The Project Gutenberg eBook of Deux années en Ukraine (1917-1919)

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Title: Deux années en Ukraine (1917-1919)

Author: Charles Dubreuil

Release date: July 18, 2022 [eBook #68560]

Language: French

Original publication: France: Henry Paulin

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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DEUX ANNÉES EN UKRAINE (1917-1919) ***

Au lecteur

Table des matières

Deux Années en Ukraine


Charles DUBREUIL

Deux Années en Ukraine

(1917-1919)

avec une Carte de l’Ukraine


PARIS
Henry PAULIN, Éditeur
3, Rue de Rivoli, 3


1919


AVANT-PROPOS


De tous les lambeaux arrachés à l’Empire des Tsars, l’Ukraine est, sans contredit, de beaucoup le plus précieux. On comprend, dès lors, que ses maîtres d’autrefois et ses adversaires d’aujourd’hui unissent leurs efforts, luttent de toute leur énergie, contre le mouvement national qui pousse le peuple ukrainien à vivre désormais libre et indépendant.

Cette lutte, violente sur le territoire de l’Ukraine où le peuple tout entier, hommes, femmes et enfants doit soutenir des combats acharnés, se livre en France, surtout à Paris, sous forme d’articles de journaux, d’informations tendancieuses, et trop souvent mensongères, de brochures, de mémorandums et de tracts dont le but unique est d’influencer les membres de la Conférence de la Paix, les hommes d’Etat de l’Entente et surtout le public français.

La question ukrainienne est donc à l’ordre du jour: elle semble avoir remplacé la question balkanique, autrefois si épineuse et comme elle, donne lieu à des polémiques violentes dont toute courtoisie et tout sentiment de vérité et de justice semblent bannis.

Comme de très gros intérêts français sont engagés en Ukraine, que leur avenir dépend entièrement de la solution qui sera apportée à la question ukrainienne et comme, d’autre part, il est impossible que la France prenne à l’égard d’une nation opprimée, une attitude en contradiction flagrante avec tout son passé historique et nullement conforme au droit et à la justice, il paraît du devoir de tout Français revenant de ces régions trop ignorées, non seulement de dire ce qu’il a vu, mais aussi de formuler un jugement sur les événements qui se sont déroulés sous ses yeux: le public français pourra alors juger sainement sur des faits concrets et les hommes politiques qui détiennent en leurs mains l’honneur de la France pourront faire, en connaissance de cause, le geste qui s’impose.

C’est pour remplir ce devoir qu’ont été écrites ces pages, sous le seul patronage du respect de la vérité et de la plus stricte impartialité.

Ch. D.

Paris, le 15 Août 1919.


PREMIÈRE PARTIE


MON SÉJOUR EN UKRAINE


Mon arrivée à Kiev

C’est le 6 janvier 1917 que je débarquai, pour la première fois, à Kiev. En toute autre circonstance, j’aurais admiré la capitale de l’Ukraine, avec ses rues larges et droites, ses hautes maisons aux toits rouges et verts, ses multiples églises aux dômes dorés, sa cathédrale Saint-André qui s’embrase sous les baisers du soleil, sa double croix de Saint-Vladimir qui s’illumine le soir, son vieux quartier qui s’étage en gradins, son fleuve majestueux qui roule, à la belle saison, ses eaux jaunes et profondes sur lesquelles se jouent, mouettes vivantes, une multitude de voiles blanches.

Mais, parti précipitamment de Bucarest, avec ma famille, cinquante jours auparavant, quelques heures 2 à peine avant l’occupation de la capitale roumaine par les troupes austro-allemandes, je venais d’accomplir un voyage, véritable odyssée, qui avait absorbé le plus clair de mes économies et j’arrivais dans une ville dont j’ignorais tout, surtout la langue et où je ne connaissais âme qui vive. Je n’avais guère l’esprit ouvert à l’admiration.

De Kiev, je ne vis donc tout d’abord qu’une gare, petite et sale, encombrée de soldats endormis sur le sol et de désœuvrés grignotant les graines de tournesol dont les Ukrainiens sont si friands, des cochers enveloppés dans de vastes manteaux ouatés, chaussés de grosses bottes de feutre et assis sur les planchettes de traîneaux minuscules et fort bas; des maisons, encore des maisons et toujours des maisons, dont aucune porte ne semblait vouloir s’ouvrir pour me donner l’hospitalité.

Kiev avant la guerre, ne possédait que 600.000 habitants, mais depuis que Polonais, Lithuaniens, Serbes, Arméniens et Roumains, fuyant devant l’armée ennemie, étaient accourus en foule dans l’Ukraine hospitalière, la population kiévoise se chiffrait par plus d’un million et demi d’habitants. D’où superpopulation et crise de logements.

Dans la rue depuis huit heures du matin, par un froid de 22° et sans avoir eu le temps de ne rien me mettre sous la dent, je trouvai enfin, à neuf heures du soir, obligeamment aidé par la Directrice du Foyer Français, 3 un gîte pour moi et les miens, dans un hôtel tenu par une famille belge, au centre de la ville.

Grâce à l’intervention de M. le Colonel P..., officier d’ordonnance du Général Berthelot, le Chef d’Etat-Major du Général Rousky m’avait accordé, à mon passage à la frontière roumano-russe, une recommandation très chaleureuse qui me permit, dès le lendemain de mon arrivée à Kiev, d’occuper, à l’Université féminine, la chaire d’histoire de la littérature française, vacante depuis le départ de M. Ch., mobilisé, et, au Gymnase Alexiev, celle de maître de langue française.

Assuré du pain quotidien pour moi et les miens, je pus ouvrir les yeux sur ce qui m’entourait.


Kiev avant la Révolution

Deux faits me frappent tout d’abord: la liberté extraordinairement grande accordée aux prisonniers de guerre et le respect presque exagéré que témoignent les soldats russes à leurs officiers.

Les prisonniers de guerre, presque tous allemands ou autrichiens, vont et viennent dans les rues de la ville sans aucune surveillance, du moins apparente. Très travailleurs et exerçant presque tous des professions, ils ont monté de petits commerces et de petits 4 ateliers qui leur font réaliser de jolis bénéfices. «Cela est préférable à la guerre», me dit un moine-soldat qui veut bien me ressemeler une paire de souliers à un prix étonnant par sa modicité.

Les soldats russes, très nombreux à Kiev, puisque c’est de là que partent toutes les unités à destination du front roumano-gallicien, se montrent très profondément, trop profondément, à mon avis, respectueux pour leurs officiers. Dès que ceux-ci paraissent, les soldats s’arrêtent, se tournent face à l’endroit où l’officier va passer, frappent fortement le sol de leurs deux talons, portent une main largement tendue à leur shapka et dans un état de fixité et d’immobilité absolues, attendent que l’officier ait disparu dans le lointain.

Inutile de dire que la plupart du temps l’officier ne paraît pas s’apercevoir de ces marques de respect.

Dans les restaurants, les cafés ou les brasseries, un cadet, c’est-à-dire un élève officier, doit aller, la main dans le rang et en claquant les talons, demander à chaque officier présent, la permission de s’asseoir. Si un officier entre dans ces mêmes lieux, chaque officier se lève aussitôt et la salle résonne du timbre clair des éperons entrechoqués.

J’aurais été bien plus frappé si quelqu’un m’eût alors dit que deux mois plus tard ces mêmes soldats, non seulement ne salueraient plus leurs officiers, mais porteraient la main sur eux et que ces officiers, 5 si fiers et si hautains, obéiraient à leurs soldats et les craindraient.

Et cependant il en devait être ainsi.


La Révolution russe à Kiev

Les premiers bruits d’une révolution prochaine commencèrent à circuler à Kiev dans les premiers jours de février. Des personnes se disant et paraissant bien informées me conseillèrent même de ne pas sortir ce jour-là car «dans la rue il y aurait certainement des émeutes et le sang ne manquerait pas de couler».

La journée du 26 février arriva. Je sortis comme d’habitude et ne vis aucune émeute; pas même la plus petite manifestation. La Révolution annoncée n’avait pas lieu. Elle n’était que retardée.

Les journaux paraissant à Kiev le 13 mars, annoncèrent à la population que le tsarisme avait vécu et que Nicolas II ayant abdiqué, la Russie entrait dans une ère nouvelle. Ce fut comme un coup de foudre. S’arrachant les journaux, les passants dévoraient la nouvelle et se jetaient dans les bras les uns des autres; ils s’embrassaient, riant et pleurant tout à la fois.

A voir les rues de Kiev, ce jour-là, personne ne se serait douté que l’Empire Russe venait de subir la 6 plus épouvantable catastrophe enregistrée par l’Histoire et que le colosse septentrional allait être réduit en quelques semaines à une sorte de néant.

Des rassemblements se forment, des cortèges se mettent à défiler aux accents de la Marseillaise dans la rue Krechtchatik. Toute la ville est en liesse. A toutes les fenêtres, sur tous les édifices, des drapeaux rouges apparaissent sortant on ne sait d’où; de place en place, en travers des rues, de larges banderoles sont tendues portant des inscriptions variées mais dont les plus fréquentes sont: Vive la Révolution, vive la Liberté.

Les établissements scolaires étant fermés, j’eus toute la journée pour jouir du spectacle qu’offrait la ville; j’en profitai largement et petit-fils de la Révolution de 1789, je restai à la fois, surpris et émerveillé de voir cette foule, hier soumise au plus avilissant des jougs, passer tout d’un coup à la plus entière des libertés, sans un cri de haine, sans un acte vengeur.

Quatre jours après, la vie reprenait son cours, et il semblait que rien n’était changé. Les ouvriers se rendaient aux usines de guerre comme par le passé et les soldats partaient au front avec le même enthousiasme que la semaine précédente. A Petrograd, le prince Lvov, M. Milioukov et leurs amis mettaient sur pied le gouvernement libéral qui devait durer trois mois.

7


Le mouvement nationaliste ukrainien

A Kiev et dans toute l’Ukraine, un mouvement nationaliste s’éveille. Un peu factice et hésitant, à l’originel il acquiert bientôt une puissance irrésistible que ses adversaires les plus acharnés ne sauraient ni arrêter ni empêcher d’aboutir.

Des organisations sociales se mettent en devoir de formuler leurs programmes et leurs désirs politiques qu’elles adressent au Gouvernement provisoire. Des délégués des organisations déjà existantes, dans le but de coordonner leur travail en faveur des intérêts nationaux, forment dans les villes des conseils nationaux ukrainiens. Un Conseil suprême, constitué d’après l’ancien Concilium generale du temps de l’hetmanat, est organisé à Kiev, sous le nom de Rada centrale. Ce Parlement comprenait 800 membres, représentants de tous les partis politiques du pays sans distinction de nationalités: Social-démocrates, socialistes révolutionnaires, socialistes fédéralistes, indépendantistes, Bund juif, socialistes russes et polonais. Son programme est la défense des conquêtes de la Révolution (libertés nationales, terre aux paysans) contre les ennemis du dedans (bolcheviks et tsaristes) et du dehors (Allemands). Elle a contre elle tous les partis bourgeois et aristocrates (propriétaires fonciers, 8 fabricants de sucre, fonctionnaires, Grands-Russes, Polonais et Juifs).

Enfin, un grand Congrès national s’assemble à Kiev et, dans ses résolutions, donne la formule fondamentale des principes politiques des Ukrainiens.

Ces principes, admis par la plupart des partis politiques, peuvent se résumer ainsi:

Garantie des droits nationaux des minorités habitant l’Ukraine.

Droit pour l’Assemblée Constituante russe de sanctionner la Constitution autonome de l’Ukraine.

Droit pour les organes du gouvernement autonome de résoudre les problèmes économiques, sociaux et surtout agraires du peuple ukrainien.

En attendant la réalisation de leur autonomie, les Ukrainiens exigeaient:

La reconnaissance des droits de la langue ukrainienne à un usage libre dans les institutions sociales et administratives du pays;

La nomination aux emplois administratifs de personnes connaissant les mœurs et les coutumes du pays et familières avec la langue du peuple ukrainien;

L’introduction de la langue ukrainienne dans l’enseignement primaire et une ukrainisation progressive des écoles secondaires et supérieures dans les gouvernements ukrainiens.

9


Démêlés de la Rada avec le Gouvernement provisoire

Nommée en avril, la Rada choisit en juin des ministres, qui sous le nom de commissaires généraux, doivent gouverner l’Ukraine jusqu’à la réunion de la Constituante ukrainienne dont les élections se feront en décembre 1917, et envoie à Petrograd une députation dans le but d’obtenir l’autonomie immédiate des douze gouvernements qui constituent l’Ukraine.

La réponse dilatoire du Gouvernement provisoire, ses soupçons injurieux et le refus de Kerensky, Ministre de la Guerre, d’autoriser un Congrès militaire ukrainien, exaspéra le sentiment national. Le Congrès eut quand même lieu à Kiev, le 8 juin 1917, et réunit plus de 2.000 délégués des soldats.

Ce fut un beau jour pour la nouvelle capitale.

Dès le matin, de grands rassemblements se forment en différents points de la ville et se concentrent dans le krechtchatik, la plus belle rue de Kiev, où ils défilent en un immense cortège. A midi, aux accents de la Marseillaise, et aux applaudissements frénétiques d’une foule enthousiaste, le drapeau rouge de la Révolution qui flottait sur la Douma municipale est amené et remplacé par le drapeau jaune et bleu de l’Ukraine. Une manifestation assez tumultueuse se déroule ensuite au pied du monument de Bogdan Khmielnitski.

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Le lendemain 19, la Rada centrale publia, sous le nom d’Universal, sa première proclamation où étaient formulés les droits du peuple ukrainien. Le Gouvernement provisoire prit peur et adressa à l’Ukraine un appel qui amena une sorte de trêve, devenue nécessaire d’ailleurs par les préparatifs de l’offensive qui va se déclancher quelques semaines plus tard, sur le front de la Galicie.


Visites de Français à Kiev

C’est alors que Kiev reçut la visite d’Albert Thomas et de Kerensky.

Tous deux avaient entrepris de visiter tout le front russe et en particulier le front gallicien, pour y relever les courages défaillants et enthousiasmer les troupes pour l’offensive qui, de l’avis de tous, devait donner le coup de grâce à l’adversaire et amener la paix à brève échéance.

Albert Thomas assista à plusieurs meetings pendant son court séjour à Kiev et au Club des Commerçants, où une réunion monstre avait été organisée, il se fit traiter d’impérialiste par les camarades socialistes auxquels il sut d’ailleurs répondre avec son esprit coutumier.

Aux Français qui lui furent présentés dans les 11 salons du Consulat, il affirma la confiance du peuple français dans la victoire finale, et les chargea de remercier toute la colonie française pour le bon combat qu’elle soutenait loin de la patrie.

Kerensky prononça, lui aussi, plusieurs discours qui furent vivement applaudis; mais il était bien tard pour lancer à une offensive victorieuse des soldats qui avaient perdu toute discipline et tout respect pour les officiers.

Presque en même temps que M. Albert Thomas, la colonie française de Kiev eut à fêter la mission sanitaire qui arrivait directement de France, avec un personnel et un matériel des plus importants. Elle y venait installer deux hôpitaux pour le soulagement et la guérison des blessés et des malades russes et prouver au monde médical de Kiev que la médecine et la chirurgie françaises ne le cédaient en rien à la chirurgie et à la médecine allemandes.

Elle reçut partout le meilleur accueil et les salons kiévois, ukrainiens, russes, polonais ou israélites, se disputent à l’envi l’honneur de posséder les médecins et les officiers français.

Quelques semaines plus tard, arrivait également à Kiev, M. Jean Pélissier, le seul Français au courant depuis longtemps de la question ukrainienne et jouissant dans tous les milieux ukrainiens de la plus vive sympathie. L’ambassadeur de France en Russie, M. Noulens, avait l’heureuse idée de l’envoyer se documenter 12 sur place sur la vraie nature du mouvement ukrainien et s’assurer qu’il avait bien le caractère démocratique affirmé par ses promoteurs.

Il faudrait des pages entières pour parler de l’activité dépensée par M. Jean Pélissier durant son séjour en Ukraine. Qu’il suffise de dire que l’envoyé officiel de M. Noulens fut le premier français qui visita la Rada et le Secrétariat général et de regretter, comme le regrettent presque tous les Français résidant à Kiev, que la voix de M. Pélissier n’ait pas été écoutée dans les sphères à même d’agir à ce moment-là. L’histoire dira plus tard quels désastres auraient été évités à l’Ukraine et quel beau fleuron la France aurait attaché à sa couronne, si aux longs rapports de quelques incompétences galonnées, on avait préféré les notes plus succinctes, mais plus fondées, de M. Jean Pélissier.

Cet afflux de Français arrivant de France donna une nouvelle impulsion aux Sociétés de propagande française de Kiev.

La plus importante, l’Alliance Française, en sommeil depuis la mobilisation de presque tous ses dirigeants, sentit le besoin de nommer un nouveau Comité dont l’intelligente activité devait avoir de si heureux résultats. Des conférences avec projections sont aussitôt organisées à l’Université Saint-Vladimir, dans le but de faire connaître à tous l’héroïsme des soldats français sur le front, le courage des femmes françaises 13 dans les hôpitaux, l’effort de toute la France à l’arrière. Ces conférences et les représentations théâtrales qui mettaient à contribution toutes les bonnes volontés et tous les talents des membres de la colonie française, réunirent, chaque quinzaine, plusieurs milliers d’Ukrainiens, de Russes, de Polonais et d’Israélites, heureux de voir de plus près ces Français que les agents allemands représentaient comme abattus et désespérés et d’entendre une langue dont l’harmonie est encore trop peu connue à Kiev.


L’offensive de Galicie

Tout à coup, les premiers échos d’une vaste offensive entreprise en Galicie arrivent, en même temps que les premiers blessés. Tout le monde en suit avec le plus vif intérêt les diverses phases, car on espère, cette fois, que la victoire amènera la paix des alliés. D’ailleurs, elle se présente sous les plus brillants auspices: Halitch est prise, les prisonniers arrivent en nombre imposant; les armées austro-allemandes semblent démoralisées par la brusquerie de l’attaque. L’espoir renaît dans tous les cœurs.

Hélas! ce ne devait pas être pour longtemps. L’ennemi se ressaisit, et attaque à son tour. Halitch est reprise, la débandade se met dans les troupes russes. 14 C’est bientôt la panique sur tout le front: fantassins, artilleurs, soldats de toutes armes se sauvent en un affreux désordre, abandonnant tout le matériel à l’ennemi qui avance avec une rapidité vertigineuse, l’arme à la bretelle, à travers toute la Galicie.

A Kiev, il y eut un moment d’angoisse: les Allemands viendraient-ils jusque-là? La Galicie reconquise, un immense butin de guerre, la ruine de l’armée russe assuraient à l’ennemi un triomphe suffisant. Il se stabilise à la frontière orientale de la Galicie et y creuse ses tranchées.

On comprit alors le mal irréparable causé au pays par la Révolution, des ministres incapables, la dictature de la parole exercée par Kerensky. Une première vague maximaliste faillit tout emporter; Kornilov, dans sa tentative de mouvement militaire, échoue et se trouve à peu près seul.


Reprise des pourparlers entre Kiev et Petrograd

Le Gouvernement provisoire sentit alors le besoin de ne pas s’aliéner tout à fait l’Ukraine. Trois de ses membres: Kerensky, Tseretelli et Terechtenko viennent à Kiev avec mission de prendre contact avec la Rada et signer un arrangement à l’amiable. 15 Les deux partis arrivent à un accord enregistré dans un Second Universal, mais non ratifié par le Parlement de Petrograd qui trouve trop grandes les concessions accordées aux Ukrainiens par ses délégués. Les Cadets donnent en bloc leur démission.

A Kiev, l’on est très loin d’être satisfait et l’irritation contre les Grands-Russiens est si vive que les fusils partent tout seuls. A la gare, une échauffourée sanglante a lieu entre les soldats du régiment ukrainien Bogdan-Khmielnitski et un escadron de cuirassiers russes.

Une délégation de la Rada présidée par Vinnitchenko se rendit alors à Petrograd pour faire ratifier officiellement l’accord conclu à Kiev. Kerensky commit la maladresse de faire traîner les choses en longueur au lieu de tenir rigoureusement ses promesses. Aussi l’Instruction du 18 août, qui devait mettre fin au conflit, ne fait que redoubler le mécontentement des Ukrainiens.

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Le Coup d’État des Bolcheviks

Les choses en étaient là quand les maximalistes renversèrent, le 7 novembre, la République socialiste et nationale de Kerensky avec la même facilité que la Révolution libérale avait balayé, le 12 mars, l’autocrate Nicolas II.

Simple rapprochement: Le 5 novembre, deux jours avant le coup d’Etat de Petrograd, l’Autriche, par l’intermédiaire de la Russie, proposait aux Alliés d’entamer des pourparlers de paix. Ce pouvait être la fin de la guerre à brève échéance. Les Bolcheviks prenaient donc le pouvoir, la veille du jour où l’Autriche allait abandonner son alliée et sa complice.

Qu’est-ce donc que ces Bolcheviks tout d’abord connus sous le nom de maximalistes?

A l’origine, une vulgaire bande de voleurs, qui, au début de la Révolution russe, avaient chassé Mathilde Kchessinska de son palais, l’avaient pillée et dépouillée, s’étaient installés chez elle, puis avaient donné, dans la demeure de la célèbre ballerine, des concerts pour le peuple.

Depuis, ils avaient fait leur chemin.

Payés par l’Allemagne, excitant les appétits du peuple, favorisant ses plus bas instincts, ils avaient formé le parti bolcheviste—du mot russe bolchoï «plus grand»—qui s’emparait du pouvoir le 5 novembre. 17 Ce parti enseignait la haine des «bourjouis», de la classe intellectuelle. Il promettait le partage des terres et en général de toutes les propriétés, en parties égales, chacun devant cultiver soi-même. Il défendait d’employer un salarié. Si un pauvre vieux, ou un malade ne peut travailler, il doit céder sa part à d’autres. Au bout de deux ans, un locataire d’un appartement en devient propriétaire. Les dépôts des banques sont saisis et partagés.

