The Project Gutenberg eBook of La conscience dans le mal: roman This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: La conscience dans le mal: roman Author: Auguste Gilbert de Voisins Release date: July 13, 2022 [eBook #68516] Most recently updated: October 18, 2024 Language: French Original publication: France: Georges Crès Credits: Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA CONSCIENCE DANS LE MAL: ROMAN *** LA CONSCIENCE DANS LE MAL DU MÊME AUTEUR: LA PETITE ANGOISSE, _roman_. POUR L’AMOUR DU LAURIER, _roman_. LE DÉMON SECRET, _roman_. SENTIMENTS, _critique_. LES MOMENTS PERDUS DE JOHN SHAG. LE BAR DE LA FOURCHE, _roman_. L’ENFANT QUI PRIT PEUR, _roman_. ÉCRIT EN CHINE. LE MIRAGE, _roman_. L’ESPRIT IMPUR, _roman_. FANTASQUES, _petits poèmes_. _Prochainement_: LE JOUR NAISSANT, _roman_. _Copyright by_ LES EDITIONS G. CRÈS ET Cⁱᵉ, 1921. GILBERT DE VOISINS LA CONSCIENCE DANS LE MAL _ROMAN_ [Illustration: colophon] PARIS LES ÉDITIONS G. CRÈS & Cⁱᵉ 21, RUE HAUTEFEUILLE, 21 * * * * * IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE: CINQ EXEMPLAIRES SUR CHINE HORS COMMERCE, NUMÉROTÉS DE 1 A 5, ET CINQUANTE EXEMPLAIRES SUR VÉLIN PUR FIL LAFUMA, DONT DIX HORS COMMERCE, NUMÉROTÉS DE 6 A 45 ET DE 46 A 55. * * * * * _A MON AMI_ PAUL ALFASSA G. V. * * * * * LA CONSCIENCE DANS LE MAL I Dans ses études, Mathieu Delannes tenait un rang très enviable; tout au plus pouvait-on lui reprocher de n’y pas prendre grand’peine. Il se distinguait de façon générale, continue, sans briller par aucun de ces mérites particuliers qui flattent le maître et engagent la réussite future du «sujet». Son humeur tranquille, son travail assidu ne laissaient jamais rien prévoir de surprenant: il ne se fût pas plus départi de son calme qu’il n’eût, par exemple, saboté une composition. Il demandait seulement qu’on le laissât libre. Les critiques du professeur n’arrivaient pas à l’émouvoir; elles l’intéressaient, par contre, venant d’un personnage commis à cet emploi. Il y réfléchissait, le temps qu’il faut, puis il pensait à autre chose. Très bon camarade, chacun en eût témoigné, Delannes participait peu, néanmoins, à la vie de ses pairs et n’appartenait que nominalement à cette maçonnerie diffuse, liée par tant de conventions secrètes, à peine avouées, qu’est une classe de rhétorique ou de philosophie. Il voulait se sentir libre avant tout. Son influence sur ses condisciples était due, en partie, à cette indépendance même et à certain respect qu’il ressentait obscurément de la liberté individuelle d’autrui. Pour peu qu’il fût avisé, le professeur trouvait en lui une aide puissante. Mathieu ne tirait d’ailleurs pas le moindre orgueil de cette collaboration qui lui paraissait toute naturelle: il s’étonnait qu’on l’en remerciât. * * * * * «Mais oui, répète M. Jauffrey dont la belle barbe de philosophe ne cache pas le sourire très doux, dépourvu d’ironie, j’ajouterai que l’un de mes collègues, votre professeur de l’an dernier, partage mon opinion; il sera heureux de savoir que je vous l’ai transmise. En somme, vous nous facilitez la tâche. Nous avons devant nous une société déjà un peu organisée; cela est précieux, croyez-moi, quand on s’adresse à un auditoire dont l’attention se désagrège si aisément. On se fait mieux entendre et les résultats sont meilleurs. Voilà pourquoi je tenais à vous serrer la main, aujourd’hui.» D’abord Mathieu Delannes a paru gêné. Il réfléchit un moment avant de répondre, puis: «Vous êtes bien bon, monsieur Jauffrey...» dit-il. Dans sa longue main sèche, il prend la main tendue, la main lourde et grasse du brave psychologue et l’étreint vigoureusement. «Tout de même, ça me fait plaisir.» M. Jauffrey n’est pas un sot: il a vu le pincement triste des lèvres. «Tout de même?... Je comprends mal, Delannes... Que voulez-vous dire? --Oh! rien, monsieur Jauffrey, rien de spécial. Comment vous expliquer? Je tiens trop à ma liberté, peut-être, mais quand on me remercie... j’ai peur.» M. Jauffrey serait-il ému? On le dirait: sa voix s’adoucit encore. «Pourquoi, mon enfant? Dites-moi votre pensée.» Holà! Holà! M. Jauffrey exagère. Étrange manière de parler!... Delannes se tient sur la défensive: il déteste les effusions. Sa bouche se durcit, son regard se ferme. Donnera-t-il une réponse précise? Se laissera-t-il prendre au piège affectueux? Non: il bredouille quelques paroles de politesse, salue respectueusement et se retire. «Tiens! murmure le professeur, quel singulier bonhomme!» Mais il en a trop rencontré de ces jeunes gens qui l’étonnaient, un jour, par une phrase inattendue, maladroite, inopérante, faite de vocables courant... si obscure. C’est le langage secret de leurs dix-sept ans. M. Jauffrey ne l’a jamais parlé ni compris. Cependant, Mathieu Delannes marche vite: il a déjà traversé la cour et franchi le seuil du collège. II Un vigoureux gaillard, très roux, très grand, les cheveux drus plantés bas sur le front très large... Et quelle carrure! A cette impression de force bien assise, trop sûre d’elle-même, le regard des yeux verts apporte un tempérament par quelque chose de franc, d’une franchise jeune, dont la physionomie est comme illuminée, par quelque chose de très clair et de très pur. Il y a de la pitié dans ce regard. Pour l’instant, Mathieu Delannes, rencogné dans un compartiment poussiéreux de chemin de fer, s’ennuie fort. C’est une journée d’été, en Normandie, et les stores baissés, battant sur les fenêtres ouvertes, n’empêchent guère la chaleur de se manifester. Delannes suffoque et le roman policier qu’il s’oblige à lire ne l’intéresse pas. Il s’est tiré facilement, brillamment, paraît-il, de l’épreuve du baccalauréat et va rendre compte de ses lauriers à M. Jacques Mesnard, son oncle, son seul parent. * * * * * Depuis quelques moments, on aperçoit la mer. Voici que le train s’arrête. Mathieu confie sa valise à un employé de la petite gare et saute sur le quai. Bientôt après, une carriole l’emporte sur la route blanche. «Belle journée, monsieur Mathieu, pour votre arrivée! --Un peu chaude, Louis... Comment va mon oncle? --Oh! Monsieur est toujours de même: sa goutte, ses douleurs... Il ne sort pas beaucoup. Rien de changé, comme vous voyez. --Et mon ami Hourgues? --M. Hourgues se porte bien, Madame et la petite aussi. Ah! des braves gens, ceux-là, on peut le dire, et qui n’embêtent pas le monde. Un gérant, voyez-vous, c’est tout bon ou tout mauvais. M. Hourgues, il me parle comme à un ami, et j’ai beau être cocher, il me serre la main. C’est pas monsieur votre oncle qui saluerait un domestique!» * * * * * Le trot vif du cheval, de légers tourbillons blancs, un ciel bleu pâle, envahi de lumière, les champs longuement étendus, des bêtes, des verdures légères, tout un paysage familier à Delannes et qu’il aime... Une heure durant, les cahots coupent sa causerie avec Louis. Il est heureux de retrouver le vieux cocher au parler franc qui, jadis, lui apprit à grimper aux arbres, à marcher sur les mains, à nager, à monter à cheval, à conduire, et sous la surveillance duquel il tua son premier lapin. Là-bas, ce bosquet touffu de marronniers marque la fin de la course. Il jette de l’ombre sur un large gazon bordé de plates-bandes aux diverses teintes, devant une haute façade grise, sans style, d’aspect sérieux et bourgeois. C’est la maison natale de Mathieu. Les roues de la carriole grincent contre le gravier avec un bruit connu, en franchissant la grille, en contournant le bassin aux carpes, en s’arrêtant au seuil où deux grands vases ornés ont presque disparu sous les entrelacs, festons et guirlandes d’une somptueuse vigne vierge qui rougit déjà. * * * * * Delannes met pied à terre, sans se presser, tranquillement. Il a pourtant un cri de joie en voyant paraître, les bras tendus, cet homme grisonnant dont le regard bleu garde tant de jeunesse: «Mon ami Hourgues! --Mathieu, vous voilà dans une forme splendide! Vos succès ne vous ont pas fatigué. --On parlera de ça plus tard; embrassons-nous d’abord. --Je sens que vous crevez de soif. Venez boire dans mon bureau; Lucie et la petite nous y rejoindront; elles sont sur la plage; on ne vous attendait pas si tôt... Mais j’oublie de dire que votre oncle est dans sa bibliothèque, prêt à vous faire bon accueil. --Quand je serai lavé, changé, j’irai le joindre. Maintenant, vous devinez juste, Hourgues: il me suffira de boire frais.» III Vêtu de blanc, l’œil vif et la mine dégagée, Mathieu s’en fut frapper, plus tard, à la porte de son oncle. M. Jacques Mesnard était assis dans un grand fauteuil, devant la fenêtre ouverte d’où l’on dominait une vaste prairie dévalant jusqu’à la plage entre deux bois qui, de droite et de gauche, étendaient leurs verdures. En face, c’était la mer, grise et marquée de taches violettes, sous le ciel lumineux plein de grandes nuées. Le vieil homme regardait ce paysage en fumant des cigarettes, inlassablement. A ses pieds, une bassine de cuivre servait à recueillir le rebut de son pétun. Sur ses genoux, un journal restait inutilisé; parfois il se le faisait lire par Hourgues ou Mme Hourgues qu’il interrompait, à chaque instant, pour placer des commentaires. Ils étaient sarcastiques, toujours, et souvent grossiers. Une figure en lame de couteau, des cheveux jaune sale, tombant en mèches sur un front étroit; un long nez mince, une bouche dessinée pour émettre des railleries, peu de dents, et celles-là presque noires, un menton pointu, des mains, belles jadis, maintenant déformées par la goutte et dont les doigts étaient marqués d’une indélébile teinture de tabac... Il se présentait ainsi. «Te voilà donc, dit-il sans bouger. Approche. --Bonjour, mon oncle; comment vous portez-vous? --A mon âge, cela ne change guère que pour de bon. --Lucie Hourgues vient de me dire que votre dernière crise de goutte remonte à quinze jours et ne fut pas forte. --Pas forte! j’aimerais qu’elle l’eût sentie!... Mais parlons de toi. Mathieu, tu fais grand honneur à la famille par tes succès universitaires. Une lettre de ton professeur me les a appris et je t’ai envoyé cinq cents francs, aussitôt, dont tu m’as d’ailleurs accusé réception. Il convient, de plus, que je te félicite sur un ton chaleureux. --Ne vous donnez donc pas cette peine! --Mais si! mais si!... Comptes-tu rester longtemps à Villedon? --Le temps qu’il vous plaira de fixer, mon oncle. --Mettons deux mois; tu ne me gêneras nullement et Jérôme, Lucie et la petite Alice ont fort envie de te voir. Tu pourras monter à cheval, chasser un peu, vers la fin de ton séjour, et me lire quelquefois les feuilles parisiennes. Tu dois lire avec élégance... Laisse-moi te regarder... Quelle santé! Cela aussi fait honneur à la famille. --La famille?... où la prenez-vous, mon oncle? Je croyais n’avoir d’autre parent que vous? Mes succès, mon aspect physique, vous touchent-ils à ce point? --Évidemment, j’exagérais pour te flatter et me concilier tes grâces; par contre j’avoue que ta culture morale, si je puis dire, ne me laisse pas indifférent... Fais-tu la noce?» A cette question posée de façon brusque et sèche, Mathieu ne répondit rien, tout d’abord, puis: «Mon oncle, dit-il avec douceur, il me semble que ce sont là mes affaires personnelles. --Intransigeant! déjà! --Je crois que le collège et, sans doute, une éducation peu surveillée m’ont donné le goût de la liberté, de toutes les libertés, spécialement celle de me réserver, en quelque sorte, au lieu de me répandre. C’est une tournure d’esprit qui me rend les confidences difficiles. Je ne me sens pas très sociable. --Cela est fort bien dit. J’admets la réponse et sa critique incluse. En tout cas, tu te portes à merveille et ne parais pas tenté par le séminaire; si tu ne la fais déjà, tu feras donc la noce avant peu. En ma qualité d’oncle dévoué, j’ai l’agréable devoir de t’en faciliter la tâche. Après ton séjour ici, tu pourras t’installer à Paris dans un rez-de-chaussée bien situé que je conserve depuis ma lointaine jeunesse dont la période orageuse a été longue, très longue... tu le sais peut-être. Cela te donnera le loisir de songer à ta carrière, s’il te plaît d’en choisir une, fût-elle de rester les bras croisés, de t’y préparer, de t’amuser en attendant l’heure de ton service militaire et de goûter librement aux délices de la gastronomie nocturne et de l’amour... --C’est un joli programme, dit Mathieu. --Il est entendu que je double ta pension et te donnerai de quoi t’installer à ta guise dans ce pied-à-terre. Viens à Villedon vers la fin de l’été; le reste du temps, ne laisse pas ton vieil oncle sans nouvelles: envoie-lui des portraits commentés de tes petites amies, sur des cartes postales. Elles orneront sa table de nuit et leur vue lui réjouira le cœur... Maintenant, va te promener, laisse-moi seul. Tu dîneras avec les Hourgues. Je dîne seul, dans cette pièce; je fume ensuite un cigare, le second de la journée, et je me couche seul, comme bien tu penses: le sage doit coucher seul, doit dormir... Au revoir... Non, ne me serre pas la main, celle-là est encore douloureuse; l’intention suffit. Bonsoir... homme libre! --Excusez-moi, mon oncle. Bonsoir.» Mathieu sortit et M. Jacques Mesnard, seul de nouveau dans la vaste chambre qu’envahissait le crépuscule, jeta sa cigarette achevée, puis en alluma une autre. IV Durant les quelques années qui suivirent, Mathieu vécut à peu près comme le lui avait proposé son oncle. Installé à Paris, en garçon, dans un rez-de-chaussée qu’il orna d’accueillante manière, il fréquenta les lieux où l’on s’amuse, soupa en compagnie joyeuse et suivit la carrière de quelques demoiselles de music-hall. Sa figure d’un singulier attrait, son entrain, son humeur égale et d’enviables rentes expliquaient aisément le succès que ces jeunesses lui firent. Toutes, néanmoins, se plaignaient de l’impossibilité manifeste qu’elles voyaient à le garder longtemps. Non pas qu’il fût précisément volage: il souffrait mal une contrainte, la moindre le mettait en éveil, amenant bientôt la plus courtoise liquidation et la plus définitive. «Ça va quelque temps, puis il rue dans les brancards.» «On croit le tenir; un jour, il vous glisse entre les doigts.» Deux formes données à la même pensée par deux de ses amies. Pourtant Mlle Lily Bentham sut l’enchaîner pendant six mois, Mlle Gaby Lesurques, environ cinq. Le charme de May Read ne dura qu’une saison, mais la jeune Nicole du Théâtre Impérial l’enchanta de janvier à septembre. Ils tentèrent de conserve un voyage à Venise qui détermina leur rupture, Mathieu ayant montré, dans cette ville romantique, trop de goût pour des Vénitiennes de petite naissance et Nicole s’en étant plaint. D’autres aventures toutes pareilles menèrent avec douceur Mathieu Delannes à ses vingt et un ans. * * * * * Chaque été, quand Paris devenait insupportable, il se rendait à Villedon, sans jamais y prolonger son séjour. Aux premières feuilles rousses, Mathieu se sentait las des conversations de M. Jacques Mesnard, si sèches et piquées de trop de mots pointus. Celles de Jérôme Hourgues, de sa femme, voire de sa fillette lui agréaient mieux; avec la petite Alice, il s’oubliait à jouer des heures entières sur le sable de la plage, mais bientôt l’influence de l’oncle toujours goutteux, sarcastique et revêche se manifestait à nouveau. Déprimé, Mathieu ne jouissait plus de ce paysage de la mer et des bois qu’il aimait tant: d’un jour gris, il ne sentait que la tristesse, d’un jour lumineux et chaud, le seul accablement. Pour le réconforter, Villedon, sa maison natale, n’éveillait en lui que de trop lointains souvenirs. Que savait-il de sa mère morte en couches, de son père qui n’avait survécu que trois ans à sa femme? Il se les imaginait par des photographies, par les bibelots de leurs chambres, par quelques anecdotes, quelques lettres retrouvées, mais cela était si peu de chose, et ce peu si peu vivant! Rentrant à Villedon, il ne rentrait pas chez lui. Paris lui donnait d’autres plaisirs très appréciables, mais Paris ne le contentait guère. S’il avait jeté sa gourme avec toute l’ardeur d’un jeune cheval échappé, Mathieu se doutait bien que cela ne durerait pas. Ses compagnons de noce, ses camarades, les demoiselles de music-hall et les dames trop poudrées, témoins de son plaisir, lui paraissaient former une troupe d’esclaves évoquée autour de lui à seule fin de le satisfaire. Il en arrivait presque à les plaindre. «Moi seul, je m’amuse librement. Les autres, vous par exemple, ma chère, travaillez à m’amuser.» Ainsi parla-t-il à Gaby Lesurques (charmant visage, intelligence bornée) qui, pour toute réponse, murmura d’une pauvre voix mince: «Ben vrai, Mathieu, tu en dis des choses!» Et vida d’un trait son cocktail. Quelques incursions dans d’autres mondes lui donnèrent de l’ennui; la préparation de deux examens utiles l’absorba insuffisamment. Pourtant, son année de service militaire lui fut d’un réel bénéfice. Il acceptait une discipline aussi ouvertement affichée; sa liberté n’en souffrait pas. Il se plut à cette tâche qui l’occupait d’une façon nouvelle et la ville de province qui l’accueillit faisait un bien joli cadre. Mais ces haltes n’ont qu’un temps... Un jour, on s’en va... Dès lors, il semble que les belles heures soient passées où l’on se sentait l’âme libre et légère. «D’ailleurs, expliquait-il, cela eût duré un mois de plus que je me serais ennuyé à périr... ou jusqu’à tout casser.» Mathieu a-t-il si peu changé depuis le collège? * * * * * Rentré à Paris, il s’aperçoit que les sorties nocturnes le tentent moins. Des projets d’avenir se précisent en lui. Bientôt, il partira; il s’installera pour quelques années dans une colonie lointaine... laquelle? il ne sait encore, mais de ce choix il s’occupe avec application. Un soir d’hiver où la pluie tombe dru et que Mathieu étudie, dans un gros livre, l’agrément et les inconvénients de vivre en Indo-Chine, on sonne à sa porte. Il ouvre et reçoit des mains du télégraphiste ruisselant un papier bleu. Persuadé que ce sont là des nouvelles de sa jeune amie du jour qui soigne au soleil de Nice un rhume de cerveau, il déchire la feuille sans hâte, mais ce papier bleu lui vaut une surprise, car il lit: _Votre oncle succombé ce matin à une attaque de goutte. Funérailles lundi midi. Sincères condoléances, affections. Jérôme Hourgues._ «Il convient donc que je parte au plus tôt,» se dit Mathieu. Ayant consulté l’indicateur, il sonna la femme de chambre et lui annonça qu’il prendrait le train de 8 h. 12, le lendemain, dimanche. «L’oncle est mort...» Nulle émotion ne naissait. Il se fût étonné d’en ressentir une très vive, mais ce vieillard qu’il n’aimait pas, qu’il n’admirait pas, dont il estimait peu la vie d’égoïste brutal, cynique, parfois cruel, vivant seul et sans amis, depuis que sa santé l’obligeait au repos des champs, ce vieillard ne représentait pas moins quelque chose: tout ce qui restait de famille à Mathieu Delannes... Mathieu serait plus seul encore. «Et, se disait-il en regardant la cheminée où s’alignaient des photographies souriantes, je ne lui ai même pas fait tenir les portraits de petites femmes qu’il me réclamait un jour. Pourtant, c’eût été charitable et l’eût amusé... Tant pis... Trop tard!» Il se coucha peu après et prit, le lendemain, à 8 h. 12, le train pour Villedon. V M. Jacques Mesnard dormait son dernier sommeil, sous une plaque de marbre gris, dans un cimetière qui n’avait rien de la grâce du cimetière de village, tel qu’on se l’imagine volontiers. Monsieur le Maire le déclarait hygiénique et moderne; c’est tout dire en deux mots. D’ailleurs, Mathieu n’avait pu s’empêcher de penser que ce petit enclos, sec, propret, fermé de murs blancs dont le faîte se défendait de l’escalade par des tessons agressifs, convenait fort bien au vieillard défunt. Nulle occupation pressante ne le rappelant, Mathieu ne rentra pas aussitôt à Paris. La lourde chute de neige de la veille et, sur ce linceul, un soleil radieux, le dessin net et nu des bois qu’il revoyait encore vêtus de vert ou de roux, la mer d’une teinte si fine et quelque chose de léger qui flottait dans l’air froid, donnaient au paysage un attrait nouveau qui faisait oublier Paris battu par les averses. * * * * * «Je ne l’aimais pas, vous le saviez, mon ami. Pour quelle raison l’aurais-je aimé? Cependant je perds avec lui tout ce que d’autres appellent leur famille. Me voilà tout seul. Ma famille, c’est vous qui me la ferez, vous et les vôtres... J’y compte. --Avec raison, répondit Jérôme Hourgues, mais n’oubliez pas que lui vous aimait bien, à sa façon, sans doute, qui était contrainte et désagréable (comme il pouvait aimer), sincère néanmoins. Il tenait à vous savoir très entouré, chéri de tous, heureux de vivre, heureux par l’ambition et le succès, heureux par l’amour.» Et comme Mathieu l’interrompait, Hourgues reprit: «Pas explicitement, non; il ne se fût pas permis d’être explicite et il lui déplaisait de parler longtemps de quelqu’un qui lui était cher. Ses phrases confuses me semblaient parfois d’une insupportable amertume... Un homme dur, je l’accorde, mais si perspicace! Se rendant compte de son aridité, de sa solitude de vieil arbre tordu, de sa stérilité, il vous souhaitait une vie abondante et féconde. --Voyons, Hourgues! répondit Mathieu, d’une voix assez coupante, il est mort: n’en profitez pas pour le glorifier tout de suite, comme font les bourgeois. --Je vais croire, dit Hourgues, que vous le regrettez vraiment.» Ils parlèrent d’autre chose. * * * * * «Et quels sont vos projets pour l’avenir? demandait Hourgues. --Oh! je ne sais pas encore. Aller aux colonies, peut-être; y travailler. Là-bas, on trouve à s’occuper de tous côtés et de mille manières. --C’est choisir une villégiature bien lointaine, lorsque, ici où nous sommes, vous en avez une sous la main. --Vous voulez dire que mon oncle... --Il m’en a fait part lui-même. Je me souviens de ses paroles: «Puisqu’il tient tant à être libre, ce gaillard, au moins que je lui en procure les moyens!» M. Mesnard vous a donc laissé Villedon et toute sa considérable fortune... Le bout du monde, c’est loin, mon cher Mathieu, le climat y fût-il incomparable... Installez-vous dans votre famille, car je n’oublie pas votre affectueux propos; installez-vous à Villedon. --Afin d’y mener la vie de son dernier propriétaire? Ah! non, par exemple! Vous continuerez à gérer cette terre que vous aimez, n’est-ce pas, Hourgues? ainsi tout sera pour le mieux, et le Tonkin, le Tchad ou Tahiti sont des lieux d’exil d’où l’on revient sans peine. --Je serai toujours votre gérant, Mathieu, puisque vous m’en priez. J’ai succédé à mon père dans cet emploi et vous remercie de m’y maintenir, mais je vous assure qu’il y a du travail, et de reste, du travail pour plus d’un, si l’on veut faire rendre à Villedon tout ce qu’il peut donner. --Nous en recauserons,» dit Mathieu. La dernière phrase de Hourgues l’avait surpris. VI A cette proposition toute simple, si particulière néanmoins, bien raisonnable, mais décevante en ce qu’elle détruisait un beau rêve d’exil, Mathieu songeait encore, le lendemain, après qu’il fut allé présenter au curé du village ses devoirs et remerciements. Le brave homme lui avait dit d’excellentes choses, de façon trop soutenue. L’ayant quitté sur la fin d’un résumé vraiment touchant des vertus de M. Jacques Mesnard et las de ce ronron louangeur, il entra dans un petit café où quelques habitués fumaient la pipe. Atmosphère moins pure mais plus chaude qu’au dehors; de temps en temps, contre le plancher, un bruit de souliers lourds: l’arrivée d’un client précédé d’une douche horizontale d’air glacé; des paroles d’accueil, sonores, bien timbrées. Tout cela, Mathieu le connaissait de longue date. Assis