The Project Gutenberg eBook of Le Pays de l'Instar

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Title: Le Pays de l'Instar

Author: Franc-Nohain

Release date: August 25, 2022 [eBook #68839]
Most recently updated: October 19, 2024

Language: French

Original publication: France: La revue blanche

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE PAYS DE L'INSTAR ***

FRANC-NOHAIN

LE
Pays de l’Instar

PARIS
ÉDITIONS DE LA REVUE BLANCHE
23, BOULEVARD DES ITALIENS, 23

1901

LE PAYS DE L’INSTAR

Paris est Paris.

Il est inexact que le pays de l’Instar soit entouré d’une muraille, comme la Chine, et qu’une seule porte y donne accès, surmontée de cette inscription en lettres gothiques :

ENTRÉE DE L’INSTAR

En réalité, bien loin que le génie des hommes l’ait jalousement séparé des autres terres, ce pays ignore même les frontières naturelles : nul cours d’eau, nulle chaîne de montagnes qui le délimite : le pays de l’Instar n’a pas de situation géographique précise, et simplement peut-on affirmer qu’il est éminemment français.

Ainsi se distingue-t-il de la Province, avec qui l’on a tendance à le confondre mal à propos. La Province emprunte encore à ses paysages, à son climat, à ses origines, une couleur spéciale, des mœurs souvent particulières ; on pourra relever certaines différences de caractère, d’habitudes, de costume et de langue même, entre les autochtones de Rennes et les indigènes de Béziers ; et lorsque nous parlons de nos vaillantes populations de l’Est, cette épithète, Dieu merci, n’est pas encore vide de tout sens et périmée !

Ethnologiques ou climatériques, le naturel de l’Instar ne subit, lui, aucune de ces influences, il est le même à Béziers ou à Rennes, dans le centre, au nord, au midi ; de partout et de nulle part, indifférent à l’air qu’il respire, à la nature environnante aussi bien qu’à toutes manifestations d’un Art local, aucun site riant ou pittoresque ne chante en sa mémoire ; il n’a point gardé le souvenir d’un vieux château, couvert de lierres et de mousses, but choisi pour les promenades, ni de la statue branlante d’un saint familier, auquel, enfant, il eût demandé des pralines… Il semble d’ailleurs qu’il n’ait jamais été un petit enfant aux étonnements charmés, aux curiosités toujours éveillées, mais qu’il soit né tel, et tout d’une pièce, avec l’unique souci d’un avenir administratif : et en cela ne saurait-on l’appeler même un déraciné.

Le pays de l’Instar est un bloc ; il n’a pas d’histoire ; ses habitants n’ont pas de passé, et leur présent comme leur avenir se confondent en un seul rêve : — se rapprocher de Paris.

Nous n’aurons donc pas à nous préoccuper d’établir une géographie physique du pays de l’Instar, à étudier la formation du sol, le relief et l’hydrographie ; il n’est ici ni prairies ni vallons, ni rien de ce qui constitue les aspects de la nature ; ce pays est artificiel et sans campagnes : d’un mot, le pays de l’Instar est moins une expression géographique qu’une fiction administrative.

Le pays de l’Instar est formé essentiellement et exclusivement d’un certain nombre de groupements ou de centres, dont la composition se répète identique sur tous les points de son territoire.

Topographiquement on y relève :

La Préfecture ;

La Trésorerie générale ;

L’Hôtel de la subdivision militaire ;

La Succursale de la Banque de France ;

La Grande Rue (rue du Commerce ou de la République) ;

La Promenade (Jardin, Cours, Parc, Boulevard, Allées ou Mail) ;

Le Cercle (de l’Industrie, du Progrès, de l’Agriculture) ;

Le Café (Grand Café, café Glacier, café des Colonnes, ou de la Terrasse) ;

Le Café chantant et la Maison publique ;

La Gare.

La population qui gravite autour de ces monuments, ou circule dans ces diverses artères, est répartie en quatre classes principales :

La Noblesse ;

L’Élément militaire ;

Le Commerce ;

Les Fonctionnaires.

Cette division est surtout rendue flagrante par l’institution des jeux de tennis ; on distinguera toujours, au pays de l’Instar, le tennis de la Noblesse et le tennis de la Préfecture ; les officiers vont de l’un à l’autre, suivant les rapports du colonel avec le préfet, et, principalement, suivant l’arme ; même ambiguïté pour les titulaires des professions libérales, avocats, notaires ou médecins, que guideront des relations de famille, leurs ambitions politiques, les opinions et l’intérêt de leur clientèle. Quant aux commerçants, ils jouent entre eux, et seulement au croquet.

Il faut prendre soin de noter ici que le fait d’être de la noblesse n’implique nullement, au pays de l’Instar, l’usage habituel d’une particule nobiliaire ; on range simplement sous cette rubrique un certain nombre de personnalités nettement hostiles au gouvernement établi, fréquentant avec ostentation les églises, et, les jours de marché, se montrant, en vêtements de chasse, au milieu de groupes d’électeurs notoirement réactionnaires ; il est vrai de dire qu’ils habitent souvent des métairies environnantes, ou, dans un quartier spécial (vieille ville, haute ville, faubourg), d’antiques hôtels aux fenêtres grillées, avec une grande porte en chêne massif, à lourd marteau ; mais rien n’empêche que leur nom de famille soit Brossard, Planchot ou Camus, Bertrand ou Raton.

Il n’y a, bien entendu, aucunes relations entre la Noblesse et les Fonctionnaires, mais on feint de s’ignorer, sans plus ; entre les Fonctionnaires et les Commerçants, cette ignorance se double de mépris. C’est en effet une des curiosités les plus caractéristiques du pays de l’Instar que la dédaigneuse insolence du fonctionnaire pour le commerçant, avec, en échange, la jalousie sournoise du commerçant pour le fonctionnaire. Le fonctionnaire peut gagner trois mille francs par an, pendant que le commerçant en gagne trente mille : jalousie et dédain ne sont moindres ; non que la question d’argent n’existe pas au pays de l’Instar : mais il semble qu’en ce pays l’argent n’ait de valeur qu’autant que c’est l’État qui l’aura donné. Ajoutons qu’il n’est point rare, cependant, que le fonctionnaire compte dans le commerce quelques membres de sa famille, parfois même ses ascendants ; mais il évitera toujours d’en parler ; et s’il arrive que des alliances se contractent entre les deux classes, on est assuré que le commerçant, du fait seul de cette alliance, se transformera aussitôt, sur les cartes et dans la conversation, en un riche industriel.

Entre la noblesse, dont l’éloignent ses obligations professionnelles et sa foi politique, et le commerce, qui pour lui n’a pas d’existence sociale, le Fonctionnaire apparaît donc comme l’émanation directe, le naturel-type du pays de l’Instar ; lui seul en connaît tous les rouages et tous les rites, en incarne les mœurs et les habitudes essentielles : c’est donc à l’étudier que devra s’appliquer tout l’effort de l’explorateur et de l’analyste.

En dehors du décret de Messidor, et avant toute classification administrative, il y a, au pays de l’Instar, les fonctionnaires qui reçoivent, les fonctionnaires qu’on invite, et, en dernier lieu, ceux que l’on n’a pas à inviter et que l’on n’invite nulle part.

Et c’est ici le lieu de signaler au lecteur l’existence peu connue de cet organisme fondamental du pays de l’Instar, élite mystérieuse, caste fermée entre toutes : les CHEFS DE SERVICE. Chefs de qui ? et pour quels services ? Pourquoi tel, qui n’a sous ses ordres qu’un garçon de bureau, est-il chef de service, tel autre ne l’est-il pas, qui commande à cent employés ? Est-ce une question d’appointements ? pas davantage ; il ne faut pas chercher à s’expliquer ces nuances ; mais le fait brutal est là : et s’il arrive que des considérations étrangères, les intrigues de la mère, la voix de la fille, ou le joli talent du père sur le violoncelle, permettent parfois à une famille de s’insinuer de la catégorie de ceux qu’on n’invite pas, dans la catégorie de ceux qu’on invite, une porte du moins reste infranchissable : celle de la salle à manger de la Préfecture où personne ne saurait s’asseoir que les chefs de service, au dîner du Conseil général et au dîner du mois de janvier.

C’est là que nous trouverons le préfet entouré de ceux qu’il se plaît à nommer son état-major. Car, tout en affirmant avec autorité leur suprématie, les représentants du pouvoir civil aiment ces assimilations militaires : le chef de cabinet se considère volontiers auprès du préfet comme son officier d’ordonnance ; et aussi le receveur rédacteur de l’enregistrement, auprès de son chef, le directeur des domaines et du timbre, — qui aurait grade de général de brigade.

Je viens de citer quelques titres : tous abondamment fleurissent en ce pays de l’Instar, dernier terrain de culture pour les contrôleurs, conservateurs, receveurs, inspecteurs et sous-inspecteurs d’un tas de choses obscures et singulières, et où seulement pouvaient s’acclimater ces deux êtres énigmatiques : le vérificateur des poids et mesures et l’entreposeur des tabacs.

Au demeurant, cette surprenante variété n’est que dans les étiquettes et le modus vivendi et les mœurs ne sont, en réalité, sensiblement différentes d’un conservateur ou des hypothèques, ou des forêts. Exception faite de ceux qui constituent la jeunesse dorée du pays de l’Instar : — ces jeunes gens de la Préfecture (conseillers et secrétaires), les attachés au parquet, les surnuméraires (de l’enregistrement), parfois aussi certains expéditionnaires de la Banque de France, — le costume est presque uniforme, dans sa dignité simplement un peu surannée. Et nous touchons encore du doigt une des différences profondes de la Province et du pays de l’Instar ; l’habitant de la province a réputation de se vêtir en grotesque ; la scène ou la caricature représenteront toujours la « pecque provinciale » sous des soies criardes et des cascades de plumes. Les habitants de l’Instar, eux, ne s’habillent jamais d’une façon ridicule : tout au plus s’habillent-ils mal, ou mal à propos, ce qui n’est pas la même chose, et leurs femmes sont toujours tenues soigneusement au courant des modes par de petits journaux spéciaux, ou les catalogues des grands magasins.

Il en est de la littérature comme des modes. On aurait grand tort de croire que tel romancier désuet, tel feuilletonniste dénué de style, règnent sans partage sur les cerveaux de l’Instar ; qu’on sache bien au contraire que, du pays de l’Instar, M. Hugues le Roux, M. Marcel Prévost, reçoivent le meilleur de leur correspondance ; si la place est encore à prendre de M. Francisque Sarcey, et, toujours chaude, hélas ! de M. Jules Lemaître, des magazines à bon marché renseignent et dirigent le goût, Annales politiques et littéraires, Illustré Soleil du Dimanche. Enfin, il n’est point rare qu’au moment du Salon on fasse apporter du Cercle le supplément de l’Illustration, pour voir les tableaux de M. Béraud, dont on parle tant, de MM. Henner, Bonnat, Carolus-Duran, et de M. Dagnan-Bouveret.

Il y a donc une vie artistique et intellectuelle au pays de l’Instar, et si on peut lui reprocher seulement d’être un peu étroite, et, en quelque sorte, de seconde main, il convient de mettre en regard les obligations multiples et insoupçonnées de la vie locale. Nous avons parlé du dîner à la Préfecture ; on relève en outre :

Les visites du premier janvier ;

Le bal de la Trésorerie, réserve faite des années où le trésorier général est en deuil, ou célibataire : on parle alors, et l’on date les événements, de « l’année où il y a eu un bal à la Trésorerie » ;

La représentation de l’« Aiglon » par une troupe de passage ;

Le concert militaire du dimanche : de trois à quatre, en hiver, après quoi l’on ira se promener dans la rue, et peut-être même manger un gâteau chez le pâtissier ; l’été, la musique joue le soir, et l’on a vu des femmes de chefs de service aller ensuite s’asseoir à la terrasse du Café, et prendre des glaces ;

Le marché, où les jeunes filles de l’Instar, accompagnées de leurs bonnes, viennent, sous les yeux des surnuméraires et des sous-lieutenants, témoigner de leurs dispositions à devenir d’accomplies maîtresses de maison ;

La revue du quatorze juillet, où l’élément civil affirme sa prérogative, de contempler, une fois par an, l’élément militaire, du haut d’une tribune réservée ;

Le départ des fonctionnaires déplacés, que l’on accompagne à la gare ; il va sans dire qu’on n’accompagne pas un préfet révoqué, ou un directeur envoyé en disgrâce ; mais, en cas d’avancement, on viendra souhaiter que « les hasards de la vie administrative » fassent qu’à nouveau l’on se rencontre, ou mieux que l’on puisse quelque jour « se retrouver à Paris » ; — Paris : le Boulevard, et la brasserie Pousset…

Résultat naturel de cette vie régulière en commun, il existe en effet, entre chaque groupement du pays de l’Instar, une solidarité analogue à celle des passagers d’un même paquebot ; et l’image sera complète si nous représentons tous ces paquebots cinglant à pleines voiles vers Paris.

Paris ! Se rapprocher de Paris, — comme nous prenions soin de le noter au commencement de cette étude. Au juste, on peut s’en rapprocher tout en en demeurant assez loin : le fonctionnaire de l’Instar (groupe de Digne), que l’on nomme dans le groupe d’Aubusson, se rapproche de Paris : cela suffit.

D’ailleurs, disons-le, l’avantage est obscur que les habitants de l’Instar prétendent retirer d’une effective proximité de Paris ; il est établi qu’à quatre heures de distance ils n’y viendront pas davantage, ils ne se déplaceront pas sensiblement plus souvent, que lorsque, pour s’y rendre, il leur fallait onze heures d’express. Et si un concours de circonstances les appelait à Paris même, outre que des conditions de vie fort désavantageuses bouleverseraient péniblement leurs habitudes matérielles, plus grand encore serait le risque que courraient leurs habitudes d’esprit : l’habitant de l’Instar n’est pas armé pour différencier, à leur valeur, M. Jean Rameau et M. Léon Dierx ; mais, d’autre part, à la terrasse du café Napolitain, conçoit-on quel abîme sépare un conservateur des forêts d’un contrôleur des contributions directes ? Et je pressens, tous comptes faits, un lamentable désarroi.

Je voudrais qu’au sortir d’une de ces solennités qui leur sont propres, disons le vernissage, ou une répétition générale aux Variétés, il prît fantaisie à nos boulevardiers de venir passer quelques heures en ce pays de l’Instar ; qu’après avoir communié avec tant de personnalités bien parisiennes, on assistât au dîner des chefs de service, par exemple, ou au départ d’un ancien préfet. Du voyage en Instar se dégagerait alors le véritable enseignement, la petite leçon philosophique : et l’on reviendrait de là plus intimement persuadés, non pas que les choses, occupations et préoccupations des gens, et les gens eux-mêmes, sont sans importance (ce ne serait vraiment pas la peine), mais que les gens et les choses (et j’entends ceux de là-bas comme ceux d’ici) — n’ont vraiment d’importance qu’à l’endroit précis où on leur en donne, ou, plus exactement, n’ont que l’importance qu’ils se donnent.

J’imagine que l’on se convaincrait également, voyant les uns en quittant les autres, que la vérité n’est pas plus de vivre en Instar que dans le pays d’à côté, — ici ou là, pas davantage, mais bien ailleurs : — c’est-à-dire chez soi.

PETIT PRÉCIS
DE LA CONVERSATION FRANCO-INSTAR

CHOIX DE QUINZE DIALOGUES GRADUÉS ET FACILES POUR CAUSER EN SOCIÉTÉ
SUIVIS D’UN EXERCICE DU DEGRÉ SUPÉRIEUR A LA FAÇON DES PIÈCES DE THÉATRE

I. Pour choisir un appartement.
II. Pour rendre les premières visites.
III. Pour donner un grand dîner.
IV. Pour jouer au bésigue.
V. Pour inviter sans façon.
VI. Pour aller à la préfecture.
VII. Pour attendre de la famille.
VIII. Pour faire un voyage d’agrément.
IX. Pour enterrer le directeur.
X. Pour assister à un mariage.
XI. Pour blâmer une certaine personne.
XII. Pour arriver de Paris.
XIII. Pour dire son fait à Wagner.
XIV. Pour aborder les questions d’art.
XV. Pour agiter les grands problèmes.

PETIT PRÉCIS
DE LA CONVERSATION FRANCO-INSTAR

I. — Pour choisir un appartement

— Ce à quoi nous tenons, justement, c’est à avoir une maison seule, avec un petit jardin.

— C’est ce qui avait décidé le commandant de recrutement, surtout à cause des enfants.

— Quand on fait tant que d’habiter la province, ce n’est pas pour avoir les inconvénients de Paris.

— Et puis à Paris on peut vivre vingt ans sur le même palier sans se connaître.

— Dieu sait que ce n’est pas la même chose en province !

— Malheureusement l’appartement me semble bien petit.

— Dans la position de mon mari, nous ne pouvons pas nous dispenser de recevoir.

— Si au moins il y avait une porte à deux battants entre le salon et la salle à manger…

— En somme, madame, il n’y a que deux marches à monter, et le service se fait très facilement par le corridor.

— Il faudrait pouvoir loger ici la belle console.

— Oui, mais le commandant n’avait pas de piano.

— Si vous preniez l’appartement, on s’entendrait toujours pour les papiers.

— Crois-tu, Émile, que les grandes potiches japonaises que tu m’as rapportées du Louvre…

— On en sera quitte pour mettre le portrait de parrain dans mon cabinet.

— Son portrait en conseiller de préfecture ? Mieux vaudrait celui de ta mère.

— Madame aurait bien des commodités avec tous ces placards.

— Si les Barbotin nous tombent comme l’été dernier, en même temps que les Giloteux…

— On a toujours la ressource de dresser un lit dans le cabinet de toilette.

— Et puis après tout, ma bonne amie, il y a des hôtels.

— Vous avez le boucher à deux pas, et la boulangère est en face.

— Si on a du monde au dernier moment, et qu’il faille courir…

— Je trouve qu’on est bien peu chez soi dans le jardin.

— Oh ! quand le chèvrefeuille sera poussé…

— D’ailleurs vous n’aurez pas à vous plaindre du voisinage : une dame en deuil, très convenable, avec deux petits garçons au lycée.

— Voici le petit endroit ; si vous voulez vous rendre compte comment ça fonctionne ?

— Dame, c’est une chose qui est bien aussi à considérer.

— Tu sais comme ta tante Anna est désagréable.

— Quant à ça, madame peut être tranquille, le commandant était un homme très propre.

II. — Pour rendre les premières visites

— Monsieur est sans doute le nouvel inspecteur des contributions ?…

— Nous étions dans les meilleurs termes avec votre prédécesseur, quel homme charmant !

— Je sais que je prends une succession difficile.

— Il est certain qu’il sera très regretté…

— C’est ce que tout le monde veut bien nous dire.

— Quel dommage que sa pauvre petite femme était toujours malade !…

— Je crois que l’air du pays ne lui convenait pas.

— Pourtant on s’acclimate généralement ; — vous êtes en famille ?

— Nous avons eu le malheur de perdre un petit garçon…

— Ah !…

— Et vous êtes complètement installés dans la maison Taupin ?

— C’est bien difficile pour trouver exactement ce qu’on voudrait…

— Nous avons beaucoup de meubles : la bibliothèque de mon mari…

— Trois déménagements valent un incendie.

— C’est l’ennui de cette vie de fonctionnaires…

— Ne m’en parlez pas ! — A qui le dites-vous !

— Vous étiez à Gap ? Je me souviens que, quand je me suis mariée, mon mari fut sur le point d’y être nommé…

— A Gap ? Attendez donc : ne connaissez-vous pas là-bas un médecin, qui est conseiller d’arrondissement, qui a deux grandes filles à marier… un nom en eau

— Le docteur Camus ?…

— Précisément ; c’est un bon ami d’Adolphe !

— Voyez, nous nous retrouvons presque en pays de connaissance.

— La ville n’est pas très gaie, mais il y a la montagne.

— La ville n’est pas très gaie, mais il y a la mer…

— La ville n’est pas très gaie, mais il y a la proximité de Lyon…

— D’ailleurs, ce qui fait qu’on s’attache à une ville, ce sont plutôt les relations.

— Quand on peut trouver un petit noyau de gens aimables…

— L’important est de se créer un petit noyau.

III. — Pour donner un grand dîner

— Les Robineau étaient à la Préfecture.

— Oui, mais remarque bien que, si nous nous mettons sur le pied d’inviter les Robineau, il n’y a pas de raison pour ne pas inviter aussi les Gibelin et les Chaninel, et alors toute la ville…

— Enfin, ma bonne amie, tu feras ce que tu voudras.

— Nous ne pouvons pourtant pas laisser le commandant de gendarmerie à côté de Mme Gombaud !…

— Avec une rallonge de plus, on ne pourrait pas ouvrir le buffet.

— Il me semble que quatre bouteilles suffiront.

— Mais si, ça se fait très bien, rappelle-toi à la Banque de France…

— Les coupes, c’est plus distingué.

— Oui, mais ça en tient davantage.

— N’oublie pas d’emprunter des fourchettes à dessert, tu te souviens, pour éplucher les poires…

— Il n’y aura pas assez de compotiers du beau service.

— Ce qu’il faut, c’est qu’on voie de l’argenterie quand on arrive.

— As-tu pensé aux cigares ?

— Oui, mais si je n’avais pas été un imbécile, j’aurais écrit au cousin Jules de nous envoyer des cigares de député.

— Quand tu m’auras donné les bouts de table que tu m’avais promis pour ma fête, on pourra les mettre.

— Si on ne voit pas assez clair, on aura toujours la ressource de prendre les deux grosses lampes de mon cabinet.

— D’ailleurs, tant de fleurs que ça, ça entête…

— Mme Lambert se sert chez notre pâtissier, et il m’a dit ce qu’il lui avait fourni la dernière fois.

— Est-ce que précisément, la dernière fois, chez les Lambert, ça n’a pas paru un peu juste ?

— Tu verras, à la Papeterie des Deux Mondes, il y a des menus très originaux qui représentent des petits marmitons et des hirondelles.

— Jolly les écrira, mon nouvel expéditionnaire ; il a une très belle main.

— Tu n’aurais pas pu avoir de ces choses que nous avons mangées à la Préfecture, tu sais, dans du papier, avec des truffes : ça faisait beaucoup d’effet…

— Oui, mon bon ami ; mais la Préfecture est la Préfecture, et ils font tout venir directement de chez Potin.

IV. — Pour jouer au bésigue

— On n’a pas besoin d’être joueur pour aimer les cartes.

— Faire un petit bésigue de temps en temps, ce n’est pas ce qui s’appelle être joueur.

— Moi, ça m’amuse autant de jouer deux sous que de jouer vingt francs.

— J’ai connu une époque où on faisait la forte partie au cercle du Commerce.

— Le capitaine Beaulieu sait ce que ça lui a coûté !

— Il y a de ces petits jeunes gens de la Préfecture qui y laissèrent quelques plumes.

— Un grand joueur devant l’Éternel…

— Un fervent de la dame de pique…

— Moi qui ne jouais pas, je les ai vus passer des nuits entières au baccara !

— Comme c’est agréable pour leurs femmes !

— Je ne vois pas le plaisir qu’on peut éprouver à perdre son argent.

— On perd la notion de l’argent.

— Je m’explique, à la rigueur, quand on a une très grosse fortune…

— Alors, qu’on aille à Vichy ou à Monaco.

— Encore une jolie invention, la roulette !

— J’ai perdu une fois vingt sous aux petits chevaux, mais j’ai bien juré qu’on ne m’y reprendrait plus.

— Et dire qu’il y a des gens qui se passionnent !

— Quand Mme Gombaud est assise là, elle y laisserait sa dernière chemise !

— C’est peut-être encore plus vilain chez une femme que chez un homme !

— Je conçois le jeu comme une distraction ; rien de plus.

— Si on joue des mille et des cents, ce n’est plus une distraction.

— Au lieu qu’un petit bésigue, ou un piquet à quatre, pour s’occuper les mains, sans se faire de mal…

— Et c’est encore la façon la plus intelligente de passer la soirée.

V. — Pour inviter sans façon

— Je vous répète que c’est tout à fait sans façon…

— C’est qu’avec vous il faut toujours se méfier !…

— Ne vous attendez pas à des choses extraordinaires.

— Vous dites toujours cela, et puis on n’en finit plus de sortir de table.

— On ne peut pourtant pas vous laisser mourir de faim !…

— Ce n’est pas ce que nous craignons !

— D’ailleurs, Mme Robin est encore un peu en deuil : il n’y aura absolument que vous.

— Nous n’acceptons qu’à cette condition.

— Et vous amènerez votre petit Paul ?

— Non, cela vous ferait trop de dérangements : il ira dîner chez l’oncle Gaspard…

— Et que dira alors sa petite amie Florentine ?…

— Oh ! mais votre Florentine est déjà une grande personne, qui se tient très bien à table ; tandis que notre Paul est si polisson !…

— Pas du tout, et si vous ne l’amenez pas, nous dirons que c’est vous qui faites des cérémonies…

— Vous savez bien le contraire, et que, quand vous venez à la maison…

— N’oubliez pas le violon de M. Sicard.

— Nous n’aurions pas osé… le deuil de Mme Robin…

— Un petit air de violon, ça n’empêche pas le deuil : d’ailleurs, on n’est pas forcé de jouer des contredanses.

— Et puis, n’est-ce pas, on est entre soi…

— Il est certain qu’il vaut bien mieux se recevoir plus simplement et plus souvent…

— Allez donc dire ça aux Chaninel…

— Il y a des gens qui semblent ne vous inviter que pour chercher à vous éblouir.

— C’est la vérité, aussi on n’ose plus les avoir chez soi…

— Je ne suis pas l’ennemi d’un bon dîner, parbleu ! mais je ne demande pas qu’on me serve tout le temps des truffes…

— Moi, je pense que, quand on s’invite, c’est d’abord pour se voir, et non pas seulement pour manger.

VI. — Pour aller à la Préfecture

— On vous verra au bal de samedi, à la Préfecture ?

— Mon mari ne saurait s’en dispenser, en sa qualité de chef de service.

— Vous vous rappelez, l’an dernier, quelle cohue…

— C’est le fait de tous ces grands bals officiels, on est obligé d’inviter des tas de monde, et tout le monde se croit obligé d’y aller.

— Oh ! nous, nous y allons surtout pour le coup d’œil…

— Mme Bouton s’est commandé une toilette exprès à Saint-Étienne.

— Alors nous verrons aussi le beau Lambert ?

— Il paraît qu’il y aura des accessoires de cotillon qui sont des merveilles.

— Vous vous souvenez des lanternes, à la Trésorerie ?

— M. Rubillet m’avait donné la sienne, cela m’en a fait quatre, avec celle de mon mari, et une autre qu’on avait laissée sur une chaise.

— Et Mme Chamoix et ses rubans de bergère, que lui avait mis le petit Richard…

— Vous trouviez ça drôle ? Moi, je trouve ça inconvenant.

— Cette grosse femme qui persiste à danser comme une jeune fille…

— D’autant que ces messieurs se croient obligés de la faire danser, et il y a de pauvres jeunes filles qui restent sur leur banquette.

— Le nouveau colonel est très bien avec la Préfecture.

— Il faut reconnaître ceci en faveur des officiers, c’est qu’ils ne ménagent pas leurs jambes.

— Nos jeunes gens ne dansent plus, un genre qu’ils affectent…

— Comme dit mon mari, ce sont les vieux qui sont forcés de donner l’exemple.

— M. Ballot n’est pas encore dans la catégorie des vieux.

— Il a toujours adoré la danse ; d’ailleurs, comme je lui dis quelquefois en plaisantant : Sans cela, je ne t’aurais pas épousé !

— Je crois que le préfet fera très bien les choses.

— On ne se figure pas ce qui se gaspille dans ces soirées-là !

— On a bien des commodités pour recevoir, dans une Préfecture, que l’on n’aurait pas ailleurs.

— N’empêche, je trouve qu’une préfète a joliment du mérite.

— Qu’est-ce que vous voulez, ils sont payés pour ça.

— Savez-vous s’il y aura un buffet, ou si l’on passera des plateaux ?

— Au fond, cela revient aussi cher, mais ce sont toujours les mêmes personnes qui vont au buffet, tandis que, les plateaux, tout le monde peut en prendre.

— Je mange toujours très peu, en soirée, et je ne bois que du champagne, c’est un principe absolu.

— On parle d’un souper par petites tables ?

— Il faudra nous arranger pour être ensemble, on tâchera de ne pas s’ennuyer.

— Nous nous amuserons à voir les têtes…

VII. — Pour attendre de la famille

— Ce train de 11 h. 57 est bien incommode.

— Pour peu qu’il ait du retard, ça fait déjeuner à des heures impossibles.

— Surtout, quand on habite comme vous un peu loin de la gare.

— Il y a presque toujours du retard en cette saison.

— Les Compagnies en prennent à leur aise.

— Je me demande comment il n’arrive pas plus fréquemment d’accidents.

— Ce sont des cousins de mon mari, voilà six ans qu’ils nous promettaient de nous faire signe en allant à Vichy.

— Non, il n’est pas fonctionnaire, il est à la tête d’une grande industrie.

— Son père était dans la magistrature, et lui-même a échoué à Polytechnique.

— Il y a toute une branche de la famille de mon mari dans la magistrature.

— Ce sont eux qui avaient envoyé à Marcel ce joli cinématographe.

— Est-ce que M. Girard est arrivé à bout de le faire marcher ?

— C’est un meurtre de donner à des enfants des objets de ce prix, c’est de la folie !

— Ils ont chevaux, voitures, bien entendu, et tout ce qui s’ensuit.

— J’ai entendu un jour un fabricant de soieries demander au général le chiffre de ses appointements, et il ajouta : — C’est ce que je donne à mon caissier.

— Il est certain que, dans l’industrie, quand ça se met à aller, ça va vite.

— Maintenant il faut dire que, nous autres fonctionnaires, nous avons pour nous la sécurité, et la retraite.

— Il est regrettable de gagner peu, mais être sûr de le gagner, c’est quelque chose.

— Nous comptons bien leur faire faire quelques jolies promenades.

— Ce sont des occasions pour nous de visiter le Musée.

— Vous avez une installation qui vous permet de recevoir.

— Notre cousine emmène toujours sa femme de chambre en voyage.

— On ne se gêne pas avec de la famille comme avec des étrangers.

— Je n’aime pas à être gêné chez les autres, je ne veux pas qu’on soit gêné chez moi.

— Je ne conçois pas qu’on puisse éprouver un plaisir quelconque à venir se peser au milieu d’une gare.

— Il y a des gens tellement désœuvrés !

VIII. — Pour faire un voyage d’agrément

— Le Français ne sait pas voyager.

— Il est certain qu’à ce point de vue nos voisins d’outre-Manche nous sont joliment supérieurs.

— Qu’est-ce que vous voulez ? Nous nous trouvons trop bien chez nous.

— Oui, mais ce sont les étrangers qui connaissent le mieux notre pays.

— Sans aller plus loin, voyez ce qui s’est passé en 70.

— Tous les ans, nous nous absentons pendant les vacances.

— On ne peut pas non plus rester toujours chez soi.

— On a quelquefois à sa porte des merveilles que l’on ne soupçonne même pas.

— Il y a de ces petits coins de France qui sont ravissants.

— On se demande vraiment ce que l’on va chercher en Suisse.

— Qu’est-ce qu’il y a de plus joli que toute cette région du plateau Central ?

— Les stations d’eaux sont agréables surtout quand on n’est pas malade.

— Moi, ce que j’aime dans les villes d’eaux, c’est cette société cosmopolite…

— Cette nourriture des hôtels est si fatigante !

— Ce n’est pas tant le chemin de fer qui coûte cher…

— Quand on sait s’organiser avec les billets circulaires…

— Malgré tout, pour peu qu’on ait de la famille, ça chiffre encore vite !

— Naturellement, vous emportez vos bicyclettes ?

— On n’a pas besoin de faire des tours de force comme les professionnels.

— Ce qu’il y a d’agréable surtout avec la bicyclette, c’est de pouvoir se dire : Je veux partir, je pars…

— Un jour viendra où tout le monde aura son automobile.

— La photographie, c’est autre chose.

— Même, si on ne réussit pas très bien, cela fixe des souvenirs.

— L’année prochaine, nous avons l’intention d’aller au bord de la mer.

— Ah ! la mer… c’est encore le spectacle dont on se lasse le moins !

— Moi, je resterais des heures au bord de la mer, sans avoir besoin de penser à rien.

— Cependant certaines personnes préfèrent la montagne.

— Très beau, la montagne, mais je trouve cette beauté un peu monotone.

— Et puis ce sont des choses qui se sentent, mais qui ne se discutent pas.

— Le mieux serait d’avoir, à la fois, la mer et la montagne.

IX. — Pour enterrer le directeur

— En voilà un qui a été vite enlevé !

— Ce que c’est que de nous, tout de même !

— D’ailleurs, il paraît que ce dont il est mort, ce n’est pas du tout pour ça qu’on le soignait.

— Est-ce que vous croyez aux médecins, vous ?

— Je ne crois pas à la médecine, mais je crois à la chirurgie.

— Tous les médecins ne sont pas des empiriques.

— Et puis, on aura beau dire, faire venir le médecin, ça rassure toujours.

— Parce que, en général, c’est le moral qui est atteint, et que les médecins agissent sur le moral.

— Il est certain que le moral joue un très grand rôle.

— Mens sano in corpore sana !

— Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait certaines précautions à prendre.

— Pas de drogues, mais de l’hygiène !

— Il n’est pas douteux que, si l’on suivait un peu mieux les règles de l’hygiène, il n’y aurait pas tant de pharmaciens.

— Et ils ne vendraient pas deux francs ce qui leur revient à deux sous.

— Ce n’est toujours pas dans notre famille qu’on enrichit les pharmaciens.

— Mon père est mort à soixante-seize ans sans avoir jamais été malade.

— Je voudrais seulement qu’on m’en souhaite autant.

— Je crois que nous sommes tous les deux de la même promotion.

— Oui, comme on dit, quand l’un partira, l’autre fera bien de graisser ses bottes.

— J’espère que nous n’en sommes pas encore là.

— Ça vient quand ça vient, le mieux est de n’y pas songer.

— Oh ! je vous garantis que ce n’est pas ça qui m’empêche de dormir.

— Tout dépend aussi de ce qu’on laisse derrière soi.

— Il passait pour avoir une certaine situation de fortune, indépendamment de sa position.

— On n’est jamais riche quand on a quatre enfants.

— Et le voilà parti sans sa croix…

— Avouez que maintenant ça lui ferait une belle jambe !

— Je ne dis pas ça : il y a toujours la satisfaction morale.

— Voyez si Rabaud se donne de l’importance !

— Voilà une petite mort qui lui fait gagner au moins deux ans et demi.

— Je ne lui veux pas de mal et je ne suis pas riche, mais je donnerais bien quelque chose de ma poche pour que ce ne soit pas lui qui soit nommé.

— Le malheur des uns fait le bonheur des autres.

— C’est la vie.

X. — Pour assister à un mariage

— Et votre grande Germaine, quand la marions-nous ?

— L’important n’est pas de marier sa fille, mais de la bien marier.

— Le mariage n’est une loterie que pour les gens qui l’ont bien voulu.

— On ne se marie pas tous les jours.

— C’est un acte assez sérieux pour valoir la peine qu’on y réfléchisse.

— Le divorce est une porte de sortie peut-être commode, mais ce ne sera jamais qu’une porte de sortie.

— Le hasard est un grand maître.

— Neuf fois sur dix, l’homme qu’on épouse ne vous avait jamais fait danser.

— Mariage d’amour, mariage d’argent, voilà des mots : il y a les bons et les mauvais mariages.

— On ne vit pas de l’air du temps.

— Tous les ménages d’officiers ne sont pas heureux.

— Ce n’est pas seulement la situation qu’on épouse.

— Il y a des enfants légers, mais il y a des parents bien coupables.

— Le jour de son mariage, ce n’est pas ma fille qui sera la plus émue.

— Ce n’est pas la peine d’annoncer une cérémonie pour midi, quand on sait parfaitement qu’elle ne commencera qu’à une heure moins le quart.

— Je ne peux pas entendre cette marche nuptiale de Mendelssohn sans avoir envie de pleurer.

— Les libres penseurs auront beau faire, rien ne remplacera l’autel avec les fleurs, et les cierges, et l’orgue, et les suisses.

— Même si j’étais libre-penseur, je n’épouserais pas une femme sans religion.

— Il y a des femmes qui vont à la messe en sortant du bal.

— N’empêche que c’est toujours une garantie.

— Dans un cortège, il est bien rare que toutes les femmes soient jolies.

— Est-ce que c’est un officier de marine, ou des télégraphes ?

— C’est un de leurs cousins qu’ils avaient perdu de vue depuis dix ans.

— Il n’y a pas de beau mariage sans uniforme et sans petits enfants.

— Ce n’était pas une raison pour habiller ce pauvre petit comme un petit singe.

— Avouez que cette institution du lunch est plus commode et plus économique.

— Vous pensez bien que j’ai déjeuné.

— Si nous n’avions pas fait de voyage de noces, à l’heure qu’il est je ne connaîtrais pas l’Italie.

— Les voyages, c’est comme le piano : aussitôt que les bébés arrivent…

— J’ai encore oublié de prendre des pièces de dix sous.

XI. — Pour blâmer une certaine personne

— Quand on ne veut pas qu’on vous remarque, il faut commencer par ne pas se faire remarquer.

— C’est sans doute ce qu’on appelle l’éducation américaine ?

— Nous sommes en France, nous ne sommes pas en Amérique.

— Une honnête femme n’a pas besoin de se mettre de la poudre aux joues et du rouge aux lèvres.

— Je consens qu’une femme ait des clartés de tout, mais ce n’est pas une raison pour qu’elle lise toutes les ordures qui paraissent.

— Nos grand’mères ne montraient pas leurs mollets à bicyclette, et elles ne s’en portaient pas plus mal.

— On se demande ce qui reste au mari.

— Il ne faut pas tenter le diable.

— Une femme comme il faut ne se promène pas à la musique avec tous les petits lieutenants de la garnison.

— Moi, je ne crois pas à la camaraderie entre homme et femme.

— Une femme n’a tant de camarades que pour mieux choisir un amant.

— Si au moins elle était jolie !

— Je vous accorde qu’elle a un genre particulier, mais c’est un genre qui ne me plairait pas, voilà tout.

— Une femme trouve toujours des hommes pour lui faire la cour.

— Il y a des silences qui autorisent et des sourires qui encouragent.

— On commence par laisser dire, et on finit par laisser faire.

— Je n’admets pas qu’une femme se fasse accompagner au buffet après chaque danse.

— Les mauvaises langues ont bon dos.

— Il n’y a jamais de fumée sans feu.

— Quand une femme est honnête, elle se conduit comme une honnête femme.

— Il faudrait pourtant laisser quelque chose aux filles.

XII. — Pour arriver de Paris

— Songer qu’hier, à cette heure-ci, nous étions en plein boulevard.

— Le calme aussi a du bon.

— Nos cousins habitent Vaugirard, et, le soir, pour peu qu’on aille au théâtre…

— Vaugirard, ce n’est déjà plus tout à fait Paris.

— Quand on est à Paris, on n’a le temps de voir personne.

— Nos cousins sont de vrais Parisiens, ils savent ce qu’il en est, et ils nous excusent.

— Nous avons découvert un petit restaurant au Palais-Royal, où l’on mange admirablement pour ses 2 fr. 50.

— Je ne sais pas comment font certains restaurateurs parisiens.

— L’avantage du restaurant à prix fixe, c’est qu’on ne dépense jamais que ce qu’on veut bien dépenser.

— Évidemment, dans ces grands magasins, on trouve des occasions extraordinaires, mais une fois que l’on est là, on voudrait tout emporter.

— Si j’habitais Paris, je voudrais m’habiller pour rien.

— Croiriez-vous que nous n’étions jamais allés au musée Grévin ?

— Les Parisiens ne paient jamais leur place au théâtre.

— Nous avons hésité entre l’Opéra-Comique et la Porte-Saint-Martin, et puis, au dernier moment, il était trop tard.

— Il faudrait avoir le loisir de s’installer à la terrasse d’un café, rien que pour voir défiler cette foule.

— On a vite fait de passer la moitié de ses journées en omnibus.

— Monter et descendre tous ces étages !

— Si l’on pouvait, à Paris, emporter son installation de province.

— Paris n’est vraiment agréable à habiter que si l’on a 50.000 livres de rente.

— En général, les gens qui ont 50.000 livres de rente séjournent à peine trois mois d’hiver à Paris.

— Je ne demanderais qu’à venir y passer trois semaines tous les ans, au moment du Salon.

— Les théâtres, les grands concerts, les musées, les cours au Collège de France…

— Nous avons rencontré deux fois Coquelin Cadet sur les grands boulevards : la seconde fois je n’en suis pas bien sûre, mais la première, nous l’avons vu comme je vous vois.

— Ce que la province ne peut pas nous donner, c’est ce foyer intellectuel !…

— Paris est Paris.

XIII. — Pour dire son fait à Wagner

— Y a-t-il longtemps que votre petite fille apprend ? c’est un résultat extraordinaire.

— Ce n’est rien, tout à l’heure, si cela ne vous ennuie pas, elle vous jouera sa cavatine.

— Elle retient tout ce qu’elle entend.

— Je crois que tous les grands musiciens ont commencé très jeunes.

— Ce n’est pas seulement de commencer jeune, il faut être doué.

— Il y a des gens très intelligents qui n’ont jamais pu retenir une note de musique.

— Dans ces cas-là, je crois qu’il vaut mieux ne pas s’entêter.

— Je ne demande pas que ma fille soit une virtuose, mais simplement qu’elle puisse se rendre utile à l’occasion.

— Dans une soirée, quand la conversation languit, quand on ne sait plus quoi faire, un morceau de piano est toujours le bienvenu.

— Avec un piano, on ne s’ennuie jamais.

— Je n’exécute pas, mais j’ai toujours adoré la musique.

— Sous ce rapport, il faut dire qu’à Aubusson, avec les concerts militaires, la Société philharmonique et les troupes de passage, nous étions gâtés.

— L’ouverture de Poète et Paysan, Loin du Bal, et Carmen

— Je n’ai jamais rien entendu de leur Wagner, et j’avoue à ma honte que je ne le regrette pas.

— Il paraît que la grande musique, c’est de la musique qu’on ne doit pas comprendre.

— Ce n’est plus de la musique, c’est de l’algèbre.

— Au fond, j’imagine que le difficile n’est pas de faire tant de bruit.

— Je me moque un peu que ça soit savant, si cela m’embête.

— Il y a les choses qui me plaisent, et les choses qui ne me plaisent pas.

— Moi, je dis que, lorsque je vais écouter des chanteurs, ce n’est pas pour avoir les oreilles cassées, ou pour sortir de là avec une migraine.

— Nous sommes de la vieille école.

— Les vieux maîtres avaient du bon.

— Nous n’avons pas le tempérament germanique.

— Je veux être pendu si, après l’audition de ces grandes machines, il vous en reste seulement quatre notes à chantonner le lendemain matin.