Que de merveilleuses promesses! Mais la plus belle de toutes, la plus désirée, est celle d’une paix prochaine.

Il semble donc qu’avec le régime bolcheviste, le bonheur va rayonner sur toute la Russie.

Hélas! A Petrograd, le Palais d’Hiver est bombardé, puis pillé par les matelots, les femmes-soldats sont jetées en cellule, les ministres, frappés à coups de crosse, les officiers assassinés. Beaucoup de personnes folles de terreur se jettent dans la Neva ou y sont précipitées. Kerensky s’enfuit.

A Moscou, c’est la lutte acharnée, chaque maison est une forteresse, la guerre des rues est terrible; l’artillerie s’en mêle, l’incomparable Kremlin n’est pas épargné. Beaucoup de morts, de part et d’autre, mais, comme Petrograd, Moscou passe aux mains de Lénine.

Odessa voit se dérouler des scènes effrayantes. Une usine d’alcool est pillée, une importante cave mise à 18 sac. L’ivresse rend l’émeute plus horrible encore. Odessa voit se renouveler les noyades de Nantes.

A Kiev, l’on craint des troubles; mais les Cadets placent dans les rues des canons et des mitrailleuses: sauf quelques coups de feu et quelques victimes, la ville reste calme le premier jour.


Emeute sanglante à Kiev

Le lendemain 8 novembre, Kiev entend le premier coup de canon.

Les Cosaques avaient jusque-là maintenu les Bolcheviks russes de Kiev dans un certain respect de l’ordre établi, mais ils se voient obligés de descendre vers le Don et les Ukrainiens restent incertains sur la conduite à tenir. Aussi les Bolcheviks en profitent pour s’emparer, dans la nuit, de l’arsenal d’où ils se mettent à mitrailler le quartier de Lipky. Maîtres de la forteresse dans l’après-midi, ils bombardent la maison du Gouverneur russe dans laquelle est installé l’hôpital français dont les blessés doivent être évacués sous la mitraille.

La révolte est dirigée contre les représentants du gouvernement de Kerensky qui se sont jusqu’à ce jour maintenus à Kiev; aussi les troupes qu’on lui oppose sont des Yunkers, jeunes élèves officiers de 16 19 à 18 ans, et quelques bataillons fidèles au Gouvernement provisoire.

Pendant trois jours, l’on se bat ferme et sauvagement; les balles retournées et les dum-dum sont couramment employées. Les petits Cadets faits prisonniers sont impitoyablement fusillés.

Cependant les troupes tchèques envoyées du front approchent et les Bolcheviks sentant la partie compromise, acceptent l’intervention des Ukrainiens qui sont jusque-là restés neutres et se sont contentés d’assurer la sécurité de la population paisible. Ceux-ci proposent aux combattants de cesser la lutte et d’évacuer la ville. Eux se chargent de l’ordre: la police russe est immédiatement remplacée par une milice ukrainienne. Le gouvernement de Kerensky est peu satisfait de cette intervention. Il donne l’ordre aux Yunkers d’attaquer les troupes ukrainiennes qui les repoussent, et s’emparent de l’arsenal et de toutes les administrations. Les Tchèques qui sont arrivés à Kiev reçoivent à leur tour l’ordre d’attaquer les Ukrainiens qu’on leur représente comme Bolcheviks. Une lutte s’engage mais comprenant bientôt qu’on les a trompés, ils refusent de se battre plus longtemps, déclarant que partisans du principe des nationalités, ils veulent rester neutres dans les affaires intérieures de la Russie. L’état-major de Kerensky qui n’avait pas d’autres troupes se rend aux Ukrainiens. Le 17, le calme renaît, la vie reprend son cours. Les cocardes jaunes et bleues 20 triomphent à Kiev, l’écusson de Saint-Gabriel vient de remporter sa première victoire.

Cette victoire soulève au front sud-ouest un grand enthousiasme. Deux armées envoient leurs félicitations et leur appui à l’Ukraine.


Proclamation de la République ukrainienne

De même que le prince Lvov, en prenant en mains les rênes du Gouvernement de Petrograd, avait décrété, un peu imprudemment peut-être, le principe d’auto-détermination qui avait permis à la Finlande, la Pologne, l’Ukraine et à quelques autres Etats «allogènes» de déclarer leur indépendance ou leur autonomie, le Gouvernement des Soviets s’empressa, dans sa Déclaration des Droits des peuples de Russie, du 15 novembre 1917, de reconnaître sans restriction le droit des nationalités à disposer d’elles-mêmes et même à se détacher entièrement de la Russie.

Aussi la Rada centrale de Kiev, ne voulant à aucun prix reconnaître le gouvernement des Soviets qui vient de s’instaurer à Petrograd, proclame, le 20 novembre, au milieu de l’enthousiasme indicible de toute la population, dans le troisième Universal, la République ukrainienne fédérative. Le Secrétariat général engage des pourparlers avec les gouvernements qui se 21 sont créés dans les nouveaux Etats érigés sur les ruines de l’Empire russe (Don, Kouban, Georgie et Sibérie) afin de les amener à une fédération. Mais le manque de communications et le désir de plus en plus prononcé dans l’armée de se séparer complètement de la Russie, oblige la Rada à renoncer à son projet et à envisager l’indépendance qui sera déclarée le 9 janvier 1918 par le quatrième Universal.


L’Ukraine veut rester fidèle à l’Entente

Tout le monde espère que l’Ukraine va pouvoir enfin se livrer en toute tranquillité aux deux missions qui lui incombent: travailler à l’organisation de son Etat et soutenir le front du Sud-Ouest, ainsi qu’elle le fait depuis la dernière offensive allemande du mois de juillet.

Il n’en devait rien être.

Dès le début de décembre, la France et l’Angleterre envoient leurs représentants près du Gouvernement de la nouvelle République, et peu après s’engagent des pourparlers d’abord officieux, puis officiels. Désireux de contrecarrer les pourparlers de paix qui venaient de commencer à Brest-Litovsk entre les Austro-Allemands et les Maximalistes, le général Tabouis, 22 ancien attaché à l’Etat-Major russe du front Sud-Ouest, récemment nommé commissaire de la République Française en Ukraine, fait des avances au Secrétariat général ukrainien.

La capitale ukrainienne organise une jolie manifestation en l’honneur des missions militaires françaises et anglaises que les pourparlers russo-allemands ont obligées de quitter le front et qui viennent à Kiev demander au gouvernement de Vinnitchenko de continuer la guerre contre les puissances centrales. Les troupes ukrainiennes et le gouvernement les reçoivent officiellement.

Quelques jours après, la Rada centrale de Kiev publie un manifeste, constatant que depuis un mois qu’il est au pouvoir, le gouvernement des Soviets s’est montré incapable de gouverner, qu’il a amené partout la désorganisation, l’anarchie et la désagrégation du front; qu’enfin lâchement il vient de signer l’armistice. L’Ukraine se refuse à une telle lâcheté et à une telle traîtrise envers les Alliés.

En même temps, MM. Petlioura et Vinnitchenko déclarent à M. Pélissier, l’envoyé officiel de M. Noulens à Kiev, que les régiments ukrainiens combattront jusqu’au bout aux côtés des Alliés, mais que vu la décomposition croissante de l’Etat russe, il y aurait nécessité pour les Alliés d’aider l’Ukraine à s’organiser en Etat indépendant avec une armée nationale pour continuer la guerre contre l’Allemagne et empêcher 23 l’anarchie de s’étendre. Ces déclarations furent publiées, à cette époque, en France, dans l’Information, en Russie, dans le Journal de Petrograd. A l’histoire de dire pourquoi l’Entente ne crut pas devoir seconder ces bonnes volontés.

Toujours à la même époque, le général Tabouis, ayant réuni au Consulat français les membres de la colonie française, donne l’assurance aux timorés que si les Allemands ou les Bolchevistes n’arrivent pas à Kiev avant un mois, le front ukrainien défiera tous les coups qui pourront lui être portés, que les soldats ukrainiens sont admirables de bravoure et de patriotisme.

Malheureusement, deux tendances commencent à se manifester au sein du secrétariat général.

Quelques secrétaires, bien qu’ententistes, estiment impossible pour l’Ukraine de continuer la guerre contre les Empires centraux. Les Bolcheviks ont en effet désorganisé l’armée qui déserte le front, brûlant et pillant tout sur son passage, et l’Ukraine n’a pas l’armée nationale que ses représentants ne cessent de demander, le regroupement des forces ukrainiennes sur le territoire de l’Ukraine n’ayant jamais été admis par le Grand Quartier Général Russe, ni par le Gouvernement de Petrograd. M. Vinnitchenko demande alors aux Alliés d’aider l’Ukraine à se mettre à l’abri de l’invasion étrangère, à se défendre contre les Bolcheviks et à organiser son armée nationale. Il 24 manifeste en même temps le désir de voir reconnaître par l’Entente le Secrétariat général comme gouvernement actuel de l’Ukraine.

M. Galip, membre influent du parti Jeune Ukrainien et à ce moment-là directeur des Affaires politiques au Secrétariat des Affaires Etrangères, dépense une activité fébrile pour aboutir entre l’Entente, et surtout la France et l’Ukraine, à un accord qui permettrait à cette dernière de continuer la guerre malgré les obstacles qui surgissent de toutes parts.

M. Petlioura, secrétaire de la guerre, appuyé par le groupe Jeune-Ukrainien, auquel sont affiliés tous les officiers de l’Etat-Major du Secrétaire de la Guerre, le Commandant des troupes de Kiev et son Etat-Major, se déclare prêt à continuer jusqu’au bout la lutte contre l’Allemagne, non avec les troupes du front qui sont en pleine dissolution, mais avec une armée de 500.000 francs-cosaques, qui pourrait être recrutée parmi les paysans désireux de défendre leurs terres.

Pour montrer sa bonne volonté à l’égard des puissances de l’Entente, il refuse de reconnaître Krylenko comme généralissime de l’armée russo-ukrainienne, en remplacement du généralissime russe Doukhonine, assassiné à la Stavka de Mogilev par les Bolcheviks; il proclame front ukrainien le front qui s’étend de Brest-Litovsk à la frontière roumaine et en confie la défense au général Cherbatchef, jusqu’alors général 25 en chef du front sud-ouest et signe l’ordre de désarmement général des Bolcheviks à Kiev et sur tout le territoire de l’Ukraine.

C’était le signal de la guerre entre l’Ukraine et les Bolcheviks, cette affreuse guerre qui n’est pas encore terminée à l’heure actuelle.


Ultimatum du gouvernement des Soviets russes

Pour commencer ses opérations contre la nouvelle République, le Gouvernement des Soviets n’attendait qu’une occasion. Il la trouve dans une dépêche chiffrée du Gouvernement français qu’il intercepte et publie dans les journaux de Petrograd.

Sous prétexte que le Gouvernement ukrainien a entamé des pourparlers secrets avec les Alliés et notamment avec la mission française dans l’intention de «saboter la cause de la paix» et d’empêcher celle-ci d’aboutir immédiatement, il lui envoie un ultimatum et commence aussitôt l’attaque contre l’Ukraine en faisant «donner» les Bolcheviks russes qui se trouvaient à Kiev, en attendant que les troupes régulières franchissent la frontière.

Prise entre deux feux, celui des Austro-Allemands à l’ouest, et celui des Maximalistes à l’est, la Rada centrale, 26 qui a cependant déclaré qu’elle restera fidèle à l’Entente, nomme des délégués qu’elle envoie à Brest-Litovsk, refuser à la délégation maximaliste de Petrograd le droit de parler au nom de l’Ukraine et ouvrir des pourparlers en vue de la paix.

Mécontent de cette décision, Petlioura donne sa démission de secrétaire de la Guerre et se rend en province pour y organiser des corps de francs-cosaques afin de lutter contre les ennemis de son pays.

Le bruit s’étant répandu à Kiev que le Cabinet Vinnitchenko est sur le point de conclure la paix avec les Puissances centrales, le parti Jeune-Ukrainien décide de faire un coup d’Etat pour le renverser et empêcher la signature du traité. Les automobiles blindées font dans les rues de Kiev une démonstration. Vinnitchenko démissionne.

Skoropadsky, général dans l’ancienne armée russe, avait songé à prendre la dictature avec le titre de Hetman, mais le moment venu, il se défile sous prétexte que les Alliés ne lui donnent pas la promesse de faire défendre Kiev contre les Bolcheviks par les deux divisions tchéco-slovaques qui se trouvent dans la ville.

La Colonie française, que les événements n’ont nullement émue et qui continue à garder toute sa sympathie et aussi toute sa confiance au mouvement ukrainien, décide d’offrir aux poilus des différentes missions françaises et aux officiers français et alliés une 27 soirée artistique dans la salle du Conservatoire. Les professeurs français de Kiev interprètent au milieu de l’hilarité générale le Client sérieux du gai Courteline. Ne fallait-il pas rire un peu avant le nouvel assaut que Kiev allait subir?


Succès des troupes bolchevistes en Ukraine

Lancés par les Allemands contre la jeune République ukrainienne au moment où celle-ci s’entendait avec les Alliés pour la continuation de la guerre, les Bolcheviks ne peuvent plus être arrêtés. D’ailleurs, l’arrivée de la Délégation ukrainienne à Brest-Litovsk rend Krylenko moins intéressant et permet aux Allemands de hausser le ton en parlant aux délégués maximalistes.

Le 28 janvier, Loubny, situé entre Poltava et Kiev, tombe aux pouvoirs des Bolcheviks: la route de la capitale ukrainienne est ouverte.


Seconde émeute à Kiev

Le lendemain, les Bolcheviks de Kiev sentant les camarades approcher, s’emparent par surprise et sans coup férir de l’arsenal qui contient mitrailleuses, 28 artillerie et munitions. On se bat avec acharnement durant toute la nuit et le lendemain. Le 31, ils s’emparent de Podol, bas quartier de la ville, sur la rive du Dnièpre. Au Télégraphe, la lutte est d’une violence inouïe. Beaucoup de victimes même parmi les civils. Le commandant Jourdan, de la Mission française, est tué d’une balle perdue de mitrailleuse. L’aspect des rues est sinistre. Tranchées, barricades, mitrailleuses aux carrefours, des canons sur les places et sur les endroits les plus élevés; la circulation est complètement interrompue, l’électricité est coupée.

Le 2 février, la lutte augmente d’intensité: des trains blindés tirent sans arrêt dans les rues. Lorsqu’on se risque à sortir, il faut souvent s’étendre à terre et attendre que les rafales se calment, tant les balles tapent dur à hauteur d’homme, faisant voler en éclats les vitres et criblant littéralement les murs. De paisibles habitants trouvent ainsi la mort chez eux...

En ville, plus de pain depuis la bataille. Heureux les prévoyants qui ont fait quelques provisions d’eau et de farine. Pour s’engager dans la garde rouge, il suffit de s’inscrire et l’on obtient un fusil. Aussi peut-on voir passer dans les rues de sinistres bandes armées aux allures inquiétantes.

Le 3 février, la lutte continue encore plus acharnée, mais les troupes d’investissement bolcheviques n’ayant pas encore atteint Kiev et Petlioura arrivant 29 de province avec quelques troupes francs-cosaques, les Ukrainiens l’emportent. Les derniers gardes rouges sont fusillés, l’arsenal se rend et l’on s’aperçoit que c’était une poignée d’hommes qui avaient mené l’émeute.

Les Ukrainiens vainqueurs célèbrent leur victoire. En ville, grand défilé de troupes victorieuses, musique en tête.

Pendant ce temps, les troupes régulières bolcheviques encerclent la ville. De grandes forces arrivent sur trains blindés.

A l’extérieur, Odessa tombe entre leurs mains après un bombardement de trois jours. Là-bas aussi le sang a coulé.

Un nouveau ministère est constitué qui réclame l’aide immédiate de l’Autriche. Mais l’Ukraine n’existe plus, seul son cœur bat encore, mais bien faiblement.


Prise de Kiev par les Bolcheviks

Le 3 février, commence l’attaque méthodique de la ville. Deux trains bombardent sans arrêt le Lipky, le plus élégant quartier de Kiev. Pendant quatre jours et quatre nuits le bombardement est d’une violence inouïe. On compte la nuit une moyenne de huit coups à la minute et 50.000 obus en quatre jours, faisant 30 près de 15.000 victimes. La lueur sinistre des incendies éclaire seule la ville. La maison du Président Grouchevsky, bâtisse haute de neuf étages, flambe, ayant été particulièrement visée.

Le 7, le bombardement redouble de vigueur, la lutte dans les rues devient de la sauvagerie. Partout les Bolcheviks avancent. La fin approche. Petlioura se défend avec acharnement tant qu’il peut espérer que les deux divisions tchéco-slovaques, cantonnées dans la ville, marcheront à son secours. Mais celles-ci, pour avoir le chemin libre jusqu’à Vladivostok, ont fait un pacte avec les Bolcheviks. Quand tout espoir est perdu, Petlioura bat en retraite avec les débris de ses troupes vers Jitomir et Berditchev. Avec lui quittent Kiev les membres de la Rada et du Secrétariat général qui s’était reconstitué sous la présidence de Gouloubovitch et avait vécu d’une vie falote pendant le siège de la ville.

Avant de partir, ce gouvernement, dans un acte de désespoir, donne l’ordre à ses plénipotentiaires de Brest-Litovsk de signer la paix avec les Puissances centrales.

Le lendemain, les vainqueurs font leur entrée.

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Kiev sous le régime des Soviets

Qui avait mené si brillamment cette attaque? Le Colonel Mouraviof, le vainqueur de Petrograd et de Moscou et à ce moment commandant en chef des troupes révolutionnaires. Jeune, intelligent, mais dur et cruel, il fit impitoyablement fusiller tous les officiers ukrainiens ou polonais: ces derniers venaient de s’emparer de la Stavka de Mogilev et accouraient délivrer Kiev.

Ancien policier, le colonel parle en maître. Sa fortune est grande grâce aux contributions dont il frappe les habitants de chaque ville dont il s’empare. A Kiev, le bijoutier Marchak doit payer 180.000 roubles. Galperine, un riche raffineur, 300.000. Radzivill, 100.000. La ville elle-même doit verser dans les trois jours dix millions. Mais la banque d’Etat n’a que 225.000 roubles en caisse. Les principaux actionnaires et les gros clients devront donc payer en chèques qui s’ajouteront à leurs taxes personnelles. Le soir, le colonel, confortablement installé dans le meilleur hôtel de Kiev, boit ferme en compagnie de son Etat-Major.

Très vite l’ordre est rétabli dans la ville, mais la terreur commence à régner. Le sinistre tribunal s’est installé dans l’ancien palais impérial. Une salle contient les prisonniers, pauvres diables d’officiers porteurs 32 de laissez-passer ukrainiens. L’on juge rapidement. Toute défense est inutile. Une seule peine, la mort. On déshabille les condamnés, on les revêt d’une capote de soldat et devant le Palais même on les fusille à la mitrailleuse. J’ai vu de mes yeux fusiller deux généraux et une vingtaine d’officiers dans l’espace d’une demi-heure. Des camions automobiles chargent les morts, tous frappés à la tête, et les emportent au jardin du Tsar où est creusée une fosse large mais peu profonde. Plusieurs jours après les dernières exécutions, en se promenant dans le jardin, l’on pouvait voir à terre de nombreuses cervelles. 2.300 peines de mort sont prononcées par le sombre tribunal.

Pour empêcher le massacre de leurs nationaux, les Polonais se déclarent neutres et abandonnent la lutte.

Vis-à-vis des Français, le colonel est peu bienveillant. Il prétend que les officiers des missions sanitaires ou d’aviation n’ont pas été rigoureusement neutres et recommande aux militaires de ne pas bouger, autrement les Français civils paieront pour eux.

Des perquisitions sont opérées en masse. On cherche les officiers qui se cachent encore et l’on saisit toutes les armes. En ville que de dégâts! Des maisons éventrées, des vitres partout brisées, des devantures de magasins criblées de balles, des fils des télégraphes et des tramways pendent lamentablement et donnent 33 un aspect sinistre. Le ravitaillement devient difficile. Les Bolcheviks ayant taxé les denrées, les paysans se refusent à venir en ville: plus de beurre, plus de viande, du pain noir fait avec de la farine de pois chiches.

Dans les rues, de sinistres têtes de marins et de sœurs de charité, terribles et impressionnantes apparitions. Elles sont typiques ces sœurs, parfois en culottes, le revolver à la ceinture, servant aux unes à achever les blessés, aux autres à faire le coup de feu pendant la bataille.

Quelques jours plus tard, l’on fait aux Bolcheviks des funérailles grandioses: 450 corps couchés dans de noirs cercueils, suivis d’un immense cortège, drapeaux rouges et noirs en tête. Pas un Pope. Beaucoup de bières ouvertes suivant la coutume orthodoxe. De pauvres mères embrassent le cher visage du mort et se frappent le front contre les cercueils.


Kiev évacuée par les Bolcheviks

Le 16 février, l’armistice est rompu, et aussitôt Allemands et Autrichiens avancent pour occuper le pays. Mouraviof quitte Kiev pour aller en Bessarabie contre les Roumains. Les Allemands occupent Rovno. Bientôt ils seront à Kiev où ils sont attendus avec 34 impatience, car alors la terreur cessera, la tranquillité régnera, la vie normale enfin reprendra.

En silence, les Bolcheviks évacuent la ville, et la livrent à de nombreuses bandes de matelots pillards. Les arrestations recommencent, les fusillades sont plus terribles et plus arbitraires: des officiers reconnus par leurs hommes sont fusillés pour ce seul motif. Les marins deviennent plus audacieux et ne respectent plus les étrangers. La terreur des habitants est grande. C’est un exode général des étrangers vers Moscou.

Le 19, les missions françaises quittent Kiev ayant à leur tête le général Tabouis, commissaire de la République française près du Gouvernement ukrainien. Un grand nombre de françaises réussissent à trouver place dans le train et à se sauver vers le Nord d’où peut-être elles pourront regagner la France; le lendemain, le Consul part à son tour. La ville est traversée par 30.000 Tchèques qui fuient vers l’Est.