devant un verre de café noir, il s’occupait de lui-même, se répétant, examinant, pesant ce que Jérôme Hourgues lui disait, la veille. Bientôt, il leva la tête: quelqu’un s’installait à côté de lui, un grand et gros homme brun, moustachu, mal rasé, dont les cheveux passés à la pommade dessinaient sur le front bas une plaque en accroche-cœur. Il retenait au coin de sa bouche grasse un mégot éteint. Son costume, fait pour attirer l’œil, se composait d’un audacieux complet marron, d’une chemise de couleur que fermait une cravate à pois et, retournée sur le dossier de la chaise, d’une très ample, très sérieuse peau de bique. Pour commander son absinthe, il parla fort; sa voix était cuivrée, retentissante; il prétendait à beaucoup d’importance, il prenait beaucoup de place et ses larges mains poilues aux ongles sales furent d’une abjecte majesté quand il les colla sur la table, les doigts ouverts, afin que l’on vît mieux le travail barbare de deux bagues d’or. Et puis Mathieu s’aperçut que ce personnage n’était pas seul: une toute petite femme l’accompagnait, si petite qu’elle semblait moins femme que poupée. De beaux yeux sombres, un nez lourd, des lèvres sèches, marquées de fard, des cheveux roux, très abondants, dont la frisure bouffante débordait un chapeau modeste, sans garniture; une poitrine triste, plate, ornée d’un collier d’ambre, des bras maigres, à faire pitié, des mains aux ongles vernis, à la peau travaillée, amollie et poudrée, et beaucoup de bagues à ces mains. L’ensemble donnait une image surprenante que la robe noire, étriquée, ascétique, mal portée, accentuait encore. Elle parla, en réponse à un appel du gros homme, et ce fut, auprès d’un bruit généreux de fanfare, la mélodie dépouillée d’une clarinette. Intrigué par ce couple étrange, Mathieu, sans bouger, l’observa, écouta. «Tu n’as pas froid, Octave? --Ici, pas trop, répondit l’homme, mais pour un sale pays, c’est un sale pays! --Nous serons rentrés demain; il faudra écrire à Randal, ce soir, pour lui envoyer la liste et les renseignements. --Les renseignements! comment veux-tu que je les trouve? C’est tout des jésuites dans le patelin: on demande quelque chose, le bonhomme répond à côté ou pas. --Nous ne sommes plus à Toulouse!» dit la petite personne avec une mine dégoûtée. Puis, à mi-voix: «Qu’y a-t-il sur la liste? demanda-t-elle. --Rien de très gras: le colosse, mais on l’a déjà vu; l’homme caoutchouc, une bonne affaire, celui-là; le cul-de-jatte casseur d’assiettes qui ne plaira pas à Randal (ces protestants, ça a des idées!) d’ailleurs, j’ai pas signé; et puis ceux de la foire de Hambourg que tu connais: le nabot est crevé, ils sont encore sept. --C’est pas mal, Octave; c’est un joli groupe... Alors, tu reviendras pour les renseignements? --Oui, dans six semaines. Je verrai le notaire. Il y a de belles prairies qui feraient tout à fait l’affaire. Tu m’accompagneras: j’aurai besoin de toi. --Y penses-tu, Octave! Mme Salomon m’en voudra beaucoup si je la quitte si tôt. Elle n’a confiance qu’en moi... cette rougeur la défigure. Mme Salomon est une cliente merveilleuse. --Ma bonne Rachel, il y a plus de galette à prendre chez Randal qu’en t’éreintant à graisser des vieilles dames. --Tais-toi, Octave! tu me fais honte!... Et n’oublie pas de laisser notre adresse. --T’as raison, ma poule!» Il se tourna vers le tenancier du café: «Brave homme! voici nos cartes. S’il venait des lettres pour ma femme ou pour moi, vous seriez bien obligeant de les faire suivre.» Il posa deux cartons sur la table, y jeta une pièce de cent sous et se leva. «Non, non, Rachel! dit-il à sa femme qui attendait la monnaie, il faut avoir la main large. Partons.» Et, cueillant sa peau de bique, il s’en vêtit. * * * * * «Drôles de gens!» dit le tenancier, quand ils eurent quitté la salle. Il y eut un murmure d’approbation chez les habitués du café. «Qui est-ce? demanda Delannes. --Dieu sait, monsieur Mathieu! moi, je ne sais pas. J’en avais jamais vu comme ça. Je ne comprends même pas leur métier. Tenez...» Il tendit les deux cartons où Mathieu put lire: OCTAVE BOUCBÉLÈRE _Courtier en Singularités_ MADAME RACHEL _Masseuse-Manucure_ «Manucure! s’écriait le tenancier en riant de bon cœur, c’est pas un métier de chrétien, manucure! c’est quoi?» VII Rentré dans sa garçonnière, il arriva bien à Mathieu Delannes de penser quelquefois à ces deux personnages rencontrés par hasard, mais des réflexions plus personnelles, plus graves, l’occupaient, et bientôt M. et Mme Boucbélère s’en furent rejoindre au fond de son souvenir d’autres fantoches passagers qui l’avaient amusé un instant. Six mois plus tard, il se décida... Durant ces six mois, Mathieu, sans parvenir à rien préciser, tritura des projets multiples. Tout cela restait confus, épais, quand une lettre de sa jeune amie encore absente lui annonça un prochain retour. L’enveloppe du mauve le plus galant, le papier trop parfumé, l’encre trop verte lui déplurent et aussi la façon fleurie dont l’épistolière, qui s’ennuyait sur la côte, l’assurait d’une tendresse renouvelée. Cette lettre joua le rôle de la goutte adventice dont la chute clarifie soudain un mélange obscur. Il imagina la vie qu’il serait forcé de mener: promenades au Bois, soirées au théâtre, soupers, et tout ce bavardage auquel on n’échappe pas! et tout le temps perdu! Sa résolution était prise; l’exil, avec ses belles promesses, ne s’offrait plus à lui sous les mêmes couleurs; l’installation à Villedon, chez lui, paraissait plus simple, plus efficace, d’un rendement plus sûr; il trouverait à s’employer là, tout aussi bien qu’autre part. Hourgues lui avait souvent écrit, mais ne tâchait pas de le convaincre, et d’ailleurs Mathieu lisait ses lettres distraitement, voulant se décider seul. La chose était faite. Sans plus tarder, il envoya à Jérôme Hourgues un télégramme lui annonçant son arrivée immédiate et s’occupa des quelques problèmes ménagers que posait un si brusque départ. Le dimanche soir, il trouva son ami qui l’attendait; sa joie était manifeste. Ils dînèrent ensemble et l’on dut avouer qu’à passer du service de l’oncle à celui du neveu, la cuisinière ne perdait rien de sa délectable maîtrise. Delannes ne tarda pas à monter dans sa chambre, plus fatigué peut-être que de raison, légèrement grisé par le choix qu’il venait de faire (le choix de sa vie, en somme), et par la subtile influence de certain sauterne réputé dont Jérôme Hourgues, pour fêter ce beau jour, était allé cueillir à la cave, de ses mains pieuses, deux des six bouteilles restantes. Le lendemain, il se réveilla dans une vaste chambre grise où filtrait la lumière du petit matin, et, tout de suite, il n’eut aucune envie de se rendormir. D’abord, il resta immobile, charmé par un silence que seul, de temps à autre, trouait le chant des coqs. Il songea aux bruits de ce même petit matin à Paris; la comparaison l’amusa; puis il sauta du lit, voulant voir le paysage à la fois bien connu et nouveau que dominaient ses fenêtres. Il les ouvrit et s’assit dans une embrasure où, sommairement vêtu, il se livra, fumant une cigarette, au si doux plaisir de contempler. La vaste prairie descendait vers une plage de galets ocre et jaune; plus loin, la marée, basse à cette heure, découvrait du sable, et, plus loin encore, c’était la mer, sous un voile de brumes épaisses à l’horizon, légères sur le bord. A droite, à gauche de la prairie, des bois s’étendaient, d’une verdure neuve et tendre. Tout se présentait ainsi en teintes délicates qu’un peu de vapeur unissait. Le soleil, enveloppé à l’orient, avait encore des lueurs assourdies, sans éclat, sans chaleur, qui paraissaient parfois, écartant la buée d’alentour, en reflets de nacre et d’opale. Un souffle de brise naissante animait l’air, faisait bruire la cime des arbres, effilochait une traîne de buée sur la prairie, apportait des parfums, des rumeurs, un oiseau. Mathieu laissait errer son regard. Ce spectacle le ravissait secrètement, l’enchantait peu à peu. Un grand repos se répandait en lui, de cette sorte qui permet le rêve. Il sourit, pensant aux tons crus, aux ardeurs, aux violences des pays qu’il avait voulu visiter, de l’autre côté de la terre. Là-bas, durant ses heures de loisir, il aurait admiré mille choses brillantes, étincelantes, inattendues, mais, ici même, ne pouvait-il imaginer mieux? Les fruits à portée de sa main ne valaient-ils pas la mangue ou le letchi? «Mes beaux projets, se dit Delannes, malgré toutes leurs précisions, étaient encore gâtés par trop de littérature... Romantisme déplorable! Au panier! Je crois que je finirai par me plaire à Villedon, par m’y faire une vie, et vraiment, ce matin, j’ai ouvert mes fenêtres sur un bien aimable décor.» Mathieu contemple les nuées grises, lentement mouvantes, les verdures claires au léger friselis, le ciel où naissent des teintes roses, cette prairie... Soudain, une touche de couleur vive sollicite son regard; il prend une lorgnette pour mieux l’examiner: à la plus haute branche d’un arbre du bois de droite, flotte une flamme triangulaire, mi-partie verte et jaune. Pourquoi cette flamme? il ne devine pas et, bientôt, pense à autre chose, car le soleil se révèle, frappant la rosée de l’herbe d’un rayon d’or éblouissant. L’impression est saisissante, magique; Mathieu ne quitte plus des yeux ce tapis de lumière tendu sur la prairie... Oui, tout à fait magique... Et voici qu’il entend un cri joyeux, une clameur simple et forte, l’appel, dirait-on, d’une jeune voix humaine... D’où vient cet appel et qui le lance? Du seuil de la maison jusqu’à la mer, personne. Mathieu reprend sa lorgnette. Rien entre les deux bois, rien sur l’herbe au précieux tapis et cependant... Un second appel, plus formé... Celui-là jaillit à coup sûr du bois de droite, mais Mathieu s’étonne encore davantage, s’étonne éperdument, quand, de ce bois, il voit sortir, image effarante, par trop imprévisible, un grand cheval, blanc de neige, qu’enfourche un enfant nu. La bête à la robe sans tache, baignée de soleil, s’encapuchonne en galopant; son mince cavalier qui semble monté à cru la conduit au bridon. Maintenant, elle s’éloigne, elle tourne, elle revient, elle s’éloigne encore, foulant lourdement l’herbe lumineuse, et Mathieu, transporté d’il ne sait quelle curiosité dont déborde son cœur, possédé d’une étrange jubilation, a tout juste le temps de chausser des sandales pour se précipiter comme un fou, vêtu de son seul pyjama de toile, dans l’escalier, puis au dehors. Il n’a pas interrogé le vieux domestique tôt levé qui balayait l’antichambre et s’émeut de ce brusque passage: il veut voir, il veut savoir... Il se rappelle qu’il était bon coureur, jadis; il retrouve son élan, son allure, son haleine; il descend la prairie en pente douce, comme par jeu, sans nul effort. Voilà le cheval blanc! Mathieu se hâte. C’est bien un cheval blanc; c’est bien un enfant nu qui le monte. Mathieu se rapproche, bondissant sur l’herbe humide. Le voici tout près; le voici tout contre. Il touche le cheval blanc; il fait halte... Le jeune cavalier saute à terre, d’un geste souple et facile, salue de la tête, et souriant, riant plutôt, s’écrie: «Vous avez du souffle, Monsieur!» VIII «Mon cher Mathieu, je vous l’ai répété vingt fois: votre mémoire se gâte, se perd. Est-ce en souvenir de votre oncle que vous fumez trop?...» Quelques semaines auparavant, par une lettre fort explicite, Hourgues, semblait-il, avait correctement demandé à Delannes l’autorisation de louer une partie de la propriété (le bois Martin et les deux prairies attenantes) à un certain James Randal au sujet duquel il avait obtenu les meilleurs renseignements. Que le papier fût parvenu entre les mains de Mathieu, une réponse le certifiait; qu’il en eût pris connaissance autrement que d’un œil distrait, on pouvait en douter puisqu’il ignorait tout de cette affaire. Elle paraissait bonne. Hourgues avait signé. Il hésitait d’abord, l’intermédiaire lui ayant déplu, mais il reprit confiance dès qu’il put traiter avec Randal lui-même. Il le décrivait de façon intéressante. Le premier abord ne laissait pas de surprendre: une figure de cinquantenaire que l’austérité ravage, des traits taillés à coups de serpe, un regard fermé, une bouche close, aux lèvres dures, nulle bonhomie, mais de la bonté s’exprimant par des actes, jamais par des phrases. «Il me tarde que vous le voyiez; vous l’apprécierez, j’en suis sûr. Son entourage le respecte, le vénère. A moi, il me fait presque peur et Lucie va plus loin: elle avoue naïvement qu’il l’épouvante. Certes, on l’imagine mieux à la tête d’une troupe de moines guerriers que dirigeant un cirque, mais il y a des vocations inattendues, d’étranges rencontres et, somme toute, James Randal est bien à sa place.» Cela réveillait en Mathieu un vague souvenir: le cirque Randal, une troupe organisée à l’américaine avec de puissants capitaux. Elle parcourait le monde de bout en bout, se faisant précéder par des fanfares sonores et une escouade de colleurs d’affiches qui recouvraient les murs des villes et des villages de placards annonciateurs devant lesquels le passant interdit, bientôt émerveillé, stationnait longtemps. Mais pourquoi le cirque Randal se trouvait-il à Villedon? Hourgues le lui expliqua. «Randal vient d’accomplir en Europe une magnifique tournée dont les résultats furent excellents. Il a dû s’arrêter, beaucoup de chevaux ayant eu la morve. D’autres viendront d’Amérique, dans quelques semaines; encore faudra-t-il les dresser, ce qui n’est pas une besogne facile. Pour le moment, on se repose ou l’on fait en Bretagne, en Normandie, de petites expéditions à frais réduits, sans importance... Et voilà pourquoi, cher ami, vos terres sont occupées, présentement, par cette horde nomade.» Il rassura Mathieu sur les inconvénients possibles. «L’affaire est bonne, je vous l’ai dit: ils paient bien. J’ai obtenu, dans notre bail, qu’ils ne mettent aucune affiche dans les villages d’alentour, aucun placard en pleins champs; ce sont d’effroyables choses qui offensent le regard. Vous en avez vu, n’est-ce pas, de ces rectangles flamboyants, verts et rouges, coupés d’une croix blanche et portant le nom du cirque en lettres démesurées? Je n’ai permis aucun signe extérieur, chez vous, certain que vous en seriez horripilé, sauf une flamme bien modeste sur un des arbres du bois Martin. Elle ne vous gênera guère.» Hourgues donna ensuite de la troupe une description détaillée. Il commençait à la connaître et, chaque jour, y découvrait un aspect nouveau, un trait de mœurs surprenant. S’il n’avait fait qu’entrevoir Mme Randal, la femme du chef, du moins causait-il souvent avec le jeune cavalier dont l’apparition subite fut si fantastique, le matin même, et cela l’amusait de penser qu’une scène des mille et une nuits s’offrait tout de suite, dès l’aube, en Normandie, à Mathieu qui, récemment, songeait à la chercher, cette scène, au cours de voyages difficiles, en quelque pays lointain. Avery Leslie n’était d’ailleurs pas écuyer de son métier, mais, pour se distraire, il menait parfois les bêtes à l’eau. Il lui plaisait de se baigner comme un centaure. Sa profession? danseur de corde; un vrai artiste dans sa partie. Il donnait le vertige à Hourgues et à Lucie par ses audaces d’équilibre. Lui aussi valait la peine qu’on le fréquentât, n’étant point de qualité ordinaire ni de commerce banal. Du bruyant Boucbélère qu’il avait vu de près, lors des premières tractations avec Randal, il parlait sans estime. «Heureusement, ni ce monsieur, ni l’ineffable Mme Rachel, sa compagne, ne sont souvent avec nous. Son métier de courtier oblige Boucbélère à de fréquents voyages: il va chercher à Vienne, à Constantinople, à Anvers, à Hambourg, partout où l’on en trouve, des monstres, des _singularités_, comme il dit, _monstre_ étant, à son avis, un vocable vulgaire... Ah! les pauvres gens! ce sont pourtant bien des monstres! Ils forment ici une classe à part, qui dort à part, qui mange à part. Si jamais vous tenez à vous assurer une mauvaise nuit, Mathieu, passez quelques instants en leur compagnie.» Les autres, les normaux ayant un rôle actif, formaient une réunion peu commune de cent cinquante individus: pour la plupart des Américains du Nord; cependant Boucbélère avait vu le jour à Toulouse, et la troupe comptait aussi un Portugais, une famille japonaise, deux Italiens, un Chinois, d’autres encore. Leurs emplois étaient strictement délimités, avec une rigueur qui donnait à rêver. Randal jouait le rôle du grand chef, du grand maître; cela se comprenait qu’une troupe de ce genre eût besoin d’être dirigée sans faiblesse. Randal ne plaisantait pas, mettant une pareille conscience, la même application sérieuse, à régler les détails d’une parade comique de trois clowns, qu’à décider, étape par étape, un itinéraire à travers l’Europe, ou à s’engager dans une affaire de plusieurs centaines de mille francs. Il s’occupait aussi de l’éducation morale de ses hommes et leur faisait des conférences qui, souvent, prenaient tournure de prêche. «Vous trouverez chez ces gens plus d’un sujet d’étude et beaucoup de délassement; ils ne sont point ennuyeux: vous vous divertirez en leur compagnie, je le gage, car ils vous paraîtront vivants et c’est une qualité que vous prisez. Leurs chevaux sont à notre disposition, bien entendu; ils ne furent pas tous contaminés. Je vous signale mon ami Sam Harland, merveilleux écuyer et brave homme. Il connaît à fond les écuries et saura choisir un poney qui vous convienne. Tout ce petit monde forme un ensemble qui, d’abord, surprend un peu, mais que j’ai fini par aimer. Vous ferez de même et votre science de l’anglais vous servira. Pour ma part, j’ai dû perdre toute pudeur et baragouiner honteusement, afin de me faire entendre. Les Boucbélère sont français, hélas! mais de quoi parler avec Mme Rachel sinon de massage, d’onguents, de pâtes et de crèmes, tous sujets où je ne brille pas? et que dire à Boucbélère?... l’écouter, parfois, suffit à soulever le cœur! Mme Randal aussi est française, m’a-t-on dit, mais le hasard a fait que je n’ai presque jamais causé avec cette belle personne d’expression bizarre. Randal a quelque teinture de notre langue, Avery Leslie se perfectionne chaque jour, mais le reste de la troupe sait tout juste les mots _cidre_ et _tabac_. Il m’a donc fallu me procurer un précis de grammaire anglaise avec son vocabulaire; je l’étudie tous les soirs et vous aurez beau jeu à vous moquer de mes honnêtes efforts. --J’admire tout au contraire, mon cher Hourgues, le scrupule que vous mettez dans vos moindres actions! Pour mieux gérer la propriété d’un ami, occupée par une horde barbare, devenir polyglotte, cela touche au sublime! --A propos de barbares, dit Hourgues afin de couper court, je ne vous ai pas encore parlé de nos peaux-rouges, car nous avons ici des Indiens peaux-rouges. Ils n’ont pas rang de citoyens; comme les nègres, ils vivent ensemble et, comme les monstres, on les fréquente peu. Ils se saoulent, ils sentent mauvais, ils chapardent, mais la police est bien faite; nous n’avons pas encore eu le moindre ennui. Je les voyais selon l’image que m’en donnait jadis Fenimore Cooper: vaillance, noblesse de cœur, loyauté... Il faut en rabattre: des sauvages de décadence; c’est à pleurer! et même le type se perd, s’avilit. «Voilà de quoi vous occuper, Mathieu, quand vous sentirez l’ennui venir et que les travaux campagnards vous rebuteront. Un cirque... peut-on même l’appeler un cirque? On y joint un music-hall démontable et un cinéma... Le music-hall réunira sur son programme des numéros rigoureusement inédits ou très célèbres (croyez bien que Randal ne me paye pas pour faire de la réclame!) quant au cinéma, il nous réserve des surprises: ses films feront courir le monde! Tout cela, mon ami! tout cela pour distraire Monsieur!... --Hourgues, je vous rends grâces de m’avoir assuré tant de plaisirs. J’y goûterai.» IX «Je voudrais parler à M. Randal,» dit Mathieu. Il s’adressait à un nègre géant qui faisait les cent pas, un cigare à la bouche, devant une grille de fortune, peinte en vert. Le nègre émit un grognement, poussa la grille et indiqua du doigt une tente auprès de laquelle deux autres colosses noirs montaient la garde. «Je voudrais parler à M. Randal.» Mathieu donna son nom et fut introduit. * * * * * «Soyez bienvenu, dit M. Randal; prenez un siège et parlons... Je dois établir beaucoup de questions avec vous.» Cela fut dit lentement, par un homme de belle allure dont le visage sévère semblait, en effet, taillé dans du bois. Les joues, les lèvres étaient rasées; une mince et longue barbiche grise apportait quelque chose de caricatural à cette noble face, mais les yeux très clairs émouvaient aussitôt; ce n’était point là le regard fermé dont parlait Hourgues, il se trompait: ces yeux bleus, ces yeux liquides, ne cachaient rien. La bouche, d’un dessin sévère, se courbait en un sourire sans ironie, quelque peu désabusé. Cet homme osseux, à la peau tannée par le grand air, donnait une impression de force réservée, de calme voulu. L’ensemble imposait. Comme il cherchait évidemment ses mots, Mathieu l’interrompit et le pria de poursuivre en anglais. Ce fut donc en anglais que se fit le reste de la conversation. «Merci: pour discuter de façon claire, je me sens plus à l’aise, mais mon ignorance est néanmoins trop honteuse; il convient que j’apprenne votre langue; croyez que je n’y manquerai pas, car un interprète trahit toujours: il ne sait pas être précis ou bien il fausse l’expression d’un sentiment... J’espère que notre présence dans vos bois et vos champs ne vous incommode pas exagérément. Jusqu’à présent j’ai traité toutes ces affaires avec votre gérant, M. Hourgues, un homme de premier ordre; il faut cependant que je vous les résume et vous demande quelques signatures indispensables. Comptez-vous faire à Villedon un séjour prolongé?» Ils causèrent pendant près d’une heure. * * * * * «Enfin, dit James Randal, pour présenter le sujet dans sa vraie lumière, qui me vient d’en haut, et pour vous permettre de bien comprendre, je dois expliquer le caractère de mon entreprise.» Il regardait au delà de son interlocuteur; ses yeux si clairs, si purs, se fixaient sur un point très lointain et sa parole se ralentit... «Je sais... directeur de cirque, ce n’est pas un très beau métier, et vous jugez durement, je pense, l’homme qui gagne de l’argent en montrant à ses semblables des acrobates, des clowns, des malheureux que Dieu a mis sur terre défigurés, des cavaliers qui poussent des cris en maîtrisant leurs chevaux difficiles, et qui tirent des coups de revolver ou lancent le lasso, des équilibristes et des danseurs de corde, et d’autres danseurs sur une scène, et des histoires sur un écran... (non, monsieur Delannes, laissez-moi parler: ne soyez pas poli, puisque je suis sincère)... tout ce monde que je traîne à ma suite, d’Amérique en Europe, que je traînerai plus loin encore. Et puis, vous ne devez pas aimer les moyens pratiques de l’entreprise: je veux dire les affiches de toutes les couleurs; les drapeaux agités, les fanfares, les discours qui servent à retenir, à rassembler, et les annonces qui occupent une page entière des journaux, comme pour célébrer une eau purgative, des pilules hépatiques ou un cirage nouveau, tous les procédés de propagande, de diffusion, d’écriture dans la mémoire de la troupe James Randal, du «Randal Circus», avec ses deux initiales qui se retrouvent dans les villes, dans les champs, le long des chemins de fer, dans les gares, les omnibus, les tramways et le métropolitain de Paris: R. C., en rouge, en vert, en bleu, en noir, sur tous les murs... R. C. pour qu’on nous