— Et puis, quand on compare ça, tenez, tout simplement avec une jolie valse de Métra !

XIV. — Pour aborder les questions d’art

— Si j’étais riche, je ne voudrais avoir que de jolies choses dans mon appartement.

— Peu de choses, mais de jolies choses.

— Je n’aime que les meubles de style.

— La première condition, pour une chaise, c’est qu’on puisse s’asseoir dessus.

— Je ne trouve pas qu’il suffise qu’une chose soit ancienne pour être jolie.

— Nous pouvons être fiers de notre cathédrale.

— Il ne se passe guère d’été sans que des Anglais s’arrêtent pour la visiter.

— Une cathédrale intéressante, cela peut devenir une fortune pour les hôtels.

— C’est souvent une question d’engoûment.

— Il suffit qu’il y ait à Paris des gens qui en parlent.

— Charonnat est notre compatriote, le célèbre peintre paysagiste.

— La médaille signifie toujours ceci, qu’elle permet à un peintre de vendre sa peinture trois fois plus cher.

— Il y a des tableaux qui représentent une fortune.

— J’en ai vu la reproduction dans l’Illustration : c’est bien, évidemment, mais ça ne me dit pas grand’chose.

— Ce que la gravure ne peut rendre, c’est le coloris.

— Moi, je n’ai jamais rencontré de chevaux bleus ni de femmes violettes.

— Ça vaut peut-être très cher, c’est peut-être très beau, c’est peut-être moi qui ne m’y connais pas et qui ne suis qu’un imbécile, mais je n’en voudrais pas dans mon salon, même si l’on m’en faisait cadeau.

— Une toile de cette dimension ne peut trouver sa place que dans un musée, ou alors il faut des appartements spéciaux.

— Un joli bronze d’art sur sa cheminée…

— Remarquez que cela revient souvent plus cher de donner un bronze à un médecin, que de lui régler tout simplement ses honoraires.

— Le bronze a toujours une valeur.

— Il n’en coûte souvent pas davantage de montrer qu’on a du goût.

— Il y a une éducation de l’œil que je proclame nécessaire.

— Voyez ce qui se passait à Athènes.

— Je suis pour l’augmentation du confortable, mais je déplorerais que la France ne fût plus qu’une vaste manufacture.

— La France a, dans le monde, une véritable responsabilité artistique.

— Vous êtes un dilettante et un raffiné.

— Je n’aime pas ce qui est laid, voilà tout.

XV. — Pour agiter les grands problèmes

— La paix universelle ne sera jamais qu’une utopie, généreuse sans doute, mais une utopie.

— Pour sentir vraiment ce qu’est la patrie, il suffit de voyager un peu à l’étranger.

— Je n’ai jamais quitté la France que pour faire un petit voyage circulaire en Suisse, et cela me faisait quelque chose de voir flotter un autre drapeau que le mien.

— La France est mieux qu’une expression géographique.

— Je suis le premier à reconnaître que le suffrage universel n’est pas sans défauts, mais que mettrez-vous à la place ?

— Ce n’est pas tout de démolir, il faut pouvoir reconstruire après.

— Je ne dis pas qu’il n’y ait certaines réformes à faire, mais il ne faut pas vouloir aller plus vite que les violons.

— Je suis partisan du progrès, ennemi des révolutions.

— Évolution et non révolution.

— Il y aura toujours des riches et des pauvres, parce qu’il y aura toujours des travailleurs et des fainéants, des hommes intelligents et des imbéciles.

— C’est très joli de faire des phrases, mais j’attends à l’œuvre Messieurs les théoriciens.

— Évidemment ce n’est ni vous ni moi qui nous laisserons prendre à un discours ou à un article de journal, mais il y a la masse des ignorants et des naïfs.

— Si ces gens-là ne sont pas convaincus, ce sont des criminels qu’on devrait poursuivre ; s’ils sont convaincus, ce sont des fous dangereux, et qu’on les enferme !

— En principe je suis avec Victor Hugo contre la peine de mort ; mais parfois la société a le droit, et le devoir, de se défendre.

— Croyez-vous que la criminalité diminuerait le jour où les hommes auraient perdu toute religion ?

— La première religion, c’est la religion du Bien et du Mal.

— Il n’y a pas de plus beau livre que la Bible.

— Appelez-la comme vous voudrez, mais il faut bien reconnaître l’existence d’une puissance mystérieuse qui nous dépasse et qui nous dirige.

— Religieux ne veut pas dire clérical.

— Je ne veux pas qu’on force les gens à aller à la messe, si ce n’est pas leur conviction, mais je n’admets pas davantage qu’on me défende d’y aller si j’en ai envie.

— J’ai peine à croire qu’il n’y ait aucune différence entre la nature d’un Gambetta ou d’un Pasteur, et celle d’un insecte, d’un brin d’herbe ou d’un caillou.

— Si vous supprimez l’immortalité de l’âme, m’aiderez-vous à vivre, en vivrai-je mieux et plus longtemps ?

— Tous autant que nous sommes, nous avons soif d’au-delà, nous avons besoin d’un peu d’idéal.

EXERCICE COMPLÉMENTAIRE DE CONVERSATION
(DEGRÉ SUPÉRIEUR)

Cet exercice fut mis à la scène sous le titre de Vingt Mille Ames, et représenté pour la première fois, le 18 avril 1901, sur le Théâtre du Gymnase, par les soins de MM. Gémier, Arquillière, Noizeux, Janvier, Frédal, Baudoin, Dujeu, Séruzier, etc.

Et de Mmes Milo d’Arcylle, Bussy, Andral, Jousset, etc.

Au gré général, il ne fut pas jugé assez dramatique.

— Voir, en outre, la note de la page 262.

VINGT MILLE AMES

ACTE PREMIER

A gauche, au coin de la rue donnant sur le petit square, ceint d’une grille basse en arceaux, la maison de Mme Champenois : La porte cochère est ouverte et, par les fenêtres du premier étage, brillamment éclairées et ouvertes à demi, on entend des bruits de danse et de musique.

Au milieu de la scène, un réverbère luit, près de l’entrée du square.

Avant que le rideau se lève, un piano et un violon commencent à jouer le « Pas des Patineurs ». — Arrêtés près de la maison, deux agents devisent en fumant des cigarettes. — On est au mois de juillet.

SCÈNE PREMIÈRE

LAMBERT, GUIBAL, LEROUGE, puis 4e, 5e et 6e agents.

LAMBERT.

Par une belle nuit, c’est une chose vraiment agréable que de fumer une cigarette en écoutant de la bonne musique.

GUIBAL.

Oui, Lambert, mais les occasions sont rares et nous faisons bien d’en profiter.

Survient un autre agent.

LEROUGE.

Bonjour, camarades, on ne s’embête pas de vos côtés.

LAMBERT.

Si le cœur t’en dit, reste avec nous, Lerouge, mais laisse-nous écouter en paix.

GUIBAL.

Oui, l’on respire, comme l’air est douce !

LAMBERT.

Oui, l’on se régale ! Comme cette air est belle !

GUIBAL.

C’est une danse ? Je ne la connais pas…

LEROUGE.

C’est une nouvelle danse. L’autre soir, quand je faisais ma ronde, le substitut était en train de l’apprendre aux clientes de la rue de l’Aiguille.

GUIBAL.

Alors, tu dois connaître ça, Lerouge, c’est dans ton service.

LEROUGE.

Farceur ! Arrive un peu, Lambert, toi qui es musicien. Carmen appelle ça le « Pas des Patineurs ».

Et Lerouge prenant Lambert par la main esquisse avec lui les premiers pas. Cependant, un quatrième agent survient qui prend le troisième, puis un cinquième avec un sixième. C’est un petit ballet d’agents. La musique cesse.

Bon ! voilà que la musique s’arrête. C’est dommage… nous recommencerons.

LAMBERT.

Vous direz tout ce que vous voudrez, rien ne vaut la valse à trois temps !

SCÈNE II

Les mêmes, GÉRÔME

GÉRÔME, paraissant au seuil de la porte.

Eh ! bien, vous aussi, les amis, vous êtes venus marier Mlle Champenois ?

LAMBERT.

Nous avons entendu la musique, Monsieur Gérôme ; en service de nuit nous n’avons pas tant de distractions.

GÉRÔME.

Une distraction ! On voit bien que vous n’y êtes pas ! Ils ont eu beau ouvrir les fenêtres, ce qu’il fait chaud là-haut !… Rien qu’à passer les plateaux j’ai trempé ma chemise. Je plains ceux qui dansent !

GUIBAL.

Vous êtes blasé, Monsieur Gérôme, vous qui êtes de toutes les fêtes !

GÉRÔME.

Toutes les fêtes ? Voilà cinq ans qu’on n’a pas reçu à la Préfecture ; le Préfet qui vient d’être changé n’a pas offert un verre d’eau. Quel gouvernement pour les serveurs !

GUIBAL.

Vous vous rattraperez peut-être avec celui qui va arriver !

GÉRÔME.

Souhaitons-le pour les institutions démocratiques. Sinon, vous voyez ce qui se passe : voilà les fonctionnaires qui se mettent à venir danser ici, chez Mme Champenois, une vieille dame dévote. Il faut bien qu’ils marient leurs filles ! Encore une saison sans bal à la Préfecture, c’est un département perdu pour la République.

LAMBERT.

Mais pas pour vous, Monsieur Gérôme, vous avez d’autres cordes à votre arc !…

LEROUGE.

Serveur dans les grandes soirées, loueur de chaises à la musique et bedeau à la cathédrale ; sacré Monsieur Gérôme, il n’y en a que pour lui !

GUIBAL.

Tous les métiers où l’on rigole !

GÉRÔME.

Toutes les professions qui exigent de la tenue, du tact, les habitudes du monde et le respect des traditions… Je puis bien le dire, Messieurs, ce sont les hommes comme moi qui maintiennent l’unité de la France dans chaque chef-lieu de département.

GUIBAL.

Vous n’avez jamais songé à la députation, Monsieur Gérôme ?

GÉRÔME.

Enfant !…

On ferme les fenêtres, mais pas assez vite pour que l’on n’ait entendu une voix qui commence :

« Mon histoire, Messieurs les Juges, sera brève !… »

— Le conservateur des hypothèques commence ses monologues, j’en ai profité pour descendre prendre le frais.

LAMBERT.

M. Rabourdin ? Il paraît qu’il débite bien, dans le dramatique !

GÉRÔME.

Oui, mais ce sont toujours les mêmes morceaux. Je les sais par cœur.

GUIBAL.

Et il y a beaucoup de monde, avez-vous dit ? Il y a de jolies femmes ?

LEROUGE.

Il y a la présidente. C’est une belle femme !

GÉRÔME.

Ce n’est pas mon type… Mais, voyons, qu’est-ce que je vais vous offrir ? Un verre de bière, ça ne se refuse pas.

LAMBERT.

Est-ce bien correct ? Vous le disiez vous-même, Monsieur Gérôme, chez une dame dévote… est-ce bien correct ?

GÉRÔME.

Justement, une dame dévote, c’est la maison du bon Dieu !

LAMBERT.

Alors, je vous demanderai plutôt un peu d’orangeade.

Et comme ils vont entrer, sort de la maison M. Ramage.

SCÈNE III

Les mêmes, RAMAGE

GÉRÔME.

Vous partez déjà, Monsieur Ramage ?

RAMAGE.

Oh ! je reviendrai, Mme Ramage est toujours là. Mais ce diable de Rabourdin n’en finit pas avec ses monologues. J’ai la migraine. Je vais marcher un peu.

GÉRÔME.

Revenez vite, Monsieur Ramage, on va danser le cotillon sans vous.

RAMAGE.

J’ai une telle migraine !… Mais, dites-donc, Gérôme, ces agents, qu’est-ce qu’ils font là ? Je n’en avais jamais tant vu ensemble, sauf à Paris. C’est singulier ! Est-ce qu’ils sont en service commandé ?

LAMBERT.

Quand les agents sont quelque part, c’est toujours en service commandé !

RAMAGE.

Bien. Bien. Je n’insiste pas. (En s’éloignant.) C’est singulier !

LEROUGE.

Tu le lui as mis dans la main, Lambert ! En voilà des indiscrétions ; est-ce qu’on est pas en République ? Est-ce que ça le regarde ?

GUIBAL.

Est-ce qu’on lui demande s’il va retrouver sa maîtresse ?

GÉRÔME.

Oui on la connaît sa migraine : ça ne manque jamais ; il laisse sa femme danser et il va retrouver la grande Mathilde. Tenez, regardez, en fait-il des manigances et de la stratégie, de tourner à droite, à gauche…

Mais vas-y donc tout droit, mon bonhomme !

Et suivant des yeux Ramage qui a disparu en contournant le square.

Tous (avec un même geste) :

Vas-y !

LAMBERT.

Ça n’est pas la direction.

GÉRÔME.

Parbleu ! c’est un vieux renard ! il n’aura qu’à tourner la maison Bédu. Mais n’oublions pas l’orangeade !

LEROUGE.

Est-ce qu’il n’y va pas aussi, le Bédu, chez la grande Mathilde ?

GÉRÔME.

Bien sûr ! Où voulez-vous qu’il aille ; il est marié.

GUIBAL.

Je crois que le nouveau commissaire la chauffe aussi, le petit Calfa ?

GÉRÔME.

Bien sûr, où voulez-vous qu’il aille, il est garçon…

LEROUGE.

Une belle femme, la grande Mathilde.

GÉRÔME.

Ça n’est pas mon type ! — (Et ainsi causant ils sont entrés. — Sortent M., Mme et Mlle Bédu.)

SCÈNE IV

M. BÉDU, Mme BÉDU, Mlle BÉDU

Mlle BÉDU.

Germaine Champenois est ma meilleure amie, et, à sa soirée de mariage, s’en aller ainsi, avant la fin…

Mme BÉDU.

Je ne veux pas que demain matin, dans le cortège, tu aies une figure de papier mâché. On n’avait qu’à ne pas mettre la soirée la veille de la cérémonie religieuse.

Mlle BÉDU.

Le substitut me disait bien qu’à Paris…

Mme BÉDU.

Nous ne sommes pas à Paris. Mais parce que cette petite Champenois épouse quelqu’un qui n’est pas d’ici, ils ne peuvent rien faire comme tout le monde ! Qu’est-ce que ces nouvelles façons de se marier un jour à la mairie, un autre à l’église ? Sont-ils mariés, ne le sont-ils pas ? Cela crée des situations scandaleuses !

BÉDU.

Où le maire a passé…

Mme BÉDU.

Amélie, j’ai oublié mon éventail… au buffet naturellement !… (A M. Bédu, quand sa fille s’est éloignée.)

Tu as une façon de plaisanter devant ta fille…

BÉDU.

Voyons, ma bonne amie, voyons !… L’hiver a été si triste, sans rien à la Préfecture !… On aurait pu lui laisser danser le cotillon !

Mme BÉDU.

Je ne le danse pas. Et puis c’est toi, monsieur Bédu, qui, m’as-tu dit, avais la migraine !

BÉDU.

Certainement ! Mais je disais cela pour que vous ne vous gêniez pas ; je serais allé faire un tour et puis je serais revenu vous chercher.

Mme BÉDU.

Pas du tout ; d’ailleurs Amélie est l’amie de Germaine, nous devions venir, nous sommes venus, c’est très bien. Mais je trouve que, pour des fonctionnaires républicains, nous nous sommes suffisamment compromis chez notre amie Mme Champenois : qui sait ce qu’en pensera le nouveau préfet ? Et crois-tu que ce sera une excellente note, s’il arrive demain, que tu aies dansé toute la nuit dans un milieu réactionnaire ?

BÉDU.

Voyons, Mme Champenois n’est pas un milieu réactionnaire ! Un mariage n’est pas de la politique, et puis il faut avoir l’esprit large…

Mme BÉDU.

Et c’est avec ton esprit large que tu resteras toute ta vie sous-inspecteur…

BÉDU.

Enfin, il y avait là le conservateur des hypothèques, le trésorier général, quatre magistrats…

Mlle BÉDU (qui revient et s’approche).

Il y avait le substitut !

Mme BÉDU.

Eh bien ! ma fille, tu y as mis le temps !

Mlle BÉDU.

C’est que, maman, on avait tout bouleversé dans la salle à manger.

Mme BÉDU.

Dans la salle à manger ?

BÉDU.

Dans la salle à manger ? Ils vont souper, parbleu !

Mme BÉDU.

Il n’y a pas de souper !

BÉDU.

Il n’y a pas de souper annoncé, mais Mme Champenois va probablement retenir quelques intimes.

Mme BÉDU.

Allons donc ! Et Mme Champenois ne nous aurait rien dit ? Nous n’aurions certes pas accepté, mais c’est pour le principe ! Un souper… quelques intimes !… ah ! par exemple ! J’ai envie de remonter et que nous restions, que nous restions jusqu’au bout, et les derniers, pour voir ce qu’elle fera…

BÉDU.

Voyons, mon amie, tu ne peux pas, tu as fait tes adieux… et puis ce n’est pas absolument sûr. Mais, si tu voulais, je pourrais revenir, moi, c’est plus facile, je peux toujours trouver un prétexte… et puis un homme, ça se voit moins que deux femmes ; et alors je saurais le fin mot de ce souper…

Mme BÉDU.

Et quels sont les heureux mortels !… Eh bien ! c’est cela, accompagne-nous et tu reviendras… Je suis trop curieuse de savoir…

La famille Bédu s’éloigne. Rentrent les agents sortant de la maison Champenois.

SCÈNE V

GÉRÔME, LAMBERT, GUIBAL, LEROUGE

GÉRÔME, à Lerouge.

Voyez-vous, mon cher, vous avez eu tort de prendre du champagne.

LEROUGE.

Le fait est que je l’ai trouvé un peu aigrelet !…

GUIBAL.

Celui que nous a offert la municipalité socialiste, quand ils ont été élus, sentait plus le sucre…

GÉRÔME.

Bah ! tous se valent… Tout ça, c’est du champagne de soirée, ou, comme on dit, du champagne de préfecture… La République nous a donné des préfets qui n’ont pas le sou, puisqu’ils sont fonctionnaires républicains, et qui, pourtant, doivent faire boire du champagne à tout le monde, puisqu’ils sont des administrateurs démocrates : le champagne, ils le font fabriquer dans les prisons. Et tout le monde a si bien pris l’habitude d’en boire que, même dans de vieilles familles bourgeoises, même chez Mme Champenois, c’est de celui-là qu’on nous sert !… Les caves s’en vont !

LAMBERT.

Vous n’aimez pas la République ?

GÉRÔME.

On peut aimer la République et ne pas aimer le mauvais champagne. Allez voir si M. Ramage, tout républicain qu’il est, me demanderait jamais autre chose en soirée que du bouillon, du punch au kirsch ou du chocolat ?

GUIBAL.

Tiens, le voilà qui revient avec M. Bédu !

GÉRÔME.

Avec M. Bédu ? Elle est bonne ! Ils se seront retrouvés devant la porte de Mathilde !

Les agents, groupés près de la porte, épient sournoisement Bédu et Ramage ; Gérôme est rentré chercher des cigares pour les agents.

SCÈNE VI

BÉDU, RAMAGE

BÉDU.

Je suis bien content de vous avoir rencontré.

RAMAGE.

Oui, un peu de migraine… Rabourdin disait ses monologues, alors j’étais sorti fumer un cigare…

Les fenêtres se sont entr’ouvertes et ont laissé s’envoler ce vers :

« Et si vous m’envoyez à l’échafaud, merci ! »

BÉDU.

Moi, j’ai raccompagné ces dames… elles étaient un peu fatiguées… Et puis demain matin, la cérémonie, le temps de s’habiller… Vous savez ce que c’est que les femmes…

RAMAGE.

Et vous remontez là-haut ?… Il ne faut pas que je vous retienne…

BÉDU.

Oh ! simplement pour faire acte de présence… c’est plutôt vous… il faut sans doute que vous alliez retrouver Mme Ramage. A tout à l’heure !

RAMAGE.

Mais pas du tout !

BÉDU.

Mais si, mais si, allez donc, mon cher… Moi, je fais encore un petit tour.

RAMAGE.

Alors, je vous accompagne… Je dirai à Mme Ramage que j’étais avec vous.

BÉDU.

Non, non ; je ne veux pas ; d’ailleurs, toute réflexion faite, je vais probablement rentrer chez moi.

RAMAGE.

Eh bien ! c’est cela, je vais vous mettre à votre porte. (Ils s’éloignent ensemble.) A propos de porte, dites-moi, Bédu, vous avez remarqué ?

BÉDU.

Quoi donc ?

Ils s’arrêtent.

RAMAGE.

La porte de Mme Champenois est joliment gardée ! Tous ces agents…

BÉDU.

Tiens, c’est vrai, c’est singulier !…

RAMAGE.

J’avais fait la même réflexion, car notez qu’ils y étaient déjà tout à l’heure… Dites donc, Bédu, il m’est venu une idée…

Ils s’éloignent en causant.

SCÈNE VII

GÉRÔME, LAMBERT, GUIBAL, LEROUGE

GUIBAL.

Est-ce que la musique ne va pas bientôt recommencer ?

GÉRÔME.

Mais si ! Ils dansent, ils sont enragés ! J’allais même vous apporter des chaises. Mais les dames ont fait fermer les fenêtres à cause des courants d’air. On n’entendra plus rien.

LEROUGE.

C’est dégoûtant ! Voilà encore une soirée de fichue !

GÉRÔME.

D’autant que c’est M. Canette qui tient le piano et il joue sa valse…

LAMBERT.

Elle est jolie la valse de M. Canette, je l’ai entendue à la musique l’autre dimanche.

LEROUGE.

Dites donc, monsieur Gérôme, encore un dans votre genre, ce M. Canette : chef de la Philharmonique, accompagnateur dans les soirées, et organiste à l’église.

GÉRÔME.

Si tous les habitants faisaient comme nous, nos petites villes n’auraient pas l’air de se dépeupler tous les jours.

GUIBAL.

Oui, mais maintenant, qu’est-ce que nous allons faire ?

LEROUGE.

Qu’est-ce que vous penseriez d’un tour rue de l’Aiguille ?

LAMBERT.

Merci ! Je ne suis pas en train ; les bals de société comme celui-ci, ça me dégoûte des filles.

GUIBAL.

Voulez-vous qu’on fasse une partie d’étiquettes ?

LAMBERT.

Tu as les étiquettes ?

GUIBAL.

J’ai une trentaine d’« A bas l’armée ! »

LEROUGE.

Tiens, voilà aussi quelques « Vive l’armée ! » qui me restent de la semaine dernière.

LAMBERT.

Alors, trois par trois ; les perdants paieront le café au lait. Le doigt mouillé colle. (Ils se rangent par camps : le 1er et le 2e agent, chefs de camp, tirent au doigt mouillé.) C’est vous qui collez, c’est nous qui grattons : vous passez par là, nous par là…

GUIBAL.

On a le droit de coller sur les arbres ?

LAMBERT.

Oui, mais seulement à hauteur de la main…

GÉRÔME.

A la bonne heure ! Dira-t-on encore que la vieille gaîté française n’est qu’un mot, que nos petites villes sont mortes !…

GUIBAL.

Au revoir, monsieur Gérôme, et merci…

Ils sortent trois à droite.

LAMBERT.

Merci, Monsieur Gérôme, au revoir !… (Les trois autres agents s’en vont par la gauche, quand le premier agent se trouve nez à nez avec Calfa.) Paix ! Paix ! voilà le chef…

Les deux agents qui l’accompagnaient se faufilent, le premier reste seul avec Calfa.

SCÈNE VIII

CALFA, LAMBERT, GÉRÔME, JEUNHOMME

CALFA.

Rien de nouveau ?

LAMBERT.

Rien de nouveau, monsieur le commissaire spécial !

CALFA.

Oh ! parbleu, je pense bien ! Il ne se passe jamais rien dans cette ville ! Vous n’avez pas vu Jeunhomme ?

LAMBERT.

Non, monsieur le commissaire spécial !

CALFA.

Je vous le rappelle, n’est-ce pas, si vous le rencontrez dehors, persuadez-lui de rentrer. Les nuits sont encore fraîches, il a les bronches très délicates, et avec sa manie de chanter dans la rue !… Je n’ai qu’un anarchiste ici, le nouveau préfet va arriver, je ne tiens pas à ce que mon anarchiste me claque dans la main !

LAMBERT.

Monsieur le commissaire spécial peut être tranquille !

A ce moment, du square, une voix s’élève qui chantonne le Pas des Patineurs. C’est Jeunhomme.

CALFA.

Mes compliments ! Mais qu’est-ce que vous faites donc, si vous ne surveillez pas Jeunhomme ?…

LAMBERT.

Il faut vous expliquer…

CALFA.

Vous avez de la chance, vous, si vous trouvez à employer vos nuits en dehors du service !

LAMBERT.

Pardon, Jeunhomme n’était pas dans la rue, il était dans le square, et monsieur le commissaire sait que nous ne surveillons le square que le samedi, vu que c’est seulement le samedi que la jeunesse de la ville met parfois des emblèmes à la statue de l’ancien maire…

Et Jeunhomme chante toujours.

CALFA.

Mais empêchez-le donc de chanter, au moins ; il va s’éreinter !… (L’agent entre dans le square, ramène Jeunhomme qui est pris d’une violente quinte de toux.) Incorrigible alors ? Toujours la fête ? Je vous demande un peu si c’est une façon d’occuper son temps, quand on veut se donner les gants d’être un anarchiste ! Un anarchiste, monsieur, il me semble que lorsqu’on est anarchiste, on doit rester chez soi à faire des lectures, écrire des manifestes, travailler dans son laboratoire, que sais-je ?… (Jeunhomme est repris d’une quinte plus violente.) Allons, bon, nous voilà bien… Il faudrait lui faire prendre tout de suite quelque chose de chaud.

LAMBERT, à Gérôme qui paraît au seuil.

Ah ! monsieur Gérôme, vous ne pourriez pas nous procurer un peu de bouillon ?

GÉRÔME.

Vous n’avez qu’à le conduire à l’office, vous savez où c’est !…

L’agent et Jeunhomme pénètrent dans la maison Champenois.

LAMBERT.

La maison du Bon Dieu !…

SCÈNE IX

CALFA, GÉRÔME

CALFA.

Je ne sais comment vous remercier, monsieur Gérôme…

GÉRÔME.

Eh ! allez donc, monsieur Calfa, il faut bien s’entr’aider. Alors, c’est un anarchiste dangereux, le petit Jeunhomme ? Il n’en a pourtant pas l’air.

CALFA.

C’est précisément pour cela qu’il est dangereux. Plus leurs apparences sont tranquilles, plus il importe de les surveiller : car Dieu sait alors ce qu’ils ruminent !

GÉRÔME.

Alors vous croyez qu’il médite un mauvais coup ? Depuis six mois qu’il est ici, je ne l’ai jamais vu que boire et jamais entendu que chanter !

CALFA.

Précisément, il étudie la place.

GÉRÔME.

Après tout, vous êtes mieux renseigné que moi, vous êtes arrivés ensemble.

CALFA.

Oui : quand il y a un anarchiste dans un département, on nomme aussitôt un commissaire spécial.

GÉRÔME.

Tous les départements voudront avoir leur anarchiste !…

CALFA.

Vous êtes trop aimable !

GÉRÔME.

Vous ne connaissiez pas ce pays ?

CALFA.

Non. Mais je connaissais votre député. Moi, je suis Corse…

GÉRÔME.

Comme Napoléon !

CALFA.

Comme Bonaparte. Et comme votre commandant de gendarmerie !

GÉRÔME.

La gendarmerie, c’est le trait d’union entre la police et l’armée. Il y a aussi le receveur buraliste de la rue de la Gare qui est Corse…

CALFA.

Tous les Corses sont fonctionnaires ; c’est notre fierté.

GÉRÔME.

Alors, vous n’avez pas à regretter l’Empire ?

CALFA.

Nous sommes fonctionnaires depuis l’Empire. Il n’y a rien à dire contre la République : elle a continué ; et pourtant je suis bien forcé de reconnaître que l’Empire est le seul régime qui ait eu le sentiment de la police.

GÉRÔME.

C’est comme moi, je suis bien forcé de le regretter au point de vue des réceptions. Les préfets de l’Empire vous avaient une autre tournure, ou même, sans aller si loin, les préfets du Seize Mai !…

CALFA.

Ah ! le Seize Mai !…

GÉRÔME.

Oui, n’est-ce pas : « Quand les lilas refleuriront !… » Vous soupirez… le Seize Mai…! quel joli renouveau c’était pour la police.

CALFA.

Songez qu’à mon âge je n’ai encore arrêté ni fait révoquer personne !

GÉRÔME.

Allons, monsieur Calfa, venez boire quelque chose à la santé de l’Empereur, ça vous remontera !…

CALFA.

Mais permettez…

GÉRÔME.

Allons, allons, moi aussi je suis républicain. On peut se montrer un serviteur fidèle de la République, tout en restant attaché à l’Empereur…

CALFA.

Ce sera donc comme compatriote…

Ils entrent, pendant que, toujours accrochés l’un à l’autre, reviennent Ramage avec Bédu.

SCÈNE X

BÉDU, RAMAGE

RAMAGE.

C’est curieux que nous nous soyons encore rencontrés !

BÉDU.

Oui… j’allais rentrer… et puis ce que vous m’aviez dit me trottait par la tête… j’ai éprouvé le besoin de marcher encore un peu !…

RAMAGE (après un temps).

En somme, c’est bien clair ; tout dans ce mariage était louche ; je vous recommence mon raisonnement : voilà un garçon que personne ne connaissait ici, qui tombe un beau jour pour épouser Mlle Champenois, ce qui n’est pas déjà très délicat, car enfin, lorsqu’il n’y a qu’une héritière dans une ville, on pourrait la laisser aux jeunes gens du pays.

BÉDU.

Et qui le présente ? Qui fait le mariage ? Un parent ? Un ami de la famille ? Pas du tout ! Relations de villes d’eaux, a-t-on prétendu… Une espèce de tête brûlée, un fêtard, Gilotte, le directeur de l’usine à gaz ! C’est assez dire !

RAMAGE.

Je dis que, dans ces conditions, il est inadmissible que ce garçon ait un passé indemne ; tranchons le mot, il a une maîtresse !

BÉDU.

La logique veut que cette fille vienne le relancer ici.

RAMAGE.

Du moins cela s’est vu !

BÉDU.

Et cela se voit tous les jours.

RAMAGE.

Ce sont les dames Champenois qui sont à plaindre : quand il n’y a pas d’homme dans une maison…

BÉDU.

Que voulez-vous ? Mme Champenois était trop pressée de marier sa fille ! Moi aussi, j’ai une fille, et je n’ai certes pas la fortune de Mme Champenois. Mais Mme Bédu et moi n’irions jamais confier le bonheur de notre enfant à d’autres qu’à nous, ni surtout nous mettre entre les pattes d’un Gilotte !

RAMAGE.

En attendant, M. le maire y a passé.

BÉDU.

Oui, mais une bouteille de vitriol est vite jetée, derrière un pilier de l’église…

RAMAGE.

C’est ce que je vous disais : ils se méfient. Ils ont pris leurs précautions, et c’est pour cela que les agents faisaient bonne garde !

BÉDU.

Tenez ; et voilà le commissaire spécial qui sort de la maison.

Et en effet Calfa, avec Gérôme, sortent et s’arrêtent sur le seuil.

RAMAGE.

Non ! vous badinez ? Ça, c’est épatant !

BÉDU.

Je crois que nous aurons demain une cérémonie religieuse assez mouvementée. Allons, je vous quitte. Mes hommages à Mme Ramage.

RAMAGE.

Pas du tout ! Vous m’avez raccompagné, je vous raccompagne.

BÉDU.

Mais vous m’aviez déjà raccompagné une première fois ! Et Mme Ramage ?…

RAMAGE.

Bah ! Elle danse… Et puis je lui dirai que j’étais avec vous…

BÉDU.

Savez-vous qu’il est 1 h. 45. Voyons, ça n’est pas raisonnable. D’ailleurs, pour une fois que je suis dans les rues à des heures pareilles, je descends jusqu’à la gare voir le passage du rapide de 1 h. 52. La grande vie, quoi ! Les noctambules ! Comme quand j’étais garçon !

RAMAGE.

C’est cela, allons à la gare !

Et ils s’éloignent, toujours tous deux.

SCÈNE XI

GÉRÔME, CALFA

GÉRÔME, les regardant s’éloigner.

Pauvre Bédu ! pauvre Ramage ! Ils n’arriveront pas à se dépêtrer l’un de l’autre. Allons, monsieur Calfa, il y a du bon pour vous…

CALFA.

Qu’entendez-vous par là, mon cher Gérôme ?

GÉRÔME.

Eh bien ! puisque Bédu empêche Ramage d’y aller, et que Ramage empêche Bédu, à vous la pose !…

CALFA.

Mais à qui ? à quoi faites-vous allusion ?

GÉRÔME.

Ne faites donc pas l’étonné : voyons, c’est ma femme, Mme Gérôme, qui blanchit Mlle Mathilde…

CALFA.

Monsieur Gérôme.

GÉRÔME.

Eh ! oui, eh ! oui, nous aussi nous avons notre police. J’aime bien savoir les choses, j’écoute, je m’informe, on a des yeux, on a des oreilles ! Voyez-vous, nous sommes un peu collègues : seulement, vous, n’est-ce pas ? c’est votre état ; moi, je fais ça par goût… comment dire ?… Je fais ça pour l’honneur…

CALFA.

Je ne voudrais pourtant pas que vous vous figuriez… Je vais chez Mathilde, oui ; mais croyez bien que je considère cela purement comme une obligation professionnelle : ce sont ces femmes-là nos meilleurs agents d’information.

GÉRÔME.

Eh bien ! c’est cela, allez au rapport. Et dépêchez-vous, il faut bien que vous ayez quelque chose à raconter au nouveau préfet !

Calfa s’éloigne, Gérôme rentre dans la maison d’où va sortir Jeunhomme soutenant Lambert complètement gris.

SCÈNE XII

JEUNHOMME, LAMBERT

JEUNHOMME.

Quand je te disais que tu avais tort de reprendre du champagne sur la chartreuse verte, et du punch au kirsch sur le consommé.

LAMBERT.

Comment donc qu’ils ont leur estomac fait, les bourgeois, pour digérer toutes ces cochonneries ?… Ah ! malheur !

JEUNHOMME.

Il faut aller te reposer.

LAMBERT.

Malheur de malheur ! Si on devrait pas les faire sauter, là, pendant qu’ils dansent, tous ces cochons et leurs cochonneries à empoisonner le monde…

JEUNHOMME.

Tu ne peux pas rentrer dans cet état-là !

LAMBERT, montrant le poing aux fenêtres.

Mort aux vaches !

JEUNHOMME.

Voilà que tu fais l’agent provocateur. Tiens, je vais t’installer dans le square, sur un banc… sur mon banc… tu feras un somme, et puis il n’y paraîtra plus…

LAMBERT.

Ah ! malheur !

Jeunhomme et l’agent disparaissent dans le square.

SCÈNE XIII

(SCÈNE MUETTE)

Un voyageur, sac en bandoulière, appelle un soldat qui passe, de préférence un soldat du train des équipages, et l’on doit comprendre que le voyageur a demandé au tringlot où se trouve la rue de l’Aiguille, renseignement que le tringlot fournit en habitué : il va l’y conduire…

SCÈNE XIV

JEUNHOMME, LA PRÉFÈTE

JEUNHOMME, sortant du square.

Allons, le voilà bordé : ça n’a pas l’habitude, ça ne sait pas boire… Le pauvre homme, pourvu qu’on ne vienne pas le déranger ! Je vais toujours éteindre cet imbécile de réverbère pour que la lumière ne l’empêche pas de dormir…

Il grimpe au réverbère, l’éteint, puis saute à terre. — Au même moment la préfète arrive et l’interpelle.

LA PRÉFÈTE.

Pardon ? L’hôtel du Midi ?

JEUNHOMME.

L’hôtel de minuit, voulez-vous dire, ma jolie dame… Oh ! comme je suis confus !… Mais on ne voit pas clair. Si vous désiriez que je rallume ?… Et puis je m’attendais si peu… si loin de votre département ! Excusez-moi, madame, madame la préfète…

LA PRÉFÈTE.

Comment ! Même dans les autres villes ?… Préfète !… C’est donc écrit sur mon chapeau ? Vous me connaissez ? Déjà ?

JEUNHOMME.

Je ne vous ai pas oubliée. Rappelez-vous, madame, l’ouvrier tapissier, François, l’anarchiste…

LA PRÉFÈTE.

A qui j’avais donné un prie-Dieu à réparer, ce qui fit tant enrager mon mari. Oh ! je me souviens ! Il prétendait même que ça aurait pu le faire sauter, le préfet mon mari…

JEUNHOMME.

Dame ! un anarchiste : car j’étais bel et bien sur les listes ; on avait trouvé chez moi la photographie d’un de mes cousins qui ressemblait à Ravachol, et de l’encaustique enveloppée dans un vieux numéro du Père Peinard !

LA PRÉFÈTE.

Et vous auriez mis le feu à la Préfecture ? Vous auriez tué des gens par principes ?

JEUNHOMME.

Oh ! Je n’aurais tué personne, mais il faut bien que la police vive ! Votre commissaire, là-bas, était marié, père de famille, et, d’avoir à me surveiller, ça améliorait sa situation, à cet homme ; moi, je suis seul. Seulement, tout de même, j’ai dû quitter, parce que, voyez-vous, anarchiste, ça n’est pas une très bonne recommandation dans la tapisserie : ainsi, vous avez vu, même vous, madame, même la préfète, vous ne pouviez plus me donner d’ouvrage…

LA PRÉFÈTE.

Ce n’est pas moi, c’est mon mari… Moi, si j’étais homme, je vous assure que j’aimerais mieux me faire anarchiste que préfet…

JEUNHOMME.

On dit cela… D’ailleurs, je ne vous reproche rien : seulement, partout, ça a été la même chose. Partout où j’allais, je faisais vivre les commissaires spéciaux, mais moi je ne trouvais plus à vivre. Alors, je me suis mis anarchiste militant.

LA PRÉFÈTE.

Eh ! diable !… et ça consiste ?

JEUNHOMME.

Ça consiste à ne plus chercher à rien faire : la propagande par le fait, par le fait de ne rien faire. Vous voyez, je me promène dans les rues, la nuit, le jour… je bois… je chante… Le commissaire tient à moi, vous comprenez, il m’entretient…

LA PRÉFÈTE.

Mal !… Je vous trouve vieilli…

JEUNHOMME.

Oui, dans le pays on m’appelle Jeunhomme…

LA PRÉFÈTE.

Pauvre Jeunhomme ! Mais j’en parlerai à mon mari, une fois installé ; il pourra peut-être vous faire rayer de cette terrible liste !

JEUNHOMME.

Ne faites pas cela ! Si je n’étais plus anarchiste, je ne serais plus qu’un pâle vagabond, un ivrogne vulgaire. L’anarchie, au moins, ça me relève un peu, c’est ma cocarde ; et ça ne fait de mal à personne.

LA PRÉFÈTE.

Sauf à vous. Je n’aurais pas votre patience, mon bon Jeunhomme : ayant les désagréments de la situation, j’en voudrais au moins les bénéfices ; je m’amuserais à tout chambarder !

JEUNHOMME.

C’est que, maintenant, j’ai mes petites habitudes…, et puis, croyez-vous donc que ce serait si amusant ?

LA PRÉFÈTE.

Ça secouerait toujours un peu le Gouvernement ! Quand je songe qu’il y a cinq ans que nous demandons à nous rapprocher de Paris, et que le Ministère ne trouve rien de mieux que de nous envoyer ici !…

JEUNHOMME.

Neuf heures de Paris seulement, et les trains sont très commodes. Alors, c’est vrai, monsieur votre mari est nommé ici ?… C’est curieux, nous faisons carrière ensemble… Je ne le savais pas… je lis pourtant les journaux, surtout en cette saison où pas mal de gens déjeunent en plein air. C’est tout récent, sans doute ?…

LA PRÉFÈTE.

C’est d’avant-hier ! Oh ! attendez, pas encore officiel, d’ailleurs…

JEUNHOMME.

C’est donc cela. Moi, je lis toujours les journaux un peu en retard, vous comprenez : c’est comme un sous-abonnement. Et M. le préfet n’est-pas content ? C’est pourtant un beau département !

LA PRÉFÈTE.

C’est vous qui le dites. Mais moi, j’ai voulu me rendre compte. Parce que, si la ville ne me plaît pas, si les habitants n’ont pas l’air aimables, si la Préfecture n’est pas bien installée, avec un beau jardin…

JEUNHOMME.

Il y a un très beau jardin, j’y ai couché !

LA PRÉFÈTE.

Enfin, je veux voir, je tiens à voir par moi-même ; il y a une foule de choses, des tas de petits détails auxquels un homme ne fait pas attention. Alors, aussitôt reçu le télégramme de mon mari m’annonçant la nouvelle, car mon mari ne quitte pas le Ministère depuis un mois, vous pensez bien… aussitôt, j’ai sauté dans le train…

JEUNHOMME.

Vous êtes arrivée par le grand express : 1 h. 52 ?

LA PRÉFÈTE.

Pour ne pas attendre l’omnibus, — pas engageant déjà, l’omnibus : et puis, il fait si beau ! — j’ai voulu gagner l’hôtel à pied. On m’avait dit : C’est tout droit ! Mais tout droit, dans ces rues de province, on tourne tout le temps ! Je ne me retrouvais plus…

JEUNHOMME.

Si vous voulez me le permettre, je vais vous indiquer le chemin, madame la préfète !

LA PRÉFÈTE.

Volontiers. Mais ne m’appelez donc pas tout le temps madame la préfète, monsieur Jeunhomme ! pour un anarchiste, ça vous amoindrit : et puis je tiens à mon incognito si je veux me renseigner avec quelque exactitude…

JEUNHOMME.

Oui, ça me rappelle le calife de Bagdad !

LA PRÉFÈTE.

C’est vrai ! il faisait comme moi. Oh ! mais vous êtes un poète, monsieur Jeunhomme…

JEUNHOMME.

A force de coucher à la belle étoile…

LA PRÉFÈTE.

Vous voyez bien alors que vous êtes anarchiste pour tout de bon ! Promettez-moi de faire sauter la Préfecture si je trouve les bâtiments trop laids.

Ils s’éloignent, et à ce moment Bédu et Ramage débouchent venant de la gare.

SCÈNE XV

BÉDU, RAMAGE

BÉDU.

Mais c’est elle qui s’en va là-bas : elle est avec Jeunhomme !

RAMAGE.

Croyez-vous ? On distingue à peine…

BÉDU.

Parbleu ! Ils ont éteint le gaz pour pouvoir se concerter. Mais rien qu’à la silhouette… Il n’y a pas deux silhouettes comme ça ici…

RAMAGE.

Et pourtant nous connaissons d’autres dames qui se font habiller à Paris !

BÉDU.

Oui, mais il y a la façon, le je ne sais quoi qui ne trompe pas, et qui fait que, lorsque tout à l’heure, à la gare, j’ai vu descendre cette personne… qu’est-ce que je vous ai dit ?…

RAMAGE.