Le 23, les Allemands font leur entrée à Kiev, et annoncent au monde que la capitale de l’Ukraine a été délivrée par des troupes saxonnes.

Peu à peu le calme renaît et la vie normale reprend son cours.

Quelques jours après, le Cabinet Gouloubovitch revenait à Kiev et faisait publier une note pour manifester son étonnement d’apprendre que les autorités consulaires alliées ont quitté Kiev, les Allemands 35 y étant venus comme amis de l’Ukraine et non en vainqueurs.


Coup d’Etat des Allemands

Ces amis ne tardent pas à susciter la colère et la haine du peuple, par leur brutalité et leurs dépravations.

Le 29 avril, les Allemands mécontents de l’opposition acharnée des Ukrainiens, dispersent la Rada centrale par la force des baïonnettes, emprisonnent quelques-uns de ses membres et mettent à la tête du Gouvernement ukrainien le général russe Skoropadsky, beau-frère du feld-maréchal allemand Eichorn, tué quelques semaines plus tard à Kiev d’un coup de grenade. Aussitôt, s’appuyant d’une part, sur les Allemands, d’autre part, sur la bourgeoisie et l’aristocratie russes et polonaises, il prend le titre de Hetman, forme un gouvernement réactionnaire, et démobilise les troupes ukrainiennes. Il reçoit l’autorisation de former une armée qui ne dépassera pas 10.000 hommes.

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Le gouvernement du Hetman Skoropadsky

Ce coup d’Etat que la population de Kiev et même les chefs des partis politiques avaient été loin de soupçonner, intronise par un procédé arbitraire et tout artificiel un pouvoir qui ne répond en rien aux exigences démocratiques de l’époque et de ce fait ne trouve aucun appui dans le peuple. Il est évident pour tout le monde que le Hetman n’est qu’une créature des milieux réactionnaires allemands, car la personnalité de Skoropadsky a été jusqu’à cette époque tellement indécise et même inconnue, qu’aucun parti politique ukrainien, sans excepter les groupes modérés, ne croit possible de faire partie du Gouvernement formé par le Hetman. Tous les pourparlers conduits à cet effet par son entourage, avec les Chefs des partis ukrainiens, de même que tous les efforts tentés par M. P. Vassilenko, cadet russe, et par les représentants du haut commandement allemand, restent vains.

La Conférence du parti socialiste-fédéraliste, du 10 mai, prend une résolution toute spéciale, par laquelle elle interdit à ses membres d’assumer des postes dans le gouvernement du Hetman. Cette interdiction fut maintenue jusqu’à la fin d’octobre, au moment où la défaite allemande devenant certaine, et comprenant que sa politique courait à un krack si elle 37 ne s’appuyait pas sur les milieux ukrainiens, le Hetman se mit à prodiguer des assurances qu’il l’orienterait désormais dans un sens purement national et qu’il aborderait sans retard les réformes démocratiques. Certains hommes politiques entrèrent alors dans le gouvernement du Hetman, mais à titre personnel et dans le seul but de prévenir un soulèvement populaire au moyen de réformes démocratiques urgentes et en premier lieu, de la réforme agraire.

Les nouveaux ministres ukrainiens virent, cependant, aussitôt, qu’ils n’avaient point de majorité dans le Cabinet et qu’à eux seuls, ils étaient impuissants à faire réaliser les réformes nécessaires. Le Congrès National Ukrainien dont ils réclamaient la convocation n’ayant pas été autorisé, ils quittèrent le gouvernement dans la nuit du 14 au 15 novembre. Depuis le coup d’Etat et l’avènement de l’Hetman, des représentants de milieux politiques ukrainiens n’ont donc participé au gouvernement que pendant une quinzaine de jours et encore n’y ont-ils formé qu’une minorité.

La responsabilité pour la politique intérieure et étrangère pratiquée par l’Hetman depuis le coup d’Etat du 29 avril jusqu’au jour de son renversement, ne peut donc être mise en aucune façon à la charge des partis politiques ou des milieux sociaux ukrainiens.

Le Cabinet formé le 2 mai par M. Vassilenko et présidé par M. Lizogoub, octobriste, est un cabinet tout à 38 fait incolore au point de vue de la politique et de l’idée nationales.

M. Kolokoltzoff, qui occupe bientôt après le poste de ministre de l’Agriculture, est réactionnaire; les autres ministres appartiennent soit au parti cadet pan-russe, hostile à la régénération ukrainienne, ou bien ont un programme très rapproché de celui des cadets.

Le ministre des Finances, M. Rjepetski, cadet, reconnaît ouvertement dans son discours prononcé au Congrès des Cadets (Kievskaia Mysl du 11 mai), qu’il a pris une part personnelle à l’élection du Hetman, ainsi qu’aux tentatives «de rapprochement avec nos nouveaux alliés» (c’est-à-dire l’Allemagne et l’Autriche).

Le cadet Vassilenko s’exprime au même Congrès d’une manière encore plus catégorique: «Je me suis depuis longtemps déjà convaincu, déclare-t-il, que les circonstances historiques se sont formées de telle façon que nos intérêts économiques et commerciaux sont liés aux Puissances centrales et principalement à l’Allemagne... Notre histoire nous montre que nos intérêts nous liaient d’une manière plus vivante à l’Allemagne qu’à l’Angleterre. C’est surtout grâce à l’Angleterre que nous avons perdu la partie au Congrès de Berlin; c’est grâce aux diplomates anglais que nous avons perdu les Dardanelles et Constantinople. L’Allemagne et nous, nous sommes géographiquement 39 voisins et nos intérêts respectifs sont liés les uns aux autres. Il en a été ainsi avant la guerre, il en est ainsi actuellement, il en sera ainsi, je crois encore, après la guerre.» (Kievskaia Mysl, no 72.)

Cette manière de voir des ministres cadets est sanctionnée ensuite par le leader du parti cadet, M. Milioukov. «Je m’oppose résolument à l’interdiction doctrinaire défendant aux membres du parti cadet d’établir des accords avec les Allemands ou de faire appel à leur concours en vue du rétablissement du pouvoir et de l’ordre et de l’organisation des affaires locales», écrit-il dans sa Déclaration au Comité Central (Kievskaia Mysl du 2 août, no 137).

Dès les premiers jours de son existence, le nouveau cabinet manifeste son activité par des arrestations d’hommes politiques ukrainiens, par le rétablissement de la censure, particulièrement sévère pour les journaux ukrainiens, etc. La «République du Peuple ukrainien» est débaptisée et nommée «Puissance d’Ukraine». Les gros agrariens et industriels se sentent désormais maîtres absolus de la situation. La réaction est partout, à tout moment. Aux postes et aux emplois officiels, on commence à remplacer les Ukrainiens par des dignitaires et des fonctionnaires de régime tsariste, venus par trains entiers de Petrograd et de Moscou.

Dans le même temps, cependant, l’Hetman et ses 40 ministres affirment partout la nécessité de raffermir l’indépendance politique de l’Ukraine.

Au cours d’une conversation avec le Dr Leberer, correspondant du Berliner Tageblatt, le Hetman dit: «Je crois que bien des gens, en Allemagne, me considèrent comme réactionnaire et partisan résolu d’une fédération avec la Grande Russie. C’est inexact. Toute aussi erronée est l’intention que l’on me prête d’englober de nouveau l’Ukraine dans l’ancien Empire Russe». (Kievskaia Mysl du 10 mai).

«L’Ukraine doit être un pays indépendant», déclare à son tour M. Vassilenko dans son discours au Congrès du parti cadet (Kievskaia Mysl du 11 mai).

Les mêmes idées sont développées par M. Lizogoub dans le discours qu’il prononce à un banquet politique au cours duquel il déclare que son gouvernement espérait, avec l’aide de l’Allemagne et en communion avec la culture allemande, créer un Etat ukrainien indépendant (Kievskaia Mysl du 23 mai).

C’est encore d’une Ukraine «puissante» et indépendante que parle le Hetman dans sa lettre officielle au premier ministre M. Lizogoub (Kievskaia Mysl du 9 juillet).

Du jour où M. Igori Nistiakovski devient ministre de l’Intérieur, la réaction s’accroît encore davantage et se manifeste d’une façon plus ouverte et plus décisive. On arrête les gens et on les emprisonne sur une simple suspicion ou sur une dénonciation. 41 Le nombre d’arrestations atteint plusieurs milliers.

C’est ce même Nistiakovski qui, à l’instigation des Allemands, prend des arrêtés d’expulsion contre quelques Français. Un jeune Ukrainien, ayant eu vent qu’une mesure semblable se tramait, en informe M. M. qui s’empresse d’en faire part à tous ceux que l’expulsion pouvait atteindre. Sans y ajouter une foi entière, chacun prend secrètement ses dispositions pour ne pas laisser sa famille dans le besoin et le reste de la colonie dans le désarroi et l’isolement. Aussi, quand les Allemands apportèrent l’ordre d’avoir à quitter l’Ukraine dans les quarante-huit heures, personne ne fut pris au dépourvu. D’ailleurs, la mesure n’atteignit pas tous ceux qu’elle avait d’abord menacés. Au nombre des expulsés furent les consuls de Grèce et d’Espagne.

Ces arrestations et expulsions n’empêchent pas d’ailleurs M. Nistiakovski d’affirmer que «l’Ukraine s’est engagée, avec le concours de l’Allemagne et de l’Autriche, dans la large voie d’une existence indépendante en tant qu’Etat» et que «le mouvement puissant des paysans a fait de nouveau surgir le drapeau historique de l’indépendance ukrainienne: l’institution de Hetman». (Kievskaia Mysl du 24 août, no 142).

Le même M. Nistiakovski ne reconnaît pour langue d’Etat, encore au commencement de septembre, que la langue ukrainienne exclusivement (Kievskaia Mysl, 42 no 153). De son côté, le Hetman, au dîner offert par Von Kirbach, parle de l’armée ukrainienne à créer, comme de la base d’une puissance ukrainienne indépendante (Kievskaia Mysl, no 187).

De telles contradictions entre les déclarations publiques du Hetman et de ses ministres au sujet de l’indépendance ukrainienne et de l’idée nationale, d’un côté, et leurs actes, de l’autre, seront comprises aisément si l’on tient compte de la politique de duplicité adoptée par le Gouvernement allemand et ses agents vis-à-vis de l’Ukraine.

En assurant les Ukrainiens de leurs sympathies pour l’idée d’indépendance de l’Ukraine, les réactionnaires allemands pensent en réalité au rétablissement, avec le temps, d’une Russie réactionnaire unie et forte. A Kiev, les partis de droite et les monarchistes, avec, à leur tête, M. Pourichkévitch, s’agitent ouvertement dans ce sens. Il est hors de doute que les milieux réactionnaires allemands sont en contact avec eux et projettent des actions communes en vue de remplacer les Bolcheviks en Russie par un régime monarchiste réactionnaire.

Il semble que, vers la fin de son gouvernement, le Hetman se soit émancipé de l’influence des réactionnaires allemands. Mais c’est pour tomber sous celles des réactionnaires russes. La preuve la plus éclatante de ce fait est fournie par le retour au ministère de Nistiakovski, auteur d’un projet censitaire réactionnaire 43 pour les élections municipales et provinciales, et le maintien au cabinet de Reinbot, connu pour les opinions réactionnaires qu’il avait exprimées, alors qu’il était fonctionnaire sous le régime tsariste à Petrograd.

Quant à la fermeté des opinions politiques du Hetman et de la plupart de ses ministres, elle est éloquemment certifiée par la note de dix de ces ministres, à la date du 17 octobre, ainsi que par sa dernière déclaration. Dans l’une comme dans l’autre, ces partisans convaincus de l’indépendance se déclarent des fédéralistes tout aussi convaincus. C’est que dans le Cabinet des «Indépendants» tout comme dans celui des «Fédéralistes» il n’y a point d’hommes politiques véritablement ukrainiens, exception faite de M. Dorschevko. Ce sont des hommes que la peur des Bolcheviks a fait enfuir de Petrograd et de Moscou, et qui sont venus à Kiev; ou bien ils sont nés à Kiev, mais demeurent étrangers aux aspirations nationales, ignorants de la langue ukrainienne, de l’histoire et de la culture ukrainiennes et se montrent hostiles à l’idée de la régénération ukrainienne.

Il est impossible de s’imaginer un plus profond piétinement des droits du peuple et un mépris plus absolu du peuple lui-même. Des insurrections particulières ont lieu sur tout le territoire ukrainien. Les troupes allemandes qui comprennent plus de 500.000 hommes défendent très énergiquement les intérêts du Hetman qui se confondent avec les leurs. Le sang des 44 paysans et des ouvriers ukrainiens coule, l’artillerie allemande rase des villages entiers. C’est un massacre systématique de tout ce qui veut rester ukrainien. La création d’un gouvernement démocratique devient pour l’Ukraine une question extrêmement urgente. La patience du peuple est à bout. Tous les partis politiques se réunissent pour fonder contre les Allemands et Skoropadsky une Ligue nationale qui fomente un soulèvement général, renverse le Hetman et établit un Directoire de cinq membres parmi lesquels M. Petlioura, le futur généralissime de l’armée ukrainienne.


Petlioura

Comme secrétaire général, ministre de la guerre, membre et plus tard président du Directoire ukrainien, Petlioura a joué et joue encore un si grand rôle en Ukraine qu’il mérite bien quelques notes biographiques.

Bolcheviste pour les réactionnaires, réactionnaire pour les Bolcheviks, Petlioura, le grand calomnié, est pour le peuple ukrainien tout entier, le héros national, le libérateur de l’Ukraine.

Il est né d’une pauvre famille de cosaques à Poltava, en 1878. Après des études faites au séminaire de sa ville natale, il reçut le brevet d’instituteur. Son 45 activité politique l’obligea à passer en Galicie où il se familiarisa avec le mouvement nationaliste.

La première Révolution (1905) le trouva à Kiev où tout de suite, il prit une part très active à la fondation du journal Rada, publié en langue ukrainienne, tout en collaborant au Slovo, organe social démocrate.

Conduit par les circonstances à Petrograd, il continue sa collaboration aux journaux kiévois, s’occupe activement du mouvement ukrainien et de la fondation du Club ukrainien.

A Moscou, où il se rend ensuite, il devient secrétaire de rédaction de la revue mensuelle Ukrainskaia Jisn, en langue russe, et participe à l’organisation de la société musicale Kobsar. C’est par ignorance des habitudes du peuple slave, que des adversaires de Petlioura ont confondu son rôle dans cette société musicale avec la profession d’artiste de café-concert qu’il aurait exercée. En Russie, toute société, même politique, organise parmi ses membres un orphéon ou un orchestre, qui est mis à contribution dans des soirées d’ailleurs très agréables offertes fréquemment à tous les sociétaires et à leur famille.

Au commencement de la guerre de 1914, Petlioura se rend sur le front pour y représenter le Zemsky Soiouz et organiser des hôpitaux de première ligne. C’est là que le trouvèrent la Révolution et le vote du premier Congrès militaire ukrainien qui le désigne 46 comme président du Comité général militaire ukrainien.

Au moment où la Rada centrale crée le Secrétariat général comme organe exécutif, Petlioura devient tout naturellement secrétaire général des affaires de la guerre, puis ministre de la guerre quand le Directoire se constitue, en juillet 1918. Toute l’activité de M. Petlioura depuis la Révolution, peut se résumer en deux mots: guerre aux ennemis de l’Ukraine, qu’ils soient Allemands, Bolcheviks ou Polonais.


Skoropadsky et l’Entente

Le 13 novembre, les journaux de Kiev annoncent qu’un armistice vient d’être conclu sur le front français.

Aussitôt, sur la demande du Consul du Danemark et des partis ukrainiens, les portes de la prison de Lukianovka s’ouvrent pour rendre à la liberté les détenus politiques, parmi lesquels se trouvaient plusieurs Français et quelques membres de la Rada, internés plusieurs mois auparavant par les Allemands.

Le Hetman Skoropadsky, jusque là germanophile convaincu, change de politique et devient francophile très ardent. Il forme un nouveau cabinet et remplace au Sous-Secrétariat des Affaires Etrangères le bureaucrate 47 russe Paltof, instrument des Allemands en Ukraine, par M. Galip dont les sentiments francophiles sont connus de tous et dont toute l’activité, au cours des derniers mois, s’est dépensée à susciter des obstacles à l’occupation allemande. Espérant avoir mis par ce changement la politique de l’Ukraine d’accord avec les vœux de l’Entente, il envoie des missions diplomatiques à Jassy, près de la Commission interalliée et à Odessa, près de M. Henno, représentant des Alliés sur les bords de la Mer Noire.

La presse au service du Hetman reçoit l’ordre d’entonner l’hymne aux Alliés et plus particulièrement à la France: ce fut chaque matin le dénombrement des navires de guerre qui paraissaient à l’horizon, à la sortie du Bosphore, et des divisions anglaises et françaises qui débarquaient à Novorossiisk, à Sébastopol et à Odessa, des divisions roumaines et polonaises qui se massaient aux frontières de l’Ukraine pour la défendre, d’une part contre les «bandes» de Petlioura qui s’avançaient de la Galicie et les «bandes» lettonnes et chinoises au service des Bolcheviks russes, qui venaient de l’Est et du Nord-Est.

En même temps, l’armée des Volontaires se compte et fait des enrôlements, réquisitionne édifices, vêtements, chaussures et aliments et bientôt décrète la mobilisation générale, d’abord de la jeunesse des Universités et des Gymnases, puis de toute la jeunesse du pays non encore occupé par l’armée de Petlioura.

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Le premier décret fait des mécontents parmi les étudiants qui projettent de se réunir à l’Université pour étudier la situation. La réunion est interdite. Sans tenir compte de cette interdiction, les étudiants et les étudiantes forment un cortège et veulent se rendre par Bibikovski Boulevard à l’Université Saint-Vladimir, mais un groupe de volontaires à cheval accourt et sans sommation aucune, tire sur le cortège. Bilan de la journée: quatorze morts dont trois cursistes (étudiantes) et une trentaine de blessés.

Le second décret affecte surtout la population israélite qui manifeste son mécontentement en fermant ses magasins, en boycottant les valeurs russes et, autant qu’elle le peut, en faisant filer les jeunes gens à Vienne et à Budapest, les seuls endroits encore accessibles aux voyageurs venant de l’Ukraine.

On annonce officiellement que des missions militaires alliées vont arriver à Kiev et que M. Henno viendra s’établir près du Hetman. On réquisitionne l’hôtel Continental (encore habité par des Allemands) pour héberger les missions, et deux étages d’une maison sise rue Luteranskaia, no 40, pour M. Henno. Il convient aussi de bien loger les nombreux soldats français qui vont arriver: alors on réquisitionne les théâtres, les salles des cafés-concerts et les cinémas; pour les recevoir comme ils le méritent, des comités s’organisent, des souscriptions sont ouvertes et le Ministère des Affaires Etrangères informe par la voie 49 des journaux qu’un personnage officiel a été désigné pour élaborer avec le concours des comités le programme de la réception, d’abord du Consul M. Henno, puis du Général Franchet d’Esperey et de son Etat-Major, des Etats-Majors alliés, enfin des troupes françaises, anglaises, roumaines, italiennes et polonaises qui «viennent soutenir l’armée des Volontaires contre les troupes de Petlioura et celles des Bolcheviks».

La Colonie française ne veut pas rester en arrière. Elle ouvre une souscription et aussitôt chacun se met à l’œuvre pour que la réception des poilus soit le plus grandiose possible: l’argent afflue, des drapeaux, des fleurs, des guirlandes sortent des doigts diligents de toutes les Françaises.


Encerclement de Kiev par l’armée de Petlioura

Dans ce ciel serein, des coups de canon se font tout à coup entendre: il paraît que Petlioura a réuni autour de lui des «bandes de pillards et de bandits»,—c’est ainsi que s’exprime la presse,—qui voudraient s’emparer de Boïarka. En réalité, ce sont les recrues qui ont répondu à la mobilisation décrétée par Petlioura et la Ligue Nationale. Autour de ce noyau, au fur et à mesure de son avance en Ukraine, 50 les paysans se rassemblent pour combattre contre Skoropadsky. L’Ukraine presque toute entière est déjà reconquise par son «Libérateur», et ce n’est pas à Boïarka que le canon tonne, mais aux environs de Swetochine. L’encerclement de Kiev est d’ailleurs bientôt si total, que les paysans n’y entrent plus pour l’approvisionner.

Les aliments de première nécessité se vendent à des prix inconnus jusqu’à ce jour: le pain devient rare et vaut 3 roubles la livre de pain gris, 10 roubles le pain blanc, les œufs 38 roubles la dizaine, le lait 3 roubles le petit verre, la viande 7 roubles la livre, le beurre de table 80 roubles, le beurre de cuisine 50 roubles, et toutes ces denrées de première nécessité sont presque introuvables.

Le canon tonne de plus en plus fort, les mitrailleuses se mettent de la danse. L’émoi devient grand dans Kiev où chacun revit les heures sombres du bombardement des Bolcheviks. La presse, elle, est optimiste et le Hetman fait afficher sur les murs de Kiev, deux proclamations de M. Henno au peuple de l’Ukraine. Il y est dit que le Gouvernement français reconnaît l’Ukraine telle qu’elle est alors constituée, et qu’il fait confiance au Hetman et aux nouveaux ministres qu’il vient de se choisir.

Si elles ne sont pas apocryphes, ces deux proclamations laissent supposer que le Gouvernement de la République française condamne la République ukrainienne 51 et ne veut voir à Kiev, comme dans le reste de la Russie qu’un seul Gouvernement, le Gouvernement monarchiste de Skoropadsky.