attende impatiemment... R. C. pour qu’on se souvienne de nous, pour qu’on nous regrette, R. C. partout! Oui, cela ne peut que vous déplaire, et quand vous songez, ensuite, que le long de cette voie, j’amasse une fortune, vous protestez en votre cœur. --Si je protestais comme vous le dites, interjeta Mathieu, vous aurais-je loué mes terres? --Oui, quand même, je crois, car vous ne jugez pas mes manières d’agir déshonorantes, elles vous sont simplement désagréables. Pourquoi manquer une affaire, une bonne affaire, parce que l’homme qui vous la propose s’habille, se présente d’autre façon que vous?... Laissons cela. J’ai voulu me placer à votre point de vue; maintenant, permettez que je définisse le mien. --Parlez, monsieur Randal.» Mathieu, surpris par ce discours, le fut encore plus quand, pour achever ce qu’il avait à dire, James Randal se leva. Il marchait avec lenteur, de long en large de la tente, sa voix grave tremblait d’émotion... peu de gestes, mais ceux-là notifiaient bien sa pensée; une grande autorité, sûre d’elle-même, et toujours un regard obstinément perdu, éclairé peut-être par cette lumière venue d’en haut. «Écoutez... Je suis un meneur d’hommes; ma mission, ici-bas, est de mener des hommes; ils m’écoutent de préférence à tout autre; ils me suivent, ils m’obéissent. En temps de guerre, j’aurais commandé des soldats... Dieu m’a épargné cet affreux devoir: je ne mène pas mes hommes à la mort, je les mène à la vie, à la vie complète; je les mène à se connaître... Une nuit, il y a très longtemps, un ami m’invita à l’accompagner dans un lieu public où l’on jouait, où l’on buvait, où des femmes dansaient impudiquement, sous le rayon des réflecteurs, où des acrobates faisaient frémir le peuple assemblé pour les voir, où des clowns leur succédaient afin de faire rire, et c’était le vice, alentour, l’ivresse, la luxure, et les hommes et les femmes semblaient des bêtes, et le mal régnait sur eux, mais aucun d’eux n’en avait conscience... Ils étaient perdus... «Et alors, subitement, l’idée me vint de les sauver; l’idée, reçue ainsi par grâce, descendit en moi, s’approfondit en moi, me pénétra tout entier... Je me sentais devenu un être nouveau; ma vie se traçait devant moi comme un chemin difficile, très caillouteux, possible cependant, où il fallait être fortement chaussé, mais qui, je le savais, conduisait droit où je devais me rendre. «Les malheureux!... ah! quelle pitié! voués à la mort de l’âme, plongés dans le vice et ne comprenant pas qu’ils s’y noyaient! Ils avaient presque disparu; l’eau sale où ils se plaisaient leur emplissait la bouche, leur fermait les yeux, pesait sur leurs oreilles. Comment auraient-ils crié, la bouche pleine? comment auraient-ils vu de leurs yeux aveugles, entendu de leurs oreilles sourdes?... Ils flottaient encore, pas pour longtemps, à coup sûr!... Je me penchai sur l’eau fétide dont la puanteur m’étouffait, je me penchai jusqu’à la limite extrême de mon équilibre, et, résolument, je les tirai par les cheveux! «Ce premier geste, ce premier effort, non, il ne me sera pas compté: il était trop facile. On fait cela de tout son cœur, on y met toute sa vigueur... ensuite vient la tâche vraiment ardue. Ah! monsieur Delannes! réunir les éléments d’un music-hall modèle, d’un cirque gigantesque, original, bien ordonné, luxueux, qui fasse oublier les autres, qui forme le public, qui le blase, au besoin; entraîner cette tribu sur la vaste terre, la nettoyer de ses souillures dans le vent du voyage, la rajeunir, la maintenir au même point de haute moralité, de perfection technique, afin de décourager toute concurrence, cela figure un grand rêve, d’abord, puis un grand projet, mais qui suppose un robuste capital «argent» pour étayer le capital «volonté». J’étais pauvre, j’ai dû m’enrichir; le moyen, je l’ai cherché, je l’ai trouvé, enfin! dix ans de travail obstiné, assidu, régulier... Aujourd’hui, je touche au but, au seul but humain, car le but divin brille devant moi, très loin, comme une radieuse aurore. Je marche vers cette aurore, suivi de ceux-là qui me sont chers, qui sont les miens. «Oui, nous passons par un monde où le vice règne en maître, or il ne faut jamais ignorer le maître, il faut l’avoir vu de près, à l’œuvre, dans son abjecte gloire. Puisque le mal se retrouve en tous lieux, pourquoi le fuir? où le fuirait-on? Résignons-nous plutôt à vivre avec lui, en gardant bien notre âme. Ainsi, ce temps d’épreuves, nous le vivrons, mêlés au mal, mais qu’importe à un cœur pur! Seul périra d’une mort honteuse celui qui eut le courage abominable d’avoir pleine conscience du mal et de s’y employer néanmoins; seul connaîtra l’enfer, sur terre et au delà, celui dont la conscience fut mise en éveil, et qui se jette dans le mal par plaisir diabolique et pour y chercher sa perdition...» * * * * * Il annonçait, il prophétisait; son dur visage exprimait une certitude sereine, incluse au tréfonds de l’être, et l’on comprenait, à cet instant, que Jérôme Hourgues eût parlé d’un regard fermé. Des pas, au dehors, interrompirent le singulier discours, puis une voix impatiente cria: «James! avez-vous bientôt fini? --Entrez,» dit-il. Comme se relevait le rideau de la tente, il ajouta, en français: «Ceci, monsieur Delannes, est ma femme, une compatriote de vous.» X «Je crains qu’il ne vous ait infligé sa conférence de propagande, disait Mme Randal en sortant de la tente, une demi-heure plus tard. Il vous a rasé, monsieur Delannes, avouez-le! --Mais, non, Madame, pas du tout. Il m’a étonné d’abord: je ne m’attendais guère à ce ton presque religieux, à tant de noblesse alliée à tant de précision. Cela n’a rien d’ennuyeux, au contraire. --Voyez-vous, mon mari est un type, un brave homme aussi. Vous vous habituerez à lui. Ses discours, ses sermons... il n’y a qu’à le laisser dire, à ne pas l’écouter. Ça vient par crises. En affaires, il est remarquable. Oh! oui, un drôle de mélange et, je le répète, le brave homme reparaît toujours. --Je n’en doute pas... Votre troupe m’intéresse déjà prodigieusement, Madame; je voudrais l’étudier de près. --Vous y trouverez de quoi vous amuser. Tenez, promenons-nous un peu. Je vous servirai de guide. Saviez-vous que j’étais française?... C’est bon de se sentir en France, d’y rester quelques mois, sans bouger... Si longtemps que je n’y étais revenue! Ça console de l’Amérique. --M. Randal semble doué d’un rare instinct d’organisation; mon gérant m’a donné certains détails vraiment surprenants. --Une grosse boîte... Si James n’était pas là pour diriger, pour surveiller, elle crèverait de partout... J’ai entrevu M. Hourgues; sa fillette est bien gentille. --Charmante; sa femme aussi. --Attention! voilà un de nos courtiers: M. Boucbélère... Bonjour, Boucbélère! Vous désirez parler à mon mari? Je devine à votre figure que vous apportez du nouveau...» Et, s’adressant à Mathieu: «Quand Boucbélère fait une découverte, il prend l’expression accablée qui convient: son trésor est trop lourd. Comme dit James, sans rire: il arrive chargé des péchés du monde. --Salut, Madame! ah!... bonjour, Monsieur! je crois vous avoir déjà rencontré au café. Du nouveau? non, Madame, rien de nouveau, mais je voudrais montrer à M. Randal l’intérêt qu’il aurait à changer d’avis à propos du cul-de-jatte de Bordeaux: le bonhomme est libre depuis hier, je me charge de l’engager à des conditions excellentes... un numéro inédit et qui rapportera. Que M. Randal se montre moins intransigeant, et je télégraphie à Bordeaux, ce soir. --Faire changer James d’avis! ah! Boucbélère, vous y perdrez votre accent toulousain! Comment va Rachel? --Elle n’est pas à prendre avec des pincettes: graissée jusqu’au bout des doigts et de très mauvaise humeur, elle invente une pommade extraordinaire que nous lancerons un jour: «la bélériane». Les boîtes porteront sur le couvercle un bouc qui, si j’ose dire, aura «bel air»... Des bêtises! Tout de même, je vais voir le patron. --Comme il vous plaira. --Mais je tiens à rectifier quelque chose: M. Randal dit que je rentre chargé de toute l’_horreur_ du monde et non pas de tous les _péchés_... C’est très différent. --Évidemment! Pardon, Boucbélère; bonne chance. --Au revoir, Madame; salut, Monsieur.» Il rétablit du doigt l’ordonnance de ses cheveux luisants, s’inclina, sourit, boutonna son veston pour avantager sa taille et se dirigea vers la tente du chef. «Je vous prie de croire que nous n’en comptons pas beaucoup de ce calibre, dit Mme Randal. --Boucbélère est à tout le moins singulier. --Oui, mais un, ça suffit. J’aurai mieux à vous montrer, plus tard. Celui-là, je le trouve abject. Vous savez, sans doute, qu’il nous procure nos monstres. J’avoue qu’il y met une habileté consommée: il a le flair du chien de chasse, dès qu’il s’agit de dénicher un être anormal, épouvantable, étonnant par sa taille, ou son poids, ou ses traits. Et comment expliquer?... il les aime d’un amour paternel et bizarre; il les soigne, il les protège avec une tendresse qui donne froid dans le dos. Au demeurant, cet affreux individu est honnête... Quant à sa femme, Rachel, on ne peut lui reprocher de gagner sa vie en confectionnant des pommades, des lotions, des crèmes et des poudres... Elle n’appartient pas officiellement à la troupe. --Je l’ai vue. --Je ne vous la décrirai donc pas... Mais voici Boucbélère qui revient; la séance n’a pas été longue; et voici James.» M. Randal semblait indigné, tristement indigné. Il s’appliquait à garder un calme que démentait le trouble de sa voix. «Boucbélère, dit-il d’abord, veuillez vous retirer.» Puis, quand le délinquant fut parti, l’oreille basse: «Ma chère Ida et vous, monsieur Delannes, je vous fais juges, tous deux, d’un cas infâme. Présenter au peuple les images les plus désolantes de la détresse humaine, cela ne se défend que par l’excellence du but que l’on veut atteindre. Un pareil spectacle force à réfléchir, à rentrer en soi-même; il apporte une leçon douloureuse et, par conséquent, un bienfait. On oublie si vite sa santé! Être normal, cela paraît tout naturel; on n’y songe pas... Je donne, ici, l’occasion d’y songer et j’incite à en rendre grâces, un jour, à qui de droit. C’est une prière qui monte, c’est une prière de plus. L’homme sain remercie Dieu de sa santé, au lieu de le supplier seulement au cours d’une maladie. Je pense que, pour sa rareté même, cette prière inattendue sera agréée, comme un don gratuit... Et que vient de me proposer Boucbélère, pour la seconde fois? un cul-de-jatte qui joue avec son infirmité, qui fait le singe, qui fait le clown! qui dessine la caricature de sa déchéance et provoque la gaieté par une parade sacrilège! A la façon de Ned Walkins, il casse des douzaines d’assiettes, sans arrêt, avec un sourire surpris et cette expression sottement ravie qui, chez Walkins, était une trouvaille... A-t-on jamais vu un forçat jongler avec ses chaînes?... A coup sûr, ce cas est infâme, et vous ne me contredirez pas!» Il se tut, il s’éloigna d’un pas rapide, sentant qu’il ne se tenait plus en main. Mme Randal ne paraissait nullement émue. «Vous le retrouverez souvent dans cet état. J’avoue que j’ai peine à le comprendre, car, en somme... N’importe!... Au revoir, Monsieur.» Il ne restait à Delannes que de prendre congé. XI Pendant le jour, Mathieu errait souvent aux abords du camp, et le soir, après la fermeture des grilles, s’attardait en de longues causeries, jusqu’à l’heure où un tintement de cloche annonçait pour tous la fin de la veillée. «Je trouve là, disait-il à son ami Hourgues, des gens qui m’intéressent, avec qui je m’entends bien: Sam Harland me parle de ses chevaux; je les connais presque tous et plus d’un m’a déjà fait mordre la poussière. On se moque de moi qui prétendais être bon cavalier; on me donne des conseils pratiques; je les suis. --Avery Leslie me plaît beaucoup: il me décrit ses premiers essais sur la corde, ses projets, ses tentatives, ses erreurs et ses réussites. Le ton sincère qu’il met à m’expliquer tout cela finit par me convaincre. Je partage bientôt ses peines et ses plaisirs... Il m’arrive de chercher avec lui quelque perfectionnement nouveau à la construction de son balancier, quelque façon inédite de mettre en valeur son périlleux passage aérien. J’y réussis parfois. D’autres me racontent de belles histoires, simples comme des images d’Épinal, mais un peu longues... d’autres me disent leur vie; tous, ils s’efforcent de se faire comprendre, ce qui attire la sympathie. Assurément, il y a Boucbélère qu’il faut subir de temps en temps, mais on finit par excuser sa bassesse: ses discours ont tant de naïveté comique! tant d’abandon! Cela désarme. --Oh! s’écria Hourgues, le Boucbélère: un bouffon lugubre! Et que pensez-vous des patrons de la troupe, du couple Randal? --Le vieux m’ahurit: il est tellement particulier, étranger... comment dire?... unique en son genre! Pas bête, certes, assez noble, et, tout de même, effarant! Quant à sa femme, elle paraît intelligente, mais, en quelque sorte, pas à sa place. Je la connais peu. Qu’en dites-vous? --J’ai rarement causé avec elle... Une expression bizarre, n’est-ce pas? Elle a beaucoup déplu à Alice, tout de suite, parce qu’elle s’entend mal avec les enfants. Vous savez que ma femme a des opinions très particulières, certains préjugés: elle se méfiera volontiers de quelqu’un que les enfants ni les bêtes n’aiment. --Alice a raison. --D’ailleurs, Mme Randal est une curieuse figure. Elle exerce sur sa troupe une influence très forte, dont elle se doute à peine, dirait-on, ou dont elle a peur... On respecte Randal, on l’admire; elle, on ne la perd jamais de vue, on obéit à son moindre signe, on a l’air de la considérer comme un fétiche... le porte-bonheur... le porte-guigne du Randal Circus... Comment savoir?... --Sa façon si brusque de s’exprimer me gêne, dit Mathieu, un mélange de réserve et de passion assez inquiétant: on ignore où l’on va... --Parlez d’Ida Randal aux hommes de la troupe et vous jugerez de l’importance de son rôle. --Que faites-vous, ce soir, Hourgues? --Des écritures indispensables, puisqu’il nous faut cette machine agricole dont je vous parlais hier... et vous? --Je vais me promener un peu, regarder la lune... Elle s’arrondit délicieusement. --Rendez donc visite à vos amis du camp. C’est je ne sais quelle fête d’anniversaire, en Amérique. Ici, l’on veillera jusqu’à minuit, pour commémorer. --Excellente idée. Vous ne m’accompagnez pas? --Non: cette lettre, quelques papiers à classer, et je me couche. --Tant pis; dormez bien, mon ami. --Belle promenade, Mathieu!» Ils se quittent. Le paysage vaut, en effet, d’être contemplé longuement. Immobiles, sans un frisson de feuilles, les arbres se dressent, tout argentés, devant leurs ombres bleues, et le gazon prend d’étranges teintes mauves. Enfin, sur la mer, c’est une vaste scintillation de féerie, une piste éblouissante, poudrée de diamants pour quelque divine chevauchée. Le camp, moins silencieux que d’habitude, ne dort pas encore. Des feux brillent de-ci, de-là, on entend parfois sonner des rires... Un peu de musique passe, poussive ou grêle, qui n’offre rien d’émouvant mais qui n’inquiète pas trop l’oreille.--Sans doute, Sam Harland joue-t-il de l’accordéon, sa pipe à la bouche, l’œil malin, l’air bonhomme et satisfait, puis ce sera John Plug, palefrenier de son état, acrobate à ses heures et connu par sa virtuosité sur un instrument soufflé en figure obèse de citrouille, dont il se sert à merveille au cours d’un numéro de clowneries fantasques. De ce fruit démesuré qu’il lui faut saisir à pleins bras, il tire une toute petite mélodie dessinée en fil de fer, qui monte et se tortille, anormale et falote, presque plaisante. On chante aussi: chansons populaires, sentimentales, souvenirs du pays natal, évocations d’images lointaines... près du foyer, là-bas, une mère tricote, elle attend; penchée à sa fenêtre, une fiancée rêve; sujets de cartes postales. Aucun hymne: la fête gardera, ce soir, un ton laïque, un ton très moral aussi, car personne, bien entendu, ne boit de vin, à l’intérieur du camp, et toute joie grossière est interdite par un règlement signé James Randal, dûment affiché, qui, en paragraphes précis, loue ou réprouve, conseille ou blâme les formes diverses du plaisir. On s’y conforme; on ne s’amuse pas moins. Mathieu reste debout devant une barrière de bois, non loin du hangar illuminé, ruche de chants et de rires. On l’aperçoit, on crie aussitôt à l’ami «français» d’entrer au plus vite; il est reçu avec des paroles bruyantes de bon accueil où le «_welcome!_» domine. XII Plus tard, Mathieu se rappela souvent cette nuit et son croissant de lune et cette longue veillée. Une trentaine de convives sont installés autour de quelques tréteaux, devant de hautes cruches pleines de limonade. Chacun a son gobelet; certains l’accrochent à leur ceinture et, souffrant de rester immobiles, marchent de long en large, la pipe à la bouche, puis reviennent boire; certains jouent aux dominos, aux dames, d’autres au bilboquet, le plus sérieusement du monde, en comptant les coups, sauf un maladroit qui s’excuse de ses ratés par des contorsions burlesques.--Peu de femmes: miss Jones, la dactylographe du chef, trois écuyères mariées, la caissière, personne mûre dont les lunettes n’attristent pas le visage souriant et joufflu; celle-ci tricote des bas et cause avec tout le monde; qui donc l’a surnommée «Joy-for-ever», à cause de sa constante et facile gaîté? on ne l’appelle pas autrement. Sous la visière de sa casquette, une maigre, très maigre dame interprète, qui sait mal toutes les langues parlées, discourt de mille choses, sur quel ton d’assurance! enfin Rachel Boucbélère, minuscule, vêtue de noir, fripée, l’air mécontent et boudeur, fait sans trêve des patiences sur le coin d’un tréteau, manie nerveusement ses cartes crasseuses, puis son collier d’ambre, quand «ça ne vient pas», et prend, en désespoir de cause, une expression sournoise du plus haut comique pour tricher inaperçue. Boucbélère la surveille de loin, gras, sale, des bagues aux doigts. Mathieu s’assit entre Sam Harland et Avery Leslie. «Vous auriez dû arriver plus tôt, dit Harland, notre camarade Boucbélère vient de chanter une chanson que je n’ai pas très bien comprise, mais qui... --Ah! c’est qu’il y avait de l’argot de Paris, s’écria Boucbélère d’une voix alliacée, si vous voulez... --Merci, je dois la connaître, interrompit Mathieu, craignant qu’il ne recommençât. --Un de ces soirs, fit Avery Leslie, moi aussi, je vous chanterai une chanson. Je l’ai entendue, d’abord, en me promenant sur les quais du Havre, la nuit, devant les bateaux, et je n’ai pas été long à l’apprendre... Je ne sais pas qui la chantait. C’est une chanson pour monter le long de la corde oblique, avec le balancier ou le parasol. Elle exprime le danger, la joie, l’espoir d’arriver et la prudence qu’il faut garder jusqu’au bout, et l’impatience qui me travaille à mi-chemin... Je la chanterai en moi-même, pour moi-même; elle sera mon guide... Non, je ne vous la chanterai pas ici, car vous n’entendriez rien du tout; c’est une chanson pour le cœur. --Et comment avez-vous senti que cette chanson vous était destinée? --Je vais vous le dire, monsieur Mathieu, mais il ne faudra pas vous moquer... Tous ces cordages, n’est-ce pas, tendus devant la mer, éclairés par la lune et les feux, et qui s’entre-croisaient, cela me faisait tourner la tête; je souffrais de ce vertige dont j’ai peur quand je travaille... Mais la chanson montait si droit, malgré les ficelles et les lumières, qu’elle me rendait toute ma confiance, tout mon équilibre; le malaise disparut et j’appris la chanson. --Mon cher Leslie, répondit Mathieu, chacun de nous a besoin d’une chanson pareille pour les passages difficiles de sa vie, mais certains ne la trouvent jamais; il faut, je crois, la mériter d’abord, à votre façon. --Tu vois, Avery, dit Sam Harland, que M. Mathieu n’avait pas envie de se moquer de toi.» Auprès des autres causeries, plus bruyantes, celle-ci, à voix presque basse, se perpétuait entre Mathieu, le danseur de corde et l’écuyer. «Déjà, dit Mathieu, quand vous montez le long de la corde, vous avez soin de fixer votre regard à son extrémité. Vous ne faites pas autre chose, quand vous chantez en vous-même: vous fixez votre pensée... --Oh! oui!... --Moi aussi, monsieur Mathieu, dit Sam Harland, je fixe ma pensée. Le métier d’écuyer, ce n’est pas une route unie. Il faut prendre garde à la bouteille de gin sur la droite, à la bouteille de whisky sur la gauche, qui vous font signe, toutes deux, de descendre et de goûter, et puis il y a des fossés et des caniveaux que l’on ne voit pas d’abord, où le cheval s’embronche, et surtout, il y a la fatigue de rester en selle si longtemps, quand on pourrait être mieux assis dans un bar, avec des camarades et des compagnes, ce qui ne servirait qu’à mener ces hommes et ces femmes dans la même prison... Alors, moi, pour ne pas trop pécher, je fixe ma pensée, comme vous dites, je fixe ma pensée sur une belle image, et, tout de suite, je n’ai plus envie de boire ni de toucher au vice.» Il parlait simplement, tranquillement, semblant avoir peur de faire des phrases ou de paraître trop sérieux. Afin de s’excuser un peu, il accompagna ses dernières paroles d’un sourire... * * * * * Mais un incident sut distraire tout le monde. La porte du fond s’ouvrit, chacun se leva. On se mit à chanter de nouveau, un chœur cette fois, que l’on eût dit entonné par ordre ou pour faire honneur. Quelqu’un entrait. Le chant montait, unanime, véritable hymne de salutation. Les amateurs de bilboquet haussèrent leurs boules à bout de bras et John Plug, étreignant passionnément sa citrouille, la délivra d’un cri de petit pourceau... «Ratée! pour la septième fois!» gémit Rachel Boucbélère en brouillant ses cartes... Alors, on vit s’avancer, coiffée d’un voile gris qui serrait ses cheveux, vêtue d’un tailleur gris de coupe nette, une badine à la main, souriante, élégante, élancée, le regard posé devant elle comme sur des sujets de sa dépendance, la reine de la troupe, son idole peut-être: Ida Randal. XIII Cette entrée fit sensation. Mathieu songeait à des scènes de cinéma où l’héroïne, impatiemment attendue, paraît enfin; et pourtant, quoi de plus naturel? Ida Randal se joignait aux réjouissances de sa troupe réunie, un soir de fête. «Plug! s’écria-t-elle en riant clair, n’oubliez surtout pas ce que vous avez inventé, à l’instant: ce cri nouveau, sorti de votre citrouille! Je vous promets un beau succès si vous le retrouvez au cirque, dans un sketch! --On inventerait bien autre chose pour l’amuser, dit Avery Leslie à mi-voix. --Ah! pour sûr! affirma Sam Harland, en passant sa pipe dans le coin gauche de sa bouche. --Et tous, mes amis, je vous remercie de cet accueil... Bonsoir, Boucbélère, Leslie, Harland; bonsoir, Joy-for-ever.» Ravie, les yeux au ciel, la caissière soupira: «_Dear lady!