’est la tienne, c’est la tienne!
—Ni vous ni moi ne pouvons résoudre la question. Je crois que l’un et l’autre nous manquons de raison. Tout est en vous violence et injustice, en moi tout est injustice et violence. Nous en sommes arrivés à être aussi barbares l’un que l’autre, et nous luttons et nous nous blessons impitoyablement. Dieu permet qu’il en soit ainsi. Mon sang retombera sur votre conscience, le vôtre retombera sur la mienne... En voilà assez, señora. Je ne veux pas vous fatiguer plus longtemps de paroles inutiles. Nous entrerons maintenant dans les faits.
222
—Dans les faits, c’est bien!—s’écria doña Perfecta qui rugissait plutôt qu’elle ne parlait.—Ne crois pas qu’il manque de gendarmes à Orbajosa.
—Adieu, señora. Je quitte cette maison... Je crois que nous nous reverrons.
—Sors, va-t-en, va-t-en sur-le-champ!—cria-t-elle en lui montrant la porte d’un geste énergique.
Pepe Rey sortit. Après avoir prononcé quelques paroles incohérentes, qui étaient la plus claire expression de sa fureur, doña Perfecta tomba sur une chaise, ayant tous les symptômes d’une lassitude extrême ou d’une attaque de nerfs. Les servantes accoururent.
—Allez chercher le Sr. D. Inocencio—cria-t-elle.—Allez, allez vite... qu’il vienne de suite!
En l’attendant, elle mordilla son mouchoir.
Le lendemain de cette déplorable altercation, coururent dans tout Orbajosa, de maison en maison, de cercle en cercle, du Casino à la pharmacie, et de la promenade de Las Descalzas à la porte de Baidejos, les bruits les plus divers sur Pepe Rey et sur sa conduite. Tout le monde les répétait, et les commentaires étaient si nombreux que, s’il les eût recueillis et compilés, D. Cayetano aurait pu en former un riche Thesaurus de la bienveillance orbajocienne.
Au milieu de la diversité des détails mis en circulation, il y avait conformité sur quelques points principaux, entre autres sur le suivant:
Que, furieux de ce que doña Perfecta refusait de marier Rosario avec un athée, l’ingénieur avait levé la main sur sa tante.
Le jeune homme vivait à l’auberge de la veuve Cusco, établissement soi-disant bien monté, mais 224 qui n’en était pas moins au niveau des plus arriérés du pays. Il y recevait fréquemment la visite du lieutenant-colonel Pinzon, qui venait s’entendre avec lui relativement au plan qu’ils avaient combiné ensemble, et pour la bonne exécution duquel le soldat montrait d’heureuses dispositions. Il imaginait à chaque instant de nouveaux artifices ou de nouvelles ruses qu’il mettait la meilleure humeur du monde à faire passer du domaine des idées dans le domaine des faits, comme il avait l’habitude de le dire à son ami:
—Le rôle que je remplis, mon cher Pepe, n’est pas précisément des plus gracieux; mais pour vexer Orbajosa et les Orbajociens, je marcherais volontiers à quatre pattes.
Nous ne savons à quels expédients eut recours l’artificieux militaire, passé maître en fait de ruses mondaines, mais il est certain qu’au bout de trois jours il était parvenu à se rendre très sympathique dans la maison où il logeait. Ses façons d’agir plaisaient à doña Perfecta qui ne pouvait entendre sans en être touchée, les complaisants éloges qu’il faisait de la bonne tenue de la maison, de l’élévation des sentiments, de la piété et de la magnificence de son hôtesse. Avec D. Inocencio, il était au mieux. Ni la mère ni le Penitenciario ne l’empêchaient de parler à Rosario (à qui l’on avait rendu la liberté après le départ du terrible cousin), et par ses politesses mesurées, ses discrètes flatteries et son habileté 225 consommée, il conquit dans la maison une place frisant la familiarité. Mais l’objet de toutes ses séductions était une domestique, appelée Librada, qu’il corrompit (chastement parlant) et décida à porter à Rosarito des lettres et des billets. La jeune servante ne résista pas à cette corruption, réalisée à force de douces paroles et de grosses sommes d’argent, parce qu’elle ignorait la provenance des messages et leur véritable objet; si elle avait, en effet, pu comprendre que tout cela n’était qu’une nouvelle méchanceté de D. José, bien que ce jeune homme lui plût beaucoup, elle n’aurait pas trahi sa maîtresse pour tout l’or du monde.
Doña Perfecta, D. Inocencio, Jacinto et Pinzon se trouvaient un jour ensemble dans le jardin. On parla de la troupe et de la mission qu’elle venait remplir à Orbajosa, ce qui fournit au señor Penitenciario l’occasion de flétrir les procédés tyranniques du gouvernement—puis, sans savoir comment, on prononça le nom de Pepe Rey.
—Il est encore à l’auberge—dit le petit avocat.—Je l’ai vu hier, et il m’a chargé de vous présenter ses respects, señora doña Perfecta.
—A-t-on jamais vu plus colossale insolence?... Ah! Sr. Pinzon, ne soyez pas étonné de m’entendre tenir ce langage à l’égard de mon neveu... de ce «caballerito» qui, vous le savez déjà, logeait dans la chambre que vous occupez.
226
—Oui, oui, je sais! Je ne le fréquente pas; mais je le connais de vue et de réputation. Il est l’ami intime de notre brigadier.
—L’intime ami du brigadier?
—Oui, señora, du commandant de la brigade qu’on a envoyée dans ce pays, et qui a été répartie en différents villages.
—Et où se trouve-t-il?—demanda la dame avec le plus vif intérêt.
—A Orbajosa.
—Je crois qu’il est logé dans la maison Polavieja—indiqua Jacinto.
—Votre neveu—continua Pinzon—et le brigadier Batalla sont amis intimes; ils sont inséparables, et on les rencontre ensemble, à toute heure dans les rues de la ville.
—Eh! bien, mon petit ami, cela me donne une fort mauvaise opinion de votre chef,—répondit doña Perfecta.
—C’est un... malheureux,—dit Pinzon, du ton de quelqu’un qui, par respect, n’ose pas appliquer un plus énergique qualificatif.
—En mettant les choses au mieux Sr. Pinzon, et en faisant une très honorable exception en votre faveur—affirma doña Perfecta—il est impossible de nier qu’il y a dans l’armée espagnole des gens...
—Notre brigadier était un excellent officier avant de s’adonner au spiritisme...
227
—Au spiritisme!
—Cette secte qui évoque les spectres et les esprits au moyen des pieds de table!...—s’écria en riant le chanoine.
—Par curiosité, par pure curiosité—dit emphatiquement Jacintillo—je me suis fait envoyer de Madrid l’ouvrage d’Allan Kardec. Il est bon de se mettre au courant de tout.
—Est-il, Jésus Dieu, possible de commettre de pareilles extravagances!... Dites-moi, Pinzon, est-ce que mon neveu est aussi inféodé à cette secte des pieds de table?
—Je serais tenté de croire que c’est lui qui a converti notre brave brigadier Batalla.
—Ah! mon Dieu!
—C’est ainsi, et quand il lui en prendra fantaisie—dit D. Inocencio sans pouvoir s’empêcher de rire—il parlera à Socrate, saint Paul, Cervantes et Descartes tout comme je parle maintenant à Librada pour lui demander une allumette. Pauvre señor de Rey! Je disais bien qu’il n’avait pas la tête solide.
—Au reste—continua Pinzon,—notre brigadier est un bon militaire. S’il pèche par quelque chose, c’est par excès de sévérité. Il prend si bien au pied de la lettre les ordres du gouvernement que, si on lui faisait prendre la mouche, il serait capable de ne pas laisser pierre sur pierre à Orbajosa. Vraiment, je vous engage à vous tenir sur vos gardes.
228
—Mais ce monstre-là va nous faire décapiter,—s’écria doña Perfecta.—Ah! Sr. Penitenciario, ces visites de la troupe me rappellent ce que j’ai lu dans la Vie des saints au sujet de l’arrivée d’un proconsul romain dans une ville chrétienne...
—La comparaison ne laisse pas d’être exacte—dit le Penitenciario en regardant le militaire par-dessus ses lunettes.
—Cela est un peu triste à dire, mais doit se dire, puisque c’est vrai—manifesta Pinzon avec bienveillance.—A l’heure qu’il est, vous êtes tous à notre merci.
—Les autorités du pays—objecta Jacinto—fonctionnent encore parfaitement.
—Je crois que vous vous trompez—répondit le soldat dont la señora et le Penitenciario observaient la physionomie avec un profond intérêt.—Il y a une heure que l’alcade d’Orbajosa a été destitué.
—Par le gouverneur de la province?
—Le gouverneur de la province a été remplacé par un délégué du gouvernement qui a dû arriver ce matin. Tous les ayuntamientos cesseront aujourd’hui leurs fonctions. Ainsi l’a ordonné le ministre qui, je ne sais pour quel motif, craignait qu’ils ne prêtassent pas leur appui à l’autorité centrale.
—Nous voilà bien—murmura l’ecclésiastique en fronçant les sourcils et avançant la lèvre inférieure.
229
Doña Perfecta réfléchissait.
—On a aussi destitué quelques juges de première instance, entre autres celui d’Orbajosa.
—Le juge! Periquito!... Periquito n’est plus juge!—s’écria doña Perfecta avec une voix et des gestes ressemblant à ceux des personnes qui ont eu le malheur d’être piquées par une vipère.
—Celui qui, hier encore, était juge, ne l’est plus aujourd’hui—continua Pinzon.—Demain arrivera le nouveau.
—Un inconnu!
—Un inconnu!
—Un coquin peut-être... L’autre était si honorable!... dit avec affliction la señora.—Je ne lui demandais jamais quelque chose qu’il ne me l’accordât immédiatement. Savez-vous quel sera le nouvel alcade?
—On dit qu’il va venir ici un corregidor.
—Dites donc une bonne fois que c’est le déluge qui arrive, et nous aurons fini—s’écria le chanoine en se levant.
—De sorte que nous voilà à la merci du señor brigadier.
—Pour quelques jours seulement. Ne m’en veuillez pas. En dépit de mon uniforme, je suis ennemi du militarisme; mais quand on nous commande de frapper... nous frappons. Il n’y a pas de métier plus scélérat que le nôtre.
—C’est certain, c’est certain—dit la señora 230 dissimulant mal sa fureur.—Du moment que vous le reconnaissez vous-même... Ainsi, ni alcade, ni juge...
—Ni gouverneur de la province.
—Allons, qu’on nous enlève aussi Monseigneur pour nous envoyer un moinillon à sa place.
—Il manque encore cela... Si on les laisse faire ici—murmura D. Inocencio en baissant les yeux—ils ne s’amuseront pas à des bagatelles.
—Et tout cela, parce qu’on craint une levée de guerillas à Orbajosa!—dit la señora en croisant les mains et en les agitant de haut en bas depuis le menton jusqu’aux genoux.—Franchement, Pinzon, je ne sais comment les pierres elles-mêmes ne se lèvent pas? Je ne vous veux en particulier aucun mal, mais il serait juste que l’eau que vous buvez tous se changeât pour vous tous en fleuves de boue... Vous m’avez dit que mon neveu est un ami intime du brigadier?
—Si intime qu’il ne le quitte pas de tout le jour; ils ont été camarades d’école. Batalla l’aime comme un frère et lui cède en tout. Si j’étais à votre place, señora, je ne dormirais pas tranquille.
—Oh! mon Dieu! Je redoute toute sorte d’infamies...—s’écria la dame pleine d’inquiétude.
—Señora—affirma le chanoine—avec énergie—avant de consentir à une infamie dans cette honorable maison, avant de permettre que la moindre insulte soit faite à cette noble famille, moi... mon 231 neveu... que dis-je? tous les habitants d’Orbajosa...
Don Inocencio n’acheva pas sa phrase. Sa colère était si grande qu’elle arrêtait les mots dans son gosier. Il fit quelques pas d’un air martial... puis alla se rasseoir.
—J’ai quelque raison de penser que vos craintes ne sont pas vaines—dit Pinzon.—En cas de nécessité, je...
—Moi aussi, je...—répéta Jacinto.
Doña Perfecta avait fixé ses regards sur la porte vitrée de la salle à manger derrière laquelle apparaissait une gracieuse figure. Il semblait qu’à cette vue la sombre physionomie de la señora révélât des craintes encore plus sombres.
—Rosario, viens ici, Rosario—cria-t-elle en allant à sa rencontre.—Il me semble que tu as aujourd’hui meilleure mine et que tu parais plus joyeuse, oui... Ne vous semble-t-il pas aussi qu’elle a meilleure figure? Tu parais tout autre.
Tous les assistants convinrent que le visage de Rosario reflétait la plus grande félicité.
Les journaux de Madrid publièrent à cette époque les nouvelles suivantes:
«Il n’est pas vrai qu’il se soit levé une seule guerilla dans les environs d’Orbajosa. On nous écrit de cette localité que le pays est si peu disposé aux aventures qu’on considère comme inutile sur ce point la présence de la brigade Batalla.»
«On dit que la brigade Batalla quittera Orbajosa qui ne manque pas de force armée, et qu’elle ira à Villajuan de Nahara où se sont montrées quelques guerillas.»
«Il est certain que les Aceros parcourent avec quelques cavaliers le territoire de Villajuan qui touche au district judiciaire d’Orbajosa. Le gouverneur de la province de X... a télégraphié au gouvernement que Francisco Acero a pénétré dans les Roquetas où il a levé un semestre de contributions et demandé des rations de vivres. Domingo Acero 233 (Faltriquera) errait dans les montagnes du Jubileo, activement poursuivi par la guardia civil[28] qui lui a tué un homme et en a fait un autre prisonnier. C’est Bartolomé Acero qui, à Lugarnoble, a brûlé les registres de l’état-civil et emmené comme otages l’alcade et deux des principaux propriétaires.»
«D’après une lettre que nous avons sous les yeux, la plus complète tranquillité règne à Orbajosa où l’on ne pense qu’à travailler les champs pour la prochaine récolte de l’ail, qui promet d’être magnifique. Les districts voisins sont infestés de partisans, mais la brigade Batalla en aura facilement raison.»
En effet, Orbajosa était tranquille.—Les Aceros,—cette dynastie aguerrie qui, d’après certaines gens, était digne de figurer dans le Romancero,—les Aceros avaient établi leur centre d’action dans la province voisine; mais l’insurrection ne s’étendait pas jusque sur le territoire de la ville épiscopale. On aurait pu croire que la civilisation moderne était enfin sortie victorieuse de la lutte qu’elle soutenait contre les mœurs séditieuses de la grande insoumise, et que celle-ci savourait les délices d’une paix durable. Et cela avec d’autant plus de raison que Caballuco lui-même, l’un des chefs les plus considérables de la résistance historique d’Orbajosa, disait clairement à tout le monde qu’il ne voulait ni se fâcher avec le gouvernement ni se 234 mettre en danse..., parce qu’il pourrait lui en coûter cher.
Quoi qu’on puisse en dire, le naturel emporté de Ramos s’était rassis avec les années, de même que s’était un peu calmée l’ardeur qu’avec le jour il avait reçue des Caballucos pères et aïeux, la meilleure race de guerriers qui eût jamais dévasté la terre. Il faut, en outre, mettre en compte qu’à cette époque le nouveau gouverneur de la province, ayant eu une entrevue avec cet important personnage, obtint de sa bouche la plus formelle promesse de contribuer à la paix publique et d’éviter toute occasion de troubles. Des témoins dignes de foi affirment qu’il était au mieux avec les militaires, car on le voyait boire à la taverne avec tel ou tel sergent, et l’on va jusqu’à dire qu’il lui avait été promis un bon emploi à l’ayuntamiento de la capitale de la province. Oh! combien il est difficile à l’historien qui se pique d’impartialité d’arriver à connaître la vérité en ce qui touche aux opinions ou aux sentiments des illustres personnages qui ont rempli le monde de leur nom! Lorsqu’il se trouve en présence de faits d’une importance capitale, tels que la journée de Brumaire, le sac de Rome par le connétable de Bourbon ou la ruine de Jérusalem, quel psychologue ou quel historien pourra déterminer les pensées qui les précédèrent ou les suivirent dans la tête de Bonaparte, de Charles-Quint ou de Titus?—C’est une responsabilité immense 235 que la nôtre! Pour la rendre moins lourde, nous citerons ici des mots, des phrases et jusqu’à des discours de l’empereur orbajocien; de cette façon, chacun pourra s’en former l’opinion qui lui paraîtra la plus exacte.
Ce n’est un sujet de doute pour personne que Cristobal Ramos sortit un soir de chez lui après la tombée de la nuit et, en traversant la rue du Connétable, vit trois paysans qui, montés sur leurs mules, s’avançaient, l’un derrière l’autre, dans une direction opposée à la sienne. A la demande qu’il leur adressa pour s’informer où ils allaient, ils répondirent qu’ils se rendaient chez la señora doña Perfecta pour lui porter les primeurs de leurs huertas[29] et le montant des fermages échus. C’étaient le señor Paso-Largo, un jeune garçon nommé Frasquito Gonzalez et un troisième personnage entre deux âges et de forte complexion qu’on appelait Vejarruco, bien que son vrai nom fût José Esteban Romero. Sur les instances de ces individus, avec lesquels il était lié d’une vieille et franche amitié, Caballuco rebroussa chemin et entra avec eux chez la señora. D’après les documents les plus vraisemblables, cela se passait deux jours après celui où doña Perfecta et Pinzon parlèrent de ce qu’ont pu voir les personnes qui ont lu le précédent chapitre.
Le grand Ramos s’arrêta un instant pour s’acquitter 236 auprès de Librada de quelques commissions de peu d’importance qu’une voisine avait confiées à son excellente mémoire et lorsqu’il entra dans la salle à manger, les trois paysans en question ainsi que le Sr. Licurgo qui, par une singulière coïncidence, s’y trouvait aussi, avaient déjà entamé avec doña Perfecta une conversation sur des sujets relatifs à la récolte ou au ménage. La señora était d’une humeur massacrante; elle trouvait tout mal et les réprimandait durement du manque de pluie et de la stérilité de la terre, phénomènes dont ces pauvres diables n’étaient certainement pas la cause. Le señor Penitenciario assistait à cette scène. Il salua affectueusement Caballuco à son entrée et lui indiqua un siège à côté de lui.
—Le voilà, le personnage—dit dédaigneusement la señora.—Il est incroyable qu’on parle tant d’un homme de si peu de valeur! Dis-moi, Caballuco, est-il vrai que des soldats t’ont souffleté ce matin?
—Moi! moi!
A ces mots le Centaure se leva indigné, comme s’il eût reçu la plus sanglante injure.
—On l’a dit ainsi,—ajouta la señora.—Est-ce que ce n’est pas vrai?—Je l’avais pourtant cru, car, lorsqu’on se respecte si peu... Les militaires te cracheraient à la face que tu te trouverais honoré de leur crachat.
—Señora!—vociféra Ramos.—Sauf le respect que je vous dois à vous qui êtes ma mère, plus que 237 ma mère, ma souveraine, ma reine... eh! bien, je dis que sauf le respect que je dois à la personne qui m’a donné tout ce que je possède... sauf le respect...
—Quoi donc?... il semble que tu as des quantités de choses à dire, et puis tu ne dis rien.
—Eh! bien, je dis que, sauf votre respect, ce qu’on vous a raconté des soufflets est une calomnie—balbutia-t-il avec une extrême difficulté.—Tout le monde s’occupe de moi, que j’entre ou que je sorte, que j’aille ou que je vienne... Et tout cela, pourquoi? Parce qu’on veut se servir de moi comme d’un mannequin pour me faire soulever le pays.—A d’autres, señora et caballeros: bonhomme se trouve bien chez lui. Que la troupe soit venue?... C’est un mal: mais qu’y pouvons-nous faire?... Qu’on ait destitué l’alcade, le secrétaire et le juge: c’est un mal; et je voudrais que toutes les pierres d’Orbajosa se levassent contre ceux qui l’ont fait, mais j’ai donné ma parole au gouverneur, et jusqu’à présent je...
Il se gratta la tête, fronça les sourcils d’un air sombre, et d’une voix de plus en plus lourde poursuivit:
—Je puis être grossier, brutal, ignorant, capricieux, entêté et tout ce qu’on voudra, mais, en fait de loyauté, personne ne me surpasse.
—Par le Cid Campeador!—dit avec le plus profond mépris doña Perfecta.—Ne croyez-vous 238 pas comme moi, señor Penitenciario, qu’il n’y a plus à Orbajosa un seul homme de cœur?
—Ceci est une bien grave opinion—répondit le chanoine capitulaire sans regarder son amie ni écarter de son menton la main sur laquelle il appuyait son visage rêveur.—Mais il me semble que cette population a accepté avec une excessive soumission le joug pesant du militarisme.
Licurgo et les trois paysans riaient de tout leur cœur.
—Lorsque les soldats et les nouvelles autorités—dit la señora—nous auront pris notre dernier réal après avoir déshonoré la ville, nous enverrons à Madrid, dans une urne de cristal, tous les braves d’Orbajosa pour qu’on les place dans le Musée ou qu’on les montre dans les rues.
—Vive la señora!—s’écria plein d’enthousiasme celui qu’on appelait Vejarruco.—Elle parle d’or. On ne dira pas à cause de moi qu’il n’y a pas de braves, car si je ne suis pas avec les Aceros, c’est par la raison que j’ai une femme et trois enfants et que qui que ce soit peut se trouver empêché; sans quoi...
—Mais toi, tu n’as pas donné ta parole au gouverneur?—lui demanda la señora avec un douloureux sourire.
—Au gouverneur!—s’écria le nommé Frasquito Gonzalez.—Il n’y a pas dans tout le pays de coquin qui mérite plus que lui de recevoir une balle dans la 239 tête. Gouverneur et Gouvernement, c’est tout un. Le curé nous a dit dimanche dans son prône tant de magnifiques choses sur les profanations et les insultes à la religion qu’on fait à Madrid... Ah! il fallait l’entendre! Enfin, il s’écria plusieurs fois du haut de la chaire que la religion n’avait plus de défenseurs.