L’effervescence est grande en ville et les réflexions échangées entre les lecteurs très nombreux de ces placards, lecteurs appartenant à toutes les classes et à tous les partis, ne sont nullement en faveur du représentant de la France et, partant, de la France elle-même. Les Français qui vivent à Kiev depuis un certain nombre d’années, et qui de ce fait, sentent mieux que d’autres, aveuglés par leurs sympathies ou leurs intérêts, battre le cœur ukrainien, ceux qui ont vu la marche rapide du nationalisme de ce peuple, sont convaincus que leur gouvernement ou du moins son pseudo-représentant commet une lourde faute. Ils condamnent hautement celui qui se dit Consul de France à Odessa. Ni le ton, ni la forme de ces proclamations ne sont d’un républicain; le style ne peut être que d’un monarchiste, ou d’un républicain au service des intérêts monarchistes.

Les nombreux agents allemands ne manquent pas d’exploiter ce fait contre la France; ils s’en servent aussitôt dans les campagnes pour détruire dans le cœur des paysans la sympathie naissante pour les vainqueurs de la Marne et de Verdun. Aussi les Français, presque tous sympathiques au mouvement ukrainien, répandent sous le couvert du manteau que ces proclamations ne peuvent être rédigées que par le 52 Hetman lui-même, afin d’étayer une cause déjà chancelante.

L’impression produite par ces deux proclamations diminuant un peu, un nouveau grand placard annonce aux habitants de Kiev, d’une phrase brève, mais en gros caractères, qu’Henno venait d’être nommé Consul de France à Kiev et que Franchet d’Esperey prenait le commandement des troupes françaises qui allaient opérer en Ukraine.


Prise de Kiev par Petlioura

Toutes ces proclamations et tous ces placards n’empêchent pas Petlioura et son armée de faire leur entrée à Kiev quelques jours plus tard, le 14 novembre, au milieu des acclamations d’une foule enthousiaste. Au même moment, d’un autre côté de la ville, une troupe de volontaires, 300 environ, sortait pour s’en aller rejoindre vers le sud l’armée de Denikine. Les autres officiers de l’armée des Volontaires rentrent chez eux, ou s’enferment à l’hôtel François, pour y attendre les événements. Les jeunes gens des trois dernières classes des gymnases qui avaient été mobilisés pour maintenir l’ordre dans la ville, reviennent au sein de leur famille et reprennent leurs études.

On s’attendait à des représailles contre les officiers 53 volontaires et à un pillage de la ville (les journaux du Hetman avaient annoncé que Petlioura, pour entraîner ses «bandes» à l’assaut de Kiev, leur avait promis dans un ordre du jour de leur livrer la ville pendant trois jours). Il n’en est rien. Le nouveau Gouverneur de Kiev prend les mesures les plus énergiques pour assurer la tranquillité et surtout le ravitaillement de la population affamée depuis un mois. Aux familles des officiers et aux consuls qui l’interrogent, il affirme qu’aucune exécution ne sera faite avant que le procès de chaque officier ne soit instruit et une sentence prononcée. En attendant le procès et la sentence, les coupables et les suspects sont enfermés au Musée pédagogique d’où 18 sur 7 à 800 sortent pour subir la peine prononcée contre eux «pour avoir commandé des fusillades d’Ukrainiens et organisé des corps de troupe pour combattre contre les armées de la République ukrainienne».


Le Directoire et les Représentants de l’Entente

Le premier soin de Petlioura dont les sentiments francophiles ne sont douteux pour aucun de ceux qui le connaissent, est d’organiser le Directoire et d’adresser une note au Représentant des Alliés à Odessa pour lui demander les raisons qui avaient amené l’Entente à 54 débarquer ses régiments sur le territoire ukrainien sans prévenir le Gouvernement du pays. En même temps, les troupes ukrainiennes qui se sont portées vers Odessa et occupent en partie la ville exigent que les troupes de Denikine se retirent. Celles-ci refusant, un combat s’engage, mais voyant des soldats français dans les rues, pour éviter un conflit avec l’Entente, le commandant ukrainien cesse les hostilités et se retire à Razdielnaia, où vient cantonner, à côté des Ukrainiens, une compagnie de zouaves avec quelques pièces d’artillerie de montagnes.

Deux délégations partent de Kiev; l’une dont faisait partie M. Sydorenko, actuellement président de la Délégation ukrainienne à la Conférence de la Paix, pour Jassy; l’autre, pour Odessa où déjà se trouvent les délégations du Don, de Kouban et de la Ruthenie Blanche. Elles veulent unir leurs efforts pour trouver un terrain d’entente avec les Alliés. Mal informées, les autorités militaires françaises prennent des mesures pour que la délégation d’Odessa ne puisse repartir pour Kiev, ni communiquer avec le Directoire.

Sans nouvelle de ses deux délégations, le Directoire s’inquiète de l’invasion bolcheviste qui menace l’Ukraine: déjà des bandes de Chinois et de Lettons à la solde de Lénine opèrent des dépravations à Bogoutchar, puis à Koupiansk. Renforcées de Bolcheviks réguliers, elles avancent vers Kharkov. Le Directoire 55 envoie une délégation à Moscou, demander des explications. Il lui est répondu que Moscou n’est pas en guerre avec l’Ukraine et que les bandes signalées n’ont rien de commun avec les Bolcheviks réguliers.

Connaissant la situation très précaire de l’Ukraine placée entre le feu des Polonais à l’ouest, l’armée de l’Entente qui débarque à Odessa sans dire dans quelles intentions, et les Bolcheviks qui viennent du nord et de l’est et sachant qu’au sein du Directoire, tous les membres ne sont pas contraires à une alliance avec la République des Soviets, ceux-ci nomment une délégation qui part de Moscou pour Kiev. Mais elle est arrêtée à Orsha, le Directoire ne l’autorisant pas à pénétrer sur le territoire ukrainien tant que les troupes soviétistes n’auront pas été retirées au delà de la frontière ukrainienne.

Une nouvelle délégation composée de MM. Matsievitch et Margoline, part pour Odessa dans le but de demander aux Alliés leur secours contre les Bolcheviks. Elle n’obtient aucun résultat.

Pendant ce temps, les troupes bolcheviques bien instruites, bien disciplinées et bien armées avancent en Ukraine dont elles veulent à tout prix s’emparer avant l’avance des armées de l’Entente.

Ne recevant aucune nouvelle d’Odessa, ni de la première ni de la deuxième délégation, le Directoire envoie à Birsula, pour hâter les pourparlers et sauver Kiev, MM. Ostapenko, ministre du Commerce et Grekov, 56 ministre de la Guerre qui se rencontrent avec le colonel Freydenberg, chef d’Etat-Major du général d’Anselme, le capitaine Langeron et le lieutenant Villaine. Les pourparlers donnent lieu à un échange de télégrammes entre le commandement français d’Odessa et le Directoire de Kiev à la suite duquel le Gouvernement ukrainien accepte toutes les propositions qui lui sont faites à l’exception d’une seule: le renvoi à Odessa des agents germanophiles et des anciens ministres arrêtés pour crimes de lèse-nation envers l’Ukraine et pour délit de droit commun et de ce fait déférés devant un tribunal composé de douze juges ayant tous exercé leurs fonctions sous l’ancien régime.

Parce que cette clause n’est pas acceptée, les pourparlers sont immédiatement interrompus et l’Ukraine est laissée dans la situation la plus poignante. Soupçonnée de Bolchevisme, alors qu’elle s’épuise à le combattre, elle voit depuis ce jour les meilleurs de ses fils mourir sous les balles de ceux qui devraient seconder sa bravoure et sa courageuse défense.

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Mon retour en France

L’arrivée prochaine des Bolcheviks à Kiev, m’oblige à mettre les miens en sécurité et me fait songer à revenir en France. D’autant plus que quelques jours avant, M. Cerkal, le courrier de M. Henno, qui faisait depuis un mois la navette entre Odessa et Kiev, m’avait informé qu’il fallait renoncer pour l’instant à toute nouvelle œuvre de propagande française et même à celles déjà existantes. Il ne reste d’ailleurs presque plus de Français, ni de Françaises dans la capitale ukrainienne.

Parti de Kiev, le 26 janvier, j’arrive le 3 février à Odessa où je peux, après bien des difficultés, bien des démarches et bien des refus, m’embarquer, à mes propres frais, naturellement, le 24 février, avec ma femme, et mon bébé de deux ans, sur le pont d’un navire, le Tigris, qui me dépose à Salonique le 27. Je dois faire dans cette ville à demi ruinée un séjour de huit jours, avant de pouvoir me faire admettre à bord du Criti qui me jette dans l’île déserte de Saint-Georges, près du Pirée, sous prétexte qu’ayant voyagé avec des Grecs, je dois être contaminé. Le médecin de l’île qui surveille la construction du lazaret où je devais être hébergé, me fait monter à 11 heures du soir sur un chaland qui me débarque, ma femme, mon 58 bébé et une famille belge, à 2 heures du matin, sur le quai du Pirée.

Après de multiples démarches à Athènes et au Pirée, près de la base navale de ce port et près du Consulat, je prends place, toujours sur le pont, sur l’Imperatul Trajan, vapeur roumain affrété par le gouvernement français pour le transport des troupes françaises de Roumanie, et après un arrêt de deux jours à Messine, je foule enfin le sol de ma patrie le 19 mars, cinquante-deux jours après mon départ de Kiev.


IIe PARTIE


L’UKRAINE


L’Ukraine se compose des territoires des anciens Empires russe et austro-hongrois et comprend les gouvernements de Tchernigov, Poltava, Kharkov, Ekaterinoslav; une partie de Koursk; les districts de Voronège, de Taganrog et de Rostov; les gouvernements de Kouban, de Tchernomore, de Tauride (y compris la Crimée) et de Kherson; la partie ukrainienne de Bessarabie, c’est-à-dire les districts de Khotin et d’Akkermann, ainsi qu’une partie des districts d’Ismaïl, d’Oriev et de Sorop; les gouvernements de Podolie, de Kiev, de Volhynie; la Galicie Orientale jusqu’à la rivière San; la Bukovine ukrainienne et la Hongrie ukrainienne avec les régions Lemke, Cholm, Podlakie et Polissya.

Ces territoires s’étendent du 20° longitude orientale de Greenwich au 42°, et du 44° latitude septentrionale au 53°, c’est-à-dire qu’ils ont une largeur de 60 600 kilomètres et une longueur d’à peu près 1.000 kilomètres.

Leur superficie dont le centre est situé près de la ville de Krementchoug, dans le gouvernement de Poltava, est d’environ 850.000 kmq.


Frontières

L’Ukraine est bornée au nord, par la Russie Blanche et la Grande Russie; à l’est, par le Don et le Caucase; au sud, par la mer d’Azov et la Mer Noire et à l’ouest, par la Roumanie, la Tchécoslovaquie et la Pologne.

Elle n’a pas de limites naturelles nettement définies, surtout à l’est, et dans une partie de sa frontière orientale; mais elle est d’une autre formation que les pays limitrophes dont elle diffère essentiellement par son origine géologique et les éruptions volcaniques.


Orographie

Le sol de l’Ukraine est généralement plat et forme les immenses steppes qui se déroulent à perte de vue. Néanmoins, on peut le diviser en trois régions: la 61 région des montagnes, la région des plateaux et la région des plaines.

Montagnes.—Les montagnes sont: au sud, les Monts de Crimée, au sud-est, le Caucase et à l’ouest, les Carpathes.

Les Carpathes jouent le plus grand rôle dans la vie du peuple ukrainien, non seulement à cause des immenses richesses forestières et pétrolières (région de Drogobetch), mais parce qu’elles abritent les races montagnardes qui s’appellent les Lemkés, les Boïkés et les Goutzoubés.

Le Caucase joue également un rôle, mais à un degré moindre, car si ses flancs sont couverts de vastes forêts et contiennent un abondant pétrole (région de Maïkop), les Ukrainiens y vivent mêlés à d’autres populations, différentes de langue et de nationalité, les Tartares par exemple.

Les Monts de Crimée, aux pieds desquels se trouvent de vastes et riants jardins, voient chaque automne mûrir sur leurs flancs un raisin délicieux qui fournit des vins presque aussi renommés que les meilleurs crûs français.

Plateaux.—Les plateaux de l’Ukraine partent des bords de la Mer Noire et se dirigent vers l’est et l’ouest, séparés les uns des autres par de profondes vallées.

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Les plateaux occidentaux s’étendent en Podila, de la vallée du Dniester à celle du Bog, puis passent en Pocoutia, entre le Dniester et le Boug et se terminent dans la Dobroudja. Entre le Boug et le San, ils prennent le nom de Rostotcha et entre le Boug, le Teteref et le Pripet, celui de Volhynie; puis ils rejoignent les plateaux du Dnièpre qui se déroulent entre le Teteref, le Dnièpre et le Boug.

Les plateaux orientaux se trouvent entre le Dnièpre et le Donetz et sont très riches en charbon et en minerai.

Tous ces plateaux, appelés «plateaux de la Mer Noire», n’atteignent pas 500 mètres d’altitude; leur moyenne est de 300 mètres au-dessus du niveau de la mer. Ils forment ce que l’on appelle la «terre noire» et sont très fertiles, sauf au nord où l’on trouve du sable et de l’argile. Ils sont également très boisés et les forêts y occupent de vastes étendues.

Plaines.—Les plaines de l’Ukraine partent de la Pidlassia, ligne de partage des eaux du Boug et du Pripet, et s’étendent jusqu’à la Rostotcha et la Polissya, vers le bassin du Pripet. La plaine qui se déroule sur la rive gauche du Dnièpre se termine aux cataractes de ce fleuve.

Les plaines méridionales de la Mer Noire s’étendent entre le plateau de Podolie, le plateau du Donetz, l’embouchure du Don et celle du Donetz. La partie 63 septentrionale de cette plaine est couverte de sable, de marais, de tourbe et, en certains endroits, de vastes forêts. Jadis, il y avait là un grand lac. Près du Dnièpre, les terrains sont variés: le sable s’y trouve à côté d’un humus très fertile, mais parfois en est séparé par des steppes; sur les rives mêmes du fleuve, on voit des prairies et des terrains marécageux.


Hydrographie

Fleuves.—Les montagnes de l’Ukraine, ses plateaux et ses plaines sont sillonnés par des cours d’eaux nombreux et très variés. Les uns descendent de montagnes très escarpées, les autres roulent leurs eaux le long de plateaux verdoyants, quelques-uns enfin semblent sommeiller au milieu de l’immensité des plaines. Tous se déversent dans la Mer Noire ou la Mer d’Azov.

Les fleuves ukrainiens tributaires de la Mer Noire sont le Dnièpre, le Dniester et le Bog.

Le Dnièpre est le fleuve le plus important, non seulement par la longueur de son cours, mais aussi par le rôle important qu’il a joué dans l’histoire du peuple ukrainien et qu’il est appelé à jouer à l’avenir. C’est sur sa rive droite que se trouve Kiev, la capitale de l’Ukraine.

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Il prend sa source en Russie Blanche et entre en Ukraine alors que ses eaux sont déjà abondantes: à Kiev son lit atteint 850 mètres de largeur. Dans son cours inférieur, en aval d’Ekaterinoslav, des rochers de granit se dressent dans son lit et forment des cascades qui se continuent sur une distance de 53 kilomètres, jusqu’à Alexandrovsk, empêchant toute navigabilité sur ce long parcours. Kiev est donc de ce fait, empêché de toute communication fluviale avec les ports de la Mer Noire. Mais si comme le font espérer les travaux déjà commencés, un canal rend navigable cette partie du Dnièpre et si, d’autre part, on sait utiliser les énergies des cascades (houille blanche), l’avenir commercial de l’Ukraine s’ouvrira sur les horizons les plus vastes, car alors Kiev et Kherson seront reliés en ligne directe.

Le Dnièpre est par sa longueur le 3e fleuve de l’Europe: il a 2.100 kilomètres, dont plus de 1.500 en Ukraine et navigables.

Les affluents du Dnièpre sont: sur la rive droite, la Beresina, le Pripet grossi du Ster et du Sloutch, le Teteref et la Stouna; sur la rive gauche, la Desna grossie du Seym, la Soula, le Psiol, la Vorskha, l’Orel et la Samara. Le bassin du Dnièpre comprend la moitié du territoire ukrainien.

Le Dniester prend sa source dans les Carpathes ukrainiennes. Son cours est de 1.300 kilomètres. Ses affluents sont, sur la rive droite: la Bistritsa, le Strei, 65 la Suitcha, la Limnitsa, la Vorona; sur la rive gauche: le Strviage, la Veresistsa, l’Enela et Solotalipa, le Sereth, le Zbroutch, le Smotritch et l’Iaorleg.

Le Bog qui coule en Podolie a pour affluent la Segnouka et l’Ingoul.

Le Don, fleuve de l’Ukraine orientale, a pour affluents le Voronège, le Manetch, le Donetz et le Baknout. Il se jette dans la Mer d’Azov.

Le Kouban prend sa source dans les monts du Caucase et, grossi de la Laba et de la Bila, déverse ses eaux qui ont arrosé une vaste plaine, par deux embouchures, l’une dans la Mer d’Azov, l’autre, dans la Mer Noire.

Lacs.—Il y a très peu de lacs en Ukraine. Au nord, en Polissya, se trouvent les lacs Kniaz, Veganovski; dans le Kouban, le lac Maneth; près d’Odessa, le lac Bilé; près du Dnièpre, le lac Kaoukové; près du Donetz, le lac Soloné; dans les montagnes des Carpathes, le lac Chebené qui a 850 mètres de long et 200 mètres de large. Dans les Carpathes et en Polissya, il y a encore quelques lacs qui ont jusqu’à 40 kilomètres de long et 10 de large.

Mers.—L’Ukraine est baignée au sud par la Mer Noire et la Mer d’Azov.

La Mer Noire a joué autrefois un grand rôle dans l’histoire du peuple ukrainien. Grâce à elle, il a pu 66 entretenir des relations commerciales avec l’Etat byzantin et développer ainsi sa civilisation et son éducation. Aujourd’hui, elle peut jouer un rôle important, non seulement pour l’Ukraine, mais pour nombre d’autres Etats qu’elle mettra en relation directe avec l’Europe méridionale et l’Europe occidentale.

La Mer d’Azov n’est qu’une partie de la Mer Noire dont elle est séparée par la presqu’île de Crimée et avec laquelle elle communique par le détroit de Kertch.

Ports.—Les principaux ports que l’Ukraine possède, tant sur la Mer Noire que sur la Mer d’Azov, sont: Odessa, Nikolaïev, Kherson, Sébastopol, Théodosie, Mariopol, Berdiansk, Taganrog, Novorossiisk et beaucoup d’autres de moindre importance.

Par ces ports, l’Ukraine importe une grande quantité de marchandises et de produits manufacturés et exporte son blé, son charbon, ses minerais, son sucre, etc...


Villes principales

Les principales villes de l’Ukraine sont: Kiev, capitale, dont la population actuelle s’élève à plus d’un million; Odessa (800.000 h.), grand port de commerce sur la Mer Noire; Lvov (Leopol) (400.000 h.), centre 67 principal de l’Ukraine occidentale; Kharkov (350.000 h.), centre principal de l’Ukraine orientale; Ekaterinoslav (300.000 h.), centre principal de l’Ukraine méridionale; Rostov (250.000 h.), grand port commercial; Ekaterinodar (200.000 h.), centre principal du Kouban; Kherson, Nikolaïev, Sébastopol, Cernovitz, Krementchoug, Vinitza, Berditchev, Soume, Elisabethgrade, Jitomir, Nijin, Simferopol ont de 100 à 150.000 habitants. Les autres grandes villes ont une population qui s’élève de 50 à 100.000 habitants.


Climat

Le climat de l’Ukraine est franchement continental. Les étés et les hivers sont plus chauds et plus froids que dans les Etats de l’Europe occidentale et il existe une très grande différence entre la température du jour et celle de la nuit. C’est un des climats du monde le meilleur et le plus sain; et il serait encore meilleur si les Carpathes n’offraient pas un obstacle aux vents chauds de l’ouest et si l’Ukraine était garantie des vents froids de l’est qui apportent avec eux la sécheresse et les gelées. Les vents de l’est rendent l’atmosphère de l’Ukraine plus sèche que celle de l’Europe occidentale, surtout dans les régions situées sur la rive gauche du Dnièpre. Quant aux régions de 68 la rive droite, elles jouissent du même climat que l’Italie. L’Ukraine passe insensiblement d’une saison à l’autre. Le printemps est court mais plus beau et plus chaud que dans les autres pays; il cède la place, presque sans qu’on s’en aperçoive à l’été qui est chaud et dure de 3 à 4 mois. Celui-ci est remplacé par l’automne, un peu tiède, auquel succède l’hiver qui dure de 70 à 80 jours sans trop de rigueur.


Importance de l’Ukraine

La situation géographique de l’Ukraine qui s’interpose entre la Moscovie et la Mer Noire, entre l’Orient et l’Occident, lui confère une grande importance politique.

Pendant des siècles, l’Ukraine a dû se défendre contre les guerres d’envahissement des Mongols, des Tartares et des Turcs et s’attirer par là quelque mérite dans l’histoire de l’Europe. Actuellement, elle est et peut continuer d’être, si des armes et des munitions lui sont accordées, une barrière contre le bolchevisme. Pour l’avenir, elle peut être l’obstacle infranchissable aux visées allemandes qui n’ont certainement pas renoncé à leur expansion économique vers la Perse, les Indes et le Japon.

Mais l’importance de l’Ukraine résulte surtout de 69 ses richesses naturelles qui sont très abondantes: son sol et son sous-sol offrent à l’exploitation agricole et industrielle des possibilités presque illimitées.


Productions du sol

L’agriculture est la principale occupation de la population ukrainienne.

D’après les statistiques officielles, la population rurale s’adonnant à la culture de la terre en Ukraine, serait de 85 0/0, c’est-à-dire qu’en Ukraine, il y aurait 34.200.000 habitants se livrant à l’agriculture. La densité de la population agricole de l’Ukraine serait donc sur un kilomètre carré de 46,7, alors qu’en Allemagne cette même densité est à peu près de 50 et en France inférieure à 50.