_ --Bonsoir, Rachel! Ah! monsieur Delannes, c’est gentil de nous rendre visite. --Madame, je passe une soirée excellente...» * * * * * En somme, Mathieu se sentait content de la revoir. Leur première rencontre, leur seule conversation, devant la tente de Randal, lui laissait un souvenir trouble, et il disait vrai en affirmant à Hourgues qu’il ne connaissait pas cette femme dont certains propos l’avaient gêné, l’avaient surpris... Elle l’intriguait: qui était-elle? Poussant sa chaise, il fit à Ida Randal une place auprès de lui. «Votre mari viendra-t-il, Madame? --Non,» dit-elle... Et, tout de suite après, mais plus bas: «Il suffit de moi pour tuer l’entrain d’une réunion comme celle-ci.» * * * * * Sans avoir disparu, la joie de cette fête n’était cependant plus la même: on s’entendait mieux, le bavardage sonore s’assourdissait, et il semblait aussi que chacun, tout en parlant, chantant ou riant, ne perdait pas de vue celle qui venait de s’asseoir et qui causait avec Mathieu, tantôt en anglais, tantôt en français, mais toujours d’une façon rapide, impersonnelle et dégagée, qui passait inaperçue. «Il faudra revenir souvent, monsieur Delannes. On vous aime bien dans la troupe. --J’en suis heureux, Madame, et je compte me faire, au Cirque Randal, des amis. --Vous en avez déjà. On apprécie votre bonne camaraderie, votre simplicité. --A fréquenter tout ce petit monde dans son décor, je m’instruis et m’amuse mieux qu’en traînant mes guêtres à Paris. Être simple et bon camarade, cela ne souffre, ici, pas de difficulté. --Je le conçois; encore faut-il y mettre du sien, ce que vous faites avec aisance.» Ils ne se regardaient pas; ils parlaient, en quelque sorte, devant eux. Ils ne ressentaient nul besoin de se communiquer leurs pensées autrement que par des phrases dites sur un ton banal. Boucbélère se levait. Il chanta de nouveau, et ce fut une lamentable romance parfumée de roses, palpitante d’hirondelles. Des gloussements émus, des gestes pathétiques accentuaient les beaux passages amoureux. «Oh! s’écria Rachel, quand mon Octave dit qu’il aime, moi, je l’adore! --Elle montre de la vaillance, murmura Mme Randal. --Comment pouvez-vous chanter ces choses, Boucbélère? demanda Leslie sur un ton de parfaite candeur. --Plus tard, petit garçon, tu les chanteras aussi pour plaire aux femmes! --Je ne pense pas, grogna Sam Harland. --Mais... vous croyez à tout cela que vous racontez?» Une explosion de gaîté bruyante fut la seule réponse du chanteur. «Si vous ne le croyez pas, Boucbélère, alors, c’est vilain! déclara Leslie qui semblait souffrir. --Une leçon? à moi! oh! mon petit, va danser sur ta corde!... --Fichez donc la paix à cet enfant,» interrompit Mme Randal d’une voix nette. Boucbélère, ayant pris le ciel à témoin de la pureté de ses intentions, se rassit, le visage marqué d’une grimace excessive d’ironie. Rachel, très nerveuse, mais qui n’osait intervenir, le flatta d’un long regard, comme elle eût déclaré: «Je suis de cœur avec toi, mon bel Octave!» Et la fête continua, coupée d’intermèdes. * * * * * «Avez-vous repensé au discours de mon mari? demanda Mme Randal. --Souvent, Madame, répondit Mathieu, mais je n’ai guère eu l’occasion de m’entretenir avec lui; une fois seulement, avant-hier, où il m’a défini et développé, avec beaucoup de bienveillance, la règle morale de sa troupe. Cela m’a paru, tout ensemble, très judicieux et très élevé. --Oui... une police de protestant. --Si vous voulez, mais qui explique son influence acceptée par chacun. --Et dont certains ne se félicitent pas! --La vôtre aussi est intéressante à étudier, Madame. --La mienne? --... Si manifeste: elle se retrouve partout et toujours. --Je l’ignorais. --Non, Madame, vous la sentez fort bien: votre entrée, il y a deux heures, dans cette salle où nous sommes, la montrait clairement et prouvait même que vous en aviez conscience! Il suffisait de suivre votre regard dominateur. Tous vos sujets tournaient les yeux vers vous, vers vous seule, et vous leur en saviez à peine gré... --Sans doute écrivez-vous des romans psychologiques, cher Monsieur... des romans français! --Je n’y ai jamais songé, je vous assure, mais il m’arrive de prendre des notes, de remarquer ceci ou cela, de me souvenir aussi, quand il faut.» Ce fut à cet instant qu’il considéra le visage d’Ida Randal et s’aperçut que le beau visage était pâle. Malgré lui, avec la maladresse que l’on met souvent à réparer, il ajouta: «Pardon, Madame!» Sans broncher, elle répondit: «Je vous pardonne.» XIV Certaines paroles d’Ida Randal avaient dérouté Delannes. Il restait silencieux, prêtant l’oreille, vaguement, aux bruits de la fête finissante, regardant autour de lui les gestes exaltés ou comiques, mais déjà lassés, illustrant une joie à son déclin que bientôt le sommeil étouffera. Ida s’était levée, elle se promenait de table en table, disait bonsoir à chacun, causait un peu, posait quelque question, donnait un encouragement, et, de nouveau, Mathieu fut frappé d’une expression commune à tous ces hommes réunis... Elle ne se retrouvait pas chez les femmes: miss Jones, la dactylographe, causait de ses affaires, la dame interprète précisait avec autorité la prononciation d’un vocable français, les trois écuyères échangeaient des potins à voix basse, seule Joy-for-ever gardait cette béatitude vivante dont témoignaient sa bouche ronde, ses joues roses et, sous le verre des lunettes, ses yeux bleus d’enfant. «Dormez bien, ma chère. C’est un plaisir de vous voir ici; j’aime vous entendre rire. Je vous fais aussi mon compliment sur la façon remarquable dont votre caisse est tenue.» C’en était trop pour Joy-for-ever, trop d’émotion: «_An angel!_ s’écria-t-elle, _an angel from heaven!_» Leslie avait entendu... Il se pencha vers Mathieu et murmura: «Oh! oui! un ange, un ange du ciel!» Mme Randal continuait sa promenade et Mathieu la regardait. Cette beauté, indéniable assurément, n’évoquait rien d’angélique ni de céleste. Mince, fine, Ida paraissait grande, bien qu’elle fût de taille moyenne. Ses mouvements avaient quelque chose d’élastique, d’aisé, de facile, d’entraînant aussi, que l’on retrouve chez les bêtes de chasse ou de course, et son visage aigu aux yeux jaunes rapprochés donnait une impression de dureté cruelle, à cause du petit nez courbe et fin, de la mâchoire obstinée et surtout d’une large bouche frémissante qui, semblait-il, devait sourire difficilement, méchamment peut-être. De légers cheveux noirs moussaient avec abondance sous le voile gris, et la robe de même teinte, très simple, au dessin net, accentuait l’allure de ce corps jeune, plein de santé, de vigueur. Mathieu avait déjà remarqué les mains intelligentes, la cambrure du pied, la cheville... Oui, mais que voyait-on là qui fût d’un ange ou vînt du ciel? «Un ange du ciel, répétait Leslie à mi-voix, un ange descendu droit du ciel!... n’est-ce pas, monsieur Delannes?» Comment répondre à pareil propos? Heureusement, Ida, qui allait franchir la porte, se retourna sur le seuil même et fit signe à Mathieu. Il s’excusa auprès de ses voisins par quelques paroles amicales et se hâta de la rejoindre. «Vos bois sont merveilleux, à cette heure, dit-elle, et la nuit semble très douce. J’ai envie de suivre jusqu’au bout le petit sentier, vous savez bien, celui qui passe sous les chênes et coupe le ruisseau. Accompagnez-moi.» Sans dire mot, Delannes acquiesça par un salut, et ils sortirent. XV Douce, tiède, surprenante par sa tranquille pureté, après une telle atmosphère de tabagie, mais très obscure, la nuit ne portait à son front qu’un mince croissant mouillé. Ce trait courbe d’argent se découpait seul, à mi-hauteur du ciel noir, la brume offusquant les étoiles, au-dessus du rideau des arbres d’un noir plus mat. Le bois lui-même était opaque et tiède; on y voyait à peine; peu importait aux deux promeneurs qui semblaient bien connaître le chemin. Saisis par cette ombre embuée, ils se turent, d’abord, écoutant le bruit de leurs pas. On n’entendait d’ailleurs que ce bruit mou et, parfois, au sein des feuilles, un frisson furtif: réveil d’oiseau? battement d’ailes? passage d’écureuil? Puis Mme Randal se mit à parler, sur un ton très simple, très posé; elle reprit au point où elle voulait reprendre: «Un jour, dit-elle, il vous parlera de moi, sans préambule, à sa manière que je qualifiais de protestante: il me citera, comme il citerait un personnage quelconque de la Bible ou de l’histoire, pour servir d’exemple à ce qu’il raconte... Il vous expliquera que, moi aussi, j’ai été ramenée au bien, qu’il m’a trouvée sur une scène de music-hall, au Canada, où je dansais des danses singulières, de mon invention, qui lui plurent, dont il escomptait, je pense, le succès sur un de ses programmes... qu’il voulut me parler, après la représentation, et qu’aussitôt il comprit qu’il m’aimait, qu’il ne pouvait me laisser là, que je devais le suivre... Trois mois plus tard, je m’appelais Mme Randal... Et c’est toute mon histoire: une rencontre fortuite, à Toronto, une conversation dans un bar avec un directeur de cirque, un engagement signé sur le bord d’une table sale... un engagement pour la vie! Parfois, quand il me regarde, je sens que je suis sa proie, celle qu’il a sauvée du marécage. Il ne ment pas: il m’a sauvée du marécage... mais pourquoi le dire? et s’il ne vous l’a pas dit, hier, il vous le dira demain... pourquoi le dire à tout le monde, puisqu’il m’aime?» Sans violence encore, sans éclats, sa voix s’était cependant réchauffée. Ida, marchant à côté de Mathieu, ne le voyait pas. Eût-elle osé parler ainsi à une autre heure, en d’autres lieux? Ses mots, sitôt prononcés, se perdaient dans la nuit; elle n’en pouvait noter l’effet, elle n’en devinait pas l’action; elle laissait tomber son aveu comme en un puits sourd. Sur un ton presque timide, un peu hésitant, Mathieu demanda: «Du moins, êtes-vous heureuse, Madame? --Je n’en sais rien, répondit-elle. Je ne suis pas libre! --Comment l’entendez-vous?» Elle répéta: «Je ne suis pas libre! Vous ne sentez donc pas ce que cela veut dire? Oh! j’ai toute liberté d’agir à ma guise, d’aller à droite, à gauche, où il me plaît, mais puis-je penser et sentir à ma guise?... Ma tête n’est pas libre! En ce cas, il vaut mieux être enchaîné pour de bon, comme les forçats. --Chacun de nous est retenu par quelque lien, Madame...» Il rougit d’avoir proféré une banalité si plate. «Oui, oui, mais la contrainte a des moments trop insupportables! James est un maître d’une bonté terrible: il force ceux qui dépendent de lui à se rendre compte de tout... il veut que l’on vive ainsi, pas autrement. Tout, à ses yeux, se dessine en blanc et noir, clairement, tout devient évident. Il faut avoir conscience de tout pour vivre bien. Ah! que de fois ai-je entendu cette phrase! Vraiment, elle donne envie de vivre mal! Elle enlève à l’existence tout son imprévu, tout son hasard, tout ce qui intéresse et qui amuse, tout ce qui a du goût: la surprise qui fait sourire. Vous concevez bien que, parfois, l’on veuille ignorer un peu le menu de son repas? Ici, chaque jour apporte un devoir annoncé, une peine inscrite, comme à la table d’hôte en province, où le vendredi apporte le plat de morue et de pommes de terre... Cela me fait perdre l’appétit, même du plaisir!... Et maintenant, dites que je suis folle, si vous voulez!» Mathieu ne dit rien d’approchant. La dernière plainte de Mme Randal le touchait: il s’en fallait de peu qu’il ne sympathisât. «Non, Madame... Sachez seulement que vous avez, à Villedon, un compatriote. Je parle votre langue et la gêne que vous ressentez n’a pour moi rien de mystérieux. La liberté de l’esprit et du cœur me semble un bien suprême; je conçois que l’on tâche d’y atteindre. A l’occasion, nous reviendrons sur ce pénible sujet... Oui, reine d’une tribu d’étrangers, astreinte à suivre les usages de la cour, vous ne cessez d’être en exil. En somme, vous restez trop française.» Elle ajouta d’une voix plus gaie: «Et je vous ai bien dit, n’est-ce pas, que je me trouvais au Canada par le hasard d’un engagement? Je suis née française, de parents français, à Château-Thierry (Aisne). Plus tard, j’ai beaucoup, j’ai trop voyagé. Parfois, je me sens un peu américaine.» Elle conclut en riant: «N’importe! le fond demeure, le fond... théodoricien!» Mais ce rire sonnait faux. * * * * * On sortait du bois, l’ombre était moins épaisse, sur la prairie flottait comme un reste de clarté confuse, des étoiles étincelaient au ciel dégagé de brume. Alors Mme Randal revit la figure réelle de cet homme qui, par occasion, avait reçu sa confidence, tandis qu’elle s’appuyait à son bras, et de nouveau Mathieu aperçut le souple contour d’une femme auprès de lui... Ils n’étaient plus seulement deux voix, sous les arbres obscurs. Ils ne pouvaient parler ainsi davantage, ils se séparèrent, ils reprirent leurs distances. Puis Mathieu dit encore: «Nous avons fait le tour du bois et sommes à quelques pas de chez vous, Madame; permettez que je vous accompagne jusqu’au camp. --Vous plaisantez! répliqua-t-elle. Je ne suis pas de ces personnes que l’on accompagne ou que l’on met en voiture: non, non! je rentre par mes propres moyens... Bonsoir, cher Monsieur; grâce à vous, j’ai fait une excellente promenade.» Ils se serrèrent la main par une prise vigoureuse et franche. Un instant d’arrêt... peut-être pour se rendre bien compte du point où l’on se trouve... «Amis?... tout de même? demanda-t-elle. --Amis?... certes!» Il était sincère. XVI Mathieu réfléchissait, assis devant la fenêtre ouverte de son bureau, mais le spectacle d’une mer nuancée sur laquelle passaient de grands nuages ne le touchait en rien: il s’occupait de lui-même. Que ferait-il à Villedon, puisque son propos d’y rester était bien affermi? Quelle y serait sa vie?--Le cirque ne figurait qu’une distraction de quelques semaines et pourtant, seule, pensait-il, cette assemblée de gens étrangers par leur race, leur culture, leur morale et leurs travaux, l’empêchait de s’ennuyer. Demain, il s’ennuierait, à coup sûr, se sentant de nouveau maître de ses champs et de ses bois, maître aussi de ses loisirs; demain, il se trouverait en exil, chez lui.--Rentrer à Paris, il n’y songeait guère. Les gens qu’il y fréquentait, ceux qu’il s’était habitué à voir, lui faisaient l’effet de caricatures. Il ne pourrait plus supporter les papotages, les protestations et les plaintes au sujet d’une robe, d’un souper mal servi, d’une femme de chambre infidèle ou d’un vaudeville vraiment trop lugubre. Hélas! l’on ne change pas son entourage comme l’on change de veston. Il y a la rue où l’on se retrouve, le théâtre où l’on vous aperçoit, le restaurant où Nicole s’installe par hasard à une table toute proche... Et l’on ne peut cependant s’enfermer chez soi, se boucler, vivre comme en prison. La prison où l’on se croit libre est assez rigoureuse déjà! Mathieu souffre de cette incertitude; des souvenirs lui rendent son mal plus cuisant. Eh quoi! une enfance orpheline, une jeunesse enfermée, une adolescence étroite, sans joie, où quelques visites à un vieil oncle singulier accentuaient encore sa détresse; quelques années de plaisir à Paris... qu’en avait-il retenu? des grimaces, de petits calculs d’intérêt, de fausses larmes, de faux serments qui ne prétendaient même pas à convaincre ni à toucher, étant de passage, comme tout le reste. Lui serait-il donc défendu de goûter au sel de la vie, à ce que la vie offre de grand et de sincère, à la belle amitié avec un être qui vous comprend et vous ennoblit, au bel amour qui vous élève toujours plus haut, qui dégage des nuées, qui rend limpide le ciel que l’on porte en soi, et dont l’âme s’illumine? Pourquoi ne pouvait-il toucher à ces fruits spirituels, à ces fleurs secrètes? Pourquoi ne trouvait-il à portée de sa main que du rebut fait de grappes gâtées et de corolles fausses? Mathieu se posait la question, mais ne savait y répondre. Quant à ses projets de voyage, il les avait écartés pour de bon: courir le monde deviendrait vite un amusement de touriste; le voyage mieux entendu qu’il rêvait naguère exigeait une préparation longue qu’il n’avait plus le courage d’entreprendre; il était envahi de paresse... de quelle paresse étrange, nouvelle, dont le goût lui semblait inconnu? Cela montait insidieusement, comme ferait une peur sourde, cela l’écartait de toute action immédiate, l’engageant à la remettre au lendemain, et surtout cela lui faisait un malaise, une langueur inquiète, la stupeur que les bêtes ressentent prostrées sous l’orage menaçant. Mais encore une fois, où trouver une raison à tout cela, un allégement, un remède? et que faire en attendant?... Continuer d’attendre? XVII Huit jours plus tard, Mathieu, monté sur Flea, le cheval étourneau de Sam Harland, galopait joyeusement à travers les prés. L’air était encore vif à cette heure matinale. On ne pouvait que se plaire à pareil exercice, sur une herbe si fraîche et sous un ciel si pur. Leslie venait de passer qui menait des bêtes à l’eau avec de grands gestes centauréens et des cris enthousiastes. Un pantalon de toile bleue pour tout vêtement représentait encore une concession absurde, à son avis, puisque l’on ne se sent soi-même que nu. Harland avait fait de beaux essais de saut de barrière, et Plug tâchait de tomber sans dommage, et le plus ridiculement possible, du dos de l’âne qu’il enfourchait. D’autres écuyers s’entraînaient au lasso devant un mannequin servant de but. Mathieu se contentait d’un galop modeste qui le ravissait; de plus, il remarquait avec satisfaction que Flea, dont l’humeur était ombrageuse, à l’ordinaire, et qui l’avait désarçonné plusieurs fois, lui obéissait, maintenant, le mieux du monde. Le front dans le vent, il buvait l’air, puis il fermait les yeux, un instant, pour goûter sa joie, et les rouvrait pour reconnaître, alentour, l’herbe, le ciel, les bois et, là-bas, scintillante, miroitante, déjà criblée de soleil, la mer. Bientôt il aperçut Mme Randal coiffée d’un béret noir, culottée de noir, à califourchon sur Mouse, sa jument grise. Elle portait une rose rouge à son corsage: amazone habillée en adolescent, elle avait vraiment belle allure. Ils se croisèrent, ils se saluèrent du geste et de la voix. Tout à coup, Mathieu se ressouvint d’un vers lu jadis: «Contre le sein brûlé d’une antique amazone...» Il se représenta Mme Randal tenant au poing, en place de cette cravache inutile, un javelot, et le brandissant, mais l’image s’effaça vite pour se proposer d’autre façon: une valkyrie qui foulerait des nuées... et l’héroïque appel sonna à ses oreilles. Mathieu s’arrêta net. Mme Randal faisait le tour de la prairie, au petit galop, puis elle la traversa d’une allure plus vive, sauta plusieurs fois le ruisseau, revint et frôla presque le cheval immobile. Mathieu en ressentit un léger agacement, car elle n’avait plus tourné la tête; elle semblait tout occupée de sa course et de cela seulement... Il admirait sa grâce, sa vigueur, plus manifestes que jamais: cette danseuse se révélait écuyère étonnante, et son costume peu féminin n’offrait pourtant, si crânement, si simplement porté, rien de théâtral, malgré la touche de romantisme, et surtout rien d’équivoque. Flea piaffait, agacé lui aussi. Mme Randal acheva son tour. Que n’invitait-elle Mathieu à la rejoindre?... Elle s’éloignait déjà. Il en eut un surcroît de mauvaise humeur et, pour se justifier, inventa de mauvaises raisons: ils galoperaient si bien de conserve! à rester seule, ainsi, Mme Randal lui semblait faire de la parade, un numéro, un sketch d’équitation! Pourquoi? pour le charmer? pour l’éblouir? Il n’avait nulle envie de reprendre une promenade solitaire, de sentir la brise sur son front, sur ses yeux... Mme Randal repassa encore... Subitement, Mathieu ne put se tenir de toucher du talon le flanc jaune de Flea et de rendre la main. Flea n’en demandait pas tant pour faire un beau partir en coupant la prairie, même il dépassa Mouse et, comme l’on se trouvait sur la pente qui menait à la mer, par prudence, Mathieu ne voulut pas l’arrêter trop court. Bientôt il s’aperçut que Mme Randal en profitait: elle avait changé de direction et remontait vers le village. Il la suivit, poussant Flea, l’excitant de son mieux. Quand l’amazone vit ce cavalier à ses trousses, elle aussi entra dans le jeu, et Mouse étant vaillante, Flea plus petit, moins robuste, moins bien monté, fut gagné de vitesse. Course folle... Soudain, Mme Randal tourna dans le bois et, le ruisseau franchi, disparut, entraînant Delannes après elle. Quelques instants plus tard, il la revit, bricolant savamment entre les arbres et les buissons. Mathieu se fatiguait, la tête perdue, les mains nerveuses, grisé, non plus de vent et de vitesse, mais de chaude colère à sentir que cette femme se moquait de lui. Il l’atteignit enfin. Elle avait sauté à terre, sans aide, et caressait le museau de Mouse qui encensait doucement. «Bonne course, n’est-ce pas?» dit-elle. Et tout de suite elle ajouta sur un ton de reproche: «Mais il ne faut pas trop demander à des chevaux délicats...» Mathieu aurait voulu parler d’autre chose. «Et «fort comme un cheval» est une expression absurde, indigne d’un cavalier.» Allait-il entendre un cours d’équitation sentimentale? Il avait mis pied à terre aussi et se tenait près d’elle, encore essoufflé, toujours furieux. Il se reprit un peu, pour la complimenter sur son art d’amazone; il dut le faire habilement, car elle sourit, mais il se trouvait ridicule et en avait honte... Et puis, surtout, il eût voulu savoir ce que pensait Mme Randal. «Si je monte à peu près bien, dit-elle, ce n’est pas venu tout seul, croyez-moi! les débuts furent pénibles; mais cela me plaisait et j’aime les chevaux... Tiens! voilà Sam Harland... Sam! ramenez donc Mouse et Flea à l’écurie; bouchonnez-les et mettez-leur des couvertures.» Harland considéra d’un air scandalisé les deux bêtes en sueur. «Oh!... c’est du joli! D’ailleurs, je le prévoyais: je venais pour cela, Madame.» Il passa les brides à ses bras et, comme il s’en allait, son regard chargé de reproches s’appesantit sur Mathieu. «Maintenant, regagnons chacun notre logis. --Déjà, Madame! Vous n’attendrez pas un instant? Nous voilà seuls... Je désirais tant vous revoir, vous serrer la main! Tout à l’heure, j’avais l’impression que vous tentiez de m’échapper, quand vous galopiez devant moi, sur la prairie... et j’en souffrais; je vous admirais parce que vous me paraissiez si belle, et je vous détestais parce que vous tâchiez de me fuir... car c’est bien cela que vous faisiez, n’est-ce pas? --Oh! monsieur Delannes!... répondit la voix triste d’Ida. --Mais la course est finie: je retrouve mon amie d’il y a huit jours, à qui j’ai si souvent pensé depuis...» Mathieu ressentit au même moment une gêne horrible qui dura juste le temps d’une fulguration, pas assez pour qu’il interrompît sa phrase: gêne d’avoir adressé maintes fois des paroles analogues, sur un ton très passionné, à de petites Parisiennes accueillantes. «... Si souvent, reprit-il, et avec tant de sollicitude!» En achevant, Mathieu se découvrait de nouveau une âme obscure. «Non, c’est faux! --Oh! je sais bien! vous ne croirez pas un mot de ce que je dis, et cela est tout naturel... Comment pourriez-vous me connaître?...» Mathieu rendait la main au mensonge. Mieux encore que Flea traversant la prairie ensoleillée, le mensonge était lancé pour une longue course. Et Mathieu parla. Il parla avec ferveur, avec subtilité, sur un ton de franchise ouverte et parfois de supplication. Il ne parlait pas pour lui-même: il faisait parler un homme épris qui avoue enfin son beau désir; il parlait bien. Son inconsciente méthode fut retorse: trop évidente, trop simple, car on ne ment pas aussi simplement, elle valait par l’accent. Il se trouvait à ce tournant de la vie où un hasard vraiment divin fait apparaître cela même qu’on attendait, dont la venue est un éblouissement: l’amour. Il disait le premier soubresaut qui, devant la merveille, laisse interdit, et la peur que cette présence donne et la déroute où elle jette qui la brave... Mesure de la voix, sincérité, sobriété du geste, expressions de la face allant du pathétique au douloureux, rien n’y manquait! même pas l’aveu couvert de la mauvaise foi... (tant de brusque hardiesse était inconcevable, on ne pouvait admettre la plénitude d’un tel cœur!... sans doute... et cependant...), puis, ce fut une prière très humble, toute basse, qui