—Voici le grand Cristobal Ramos—dit la señora en frappant fortement de la main sur l’épaule du Centaure.—Il monte à cheval; il se promène sur la place et sur la route royale pour attirer l’attention des soldats; ceux-ci l’aperçoivent et terrifiés par la fière mine du héros, ils prennent tous la fuite à demi-morts de peur.
La señora termina sa phrase par un éclat de rire exagéré que rendait encore plus désagréable le profond silence de ses auditeurs.
—Sr. Pasolargo—continua-t-elle en reprenant son sérieux—dès que vous serez rentré chez vous, envoyez-moi ici votre fils Bartolomé. J’ai besoin d’avoir auprès de moi des gens de cœur; et encore peut-il bien arriver que ma fille et moi nous nous trouvions avec cela un beau matin assassinées.
—Señora!—s’écrièrent-ils tous ensemble.
—Señora!—répéta Caballuco en se levant.—Est-ce ou non une plaisanterie?
—Sr. Vejarruco, Sr. Pasolargo—continua la dame sans répondre au bravo de la localité,—je ne suis pas en sûreté dans ma maison. Aucun habitant 240 d’Orbajosa ne peut l’être et moi encore moins que tous. Je vis dans des transes continuelles et je ne puis fermer l’œil de toute la nuit.
—Mais qui, qui oserait?...
—Allons donc!—s’écria fièrement Licurgo—moi qui suis vieux et affaibli je serais capable de me battre seul contre toute l’armée espagnole si elle faisait mine de vouloir toucher à un fil de la robe de la señora...
—Le Sr. Caballuco—dit Frasquito Gonzalez—suffit, et au-delà!
—Oh! non—répliqua sarcastiquement doña Perfecta.—Ne savez-vous pas que Ramos a donné sa parole au gouverneur?...
Caballuco se rassit et mettant une jambe sur l’autre croisa les mains sur son genou.
—Je préfère un poltron—ajouta implacablement la dame—à la condition qu’il n’ait donné de parole à personne. Je cours peut-être le danger de voir ma maison assiégée, de voir arracher de mes bras ma fille chérie, de me voir moi-même maltraitée et outragée de la façon la plus infâme...
Elle ne put continuer. La voix s’étrangla dans son gosier et elle fondit en larmes.
—Señora, pour l’amour de Dieu, calmez-vous!... Allons... il n’y a pas encore motif... dit vivement D. Inocencio d’un ton et d’un air profondément affligés.—Il faut d’ailleurs avoir un peu de résignation pour supporter les épreuves que Dieu nous envoie.
241
—Mais qui... señora? Qui oserait commettre de telles infamies?—demanda l’un des quatre assistants. Tout Orbajosa se lèverait immédiatement pour vous défendre.
—Oui, qui... qui?...—répétèrent-ils tous.
—Voyons, ne la fatiguez pas tous ainsi par des questions importunes—dit avec empressement le Penitenciario.—Vous pouvez vous retirer.
—Non, non, qu’ils restent—repartit vivement la señora en essuyant ses larmes. La compagnie de mes bons serviteurs est pour moi une grande consolation.
—Maudite soit ma race—dit le tio Lucas en se donnant un coup de poing sur le genou—si tous ces désagréments ne sont pas l’œuvre du neveu même de la señora.
—Du fils de D. Juan Rey.
—Du moment que je le vis à la station de Villahorrenda et que j’entendis sa voix mielleuse et ses cajoleries de courtisan—articula Licurgo—je le tins pour un très grand... je n’achève pas par respect pour la señora... Mais dès ce jour, je le jugeai... je l’appréciai, et je ne me trompais pas. Je sais très bien, comme dit l’autre, qu’un bout de fil saisi fait dévider l’écheveau et qu’à l’usage on connaît le drap, comme à la griffe on connaît le lion.
—Je n’entends pas qu’on parle mal devant moi de ce malheureux jeune homme—dit sévèrement la señora de Polentinos.—Quelque grandes que 242 soient ses fautes, la charité m’interdit d’en parler et de les divulguer.
—Mais la charité—fit observer D. Inocencio avec une certaine énergie—ne nous empêche pas de prendre des précautions contre les méchants, et c’est de cela qu’il s’agit. Puisque, dans notre malheureuse Orbajosa, les caractères et le courage sont tombés si bas, et que cette population semble disposée à offrir la joue pour que quatre hommes et un caporal crachent dessus, unissons-nous pour chercher quelques moyens de défense.
—Je me défendrai comme je pourrai—dit avec résignation doña Perfecta en croisant les mains. Que la volonté de Dieu soit faite.
—Tant de bruit pour rien... Par la vie de!... On est dans cette maison plus peureux que la peur!—s’écria Caballuco, mi-sérieux, mi-jovial. Il semble vraiment que ce certain Pepito est une région (lire légion) de démons. Ne vous alarmez pas, ma digne maîtresse. Mon petit neveu Juan qui est âgé de treize ans, gardera la maison, et nous verrons neveu contre neveu, lequel des deux l’emportera.
—Nous savons tous ce que signifient ton courage et ton audace—répliqua la dame.—Pauvre Ramos!... tu veux encore faire le brave, alors que tout le monde sait que tu n’es plus bon à rien!
Ramos pâlit légèrement en fixant sur la señora un étrange regard mêlé d’épouvante et de respect.
—Ne me regarde donc pas ainsi. Tu sais déjà 243 que les bravaches ne me font pas peur. Veux-tu que je te dise clairement ton fait? Eh! bien, tu es un lâche!
Ramos, s’agitant comme s’il sentait dans toutes les parties de son corps des démangeaisons insupportables, manifestait la plus vive inquiétude. Ses narines expulsaient et aspiraient l’air bruyamment, comme les naseaux d’un cheval. A l’intérieur de cet énorme corps luttait contre elle-même pour en sortir, rugissante et prête à tout briser, une tempête, une violente apostrophe, une colossale sottise. Après avoir à moitié prononcé quelques paroles et en avoir mâchonné d’autres, il hurla en se levant:
—Je couperai la gorge au Sr. de Rey.
—Quelle extravagance! Tu es aussi stupide que lâche—dit en pâlissant la señora.—Que parles-tu d’égorger, alors que je ne veux faire égorger qui que ce soit et moins encore que tout autre mon neveu, que j’aime malgré ses forfaits?
—L’assassinat! Quelle atrocité!—s’écria scandalisé, le Sr. D. Inocencio.—Cet homme est fou.
—Assassiner!..... La seule idée d’un assassinat me remplit d’épouvante, Caballuco—dit la señora en fermant doucement ses beaux yeux.—Pauvre homme! Dès que tu as voulu faire preuve de courage, tu t’es mis à hurler comme une bête fauve.—Va-t-en d’ici, Ramos: tu me fais horreur.
—La señora n’a-t-elle pas dit qu’elle a peur? 244 N’a-t-elle pas dit qu’on assiégera sa maison, qu’on lui enlèvera sa fille?
—Oui, je le crains.
—Et c’est un seul homme qui fera cela—dit Ramos avec mépris, en s’asseyant de nouveau.—Cela, c’est le Sr. D. Pepe Poquita Cosa[30] qui le fera avec ses mathématiques! J’ai eu tort de dire que je lui tordrais le cou. Quand on a affaire à un marmouset de cette espèce, il n’y a qu’à le prendre par l’oreille et à lui faire faire un plongeon dans la rivière.
—Bon; épanouis-toi la rate, maintenant, imbécile.—Ce n’est pas mon neveu seul qui peut commettre toutes les infamies dont tu viens de parler et que je crains: s’il était seul, je ne le craindrais pas. J’ordonnerais à Librada de se tenir sur la porte avec un balai, et cela suffirait..... Mais il n’est pas seul, non.
—Qui donc?...
—Ne fais pas la bête. Ne sais-tu pas que mon neveu et le brigadier qui commande cette troupe de l’enfer ont confabulé?
—Confabulé!—s’écria Caballuco d’un ton qui montrait qu’il ne comprenait pas ce mot.
—C’est-à-dire qu’ils sont de connivence,—dit le tio Licurgo.—Confabuler signifie être de connivence. J’ai parfaitement compris ce que veut dire la señora.
245
—Tout se réduit à ceci: que le brigadier et les officiers sont comme la chair de l’ongle de D. José, et que ce qu’il veut, les soldats le veulent aussi, et que ces soldats commettront toute sorte de forfaits et d’infamies parce que cela est leur métier.
—Et nous n’avons maintenant plus d’alcade pour nous protéger.
—Ni de juge.
—Ni de gouverneur. C’est-à-dire que nous sommes à la merci de cette infâme canaille.
—Hier,—dit Vejarruco—quelques soldats enlevèrent, par surprise, la plus jeune fille du tio Julian, et la pauvrette n’a pas osé retourner chez ses parents; il y a plus, on l’a rencontrée, tout en larmes et pieds nus, près de l’ancienne petite fontaine, rassemblant les morceaux de sa cruche cassée.
—Pauvre D. Gregorio Palomeque!—dit Frasquito Gonzalez.—Vous savez bien le secrétaire de Naharilla Alta. Ces brigands de soldats lui ont volé tout l’argent qu’il avait dans sa caisse. Et lorsqu’on a raconté la chose au brigadier, celui-ci s’est contenté de répondre que ce n’était pas vrai!
—Des tyrans pires que ceux-là, ne naquirent jamais d’une femme—dit un autre.—Quand je vous dis que c’est justement pour cela que je ne suis pas aussi avec les Aceros!...
—Et que sait-on de Francisco Acero?—demanda tranquillement doña Perfecta.—Je serais désolée 246 qu’il lui arrivât malheur. Dites-moi, D. Inocencio, Francisco Acero n’est-il pas né à Orbajosa?
—Non, señora. Son frère et lui sont de Villajuan.
—Je le regrette pour Orbajosa—dit doña Perfecta.—Cette pauvre ville dégénère. Savez-vous si Francisco Acero a donné au gouverneur sa parole de ne pas inquiéter les pauvres petits soldats dans leurs enlèvements de jeunes filles, dans leurs actes irréligieux, dans leurs sacrilèges, dans leurs infâmes félonies?
Caballuco bondit. Ce n’était plus seulement une piqûre qu’il recevait, mais un atroce coup de sabre. Le visage cramoisi et les yeux étincelants, il s’écria:
—J’ai donné ma parole au gouverneur, parce que le gouverneur m’a dit que la troupe venait ici avec de bonnes intentions!
—Ne hurle pas, animal. Parle comme tout le monde et nous t’écouterons.
—Je lui ai promis que ni moi ni aucun de mes amis nous ne lèverions de guerillas sur le territoire d’Orbajosa... A qui a voulu en sortir, parce qu’il se sentait possédé du démon de la guerre, j’ai dit: «Va-t-en rejoindre les Aceros, car ici nous ne bougeons pas... Mais j’ai à ma disposition bien des gens honorables, oui señora, et dévoués, oui señora, et braves, oui señora, qui sont éparpillés dans les hameaux, dans les villages, dans les faubourgs, dans les montagnes, chacun chez lui, eh! 247 Et je n’ai qu’à leur dire la moitié d’un demi-mot, eh! Et tous décrocheront leurs escopettes, eh! Et ils iront tous avec empressement, à cheval ou à pied, partout où je leur ordonnerai d’aller... Et qu’on ne vienne pas me faire la leçon, parce que si j’ai donné ma parole, c’est parce que je l’ai donnée, et si je ne sors pas c’est parce que je ne veux pas sortir, et si je veux qu’il y ait des guérillas, il y en aura, et si je ne le veux pas il n’y en aura pas: parce que je suis qui je suis, le même homme que toujours; ils le savent tous bien... Et, je le répète, qu’on ne vienne pas me faire la leçon, comprenez-vous?... et qu’on ne me parle pas comme il ne faut pas me parler, comprenez-vous?... Et si on veut qu’on sorte, qu’on me le dise clairement, comprenez-vous?... parce que Dieu nous a donné la langue pour dire ceci et cela. La señora sait bien qui je suis, de même que je sais que je lui dois la chemise que je porte, et le pain que je mange aujourd’hui, et le premier garbanzo[31] que je suçai lorsque je fus venu au monde, et le cercueil dans lequel on mit mon père quand il mourut, et les médecines et le médecin qui me rendirent la santé, alors que j’étais malade, et la señora sait bien que si elle me dit: «Caballuco, brise-toi la tête», j’irai dans ce coin et je me la briserai contre le mur; la señora sait bien que si elle me dit maintenant qu’il fait jour, quoique je voie la nuit, je 248 croirai que je me trompe et qu’il est en effet plein jour; la señora sait bien qu’elle et ce qui lui appartient passent avant ma vie, et que, si en ma présence un moustique la pique, je ne pardonne à celui-ci que parce qu’il est moustique; la señora sait bien que je l’aime plus que tout ce qui existe sous le soleil... A un homme de cœur tel que moi, on se contente de dire: «Caballuco, ou bien animal, fais ceci ou fais autre chose». Et trêve de cérémonies et de raisons pour et de raisons contre, et de petits prônes à rebours et de piqûres par-ci et de morsures par-là.
—Allons, allons, calme-toi!—dit avec bonté doña Perfecta.—Tu t’es essoufflé comme ces orateurs républicains qui venaient prêcher ici la religion libre, l’amour libre, et je ne sais combien de choses libres... Qu’on t’apporte un verre d’eau.
Caballuco fit de son mouchoir une sorte de torchon, de paquet serré ou plutôt de pelote et le passa sur son large front et son occiput pour ôter de ces deux parties de sa tête la sueur qui les couvrait. On lui apporta un verre d’eau, et M. le Chanoine, avec une débonnaireté qui allait parfaitement à son caractère sacerdotal, le prit lui-même des mains de la servante pour le lui offrir et soutenir le plateau pendant qu’il buvait. L’eau s’engouffrait dans le gosier de Caballuco en produisant un clapotis sonore.
—Maintenant, apportez-en un autre pour moi, señora Librada—dit D. Inocencio. Je suis aussi quelque peu altéré.
—Pour ce qui est des guerillas—dit doña Perfecta quand ils eurent achevé de boire—je n’ai qu’un conseil à te donner: fais ce que te dicte ta conscience.
—Je n’entends rien aux dictées—répondit le Centaure. Je ferai ce qu’il plaira à la señora que je fasse.
—Mais je ne te conseillerai rien dans une aussi grave affaire—répondit-elle avec la circonspection et la modestie qui lui seyaient si bien.—C’est très grave, excessivement grave:... je ne peux rien te conseiller.
—Mais votre avis?...
—Mon avis est que tu ouvres les yeux et que tu voies, que tu ouvres les oreilles et que tu entendes... Consulte ton cœur... je t’accorde que tu as un grand cœur... Consulte ce juge, ce conseiller qui en sait si long, et fais ce qu’il te commandera.
250
Caballuco médita: il pensa tout ce que peut penser un glaive.
—Nous nous sommes comptés hier à Naharilla Alta—dit Vejarruco—et nous nous sommes trouvés treize, capables de tenter n’importe quelle aventure... Mais comme nous craignions que la señora ne se fâchât, nous n’avons rien fait. Il est déjà temps de tondre les moutons.
—Ne te préoccupe pas de la tonte—dit la señora.—Il y a encore du temps. Et cela ne l’empêchera pas de se faire.
—Mes deux garçons se sont disputés hier—dit à son tour le tio Licurgo—parce que l’un voulait aller rejoindre Francisco Acero, et que l’autre ne voulait pas. Je leur ai dit: «Patience, mes enfants, tout s’arrangera. Ne vous pressez pas; on fait ici d’aussi bon pain qu’en France.»
—Roque Pelomalo me dit hier soir—raconta de son côté le tio Pasolargo—que si le Sr. Ramos l’ordonnait, ils seraient tous ce matin sous les armes. Quel dommage que les deux frères Burguillos soient allés labourer les terres de Lugarnoble!..
—Allez les chercher—interrompit vivement la señora.—Sr. Lucas, faites donner un cheval au tio Pasolargo.
—Si la señora et le Sr. Ramos me l’ordonnent—dit Frasquito Gonzalez—j’irai voir à Villahorrenda si le garde forestier Robustiano et son frère Pedro veulent aussi...
251
—L’idée me semble bonne. Robustiano n’ose pas venir à Orbajosa, parce qu’il me doit une misère. Tu peux lui dire que je lui abandonne les six duros et demi... Ces pauvres gens, qui savent si généreusement se sacrifier pour une bonne cause se contentent de si peu... N’est-il pas vrai, Sr. D. Inocencio?
—Notre bon Ramos—répondit le chanoine—était en train de me dire que ses amis sont mécontents de lui, à cause de sa tiédeur; mais, qu’aussitôt qu’ils le verront bien décidé, ils prendront tous les armes.
—Eh! quoi, tu serais décidé à te mettre en campagne?—dit la señora.—Je ne t’ai pas conseillé cela, et si tu le fais, ce sera de ton propre mouvement. Le Sr. D. Inocencio n’a pas prononcé non plus une seule parole dans ce sens. Mais si tu en décides ainsi, c’est que tu as sans doute de puissantes raisons...—Dis-moi, Cristobal, veux-tu souper? Veux-tu prendre quelque chose?... Sans cérémonies.....
—Pour ce qui est de conseiller au Sr. Ramos de se mettre en campagne—dit D. Inocencio en regardant par-dessus les verres de ses lunettes—la señora a raison. En ma qualité de prêtre, je ne puis vraiment pas le lui conseiller. Je sais que quelques-uns le font et qu’ils prennent même les armes; mais cela me paraît malséant, très malséant, et ce n’est pas moi qui les imiterai. Je 252 pousse le scrupule jusqu’au point de ne pas même dire un seul mot au Sr. Ramos, au sujet de la délicate question d’un soulèvement. Je sais qu’Orbajosa le désire: je sais que tous les habitants de cette noble cité le béniront; je sais qu’il se passera ici des faits éclatants dignes d’être enregistrés par l’histoire; mais qu’il me soit cependant permis de garder sur tout cela un silence prudent.
—Voilà qui est parfaitement dit—ajouta doña Perfecta.—Je n’aime pas que les prêtres se mêlent de pareilles affaires. Un ecclésiastique éclairé doit se comporter ainsi. Nous savons très bien que dans des circonstances graves et solennelles, par exemple lorsque le pays et la foi sont en danger, les prêtres ne sortent pas de leur rôle en excitant les hommes au combat et même en y prenant part. Puisque Dieu lui-même a pris part à de célèbres batailles sous la forme apparente d’anges ou de saints, ses ministres peuvent bien le faire aussi. Combien d’évêques ne se mirent-ils pas à la tête des armées castillanes, durant la guerre contre les infidèles?
—Un très grand nombre, et quelques-uns d’entre eux furent même d’illustres guerriers. Mais notre époque, señora, ne ressemble pas à la leur. Il est vrai que, si nous considérons attentivement les choses, la foi court peut-être encore plus de dangers... Que représentent en effet ces troupes qui occupent notre ville et les villages des environs? 253 Que représentent-elles? Sont-elles autre chose que l’infâme instrument dont se servent, pour leurs perfides conquêtes et l’extermination des croyances, les athées et les protestants dont Madrid est infesté?... Nous ne le savons tous que trop. Dans ce centre de corruption, de scandale, d’irréligion et d’incrédulité, quelques hommes funestes, vendus à l’étranger, prennent à tâche de détruire dans notre Espagne le germe de la foi... Car, que croyez-vous? Ils nous laissent dire la messe comme ils vous laissent l’entendre, par un reste de considération, de pudeur... mais au premier jour... Pour ma part je suis tranquille. Je suis un homme que ne fait agir aucun intérêt temporel ou mondain. La señora doña Perfecta le sait très bien, comme le savent toutes les personnes qui me connaissent. Je suis tranquille, et le triomphe des méchants ne m’effraie pas. Je sais bien que des épreuves terribles nous attendent, que la vie de tous ceux qui, comme moi, exercent le sacerdoce tient à un cheveu, parce qu’il se passera en Espagne, n’en doutez pas, des scènes du genre de celles de la Révolution française où dans un seul jour périrent des milliers de pieux ecclésiastiques... Mais, je ne m’effraie pas. Quand on viendra pour m’égorger, je tendrai le cou! j’ai déjà assez vécu. A quoi suis-je bon? A rien, à rien, à rien.
—Que je me voie dévoré par des chiens—s’écria Vejarruco, en montrant son poing dur et 254 fort comme un marteau—si nous n’en avons pas bientôt fini avec toute cette bande d’infâmes voleurs!
—On dit que c’est la semaine prochaine qu’ils doivent commencer la démolition de la cathédrale—indiqua Frasquito Gonzalez.
—Je suppose qu’ils se serviront de pioches et de marteaux pour la démolir—dit en souriant le chanoine. Il y a des ouvriers qui n’emploient pas de pareils outils et qui, cependant, mettent moins de temps à construire. Vous savez bien que, d’après une pieuse tradition, notre magnifique chapelle du «Sagrario» fut démolie par les Mores en un mois, et qu’elle fut ensuite réédifiée par les anges en une seule nuit... Laissez-les, laissez-les démolir.
—Le curé de Naharilla nous a raconté l’autre soir—dit Vejarruco—qu’il reste déjà si peu d’églises debout à Madrid que quelques prêtres disent la messe au milieu de la rue, et que, comme on les bâtonne, on les injurie et on leur crache au visage, beaucoup ne veulent plus la dire.
—Heureusement, mes enfants—fit remarquer D. Inocencio—nous n’avons pas encore eu ici de scènes de ce genre. Et pourquoi? Parce qu’on sait quelle sorte de gens vous êtes; parce qu’on connaît votre ardente piété et votre courage... Je ne garantirais pas la vie sauve aux premiers qui oseront toucher à nos prêtres et à notre culte... En revanche, il faut dire aussi que si l’on ne les arrête 255 à temps, ces mécréants commettront des atrocités. Pauvre Espagne, si pieuse, si humble et si bonne!.. Qui aurait dit qu’elle en arriverait à de pareilles extrémités!... Mais je soutiens que l’impiété ne triomphera pas, non, mes amis. Il y a encore des gens courageux, il y a encore des hommes comme ceux d’autrefois, n’est-il pas vrai, Sr. Ramos?