La raison en est peut-être l’excellente fertilité de la terre dont les 3/4 sont formés de terre noire ou terreau de toute première qualité. Aussi la surface cultivée est-elle de 45 millions d’hectares, c’est-à-dire 53 0/0 de tout le territoire ukrainien, alors que pour toute la Russie européenne, ce pourcentage n’est que de 26,2. Cette proportion de terre cultivée varie suivant les régions; elle est pour Kherson de 78 0/0; Poltava, de 75 0/0; Koursk, 74 0/0; Kharkov, 71 0/0; Voronège et Ekaterinoslav, de 69 0/0; Podolie et Tauride, de 64 0/0; Kiev, 57 0/0; Tchernigov, 55 0/0.

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Il est difficile de savoir le chiffre exact de la production agricole de l’Ukraine. Cependant, on peut dire que la moyenne annuelle était au cours des années 1911-1915 de 275.000.000 de quintaux de céréales (froment, seigle, orge), 100.000.000 de quintaux de betteraves à sucre, 60.000.000 de quintaux de pommes de terre, 87.000.000 de kilogrammes de tabac, 6.000.000 de quintaux de graines oléagineuses, 1.000.000 de quintaux de chanvre, 600.000 quintaux de lin. L’Ukraine surpasse par sa production de céréales tous les autres pays de l’Europe.

Les méthodes agricoles des paysans ukrainiens sont des plus primitives et ne diffèrent en rien de celles employées il y a cent ans. Aussi, il n’est nullement douteux que le jour où l’Ukraine fournira à ses cultivateurs le moyen d’intensifier leurs cultures par des procédés plus modernes, la production agricole sera plus que décuplée. Dès que la vie normale aura repris son cours dans ces vastes steppes, les machines agricoles et les instruments aratoires y seront achetés en grande quantité et l’on y verra alors des moissons de plus en plus abondantes et des récoltes pouvant satisfaire les besoins, même de l’Europe occidentale.

En même temps que le seigle, le froment et l’orge, les paysans ukrainiens cultivent l’avoine, le millet, le sarrasin, les pommes de terre, les pois, les lentilles, le tabac, et les betteraves à sucre.

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La sylviculture n’est pas encore très développée en Ukraine. La superficie boisée ne dépasse pas 110.000 kilomètres carrés, c’est-à-dire 13 0/0 de la superficie totale, alors qu’en France ce pourcentage est de 15, en Allemagne de 25,9, en ancienne Hongrie de 27,4, en ancienne Autriche de 32,7 et en Russie de 38,8. La principale cause se trouve dans le fait que le territoire ukrainien est formé surtout de vastes steppes plus propres à l’agriculture qu’à la sylviculture.

Les régions les plus boisées sont la Bukovine avec 42 0/0 (district de Kimpolung 78 0/0), la Polissya avec 38,2 0/0, la Volhynie avec 29,6 0/0, la Galicie avec 25,4 0/0 et Grodno avec 25,5 0/0.

En 1900, la Galicie a fourni 3.660.000 mètres cubes de bois ouvrable et une quantité à peu près égale de bois de chauffage, dont un million et demi a été exporté. L’exportation de bois de la Polissya est annuellement d’environ 900.000 mètres cubes.

Mais lorsque le peuple ukrainien aura été doté d’une réforme agraire qui présidera à une meilleure répartition des terres, il ne fait aucun doute que la sylviculture sera l’objet d’un très grand développement; elle deviendra plus rationnelle et l’Ukraine ouvrira un marché de bois mieux fourni et plus avantageux.

La culture maraîchère est peu développée en Ukraine. Si l’on en excepte les petits potagers qui se trouvent 72 derrière chaque maison et les champs de melon dans les steppes, on ne voit pas de grandes cultures maraîchères, même dans le voisinage des grandes villes, sauf dans les régions de Tchernigov, d’Odessa et sur le Dnièpre, dans l’ancien pays de Zaporogs (Oleshki, etc...). Là seulement les légumes sont cultivées sur une grande échelle tant pour l’exportation que pour les besoins locaux.

Mais, comme pour la sylviculture, dès que la loi agraire aura donné à chaque paysan le lopin de terre auquel il a droit, beaucoup de cultivateurs s’efforceront de tirer de cette culture tous les bénéfices qu’elle peut leur donner.

L’arboriculture par contre, s’y fait sur une assez vaste échelle. En Podolie, les vergers seuls représentent une surface de 26.000 hectares avec une production d’environ 300.000 quintaux de fruits et 8.000 quintaux de noix et d’amandes. Mais c’est à Ialta, en Tauride, que la production annuelle atteint le chiffre le plus élevé: elle dépasse 260.000 quintaux de fruits et 40.000 quintaux de noix. C’est dans cette région que l’on trouve les plus belles espèces de pommes, de poires, de prunes, de pêches, d’abricots et en général les meilleurs fruits de toute l’Europe.

Dans les régions de Kiev et de Volhynie, on trouve les espèces de pommes et de poires des pays septentrionaux, et de délicieuses cerises. Les environs de 73 Kherson et d’Ekaterinoslav et toute la vallée du Dnièpre produisent des abricots renommés. La région de Kherson possède également de nombreux vignobles dont la superficie totale est d’environ 7.000 hectares; mais la plus riche en raisin est la Tauride, dont la production de vin est annuellement de 250.000 hectolitres. Le sud de l’Ukraine donne bon an, mal an, environ 1.000.000 de quintaux de raisin fournissant près de 500.000 hectolitres de vin.

L’Apiculture est très en faveur chez les paysans ukrainiens. La production totale annuelle de l’Ukraine (sans la Galicie) était en 1910 de 125.000 quintaux de miel et de 13.700 quintaux de cire, c’est-à-dire 38 et 34 0/0 de la production totale de l’ancien Empire russe.

Les principaux centres d’apiculture sont le Kouban avec 326.000 ruchers, Poltava avec 305.000, Tchernigov avec 283.000, Kharkov avec 246.000, Kiev avec 242.000, la Volhynie et la Podolie avec chacune 206.000.

L’élevage de bétail se fait tout à fait en grand en Ukraine. On peut évaluer sa richesse en bétail à 26 millions de têtes. Les principaux centres d’élevage sont en Tauride et dans le Kouban: En Tauride, il y a pour 1.000 habitants 300 chevaux, 280 bêtes à cornes, 620 moutons, 110 porcs et dans le Kouban 340 74 chevaux, 540 bêtes à cornes, 800 moutons et 210 porcs.

Jusqu’au milieu du XIXe siècle, l’Ukraine méridionale, particulièrement Ekaterinoslav, la Tauride et le Kouban, était le marché lainier le plus abondant du monde entier. A cette époque, la concurrence australienne s’y est fait considérablement sentir et à l’heure actuelle, le marché ukrainien a perdu quelque peu de son importance.

L’élevage de la volaille est une des principales ressources de la population agricole ukrainienne: l’exportation des poulets, oies, canards, etc..., des œufs et des plumes est très importante et se dirige non seulement vers la Russie et la Pologne, mais aussi vers l’Autriche, l’Allemagne et l’Angleterre. En 1905, par exemple, l’Ukraine exporta plus de 600.000 quintaux d’œufs.


Richesses du sous-sol

La production minérale représente une grande richesse pour l’Ukraine qui, si elle obtient la possibilité d’exploiter dans une plus large mesure le Plateau du Donetz, les Carpathes et le Caucase, pourra devenir un pays aussi industriel que l’Allemagne et l’Angleterre.

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L’or est peu abondant: on n’en trouve que quelques traces dans les quartz du plateau du Donetz.

L’argent s’y trouve plus souvent, surtout dans le Kouban, le Terek et les régions du Caucase où, en 1910, l’extraction fournit environ 300.000 quintaux de minerai d’argent. Les mêmes régions donnèrent, la même année, 11.000 quintaux de plomb.

Le zinc s’y trouve en petite quantité, mais par contre le mercure représente une production appréciable, surtout à Mikitivka dans le Donetz où, en 1905, il fut extrait plus de 320.000 kilogrammes.

Le cuivre se trouve surtout dans le Donetz, dans les gouvernements de Kherson et de Tauride et surtout dans le Caucase dont la production en 1910, était évaluée à 81.000 quintaux, c’est-à-dire 31 0/0 de la production totale de la Russie.

La production du manganèse est encore plus importante; pour l’année 1907 elle a été, dans le bassin inférieur du Dnièpre, de 3.245.000 quintaux ou 32 0/0 de la production totale de la Russie et le sixième de la production mondiale. Sous ce rapport, elle occupe le troisième rang et se place après le Caucase et les Indes.

Il existe des gisements de fer un peu sur tout le territoire ukrainien, dans le Caucase, en Volhynie, à 76 l’ouest de Kiev et dans les Carpathes. Mais il n’y a que ceux du Donetz et de Kertch qui ont été jusqu’alors exploités. Leur production a été en 1907, de 39,9 millions de quintaux; en 1908, de 40,8 millions; en 1909, de 39 millions; en 1910, de 43,4 millions; en 1911, de 51,1 millions. Ces chiffres prouvent surabondamment que la richesse en fer de l’Ukraine est incommensurable.

L’Ukraine possède également dans le Donetz un des plus grands bassins houillers de l’Europe, puisque sa superficie est de 23.000 kmq. En 1911, la production du charbon de ce bassin s’est élevée à 203 millions de quintaux auxquels il faut ajouter 31 millions de quintaux d’anthracite et près de 34 millions de coke.

Quant aux pétroles, naphtes et autres huiles minérales, l’Ukraine est une des contrées du monde qui en produit le plus, bien que dans les Carpathes notamment, il y ait de grandes mines de naphte dont beaucoup ne sont pas encore ouvertes. La moyenne annuelle de la production pétrolière est pour les Carpathes, de 12.000.000 de quintaux et pour le Kouban, de 15.000.000 de quintaux.

Les mines de sel sont tout aussi importantes que les gisements de fer et de pétrole. Leur production s’éleva, en 1901, à 179.000.000 de quintaux.

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Chasse et Pêche

La chasse joue un rôle presque insignifiant dans la vie économique de l’Ukraine, car elle est restée jusqu’à maintenant le monopole des classes élevées. En 1906, il a été tué en Galicie, partie très giboyeuse de l’Ukraine, 500 cerfs, 10.000 chevreuils, 2.000 sangliers, 9.000 renards, 90.000 lapins, 8.000 faisans, 50.000 perdrix, 30.000 cailles, 10.000 bécasses, alors qu’en Bohême, par exemple, réputée moins giboyeuse que l’Ukraine, il a été tué, la même année, 800.000 lapins et plus d’un million de perdrix.

Il importerait grandement que le gouvernement qui présidera désormais aux destinées du pays prenne des mesures pour imprimer un plus grand essor à l’industrie de la chasse.

Tout le monde y trouvera son avantage; le cultivateur verra diminuer sur ses terres les déprédations commises par les loups, les renards et autres carnivores qui pullulent dans les steppes; le peuple et les finances de l’Etat retireront de très appréciables bénéfices de la vente du gibier.

La pêche est plus pratiquée et se fait en haute mer, dans les eaux douces, dans les lacs et dans les étangs.

La pêche en haute mer fournit annuellement pour la seule Mer Noire environ 24 millions et demi de kilogrammes de poissons, maquereaux, sardines, harengs 78 et esturgeons et se pratique principalement en Bessarabie, dans le Kherson et en Tauride. Dans la Mer d’Azov, la pêche est encore plus abondante et donne plus de 140 millions de kilogrammes. Cependant, agriculteur avant tout, le peuple ukrainien se livre peu à la pêche qui n’occupe que 0,2 0/0 de la population.


Industrie

L’industrie ukrainienne est à une époque de transition; jusqu’alors peu développée, elle fera de l’Ukraine, dès que la vie normale y reprendra son cours, un des pays européens les plus industriels.

La confection est en train de subir une grande transformation: à Poltava, la couture et la mode occupent déjà plus de 10.000 familles.

La cordonnerie se pratique surtout dans les gouvernements de Poltava, de Kiev et en Galicie.

La menuiserie a des ateliers aussi bien dans les villages que dans les villes, parce qu’elle doit satisfaire les besoins des paysans comme des citadins. Mais la menuiserie artistique dont les œuvres sont parfois admirables se pratique surtout dans la contrée d’Hutzul.

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La tonnellerie, de même que la construction des bateaux en bois, est pratiquée dans les districts de Poltava où elle occupe 3.700 familles, de Kharkov, Polissya, Kiev, Tchernigov, Volhynie et dans la contrée d’Hutzul.

La vannerie est surtout développée dans la contrée de Poltava où elle nourrit plus de 1.000 familles, en Podolie, Kherson, et à Kiev.

La céramique grâce aux nombreux gisements de substances minérales (kaolin) découverts récemment est en train de prendre un sérieux développement dans les régions de Poltava, Tchernigov, Kharkov et Kiev. La Galicie, le gouvernement de Poltava et la région d’Hutzul sont renommés depuis longtemps déjà par leur poterie. Il y a sur tout le territoire ukrainien 12 faïenceries, 30 verreries et 12 fabriques de ciment.

La cordonnerie occupe 9.000 familles dans le gouvernement de Poltava; les deux villes d’Okhtirka et Kotelva dans celui de Kharkov; 12.000 cordonniers dans celui de Voronège; 8.000 dans la région ukrainienne de Koursk.

Les fabriques et les usines sont fort peu nombreuses en Ukraine.

L’industrie du coton ne compte que quelques fabriques 80 dans la région du Don (Rostov, Nakhichevan) et celle d’Ekaterinoslav (Pavlokichkas).

L’industrie du lin et du chanvre n’existe que dans le gouvernement de Tchernigov.

La meunerie compte un grand nombre de petits moulins à eau ou à vent, 50.000 environ, et 800 grands moulins. Il y a des minoteries à vapeur à Kharkov, Kiev, Poltava, Krementchoug, Odessa, Nikolaïev, Melitopol, Brody et Tarnopol.

L’industrie de l’alcool est assez développée. En 1912-1913, elle a donné plus de 4.000.000 d’hectolitres d’alcool.

L’industrie sucrière est une des plus importantes de l’Europe. En 1914, il y avait sur tout le territoire ukrainien 223 fabriques de sucre qui se répartissaient ainsi: 75 dans le gouvernement de Kiev, 16 en Volhynie, 52 en Podolie, 1 en Bessarabie, 2 dans celui de Kherson, 23 dans celui de Koursk, 13 dans celui de Poltava, 29 dans celui de Kharkov, 12 dans celui de Tchernigov. La production sucrière de l’Ukraine est annuellement d’environ 1.700.000 quintaux dont la valeur approximative est, sans accise, de 700.000.000 de francs. Kiev, la ville des raffineurs, est un des plus grands marchés de sucre de l’Europe.

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Cette industrie progresse si rapidement que, de 1905 à 1915, elle s’est accrue de 100 0/0.

En 1911, l’Ukraine a produit 24.625.000 de quintaux de fer brut, c’est-à-dire 67,4 0/0 de la production totale de la Russie; en 1912, le pourcentage est monté jusqu’à 70 0/0.

Le fer forgé sort des usines de Krivrog et d’Ekaterinoslav.


Commerce extérieur

Le mouvement commercial de l’Ukraine est, comparativement à celui des contrées de l’Europe occidentale, d’importance inférieure; mais il est appelé, à bref délai, à un développement considérable.

Actuellement, la première place dans l’exportation ukrainienne est occupée par les céréales et les autres produits de la terre.

L’exportation pour les 9 gouvernements de l’Ukraine se décompose de la manière suivante: céréales, 1.000 millions de francs (55 0/0 du total); bétail (élevage, volaille) 150 millions de francs (9 0/0 du total); sucre, 425 millions de francs (22 0/0 du total); fer brut et forgé 200 millions de francs (12 0/0 du total); minerai, 25 millions de francs (1 à 2 0/0 du total); autres produits 40 millions de francs (2 à 3 0/0 du total).

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Presque toute l’exportation des céréales de l’Ukraine se fait au delà des frontières de l’ancienne Russie, en Europe occidentale, ainsi que celles des produits de l’élevage: œufs, volailles, peaux, etc... Il n’y a que le bétail destiné à la boucherie, et surtout les bêtes à cornes, qui s’est dirigé jusqu’ici vers le Nord de la Russie et en majeure partie vers la Pologne.

Quant à l’exportation des autres denrées, le sucre, par exemple, c’est la Russie qui offre le marché le plus important. L’exportation totale du sucre au delà des frontières de l’Ukraine atteint jusqu’à 9 à 10 millions de quintaux par année et seulement un cinquième de cette exportation s’est dirigé au delà des frontières de l’ancienne Russie, principalement sur les marchés très constants et très avantageux de la Perse et de la Turquie. Néanmoins, quand la campagne sucrière se montre très abondante, l’Ukraine exporte ses sucres même en Europe occidentale, jusqu’en Angleterre, et à des prix extrêmement avantageux pour l’acheteur. Le reste du sucre est dirigé vers le Nord et vers l’Est de la Russie.

L’Ukraine exporte de grandes quantités de fer; la plupart du temps c’est sous forme de fonte, de fer brut et de fer forgé. Presque tout le fer exporté et presque toute la fonte sont vendus dans les limites du territoire de l’ancienne Russie et en Pologne, car l’Ukraine n’a eu jusqu’alors aucun accès sur les marchés de l’Europe occidentale. Cependant, au cours des 83 années qui ont précédé la guerre, elle commençait à diriger son fer vers les Balkans, la Turquie, l’Egypte, et même l’Italie.

L’importation de l’Ukraine consiste en objets manufacturés et surtout en objets de l’industrie textile, lesquels forment, comme les céréales pour l’exportation, plus de la moitié des produits importés.

L’importation des neuf gouvernements de l’Ukraine se décompose ainsi: a) Tissus, étoffes, vêtements et autres produits de l’industrie textile, 700 millions de francs; cuirs et objets en cuir, 60 à 70 millions de francs; b) coloniales (thé, café, épices), 60 millions de francs; c) vins, 30 millions de francs; d) huiles, 30 millions de francs; naphte et dérivés, 70 millions de francs; bois, 30 millions de francs; machines et autres instruments en fer, 60 millions de francs; produits divers, 100 millions de francs.

Les objets en cuir, les machines de toutes sortes, les produits coloniaux, les vins, sont importés de l’Europe occidentale ou par son intermédiaire. L’Ukraine n’importe de la Russie et de la Pologne que les tissus, les étoffes et autres produits de l’industrie textile. Si l’Ukraine ne parvient pas à créer sa propre industrie textile, elle achètera désormais ces produits à l’Europe occidentale qui les lui fournira à un prix inférieur et d’une qualité supérieure à ceux que la Russie et la Pologne lui vendaient.

La balance du commerce extérieur de l’Ukraine a 84 toujours été très active et l’exportation s’est montrée jusqu’à maintenant plus importante que l’importation: pour les années 1909-1913, elle s’est chiffrée par 600 millions de francs. Mais elle peut facilement atteindre jusqu’à 1 milliard à cause de l’exportation de blé et de naphte qui ne manquera pas d’augmenter dans des proportions assez considérables.


Littérature

Riche de tous les biens de la terre, l’Ukraine ne pouvait manquer d’être, dès les premiers jours de son existence, en même temps qu’un grand marché commercial, un grand centre intellectuel. Kiev, avec son Académie fondée en 1632, devint un foyer de lumière non seulement pour l’Ukraine, mais pour tous les pays slaves.

Malgré les nombreux obstacles qui lui ont été suscités au cours de tous les siècles, la littérature ukrainienne se révèle aussi riche que variée. Elle comprend tous les genres, aussi bien dans le domaine de la poésie que dans celui de la prose.

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Poésie épique

La poésie épique voit, du IXe au XIIIe siècle, toute une série de chants héroïques qui, recueillis par les professeurs Dragomanov et Antonovitch, font revivre le héros populaire Ivanko qui tantôt fait le siège de Constantinople, tantôt livre un combat singulier au tsar turc.

Mais l’œuvre la plus célèbre dans ce genre, est «Le Chant des troupes d’Igor» qui rappelle assez notre «Chanson de Roland». L’auteur dont le nom n’est pas arrivé jusqu’à nous, raconte en une langue forte et savoureuse, la campagne d’un prince Ruthène contre les Polovtsy, tribu non-slave qui menaçait alors la frontière orientale de l’Ukraine.

Du XIIIe au XVIIIe siècle, ces chants héroïques deviennent historiques. Le peuple ukrainien s’en empare pour célébrer le héros national, le cosaque Baïda supplicié par les Turcs à Constantinople et qui, précipité d’une tour, s’accroche à un pieu en tombant, et tue à coups de flèches le sultan venu assister à son exécution.

M. Rambaud a réuni tous ces chants en un superbe volume dont la lecture est du plus haut intérêt.

A partir du XVIIIe siècle, la poésie épique semble disparaître pour faire place à la poésie lyrique.

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Poésie lyrique

La poésie lyrique, née à la fin du XVIIIe siècle, trouve son premier véritable interprète dans Chachkevitch qui composa en 1834 son premier almanach littéraire «L’Aurore» que la censure de Lemberg interdit et en 1837 son second «Le Naïade du Dnièpre» qui ne put paraître qu’en 1848.

Joseph Fedkovitch par ses chants où il glorifie la vie des ancêtres, sut intéresser les cultivateurs, les pâtres et les villageois.

Mais tout le talent de Chachkevitch et de Fedkovitch disparaît devant le génie de Taras Chevtchenko (1814-1861) qui est, à juste titre, considéré comme le plus grand poète de toute la littérature ukrainienne.

Né dans une chaumière de paysans à Morynsti, dans le gouvernement de Kiev, il n’a connu que quelques années de liberté et de bonheur. Serf jusqu’à 24 ans, prisonnier politique en Sibérie pendant dix ans, surveillé par la police de Petrograd durant trois années et demie, il mourut le 24 février 1861, à l’âge de 47 ans. Mais enfant du peuple, il en a été le chef et il en reste l’idole. Ses funérailles eurent lieu, à sa demande, sur les hauteurs qui regardent le Dnièpre, au milieu de plus de 60.000 assistants appartenant à toutes les classes de la société.