se troublait, qui s’égarait, qui ne s’affermissait que par l’espérance lointaine d’être agréée enfin et qui, devant une chimère si folle, renonçait aussitôt, ou faisait semblant. «Taisez-vous, monsieur Delannes!» Cri de colère? non: de détresse tout au plus. Et Mme Randal parla à son tour. XVIII «Vous aussi!... vous aussi!...» Elle ne sut dire que cela, d’abord; ensuite ce fut le déchirement: «C’est donc une vocation! il faut que j’en prenne mon parti: je ne connaîtrai les hommes que pour me défendre d’eux! toujours, j’en serai entourée comme de bêtes... Non! les bêtes sont meilleures, les bêtes sont plus pures que les hommes; eux s’avancent vers moi avec un sourire; ils causent en toute franchise, sur un ton de camarade, à cœur ouvert, ainsi que des amis; ils plaisantent ou parlent sérieusement, ils m’intéressent, en passant ils me flattent, et puis je m’aperçois qu’ils font la roue; me voilà prévenue! je n’ai qu’à me tenir sur mes gardes: je sais ce qui va suivre... Ou bien, ils deviennent soudain moroses, ils ne desserrent plus les dents, ils me regardent sans oser rien dire, mais ils me montrent leur détresse autrement: je la vois dans leurs yeux, je l’entends, je l’écoute dans leur rire qui a perdu sa gaîté, je la remarque dans leurs gestes, dans leurs façons de marcher, de saluer, de se tourner vers moi subitement et de se détourner plus vite encore... Ils souffrent, je les aide à souffrir, ils souffrent à cause de moi. Ils n’ont pas le courage d’avouer ce qu’ils pensent et pas celui non plus de le cacher! C’est, à la longue, un spectacle lugubre qui brise les nerfs. L’un ou l’autre: la brute en folie ou le mendiant malheureux. Tous, vous vous montrez ainsi, dès que je vous connais un peu. Vous-même l’avez remarqué, lorsque vous parliez de mon influence sur les hommes du camp. Au lieu de vous taire, par décence, par charité, vous me l’avez dit, cruellement, pour me blesser, pour que je saigne!... Ah! je ne l’ignorais pas, cette influence! Moi qui n’aime que la liberté, qui ne cherche que la liberté, je ne me sens jamais libre, je rencontre partout des pièges tendus afin que je trébuche, que je me fasse mal, car vous êtes méchants! (Pas vous seul... tous!) Voilà qui ôte le goût de vivre! Ah! quand pourrai-je surprendre, dans les yeux d’un homme vivant près de moi, le regard clair qui ne sous-entend rien?... Les enfants ont ce regard, direz-vous? Non: les enfants voient bien vite que j’ai peur et, pour cela, s’éloignent de moi... C’est moi qui leur fais peur! En vous, j’avais presque confiance; je me disais: il sera peut-être l’ami. Je me montrais encore une fois stupide... Nous galopons à travers vos prés; je pense que vous jouez à la course; je me hâte, vous aussi... vous essayez donc de me dépasser? eh non! vous tâchez de m’atteindre, et déjà vous savez pourquoi!... Alors, maintenant, je vous déteste, monsieur Delannes, puisque vous ressemblez à tous les autres, et je vous prie... lâchez mon bras!... et je vous prie de me quitter à l’instant. --Vous me pardonnerez, Madame, répondit Mathieu d’une voix sourde et confuse; votre colère vous aveugle; ne soyez pas injuste! Vous ne sentez ni la sincérité de mes paroles, ni celle de mon profond repentir! Ce sera pour demain: vous aurez oublié; vous verrez alors les choses telles qu’elles sont... Vous viendrez chez moi, un jour très proche; paisiblement, là-haut sur la terrasse, nous causerons de notre double erreur, en vrais amis, et je vous convaincrai de mon respect, de mon amour... Adieu, madame Randal, non!... à bientôt.» Il s’éloigna, sans dire plus et sans se retourner. Comme il sortait du bois, il vit paraître Avery Leslie, à pied, vêtu seulement d’un pantalon bleu et qui lui dit: «Oh! tout à l’heure, je vous voyais de la plage; il ne faut pas galoper si vite! Flea aura pris froid, et puis il ne faut pas faire semblant de chasser, monsieur Delannes... elle pourrait avoir peur.» Mathieu n’était pas du tout en veine d’écouter les remontrances d’un adolescent américain... «Viendra-t-elle?» se demandait-il... «Viendra-t-elle? se demandait-il encore, un quart d’heure plus tard, en rentrant chez lui. Viendra-t-elle?» XIX Ida Randal essayait de se recueillir. Elle avait d’abord longuement songé à elle-même, mais ne parvenait qu’à brouiller un esprit déjà perdu et mettre plus encore d’agitation dans un cœur en désordre. Il lui fallait se rendre à l’évidence: non, elle ne pouvait échapper à sa joie. Sa joie la reprenait toujours; elle avait beau fuir, la joie aux lèvres chantantes savait la rattraper, et si, par ruse, elle se cachait au sein de quelque vieux souvenir, c’était en vain: elle se découvrait, elle se livrait bientôt elle-même, tant la joie chantait clair, tant cet appel semblait persuasif et tant le souvenir gardien la protégeait peu. De quel bénéfice pouvait être une évocation austère et grave, noble, à coup sûr, mais glacée, au passage de ce glorieux fantôme à la démarche vivante et dansante, aux mains pleines de fleurs, et qui chantait! Oui, Randal l’avait sauvée de la misère, de la honte, peut-être; ses attentions ne se comptaient plus, délicates et même tendres; sa bonté ne se lassait pas, mais la joie avait une autre bonté, moins voulue, et d’autres attentions, incessantes, que l’on ne pouvait dénombrer, qui toutes ravissaient le cœur: un geste, une parole, un sourire, une façon de dire, une façon de penser, un regard... et chaque fois on en ressentait ce même ineffable saisissement, ce même sursaut, et chaque fois, résonnait l’écho de cette voix qui chante, l’exaltant écho de la joie. Que valaient, au juste, les discours de Randal, ses théories, ses préceptes, ses principes?... Oh! l’ennui qui s’en dégageait!... Randal disait toujours la vérité. Ce soir, Ida préfère le mensonge... Mais une piqûre aiguë lui perce la poitrine, soudain: le mensonge? la joie peut-elle donc mentir? mentir en souriant, en souriant ainsi? mentir en chantant, et de cette voix? * * * * * Ida est seule dans sa chambre où le crépuscule glisse des ombres grises. Randal, occupé par de longues besognes, ne viendra pas. Elle s’écoute vivre. Pourquoi cette révolution dans le cours égal de ses jours? Parfois, elle souffrait de leur règle exacte et scrupuleuse, elle s’indignait d’être soumise à un maître qu’elle n’avait pas choisi, qu’elle supportait, en somme, sans trop d’impatience: un bon maître. Elle l’accorde, il fut un bon maître; elle se le répète, mais l’affirmation est inutile: ce sont là des paroles vides, privées d’accent, dont elle saisit à peine le sens. Maintenant, elle revient à la raison, elle comprend: le bon maître est celui qu’on aime, celui qu’elle aime... ce dernier mot, elle l’a tout au plus balbutié du bout des lèvres, sans presque le dire. Eh! qu’importe! puisqu’elle l’a dit!--Le bon maître est celui qui vient vers elle malgré lui, qu’elle n’a pas appelé et qui l’a néanmoins entendue, qui ne la chargera pas de chaînes, mais simplement la prendra par la main et l’emmènera.--Celui-là sera le bon maître. Une rumeur la distrait: d’abord un hennissement de cheval, puis des voix bourdonnantes; on se dispute à l’écurie. Tout ce monde qui l’entoure ne lui est-il pas cher d’une certaine façon? Ne ressent-elle pas de l’orgueil à connaître son influence sur ces hommes simples qui l’écoutent avec une attention dévote, comme des enfants sérieux et sages? Ne vont-ils pas souffrir, elle partie? Un regret encore mal défini se présente... Partir! partir! l’idée de partir lui fait lâcher prise aussitôt; d’ailleurs, elle tenait le regret d’une bien faible main. Elle voudrait penser aux jours qui viendront: non pas à mercredi prochain, par exemple, non pas à la fin de la semaine suivante (cela se devine trop aisément), mais plus loin, aux mois, à l’an d’après, et plus loin encore, aux jours qu’elle ne voit guère, qu’elle imagine peu. Elle se martyrise en tâchant de se figurer vieille, auprès de lui, plus âgé; moins belle, auprès de lui, plus grave; moins souple en sa grâce vigoureuse, auprès de lui qui, tendrement, la soutient de son bras; toujours aimante, auprès de lui qui l’aime toujours. Ah! qu’elle désire évoquer en elle-même ce beau spectacle!--Non! non! c’est impossible! elle ne peut pas!--Ida ne pense qu’à aujourd’hui ou bien à cette heure qui dépend d’elle, qui, suivant son vœu, commencerait tout de suite, ou qui ne sera pas. A ses oreilles, la joie chante encore, et cependant Ida Randal reste écroulée au fond de ce fauteuil, dans un coin de sa chambre obscure, sans forces pour agir, éblouie dans l’ombre. De temps en temps, une image surgit, de délice ou de désolation, un doute inattendu, une question harcelante, la mémoire d’un instant échu qu’elle croyait effacé, si précis, si vivant en toutes ses nuances qu’il lui semble odieusement le revivre. Elle se souvient d’elle-même au point d’oublier que ce souvenir où elle joue un tel rôle appartient au passé... Saura-t-elle aimer? Ceux-là qui la regardent d’un si beau regard fidèle, ses amis du camp, la rappelleraient en vain, elle le sait bien, mais ici, elle est reine d’un petit peuple aimant et sincère... Là-bas, saura-t-elle se faire aimer? Il lui vient une grande honte, soudain. Si cette pensée le touchait de loin, s’il avait vent de cette incertitude, lui qui, à la même minute, pense à elle, rêve d’elle, la désire, offre sa vie... oh! comme elle rougirait! Et l’effort paraît surhumain de se lever, de marcher jusqu’à la porte, de l’ouvrir, de franchir le seuil, de traverser toute la prairie en pente douce, puis de marcher encore, d’atteindre la terrasse et l’autre seuil... Enfin, pour souffrir davantage, elle se dit que peut-être ne l’aura-t-il pas attendue, qu’il ne sera pas là, debout, en expectative du bonheur, attentif au moindre bruit. * * * * * On n’y voit plus clair du tout. Ida se lève, allume une bougie. Elle ignore maintenant ce qui se passe en elle, et même ce que peut révéler son image. Elle s’approche de sa glace, elle se regarde dans la glace, longuement, haussant et baissant la petite flamme pour mieux se voir.--Une figure immobile, très blanche, très pâle, une figure qui ne dit rien, mais, peu à peu, il semble que la bouche s’anime; un sourire naît sur les lèvres, dans les yeux; elle sourit, comme en extase, possédée par une trop haute, par une trop splendide joie... Alors Ida se détourne de son reflet, ferme la porte à double tour et, brusquement, souffle la petite flamme. XX Elle ne vint pas. Il l’attendit patiemment. Elle ne vint pas. Mathieu ne sortait plus, sa patience s’usait, il n’allait plus au camp, ne sachant au juste à quelle heure viendrait Ida Randal; mais elle ne vint pas. Il tâcha de raisonner son aventure, de l’examiner de sang-froid. Pourquoi rester ainsi à l’affût de quelqu’un qui ne paraîtrait point?... Attente absurde!... et néanmoins, il l’attendait, mais elle ne vint pas. Pourtant, il fallait qu’elle vînt; cela ne pouvait durer ainsi. Mathieu se sentait tout changé, d’humeur hargneuse. Il parlait à peine à son ami Hourgues et sans aménité: attendre tout un jour, tous les jours qui suivent, du matin jusqu’au soir, se réveiller, la nuit, pour attendre encore, cela aigrit, cela exaspère, cela rend agressif. Plus tard, quand elle serait venue, on verrait bien, on discuterait, on se rendrait compte, on retrouverait la liberté de penser et d’agir... Halluciné par cette attente, Mathieu était chez lui comme en prison. Il n’en pouvait plus! Il fallait que quelqu’un lui ouvrît la porte qu’il ne pousserait pas tout seul. Quand Ida se plaignait de n’être point libre, savait-elle tout le poids d’une contrainte, celle d’attendre?... «Je prends des façons de neurasthénique, se disait Mathieu, car en somme, depuis plusieurs jours, je souffre simplement des suites de l’accès de fureur qui me prit quand cette proie que je poursuivais par jeu, d’abord, et sans passion, puis tout au plus par désir, voulut s’échapper et y parvint.» Mais que lui servait de faire preuve de bon sens, puisqu’il attendait encore? Jamais il ne songea même à lui écrire, à lui faire tenir quelque message: c’eût été si facile! Non, elle devait venir chez lui, elle, femme libre qui forçait un homme libre à l’attendre. Afin de s’apaiser, sans doute, il imaginait cette visite, en construisait, en détruisait les incidents et la péripétie, ajoutait, effaçait un détail, remettait tout en scène, recommençait. * * * * * Or, un matin, assis sur la terrasse de Villedon, Mathieu rongeait son frein et tâchait d’user le temps, de s’occuper, une heure encore, à lire les feuilles de Paris et à fumer des cigarettes. Ce matin-là, il se sentait plus calme, même il considérait son cas avec une certaine ironie. En somme, cette retraite lui pesait, l’ennuyait. Hourgues se montrait inquiet de sa méchante humeur, ce qui l’ennuyait aussi. L’ironie de son point de vue s’accentua: il se moqua durement de lui-même et sa contrainte en fut allégée... Il résolut de reprendre sa vie normale où il l’avait laissée, comme l’on se rassied après s’être, un instant, levé de table. «Oui, se dit-il, mais le plat s’est refroidi... Mes sentiments ont dû faire de même.» Il eut un sourire de mauvais aloi, de mauvais goût. «Allons! je ne suis qu’un imbécile, et je le prouve abondamment. Voilà-t-il pas des histoires, pour peu de chose! Je rencontre une femme d’un genre assez particulier que je ne connais pas, auquel, jadis, Gaby, Lily, Nicole ni May Read ne m’avaient habitué, une femme qui ne leur ressemble guère, oh! non! mais qui, peut-être... de fait, je n’en sais rien... et je m’emballe! et je me rends malheureux! Quelle tête de turc j’aurais présentée à mon vieil oncle!» Mathieu rabattit sur ses genoux le journal qu’il ne lisait plus et regarda devant lui. Villedon n’avait pas changé, le paysage ne perdait rien de son attrait, le charmait comme à l’ordinaire, offrait, pour l’après-midi, une délicieuse promenade et, au retour, en compagnie de certains membres du cirque, un bain de mer tonifiant où «l’ami français» ferait les pires farces à Sam Harland, nageur médiocre. «On s’amusera!» Alors seulement, Mathieu entendit quelqu’un pousser à petit bruit la grille du jardin. Il sut tout de suite qui lui rendait visite. Il ne s’étonna point. Il se leva, jeta sa cigarette et s’avança d’un pas tranquille de propriétaire bien appris qui sait vivre. Elle était venue. XXI Ida Randal parlait avec modération, sur un ton de froideur calculée, cependant sa bouche était instable, son regard un peu fixe; ses mains aussi obéissaient mal, tremblaient. Elle ne contrôlait parfaitement que sa voix. «La dernière scène, je devrais dire la dernière réprimande, car James ordonne et punit mais jamais ne se fâche, fut au sujet de cette danse de music-hall que j’invente et qu’il déclare «indigne d’une chrétienne». Comme si un sketch devait avoir les qualités d’un sermon!». Que James Randal fût un honnête homme, méritant l’estime et certaine admiration, un homme d’élite à sa manière, cela ne se discutait pas, étant reconnu d’avance; néanmoins, on peut juger diversement un prophète, directeur de cirque, suivant qu’on l’étudie au sein de sa tribu et de sa troupe, dans l’exercice de ses fonctions, ou qu’on l’envisage en chemise.--Ida Randal ne disait rien d’autre. Pour ce qui était de cette danse «indigne d’une chrétienne», la description terne et brève qu’elle en donna ne permettait guère de l’imaginer. En vérité, l’incident s’était produit dans des circonstances moins sommaires. On réservait d’habitude certain hangar, meublé d’un piano et de quelques banquettes, à des répétitions de music-hall qui n’exigeaient ni décor ni figuration; une estrade dressée au fond suffisait amplement à tous les besoins. Dans ce hangar dénommé «salle d’études», Ida était entrée, la veille, suivie d’un nègre qui posa sur le piano des musiques diverses. «Vous jouerez, dit-elle, les numéros 7, 14 et 57, à la suite.» Par son sketch de danse, «lever du jour», elle comptait rendre sensible l’attente anxieuse, l’exaltation et la joie d’un être devant l’aube et l’aurore. De semblables «chorégraphies décoratives» avaient fait un certain bruit, surtout dans les grandes villes, et lui attiraient force compliments. Des critiques réputés s’y intéressèrent au point de lui consacrer de longs articles, et l’affiche ne laissait pas ignorer qu’elle imaginait elle-même ces séduisantes créations. Elle écouta les trois mélodies correspondant aux trois moments de la danse, fit des recommandations précises à l’accompagnateur et monta sur les planches. Quelqu’un poussait la porte du hangar. «Nous ne vous gênerons pas en assistant?» demanda Sam Harland que suivait Avery Leslie. Après une courte hésitation, elle se décida. Peu importait: comme elle le danserait plus tard en public, pourquoi ne pas juger tout de suite de l’effet produit par son «lever du jour»? «Entrez, entrez! vous me direz votre opinion à la fin seulement. --Le Maître viendra dans quelques minutes.» Elle ne put réprimer un geste de mauvaise humeur: James la surveillerait donc toujours! Tant pis! elle tâcherait d’oublier sa présence. «Personne d’autre, en tout cas; après lui, vous donnerez un coup de clef.» Et, s’adressant au nègre: «Commencez.» La trame de ses pas était fixée, déjà; il lui restait à trouver la broderie et les couleurs: la mimique expressive qui animerait l’ensemble. Elle ne chercherait pas à se vêtir de façon rare ou surprenante: n’importe quelle robe très ample, de tissu léger, de teinte grise, comme elle en portait une, ferait l’affaire. Maintenant, alerte, le pied sûr dans le chausson serré, il lui venait une vague curiosité de ce qu’elle allait entreprendre. Elle dansa. Elle errait, en pleine nuit, sur le tapis de mousses d’une clairière; de hautes ombres immobiles l’entouraient de tous côtés mais ne la protégeaient point: elle était prise dans le cercle noir de ces gardiennes tressant leurs longs bras. A quoi servait d’invoquer le ciel? rien ne répondait jamais à son geste de supplication. Il ne lui restait que de danser suivant la rumeur du feuillage, de danser pour se distraire de la nuit, de danser pour fuir un peu, sans nul espoir de s’échapper. «Oui, c’est cela: diminuez le vent sans brusquerie et reprenez ensuite doucement.» Affreux silence! instant saisissant qui la tient immobile, toute droite, les mains basses, grandes ouvertes, et lorsque le bruissement se fait entendre de nouveau, elle en a peur: elle s’accroupit sur la mousse, elle tremble, puis se relève, se jette à droite, se jette à gauche, toujours en vain, car toujours un arbre noir se dresse devant elle, l’oblige à reculer, la repousse, alors quelle voudrait bondir, tenter le grand saut libérateur dans l’ombre. Et bientôt, elle renonce: vaincue par l’effroi, elle perd courage, elle s’abandonne; chacun de ses gestes est une plainte; elle appelle la nuit pour s’y ensevelir, elle livre à la nuit son pauvre corps brisé, elle s’étend par terre, elle s’étire mollement, en attendant la nuit qui va venir; exténuée, elle s’offre à la nuit. Soudain, elle se redresse un peu sur ses deux bras raidis--Ce faible gazouillis... où donc?... elle écoute,--et le gazouillis devient un chant d’oiseau. Ah! quel relâche en sa dure angoisse! l’oiseau chante: divine charité! Elle est debout et l’oiseau chante; alors elle danse, elle danse en reconnaissance de ce chant, elle dessine des méandres, en imitant le labyrinthe de ce chant. Mais que voit-elle, pour s’étonner ainsi, pour paraître à ce point stupéfaite, si peu rassurée encore et comme incrédule? Là-haut, ne dirait-on pas que le ciel s’éclaire, que la nuit supérieure est moins sombre? Elle se blottit, peureusement, contre le tronc d’un grand chêne... Elle attend. Est-ce cela qu’annonçait l’oiseau? Oui, les murs de sa prison semblent s’ouvrir par féerique prodige; le rideau des arbres est moins opaque; serait-ce donc le jour, l’aube incertaine qui annonce le jour? Le jour va paraître, elle le sait! Elle se prend la tête dans les mains, elle court, insoucieuse de l’obstacle; elle ne danse plus, elle se lance en avant, d’ici, de là, avec des soubresauts et des écarts, le visage toujours enseveli, puis, tout à coup, elle s’arrête, elle regarde: c’est lui! Alors sa danse devient une danse de triomphe; elle a deviné le jour; la forêt autour d’elle s’approfondit, la clairière est toute grise, le feuillage revit, une brise murmure; voici enfin le jour! Elle danse pour le jour; la nuit n’est plus; elle danse pour le jour qui chante; elle se donne au jour, non plus comme elle se donnait aux ombres, mais d’un don libre et joyeux: elle offre au jour sa poitrine où le cœur prend un rythme nouveau; elle offre ses bras qui sauront étreindre, ses mains qui sauront caresser; elle offre ses jambes et son ventre, et, d’un coup de tête, elle défait toute sa chevelure, pour offrir au jour ses cheveux. «Il faudra bien veiller à ce que le rideau tombe juste à cet instant. Je suis sûre de l’effet, car je retire mon peigne sans qu’on puisse le voir, mais je n’aurai aucun moyen de sortir de scène si le rideau est levé. Ce sera délicat.» Elle s’explique sur un ton que l’essoufflement ne rend pas moins calme: elle parle de son métier. «Nous allons nous en occuper, interjeta James Randal, assis dans un coin et qui n’avait rien perdu de la danse. Chaussez-vous, recoiffez-vous et, surtout, mettez un manteau. Je vous attendrai dehors. --Je veux prendre l’air!» grogna Sam Harland à voix basse. Il sortit, laissant Avery tout secoué d’émotion. «Oh! madame Randal! que c’était beau! J’y songerai cette nuit, j’en rêverai chaque nuit!» Elle agréa l’hommage par un bon sourire. XXII «Mais pourquoi ne m’avez-vous pas fait signe? demandait Mathieu. J’aurais tant aimé voir cela!» Si vague que fût la description que cette femme donnait d’elle-même, si incertaine l’image qu’elle offrait de sa danse (elle employait les mots les plus secs, les plus froids et beaucoup de termes de métier qui ne rendaient rien), Mathieu n’en regrettait pas moins l’occasion manquée. «Hier, à cinq heures, pendant que vous dansiez, moi, je m’ennuyais en fumant des cigarettes. --Non, non... une esquisse, ça ne se montre pas. Plus tard, quand tout sera mis au point, on verra. D’ailleurs, j’aurais été inquiète de ce que vous dirait mon mari: quand il s’indigne, il parle trop... Il veut placer son homélie! Je vous parais injuste? Ah! mon ami, il arrive un moment où l’on n’en peut plus, où le ver lui-même se retourne!» Elle s’exaspérait de ce que James fût toujours si autoritaire, si sûr de lui, qu’il édictât des lois plutôt que de donner des avis et que, chaque fois, implacablement, il eût raison. Elle s’était d’abord habituée, comme par lassitude, à cette vie coupée de commandements et de remontrances; elle haussait les épaules, elle n’écoutait pas. «Aujourd’hui, ce moyen de défense m’échappe: il me semble que James cherche les occasions de conflit au lieu de les éviter ou de les prendre seulement quand elles se présentent. Il s’ingénie à me blesser par des phrases courtoises, à me contrecarrer en tout... alors je réagis, je me révolte... Et puis, ce matin, songeant qu’un ami était là qui m’offrait ses conseils, son aide, son affection peut-être, je suis sortie du camp, j’ai traversé la grande prairie et j’ai poussé la grille de votre jardin.» Chez Mathieu, pas la moindre émotion du genre où le cœur se révèle: rien que le sentiment du joueur qui gagne une partie bien jouée, et qui s’en félicite... Chez Ida Randal, une angoisse visible, clairement lue sur le visage harassé d’inquiétude, tout à coup: quelle serait la réponse de Mathieu? Elle fut habile encore, très cordiale, pleine de franchise, avec un accent de camaraderie tendre qui donnait confiance. Il