Ça y est !

BÉDU.

Et vous voyez, ça y est !

RAMAGE.

Ça, c’est épatant ! Qu’est-ce que nous allons faire ? Il faudrait peut-être prévenir Mme Champenois… Gilotte ?… ou tout au moins envoyer une lettre anonyme ? Ne considérez-vous pas qu’il serait de notre devoir d’honnêtes hommes d’envoyer une lettre anonyme ?

BÉDU.

Cela n’aurait d’intérêt que si nous pouvions encore faire manquer le mariage ; mais il est trop tard : après la mairie le plus gros est fait.

RAMAGE.

Je me demande d’ailleurs s’ils ne sont pas renseignés ?

BÉDU.

En tout cas, on ne nous a pas demandé notre avis avant ; après, ça les regarde !

RAMAGE.

Oui, mais, d’un autre côté, il est désagréable de penser que nous savons tout et qu’ils croient que nous ne savons rien : on nous prend pour des imbéciles…

BÉDU.

C’est vrai. C’est un point de vue !

Calfa, retour de chez Mathilde, louvoie en les apercevant.

RAMAGE.

Tenez, voyez plutôt le commissaire, là-bas, qui cherche à nous éviter pour ne pas donner l’éveil…

BÉDU.

Attendez ! nous allons nous amuser… (Allant au-devant de Calfa.) Eh bien ! Monsieur Calfa, vous l’avez vue ?

SCÈNE XVI

CALFA, BÉDU, RAMAGE puis GÉRÔME

CALFA.

Je vous demande pardon, Messieurs, je…

BÉDU.

Allons, ne faites donc pas de cachotteries avec nous, nous sommes au courant, nous l’avions vue avant vous…

CALFA.

Ensemble ?

BÉDU.

Mais certainement, ensemble…

CALFA.

Mathilde m’avait pourtant assuré…

BÉDU.

Mathilde ?

RAMAGE.

Elle aussi ?

BÉDU.

Oui, enfin vous avez vu la maîtresse du jeune marié ?

CALFA.

Lui aussi ?

BÉDU.

Voyons, monsieur Calfa, ne jouons pas au plus fin. Vous êtes un policier habile, mais nous sommes de vieux routiers, n’est-ce pas, Ramage ?

RAMAGE.

De vieux routiers !

BÉDU.

Nous rendons hommage à la discrétion et au tact avec lesquels vous accomplissez votre mission ; mais nous avons tout surpris. La personne est arrivée par le train de 1 h. 52.

RAMAGE.

Parfaitement, la maîtresse du marié, celle dont on craignait la venue…

BÉDU.

Car, selon toute vraisemblance, elle vient pour le vitrioler…

RAMAGE.

Est arrivée par l’express. Mais vous devez savoir tout cela aussi bien que nous…

CALFA, après un temps.

Je le savais !

BÉDU.

Maintenant, ce que vous ne savez peut-être pas, c’est que nous venons de surprendre la donzelle en conciliabule avec Jeunhomme.

CALFA.

Avec Jeunhomme ?

BÉDU.

Ici même, il n’y a pas cinq minutes !

RAMAGE.

Ah ! elle n’a pas perdu son temps !

BÉDU.

Nous non plus ! C’était évidemment préparé d’avance.

CALFA.

Évidemment ! Cela vous étonne ? Privés ou publics, l’anarchiste est le fauteur né de tous les désordres, c’est dans l’ordre !

RAMAGE.

Et puis c’est peut-être son cousin ?

BÉDU.

Jolie famille !

RAMAGE.

Mais, est-ce qu’il ne faudrait pas prévenir l’intéressé, ou tout au moins Gilotte, qui fait le mariage ?

CALFA.

A quoi bon, Messieurs ? C’est aux particuliers à prévenir la police, mais la police n’a pas à prévenir les particuliers. J’en sais assez et je réponds de tout !

BÉDU.

Vous êtes joliment fort !

CALFA.

On ne me connaît pas encore, ici… Je n’avais pas encore eu l’occasion de montrer ce que je savais faire. Mais on va voir ! Je me disais bien aussi que Jeunhomme devait préparer quelque chose ! Brave Jeunhomme ! Et moi qui le rudoyais presque, il n’y a qu’un moment ! Pourvu qu’il n’aille pas courir encore, attraper du mal ! Pourvu qu’il ait bien pris son bouillon ! On va voir !

RAMAGE.

Je crois que l’on ne va pas s’embêter !

Paraît Gérôme sur le seuil, pardessus et chapeau, prêt à partir.

GÉRÔME.

Bonsoir, Messieurs ! Vous savez que c’est fini là-haut et qu’on s’en va… Tiens, monsieur Ramage, il y a justement Mme Ramage qui vous cherchait…

CALFA.

Ah ! monsieur Gérôme, précisément : vite à l’œuvre ! Ne perdons pas une minute ! Au sujet de la cérémonie de demain, comme bedeau, j’aurais à vous dire deux mots…

GÉRÔME.

Rentrons un moment, monsieur Calfa !

BÉDU.

Je crois que l’on ne va pas s’embêter !

Gérôme et Calfa rentrent, se croisant avec Mme Ramage en sortie de bal.

SCÈNE XVII

Les mêmes, Mme RAMAGE

Mme RAMAGE, à Ramage.

Eh bien, qu’est-ce que tu étais donc devenu ?

RAMAGE.

Patiente un peu ; j’en aurai à te raconter… n’est-ce pas, Bédu ?

BÉDU.

Allez, vous ne perdrez rien pour l’avoir attendu !

Mme RAMAGE.

Oui, mais, en attendant, tu n’as pas dansé le cotillon.

RAMAGE.

Voyons, tu sais bien que je ne danse pas.

Mme RAMAGE.

Oui, mais tu aurais invité une dame qui ne dansait pas non plus, pour avoir des accessoires à rapporter aux petits. Un père de famille doit danser le cotillon. Si tu crois que ça m’amuse beaucoup, toutes ces figures : mais je songe à mes enfants.

BÉDU.

Jolis, les accessoires ?

Mme RAMAGE.

De vrais objets d’art, jugez plutôt. Croyez-vous que ça fera bien sur la cheminée de mon salon ? C’est-à-dire qu’ils ont fait des folies, et que l’on n’avait jamais vu ça, même dans les grandes époques à la Préfecture…

RAMAGE.

On veut montrer que c’est un beau mariage.

BÉDU.

Oui, Gilotte doit toucher la forte prime ! Il y a de quoi, n’est-ce pas, Ramage ?

RAMAGE.

Oui, oui, il y a de quoi !

Mme RAMAGE.

Allons, taisez-vous, mauvaises langues ! Tout s’est très bien passé, en somme ; Mme Champenois est une si excellente femme ! Et Germaine Champenois, était-elle assez gentille ?

BÉDU.

Oui ! c’est dommage, n’est-ce pas, Ramage ?

RAMAGE.

C’est dommage !

Mme RAMAGE.

Allez-vous m’expliquer, à la fin, vos airs de mystère ? Dommage, quoi ? Évidemment. Il eût mieux valu que Germaine épousât quelqu’un d’ici. Mais, puisque son mari a l’intention de se fixer ici après le mariage, il devient des nôtres. Ça fera une maison agréable de plus. Il n’y en a pas tant.

BÉDU.

Évidemment.

RAMAGE.

Attendons la fin !

Mme RAMAGE.

Vous me faites bouillir avec ces réticences.

RAMAGE.

Vous nous accompagnez, Bédu ? Nous te raconterons cela en marchant.

Mais voici que les invités sortent, la soirée finie. Il y a Gilotte et sa femme, le commandant de gendarmerie, le président du tribunal, etc. Ils sont bruyants et très gais, chamarrés d’accessoires de cotillon. Il y a aussi le marié, Lanvornay, plus calme.

SCÈNE XVIII

BÉDU, RAMAGE, Mme RAMAGE, GILOTTE, Mme GILOTTE, LANVORNAY, LE COMMANDANT DE GENDARMERIE, LE PRÉSIDENT DU TRIBUNAL, etc.

GILOTTE, aux précédents qui s’en allaient.

Eh ! là-bas, les lâcheurs !… vous nous enlevez la belle Mme Ramage.

Mme RAMAGE.

Je ne sais pas ce qu’avait le directeur de l’usine à gaz ce soir : M. Gilotte est très excité.

BÉDU.

Comme quand on vient de faire un mauvais coup qui a réussi.

GILOTTE.

D’abord, nous n’allons pas nous quitter comme ça, n’est-ce pas, commandant ?

LE COMMANDANT DE GENDARMERIE.

Mon cher Gilotte, je vous emboîte le pas !…

GILOTTE.

Commandant, avance à l’ordre. Ralliement !

LE PRÉSIDENT.

Et l’on dit que l’esprit militaire s’en va !

GILOTTE.

C’était très bien, cette petite fête, mais nous n’allons pas nous coucher comme les poules, à deux heures du matin.

LE CONSERVATEUR DES HYPOTHÈQUES.

Quel viveur, ce Gilotte !

Mme RAMAGE.

Et la cérémonie, demain ; on voit bien que vous n’avez pas à vous faire coiffer, ni toilette à mettre.

GILOTTE.

Vous n’avez qu’à rester comme ça. M. le curé ne s’en plaindra pas, ni nous, belle dame…

RAMAGE.

Permettez, mon cher Gilotte…

GILOTTE.

D’abord, il faut souper ; je comprends que cette brave Mme Champenois avait peut-être hâte de nous mettre à la porte… Mais il n’y a pas de belle fête sans souper. N’est-ce pas, commandant ?

LE COMMANDANT.

Assurément, directeur, le souper : assurément !

GILOTTE.

Commandant ! le bras à Mme Gilotte !

Mme GILOTTE.

Mais, mon ami, je ne sais pas si nous pouvons…

GILOTTE.

Bon, bon, la cave n’est pas vide. Et puis, à la guerre comme à la guerre, n’est-ce pas, commandant ?

Mme GILOTTE, bas à son mari.

Tu es fou… tu es ivre… voyons, il reste tout juste un peu de bouilli froid de ce soir.

GILOTTE, prenant à partie Lanvornay.

Ah ! le marié : il vient avec nous le marié… Madame Ramage, enlevez le marié !

RAMAGE.

Messieurs, le marié a besoin d’un peu de repos.

GILOTTE.

Compris ! nous comprenons, n’est-ce pas, commandant ?

LE COMMANDANT.

Je comprends toujours.

GILOTTE.

Seulement, il ne faudrait pas vous figurer, mon cher Lanvornay, que parce que vous êtes en province… Je vous avais prévenu d’ailleurs… On est très gai en province, et vous voyez qu’on ne demande qu’à s’amuser. Quand on est moins nombreux, il y a des chances pour qu’on s’entende mieux ensemble…

LE COMMANDANT.

Et qu’on se trouve entre gens plus intelligents.

GILOTTE.

Voilà la province, une élite. Où trouver un noyau de relations plus agréables, de personnages plus sympathiques…

LE COMMANDANT.

Car vous savez, tout est là : se créer un petit noyau.

GILOTTE.

Il est tout créé, le noyau : notre distingué président, notre excellent directeur des postes, notre vaillant commandant de gendarmerie…

LE COMMANDANT.

Bravo, Gilotte !

GILOTTE.

Notre spirituel conservateur des hypothèques…

LE CONSERVATEUR.

Bravo, Gilotte !

LANVORNAY.

Est-ce qu’il faut que je réponde ?

LE PRÉSIDENT.

Vous parlez bien, Gilotte, mais vous nous éclairez mal ! Voilà un réverbère qui se fiche de vous !

GILOTTE.

Allons ! c’est vous qui vous serez amusé à l’éteindre, mon bec ; comme au quartier latin, pas vrai ? Oui, oui, avant d’être directeur d’usine, j’étais étudiant en pharmacie. Je sais ce qu’il en est. Mais vous ne m’en donnerez pas le démenti : Commandant, la courte échelle ! Messieurs, c’est le président qui va allumer : Oui ! oui ! comme au quartier latin ! (Jeu de scène.) La magistrature s’appuie sur l’armée pour faire la lumière : admirable tableau !… Et nous manifestons notre joie autour !

Prélude des mirlitons du cotillon et des bigophones.

TOUS.

Le pas des patineurs, le pas des patineurs !

Dans un coin, Bédu et Ramage.

RAMAGE.

Cette joie bruyante est bien factice !

BÉDU.

En réalité, tout cela, c’est pour donner le change…

RAMAGE.

Ils ne danseraient pas tant s’ils savaient ce que nous savons.

BÉDU.

Ils dansent sur un volcan !

RAMAGE.

Ce réverbère est un volcan !

SCÈNE XIX

Les mêmes, LAMBERT, CALFA et GÉRÔME

LAMBERT, sortant du square.

Bon Dieu ! est-ce bête, cette lumière, je dormais si bien ! Attendez là, les galopins !… Pardon, excuse !… Mon commandant, Monsieur le Président… Est-ce que j’ai la berlue ?… est-ce que je suis encore saoûl ?

BÉDU.

Un agent, à cette heure-ci, vous trouvez cela naturel ?

CALFA, sortant de la maison avec Gérôme.

Je vous demande pardon, Messieurs ; si cet agent avait pu prévoir ; ne perdons pas une minute ! Venez, Lambert, j’ai besoin de vous…

RAMAGE.

Ainsi, ça ne vous dit rien, toute cette police ?

LANVORNAY, désignant Calfa à Gérôme, qui se trouve près de lui.

Qui est ce monsieur ? Je ne l’ai pas vu à la soirée.

GÉRÔME.

Le nouveau commissaire spécial : oh ! vous avez de la chance, c’est un garçon remarquablement intelligent. Tout ira bien !

LANVORNAY.

Mais, j’espère bien que je n’aurai pas besoin de lui !

GÉRÔME.

Sans doute, sans doute ; mais, au dernier moment, on ne sait pas ce qui peut arriver. Enfin, soyez tranquille, nous venons de nous concerter, toutes les précautions seront prises.

BÉDU, à Calfa.

Alors, il se passera sûrement quelque chose demain ?

CALFA.

S’il ne se passe rien, ce ne sera pas ma faute. Mais vous pouvez compter sur moi !

BÉDU.

Vous me le promettez ? (A part.) Alors, je peux me donner encore une heure de congé et filer chez Mathilde, maintenant que me voilà débarrassé de Ramage ; Mme Bédu n’y fera pas attention, j’en aurai tant à lui raconter. (Aux Ramage.) Bonsoir, mes chers amis.

RAMAGE, courant après lui.

Bédu ? Bédu ?

GILOTTE.

Alors, tout le monde s’en va ? C’est la police qui vous fait fuir ?

BÉDU.

Il en a de bonnes.

RAMAGE.

C’est plus raisonnable ! Pensez que demain, pour la cérémonie, nous avons besoin d’être tous là, frais et valides. Vous le savez mieux que personne.

GILOTTE.

Oui, oui, tout le monde sur le pont ! Eh bien, nous, nous allons souper avec le commandant, n’est-ce pas, commandant ?

LE COMMANDANT.

Je vous emboîte le pas, mon cher Gilotte.

GILOTTE.

Vous ne venez décidément pas, Lanvornay ? Vous préférez enterrer votre vie de garçon tout seul ?

RAMAGE.

Il a des allusions d’un cynisme !

GILOTTE.

Allons, bonsoir, à demain !

RAMAGE, à Bédu.

Vous ne nous accompagnez pas un petit bout de chemin ?

BÉDU.

Oh ! maintenant, il est trop tard, je rentre, je rentre !

Restent seuls en scène Gérôme et Lanvornay.

SCÈNE XX

GÉRÔME, LANVORNAY

GÉRÔME.

Vous rentrez seul à l’hôtel ?

LANVORNAY.

Mais certainement…

GÉRÔME.

Il serait peut-être plus prudent que je vous accompagne ?

LANVORNAY.

En voilà une idée ! les rues sont sûres, j’imagine ?

GÉRÔME.

Sans doute : d’ailleurs, ce sera comme vous voudrez.

LANVORNAY.

Je pense bien.

GÉRÔME.

Mais je croyais… Dans votre situation particulière… on éprouve quelquefois le besoin de se confier à quelqu’un de sûr, de discret et de renseigné…

LANVORNAY.

Merci, monsieur Gérôme, je n’ai besoin de rien !…

GÉRÔME.

Très bien, Monsieur Lanvornay, à votre aise. Bonne chance !

Il sort.

SCÈNE XXI

LANVORNAY seul.

Ils sont un peu bruyants, ou familiers ; mais ce sont de si braves gens. Seulement, moi qui avais promis à ma petite Germaine d’aller devant la fenêtre de sa chambre, de l’autre côté de la maison, et d’écrire : je t’aime dans les airs, comme ça, en lettres de feu, avec le bout de mon cigare… (Geste.) Évidemment ça n’est pas indispensable à notre mariage, et pourtant on ne se marie que pour ces petites choses-là… (En s’éloignant.) Comme tout est paisible ici, comme tout respire un bonheur calme…

Bruit d’une bataille de chats ; un silence ; un chat traverse la scène ; réapparaissent ensemble Bédu et Ramage.

SCÈNE XXII

BÉDU, RAMAGE

RAMAGE.

Oui, ma femme a été tellement impressionnée par ce que je lui ai raconté, qu’elle a voulu que j’aille tout de suite voir, si, en rentrant à l’hôtel, il n’était pas arrivé d’accident au marié… (Entre ses dents.) Et puis zut ! zut !

BÉDU.

C’est comme moi, je n’ai pas voulu me coucher avant d’être sûr… (Entre ses dents.) Nom de Dieu de nom de Dieu !

RAMAGE.

C’est curieux tout de même que nous nous rencontrions toujours au même endroit.

BÉDU.

Oui, c’est une vraie chance !

RIDEAU

ACTE DEUXIÈME

La tribune du grand orgue à la cathédrale. On y arrive par l’escalier en colimaçon qui aboutit au fond de la scène, ou par la galerie, à droite, qui fait le tour de l’église. La gauche de la scène est occupée par la caisse de l’orgue, avec ses tuyaux, que les spectateurs de face voient de profil : là est une porte pour pénétrer dans le réduit du souffleur. A droite, orienté de même, le clavier où s’installe l’organiste. A gauche, porte basse fermée d’un verrou, par où l’on monte dans le clocher.

Au lever du rideau, Gérôme et Calfa causent à l’avant-scène. Les agents en bourgeois sont groupés dans le fond.

SCÈNE PREMIÈRE

GÉRÔME, CALFA, LES AGENTS

GÉRÔME.

Est-ce que vous comptez arrêter la personne avant qu’elle ait jeté le vitriol, ou après ?

CALFA.

Cela dépendra des circonstances, monsieur Gérôme ; permettez-moi de réserver mon appréciation.

GÉRÔME.

C’est moi qui m’excuse. Je ne suis que le bedeau chargé de faciliter l’action de la justice, en mettant à votre disposition les ressources de notre église. Sans vous faire ressortir les avantages stratégiques de la galerie circulaire qui aboutit ici et vous permet de dominer la nef de tous les côtés, vous avez double dégagement : l’escalier par lequel nous sommes montés, et un autre, à l’extrémité opposée, derrière le maître-autel, dans la chapelle de saint Antoine…

CALFA.

Saint Antoine de Padoue ?

GÉRÔME.

Bien entendu.

CALFA.

Bien trouvé. Cette porte ?…

GÉRÔME.

Donne dans l’escalier du clocher. Pas d’indiscrétions à craindre. Le sonneur ne passe jamais par ici, il tire les cloches d’en bas ; quant à l’organiste, M. Canette, vous savez qu’il est extrêmement myope.

CALFA.

En général, tous les bons organistes sont même aveugles.

GÉRÔME.

Enfin, j’ai pensé que, de toute façon, votre quartier général serait mieux ici qu’à la sacristie : l’orgue, c’est encore l’église, mais avec un petit côté profane. C’est plus décent.

CALFA.

Je vous approuve, monsieur Gérôme, j’aime ces nuances. Certes, je sais, quand il le faut, ne reculer devant aucun scandale ; mais, si celui que nous craignons et que nous attendons se produit, il sera assez retentissant, il nous fera suffisamment d’honneur, pour qu’il soit inutile d’y ajouter le piment du sacrilège ! (Aux agents.) Et justement, Messieurs, je vous rappelle ce que je vous ai dit : vous allez être disséminés parmi les fidèles et les invités ; vous ne devez vous faire remarquer pendant la cérémonie que par votre correction et votre recueillement.

GÉRÔME.

Dois-je me retirer si vous avez à donner quelques instructions confidentielles ?

CALFA.

Mais pas du tout. Il ne me reste qu’à jeter un coup d’œil sur ces tenues bourgeoises : vous êtes homme de goût, vous n’êtes pas de trop. (Revue.) Ah ! d’abord une observation générale : je remarque que vous avez tous pris vos matraques, c’est très bien ; même au milieu d’une foule inoffensive, un représentant de la force publique ne doit jamais marcher désarmé. Seulement je vous recommande de vous en servir à la façon des gentlemen, c’est-à-dire en portant votre chapeau au bout. Maintenant, voyons les détails. Ah ! Lambert, il ne fallait pas vous mettre en habit, mon garçon ; même en province, il n’y a que les gens de la noce qui portent l’habit, et vous figurez seulement un invité à la cérémonie… Enfin, vous boutonnerez votre pardessus. Lerouge, on ne vient pas à une messe de mariage en veston de chasse ! Allons, mettez-y ce ruban violet : comme ça, ça ira tout de même. Bien, Guibal, tournez-vous un peu ; bien ! Ah ! seulement la cravate… attendez que je vous arrange un peu ce nœud-là. Bien. Qu’en dites-vous, Monsieur Gérôme ?

GÉRÔME.

Mon Dieu, ces messieurs se sont peut-être donné beaucoup de mal. Vous savez, Monsieur Calfa, dans nos petites villes, tout le monde se connaît. Alors que Guibal, ou Lambert, ou Lerouge, aient ou n’aient pas leur uniforme, chacun sait bien qu’ils en sont.

CALFA.

Raison de plus pour que leur tenue soit irréprochable et qu’ils fassent honneur à la police. Je ne prétends pas qu’ils donnent le ton, mais du moins, en les voyant, je veux qu’on dise : A la bonne heure ! quand les agents d’ici sont en civil, ils ne sont pas habillés comme des mouchards. Mais il est temps que je prenne mes dernières dispositions.

GÉRÔME.

Oh ! nous ne sommes pas pressés, le mariage est pour midi ; les mariés ne seront pas ici avant une heure et quart, c’est un grand mariage. Tenez, passons par la galerie : si vous êtes amateur, je vous montrerai, chemin faisant, de petits chapiteaux assez gaulois…

CALFA.

Oui, je sais, il y en a dans toutes les églises.

GÉRÔME.

On raconte que c’était pour amuser les moines.

CALFA.

Je le croirais assez volontiers. Ce sont des chapiteaux gothiques ?

GÉRÔME.

Gothiques.

CALFA avec un rire fin et satisfait.

Gothon !

Ils s’en vont par la galerie, suivis des agents.

De l’escalier du fond sortent Bédu et Ramage, portant chacun par une extrémité un violoncelle dans sa boîte.

SCÈNE II

RAMAGE, BÉDU

RAMAGE.

Ouf ! cette fois nous y sommes !

BÉDU.

Oui. Le violoncelle est un joli instrument, mais ce n’est pas un instrument de voyage.

RAMAGE.

Je vous demande pardon de cette corvée, mon cher ami, si je ne vous avais rencontré pour me donner un coup de main, je ne sais comment j’aurais fait.

BÉDU.

Heureusement que nous nous rencontrons toujours !

RAMAGE.

Il n’y avait pas moyen d’avoir la bonne, ce matin. Mme Ramage doit inaugurer pour la cérémonie une nouvelle robe qui s’agrafe dans le dos : ça n’en finit plus. Et puis j’ai cherché Jeunhomme pour porter ma boîte ; introuvable !

BÉDU.

Parbleu ! Il prépare le coup.

RAMAGE.

Alors, vous comptez toujours qu’il va se passer quelque chose ?

BÉDU.

Mais absolument ! Je l’ai dit à ma femme.

RAMAGE.

C’est une raison.

BÉDU.

S’il ne se passait rien, elle ne me pardonnerait pas d’avoir passé la nuit dehors.

RAMAGE.

Mais alors ce n’était pas la peine que je trimballe ici mon violoncelle. Ça va me couper mon Ave Maria de Gounod !

BÉDU.

Au contraire, c’est excellent ! Comme cela vous allez être aux premières loges pour tout voir sans courir de risques.

RAMAGE.

Quels risques ?

BÉDU.

Dame ! un attentat, dans la foule, les balles de revolver, le vitriol, ça tombe où ça peut.

RAMAGE.

Il est certain que pour tomber ici, il faudrait que la bouteille fût drôlement lancée.

BÉDU.

Aussi, comme ma fille doit chanter…

RAMAGE.

Mlle Amélie doit chanter : mais c’était une surprise…

BÉDU.

Oui, c’était la surprise : voilà deux mois qu’elle l’étudie. Ma femme et moi en profiterons pour rester à l’orgue.

RAMAGE.

Voilà une excellente idée !

BÉDU.

Remarquez bien que ce que j’en fais, c’est surtout pour éviter des émotions à ces dames. Vous pensez que, personnellement, une femme ne me fait pas peur, et je n’aurais pas été fâché de voir celle-là d’un peu près : n’est-ce pas, c’est toujours un joli souvenir ; c’est même pour cela que j’étais venu un peu en avance. (Il regarde dans la nef, tout en causant.) Tiens, mais, dites donc, voilà une toilette, un chapeau, oh ! oh !…

RAMAGE.

Où donc ?

BÉDU.

Là, en bas, elle disparaît sous la tribune… on ne la voit plus… elle monte l’escalier alors… elle vient par ici…

Il se dirige vivement vers l’escalier et se trouve nez à nez avec Mme Ramage.

SCÈNE III

Les mêmes, Mme RAMAGE

Mme RAMAGE.

Ah ! Monsieur Bédu !… je cherche mon mari…

BÉDU.

Madame Ramage !…

RAMAGE.

Mais c’est ma femme !

BÉDU.

Je vous demande pardon, mon cher ami ; mais, comme vous m’aviez dit, une robe neuve… ces manteaux, ces chapeaux auxquels on n’est pas habitué, changent tellement ces dames…

RAMAGE.

Au contraire, Bédu, au contraire !…

Gérôme et Calfa débouchent par l’escalier.

SCÈNE IV

RAMAGE, BÉDU, Mme RAMAGE, CALFA, GÉRÔME

GÉRÔME.

Elle est montée par ici, Monsieur le commissaire… je l’ai pistée dans l’église, le temps de vous faire signe : elle est montée par ici…

CALFA.

Madame… messieurs… eh ! bien, Gérôme ?

GÉRÔME.

Mais c’est Mme Ramage !… ce chapeau… ce manteau !…

CALFA.

Comment ? Vous avez pris Madame ? C’est fort désagréable… voilà une erreur ridicule…

GÉRÔME.

Remarquez que personne ne se doute…

Toujours de l’escalier, et vite, débouchent un enfant de chœur et un petit pâtissier.

SCÈNE V

Les mêmes, L’ENFANT DE CHŒUR, LE PETIT PATISSIER

L’ENFANT DE CHŒUR.

Ben ? où qu’elle est la dame au chapeau qu’ils ont dit ? Où qu’elle est leur Parisienne ?

LE PETIT PATISSIER.

Fff… c’est Mme Ramage…

GÉRÔME, à l’enfant de chœur.

Toi, je vais te faire soigner par M. l’Abbé.

CALFA, au petit pâtissier.

Et toi ? polisson, qu’est-ce que tu viens faire ?

LE PETIT PATISSIER.

Mais, m’sieu, je suis enfant de chœur aussi, je suis en extra pour la cérémonie, c’est seulement que je m’ai pas encore habillé…

L’ENFANT DE CHŒUR.

Vrai ! ils n’ont pas l’œil !

Ils se sauvent, croisant Mme et Mlle Bédu.

SCÈNE VI

Mme BÉDU, Mlle BÉDU, RAMAGE, BÉDU, Mme RAMAGE, CALFA, GÉRÔME

Mme BÉDU.

Eh ! bien ! elle est arrêtée ? On m’avait dit en bas qu’elle était montée ici et que M. Calfa l’avait arrêtée…

Mlle BÉDU.

Je vais donc voir une grande grue, une grande grue de Paris !

BÉDU.

Il y a confusion…

Mme RAMAGE.

Oui, il paraît que c’est la faute de mon nouveau chapeau…

Mme BÉDU.

C’est pourtant un chapeau tout ce qu’il y a de plus simple, chère amie.

Mme RAMAGE.

N’est-ce pas, chère amie ?

CALFA.

Permettez-moi, Madame, et vous aussi, Monsieur Ramage, de vous exprimer nos excuses…

RAMAGE.

Mais comment donc ? Cela nous rappelle les premiers temps de notre mariage, où l’on me croyait toujours en bonne fortune quand je sortais avec ma femme.

Mme RAMAGE.

C’était le bon temps !

Mme BÉDU.

M. Bédu n’a jamais eu l’air d’être en bonne fortune avec moi, même aux premiers jours de notre mariage.

BÉDU.

Et pourtant, c’était le bon temps aussi.

Mme BÉDU.

Mais, alors, Monsieur Bédu, toute cette histoire ?… je suppose que ce n’est pas parce que Mme Ramage a un chapeau neuf que vous êtes rentré à trois heures du matin ?

BÉDU.

Mais, ma bonne amie, vois comme tu es avec moi, comme tu manques de confiance ! Je t’assure qu’il y a une autre femme dans l’air, une femme qui n’est pas d’ici, qui va faire un scandale, comme nous en avions été privés depuis longtemps, bref, tout ce que je t’ai raconté. Tiens, tu vois bien qu’il y a déjà le commissaire, demande-le-lui au commissaire. N’est-ce pas, Monsieur Calfa, qu’un grand scandale se prépare…

CALFA.

Cher Monsieur, le secret, le secret professionnel…

BÉDU.

Allons, vous faites des façons parce qu’il y a des dames… mais vous, Gérôme, dites un peu à ma femme…

GÉRÔME.

Je ne dirai qu’une chose, c’est que j’ai déjeuné…

Mme BÉDU.

Quel rapport ?

GÉRÔME.

Si j’ai déjeuné, c’est probablement qu’il pourrait bien ne pas y avoir de lunch, tout à l’heure, chez Mme Champenois.

TOUS.

Pas de lunch ? Il n’y aura pas de lunch ?

GÉRÔME.

Dame ! s’il se passe du grabuge pendant la cérémonie, vous pensez bien que le lunch…

Tous commencent à remonter vers l’escalier de sortie.

RAMAGE.

Pas de lunch, fichtre ! voilà qui est plus sérieux !

Mme RAMAGE.

En somme, la messe ne commencera pas avant une demi-heure ?

Le mouvement de retraite s’accentue.

Mme BÉDU.

Vous comprenez que, nous aussi, nous avons déjeuné. Mais s’il doit réellement se passer quelque chose, je songe que je n’ai pas apporté mes sels.

Ils descendent. Restent en arrière Amélie et son père.

AMÉLIE.

Alors, une grande grue, ça peut être une femme comme Mme Ramage ?

BÉDU, distrait.

Ce sont des gens qui n’y connaissent rien (Se reprenant.) Eh ! bien, Amélie ?

Il ne reste plus que Gérôme qui fermait la marche et s’apprête à descendre, lui aussi, quand la préfète, arrivée par la galerie, l’interpelle.

SCÈNE VII

LA PRÉFÈTE, GÉRÔME

LA PRÉFÈTE.

Monsieur le bedeau ?

GÉRÔME, sans se retourner.

Je le répète : il sera prudent d’avoir déjeuné.

LA PRÉFÈTE.

Merci, j’ai déjeuné ! Est-ce que vous avez fini d’accompagner ces touristes ?

GÉRÔME, l’apercevant.

Hein ? (A part.) Oh ! cette fois, ce n’est pas Mme Bédu, ce n’est pas Mme Ramage, je ne me trompe pas. (Haut.) Vous êtes bien la personne qui est arrivée cette nuit par l’express de 1 h. 52 ? (A part.) Elle va nier, parbleu !

LA PRÉFÈTE.

Tiens, vous savez ça ?

GÉRÔME, à part.

Quel cynisme ! (Haut.) Je sais bien d’autres choses ! (A part.) Mais ne nous trahissons pas !

LA PRÉFÈTE.

Je le pense bien, c’est justement. (A part.) Quel type ! (Haut.) Eh bien, Monsieur le bedeau qui savez tant de choses, dites-moi donc ce qu’il y a encore de curieux à voir dans votre église ? On m’avait parlé de l’orgue, qui n’est pas mal en effet. Je viens aussi de voir là, dans la galerie, des chapiteaux assez peu convenables.

GÉRÔME.

Je ne les ai jamais regardés.

LA PRÉFÈTE.

Ils n’ont pas de chance. Mais est-ce qu’il y a autre chose à visiter, un trésor, une crypte ?

Tout en causant la préfète inspecte la tribune, regarde dans la nef.

GÉRÔME, à part.

Comme elle se possède ! elle est vraiment forte ! (Haut.) Alors, votre résolution est bien arrêtée ? Vous voulez rester ici ?

LA PRÉFÈTE.

Je vous demande s’il y a autre chose à voir ? Il faut bien que je tue le temps…

GÉRÔME.

Que vous tuiez le temps ! (A part.) La malheureuse !

LA PRÉFÈTE.

Qu’est-ce que vous dites ? Eh bien ! Où m’allez-vous conduire ?

GÉRÔME, à part.

Quelle idée ! (Haut.) Voulez-vous monter au clocher ?

Il ouvre la porte.

LA PRÉFÈTE.

Ça vaut la peine ?

GÉRÔME.

La vue est admirable !…

LA PRÉFÈTE.

Si c’est trop haut, je ne grimpe pas…

GÉRÔME, à part.

Elle se méfie ! (Haut.) C’est un tout petit clocher. Voici la porte…

LA PRÉFÈTE, à part.

Il tient à gagner ses quarante sous. (Haut.) Enfin, si ça m’ennuie, je redescendrai. Tenez, mon brave homme…

Elle passe la porte.

GÉRÔME pousse le verrou, regarde et empoche la pièce.

A la grâce de Dieu ! Et maintenant, allons prévenir le commissaire. Je crois que voilà qui répare ma bévue de tout à l’heure. Mais, comment s’y reconnaître dans un temps où les honnêtes femmes mettent des chapeaux à plumes, et les grues des chapeaux canotiers ?… Allons prévenir le commissaire !

Il s’en va par l’escalier.

SCÈNE VIII

JEUNHOMME, LA PRÉFÈTE

JEUNHOMME, sortant du réduit du souffleur d’orgue.

On étouffe dans cette boîte : je vais établir un petit courant d’air avec le clocher. (Il ouvre la porte du clocher.) Qu’est-ce que je pourrais bien inventer pour me distraire en attendant la messe ? Voyons s’il y a toujours un écho. (Criant par la porte.) Eh ! oh ! eh ! oh !

LA PRÉFÈTE, du clocher.

Oh ! oui, vous savez, je ne reste pas. (Paraissant à la porte.) Non, décidément ! Ce qui m’ennuie, ce n’est pas tant de monter toutes ces marches, c’est de penser qu’il faudrait encore les redescendre…

JEUNHOMME.

Tiens, Mme la Préfète qui visite son église…

LA PRÉFÈTE.

Comment ! C’est encore vous ! et c’est ici que je vous retrouve ?…

JEUNHOMME.

Oh ! je n’y ai pas couché. Je fais seulement une suppléance : je suis venu pour remplacer le souffleur de l’orgue qui est de mes amis…

LA PRÉFÈTE.

Vous avez des relations bien cléricales pour un anarchiste, Monsieur Jeunhomme.

JEUNHOMME.

Il faut avoir des amis dans tous les camps. Donc, il était indisposé, et comme, en somme, ça n’est pas bien difficile, je suis venu souffler à sa place…

LA PRÉFÈTE.

Au pied levé. Mais le curé n’est pas effrayé par votre réputation, il vous accepte ? Je le recommanderai à mon mari, il est tolérant.

JEUNHOMME.

Oh ! moi, je suis à un point où on n’y fait plus attention : je ne suis pas électeur. D’ailleurs le curé n’en saura rien. Je me tiens bien tranquille là, dans ma boîte… personne ne me voit.

LA PRÉFÈTE.

Il y a donc une grande cérémonie ?

JEUNHOMME.

Un mariage. Et même j’y pense, puisque vous êtes venue inspecter la nouvelle résidence de M. le Préfet…

LA PRÉFÈTE.

Oh ! oui, et je m’en donne : c’est si agréable de n’être pas la Préfète, de ne pas se sentir épiée, surveillée : la Préfète était habillée comme ci ; la Préfète est allée par là…

JEUNHOMME.

C’est vrai qu’au fond vous êtes comme moi, nous sommes tous les deux sous la surveillance de la police : moi, c’est la police administrative, et vous la police de vos administrés…

LA PRÉFÈTE.

Et la mienne n’est pas plus amusante, mon pauvre Jeunhomme ! Elle a bien plus d’yeux, d’abord, et bien plus d’oreilles, et elle y met d’autant plus de zèle qu’elle n’est pas payée pour ça. Aussi ce que c’est bon de lui échapper un peu, de se sentir libre : croyez-vous que, lorsque je reviendrai ici, préfète, nous pourrons causer comme cela tranquillement tous deux ?

JEUNHOMME.

C’est vrai ; c’est-à-dire que moi, je le pourrais : je suis presque plus libre que vous.

LA PRÉFÈTE.

Ah ! songer que du moins, en ce moment, personne dans cette église, ne se doute, ne se soucie de ma présence, que personne ne s’inquiète de moi !

JEUNHOMME.

Personne. Et pourtant tout le monde est là, car, je vous le disais, c’est un grand mariage et, si vous voulez rester, vous verrez défiler, sans qu’il s’en doute, tout le personnel de vos réceptions futures, vous le connaîtrez avant qu’il ne vous connaisse.

LA PRÉFÈTE.

Allez, je le connais déjà. Rien ne ressemble tant aux fonctionnaires d’une préfecture que les fonctionnaires d’une autre préfecture : ils ont les mêmes habits, le même langage, et jusqu’aux mêmes têtes. C’est positif ; il y a un moule pour les receveurs d’enregistrement, pour leurs femmes, même pour leurs enfants. Une ville de vingt mille âmes, c’est toutes les villes de vingt mille âmes, et c’est à croire que par toute la France il n’y a que vingt mille âmes en tout.

JEUNHOMME.

Vingt mille, Madame, vingt mille âmes… croyez qu’il n’y en a pas tant.

LA PRÉFÈTE.

Vous êtes philosophe, Monsieur Jeunhomme !

JEUNHOMME.

A force de ne plus travailler de mes mains ! Vous restez pour le défilé ?

LA PRÉFÈTE.

C’est bientôt cette cérémonie ?

JEUNHOMME.

Mon Dieu, il y a une demi-heure que ce devrait être commencé. Mettons encore une demi-heure. Vous pourriez, en attendant, voir le tableau de la sacristie.

LA PRÉFÈTE.

Il y a un tableau à voir ?

JEUNHOMME.

C’est un tableau d’un peintre local, que l’État avait acheté et envoyé. On l’a mis dans la sacristie à cause d’un petit ange qu’on trouvait trop nu pour le montrer, en public, dans une chapelle… la sacristie, vous comprenez, c’est plus intime…

LA PRÉFÈTE.

Allons voir le petit ange…

JEUNHOMME.

Par cette galerie, vous y serez tout de suite, je vais vous indiquer. Vous avez vu les sculptures des chapiteaux ?

LA PRÉFÈTE.

Oui, à l’hôtel on me les avait déjà signalés. Il paraît que c’est la grande attraction de cette église.

JEUNHOMME.

Les archéologues n’y viennent que pour ça.

Ils s’éloignent par la galerie.

SCÈNE IX

LANVORNAY, arrivant par l’escalier du fond

Ma petite Germaine m’a fait promettre que, le matin de notre mariage, j’irais graver nos initiales sur l’escalier du clocher, avec la pointe de mon couteau. Idée puérile, mais charmante ! Et puis il paraît que c’est une coutume du pays. Seulement le coiffeur m’a mis en retard, je n’ai plus beaucoup de temps. N’importe. Évidemment ça ne serait pas indispensable ; mais, n’est-ce pas, on ne se marie que pour avoir de ces petits souvenirs-là !

Il monte au clocher par la porte ouverte, mais Jeunhomme revient qui la ferme soigneusement.

SCÈNE X

JEUNHOMME

Non, il vient trop d’air maintenant, c’est mauvais pour mon rhume, qu’est-ce que dirait Calfa ?… Rentrons chez nous.

Il a réintégré les flancs de l’orgue, quand Gérôme et Calfa paraissent au fond.

SCÈNE XI

GÉRÔME, CALFA

CALFA.

Alors vous l’avez enfermée dans le clocher ?

GÉRÔME.

Oui, et, sans vouloir me poser en maître, il me semble que c’est assez bien imaginé.

CALFA.

Évidemment, c’est une solution. Mais, voulez-vous mon opinion ? Vous ne vous fâcherez pas ? C’est une solution sans élégance.

GÉRÔME.

Comment ! j’assure la tranquillité de la cérémonie, je mets cette femme dans l’impossibilité de nuire…

CALFA.

C’est justement. Vous comprenez bien, si j’avais pensé que ce fût là le résultat à atteindre, ce n’était pas bien malin : je n’avais qu’à la faire garder à vue à l’hôtel.

GÉRÔME.

Tiens, au fait : pourquoi ne l’avez-vous pas fait ?

CALFA.

Ah ! Monsieur Gérôme, Monsieur Gérôme, comme on voit bien qu’avec des dispositions pourtant remarquables vous n’êtes qu’un amateur : vous n’avez pas nos coquetteries professionnelles !

GÉRÔME.

Enfin, l’important est que vous empêchiez un malheur ?

CALFA.

Non ! l’important était qu’on vît bien qu’il pouvait arriver un malheur, mais que nous avions pris toutes nos précautions. Nous ne commandons pas à l’orage, mais nous apportons des parapluies. Si l’orage ne crevait jamais, on finirait par trouver que les parapluies sont des instruments encombrants et d’une forme ridicule. Comprenez-vous la vraie mission de la police ? Enfin ! vous êtes bien sûr, cette fois, que c’est bien la personne qui est là dedans ?

GÉRÔME.

Absolument sûr, comme je vous vois, je le lui ai demandé.

CALFA.

Et elle vous a répondu qu’elle était la maîtresse du jeune marié ?

GÉRÔME.

Pas complètement. Mais c’était facile à comprendre.

CALFA.

D’ailleurs, je vais m’assurer à mon tour, sans avoir l’air…

GÉRÔME.

Si vous n’avez plus besoin de moi, il serait peut-être bon que j’aille m’occuper aussi des derniers apprêts de la cérémonie ?

CALFA.