Son premier recueil de poésies lyriques «Kobsar» 87 (le Barde) parût en 1840 et fut suivi, un an après, par les «Haïdamaks» qui faisaient revivre les paysans ukrainiens révoltés contre leurs tyrans. L’impression fut extraordinaire et, du coup, Taras Chevtchenko devient le poète national. Personne en Ukraine n’avait avant lui parlé une langue plus pure, n’avait versé de larmes plus vraies sur le malheur de sa patrie; aucun poète n’avait atteint les hauteurs de son génie.

Ses plus belles poésies sont: «Le Songe», «Le Caucase», «A Osnovianenko», «A l’Eternelle mémoire de Kotlarevsky», «Aux Vivants, aux Morts et à ceux qui doivent naître».

Ses plus beaux poèmes sont: «Les Haïdamaks», «Maria», «Naismytchka» et «Kateryne» qui est l’histoire d’une fille du peuple délaissée par un officier russe.

Pantélémon Koulich (1815-1897), s’inspirant de la littérature européenne, traduisit d’abord les poèmes de Byron, puis se livrant à l’inspiration poétique, écrivit des poésies imitées de V. Hugo qui forment plusieurs recueils, dont «Les Aubes» qui se recommandent par le plus pur lyrisme.

Michel Starytsky, écrit des poésies d’une valeur réelle pour protester contre l’oppression nationale et sociale.

Larissa Kvitka, sous le pseudonyme de «Lesia Oukrainska» exprime avec un charme tout féminin, une 88 finesse et une sensibilité exquises, les sentiments de son âme rêveuse et mélancolique. Ses meilleures poésies sont: «Sainte Nuit», «Contra spem spero», «A mes compagnons», «Le Poète».

Khrystia Altchevska, par la pureté de la forme et O. Oles, par la puissance du verbe, mériteraient d’être connus en dehors des frontières de l’Ukraine.

Parmi les poètes dont les œuvres peuvent entrer dans ce genre, il faut citer: Kotlarevsky avec son Ode au Prince Kourakine; Constantin Pouzyme (1790-1850) avec le Paysan petit russien; Alexe Storojenko (1805-1874) avec son «Cygne» où il parle du poète qui meurt fièrement sans attendre les applaudissements de la foule; Samilenko, le traducteur de Molière; Hryntchenko, le Déroulède ukrainien, etc.


Poésie satirique

La poésie satirique fut d’abord cultivée par quelques poètes inconnus dans «Les Psaumes laïques», «La Victoire de Beresteczko», «Lamentations de la Petite Russie sur les Polonophiles», «Mazepa et Palie», «L’introduction du servage en Ukraine», «La conversation de la Grande Russie avec la Petite».

Mais le premier vrai poète satirique de l’époque moderne 89 est Jean Kotlarevsky, appelé avec raison le Père de la littérature moderne ukrainienne. Elève du séminaire de Poltava, militaire, puis fonctionnaire civil, il entra dans la maçonnerie et, peu de temps après, publia en langue ukrainienne son «Enéide travestie».

C’est une satire qui, dans une grande perfection de forme et une langue vive et savoureuse, trace le tableau d’un Olympe mais d’un Olympe aux pots de vin et aux intrigues bureaucratiques. Elle eut trois éditions du vivant de son auteur et, aujourd’hui, elle en compte plus de trente. Napoléon en quittant Moscou en mit, dit-on, un volume dans sa cantine.


Fables

Le premier fabuliste ukrainien est Pierre Artemovsky Houlak (1790-1866) qui s’est rendu célèbre par sa fable «Le Maître et le Chien», protestation énergique contre le servage auquel était soumis le peuple ukrainien. La littérature ukrainienne compte d’autres fabulistes comme Leonid Glibov (1827-1893) par exemple, mais aucun n’a laissé d’œuvres qui méritent de passer à la postérité.

Parmi les autres poètes ukrainiens, car il faut bien se borner, il convient de citer Victor Zabillo, Ivan 90 Franko, W. Stchourat, Bogdan Lepky, qui ont laissé des poésies charmantes de grâce et de finesse. Et actuellement, l’Ukraine voit naître de nombreux poètes comme Tcherniavsky, Vorony et beaucoup d’autres dont les poésies sonnent gaîment.


Théâtre

Le théâtre fait son apparition dans la littérature ukrainienne par des Mystères, comme «La Descente de Jésus aux Enfers» et des comédies satiriques contre les prêtres, telles que: «Le Pope Negretzky». Dolhalewsky a laissé dans ce genre, des pièces assez connues.

Mais, pour avoir des pièces de réelle valeur, il faut attendre l’auteur de l’«Enéide travestie», Jean Kotlarevsky, qui écrivit deux comédies charmantes: «Natalka Poltavka» et «Le Soldat sorcier». La première a de réelles qualités scéniques qui lui permettent de faire recette encore aujourd’hui. Toutes les deux charment par la vérité des types, la vivacité du dialogue et, surtout, par leur langue vigoureuse et imagée.

Basile Gogol (1825), père de Nicolas, a laissé une bonne comédie «Le Rustre» et une de valeur moindre «Les Sortilèges»; Jacques Kouharenko en a écrit également plusieurs.

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Parmi les poètes tragiques qui sont fort nombreux, il faut citer tout d’abord: Nicolas Kostomaroff (1817-1885) qui, par son œuvre historique, appartient à la littérature russe, mais reste ukrainien par ses poésies débordantes de patriotisme et ses deux tragédies: «Sava Tchaly» et «La Nuit de Pereiaslav». Michel Starytsky (1840-1904), qui fit du théâtre un puissant facteur de propagande nationale; il a écrit un certain nombre de pièces qui frappent l’imagination, enchantent et émeuvent. Marco Kropyvnitsky (1841-1910), qui donne toute une série de types et de tableaux pris sur le vif. J. Tobilevitch qui, plus connu sous son pseudonyme Karpenko-Kary (1865-1907) est un écrivain de tout premier ordre, et a laissé, avec un beau drame historique «Sava Tchaly», d’excellentes études de mœurs populaires.

Le théâtre ukrainien a toujours joui sur tout le territoire de la Russie d’une renommée justement célèbre, car ses acteurs sont excellents. Mais, jusqu’à 1895, ces acteurs n’avaient pu jouer qu’en dehors des frontières de l’Ukraine, à Petrograd, à Moscou et jusqu’en Sibérie, et seulement depuis l’ordonnance 1876. En 1895, le général-gouverneur Dragomirov, ukrainien russifié, mais secrètement attaché à l’Ukraine, accorda aux acteurs ukrainiens le droit de jouer des pièces en langue ukrainienne à Kiev, à Ekaterinoslav, et, en général, dans toute l’Ukraine. Aussi, les années qui ont précédé la guerre virent-elles éclore 92 toute une floraison de comédies, de drames et de tragédies dont plusieurs annoncent de réels talents. Parmi ceux-ci se placent au tout premier rang les drames de Vinnitchenko, plus connu comme romancier mais qui possède les véritables qualités du dramaturge. Son dernier drame: «Entre deux Forces», inspiré par les tragiques événements qui se sont déroulés en Ukraine, pendant la première occupation des Bolcheviks, est un véritable chef-d’œuvre. Interdit par le Hetman Skoropadsky, il fut joué en janvier 1919, après la reprise de Kiev par les troupes de la République ukrainienne, et déchaîna un enthousiasme indescriptible.


Roman et Nouvelle

Le roman fait de très bonne heure son apparition dans la littérature ukrainienne avec les traductions des romans grecs «L’Alexandria» du pseudo Calysthène, la «Guerre de Troie» et le «Royaume des Indes».

Mais ce n’est qu’à la fin du XVIIIe siècle que devait paraître le père du roman ukrainien tel que nous le concevons aujourd’hui. C’est Grégoire Kwitka qui, sous le pseudonyme d’Osnovianenko, a précédé George Sand, Auerbach et Tourgueniev, en écrivant de 93 charmantes nouvelles tirées de la vie du peuple. Son principal roman: «Maroussia» est une œuvre de sensibilité sincère et exquise. «La Sorcière de Konotop», «Oxana malheureuse», «L’amour sincère», dénotent une grande pureté de sentiment et un profond amour du peuple, de son pays et de sa langue.

Ivan Levytsky, connu sous le pseudonyme de Netchouy, jouit d’une grande vogue dans toute l’Ukraine. Parmi ses nombreux romans, il faut citer: «Deux Moscovites», «La Nuit de Horeslav», «Le Crampon», «Ténèbres», «La Remorqueuse», etc.

Panas Myrny eut de nombreux démêlés avec le Gouvernement russe. Son principal roman «Les Bœufs ne mugissent pas quand ils ont du foin dans le râtelier», où il dépeint la vie sociale, a été édité à Genève par Dragomanov.

Marie Markovyck, sous le pseudonyme de Marko Wowtchok (1834-1907), fut pour le roman ukrainien ce que Chevtchenko fut pour la poésie. Elle dépeint les mœurs et la vie des serfs et les anciennes coutumes de l’Ukraine. «Maroussia» est un véritable petit chef-d’œuvre et ses Contes Populaires, parus en 1856, eurent un tel succès qu’ils furent traduits en russe par Tourgueniev, en anglais et en français. La traduction française de «Maroussia» due à l’habile plume de M. Stahl, a eu un tel succès, qu’elle compte aujourd’hui plus de 80 éditions.

Alexandra Koulich (1829-1911) a écrit sous le pseudonyme 94 de Hanna Barvinok un grand nombre de romans sur la vie du peuple, où elle fait preuve d’un profond esprit d’observation.

Anatole Swidnytsky (1834-1872) a laissé des romans «Les Luboradsky» (Chronique de famille), qui dépeignent la vie des «Années soixante» dans les milieux bourgeois ukrainiens qui commençaient à se dénationaliser.

Ivan Franko (1856-1916), tour à tour poète et romancier, dépeint dans une série de nouvelles, l’exploitation du peuple dans les mines pétrolifères de Borislav «Boa constrictor», «A la sueur de son front», «Pour le foyer», «La Croisée des chemins», «Au sein de la nature», etc. et la misère des paysans livrés à la merci des seigneurs.

Michel Kotsioubinsky (1864-1913) peut se comparer à Guy de Maupassant par la profondeur de son analyse psychologique et à Tourgueniev par ses tableaux de la nature. Dans son «Intermezzo», il dépeint l’immensité des champs de l’Ukraine et son ciel cristallin, avec un lyrisme qui n’a d’égal que l’émotion provoquée par le récit des malheureux paysans mis en scène. Les «Fata Morgana» sont des scènes tragiques et angoissantes de la Révolution de 1905. Les «Ombres d’ancêtres oubliés» dépeignent la vie des montagnards vivant dans les Carpathes.

Maître d’une langue parfaite, profond psychologue, Kotsioubinsky a donné des œuvres qui sont considérées 95 comme les plus parfaites de la littérature ukrainienne.

M. Vinnitchenko, dont l’analyse psychologique est également très profonde, ne cherche pas à idéaliser ses héros ordinairement communs et même vulgaires, mais néanmoins très vivants. Chacun de ses romans est un chef-d’œuvre d’observation. Parmi les plus connus, il faut citer «Holota» (Populace), tableau triste et puissant de la vie du prolétariat agraire; «Je veux», peinture forte et énergique de la vie des intellectuels ukrainiens, en même temps que puissante analyse du sentiment national dans l’âme d’un intellectuel ukrainien russifié, «Le Mensonge», «L’Ours Blanc et la Panthère Noire», etc.


Histoire

L’Histoire fait son apparition dans la littérature ukrainienne sous la forme de Chroniques dont les principales sont celles de Nestor au XIIe siècle et celles de Kiev et de Galicie-Volhynie qui les continuent jusqu’en 1292.

Merveilleux assemblage de légendes et de faits historiques racontés avec une naïveté, une vivacité charmantes et un grand soin d’exactitude, elles expriment le caractère national ukrainien qui, dit l’historien Soloviov 96 «est d’une toute autre nature que le caractère grand-russien».

La dynastie lithuanienne eut aussi des historiens pour raconter l’époque de luttes et de mouvements populaires qu’eût à traverser l’Ukraine, depuis l’invasion tartare jusqu’à la perte de ses droits politiques, sous la domination russe. Les événements de cette époque sont contenus dans les Chroniques de Lemberg, de Kiev, de la Ruthène-Lithuanie, au XVe siècle; dans les Mémoires de Samuel Zokie, secrétaire de Khmielnitski, de Jevlaszewsky, de Khanenko et de Markovyck et dans les Chroniques cosaques dont la plus intéressante et la plus littéraire est celle de Velytchko (1690 à 1728).

Mais c’est au XIXe siècle que la littérature ukrainienne devait trouver ses véritables historiens dans Michel Dragomanov, V. Antonovitch et surtout dans Michel Grouchevsky.

Michel Dragomanov (1841-1895), extrêmement cultivé, resta profondément attaché à sa patrie bien qu’il ait surtout séjourné à l’étranger, à Paris et à Sofia. Il a fait connaître l’Ukraine à la France par des brochures riches de faits et de conclusions: «La Politique orientale de l’Allemagne et la russification», «l’Ukraine et les Empires centraux», «La Pologne historique et la démocratie grand-russienne», «Pensées étranges sur la question nationale de l’Ukraine», «Lettres à l’Ukraine du Dnièpre».

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Dragomanov a puissamment contribué au maintien du sentiment national dans l’âme du peuple ukrainien.

V. Antonovitch, profondément érudit, a écrit sur l’histoire de l’Ukraine plusieurs ouvrages dont les principaux sont: «Monographies historiques», «Dernières années de l’organisation cosaque dans l’Ukraine occidentale». Il a travaillé sur la fin de sa vie à un rapprochement ukraino-polonais, sans arriver à un résultat sérieux.

Michel Grouchevsky est assurément le plus grand historien de l’Ukraine. Son «Histoire de l’Ukraine» compte déjà sept volumes et s’arrête à la révolte des Cosaques (1625), mais on peut déjà la considérer comme un chef-d’œuvre par la grande quantité de documents compulsés et sa force de dialectique.

Parmi les autres historiens ukrainiens contemporains, il faut citer Oreste Levytsky, auteur de Monographies remarquables, le Père Kripviakievitch et Bogdan Buchinsky, auteurs de travaux très documentés sur l’Eglise en Ukraine, Lypinsky qui s’adonne spécialement à l’histoire des relations polono-ruthènes et qui a déjà fait paraître quelques volumes du plus grand intérêt et enfin, pour y prendre une place particulière, M. Stephane Tomachevsky dont l’Insurrection des Haïdamaks et les Etudes historiques sur les Ukrainiens de Hongrie se recommandent par leur documentation et leur impartialité.

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Cet aperçu de la littérature ukrainienne est nécessairement très court et laisse dans l’ombre un trop grand nombre d’écrivains qui mériteraient chacun une mention spéciale, mais il est cependant suffisant pour montrer que, malgré les obstacles suscités par ses maîtres, malgré les décrets de proscription et de prohibition, le peuple ukrainien a gardé le culte de sa langue et des belles-lettres et qu’à l’avenir il saura user de la liberté qu’il a conquise pour se développer intellectuellement et moralement.


IIIe PARTIE


LES UKRAINIENS


Réunis en un imposant faisceau dans des tracts et des brochures, ou savamment dosés dans des articles de journaux ou de courtes informations, les arguments qu’agitent les adversaires de l’Ukraine pour dresser leurs violents réquisitoires contre ses aspirations nationales et son désir de liberté et d’indépendance tombent d’eux-mêmes, si on les examine à la lumière du bon sens et avec quelque peu d’esprit critique.

Très impressionnants quand ils sont habillés de phrases pompeuses et grandiloquentes, ils ne sont que loque et néant lorsqu’on les réduit à des faits. La preuve en est aisée à faire.

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Le terme «Ukraine»

Pour prouver que le territoire ukrainien fait partie intégrante du territoire russe et que le peuple qui l’habite n’a aucun droit à l’indépendance réclamée par ses dirigeants, des adversaires de la jeune République, à bout d’arguments sans doute et plus animés de haine que doués d’esprit critique, se rejettent sur l’étymologie du terme «Ukraine».

Cet argument n’a et ne peut avoir aucune valeur, car quel rapport peut exister entre l’origine d’un pays et le nom qu’il porte?

Le terme «Ukraine» vient de deux mots russes: ou et kraïna qui signifient, le premier chez, près de, le second limite, frontières et par extension, pays, patrie. Puisque le terme «Ukraine» disent-ils, signifie «près de la frontière», le territoire auquel il a été attribué appartient à la Russie sur la frontière de laquelle il se trouve. C’est d’une logique absolue!

Or, ce mot «Ukraine» a été employé pour la première fois, dans les Chroniques ukrainiennes, au XIe siècle, pour désigner le territoire qui porte actuellement ce nom. A cette époque, l’Ukraine n’avait encore été l’objet d’aucune convoitise, vivait libre et indépendante et par conséquent n’était «près de la frontière» d’aucun pays ou plutôt elle était près de la frontière de l’Europe civilisée qu’elle défendait contre les incursions des barbares.

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D’autre part, l’Ukraine a fait partie de la Pologne aux XIVe, XVe et XVIe siècles, c’est-à-dire, avant d’être englobée dans l’Empire moscovite. Donc, si l’Ukraine avait été «près de la frontière d’un pays», ce serait de la Pologne et non de la Russie? L’adage français: «qui veut trop prouver ne prouve rien» trouve une fois de plus son application.


Le peuple ukrainien diffère des autres Slaves

Compris, ainsi qu’il a été dit dans la IIe partie, entre les 44°-53° de latitude et les 20°-45° de longitude, c’est-à-dire entre les Carpathes et le Caucase, les marais du Pripet et la Mer Noire, le territoire ukrainien, dont les frontières ethnographiques n’ont jamais varié au cours des siècles, est habité par une population qu’on peut évaluer à près de 50 millions d’habitants.

Cette population se répartit ainsi: 37.500.000 d’Ukrainiens ou 75 0/0 de la population totale; 5.000.000 de Russes ou 10 0/0; 3.800.000 de Juifs ou 7,6 0/0; 1.400.000 de nationalités diverses (Roumains, Blanc-Russes, Tartares, Bulgares, etc...) ou 2 0/0.

Les statistiques officielles russes ou polonaises donnent des chiffres un peu différents. Mais il ne faut pas 102 oublier qu’en Russie, le dernier recensement qui date de 1906 a été fait sur la base de la langue officiellement parlée. Or, la plupart des Ukrainiens, surtout dans les villes parlent russe (la langue ukrainienne ayant été jusque là proscrite), et ont été, de ce fait, considérés comme Russes.

Les statistiques polonaises ne sont pas plus exactes, car elles enregistrent comme Polonais tous les Juifs habitant le territoire ukrainien et tous les Ukrainiens professant la religion catholique. Or, le chiffre des Ukrainiens catholiques dépasse 500.000 et personne n’ignore que les Juifs vivent fort nombreux en Ukraine et surtout en Galicie.

On voit dès lors quelle confiance il faut accorder aux statistiques provenant de ces deux sources.

Le peuple ukrainien fait partie de la grande famille slave, mais diffère essentiellement des Russes et des Polonais qui appartiennent à la même race. De savants anthropologistes comme Deniker et Reclus, en France, Popof et Krasnow, en Russie, Vovk et Rakovski, en Ukraine, ont démontré, chiffres et preuves à l’appui, que la grande famille slave se divise en deux groupes: le groupe vislien qui comprend les Russes, les Polonais et les Blanc-Russes et le groupe adriatique ou dinarique auquel appartiennent les Serbo-Croates, les Slovènes, les Tchéko-Slovaques et les Ukrainiens. Chacun de ces groupes se distingue par des caractéristiques qui ne permettent aucune 103 confusion. Le premier groupe est de taille moyenne, avec 76 comme table de visage et les cheveux blonds. Le second groupe est de taille élevée, avec 78 comme table de visage et les cheveux noirs.

En 1880, le géographe et anthropologiste Reclus voyait un lien de parenté entre l’Ukrainien et le Slave méridional et Deniker concluait une de ses études par ces mots: «Les Ukrainiens, de même que les Slaves méridionaux, appartiennent à la race dite race adriatique ou dinarique, tandis que les Polonais appartiennent à la race de la Vistule et les Russes à la race orientale.»

Plus récemment encore, M. Alfred Fouillée, après M. A. Leroy-Beaulieu, écrit dans son Esquisse psychologique des peuples européens: «Les Petits-Russiens (Ukrainiens) sont plus fins de membres et d’ossature (que les Russes), plus vifs et plus alertes d’esprit, à la fois plus mobiles et plus indolents, plus méditatifs et moins décidés, par suite plus apathiques et moins entreprenants. Ils ont l’esprit moins positif, plus ouvert au sentiment et à l’imagination, plus rêveur et poétique. Ils ont des instincts plus démocratiques et sont plus accessibles aux séductions révolutionnaires. Ce sont de vrais Celto-Slaves».

Ainsi, d’après ces savants qui n’avaient certes prévu ni l’effondrement de l’empire russe, ni la désagrégation de la monarchie austro-hongroise, ni, par conséquent, la proclamation de la République ukrainienne, 104 le peuple ukrainien, slave comme les Russes et les Polonais, en est, cependant, essentiellement distinct.


L’Ukraine est une Nation

Dans son Histoire de Charles XII de Suède, Voltaire a dit que «l’Ukraine a toujours aspiré à être libre». Cette affirmation d’un maître en la matière n’empêche pas les adversaires du peuple ukrainien de répéter à satiété que «personne en Europe ne se doutait tout récemment encore, d’une Ukraine et d’Ukrainiens aux visées séparatistes». A quelle époque Voltaire vivait-il donc?

Mais ceci ne peut pas embarrasser ceux qui nient au peuple Ukrainien son droit à l’indépendance «parce qu’il n’a pas existé de tout temps ou du moins pendant des siècles», puisqu’après leur belle déclaration, ils ne craignent pas de reconnaître les faits que voici:

«Byzance, au XIVe siècle, appela Russie mineure les provinces de Kiev, Tchernigov, Volhynie, Podolie, Poltava et la Galicie pour distinguer ce territoire de celui de la Russie majeure».