—Il y en a encore, oui monsieur—répondit le Centaure.
—J’ai une foi aveugle dans le triomphe de la loi de Dieu. Des gens se lèveront pour sa défense. Si ce ne sont pas ceux-ci, ce seront ceux-là. Quelqu’un remportera la palme de la victoire et avec elle, la gloire éternelle. Les méchants, s’ils ne périssent pas aujourd’hui, périront demain.—Celui qui va contre la loi de Dieu, succombera, c’est inévitable. Que ce soit d’une façon ou que ce soit d’une autre, il faut qu’il succombe. Ni ses subtilités, ni ses artifices, ni ses ruses ne le sauveront. La main de Dieu est levée sur cet impie: elle ne peut manquer de le frapper. Ayons pitié de lui, et faisons des vœux pour son repentir... Quant à vous, mes enfants, n’attendez pas que je vous dise un seul mot à propos de l’aventure que, certainement, vous allez tenter. Je sais que vous êtes de braves gens; je sais que votre généreuse détermination et le noble mobile qui vous poussent lavent d’avance les taches que le péché d’avoir versé le sang pourrait laisser sur vous; je sais que Dieu vous bénit, 256 que votre triomphe, et, s’il le fallait, votre mort, vous grandiront aux yeux des hommes comme aux yeux de Dieu; je sais que vous méritez des palmes, des louanges et des honneurs de toute sorte; mais, en dépit de tout cela, mes chers enfants, mes lèvres ne vous exciteront pas au combat. Je ne l’ai encore jamais fait, et je ne le ferai pas davantage maintenant. Ne prenez pour règle de conduite que l’impulsion de votre noble cœur. S’il vous commande de rester chez vous, restez-y, s’il vous commande de vous soulever, soulevez-vous au moment opportun. Je me résigne au rôle de martyr et je suis prêt à tendre ma gorge au bourreau, si cette misérable troupe reste ici. Si, au contraire, un noble, ardent et pieux effort des enfants d’Orbajosa contribue à la grande œuvre de délivrance de nos malheureuses contrées, l’idée seule que je suis votre compatriote me rendra le plus heureux des hommes, et toute ma vie d’études, de sainteté, de pénitence, de résignation ne me paraîtra pas aussi digne de m’ouvrir les portes du ciel que le serait un seul jour de votre glorieux héroïsme.
—On ne saurait ni plus ni mieux dire!—s’écria doña Perfecta enthousiasmée.
Caballuco s’était avancé sur son siège, les coudes posés sur les genoux. Lorsque le chanoine eut fini de parler, il lui prit la main et la baisa avec une ardente ferveur.
—Meilleur homme que celui-là n’est jamais né 257 d’une femme—dit le tio Licurgo en essuyant ou en feignant d’essuyer une larme.
—Vive le Sr. Penitenciario!—cria Frasquito Gonzalez en se dressant sur ses pieds et lançant son bonnet au plafond.
—Silence!—interrompit la señora.—Frasquito, assieds-toi. Tu es de ceux qui parlent beaucoup et agissent peu...
—Béni soit Dieu, qui vous fait si bien dire!—s’écria Cristobal transporté d’admiration.—Quelles deux nobles personnes se trouvent devant moi!... Tant qu’elles sont en vie, pourquoi désirerait-on en voir d’autres au monde?... Tous les Espagnols devraient leur ressembler... Mais, comment en serait-il ainsi, lorsque notre pays n’est peuplé que de vauriens! A Madrid, d’où nous viennent les lois et les fonctionnaires, tout est brigandage et comédie. Pauvre religion, dans quel état ils t’ont mise!... On ne voit plus que des iniquités!... Señora doña Perfecta, Sr. D. Inocencio, par l’âme de mon père par l’âme de mon aïeul, par le salut de la mienne, je jure que je désire mourir...
—Mourir!
—Que ces chiens de soldats m’exterminent; et je dis qu’ils m’exterminent, parce que je ne puis moi-même les mettre en pièces. Je ne suis qu’un petit garçon.
—Ramos, tu es un grand homme—dit solennellement la señora.
258
—Je suis grand, je suis grand?... Oui, je suis très grand par le cœur, mais ai-je des places fortes, ai-je de la cavalerie, ai-je de l’artillerie à ma disposition?
—Ce sont là des choses—dit en souriant doña Perfecta—dont à ta place je me préoccuperais fort peu. L’ennemi n’a-t-il pas ce qui te manque?
—Si.
—Eh! bien, prends-le lui...
—Nous le lui prendrons, señora. Quand je vous dis que nous le lui prendrons...
—Mon cher Ramos—s’écria D. Inocencio,—quelle enviable situation est la vôtre!... Se détacher de la foule; s’élever au-dessus de la vile multitude, se mettre au rang des plus fameux héros du monde... pouvoir dire que la main de Dieu guide votre main!... Oh! quelle gloire et quel honneur! Je ne vous flatte pas, mon cher ami. Quelle prestance, quelle bonne mine, quelle vigueur!... Non, des hommes de cette trempe ne peuvent mourir. Le Seigneur est avec eux et le plomb et le fer ennemis s’arrêtent... n’osent pas... pourraient-ils oser les frapper venant d’armes et des mains hérétiques?... Mon cher Caballuco, en vous voyant, en voyant votre air martial, votre noble attitude, je ne puis m’empêcher de me rappeler ces vers du poème de la conquête de Trébizonde:
«Le valeureux Roldan, armé de pied en cap, arriva, monté sur son coursier, le vigoureux Briador, 259 sa pesante épée Durlindana bien assujettie à la ceinture, la lance en arrêt et le solide bouclier passé à son bras gauche. A travers la visière du heaume, ses yeux ardents lançaient des flammes, il frémissait et, s’inclinant avec sa lance ainsi qu’un jonc flexible, fièrement défiait toute l’armée ennemie.
—Très bien—s’écria le tio Licurgo en battant des mains.—Et moi aussi je dis comme D. Reinaldos:
«Que personne ne touche à don Reinaldos s’il veut se bien tirer d’ici! Celui qui voudrait autre chose en sera si bien récompensé que ni lui ni aucun de ceux qui le suivront ne sortira de mes mains avant d’avoir été haché en pièces ou vigoureusement châtié.»
—Ramos, tu ne refuseras pas de souper, tu ne refuseras pas de prendre quelque chose, n’est-il pas vrai?—dit la señora.
—Je ne prends rien, rien, rien,—répondit le Centaure—à moins que vous n’ayez, par hasard, un plat de poudre à me servir.
Cela disant, il poussa un bruyant éclat de rire, fit plusieurs tours dans l’appartement, tandis que tout le monde l’examinait attentivement, puis, s’arrêtant auprès du groupe, il fixa les yeux sur doña Perfecta, et d’une voix de tonnerre s’écria:
—Je dis qu’il n’y a plus rien à dire. Vive Orbajosa, mort à Madrid!
260
Et il déchargea un tel coup de poing sur la table que le plancher en trembla.
—Quelle puissante vigueur!—s’écria D. Inocencio.
—Tu as des poings qui...
Tous les assistants contemplèrent la table qu’il venait de casser en deux.
Puis, ils reportèrent leurs regards sur l’émule de Reinaldos, c’est-à-dire sur Caballuco, qu’il leur semblait ne pouvoir jamais assez admirer... Indubitablement, il y avait dans sa large figure, dans ses yeux verts éclairés d’étranges reflets fauves, dans sa noire chevelure, dans son corps herculéen, une certaine expression, un certain air de grandeur, une sorte de reflet ou plutôt un souvenir des grandes races qui établirent leur domination sur le monde. Mais son aspect général révélait une déplorable dégénération, et ce n’était pas sans peine qu’on parvenait à retrouver dans la brutalité actuelle l’héroïque noblesse d’autrefois. Il ressemblait aux grands hommes de D. Cayetano, comme le mulet ressemble au cheval.
L’entretien dura encore longtemps après ce que nous venons d’en rapporter; mais si nous omettons la suite, c’est qu’elle n’est pas indispensable à la bonne intelligence de ce récit. Les assistants finirent cependant par se retirer, et, comme d’habitude le Sr. D. Inocencio resta après tous les autres. La señora et le chanoine n’avaient pas encore eu le temps d’échanger deux mots, lorsque pénétra dans la salle à manger une vieille domestique de confiance qui était le bras droit de doña Perfecta; celle-ci, la voyant inquiète et troublée, se troubla aussi, parce qu’aussitôt elle soupçonna qu’il était survenu quelque chose de fâcheux dans la maison.
—Je ne trouve nulle part la señorita—répondit la servante aux questions que lui adressa la señora.
—Dieu du ciel!... Rosario!... Où donc est ma fille?
—Que la Sainte-Vierge de Bon-Secours me soit 262 en aide! cria le Penitenciario en prenant son chapeau et se disposant à marcher sur les talons de doña Perfecta.
—Cherchez-la bien... Mais, n’était-elle pas avec toi dans sa chambre?
—Pardon, señora,—répondit la vieille domestique toute tremblante—mais le démon m’a tentée—et je me suis endormie.
—Que maudit soit ton sommeil... Mon Dieu, que s’est-il donc passé?... Rosario... Rosario!... Librada!...
Ils montèrent, descendirent, remontèrent, redescendirent, et, une lumière à la main, explorèrent toutes les pièces de la maison. Enfin, on entendit la voix du Penitenciario dans l’escalier:
—La voici, la voici criait-il avec joie. La voici qui arrive.
Un instant après, la mère et la fille se trouvaient face à face dans la galerie supérieure.
—Où étais-tu?—demanda doña Perfecta d’un ton sévère en examinant attentivement la physionomie de la jeune fille.
—Dans le jardin—répondit celle-ci plus morte que vive.
—Dans le jardin à cette heure? Rosario, Rosario!...
—J’avais chaud, je me suis mise à la croisée, mon mouchoir est tombé et je suis descendue le chercher.
263
—Pourquoi n’as-tu pas dit à Librada d’aller le prendre? Librada!... Où est cette fille?... Est-ce qu’elle s’est aussi endormie?
Librada apparut enfin. Son pâle visage reflétait la confusion et l’effroi du coupable.
—Que signifie?... Où étais-tu?—lui demanda sa maîtresse d’une voix terrible.
—Eh! bien, señora... j’étais descendue dans la chambre qui donne sur la rue pour prendre du linge... et je m’y suis endormie.
—Tout le monde s’est donc endormi cette nuit dans ma maison? Je crois fort que quelqu’un n’y dormira pas demain. Rosario, tu peux te retirer.
Comprenant qu’il était indispensable d’agir avec promptitude et énergie, la señora et le chanoine commencèrent sur-le-champ leurs investigations. Questions, menaces, prières, promesses furent tour à tour employées avec une habileté consommée pour arriver à découvrir ce qui s’était passé. Elles n’amenèrent pas la découverte d’une ombre même de culpabilité chez la vieille servante; mais Librada fit de suite, au milieu de larmes et de sanglots, l’aveu complet de toutes ses friponneries, que nous résumerons ainsi:
Presque aussitôt après qu’il eut été logé dans la maison, le Sr. Pinzon commença à regarder tendrement la señorita Rosario. Il donna de l’argent à Librada, d’après le dire de celle-ci, pour qu’elle lui servît de messagère et portât les lettres et les 264 billets doux. Bien loin de s’en montrer offensée, la señorita parut au contraire très joyeuse de les recevoir, et quelques jours se passèrent de cette façon. Enfin, la servante déclara que la señorita et le Sr. Pinzon avaient convenu de se voir et de se parler cette nuit même à la fenêtre de la chambre de ce dernier donnant sur le jardin. Ils firent part de leur projet à Librada, laquelle leur offrit de le favoriser, moyennant une somme d’argent qui lui fut immédiatement comptée. Suivant ce qui avait été convenu, Pinzon devait sortir de la maison à l’heure habituelle, y revenir en cachette à neuf heures et s’enfermer dans sa chambre, de laquelle il ressortirait clandestinement plus tard pour rentrer enfin dans la nuit sans mystère à la maison comme de coutume. De cette manière, il n’éveillerait pas de soupçons. La servante attendit Pinzon qui, bien enveloppé dans son manteau, entra sans rien dire. Il s’enferma dans sa chambre juste au moment où la señorita descendait au jardin. Durant l’entrevue, Librada se tint en sentinelle sur la galerie afin d’avertir le militaire des dangers qui pouvaient survenir, et au bout d’une heure celui-ci sortit, comme il était entré, enveloppé dans son manteau sans dire une parole.
La confession terminée, D. Inocencio demanda à la malheureuse:
—Es-tu bien sûre que celui qui est entré et sorti était le Sr. Pinzon?
265
La coupable ne répondit pas; sa physionomie révélait une grande perplexité.
La señora devint verte de colère.
—As-tu vu son visage?
—Mais qui aurait-ce donc été, si ce n’était lui?—répondit la domestique.—Je suis certaine que c’était lui. Il alla tout droit à sa chambre... il connaissait parfaitement le chemin.
—C’est étrange—dit le chanoine.—Vivant dans la maison, il n’avait pas besoin de s’entourer de tant de mystère... Il pouvait prétexter une indisposition et rester... N’est-il pas vrai, señora?
—Librada,—s’écria celle-ci au comble de la fureur,—je te jure par le Sauveur crucifié que tu iras aux galères.
Et elle joignit les mains en entre-croisant ses doigts avec tant de force que le sang fut près d’en jaillir.
—Sr. D. Inocencio—poursuivit-elle—mourons... il ne nous reste plus qu’à mourir.
Puis elle fondit en larmes.
—Du courage, ma chère señora—dit l’ecclésiastique d’une voix émue.—Beaucoup de courage... C’est maintenant qu’il faut en avoir. Ceci demande du calme et un grand cœur.
—Le mien est immense, dit en sanglotant la señora de Polentinos.
—Le mien est tout petit—dit le chanoine—cependant nous verrons.
Pendant ce temps, le cœur brisé, les yeux secs, ne pouvant trouver ni calme ni repos, pénétrée d’une douleur immense et sentant sa pensée aller sans cesse et revenir du monde à Dieu et de Dieu au monde, Rosario, presque sans force, à demi-folle, était, à cette heure avancée de la nuit, seule au milieu de l’obscurité et du silence, dans sa chambre, à genoux sur le carreau, les pieds nus, les mains jointes, le sein brûlant, appuyée contre le bord de son lit.
Elle s’efforçait de ne pas faire le moindre bruit afin de ne pas éveiller l’attention de sa mère qui devait dormir ou feindre de dormir dans la chambre voisine. En proie à une vive surexcitation, elle éleva ainsi sa pensée vers le ciel:
—Seigneur, Dieu que j’aime, pourquoi ne savais-je pas mentir autrefois et le sais-je maintenant? Pourquoi sais-je maintenant dissimuler? Serais-je 267 une femme perdue?... Est-ce que ce que je sens et qui m’indigne est la chute irrémédiable de celles qui ne doivent plus se relever?... Ai-je cessé d’être bonne et honnête?... Je ne me connais plus. Est-ce moi ou une autre qui se trouve où je suis?... Que de choses terribles en si peu de jours! Que de sensations différentes!... Seigneur mon Dieu, écoutes-tu ma voix ou suis-je condamnée à prier éternellement sans être entendue?... Je suis bonne et personne ne me convaincra que j’ai cessé de l’être. Aimer, aimer de toute son âme, est-ce donc un crime?... Mais non, c’est une illusion, c’est une erreur. Je suis pire que les plus mauvaises femmes de la terre. Je sens en moi comme un serpent qui me mord et remplit mon cœur de venin... Qu’est-ce donc que j’éprouve?... Mon Dieu, pourquoi ne me fais-tu pas mourir...? Pourquoi ne me plonges-tu pas pour jamais dans l’enfer?... C’est épouvantable, mais je le confesse, je le confesse ici seule devant Dieu qui m’entend, comme je le confesserai devant le prêtre: J’abhorre ma mère!... Pourquoi, mon Dieu, pourquoi en est-il ainsi? Il ne m’a pas dit un seul mot de ma mère. Je ne sais comment cela s’est fait. Combien je suis infâme! Le démon s’est emparé de moi. Seigneur, viens à mon aide,... car je ne puis me dominer. Une force invincible me pousse à quitter cette maison. Je veux fuir, je veux m’en aller d’ici au plus vite. S’il ne vient pas me prendre, lui, j’irai le retrouver en me traînant derrière lui sur les chemins... Quelle 268 divine allégresse est celle qui, dans mon cœur, se confond avec une si amère affliction? Seigneur, mon Dieu et mon père, éclaire-moi. La seule chose que je désire c’est: aimer! Je ne suis pas née pour la haine qui me dévore... Je ne suis née ni pour mentir, ni pour dissimuler, ni pour tromper. Demain je m’en irai au milieu de la rue, et à tous les passants je dirai, je crierai: j’aime, j’abhorre... De cette façon mon cœur se soulagera... Quel bonheur ce serait de pouvoir tout concilier, de pouvoir aimer et respecter tout le monde! Que la Très Sainte-Vierge me vienne en aide!... Encore cette pensée terrible... Je ne veux pas y penser et j’y pense malgré moi. Je ne veux pas éprouver ce sentiment et je l’éprouve. Ah! je ne puis, hélas m’y tromper! Je ne peux ni détruire ni atténuer ce sentiment... mais je puis le confesser et je le confesse et navrée, je te dis: Seigneur, j’abhorre ma mère!!
Enfin, elle s’endormit. Durant son sommeil agité, l’imagination lui représentait en le défigurant un peu, mais sans en altérer l’ensemble, tout ce qu’elle avait fait cette nuit. Elle entendait l’horloge de la cathédrale sonner neuf heures; elle voyait avec joie la vieille servante dormir comme une bienheureuse, et elle sortait tout doucement de sa chambre, elle descendait l’escalier avec tant de précautions qu’elle n’avançait pas un pied avant d’être sûre de ne pas produire le moindre bruit. Elle sortait dans le jardin après avoir fait le tour par la 269 chambre des bonnes et la cuisine; dans le jardin, elle s’arrêtait un moment pour regarder le ciel qui était noir et émaillé d’étoiles. L’air était calme. Aucun bruit ne troublait la profonde tranquillité de la nuit. Il lui semblait que des yeux attentifs se fixaient silencieusement sur elle et que des oreilles écoutaient dans l’attente d’un grand événement... La nuit observait.
Elle s’approchait ensuite de la porte vitrée de la salle à manger et d’une certaine distance, craignant d’être aperçue de ceux qui s’y trouvaient, elle regardait à l’intérieur. A la lumière de la lampe, elle apercevait sa mère qui lui tournait le dos. Le Penitenciario était à droite et son profil se décomposait d’une manière étrange; son nez s’allongeait comme le bec d’un oiseau fantastique, tandis que le reste de la figure se transformait en une épaisse masse d’ombre noire durement découpée, anguleuse, distincte, allongée et comique. En face était Caballuco ayant plutôt l’aspect d’un dragon fabuleux que d’un homme. Rosario voyait ses yeux verts briller comme deux lanternes à verres convexes. Cette lueur et l’imposante mine de l’animal lui faisaient peur. Le tio Licurgo et les trois autres personnages lui apparaissaient comme de grotesques pantins. Elle avait déjà vu quelque part, sans doute dans les baraques des marionnettes de la foire, ce rire stupide, ces faces grossières et ce regard idiot. Le monstre agitait ses bras qui, au lieu de faire des 270 gestes, tournaient comme les ailes d’un moulin à vent, et il promenait d’un côté à l’autre de la salle ses globes verts ressemblant à s’y méprendre aux bocaux lumineux d’une pharmacie. Son regard aveuglait... La conversation paraissait intéressante. Le Penitenciario mouvait ses bras comme des ailerons. On eût dit un oiseau qui voulait voler et ne le pouvait. Son bec s’allongeait et se recourbait. Il hérissait ses plumes avec des symptômes de fureur, puis, se ramassant sur lui-même et s’apaisant, il cachait sous son aile sa tête déplumée. Aussitôt les pantins faisaient mine de vouloir agir comme des êtres humains, et Frasquito Gonzalez s’efforçait de passer pour un homme.
En présence de cette gracieuse réunion, Rosario éprouvait une frayeur inexplicable. Elle s’éloignait de la porte vitrée et, avançant pas à pas, cherchait à voir de tous côtés si elle était observée. Sans distinguer personne, elle croyait qu’un million d’yeux étaient fixés sur elle... Mais soudain, ses craintes et ses hésitations se dissipaient. A la croisée de la chambre habitée par le Sr. Pinzon apparaissait un homme sur l’habit bleu duquel deux rangées de boutons se détachaient comme des chapelets d’étincelles. Elle s’approchait... Un instant après, elle sentait deux bras galonnés la soulever comme une plume et d’un mouvement rapide la déposer dans l’intérieur de la chambre. Tout changeait... Tout à coup retentit un bruit éclatant, 271 un coup sec qui ébranla la maison jusque dans ses fondements. Ni l’un ni l’autre ne purent savoir la cause d’un pareil fracas. Ils tremblaient et se taisaient.
C’était le moment où le dragon fabuleux fendait en deux la table de la salle à manger.