installa Mme Randal près de lui, sur la terrasse, au grand air, et là, dans des fauteuils cannés, face à un charmant paysage, ils causèrent amicalement. Peu à peu, les traits d’Ida reprirent leur calme et ses yeux leur mobilité naturelle, tandis que ses mains se reposaient. «Par ce moyen, ma pauvre amie, vous supporterez l’épreuve si lourde, disait Mathieu; vous savez maintenant où venir; je serai là, toujours. Rien n’est changé, sauf que vous ne vous sentirez plus malheureuse, que la moindre blessure sera pansée aussitôt et la parole méchante effacée. Vous reviendrez souvent, tous les matins si vous le pouvez: un instant, une heure, plus longtemps... L’après-midi, nous monterons à cheval ensemble et, plus tard, nous tâcherons de nous retrouver aussi le soir... n’est-ce pas? --Peut-être à pareille heure, demain, mon ami,» murmura-t-elle, quand elle lui prit et lui serra les mains, au départ, avec une sorte de ferveur reconnaissante. Mathieu remontait dans sa chambre. «Et, pour finir, se disait-il, j’y trouve du mécompte, car il est bien évident que je ne l’aime pas!» XXIII La corde oblique s’attachait à un anneau maçonné en terre et à la fourche d’un vieux chêne de l’orée du bois, dont le tronc ne risquait ni de plier ni de rompre. Un filet tendu écartait d’ailleurs la possibilité même de tout accident. Avery Leslie, profitant de l’absence de James Randal, parti en voyage d’affaires de huit jours à Londres, lui préparait pour son retour la surprise d’un numéro compliqué mais surprenant et très propre à exciter les bravos, où, glissant le long de la corde après en avoir fait l’ascension méthodique, il enfilerait des bagues dorées sur une lance, tandis que Plug, invisible, produirait, à l’aide de quel instrument, on l’ignorait encore, un bruit aigu, affreux, de déchirure, qui durerait autant que la glissade. Leslie devant fermer d’abord le parasol chinois qui lui servait de balancier et, par suite, être bien sûr de son équilibre au départ, ce beau travail exigeait une mise au point des plus minutieuses. Une douzaine de spectateurs assistaient aux premiers essais. Cela passionnait Mathieu qui avait fourni le bois de la lance, un long bambou très léger, bien en main, que l’on dorerait plus tard. «Ce sera joli au soleil et aux lumières, mais si l’on pouvait le faire au clair de lune, avec des anneaux et une lance d’argent, ou bien en crevant des bulles de savon! Et puis, songez donc! je porterais alors un maillot tout noir et une calotte noire sur la tête! --Avery! interrompit Mme Randal, il faut attendre le jour où notre cirque se rendra au pays des contes de fées... --Bientôt, Madame, bientôt! Déjà, vous, quand vous dansez... --Ce gosse est charmant!» dit-elle à Mathieu. La répétition fut peu satisfaisante et Leslie ne tarda pas à se sentir fatigué. «Rentrons, dit-il. Monsieur Delannes, Harland, Plug, aidez-moi donc à plier le filet. Merci; la corde peut rester, on la retendra, mais, la nuit, le filet s’abîme.» Quelques instants plus tard, Ida s’approcha de Mathieu: «Au revoir,» dit-elle. Puis elle ajouta secrètement: «Rentrez dans une demi-heure: vous me trouverez chez vous.» Le filet avait été mis en lieu sûr; Harland et Plug s’éloignaient. «Venez-vous avec moi jusqu’au camp? dit Leslie à Mathieu. --Bien volontiers, mon cher, et j’en profite pour vous féliciter... Très réussies, cette montée, cette descente... M. Randal sera content. --La descente, oui, on applaudira, on aura l’impression d’étrangler, d’étouffer, ce qui ravit le public, mais moi, c’est la montée que je préfère: cela signifie quelque chose... Pendant la montée, je me répète la chanson dont nous parlions, l’autre soir, et je l’entends. Je quitte la terre, je m’élève à cause d’elle. Je deviens de plus en plus pur, je chante cette chanson pour moi-même, je sens que je m’éloigne du mal, que je monte vers ce qui est beau, vers ce qui est bon, vers ce que chante ma chanson, et un jour, ou peut-être cette nuit de lune où je serai vêtu de noir, la chanson m’entraînera plus haut encore, si haut! si haut que j’atteindrai le ciel, et alors je serai heureux. --Vous deviendrez un grand danseur de corde, Avery... --Si Dieu le veut... Mais vous voici arrivé. Vous verrai-je demain? --Assurément.» * * * * * Mathieu se dirigea vers son logis où il savait trouver Ida. Il songeait en marchant. «Pourquoi pas une amie, puisque je ne l’aime pas d’amour? Cet enfant est plus près du grand amour que je ne fus jamais... Je la vois souvent, je crois l’aimer quand je suis auprès d’elle, mais c’est tout autre chose, l’amour!» Il poussa la grille. «Connaîtrai-je l’amour où l’on se sent heureux et libre à la fois?» Il entra sur la terrasse. «Ida, mon amie!» Mme Randal parut... * * * * * Et ce même jour, comme tombait le crépuscule, une forme fugitive s’échappa du jardin de Villedon, tandis qu’au fond de la pièce où, jadis, M. Jacques Mesnard fumait, ironisait et souffrait de la goutte, un jeune homme pleurait désespérément, la tête dans ses mains. XXIV Or, quelques jours plus tard, Sam Harland, assis dans un coin de son écurie, causait avec Avery Leslie, venu en visiteur. «Je les surveille, disait-il, et je suis sûr qu’ils font le mal. Ça ne trompe pas, mon garçon: quand le ver est dans le fruit, le fruit perd ses belles couleurs; quand le mal est dans l’esprit, l’œil perd sa clarté. Ils n’ont plus le regard clair. --Ne parle pas ainsi, répondit Leslie; tu ne sais pas: tu juges de choses que tu ignores. Tais-toi: tu me fais de la peine. --Tu penses comme moi, seulement, tu as peur de le dire. Si notre maison tient debout, c’est à cause d’elle. Elle partie, les murs céderont de tous côtés, le toit tombera sur nos têtes, et ce sera la désolation. --Elle ne partira pas, dit Avery: elle a la charge de nos âmes, elle le sait. Elle est comme la madone des églises où vont les catholiques: la madone ne s’en va pas, tant qu’il reste des âmes à sauver. La nôtre doit nous conduire doucement vers le ciel. Comment pourrait-elle partir? Nous serions trop malheureux... --Oui, dit Harland, au fond du malheur, tout au fond... Mais lui est un méchant! --Je ne crois pas; il me semble que son cœur est pur; il s’est toujours montré bon camarade; je l’aime beaucoup... Et puis, si une mauvaise pensée l’a touché, peut-être ne s’en rend-il pas compte: on n’a pas toujours de la lumière dans le cœur!... Oui, je l’aime beaucoup. --Moi, je le déteste et voilà pourquoi je ne le perds pas de vue... Avery, écoute-moi. Devant Dieu, j’en suis certain: le ver est dans le fruit.» Après quoi, Sam Harland sortit de l’écurie, s’installa sur un banc d’où il pouvait surveiller le petit domaine qui lui était confié et, refusant de parler davantage, fuma sa pipe d’un air rageur, tandis que Leslie, un peu désemparé, allait se promener tout droit devant lui, l’œil vague et les bras ballants. * * * * * Et, ce même jour, Joy-for-ever, la caissière, causait avec miss Jones, la dactylographe, dans le bureau de James Randal parti en voyages d’affaires. «Tout ça, c’est des idées, ma chère! vous avez la tête tournée...» Mais miss Jones ne se laissait pas convaincre: «Non! non! moi, j’ai des yeux pour voir et des oreilles pour entendre; d’ailleurs, il suffit de n’être pas aveugle et d’écouter un peu. Ils ont l’air inquiet, ce qui pourrait s’expliquer autrement, et ils ont l’air joyeux, ce qui serait tout simple, mais ils ont l’air inquiet et joyeux à la fois, et voilà où je m’arrête pour réfléchir... Réfléchissez à votre tour, Joy-for-ever. --Je ne sais pas réfléchir: ça fait du mal et ça rend triste. --Enfin les autres parlent dans les coins, tout bas, comme s’ils se confiaient des secrets... --Eh bien, moi, j’affirme qu’on ne parle pas dans les coins pour dire la vérité, parce que la vérité se dit tout haut: on parle dans les coins seulement lorsqu’on a honte ou que l’on invente un mensonge. --Ma chère!... quel âge avez-vous? --Cinquante et un ans, au jour de l’Indépendance. --Quand vous parlez ainsi, je vous en donnerais douze!» Joy-for-ever s’agitait sur sa chaise. «Mais regardez donc ses yeux! s’écria-t-elle. On n’a pas des yeux pareils si l’on fait ce que vous dites!... Et lui, ce bon sourire!... aurait-il ce bon sourire? Je ne savais pas qu’un Français pût sourire comme ça!... Oh! vilaine! qui pensez à des choses abominables!... Vilaine!... j’ai tort de vous écouter!» Et Joy-for-ever, frappée, moins par l’odieux de tels soupçons que par leur absurdité bien évidente, fut prise d’un accès de gaîté, fut saisie, soudain, d’un rire de délivrance qui la secoua tout entière. «Maintenant, je vais revoir les comptes de ce mois, dit-elle en se levant, car il me manque deux francs soixante-quinze. --J’ai encore plusieurs lettres à écrire, répliqua miss Jones; adieu, ma chère... ma chère enfant.» * * * * * A la même heure, dans le cirque désert, bâtisse de fortune dressée au fond du camp, John Plug errait, vêtu d’un large pantalon de clown, très ridicule, et du veston fort convenable qu’il mettait pour se rendre au village. Il tenait à la main et balançait un sac de toile. Ayant fait d’abord le tour des gradins, il inspecta soigneusement les issues, regarda de tous côtés et ne descendit dans la piste que bien certain de n’être pas dérangé. Alors, sur le tapis couleur de crottin clair, il vida son sac d’où tombèrent cinq boules de bois doré. «Cinq, dit-il... Pas plus, pas moins: le jeu de quatre est trop facile et jamais je ne réussis le jeu de six. Il faut que j’en prenne cinq, pour l’équité... Quand on doute, qu’on hésite, qu’on se sent malheureux, voilà le bon moyen. Je vais essayer.» Il cueillit les cinq boules, successivement, et les jeta en l’air pour juger de leur poids, puis il les regarda, tombées à ses pieds. «Je commence!» John Plug parle à voix haute... à qui donc s’adresse-t-il? «Si je dure le temps d’un numéro ordinaire, cela prouvera que nous avons tous dans notre bouche une langue venimeuse et que nous méritons le fouet et le cachot... Mais alors, rien ne change pour elle. Si je rate, eh bien, je souffrirai plus à mon aise... Oh! l’éclairage est vraiment mauvais... Tant pis! A d’autres heures, je ne serais pas seul... Oui, je commence.» Et John Plug, debout au centre de la piste, se met à jongler de façon burlesque avec les cinq boules de bois doré, se retournant par de brusques secousses, et sans cesse dansant. Les cinq boules montent, s’envolent, redescendent; elles ne touchent les mains expertes que pour en rejaillir; elles ne se choquent pas: elles dessinent au-dessus de la tête de Plug une arcade feinte, en mouvement, et Plug sourit, se tortille, esquisse des ronds de jambe comiques et de monstrueuses grimaces, tout en ne quittant pas des yeux ses boules bondissantes, mais il n’ose simuler, comme il fait en public, aux soirs de gala, un geste maladroit, si drôle!... Il ne joue que le jeu seul, il ne risque pas de fantaisie superflue. Voici que la durée d’un numéro est presque atteinte. Jusqu’à présent, nul accident, nulle bavure, travail parfait. Il ne reste qu’à relancer, d’un tour de poignet plus vif, cinq fois répété, les cinq boules, quand elles passeront, et à les recevoir toutes cinq dans le sac vite saisi... La première part, et la seconde... voici la troisième; déjà l’arcade mouvante se surhausse; la quatrième boule jaillit... et soudain, en se baissant pour prendre le sac de toile, Plug trébuche, il va tomber... pourtant il poche la première boule, sitôt la cinquième partie; les trois autres qui volaient sont au fond du sac; tout en cherchant à retrouver son équilibre, car maintenant il tombe, ses bras se tendent, puis il lâche d’une main le rebord de toile et de l’autre il quête la chute attendue... il est tombé... n’importe! cette cinquième boule qui vient de signer en l’air le paraphe de son ouvrage, il la touche, il la tient, il l’a... mais, dans le même instant, elle lui échappe, elle glisse entre ses doigts! Assis sur le tapis du cirque désert, les jambes croisées, Plug, devant le sac où reposent quatre boules seulement, Plug, la tête basse, le souffle court, se livre à une méditation douloureuse. «J’ai tenté l’épreuve, murmure-t-il, ai-je réussi? non, c’est raté... pas tout à fait, cependant. Mais je ne puis dire que j’ai réussi: on n’aurait pas applaudi, ou bien par charité... Alors... que fait-elle? que pense-t-elle?... A qui pense-t-elle?» * * * * * Pendant que John Plug interrogeait à sa manière le destin, M. et Mme Hourgues se promenaient sous bois et causaient en longeant le ruisseau. «Sincèrement, Jérôme, je crois que nous nous inquiétons à tort. Notre ami a le cœur trop bien placé pour agir comme tu le supposes. Il a rencontré quelqu’un qui le séduit, qui l’étonné, qui l’amuse, dans ce pays un peu désert, et il passe beaucoup de son temps auprès d’elle. Nous ne pouvons rien dire de plus. --C’est à cause de cette solitude dont tu parles que les façons de Mathieu me troublent et me gênent. Que signifie cette exaspération si vite tombée? Représente-toi son entourage parisien avant qu’il ne vînt à Villedon: la vie qu’il menait là-bas, et ce qui la remplace. Il n’a rien de l’anachorète... Qu’il eût fait une lourde sottise ne m’étonnerait guère. --Plus qu’une lourde sottise: une lourde faute, une mauvaise action, et de cela notre ami est incapable. --Ma petite Alice! parce que nous partageons une heureuse expérience conjugale, ne jugeons pas trop vite les autres à ce point de vue tout personnel. Mathieu connaît mal les femmes, il ne les connaît même pas: il a eu quelques aventures flatteuses... S’emballe-t-il aujourd’hui comme il faisait jadis, ou bien, est-ce l’amour? Les deux hypothèses seraient très regrettables assurément, mais la seconde m’épouvante. --Jérôme, comment te permets-tu de parler ainsi!... Qu’elle me déplaise, je ne te l’ai pas caché, mais pourquoi en faire une personne frivole, pis encore? Singulière, bizarre même, peut-être a-t-elle des qualités profondes que nous ne soupçonnons pas et qu’il a découvertes... Jouerait-il avec une femme qu’il aime? non. --L’aime-t-il?... voilà! --Et il s’agit d’un ami intime! c’est de notre meilleur ami que nous disons ces choses affreuses!... Jérôme, j’ai vraiment honte, tout à fait. --Le camp bourdonne de petits bruits incertains qui finissent par m’atteindre; on s’agite, on est anxieux; des rumeurs naissent chaque jour et se détruisent pour renaître le lendemain: il se montre si imprudent! Ces braves garçons du camp ne sont plus les mêmes: l’un a l’air embarrassé, l’autre paraît nerveux, tous semblent distraits de leur vie quotidienne par quelque chose que je ne sais pas, qui me consterne... Alice, je voudrais beaucoup me ranger à ton avis, mais j’ai peur que tu ne te trompes, j’ai peur que lui aussi ne se soit trompé, lui que nous aimons tant!» * * * * * Enfin, le soir de ce même jour, Octave Boucbélère et Rachel, son épouse, après un repas arrosé de vin rosé et d’un armagnac de qualité qui leur appartenait en propre et dont ils ne se vantaient pas, furent amenés à l’échange de quelques confidences. Cela dura peu et la causerie familière se muait, dès la sixième réplique, en scène de ménage. «Je la comprends, avait dit Rachel: il est bien de sa personne. --Oh! tu sais... les rouquins... --Blond roux, tout au plus... Un joli garçon. --Mais... je le félicite.» Il baissa la voix. «Une belle femme. --Octave!... --Et pas si maigre qu’on pourrait croire!» La noise conjugale était amorcée. XXV C’est l’automne sur Villedon, un merveilleux après-midi d’automne. La vue que l’on a des fenêtres de sa chambre sur le bois jaunissant à peine plairait à Mathieu s’il pouvait s’intéresser aux spectacles du monde, mais en ce moment ses yeux ne regardent nulle part, ses yeux ouverts ne reçoivent rien de la beauté des choses, ils sont plus fermés que sous le poids du sommeil. Un pas léger, la porte s’entre-bâille. Une voix douce s’excuse tendrement: «Vous m’avez attendue? --Je vous attends toujours... --Comme d’habitude, des questions stupides, au dernier instant: il veut savoir ce que je pense du départ de la troupe, vers la fin de ce mois; il propose une saison d’hiver dans le Midi... Ah! que le cirque aille faire sa saison en Sicile ou en Finlande, que m’importe: je saurai toujours m’échapper! Le soleil, je le trouve ici, Mathieu, auprès de vous.» Ils s’entretiennent d’eux-mêmes, d’abord; elle décrit son espoir, elle dit sa joie; il répond en souriant; elle lui prend les mains. «Je veux que vous le compreniez: malgré les entraves, malgré tout ce qui m’enchaîne là-bas, tant d’heures chaque jour, je me sens libre! Votre seule présence me rend libre et le désir et la promesse d’une prochaine rencontre. C’est une autre femme qui agit, qui parle quand vous êtes ailleurs, mais c’est la même qui pense à vous. Parfois un peu d’agacement, un sursaut que je réprime... alors je me dis: quelques minutes encore, patientons encore quelques minutes, et je serai libre! je le trouverai dans sa chambre, je reverrai son bon sourire, son bon regard et j’entendrai sa voix! Pour ce bienfait, ce n’est rien que j’endure. Et j’accomplis ma besogne, scrupuleusement, je reçois des ordres, je discute avec Joy-for-ever, peut-être avec Boucbélère, sans dégoût, presque sans hâte, sachant ce que je sais. --Ma précieuse amie, cela ne vous empêche pas de souffrir par ma faute! Lorsque j’y songe, et j’y songe sans cesse, je m’en désole. Je me dis que je suis allé vers vous pour vous faire souffrir encore: comment n’en aurais-je pas de la peine? --Oh! mon libérateur!» Ses yeux brillent, ses bras se tendent... «Tu ne vois donc pas que je suis heureuse!» Phrase jaillie du tréfonds d’elle-même, expression de tout son être, aveu de sa raison de vivre; le radieux visage, le regard transparent, l’accent pathétique de la voix, ce geste implorant qui promet, qui remercie et jusqu’au tremblement des lèvres humides l’affirment sincère, cette phrase, et Mathieu le comprend bien... et Mathieu tâche de détourner son esprit de l’évidence qui s’impose comme une lumière de plein jour, mais il ne trouve nulle ombre où se recueillir, aucun retrait obscur où se livrer au doute, nul refuge où se donner un délai: Ida Randal l’aime d’amour, aujourd’hui, à cette heure, à ce moment présent, ici, d’un grand amour qui la transfigure et qui, tant que son cœur saura battre, durera. XXVI On ne vit pas impunément avec des êtres faits autrement que soi, qui sentent, pensent, réagissent et s’expriment d’autre façon que soi. On finit par subir leur influence, on se pose des questions bizarres, au demeurant très ridicules, on est troublé, sans se l’avouer encore, et puis, surtout, on a un peu peur et l’on ne sait au juste de quoi, mais un homme perdu dans une foule étrangère n’a-t-il pas, loin de tout péril, ces mêmes mouvements de peur insidieuse et sourde? Mathieu fréquentait toujours ses amis du cirque, assidûment. De chacune de ses visites, il revenait inquiet: ces gens n’étaient plus les mêmes, du moins en jugeait-il ainsi. Sam Harland avait perdu ce ton de familiarité fruste et forte, si plaisant. Il mettait moins d’enthousiasme à discourir d’équitation savante et de voltige; il gardait ses secrets par devers lui, comme si l’enquête amicale de Mathieu fut devenue indiscrète. Avery Leslie prenait depuis quelque temps une mine étrange: pâle, les yeux battus, le regard incertain, son expression semblait parfois égarée. Sa fièvre coutumière qui charmait Mathieu se doublait d’une fièvre nouvelle: on l’eût dit pénétré d’angoisse, bouillonnant de pensées obscures, et ses paroles ne suffisaient pas à rendre ce que, manifestement, il voulait expliquer, ce dont il voulait tant se délivrer!... De quelle étreinte presque douloureuse il serrait les mains de son ami, à l’arrivée, au départ! Et, sur un plan tout autre, que signifiait aussi ce détail absurde: chaque fois que Mathieu rencontrait Joy-for-ever, elle faisait d’abord une grimace, celle de quelqu’un qui retient avec peine sa gaîté. Le visage rond en était tout bouleversé, des lèvres à ce point pincées ne convenant pas à de telles joues; et tout à coup, n’en pouvant plus, Joy-for-ever éclatait de rire, d’un joli rire frais, puéril, plein d’évidence, d’ailleurs inexplicable, qui n’avait rien d’un rire de moquerie et qu’elle interrompait, le plus souvent, par une fuite précipitée, en balbutiant de vagues excuses. Boucbélère affectait maintenant des manières goguenardes qui frisaient l’insolence, et Rachel, une retenue dédaigneuse de femme très «comme il faut». Plug non plus n’était pareil: il se répétait, contant éternellement la même histoire de numéro raté qu’il ne réussirait jamais plus, et se plaignant du sort avec amertume, sur un mode lassant de vieillard diminué qui rabâche. Seul James Randal n’avait point changé. Mathieu s’était vu forcé de causer deux fois avec lui, longuement, depuis son retour de Londres, Randal l’ayant rencontré par hasard et retenu. Conversations singulières d’où se dégageait une gêne affreuse, car il s’agissait de la bonne influence que Mathieu pouvait prendre sur les hommes de la troupe, étant donnée la sympathie évidente qu’il leur inspirait, et le chef l’en remerciait déjà. Même calme, même fermeté grave dans ses propos, lorsqu’il décrivait sa lourde tâche, la dépendance de tant d’âmes guettées par le péché, par toutes les formes du mal. Il fallait instruire ces êtres, souvent si jeunes et que le spectacle du monde ravissait, il fallait leur montrer Satan sous mille déguisements et travestissements, quelques-uns même comiques, afin qu’ils pussent toujours le reconnaître. «Faire le mal, cela se pardonne quand on ne vous a pas explicitement interdit de toucher au fruit de cet arbre, quand on ne vous a pas bien montré l’arbre et son fruit. La faute irrémissible est celle où l’on est amené par désir, les yeux ouverts et la conscience avertie. Pour ce péché-là, l’homme connaîtra les peines éternelles, les hautes flammes que rien ne rabat, que rien n’assouvit.» * * * * * De retour chez lui, Mathieu s’aperçoit que le souvenir de ces heures passées au camp ne s’écarte ni par un geste, ni par une plaisanterie. Parler de morale protestante pour s’en moquer, fût-ce avec des mots d’esprit, cela est vraiment trop facile et tout à fait insuffisant. En quoi ses camarades montraient-ils de la raideur, cette austérité sinistre que la caricature habille de noir et d’un col blanc? N’a-t-il pas ri, en leur compagnie, aisément, librement? Ses rapports avec eux ne gardaient-ils pas, jusqu’à ces derniers jours, une parfaite désinvolture, et leur ouverture de cœur, fallait-il la compter pour rien? Morale protestante: morale ridicule... cela se dit; cela ne se sent plus, maintenant. Et Mathieu repensait à ces hommes qui lui paraissaient avoir changé de figure. Que savaient-ils? que pouvaient-ils soupçonner? Au fond de leurs yeux, il lisait un reproche, non pas ce reproche hautain du sage qui détient la vérité et s’en croit le gardien officiel, mais plutôt celui de la bête fidèle à qui l’on a fait une injustice, à qui l’on a refusé son dû, et qui n’a qu’un regard pour exprimer sa douloureuse surprise à l’être qu’elle estimait de vertu peu commune. * * * * * Gêne, gêne insupportable à quoi se mêlent de la colère, par instants, un agacement cruel et, surtout, pour mieux préciser, de la mauvaise humeur vulgaire dont la qualité basse rappelle les sentiments de quelqu’un qui a commis une lourde gaffe et s’en mord les doigts jusqu’au sang. Les paroles de Randal venaient encore augmenter son désarroi. Le péché... une idée pour gens pieux, pas pour lui. Et cependant, cette idée rôdait alentour, imprécise mais présente. A peine Ida était-elle partie, le laissant seul, que cette figure surprenante la