«Au XIIIe siècle, s’écroule l’édifice majestueux de la Russie kievienne..., mais à vrai dire ce ne sont pas 105 seulement les Tartares qui furent la cause de la ruine du pays: les tendances séparatistes des contrées qui composaient la principauté de Kiev y furent pour beaucoup

«Pendant que la Grande-Russie, sous la ferme direction de ses princes, s’acheminait vers un avenir glorieux, la Russie méridionale cessait d’exister politiquement

«Le peuple Ukrainien sortit de la tête d’un écrivain polonais, le comte Potocki, en 1795

Ces citations pourraient être continuées. Mais, puisées dans une seule des multiples brochures écrites contre l’Ukraine et les Ukrainiens, celles-là suffisent pour montrer quelles difficultés ont à vaincre les adversaires de l’Ukraine pour soutenir leur thèse. Oubliant qu’ils nient l’existence de l’Ukraine avant la Révolution russe de 1917, ils laissent tomber de leurs plumes des dates qui jettent à terre tout l’échafaudage si laborieusement construit.

Leurs propres données non seulement prouvent que l’Ukraine a une tradition historique, mais fournissent les deux prémisses qui permettent au peuple ukrainien de conclure à son droit de vivre désormais libre et indépendant: Pour user de ce droit, le peuple ukrainien devrait avoir vécu pendant des siècles, disent-ils. Or, sous le nom de Russie Mineure ou sous son nom actuel, l’Ukraine existait (d’après les seules citations que l’on vient 106 de lire) dès le XIVe siècle. Donc l’Ukraine et les Ukrainiens ont le droit d’exister.

Pour soutenir la même thèse, que l’Ukraine en tant que nation n’existe pas et n’a jamais existé, d’autres adversaires invoquent le fait, qu’en 1654, «le Hetman Khmielnitski , vieux et affaibli, a donné au Tsar moscovite, par le traité de Pereiaslav, la moitié de la Russie qu’il avait délivrée de l’esclavage polonais».

Or, voici quelques-uns des articles de ce traité:

L’Ukraine doit être gouvernée par son propre peuple.

Là où il y a trois libres Ukrainiens, deux doivent juger le troisième.

Si le Hetman vient à mourir par la volonté de Dieu, que l’Ukraine elle-même élise un nouvel Hetman parmi son propre peuple en informant seulement le Tsar de cette élection.

Que l’armée ukrainienne s’élève toujours à 60.000 hommes.

Que les impôts soient perçus par des fonctionnaires élus.

Que le Hetman et le gouvernement ukrainien puissent recevoir les ambassadeurs qui, de tout temps, sont venus des pays étrangers en Ukraine».

Donc, ce traité qui, d’après les adversaires du mouvement nationaliste ukrainien actuel, prouverait que l’Ukraine s’est donnée à la Russie, garantit au contraire au peuple ukrainien un gouvernement autonome, 107 une armée permanente, une administration fiscale particulière et enfin, sous certaines réserves, la faculté d’entretenir des rapports internationaux, c’est-à-dire réserve sa complète indépendance.

Cette charte des libertés ukrainiennes, confirmée par lettres patentes du Tsar Alexis Mihailovitch, le 27 mars 1654, a été cyniquement foulée aux pieds par tous ses successeurs jusqu’en 1917; mais ce déni de justice ne confère pas aux Russes qui ont aboli le tsarisme pour obtenir plus d’équité, le droit de s’opposer à l’indépendance de l’Ukraine.

D’ailleurs, pour s’assurer que l’Ukraine n’est pas née d’hier, il suffit de feuilleter l’Histoire.

Le célèbre auteur de la remarquable Histoire de Russie, Karamzin (1765-1826), avoue «que les provinces méridionales de la Russie (l’Ukraine) devinrent dès le XIIIe siècle comme étrangères pour notre patrie septentrionale, dont les habitants prenaient si peu part au sort des Kioviens, Volhyniens, Galiciens, que les chroniqueurs de Souzdal et de Novgorod n’en disent presque pas un mot».

Pierre le Grand emploie le mot Ukraine et dit: «Le peuple ukrainien est très intelligent, mais ce n’est pas un avantage pour nous».

Catherine II rend hommage à l’esprit de sacrifice du comte Alexis Razvomowtsky «qualité naturelle à la nation petite-russienne»; elle est enchantée du climat de Kiev où elle trouve le 108 printemps, alors «que chez nous, en Russie, c’est encore l’hiver», mais cela ne fait que l’engager davantage à employer «les dents d’un loup» et «les ruses d’un renard» pour parvenir à la russification complète de ce merveilleux pays.

Plus près de nous, Stolypine se plaint des «ukrainiens» et les traite «d’allogènes».

D’autre part, une carte découverte en juillet 1918 dans la Bibliothèque des RR. PP. Bénédictins d’Einsiedeln prouve qu’en 1716, l’Ukraine existait comme centre géographique et politique indépendant de la Moscovie. La carte de la Moscovie de Vischer (1735) dénomme Okraïna ce qu’on a dénommé depuis Petite-Russie. Celle de Homann (1716) comprend la Ruthenie avec Leopol (Lemberg) dans les limites de l’Ukraine.

Ainsi, le Recueil complet des Lois Russes, le Recueil de la Société historique russe, les Archives de l’Empire russe, les ouvrages des historiens russes Soloviov et Karamzin, la Bibliothèque d’Einsiedeln, tous fournissent des textes et des documents qui ne permettent pas un seul instant de mettre en doute l’existence, au moins dès le XIIIe siècle, et sur le territoire actuellement revendiqué par les Ukrainiens, de la nation ukrainienne dont voici l’histoire:

Indépendante pendant six siècles, du IXe à la fin du XVe elle se vit tout à coup sous la pression de la Pologne, obligée de subir un joug étranger jusqu’au 109 jour où, vaincu à l’ouest, Bogdan Khmielnitski, son Hetman, se décide à se tourner vers l’Est et à accepter le protectorat d’Alexis Mihailovitch, tsar moscovite, par le traité de Pereiaslav (1654). C’était tomber de Charybde en Scylla, et le grand poète Chevtchenko dit fort bien dans un vers lapidaire que tout Ukrainien apprend en suçant le lait maternel: «Il aurait mieux valu que ta mère t’aie étouffé dans ton berceau.»

A partir de ce moment, l’histoire de l’Ukraine n’est qu’un long martyrologe dont les pages ne semblent pas encore closes.

Pour russifier l’Ukraine, Pierre-le-Grand remplace les gouverneurs ukrainiens par des voïevodes moscovites: le fameux Yvan Mazepa, que Victor Hugo a chanté dans ses Orientales, se révolte et conclut une alliance avec Charles XII de Suède que la France favorise. Vaincu à Poltava, il cherche un refuge dans la Bessarabie qui appartenait alors à la Turquie.

Catherine II introduit le servage en Ukraine, opprime les intelligences, abolit le nom même d’Ukraine qu’elle remplace tendancieusement par celui de Petite Russie, comme elle avait remplacé le nom de Pologne par celui de Pays de la Vistule et le nom de la Lithuanie par celui de Pays du Nord-Ouest.

Nicolas Ier est plus féroce encore: il supprime l’Eglise uniate et impose la religion orthodoxe; la Confrérie de Cyrille et Méthode, dont le but était de 110 maintenir le sentiment national dans l’âme du peuple et propager l’idée d’une fédération démocratique de tous les peuples slaves est dissoute: ses membres parmi lesquels l’historien Kostomaroff et le poète Chevtchenko sont envoyés au bagne de Sibérie.

Alexandre II proscrit la langue ukrainienne des écoles et fait décréter en 1863 par le comte Valouïev, son ministre de l’intérieur, «qu’il n’y a jamais eu de langue ukrainienne, qu’il n’y en a pas et qu’il ne doit pas y en avoir» et en 1876, par le chef du Département de la presse, Gregoriev, que l’impression et la publication des livres et brochures en ukrainien sont interdites dans les frontières de l’Empire, de même que la représentation des pièces en langue ukrainienne. Le résultat ne se fait pas attendre: le nombre des illettrés monte à 80 0/0, personne ne voulant aller dans des écoles où l’on n’apprend qu’une langue étrangère: le russe. L’exode des intellectuels ukrainiens vers la Galicie commence; cette province devient, dès lors, le Piémont ukrainien.

Nicolas II, si libéral au début de son règne, laisse cependant son ministre Stolypine reprendre aux Ukrainiens les quelques libertés rendues par la Révolution de 1905, déclarer dans une série de circulaires «que le ralliement de la société ukrainienne autour de l’idée nationale n’est pas désirable au point de vue des dispositions de l’empire russe», dissoudre leurs associations et juguler leur presse et permet, les deux 111 premières années de la guerre, d’inutiles violences dans les deux Ukraines russe et autrichienne.

Que faut-il de plus pour permettre de conclure que, martyre comme la Pologne, l’Alsace-Lorraine et l’Irlande, l’Ukraine doit être, aux mêmes titres qu’elles, délivrée du joug de l’oppresseur et puisqu’elle le désire, vivre désormais libre et indépendante. Toute autre solution de la question ukrainienne conduirait nécessairement à des récriminations justifiées, à des rancunes et à la guerre.


L’armée ukrainienne

Il est assez commun d’entendre, même dans les milieux qui devraient être bien informés, les versions les plus fantaisistes sur la formation de l’armée ukrainienne et d’y voir s’y accréditer les racontars les plus tendancieux.

La vérité est celle-ci:

Lorsque le bolchevisme, soutenu, sinon soudoyé par l’argent allemand, eut fait, dans les tranchées septentrionales russes, son œuvre de dissolution et partir de presque tout le front une grande partie de l’armée russe, les régiments ukrainiens avec les Cosaques du Don, furent les seuls à rester fidèles au devoir et à continuer la lutte à côté des alliés. Réclamés par Petlioura, 112 alors commissaire aux Affaires de la guerre, qui voulait les soustraire à la contagion, malgré Kerensky dont le grand désir était de garder ces valeureux soldats au service de la Russie, ces régiments ukrainiens, malgré les promesses des Bolcheviks, descendirent du front de Riga sur le front méridional et avec leurs camarades du front russo-roumain, le défendirent contre l’invasion austro-allemande jusqu’en juillet 1917.

Fatigués par trois années de guerre au cours desquelles ils avaient participé à bien des combats, la gibecière aussi vide que l’estomac, trompés par de fallacieuses promesses, les Cosaques ukrainiens, comme les soldats russes, comme les Cosaques du Don, eurent leur moment de faiblesse.

Ce fut le mérite de Petlioura et ce sera sa gloire, quand le temps aura jeté sa patine sur les événements actuels, d’avoir pu reconstituer avec ces régiments, dont il élimina les éléments contaminés ou même simplement douteux, une armée parfaitement disciplinée qui, sans un seul murmure, courut avec un armement bien imparfait cependant et un ravitaillement plus que défectueux, à la frontière orientale de l’Ukraine où commençait à déferler la vague furieuse du Bolchevisme.

Et c’est pas à pas qu’elle recula devant le nombre, c’est après des luttes acharnées qu’elle céda du terrain et un bombardement de dix jours et des combats meurtriers qu’elle évacua sa capitale. Aussi, quand, 113 dans les premiers jours de mars 1918, elle entra de nouveau à Kiev, elle y fut reçue par une foule en délire qui la couvrit de fleurs. Et ce sont ces soldats qui pendant deux années se sont battus comme des lions dans la guerre russo-allemande et qui depuis dix-huit mois luttent avec acharnement pour défendre l’intégrité et l’indépendance de leur patrie, que l’on ose calomnier!

Faut-il faire mention des bataillons que les Allemands formèrent avec les Ukrainiens prisonniers dans leurs camps de concentration? Les poilus français qui sont revenus d’Allemagne, aussitôt l’armistice signé, sont unanimes à déclarer que le régime auquel ils étaient soumis, aussi dur fût-il, n’était rien, en comparaison de celui imposé aux prisonniers de l’armée russe. Ce régime entraînait fréquemment la mort. Pourquoi alors, faire un crime à ces malheureux prisonniers d’avoir consenti à passer, puisqu’ils étaient ukrainiens et non russes, dans des camps où le traitement était plus doux et la nourriture plus abondante? Libres à eux, quand le moment serait venu, de consentir ou de ne pas consentir à ce que les Allemands, en échange de leurs bons procédés leur demanderaient. Il faut croire que leur conduite a été parfaite, puisque l’adversaire le plus acharné de l’Ukraine, écrit en parlant de ces bataillons qui sous sa plume se transforment en régiments: «Après Brest-Litovsk, on les envoya en Ukraine, mais ces régiments devaient causer 114 d’amères déceptions à ceux qui les avaient si bien préparés: rentrés au pays, les «Joupanes bleus»—lisez les Ukrainiens—se distinguèrent bientôt par leur haine contre les Allemands qui furent forcés de les désarmer en avril 1918

Or, ces régiments sont les mêmes qui combattent aujourd’hui sous le commandement de Petlioura que l’on voudrait faire passer, malgré les nombreuses preuves de francophilie qu’il a données, pour un comparse des Allemands ou de Lénine et de Bela-Kun.


Le peuple ukrainien veut vivre indépendant

Une opinion très répandue veut qu’en Ukraine, seuls les partis politiques se seraient prononcés pour l’indépendance, mais que le peuple, seul maître des destinées de son pays, n’a jamais manifesté cette intention.

Il semble que dans cette question, les faits doivent être plus probants que tous les raisonnements et toutes les argumentations. C’est pourquoi il suffit ici de faire un simple exposé de ce qui s’est passé en Ukraine depuis la Révolution.

Libre du joug moscovite et certaine d’obtenir l’appui des puissances de l’Entente qui avait tant de fois déclaré, depuis le 4 août 1914, du haut des tribunes parlementaires et dans les colonnes de leurs journaux, 115 que tout peuple avait le droit de forger son bonheur en disposant de soi-même, l’Ukraine s’empressa, comme la Pologne et la Finlande, de passer de la théorie au fait et de proclamer, d’abord son autonomie, puis son indépendance.

Et ce n’est pas seulement la Rada centrale et le Secrétariat Général, son organe exécutif, qui demandèrent la reconnaissance immédiate du nouvel Etat, mais des organes, comme le Congrès des Paysans (1917) et la Réunion des Propriétaires (1918), lesquels n’ont rien de commun avec les organisations politiques.

Le Congrès des paysans réuni à Kiev au lendemain même de la Révolution, comprenait les représentants de tous les paysans habitant le territoire de l’Ukraine, sans distinction ni de religion, ni de nationalité, ni de parti. Aucun homme politique, aucun intellectuel, aucun meneur de foule n’y assistait. Il n’y avait que des paysans. Or, à l’issue de ses travaux, d’un mouvement spontané, le Congrès des Paysans vota une motion en faveur de l’indépendance de l’Ukraine.

Le Congrès des propriétaires qui tint ses assises également à Kiev, un an plus tard, alors que les membres de la Rada venaient d’être dispersés et que les prétendus fauteurs du mouvement ukrainien étaient, tout comme sous le régime tsariste, enfermés dans la prison de Lukianovka, après avoir, inspiré par les Allemands, placé le général Skoropadsky à la tête du 116 Hetmanat ukrainien, vota également avec la même spontanéité l’indépendance de l’Ukraine.

Ces faits, que personne, à moins d’être d’une absolue mauvaise foi, ne saurait nier, prouvent que non seulement les intellectuels, mais aussi la classe des agriculteurs, les masses paysannes par la voix de leurs représentants, le peuple ukrainien tout entier enfin, veut l’indépendance de l’Ukraine.


Le peuple ukrainien a gardé le sentiment national

On a dit bien souvent qu’une des raisons pour lesquelles le peuple russe n’a pas pu réagir contre les idées subversives inoculées chez lui par ses ennemis, c’est qu’il n’a pas le sentiment national.

Ce reproche ne peut pas être adressé au peuple ukrainien.

Toute l’histoire de l’Ukraine se dresse pour prouver qu’à travers tous les siècles, le peuple tout entier s’est toujours insurgé contre ses oppresseurs pour en secouer le joug.

La Révolution russe lui a donné l’occasion d’en donner de nouvelles preuves.

Depuis le 12 mars 1917, il n’y a pas eu une seule manifestation, politique, militaire ou religieuse, il ne 117 s’est pas fait une seule réunion, prononcé un seul discours, sans que les rues, les maisons, les édifices, les tribunes, les individus, se soient décorés, sans nul invite et sans aucun ordre, aux couleurs ukrainiennes or et bleu. Et quand nous, Français, nous assistions dans les rues de Kiev, d’Odessa ou de quelque autre ville, à la chasse aux cocardes ukrainiennes par les Bolcheviks ou les volontaires de Skoropadsky et de Denikine, nous songions involontairement à la chasse aux cocardes françaises sur la terre alsacienne-lorraine par les reîtres allemands.

Une autre preuve que tout le peuple ukrainien veut vivre désormais libre de toute attache avec ceux dont il a, jusque-là, subi les lois et la domination, c’est l’empressement avec lequel les enfants et les jeunes gens se sont précipités sur les bancs des écoles primaires, des écoles secondaires et des écoles supérieures ukrainiennes que le Secrétariat Général d’abord, le Directoire ensuite, se sont empressés d’ouvrir sur tout le territoire ukrainien.

Ce peuple, qui semblait indifférent pour tout ce qui était instruction et dont toutes les pensées semblaient se concentrer sur sa récolte prochaine de céréales ou de betteraves, a tout à coup pris le chemin des bibliothèques et des librairies pour s’y disputer les trop peu nombreux ouvrages en langue ukrainienne.

«Il n’y a jamais eu, il n’y a pas et il ne doit pas y avoir de langue ukrainienne», avait péremptoirement 118 décrété, en 1863, le comte Valouïev. La fierté avec laquelle tout le monde parle l’ukrainien, l’empressement que mettent à le réapprendre les enfants et les jeunes gens des villes, lui infligent un cruel démenti et prouvent surabondamment qu’en conservant l’amour et bien souvent l’usage de la langue de ses pères, le peuple ukrainien a gardé envers et contre tout, malgré toutes les affirmations contraires, le sentiment national.

Les Bolcheviks russes, qui, à l’égard du peuple ukrainien et de son mouvement séparatiste nourrissent les mêmes sentiments que les Tsaristes, savent bien, eux, que l’ouvrier et le paysan ukrainiens ont l’amour de leurs libertés reconquises, le culte de la langue de leurs pères et l’attachement au sol de la patrie, c’est-à-dire le sentiment national. Aussi, quand ils lancèrent de Moscou, en 1917, leurs proclamations dans le but de soulever le peuple contre la Rada, «ce gouvernement bourgeois», c’est en langue ukrainienne qu’ils les rédigèrent et ils n’oublièrent pas de prendre l’engagement formel, comme Alexis Mihailovitch, dans le traité de Pereiaslav, de toujours respecter les libertés du peuple ukrainien et l’indépendance de la République ukrainienne.

Le soir de son entrée à Kiev, le 8 février 1918, Mouraviof faisait afficher sur les murs de Kiev une proclamation en langue ukrainienne où il était dit: «Prolétaires de Kiev! Je salue la République 119 des Travailleurs, ouvriers et paysans ukrainiens. Nos adversaires nous accusent de ne pas admettre le principe de l’autonomie. Je ne chercherai pas à nous disculper. Le peuple travailleur ukrainien sait bien que c’est là un lâche mensonge et une calomnie. Mes armées n’ont qu’un but, vous aider à renverser le gouvernement bourgeois pour le remplacer par le gouvernement des Soviets ukrainiens

Et c’est, parce que leurs libertés ukrainiennes n’ont pas été respectées par les Bolcheviks, ni par les Allemands qui ont réussi, eux aussi, à pénétrer dans le pays par les mêmes fallacieuses promesses, que les paysans d’abord, les ouvriers plus tard, se sont révoltés et ont pris les armes, comme ils se révolteront toujours et prendront toujours les armes contre toute puissance qui voudra restaurer, en Ukraine, un gouvernement dont la politique ne s’inspirera pas du seul respect des libertés ukrainiennes et des seuls intérêts du peuple ukrainien.


L’Ukraine n’est pas bolcheviste

Croire que les théories maximalistes ont trouvé le même écho chez le peuple ukrainien que chez le peuple russe, c’est une erreur profonde, et l’affirmer, tout simplement une calomnie monstrueuse.

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Tout d’abord on peut dire que, d’une manière générale, le Bolchevisme recrute ses partisans, non dans les classes paysannes, mais dans la classe ouvrière, non dans les campagnes, mais dans les villes. Or, le peuple Ukrainien, personne ne l’ignore, est un peuple essentiellement agricole, 85 0/0 de sa population, c’est-à-dire 32.500.000 individus, s’occupent des travaux des champs et vivent à la campagne. Le pourcentage de la population urbaine est toujours en défaveur des Ukrainiens, et cela par suite de la conduite du gouvernement centralisateur de Moscou, qui a toujours empêché le développement industriel des nationalités englobées dans l’Empire russe et peuplé les villes d’une armée de fonctionnaires et d’une légion de commerçants envoyés de Petrograd et de Moscou. En Ukraine, la presque totalité des ouvriers est étrangère au peuple ukrainien.

C’est ce fait qui a permis aux adversaires des Ukrainiens de conclure, sur le seul pourcentage de la population urbaine, que le peuple ukrainien n’avait pas la majorité en Ukraine.

Or, du fait que seuls les ouvriers se sont, au début, enrôlés dans l’armée bolchevique, que d’autre part, les Ukrainiens sont surtout agriculteurs, il en résulte que ceux que l’on appelle bolcheviks ukrainiens sont en réalité des Bolcheviks étrangers à l’Ukraine.