Mais sans doute. Seulement je remarque qu’il n’y a pas de serrure à cette porte. Il faudrait deux agents pour garder le verrou et empêcher que, si la prisonnière s’impatiente et si l’on entend frapper, il ne prenne à quelqu’un fantaisie d’ouvrir. Voulez-vous être assez aimable pour envoyer deux agents à qui vous expliquerez ce qu’ils auront à faire.

GÉRÔME.

Je leur dirai que vous leur donnez pour consigne de ne laisser tirer ce verrou, sous aucun prétexte ?…

CALFA.

C’est cela même, et merci.

GÉRÔME.

Sans rancune ?

CALFA.

Comment donc : on peut avoir des points de vue différents en matière de police, et cela n’empêche pas qu’on s’estime. Et puis, qui sait ? Le hasard est un grand maître. Assurons-nous toujours.

Gérôme est parti. Calfa ouvre la porte du clocher et se trouve nez à nez avec Lanvornay.

SCÈNE XII

LANVORNAY, CALFA

LANVORNAY.

Ah ! je vous remercie, Monsieur, on voit à peine clair là dedans, je ne pouvais plus ouvrir la porte !…

Il va pour filer.

CALFA.

Voyons, je ne rêve pas ; ce n’est pas un déguisement : c’est bien un homme… C’est même le jeune marié !… Eh ! Monsieur !…

LANVORNAY.

Oh ! je vous demande pardon… on doit m’attendre, je suis très pressé. Tiens, j’ai même laissé mon couteau là-haut… tant pis… Bonsoir, Monsieur !

Il file.

CALFA.

Voyons, Gérôme n’est pas un professionnel, c’est égal, il n’a pu se tromper à ce point : l’homme, je le retrouverai toujours. Mais elle, la femme, qu’est-ce qu’il en a fait, qu’est-elle devenue ? Un dernier rendez-vous, peut-être. Il a parlé de son couteau ? Quelles turpitudes vais-je découvrir, ou quel drame ? Tout va bien.

Il monte au clocher. Les deux agents envoyés de service s’arrêtent devant la porte que Calfa vient de laisser ouverte.

SCÈNE XIII

LAMBERT, GUIBAL

LAMBERT.

Puisqu’il s’agit que personne entre et que personne sorte, si une bonne fois nous poussions le verrou ?

GUIBAL.

Nous n’avons pas d’instructions.

LAMBERT.

Il y a des cas où il faut montrer un peu d’initiative. (Il pousse le verrou) Là ! comme ça nous n’aurons qu’à surveiller du coin de l’œil, et, de l’autre, nous pourrons voir un peu la cérémonie.

GUIBAL.

Je suis libre penseur, mais les grandes cérémonies religieuses, ça m’impressionne toujours.

LAMBERT.

Oui, nous avons tous fait notre première communion.

GUIBAL.

Oui, on aura beau dire, pour un mariage, rien ne remplace l’autel avec les fleurs, et les cierges, et l’orgue, et les suisses.

Ils rôdent autour de l’orgue.

LAMBERT.

C’est curieux un orgue ; je n’en avais jamais vu de près, c’est gros !

GUIBAL.

C’est censément plus gros qu’un piano.

LAMBERT.

M. Canette en joue bien, encore qu’il n’y voit guère…

GUIBAL.

C’est sans doute que, quand on n’y voit pas, on entend mieux.

LAMBERT.

Moi, j’aime surtout quand cela fait un petit bruit, comme si c’était dans le lointain, et que ça tremble.

GUIBAL.

Oui, on dirait qu’on vous chatouille.

LAMBERT, lisant.

Voix céleste… cor anglais…

GUIBAL.

Toujours les Anglais, nom de Dieu ! ça me gâte un peu mon plaisir !

LAMBERT.

A notre poste, voilà qu’on vient.

Ils sont installés près de la porte quand arrivent les Bédu et les Ramage.

SCÈNE XIV

Les mêmes, Mme RAMAGE, Mlle BÉDU, BÉDU, RAMAGE

Mme RAMAGE.

Tiens, il y a d’autres invités qui font comme nous qui s’installent à l’orgue.

Mlle BÉDU.

Nous ne les connaissons pas. Ce sont peut-être des touristes ?

BÉDU.

Chut ! ce sont des agents. Il y en a comme ça plein l’église.

Mme RAMAGE.

C’est très impressionnant ! Mais ils ne sont pas en uniforme ?

BÉDU.

Ils ne sont pas en uniforme pour qu’on ne les reconnaisse pas. (Montrant dans la nef.) Tenez, il y a là Babin, et Lacaze, et Choquart, le petit blond…

Mme RAMAGE.

Cela ne vous fait rien, chère amie, de sentir qu’on est comme cela enveloppée de soldats ?…

Mme BÉDU.

Les sergents de ville ne sont pas des soldats.

Mme RAMAGE.

Sans doute, n’empêche que de les savoir là calmes, immobiles, plein l’église, je trouve que cela donne aux circonstances une solennité particulière : j’imagine que ce que j’éprouve, c’est comme si j’assistais à une messe à bord d’un navire, vous savez, avec tout l’équipage…

Mme BÉDU.

Vous avez de l’imagination.

Mme RAMAGE.

Il faut bien.

Mme BÉDU.

Pour moi, je trouve qu’il n’y a pas de belle cérémonie de mariage sans uniformes dans le cortège.

Mme RAMAGE.

Ils ont dû faire venir leur cousin…

Mme BÉDU.

Oui, ce fameux cousin qui est quelque chose dans les douanes, ou dans l’intendance, et qui s’est promené tout l’été dernier, à la musique, avec une pelisse d’officier…

Mlle BÉDU.

Est-ce qu’un substitut peut être autorisé à se marier en robe ?

Mme BÉDU.

Qu’est-ce que ça peut te faire ?

RAMAGE.

Allons, madame Bédu, Bédu autorise : venez que je vous montre les horreurs que les moines avaient mises dans cette galerie…

Mme BÉDU.

M. Bédu n’a rien à autoriser.

RAMAGE.

Voyons, nous avons encore quelques minutes à perdre, il faut en profiter : on ne marie pas tous les jours la fille d’une amie. Vous verrez, c’est très curieux.

Mme RAMAGE.

En somme, c’est de l’architecture.

Mme BÉDU.

En tous cas, nous ne pouvons laisser Amélie seule. (A Bédu.) Tu vas me faire le plaisir de rester avec elle.

BÉDU.

Mais certainement ! (A part.) Ça m’est égal, j’ai vu ça quarante fois.

Mmes Bédu et Ramage avec Ramage s’en vont dans la galerie.

SCÈNE XV

Mlle BÉDU, BÉDU, les Agents

Mlle BÉDU.

Ce sont les petits chapiteaux, n’est-ce pas, papa ?

BÉDU.

Tiens, tu sais ça, toi ?

Mlle BÉDU.

Je crois bien : à la pension, Germaine Champenois en dessinait sur tous ses cahiers.

BÉDU.

C’est du joli !

Mlle BÉDU.

Oh ! tu vois bien que ça ne l’empêche pas de se marier.

BÉDU.

Tu ferais mieux de repasser un peu ton morceau de chant.

Et laissant Mlle Bédu à l’orgue, il se rapproche des agents qui ont entamé une partie de cartes.

BÉDU.

A quoi jouez-vous donc là, sergents de ville ?

LAMBERT.

Au bonneteau.

GUIBAL.

Nous ne jouons pas, d’ailleurs, nous étudions.

LAMBERT.

Oui, c’est un jeu qui n’est pas très courant en province ; mais monsieur Calfa exige que nous l’apprenions à tout événement, pour la surveillance.

GUIBAL.

Il nous a rapporté ça de Paris.

BÉDU.

J’ai connu ce jeu-là, autrefois. Voyons, voulez-vous que je vous fasse dix sous ?

LAMBERT.

Si vous voulez, monsieur Bédu. (Jeu.) C’est perdu.

BÉDU.

Je recommence. Un homme intelligent, le nouveau commissaire.

LAMBERT, tout en faisant le jeu.

Oui, il va de l’avant. C’est perdu.

Le jeu continue.

GUIBAL.

On ne comprend pas toujours ce qu’il fait faire ; mais comme il dit, moins on comprend, mieux on est discipliné ; il inspire confiance.

LAMBERT.

Et dame, tout est là, pour les chefs, inspirer confiance. C’est encore perdu.

BÉDU.

Sapristi ! je n’ai plus de petite monnaie. Je suppose bien qu’on n’aura pas l’aplomb de venir jusqu’ici faire la quête. Mais c’est égal, en cas, c’est embêtant de se trouver pris au dépourvu, et de n’avoir pas de pièce de dix sous. Je descends jusqu’au bureau de tabac, et je reviens. (A sa fille.) Solfie en m’attendant.

Il s’en va.

Mlle BÉDU, après le départ de son père.

En somme, c’est de l’architecture !…

Et, elle aussi, va voir les chapiteaux.

SCÈNE XVI

LAMBERT, GUIBAL, puis JEUNHOMME

LAMBERT.

Il a parlé de bureau de tabac, moi je fumerais bien une pipe.

GUIBAL.

Pour ce que nous faisons… Pourtant ici, on ne peut guère.

LAMBERT, montrant la porte de l’orgue.

Si on entrait par là, c’est peut-être plus discret. (Il ouvre.) Tiens, Jeunhomme, qu’est-ce que vous faites là, vous ?

JEUNHOMME.

Bon ! on ne peut pas être dix minutes tranquille sans que vous veniez me relancer.

LAMBERT.

Allons ! ne vous fâchez pas : seulement on ne vous savait pas si dévot !

JEUNHOMME.

C’est le père Louche qui m’avait demandé pour souffler l’orgue à sa place…

GUIBAL.

Parbleu ! quand il s’agit de faire de la musique, vous en êtes toujours. Mais il n’est pas question de ça. Le patron nous a collés de service ici.

JEUNHOMME.

Pour quoi faire ?

LAMBERT.

Pour garder cette porte.

JEUNHOMME.

En voilà une idée !

LAMBERT.

C’est son idée !

GUIBAL.

Seulement nous cherchions un petit coin pour en griller une…

JEUNHOMME.

Eh ! bien, mettez-vous là ! Mais ne fichez pas le feu. Et puis je vais vous enfermer pour que la fumée n’aille pas dans l’église.

LAMBERT.

Et vous, si on veut toucher à la porte, prévenez-nous.

JEUNHOMME.

Oui, oui, elle ne va pas s’envoler.

Les agents s’enferment dans l’orgue.

SCÈNE XVII

JEUNHOMME, Mlle BÉDU, puis LA PRÉFÈTE.

Mlle BÉDU.

C’est bien extraordinaire que M. Canette ne soit pas arrivé ; si j’allais n’avoir personne pour m’accompagner ? (A Jeunhomme.) Dites, Monsieur, puisque vous êtes quelque chose dans l’orgue, savez-vous pourquoi l’organiste est si en retard ?

JEUNHOMME.

Oh ! qu’est-ce que vous voulez, il est tellement myope !

Mlle BÉDU.

Il me semble qu’on monte l’escalier, c’est peut-être lui ?

JEUNHOMME.

Eh ! non, c’est Mme la préfète qui revient.

Mlle BÉDU.

La préfète ?

JEUNHOMME.

Ça m’a échappé… Eh ! oui la nouvelle préfète, arrivée ici d’hier soir !

Mlle BÉDU.

La préfète !… Je vais sans doute voir une grue et voici que je me rencontre aussi avec la nouvelle préfète : quelle bonne journée !

LA PRÉFÈTE.

Vous voyez, Monsieur Jeunhomme, j’ai suivi vos conseils, je viens assister au défilé. Mais je ne vais pas vous gêner, vous me permettez, Mademoiselle ?

Mlle BÉDU.

Oh ! Madame la préfète, bien sûr, Madame la préfète…

LA PRÉFÈTE.

Allons, bon ! je vois qu’on m’a trahie…

JEUNHOMME.

Ça m’a échappé !…

Il va retrouver les agents dans l’orgue.

Mlle BÉDU.

Oh ! Madame la préfète, j’aurais deviné…

LA PRÉFÈTE.

C’est bien ce que je craignais, c’est une fatalité ! mais enfin, à première vue, à quoi donc reconnaît-on une préfète ?

Mlle BÉDU.

C’est que, je ne sais pas comment dire, Madame, mais bien sûr qu’à la musique, par exemple, on voit tout de suite : ça, ce sont les femmes d’officiers, ça, les femmes de commerçants… ça, les dames des fonctionnaires…

LA PRÉFÈTE.

Et moi aussi, à première vue, je reconnais tout de suite une gentille jeune fille de fonctionnaire, qui sera bien contente si l’on danse cet hiver à la préfecture.

Mlle BÉDU.

Oh ! oui, Madame la préfète : pensez donc, c’est si triste quand la préfecture ne donne pas l’élan !

LA PRÉFÈTE.

Et notre prédécesseur Bavolet ne donnait pas l’élan, lui qui était célibataire…

Mlle BÉDU.

Et avant, madame Laussel, la préfète qui était toujours en deuil… Tandis qu’il y a eu une année, seulement j’étais trop jeune alors pour faire mon entrée dans le monde, une année où il y a eu un bal travesti !

LA PRÉFÈTE.

Si vous étiez préfète, je parie que vous donneriez des bals travestis ?…

Mlle BÉDU.

Oh ! oui, et puis je ferais jouer la comédie : c’est si amusant, paraît-il, surtout les répétitions…

LA PRÉFÈTE.

Vous joueriez très bien la comédie !

Mlle BÉDU.

Oh ! je ne dis pas moi, mais il y a de ces messieurs qui débitent bien, allez, il y a le substitut !

LA PRÉFÈTE.

Vous comprenez, je me renseigne ; tout cela est très important à savoir, Mademoiselle. (Prenant la partition que Mlle Bédu tient à la main.) Et vous chantez, vous allez chanter tout à l’heure ?

Mlle BÉDU.

Germaine Champenois est ma meilleure amie ; elle m’avait tellement fait promettre que je chanterais à son mariage !…

LA PRÉFÈTE.

Il n’y a pas d’organiste pour vous accompagner ?

Mlle BÉDU.

Je commence même à être un peu inquiète ! d’autant que le morceau que je dois chanter est de lui…

La préfète jette un coup d’œil sur les premières lignes.

LA PRÉFÈTE.

Tiens, ça ressemble au Pas des Patineurs…

Mlle BÉDU.

C’est en effet le Pas des Patineurs. Il faut vous dire que Germaine s’est fiancée en dansant cette danse-là. Alors M. Canette a eu l’idée d’arranger le Pas des Patineurs avec des paroles religieuses, en plus lent, bien entendu : c’est pour le souvenir.

LA PRÉFÈTE.

M. Canette est homme de goût. Mais, dites-moi, Mademoiselle ! avec la musique de M. Canette et les monologues du substitut, il me semble que voilà de quoi passer de charmantes soirées : voilà des éléments !

Mlle BÉDU.

Quand on veut, on trouve toujours des éléments ! D’ailleurs, on peut toujours organiser des petits jeux…

LA PRÉFÈTE.

J’allais le dire : les petits papiers, les portraits. Ce n’est pas un homme, ce n’est pas une femme, qu’est-ce que c’est ?…

Mlle BÉDU.

Le trou…

LA PRÉFÈTE.

Le trou ?

Mlle BÉDU.

Oh ! oui, le trou !… moi, je trouve que c’est le plus amusant, n’est-ce pas, Madame ?

LA PRÉFÈTE.

Oui ? Tiens, voilà un jeu que je ne connais pas du tout ! J’ai pourtant été élevée au couvent. Oh ! mais il faut que vous me l’appreniez, tout de suite.

Mlle BÉDU.

Que je vous apprenne, Madame la préfète !…

LA PRÉFÈTE.

Si, si, tout de suite ! Ah ! par exemple ! Entendez-vous les potins des réactionnaires, quand mon mari aurait pris possession de son poste : Qu’est-ce que cette nouvelle préfète qui ne sait pas seulement jouer au trou !… Je l’ai échappée belle ! Allons, Mademoiselle, c’est pour la République !

Mlle BÉDU.

Oh ! Madame la préfète, bien sûr, Madame la préfète !… Seulement il faudrait être au moins trois…

LA PRÉFÈTE.

Eh ! bien, mais il y avait là Jeunhomme…

JEUNHOMME, sortant de l’orgue, aux agents.

Tiens, je vous crois que je fais Charlemagne ! Et puis, vrai, au bonneteau, vous n’êtes pas de force. Fumez, fumez ! et soufflez un peu si vous voulez pour vous distraire…

LA PRÉFÈTE.

Monsieur Jeunhomme, vous allez venir jouer avec nous.

JEUNHOMME.

Encore un bonneteau ? Jamais de la vie ! J’ai épuisé ma veine, vous comprenez ! Trente sous que je viens de gagner là !

LA PRÉFÈTE.

Fi, des jeux d’argent, Monsieur Jeunhomme, dans votre situation !… Non, nous cherchons un troisième pour jouer au trou ; allons ! ne dites pas non ; moi non plus je ne sais pas jouer, mademoiselle va nous expliquer…

Mlle BÉDU.

Eh ! bien, voilà… Je suis un peu émue… On se met en cercle… et puis on tient la main gauche, comme ceci… ça fait comme un petit puits…

LA PRÉFÈTE.

C’est ça, le trou ? Ah ! très bien !…

Mlle BÉDU.

Comme vous comprenez vite, Madame la préfète ! C’est le trou. Au milieu, c’est le trou commun. Et le trou du voisin de droite, c’est le trou du voisin, bien entendu. Et alors on commande : chacun son trou… trou commun… trou du voisin… et chacun suit avec l’index de la main droite : chacun son trou… trou commun… trou du voisin… Naturellement, plus on est nombreux, plus on va vite, plus on s’embrouille, et plus c’est amusant…

LA PRÉFÈTE.

Je trouve que, rien qu’à nous trois, c’est déjà très amusant, n’est-ce pas, Monsieur Jeunhomme ?…

JEUNHOMME.

Oh ! moi, il faut très peu de chose pour m’amuser.

LA PRÉFÈTE.

Allons, attention ! je commence : Trou commun… chacun son trou… Ah ! Monsieur Jeunhomme, un gage !…

JEUNHOMME.

Un gage ?

LA PRÉFÈTE.

Oui, vous vous êtes trompé. Il faut donner un gage… donnez n’importe quoi… votre mouchoir de poche ?

JEUNHOMME.

Mon mouchoir de poche ?… Si j’avais pu prévoir…

Mlle BÉDU.

Est-ce dommage que M. Canette ne soit pas là… C’est lui qui en fait des gages !… Avec sa myopie, il se trompe tout le temps, ce qu’il est drôle !… Oh ! mon Dieu les cloches !… voilà qu’on sonne…

JEUNHOMME.

On dirait même que c’est quelqu’un qui n’a pas l’habitude…

Mlle BÉDU.

Pendant que nous jouions là, bien tranquillement, le cortège qui arrive, et cette pauvre Germaine va faire son entrée sans musique, une entrée manquée, c’est épouvantable !… Ah ! si je savais jouer de l’orgue…

LA PRÉFÈTE.

Mais, j’en sais jouer, moi ; je ne vais pas à l’église dans les villes où mon mari est préfet, mais chez nous, l’été, à la campagne, c’est toujours moi qui tiens l’harmonium pendant la messe. (Prenant le morceau de musique des mains de Germaine.) Allons, donnez-moi ça… Ces cloches sont folles !… Ne laissons pas rater l’entrée de votre amie Germaine !

Elle joue les premières mesures, Gérôme se précipite.

SCÈNE XVIII

Les mêmes, GÉRÔME, RAMAGE, Mme RAMAGE, Mme BÉDU, CALFA, BÉDU, CANETTE, GILOTTE, LE COMMANDANT.

GÉRÔME.

Arrêtez l’orgue, arrêtez : la noce n’est pas là, c’est un faux départ. (Apercevant la préfète à l’orgue.) La personne ! c’est la personne !… Mais alors on l’a laissée sortir… les agents ne sont plus là… et qui est-ce qui est dans le clocher… qui peut se permettre de toucher aux cloches… (Il va rapidement à la porte du clocher qu’il ouvre et d’où sort un nègre.) Ah ! vous, tout le monde vous avait oublié !… on sonne toujours !

Il monte au clocher.

LA PRÉFÈTE.

Un nègre ?

JEUNHOMME.

Ah ! oui ! le nègre ? C’est l’architecte diocésain délégué du ministère des Beaux-Arts ; voilà onze ans qu’il passe ses journées dans le clocher pour en étudier la restauration ; personne n’y fait plus attention…

LA PRÉFÈTE.

Et il continue.

De la galerie arrivent Ramage, Mme Ramage et Mme Bédu.

RAMAGE.

Que se passe-t-il ? La personne !…

Mme BÉDU.

Ma fille seule avec la personne !… Quelles horreurs lui aura-t-elle apprises ?…

RAMAGE.

Les chapiteaux en action !

Mme RAMAGE.

Oh ! puisque le nègre était là !

Au seuil de la porte du clocher, Calfa et Gérôme.

CALFA, à Gérôme.

J’étais enfermé ! Il a bien fallu que je sonne pour me faire entendre. (A la Préfète.) Bien joué, Madame…

LA PRÉFÈTE.

Oh ! trop aimable… L’orgue, quand on sait un peu de piano, je tapote…

CALFA.

Bien joué, vous dis-je ; mais à deux de jeu ?

LA PRÉFÈTE.

C’est l’organiste ? Mais il n’a pas l’air myope…

CALFA.

Et les agents ? Où sont les agents ?

JEUNHOMME, ouvrant la porte de l’orgue.

Tenez, ils sont là ; ils fument.

CALFA.

De mieux en mieux, Madame : séquestration d’agents de la force publique, le délit se caractérise ; à merveille !

Arrive Bédu, avec l’organiste.

BÉDU.

Voici la noce, dépêchez-vous, monsieur Canette, vous allez être en retard !

GÉRÔME.

Canette ne voit personne : voilà qu’il s’installe.

CALFA[1].

[1] Voir la note de la page 262.

Ne le troublez pas. Seulement je suis forcé de garder Jeunhomme, bien entendu, et madame à ma disposition.

JEUNHOMME.

Mais c’est la préfète !

Mlle BÉDU.

C’est la préfète !

Mme BÉDU, à sa fille.

Petite dinde !

CALFA.

Elle est ingénieuse ! elle est drôle !… Mais je n’ai pas envie de rire.

GÉRÔME.

La préfète ? un nom de guerre, comme la Vrille, ou la Mominette.

CALFA.

Évidemment !

M. Canette commence sur l’orgue son arrangement du Pas des Patineurs. Musique jusqu’au baisser du rideau.

JEUNHOMME, à la préfète.

Voilà les avantages de l’incognito !

LA PRÉFÈTE.

Mais je n’en espérais pas tant : moi arrêtée, c’est admirable, c’est délicieux !

JEUNHOMME.

Si vous en aviez comme moi l’habitude…

Surgissent de l’escalier du fond Gilotte, le commandant, un enfant de chœur.

GILOTTE.

Eh ! bien, voyons, qu’est-ce qui se passe ? Gérôme, le cortège est en bas…

LE COMMANDANT.

L’exactitude militaire, politesse des rois !

RAMAGE, à Gérôme.

Ne dites rien, sacrebleu, le lunch…

BÉDU.

Le lunch !

GÉRÔME.

Je vous demande pardon, Messieurs, je vous suis… (A Calfa.) Vous n’y voyez pas d’inconvénient ?

CALFA.

Pas le moins du monde ; ma mission est accomplie : la noce continue…

Mlle BÉDU.

Ai-je vu une grue qui ressemble à une préfète, ou une préfète qui ressemblerait à une grue ?

CALFA.

Je crois que j’aurai un joli rapport à présenter au nouveau préfet.

RIDEAU

ACTE TROISIÈME

Au jardin public. A gauche, un coin du kiosque couvert où joue la musique : l’escalier par où l’on y monte, et à côté de l’escalier, face au public, la porte basse du hangar sous le kiosque, qui sert pour les chaises. — Au lever du rideau, les enfants Ramage crient et trépignent sur le kiosque.

SCÈNE PREMIÈRE

Mme RAMAGE, Mme BÉDU, Mlle BÉDU

Mme RAMAGE, appelant les enfants.

Yvonne ! Édouard ! Vovonne, Doudou ! voyons ! voulez-vous bien descendre !… oh ! insupportables !… (Aux dames Bédu qui arrivent.) Ah ! bonjour, chère madame, bonjour mademoiselle : vous venez prendre vos chaises ? Gérôme n’est pas encore là… Vovonne ! Doudou !… Je vous demande pardon : ces enfants me rendront folle !…

Mme BÉDU.

Ils sont délicieux ! Amélie, va les embrasser…

Amélie rejoint les enfants sur le kiosque.

Mlle BÉDU.

Vovonne !… Doudou !…

Mme BÉDU.

Alors, M. Ramage y est allé lui aussi ?… se présenter à cette préfète ?

Mme RAMAGE.

Mais oui… et aussi M. Bédu ?…

Mme BÉDU.

Oh ! vous pensez ! du moment qu’il s’agit d’aller faire la roue devant une péronnelle…

Mme RAMAGE.

Mais, chère amie, je vous trouve sévère !… En somme, cette dame a été victime d’une erreur regrettable, et je trouve très bien qu’en manière d’hommage et de protestation ces messieurs se soient donné le mot pour aller corner leur carte.

Mme BÉDU.

Corner !… je ne vous le fais pas dire !

Mme RAMAGE.

Après tout, c’est la préfète !

Mme BÉDU.

Je ne dis pas non ; c’est tant mieux pour elle : autrement elle s’en serait tirée à moins bon compte ! Le commissaire reconnaît qu’il s’est trompé, c’est une chose entendue ! Mais ce qui ne trompe pas, c’est notre instinct d’honnête femme.

Mme RAMAGE.

Alors, vous croyez qu’il y avait quelque chose ?

Mme BÉDU.

On ne m’enlèvera pas de l’idée que cette dame était parfaitement la maîtresse du petit Lanvornay. D’abord, qu’est-ce que ces façons ? Elle cause un quart d’heure avec ma fille, et quand j’arrive, elle n’a même pas un regard pour moi, moi la mère ? Vous trouvez que ce sont des procédés de femme bien élevée ?

Mme RAMAGE.

Enfin, une préfète est une préfète…

Mme BÉDU.

Vous en êtes encore là ? Mais, chère madame, dans les Basses-Alpes, nous avons connu un préfet qui avait épousé la fille d’un contrebandier espagnol, après l’avoir enlevée d’un cabaret à matelots : tout le monde savait cela, à Digne !

Mme RAMAGE.

Vous me bouleversez ! Celle-ci aurait assez le type espagnol, ne trouvez-vous pas ?

Mme BÉDU.

Toutes ces femmes-là ont le type espagnol ! En attendant, nous sommes forcées de laisser nos maris, trop contents de l’aubaine, se galvauder auprès de cette personne ; et nous-mêmes, il faut que nous venions attendre ici, afin que, s’il lui prend fantaisie de venir s’afficher à la musique, elle trouve les femmes des hauts fonctionnaires prêtes à la saluer, à la face de la ville, pour pallier l’effet de son algarade, et lui constituer une garde d’honneur : pour la réhabiliter !

Mme RAMAGE.

Mais mon mari, en m’envoyant, m’avait dit que c’était vous-même qui aviez eu l’idée…

Mme BÉDU.

Mais certainement, chère amie : j’ai fait la bêtise de me marier à un fonctionnaire, je ne tiens pas à ce que mon mari meure dans la peau d’un sous-inspecteur, j’ai une fille. Mais quand je songe que j’aurais pu épouser un officier, et qu’alors je me serais moquée de la préfecture, de la préfète, et de tous ces croquants !…

SCÈNE II

Les mêmes, GÉRÔME

GÉRÔME.

Je vous demande pardon, Mesdames, je suis un peu en retard pour les chaises. Mais vous vous expliquez sans doute : j’étais allé corner ma carte, comme serveur à la préfecture.

Tout en parlant, il a ouvert la porte basse et tiré quelques chaises.

Trois chaises, n’est-ce pas, à la place habituelle, du côté du jet d’eau. Ne vous donnez pas la peine, je vais les porter.

Il s’éloigne avec les chaises.

Mme RAMAGE, appelant.

Vovonne… Doudou !…

Mlle BÉDU, descendant du kiosque avec les enfants.

Les voilà ! dites que vous vous êtes bien amusés avec votre amie Amélie…

Mme RAMAGE.

Vous n’embrassez pas la dame ; allons, embrassez la maman de votre amie Amélie…

Les enfants hurlent.

Mme BÉDU.

Mais non, mais non, laissez-les donc jouer !

Mlle BÉDU.

Je songeais à une chose : si le commissaire spécial ne s’était pas trompé, si la personne qu’on a arrêtée à l’église avait été coupable, c’est le substitut qui l’aurait jugée ?

Mme BÉDU.

Tu ferais mieux de t’occuper des enfants : tiens, ils vont jeter toutes les chaises par terre…

Mme RAMAGE.

Ce sont des diables ! ce sont des diables !…

Mme BÉDU.

Ils sont délicieux ! (A part.) S’ils étaient à moi, ce que je leur flanquerais des gifles !… (Haut.) Ils sont délicieux !…

Ils s’éloignent.

SCÈNE III

CALFA, GÉRÔME

CALFA, arrivant suivi de deux agents. Il leur montre la cave.

Là ! vous serez très bien là-dedans : c’est parfait ! (A Gérôme qui revient.) Ah ! Gérôme, je réquisitionne votre hangar pendant la musique, c’est là que se tiendront mes agents !

GÉRÔME.

Comment ? ça n’est pas fini ! Eh ! bien, vous en avez un ressort ! Est-ce que vous comptez encore sur quelque chose, Monsieur Calfa ?

CALFA.

Je vous l’ai déjà dit, mon cher Gérôme, c’est notre profession de toujours faire comme si nous comptions sur quelque chose : et il faut bien que ça finisse par arriver, un jour ou l’autre.

GÉRÔME.

Mais, justement, après ce qui vous est arrivé hier, ça ne vous suffit pas ?

CALFA.

Quoi ? vous admettrez bien qu’il y avait quatre-vingt-dix-neuf chances pour que cette personne ne fût pas la préfète : il s’est trouvé que c’était la préfète, eh ! bien, mon Dieu, c’était la chance à courir ; sans cela, on ne ferait jamais rien. J’ajouterai d’ailleurs que l’événement n’a pas été pour me déplaire : comme cela, dès son arrivée, le nouveau préfet saura, et de première main, qu’il a un commissaire spécial qui ne craint pas d’ouvrir l’œil.

GÉRÔME.

Selon vous, ça lui sera égal, au préfet, que vous ayez arrêté sa femme ?

CALFA.

Ça ne lui sera pas égal : il sera enchanté, — si du moins c’est un homme intelligent, comme je l’espère.

GÉRÔME.

Il peut être intelligent, et ne pas aimer à être cocu, ou du moins que cela se sache. Car enfin, monsieur Calfa, de vous à moi, l’idée m’était venue, et je crois bien qu’elle est venue à d’autres : de ce que cette dame est la préfète, cela ne prouve pas qu’elle ne soit aussi la maîtresse de M. Lanvornay.

CALFA.

Qui est-ce qui vous dit le contraire ? Mais vous mélangez les questions ; l’aventure pourra lui être désagréable comme homme, mais comme préfet, elle ne lui offre que des avantages, et je n’ai affaire qu’au préfet. En donnant à la préfète l’auréole de l’arrestation arbitraire, je me trouve avoir déterminé en son honneur, et en l’honneur de l’administration préfectorale par conséquent, un courant d’opinion, un mouvement de sympathie considérable ; vous savez bien qu’en ce moment tous les fonctionnaires défilent à l’Hôtel du Midi pour témoigner de leur loyalisme : ça aura été une entrée exceptionnelle !

GÉRÔME.

Entre deux agents. Ce n’est pas l’entrée de tout le monde.

CALFA.

Et tout à l’heure, quand la préfète paraîtra à la musique, ce ne sont plus seulement les fonctionnaires, c’est toute la ville, c’est l’opinion publique qui va se manifester, et nous allons pouvoir juger d’un coup quels sont, dans la population, les éléments hostiles, et quels sont ceux sur qui nous pouvons compter…

GÉRÔME.

Vous croyez qu’on va manifester ?

CALFA.

Pour la préfète et contre moi, certainement ! Vous voyez bien que j’établis ici une permanence. D’ailleurs, je ne crois pas à des manifestations violentes, vous n’avez rien à craindre pour vos chaises.

GÉRÔME.

Oh ! ça m’est égal, la municipalité les assure. Et même, j’y pense, il y en a de vieilles que j’avais laissées à l’église pour la cérémonie de tantôt, je vais aller les chercher…

CALFA.

Je vais également du côté de l’église. Il habite par là un certain entreposeur des tabacs qui ne m’a jamais paru bien catholique, chair ou poisson : il faut que je sache s’il est allé se faire inscrire chez la préfète.

GÉRÔME.

Ah ! les fonctionnaires n’ont qu’à bien se tenir avec vous : toujours prêt à les surprendre ; vous vous cacheriez dans leur encrier !

CALFA.

Je considère cela comme une mission.

Ils s’éloignent ensemble.

SCÈNE IV

LAMBERT, GUIBAL

GUIBAL.

C’est que nous allons nous embêter, là-dedans, il est embêtant le patron avec ses idées.

LAMBERT.

Enfin, ce qu’il y a toujours, c’est qu’on peut s’asseoir… Et j’espère, toujours, que nous entendrons bien la musique.

GUIBAL.

Nous n’entendrons rien du tout, c’est une cave : on est en dessous.

LAMBERT.

A la maison, il y a une machine à coudre au-dessus de la chambre, on entend très bien… Tiens, monte un peu ; tu vas chanter pour que je me rende compte.

Guibal monte sur le kiosque, fait une roulade, et redescendant :

GUIBAL.

Eh bien ?

LAMBERT.

Rien.

GUIBAL.

Maintenant c’est peut-être aussi que j’étais tout seul. Quand toute la Philharmonique y sera, avec la caisse et les cuivres, peut-être que ça s’entendra davantage ?…

LAMBERT.

Oui. Et puis tu as la voix faible. Écoute un peu moi. (Montant sur le kiosque.) Il me semble que j’aurais aimé à être chanteur, ou à parler sur des estrades… (Roulade.) Eh bien ?…

GUIBAL.

Eh bien ! mon vieux, voilà qu’il pleut !…

LAMBERT.

Farceur ! C’est vrai qu’il tombe des gouttes… Enfin ce qu’il y a toujours, c’est qu’on sera à l’abri.

SCÈNE V

Les mêmes, JEUNHOMME

JEUNHOMME.

Décidément, quand ce n’est pas vous qui me trouvez, c’est moi qui vous trouve…

LAMBERT.

Et définitivement qu’il se trouve qu’on se trouve toujours, monsieur Jeunhomme…

JEUNHOMME.

Seulement, ce que je ne trouve pas, c’est mon bouton de manchette… c’est très désagréable, d’autant que je n’en avais qu’un : et comme j’ai achevé la nuit là, la nuit dernière, je venais voir s’il n’y serait pas resté, par négligence.

LAMBERT.

Voilà ce que c’est que de coucher toujours où c’est défendu.

GUIBAL.

Enfin, si nous mettons la main dessus, nous vous ferons signe.

LAMBERT.

C’est que ça doit bien vous manquer, hein ? Vous soignez votre tenue, monsieur Jeunhomme, maintenant que vous frayez avec des dames de la haute administration !

GUIBAL.

C’est pas de reproche ; puisqu’elle était l’amie, cette préfète, de M. Lanvornay, qu’est réactionnaire, c’est bien juste qu’elle ait des bontés pour vous qu’êtes anarchiste : ça rétablit l’équilibre.

LAMBERT.

L’équilibre opportuniste, quoi !

JEUNHOMME.

Imbéciles !

LAMBERT.

Eh ! là, Jeunhomme, vous insultez les agents.

JEUNHOMME.

Vous insultez bien une femme.

GUIBAL.

C’est complètement différent !

LAMBERT.

Et puis, je ne vois pas ce qui vous fâche, au contraire : une dame du gouvernement qui se conduit mal, c’est le commencement de l’anarchie.

JEUNHOMME.

Et dire que c’est Calfa qui a imaginé toutes ces petites histoires !

GUIBAL.

Et ce n’est pas fini ; car, si le patron nous a mis de service là-dessous, pendant la musique, bien sûr que c’est encore pour en voir !

LAMBERT.

Bien sûr !

JEUNHOMME.

Comment, vous êtes de service sous le kiosque ?

GUIBAL.

Dame, nous n’y sommes pas venus pour notre plaisir !…

LAMBERT.

Pour la promenade !…

JEUNHOMME.

Calfa continue, alors ! Encore ! toujours ? Il est donc enragé ! Mais cette fois, il n’aura pas le dernier mot ! Ah ! il vous met de service sous le kiosque pendant la musique : vous savez pourquoi ?

LAMBERT.

Bien sûr que non !

GUIBAL.

Il ne nous dit pas ses secrets, bien sûr !

JEUNHOMME.

A moi non plus. Mais ça n’est pas malin à deviner.

LAMBERT.

Nous ne devinons jamais.

JEUNHOMME.

Eh bien ! ne devinez pas, je vais vous le dire : Il vous a mis là, parce qu’on doit venir le gifler ici, dans vingt-cinq minutes.

GUIBAL.

On doit gifler le patron ?

LAMBERT.

Mais s’il le sait, pourquoi viendra-t-il ?

JEUNHOMME.

Il ne peut pas faire autrement, pour son avancement.

LAMBERT.

Mais qui donc doit le gifler ?

JEUNHOMME.

Qui ? le nouveau préfet. Là ! (A part.) Il ne faut pas que ce soit toujours cette brute qui invente. C’est bien notre tour ! Et puis je lui dois bien ça, à la pauvre préfète !

LAMBERT.

Ah ! sacrebleu ! je m’asseois !

GUIBAL.

Le fait est que, depuis hier, ce qu’on en apprend : on ne sait plus comment on vit : c’est extraordinaire !

LAMBERT.

On se croirait à Paris !

JEUNHOMME, à part.

Allons-y ! (Haut.) Vous comprenez bien que ça ne pouvait pas se passer comme ça. La préfète n’a rien dit sur le moment, mais elle mijotait, n’est-ce pas, elle pouvait pas garder cet affront sur le cœur, c’te femme. Elle a télégraphié à son mari, qui doit arriver par le train de Paris, en pleine musique, où il a convoqué Calfa, pour lui flanquer une paire de calottes, au débotté : ça lui apprendra. Et voilà. Et je m’en vais.

GUIBAL.

Vous partez : ça ne vous tente pas de voir ?

JEUNHOMME.

Peuh ! quand j’étais plus jeune, peut-être, mais maintenant j’en ai tant vu. Et puis je vais au train, précisément, chercher les journaux. C’est moi le crieur aujourd’hui ; Reboul est enrhumé, il me passe la casquette et la trompe…

LAMBERT.

Toujours des suppléances, Jeunhomme, toujours du provisoire !…

JEUNHOMME.

Il n’y a que le provisoire qui dure. (Gérôme paraît, traînant une petite charrette remplie de chaises.) Ah ! ah ! M. Gérôme prend ses précautions : vous allez refuser du monde !…

GÉRÔME.

Au lieu de badiner, vous feriez mieux de me donner un coup de main.

JEUNHOMME.

Excusez, je suis attendu ; mais ces messieurs sont là. Bonsoir, Messieurs !

SCÈNE VI

Les mêmes, moins JEUNHOMME

GÉRÔME.

C’était bien la peine que je me fatigue à traîner cette charrette : le garçon de l’hôtel du Midi vient de me dire que la préfète faisait ses malles et ne venait pas. Je l’aurais juré, parbleu, maintenant que son Lanvornay va partir en voyage de noce. Avec cela qu’il va pleuvoir : sacré Calfa, avec ses histoires ! Mais vous ne paraissez pas bien en train…

GUIBAL.

C’est que nous venons d’apprendre des choses !

LAMBERT.

Oui, on n’a de courage à porter les chaises que pour s’asseoir dessus.

GÉRÔME.

Qu’est-ce qu’il y a encore ?

LAMBERT.

On doit, tout à l’heure, flanquer ici des gifles au patron.

GÉRÔME.

Ah ! diable ! ceci paraît plus sérieux.

GUIBAL.

Oh ! c’est sérieux : Jeunhomme est très renseigné.

LAMBERT.

D’abord, n’est-ce pas, un anarchiste, il y a à penser qu’il fait partie de la Sûreté.

GUIBAL.

Et puis il était tout le temps avec la préfète.

GÉRÔME.

C’est la préfète qui doit gifler Calfa ?

LAMBERT.

Oh ! il ne se laisserait pas gifler par une femme !

GUIBAL.

Non : c’est le préfet, qui arrive exprès dans vingt minutes, par le train de Paris.

GÉRÔME.

Le nouveau préfet ? Cela ne m’étonne pas. Je m’étais toujours douté que ça finirait de cette façon-là. Calfa ne voulait pas me croire. Alors le préfet doit venir le gifler à la musique ?

LAMBERT.

Oui ! sans doute pour que ça se fasse devant plus de monde.

GÉRÔME.

Malheureusement, ça ne se sait pas assez. Et la pluie va même éloigner tous les amateurs.

Paraissent Bédu et Ramage au coin d’une allée.

GUIBAL.

En voilà deux, cependant.

LAMBERT.

Redingote et chapeau de soie : ce sont peut-être les témoins ?

GÉRÔME.

Un duel par là-dessus : Oh ! ne soyons pas trop gourmands.

LAMBERT.

Renseignez-vous toujours. Nous rangeons vos chaises pour ne pas donner l’éveil.

Les deux agents dans le hangar prennent les chaises que leur tend Gérôme.

SCÈNE VII

Les mêmes, RAMAGE, BÉDU

RAMAGE.

Je crois que nous arrivons juste pour l’ondée.

BÉDU.

Je vous avouerai que je tremblais pour mon chapeau haut de forme.

RAMAGE.

Vous vous rappelez l’enterrement du père Moulins, où il pleuvait tant !

BÉDU.

Précisément, — il y a cinq ans. — J’ai eu mon ancien chapeau confondu. Et c’est embêtant d’acheter un chapeau haut de forme tous les jours.

RAMAGE.

Enfin, nous ne les remettrons plus qu’au premier janvier.

BÉDU.

Et les réceptions, vous oubliez qu’il y aura les réceptions du nouveau préfet.

RAMAGE.

C’est vrai, sacrebleu ! nous n’avons encore vu que la préfète… Avec cette façon de ne pas arriver ensemble, c’est la ruine de nos chapeaux hauts de forme !…

BÉDU.

Ce n’est pas seulement ça. Mais on se serait contenté de la préfète, hein, Ramage ?

RAMAGE.

Ah ! ce Bédu ! toujours la bagatelle ! Le fait est qu’elle a de la branche, du montant : c’est bien la République aimable !

BÉDU.

Oui ! et cet animal de Lanvornay qui est peut-être réactionnaire !

RAMAGE.

Chut ! chuuut ! Il y aura des ralliés, cet hiver, aux soirées de la Préfecture !

BÉDU.