remplaçait, s’installait, se mettait à son aise. Elle ne l’obsédait pas trop, en somme: elle ne se manifestait que de temps à autre, par un tiraillement de cœur, une rougeur subite, une impatience de l’esprit qui se détourne. Elle s’occupait à sa besogne de façon discrète; elle se contentait d’être là, de rester là. XXVII Par prudence, il accepta l’invitation, ne voulant point paraître se désintéresser du Randal Circus. «Mais oui, très volontiers, Boucbélère.» Celui-ci dut cacher son étonnement sous un large sourire. «Dans la petite salle du fond... nous serons seuls avec mes élèves. Vous les avez peu vus; je vous les présenterai. Ah! les pauvres! ils méritent bien qu’on les aime un peu. Ils rendent de grands services au cirque et on ne leur en sait aucun gré; pourtant... --Affaire entendue, dit Mathieu: ce soir à sept heures et demie.» Pour finir sur un mot spirituel, Boucbélère assura que l’habit n’était pas de rigueur. * * * * * Prendre un repas en compagnie d’Octave, de Rachel et de quelques monstres n’offrait rien qui pût plaire à Mathieu, mais il s’était engagé, il irait donc. «Par ici, mon bon ami, dit Boucbélère, deux heures plus tard, en lui ouvrant la porte. Soyez le bienvenu et croyez que mes élèves sauront apprécier l’honneur que vous leur faites.» Il sentait l’ail à plein nez, il suait, plus abject que de coutume en sa rondeur courtoise. Mathieu se trouva dans une petite salle où la table du repas était dressée. Rachel tournait autour, affairée comme s’il se fût agi d’une cérémonie importante; même elle posa au centre un vase débordant de fleurs des champs et de feuillages roux. Elle accueillit Mathieu par des phrases équivoques dont on ne pouvait dire si elles étaient sirupeuses ou vinaigrées. A ce moment, Boucbélère donna le signal par une sonnerie et les monstres entrèrent. * * * * * Un beau cauchemar, assurément, un cauchemar de choix, aggravé par le sourire paternel du gros Toulousain... Ils s’assirent et, par charité, sans doute, Mathieu fut placé entre Octave et son épouse... Oh! qu’il eût aimé fermer les yeux! oh! qu’il eût aimé prendre la fuite!... Rachel venait d’installer à sa droite, sur une haute chaise d’enfant, un nain difforme et chauve, très bavard, petit paquet gris de laideur concentrée, dont les yeux de grenouille donnaient le frisson. Puis se présentait l’homme poilu: sa barbe l’inondait d’un vaste flot roux, partiellement recouvert d’une serviette, et que la double chute des moustaches épaisses élargissait encore. Son crâne flambait comme un bûcher résineux, ses grosses pattes poilues de roux étonnaient moins que sa face où se devinaient à peine, dans un tapis de poils, la ligne des lèvres et deux petits yeux noirs. Plus loin, l’homme bleu, très normal par ailleurs, se contentait d’être bleu, d’un bleu indélébile d’ardoise que rien n’expliquait, car cette maladie de peau ne le faisait pas souffrir. Il était bleu, tout simplement, congénitalement bleu; il s’en vantait comme une femme d’être pâle. Son voisin, dont la figure exprimait une tristesse infinie et une atroce lassitude, dépassait de plusieurs centimètres la taille réputée du géant russe Pétroff. Manifestement, il ne savait que faire de tout ce corps; chacun de ses gestes encombrait; il s’en rendait compte: cela n’est guère divertissant ni honorable de jouer tous les jours le rôle de l’éléphant introduit dans une maison de poupée. L’homme élastique, à sa droite, n’offrait rien de très stupéfiant, au premier regard, mais son épiderme (par quelle fantaisie de la nature?), mal collé à sa chair, était extensible: il pouvait en tirer les plis plus aisément qu’on ne pince un tissu de caoutchouc... geste affreux que suivait le bruit d’une claque étouffée. On admirait ensuite l’homme maigre qui, à coup sûr, avait passé de longs mois juché sur une colonne en plein désert. Il accentuait ce décharnement par des vêtements lâches et l’entretenait par un régime d’abstinence très surveillé. L’albinos, bien modeste, bien effacé, faisait mal à voir, à cause de sa figure blême de cochon d’Inde, mais il ne retenait guère l’attention pour peu que son voisin parlât... Quelle voix! elle déchirait l’oreille et, s’il criait, on songeait à quelque locomotive en mal d’enfant. «La voix la plus perçante du monde» annonçait le programme du cirque... Son moindre murmure avait quelque chose de strident. A côté de lui, deux adolescents blêmes inquiétaient d’abord, épouvantaient bientôt; si près l’un de l’autre, trop près, embarrassés par cet extrême rapprochement, ils bougeaient peu: ils n’osaient, semblait-il. Une ressemblance étrange les unissait, les confondait: des traits, une expression, un regard pareils; mais autre chose leur interdisait de se désunir. Liés, dès leur naissance, par un pont de chair commune, ils ne se sépareraient que sous le couteau du chirurgien. On attendait la mort de l’un d’eux avant d’engager cette libération: on ne divise pas de gaîté de cœur un capital aussi productif. Pour l’instant, Ralaô et Paraô, venus de Sumatra, par delà les mers bleues, assis sur un même banc, soufflaient, de leurs deux bouches semblables, sur deux cuillerées de soupe chaude et tenaient les cuillers l’un de la main gauche, l’autre de la droite, pour ne pas se gêner. Monstre interne ou, du moins, monstre discret que Mathieu connaissait déjà, Reginald Howe possédait la faculté rare d’ingurgiter, sans peine apparente, un nombre étonnant de litres d’eau. Il avalait aussi des poissons rouges, des grenouilles, voire une courte anguille, puis il rendait le tout, bêtes et liquide, en bon état. Il faisait, à chaque tournée du cirque, la joie des enfants; par malheur, son exemple, disait-il, les incitait à s’abreuver secrètement au pot à eau de leur chambre. Enfin, près de Boucbélère, et dernier exemple phénoménal de la réunion, trônait l’homme nourrice: un homme, certainement, (il caressait des fils noirs d’authentique moustache), mais dont la poitrine simulait une couple de seins plantureux, vides de nourriture et cependant plus gonflés, sous la mousseline qui les voilait par décence, que les célèbres mamelles de la chèvre Amalthée. * * * * * Mathieu mangeait en silence, luttant contre ce dégoût, cette peur, cette pitié sèche qui l’obsédaient. De temps en temps, Rachel lui parlait à l’oreille, Octave lui faisait des confidences, donnait à voix basse un renseignement spécial et vilain que Mathieu ne demandait guère. Il répondait par quelques mots polis puis se taisait, mais il ne pouvait s’empêcher de regarder encore, un à un, ses étranges commensaux. Plus que leur difformité, leur solitude le glaçait d’épouvante... Abominable solitude: l’un est seul sous son poil, un autre sous sa graisse, un autre dans son squelette maigrement recouvert; cet autre, emprisonné dans le bleu de son épiderme, n’est pas plus seul que celui qu’une arbitraire subversion d’estomac particularise; l’homme gigantesque reste seul comme le trop petit; une voix à ce degré inhumaine étonne, repousse autant que des yeux roses ou une peau en caoutchouc, et ne sont-ils pas isolés déjà par un irréalisable désir de solitude, ces deux êtres condamnés à toujours vivre ensemble? Boucbélère se pencha vers Mathieu: «S’ils étaient douze, dit-il à petit bruit (mais je ne puis compter Ralaô-Paraô que pour un seul: il n’a pas d’autre valeur!) s’ils étaient douze, je les appellerais mes douze apôtres.» Surpris par cette fine remarque, Mathieu voulut piquer le gros homme en l’assurant que sa collection ne serait en rien déparée pour peu qu’il consentît à tenir en personne le rôle dégradant du douzième. Réflexion faite, il rengaina la pointe inutile; d’ailleurs, Octave se levait pour illustrer par quelques affectueuses paroles la fin prochaine du repas. Un frisson d’attente courut sur l’assemblée et Mathieu vit que les yeux des convives ne quittaient plus, au centre de la table, le pot fleuri que l’orateur désignait du doigt... «Ces fleurs, ces simples fleurs, mes amis, ce feuillage d’automne... nous ne pouvions trouver mieux: est-il des fleurs plus précieuses que celles de nos champs, de nos buissons?... Les riches, les heureux de ce monde ont des fleurs de serre; nous, les humbles, nous cueillons nos bouquets au sein de l’herbe, humide encore de rosée...» A ses heures, Octave ne manquait certes pas de poésie. «Or, vous savez ce qui nous réunit, ce soir: une même pensée de respect et d’amour...» Rachel pinça les lèvres et fit semblant d’avoir perdu son rond de serviette, mais autour d’elle tous les regards se levaient vers Octave, tous les visages souriaient, attentifs et rayonnants. «Touchant anniversaire de sa naissance!... elle sait que nous le fêtons et souffre à coup sûr de ne pas présider nos agapes. Mais elle a des devoirs qui la retiennent, des devoirs graves... elle ne pouvait pas. Néanmoins, pour distinguer ce repas familial, M. Delannes a bien voulu se joindre à nous... Remplacer l’absente? non pas! ni la faire oublier, mais l’honorer simplement, telle fut son intention... telle fut votre intention, n’est-ce pas, monsieur Delannes?» Mathieu acquiesça par un muet salut... Comme la porte était loin, de l’autre côté de la table! «Je termine donc en vous invitant tous à crier: «Vive notre Directrice.» --Vive notre Directrice! hurla un chœur sonore que la voix perçante dominait de haut. --Très bien, pensait Delannes; très réussie, l’allusion; très délicate, la mise en scène... Tant pis! j’en ai assez!» Il se leva. «Messieurs, dit-il, je vous quitte pour aller fumer une cigarette au dehors... Bonsoir. --Grand Dieu! je me lève aussi, s’écria Rachel: nous ne sommes plus que treize!...» * * * * * Mathieu rentrait chez lui, lentement. Il se sentait seul, plus seul que d’habitude. Il ne pouvait songer à Ida Randal sans rougir: il revoyait les monstres transfigurés à son évocation. Il s’imaginait cette femme salie par leurs regards, cette femme qui lui appartenait, qui, de toute son âme, l’aimait, et qu’il n’aimait pas. «Mais... demain? songeait-il. Demain?» Trouble sinistre, nuit épaisse où l’on s’égare... Une pensée unique brillait dans ce labyrinthe d’incertitude, la plus cruelle: «Je ne pourrai ni la fuir, ni la rejeter loin de moi... Non... Alors... demain?» XXVIII James Randal écoutait depuis un quart d’heure, immobile, muet, sans du tout laisser voir ce qu’il pensait. Accoudé, il tenait sa tête dans ses mains et, de temps à autre, levait seulement les yeux. Assise devant lui, Rachel Boucbélère parlait beaucoup et vite, rendue nerveuse par ce calme. Octave n’eût pas écouté ainsi! Un flot malsain coulait de ses lèvres peintes, comme d’une source impatiente, avec des bouillons et des mousses et de subits engorgements. Elle se hâtait, ayant peur du moment où le chef parlerait à son tour; elle bouchait les trous de son bavardage empoisonné par de brèves exclamations de regret, de douleur, d’étonnement, et par des gestes expressifs. Elle s’affolait un peu: Randal n’avait rien répondu que, par deux fois, très bas, très clairement: «Taisez-vous, Rachel, et sortez!» Un mur, James Randal faisait l’effet d’un mur froid, tout droit, tout nu, au pied duquel se tortillait une sordide bête punaise. Il répéta, sur le même ton tranquille: «Taisez-vous, Rachel, et sortez!» Suffoquée, elle tendit vers le ciel ses bras grelottants de bracelets: «Dieu m’est témoin!...» Puis, cette invocation lui restant pour compte, en quelque sorte, elle ajouta, par dégoût d’être si mal comprise: «Bien! bien! mettons que je n’aie rien dit! Néanmoins, je ne veux pas que l’on me chasse, que l’on me flanque à la porte, simplement parce que je fais mon devoir!... Ah! non! une honnête femme courbera la tête, quelque temps, mais un jour vient où il faut qu’elle la relève, où elle proteste. J’en suis arrivée là: je proteste! l’indignation m’étouffe, monsieur Randal... m’étouffe! Oh! je sais: Octave et moi n’appartenons pas officiellement au «Randal Circus»; d’un trait de plume, vous pouvez nous jeter à la rue! N’importe! nous sommes de cœur avec ce corps d’élite; ce qui le touche nous touche aussi et, de façon plus vive, plus douloureuse, quand il s’agit de ce qui le diminue au point de vue de la moralité.» James Randal s’essuya le front. «Trois fois, je vous ai dit de vous taire. --J’ai attendu, par crainte de commettre une injustice; j’ai attendu peut-être trop longtemps. Maintenant, il n’y a plus de doute, on est forcé de voir, à moins de se fourrer la tête dans un sac. Ma conscience le déclare, ma conscience me fait des reproches... sanglants, monsieur Randal! je finirais par me sentir moi-même coupable, tant ma conscience s’insurge! --Votre... conscience... ah! --Je vous ai tout expliqué: mes premiers soupçons, que j’écartais en haussant les épaules, mes premières certitudes... Je vous ai apporté les preuves! Oui, j’ai beaucoup souffert, mais pour une femme vraiment honnête, il n’y a pas de... pas de compromission possible: il faut marcher! Et puis...» Quelque chose de très émouvant lui restait dans la gorge. «Et puis, on vous aime tant! je vous aime tant! Vous êtes le grand chef à qui l’on ne doit faire de mal sous aucun prétexte... Alors, moi, je vous défends! --Vous m’aimez à ce point!» Se sentant écoutée, Rachel ne prit pas garde à l’horrible expression de cette bouche, tordue soudain par l’ironie, et poursuivit avec plus encore de ferveur: «Vous ne le saviez pas?... Que l’on est mal payé, en ce monde, de son dévouement! Au moins, si je me trouvais seule à avoir deviné tout cela, le scandale serait évité, mais chacun l’a vu, plus ou moins bien, comme il peut le voir: chacun en est, à présent, convaincu, sauf les aveugles et les sourds; chacun le répète, le soir, à voix basse. --Rachel, vous... --Aucun n’a eu le courage de parler franc, de parler haut; moi, j’ai eu ce courage... --Ce courage ignoble! --Monsieur Randal, on ne s’adresse pas ainsi à une femme! --Sortez! sortez vite! --C’est bon... encore une fois, mettons que je n’aie rien dit, mais n’oubliez pas que, demain, si vous ne prenez pas des mesures, toute la troupe se lèvera comme un seul homme et se mettra à crier. Alors, vous serez bien obligé d’entendre; il valait mieux ne pas vous boucher les oreilles, aujourd’hui. --Rachel!... je vais vous... expulser, moi-même! --Ne vous donnez pas cette peine: je me retire; vous réfléchirez.» M. James Randal reste seul. XXIX Randal se réserva trois heures, durant chacun des trois jours suivants, pour «réfléchir», comme le lui conseillait Rachel, c’est-à-dire pour prier. Le reste du temps, il fit honnêtement de son mieux en vue de n’inquiéter personne: il s’occupait de la troupe, sortait et rentrait, travaillait dans son bureau et dans le camp, tâchant de garder son calme extérieur et de ne rien changer à ses paroles, non plus qu’à ses gestes ordinaires. Parfois seulement, il se plaignait de mal dormir et de souffrir beaucoup de la tête, pour expliquer une fatigue hagarde, trop visible en vérité. Toute sa journée s’employait de cette manière. Les trois heures quotidiennes prises sur sa nuit, il les passait en oraisons. Il priait et, tout de suite, se retrouvait seul, car Dieu se refusait. C’était affreux, cet éloignement soudain du Seigneur, au moment même où il le suppliait avec la plus fervente passion! Sa volonté, son intelligence, sa douleur et sa foi se composaient en une seule prière qui l’emportait d’abord au ciel, d’un vol sûr. Il frappait à la porte de Dieu, mais la porte restait close; il la battait, pour ainsi dire, mais la porte battue ne s’ouvrait pas: on ne force pas la porte de Dieu. Son imploration, il la criait par la voix de l’âme... Il eût aussi bien imploré la nuit ou battu l’ombre. Le troisième soir, il fut près de renoncer. Puisque le Seigneur ne voulait pas l’écouter, puisque le Seigneur était sourd, du moins pouvait-il espérer une aide indirecte? Est-ce que Dieu lui permettrait d’user utilement des moyens dont tout homme dispose: méditation soutenue, scrupuleux examen? Mais, livré ainsi à lui-même, privé du secours d’en haut, saurait-il éviter celui qui toujours rôde, qui peut-être veillait, à cet instant même, flairant une proie, et qui ne manquerait pas de lui tendre quelque piège? Il se sentait déjà pris, se débattant sous la griffe méchante... Alors il se jetait à genoux, de nouveau, sans rien obtenir. Randal n’est plus qu’une pauvre créature misérable que le grand vent de tempête secoue, qui marche à l’aventure, sans guide et sans soutien, aveuglé par la tourmente, menacé de se perdre absolument et pour toujours. Ces quelques dernières conversations avec les hommes de la troupe lui ont appris tant de choses! On ne lui disait rien de précis, mais il devinait les paroles retenues, en observant la gêne des regards, les réponses maladroites à des questions tout à fait banales, les protestations de fidélité qu’il ne demandait pas et comme un témoignage nombreux de dévouement que rien ne motivait de façon particulière. Du fétide vomissement de Rachel, il se détournait avec dégoût. Plus tard, il débarrasserait la troupe d’elle et d’Octave. S’il ne le faisait pas aussitôt, c’était encore par prudence, pour ne pas éveiller l’attention, et aussi par le sentiment qu’aujourd’hui il aurait l’air de se venger. Il remettait donc cette exécution à demain. Oui, tout ce qu’elle avait dit d’une voix si sournoise, il l’écartait d’emblée, sachant ce que valait l’aune de sa sincérité; mais ce que les autres ne disaient pas, n’insinuaient pas, ne suggéraient pas, cette plainte commune, muette et tout involontaire, pouvait-il l’écarter de même quand il en était touché? Cependant, l’aurait-il entendue si Rachel ne l’avait préparé à l’entendre? Devinant quelque malaise, il se serait dit que la troupe, énervée par un long repos si rarement coupé, avait besoin de la fatigue d’une tournée longue et laborieuse qu’il eût arrangée aussitôt: cela se règle en deux heures d’étude, avec une carte, des guides et des indicateurs de chemins de fer, mais la question se présentait différemment, des décisions plus pressantes devaient être prises, l’une, tout d’abord, celle-ci, celle qui, sans l’aide du Seigneur, se refusait. Et, soudain, un grand frisson le parcourut, le fit vibrer de la tête aux pieds: une image s’offrait à lui, vivante, humaine, séduisante, qui respirait, dont il voyait le sein se soulever, dont il voyait les paupières trembler et les bras se tendre, qu’il voyait... ah! qu’il voyait trop bien! qu’il voyait nue, couchée, et la bouche entr’ouverte par le plaisir. Il aimait Ida d’un amour reconnaissant et fort. Elle lui avait vraiment enseigné la vie. D’une adolescence austère, rien de pénible ne demeurait après le premier baiser. Cette femme, Dieu lui-même l’avait choisie entre toutes, la lui avait donnée; don inespéré que Randal tenait pour la consécration divine de son effort, la récompense d’une jeunesse aride et difficile, assaillie de tentations diverses, semée d’embûches, où le bon serviteur n’avait pas succombé. Or l’image palpitante, étendue sur le lit de leurs amours, poussa comme un gémissement tendre, et Randal rougit tout à coup, devint pourpre, serra les poings. Avec cette plainte équivoque, l’apparence s’était évanouie, mais il en gardait un souvenir trop présent, trop immédiat, trop brûlant aussi: ton de la chair flexible, son de la voix émue, parfum... Ida lui appartenait! l’autre la lui a prise, après combien d’intrigues honteuses et par quelles innommables séductions! Il en pâtira, et sans retard: tout de suite! Randal se sent fort, bien musclé, bien entraîné; l’autre, plus jeune, pliera vite sous le poids de son bras abattu, et James Randal, debout, grandi par une colère primitive, ébauche le geste armé de la massue qui jette bas. C’est bien là ce qu’il craignait: celui qui, dans l’ombre, attend toujours le moment propice vient d’intervenir... Lutte cachée, lutte froide et furieuse, d’autant plus âpre qu’elle se révèle moins... Mais voyez! les hauts poings meurtriers restent en suspens; les poings serrés s’entr’ouvrent; les poings de James Randal sont deux mains jointes qui demandent grâce. * * * * * L’heure qui suivit fut horrible, agitée de courants obscurs, de tourbillons et de remous, soulevée parfois d’une puissante marée bourbeuse, puis, en quelque sorte, vidée par le brusque reflux; mais, néanmoins, il sent une lueur de raison éclairer son esprit et sa volonté renaître, soumise, repentante. Il se bride, il se tient de court: il doit se vaincre. A-t-il étudié le problème honnêtement? La faute d’Ida... puisqu’il se refuse à croire au sale bavardage de Rachel, quelle preuve peut-il en fournir, décisive et qui le convainque? Tâche trop aisée que d’accuser autrui! S’il retourne l’accusation contre lui-même, sa faute à lui, ne va-t-il pas la découvrir? Faire de son mieux n’est pas toujours bien faire. Il a sorti cette femme du milieu trouble et malsain où elle se serait perdue; son mérite s’arrête là. Son mérite? il aimait Ida: pouvait-il agir autrement? Il s’imagina l’homme de vertu simple et modeste qui s’attache cette femme et qui, pour arriver au but qu’il veut atteindre, fait bon marché de toute rigueur de pharisien. Afin qu’elle le suive, il ne jette pas de cailloux sur le chemin déjà si rude, il les écarte du pied; afin qu’elle l’écoute, il adoucit sa voix qui l’effaroucherait peut-être; afin qu’elle prenne plaisir à vivre, il lui montre les délices de la vie en même temps que ses tourments, et la beauté de la loi de Dieu atténuant sa rigueur. A l’enfant, il parle un langage d’enfant, à la femme, toujours prête à s’émerveiller, il révèle des merveilles, celles du ciel et de la terre. Elle avait trop souffert: tendrement, il l’engage à oublier d’abord, à comprendre ensuite, à se connaître elle-même, à se ressaisir. Il ne s’impose pas à son amour, il le quête avec humilité, il en attend, sans nulle impatience, le généreux octroi... Or, un jour, l’homme le découvre, cet amour, naissant comme une aube dans la brume des yeux aimés. A-t-il été cet homme-là? Et Randal répond vaillamment: «Non.» Cependant il ne pourra pas agir suivant la justice avant de savoir; son sang s’y refuse, et ses nerfs exaspérés, et sa santé d’homme robuste. Il doit savoir. Vaine entreprise que de travailler dans l’incertain: il faut qu’il sache, il le faut avant tout. A qui demander cela?--A elle? Oui, peut-être... plus tard, mais avec quelles paroles?