La scène change. Nous voici dans une belle chambre, claire, modeste, gaie, commode et d’une étonnante propreté. Une fine natte de jonc couvre le plancher, et les murs blanchis à la chaux sont ornés de belles images de saints et de quelques sculptures d’une valeur artistique douteuse. Le vieil acajou des meubles a été rendu brillant par le frottage du samedi, et l’autel, sur lequel une Vierge somptueusement vêtue de bleu et d’argent reçoit un culte domestique, se couvre de mille gracieux colifichets mi-sacrés, mi-profanes. Il y a en outre de petits cadres de cendre de plomb, de petits bassins d’eau bénite, un porte-montre avec des agnus Dei, une palme plissée du dimanche des Rameaux, et plusieurs bouquetiers remplis de fleurs artificielles. Un immense meuble de chêne contient une bibliothèque riche et choisie, où l’épicurien et sybarite 273 Horace se trouve avec le tendre Virgile, dans les vers duquel on voit brûler et se consumer le cœur de l’inflammable Didon; Ovide au grand nez, aussi sublime qu’obscène et flagorneur, avec le caustique et spirituel mendiant Martial, le sentimental Tibulle avec le grand Cicéron; l’austère Tite-Live avec Tacite, le terrible justicier des Césars; le panthéiste Lucrèce; Juvénal dont la plume emportait la pièce; Plaute qui composa les meilleures comédies de l’antiquité en tournant la roue d’un moulin; Senèque le philosophe, dont on a dit que le meilleur acte de sa vie fut sa mort; le rhéteur Quintilien; le vicieux Salluste qui a si bien parlé de la vertu; les deux Pline, Suétone et Varron, en un mot toutes les lettres latines depuis la première parole qu’elles balbutièrent avec Livius Andronicus, jusqu’au dernier soupir qu’elles rendirent avec Rutilius.
L’inutile énumération que nous venons de faire rapidement nous a empêchés de remarquer que deux femmes sont entrées dans la chambre. Il est de fort bonne heure, mais on est très matinal à Orbajosa. Les oiseaux chantent dans leurs cages, à s’écorcher le gosier; les cloches des églises sonnent la messe, et les chèvres qui vont se laisser traire devant la porte des maisons font gaiement tinter leurs clochettes.
Les deux señoras que nous voyons dans la chambre décrite plus haut viennent d’entendre leur messe. Elles sont vêtues de noir et chacune d’elles 274 porte dans sa main droite son livre d’heures et son rosaire enroulé sur les doigts.
—Ton oncle ne peut beaucoup tarder dit l’une d’elles;—nous l’avons laissé au moment où il commençait l’office: heureusement, il n’est pas long, et en ce moment il est sans doute en train d’ôter sa chasuble dans la sacristie. Je serais restée à l’entendre dire sa messe, mais aujourd’hui est pour moi un jour de grande fatigue.
—Je n’ai ce matin entendu que celle du Sr. Prébendier—dit l’autre—du Sr. Prébendier qui les dit en un rien de temps; et je crois même qu’elle ne m’a guère profité, parce que j’étais très préoccupée et ne pouvais m’empêcher de penser aux terribles choses qui nous arrivent.
—Que veux-tu?... Il faut prendre patience. Nous verrons ce que ton oncle nous conseillera.
—Ah!—s’écria la seconde en poussant un profond et sentimental soupir,—je suis sur des charbons ardents.
—Dieu nous protègera.
—Penser qu’une personne comme vous, une dame comme vous, se voit menacée par un...! Et il s’opiniâtre de plus en plus... Hier soir, ainsi que vous me l’aviez ordonné, señora doña Perfecta, je suis retournée à l’auberge de la veuve Cusco, où j’ai pris de nouvelles informations. Votre D. Pepito et le brigadier Batalla sont toujours ensemble en train de conférer sur leurs abominables projets, et de vider 275 des bouteilles de vin. Ce sont deux vauriens, deux ivrognes... Ils complotent sans doute quelque crime épouvantable... Hier soir, pendant que je me trouvais dans l’auberge, j’en vis sortir le Pepito en question, et, poussée par le vif intérêt que je vous porte, je le suivis...
—Où alla-t-il donc?
—Au Casino, oui, señora, au Casino—répondit l’autre en rougissant légèrement.—Ensuite, il retourna chez lui. Ah! Dieu sait si mon oncle m’a grondée d’être restée jusqu’à une heure fort avancée, occupée à cet espionnage!... Mais, je n’ai pas pu m’en empêcher... O divin Jésus, pardonne-moi! Je n’ai pu m’en empêcher, car je deviens folle, en voyant une personne comme vous courir de si grands dangers... Non, non, je ne puis vous le cacher, je vois déjà ces misérables attaquer la maison et nous enlever Rosario...
Doña Perfecta, car c’était elle, fixa ses yeux sur le sol et réfléchit un grand moment. Elle était pâle et menaçante.
—Mais, je ne vois pas le moyen de l’empêcher—dit-elle enfin.
—Eh! bien, je le vois, moi,—dit vivement l’autre, qui était la nièce du Penitenciario et la mère de Jacinto.—Je vois un moyen très simple, celui dont je vous ai parlé et qui ne vous plaît pas. Ah! ma chère señora, vous êtes trop bonne. Dans des cas comme celui-ci, il convient d’être un peu moins 276 parfaite... de laisser un peu les scrupules de côté... Croyez-vous que Dieu aille s’offenser de cela?
—Maria Remedios,—dit avec hauteur la señora—trêve d’extravagances.
—D’extravagances!... Avec toute votre sagesse, vous n’arriverez pas à faire mettre les pouces au neveu. Que peut-il y avoir de plus simple que ce que je vous propose? Du moment qu’il n’y a plus maintenant de justice pour nous protéger, il faut bien que nous nous fassions justice à nous-mêmes. N’avez-vous pas chez vous des hommes bons à quelque chose? Faites-les donc venir et dites-leur: «Ecoute, Caballuco, Pasolargo ou n’importe quel autre, tu vas cette nuit te bien déguiser afin de n’être pas reconnu. Tu prendras avec toi un ami de confiance et vous irez vous poster un peu en arrière du coin de la rue Santa-Faz. Vous attendrez un moment, puis, lorsque D. José Rey passera par la rue de la Triperie pour aller au Casino, parce qu’il ira bien sûr au Casino, entendez-vous bien? lorsqu’il passera, vous lui sauterez à la gorge et lui administrerez une bonne volée.
—Voyons, Maria Remedios, ne fais pas la folle—dit avec une magistrale dignité la señora.
—Pas autre chose qu’une volée, señora, faites bien attention à ce que je dis: une volée. Eh! quoi, est-ce que je pourrais, moi, conseiller un crime?... Jésus, mon Dieu, Père, Fils et Rédempteur!... L’idée seule m’en remplit d’horreur, et il me semble 277 voir partout des traces de sang et de feu. Non, non, pas de cela, ma chère señora... Une volée, rien de plus qu’une volée, qui fasse comprendre à ce chenapan que nous sommes bien défendues. Il va seul au Casino, señora, complètement seul, et là, il se joint à ses bons amis, les traîneurs de sabre et porteurs de casque. Figurez-vous qu’il reçoive une volée et se trouve, en outre, avoir quelques os rompus, sans aucune blessure mortelle, s’entend... eh! bien, dans ce cas, ou la frayeur le saisit et il quitte Orbajosa, ou bien il est obligé de se mettre au lit pour quinze jours. Ah! pour cela, par exemple, il importe de recommander que la volée soit bonne. Il n’est pas question de tuer, attention... mais il faut bien faire sentir la main.
—Maria Remedios—dit doña Perfecta avec hauteur—tu es incapable d’une idée élevée, d’une résolution salutaire et grande. Ce que tu me conseilles est une indigne lâcheté.
—C’est bon, c’est bon, je me tais... Ah! quelle sotte je suis!—s’écria avec humilité la nièce du Penitenciario. Je garderai mes sottises pour vous consoler après que vous aurez perdu votre fille.
—Ma fille!... perdre ma fille!—s’écria la señora, soudain transportée de fureur. L’entendre dire seulement me rend folle. Non, ils ne me l’enlèveront pas. Si Rosario ne déteste pas déjà ce misérable, comme je le désire, elle le détestera. L’autorité d’une mère doit servir à quelque chose. Nous lui 278 arracherons sa passion, ou pour mieux dire son caprice, comme on arrache une herbe tendre qui n’a pas encore eu le temps de pousser des racines... Non, cela ne peut être! Les moyens les plus infâmes ne serviront de rien à cet insensé. Plutôt que de la voir la femme de mon neveu, j’accepterai tout ce qu’il peut y avoir de pire, même la mort.
—Oui, plutôt morte, plutôt enterrée et servant de pâture aux vers—dit Remedios en joignant les mains comme si elle faisait une prière—que de la voir au pouvoir de... Ah! señora, ne vous fâchez pas si je vous dis que céder, parce que Rosario a eu quelques entrevues secrètes avec cet effronté, serait une grande faiblesse. Le fait de l’autre nuit, comme me l’a raconté mon oncle, me paraît un artifice infâme de D. José pour atteindre son but au moyen du scandale. Beaucoup de jeunes gens s’y prennent ainsi... Ah! Dieu du ciel, que j’adore, je ne sais comment on peut regarder en face un homme qui ne soit pas prêtre!
—Tais-toi, tais-toi—dit vivement doña Perfecta.—Ne me parle pas de ce qui s’est passé l’autre nuit! Quelle horrible aventure! Maria Remedios... je comprends que la colère puisse perdre une âme pour jamais. Je suis furieuse... oh! damnation! voir de pareilles choses, et n’être pas homme!... Mais, à vrai dire, j’ai encore des doutes relativement au fait lui-même. Librada jure ses grands dieux que c’est Pinzon qui entra. Ma fille nie tout, 279 ma fille qui n’a jamais menti!... Je persiste dans mes soupçons. Je crois que Pinzon n’est là-dedans qu’un homme de paille, rien de plus...
—Nous en revenons toujours au point de départ: c’est-à-dire que l’auteur de tous nos maux est ce maudit mathématicien... Oh! mon cœur ne me trompa pas lorsque je le vis pour la première fois... Eh! bien, ma chère señora, résignez-vous à quelque chose de plus terrible encore, si vous ne vous décidez pas à appeler Caballuco et à lui dire: «Caballuco, j’espère que...»
—Tu y reviens encore; que tu es donc simple...
—Oh! oui, je suis bien naïve, je le reconnais; mais si je ne puis être autrement, que voulez-vous que j’y fasse? Je dis ce qui me vient à l’esprit, sans artifice.
—Ce que tu as imaginé, ce sot expédient d’une attaque à coups de bâton, où à coups de poing, viendrait à l’esprit de n’importe qui. Tu n’y vois pas plus loin que le bout de ton nez, Remedios, et quand tu veux résoudre une grave question, tu t’en tires avec des sottises. Moi, j’ai trouvé une solution plus digne de personnes nobles et bien élevées... Des coups de bâton! Quelle stupidité! D’ailleurs, je ne veux pas que mon neveu reçoive une égratignure par mon ordre; ceci en aucune façon. Dieu lui enverra son châtiment par quelqu’une de ces voies qu’il sait choisir. La seule chose que nous ayons à faire, Maria Remedios, c’est de travailler à favoriser les 280 desseins de Dieu; il faut dans cette affaire remonter à la cause des causes. Mais tu ne soupçonnes pas même la grandeur des causes... Tu ne vois que des petitesses.
—C’est bien possible—répondit humblement la nièce du chanoine. Ah! pourquoi Dieu m’a-t-il fait si sotte que je ne puisse rien comprendre de ces sublimités!
—Il faut aller au fond des choses, au fond, Remedios. Tu ne comprends pas non plus maintenant?
—Pas davantage.
—Mon neveu n’est pas mon neveu, imbécile; il est le blasphème, le sacrilège, l’athéisme, la démagogie... Sais-tu ce que c’est que la démagogie?
—C’est quelque chose comme ces gens qui brûlèrent Paris avec du pétrole, et qui chez nous démolissent les églises et fusillent les images sacrées... Ici, aussi, nous allons bien!
—Eh! bien, mon neveu est tout cela. Ah! s’il était seul à Orbajosa!... Mais non, ma pauvre enfant. Par une de ces fatalités, qui sont autant de preuves des maux passagers que Dieu permet parfois pour notre châtiment, mon neveu équivaut à une armée, il équivaut à l’autorité du gouvernement, il équivaut à l’alcade, il équivaut au juge; mon neveu n’est pas mon neveu, Remedios, il est la nation officielle, cette seconde nation composée des misérables qui gouvernent à Madrid, et qui s’est emparée de la force matérielle; cette nation apparente,—car la nation 281 réelle est celle qui se tait, qui paie et qui souffre,—cette nation fictive qui met sa signature au bas des décrets, et prononce des discours, et est une parodie de gouvernement, une parodie d’autorité, une parodie de tout. Voilà ce qu’est aujourd’hui mon neveu; il faut que tu t’accoutumes à voir le dedans des choses. Mon neveu est le gouvernement, le brigadier, le nouvel alcade, le nouveau juge, parce que tous le favorisent à cause de la conformité de leurs idées, parce qu’ils sont comme l’ongle et la chair et qu’ils font tous partie de la même bande... Comprends-tu bien cela? il faut se garder des uns comme de l’autre parce que tous sont un et un est tous; il faut les attaquer tous ensemble, et non pas avec des bâtons au coin d’une rue, mais comme nos aïeux attaquaient les Mores; les Mores, Remedios! Oui, ma fille, comprends bien cela; ouvre ton intelligence et laisses-y pénétrer une idée qui ne soit pas vulgaire... élève ton cœur, Remedios, élève ta pensée...
La nièce de D. Inocencio restait stupéfaite devant une pareille grandeur. Elle ouvrit la bouche pour dire sans doute quelque chose en rapport avec d’aussi merveilleuses pensées; mais il n’en sortit qu’un soupir.
—Les Mores—répéta doña Perfecta.—Il s’agit de Mores et de chrétiens. Et tu croyais, toi, qu’en administrant une volée à mon neveu, tout serait fini!... Que tu es simple! Ne vois-tu pas que ses amis l’appuient? Ne vois-tu pas que nous sommes à 282 la merci de ces misérables? Ne vois-tu pas que le premier petit officier venu est capable, si cela lui passe par la tête, de mettre le feu à ma maison?... Mais tu ne saisis pas cela? Tu ne comprends pas qu’il est nécessaire d’aller au fond? Tu ne comprends pas la grandeur immense—l’effroyable extension de mon ennemi, qui n’est pas un homme mais une secte?... Tu ne comprends pas que, dans la situation où il se trouve aujourd’hui vis-à-vis de moi, mon neveu n’est pas une calamité, mais une plaie?... Contre cette plaie, ma chère Remedios, nous allons avoir ici un bataillon sacré qui anéantira l’infernale milice de Madrid.—Je te le dis, ce sera grand et glorieux...
—Si enfin cela pouvait être...
—Tu en doutes? Nous allons voir aujourd’hui même ici des choses terribles...—dit avec grande impatience la señora.—Aujourd’hui, aujourd’hui. Quelle heure est-il? Sept heures. Déjà si tard, et rien ne paraît!...
—Mon oncle, que voici, saura peut-être quelque chose. Je l’entends monter l’escalier.
—Dieu soit béni!...—dit doña Perfecta en se levant pour aller à la rencontre du Penitenciario.—Il va nous apporter quelque bonne nouvelle.
D. Inocencio entra précipitamment. L’altération de son visage indiquait que cette âme consacrée à la piété et aux études latines n’était pas aussi calme que d’ordinaire.
283
—Mauvaises nouvelles—dit-il en posant son chapeau sur une chaise et en détachant les cordons de son manteau.
Doña Perfecta pâlit.
—Ils sont en train de faire des arrestations—continua don Inocencio, en baissant la voix comme s’il eût craint que derrière chaque chaise se cachât un soldat.
Ils supposent, sans doute, que les habitants ne toléreraient pas leurs mauvaises plaisanteries,—poursuivit le curé—et ils vont de maison en maison arrêter tous ceux qui ont la réputation d’être braves...
La señora se jeta dans un fauteuil dont elle serra fortement de ses doigts crispés les bras de bois.
—Ils ont eu tort de se laisser prendre—indiqua Remedios.
—Un grand nombre... un très grand nombre—dit D. Inocencio en s’adressant à la señora avec des gestes d’approbation—ont eu le temps de fuir, et ils sont allés à Villahorrenda avec leurs armes et leurs chevaux.
—Et Ramos?
—On vient de me dire dans la cathédrale que c’est lui qu’on cherche avec le plus d’ardeur... Juste ciel! arrêter ainsi des malheureux qui n’ont rien fait encore!... Je ne sais vraiment pas comment les bons Espagnols peuvent être si patients. Ma chère señora doña Perfecta, en vous parlant des arrestations, 284 j’ai oublié de vous prier de vous rendre chez vous à l’instant même.
—J’y vais de suite... Est-ce que ces bandits vont aussi fouiller ma maison?
—Peut-être. Señora, c’est aujourd’hui un jour néfaste—dit D. Inocencio d’une voix solennelle et émue—que le Seigneur ait pitié de nous!
—J’ai chez moi une demi-douzaine d’hommes très bien armés—répondit la señora fortement troublée—quelle iniquité! Est-ce qu’ils seraient capables de vouloir les arrêter aussi?
—Pinzon n’aura certainement pas oublié de les dénoncer. Señora, je vous répète qu’aujourd’hui est pour nous un jour néfaste... Mais Dieu protégera l’innocence.
—Je m’en vais, je m’en vais. Ne manquez pas de passer chez moi.
—Señora, dès que finira la classe... mais je me figure que, étant donnée l’alarme qu’il y a dans la ville, tous les enfants feront aujourd’hui l’école buissonnière. Enfin, qu’il y ait classe ou non, j’irai après... Je ne veux pas que vous sortiez seule, señora. Ces fainéants de soldats parcourent les rues avec des airs... Jacinto, Jacinto!
—C’est inutile. Je m’en irai seule.
—Jacinto va vous accompagner—dit la mère de celui-ci—il doit être déjà levé.
On entendit les pas précipités du petit docteur qui 285 descendait en toute hâte l’escalier du dernier étage. Il arriva tout essoufflé et la face cramoisie.
—Qu’y a-t-il?—demanda son oncle.
—Dans la maison des filles Troya—dit le petit jeune homme—dans la maison de ces..., eh bien...
—Achève donc tout de suite.
—Il y a Caballuco.
—En haut?... Chez les filles Troya?
—Oui, mon oncle... Il m’a parlé du haut de la terrasse, et m’a dit qu’il craint qu’on n’aille l’arrêter là.
—Oh! l’imbécile!... le lourdaud va se laisser prendre—s’écria doña Perfecta, en frappant du pied le sol avec dépit.
—Il veut descendre pour que nous le cachions chez nous.
—Ici?
Le chanoine et sa nièce se regardèrent.
—Qu’il descende!—dit vivement doña Perfecta.
—Ici?—répéta D. Inocencio d’un ton de mauvaise humeur.
—Ici!—répondit impérieusement la señora. Je ne connais pas de maison où il puisse être plus en sûreté.
—Il peut facilement sauter par la croisée de ma chambre—dit Jacinto.
—Eh! bien, s’il n’y a pas moyen de faire autrement...
286
—Maria Remedios—dit la señora.—Si on nous enlève cet homme tout est perdu.
—Que je suis simple et sotte!—répondit la nièce du chanoine en mettant la main sur son sein et étouffant le soupir qui sans doute allait s’en échapper—mais, non, on n’arrêtera pas cet homme.
La señora sortit rapidement, et bientôt après le Centaure s’étendait dans le vaste fauteuil où le Sr. D. Inocencio avait l’habitude de s’asseoir pour écrire ses sermons.
Nous ne savons comment cela vint aux oreilles du brigadier Batalla, mais il est indubitable que cet intelligent militaire avait eu vent que les Orbajociens n’étaient plus résolus à se tenir tranquilles, car, dans la matinée de ce même jour, il décida l’arrestation de ceux que, dans notre riche langage insurrectionnel, nous avons l’habitude d’appeler caracterizados[32]. Le grand Caballuco se sauva par miracle en se réfugiant chez les filles Troya, d’où, ne s’y croyant pas en sûreté, il descendit dans la sainte et non suspecte maison de l’excellent chanoine.
A la nuit, la troupe établie en différents points de la ville exerçait la plus grande surveillance sur les personnes qui entraient et qui sortaient; mais Ramos n’en parvint pas moins à s’évader en trompant, ou peut-être même sans tromper, les précautions militaires. Cela acheva d’enflammer les 287 esprits, et depuis lors une multitude de gens conspiraient dans les fermes voisines de Villahorrenda, où ils se réunissaient de nuit pour se disperser au jour, afin de préparer la difficile entreprise de leur soulèvement. Ramos parcourut les environs en rassemblant des hommes et des armes, et comme les colonnes volantes poursuivaient les Aceros sur le territoire de Villajuan de Nahara, notre chevaleresque héros put beaucoup faire en peu de temps.
Pendant la nuit, il se risquait fréquemment, avec une audace inouïe, à pénétrer dans Orbajosa, et pour cela tantôt trompait, tantôt subornait les sentinelles. Sa popularité et la protection dont le couvraient les habitants, étaient, jusqu’à un certain point, sa sauvegarde, et il n’est pas téméraire d’affirmer que la troupe ne déployait pas vis-à-vis de cet audacieux champion une rigueur pareille à celle dont elle usait envers les hommes insignifiants de la localité. En Espagne, principalement en temps de guerre,—la guerre étant ici toujours démoralisatrice,—il n’est pas rare de constater ces infâmes condescendances envers les grands, tandis que les petits sont poursuivis sans pitié. Grâce donc à son audace, à ses subornations ou à nous ne savons trop quoi, Caballuco pénétrait dans Orbajosa, recrutait des partisans, réunissait des armes et ramassait de l’argent. Par mesure de plus grande précaution ou pour mieux masquer ses batteries, il ne mettait pas les pieds dans sa maison, entrait à 288 peine quelquefois dans celle de doña Perfecta, lorsqu’il s’agissait d’affaires importantes, et avait l’habitude de souper tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre de ses amis, préférant toujours d’ailleurs le respectable domicile de quelque ecclésiastique, et surtout celui de D. Inocencio, où il s’était réfugié pendant la funeste matinée des arrestations.
Sur ces entrefaites, Batalla avait télégraphié au gouvernement pour l’informer qu’une conspiration factieuse avait été découverte, que les auteurs étaient arrêtés et que, ceux en petit nombre, qui étaient parvenus à s’échapper erraient dispersés et fugitifs activement poursuivis par nos colonnes.