Mais nous ne jouerons pas à l’écarté avec le préfet !

RAMAGE.

Craignons le coup de la Préfecture : le coucoup… ah ! ah ! ah !

BÉDU.

Avec tout cela, nous ne savons toujours pas quand il arrive, ce cocu-là ?…

GÉRÔME, qui s’est rapproché.

Il m’a semblé que ces messieurs parlaient de l’arrivée de M. le Préfet ?

BÉDU.

Hein ? Ah ! oui, il y a un moment, — tout à l’heure…

RAMAGE.

Au fait, vous savez peut-être cela, Gérôme, vous qui êtes un peu de la Préfecture ?

GÉRÔME.

C’est-à-dire, je suis de la Préfecture, comme de la cathédrale, comme de tout : j’ai mon indépendance. Mais je vous croyais renseignés. Le préfet sera ici, à l’arrivée du train de Paris, dans vingt minutes.

BÉDU.

Pas possible ?

GÉRÔME.

Je le tiens de quelqu’un qui touche de près à la personne qu’il se propose de gifler.

RAMAGE.

Le préfet vient gifler quelqu’un ?

BÉDU.

Je parie que c’est un journaliste ?

GÉRÔME.

Vous n’y êtes pas : il vient gifler le commissaire. Vengeance de femme.

RAMAGE.

Ça, c’est épatant !

BÉDU.

Dites donc, nous n’allons pas rater celle-là, hein, Ramage ?

GÉRÔME.

Je me permettrai de vous conseiller d’autant plus de rester, que peut-être M. le Préfet ne sera pas fâché d’avoir là deux fonctionnaires honorables, deux témoins tout trouvés, sous la main…

RAMAGE.

Sous la main ? eh ! là, eh ! là : c’est assez du commissaire.

GÉRÔME.

Monsieur Ramage a toujours le mot pour rire ; mais ces messieurs entendent ce que je veux dire…

BÉDU.

Oui, oui. — « Les témoins étaient, pour M. le préfet, M. Bédu et M. Ramage… » Dites donc, Ramage, c’est ça qui embêterait Gilotte, lui qui a fait tant d’histoires au cercle, parce qu’il était témoin au mariage Lanvornay…

RAMAGE.

C’est un autre genre. Mais, dites-moi, Gérôme, connaissez-vous les intentions du commissaire, êtes-vous sûr aussi qu’il ne nous fera pas faux bond ?

GÉRÔME.

Ce serait fou de sa part ; raisonnons un peu : cette gifle lui crée une situation exceptionnelle : il devient « le commissaire que le préfet a giflé », et on est forcé de le déplacer avec avancement. Calfa est trop fin pour ne pas le comprendre.

RAMAGE.

Une gifle est toujours une gifle.

GÉRÔME.

L’avancement est toujours de l’avancement. D’ailleurs, je sais où il est, je vais causer de tout cela avec lui.

RAMAGE.

Vous allez vous mouiller.

GÉRÔME.

La chose en vaut la peine. Je vous dirai ce qu’il en est.

Il s’en va.

SCÈNE VIII

Les mêmes, moins GÉRÔME, puis Mme RAMAGE, Mme BÉDU, Mlle BÉDU et les enfants.

RAMAGE.

Croyez-vous que nous avons bien fait de mettre nos chapeaux hauts de forme ?

BÉDU.

Quand on occupe une certaine situation, on ne devrait jamais sortir sans chapeau haut de forme. Voyez les médecins.

RAMAGE.

Ce n’est cependant pas une raison pour ne pas mettre les nôtres à l’abri.

BÉDU.

Ce kiosque couvert nous coûte assez cher, à nous contribuables.

Ils montent sur le kiosque.

RAMAGE, regardant au loin.

Voilà de pauvres dames qui veulent faire comme nous. Eh ! parbleu, c’est Mme Bédu qui vient en courant.

BÉDU.

En courant ? c’est bien invraisemblable. C’est pourtant vrai.

Accourent, se garant de la pluie, Mme Ramage, Mme Bédu, Amélie et les enfants.

Mme RAMAGE.

Eh bien, Messieurs, vous n’êtes guère galants.

Mme BÉDU.

Avec nous, mais avec leur préfète…

RAMAGE, à sa femme.

Nous n’avions pas de parapluie ; nous ne pouvions pourtant pas vous apporter le kiosque.

BÉDU.

Nous ne pouvions pas apporter le kiosque.

Mme BÉDU.

Oh ! toi, je te conseille de faire de l’esprit, ça te complète. Mais tu ferais mieux de me répondre, et ta préfète ?

BÉDU.

Mais, ma bonne amie, nous ne savons pas, nous ne l’avons pas vue.

Mme BÉDU.

Charmant ! alors vous ne savez pas si elle va venir ?

RAMAGE.

Dame, maintenant, c’est peu probable : avec la pluie…

Mme BÉDU, à Bédu.

C’est parfait ! Nous autres, que nous fassions le pied de grue — le pied de grue — sous la pluie, c’est tout naturel ; que ta fille, — je ne dis pas moi, — que ta fille risque d’attraper une pleurésie…

Mlle BÉDU.

Pourtant, maman…

Mme BÉDU.

Occupe-toi des enfants, — une pleurésie : c’est sans importance. Tout cela pour attendre le bon plaisir d’une personne de mœurs équivoques, auprès de laquelle M. Bédu ira faire le joli cœur !

BÉDU.

Mais, ma bonne amie, je ne te comprends pas : toi-même étais la première…

Mme BÉDU.

C’est cela, reproche-moi maintenant de sacrifier à ton avancement… problématique, ma dignité et mes révoltes d’honnête femme…

RAMAGE, à sa femme.

C’est ennuyeux que nous ne puissions pas nous en aller.

BÉDU.

Mais, ma bonne amie, je t’assure que tu as tort de parler ainsi. D’abord une préfète est la femme du préfet comme nous sommes les fonctionnaires du préfet : la femme de César ne doit pas être soupçonnée.

RAMAGE.

Et puis quoi ? tromper un représentant du gouvernement, c’est comme voler l’État : ça ne compte pas. Et à tout prendre, en admettant que cette personne soit un peu légère, aime à s’amuser ? Cela nous promet quelques réceptions brillantes pour l’hiver prochain. Vous en plaindrez-vous, Mesdames ? Mademoiselle Amélie s’en plaindra-t-elle ?

BÉDU.

Sans parler du commerce local.

RAMAGE.

D’ailleurs, il se peut très bien qu’elle ne soit pas ce que vous pensez. Elle n’est pas cause de ce qui arrive.

BÉDU.

Et il faut bien reconnaître ceci en sa faveur, c’est que le préfet, son mari, mandé par elle, sera ici d’un moment à l’autre pour corriger ce commissaire maladroit, qui a pris sa femme pour une cocotte.

Mme BÉDU.

Qu’est-ce encore que cette histoire ?

RAMAGE.

Ce n’est pas une histoire. Vous ne comprenez pas que cette dame ait été furieuse, outrée, contre cet imbécile de commissaire qui, dans son zèle intempestif, l’a si sottement arrêtée ?

Mme RAMAGE.

Moi, d’abord, je lui aurais crevé les yeux.

RAMAGE.

Bien, Clotilde ! Et tout naturellement, le mari, prévenu, accourt pour venger sa femme indignement traitée ; j’en ferais tout autant.

Mme RAMAGE.

Merci, Paul !

RAMAGE.

Tous les maris en feraient autant : si le commissaire avait arrêté Mme Bédu, est-ce que Bédu, lui aussi, ne voudrait pas tirer les oreilles du commissaire ?

BÉDU.

Ou tout au moins tiendrais-je à lui faire entendre mon vif mécontentement.

Mme BÉDU.

Moi, je dis qu’une honnête femme commence par ne pas se mettre dans le cas qu’on la prenne pour une grue.

A ce moment on entend des cris épouvantables poussés par les enfants qui étaient descendus jouer en bas du kiosque et ont disparu.

Mme RAMAGE.

Oh ! mon Dieu, qu’est-ce qu’il y a encore ? Vovonne ? Doudou ?

Mme BÉDU, à Amélie.

Je t’avais dit de surveiller les enfants, au lieu d’écouter ce que tu n’as pas à apprendre.

RAMAGE.

Laissez donc, chère madame, je vais voir.

Par la porte basse, sous le kiosque, sortent les agents tenant les enfants.

BÉDU, à Mme Bédu.

Ah ! des agents : tu vois que c’est sérieux.

LAMBERT, aux enfants.

Allons, allons, criez pas comme ça : ces enfants s’attendaient pas à nous trouver là-dessous, et, dans le noir, ils ont pris peur.

RAMAGE.

C’est votre métier, il faut bien que vous fassiez peur à quelqu’un.

LAMBERT.

Oui, mais nous ne sommes pas méchants. (Jouant avec les mioches.) Allons, tu veux mon képi ? tiens…

GUIBAL.

Faut pas toucher au grand sabre : ça ne coupe pas, mais c’est égal…

LAMBERT.

Là, vous voyez, messieurs et dames, nous sommes tout à fait bons amis maintenant. A dada ? vous voulez jouer à dada ?

Chaque agent prend un bébé sur le dos, et se met à trotter autour du kiosque.

LAMBERT.

Hop ! hop !

GUIBAL.

Hop ! hop !

Mme RAMAGE.

Oh ! du moment que ces messieurs ont des uniformes ! Vovonne et Doudou passeraient leur vie sur les genoux de leur oncle le capitaine télégraphiste, et le capitaine leur passerait tout.

BÉDU.

C’est curieux cette affinité des bébés et des militaires…

RAMAGE.

C’est que les militaires sont de grands enfants.

Mme BÉDU.

Vous avez la rage d’appeler les agents des militaires !

LAMBERT.

Hop ! hop !

GUIBAL.

Hop ! hop !

RAMAGE.

Les agents sont de braves gens !

SCÈNE IX

Les mêmes, GÉRÔME, CALFA

CALFA, survenant avec Gérôme.

Eh bien ! Lambert, Guibal ! voyons, ce n’est pas pour cela que je vous ai mis de service. Comment arriver à un résultat sérieux avec un pareil personnel !… Où sont les brigades centrales, mon Dieu !

RAMAGE.

Pardonnez-leur, ils ont bien gagné un moment de distraction.

CALFA.

Permettez : aujourd’hui, les circonstances sont particulièrement graves : il y a temps pour tout.

RAMAGE.

Oui, oui, nous savons !…

TOUS, avec mystère.

Nous savons !…

Et tous chuchotent, groupés sous le kiosque, cependant que Calfa a emmené Gérôme à l’écart.

CALFA.

Alors je n’en dis pas davantage. Dites donc, Gérôme, il n’y a personne.

GÉRÔME.

Qu’est-ce que vous voulez ? d’un temps pareil…

CALFA.

C’est très désagréable. Et s’il allait ne pas y avoir musique ?

GÉRÔME.

Quant à cela, vous pouvez être tranquille. Autrefois, à la première goutte d’eau, les musiciens filaient. Mais, maintenant que nous avons un kiosque couvert, la musique joue quelque temps qu’il fasse…

CALFA.

Mais le public ?

GÉRÔME.

Ah ! dame, on ne peut pas construire un kiosque aussi pour le public. Alors, maintenant, c’est lui qui s’en va.

CALFA, montrant les Bédu et les Ramage.

Diable ! et si ceux-là s’en vont aussi…

GÉRÔME.

C’est que, justement, je crains bien que tout à l’heure les musiciens qui vont prendre leurs places ne les forcent à partir…

CALFA.

Mais ce serait un désastre : vous m’annoncez que le préfet doit me gifler ici, j’accours ; on n’a pas deux aubaines comme cela dans sa carrière : mais à condition que ça se voie : s’il n’y a personne pour le voir, cet acte perd toute signification ; et il n’y a plus de raisons pour qu’on me déplace. D’ailleurs, on ne se gifle jamais qu’en public ; s’il n’y a pas de public, on se flanque des coups de poing, et ces procédés répugnent à des gens bien élevés. Il ne faut pas que ces personnes s’en aillent. Vous n’avez pas de parapluies, Messieurs ? Voulez-vous que je vous en envoie chercher ? Si si, je vais en envoyer chercher pour ces dames… Lambert, Guibal, au lieu de ne rien faire, allez donc d’une course prendre des parapluies pour Mme Bédu et Mme Ramage. Au trot !

GÉRÔME.

Voulez-vous que j’aille en chercher deux ou trois à offrir, si par hasard il venait encore du monde ?

CALFA.

Merci, mon cher Gérôme, merci. Moi, je vais marcher un peu : cette attente me surexcite…

GÉRÔME.

On ne vous a jamais giflé ?

CALFA.

Des femmes, quelquefois ; mon père, quand j’étais gamin, et aussi à l’école des frères… Mais un préfet, jamais !

GÉRÔME.

Alors, un peu d’émotion est bien compréhensible. C’est égal, ne vous énervez pas trop.

SCÈNE X

Les mêmes, moins GÉRÔME et CALFA

Mme BÉDU.

Vous voyez bien que ce commissaire est très bien élevé, quand il sent qu’il a affaire à des femmes comme il faut…

RAMAGE.

Sans vous offenser, je crois que ses amabilités s’adressent plutôt à nous, n’est-ce pas, Bédu ?

Mme BÉDU.

Oh ! certainement, M. Bédu n’admettra jamais qu’on puisse être aimable avec sa femme.

RAMAGE.

Vous vous calomniez, belle dame. Mais, en réalité, Calfa voudrait que si, après la gifle, il y a un duel, c’est à lui que nous servions de témoins.

Mme RAMAGE.

Paul, je te défends de te battre en duel !

RAMAGE.

Mais il ne s’agit pas de cela…

BÉDU.

Les témoins ne sont jamais que du déjeuner…

Mme RAMAGE.

Oui, oui, on dit cela. Mais rappelle-toi l’histoire que racontait toujours ce pauvre oncle Gustave…

RAMAGE.

Mais, ma chère amie, ça se passait sous la Restauration, et il était question de sous-officiers de hussards.

BÉDU.

Ici, il n’y a pas eu de duel depuis la fameuse affaire entre Rochefort et Galibert, le marchand de nouveautés de la rue Creuse, qui est mort il y a quatre ans.

RAMAGE.

Oui, ils s’étaient battus là-haut dans la propriété Brunet. La balle de Rochefort cassa une cloche à melons : je me rappelle qu’il y a deux ans, Brunet la montrait encore.

BÉDU.

Oui, mais comme il avait fortement grêlé, on n’était pas bien sûr que ce fût la même.

RAMAGE.

Bah ! c’était toujours une cloche !

Mme BÉDU.

Je trouve le duel une invention stupide et barbare.

BÉDU.

Stupide, mais parfois nécessaire.

RAMAGE.

Barbare, le duel au sabre, je ne dis pas ; mais au pistolet, à trente pas…

Mme RAMAGE.

Enfin, stupide ou non, barbare ou non, je te défends, Paul, tu entends, je te défends de te mêler de cette affaire-là !…

RAMAGE.

Mais il n’y aura sans doute pas de duel ; je me demande même s’il y aura une gifle…

Mme BÉDU, après un temps.

Il y aura une gifle.

Mme RAMAGE.

Eh bien, ça m’est égal, nous ne serons pas là pour la voir donner ; partons !

RAMAGE.

C’est ridicule !

Mme RAMAGE.

Partons ! je te connais, je ne serais pas tranquille.

RAMAGE.

Attendons au moins les parapluies.

Les agents en apportent deux.

Mme RAMAGE.

Les voilà. (A Mme Bédu.) Vous ne venez pas, chère amie ?

Mme BÉDU.

Non, prenez les devants ; nous attendrons les parapluies de Gérôme : autrement, nous n’aurions chacun qu’une moitié de parapluie, c’est le bon moyen pour être deux à se mouiller…

Mme RAMAGE.

Eh bien, vous nous raconterez ce qui se sera passé. Voulez-vous nous confier Mlle Amélie ?

Mme BÉDU.

J’allais vous en prier.

RAMAGE, bas à Bédu.

Je vais revenir.

Mme RAMAGE, aux enfants qui se cramponnent aux agents.

Vovonne… Doudou… voyons, ces messieurs ne peuvent pas vous porter sur leur dos jusqu’à la maison.

Mlle BÉDU.

Dites, monsieur Ramage, les substituts ? la loi leur défend, je crois, de se battre en duel ?

Ils s’éloignent, les agents se sont retirés sous le kiosque.

SCÈNE XI

Mme BÉDU, BÉDU

Mme BÉDU.

Bédu, j’ai à te parler.

BÉDU.

A moi ?

Mme BÉDU.

Oui. Il m’est venu une idée.

BÉDU.

A toi ?

Mme BÉDU.

Oui. Veux-tu être décoré ?

BÉDU.

Mais, ma bonne amie, si ça doit te faire plaisir.

Mme BÉDU.

Je ne plaisante pas. D’ailleurs, ce ne serait pas pour mon plaisir, va : les rubans, on sait ce qu’en vaut l’aune. Ce serait dans l’intérêt de ta fille.

BÉDU.

Chère Amélie !

Mme BÉDU.

« M. Bédu, chevalier de la Légion d’honneur, a l’honneur de vous faire part… » Ça vaut trente mille francs de dot, tu sais…

BÉDU.

Avec ce que nous pouvons donner à Amélie, ça lui ferait toujours une quarantaine de mille francs… Mais ce n’est pas une raison pour qu’on me décore…

Mme BÉDU.

La raison ? J’en ai trouvé une. Monsieur Bédu ?

BÉDU.

Madame Bédu ?

Mme BÉDU.

C’est toi qui vas gifler le commissaire.

BÉDU.

Mais, ma bonne amie, tu n’y penses pas. Un simple particulier ne gifle pas un commissaire de police ; on le gifle moralement, tout au plus ; autrement on se ferait fourrer en correctionnelle !

Mme BÉDU.

Tu ne comprends donc rien ! Tu ne comprends pas que voilà pour toi une occasion unique de te mettre en relief, une occasion comme tu n’en as jamais trouvé, comme tu n’en trouveras jamais plus dans toute ta carrière. Le préfet arrive : « Où est ce commissaire, que je le gifle ? — Mais, monsieur le préfet, il est déjà giflé ! — Giflé ! et par qui ? — Par le mari de Mme Bédu, par M. Bédu, le sous-inspecteur. » Te voilà du coup le vengeur de l’honneur administratif, l’ami du préfet, le champion de la préfète…

BÉDU.

J’entends bien ; mais si le préfet trouve que ça ne vaut pas plus que les palmes académiques ?

SCÈNE XII

Les mêmes, GÉRÔME

GÉRÔME.

Je viens de chercher des parapluies…

Mme BÉDU.

Donnez, merci ! Maintenant, allez chercher le commissaire…

BÉDU.

Mais permets, ma bonne amie…

Mme BÉDU.

Allez chercher le commissaire, et dites-lui que c’est M. Bédu qui veut le gifler…

BÉDU.

Mais, ma parole, tu vas, tu vas…

GÉRÔME.

Votre mari va faire cela, madame Bédu ? M. Bédu entre dans la lice ? Il va gifler le commissaire ? Ah ! bravo ! bravo ! enfin ! bravo ! quand je songe que, sans votre initiative généreuse, une femme avait pu être arrêtée, violentée, que personne dans la ville ne s’élevait pour protester, et qu’il fallait attendre la venue d’un étranger pour châtier l’auteur de cette abominable et criminelle méprise ! Quelle opinion le nouveau préfet aurait-il eue de notre ville ? Mais vous êtes là, cher monsieur Bédu, vous êtes là pour soutenir notre vieux renom chevaleresque : au nom des vieux habitants de la ville, permettez-moi de vous remercier. Bravo ! bravo ! Et puis le préfet vous revaudra cela.

Mme BÉDU.

Tu l’entends, Bédu, tu l’entends ? A la bonne heure, vous, vous m’avez comprise tout de suite. Vous êtes intelligent.

GÉRÔME.

J’ai le sentiment de certaines choses… Je vais chercher le commissaire.

BÉDU.

Il préférera peut-être que ce soit le préfet. Moi aussi, d’ailleurs.

GÉRÔME.

Laissez, j’arrangerai cela. Une gifle est toujours une gifle, au point de vue du retentissement, et, dans l’intérêt de sa carrière, l’important pour lui est d’être giflé !

Mme BÉDU.

Il pleut toujours à verse. Reprenez un parapluie.

GÉRÔME.

Vous en seriez privés. Voici les musiciens qui arrivent et qui vont vous chasser du kiosque.

Mme BÉDU.

Vous allez être mouillé…

GÉRÔME.

La chose en vaut la peine. Encore bravo et merci !

Il s’éloigne. Cependant les musiciens, portant leurs instruments, arrivent en courant, à la débandade. M. et Mme Bédu sont forcés de descendre en bas du kiosque.

SCÈNE XIII

Les mêmes moins GÉRÔME, les Musiciens

Mme BÉDU.

Tu vois, tu vois l’impression produite !…

BÉDU.

Parbleu, lui, pour ce qu’il risque ! et puis, un jour de pluie, il tient à avoir sa petite distraction.

Mme BÉDU.

Allons, Bédu, ne sois pas amer. En cette minute décisive, qui peut changer toute ta carrière, d’être comme cela, serrés tous deux à la musique, cela ne te rappelle rien ?

BÉDU.

Rien ; et puis nous n’avons pas besoin de nous serrer.

Mme BÉDU.

Ah ! Eugène ! Où est le temps où tu étais surnuméraire, et où nous étions fiancés : à la musique, le dimanche, tu passais parmi les beaux jeunes gens de la ville, et moi, assise avec petite mère, toute émue et toute rougissante, je te regardais passer.

BÉDU.

Oui, mais il ne pleuvait pas.

Mme BÉDU.

Et puis, à Aubusson, nous avions la musique militaire, et dans ce temps-là, c’était avant l’année terrible, il y avait des sapeurs pour garder le kiosque, avec leur tablier de cuir et leur grande barbe. Te rappelles-tu les sapeurs ?

BÉDU.

Oui, tu me rappelles bien les sapeurs !

Mme BÉDU.

Eh bien ! cela devrait te donner un peu de cœur, morbleu !

BÉDU.

C’est que je n’ai jamais giflé personne…

Mme BÉDU.

Ne suis-je pas là pour te stimuler ? tu me regarderas…

SCÈNE XIV

Les précédents, JEUNHOMME

JEUNHOMME.

Le commissaire n’est pas là ?

Mme BÉDU.

Hein ? Ah ! j’ai eu une émotion. J’ai cru que c’était le préfet ! — Nous l’attendons.

JEUNHOMME.

Alors quoi ? cette permanence, c’est de la frime ? C’est pour se créer un alibi, si on ne le trouve pas au commissariat. Quelle anarchie ! Il est temps que le préfet arrive !

BÉDU.

A qui le dites-vous !

JEUNHOMME.

Mais ça ne se passera pas comme ça. Je venais me plaindre d’un de ses agents qui, pour faire du zèle, vient de me dresser une contravention et de me confisquer mes journaux, parce que je criais ce qu’il y avait dedans. Il paraît que c’est défendu. Moi, je ne savais pas, n’est-ce pas : c’est pas mon métier, puisque je faisais un remplacement. Mais si c’est défendu de crier, c’est pas défendu de chanter : ça m’abîme la gorge, Calfa va être furieux. Et je chante (psalmodiant) : Le changement de ministère. Voyez le nouveau ministè-è-re…

En l’entendant, les agents sortent de dessous le kiosque.

LAMBERT.

C’est vous, Jeunhomme ? Voyons, vous n’êtes pas gentil… et avec le mauvais temps ! Que dirait le commissaire ?…

JEUNHOMME.

Je m’en fiche ; j’aurai une reprise de ma laryngite, ça vous apprendra : voyez le nouveau ministè-è-re…

BÉDU.

Mais c’est sérieux, ce que vous chantez là ?

JEUNHOMME.

Pour qui me prenez-vous ? Tenez, j’ai gardé un exemplaire… Présidence du Conseil et Intérieur : Sampiero…

Mme BÉDU.

Pierrot ?

JEUNHOMME.

R, o, ro ! (Il lui donne le journal.) C’est un Corse, un cousin de Calfa.

LAMBERT.

Croyez-vous ?

JEUNHOMME.

Un Corse est toujours cousin d’un autre Corse ; surtout quand l’un des deux devient ministre !

GUIBAL.

Alors le patron va avoir de l’avancement ? On va le nommer à Paris.

JEUNHOMME.

Il a fait tout ce qu’il faut pour ça.

Mme BÉDU, agitant le journal.

Bédu ?

BÉDU.

Quoi ?

Mme BÉDU.

Là !

BÉDU.

Quoi ?

Mme BÉDU.

En dernière heure : le précédent mouvement administratif…

BÉDU, lisant.

« Le précédent mouvement administratif, qui n’avait pas encore paru à l’Officiel, est retenu par le nouveau ministre de l’Intérieur qui compte y apporter d’importants changements. »

Mme BÉDU.

C’est bien cela ! Alors, ce préfet que nous espérions ne viendra jamais, n’est pas notre préfet… Alors cette préfète n’est même pas notre préfète… Alors c’est pour cela que tu me fais attendre depuis une demi-heure sous la pluie…

BÉDU.

Mais…

Mme BÉDU.

D’ailleurs, je m’en doutais… il n’y avait qu’à voir cette pseudo-préfète… Mais il suffit qu’une femme ait des allures d’aventurière, cela plaît à vos instincts vicieux, et, pour ces créatures-là, vous vous feriez couper en quatre, vous et votre femme avec. Quand je songe… oh ! oui, pierrot !… saltimbanque !… imbécile !…

Et elle le gifle, sur la dernière note du trait que la petite flûte étudie depuis un moment.

LAMBERT.

Je crois que ces instruments ont énervé cette dame…

JEUNHOMME.

Eux s’en fichent, parbleu, des préfets, des ministres, du gouvernement !… maintenant qu’ils ont un kiosque couvert !…

GUIBAL.

Je vous conseillerais de rentrer…

Tous rentrent sous le kiosque.

SCÈNE XV

LANVORNAY, seul

Ma petite Germaine m’a fait promettre qu’avant de partir tantôt pour notre voyage de noces, je viendrais à la musique gifler ce commissaire imbécile, qui voulait absolument que j’aie une maîtresse et risquait de compromettre notre bonheur… Idée gracieuse, mais absurde. Avec les complications inévitables, nous manquerions fatalement le train. Et puis, maintenant que nous sommes définitivement mariés, ces promesses-là perdent beaucoup de leur importance.

SCÈNE XVI

LANVORNAY, GÉRÔME, CALFA

CALFA, arrivant avec Gérôme.

Comment ? personne ? Ah ! çà, Gérôme, qui trompe-t-on ici ? Nous avions tout organisé pour la venue de la préfète : nous apprenons qu’elle s’en va. Après cela, vous me faites monter l’eau à la bouche avec vos histoires : le préfet, d’abord, puis c’est M. Bédu : et en définitive, rien, rien !… Tiens ! Monsieur Lanvornay, je ne suis pas fâché de vous rencontrer !

LANVORNAY esquisse un geste et regardant sa montre :

Non, décidément, je n’aurais pas le temps…

CALFA.

En somme, c’est vous qui êtes cause de tout : si vous ne vous étiez pas marié, si vous n’aviez pas eu de maîtresse, je ne me serais pas donné de mal pour arriver à quoi ?… à être ridicule ! Mais j’en ai assez ; et qu’est-ce que vous veniez encore faire ici ? Vous veniez me voir gifler ! J’en ai assez ! Je ne souffrirai pas que vous vous fichiez de moi par-dessus le marché ! Je suis Corse, à la fin !…

Mais brusquement et sur la même dernière note du même trait de la petite flûte (mais maintenant les musiciens, debout, viennent de commencer l’introduction du Pas des Patineurs), Lanvornay gifle Calfa.

GÉRÔME.

C’est un malentendu, ce n’est qu’un malentendu.

JEUNHOMME.

Mais allez donc donner des explications délicates, avec une fanfare à côté de soi !…

SCÈNE XVII

Pantomime. Pendant que la musique joue le Pas des Patineurs, les Bédu, Jeunhomme, les agents, Gérôme, s’interposent entre Calfa et Lanvornay. On montre le journal à Calfa qui, ravi, ne pense plus à sa gifle, puisque son cousin Sampiero, ministre, va lui donner de l’avancement. — Vive Sampiero ! crient les agents.

CANETTE, arrêtant brusquement les musiciens.

Comment voulez-vous faire de la bonne musique, avec des gens qui se chamaillent autour de vous !

Mais peu à peu arrivent tous les invités du premier acte, Gilotte, le commandant, le président, le conservateur des hypothèques, et aussi le petit pâtissier. Tous ont des parapluies, car il pleut toujours.

SCÈNE XVIII

GÉRÔME, CALFA, LANVORNAY, les Musiciens, les BÉDU, les RAMAGE, JEUNHOMME, les Agents GILOTTE, le Commandant, le Président, Conservateur des hypothèques, le Petit Patissier

LE COMMANDANT.

Eh bien ! et cette gifle ?

GILOTTE.

On nous a dit qu’il devait y avoir une gifle ?

RAMAGE.

Eh bien ! est-ce qu’il y a eu une gifle ?

LANVORNAY.

Oui !… Oui !…

BÉDU.

C’est-à-dire non !

JEUNHOMME.

C’est-à-dire que cela s’est produit dans différents sens…

RAMAGE.

Qu’est-ce que j’apprends ? M. Calfa nous quitte ?

CALFA.

Vous savez, Messieurs, que, si vous avez besoin de quoi que ce soit au ministère, un mot à mon cousin Sampiero…

LE COMMANDANT.

A notre cousin Sampiero… moi aussi, je suis Corse !

LAMBERT.

Et vous êtes content que M. Sampiero va vous nommer à Paris ?

GUIBAL.

Oui, Paris !

TOUS.

Ah ! Paris !

GILOTTE.

A Paris, il y a des demi-mondaines…

LE COMMANDANT.

A Paris, on peut jouer à la manille dans les cafés jusqu’à trois heures du matin !

RAMAGE.

Les femmes ne s’habillent bien qu’à Paris !

Mme BÉDU.

Les fonctionnaires n’ont d’avancement qu’à Paris !

BÉDU.

A Paris, on se rencontre moins !

LE PETIT PATISSIER.

A Paris, il y a des rassemblements !

JEUNHOMME.

A Paris, il y a des asiles de nuit !

LAMBERT.

A Paris, il y a les rafles !

CALFA.

Tandis qu’en province, voyez-vous, on a beau faire, il ne se passe jamais rien !

RIDEAU

Le public un peu spécial, mais juge délicat et conseilleur avisé, de la répétition générale et de la première représentation, crut s’apercevoir que le troisième acte allongerait inutilement la pièce, l’alourdissait, et risquait de laisser le spectateur sous une impression toujours fâcheuse de monotonie. L’auteur n’eut garde de négliger un avertissement aussi précieux que sage, et s’empressa de faire intervenir, dès la fin du deuxième acte, un nouveau dénouement. Il semble bien que les suffrages de la presse lui aient donné raison : — voir notamment le Moniteur des Halles, l’Écho de Paris, le Petit Écho de la Mode, la République d’Aurillac et le Journal des Débats. Toutefois s’est-il promis que sa prochaine pièce aurait au moins quatre actes, pour qu’en semblable occurrence le spectacle pût supporter plus allégrement encore qu’on supprimât l’un d’eux.

AUTRE DÉNOUEMENT
SI L’ON JUGE A PROPOS DE FINIR LA PIÈCE AU SECOND ACTE

ACTE DEUXIÈME

SCÈNE DERNIÈRE

GÉRÔME.

Canette ne voit personne, voilà qu’il s’installe !

CALFA.

Ne le troublez pas : la noce continue. Seulement je me vois forcé de garder Madame, bien entendu, et Jeunhomme à ma disposition.

JEUNHOMME.

Mais c’est la préfète !

AMÉLIE.

Vous arrêtez la préfète !

TOUS.

La préfète ?

AMÉLIE.

La nouvelle préfète arrivée ici d’hier soir : et je viens de lui apprendre à jouer au trou !

Mme BÉDU.

Bédu, Bédu ! notre fille est l’amie de la préfète ! Mais présente-nous donc, petite dinde ! La mère, Madame la Préfète, je suis la mère ! Et M. Bédu, mon mari, vingt-cinq ans de service !…

LA PRÉFÈTE, à part.

Allons, c’était trop beau, cela ne pouvait pas durer, ça recommence ! (Présentations.)

CALFA.

La préfète, c’était la préfète ! Pour une fois où j’aurais eu quelque chose d’intéressant à apprendre au préfet !

AMÉLIE, à M. Ramage.

Alors une préfète peut être prise pour une grue ?

M. RAMAGE.

Ce serait le salut de l’administration !

CALFA, à Jeunhomme.

Vous qui étiez au courant, vous n’auriez pas pu me prévenir ? Mais, parbleu, j’aurais dû me méfier : anarchiste, autant dire que vous êtes agent de la sûreté ; vous briguez ma place !

LA PRÉFÈTE.

Allons, Monsieur le Commissaire, ne vous troublez pas ; je vous dois un peu d’imprévu, c’est si rare dans la vie d’une préfète : je parlerai de vous au préfet.

CALFA.

Je voudrais tant être nommé à Paris…

LA PRÉFÈTE.

Comment donc ! à la façon dont vous arrêtez les femmes, votre vraie place est à Paris.

TOUS.

Ah ! Paris !

CALFA.

Oui, Paris ! Car, en province, vous voyez qu’on a beau faire : il ne se passe jamais rien.

RIDEAU

APPENDICE
CONCERNANT UNE PERSONNALITÉ POLITIQUE DU PAYS DE L’INSTAR

Le Député et le Fonctionnaire sont corrélatifs (Faites-nous de bonne politique, nous vous ferons de bonne administration !), et c’est seulement en se familiarisant avec l’un qu’on peut prétendre à bien connaître l’autre. Les documents suivants, extraits du dossier de M. Martin-Martin, ancien député, et que nous publions ici sous le titre significatif d’Appendice, apparaîtront donc comme le complément indispensable d’une étude sur cet habitat des Fonctionnaires qu’est le Pays de l’Instar.

APPENDICE
CONCERNANT UNE PERSONNALITÉ POLITIQUE DU PAYS DE L’INSTAR

Monsieur le directeur-rédacteur en chef « du Bulletin-Panthéon des grands hommes de la Troisième République », 83, rue des Aubépines, Bois-Colombes (Seine).

Monsieur le Directeur,

Je m’empresse de vous adresser les renseignements que vous avez bien voulu me demander et qui vous sont nécessaires pour établir dans votre journal la notice me concernant.

Martin dit Martin-Martin (Félix, Alban), né le 6 juin 1850, à Saint-Hermentaire (Plateau-Central).

Après avoir fait de fortes études au collège de La Marche, une maladie de croissance m’empêcha de poursuivre l’obtention de mes grades universitaires. Je rentrai dans mon domaine familial des Petits-Cailloux (commune de Saint-Hermentaire), où la mort prématurée de mon pauvre père devait me laisser, tout jeune encore, à la tête d’une importante exploitation viticole. Insister sur ce point que, pendant l’Année terrible, bien qu’exempté du service militaire et à peine majeur, je n’en ai pas moins abandonné de gros intérêts pour venir accomplir mon devoir et ai figuré jusqu’à l’armistice comme adjoint au secrétaire-trésorier des francs-tireurs du Plateau-Central.

Je passe bien entendu sur les événements d’ordre purement intime qui ont suivi, tels que mon mariage avec Mlle Martin-Bedu ; peut-être cependant pourra-t-il être intéressant pour vos lecteurs d’apprendre que M. Martin-Bedu, mon beau-père, ancien avoué, est le doyen des maires du Plateau-Central, et que, seuls, deux autres de ses collègues plus âgés, l’un dans le département de l’Ardèche, l’autre de la Drôme, lui disputent le décanat pour la France entière.

Très absorbé par les soins de mon exploitation, je ne songeais nullement à la vie publique, lorsqu’en 1886, le Conseil municipal de Saint-Hermentaire ayant été dissous, les républicains m’offrirent de se grouper autour de moi pour démolir la réaction à qui nos divisions avaient jusqu’alors malheureusement laissé le champ libre. Bien que je ne m’occupasse point de politique, mes convictions et celles de ma famille étaient suffisamment connues ; d’autre part, ma situation dans le pays me donnait une certaine influence ; bref, je ne crus pas pouvoir me dérober à l’œuvre de discipline républicaine pour laquelle on faisait si spontanément appel à mon dévouement. Élu maire à une écrasante majorité, dès l’année suivante les républicains du canton me confiaient leur drapeau, et j’étais assez heureux pour le faire triompher, lors du renouvellement au conseil d’arrondissement, après une lutte qui, j’ose le dire, ne fut pas sans gloire : ceci se passait en 1887.

Vers 1890, l’éducation de ma fille m’obligeait à venir m’installer à La Marche, et j’avais la bonne fortune de laisser les Petits-Cailloux entre les mains d’un gérant qui me donne toutes les garanties désirables, tant au point de vue des aptitudes que de l’honnêteté. A partir de cette époque, j’ai donc pu me consacrer plus complètement à la défense et à l’affirmation de mes convictions.

La situation politique, dans notre arrondissement de La Marche, était la suivante : une population foncièrement républicaine, et même républicaine avancée, mais qui, par apathie, manque d’hommes, faute d’être conduite, votait depuis vingt ans pour un vieux suppôt de l’Empire, le baron Lambusquet.

Ma tactique a été bien simple, — réveiller les énergies, prêcher l’union, et surtout répéter ce que je répète encore : — Les personnalités comme la mienne ne sont rien, elles s’effacent devant les principes ; votez pour moi ou pour un autre, mais n’abandonnez pas les principes ! — Et c’est ainsi que j’ai pu chasser Lambusquet du Conseil général en 1893, et qu’aux dernières élections législatives ses agents durent, pour lui obtenir encore une fois les apparences d’un succès, apitoyer les électeurs sur son grand âge et les persuader qu’il allait bientôt mourir.

Le baron Lambusquet est mort, en effet, comme vous savez, au mois de juin dernier : — malgré la campagne acharnée dont j’ai été l’objet de la part du maire réactionnaire de La Marche, Alcide Caille, mon concurrent, soutenu officiellement par l’Évêché et même, en secret, par certaines personnalités républicaines, — malgré l’intervention, à la dernière heure, d’un pseudo-candidat blanquiste, un certain Tripette, visiblement payé par mes adversaires pour tenter une diversion, m’enlever quelques voix et parvenir ainsi au ballottage, — le collège électoral réuni à la fin d’août m’a proclamé au premier tour, par 3.620 voix contre 3.273 à M. Caille, et 62 à M. Tripette.

Et maintenant je n’ai plus qu’une pensée, me mettre à la besogne et faire bonne besogne. Je ne me pose ni en légiste, ni en tribun ; mais j’ai quelque expérience : j’ai l’honneur de représenter une région qui est la mienne et que je connais bien, dont les besoins me sont familiers, dont j’ai pu étudier à fond les justes desiderata. Nouveau venu dans l’enceinte parlementaire, j’aurai cette unique ambition de remplir le programme sur lequel les électeurs du Plateau-Central se sont prononcés et m’ont élu : — Relèvement de l’agriculture et protection du petit commerce par la diminution du fonctionnarisme et grâce à une répartition plus équitable de l’impôt. — Il me semble en effet, et j’ai toujours tenu, qu’il y aurait dans l’application de cette brève et simple formule plus de vérité et de bien-être efficace que dans les utopies dont se leurrent et nous leurrent trop de théoriciens en chambre de la Chambre. Mais il ne m’appartient pas d’en dire plus long pour le moment, et vos lecteurs, comme mes électeurs, auront à me juger sur mes actes.

Vous me demandez si j’ai fait quelques publications ; comme je vous l’expliquais au début de ce résumé succinct, les soins de mon exploitation me laissaient peu de loisirs, que je devais occuper surtout à des lectures et à des études purement techniques. Néanmoins, en feuilletant la collection du Petit Tambour du Plateau-Central, on retrouverait un certain nombre d’articles parus sous divers pseudonymes, et notamment une série de « lettres du village », signées Jacques Bonhomme, où, sous une forme plaisante et avec des allusions locales, je discutais des problèmes économiques et sociaux : voir en particulier les lettres ayant trait à l’échelle mobile, au privilège des bouilleurs de cru, et aux Bourses de Travail. A noter également une plaquette sur Kléber et Marceau, discours prononcé par moi à l’inauguration du nouveau groupe scolaire de Saint-Hermentaire, et dont plusieurs extraits furent cités avec éloges par M. Édouard Petit, le savant pédagogue.

Quant aux distinctions honorifiques, dire simplement que je n’en ai jamais sollicité.

La photographie que je vous envoie n’est qu’une photographie d’amateur, je puis même vous dire que c’est l’œuvre de ma fille. Notre photographe habituel de La Marche va tous les ans s’installer pendant la saison à La Bourboule, et il n’est pas encore revenu. D’ailleurs, cette photographie ne me paraît pas mauvaise, et naturellement je n’en avais pas d’autres dans les conditions que vous m’avez soulignées, c’est-à-dire en habit, portant mon écharpe en sautoir, et, à la boutonnière, mon baromètre de député.

Ci-joint également la somme de vingt-six francs en mandat-poste, pour frais réclamés de gravure, correspondance et publicité.

Agréez, Monsieur le Directeur, l’expression de mes sentiments très distingués.

Martin-Martin,
Député du Plateau-Central.

P. S. — Mon beau-père me télégraphie à l’instant la mort de son collègue plus âgé de l’Ardèche ; vous pourrez donc imprimer que mon beau-père, Martin-Bedu, reste le doyen des maires de France, avec M. Canal, de la Drôme.


Mademoiselle Germaine Tirebois, chez Monsieur Tirebois, architecte, 88, boulevard Pereire, Paris.

Ma chère Germaine,

Vous êtes bien gentille de tant insister pour savoir la date de notre arrivée à Paris ; mais nous-mêmes l’ignorons encore ; vous comprenez, cela dépendra de l’époque de la convocation des Chambres, et père dit que, dans l’état actuel, on ne peut rien prévoir de précis à ce sujet.

Alors, vous voyez notre situation ; nous campons dans une maison à peu près démeublée, avec nos malles à moitié faites : ajoutez à cela une foule de petits ennuis, la saison qui avance : ma mère, qui comptait me commander un costume en arrivant à Paris, s’est brouillée avec notre couturière, Mme Prunet ; je n’ai rien à me mettre ; nous vivons en recluses. Enfin, père vient de se décider à partir pour Paris, arrêter un appartement, et « à moins d’événements graves », comme dit père, je crois bien qu’à la fin du mois nous serons complètement installés. Mais, mon Dieu ! que de tracas, et comme vous avez de la chance, ma chère, de n’avoir rien à démêler avec cette affreuse politique !…

Enfin, il ne faut pas que j’en dise trop de mal, puisque je lui devrai d’habiter Paris et de vous revoir : ah ! oui, cela surtout, ma chère Germaine ; il me tarde bien de vous avoir vue, et d’avoir causé un peu avec vous de ce grand et cher Paris de mes rêves, où vous voudrez bien me piloter un peu, n’est-ce pas, et faire mon éducation de petite provinciale ; vous êtes si intelligente et si répandue !…

Comme vous devez vous amuser en ce moment ! Je vois par les journaux que tous les théâtres ont rouvert, et vraiment les comptes rendus qu’on donne sont d’un passionnant ! Il y a un spectacle dont on parle beaucoup, je crois, et qui m’attire plus que tout autre ; d’ailleurs mère m’a bien promis de m’y conduire dès notre arrivée ; c’est le Combat Naval ; d’après les causeries que j’ai eues à ce sujet avec le fils Rodrigues, vous savez, qui justement vient de sortir du Borda, cela doit être passionnant ; je serai aussi bien heureuse, ma chère Germaine, si vous voulez bien être des nôtres ce soir-là, quoique, à coup sûr, vous ayez déjà dû voir ce spectacle unique en son genre, n’est-il pas vrai ?