Si au mois de février 1918, il s’est trouvé quelques Ukrainiens à accepter les théories maximalistes, c’est 121 parce que la démobilisation de l’armée, faite brusquement et sans arrêt, a jeté sur le pavé bon nombre de démobilisés, qui, se trouvant sans travail et sans argent, ont été heureux d’obtenir dans les rangs bolchevistes un emploi peu absorbant et bien rémunéré.

D’autre part, fatigués par trois années d’une guerre terrible au cours desquelles ils avaient été privés de tout, même d’armes et de munitions, les soldats revenant des tranchées ne pouvaient être que très sensibles à la devise bolchevique: «Tout à tous», si pleine d’alléchantes promesses.

Ces Ukrainiens, néanmoins, se sont vite ressaisis, quand ils ont vu de près ceux qu’ils avaient pris pour des amis.

Lorsque les Bolcheviks russes ont quitté, en mars 1918, le territoire de l’Ukraine, il n’est pas resté en fait de bolcheviks que les ouvriers étrangers, lesquels, d’ailleurs, ont remis à plus tard la manifestation de leurs théories. Quant au paysan ukrainien, ayant plus que partout ailleurs le respect de la propriété individuelle, il a tout de suite compris que la terre qui lui avait été donnée sans bourse délier, et que quelquefois, entraîné par des meneurs, il avait enlevée à son légitime propriétaire, de lui-même, il l’a rendue avec tous les instruments aratoires détenus par lui. Contrairement au paysan russe, le paysan ukrainien ne se considère et ne se considérera jamais propriétaire d’une terre qui ne lui a pas été livrée par-devant 122 notaire contre espèces sonnantes, par un acte dont il restera le détenteur.

Au début de 1919, quelques Ukrainiens se sont joints aux troupes bolcheviques, mais il faut avouer que l’Entente avait mis entre les mains des Bolcheviks russes une arme puissante pour répandre leurs théories parmi les paysans ukrainiens.

Les Français et les Grecs venaient de débarquer à Odessa dans le but d’appuyer les volontaires de Denikine. Quoi de plus facile aux agents bolcheviques répandus dans toutes les campagnes que de persuader aux paysans que ces étrangers venaient en Ukraine pour y recommencer les déprédations et les brigandages des Allemands, pour y détruire les libertés ukrainiennes, au profit de Skoropadsky ou de Denikine, c’est-à-dire du tsarisme tant abhorré. Seule une lutte dans les rangs des Bolcheviks pouvait faire triompher la cause ukrainienne.

Petlioura représenté sous des couleurs si sombres et même parfois comme l’allié de Lénine et de Bela-Kun, eut à combattre jusqu’au sein du Directoire l’idée que la République française venait renverser la République ukrainienne au profit de l’Empire russe et de la République polonaise.

Les paysans revinrent bien vite d’eux-mêmes à d’autres sentiments, quand ils s’aperçurent que les Bolcheviks russes, accompagnés de mercenaires chinois, n’étaient venus dans les villages ukrainiens 123 que pour rafler leur bétail, voler les céréales, entasser tour ce qui était transportable dans des trains qui prenaient immédiatement la route de la Russie. Petlioura vit alors son étoile reprendre tout son éclat, et s’enrôler sous ses drapeaux le peuple tout entier. La révolte des paysans eut lieu sur tout le territoire ukrainien. A l’heure actuelle, l’idée bolcheviste n’a que des ennemis en Ukraine, et tout est mis en œuvre pour chasser du territoire le Russe qui l’y a apportée.


L’Ukraine n’est pas l’instrument de l’Allemagne

L’argument le plus impressionnant pour nous Français, et dont les adversaires de l’Ukraine et des Ukrainiens usent et abusent, c’est de montrer dans le mouvement séparatiste ukrainien une intrigue austro-allemande et un article made in Germany.

L’incursion que j’ai essayé de faire dans l’histoire de l’Ukraine prouve assez qu’il n’en est rien et que la politique brutale du régime tsariste dans les deux Ukraines russe et autrichienne a donné beau jeu aux Austro-Allemands dont l’intérêt était de favoriser tout mouvement qui créerait des difficultés à leurs ennemis. La Ligue pour la Libération de l’Ukraine que l’on attribue aux Ukrainiens séparatistes et dont on leur fait un crime n’a pas d’autre origine. D’ailleurs, le 124 rôle de cette Ligue ne diffère nullement de celui du Conseil National Suprême (N. K. N.) de Pologne, qui a établi des bureaux germanophiles à Vienne, Berlin, Stockholm, Raperswil et Berne, et qui a publié pendant toute la guerre des revues de propagande en allemand telles que Polen à Vienne et les Polnische Blâtter à Berlin.

Or, de même que personne ne songe à incriminer la République polonaise,—l’auteur de ces lignes moins que tout autre,—du fait de la création par les Austro-Allemands du Conseil National Suprême de Pologne dont toute l’activité pendant quatre années a été dirigée contre l’Entente, il semble souverainement injuste d’incriminer la République ukrainienne et de voir en elle un article made in Germany parce que l’Autriche et l’Allemagne ont créé à Vienne une Ligue pour la libération de l’Ukraine, dans le même but qu’elles ont créé le Conseil National Suprême de Pologne, c’est-à-dire susciter des difficultés à un membre de l’Entente.

Le second fait invoqué par les adversaires de l’Ukraine pour démontrer qu’elle est germanophile, la fondation à Lausanne d’un Bureau d’Information ukrainien, ne paraît pas plus fondé.

Les chefs les plus qualifiés du mouvement ukrainien: Grouchevsky qui a été professeur à l’Ecole libre des Sciences sociales à Paris, avant d’enseigner l’histoire à l’Université de Lemberg et Vinnitchenko, qui a 125 vécu, lui aussi, en qualité d’émigré politique, à Paris, où il fonda, en 1908, le Cercle des Ukrainiens de Paris, ont désavoué de la façon la plus formelle la propagande des agitateurs sans mandat comme Skoropis-Ioltoukhovski et Stepankovski, directeur du Bureau d’information ukrainien de Lausanne, et leur reprochent de faire le jeu de l’Allemagne par leurs déclarations en faveur de l’indépendance absolue.

Dans le numéro du 1er novembre 1917, du Journal de Russie, paraissant à Petrograd, Grouchevsky écrit: «Malgré ses tentatives réitérées pour entrer en relations avec le gouvernement de Kiev en arguant de son titre de président de la Ligue et de mandats qu’il tient des prisonniers de guerre ukrainiens, Skoropis-Ioltoukhovski a toujours été éconduit». Vinnitchenko n’est pas moins formel. «Tout le monde sait, écrit-il, que la Ligue pour la libération de l’Ukraine est un instrument de propagande allemande. Mais ici, en Ukraine, personne n’a jamais attaché la moindre importance à cette organisation austro-allemande. On ne peut nous rendre responsables de ce que publie à Stockholm, à Berne et à Lausanne, Stepankovski. La germanophilie n’a pas de racines chez nous. Il y a à Kiev beaucoup moins de partisans de l’Allemagne qu’à Petrograd».

Reste la troisième accusation: la signature de la Paix de Brest-Litovsk par le Secrétariat Général de l’Ukraine.

126

Comme tout Français, je fus indigné en apprenant la signature de ce traité, car je pensais que de ce fait, des millions d’Allemands devenaient libres et allaient être jetés dans la ruée sur Paris. Comme tout le monde, je criais à la trahison. Depuis, j’ai vu des événements que je ne prévoyais pas alors et j’ai connu des faits que j’ignorais. J’ai longtemps réfléchi. La conclusion qui s’est imposée à moi comme elle s’est imposée et s’imposera à tout esprit impartial, c’est que les Ukrainiens ne sont pas aussi coupables qu’ils le paraissent à première vue et que leurs adversaires voudraient les représenter.

D’abord est-il bien vrai que la signature du traité de Brest-Litovsk a rendu libres, pour être envoyés sur le front français, un si grand nombre de soldats ennemis? Au risque de m’attirer les foudres des adversaires de l’Ukraine qui agitent si souvent cet argument si impressionnant pour nous, Français, qui avons tant tremblé pour Paris pendant l’offensive allemande de la Somme, c’est une légende qu’il me faut détruire.

D’après des officiers français qui ont séjourné dans plusieurs secteurs du front russe, de septembre 1917 à janvier 1918, les Allemands n’avaient presque personne dans leurs tranchées: çà et là quelques canons en bois et des silhouettes humaines en carton et c’était tout.

Ailleurs, le front était ouvert, le bétail allemand venait paître dans les lignes russes et les soldats russes 127 allaient fraterniser, boire et s’amuser dans les lignes allemandes avec les quelques kamarades, toujours des vieillards et des infirmes, préposés à la garde du matériel.

La signature du traité de Brest-Litovsk par les Ukrainiens n’a pas plus augmenté le nombre des soldats allemands sur le front français que le refus momentané de Trotsky, la rupture de l’armistice par les Allemands et leur avance en Russie ne l’ont diminué. Les hostilités sur le front russe avaient définitivement pris fin le jour de la prise de Riga et de Tarnopol, et depuis cette époque, les Austro-Allemands avaient toute la liberté de leurs mouvements.

Il est vrai que le traité de Brest-Litovsk exigeait le renvoi immédiat dans leurs pays des prisonniers allemands et autrichiens.

Or, les prisonniers retenus en Ukraine étaient pour la plus grande majorité des déserteurs de l’armée austro-allemande: des Alsaciens, des Polonais, des Tchéco-Slovaques, des Slaves de l’Autriche méridionale, des Irrédentistes italiens et des Roumains. Le gouvernement ukrainien, successeur à Kiev du gouvernement russe, prêta son concours le plus bienveillant au rapatriement en France des Alsaciens-Lorrains qui étaient tous cantonnés à Darnitza, dès leur arrivée du front; en Roumanie, des Transylvains ramenés des mines où ils travaillaient, à Kiev où des officiers de l’armée roumaine et des officiers Transylvains 128 de l’armée austro-hongroise les équipaient, les entraînaient, avant de les diriger sur le front roumain; et, en Italie, des Irrédentistes qui en faisaient la demande. Quant aux Tchéco-Slovaques, aux Polonais et aux Slaves de l’Autriche méridionale et de la Hongrie, personne ne peut ignorer que c’est sur le sol ukrainien qu’ils ont formé et entraîné leurs légions et que le gouvernement ukrainien leur a continué la sympathie accordée par le gouvernement russe. Il fut même conclu entre le gouvernement ukrainien et M. Massaryk, ministre des Affaires étrangères tchéco-slovaque, un accord militaire pour favoriser la formation et l’entraînement des légions tchéco-slovaques sur le territoire ukrainien.

Si du chiffre des prisonniers austro-allemands l’on défalque le nombre de ces déserteurs qui s’en sont allés combattre sur le sol de leur vraie patrie, grâce à l’obligeance du gouvernement ukrainien, il n’en reste pas un grand nombre à envoyer sur le front français. Or, malgré la pression faite par les kommandanturs allemande et austro-hongroise installées à Kiev dès l’occupation de l’Ukraine par les Allemands, malgré leurs menaces de peines sévères et même de mort, affichées périodiquement jusqu’au jour de l’armistice, sur les murs de Kiev, dans toutes les villes et dans tous les villages de l’Ukraine, ils furent peu nombreux, les prisonniers allemands et autrichiens, qui consentirent à quitter les occupations 129 qui les enrichissaient pour aller sur le front français, dont ils parlaient en tremblant ou dans les casernes allemandes ou autrichiennes «où l’on était battu et où l’on mourrait de faim». Et ceux que la menace avait intimidés et qui s’étaient rendus à la kommandatur pour être expédiés dans les dépôts partirent, pour le plus grand nombre, avec l’intention formellement arrêtée de se rendre, les Austro-Hongrois aux Italiens, les Allemands aux Français. D’ailleurs, les faits ont démontré que cette intention a été unanimement exécutée.

L’argument d’une augmentation d’effectifs allemands sur le front français pendant la bataille de la Somme du fait de la signature du traité de Brest-Litovsk par les Ukrainiens, examiné avec impartialité et en connaissance de cause, devient, dès lors, beaucoup moins impressionnant.

Reste le fait lui-même. D’abord il ne faut pas perdre de vue que les principaux leaders du peuple ukrainien, Petlioura en tête, donnèrent leur démission pour ne pas signer le traité et garder leur liberté contre les Allemands; d’autre part, plusieurs partis politiques parmi lesquels le parti «Jeune-Ukrainien» n’ont jamais reconnu le traité de Brest-Litovsk. La signature de ce traité n’est donc le fait que de quelques hommes politiques.

Evidemment, même peu nombreux, ces représentants du peuple ukrainien ne sont pas à approuver 130 et il reste bien certain qu’à peine avaient-ils apposé leur signature au bas de ce pacte infâme, auquel d’ailleurs Brockdorff, dans ses contre-propositions de la paix de Versailles fait allusion pour le critiquer et le déplorer, ils le regrettèrent amèrement.

D’ailleurs pour se racheter et se faire supporter par les vrais Ukrainiens, à peine de retour à Kiev, ils se mirent à fomenter dans le peuple des insurrections locales qui obligèrent les Allemands à porter le chiffre de l’armée d’occupation de 40.000, chiffre prévu par le traité de Brest-Litovsk, à 600.000 soldats.

Mais auraient-ils pu ne pas aller à Brest-Litovsk?

Les Puissances de l’Entente, soit par indifférence pour les questions qui ne regardaient pas directement les opérations militaires en cours, soit plutôt pour ne pas déplaire au gouvernement de Petrograd, avaient semblé tout d’abord ignorer ce qui se passait en Ukraine. Les Sasonov pas plus que les Milioukov n’avaient jugé d’ailleurs à propos de leur en parler. Mais les événements furent les plus forts et les Alliés durent bien se rendre compte que la voix du peuple ukrainien devenait haute et impérieuse.

Dénoncé comme intrigue allemande, le mouvement ukrainien semble avoir été l’objet d’une enquête qui lui fut favorable sans doute, puisque le Secrétariat Général Ukrainien vit peu à peu des relations, d’abord officieuses, puis officielles, s’établir entre lui et les 131 représentants de la France, de l’Angleterre, de la Roumanie et de la Serbie.

Dès le début de ces relations, le Secrétariat Général, avec une franchise que personne ne veut lui reconnaître, mais qui n’en existe pas moins, montra que sa volonté ferme était de rester fidèle à ses engagements envers l’Entente, mais que le Gouvernement Provisoire, d’ailleurs appuyé par les Alliés, l’ayant empêché de former une armée nationale, il lui semblait impossible de rester à hauteur de sa tâche. A cette époque déjà, l’armée des Soviets, à l’instigation de son véritable maître, l’Etat-Major de Ludendorff, se mettait en marche contre l’Ukraine. Le général T..., alors commissaire du gouvernement français près le gouvernement ukrainien, se contenta de maudire les Bolcheviks et le Gouvernement provisoire.

Les événements se précipitaient: au Nord, la fraternisation avec l’ennemi avait commencé, Krylenko était en pourparlers avec l’Etat-Major allemand, Tcherbatcheff prévenait les Austro-Allemands que lui aussi, était prêt à causer. Qu’allait faire l’Ukraine? Sans doute, si la nouvelle République avait eu une existence nationale indépendante de plus longue durée, si les Alliés l’avaient tenue en une moindre suspicion et lui avaient fait comprendre, avec toute leur expérience des opérations militaires, que, délivrée des Austro-Allemands par un traité de paix prématuré, elle aurait encore des forces trop insuffisantes pour 132 résister à toute la poussée bolcheviste qui s’avançait du Nord et de l’Est, elle aurait certainement obéi à la suggestion qui lui était faite: suivre l’exemple de la Belgique, de la Serbie et de la Roumanie et attendre que justice lui soit rendue par la Conférence de la Paix. Mais à peine né à la vie nationale indépendante et recevoir un conseil dont l’exécution va avoir pour résultat immédiat la ruine d’un pays inviolé sous le régime précédent et la disparition d’un gouvernement encore mal assis, mais toutefois existant et cela sans recevoir en échange d’autres garanties qu’une vague promesse de reconnaissance au moment de la signature de la Paix, il faut avouer qu’il y avait là pour le Secrétariat général matière à réflexion.

Or, le temps manquait.

Le 28 décembre, les Bolcheviks déclarent la guerre à l’Ukraine et lancent un appel aux prolétaires ukrainiens, les invitant à renverser la Rada «capitaliste et bourgeoise»; le Soviet de Kharkov essaye de se substituer à la Rada de Kiev. Celle-ci perd la tête. Le 10 janvier, une délégation ukrainienne part pour Brest-Litovsk. Un mois plus tard, le 9 février, un traité en bonne et due forme mettait fin aux hostilités entre les Allemands, les Austro-Hongrois, les Bulgares et les Turcs, d’une part, et l’Ukraine, d’autre part.

La République ukrainienne a trop souffert de la signature de ce pacte pour ne pas s’en repentir amèrement. Mais est-elle la seule coupable? Ne pourrait-on 133 pas plaider pour elle les circonstances atténuantes? L’histoire seule pourra un jour nous dire si les Puissances de l’Entente, ou du moins leurs Représentants près le gouvernement ukrainien, n’ont pas à endosser quelques-unes des responsabilités attribuées en ce moment à la seule Ukraine.


135

CONCLUSION

Le moment est venu pour les Puissances de l’Entente et tout particulièrement pour la France, de prendre une attitude vis-à-vis de la République ukrainienne. Il serait désastreux de continuer à lui jeter l’anathème et à l’abandonner, brebis docile, à l’influence de l’Allemagne qui aura vite fait, profitant de nos fautes, de l’accaparer à son profit et de la transformer en quelque colonie d’exploitation.

[↔]

L’Ukraine vivra-t-elle dans une indépendance complète, formera-t-elle une fédération avec les Etats du Sud ou fera-t-elle partie de la grande fédération des peuples de l’ancienne Russie, c’est une question que l’Ukraine seule doit résoudre, car mieux que personne, elle connaît les besoins et les aspirations de son peuple. Actuellement, elle veut, comme la Pologne, la Finlande et la Lettonie, réunir tous ses fils sous un même drapeau et les faire vivre libres et indépendants. La France, cette grande protectrice des nations 138 faibles et opprimées, voit se tendre vers elle les bras de tout le peuple ukrainien. Il n’est pas possible à la France qui a travaillé à l’indépendance de l’Amérique, de la Belgique, de la Grèce, de la Prusse, de la Roumanie, de la Serbie, de la Turquie et de la Tchéco-Slovaquie et à la résurrection de la Pologne, de ne pas prêter une oreille favorable à la prière du peuple ukrainien, quitte à prendre, comme pour la Pologne et les autres nouveaux Etats, des mesures qui garantiront l’avenir.

D’autre part, les aspirations nationales des Ukrainiens et leur résolution de vivre désormais unis, présentent un tel intérêt qu’elles doivent être sérieusement examinées, non seulement par les diplomates réunis à la Conférence de Paris, mais aussi par tous ceux qui ont à cœur de voir naître dans le monde une paix juste, réelle et durable. Les résolutions qui seront données à ces aspirations influeront incontestablement sur les rapports des Etats dans l’Europe de demain, car, les temps sont passés où les diplomates pouvaient, suivant leur bon plaisir et suivant les ambitions impérialistes de leurs pays respectifs, imposer aux peuples d’Europe des régimes qui ne répondaient pas à leurs aspirations.

Or, les Ukrainiens du XXe siècle ne consentiront jamais à rester ce qu’ils étaient avant la Révolution russe ni à devenir autre chose que des Ukrainiens. Frères des Français par leur conception de la Révolution, 139 ils veulent travailler au raffermissement de leurs libertés et à leur propre bien-être, avec le concours et sous les inspirations des seuls Français. Aux Français de savoir mettre à profit les sympathies qui leur sont témoignées et la confiance qui leur est faite.


TABLE DES MATIÈRES


AVANT-PROPOS
PREMIERE PARTIE
Mon séjour en Ukraine
Mon arrivée à Kiev 1
Kiev avant la Révolution 3
La Révolution russe à Kiev 5
Le mouvement nationaliste ukrainien 7
Démêlés de la Rada avec le Gouvernement provisoire 9
Visites de Français à Kiev 10
L’offensive de Galicie 13
Reprise des pourparlers entre Kiev et Petrograd 14
Le coup d’Etat des Bolcheviks 16
Emeute sanglante à Kiev 18
Proclamation de la République ukrainienne 20
L’Ukraine veut rester fidèle à l’Entente 21
Ultimatum du Gouvernement des Soviets russes 25
Succès des troupes bolchevistes en Ukraine 27
Seconde émeute à Kiev 27
Prise de Kiev par les Bolcheviks 29
Kiev sous le régime des Soviets 31
142Kiev évacuée par les Bolcheviks 33
Coup d’Etat des Allemands 35
Le Gouvernement du Hetman Skoropadsky 36
Petlioura 44
Skoropadsky et l’Entente 46
Encerclement de Kiev par l’armée de Petlioura 49
Prise de Kiev par Petlioura 52
Le Directoire et les représentants de l’Entente 53
Mon retour en France 57
DEUXIEME PARTIE
L’Ukraine
Frontières 60
Orographie 60
Hydrographie 63
Villes principales 66
Climat 67
Importance de l’Ukraine 68
Productions du sol 69
Richesses du sous-sol 74
Chasse et pêche 77
Industrie 78
Commerce extérieur 81
Littérature 84
Poésie épique 85
Poésie lyrique 86
Poésie satirique 88
Fables 89
143Théâtre 90
Roman et nouvelle 92
Histoire 95
TROISIEME PARTIE
Les Ukrainiens
Le terme «Ukraine» 100
Le peuple ukrainien diffère des autres Slaves 101
L’Ukraine est une nation 104
L’armée ukrainienne 111
Le peuple ukrainien veut vivre indépendant 114
Le peuple ukrainien a gardé le sentiment national 116
L’Ukraine n’est pas bolcheviste 119
L’Ukraine n’est pas l’instrument de l’Allemagne 123
Conclusion 135
Carte de l’Ukraine 136
Table des matières 141

Imp. Lang, Blanchong et Cie, 7, rue Rochechouart, Paris.


Au lecteur

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