Rien n’est plus intéressant que de rechercher l’origine des faits qui nous étonnent ou nous préoccupent, et rien n’est plus agréable que de la découvrir. Lorsque nous nous trouvons en présence de passions ardentes luttant dans l’ombre ou au grand jour, et que, poussés par le besoin naturel de remonter aux causes qui accompagnent nécessairement toute observation humaine, nous arrivons à retrouver la source cachée d’où proviennent ces eaux impétueuses et troublées, nous éprouvons une sensation ressemblant beaucoup à la joie des géographes et des explorateurs.
Cette joie vient de nous être donnée; car, en explorant les profondeurs des cœurs qui palpitent sous nos yeux dans cette histoire, nous avons découvert un fait qui est très certainement la cause première des faits les plus importants qui y sont rapportés; une passion qui a été comme la première 290 goutte d’eau du courant troublé dont nous sommes en train d’observer la marche impétueuse.
Poursuivons donc notre récit. Mais d’abord deux mots sur la señora de Polentinos que nous abandonnerons ensuite sans nous préoccuper de ce qui put lui arriver dans la matinée de son entretien avec Maria Remedios. Pleine d’inquiétude, elle pénètre dans sa demeure où elle se voit obligée de subir les excuses et les politesses du Sr. Pinzon, lequel affirme que, tant qu’il sera en vie, la maison de son hôtesse ne sera pas fouillée. Celle-ci réplique d’un ton hautain, sans même daigner le regarder. L’officier demande poliment la raison d’un tel dédain, à quoi doña Perfecta répond en sommant le militaire d’avoir à quitter sa maison sans, pour cela, croire échapper à l’obligation de rendre compte, en temps opportun, de la déloyale conduite qu’il y a tenue. D. Cayetano arrive sur ces entrefaites et alors a lieu une vive explication d’homme à homme. Mais, comme pour le moment un autre sujet nous intéresse davantage, laissant les Polentinos et le lieutenant-colonel s’arranger comme ils pourront, nous allons passer à l’examen des causes dont il a été parlé plus haut.
Arrêtons notre attention sur Maria Remedios, femme estimable, à laquelle il est urgent de consacrer quelques lignes. C’était une señora, une véritable señora, en dépit de son origine on ne peut plus humble, car les vertus de son oncle paternel, 291 le Sr. D. Inocencio, lui aussi de basse origine, mais élevé par le sacrement de même que par son savoir et son honorabilité, avaient répandu sur toute la famille un éclat extraordinaire.
L’amour de Remedios pour Jacinto était une des plus violentes passions qui se puissent déchaîner dans le cœur d’une mère. Elle l’aimait avec délire, mettait le bien-être de son fils au-dessus de toutes les choses humaines, le croyait le type le plus parfait de la beauté et du talent qui fût au monde, et, pour le voir heureux, grand et puissant, aurait donné tous les jours qui lui restaient à vivre et même une part de la gloire éternelle. Le sentiment de l’amour maternel est le seul qui, à cause de sa pureté et de sa noblesse, admette l’exagération; le seul qui ne dégénère pas en démence. Cependant il arrive, phénomène qui ne laisse pas d’être commun dans la vie, que, si cette exaltation de l’amour maternel ne coïncide pas avec la pureté du cœur la plus absolue et la plus parfaite honnêteté, elle change de nature et se convertit d’ordinaire en un déplorable égarement qui peut, comme toutes les passions débordées, faire commettre de grandes fautes et amener des catastrophes.
Maria Remedios passait à Orbajosa pour être un modèle de vertu et le modèle des nièces. Elle l’était peut-être en effet. Ceux qui avaient besoin d’elle la trouvaient toujours disposée à les obliger; jamais elle ne donna l’occasion de critiquer sa conduite ou 292 ne fournit de prétexte à la médisance; jamais elle ne se mêla à aucune intrigue. Elle était pieuse, mais ne se laissait jamais aller à des pratiques exagérées ou des bigoteries choquantes; elle pratiquait la charité; elle gouvernait la maison de son oncle avec la plus grande habileté; elle était bien reçue, admirée, et fêtée partout, malgré la peine que faisait prendre à ceux qui l’écoutaient sa manie de soupirer continuellement et de s’exprimer d’un ton larmoyant.
Chez doña Perfecta, cependant, cette excellente señora subissait une sorte de capitis diminutio. A une époque déjà lointaine et très malheureuse pour la famille du bon Penitenciario, Maria Remedios (si c’est la vérité, pourquoi ne le dirait-on pas?) avait été blanchisseuse dans la maison des Polentinos. Qu’on n’aille pas croire pourtant que doña Perfecta la traitât à cause de cela avec hauteur. Bien au contraire, elle était fière de la fréquenter, elle avait pour elle une tendresse vraiment fraternelle; elle la faisait manger à sa table, elles priaient ensemble, elles se racontaient leurs peines, elles se prêtaient un mutuel appui dans leurs œuvres de charité, dans l’accomplissement de leurs dévotions, dans leurs affaires de ménage... mais il faut bien en convenir, il y avait toujours quelque chose, il y avait toujours comme une ligne de démarcation invisible mais infranchissable entre la señora improvisée et l’ancienne señora. Doña Perfecta 293 tutoyait Maria, et celle-ci ne put jamais se défaire de certaines formules respectueuses. La nièce de don Inocencio se sentait si petite en présence de l’amie de son oncle que son humilité native prenait une étrange teinte de tristesse. Elle voyait que le bon chanoine était dans la maison une espèce de conseiller aulique inamovible; elle voyait que son idolâtré Jacintito était sur le pied d’une familiarité presque tendre avec la señorita, et cependant la pauvre femme fréquentait la maison le moins possible. Il est vrai de dire que Maria Remedios se déseigneurisait passablement (qu’on nous passe l’expression) dans cette maison de doña Perfecta, et que cela lui était désagréable, parce qu’il y avait aussi dans cet esprit si prompt à soupirer, comme il y a dans toute créature humaine, un peu de vanité... Voir son fils marié avec Rosarito, le voir riche et puissant; le voir s’allier avec doña Perfecta, avec la señora... ah! c’était là pour Maria Remedios, la terre et le ciel, la vie actuelle et future, le présent et l’avenir, le suprême bonheur de toute son existence. Depuis des années, sa tête et son cœur s’emplissaient de cette douce et brillante espérance. C’est pour cela qu’elle était bonne et mauvaise, religieuse et humble ou audacieuse et terrible; c’est pour cela qu’elle était tout ce qu’il est possible d’être, car sans cette idée, Remedios, qui était l’incarnation de son projet, n’aurait pas existé.
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Physiquement, elle était on ne peut plus insignifiante. Elle se distinguait par une fraîcheur étonnante qui diminuait en apparence le nombre de ses années, et bien que son veuvage remontât à une date déjà fort ancienne, était toujours vêtue de noir.
Cinq jours s’étaient écoulés depuis l’entrée de Caballuco dans la maison du Sr. Penitenciario. La nuit venait.—Remedios, une lampe allumée à la main, pénétra dans la chambre de son oncle, et, après avoir posé la lampe sur la table, s’assit en face du vieillard qui depuis deux ou trois heures restait immobile et pensif dans son fauteuil, où il semblait qu’on l’eût cloué. Son menton était appuyé sur sa main, dont les doigts froissaient une barbe qui n’avait pas été rasée depuis trois jours.
—Caballuco a dit qu’il viendrait souper ici ce soir, demanda-t-il à sa nièce.
—Oui, mon oncle, il viendra. C’est dans les maisons respectables que le pauvre homme est le plus en sûreté.
—Eh! bien, malgré la respectabilité de ma maison, je ne suis pas du tout tranquille—répondit le Penitenciario.—Comme ce brave Ramos s’expose!... On m’a dit qu’à Villahorrenda et dans la campagne des environs il y a déjà beaucoup de monde... je ne sais plus combien de monde... Et toi, qu’as-tu entendu dire?
—Que la troupe commet des atrocités...
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—C’est un miracle que ces cannibales n’aient pas encore fouillé ma maison! Je te jure que je tombe foudroyé si je vois entrer un seul de ces pantalons rouges...
—Ah! nous sommes dans de jolis draps!—dit Remedios en exhalant dans un soupir la moitié de son âme.—Je ne puis m’empêcher de penser aux transes dans lesquelles se trouve la señora doña Perfecta... Ah! mon oncle!, il faut que vous alliez chez elle.
—Chez elle, ce soir?... La troupe parcourt les rues.... Imagine-toi qu’il prenne envie à un de ces soldats.... La señora est bien défendue... L’autre jour ils ont fouillé sa maison et emmené les six hommes armés qui s’y trouvaient, mais depuis, ils les lui ont rendus. Nous, en cas d’attaque, nous n’avons personne qui nous défende.
—J’ai envoyé Jacinto chez la señora pour qu’il lui tienne un moment compagnie. Si Caballuco vient, nous lui dirons de passer aussi par là... Personne ne me sortira de la tête que ces brigands préparent quelque mauvais coup contre notre amie. Pauvre señora, pauvre Rosarito!... Et quand on pense que tout cela aurait pu être évité par le moyen, qu’il y a deux jours, je proposai à doña Perfecta...
—Ma chère nièce—dit flegmatiquement le Penitenciario—nous avons fait tout ce qu’il était humainement possible de faire pour arriver à la réalisation de notre saint projet... Nous ne pouvons 296 plus rien. Nous avons échoué, Remedios. Mets-toi bien cela dans l’esprit et ne fais pas l’obstinée: Rosarito ne peut être la femme de notre idolâtré Jacintillo. Ton rêve doré, ton idéal de bonheur, qui à une époque nous a paru réalisable, et à la réalisation duquel, en ma qualité d’oncle bienfaisant, j’ai consacré toutes les facultés de mon esprit, est maintenant devenu une chimère et s’est dissipé comme une vapeur. De graves obstacles, la méchanceté d’un homme, la passion indéniable de la jeune fille, et d’autres choses que je ne dis pas, ont tout fait mal tourner. Au moment même où nous allions triompher, nous sommes vaincus! Ah! ma chère nièce! persuade-toi bien une chose. A l’heure qu’il est, Jacinto mérite beaucoup mieux que cette fille folle.
—Extravagances et entêtements,—répondit Maria d’un ton de mécontentement passablement irrespectueux.—Voilà maintenant comment vous vous en tirez!... Allons, les grandes têtes s’illuminent. Doña Perfecta, avec sa grandeur d’âme, et vous avec vos subtilités, vous êtes vraiment bons à quelque chose. Il est déplorable que Dieu m’ait créée si sotte et m’ait donné une intelligence de «brique et de mortier,» comme dit la señora, car s’il n’en était pas ainsi je résoudrais la question.
—Toi?
—Si elle et vous m’eussiez laissé faire, elle serait déjà résolue.
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—Par les coups de bâton?
—Ne poussez pas les hauts cris et n’ouvrez pas vos yeux si grands, car il n’est pas question de tuer qui que ce soit... Voyons!
—Des coups de bâton, Remedios—dit le chanoine, en riant—mais ce n’est rien cela, sais-tu?... ça fait des égratignures tout au plus.
—Allons... dites aussi que je suis barbare et sanguinaire!... moi qui n’ai pas le courage de tuer un vermisseau; vous le savez bien... Il est facile de comprendre que je ne peux vouloir la mort d’un homme.
—En fin de compte, mon enfant, et quoi que tu puisses faire, le Sr. D. Pepe Rey aura la jeune fille. Il n’est plus possible de l’empêcher.—Il est résolu à employer tous les moyens y compris le déshonneur... Si Rosarito,... comme elle nous trompait avec son petit air réservé et son regard angélique, eh?... si Rosarito, dis-je, ne le voulait pas... tout pourrait encore s’arranger; mais hélas! elle l’aime comme le pécheur aime le démon; elle est dévorée d’une flamme criminelle; elle est tombée dans le piège impudique qu’il lui a tendu. Soyons honnêtes et dignes; détournons nos regards de ce couple méprisable, et ne pensons plus ni à elle ni à lui.
—Vous ne savez absolument rien des femmes, mon oncle—dit Remedios avec une flatteuse hypocrisie; vous êtes un saint homme; vous ne comprenez 298 pas que l’amour de Rosarito n’est pas autre chose qu’un de ces petits caprices qui passent ou qu’on fait passer avec une bonne paire de soufflets et une demi-douzaine de fessées.
—Ma nièce—dit sentencieusement D. Inocencio;—lorsqu’il y a eu certaines choses... les petits caprices ne s’appellent plus seulement des caprices, mais ils se nomment d’un autre nom.
—Mon oncle, vous ne savez ce que vous dites,—répondit la nièce dont le visage s’enflamma tout à coup.—Eh! quoi, vous seriez capable de supposer que Rosarito?... Quelle infamie! Je la défends, moi; oui, je la défends... Elle est pure comme les anges... Allons donc, mon oncle, vos soupçons me font monter le rouge à la face et vous me faites sortir des gonds.
A ces mots, le visage du bon chanoine se voila d’une sombre tristesse qui semblait le vieillir de dix ans.
—Ma chère Remedios—ajouta-t-il,—nous avons fait tout ce qu’humainement et en conscience nous pouvions et devions faire. Rien de plus naturel que notre désir de voir Jacintillo s’allier à cette grande famille, la première d’Orbajosa; rien de plus naturel que notre désir de le voir à la tête des sept maisons de la ville, des pâturages de Mundogrande, des trois huertas, de la métairie de Arriba, de la Encomienda et des autres propriétés urbaines ou rurales que possède cette jeune fille. Ton fils 299 a par lui-même une grande valeur, tout le monde le sait. Il plaisait à Rosarito, comme Rosarito lui plaisait. On pouvait croire la chose faite. La señora elle-même, sans beaucoup s’enthousiasmer, il est vrai, sans doute à cause de notre origine, y paraissait assez bien disposée à cause de l’estime et de la vénération que je lui inspire comme confesseur et comme ami... Mais tout à coup se présente ce malencontreux jeune homme. La señora me dit qu’elle a pris des engagements envers son frère, et qu’elle n’ose pas repousser la proposition qu’il lui a faite. Grave conflit! Et qu’est-ce que je fais alors? Hélas! ne le sais-tu pas? Je te parle franchement; si j’avais vu dans le Sr. de Rey un homme de bons principes, capable de faire le bonheur de Rosario, je ne me serais mêlé de rien; mais ce jeune homme me parut une calamité, et en ma qualité de directeur spirituel de la maison, je dus prendre la direction de l’affaire et je la pris. Tu sais déjà que je mis le cap sur lui, comme on dit vulgairement. Je démasquai ses défauts, je dévoilai son athéisme; je découvris aux yeux de tous la pourriture de ce cœur matérialisé, et la señora se convainquit que donner sa fille à ce jeune homme, c’était la vouer à la perdition... Ah! par quelles épreuves je passai! La señora hésitait, j’affermissais son esprit indécis; je lui indiquais les moyens légaux qu’elle devait employer contre son neveu pour l’éloigner sans scandale; je lui suggérais des 300 idées ingénieuses et comme elle ne cessait de me montrer sa pure conscience pleine d’alarmes, je la tranquillisais en délimitant le champ dans lequel pouvaient légalement se livrer les batailles que nous engagions contre ce terrible ennemi. Jamais je ne lui conseillai des moyens violents ou sanguinaires ni des atrocités de mauvais genre, mais toujours des expédients subtils ne laissant pas trace de péché. Là-dessus je suis tranquille, ma chère nièce. Mais tu le sais bien, toi, que j’ai lutté, que j’ai travaillé comme un nègre. Ah! quand le soir je rentrais ici et te disais: «Mariquilla, nous allons bien, nous marchons très bien», tu devenais folle de joie, tu me baisais les mains cent et cent fois et tu prétendais que j’étais le meilleur des hommes. Pourquoi, dénaturant ton noble caractère et ton humeur pacifique, te mets-tu maintenant en fureur? Pourquoi me querelles-tu? Pourquoi me dis-tu que tu sors des gonds et m’appelles-tu en propres termes un sans-cœur?
—Parce que—répondit la nièce, sans rien perdre de son agressive irritation—vous vous êtes tout à coup découragé.
—C’est que tout se retourne contre nous, pauvre femme. Le maudit ingénieur, soutenu par la troupe, est décidé à tout. La petite l’aime, la petite... je ne veux pas en dire plus long. Cela ne peut être, je te répète que cela ne peut être.
—La troupe! Mais vous croyez donc, comme 301 doña Perfecta, qu’il va y avoir une révolution et que, pour chasser d’ici ce D. Pepe, il faut que la moitié de la nation se lève contre l’autre moitié... La señora est devenue folle, et vous, vous êtes en train de le devenir.
—Je partage sa manière de voir. Etant donnée la liaison intime de Rey avec les militaires, la question personnelle grandit... Et hélas! ma chère nièce, si, il y a deux jours, je nourrissais l’espoir que nos braves chasseraient d’ici la troupe à coups de pied dans le derrière, depuis que j’ai vu la plupart d’entre eux arrêtés avant de combattre et Caballuco se cacher et n’être plus lui-même, je désespère de tout. Les bons principes n’ont plus maintenant assez de force matérielle pour hacher en pièces les ministres et les émissaires de l’erreur... Ah! ma pauvre nièce, résignons-nous, résignons-nous!...
Et s’appropriant le mode d’expression qui caractérisait la mère de Jacinto, il soupira bruyamment deux ou trois fois. Contrairement à tout ce qu’on pouvait attendre d’elle, Maria garda le silence. Il n’y avait en elle, au moins à en juger par les apparences, ni de la colère ni le sentimentalisme superficiel de sa vie habituelle; il n’y avait qu’une affliction profonde et sans éclats. Quelques instants après que l’excellent oncle eut terminé sa péroraison, deux pleurs roulèrent sur les joues roses de la nièce; quelques sanglots mal comprimés ne tardèrent pas à se faire entendre, et peu à peu, de même que 302 s’enflent et deviennent de plus en plus hautes et bruyantes les vagues tumultueuses d’une mer qui commence à se soulever, le flot de la douleur de Maria Remedios alla grossissant jusqu’au moment où il se fondit en un torrent de larmes.
—Résignons-nous, résignons-nous!—dit de nouveau D. Inocencio.
—Résignons-nous, résignons-nous!—répéta-t-elle en essuyant ses larmes. Puisque mon fils bien-aimé ne doit jamais être qu’un pauvre diable qu’il commence à l’être tout de suite. Les procès se font rares; le jour est proche où la profession d’avocat ne vaudra plus rien. A quoi sert le talent? A quoi bon faire tant d’études et se rompre la tête? Hélas! nous sommes pauvres. Le jour viendra, Sr. D. Inocencio, où mon pauvre enfant n’aura pas même un oreiller pour reposer la sienne.
—Ma nièce!
—Mon oncle!... Et pour qu’il n’en soit pas ainsi, dites-moi! Quel héritage pensez-vous donc lui laisser, lorsque pour toujours vous fermerez les yeux? Quatre sous, une demi-douzaine de vieux livres, la misère et rien de plus... Il va venir des temps... 304 ah! quels temps, mon oncle!... Mon pauvre fils, dont la santé devient très délicate, ne pourra plus travailler... déjà la tête lui tourne dès qu’il lit un livre; il se sent pris de nausées et la migraine le saisit chaque fois qu’il travaille de nuit... il sera obligé de mendier un petit emploi, je devrai, moi, me mettre à la couture, et qui sait, qui sait si, par la suite, nous ne nous trouverons pas réduits à demander l’aumône.
—Ma nièce!
—Je sais très bien ce que je dis... C’est un bel avenir que celui qui se prépare!—ajouta l’excellente femme en forçant de plus en plus le ton de sa voix larmoyante.—Mon Dieu! Qu’allons-nous devenir? Ah! seul, le cœur d’une mère peut sentir ces choses-là... Seules, les mères sont capables de s’inquiéter ainsi du bien-être de leurs enfants. Vous, comment le comprendriez-vous? Non, autre chose est avoir des enfants et souffrir pour eux, ou chanter le gori gori[33] dans la cathédrale et enseigner le latin au collège... Voyez, que sert à mon fils d’être votre neveu, d’avoir obtenu tant de diplômes de haut savoir, et d’être le dessus du panier d’Orbajosa... Il mourra de faim, car nous savons déjà ce que rapportent les plaidoiries, on sera obligé de demander pour lui aux députés un emploi à la Havane, où la fièvre jaune le tuera...
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—Mais, ma nièce!...
—Eh! mon Dieu, je ne me plaindrai plus, je me tais, je ne vous tourmenterai pas davantage. Je suis une impertinente, une pleurnicheuse, une pousseuse de soupirs; et l’on ne peut me souffrir... Tout cela parce que j’ai un cœur de mère affectueuse et que je veux le bonheur de mon fils bien-aimé. Je mourrai, oui, monsieur, je mourrai sans rien dire et j’étoufferai ma douleur; je dévorerai mes larmes pour ne pas affliger monsieur le chanoine... Mais mon fils bien-aimé me comprendra, lui, et il ne se bouchera pas les oreilles lui, comme vous le faites en ce moment... Ah! quel sort est le mien!... Le pauvre Jacinto sait que pour lui je me ferais hacher en morceaux et que j’achèterais son bonheur au prix de ma vie. Pauvre petit chéri de mon cœur! Avoir tant de talent, et se voir condamné à végéter dans une situation modeste, dans une obscure condition!... pourquoi donc, monsieur mon oncle, pourquoi ne vous enorgueillissez-vous pas?... Tenez, pour autant de vanité que nous ayons, vous serez toujours, vous, le fils du tio Tinieblas[34], le sacristain de San Bernardo... et moi, je ne serai jamais autre chose que la fille d’Ildefonso Tinieblas, votre frère à vous, qui vendait des marmites, et mon fils sera le neveu des Tinieblas... car notre maison est une maison de ténèbres, et jamais nous 306 ne sortirons de l’obscurité, ni ne posséderons une pièce de terre dont nous puissions dire «cette pièce est à moi», ni ne tondrons une brebis qui nous appartienne, ni ne trairons une chèvre qui soit notre chèvre, et jamais je ne pourrai mettre les mains jusqu’au coude dans un sac de blé qui ait été battu et vanné sur notre aire... et tout cela, à cause de votre timidité, de votre ineptie et de vos scrupules ridicules...