Le Métropolitain aussi m’impressionne et m’intéresse au plus haut point ; que tous ces travaux gigantesques doivent être passionnants ! Les avez-vous vus, chère Germaine ? Père s’y intéresse vivement. Nous allons arriver à Paris juste au bon moment, ne trouvez-vous pas ? L’Exposition si prochaine doit amener tant de monde et par ce fait occasionner un énorme mouvement : ce n’est pas moi qui m’en plaindrai, ni vous, ma chère, convenez-en…

Mais il faut encore que je vous remercie de votre lettre, ma chère Germaine ; elle m’a si vivement intéressée ! Ma mère l’a lue et a trouvé votre style charmant. Le bal dont vous me parliez m’a d’autant plus intéressée que je connais un peu l’un de vos danseurs, Octave Ramponot. Sa sœur suivait en même temps que moi les cours de Mmes Cambrone, et, naturellement, elle m’entretenait souvent de son frère qui, à cette époque, venait d’échouer à Polytechnique. N’est-ce pas un petit jeune homme blond, à monocle ? Assez bien. Il avait du bagout et de l’entrain ; mais pas très excellent valseur, à ce que j’ai entendu dire à ces demoiselles Rodrigues ; encore un de ces jeunes gens sans doute qui trouvent plus chic de rester pendant la moitié du bal plantés près des portes comme des espaliers (c’est une expression de Mme Rodrigues).

Pour moi, ma chère, je suis toujours, comme vous savez, une passionnée de la danse ; aussi ai-je le cœur battant quand je songe que la situation de père nous ouvrira les portes des soirées de l’Élysée, de l’Hôtel de Ville, des Grands Ministères !… Et pourtant je ne dis pas qu’au milieu de tout ce luxe officiel, de tous ces éblouissements, je ne regretterai pas quelquefois nos modestes sauteries d’ici, toutes simples, toutes intimes, — mais cela aussi, n’est-il pas vrai, a bien son charme ? — chez les Rodrigues, chez les Benoît, chez tant d’autres où ma mère et moi étions toujours si affectueusement reçues. Savez-vous, ma chère, que j’ai déjà promis huit lettres pour ma première semaine à Paris, mes amies m’ont absolument arraché ces imprudentes promesses, et dame, aurai-je le temps d’en écrire seulement la moitié ? En tout cas, j’écrirai toujours à Mlle Benoît, que vous connaissez, n’est-ce pas, ma chère ? et celle-ci se chargera de communiquer mes impressions aux autres. Son père a été fort courtois avec le mien, il y a quelque temps, au cours de la période électorale, et je n’aurai garde de l’oublier en aucune circonstance.

Mais je m’aperçois, ma chère Germaine, que je vous en raconte bien long ; j’oublie que vous êtes Parisienne et que vos loisirs sont courts, surtout pour entendre un pareil caquetage. Présentez, je vous prie, à Mme Tirebois, nos meilleures amitiés. Père n’est-il pas allé vous voir comme il en avait manifesté l’intention ? Peut-être ; mais il est si occupé à présent !… De toute façon, ne lui en veuillez pas ; vous savez en quelle haute estime il tient M. Tirebois, et comme nous vous aimons tous ici, bien sincèrement. Allons, adieu, ma chère ; je vous embrasse en vous disant joyeusement à bientôt.

Yvonne.


Monsieur Martin-Martin, député du Plateau-Central, hôtel du Régent et des Trois-Coquelin, rue de Valois, Paris.

Mon cher Alban,

Nous sommes un peu étonnées de n’avoir pas reçu de nouvelles de toi depuis le télégramme nous annonçant ton arrivée à bon port. Je pense bien que tu dois être excessivement surmené ; mais enfin une carte-lettre est bien vite griffonnée ; songe combien nous devons être anxieuses, avides d’être un peu renseignées, impatientes de te rejoindre, Vovonne et moi. Cette enfant ne vit plus, tant il lui tarde de partir ; à chaque moment ce sont des questions qu’elle me pose, auxquelles je ne peux même pas répondre étant donné que je ne sais pas dans quels quartiers tu cherches notre appartement. Fais pour le mieux, mon ami, mais n’oublie pas que nous avons grande hâte d’être enfin près de toi et installées.

Pour ce choix d’appartement, sois bien prudent, n’est-ce pas, songe combien il nous serait désagréable d’être forcés de déménager d’ici un an ou deux. Cela me tracasse beaucoup de n’avoir pu t’accompagner, car, tu le reconnais toi-même, il y a des choses que nous voyons mieux que les hommes, nous autres femmes ; je le répète, sois bien prudent, rappelle-toi mes recommandations, notamment pour la cuisine, pour les placards, tout cela est de la première utilité. Évidemment nous ne pouvons avoir là-bas toutes les commodités que nous avions ici, la province est la province, tandis que Paris est Paris. Mais, et sans y mettre pour cela des mille et des cents, il doit y avoir, à Paris comme ailleurs, des gens qui ont souci de leur santé et de celle de leurs enfants, qui aiment leurs aises et leur confortable ; ces gens-là logent quelque part et, en cherchant bien, il me semble qu’on peut trouver.

D’ailleurs, tu sais aussi bien que moi ce qu’il nous faut, nos exigences de famille, celles de ta situation ; sans rêver d’esbrouffe, ce n’est pas dans mes goûts, si les personnes que nous avions l’habitude de recevoir convenablement et largement ici viennent à Paris nous rendre visite, il ne faut pas non plus qu’elles nous trouvent installés dans un grenier ou dans une écurie ; au reste, je n’insiste pas et tu es assez intelligent pour me comprendre là-dessus.

N’oublie pas que la chambre destinée à Vovonne doit être encore assez grande, songe que son lit est de milieu, et que sa commode empire est fort large. Il faut que, ces meubles placés, notre fille ait de quoi remuer librement, et aussi avec l’armoire à glace, qui demande à être mise en lumière, en bonne place. La salle de bains aussi, je le désire, et la considère comme essentielle. Enfin, mon ami, prends note de toutes mes petites recommandations. Si nous pouvions avoir un balcon, notre volière y serait fort à l’aise, conviens-en, et tu sais quel crève-cœur pour notre Yvonne si elle ne peut pas emporter ses chers canaris.

Maintenant, autre chose, la plus importante de toutes, à mon avis : l’honnêteté et la tranquillité de la maison que nous devons habiter ; non seulement pour toi, mon ami, mais pour notre fille qui est grande. Je suis sûre que sur ce point nous sommes déjà d’accord. Je sais fort bien qu’à Paris on vit vingt ans sur le même palier sans se connaître, mais que d’inconvénients pour nous si nos voisins étaient turbulents, tapageurs, mal élevés ! Je n’insiste pas, cher Alban, mais prends bien toutes tes précautions avant d’arrêter définitivement un appartement qui conviendrait peut-être sous les autres rapports, mais qui, sur ce point, serait défectueux.

Depuis ton départ, l’ami Carbonel est venu deux ou trois fois nous tenir compagnie l’après-dîner, et nous raconter les petits potins de La Marche. Tout revient au calme, Dieu merci, et nous n’en sommes plus aux agitations d’il y a deux mois, et à ce que ce brave Carbonel appelait « la zone dangereuse » ! D’ailleurs Alcide Caille n’est pas rentré de la campagne, et Olympe a su au marché qu’ils comptaient rester là-bas encore jusqu’à la fin du mois. Seule la Localité continue ses petites notes stupides, tu sais, la fameuse série : Est-il vrai ?… Mais personne n’y fait plus attention, et tu as joliment bien fait de recommander au Petit Tambour de ne plus répondre.

Mais, à ce propos, Carbonel m’a dit une chose qui va bien t’étonner : on assure au Cercle que l’auteur ou tout au moins l’inspirateur, de ces insanités, ne serait autre que Toupin, oui, mon cher, Toupin, l’avoué, avec qui tu t’es montré si délicat, au moment de ces vilains bruits qui coururent sur son étude il y a deux ans, et dont tu me fis aller voir la femme, quand tout le monde menaçait de leur tourner le dos ; rappelle-toi, au fait, que mon père t’avait prévenu, car, tout vieux qu’il est, il a encore l’intuition de bien des choses. Toupin ! Vrai, je ne suis pas méchante, et tu sais qu’à mon avis il faut laisser de côté bien des mesquineries ; mais, tout de même, si bon qu’on soit, il y a de ces lâchetés qui finissent par vous outrer, et il ne faut pas non plus être les dindons de la farce et se laisser éternellement manger la laine sur le dos !

Je te mettrai au courant aussi de ce qui m’est revenu sur un certain sous-inspecteur de l’enregistrement ; car, il ne faut pas t’illusionner, malgré le préfet, il y a beaucoup de fonctionnaires qui, en dessous, faisaient campagne contre toi… Mais nous reparlerons de tout cela entre nous à Paris, où je pourrai mieux te faire part de mes impressions à ce sujet.

Nous avons eu la visite du frère d’Olympe, qui nous a apporté les meilleures nouvelles des Petits-Cailloux et de M. Gildard ; il vient toujours pour son poste de facteur ; il paraît qu’il y aurait une combinaison pour le faire nommer à l’Albenque, un facteur qui est sur le point de mourir, Olympe t’expliquera. Reçu aussi une lettre désolée des demoiselles Vernuche : la recette-buraliste d’Auvilars leur échappe encore, et les pauvres vieilles recommencent à geindre que depuis huit ans on leur promet une meilleure recette, qu’en les nommant à la Magistère, on leur avait dit que ce n’était qu’en attendant mieux pour leur mettre le pied à l’étrier, en quelque sorte, qu’elles patientent donc seulement un peu, question de mois : et depuis huit ans, on les laisse avec ce bureau qui ne rapporte que soixante-dix francs.

Mme Benoît et sa fille sont revenues mardi, et aussi les dames Rodrigues ; ce sont là vraiment d’aimables relations, que nous regretterons, et qui nous regrettent sincèrement. Les dames Benoît viendront peut-être en mars à Paris ; je n’ai pas pu faire différemment que de les prier de descendre chez nous ; j’ai bien agi, n’est-ce pas, cher Alban ? Je ne crois pas qu’elles acceptent, d’ailleurs, ayant l’intention de venir s’installer pour un grand mois avec leur vieille tante Séraphine ; celle-ci perd presque complètement la vue et elle vient se faire soigner à Paris.

Nous ne sommes guère sorties tous ces jours-ci. Yvonne est dans les malles depuis le matin ; la chère petite m’a bien rendu service ; tu sais combien j’ai de peine pour me baisser, et sans elle je me demande comment je serais venue à bout de toutes ces caisses. Enfin maintenant nous commençons à respirer. Je vais donc tâcher d’aller samedi à la Préfecture, comme tu me l’as tant recommandé ; mais, entre nous, je fais des vœux pour que la préfète ne reçoive pas, car, tu as beau dire, cette petite Mme Jambey du Carnage, c’est un genre de femme qui ne me revient pas ; et puis on sent si bien que si tu n’étais pas député…! Et, va, cela n’échappe pas non plus à ta fille, qui est fine…

Si tu as un instant, je voudrais bien que tu ailles voir pour des tentures, dont tu auras besoin dans ton cabinet, et aussi un tapis de table, car je n’emporterai pas le vieux, qui est usé. Tu pourrais faire un tour en te promenant jusqu’à la place Clichy, par exemple, parce que, de là, tu pousserais jusque chez les Tirebois, dont c’est, je crois, un peu le quartier (je te rappelle leur adresse, 88, boulevard Pereire). Tu leur feras certainement grand plaisir en y allant ; Yvonne a reçu une petite lettre charmante de Germaine, qui sera pour elle, je crois, une excellente et précieuse amie ; les Tirebois connaissent beaucoup de monde, et c’est un milieu qu’il me sera fort agréable de fréquenter. Donc, les tentures, le tapis de table, et les Tirebois.

Et surtout envoie-nous vite de tes nouvelles.

Vovonne et moi embrassons le député.

Antoinette.

P.-S. — Tu pourrais voir aussi, pendant que tu y seras, pour une grande lampe à pied (te rappelles-tu celle qui est à la Banque de France ?), et un abat-jour (vert mousse ou vieux rose). Je pense aussi qu’il faudra un filtre et un fourneau à gaz.


Monsieur Martin-Martin, député, Paris.

Mon cher monsieur Martin-Martin,

Il faut que je vous mette au courant de ce qui se passe. Vous savez qu’un comité vient de se former ici sous prétexte d’organiser un banquet en l’honneur de M. Syveton, qui aurait, paraît-il, débuté autrefois au lycée de La Marche comme maître répétiteur, et dont on fêterait les trente-huit ans.

Or, en réalité, c’est Alcide Caille qui agit sous main, avec toute sa clique ; ils veulent tout simplement chercher à vous compromettre, et embêter la Préfecture. En effet, ils ont recueilli les adhésions des Quesnay de Beaurepaire, Barrès, Jules Lemaître, Forain, Coppée, et autres sectaires, et ils comptent bien sur ces messieurs pour faire du boucan.

Alors, leur jeu est clair à comprendre : forcer le préfet à intervenir, le préfet qui vous a soutenu, et crier, après, par-dessus les toits, que toutes vos protestations n’étaient que duperie, que vous avez bel et bien été élu par les ennemis de l’armée, et que vous faites cause commune avec les cosmopolites et les sans-patrie. Tout cela, bien entendu, pour diminuer votre influence auprès des délégués sénatoriaux du mois de janvier, et ainsi faciliter les voies à Alcide Caille, qui, décidément, n’a pas assez de la veste que vous lui avez infligée pour la Chambre, et veut se porter au Sénat.

D’un autre côté, si vous vous laissez prendre à leur traquenard, et si vous acceptez leur invitation, ils auront des interrogations catégoriques, ils vous pousseront à des déclarations dangereuses, bref, vous mettront au pied du mur, et, de toute façon, interpréteront votre attitude, votre présence, de telle sorte qu’ils puissent vous placer en mauvaise posture auprès des socialistes. Or, vous n’ignorez pas que vous avez besoin de toutes les forces républicaines, que nous n’avons réussi en août dernier que grâce au concours de ces 900 voix socialistes, qui, un instant même, avaient failli s’égarer sur Tripette, et qu’un mot suffirait à nous faire perdre irrémédiablement.

Donc, voyez, mon cher député ; je vous crie casse-cou, comme c’est mon devoir, et je ne vous dissimule pas que la situation me paraît des plus délicates. Mais je suis persuadé qu’avec vos hautes qualités d’esprit et de cœur, vous saurez vous tirer de ce mauvais pas ; vous savez d’ailleurs que nous sommes un certain nombre, parmi lesquels je suis orgueilleux de me compter, qui vous sommes dévoués jusqu’à la mort, et de qui vous pouvez faire état comme vous l’entendrez.

Pour finir sur un sujet moins grave, mais dont vous me permettrez de vous entretenir aussi, j’ai mon fils qui a dû aller vous trouver, ou qui s’y apprête, si ce n’est déjà fait. Vous n’ignorez pas qu’il a été un des grands lauréats du lycée de La Marche, et que ses professeurs voulaient même le pousser à l’École normale. Mais le gamin n’a pas voulu entendre parler de professorat, et, après avoir passé par l’Institut agronomique, pour ne faire qu’un an de service militaire, le voilà qui vient de terminer sa licence en droit. Mon rêve serait, naturellement, de le voir faire carrière dans l’Administration, et vous pensez bien, mon cher député, que, le moment venu, nous vous demanderons un petit coup d’épaule ; mais peut-être est-il encore bien jeune, et puis Marc prétend qu’il aurait plus de chances en faisant d’abord son doctorat. Je vois bien que ce qui le séduit surtout dans le doctorat, c’est de rester à Paris, car mon garçon est devenu très Parisien. Enfin, j’y consentirais volontiers, mais à la condition qu’il aurait une petite occupation, quelque chose qui le retienne, tout en lui permettant de poursuivre ses études et de ne pas négliger les soins de sa carrière.

C’est alors que nous avons songé, ou plutôt qu’il a songé, à vous demander si vous ne pensiez pas à faire choix d’un secrétaire : il est certain en effet qu’avec la situation que vous allez prendre à la Chambre, le travail des commissions, les lettres, les pétitions dont vous devez déjà être accablé, la présence à vos côtés d’un garçon zélé et dévoué pourrait vous rendre d’utiles services. Sans vouloir faire l’éloge de mon fils, Marc me paraît avoir bien des qualités requises : vous le verrez, ce n’est pas parce qu’il est mon fils, mais c’est un garçon qui représente bien, qui, naturellement, connaît à merveille le département, enfin il sait rédiger, puisqu’il écrit même dans certaines petites revues, et, ce qui est plus sérieux, puisqu’il a failli, comme je vous le disais, entrer à Normale. Enfin je n’ai pas besoin de vous dire combien il est, par avance, attaché à vos idées, à votre personne ; mes opinions et ma vie tout entière vous sont, je crois, de suffisants garants d’un dévouement qu’il aura dans le sang.

Je n’insiste pas, mon cher député, et ne veux vous influencer en rien ; mais permettez-moi de vous dire qu’en accueillant mon fils auprès de vous, vous rendrez un service de plus, et une fois de plus vous ferez un gros plaisir, à un vieux républicain, fier de votre confiance et de votre amitié.

Nous présentons nos hommages à ces dames Martin-Martin, et pour vous, cher Monsieur Martin-Martin, mes sentiments les plus inébranlables.

Gélabert.
Professeur d’agriculture.


Au même.

Mon cher Alban,

Ce départ précipité, après une si longue attente, me donne la migraine ; c’est donc parfait puisqu’il est convenu que je dois être malade dès mon arrivée à Paris. Dieu merci, Vovonne ne l’est pas, malade, gaie comme pinson, et trouvant naturellement que tu es un grand capitaine, puisqu’une de tes ruses de guerre consiste à nous faire partir enfin, et dare dare.

Malheureusement, ce qui ne va pas dare dare, c’est l’acceptation de mon père. Il faut te dire que ces premiers froids d’automne l’ont assez fortement touché, il a attrapé une petite grippe qui augmente encore sa surdité, et dans ces cas-là, tu sais comme il est désagréable, ce qui, d’ailleurs, est bien permis à son âge, mais, en ce moment, ne facilite pas nos projets.

Enfin je lui ai bien expliqué que tu ne voulais pas, que tu ne devais pas assister à ce damné banquet, et que pour cela tu prétexterais ma santé compromise par le brusque changement d’air ; mais que, d’autre part, il était de première nécessité que lui y figure, de telle façon qu’on ne puisse pas dire que notre famille se désintéressait d’une manifestation en faveur de l’armée, et pour que la présence de Bedu-Martin à côté de leur monsieur Syveton témoignât des sentiments patriotiques des Martin-Martin… Mais le voilà qui parle de son estomac, de ses yeux fatigués, des courants d’air, et quand il m’objecte qu’il ne pourra pas même porter un toast, je ne peux pourtant pas lui dire que c’est bien là-dessus que tu comptes, et que, de cette façon, il n’y aura pas de paroles prononcées que tes ennemis puissent exploiter pour te compromettre.

Mais tu sais comme il est ; si j’avais le malheur d’en ouvrir la bouche, tu connais la tirade : — Est-ce que ton mari me prend pour un imbécile ? Je sais les choses qu’il faut dire et les choses qu’il ne faut pas dire ; je le sais mieux que lui ; je faisais de la politique avant qu’il fasse pipi tout seul ! Et Quarante-huit ; et Gambetta ; et que tout vieux qu’il est, il tiendrait encore mieux que toi sa place au Palais-Bourbon… — Car c’est sa rage, à ce pauvre cher père, chaque fois que sa surdité augmente, d’entamer des diatribes sur ton compte, et de se reprocher avec violence d’avoir, croit-il, sacrifié à la tienne, la situation politique que son âge et les services rendus lui avaient acquise.

Il vaut donc bien mieux ne pas l’exciter, et surtout ne pas lui recommander le silence qu’il serait capable de rompre exprès pour te faire une niche, et montrer qu’il est plus fort que toi ; tandis qu’en ne lui disant rien, et en le décidant simplement à assister au banquet, je suis persuadée qu’il s’en tiendra à son traditionnel : « Je bois aux républicains de Quarante-huit, et aux réformes ! » et rien de plus.

Seulement, il faut le décider, et, encore une fois, ce n’est pas une petite besogne. Heureusement, Vovonne est là ; cette enfant est étonnante, c’est un diplomate de première force : — Vous mettrez votre belle redingote, grand-père, et votre cravate blanche : j’ai envie de rester rien que pour lui faire un beau nœud, à votre cravate blanche ; pensez donc, tous les gens qui viendront de Paris, quand je les rencontrerai cet hiver dans les salons, il faut qu’ils me disent : La petite-fille de Bedu-Martin, du doyen des maires de France ? Nous avons vu votre grand-père, Mademoiselle, il est admirable ! Et je serai fière !… — Le moyen de résister à des arguments comme ceux-là ?…

Il paraît d’ailleurs que ce banquet s’annonce comme devant être parfaitement raté ; au Cercle, tes amis font courir le bruit que François Coppée ne viendra pas, et, en réalité, c’était lui le gros attrait, bien plus que ce Syveton qu’on connaît à peine. Beaucoup de gens ont souscrit, pas du tout pour manifester une opinion quelconque, mais uniquement pour voir de près le célèbre académicien : cette tournée, qui, cet été, a joué Severo Torelli au théâtre, lui a donné en effet à La Marche un grand regain de vogue ; Caille et les autres le sentent si bien que c’est en son honneur surtout que la manifestation paraît organisée, et ils s’appliquent même, ce qui est assez canaille, à lui donner un caractère surtout littéraire : c’est du moins ce que m’a affirmé Carbonel qui assure qu’à la mairie tous les employés sont occupés à confectionner de grands cartouches portant les titres de ses œuvres principales. Syveton est noyé au milieu de tout cela, sauf cependant une bande de calicot qu’on mettra devant la porte de l’hôtel de ville : — Honneur à Syveton ! La ville de La Marche.

Et voilà les nouvelles ; en attendant, je crois que le préfet est décidé à ne pas tolérer la moindre bêtise, et à marcher au premier signal ; il a des ordres, paraît-il, et le régiment sera consigné ; naturellement cela n’amuse pas messieurs les militaires, et cela m’expliquerait le regard que m’a jeté la colonelle Tissot-Lapanouille, que j’ai croisée hier devant la poste ; tous ces gens-là se figurent que c’est toujours notre faute, et que leurs ennuis doivent nous retomber sur le dos ; je voudrais seulement que Mme Tissot-Lapanouille ne s’occupe pas plus de moi que je ne m’occupe d’elle ; et il est tout de même fâcheux de penser que la femme d’un colonel n’est en somme que la femme d’un chef de service comme les autres, que c’est vous, messieurs les députés, qui votez les traitements des chefs de service, et que vous en payez un certain nombre, dont ceux-là, pour se moquer de la République, et de vous par-dessus le marché. J’ai l’esprit assez large, Dieu merci, pour ne pas prêter attention à toutes ces misères, mais j’avoue que je ne suis pas fâchée de m’éloigner un peu de cette atmosphère d’hypocrisie et de jalousies stupides.

A bientôt, nous avons hâte de t’embrasser. Olympe partira le matin avec la grosse malle et les petits colis. Nous te télégraphierons l’heure de notre arrivée.

Antoinette.


Du Petit Tambour :

[Au moment où les yeux du monde entier sont fixés sur la lutte héroïque engagée contre l’autocratie anglaise par la République sud-africaine, au moment aussi où certains sectaires de La Marche prétendent monopoliser à leur profit la défense de l’armée et l’amour de la patrie, nous sommes heureux de publier dans nos colonnes l’article, vibrant de foi militaire et de sincère patriotisme, que le sympathique leader du Plateau-Central, notre distingué représentant, M. Martin-Martin, a bien voulu écrire spécialement pour les lecteurs du Petit Tambour sur le Rôle de la France dans le conflit transvaalien.

N. D. L. R.]

… Je n’ai pas la prétention d’apporter ici des vues diplomatiques précises, et je connais assez mon excellent ami et collègue, M. Delcassé, pour être assuré par avance que tout ce qui doit être fait sera fait. Je voudrais simplement indiquer en quelques mots quel enseignement paraît, dès l’abord, se dégager de cette guerre dont nous voyons se dérouler, si loin de nous sur la carte, mais si près dans nos cœurs, les préliminaires émouvants.

Je n’ai pas besoin de souligner l’ironie particulièrement douloureuse de ce conflit sanglant qui éclate au lendemain même du jour où notre puissant ami et allié adressait à toutes les nations européennes son éloquent appel au désarmement.

Personne, pas plus mon éminent collègue et ami, M. Bourgeois, que moi ou les autres, ne pouvions nous faire illusion, — illusion généreuse et bien séduisante cependant, — sur les suites probables de la conférence de La Haye. Tout au plus cependant pouvait-on espérer en de moins brusques lendemains, et qu’aux feux d’artifice joyeusement tirés par les bourgeois de Hollande en l’honneur des délégués de la conférence, le canon des Anglais serait plus lent à répondre, écho sinistre, sous Prétoria.

Mais voici le point sur lequel il me paraît utile et intéressant d’insister : cette paix que l’on cherchait à établir sur des bases internationales, que tous se plaisaient à reconnaître désirable le plus longtemps, sinon possible toujours, quelle est, sur l’échiquier européen, la nation qui la première éprouve, on ne peut même pas dire le besoin, mais bien plutôt le désir, l’âpre désir de la rompre ?

Sans doute une nation où une armée trop lourde à entretenir, un esprit militaire développé avec trop d’acuité, à outrance, ont fait apparaître l’opportunité d’une guerre comme un contrepoids, ou, si je puis ainsi m’exprimer, comme une soupape nécessaire ?

Mais non : c’est, au contraire, de toutes les nations, celle où l’héroïsme n’est que vertu de second plan, celle où l’intérêt prime tout, c’est une nation, non de soudards et de capitaines, mais de banquiers et de marchands, qui se rue la première à la guerre, à la guerre des cargaisons pour leurs entrepôts, à la guerre de l’or pour leurs banques !

Quel démenti plus topique pour ceux qui, en critiquant l’organisation de notre armée, ont prétendu faire le procès de son esprit ?

Oui, ce qu’on se refuse à voir, c’est qu’il y a deux choses, deux choses bien distinctes ; il y a notre organisation militaire qui peut, assurément, présenter certaines défectuosités, comme toutes les organisations : mais alors c’est tâche aux législateurs d’y remédier, et je sais que pour ma part je m’y emploierai volontiers de toutes mes forces ; mon cher et distingué collègue Mirman n’ignore pas déjà combien ma collaboration lui est acquise sur ce point.

Et puis, il y a l’esprit militaire, qui, lui, bien compris, sans exagérations dangereuses ni déviations malsaines, est irréprochable et admirable, car il est l’esprit même de la France, de la Patrie.

J’ai dit sans exagérations ni déviations, — et c’est ici que je m’explique :

Vous connaissez l’adage latin : Si vis pacem para bellum, si tu veux la paix, prépare la guerre ; oui, prépare la guerre, c’est-à-dire développe tes armements, exerce tes soldats, instruis tes chefs. Mais, ce n’est pas tout : surveille l’esprit de ces chefs et de ces soldats, fais en sorte que rien ne vienne altérer dans leur âme le filon de tous ces sentiments élevés, qui sont leur plus précieux patrimoine : amour de la gloire, certes, et de l’héroïsme, mais aussi amour du Bien et du Juste, car c’est cela aussi que signifie l’amour de la Patrie.

Et c’est ainsi qu’en préparant la guerre tu assureras la paix, tu l’assureras dans les limites du juste et du bien, tu ne t’embarqueras pas dans une aventure déloyale, tu ne feras pas usage de ta force et de tes armes pour un profit honteux, dans l’attente d’un gain illicite, contre le droit et la légalité.

Si les Anglais avaient cet esprit militaire, comme je viens de l’expliquer, comme je le comprends, comme il est et doit être en effet l’esprit de notre belle et vaillante armée de France, — ils n’imposeraient pas à l’Europe le spectacle vil et révoltant de cette guerre que si exactement l’expression vengeresse et incisive de Mme Adam stigmatise : « la guerre Chamberlain, Rhodes et Cie » !…

Martin-Martin,
Député.


Du Petit Tambour :

LACHE AGRESSION

Notre rédacteur en chef vient d’être victime d’un inqualifiable attentat. Assis à la table du café Fougères avec quelques amis, M. Antonin Canelle parcourait, en les commentant selon son habitude, les diverses feuilles parisiennes que le courrier venait d’apporter.

Soudain un forcené s’est approché de lui, et, brusquement, par derrière, lui a asséné un violent coup de poing.

Grâce aux consommateurs qui se sont immédiatement interposés, l’agresseur a pu, par une fuite précipitée, éviter les justes représailles auxquelles s’apprêtait notre ami.

Quant au nom de cet énergumène, l’ignominie du procédé le proclame assez haut, et tous nos lecteurs ont déjà compris qu’il s’agit du valet de plume aux gages des jésuites, du cacographe de la feuille clérico-cafarde.

Quelque habitude que nous en ayons pu prendre au cours de la dernière période électorale, ces mœurs de cannibales nous produisent encore un haut-le-cœur de surprise et de dégoût.

Ajoutons que M. Antonin Canelle a immédiatement adressé au Parquet la lettre suivante :

« Monsieur le Procureur,

« Puisque la libre circulation dans les rues de La Marche et les endroits publics n’est plus assurée aux honnêtes gens, j’ai l’honneur de vous faire connaître qu’à partir de ce jour je sortirai armé.

« Veuillez, etc. »

A bon entendeur, salut !


De la Localité :

MAITRESSE CORRECTION

Depuis le triomphe (??) de leur candidat, les laquais de Martin-Martin se croient tout permis.

Hier, entre cinq et six, notre rédacteur en chef, M. Robinet, prenait tranquillement son absinthe au café Fougères, quand son attention fut tout à coup appelée sur un groupe d’individus au milieu desquels pérorait l’exécuteur des basses-œuvres, le vidangeur de la Préfecture, Antonin Canelle.

Le jugeant aisément pris de boisson selon son habitude, M. Robinet se désintéressait des propos de ce triste pochard ; mais des éclats de voix le forcèrent à dresser l’oreille : Canelle, agitant les journaux, le fixait d’un air goguenard et provocant, et commentait en termes odieux l’admirable et retentissant article que M. Quesnay de Beaurepaire venait de publier dans l’Écho de Paris : le Testament d’un franc-tireur.

M. Robinet, qui, comme on sait, est officier de réserve, ne put tolérer plus longtemps un pareil langage, et s’approchant, seul, au milieu du groupe, très calme, il se planta bien en face d’Antonin Canelle, et lui administra une magistrale paire de gifles.

— Gardez tout ! — a-t-il ajouté spirituellement ; et il s’est retiré au milieu des rires de toute l’assistance, visiblement amusée et ravie par l’attitude couarde et la mine penaude du bel Antonin.

Il va sans dire qu’à l’heure présente notre sympathique rédacteur en chef attend encore les témoins du giflé Canelle.


De la Localité :

M. le Préfet Benoiton.

M. le Préfet est parti pour Paris, hier soir, par l’express de 10 h. 40.

Un de nos amis, qui s’occupe de statistique à ses moments perdus, veut bien nous communiquer la curieuse information suivante : depuis onze mois que nous avons la bonne fortune d’être administrés par M. Jambey du Carnage, c’est la vingt-troisième fois que la Localité a mission de faire connaître à ses lecteurs le départ de M. le Préfet par l’express de 10 h. 40.

Il va sans dire que, personnellement, nous ne voyons aucun inconvénient à ce que M. le Préfet aille prendre l’air du boulevard, et la présence de sa redingote et de son haut de forme dans les rues de La Marche ne saurait manquer à notre bonheur.

Nous ne pouvons cependant nous empêcher de trouver étrange la façon d’administrer de ce surprenant fonctionnaire, et, tout en comprenant fort bien que la besogne qu’il fait ici n’ait rien de particulièrement attachant, nous nous demandons si l’État, avec l’argent des contribuables, paie aussi grassement MM. les Préfets, uniquement pour qu’ils se promènent en chemin de fer, où ils ont d’ailleurs le transport gratuit.

Il nous semblait que la place d’un administrateur, soucieux de ses devoirs et de sa dignité, était dans son cabinet, comme le pilote à son gouvernail, contrôlant avec un soin constant et jaloux la gestion des finances départementales, stimulant ses agents, conseillant ses chefs de service, sage économe des deniers dont il a la charge, gardien scrupuleux et éclairé de la légalité.

Il paraît que nous nous trompons. Ce « tuteur des communes », comme la loi l’appelle, est un tuteur complaisant, qui n’aime pas ennuyer ses pupilles, et se plaît à les surveiller de loin ; M. le Préfet n’est là que pour présider aux tripotages et aux gaspillages électoraux ; la comédie finie, bonsoir ! Les maires peuvent venir du fond du département, faire des lieues et des lieues en patache ou en carriole, pour heurter l’huis préfectoral : — M. le Préfet est parti à Paris par l’express de 10 h. 40 !

Au reste, et bien que nous n’ayons pas l’honneur de ses confidences, nous croyons savoir que le voyage actuel de M. le Préfet n’est pas un simple voyage d’agrément. Il n’y a pas besoin, en effet, d’être grand clerc pour s’apercevoir que M. Jambey du Carnage a hâte de quitter le Plateau-Central, où, s’étant fait l’homme-lige de Martin-Martin, il se trouve compromis à fond dans une politique, dont à l’heure présente, les instants sont comptés. M. Jambey a suffisamment de flair pour sentir que le torchon brûle, et il ne veut pas être pris sans vert.

Les ministères passent, comme le vent d’automne,

Emportant à la fois
Les préfets dans l’espace,
Et les feuilles des bois…

En allant solliciter prestement son changement auprès de Waldeck-Rousseau, M. le Préfet montre que la prévoyance est une qualité de son caractère, sinon de son administration.

Pour nous, qui ne voulons pas la mort du pécheur, nous ne demandons pas mieux qu’on exauce les désirs de M. Jambey du Carnage, — bien au contraire ! On peut même lui donner de l’avancement, il le mérite, il a fait un assez vilain métier pour cela ! Qu’on le nomme donc n’importe où, qu’on le nomme préfet de police ! — Mais, pour Dieu ! qu’on en débarrasse notre pauvre département !

Hier, pour la vingt-troisième fois, M. le Préfet a quitté La Marche par l’express de 10 h. 40 : puisse cette fois être la bonne !

Juvénal.


Monsieur Martin-Martin, député du Plateau-Central, 74, boulevard de Latour-Maubourg, Paris.

Mon cher Ami,

Le bruit court à La Marche, avec persistance, que Jambey du Carnage va être changé ; tu as même dû voir dans le canard de Caille une note tendancieuse à ce sujet. (Et à ce propos, pour ta gouverne, c’est bien Toupin qui signe Juvénal, je suis très exactement renseigné.) J’ignore ce qu’il y a de fondé là dedans, mais je tiens à t’avertir que tous nos amis considéreraient comme désastreux le départ du préfet dans les circonstances actuelles.

Je t’accorde volontiers que Jambey n’est pas un aigle, et qu’il y a peut-être des préfets plus éloquents, ou plus forts en droit administratif.

Mais tu sais aussi bien que moi qu’il n’y a pas besoin d’être un puits de science, ni un Mirabeau, pour réussir à la tête de ce département, et tu te rappelles l’expérience récente du préfet Laforgue, de néfaste mémoire, qu’on nous avait expédié du Conseil d’État, homme très fort, assurément, mais gaffeur de première classe, et qui, avec toute sa science, s’était fait si proprement rouler par défunt Lambusquet.

Jambey a d’abord une qualité, c’est qu’il ne fiche pas les pieds dans son cabinet, ou le moins possible, et qu’ainsi du moins il évite de se compromettre ; Laforgue avait cette rage d’être toujours là, de recevoir tout le monde, et cela avait naturellement pour résultat de lui mettre à dos tous ceux à qui il avait dû refuser quelque chose ; sans compter qu’avec l’esprit des gens de ce pays, qu’il connaissait imparfaitement, il se laissait embobeliner par un tas de crapules, qui lui arrachaient des promesses, que nous avions ensuite toutes les peines du monde à l’empêcher de tenir.

Et puis quand on veut tout voir par soi-même, c’est le vrai moyen de tout embrouiller et de laisser échapper le plus important ; tandis qu’en s’en remettant tout bonnement à des chefs de division comme Travers et Belleuil, qui sont de vieux routiers et qui connaissent toutes les ficelles, un préfet n’a qu’à laisser courir, et il est sûr qu’il n’y aura d’accrocs ni d’embêtements ni pour lui, ni pour ses amis. A la session d’août, Jambey est arrivé de Royan, le jour de l’ouverture du Conseil général, sans avoir ouvert son rapport, et sans avoir lu le premier mot de ce que le père Travers avait mis dedans : tout a marché admirablement, et le projet du pont de Trembles, qui traînait dans les cartons depuis cinq années, a passé comme une lettre à la poste ; au lieu qu’un Laforgue, pour étaler ses lumières, et son labeur, et sa conscience, nous aurait rasé pendant des heures avec des détails techniques et des considérations budgétaires, et, au bout du compte, aurait réussi à tout flanquer à bas.

Enfin Jambey du Carnage a un autre mérite, c’est d’avoir de la fortune, et une maîtresse femme. Car, on aura beau dire, cela ne fait pas de mal qu’un préfet se montre, autrement qu’en locatis, dans un bon landau avec de bons chevaux qui lui appartiennent ; et il n’y aura pas un maire socialiste pour trouver mauvais que le champagne de la Préfecture soit autre chose que de la blanquette à vingt-cinq sous.

Avec cela Mme du Carnage est une maîtresse de maison exceptionnelle, qui aime à recevoir, et qui reçoit admirablement. A-t-on assez daubé sur ces pauvres Bavolet, qui, pendant les quatre ans qu’ils sont restés ici, prétextaient toujours des deuils au bon moment, et n’ont pas offert un verre d’eau dans les salons de la Préfecture ! Assurément Bavolet avait d’autres qualités, mais il n’en est pas moins évident que tout le monde, à La Marche, a béni leur départ, sans oublier la grosse Mme Piédegorge, la femme du juge, tu te rappelles, si désespérée de ne pouvoir produire à la Préfecture, sous l’œil de gendres éventuels, les trois demoiselles Piédegorge, et qui venait faire ses doléances à ta femme, et concluait : — Des préfets comme ça, ça ne fait pas aimer la République ! — Et il est certain qu’elle avait raison, Mme Piédegorge, et qu’en ce moment, par exemple, Fantin, le restaurateur, et Latour, le pâtissier, et, d’une façon générale, tous les boutiquiers de la rue Grande, dont la Préfecture fait marcher le commerce, doivent aimer infiniment mieux la République que du temps des Bavolet.

Mais il y a plus : voici que certaines familles de la haute ville, et du faubourg du Moustier, qui avaient toujours battu froid à la Préfecture, gagnées par le charme et la bonne grâce, et, disons le mot, par le chic de la préfète, commencent à faire des avances ; il se trouve précisément que le nouveau général de cavalerie, La Camuzarde, est allié à la famille de Mme du Carnage, ce qui naturellement contribue à rallier l’élément militaire, qui boudait un peu, et cela ne laisse pas, à l’heure actuelle, que d’avoir son importance ; la préfète, qui est une femme extrêmement fine, joue de tout cela supérieurement : en sorte que, le mari pour les radicaux, la femme pour les conservateurs, tout La Marche rayonne autour de la Préfecture, dont l’influence est considérable.

C’est cette influence qu’Alcide Caille voudrait bien ne pas trouver en face de lui le jour des élections sénatoriales, car il sent parfaitement que le Préfet, — et aussi la Préfète, — auront tous les délégués dans la main, et qu’avec un tel appoint, Moulin ne ferait de lui qu’une bouchée. Tandis que si Jambey s’en va, le Préfet qui viendra, si zélé et si malin soit-il, ne connaissant personne, pourra peu de chose ; les groupes formés grâce à la diplomatie préfectorale se désagrégeront, Caille reprendra du poil de la bête, et, réduit à ses seules ressources, le père Moulin, qui est, je te l’accorde, un très honnête homme et le candidat nécessaire, mais qui, — nous ne nous faisons pas d’illusions, n’est-ce pas ? — est un vieil imbécile, risquera fort de rester sur le carreau.

Il faut donc à tout prix que Jambey du Carnage soit maintenu dans le Plateau-Central ; son départ compromettrait le succès des élections de janvier, et j’ajoute qu’on l’interpréterait à ton encontre comme un échec personnel, puisqu’on sait que le Préfet est ton homme, que tu dois par conséquent y tenir et le retenir. C’est donc à toi d’agir au ministère pour que Jambey ne soit pas déplacé, et auprès de Jambey lui-même si, comme la Localité l’insinue, il est exact qu’il soit en train de solliciter son changement. Raisonne-le, cet homme : en somme, le Plateau-Central n’est pas un département difficile, sa situation y est solide, et, par le temps qui court, cela vaut peut-être mieux que d’aller ailleurs risquer de se casser le cou ; et puis quoi ? La Marche est une jolie troisième, résidence agréable, huit heures de Paris seulement et les trains sont commodes ; tu pourrais peut-être lui faire promettre sa seconde classe personnelle, ou la décoration, car il ne doit pas tenir à l’argent. Et puis, en fin de compte, quand on est préfet, on est préfet, on doit obéir à d’autres considérations que ses convenances, et quand, dans un endroit, on se trouve par hasard être bon à quelque chose, il ne faut pas en profiter pour demander à ficher le camp immédiatement !…

Mes hommages à tes dames, et bonne poignée de main de ton

J. Carbonel.


Madame Paul J. du Carnage, hôtel de la Préfecture, La Marche (Plateau-Central).

Ma chère Amie,

Quelle sale boîte que ce Ministère ! J’espérais voir Waldeck ce matin, j’arrive à dix heures place Beauvau, je me fais inscrire, nous étions relativement peu nombreux, tombe une pluie de délégations, députés en tête, qui nous passent sur le dos comme il convient lorsqu’on représente le peuple souverain ; si bien qu’à une heure je n’avais ni vu le ministre, ni déjeuné.

J’ai déjeuné, mais je ne pourrai voir le grand chef que demain ; juste retour des choses d’ici-bas, j’en arrive à plaindre les gens à qui je fais, quelquefois, faire antichambre : il est vrai que, ceux-là, je ne les avais pas priés de venir. D’ailleurs ce matin, un spectacle a diverti mon impatience : dans le salon d’attente, ma chère, dans le salon d’attente du ministère de l’Intérieur, un solliciteur comme moi était installé à la table du milieu, et, pour charmer les loisirs que lui imposait le bon vouloir du ministre, — je n’invente pas, ce ne serait pas drôle, — il copiait de la musique ! Ne trouvez-vous pas, chère amie, qu’il y a là une philosophie du sacrifice, une résignation préconçue, fort impressionnantes ? Très certainement cet homme était là hier, et je l’y retrouverai demain, continuant sa besogne mystérieuse ; car sans doute il n’y a pas d’apparence que celui-là voie jamais le ministre, et peut-être n’en a-t-il aucun désir, ni même aucun dessein : cet homme est un symbole et c’est un sage ; en somme, je ferais tout aussi bien de copier de la musique, que de m’embêter à courir après le ministre, et à droguer pour une audience qui n’y fera ni chaud ni froid. Tout dépend de votre oncle Gourdey ; il est évident qu’en ce moment les sénateurs peuvent beaucoup, et si l’oncle voulait se donner la peine de pratiquer un léger chantage à notre profit, nous ne tarderions pas à secouer nos sandales sur La Marche, ses pompes et ses habitants ; mais sait-on jamais de quoi il retourne avec ce vieux ramolli ?

Maintenant, il y a quelque chose d’admirable ; j’ai vu au Cabinet, où j’étais allé faire un tour pour serrer la main du petit Destrem, Destrem m’a appris que le Martin-Martin s’opposait absolument à mon avancement ; d’ailleurs j’en avais un vague soupçon, et Martin, que j’avais vu hier, tout en protestant qu’il m’était acquis (je te crois !), avait eu une façon d’insister sur l’intérêt supérieur du département, l’attachement que j’inspire aux populations républicaines… Ces gens-là sont étonnants ! Ainsi voilà Martin-Martin, qui certes n’est pas un aigle, mais qui n’est relativement pas un malhonnête homme ; je me donne un mal de chien pour faire un député de cet imbécile, et quand, la besogne finie, je demande à passer à d’autres exercices, il est le premier à me mettre des bâtons dans les roues, uniquement parce qu’il est content de moi, qu’il a besoin de moi, et qu’il n’ose pas marcher tout seul, gros égoïste ! Je ne peux pourtant pas servir éternellement de bonne d’enfants à tous les députés que j’aurai fait élire ! Heureusement que, si Gourdey se remue un peu, Martin-Martin n’y pourra rien ; il n’a aucune espèce d’influence, et Waldeck a d’autres chiens à fouetter en ce moment, que d’écouter les petites histoires de ce fantoche.

Ah ! ils sont gais pour les préfets, les élus du peuple ! Destrem me racontait ce mot d’un député du Centre (il n’a pas voulu me dire lequel, mais tous en sont capables), venant demander la tête de son préfet : — Nommez-le à une trésorerie générale, confiez-lui une caisse, c’est ce que je souhaite ; comme cela je suis bien sûr qu’avant deux mois il aura passé aux assises !… — Douce confiance, charmant pays, joli métier !

Je vais aller flâner tout à l’heure à l’exposition des chrysanthèmes ; j’ai rencontré avant-hier l’amiral Verdure, et cet horticulteur vénérable en sortait enthousiasmé : — Vous verrez, dans le fond, il y en a de ces fleurs, c’est tellement gros, on dirait des choux !…

Hier soir, je voulais aller à Tristan et Yseult, mais je n’ai pu avoir de place ; alors j’ai passé la soirée aux Mathurins, avec le petit Destrem ; je ne l’ai pas regretté, Tarride et Deval sont toujours drôles, tandis qu’à ce qu’il paraît, Tristan et Yseult sont crevants…

Tendresses.

P.-J. Du C.


Du Petit Tambour :

Coupons immédiatement les ailes au nouveau canard échappé de la volière de la rue Piquebœuf : jamais, à aucun moment, il n’a été question de déplacer notre honorable préfet, pas plus que ce haut fonctionnaire n’a eu l’intention de demander son changement.

Nous comprenons fort bien que le maintien du statu quo gêne certains calculs, et que certaines personnes, promptes à prendre leurs désirs pour des réalités, aient eu intérêt à répandre un bruit dénué de toute consistance.

Mais les jésuites de la Localité doivent décidément en faire leur deuil ; M. Jambey du Carnage, solidement attaché à ce département où il a su conquérir de si vives sympathies, restera à la tête du Plateau-Central, pour continuer, avec l’appui de tous les honnêtes gens, son œuvre d’assainissement républicain.


Du Petit Tambour :

Notre député

Au lendemain de l’élection de M. Martin-Martin, nous écrivions :

« … A coup sûr, le nouvel élu ne suivra pas les errements de son prédécesseur : M. Martin-Martin n’est pas de ceux qui remettent aussi bénévolement les destinées de la France aux mains des maires du Palais ; dans la période de troubles et de désorganisation sociale et morale que nous traversons, il nous sera réconfortant de penser qu’il y a encore au Parlement, travaillant et veillant, quelques personnalités de la valeur et de l’activité de M. Martin-Martin. Nul doute, en tout cas, que nous n’ayons bientôt à nous en féliciter, non seulement pour la France, mais aussi pour notre pauvre département, jusqu’à ce jour si laissé à l’écart et déshérité : M. Martin-Martin sera là pour rappeler que le Plateau-Central existe, et nous aurons enfin quelqu’un, auprès des gouvernants, en situation d’exposer nos plaintes et de faire valoir nos justes droits… »

Les documents suivants, que l’on veut bien nous communiquer, montreront à nos lecteurs si nous étions bons prophètes :

1o

MINISTÈRE DES FINANCES
DIRECTION DU PERSONNEL

Mon cher Collègue,

Vous avez bien voulu appeler mon attention sur l’opportunité qu’il y aurait à créer, dans la commune de Saint-Landry un deuxième débit de tabac. Je m’empresse de vous faire connaître que j’ai aussitôt chargé M. le directeur des contributions indirectes de votre département d’étudier la question au point de vue technique, et, dès que son rapport m’aura été transmis, avec l’avis de M. le préfet du Plateau-Central, je serai heureux d’examiner s’il m’est possible d’accorder satisfaction à la commune de Saint-Landry.

Veuillez, etc.

Le Ministre des Finances,
Caillaux.

A M. Martin-Martin, député du Plateau-Central.

2o

SOUS-SECRÉTARIAT DES POSTES
ET TÉLÉGRAPHES
CABINET DU SOUS-SECRÉTAIRE D’ÉTAT

Mon cher Collègue,

Vous avez bien voulu appeler mon attention sur les heures des courriers qui desservent la commune de La Rémolade, et appuyer auprès de moi une pétition des habitants de cette commune, demandant qu’une levée supplémentaire soit faite après quatre heures du soir par le facteur de Malvoisin. J’ai l’honneur de vous informer que, conformément au désir que vous m’aviez verbalement exprimé, la question est en ce moment soumise à l’examen du service compétent, et qu’aussitôt qu’une solution sera intervenue, je m’empresserai de la porter à votre connaissance.

Veuillez, etc.

Le Sous-Secrétaire d’État des Postes et Télégraphes,
Mougeot.

A M. Martin-Martin, député du Plateau-Central.

3o

MINISTÈRE DE L’INTÉRIEUR
CABINET DU MINISTRE

Mon cher Député,

Vous avez bien voulu appeler mon attention sur la situation précaire d’un groupe de cultivateurs, habitant l’agglomération des Gorgerettes, dont la récolte et une partie des habitations, non assurées, viennent d’être détruites par un incendie violent. J’ai le plaisir de vous faire connaître que, par courrier de ce jour, et à titre tout à fait exceptionnel, je fais ordonnancer au nom de M. le préfet de votre département une somme de 40 francs, pour être répartie entre les familles les plus nécessiteuses et les plus éprouvées.

Veuillez, etc.

Pour le président du Conseil, ministre de l’Intérieur,
Le chef du Cabinet,
Ulrich.

A M. Martin-Martin, député du Plateau-Central.

A tous ceux qui n’ont pas oublié l’époque néfaste où les intérêts de notre département étaient abandonnés aux mains débiles et dédaigneuses du baron Lambusquet, — celui-là même qui se vantait de n’avoir jamais mis les pieds dans un ministère, — à tous nos lecteurs nous laissons le soin de dégager la moralité des lettres ci-dessus : pour notre part, nous n’aurions garde d’en atténuer l’éloquence par aucun commentaire. Dans sa profession de foi, M. Martin-Martin avait écrit : — Je ne vous fais pas de promesses : Je demande que vous me jugiez à l’œuvre, et sur mes actes ! — Les honnêtes gens, les gens éclairés et impartiaux, ont déjà jugé.

Antonin Canelle.


Du Journal de Mlle Yvonne Martin-Martin :

Dimanche. — Le matin, nous avons été, Mère et moi, à la messe de onze heures ; c’est l’abbé Launois qui a quêté ; il a toujours sa tête qui penche sur son épaule, et une main dans sa poitrine, mais il est fort bien quand même. Il faisait si froid déjà que Mère m’avait permis de mettre mon boléro en fourrure, ce dont je n’ai pas été fâchée, car, à la messe, j’étais précisément devant ces personnes dont nous ne savons pas encore le nom, mais qui sont pour nous si désagréables, et qui sont si mal mises. Elles n’ont fait que me regarder tout le temps. Nous sommes rentrées juste pour le déjeuner. Père, très absorbé, n’a pas dit un mot, et Mère respectait son silence, de telle façon que le déjeuner a été expédié vivement. J’ai lu dans ma chambre jusqu’à quatre heures le livre de Mme Hector Malot que Germaine Tirebois m’a prêté.

Il me passionne énormément ; que cette Félicie est intéressante, et que son fiancé a tort ! Je n’en suis qu’au milieu du volume, mais déjà on sent ce qui va advenir ; c’est réellement passionnant. Mère, à quatre heures, m’a appelée. Elle était prête à sortir, et il m’a fallu laisser là mon livre ! Nous avons été aux Champs-Élysées, où j’ai eu la chance de rencontrer Germaine, accompagnée de sa fidèle Mlle Pauline. Nous nous sommes assises toutes deux un peu à l’écart pour causer plus librement ; d’ailleurs Mère sympathise beaucoup avec Mlle Pauline ; Mère est si bonne qu’elle se laisse raconter pour la vingtième fois les mêmes histoires, que cette vieille Mlle Pauline aime tant à narrer, surtout les exploits de son oncle le capitaine Michelot ; je crois aussi que Mère en profite pour penser à autre chose. Germaine m’a dit confidentiellement avoir entendu son père et sa mère parler l’avant-veille de son futur mariage : sa mère était d’avis qu’elle se mariât jeune, le plus tôt possible, M. Tirebois préférait attendre. Germaine riait en me disant cela, mais j’ai bien vu qu’au fond elle était très émue. Elle doit avoir son idée, je pense. Peut-être même l’aurais-je confessée immédiatement, si Mlle Pauline ne s’était rapprochée de nos chaises, sournoisement. Nous avons fait chemin ensemble jusqu’aux grands boulevards, où il y avait un monde énorme ; Mère et moi sommes rentrées à pied, Germaine, qui était pressée, en omnibus. Nous avons dîné tard. Père ayant eu à travailler, moi j’ai lu jusqu’à onze heures dans ma chambre.

Lundi. — Mère et moi, à dix heures, avons été au Bon-Marché, c’était l’Exposition des vêtements ; maman en a essayé plusieurs, mais sans en choisir aucun. J’ai acheté pour moi des jarretelles roses et un corset maïs ; Mère ne voulait pas, mais j’ai fait mes yeux suppliants, alors… Nous avons été ensuite chez le pâtissier, j’ai mangé trois galettes ; il y avait un jeune homme qui m’a souri, probablement il trouvait que j’étais un peu affamée ; quand nous sommes sorties, il est sorti derrière nous ; Mère, très mortifiée, a pris une voiture, et nous sommes rentrées. L’après-midi, rien de neuf. Nous n’avons pas bougé. J’ai fini mon livre : Félicie ne se marie pas avec Valentin, c’est bien là ce que je pensais ; la fin est encore plus passionnante que le début.

Mardi. — J’ai étudié mon chant une bonne partie de la matinée ; après mes sons filés, j’ai chanté une petite mélodie de Chaminade qui a vraiment beaucoup de caractère, très gentille, et bien dans ma voix ; il y a un contre-si que je donne de tête, et qui est doux, doux, doux… si doux même que maman qui comptait l’argenterie dans la pièce à côté m’a crié : — Vovonne, c’est idéal ce que ta voix me fait plaisir !… — J’ai été l’embrasser pour la remercier, mais déjà elle disait à Olympe que le manche à gigot manquait, et elle n’était plus du tout à mon contre-si de tête… L’après-midi, restées. Père seul s’est absenté, il n’est même pas rentré, un petit bleu qu’il nous avait envoyé nous prévenait qu’il dînait avec des messieurs de la Chambre, et le préfet, qui est à Paris.

Mercredi. — Nous avons été, à cinq heures, rendre visite à Mme Tirebois dont c’était le jour. Germaine portait une robe assez échancrée, et un tablier rose à bavolets, elle offrait le thé quand nous arrivions ; il y avait beaucoup de monde, et comme Germaine était très affairée, j’étais assise seule, et un peu intimidée par conséquent. Mme Tirebois avait une traîne à sa robe, et des saphirs énormes aux oreilles ; elle causait tout bas à un monsieur âgé, décoré ; je pense même qu’il avait une perruque, car, quand il buvait son thé, ses oreilles remuaient, et on apercevait un vide entre elles et le crâne. Germaine m’apporta une tasse et des gâteaux, une grande jeune fille qui la suivait avec le sucrier et le pot au lait me sourit si gentiment que je sympathisai tout de suite avec elle ; pour lui être agréable, je sucrai mon thé beaucoup plus que de coutume, et, par la suite, j’en ai eu un peu mal au cœur ; elle s’appelle Marthe Gérard, m’a dit Germaine plus tard, elle est orpheline, et vit avec son parrain, un goutteux millionnaire. Comme Germaine s’asseyait enfin avec moi sur le canapé, il entra en coup de vent dans le salon une grosse dame et son fils, un long jeune homme pâle, qui portait une serviette sous le bras ; Germaine l’appela pour me le présenter ; c’était son cousin Alfred ; il s’assit près de nous, assez gauchement, et nous entendîmes alors distinctement un tintement de grelot qui venait de son côté. Comme Germaine, Marthe et moi le regardions, surprises, il rougit affreusement, et se tint immobile. Je sus par la suite que c’était le grelot de sa bicyclette, qu’il avait par mégarde dans une de ses poches ; et, n’osant bouger, par crainte de faire du bruit, il n’accepta ni thé, ni gâteaux. Rentrées à la maison en voiture, il pleuvait beaucoup.

Jeudi. — J’ai reçu, le matin, un mot de Germaine qui me dit que son père l’emmène ce soir chez Marck le dompteur, à la fête de Montmartre, et elle me demande si Mère me permettrait de les y accompagner. J’ai la permission et je saute de joie ! Toute l’après-midi, je suis restée à la maison. Vers huit heures du soir, on a sonné, c’était M. Tirebois et Germaine qui venaient me prendre. Père a dit à M. Tirebois : — Je ne vous accompagne pas à cette ménagerie, la Chambre me suffit ! — ce qui a beaucoup fait rire M. Tirebois. Moi, j’étais prête déjà, et nous n’avons eu qu’à partir. Ça sent très fort quand on entre dans la ménagerie, qui est pourtant admirablement tenue. Au premier rang, des fauteuils étaient réservés, derrière lesquels nous nous sommes installés. Il y avait un lion magnifique assis tout contre les barreaux, il nous regardait bien en face, en passant sa langue sur ses babines, j’ai été si intimidée que je ne l’ai plus regardé. Il y avait trois adorables petits lionceaux tout jeunes ; c’est comme de gros chats, ça joue, ça se couche si gentiment ! Il y avait le plus petit qui s’est mis sur le dos, les pattes en l’air, et il nous regardait avec des yeux si câlins, le pauvre chéri… Dans un coin, il y avait aussi deux singes, dont l’un ne faisait qu’aller et venir de long en large dans sa cage, il avait des yeux brillants et de véritables petites mains roses avec lesquelles il attrapait les barreaux, et se serrait contre ; il y avait un perroquet et un ara, il avait l’air stupide comme tout, cet ara ! M. Tirebois s’en est approché pour lui faire dire quelque chose, mais il a tourné son dos et est monté le long du perchoir en se dandinant, et en nous regardant de côté, comme s’il riait de nous. Nous avons été nous rasseoir sur nos chaises, et alors nous avons vu que les fauteuils réservés étaient pour des Chinois, on disait autour de nous que c’était l’ambassadeur de Chine, toute une famille composée de l’ambassadeur, sa femme, ses deux filles, et de plusieurs autres jeunes gens, tous vêtus à l’européenne ; il n’y avait que l’ambassadeur et trois autres chinois qui portaient le costume ; il y avait un tout petit garçon chinois assis juste devant Germaine, il était coiffé d’un béret bleu et vêtu d’une capote de collégien, il avait des joues énormes et des yeux imperceptibles ; le spectacle ne l’amusait pas du tout, il se tint tout le temps le visage contre le dossier de sa chaise, à regarder derrière lui, malgré les protestations du Chinois à lunettes placé à son côté et qui lui tenait la main. Les jeunes filles chinoises étaient très gentilles, une surtout, très coquette, lançant des œillades à droite, à gauche : elle avait du rouge sur les lèvres et les joues, les yeux tirés sur les tempes et noirs comme des grains de café. Le spectacle a commencé ; il y avait des ours, des hyènes, des loups, qui ont travaillé avec un dompteur polonais, frisé comme un caniche, et bête comme une oie probablement, car, après chacune des prouesses de ses animaux, il envoyait des baisers aux Chinois. Marck (le dompteur mondain, me souffle Germaine) est un jeune homme très décoré et brillant, il avait des gants blancs, et des moustaches noires frisées très légèrement. Il salua dignement en entrant dans la cage, et fit travailler à la fois deux lionnes, et l’énorme lion qui m’avait tant impressionnée ; il faisait comme s’il était dans le désert : il tirait des coups de revolver, et excitait les bêtes à rugir et à sauter toutes ensemble ; c’était un vacarme épouvantable, et pourtant le petit garçon chinois ne tournait pas la tête, il avait l’air aussi tranquille que si rien ne s’était passé de terrible à deux pas de sa chaise ; il regardait Germaine qui se bouchait les oreilles et fermait les yeux, il la regardait curieusement, et l’air positivement narquois, ce mioche… Pour finir, une jeune femme outrageusement décolletée vint danser, avec des castagnettes, dans la cage, pendant que Marck fixait des yeux terribles sur son gros lion, accroupi dans un coin à côté des trois lionnes réellement abruties par tout ce bruit du diable. La danseuse espagnole faisait les yeux langoureux aux Chinois, qui n’en avaient jamais tant vu, je pense ; mais elle ne courait aucun risque avec les lions, naturellement, dansant devant la porte, et derrière le dompteur Marck. Nous sommes sortis à onze heures, très contentes de notre soirée, Germaine et moi. Germaine et son père m’ont accompagnée, et sont montés dans l’appartement où Mère nous attendait, et a proposé de faire du thé ; mais M. Tirebois n’a rien voulu prendre. J’ai raconté les Chinois à Père, il ne savait pas si c’était vraiment l’ambassadeur, mais il m’a dit qu’il le demanderait à M. Delcassé.

Vendredi. — Le matin j’ai écrit quelques lettres à mes amies de La Marche ; Marthe Benoît m’avait envoyé un long journal de ce qu’elle avait fait dans la quinzaine, j’ai été obligée de lui répondre aussi une fort longue missive ; sans ça elle m’aurait tenu rigueur et aurait dit qu’étant à Paris, je faisais ma fière, et la dédaignais. J’ai écrit aussi aux demoiselles Rodrigues, mais deux pages seulement. Le soir nous avions à dîner M. Gélabert, et son fils Marc qu’on nous présentait. C’est un petit jeune homme court et avec un certain embonpoint ; il avait une superbe cravate rouge et une épingle représentant un pied de biche. Son père a été fort attentionné pour moi, il m’a fait des compliments sur ma toilette et sur mes boucles de cheveux. Il avait apporté à Mère une superbe gerbe de chrysanthèmes jaunes, que j’ai placés tout de suite sur la petite table, devant la fenêtre du salon. Pendant le dîner j’étais entre M. Gélabert et son fils, qui me passait à chaque instant la moutarde et les cure-dents, j’avais très envie de rire, naturellement, mais mère ne me quittait pas des yeux, et m’obligeait à être sérieuse malgré moi ; je me suis bien rattrapée dans ma chambre, par exemple ! On a pris le café dans le salon de maman, et alors on m’a priée de faire un peu de musique. J’ai chanté ma petite mélodie de Chaminade, et mon contre-si a produit son effet habituel ; M. Marc me tournait les pages et, son père nous ayant dit qu’il touchait un peu de piano, nous l’avons forcé à jouer à quatre mains avec maman. Père et M. Gélabert se sont alors retirés dans le cabinet de travail pour causer affaires, et j’ai été plus libre avec maman et le fils Gélabert. Mère ne joue vraiment pas mal, elle a du sentiment, même… Ils ont à eux deux fort bien rendu la sérénade de Pierné, puis, sur la demande de M. Marc, j’ai encore chanté une de mes anciennes romances de Massenet. Après avoir fait de la musique, nous avons causé, nous aussi ; ce jeune homme est fort intéressant dans sa conversation, il fait beaucoup de bicyclette et d’escrime, — pour maigrir, a-t-il ajouté en souriant ; nous nous sommes récriées, mère et moi : — Mais vous êtes très bien comme ça ; voyons, à votre âge, il vaut mieux être un peu solide, voyez donc votre père à qui vous ressemblez tant, eh bien ! il est magnifique, etc… — Mère était lancée et elle ne s’est arrêtée que pour servir le thé qui refroidissait dans la salle à manger. Nous avons parlé voyages ; il m’a avoué qu’il adorerait visiter l’Afrique, qu’il avait deux camarades de lycée qui y étaient, et qui lui écrivaient des lettres enthousiasmées, qui lui donnaient chaque fois plus envie de partir. Notre soirée a passé très vite et il était plus de onze heures quand ces messieurs se sont retirés.

Samedi. — Je me suis levée tard ce matin. Olympe avait beau cogner à ma porte, je n’avais pas la moindre envie de répondre. Mais mère est venue en personne et il m’a fallu aller ouvrir ; j’ai bu mon chocolat au lit, par exemple. L’après-midi, Germaine et sa mère nous ont fait la bonne surprise de venir nous voir. Maman, elle, n’était pas très enchantée, à cause du salon qui n’était pas tout à fait en ordre comme elle aurait voulu ; ces dames venaient pour la première fois, nous aurions évidemment tenu à les mieux recevoir ; mais elles sont si simples, si aimables, que nous aurions mauvaise grâce de leur en vouloir de ne nous avoir pas averties. Mère et Mme Tirebois sont restées dans le boudoir. Germaine et moi sommes allées dans ma chambre. J’avais à lui montrer ma photographie que j’ai fait faire il y a quinze jours, et un petit meuble que père m’a offert pour mon anniversaire de naissance. Germaine s’est extasiée sur le portrait et a absolument exigé que je lui en donne un avec une dédicace derrière ; le petit meuble lui a beaucoup plu également. Je lui ai raconté ma soirée de la veille, elle m’a posé une quantité de questions sur le fils Gélabert, à la plupart desquelles je ne savais que répondre. Quand elle a eu fini d’être indiscrète (si gentiment, chère Germaine !), elle m’a embrassée en riant, et je n’ai jamais pu savoir ce qui la faisait rire de la sorte. Elle m’a raconté des choses inouïes sur son cousin Alfred, que j’avais vu l’autre jour chez elle ; lui qui a l’air d’un petit saint, eh bien ! il passe ses nuits à jouer aux cartes, et il est l’amant de la femme d’un professeur ; c’est inouï, je trouve ! Germaine m’a dit qu’elle savait bien d’autres choses encore sur lui et son ami Edward, mais qu’elle ne pouvait me les confier. Je n’ai pas insisté, naturellement, mais il faudra bien qu’elle me les dise, un jour ou l’autre. Nous avons ri de tout notre cœur lorsqu’elle m’a raconté que Mlle Pauline écrivait ses mémoires et ceux de son oncle le capitaine Michelot et qu’elle allait les faire paraître très prochainement : — Elle passe des nuits, ma chère, m’a dit Germaine, et elle soupire, et elle parle toute seule, c’est un vrai bonheur que de l’entendre : nous sommes censés ignorer tout ça, bien entendu, mais père commence à en avoir assez, et il parle déjà de la remplacer ! pour moi, j’en aurai du chagrin, car elle m’amuse beaucoup, et elle est si distraite dans la rue ! — Mme Tirebois et mère sont venues voir ce que nous complotions toutes les deux ; Mme Tirebois a trouvé très bien notre appartement, beaucoup d’air, de soleil, a-t-elle dit, pas de voisins, le rêve enfin… — Il est probable que nous déménagerons au printemps, a-t-elle ajouté : si rien n’est survenu d’ici là… — et elle a regardé Germaine. Elles sont parties toutes deux à sept heures passées. Je voulais finir cette tapisserie qui traîne partout, et qui fait le désespoir de mère si ordonnée ; mais j’ai un nouveau livre de Mme Hector Malot, et je crois bien qu’il va me passionner autant que l’autre, probablement…

Dimanche. — Été à la messe de 11 heures, mère et moi, il pleuvait à torrents, nous y sommes allées en voiture. Vu encore les personnes désagréables, elles avaient des chapeaux nouveaux, mais quels chapeaux : des bérets de velours chaudron à plumes écarlates, quel goût pour des Parisiennes, mon Dieu ? Aperçu aussi Marthe Gérard et sa gouvernante : elle m’a saluée de la tête très aimablement…


De la Localité :

PAYE, PAYSAN !

… Le budget de 1900 s’équilibrera avec cinquante millions d’impôts en augmentation sur le précédent exercice. Voilà le résultat le plus clair, le plus net, auquel devait aboutir l’impéritie de nos gouvernants. Sera-t-il permis de se demander alors à quoi bon envoyer à la Chambre des gens qui sont censés représenter et défendre nos intérêts, si le premier de nos intérêts, qui est notre bourse, se trouve entre leurs mains aussi mal gardé et lésé ? Il nous semblait que le devoir essentiel d’un député honnête et conscient des obligations de son mandat serait de monter à la tribune et de crier : — Halte-là ! Le pays a assez de ce régime de bon plaisir, il a assez de servir de proie quotidienne aux sangsues de toute sorte qui l’épuisent et qui l’oppriment, sous prétexte de l’administrer : halte-là, vous dis-je ! — Mais sans doute sommes-nous bien naïfs ! Lorsqu’une majorité faussée ou aveuglée fait un député d’un Martin-Martin, je suppose que personne ne doit s’attendre à ce que le Palais-Bourbon retentisse de pareils accents, éloquents et vengeurs. Les électeurs de Martin-Martin ont ce qu’ils méritent : qu’importe que leur bas de laine se vide jusqu’au dernier écu, leur cher député ne s’en portera pas plus mal ; il est à Paris, confortablement installé, il peut se promener sur les boulevards, boire des bocks, aller aux Folies-Bergère, il visitera à l’œil l’Exposition universelle : qu’est-ce à côté de cela que cinquante millions d’impôts ? Et puis il faut bien que quelqu’un paie les vingt-cinq francs par jour qui lui sont alloués pour ses frais de cigares…

Jean le Contribuable.


A Monsieur Martin-Martin, député du Plateau-Central, au Palais-Bourbon, Paris.

Monsieur le Député,

Sera-t-il permis à un humble desservant d’oser prétendre détourner à son profit l’attention d’un législateur, et vous enlever un instant à vos graves et multiples travaux ? Mais je m’enhardis en songeant qu’au milieu des études et des occupations les plus sérieuses que vous avez assumées pour le bien et la grandeur de notre cher pays, vous condescendez à garder une oreille bienveillante et attentive aux affaires de ce Plateau-Central que vous représentez avec une si parfaite dignité, et un éclat auquel, je puis bien le dire, vos prédécesseurs étaient si éloignés d’atteindre.

Peut-être n’ignorez-vous point que la cure de Monistrol, qui compte parmi les plus importantes de votre arrondissement, est vacante par suite du décès du vénérable et regretté archiprêtre, monsieur le curé Grubillot. Lors d’un voyage récent que je fis à la Marche et où j’eus l’honneur de m’entretenir avec M. le chef du Cabinet de M. le préfet, ce haut fonctionnaire avait bien voulu me laisser entendre que l’Administration verrait d’un œil favorable ma venue dans cette paroisse, que M. le Préfet avait l’intention de s’en entretenir avec Monseigneur, et qu’en un mot j’étais, si je puis m’exprimer sur moi-même en ces termes, j’étais persona grata à la Préfecture.

Malheureusement, je ne pouvais guère me faire d’illusions sur le sort que ma pauvre candidature rencontrerait à l’Évêché, non pas, certes, que j’aie la coupable témérité d’incriminer Monseigneur, mais je sais trop qu’à ses côtés, dans la personne de M. le vicaire général Foing, tous les prêtres indépendants et d’idées libérales ont un adversaire intraitable et souvent écouté.

Je ne suis pas un ambitieux, Monsieur le député, et si j’avais pu souhaiter, un moment, remplacer M. l’archiprêtre Grubillot, c’était, j’ose le dire, dans l’unique espoir d’apporter dans cette paroisse de Monistrol, encore en proie aux passions de certains dévots exaltés, cet esprit d’apaisement et de tolérance qui doit être, selon moi, celui du prêtre dans son église : ainsi ai-je agi dans ma modeste cure du Trou-Madame, où je me réjouis d’avoir peut-être contribué à faire reporter sur votre nom, lors des élections dernières, les trente-cinq voix qui d’habitude allaient à M. le baron Lambusquet.

Or, il me revient qu’à la suite d’intrigues, auxquelles M. le vicaire général Foing ne semble pas être demeuré étranger, Monseigneur aurait nommé, et présenterait à l’agrément de l’Administration, M. l’abbé Barigoule, actuellement desservant à Fraizes. Il répugne à mon caractère, comme à la robe que je porte, d’avoir à dénoncer certaines manœuvres honteuses et la bassesse de certains calculs, mais, pour le bien d’une commune à laquelle vous vous intéressez, je crois de mon devoir de vous avertir. Il ne m’appartient pas de juger M. l’abbé Barigoule, que d’aucuns cependant représentent comme un prêtre sectaire, un intrigant et un brouillon. Mais ce que je dois vous faire connaître, ce sont les dessous ténébreux de sa nomination. Vous savez qu’en commençant l’édification d’une église sous le vocable du bienheureux Saint-Trophime, M. le curé Grubillot avait compromis à ce point les finances de la fabrique de Monistrol, que l’église reste inachevée, ses fondations à peine sorties, et que la fabrique, sans un sou vaillant, plaide avec l’entrepreneur, et a déjà perdu un premier procès. C’est pour tirer la fabrique de ce mauvais pas que l’on a songé à M. Barigoule ; M. Barigoule a en effet, — et tout le monde à Monistrol chuchote par quels moyens, — réussi à capter la confiance de la dame Berlain, la propriétaire du beau domaine des Mauminettes, chez qui descendait le baron, quand il venait à Monistrol en tournée électorale ; et alors on escompte, et l’abbé Barigoule a donné à entendre, que, s’il est nommé à la cure vacante, la dame Berlain fera don des soixante mille francs qui sont nécessaires pour sauver la fabrique.

Je ne doute pas qu’il suffira de vous avoir signalé un pareil état de choses pour que votre haute intervention, tant auprès de M. le préfet du département qu’auprès de M. le directeur des cultes, empêche l’agrément d’une nomination dont les effets présenteraient tous les caractères d’un scandale public. Peut-être dépendrait-il alors de votre influence que l’Administration, en opposant mon nom à celui de l’abbé Barigoule, en en faisant même au besoin une question de principes, parvînt à triompher, auprès de Monseigneur, de l’hostilité de M. le vicaire général Foing ? Mais croyez qu’en ce moment j’écarte loin de moi toute idée d’un bénéfice personnel, dans une circonstance où je n’ai en vue que la bonne renommée de l’Église à laquelle j’appartiens, et qui doit réprouver ces compromissions ; en vue aussi des dangers que de semblables sectaires menacent de faire courir aux institutions établies, auxquelles je m’honore de me proclamer fervemment et respectueusement attaché.

Veuillez agréer, Monsieur le député, l’hommage de votre dévoué serviteur,

Jolly, curé.


Monsieur Jambey du Carnage, Préfet, La Marche.

Ci-joint une lettre que je reçois au sujet de la cure de Monistrol. Qu’est-ce que c’est que toute cette histoire ? Et qu’est-ce que ce curé qui m’écrit ? Il m’a tout l’air d’un garçon assez débrouillard, mais je me défie des prêtres si malins, et surtout si dévoués : les abbés sont dévoués quand ils veulent être curés, les curés quand ils veulent être évêques, et les seuls évêques républicains sont ceux qui prétendent à l’archevêché ; d’ailleurs vous connaissez mes sentiments là-dessus ; agréez qui vous voudrez à Monistrol, je m’en désintéresse ; la seule chose à laquelle je tienne, et vous le savez aussi bien que moi, c’est que le curé ne nous embête pas et ne se mêle que de ce qui le regarde ; après cela, qu’il ait ses opinions, et qu’il ne vote pas pour moi, ça m’est égal ; mais qu’il dise sa messe, qu’il reste dans son église, et qu’il nous fiche la paix.

Sentiments dévoués,

Martin-Martin.


RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
PRÉFECTURE DU PLATEAU-CENTRAL
Cabinet du Préfet.

A Monsieur Martin-Martin, député,

Monsieur le Député,

Comme suite à la demande de renseignements que vous aviez bien voulu m’adresser concernant M. l’abbé Jolly, je m’empresse de vous faire connaître que ce desservant a eu son traitement suspendu en 1895 à la suite de paroles violentes prononcées en chaire contre M. le président de la République Félix Faure.

Déplacé et envoyé dans la paroisse du Trou-Madame, cet ecclésiastique paraît s’être amendé, et, lors des dernières élections législatives, il a voté, à bulletin ouvert, pour le candidat républicain.

Veuillez agréer, Monsieur le député, l’assurance de ma considération la plus distinguée,

Le Préfet du Plateau-Central,
Jambey du Carnage.

P. S. Cet abbé Jolly vient assez souvent à la préfecture demander des secours pour aller aux eaux ; comme il est le cousin du secrétaire de l’évêque, le grand rival de l’abbé Foing, il peut quelquefois renseigner d’une façon assez précise mon chef de cabinet sur ce qui se passe à l’évêché : mais il n’est pas intéressant.

Ce qu’il vous a écrit de la nomination de Barigoule est exact ; mais il ignore que cela a été combiné par moi, d’accord avec l’évêque. L’abbé Barigoule est un garçon très intelligent, et qui ne nous créera aucun ennui ; sa nomination me permet d’obtenir, — donnant, donnant, puisque nous ne pouvons rien traiter autrement avec l’évêché, — le déplacement du curé de Cantelles ; enfin il est entendu que, si la fabrique a les soixante mille francs, les délégués sénatoriaux de Monistrol, qui sont fabriciens, voteront pour notre candidat.

Croyez, mon cher député, à mes meilleurs sentiments,

Jambey.


Extrait du Journal Officiel (Chambre des députés, Compte rendu in extenso des débats. Séance du 7 décembre).

M. Tourgnol… les jésuites de toute robe, de tout calibre, et de tout poil ! (Violentes protestations au centre ; ricanements sur les bancs de droite.)

M. Martin-Martin essaie de prononcer quelques paroles qui se perdent dans le tumulte.

M. Coutant. M…!

M. le Président. Le parti-pris est évident !

....... .......... ...

De la Localité :

L’ÉCŒUREMENT

Nous recevons la lettre suivante :

Monsieur le Rédacteur,

Une surexcitation facile à comprendre agite en ce moment notre population de Chaumettes ; voici les faits : l’instituteur Moulineau, qui vient de perdre une petite fille de deux ans et demi, a annoncé publiquement qu’il voulait un enterrement civil. Assurément toutes les opinions sont libres, même les moins respectables ; mais il y a cependant des limites où le scandale ne devrait pas être permis. On frémit en effet en pensant que c’est à de semblables hommes, aveuglés par l’esprit de parti, caudataires et prisonniers de la franc-maçonnerie, ce sont eux à qui nous devons confier le soin de former le cœur et l’âme de nos enfants. On frémit en songeant aux générations qu’un semblable enseignement nous prépare, et l’on ne peut s’empêcher de relever dans les annales de la criminalité, depuis que Dieu est banni de l’école, la précocité de jour en jour plus effroyable dont font preuve les plus récentes recrues de l’armée du vice. Mais, en ce moment, ce que nous voulons simplement constater, c’est que l’instituteur Moulineau est la créature de Martin-Martin, et que l’enterrement civil de la petite Moulineau prend une signification toute particulière, au lendemain du jour où, dans la discussion du budget des cultes, Martin-Martin s’est affirmé avec l’attitude violente dont le Journal Officiel nous apportait hier les lamentables échos. A coup sûr, nous serions les premiers à déplorer qu’un enterrement, quel qu’il soit, pût servir de prétexte à des manifestations toujours regrettables ; mais j’ai cru devoir vous signaler ce qui se passait, pour que les responsabilités, le cas échéant, soient bien établies, et que les honnêtes gens de tous les partis voient et sachent de quel côté est venue la provocation.

Un père de Famille.


Du Petit Tambour :

TOUCHANTE MANIFESTATION

On nous écrit de Chaumettes :

Monsieur le Rédacteur,

L’enterrement de Mlle Moulineau, la charmante enfant de notre pauvre ami, le distingué instituteur de Chaumettes, a eu lieu ce matin au milieu d’un concours considérable, d’une foule respectueuse et recueillie venue pour témoigner de sa sympathie à la douleur de M. Moulineau, et aussi à la fermeté et à la dignité de sa conduite dans cette douloureuse circonstance. Disons tout de suite que, contrairement aux bruits qui avaient été répandus, nulle note discordante n’est venue troubler cette manifestation à la fois imposante et touchante, et qu’en dépit des provocations souterraines de certaines personnalités dont il serait aisé de soulever le masque, les sectaires les plus intransigeants ont eu la sagesse ou la pudeur de ne pas bouger.

Au cimetière, un éloquent discours a été prononcé par M. Bedos, conseiller municipal à Marseille, et ami personnel de M. Moulineau. Nous regrettons de ne pouvoir reproduire cette superbe improvisation, où, dans un langage élevé et vibrant d’émotion, M. Bedos a montré la marche ascendante de l’esprit humain, se dégageant progressivement de toute mainmise, de toute superstition mesquine et avilissante, pour affirmer un Idéal supérieur que réalisera l’Individu parfait et tel que l’aura conçu et formé la Société égalitaire.

L’assistance s’est retirée profondément impressionnée.

Un habitant.


MINISTÈRE DE L’INTÉRIEUR
COMMISSARIAT SPÉCIAL DES CHEMINS DE FER
No

Le Commissaire spécial de La Marche,
à Monsieur le Préfet du Plateau-Central.

Conformément aux instructions que vous m’aviez données, je me suis rendu hier à Chaumettes, où certaines manifestations paraissaient à craindre, à l’occasion des obsèques de la petite Moulineau, fille de l’instituteur. J’ai l’honneur de porter à votre connaissance qu’il ne s’est produit aucun incident de nature à motiver mon intervention. Dans le cortège, assez peu nombreux, j’ai relevé la présence de tous les fonctionnaires de Chaumettes, à l’exception du receveur d’enregistrement et du conducteur des ponts et chaussées. Sur la place de l’église, où le convoi est forcé de passer, un groupe formé de MM. Coulon, l’ancien adjoint au maire, Tardieu, notaire, et Boulet, maréchal-ferrant, ont affecté de ne pas se découvrir devant le cercueil ; je dois dire que cette attitude est généralement blâmée.

Au cimetière, un conseiller municipal de Marseille, M. Bedos, camarade d’enfance de M. Moulineau, et qui était de passage pour son commerce, a prononcé un discours, où je ne vois rien de particulier à signaler ; j’ajouterai que cette allocution, bien qu’elle ne m’ait point paru dépourvue de qualités littéraires et même oratoires, n’a pas semblé produire un grand effet. Un incident plutôt comique a marqué la fin de la cérémonie ; quand M. Bedos a eu terminé de parler, un vieillard s’est approché, qui paraissait extrêmement ému, mais légèrement pris de boisson ; il avait l’air de vouloir, à son tour, prononcer quelques mots ; mais tout à coup, il s’est borné à jeter violemment dans la fosse ouverte son chapeau qu’il tenait à la main en s’écriant : — N… de D…! — puis s’est retiré en sanglotant. Ce vieillard serait un nommé Gourd, receveur buraliste, père de Mme Moulineau et qui adorait sa petite-fille et filleule, la petite Moulineau. En résumé, les cléricaux en ont été pour leurs menaces, qui n’ont atteint personne, et j’estime même qu’il sera inutile de déplacer l’instituteur Moulineau, ainsi que vous en aviez bien voulu examiner l’éventualité, avant les vacances de Pâques.

Le Commissaire spécial,
Laflize.


PRÉFECTURE DU PLATEAU-CENTRAL
CABINET DU PRÉFET

Le Préfet du Plateau-Central
à Monsieur le Ministre de l’Intérieur.

Sous ce pli, j’ai l’honneur de vous adresser, conformément à vos instructions, mes propositions concernant la promotion du 1er janvier dans l’ordre de la Légion d’honneur. J’ai réduit à quatre, selon les termes de votre circulaire de décembre, le nombre des candidats proposés : ce sont MM. Bedu-Martin, Collombier, Lajambe et Jolivet. Chacun de ces candidats me paraît, à des titres divers, digne de la haute distinction que j’ai l’honneur de solliciter pour eux ; mais je crois devoir présenter en première ligne M. Bedu-Martin, doyen des maires de mon département, que son grand âge et les services rendus depuis près de cinquante ans à la cause démocratique me semblent désigner plus qu’aucun autre aux faveurs gouvernementales ; j’ajouterai que M. Bedu-Martin est le beau-père de M. Martin-Martin, député, et que sa décoration ne pourrait que produire l’impression la plus favorable auprès des électeurs de M. Martin-Martin.