—Mais... mais, ma nièce!
Le chanoine haussait un peu plus le ton chaque fois qu’il répétait cette phrase, et, les mains sur les oreilles, il agitait sa tête à droite et à gauche de l’air d’un homme profondément désespéré. La voix criarde de Maria Remedios devenait de plus en plus aiguë et pénétrait comme une flèche dans la cervelle du malheureux ecclésiastique déjà tout étourdi. Mais, tout à coup, la physionomie de cette femme se transforma, les sanglots plaintifs se changèrent en éclats de voix âpres et durs, son visage pâlit, ses lèvres frémirent, ses poings se crispèrent, quelques mèches de ses cheveux en désordre tombèrent sur son front; au feu de la colère qui rugissait en elle, ses yeux humides se séchèrent, elle quitta son siège et, plutôt comme une harpie que comme une femme, s’écria:
—Je m’en vais d’ici, je m’en vais avec mon fils!... Nous irons à Madrid; je ne veux pas que mon fils pourrisse dans cette horrible petite ville. 307 Je suis lasse de voir que, protégé par la soutane, mon fils n’est et ne sera jamais rien. Entendez-vous bien, monsieur mon oncle? Mon fils et moi nous partons! vous ne nous reverrez jamais, jamais, jamais!
Don Inocencio avait croisé les mains, et subissait les fulminantes invectives de sa nièce avec la consternation d’un condamné à mort à qui la présence du bourreau ôte toute espérance.
—Pour l’amour de Dieu, Remedios—murmura-t-il d’une voix dolente—pour l’amour de la Très Sainte-Vierge...
Ces sortes de crises, ces horribles explosions du caractère habituellement doux de la mère de Jacinto étaient aussi violentes que rares, car parfois cinq ou six ans se passaient sans que D. Inocencio vit Remedios se convertir en furie.
—Je suis mère!... Je suis mère!... et puisque personne ne veille aux intérêts de mon fils, j’y veillerai, moi, j’y veillerai moi-même!—rugit cette lionne improvisée.
—Mais, pour l’amour de la mère des anges, ne t’emporte pas!... Songe, ma nièce, que tu commets un péché... Récitons un Pater et un Ave Maria, tu verras comme cela te passera.
Il tremblait et suait en prononçant ces paroles. Pauvre petit poulet dans les serres du vautour! La femme transformée en oiseau de proie acheva de l’étouffer par ces paroles:
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—Vous n’êtes absolument bon à rien: vous n’êtes qu’un pleutre. Mon fils et moi nous partirons d’ici, et pour toujours, pour toujours. Moi, j’obtiendrai pour mon fils une bonne position, je lui chercherai une situation convenable, entendez-vous? De même que je suis prête à laver le pavé des rues avec ma langue, si j’étais obligée de le faire pour lui assurer de quoi manger, de même je soulèverai la terre et le ciel pour qu’il ait une position, pour qu’il s’élève, et qu’il soit riche, et considéré, et qu’il devienne un personnage et un caballero, et un propriétaire, et un seigneur, et un grand d’Espagne, et tout ce qu’on peut être, enfin, tout, tout, tout.
—Que Dieu me soit en aide!—murmura D. Inocencio en se laissant tomber dans le fauteuil et en inclinant la tête sur sa poitrine.
Il y eut un moment de silence durant lequel on entendait la respiration haletante de la femme furibonde.
—Ma nièce—dit enfin le Penitenciario—tu viens de m’ôter dix ans de vie; tu m’as fait tourner le sang; tu m’as rendu fou... Que Dieu me donne le calme nécessaire pour te supporter! Seigneur, donnez-moi de la patience, c’est de la patience que je demande, et toi, ma nièce, fais-moi la faveur de te plaindre et de pleurer et de pousser des soupirs tout ton soûl pendant dix ans si tu veux, car ta maudite manie grimacière, qui me porte tant sur les nerfs, est encore préférable à ces colères insensées... 309 Oh! c’est beau de t’emporter ainsi, après t’être confessée et avoir communié ce matin!
—Mais c’est votre faute, oui, c’est votre faute.
—Parce que, à propos de l’affaire de Jacinto et de Rosario, je t’ai dit: «Résignons-nous!»
—Parce que, lorsque tout marchait bien, vous abandonnez la partie et vous permettez que le Sr. de Rey s’empare de Rosarito.
—Et comment pourrais-je l’empêcher? La señora a bien raison de dire que tu as de l’intelligence comme une brique. Veux-tu que je sorte d’ici, une épée à la main, que dans un clin d’œil je taille en pièces toute la troupe, et qu’ensuite j’aille me planter en face de Rey et que je lui dise: «De deux choses l’une: ou vous allez laisser la petite tranquille, ou je vais vous couper la gorge?»
—Non; mais quand j’ai conseillé à la señora de faire administrer une volée à son neveu, au lieu de le lui conseiller comme moi, vous vous y êtes opposé.
—Tu es une folle avec ta volée.
—C’est que «morte la bête, mort le venin».
—Je ne puis conseiller ce que tu appelles une volée et qui peut être une chose horrible.
—Oui, parce que je suis un coupe-jarrets, n’est-ce pas?
—Tu dois savoir que les jeux de main sont des jeux de vilain. Crois-tu d’ailleurs que cet homme se laissera rosser? Et ses amis?
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—La nuit, il sort tout seul.
—Qu’en sais-tu?
—Je sais tout; il ne fait pas un seul pas que je n’en sois informée, comprenez-vous? La veuve Cusco me tient au courant de tout.
—Voyons, voyons, ne me fais pas devenir fou. Et qui la lui donnerait cette volée?... Sachons-le.
—Caballuco.
—De sorte qu’il est décidé?...
—Non, mais il le sera si vous l’ordonnez.
—Allons, ma nièce, laisse-moi tranquille. Je ne puis ordonner une telle atrocité. Une volée!... Et qu’est-ce que cela? Tu lui en as déjà parlé?
—Oui, mon oncle, mais il n’a pas fait cas de ma proposition, ou pour mieux dire, il a refusé d’y souscrire. Il n’y a à Orbajosa que deux personnes qui puissent l’y décider en lui en donnant simplement l’ordre: Vous, ou doña Perfecta.
—Eh! bien, que la señora le lui donne, si elle veut. Moi, je ne conseillerai jamais l’emploi de moyens violents ou inhumains. Voudras-tu croire que lorsque Caballuco et quelques-uns de ses compagnons agitaient la question d’un soulèvement en armes, ils ne purent pas m’arracher une seule parole les excitant à répandre le sang?... Non, pour cela, non... Si doña Perfecta veut le faire?...
—Elle ne veut pas non plus. Ce soir j’ai causé deux heures avec elle, et elle m’a dit qu’elle prêchera la guerre et la favorisera par tous les moyens 311 possibles; mais qu’elle n’ordonnera jamais à un homme d’en frapper un autre par derrière. Elle aurait raison de s’y opposer, s’il s’agissait d’une chose plus grave... mais je ne demande pas qu’il y ait du sang versé; je ne veux pas autre chose qu’une volée.
—Eh! bien, si doña Perfecta ne veut pas ordonner qu’on administre une volée à l’ingénieur, je ne le veux pas non plus, entends-tu? Ma conscience avant tout.
—C’est bien—répondit la nièce.—Dites seulement à Caballuco de m’accompagner cette nuit... ne lui dites pas autre chose.
—Tu va sortir ce soir?
—Je sortirai, oui, monsieur. Est-ce que je ne suis pas déjà sortie hier soir?
—Hier soir? Je ne le savais pas; si je l’avais su, je me serais fâché, oui, madame.
—Ne dites pas à Caballuco autre chose que ceci:
«Mon cher Ramos, je vous serais très obligé d’accompagner ma nièce pour certaine affaire qu’elle a à traiter cette nuit, et de la défendre dans le cas où elle courrait quelque danger.»
—Ceci, oui, je puis le faire. Qu’il t’accompagne..... qu’il te défende. Ah! friponne, tu veux m’enjôler et me rendre complice de quelque mauvais tour.
—Et que vous imaginez-vous donc?—dit ironiquement Maria Remedios—Ramos et moi, nous 312 allons peut-être à nous deux, cette nuit, égorger une foule de gens?...
—Ne raille pas. Je te répète que je ne conseillerai à Ramos absolument rien qui puisse ressembler à un crime. Mais je crois que le voici...
On entendait du bruit à la porte de la rue. Bientôt après, résonna la voix de Caballuco qui parlait avec le domestique, et enfin, le héros d’Orbajosa pénétra dans la chambre.
—Des nouvelles, donnez-nous des nouvelles, Sr. Ramos—dit le prêtre.—Allons! voyons si vous nous apporterez quelque espérance en échange du souper et de l’hospitalité que... Que se passe-t-il à Villahorrenda?
—Quelque chose—répondit le fier-à-bras, en s’asseyant comme s’il était très las.—Le Sr. D. Inocencio verra bientôt si nous sommes bons à quelque chose.
Comme toutes les personnes qui ont de l’importance ou qui veulent s’en donner, Caballuco montrait une grande réserve.
—Cette nuit, mon ami, vous prendrez, si cela vous plaît, l’argent que vous m’avez remis pour...
—Ah! c’est bien le moment... Que les militaires s’en doutent, et ils ne me laisseront plus passer—répliqua Ramos en riant d’un air farouche.
—Taisez-vous donc... Nous savons bien que vous passez quand bon vous semble. Il ne manquerait plus que cela. Les militaires sont gens qui ont 313 la manche large... et, dans le cas où ils feraient des difficultés, deux ou trois douros, n’est-il pas vrai?... Peste! je vois que vous n’êtes pas trop mal armé... Il ne vous manque plus qu’une pièce de huit. Des pistolets, eh!... Un poignard, aussi?
—C’est afin d’être prêt à tout événement—dit Caballuco en tirant de sa ceinture l’arme dont il montra la lame.
—Pour l’amour de Dieu et de la Sainte-Vierge!—s’écria Maria Remedios en fermant les yeux et en détournant la tête avec effroi,—laisse où il est ce jouet. Sa vue seule me fait horreur.
—Si vous n’y voyez pas d’inconvénient—dit Ramos en replaçant son arme—nous souperons.
Maria Remedios s’empressa de tout disposer afin que le héros ne s’impatientât pas.
—Dites-moi donc une chose—demanda D. Inocencio à son hôte lorsqu’ils se furent mis à table.—Avez-vous cette nuit beaucoup à faire?
—J’ai pas mal d’occupations—répondit le bravo.—C’est la dernière nuit que je viens à Orbajosa, la dernière. Il faut que je rassemble les quelques garçons restés ici, et que nous voyions comment nous pourrons emporter le soufre et le salpêtre qui se trouvent chez Cirujeda.
—Je vous demandais cela—ajouta le curé d’un air bonhomme en remplissant l’assiette de son ami—parce que ma nièce veut que vous l’accompagniez un moment. Elle a je ne sais quelle commission à 314 faire, et il est un peu tard pour qu’elle sorte seule.
—Est-ce qu’elle va chez doña Perfecta?—demanda Ramos.—J’y suis déjà passé, mais n’ai pas voulu m’arrêter.
—Comment va la señora?
—Elle n’est pas très rassurée..... Je lui ai pris cette nuit les six garçons qu’elle avait chez elle.
—Croyez-vous donc qu’ils ne seraient pas utiles là? demanda Remedios avec inquiétude.
—Ils seront plus utiles à Villahorrenda. Les hommes courageux s’amollissent en restant dans les maisons, n’est-il pas vrai, monsieur le chanoine?
—Sr. Ramos, cette maison ne doit jamais rester seule—dit sérieusement le Penitenciario.
—Les servantes suffisent de reste à la garder. Croyez-vous, Sr. D. Inocencio, que la préoccupation du brigadier soit d’assaillir les demeures de ses adversaires?
—Oui; puis, vous savez bien vous-même que cet ingénieur de tous les diables.....
—Pour cela... les balais ne manquent pas dans la maison—répliqua plaisamment Cristobal.—D’ailleurs, il faudra bien qu’on finisse par les marier... Après ce qui s’est passé...
—Sr. Ramos,—dit tout à coup Remedios redevenue furieuse, il me semble que vous n’entendez pas grand’chose aux affaires de mariage.
—Si je parle ainsi, c’est que ce soir même, tout 315 à l’heure, j’ai vu la señora et sa fille en train de faire comme une sorte de réconciliation. Doña Perfecta baisottait sa fille, et tout n’était entre elles que caresses et cajoleries.
—Une sorte de réconciliation! L’affaire des armements vous a fait perdre la tête... Mais enfin, m’accompagnez-vous, oui ou non?
—Ce n’est pas chez doña Perfecta qu’elle veut aller—dit l’ecclésiastique, mais à l’auberge de la veuve Cusco. Elle était en train de me dire qu’elle n’ose pas y aller seule, parce qu’elle craint d’être insultée par...
—Par qui?
—C’est facile à comprendre. Par cet ingénieur de tous les diables. Hier soir, ma nièce le vit dans cette auberge et lui dit ses quatre vérités; c’est à cause de cela qu’elle n’est pas ce soir très rassurée. Le jeune homme est effronté et vindicatif.
—Je ne sais si je pourrai y aller—fit observer Caballuco; étant ici de contrebande, il ne m’est pas possible de défier le D. José Poquita Cosa. Si je n’y étais pas comme j’y suis, une moitié du visage cachée et l’autre découverte, je lui aurais déjà trente fois cassé les reins. Mais si je l’attaque, qu’arrive-t-il? Que je me découvre; que les soldats tombent sur moi, et adieu Caballuco. Quant à le frapper en traître, c’est une chose que je ne sais pas faire, qui n’est pas dans mon tempérament, et que d’ailleurs, la señora ne permet pas. Pour administrer 316 traîtreusement une volée, adressez-vous à d’autres qu’à Cristobal Ramos.
—Mais, mon pauvre ami, est-ce que nous sommes fous?... de quoi diable parlez-vous donc là?—dit le Penitenciario en manifestant le plus sincère étonnement.—Pour rien au monde, je ne voudrais vous conseiller de maltraiter ce caballero. Je me laisserais couper la langue plutôt que de conseiller une coquinerie. Les méchants périront, il n’en faut pas douter; mais c’est Dieu qui doit fixer le moment de leur chute, et non pas moi. Il n’est pas non plus question de coups de bâton. J’en recevrais plutôt moi-même dix douzaines, que de recommander à un chrétien l’administration de telles médecines. La seule chose que je vous dise—ajouta-t-il en regardant le bravo par-dessus ses lunettes—c’est que, comme ma nièce va là-bas... comme il est probable, n’est-ce pas cela Remedios?... qu’elle aura quelques mots à dire à cet homme, je vous recommande de ne pas l’abandonner, dans le cas où elle se verrait insultée...
—Cette nuit j’ai affaire—répondit laconiquement et sèchement Caballuco.
—Tu l’entends, Remedios. Remets ta commission à demain.
—Cela ne se peut absolument pas. J’irai seule.
—Non, non, tu n’iras pas, ma chère nièce. Finissons-là. Le Sr. Ramos a affaire et ne peut t’accompagner. Figure-toi que tu es insultée par ce malotru...
317
—Insultée!... une señora insultée par ce... Cela ne peut être.
—Si vous n’aviez pas d’occupations... bah! bah!... enfin, je serais tranquille.
—Des occupations, j’en ai—dit le Centaure en se levant de table,—mais si c’est votre désir...
Il y eut un silence. Le Penitenciario avait fermé les yeux et réfléchissait.
—C’est mon désir, oui, Sr. Ramos—dit-il enfin.
—Eh! bien, cela suffit, señora doña Maria, nous irons.
—Maintenant, ma chère nièce—dit D. Inocencio d’une air mi-sérieux, mi-jovial—puisque nous avons fini de souper, apporte-moi la cuvette.
Il fixa sur sa nièce un regard pénétrant, et, en les accompagnant de l’action qu’elles indiquaient, prononça ces paroles:
—Moi, je me lave les mains.
Orbajosa, 12 avril.
«Mon cher père,
«Pardonnez-moi si, pour la première fois, je vous désobéis en ne partant pas d’ici et en ne renonçant pas à mon projet. Votre conseil et votre prière sont le propre d’un père honnête et bon; mon obstination est le propre d’un fils insensé. Mais il se passe en moi une chose singulière: l’obstination et le sentiment de l’honneur se sont liés et confondus de telle façon, que l’idée de me désister ou de céder me rend tout honteux. J’ai beaucoup changé. Je ne connaissais pas autrefois les fureurs qui m’embrasent. Je me moquais de tout acte violent, des exagérations des hommes impétueux comme des brutalités des méchants. Maintenant, rien de tout cela ne m’étonne, parce qu’à chaque instant je trouve en 319 moi une certaine capacité terrible de mal faire. Avec vous, je puis parler comme on parle seulement avec Dieu et avec sa conscience; à vous je puis dire que je suis un misérable, car c’est être un misérable que de manquer de ce puissant empire sur soi-même qui dompte les passions et soumet la vie aux lois sévères de la conscience. J’ai manqué de la fermeté chrétienne qui maintient l’esprit de l’homme offensé à une sereine hauteur au-dessus des offenses qu’il reçoit et des ennemis auxquels il les doit; j’ai eu la faiblesse de m’abandonner aux transports d’une colère insensée en m’abaissant au niveau de mes détracteurs, en leur rendant des coups égaux aux leurs et en essayant de les confondre par d’indignes moyens appris à leur propre école. Combien je regrette que vous n’ayez pu vous trouver près de moi pour m’écarter de cette voie! Maintenant il est trop tard. Les passions n’ont pas de répit. Elles sont impatientes, et elles réclament à grands cris leur proie avec l’ardeur délirante d’une épouvantable soif morale. J’ai succombé. Je ne puis oublier ce que vous m’avez dit si souvent, à savoir qu’on peut appeler la colère la pire des passions, parce qu’en dénaturant soudain notre caractère, elle engendre toutes les autres perversités et prête à toutes son infernal emportement.
«Cependant, ce n’est pas la colère seule, mais un sentiment profondément expansif qui m’a conduit 320 à cet état; c’est l’amour sérieux et passionné que j’éprouve pour ma cousine, et cette circonstance est la seule qui puisse m’absoudre. A défaut d’amour la pitié m’aurait, d’ailleurs, poussé à braver la fureur et les intrigues de votre terrible sœur, car, placée entre son affection irrésistible et sa mère, la pauvre Rosario est aujourd’hui la plus malheureuse des créatures qui existent sur la terre. L’amour qu’elle a pour moi, et qui répond à mon amour pour elle, ne me donne-t-il pas le droit d’ouvrir comme je le pourrai les portes de sa maison, et de l’en tirer en employant les moyens légaux jusqu’au point où la loi peut atteindre, et usant de la force à partir du point où la loi ne me protège plus? Je crois fort que votre rigide délicatesse ne répondra pas affirmativement à cette proposition; mais j’ai cessé d’être le caractère austère et méthodique qui se conformait rigoureusement aux prescriptions de la conscience comme aux clauses d’un traité. Je ne suis plus l’être humain auquel une éducation presque parfaite avait donné une merveilleuse égalité d’âme; je suis maintenant un homme comme tous les autres; d’une enjambée je suis entré sur le terrain commun de l’injustice et du mal. Préparez-vous à entendre le récit d’une atrocité quelconque qui sera mon œuvre. J’aurai soin de vous tenir au courant de celles que je commettrai.
«Mais la confession de mes fautes ne m’ôtera pas plus la responsabilité des graves événements passés 321 ou à venir que cette responsabilité, pour autant que j’argumente, ne retombera tout entière sur votre sœur. La responsabilité de doña Perfecta est assurément immense. Quelle sera l’étendue de la mienne!... Ah! mon cher père, ne croyez rien de ce que vous pourrez entendre dire sur mon compte et rapportez-vous-en seulement à ce que je vous dirai moi-même. Si on vous dit que, de propos délibéré, j’ai commis quelque action honteuse, répondez hardiment que ce n’est pas vrai. Il m’est difficile de juger moi-même dans l’état de trouble où je me trouve; mais j’ose vous affirmer que je n’ai pas occasionné le scandale avec préméditation. Vous savez cependant jusqu’à quel point peut aller la passion, lorsque son développement horriblement envahisseur est favorisé par les circonstances.
«Ce qui empoisonne le plus ma vie, c’est d’avoir employé la dissimulation, le mensonge et des ruses indignes. Moi qui étais la vérité incarnée! J’ai perdu ce qui constituait ma propre nature... Mais, est-ce là le plus haut degré de perversité auquel une âme puisse atteindre? Est-ce que maintenant je commence ou je finis? Je l’ignore. Si la main céleste de Rosario ne vient pas m’arracher de cet enfer de ma conscience, je désire que vous veniez m’en arracher vous-même. Ma cousine est un ange, et en souffrant à cause de moi, elle m’a appris bien des choses que jusqu’à ce jour j’ignorais.
«Ne vous étonnez pas de l’incohérence de ce que 322 j’écris. Des sentiments divers m’agitent. Parfois me viennent à l’esprit des idées véritablement dignes de mon âme immortelle, mais parfois aussi je tombe dans un découragement déplorable, et je pense alors aux hommes faibles et lâches dont, afin de me les faire abhorrer, vous m’avez dépeint la bassesse avec de si vives couleurs. Dans l’état où je me trouve aujourd’hui, je suis disposé au mal comme au bien. Que Dieu ait pitié de moi! Je n’ai pas oublié que la prière est une supplication grave et réfléchie, si personnelle qu’elle ne peut s’accommoder des formules apprises par cœur, une expansion de l’âme qui s’enhardit jusqu’au point de rechercher son origine, et qu’elle est enfin le contraire du remords, lequel est une contraction de cette même âme qui, en s’enveloppant et se cachant, a la ridicule prétention de n’être vue de personne. Vous m’avez enseigné d’excellentes choses, mais aujourd’hui je fais de la pratique; comme nous disons dans notre argot d’ingénieur, je fais des études sur le terrain, et par là, mes connaissances s’étendent et s’affermissent... Je me figure maintenant que je ne suis pas aussi mauvais que je le croyais. Est-ce bien vrai?
«Je termine cette lettre en toute hâte, afin de l’envoyer par quelques soldats qui vont jusqu’à la station de Villahorrenda, car il n’est pas possible de se fier à la poste d’ici.»
323
14 avril.
«Je vous amuserais, mon cher père, si je pouvais vous faire comprendre comment la population de cette petite ville entend les choses. Vous savez sans doute déjà que tout le pays s’est soulevé et a pris les armes. C’était chose prévue, mais les hommes politiques se trompent s’ils croient que c’est l’affaire de quelques jours. L’hostilité des Orbajociens contre nous et contre le gouvernement est dans leur tempérament; elle en fait partie comme la foi religieuse. Pour ne parler que de ma tante, je vous dirai une chose singulière, c’est que la pauvre señora, chez laquelle le féodalisme a pénétré jusqu’à la moelle des os, s’est imaginé que je vais attaquer sa maison pour lui voler sa fille, absolument comme les seigneurs du moyen âge attaquaient un château ennemi pour commettre une iniquité quelconque. Ne riez pas, car c’est la pure vérité. Telles sont les idées de cette population. Inutile de vous dire qu’elle me tient pour un monstre, pour une espèce de roi more hérétique, et que les militaires avec lesquels je suis lié ici ne sont pas mieux traités que moi. C’est chose admise dans la maison de doña Perfecta que la troupe et moi nous formons une coalition diabolique et anti-religieuse pour enlever à Orbajosa ses trésors, ses jeunes filles et sa foi. Je suis certain que votre sœur croit fermement que je 324 vais prendre sa maison d’assaut, et je ne serais pas le moins du monde étonné qu’elle eût élevé une barricade derrière la porte.
«Mais il ne peut en être autrement. On a ici les idées les plus surannées relativement à la société, à la religion, à l’État, à la propriété. L’exaltation religieuse qui pousse ces pauvres gens à employer la force contre le gouvernement, pour défendre une foi que personne n’attaque et que d’ailleurs ils n’ont pas, éveille dans leur esprit des souvenirs féodaux; et de même qu’ils résoudraient leurs questions par la force brutale et le sang et le feu en égorgeant tout ce qui ne pense pas comme eux, ils croient que personne au monde ne peut employer d’autres moyens.
«Bien loin d’avoir l’intention de faire des extravagances dans la maison de cette señora, j’ai essayé de lui éviter quelques ennuis, auxquels les autres habitants n’ont pas échappé. Grâce à ma liaison avec le brigadier, on ne l’a pas obligée à remettre, comme cela a été ordonné, une liste de tous ses hommes de service qui sont allés rejoindre la faction; si on a fouillé sa maison, ç’a été pour la forme; et si l’on a désarmé les six hommes trouvés chez elle, elle en a depuis lors armé six autres et on ne lui a rien fait. Vous voyez à quoi se réduisent mes actes d’hostilité contre la señora.
«Il est vrai que j’ai l’appui des chefs de la troupe; mais je ne l’utilise que pour n’être pas insulté ou maltraité 325 par cette population implacable. Mes probabilités de succès consistent en ce que les nouvelles autorités récemment établies par le commandant militaire sont toutes bien disposées pour moi. Je tire d’elles ma force morale et je m’insinue dans leurs bonnes grâces. Je ne sais si je me verrai obligé à commettre quelque acte de violence; mais soyez bien persuadé que pour le moment, l’assaut et la prise de la maison ne sont autre chose qu’une folle préoccupation de votre par trop féodale sœur. Le hasard m’a placé dans une situation avantageuse. La colère et la passion qui brûlent en moi me pousseront à en profiter. Je ne puis dire où je m’arrêterai.»
17 avril.
«Votre lettre m’a apporté un grand soulagement. Oui, je peux atteindre mon but en n’employant que les moyens légaux, qui sont complètement efficaces pour cela. J’ai consulté ici les autorités, et toutes me confirment ce que vous m’avez écrit. Je suis content. Puisque j’ai inculqué dans l’esprit de ma cousine l’idée de la désobéissance, qu’elle soit au moins sous la protection des lois sociales. Je ferai ce que vous me demandez, c’est-à-dire que je renoncerai à la collaboration un peu inconvenante de Pinzon; je romprai la solidarité terrifiante que j’avais établie avec les militaires; je cesserai de 326 m’enorgueillir de leur pouvoir; je mettrai fin aux aventures, et, le moment venu, je procéderai avec calme, avec prudence, et avec toute la douceur possible. Cela vaut mieux. Ma coalition, mi-sérieuse, mi-burlesque avec la troupe a eu pour but de me mettre à l’abri des brutalités des Orbajociens et des domestiques ou des alliés de ma tante. Au surplus, j’ai toujours repoussé l’idée de ce que nous appelons l’intervention armée.
«L’ami qui me prêtait son concours a été obligé de quitter la maison; mais je ne suis pas malgré cela complètement privé de communication avec ma cousine. La pauvre enfant fait preuve d’un courage héroïque au milieu de ses peines, et elle m’obéira aveuglément.
«Soyez sans inquiétude relativement à ma sécurité personnelle. De mon côté, je ne crains rien, et je suis parfaitement tranquille.»
20 avril.
«Je ne peux aujourd’hui vous écrire que deux lignes. J’ai beaucoup à faire. Tout sera terminé dans quelques jours. Ne m’écrivez plus dans cette triste ville. Vous aurez bientôt le plaisir d’embrasser votre fils.
«Pepe.»
«Donne à Estabanillo la clef du jardin, et charge-le de veiller sur le chien. Ce garçon s’est vendu à moi corps et âme. Ne crains rien. Je serais très contrarié si, comme la nuit dernière, tu ne pouvais pas descendre. Fais tout ton possible pour y réussir. Je serai là à partir de minuit. Je te dirai ce que j’ai résolu et ce que tu dois faire. Tranquillise-toi ma chère enfant, car j’ai abandonné tout recours imprudent ou brutal. Je te raconterai tout. C’est long et cela doit être fait de vive voix. Il me semble que je vois ton étonnement et ton effroi en songeant que je suis si près de toi. Mais voilà huit jours que je ne t’ai vue. J’ai juré que notre séparation finirait bientôt, et il faut qu’elle finisse. Le cœur me dit que je te verrai. Que je sois maudit si je ne te vois pas.»
Une femme et un homme entrèrent après dix heures du soir dans l’auberge de la veuve Cusco et en sortirent lorsque eurent sonné onze heures et demie.
—Maintenant, señora doña Maria—dit l’homme—je vous reconduirai chez vous, parce que j’ai affaire.....
—Attendez, Sr. Ramos, pour l’amour de Dieu—répondit-elle.—Pourquoi n’irions-nous pas jusqu’au Casino afin de voir s’il sort? Vous avez bien entendu... Il était ce soir en train de parler avec Estabanillo, le garçon de la huerta.
—Mais c’est donc D. José que vous cherchez?—demanda le Centaure de fort mauvaise humeur.—Que nous importe? Son intrigue avec doña Rosarito a fini comme elle devait finir, et la señora n’a pas maintenant d’autre parti à prendre que de les marier. Voilà mon opinion.
329
—Vous êtes un animal—dit Remedios avec colère.
—Señora, je m’en vais.
—Eh! quoi, malotru, vous allez me laisser seule au milieu de la rue?
—Si vous ne retournez pas immédiatement chez vous, oui, señora.
—C’est cela... vous me laissez seule, exposée à être insultée... Écoutez, Sr. Ramos, D. José va tout à l’heure comme d’habitude, sortir du Casino. Je désire savoir s’il rentre chez lui ou s’il poursuit son chemin. C’est un caprice, pas autre chose qu’un caprice.
—Ce que je sais, moi, c’est que j’ai affaire, et qu’il va sonner minuit.
—Silence—dit Remedios—cachons-nous derrière le coin... Un homme s’avance par la rue de la Triperie haute. C’est lui.
—D. José!... Je le reconnais à sa démarche.
Ils se cachèrent et l’homme passa.
—Suivons-le—dit Maria Remedios avec inquiétude—suivons-le à une courte distance, Ramos.
—Señora.....
—Seulement pour voir s’il rentre chez lui.
—Une minute, pas plus, doña Remedios. Ensuite je m’en irai.
Ils firent une trentaine de pas à une certaine distance de l’homme qu’ils observaient.
330
La nièce du Penitenciario s’arrêta enfin et prononça ces paroles:
—Il n’entre pas chez lui.
—Il va sans doute chez le brigadier.
—Le brigadier demeure dans le haut de la rue, et D. Pepe descend vers la maison de la señora.
—De la señora!—s’écria Caballuco, en hâtant le pas.
Mais ils se trompaient; celui qu’ils épiaient passa devant la maison des Polentinos et poursuivit son chemin.
—Vous voyez que non?
—Sr. Ramos, suivons-le,—dit Remedios en serrant convulsivement la main du Centaure.—J’ai une idée.
—Nous saurons bientôt ce qui en est, car nous voilà au bout de la ville.
—N’allons pas si vite... il pourrait nous voir... C’est ce que je pensais, Sr. Ramos; il va entrer par la petite porte condamnée du jardin.
—Vous avez perdu l’esprit, señora!
—Avançons, et nous le verrons.
La nuit était sombre et les observateurs ne purent préciser l’endroit par où le Sr. de Rey était entré; mais certain bruit de gonds rouillés qu’ils entendirent et la circonstance de ne rencontrer nulle part le jeune homme sur toute l’étendue du mur en torchis les convainquirent qu’il était déjà 331 dans l’intérieur du jardin. Caballuco regarda son interlocutrice avec stupeur. Il avait l’air hébété.
—A quoi pensez-vous?... Vous en doutez encore?
—Que dois-je faire?—demanda le bravo tout perplexe.—Lui administrerons-nous une volée?... Je ne sais ce qu’en pensera la señora. Je dis cela parce que je suis allé la voir ce soir, et que la mère et la fille semblaient se réconcilier.
—Ne faites donc pas l’idiot... Pourquoi n’entrez-vous pas?
—Je me rappelle maintenant que les domestiques armés ne sont plus là; je leur ai ordonné de partir cette nuit.
—Et cette brute se demande encore ce qu’il y a à faire? Ramos, ne soyez donc pas lâche, et entrez dans la huerta.
—Par où, puisqu’on a fermé la petite porte?
—Sautez par-dessus le mur..... Quel lourdaud! Si j’étais homme.....
—Par-dessus..... Il y a quelques briques enlevées; les enfants montent par là pour aller voler des fruits.
—En haut donc, et au plus vite. Moi je vais frapper à la grande porte d’entrée pour réveiller la señora, si par hasard elle s’était endormie.
Le Centaure escalada le mur, non sans difficulté. Il y resta un moment à califourchon, et disparut ensuite dans la noire épaisseur des arbres. Maria 332 Remedios courut à toutes jambes vers la rue du Connétable, puis, saisissant le marteau de la porte d’entrée, elle frappa trois fois à coups redoublés comme si son âme et sa vie fussent suspendues au marteau.
Avec quel calme elle écrit la señora doña Perfecta! Pénétrez dans sa chambre, malgré l’heure avancée de la nuit, et vous la surprendrez en train d’accomplir une lourde tâche, l’esprit partagé entre la méditation et la rédaction de longues et consciencieuses lettres qu’elle trace par intervalles d’une main ferme en caractères bien formés. Sur son visage, sur son buste et sur ses mains donne en plein la lumière d’une lampe dont l’abat-jour laisse dans une douce pénombre le reste de son corps comme presque toute la chambre. On la prendrait pour une figure lumineuse évoquée par l’imagination au milieu des ombres d’une vague terreur.
Il est étrange que nous n’ayons pas jusqu’à présent dit une chose très importante: c’est que doña Perfecta était belle, ou plutôt était encore belle, car ses traits conservaient des restes d’une beauté achevée. La vie des champs, le manque absolu de 334 présomption, le défaut de parure et de coquetterie, l’aversion qu’elle avait pour la mode, et le mépris des vanités mondaines étaient autant de causes qui empêchaient sa beauté de resplendir, ou qui du moins ne la laissaient briller que très peu. Elle était aussi considérablement diminuée par la teinte d’un jaune intense répandue sur son visage et qui indiquait une constitution fortement bilieuse.
A voir ses yeux noirs et bien fendus, son nez fin et délicat, son front large et serein, tout observateur eût pu considérer son visage comme un type accompli de la figure humaine; mais il y avait dans ses traits une certaine expression d’insensibilité et d’orgueil qui inspirait l’antipathie. De même que d’autres personnes même laides, attirent, doña Perfecta repoussait. Son regard, même alors qu’il était accompagné de paroles aimables, mettait entre elle et les personnes étrangères l’infranchissable distance d’un respect plein de défiance; mais pour les personnes de sa maison, c’est-à-dire pour ses parents, ses amis intimes et ses connaissances, il avait un singulier attrait. Elle avait le don de la domination, et personne ne l’égalait dans l’art de parler à chacun le langage qui lui convenait le mieux.
Son tempérament bilieux, et un commerce excessif avec des personnes et des choses pieuses qui exaltaient sans objet ni profit son imagination, l’avaient prématurément vieillie, et bien qu’étant 335 encore jeune, elle ne le paraissait pas. On pourrait dire d’elle qu’avec ses habitudes et son genre de vie elle s’était façonné une carapace, une sorte de doublure pétrifiée, insensible, dans laquelle elle s’enfermait comme le limaçon dans sa maison portative. Doña Perfecta sortait rarement de sa coquille.
Ses mœurs irréprochables et cette bonté notoire que nous avons remarquée en elle, dès le moment de son apparition dans notre récit, étaient la cause de la grande considération dont elle jouissait à Orbajosa. Elle entretenait, en outre, des relations avec d’excellentes dames de Madrid, et c’est par leur intermédiaire qu’elle avait obtenu la destitution de son neveu. Maintenant, au point où nous en sommes de cette histoire, nous la trouvons assise devant le secrétaire, qui est l’unique confident de ses desseins en même temps que le dépositaire de ses comptes d’intérêt avec les fermiers et de ses comptes moraux avec Dieu et la société. C’est là qu’elle écrivit les lettres que recevait trimestriellement son frère; là qu’elle rédigea les petits billets dans lesquels elle poussait le juge et le greffier à embrouiller les procès de Pepe Rey; là qu’elle ourdit l’intrigue qui fit perdre à celui-ci la confiance du Gouvernement; là, enfin, qu’elle s’entretenait longuement avec D. Inocencio. Pour connaître la scène où se déroulèrent d’autres actions dont nous avons vu les effets, il faudrait la suivre au palais 336 épiscopal et dans plusieurs maisons habitées par des familles amies.
Nous ne savons comment aurait été doña Perfecta si elle eût aimé. Lorsqu’elle détestait, elle avait l’ardente véhémence d’un ange de la haine et de la discorde soufflant son venin au milieu des hommes. Tel est le résultat produit sur un caractère entier et sans bonté native par l’exaltation religieuse, lorsque, au lieu de s’appuyer sur la conscience et la vérité révélée dans des principes aussi simples que larges, elle cherche son aliment dans des formules étroites uniquement dictées par des intérêts ecclésiastiques.
Pour que l’exagération des pratiques religieuses soit inoffensive, il faut qu’elle ne se produise que dans des cœurs très purs. Il est vrai de dire que, même dans ce cas, elle est incapable de produire du bien. Mais, s’ils n’ont préalablement élevé dans leur propre conscience un autel, une chaire et un confessionnal, qu’ils se gardent bien de se trop enflammer à la vue de ce qu’ils aperçoivent sur les retables, dans les chœurs et les sacristies des églises ou dans les parloirs des couvents, ceux auxquels fait défaut cette angélique pureté native qui, sur la terre, met autour de leur tête comme un limbe prématuré.
La señora, interrompant sa correspondance passait de temps en temps dans la pièce voisine où se trouvait sa fille. Rosarito avait reçu d’elle l’ordre 337 de dormir, mais, se précipitant déjà dans l’abîme de la désobéissance, elle veillait.
—Pourquoi ne dors-tu pas?—lui demanda sa mère.
—Je n’ai pas l’intention de dormir cette nuit. Tu sais bien que Caballuco a emmené les hommes que nous avions ici. Il pourrait survenir quelque chose, et je veille... Si je ne veillais pas, que serait-il de nous?...
—Quelle heure est-il?—demanda-t-elle ensuite.
—Il est près de minuit... Tu n’as peut-être pas peur... mais il n’en est pas de même de moi.
Rosarito tremblait, et tout en elle indiquait qu’elle était en proie à la plus vive anxiété. Ses yeux se levaient vers le ciel comme pour prier, puis ils se fixaient sur sa mère avec une expression de terreur profonde.
—Mais, qu’as-tu donc?
—Vous dites qu’il est déjà minuit?
—Oui.
—Quoi?... minuit déjà?
Rosario voulait parler, elle secouait sa tête sur laquelle pesait un monde.
—Tu as quelque chose... il t’arrive quelque chose—dit la mère en fixant sur elle un regard pénétrant.
—Oui... je voulais vous dire—balbutia la jeune fille—je voulais dire... Rien, rien, je vais dormir.
338
—Rosario, Rosario, ta mère lit dans ton cœur comme dans un livre. Tu es agitée. Je t’ai déjà dit que je suis disposée à te pardonner si tu te repens; si tu es une enfant sérieuse et bonne.
—Eh! quoi! ne suis-je pas bonne? Ah! maman, ma chère maman, je me meurs!
Rosario, brisée par la douleur, éclata en sanglots et, désespérée, fondit en larmes.
—Que signifient ces pleurs?—lui dit sa mère en l’embrassant. Si ce sont des larmes de repentir, qu’elles soient bénies.
—Je ne me repens pas, je ne puis pas me repentir—cria la jeune fille dans un transport de désespoir qui la rendit sublime.
Elle releva la tête, et dans sa physionomie se peignit soudain une céleste énergie. Ses cheveux dénoués tombaient en désordre sur son dos. Il est impossible de rêver une plus belle image d’un ange prêt à se révolter.
—Mais est-ce que tu deviens folle, ou que se passe-t-il donc?—demanda doña Perfecta en lui posant ses deux mains sur les épaules.
—Je m’en vais, je m’en vais!—dit la jeune fille avec l’exaltation du délire.
Et elle se jeta à bas de son lit.
—Rosario, Rosario!... Mon enfant... Pour l’amour de Dieu! Qu’as-tu donc?
—Ah! maman, señora—s’écria la jeune fille en embrassant sa mère.—Attachez-moi.
339
—En vérité, tu le mériterais... Quelle folie te prend?
—Attachez-moi... Ou bien je fuis avec lui.
Doña Perfecta sentit des paroles de feu monter de son cœur à ses lèvres. Elle se contint, et ses yeux seuls, ses yeux plus sombres que la nuit répondirent à sa fille.
—Maman, ma chère maman, j’abhorre tout ce qui n’est pas lui!—s’écria Rosario.—Ecoutez ma confession, car je veux la faire à tous, et à vous la première.
—Tu vas me faire mourir, tu me tues—murmura la mère qui devint livide.
—Je veux le confesser, afin que vous me pardonniez... Ce poids, ce poids horrible que j’ai sur la conscience m’empêche de respirer...
—Le poids d’un péché!... Ajoutes-y la malédiction de Dieu, et essaie de t’en aller avec ce faix, malheureuse... Moi seule je puis t’en décharger.
—Non, vous non, vous non!—cria Rosarito avec désespoir.—Mais, écoutez-moi, je veux tout vous dire, tout, tout... Ensuite, vous me chasserez de cette maison où je suis née.
—Te chasser, moi!...
—Eh! bien, je m’en irai.
—Encore moins. Je te rappellerai tes devoirs de fille que tu as oubliés.
—Non, je fuirai, il m’emmènera avec lui.
—Il te l’a dit, il te l’a conseillé, il te l’a ordonné?—demanda 340 doña Perfecta en lançant, comme des coups de foudre, ces paroles à sa fille.
—Il me le conseille... Nous avons résolu de nous marier. Il le faut, il le faut absolument, maman, ma chère maman. Je vous aimerai... Je reconnais que je dois vous aimer... Je serais damnée si je ne vous aimais...
Elle se tordait les bras, et, tombant à genoux, elle baisa les pieds de sa mère...
—Rosario, Rosario!...—s’écria doña Perfecta d’un ton terrible.—Lève-toi.
Il y eut un court moment de silence.
—Cet homme t’a écrit?
—Oui.
—Tu l’as revu depuis cette nuit.
—Oui.
—Et tu!...
—Moi aussi... Oh! señora. Pourquoi me regardez-vous ainsi? N’êtes-vous pas ma mère?
—Plût à Dieu que je ne le fusse pas. Réjouis-toi du mal que tu me fais. Tu me fais mourir, tu me tues—cria la señora avec une indicible agitation. Tu dis que cet homme...
—Est mon époux... Je serai sa femme, protégée par la loi... vous n’êtes pas une femme... Pourquoi me regardez-vous de cette façon qui me fait trembler?... Ma mère, ma chère mère, ne me condamnez pas.
—Tu t’es condamnée toi-même, c’est assez. 341 Obéis-moi et je te pardonnerai... réponds: quand as-tu reçu des lettres de cet homme?
—Aujourd’hui.
—Quelle trahison! quelle infamie!—s’écria la mère qui rugissait plutôt qu’elle ne parlait.—Vous espériez vous voir?
—Oui.
—Quand?
—Cette nuit.
—Où?
—Ici, ici même. Je confesse tout, tout. Je sais que c’est un crime... Je suis une infâme; mais vous, vous qui êtes ma mère vous m’arracherez de cet enfer... Y consentez-vous? Dites un mot, un seul mot.
—Cet homme ici, dans ma maison!—rugit doña Perfecta en faisant quelques pas, qui paraissaient des bonds, dans le milieu de la chambre.