1o Notice concernant M. Bedu-Martin

M. Bedu-Martin a déjà fait l’objet de nombreuses propositions ; la première remonte à 1885 ; depuis cette époque, tous les préfets qui se sont succédé, à la tête du Plateau-Central se sont fait un devoir et un honneur de signaler la vie, toute de probité et de dévouement à la cause républicaine, de M. Bedu-Martin, et de demander pour lui une récompense à laquelle applaudiraient tous les républicains et tous les honnêtes gens. Le préfet du Plateau-Central, en renouvelant la proposition de ses prédécesseurs en faveur de M. Bedu-Martin, tient à signaler en outre la parenté du postulant avec M. Martin-Martin, le nouveau député, son gendre, en insistant sur ce fait que, si M. Martin-Martin a été assez heureux pour grouper autour de son nom toutes les énergies républicaines et ramener à la République une circonscription qui jusqu’alors avait toujours voté pour les bonapartistes, une grande part en revient à la notoriété et aux sympathies qui avaient toujours entouré le nom de son beau-père, M. Bedu-Martin.

2o Notice concernant M. Collombier

M. le Dr Collombier dirige depuis quinze ans l’asile d’aliénés de La Gélinotte, près La Marche. Praticien habile et administrateur consommé, le Dr Collombier a su, dans l’accomplissement de ses fonctions délicates, se concilier l’estime et la sympathie de tous. M. le Dr Collombier est un enfant du département, où il ne serait pas impossible qu’il fût appelé quelque jour à jouer un rôle politique ; il est très apprécié, pour son tact et sa grande droiture, des diverses municipalités qui se trouvent en relations avec lui ; sincèrement attaché aux institutions républicaines, les républicains du Plateau-Central accueilleraient avec satisfaction la distinction que je sollicite en faveur de ce postulant.

3o Notice concernant M. Lajambe

M. Lajambe est un des plus riches propriétaires terriens du Plateau-Central ; fondateur et président d’une société coopérative, l’Abeille Marchaise, on le trouve toujours disposé à apporter le concours de sa grande fortune et de son activité organisatrice à toutes les œuvres de bienfaisance et de mutualité. Par son Abeille Marchaise qui compte d’importantes ramifications dans les milieux tant agricoles qu’industriels, et aussi parce qu’il se trouve avoir un pied dans la plupart des associations et sociétés du département, M. Lajambe est une force avec laquelle il est bon de compter ; le jour en effet où il plairait à M. Lajambe de faire de la politique, et plusieurs personnalités le poussent vivement dans ce sens, nul doute qu’il n’acquière rapidement une situation prépondérante ; M. Lajambe a toujours été gouvernemental, mais, pour le soustraire à certaines influences qui le travaillent en ce moment, j’estime qu’une distinction honorifique viendrait à son heure, justifiée par les nombreuses fonctions gratuites qu’il a toujours acceptées volontiers, et de nature à être accueillie favorablement par les populations du Plateau-Central, sans distinction de partis.

4o Notice concernant M. Jolivet

M. Jolivet, agent voyer en chef du Plateau-Central, est un fonctionnaire intelligent et zélé, et au dévouement duquel mes prédécesseurs, comme moi-même, se sont toujours plu à rendre hommage. Sous son habile direction, le réseau vicinal a été considérablement développé durant ces dix dernières années, et les études d’importants travaux d’art, celles notamment du pont de Trembles, ont été poussées activement. M. Jolivet est un républicain de la veille, qui s’applique à maintenir son nombreux personnel dans une voie fermement républicaine. Très estimé des différentes personnalités politiques du Plateau-Central, avec lesquelles il se trouve en constantes relations d’affaires, et dont il a su se concilier les sympathies par son caractère loyal et obligeant, la décoration de M. Jolivet, digne couronnement d’une carrière honorablement remplie, serait accueillie avec faveur dans tout le département.

Le Préfet du Plateau-Central,
Jambey du Carnage.


Monsieur Martin-Martin, député, Paris.

Mon cher Monsieur Martin-Martin,

Deux mots seulement : Vous savez sans doute ce dont il s’agit, ou vous le devinez ; je viens vous rappeler ce que vous m’aviez dit lors de mon dernier voyage à Paris : — Nous allons faire rougir cette boutonnière-là ! — Y a-t-il du nouveau ? Vous êtes témoin que je n’y songeais pas, mais vous y avez mis une insistance si affectueuse : — J’en fais mon affaire ! m’avez-vous répété. Et puis, n’est-ce pas ? pas besoin de poser à la petite bouche devant vous : il est certain que, maintenant que je me suis un peu fait à cette idée que je pouvais être décoré, cela me serait une grosse déception de ne pas l’être, non seulement pour moi, mais pour mon fils, pour ma fille aussi quand je la marierai ; or, je sens bien que si ce n’est pas maintenant, où j’ai cette chance de pouvoir compter sur votre haute influence, si ce n’est pas maintenant ce ne sera peut-être jamais. C’est pourquoi je viens vous prier, mon cher député, d’agir vigoureusement au ministère, d’autant qu’à ce que je crois comprendre, ma décoration arriverait dans un bon moment pour vous et pour le parti, car on sait que je vous suis tout dévoué, et cela serait de nature à porter un grand coup, et à vous rallier bon nombre de suffrages, de voir que vous m’avez fait décorer.

Excusez le décousu de cette lettre, mon cher député, et croyez-moi votre inaliénable.

Gélabert,
Professeur d’agriculture.

Peut-être ne sera-t-il pas mauvais de rappeler au Ministre qu’en 1870 j’ai fait partie des mobilisés du Plateau-Central comme capitaine, et qu’à la revision des grades, après la guerre, on m’avait offert de me conserver dans l’armée régulière comme sous-lieutenant, ce qui fait que, si j’avais accepté, je serais probablement commandant à l’heure actuelle, et sûrement décoré.


Du Petit Tambour :

UN NOUVEAU LÉGIONNAIRE

Nous croyons savoir que la prochaine promotion de la Légion d’honneur comprendra le nom de M. Aristide Gélabert, notre sympathique compatriote, le distingué professeur d’agriculture du département. Tout le monde au Petit Tambour applaudira à une décoration qui récompensera si justement l’homme de bien, le fonctionnaire irréprochable, le républicain convaincu, et aussi, ne l’oublions pas, le vaillant officier de l’Année terrible. De semblables distinctions honorent à la fois le citoyen qui les reçoit et le Gouvernement qui les donne, et nous nous plaisons à deviner ici la main discrète et délicate, l’intervention puissante et toujours efficace de notre éminent député M. Martin-Martin, qui mieux qu’aucun autre était à même de rendre et de faire rendre justice à la valeur de M. Gélabert, à son dévouement politique, et à l’inébranlable fermeté de ses sentiments républicains.


Monsieur Martin-Martin, député, Paris.

Mon cher Ami,

Tu connais mon opinion sur les décorations, Légion d’honneur, ou autres balivernes ; du moins faut-il que cet attrape-nigauds nous serve à prendre des imbéciles de quelque utilité, de quelque importance ; or ce qui est pour toi, en ce moment, de première importance, ce sont les élections sénatoriales, et il ne faut pas te dissimuler que cela ne va pas tout seul ; à tort ou à raison, vous vous êtes entêtés sur la candidature de ce pauvre Moulin dont le titre le plus clair à faire un sénateur est d’être à demi gâteux, par avance. Il faut pourtant que nous le fassions réussir, et il réussira ; seulement il convient d’y mettre le prix. Pour cela, il faut que nous ayons Lajambe avec nous, et un bout de ruban rouge nous attache Lajambe ; je sais parfaitement tout ce que tu peux dire sur le compte de cette vieille fripouille, qui fait de la bienfaisance à 60 p. 100, et qui ne préside les sociétés ouvrières que pour embrasser des petites ouvrières de moins de quinze ans. Mais, n’est-ce pas ? à la guerre comme à la guerre ; Lajambe, d’abord, c’est de l’argent ; et puis, si nous ne l’avons pas avec nous, nous l’aurons contre nous, tous les amis de Caille le travaillent actuellement pour qu’il se porte concurremment avec leur patron dont il ferait le jeu au second tour. Je crois que le préfet a indiqué cela timidement dans son rapport ; mais ces rapports-là ne signifient rien ; ce qu’il faut, c’est faire une démarche collective au ministère et enlever la chose, d’assaut ; voilà huit ans qu’il n’y a pas eu de décorations dans le Plateau-Central, le ministère doit t’accorder cela comme don de joyeux avènement, et à part Lajambe, je ne vois pas trop qui décorer ? Je ne parle pas de ce pauvre Gélabert, dont l’article du Petit Tambour (car cet article émanait très visiblement de lui) a provoqué un long éclat de rire. Ce brave Jolivet est un excellent agent voyer, mais, que diable ! il n’y a pas péril en la demeure : c’est déjà très bien qu’il soit proposé ; la politique d’abord, les fonctionnaires ensuite, plus on attendra, plus il aura fait de ponts, et mieux il méritera son ruban ; j’ai aussi entendu prononcer le nom du Dr Collombier. — Collombier est déjà presque fou ; si on le décore, il le deviendra tout à fait. Reste ton beau-père ; mais tu connais l’aimable caractère de ce vieillard ; le père Bedu a formellement déclaré qu’il refuserait la croix si on la lui donnait maintenant, qu’il ne voulait à aucun prix avoir l’air de te devoir quelque chose, qu’il avait déjà attendu seize ans, et qu’il pouvait donc bien attendre deux ans encore que tu ne sois plus député. La situation est ainsi bien nettement posée et délimitée ; à toi d’agir.

Mes hommages à tes dames, et bien à toi.

Carbonel.


De la Localité :

… L’homme s’agite, le ruban le mène ! Nous écoutons impassibles s’élever, des marécages d’une politique de boue, les coassements de toutes les grenouilles panamistes gonflées vers le chiffon écarlate. Et nous songeons que c’est pour la jeter en pâture aux appétits des laquais électoraux qu’un gouvernement de lâches et de cosmopolites arrache la croix d’honneur à cette même poitrine que notre grand et cher Déroulède offrait jadis, bouclier de la Patrie, aux balles et aux lances des uhlans prussiens !…

Juvénal.


M. Bédu-Martin, à La Marche.

Mon cher Grand-Papa,

C’est la première fois, depuis sa naissance, que votre petite-fille Vovonne n’est pas auprès de vous, le jour de l’an, pour vous embrasser bien fort et vous souhaiter la bonne année. Savez-vous que j’en ai un gros chagrin, malgré ma joie d’être à Paris ; ah ! grand-papa, pourquoi n’être pas ici avec vos enfants qui seraient si heureux tous de vous avoir ! Mère ne cesse de me le répéter chaque jour : — Si bon papa était ici, Vovonne, nous serions vraiment trop contents !… — Et elle a bien raison, je trouve, moi : car, allez cher grand-père, à présent que je connais bien Paris, je vous en ferais voir de belles choses, et faire de longues promenades, nous en ferions chaque après-midi, tous les deux, et ce que nous serions contents, allez, je vous le garantis, vous ne penseriez plus à vos méchantes douleurs rhumatismales. Enfin, cher bon papa, si vous nous aviez accompagnés à Paris, comme on vous en avait tant prié, eh bien ! au lieu de vous écrire comme je fais, je serais venue moi-même demain matin dans votre chambre, vous crier comme toujours : — Bonne et heureuse année, cher grand-père ! — J’ai aussi le cœur gros en songeant que ce n’est qu’au printemps que je vous embrasserai, les occupations de père ne nous permettront pas de nous éloigner de Paris avant mai, et vous-même je vois bien que vous ne viendrez pas cet hiver, alors… — Mais, ne nous attristons pas, n’est-ce pas, cher bon-papa !

Savez-vous que je deviens tout à fait Parisienne, et mère aussi ; nous sortons beaucoup, beaucoup, nous allons quelquefois au théâtre, et fort souvent en visite ; j’ai été vendeuse à une grande vente de charité, j’aidais ces dames Tirebois qui avaient un buffet ; nous avons eu un monde énorme ; beaucoup de jeunes gens : ils aiment beaucoup les gâteaux, je vous assure, bon-papa ! A lui seul, le cousin de Germaine Tirebois a avalé pour quinze francs de beurres-mokas, j’en avais mal au cœur pour lui ! Je me suis, naturellement, énormément amusée, Germaine est si gaie, si boute-en-train, et sa mère réellement très aimable. Ce sont là de très bonnes amies que nous avons, et nous nous voyons fréquemment. Mère a pris un jour de réception ; nous commençons à avoir pas mal de relations, et comme nous rendons beaucoup de visites, les mercredis de maman sont très courus. J’ai des amies très gentilles ici, mais je n’ai de réelle affection que pour Germaine. C’est elle d’abord que je connais le plus, et depuis très longtemps, et ensuite nous avons deux natures qui sympathisent parfaitement. Son père et sa mère sont aussi, il faut l’avouer, des gens réellement aimables, et fort liés avec mes parents, de cette façon l’amitié que j’ai pour Germaine ne fera qu’aller en augmentant. Elle ne vous a vu qu’une fois à La Marche, il y a quatre ans, pour la fête du 15 août, vous rappelez-vous, cher bon-papa ? eh bien ! elle a gardé un très bon souvenir de vous, et elle se souvient parfaitement que vous lui avez offert une belle fleur de votre petit jardin…

Cher bon-papa, je ne veux pas vous ennuyer plus longtemps de mon bavardage, et je me sauve bien vite. Encore une fois, bonne et heureuse année, et de bons et affectueux baisers de votre petite-fille bien aimante,

Yvonne Martin-Martin.

Maman me charge de vous dire qu’elle vous écrira demain, mais qu’elle fait partir pour vous une petite caisse de fruits confits.


Mademoiselle Yvonne Martin-Martin,
chez Monsieur Martin-Martin, député, Paris.

Chère Yvonne,

Vous avez peut-être su par M. Bédu-Martin, votre grand-père, que nous nous étions absentés de La Marche pendant quinze jours, et, de là, chère amie, le retard de ma lettre ; excusez-moi, je vous en prie ; je serais tout à fait ennuyée que vous ayez pu penser un moment que je vous oubliais ! Pourtant votre longue missive, si détaillée, si intéressante, demandait une réponse immédiate ; mais, vous savez ce que c’est, chère amie, et c’est pourquoi je compte beaucoup sur votre indulgence à mon égard : quand on voyage, on ne s’appartient plus !

Ma mère et moi avons été chez une vieille amie qui a une magnifique propriété à trois heures de La Marche. Nous n’avons pas eu lieu du reste de le regretter, car ces quinze jours ont passé trop rapides à mon avis, je me suis tellement amusée, chère Yvonne !

Nous étions très nombreux, beaucoup de jeunes filles, par conséquent beaucoup de gaîté ! J’ai eu le plaisir de faire là la connaissance de votre charmante cousine, Mlle Jane Roche, nous avons beaucoup causé de vous, elle m’a dit avoir reçu un long journal de votre vie parisienne, et elle a même eu la gentillesse de m’énumérer tous les plaisirs que vous avez eus ces dernières semaines. Je vois avec bonheur que, quoique vous amusant bien, vous ne nous négligez pas, nous autres petites provinciales…

Nous avons passé chez la vieille amie de ma mère juste quinze jours, et si papa ne nous avait pas écrit lettre sur lettre qu’il voulait absolument que nous rentrions à La Marche, je crois bien que nous serions encore dans cet agréable séjour… Croiriez-vous, chère Yvonne, que nous avons même joué la comédie ! La vieille amie de ma mère a un cousin, substitut à Saint-Geniès, et fort original ; il fait des comédies de salon ; c’est sous sa direction que nous avons joué une petite pièce de lui tout à fait charmante, intitulée : Qui s’y frotte s’y pique ! Nous avons eu un grand succès, je vous assure, chère amie, il y avait même quelques couplets que j’ai chantés, et qui ont eu les honneurs du bis ! Nous avions eu de nombreuses répétitions qui avaient été autant de parties de plaisir ; les parents n’étaient pas autorisés à y assister, de cette façon vous comprenez quelle franche gaîté a présidé à ces répétitions ! Il y avait surtout le frère d’une jeune fille, qui ne savait jamais son rôle, il avait des mines impayables, et, rien qu’à le voir, nous riions sans nous arrêter… Les costumes aussi avaient été très réussis. Le mien était en drap rouge, bordé de velours noir ; j’avais un petit bonnet de dentelles, et un petit tablier rose avec des poches ; je tenais une corbeille toute garnie de rubans roses et bleus, dans laquelle se trouvaient des fleurs artificielles que je devais jeter devant le premier rôle qui était une marquise. Après la comédie, on a dansé jusqu’à une heure du matin, et on a soupé très gaîment. Quel malheur que vous n’ayez pas été avec nous, chère Yvonne, car alors la fête aurait été complète ! Mais, j’y pense, peut-être que ces plaisirs de campagne vous touchent peu, chère amie, habituée que vous êtes depuis trois mois (déjà !) à ceux de Paris, si dissemblables, je crois, des nôtres… C’est égal, il me semble que, même devenue Parisienne, je n’aurais garde d’oublier ce qui autrefois me réjouissait tant : n’ai-je pas un peu raison, chère amie ?…

Depuis ma dernière lettre, rien de bien extraordinaire ne s’est passé à La Marche ; il y a eu deux bals à la Préfecture ; on a beaucoup jasé sur la toilette de la préfète ; nous avions une invitation, et j’aurais assez aimé à assister à un de ces bals, mais justement mon père se trouvait un peu grippé, et puis je crois qu’il n’était pas fâché d’avoir un prétexte pour refuser au préfet, je ne sais pourquoi, bref, nous ne pouvions songer à aller seules, ma mère et moi…

Je passe fréquemment, en me rendant à mon cours de solfège, devant votre ancienne habitation qui n’est pas encore louée. J’aperçois, à travers la grille du jardin, le buisson de houx tout rempli de belles petites boules, et ça me donne envie, chaque fois, d’entrer et de les cueillir. Vous rappelez-vous, chère Yvonne, il n’y a pas plus de quatre ou cinq ans, les jolis colliers que nous faisions à nos poupées avec ces petits fruits rouges ? Que tout cela est loin, mon Dieu ! Nous voici de grandes et sérieuses personnes, à présent, — bonnes à marier, comme dit M. le vicaire !… Allons, ma chère Yvonne, que je vous souhaite, en terminant cette longue lettre, une bonne et heureuse année ! Faites bien nos meilleures amitiés à Mme Martin-Martin, sans oublier M. Martin-Martin à qui mon père doit, je crois, écrire prochainement. Mille affectueux baisers de votre amie,

Marthe Benoit.


Du Petit Tambour :

UNE LETTRE DE M. MARTIN-MARTIN

Nous sommes heureux de reproduire dans nos colonnes la lettre suivante, que notre rédacteur en chef, Antonin Canelle, a reçue de notre distingué député, M. Martin-Martin :

Mon cher Canelle,

J’ouvre le Petit Tambour, et j’y lis le leader-article que vous consacrez à l’étude des douzièmes provisoires. Je n’ai pas besoin de vous dire que je m’associe entièrement aux critiques si pleines de sens que vous faites de ce que vous avez spirituellement dénommé : l’anse du panier gouvernemental, le sou du franc ministériel ! — comme vous, je suis l’ennemi déclaré du système des cotes mal taillées et des demi-mesures, et j’estime qu’un gouvernement qui gouverne devrait être suffisamment fort, suffisamment prévoyant et armé, pour ne point se laisser acculer à des expédients qui ne tranchent rien, à des compromis où il ne saurait y avoir que des dupes… C’est précisément parce que mes convictions sont telles, et pour qu’il n’y ait pas de malentendu, même apparent, entre nous au sujet de cette apparente divergence, que je tiens à vous expliquer en deux mots et vous faire toucher du doigt, dans quel esprit je viens de voter les deux douzièmes provisoires demandés par le Gouvernement, et je m’empresse d’ajouter : appuyés par la Commission du budget.

Seules les situations exceptionnelles, et vous allez être de mon avis, expliquent et excusent les mesures exceptionnelles ; or, ce qui me paraît exceptionnel au premier chef, c’est l’imminente Exposition. Au moment où Paris se couvre de palais, au moment où la France s’apprête pour des hospitalités augustes, j’estime que des soucis budgétaires ne doivent pas apparaître dans nos discussions, et altérer, ne fût-ce qu’un moment, la sérénité qui convient à des hôtes ; je reprends votre image de tout à l’heure, mon cher ami : quand on attend du monde à dîner, il ne faut pas que les invités puissent vous entendre vous plaindre d’être volé par la cuisinière… Dieu merci, la France est encore assez riche pour demeurer lorsqu’il s’agit de sa dignité, de son prestige jamais terni auprès des autres nations, pour demeurer, dis-je, au-dessus d’un sacrifice financier, qui, dans l’espèce, ne saurait être d’ailleurs qu’un sacrifice momentané. Il a toujours été de notre crânerie, de notre gloire, à nous autres Français, de nous montrer beaux joueurs, qu’il s’agisse d’argent ou de sang ! Lorsque le renom chevaleresque du pays est en jeu, sans compter nous dépensons l’un, comme nous avons su verser l’autre. Que certains nous traitent de jobards ; cette jobarderie-là, c’est l’honneur, c’est le patrimoine glorieux de la France ; et il nous reste quand même assez d’or encore pour que nous n’ayons pas besoin d’aller voler celui du Transvaal !

Mes sentiments les plus cordialement dévoués, mon cher Canelle, et, puisque nous sommes à la veille du 1er janvier, mes meilleurs vœux pour vous, pour le Plateau-Central et pour la France !

Martin-Martin,
Député.


Du Journal de Mademoiselle Martin-Martin.

… Je me suis levée d’assez bonne heure, j’ai tant à faire aujourd’hui ! J’ai vivement déjeuné, je me suis habillée, coiffée (ce qui est le plus long), et j’ai été embrasser papa qui lisait la Localité, dans son lit. J’aurais aussi bien fait de me tenir tranquille, car il n’était pas de très bonne humeur : il m’a fait l’observation que mes cheveux étaient trop lâches, et que j’avais de la poudre de riz sur le nez ; pour essayer de le dérider, je me suis frottée contre sa barbe, en l’appelant mon oiseau bleu, mais rien n’a fait, il était réellement de méchante humeur… Je ne sais trop pourquoi, par exemple !

J’ai été alors demander à maman qui causait à Olympe dans l’antichambre, si on sortait ce matin ; elle m’a répondu que son intention était d’aller seule faire quelques courses pressées ; je n’ai eu garde d’insister, sachant de quoi il s’agissait : aux alentours de Noël, mère sort toujours seule un matin, je sais ce que cela veut dire…

Je ne sais trop, par exemple, ce que ma petite maman pourra bien me donner cette fois-ci ; d’ordinaire elle tâtait le terrain quelques jours à l’avance, mais cette année, rien du tout, pas d’allusions, pas de sous-entendus. Je voudrais bien pourtant qu’elle eût deviné qu’un peigne en écaille blonde me comblerait de joie, je meurs d’envie d’en avoir un depuis que j’en ai vu porter à Germaine ; c’est délicieux avec des cheveux châtain clair comme sont les miens ; peut-être aura-t-elle vu mon désir, j’ai souvent complimenté Germaine à ce propos devant ma mère… et un peu à dessein, même ; aussi ai-je de l’espoir ! Si par hasard c’était autre chose, eh bien ! avec l’argent que grand-père va m’envoyer, je m’en offrirai un magnifique, voilà !

De dix heures à onze heures, j’ai été au salon étudier mon chant : consciencieusement, même ! Ma voix prend beaucoup de force dans le médium, je trouve ; c’est le médium qui me faisait le plus défaut, au dire de mesdemoiselles Turquet, eh bien ! si elles m’entendaient à présent, je crois qu’elles seraient satisfaites… Oh ! j’étonnerai mon monde à La Marche, cet été !…

De onze heures à midi, j’ai travaillé à mon napperon russe, dont Germaine m’a demandé le modèle ; j’ai fait tout autour des effiloches de soie lavande et turquoise, ce qui est d’un effet idéal !

Maman n’est rentrée qu’à midi et demi, elle n’a sonné qu’un coup et Olympe s’est précipitée pour lui ouvrir ; je suis restée discrètement dans ma chambre…

Tout de suite après le déjeuner, j’ai été mettre mon chapeau et mon manteau : puis nous sommes sorties, nous avons pris une voiture à cause du dégel et nous nous sommes fait conduire au Louvre. Il y avait un monde fou, partout, principalement aux jouets exposés dans le grand hall du bas ; c’était un brouhaha fantastique, et une telle cohue que j’ai perdu maman deux fois dans la foule. Nous avons acheté, pour les enfants de M. Gildard, des jouets très jolis, un cinématographe qui marche merveilleusement, et un bébé incassable brun, aux yeux bleus, avec un costume de matelot, tout à fait idéal. Ça m’amuserait encore de jouer avec une poupée, et de la coiffer et de l’habiller ; il y a des fois où je me sens encore tout à fait fillette !…

Nous avons regardé différents objets pour offrir à Germaine, et notre choix s’est fixé sur une petite crédence japonaise, réellement idéale, tout incrustée d’ivoire imitant des chimères et des fleurs de lotus : je pense qu’elle sera tout à fait contente, cette chère Germaine ! Pour Marthe Benoît, j’ai pris un buvard en étoffe ancienne et peluche grenat, avec un petit encrier en métal anglais, d’un goût charmant. Pour les demoiselles Turquet, mère était d’avis qu’on leur envoyât une boîte de chocolats, mais j’ai pensé qu’un service à thé leur ferait un grand plaisir. Nous avons donc été à la porcelaine et nous avons trouvé un tel assortiment de services, que nous avons hésité entre un chinois, et un en porcelaine anglaise, d’une finesse extraordinaire ; décidément, nous avons pris le chinois. Maman a regardé une robe pour Olympe ; mais elle préfère la consulter d’abord sur la couleur. A cinq heures seulement nous avions fini nos emplettes. Nous avons été goûter chez notre pâtissier habituel de l’avenue de l’Opéra, et j’ai décidé maman à faire quelques pas dans Paris, si agréable à cette heure-là. Les petites boutiques s’installent déjà et on n’avance que lentement sur les boulevards ; c’est égal, c’est joliment amusant tous ces gens affairés, avec des paquets plein les bras ; on sent bien qu’une grande fête approche, et que tout le monde en est très content. Moi, rien que de les voir, je riais toute seule ; j’aurais bien désiré traverser aussi un de ces grands passages qui donnent sur les boulevards, mais maman n’a jamais voulu…


Du Petit Tambour :

A LA PRÉFECTURE

Les réceptions du Premier Janvier ont eu lieu hier matin à la Préfecture avec le cérémonial accoutumé.

M. le Préfet a reçu les autorités civiles à 9 heures, et, à 10 heures et demie, les autorités militaires.

Répondant au général Pommier, qui lui présentait les officiers de la garnison, M. le Préfet s’est exprimé en ces termes :

« Je vous remercie, mon Général, des sentiments que vous voulez bien exprimer au représentant du gouvernement de la République. C’est l’honneur de la République de pouvoir mettre sa confiance dans une armée vaillante et dévouée, comme c’est l’honneur de l’armée de savoir qu’elle peut compter sur la République respectée et forte ! Merci encore, mon cher Général, et merci, Messieurs ! »

Tout l’après-midi a été, comme d’habitude, consacré aux visites de corps, et les habits noirs et les uniformes donnaient aux rues de La Marche une animation extraordinaire, malgré la pluie torrentielle qui n’a pas discontinué de tomber.


Monsieur Martin-Martin, député, Paris.

Mon cher Ami,

Moulin ne se porte plus au Sénat, voilà la nouvelle : officiellement, il se désiste pour raison de santé. Il y a là-dessous une assez vilaine histoire, une famille d’ouvriers, soutenue par l’évêché, la petite, couturière, à qui le fils Moulin aurait fait un enfant, scandale imminent, chantage, le tout habilement exploité par cette fripouille de Caille et par les curés. Je l’avais toujours dit que les magistrats de La Marche nous claqueraient dans la main à la première occasion, cela n’a pas manqué ; au lieu de calmer tous ces gens et de les inviter à se tenir tranquilles, le procureur Quillet est monté sur ses grands chevaux, sacerdoce, intégrité, austérité : si la belle madame Quillet avait toujours été aussi austère, on connaît pourtant un grand dadais de procureur qui se morfondrait encore comme juge suppléant ; Quillet a fait venir dans son cabinet Moulin père et fils ; tu sais que le père Moulin ne se sent jamais très en sûreté au Palais de justice, vieil atavisme de banqueroutier et de commerçant failli : on n’a pas eu de peine à lui faire peur ; et quand des émissaires de l’évêché sont venus après cela lui offrir d’étouffer l’affaire, et que la Localité ne soufflerait mot, s’il ne se présentait pas contre Caille, il a promis tout ce qu’on a voulu.

Cela nous apprendra à nous mettre en campagne avec de pareilles chiffes molles ; en attendant le parti est désemparé, la Préfecture ne sait où donner de la tête, nous voici à pas trois semaines de l’élection, le bec dans l’eau, sans candidat, perdant sottement le bénéfice de tous les tripatouillages auxquels on s’était livré, de tout le remue-ménage en faveur de cette vieille brute de Moulin. Comment improviser une autre candidature ? D’autre part, nous ne sommes pas ici pour nous en conter, n’est-ce pas : Caille élu sénateur, sans concurrent sérieux, c’est ton renouvellement à l’eau, aussi sûr que deux et deux font quatre.

Il n’y a pas deux moyens de sauver la mise : il faut que ce soit toi qui te présentes au Sénat ; tout ce qui avait été fait pour Moulin l’ayant été, en somme, en ton nom, tu as toutes les chances que nous lui avions acquises, et en plus, bien entendu, les chances personnelles que te donnent tes relations, ton expérience, ta situation ; car, enfin, les électeurs sont de rudes imbéciles, mais tout de même on ne peut dire qu’ils t’auraient préféré Moulin, simplement parce que, sans te flatter, tu es moins bête…

Je t’écris tout cela au galop, mais il me paraît de la dernière importance que tu arrives ici sans tarder, pour causer avec tes amis, voir le préfet, tâter le terrain et te rendre compte. Au demeurant, puisque tu n’as pas besoin de donner ta démission de député, et qu’une élection sénatoriale coûte à peine cinquante louis de circulaires et d’affiches, tu joues sur le velours : si tu échoues, eh bien ! mon Dieu, ta réélection n’en sera ni plus ni moins compromise à la Chambre, tu auras même pour toi, à ce moment-là, d’avoir « rallié les troupes républicaines à l’heure difficile, ramassé le drapeau, combattu le bon combat », etc., etc., et toutes les balançoires qui valent toujours ce qu’elles valent dans les journaux et les réunions publiques…

Si tu es élu, et cela me paraît, je le répète, non seulement possible mais probable, te voilà débarrassé des soucis et des frais de l’élection législative, installé au Sénat pour neuf ans, au lieu de deux qui te restent à faire au Palais-Bourbon, et, par-dessus tout, infiniment plus tranquille.

Réfléchis, mon vieux, ou plutôt ne perds pas ton temps à réfléchir : arrive.

Carbonel.


De la Localité :

RISUM TENEATIS !

Risum teneatis, amici ! La montagne franc-maçonnique et panamiste accouche enfin de son candidat sénatorial, et voilà qu’une fois de plus nous allons revoir dans la lice l’ineffable Martin-Martin. Ce Maître Jacques de la politique, ce larbin à tout faire des officines ministérielles et des Loges, ne demande qu’une chose, c’est qu’on ne le casse pas aux gages : pour cela, vous pensez bien que ses capacités universelles lui permettraient de passer indifféremment de la Chambre au Sénat, des écuries à l’office…

D’ailleurs, il n’en est pas à un camouflet près, et après la gifle retentissante et magistrale que vont lui appliquer les vaillants délégués sénatoriaux, il n’en sera que plus frais et dispos pour tendre l’autre joue au suffrage universel, lors du renouvellement législatif : Jocrisse s’entraîne.

Au fond, pas si Jocrisse : Martin-Martin est un malin compère qui calcule que, pour le moment, il ne risque rien, puisque l’assiette au beurre, encore que le beurre commence à sentir l’huile, lui est encore assurée pour deux ans : et il calcule aussi que, pour l’avenir, plus il aura endossé de vestes, sous le fallacieux prétexte de sauver la République, plus il aura de titres à quelqu’une de ces grasses sinécures qui sont la honte et la ruine d’une nation dite démocratique, mais qui font à merveille l’affaire de ces terre-neuve intrépides, prêts surtout à sauver la caisse.


Madame Martin-Martin, député, Paris.

Ma chère Amie,

Je viens de déjeuner à la Préfecture : nous avons encore passé une heure avec Jambey et son chef de cabinet à faire les pointages les plus serrés : mon élection est absolument assurée à cent quarante-six voix de majorité, chiffre minimum ; maintenant nous venons d’imaginer avec le Préfet un coup merveilleux : par ce même courrier, je donne ma démission de député ; remarque, ma bonne, que je joue absolument sur le velours, comme disait Carbonel, puisque je ne peux pas ne pas être élu, les chiffres sont là, et les chiffres sont les chiffres. Et, d’autre part, tu vois l’attitude que cela me donne vis-à-vis des délégués sénatoriaux : non, mes amis, non, je ne veux rien être : que par vous ! — Il n’y a pas ici de député, pas de pression administrative, il n’y a qu’un candidat comme les autres, qui remet sa fortune entre vos mains, qui attend tout de votre esprit de justice, de votre républicanisme éclairé, etc. ; tu vois tout ce qu’il y a à dire ! — Je t’assure qu’ils vont faire une tête, ce soir, Caille et l’Évêque, et leurs amis !

Ce qui me réjouit de cette élection, c’est que nous allons pouvoir nous installer maintenant bien tranquillement à Paris sans plus avoir cette perspective énervante d’un changement possible dans deux ans. Et puis je me dis que, pour ma réélection à la Chambre, il fallait toujours compter une trentaine de mille francs, qui se trouveront fort à propos pour arrondir d’autant la dot d’Yvonne. Eh ! dame, ma bonne amie, il va bien falloir songer à la marier, cette petite : le Sénat, me voilà un vieux papa !

Je vous embrasse toutes les deux bien tendrement.

Ton vieux sénateur,

Alban.


A Messieurs les délégués sénatoriaux du Plateau-Central.

Monsieur …, délégué sénatorial à…

Monsieur le Délégué,

J’apprends que, par suite d’une inadvertance de mon secrétaire, la lettre-circulaire que j’avais eu l’honneur de vous adresser vous a été remise insuffisamment affranchie.

Je m’empresse de vous adresser ci-joint, en timbres-poste, le montant de la surtaxe que vous avez dû acquitter, et, en vous priant d’agréer toutes mes excuses pour cet incident malencontreux, je vous renouvelle, mon cher délégué, l’assurance de mon attachement inébranlable et de mon plus entier dévouement.

Martin-Martin.


Préfet La Marche, à Intérieur, Paris

Résultats élection sénatoriale : Inscrits, 747. — Votants, 740. — Suffrages exprimés, 737. — Majorité absolue, 369.

1er tour : Martin-Martin, 324. — Alcide Caille, 187. — Lajambe, 179. — Gélabert, 42. — Drumont, 2. — Déroulède, 1. — Lieutenant-colonel Marchand, 1. — Jaurès, 1.

2e tour : Martin-Martin, 331. — Alcide Caille, 194. — Lajambe, 205. — Gélabert, 4. — Déroulède, 1. — Jaurès, 1.

3e tour : Lajambe, 370 voix, élu. — Martin-Martin, 369. — Jaurès, 1.


MINISTÈRE DE L’INTÉRIEUR
AFFAIRES POLITIQUES
1er bureau : Élections.

Le Préfet du Plateau-Central à M. le Ministre de l’Intérieur.

Comme suite à mon télégramme concernant l’élection sénatoriale qui a eu lieu hier dans mon département, j’ai l’honneur de vous confirmer l’élection de M. Lajambe, candidat de la concentration indépendante, élu à une voix de majorité contre M. Martin-Martin, ancien député.

Ainsi que le faisaient prévoir mes précédents rapports, M. Martin-Martin arrivait en tête au premier tour, avec près de 150 voix d’avance sur son concurrent conservateur, Alcide Caille.

Une première défection a eu lieu au second tour : M. Gélabert, après avoir été, lors des élections législatives, un des agents les plus zélés de M. Martin-Martin, ne pardonne pas à ce dernier d’avoir fait nommer M. Julien Tirebois, au lieu de son fils, conseiller de préfecture à La Marche ; plus récemment, lorsque M. Lajambe, qu’on espérait ainsi empêcher de se présenter, a été décoré, la croix, sur laquelle M. Gélabert comptait absolument et qu’il n’a pas obtenue, a été l’objet pour lui d’une déception plus amère encore. Aussi s’est-il désisté purement et simplement, et ses 42 voix, chiffre très supérieur à celui que nous prévoyions, et qu’il avait réussi à grouper, grâce à une campagne acharnée auprès des électeurs agricoles qu’il connaît de longue date, les voix de M. Gélabert se sont presque toutes portées sur M. Lajambe.

C’est alors qu’au troisième tour s’est produite une manœuvre absolument inattendue ; les conservateurs, sentant impossible le triomphe de leur candidat, ont voulu à tout prix faire échouer M. Martin-Martin ; M. Alcide Caille s’est désisté, en engageant secrètement les électeurs à voter pour M. Lajambe ; une trentaine de républicains, appartenant presque tous au groupe Gélabert, ne voulant pas faire le jeu de la réaction, ont alors reporté leurs suffrages sur M. Martin-Martin. Mais la majorité n’a pas suivi : il faut dire que M. Martin-Martin, en plus des mécontents que fait nécessairement un homme au pouvoir, s’était aliéné bon nombre de délégués sénatoriaux par sa démission prématurée de député : les délégués avaient vu là, en effet, une marque de présomption déplacée, et comme une suspicion outrageante de leur indépendance, puisqu’on semblait escompter leurs suffrages avec une telle sécurité.

Quoi qu’il en soit, en dépit de toutes ces coalitions, M. Lajambe n’a obtenu qu’une voix de majorité, et il y a lieu de remarquer que M. Martin-Martin arrivait à égalité et eût été proclamé au bénéfice de l’âge, si, plutôt que de lui donner sa voix, M. Bedu-Martin, avec un entêtement de vieillard, ne s’était obstiné à voter jusqu’au dernier tour, à bulletin ouvert, pour M. Jaurès, dont il fait grief à son gendre de partager les idées.

Cet échec empêchera vraisemblablement M. Martin-Martin de jouer de longtemps aucun rôle politique dans le Plateau-Central : nous ne pensons pas d’ailleurs qu’il songe à se représenter au siège de député que sa démission rend vacant, et pour lequel il n’aurait, maintenant, aucune chance de succès.

Quant à M. Lajambe, bien qu’il se soit présenté comme indépendant, c’est-à-dire antigouvernemental, le fait qu’il ne doit son élection qu’à l’appoint des voix d’Alcide Caille, le déterminera sans doute à accentuer ses premiers votes vers la gauche, pour se garder du reproche d’être l’élu de la réaction et de l’évêché, et j’estime qu’au moins dans les questions de principes son appui sera facilement acquis au Gouvernement.

Le Préfet du Plateau-Central,
Jambey du Carnage.


Du journal d’Yvonne Martin-Martin :

Triste journée, hier. Mère et moi n’avions pas quitté la maison, dans l’attente de la dépêche que père devait nous envoyer de La Marche pour nous annoncer son élection ; elle n’est arrivée qu’à près de huit heures ; nous nous sommes précipitées toutes deux, si angoissées que nous ne pouvions ni l’ouvrir, ni lire son contenu qui, hélas ! nous a faites bien désolées, bien malheureuses ! Père était si sûr pourtant d’être élu ! Quel échec pour lui et pour nous ! Nous n’avons pu ni dîner, ni dormir de la nuit, tant l’épouvantable nouvelle nous avait causé d’émotion. Moi, j’étais surtout triste à la pensée de quitter Paris tout à fait, d’abandonner mes habitudes, mes goûts parisiens, et Germaine que j’aime tant et avec qui nous nous entendons si bien ; bien sûr que tout cela me causait encore plus de peine que l’échec de père… Quant à mère, son premier chagrin passé, ce qu’elle m’en a dit sur l’imprévoyance, la naïveté de ce pauvre papa ! Heureusement qu’il était loin, sans cela il aurait été bien affligé ! C’est égal, dans le fond, je trouvais que maman avait raison ; pour moi, je n’aurais certes pas agi de cette façon, il ne faut pas courir deux lièvres à la fois, c’est ce que père a fait malheureusement, et il en voit maintenant la conséquence… J’appréhende surtout notre retour à La Marche : tous ces gens que nous connaissions doivent être si contents de nos ennuis, et quel accueil il nous va falloir recevoir ! Je vois d’ici les mines contrites, les airs de fausse commisération… Dieu ! que c’est bête, tout de même ! l’élection de Père tenait à si peu de chose, pourtant ! Enfin, ce qui est fait est fait, il n’y a pas à revenir ; et le mieux est de paraître prendre, de tout cela, gaîment son parti, — sans quoi ils seraient tous trop contents !

Ce matin j’ai écrit à Germaine qu’elle vienne nous voir ainsi que sa mère. Je ne lui ai parlé de rien, mais déjà elles savent, j’en suis sûre, la triste nouvelle. Maman a une mine de déterrée aujourd’hui, et moi-même, étant si absorbée, j’ai oublié de mettre hier soir mes bigoudis, et me voilà mal coiffée pour la journée entière. Il faudra pourtant que nous sortions acheter nos chapeaux de demi-saison ; je veux révolutionner La Marche : quand papa était encore quelque chose, il fallait ménager les susceptibilités des femmes d’électeurs et de leurs filles ; mais maintenant, je m’en moque ; je vais choisir des chapeaux qui les feront toutes crever de jalousie, c’est bien le moins, — et ça me consolera un peu…


Du Petit Tambour :

J’ai le devoir de remercier ici les électeurs vaillants, les démocrates convaincus, dont la confiance inébranlable m’a soutenu jusqu’au bout dans la lutte que nous tentions ensemble contre les forces coalisées de la réaction.

Je n’ai pas à m’arrêter aux inqualifiables manœuvres qui ont assuré le succès momentané de nos adversaires ; j’ai été l’élu de tous les honnêtes gens, cela me suffit : de semblables échecs sont la gloire d’un parti, et je proclame fermement mon droit d’en être fier.

Mais si je me suis toujours montré disposé, quand sonnait l’heure du danger, à affronter les fatigues, les charges et les responsabilités de la vie publique, abandonnant mes travaux et la gestion de mes intérêts, dépensant sans compter mon temps et mes forces, pour l’accomplissement d’un mandat d’honneur, permettez-moi de résister aux mille sollicitations qui m’assiègent, et de jouir enfin d’un repos que je crois bien gagné.

Non pas que j’abandonne la lutte ; mais je réclame la faveur de rentrer dans le rang, et simplement, je viens reprendre au milieu de vous mon poste de soldat obscur, mais toujours irréductible et dévoué, soldat de la cause démocratique dans notre cher et beau Plateau-Central.

Martin-Martin.


Du Journal officiel :

M. Touchard, sous-préfet du Havre, est nommé préfet du Plateau-Central, en remplacement de M. Jambey du Carnage, mis en disponibilité.

FIN

TABLE DES MATIÈRES

 
Pages
Le Pays de l’Instar
1
Manuel de conversation
13
Autre Manuel de conversation (degré supérieur)
65
Appendice
267

21-5-01. — Tours, Imp. E. Arrault et Cie.