Rosario la suivit en se traînant sur ses genoux. A ce moment on entendit trois coups, trois explosions, trois éclats de tonnerre. C’étaient le cœur et la vie de Maria Remedios suspendus au marteau qui frappaient à la porte. La maison avait comme un tremblement d’épouvante. La mère et la fille restèrent pétrifiées.
Un domestique alla ouvrir, et bientôt après, dans la chambre de doña Perfecta, entra Maria Remedios ressemblant non pas à une femme, mais à un 342 basilic enveloppé dans une grande couverture. Son visage d’un rouge ardent lançait du feu.
—Il est là, il est là!—dit-elle en entrant.—Il s’est introduit dans le jardin par la petite porte condamnée.
Elle reprenait haleine à chaque syllabe.
—Je comprends, je comprends—répéta doña Perfecta en exhalant une sorte de rugissement.
Rosario tomba comme une masse et resta sans connaissance sur le sol.
—Descendons—dit doña Perfecta, sans prendre garde à l’évanouissement de sa fille.
Les deux femmes glissèrent dans l’escalier comme deux couleuvres. Les servantes et le domestique étaient sur la galerie ne sachant que faire. Doña Perfecta, suivie de Maria Remedios, se rendit au jardin par la salle à manger.
—Heureusement nous avons ici Ca... Ca... Caballuco—dit la nièce du chanoine.
—Où?
—Dans le jardin aussi... Il a fran... fran... franchi le mur.
Doña Perfecta, de ses yeux allumés par la colère, explora l’obscurité; la haine leur donnait une singulière ressemblance avec ceux d’une bête féline.
—Je vois là-bas un corps—dit-elle.—Il va du côté des lauriers-roses.
—C’est lui—cria Remedios.—Mais, là-bas apparaît aussi Ramos..., Ramos!
343
Elles distinguèrent parfaitement la colossale forme du Centaure.
—Du côté des lauriers-roses!... Ramos, du côté des lauriers-roses!
Doña Perfecta fit quelques pas en avant.
Sa voix rauque, vibrant avec un accent terrible, articula ces mots:
—Cristobal, Cristobal!... tue-le!
Un coup de feu se fit entendre.
Puis un autre.
De D. Cayetano Polentinos à un de ses amis de Madrid.
Orbajosa, 21 avril.
«Envoyez-moi sans retard l’édition de 1562 que vous me dites avoir trouvée parmi les livres de la succession de Corchuelo. Je paierai cet exemplaire n’importe quel prix. Il y a longtemps que je le cherche inutilement, et je me tiendrai pour le mortel le plus heureux du monde lorsque je l’aurai en ma possession... Il faut que vous me trouviez aussi dans le Colophon une tête avec vignette au-dessus du mot Tractado et le jambage de l’X de la date MDLXII un peu tordu. Si ces indications concordent en effet avec celles de l’exemplaire, envoyez-moi de suite un télégramme, car je suis très impatient... mais je me rappelle maintenant que, grâce à 345 ces fâcheuses et fastidieuses guerres, le télégraphe ne fonctionne pas. J’attends votre réponse par retour du courrier.
«Sous peu de jours j’irai à Madrid, mon bon ami, pour publier enfin mon travail, si impatiemment attendu, sur les Lignages d’Orbajosa. Je vous sais gré de votre bienveillance, mon ami, mais je ne puis l’admettre en ce qu’elle contient de flatteur. Mon travail ne mérite pas, en vérité, les pompeux qualificatifs que vous lui donnez; c’est une œuvre de patience et d’étude, un monument brut, mais solide et grand que j’élève aux illustrations de ma chère patrie. Pauvre de forme et dépourvu d’ornements, il a de noble l’idée qui a présidé à sa conception; j’ai voulu simplement tourner les regards de notre génération incrédule et présomptueuse vers les faits merveilleux et les vertus austères de nos ancêtres. Plût à Dieu que la jeunesse studieuse de notre pays obéit à cette impulsion que je m’efforce de lui donner! Plût à Dieu que les abominables études et les habitudes intellectuelles introduites par le dérèglement philosophique et les fausses doctrines, fussent reléguées dans un éternel oubli. Plût à Dieu que nos savants se vouassent exclusivement à la contemplation de ces glorieuses époques, afin que, lorsque les âges modernes se seraient pénétrés de leur substantielle et bienfaisante sève, pût enfin disparaître ce besoin insensé de changement et cette ridicule manie de nous approprier des idées étrangères 346 qui viennent battre en brèche notre admirable organisme national! Mais je crains fort de ne pas voir mes vœux exaucés, et que la contemplation des perfections du passé ne reste circonscrite au cercle étroit dans lequel elle se trouve enfermée aujourd’hui, au milieu du tourbillon de la folle jeunesse qui court après de vaines utopies et d’imprudentes nouveautés. Que voulez-vous, mon cher ami! je crois que notre pauvre Espagne sera avant quelque temps si bien défigurée qu’elle ne se reconnaîtra même plus elle-même lorsqu’elle se regardera dans le lumineux miroir de sa magnifique histoire.
«Je ne terminerai pas cette lettre sans vous faire part d’un événement très désagréable; je veux parler de la mort malheureuse d’un estimable jeune homme très connu à Madrid, l’ingénieur D. José de Rey, neveu de ma belle-sœur. Ce triste événement a eu lieu hier soir dans le jardin de notre maison, et je ne suis pas encore parvenu à me rendre exactement compte des causes qui ont pu pousser l’infortuné Rey à cette horrible et criminelle résolution. D’après ce que Perfecta m’a rapporté ce matin à mon retour de Mundo-Grande, Pepe Rey pénétra dans le jardin vers deux heures de la nuit, et se tira dans le sein droit un coup de feu qui le tua raide. Figurez-vous la consternation et l’épouvante qui se sont aussitôt produites dans cette honnête et pacifique demeure. La pauvre Perfecta a été si vivement impressionnée, qu’elle nous a tous alarmés; mais 347 elle est déjà mieux, et nous sommes cette après-midi parvenus à lui faire avaler un bouillon avec quelques tranches de pain. Nous employons tous les moyens pour la consoler; du reste, comme elle est bonne chrétienne, elle sait supporter les plus grands malheurs avec une édifiante résignation.
«Tout à fait entre nous, je vous dirai, mon cher ami, que le jeune Rey a dû être grandement poussé à cet horrible attentat contre sa propre personne par une passion contrariée; peut-être aussi par les remords que lui laissait sa conduite et l’état de profonde tristesse dans lequel il se trouvait. Je l’estimais beaucoup; je crois qu’il ne manquait pas d’excellentes qualités, mais il était ici si mal apprécié que je n’ai pas une seule fois entendu dire du bien de lui. D’après ce qu’on raconte il faisait parade des idées et des opinions les plus extravagantes; il se moquait de la religion; il entrait dans les églises, le chapeau sur la tête et la cigarette à la bouche; il ne respectait rien, et il n’y avait au monde pour lui ni pudeur, ni vertus, ni âme, ni idéal, ni foi, mais seulement des théodolites, des équerres, des règles, des compas, des niveaux, des bêches et des houes. Que vous en semble? Je dois à la vérité de déclarer que dans ses conversations avec moi, il dissimula toujours de pareilles idées, sans doute parce qu’il craignait de les voir réduites au néant par la mitraille de mes arguments; mais 348 on rapporte publiquement de lui mille histoires d’hérésies et d’incroyables iniquités.
«Je suis obligé de m’interrompre, car j’entends en ce moment retentir la fusillade. Comme je n’ai aucun enthousiasme pour les combats et que je ne suis pas guerrier, cela me trouble quelque peu. Une autre fois, je vous raconterai quelques épisodes de cette guerre.—Votre affectionné, etc., etc.».
«22 avril.
«Mon très cher ami,
«Nous avons eu aujourd’hui une sanglante mêlée dans les environs d’Orbajosa. La nombreuse guérilla formée à Villahorrenda a été attaquée par les troupes avec une grande valeur. Il y a eu beaucoup de morts de part et d’autre. Les braves guerilleros se sont dispersés; mais ils ont repris courage, et il se peut que vous entendiez raconter d’eux des merveilles. Ils sont commandés, bien qu’il ait été blessé à un bras, on ne sait où ni comment, par Cristobal Caballuco, fils du fameux Caballuco que vous avez connu dans la dernière guerre. Le chef actuel est un homme qui a de grandes aptitudes pour le commandement, et qui, de plus, est honnête et simple. Comme au bout du compte, il faudra en 349 venir à un arrangement à l’amiable, je présume que Caballuco sera nommé général de l’armée espagnole, ce qui sera fort avantageux pour elle et pour lui.
«Je déplore cette guerre qui prend des proportions alarmantes; mais je reconnais que nos braves paysans n’en sont pas responsables, car ils ont été provoqués à se battre par l’audace du gouvernement, par la démoralisation de ses délégués sacrilèges, par la fureur systématique avec laquelle les représentants de l’État s’attaquent à ce qu’il y a de plus respectable dans la conscience des populations, c’est-à-dire la foi religieuse et le pur espagnolisme qui heureusement se conservent dans les lieux non encore infestés par la gangrène dévastatrice. Quand on veut enlever à une population son âme pour lui en donner une autre, quand on veut, pour ainsi dire, la dénationaliser, en changeant ses sentiments, ses habitudes, ses idées, il est naturel que cette population se défende comme se défend l’individu qui, au milieu d’un chemin désert, se voit assailli par d’infâmes voleurs. Que l’esprit et la substance éminemment salutaires de mon œuvre les Lignages (pardonnez-moi cette présomption) pénètrent dans les sphères du gouvernement, et alors il n’y aura plus de guerres.
«Nous avons eu ici, aujourd’hui, une affaire fort désagréable. Le clergé, mon ami, s’est refusé à ensevelir en terre sainte le corps de l’infortuné Rey. 350 Je suis intervenu dans cette affaire, pour prier monseigneur l’évêque de lever un anathème d’un si grand poids; mais rien n’a pu être obtenu. Enfin, nous avons empaqueté le corps du jeune homme et nous l’avons mis dans un trou—creusé à cet effet dans le champ de Mundo-Grande,—où mes patientes explorations ont découvert les richesses archéologiques que vous connaissez. J’ai passé là un bien triste moment et je suis encore sous le poids de la très pénible impression que j’y ai éprouvée. D. Juan Tafetan et moi sommes les seules personnes qui aient accompagné le funèbre cortège. Peu après sont venues là (chose vraiment étonnante) celles qu’on appelle ici les filles Troya, et elles ont prié longtemps avec ferveur sur la rustique tombe du mathématicien. Bien que cela parût une importunité ridicule, j’en ai été fort touché.
«Relativement à la mort de Rey, le bruit court en ville qu’il a été assassiné. On assure qu’il le déclara lui-même, car il vécut environ une heure et demie après avoir été blessé. On prétend qu’il ne révéla pas le nom de son meurtrier. Je rapporte cette version sans la démentir ni l’appuyer. Perfecta ne veut pas qu’on parle de cette affaire et elle devient très triste lorsqu’on y fait allusion.
«A peine frappée par ce premier malheur, la pauvre femme en éprouve un autre qui nous afflige tous beaucoup. L’ancienne et funeste maladie héréditaire dans notre famille, a fait, mon cher ami, une 351 nouvelle victime. La pauvre Rosario qui, grâce à nos soins, y avait échappé, est maintenant en train de perdre la tête. Ses paroles incohérentes, son affreux délire, sa pâleur mortelle, me rappellent ma mère et ma sœur. Ce cas est le plus grave dont j’ai été témoin dans ma famille, car il ne s’agit plus seulement de manies, mais bien d’une véritable folie. Il est triste, excessivement triste que, seul entre tous, conservant mon jugement sain et entier, j’aie pu rester complètement exempt de cette funeste maladie.
»Je n’ai pu faire vos compliments à D. Inocencio parce que le pauvre homme nous est tout à coup tombé malade, et ne reçoit et ne veut voir personne, pas même ses amis les plus intimes. Mais je suis sûr qu’il vous retourne vos amabilités et vous ne devez pas mettre en doute qu’il commencera le plus tôt possible la traduction des diverses épigrammes latines que vous lui recommandez... J’entends de nouveau la fusillade. On dit qu’il y aura du vacarme ce soir. La troupe vient de sortir.»
«Barcelone, 1er juin.
«Je viens d’arriver ici après avoir conduit et laissé ma nièce Rosario à San Baudilio de Llobregat. Le directeur de l’établissement m’a assuré que c’est un cas de folie incurable. Mais elle sera au 352 moins entourée des plus grands soins dans cette grandiose et gaie maison de fous. Si quelque jour j’étais atteint aussi, mon cher ami, amenez-moi à San Baudilio. J’espère trouver à mon retour les épreuves des Lignages. Je compte ajouter six feuilles, car ce serait une faute grave que de ne pas publier les raisons que j’ai de soutenir que Mateo Diez Coronel, auteur du Métrico Encomio, descend, par la ligne maternelle, des Guevaras, et non pas des Burguillos, comme l’a, par erreur, soutenu l’auteur de la Floresta amena.
«Le principal objet de cette lettre est de vous faire une recommandation. J’ai entendu ici plusieurs personnes parler de la mort de Pepe Rey et la raconter de la façon dont elle est effectivement arrivée. Je vous révélai ce secret lorsque nous nous vîmes à Madrid, en vous faisant part de tout ce que j’avais appris quelque temps après l’événement. Je suis très étonné que, n’en ayant rien dit à personne qu’à vous, on raconte ici dans tous ses détails comment il pénétra dans le jardin; comment il déchargea son revolver sur Caballuco lorsqu’il vit que celui-ci s’avançait le poignard levé; comment Ramos tira ensuite sur lui avec tant de précision qu’il l’étendit sur place... Enfin, mon cher ami, si par inadvertance vous en aviez causé avec quelqu’un, je vous rappelle que c’est un secret de famille, et cela suffit avec une personne aussi prudente et aussi discrète que vous l’êtes.
353
«Bravo! ça va bien! ça va bien! Je viens de lire dans un petit journal que Caballuco a mis en déroute le brigadier Batalla.»
«Orbajosa, 12 décembre.
«J’ai une mauvaise nouvelle à vous apprendre. Nous n’avons plus maintenant notre Penitenciario, non pas précisément qu’il soit passé à une meilleure vie, mais parce que le pauvre homme est depuis le mois d’avril si inquiet, si triste, si taciturne qu’on ne le reconnaît plus. Il n’y a aujourd’hui en lui pas même l’ombre de cette humeur attique, de cette gaîté correcte et classique qui le rendait si aimable. Il fuit la société, s’enferme chez lui et ne reçoit personne, mange à peine et a rompu toute espèce de relations avec le monde. Si vous le voyiez, vous ne le reconnaîtriez pas, car il ne lui reste que la peau sur les os. Ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est qu’il s’est brouillé avec sa nièce et qu’il vit seul, complètement seul dans une méchante maisonnette du faubourg de Baidejos. On dit maintenant qu’il renonce à sa stalle dans le chœur de la cathédrale et qu’il va partir pour Rome. Ah! Orbajosa perd beaucoup en perdant son grand latiniste. Je crois que bien des années se succéderont sans qu’il nous en vienne un autre. Notre glorieuse Espagne s’en va, elle s’annihile, elle se meurt.»
354
«Orbajosa, 23 décembre.
«Le jeune homme que je vous ai recommandé, dans une lettre qu’il a emportée lui-même, est neveu de notre cher Penitenciario, avocat et quelque peu écrivain. Elevé par son oncle avec beaucoup de soin, il a un jugement sain. Combien il serait dommage qu’il se corrompît dans ce bourbier de philosophisme et d’incrédulité. Il est honnête, travailleur et bon catholique, ce qui me fait penser qu’il fera son chemin dans un bureau comme le vôtre. Sa petite ambition (car il a aussi la sienne) l’entraînera peut-être aux luttes politiques, et je crois que ce ne sera pas une mauvaise acquisition pour la cause de l’ordre et de la tradition, aujourd’hui que la jeunesse est pervertie et accaparée par la secte des perturbateurs.
«Il est accompagné de sa mère, femme commune et sans vernis, mais d’un cœur excellent et d’une vertu éprouvée. L’amour maternel est chez elle quelque peu mélangé d’ambition mondaine, et elle dit que son fils doit devenir ministre. Il pourrait bien l’être un jour.
«Perfecta me charge de ses compliments pour vous. Je ne sais pas au juste ce qu’elle a, mais elle nous inspire des inquiétudes. Elle a perdu l’appétit d’une façon alarmante, et, ou bien je ne me connais 355 pas en maladies, ou il y a chez elle un commencement de jaunisse. Cette maison est très triste depuis qu’il y manque Rosario qui l’égayait par son sourire et sa bonté angéliques. On dirait maintenant qu’un sombre nuage plane sur nous. Perfecta parle souvent de ce nuage qu’elle voit plus sombre à mesure qu’elle devient elle-même plus jaune. La pauvre mère trouve un adoucissement à sa douleur dans la religion et dans les exercices du culte qu’elle pratique toujours avec piété et édification. Elle passe presque toutes ses journées à l’église et dépense son immense fortune en splendides cérémonies, en neuvaines et en expositions du Saint-Sacrement excessivement brillantes. Grâce à elle, le culte a recouvré à Orbajosa sa splendeur d’autrefois. Ceci ne laisse pas d’être une consolation au milieu de la décadence et de l’anéantissement de notre nationalité... Demain partiront les épreuves... J’ajouterai deux autres feuilles parce que j’ai découvert un autre Orbajocien illustre, Bernardo Amador, de Soto, qui fut valet de pied du duc d’Osuna, le servit à l’époque de la vice-royauté de Naples et même, il y a des raisons de le croire, ne prit aucune, absolument aucune part dans le complot contre Venise.»
L’histoire finit là. C’est tout ce que pour le moment nous pouvons dire des personnes qui paraissent bonnes et qui ne le sont pas.
Madrid, avril 1876.
FIN DE DONA PERFECTA
[1] Luis Alfonso, La de Bringas (Epoca du 21 juillet 1884).
[2] Une traduction scrupuleusement fidèle de Marianela, la seule approuvée par l’auteur, a été faite par M. Julien Lugol, et publiée dans la Revue internationale de Florence.
[3] Je ne puis insister à mon gré sur mille détails se rattachant à la vie et aux œuvres de M. Perez Galdós; le lecteur me permettra donc de le renvoyer à une très bonne étude de M. de Tréverret (Correspondant du 10 avril 1885), et s’il est permis de se citer soi-même, à la plaquette le Naturalisme en Espagne (Giraud éditeur).
[4] Diminutif de Rosario.
[5] La colline des Lis.
[6] Les peupliers.
[7] Près de 3 hectares. (Note du traducteur.)
[8] Le séjour ou l’habitation des gentilshommes.
[9] La gendarmerie.
[10] Petit garçon.
[11] Partisan.
[12] Jeu qui consiste à lancer une barre de fer le plus loin possible. (N. D. T.)
[13] J’ai déjà dit que tous les noms de localités sont imaginaires.
[14] Verger.
[15] Général de brigade.
[16] Tendres et doux souvenirs mêlés de regrets.
[17] Ou plus de jours au calendrier que de boudins au garde-manger.
[18] Cure-dents en bois.
[19] Sorte de jeu de cartes.
[20] Cercle.
[21] Le Connétable.
[22] Sorte d’opéra comique-vaudeville.
[23] Madrid, prononciation affectée et mauvaise.
[24] Petit manteau.
[25] Partisans.
[26] Veilleur de nuit.
[27] Municipalités.
[28] La gendarmerie.
[29] Vergers.
[30] Monsieur Joseph-Peu-de-Chose.
[31] Pois chiche.
[32] Principaux meneurs.
[33] Le Gloria patri.
[34] Du père Ténèbres; littéralement de l’oncle Ténèbres. (N. D. T.)
TABLE DES CHAPITRES |
||
Pages. | ||
I | Villahorrenda!... cinq minutes d’arrêt! | 1 |
II | Un voyage au centre de l’Espagne. | 5 |
III | Pepe Rey. | 26 |
IV | L’arrivée du cousin. | 36 |
V | Y aura-t-il mésintelligence? | 43 |
VI | Où l’on voit que la mésintelligence peut surgir au moment où l’on s’y attend le moins. | 51 |
VII | La mésintelligence augmente. | 61 |
VIII | En toute hâte. | 69 |
IX | La mésintelligence va croissant et menace de se changer en discorde. | 81 |
X | L’existence de la discorde est évidente. | 99 |
XI | La discorde va croissant. | 114 |
XII | Chez les Troya. | 130 |
XIII | Un casus belli. | 145 |
XIV | La discorde s’accentue. | 152 |
XV | Elle va de plus en plus croissant jusqu’à la déclaration de guerre. | 163 |
XVI | Nuit. | 168 |
XVII | Lueur dans l’obscurité. | 177 |
XVIII | La troupe. | 192 |
359XIX | Lutte terrible—Stratégie. | 206 |
XX | Rumeurs. | 223 |
XXI | Levée de boucliers. | 232 |
XXII | Réveil. | 249 |
XXIII | Mystère. | 261 |
XXIV | La Confession. | 266 |
XXV | Événements imprévus. Mésintelligence passagère. | 272 |
XXVI | Maria Remedios. | 289 |
XXVII | Le supplice d’un chanoine. | 303 |
XXVIII | De Pepe Rey à D. Juan Rey. | 318 |
XXIX | De Pepe Rey à Rosarito Polentinos. | 327 |
XXX | La battue. | 328 |
XXXI | Doña Perfecta | 333 |
XXXII | Conclusion.—De D. Cayetano Polentinos à un de ses amis de Madrid. | 344 |
XXXIII | 356 |
TOURS.—IMP. E. ARRAULT ET Cie
Cette version numérisée reproduit dans son intégralité la version originale. Les erreurs manifestes de typographie ont été corrigées.
La ponctuation a pu faire l'objet de quelques corrections mineures.
La couverture est illustrée par une peinture de La Dame à l'éventail de Diego Vélasquez. Elle appartient au domaine public.