--A lui? certes... immédiatement. Randal s’est assis devant sa table: il prend une plume, une feuille de papier, un dictionnaire, car il veut écrire en français. Il s’applique; il déchire un brouillon, puis deux. Il recommence. Son écriture sera ferme et reposée; sa main obéira. Il écrit, il plie la feuille, il la met sous enveloppe, il cachette l’enveloppe, il sonne le gardien de nuit... Quand le gardien se présente, il s’aperçoit que c’est l’aube. La lettre sera donc remise ce matin même, à dix heures. Le messager parti, Randal va remercier Dieu; ensuite, il se couchera et tentera de dormir, mais il reste encore, sans bouger, tout pâle, harassé, les mains mortes sur la table. «Cela a été très dur,» dit-il. «_It has been very hard work._» XXX Au cours de cette semaine, Mathieu s’était retrouvé plusieurs fois avec Mme Randal. De son dîner chez les monstres, il ne lui avait parlé que pour en décrire la tristesse pesante. «Pourquoi donc vous y être rendu? Boucbélère s’imagine qu’il fait plaisir aux gens en les invitant, mais chacun n’est pas de son avis. Moi, je me sentais déjà les nerfs à vif; j’ai refusé...» Elle paraissait inquiète, agitée, prête à quelque folie, à toutes les imprudences, et n’en donnait d’autre raison que le changement survenu en l’humeur soudain adoucie de James. «Depuis deux jours, disait-elle, j’ai peur: on croirait qu’il se repent, qu’il va me demander pardon de quelque chose. Il ne me heurte pas, il ne tâche plus de m’exaspérer, il a des attentions que je ne lui connaissais pas... J’ai peur.» Quoi que Mathieu pût lui dire, sa conclusion ne variait guère: elle avait peur, et cette peur se manifestait par des paroles déraisonnables, par de beaux projets, fiévreusement construits, qu’elle démolissait par un éclat de rire. * * * * * Or, le samedi matin, comme Mathieu était seul dans son bureau, Ida, retenue par quelque surveillance nécessaire, ne devant pas venir, il reçut, vers dix heures, le billet suivant, porté par un palefrenier du cirque: MONSIEUR DELANNES, _Je vous serais très obligé de passer au camp. Il s’agit d’une affaire importante pour vous et pour moi. Je vous attendrai de 2 heures à 7 heures. La prairie n’est pas plus longue à traverser dans un sens que dans l’autre, mais il faut, je vous assure, que ce soit vous qui veniez me trouver et non pas moi qui me rende chez vous._ _Je vous verrai bientôt._ JAMES RANDAL. Que signifient ces lignes?... Le départ prochain du cirque oblige peut-être son directeur à régler certains contrats récents, mais en ce cas, James Randal s’adresserait d’abord à Jérôme Hourgues; d’ailleurs, une simple résiliation de bail explique-t-elle cette seconde phrase du billet: «La prairie n’est pas plus longue à traverser...» et la suite? Une plaisanterie? On ne pouvait le croire. Il reprit la feuille commerciale chargée d’un en-tête bilingue. Écriture posée, très appuyée, signature nette, sans paraphe: tout cela, comme d’habitude. Mathieu s’agaçait de ne rien tirer d’autre de ce texte, de n’y rien découvrir de sous-entendu. «Le mieux est donc d’aller voir de quoi il retourne.» Et, ce même après-midi, Delannes s’en fut vers le camp. * * * * * «Entrez, monsieur Delannes. Je savais que vous viendriez: vraiment, je vous attendais. Il est possible que notre conversation soit longue. Asseyez-vous en face de moi.» Ses yeux avaient peut-être beaucoup pleuré, son visage, ravagé de douleur, se glaçait, pour ainsi dire, en une fixité austère, très effrayante, où, malgré les traits osseux et la ridicule barbiche, on ne voyait plus rien de caricatural. Mathieu sentit qu’il se passait quelque chose de grave. «S’il s’agit d’une liquidation de nos comptes, monsieur Randal, dit-il aussitôt, Jérôme Hourgues me paraît plus... --Il s’agit d’une liquidation, en effet, mais que nous traiterons de vous à moi. Je vais tâcher d’être clair et de rester calme.» A ce moment, la porte du fond s’ouvrit, donnant passage à Ida Randal. «Non, ne bougez pas!... Somme toute, James, je préfère parler moi-même.» Sans tourner la tête, James Randal répondit: «Comme il vous plaira, mais je voulais vous épargner cette émotion et cet effort de volonté, très durs pour une femme... Parlez donc, puisque moi je n’ai pu m’empêcher de vous parler.» Elle appuya ses mains sur le bureau et, d’une voix toute simple, toute tranquille, qui ne tremblait pas: «Monsieur Delannes, dit-elle, mon mari a découvert, je ne sais par quel procédé, que vous étiez mon amant. Il m’a interrogée, et, de ma bouche, en a reçu l’aveu. Il tient à nous apprendre ce qu’il compte faire. --Vous savez, Madame, balbutia Mathieu, que je vous suis tout... --Un instant... Comme je garde à James la plus grande reconnaissance, je crois qu’il est de notre devoir de lui laisser une entière liberté: nous n’avons qu’à l’écouter. Pensez-vous autrement? --Je m’incline, Madame. --Je vous en sais gré à tous deux, dit James, mais si vous avez à mon égard un sentiment sincère de loyauté, vous voudrez bien, quand vous parlerez, ne plus vous appeler Monsieur et Madame: des amants ne s’appellent pas Monsieur et Madame; quand ils le font, ils ont l’air de se cacher, de mentir encore un peu plus. Cela me troublerait l’esprit, et je tiens précisément à me dégager de toute influence. --C’est juste,» dit Mme Randal. Delannes se tut: son évidente stupéfaction répondait pour lui. «A vous, Ida, reprit James Randal, je ferai encore un reproche: vous disiez tout à l’heure: «Il a découvert, je ne sais par quel procédé...» or, je n’ai usé d’aucun procédé: il n’en est aucun d’honorable; non, les bruits du camp me sont parvenus et je n’ai eu, ensuite, qu’à ouvrir les yeux, puis à vous interroger. --Cette rosse de Rachel, bien sûr!...» murmura Mme Randal. James préféra ne rien entendre. «Asseyez-vous, Ida, je vous en prie, à côté de lui, là...» Les mains jointes contre sa poitrine, les yeux levés, il se recueillit longuement, avant de parler, et ce regard, brillant de ferveur implorante, révélait à Mathieu ce que pouvait être un visage que la prière transfigure. «Éclairez-moi, Seigneur!» murmura James Randal. XXXI Son visage s’altérait de nouveau, s’humanisait peut-être: un conflit secret en troublait l’expression sereine... il venait de porter son regard sur l’homme et la femme assis, côte à côte, en face de lui. Il se mordit durement la lèvre, puis s’adressant à l’homme, il parla. «Je ne pense pas vous avoir jamais fait de mal. Même il m’est arrivé de croire que les camarades que vous trouviez au cirque pouvaient exercer sur vous une bonne influence, puisque vous saviez vous les attacher par votre franchise directe et votre simplicité, par cette manière très spéciale d’être poli qui nous étonne d’abord mais nous touche bien vite. On vous estimait beaucoup, ici, et moi, je m’imaginais que de cette sympathie vous tireriez un bénéfice, par conséquent que la présence de mes hommes auprès de vous ne serait point vaine. Vous sembliez, chaque jour, plus naturel, plus habitué à des façons de vivre, de parler, et aussi de sentir, différentes des vôtres. Vous alliez devenir notre ami, vous l’étiez presque. Ce moment, vous l’avez choisi pour un acte hostile: déjà, vous courtisiez ma femme.» Mathieu n’essayait pas d’interrompre. Il écoutait en silence, comme faisait Ida, sans rien laisser paraître de sa gêne ni de son malaise intime. «Aujourd’hui, disait James Randal, je puis affirmer que vous m’avez volé, car cette femme était à moi. Par quel effet d’ivresse ou de démence, un honnête homme, en qui l’on devinait la figure prochaine d’un ami, joue-t-il le rôle du fourbe, du traître et du criminel? Voilà le point où je me perds, où je ne trouve plus ma direction, où l’aide d’en haut se refuse. Cette épreuve me bouleverse: le Seigneur veut que je me décide sans lui; alors, vous comprenez, je sens toute ma faiblesse: l’indignation m’aveugle, par instants, mes nerfs se tendent et la colère échauffe mon sang. Hier soir, quand je me décidai à vous écrire, j’étais presque une bête... Il m’a fallu beaucoup prendre sur moi, beaucoup vraiment, pour tracer les quelques lignes que vous avez reçues ce matin.» D’un geste un peu nerveux, il saisit le livre relié de noir, aux tranches usées, qui restait ouvert sur le bureau. «Ce livre que j’ai tant lu, dit-il, je ne sais plus le lire, et cela aussi me fait peur. Il me donne mille réponses contradictoires, au lieu d’une seule que je lui demande, persuasive et déterminante... Je n’ai pas le cœur assez pur, sans doute, pour puiser à la source de toute vérité.» Sur sa bouche sévère, passa comme une affreuse grimace d’ironie. «Assurément, ce serait un vilain spectacle que celui de James Randal obéissant, parce qu’il est un homme pareil aux autres, à cette colère, à ce mépris, à ce dégoût qui l’obsèdent, lui qui se vantait d’agir suivant une règle supérieure, une règle révélée!» Et il ajouta, sur quel ton naïf et pathétique: «Puisque la balance est fausse, comment saurai-je vous punir?...» Doucement, sans lever les yeux, Mme Randal l’interrompit: «Non pas, James!... Je pense que vous voulez dire: «comment saurai-je vous juger?» --Je disais «vous punir», affirma-t-il, et je disais bien! Le punir, lui, pour avoir envahi le verger du maître afin d’en voler les fruits; vous punir, vous, pour avoir mal gardé l’honneur de l’homme auquel vous étiez liée par serment...» Son visage s’empourpra soudain. «... Et pour avoir fait bon marché de votre pudeur, Ida!...» Mathieu eut un sursaut d’indignation, mais Mme Randal y coupa court. «Non! restez assis, Mathieu et taisez-vous; en somme, il a raison, écoutons toujours la fin. --Peut-être, continua Randal, me suis-je trop retranché de la vie courante pour me former tout seul une idée équitable de ces choses; peut-être cette affaire me touche-t-elle de trop près et peut-être mon âme s’est-elle beaucoup éloignée de Dieu. Il me faut donc l’opinion d’autrui. Cette opinion, je vais me la procurer. Ainsi, vous pourrez vous défendre, vous pourrez être compris, et ma sentence, plus autorisée, sera plus juste.» Il pressa un bouton de sonnette sur son bureau. «J’appelle Sam Harland et Leslie auprès de moi: l’un est un homme assez sociable pour concevoir ce crime, l’autre garde assez d’innocence pour l’excuser. --Alors... quoi? s’écria Delannes, on va raconter... --Je vous en conjure, Mathieu... nous ne sommes pas les maîtres, ici. --Plug, dit James Randal au palefrenier qui entrait, faites venir tout de suite Sam Harland et Avery Leslie. --_Right’o, Sir!_» dit Plug en touchant sa casquette. XXXII Attente intolérable: Ida et Mathieu, assis l’un près de l’autre, restaient immobiles, muets; James, les mains posées à plat sur son bureau, regardait devant lui, très loin. L’existence de ces trois êtres semblait suspendue; seule restait vivante la petite pendule de bois accrochée à la cloison: ses battements industrieux prolongeaient le délai, en avivaient la torture. On entendit des voix, au dehors: «Voilà! voilà! j’ai tout juste pris le temps de me laver les mains et de passer une blouse.» Sam Harland entra, suivi d’Avery Leslie. James Randal ne leur fit pas de longs préambules: en quelques phrases sèches, d’accent hautain, il dit ce qu’il attendait d’eux: «Asseyez-vous sur ce banc... Bien... J’ai besoin de vous: je dois prononcer une sentence et ne me sens pas assez dégagé de moi-même pour être certain de mon équité; vous jugerez donc avec moi, mais, d’abord, prêtez serment sur le Livre; le voici. Jurez de n’écouter que votre conscience, de rester sourd à toute autre voix.» De son pouce renversé, Harland désigna Mathieu. «C’est ça que vous allez juger? demanda-t-il. --Oui, pourquoi? --Suivre sa conscience quand on juge ça!... Enfin, on tâchera. --Nous jugerons cet homme, ajouta Randal, et cette femme aussi.» Depuis son entrée, Sam Harland avait l’air du chien méchant que sa laisse seule empêche de bondir, et, bien qu’il n’aboie ni ne grogne, est tout prêt à mordre. On ne reconnaissait déjà plus le visage ouvert et franc, la bouche gaie où une pipe pendue mettait souvent un trait d’humour; mais, aux dernières paroles de Randal, la face hâlée, soudain vieillie, devint toute grise. «Jurez-vous, insista Randal. --Je jure,» dit Harland avec effort. Leslie gardait son expression séraphique et ravie. Un instant, il se recueillit, une main posée sur les yeux, puis, très simplement: «Je jure,» dit-il. * * * * * Alors James Randal se mit à parler sur le ton d’une conversation rapide, un peu brusquée. «Si j’avais vu clair en moi-même, sans doute ne vous aurais-je pas appelés à mon secours, mais je ne puis expliquer le mal qui me touche assez bien pour que ma raison soit satisfaite. Cette femme, cet homme, ont péché; cette femme, je l’aimais et je croyais en son amour; j’estimais cet homme et pensais mériter son estime. Tous deux m’ont payé en fausse monnaie: ils me trompent insolemment, cruellement, ils m’infligent le maximum de souffrances. Que méritent-ils en retour? Voilà ce que je voudrais savoir... Je ne puis pourtant pas le leur demander!» Avant qu’il ait pu réfléchir à cette idée nouvelle, Leslie répondait nettement: «Il le faut.» Et Harland grognait: «Bien sûr! tout de suite... --Soit... dit Randal. Monsieur Mathieu Delannes, quelle punition méritez-vous? --Je ne répondrai pas! dit Mathieu. --Ida Randal?...» Elle haussa les épaules, la bouche close. «C’est donc à vous de parler, dit James Randal aux deux hommes. --Commence, toi, je t’en prie, dit Leslie à Harland: je veux rêver encore, pendant que tu parleras. --Merci, Avery: je n’aurais pas pu me retenir plus longtemps.» Il serrait au genou sa jambe croisée; il regardait par terre un petit point précis, le nœud d’une planche, et ne le quittait pas des yeux. Il maîtrisait mal sa voix, rauque, puis étouffée, et soudain aboyante. «D’abord, l’homme... C’est un mauvais homme qui mérite la corde, mais ici nous ne pourrions le pendre tranquillement; il faut trouver autre chose... Il n’a pas de remords: on le voit à sa figure, eh bien, je propose de lui donner un remords. On le laissera partir tout seul, en lui accordant une juste avance, et moi, quelques jours plus tard, je le suivrai comme un remords. J’aurai un couteau dans ma poche; cet homme, je le chercherai partout, car il se cachera, ayant peur du remords à ses trousses, et il tâchera de l’éviter, de lui échapper, mais on ne tourne pas un remords, on ne le gagne pas de vitesse, et un jour... oh! sans choisir!... dans le dos! entre les épaules! ou dans le ventre, pour lui fouiller les tripes, comme à un porc!... On me pendra, je pense, on me tuera selon les lois du pays... cela m’est égal: cet homme aura eu son remords, en aura souffert, aura péri par ce remords. Je veux être le remords de ce mauvais homme... voilà! --Je parlerai ensuite, dit Leslie... D’abord l’homme... Nous avons causé ensemble; vraiment, ses intentions semblaient droites; peut-être ne savait-il pas que la voie droite est une voie difficile... cela n’a rien d’étonnant: jeune, riche, beau (regardez-le!) il croyait que l’on peut vivre sans songer à rien, pour le plaisir de vivre. J’avais bien l’impression qu’il se promenait au hasard, librement, dans un jardin planté de fleurs et d’arbres fruitiers, qu’il cueillait les fleurs parce qu’elles sentaient bon, qu’il cueillait les fruits et les mangeait avec gourmandise... enfin, comment dire ça? qu’il se sentait «chez lui» dans la vie. «Oh! non, pensait-il, je ne fais pas grand mal en cueillant ces roses et ces pommes! un peu de mal seulement, très peu, le mal que font les autres, le mal qui ne compte pas, qui ne pèse rien dans la balance, presque rien!» Or, un jour, il est venu ici et il a rencontré la tentation devant sa porte, non pas une forme de l’esprit mauvais, mais elle qui souriait!... Il n’a pas su s’arrêter le temps qu’il fallait pour éclairer son cœur, pour comprendre qu’elle l’entraînerait vers le ciel, s’il voulait, au pays des étoiles... Engagé sur la voie tortueuse et glissante qui mène en bas, il lui a tendu la main en disant: «Venez!» Il souffrait d’avoir déjà fait le mal, sans savoir; il a fait le mal une fois de plus, sans savoir, pour souffrir moins, peut-être, et alors... ah! Seigneur! Voilà que le plateau chargé se surcharge encore d’un poids lourd, terriblement lourd, et que, tout à coup, la balance chavire!...» Avery Leslie regardait devant lui la balance chavirée... Il ajouta: «Maintenant, M. Delannes a compris... maintenant qu’il est trop tard.» Et se tournant vers Sam Harland: «Tu vas parler d’elle, mon ami Sam... heureux Sam!» Mais Sam Harland était incapable de parler: il se balançait sur le banc comme un homme ivre et tenait son genou serré entre ses paumes. Il balbutia difficilement: «Elle... que pourrai-je dire d’elle?... Elle a des remords, je le sais, car son image s’efface, son image est trouble devant mes yeux... Alors moi, je vais boire dès demain, et le gin qui brûle et qui racle me fera oublier l’image... Il faut que je voie l’image très claire, très brillante, ou que je ne la voie pas du tout... Quand on est vraiment saoul, on vit sans image!... --Non! non, Sam! interrompit Leslie, tout cela n’est pas vrai! elle ne l’a pas suivi, puisque la chanson chante encore dans ma tête, puisque je me sens meilleur en montant le long de l’étroit sentier tendu de la terre aux étoiles, puisque je chante en moi la même merveilleuse chanson qui m’entraîne à voler vers elle! --Ne dis plus rien d’elle! je te le défends! gronda Sam Harland qui claquait puis grinçait des dents. Assez!... assez d’elle!... et quant à lui: tout de suite! à l’instant! je n’ai pas mon couteau, mais je saurai bien avec mes doigts, avec mes ongles, arracher sa langue, sa langue pleine de miel et de sucre qui disait de jolies phrases françaises, et lui ouvrir le ventre, et déchirer ses tripes puantes!» James Randal avait sonné plusieurs fois. «Harland! ordonna-t-il, je vous interdis de bouger, de dire un mot de plus...» Et comme Plug entrait, suivi de deux valets d’écurie. «Cet homme est dangereux. Prenez des cordes et liez-le sur son banc.» XXXIII Ce fut bientôt fait; la séance reprit. Mathieu tenait à garder jusqu’au bout son sang-froid; ses joues rougissaient souvent au spectacle d’une telle candeur, d’une si indécente nudité de sentiments, mais il avait résolu d’attendre la fin. A petits coups rythmés, Ida Randal battait de son pied le plancher; cela l’occupait visiblement, plus que rien d’autre. Avery Leslie, immobile, très pâle, pleurait, non pas comme un enfant, mais comme eût pleuré, par quel sortilège? un masque de plâtre. Figé dans sa pose tendue, Sam Harland semblait la statue même du forcené. James Randal parla. «Une leçon est utile à l’homme que la colère va saisir; le Seigneur n’abandonne pas ceux qu’il protégeait: sa main posée sur moi, sévèrement, me force à réfléchir... Il est trop facile de s’indigner... Ida, vous aviez raison: on ne juge pas selon l’équité lorsqu’avant d’entendre, déjà, l’on s’occupe de punir... Écoutez-moi tous les deux.--Vous êtes venu ici, monsieur Delannes, perverti par le siècle et l’âme troublée, bien que cette âme fût bonne en son essence. Vous avez transgressé la loi comme un aveugle trébuche; or, quand il tombe dans le ruisseau, on relève l’aveugle, on n’assure pas sa chute en le frappant.--Ida, vous n’avez pas trouvé en moi cette affection vivante à laquelle vous pouviez prétendre: j’ai dû vous aimer pour moi-même et si mon âme n’était point obscurcie par le commerce des hommes, du moins l’était-elle par un invincible orgueil. Je vous l’ai dit: la main de Dieu s’appesantit sur moi et je baisse la tête.--Monsieur Delannes!...» Il suppliait, d’un accent adouci... «Monsieur Delannes! à cette heure où vous avez conscience de vous-même, prenez la résolution ferme, spontanée et joyeuse de ne plus pécher. Arrêtez-vous, ouvrez votre cœur à la lumière d’en haut; puis, déchargé d’une si lourde hotte d’indignités, repartez sur la voie toute droite, en chantant!...» Et la voix d’Avery Leslie s’éleva soudain, trempée de pleurs. «Cher monsieur Mathieu! rendez à James Randal cette femme qui lui appartient!... --Ida, reprit James Randal, vous avez été éblouie par une beauté, une jeunesse, un charme que vous ne trouviez pas en votre mari...» Si graves, ces paroles! si graves!... presque pas ridicules!... «Le soleil vous aveuglait et vous aussi trébuchiez sur le chemin difficile. Relevez-vous, Ida! Voici l’aide et le soutien de mon bras; relevez-vous sans blessures; mais, si vous vous êtes fait mal aux pierres de la route, je panserai la chair contuse et l’âme meurtrie...» Sam Harland écoutait. Il tâchait même, par un effort manifeste, de bien écouter: il louchait sous cet effort. Aux dernières paroles de Randal, son visage se détendit; les lèvres rétractées couvrirent de nouveau les dents méchantes; le regard droit, un peu levé, ne menaçait plus.--Alors James se leva et défit lui-même les cordes qui liaient Harland à son banc; puis, s’adressant à Mathieu: «Vous resterez à Villedon, dit-il, tant que le cirque y demeurera, et nous nous retrouverons chaque jour, et vous serez l’ami dont le visage est bienfaisant à voir... Serrez-moi la main; serrez la main de ces deux hommes.» Il s’en fallut de peu que Mathieu ne criât sous l’étreinte de Harland. Tout le monde était debout. «Ida, dit encore le justicier, Delannes, embrassez-vous.» Ida pencha la tête et Mathieu, lui prenant les mains, posa sur son front un baiser. XXXIV «Ces trois semaines ont été pénibles, dit Mme Randal. --Oui, dit Mathieu. --Le cirque partira lundi en huit pour Bruxelles. --On me l’avait appris. --Je n’en puis plus... --Vous souffrez?... --Affreusement. --Ma pauvre amie! Il faut vous faire une raison. --C’est facile à dire! --Oh! croyez bien que je ne trouve pas la vie très plaisante, mais nous aurons encore quelques heures de causerie. --Sans doute, seulement, il ne s’agit pas de cela: je vous quitte, je ne vous verrai plus. --Que voulez-vous! --Vous le demandez?... Ce que je veux: vous voir, vous entendre; voir vos yeux, tels que je les voyais parfois; entendre votre voix avec son accent ancien... --Cela, c’est le passé! --Pour vous, peut-être, pour moi, non, puisque je vous aime... --Ida! --... Chaque jour davantage, depuis que je vous ai perdu. --Nous avons renoncé, mon amie, nous ne pouvons plus nous dédire. --Oui, mais moi, un de ces soirs, j’irai me pendre... Je vous ai donné toute ma vie; ce n’est pas un sermon, si émouvant soit-il, qui changera mon destin... Vous vous tenez là, devant moi, tout le temps, quand je dors, quand je veille, et toujours avec ce cher sourire qui me rattache à vous.» Mathieu la regardait. Oh! le pauvre visage douloureux! oh! la pauvre bouche lassée! et ces yeux qui ne s’habituaient pas aux larmes brûlantes! «Hélas! il ne reste plus que de nous séparer. --C’est bien ce que je compte faire, pour de bon, pour tout de bon.» Elle rit. «De grâce, mon amie! --Je ne suis pas votre amie, je suis votre esclave et votre chose, si vous m’aimez encore. --Nous ne devons pas... --Je ne comprends pas! --Vous vous torturez à plaisir! --Oui... je vous aime. --Séparons-nous: cela vaudra mieux. --Beaucoup mieux; certainement! --Si vous voulez, je partirai demain. --Moi aussi, pour une autre destination. --Vous me faites mal! --Allons! je vous ennuie... Adieu!... à plus tard! Non, ne nous serrons pas la main: ce serait trop bête!... Adieu, pour longtemps.» Elle s’éloigna dans la prairie, sans se hâter. «Et pourtant, se disait Mathieu, je ne l’aime pas, mais je me sens malheureux loin d’elle: elle me touche d’une pitié profonde et mon cœur, quand je la vois, bat suivant un affreux remords... Il faudrait donc un crime de plus?... Je souffrirais de la faire souffrir, et quelle vie! car si je la quittais jamais... un crime pire, un crime plus bas, plus vil... Saurais-je d’ailleurs ne pas l’abandonner?... oui, mais quelle vie! quelle vie!... oh! non! je ne puis pas! et cependant...» A vingt pas, elle se retourna et d’un grand geste abandonné lui envoya un baiser... Alors, soudain, Mathieu tendit les bras vers elle. «Ida, cria-t-il, Ida! reviens tout de suite! reviens!» XXXV Le cirque Randal préparait une représentation d’adieu, pour l’avant-veille de son départ. Tout le pays devait y être, gracieusement prié par la direction. Les familles des alentours, parents et enfants, assisteraient ainsi à un vrai gala, admireraient enfin, dans l’exercice de leur métier ou de leur art, ces êtres singuliers qu’ils rencontraient parfois, marchant sur les routes ou galopant de façon aventureuse dans les prés de M. Delannes. Depuis l’aube, on travaillait à la mise au point de cette fête; mais, à mesure que s’avançait la journée, il semblait que l’on n’y mît qu’un zèle dégradé et, assurément, nulle joie. Les répétitions partielles qui se faisaient dans tous les coins du camp présentaient un aspect bien morne; le cœur manquait à l’ouvrage; les causeries souvent si longues, si animées, se résumaient en quelques mots de recommandation ou de défense; un ordre était toujours bref: on avait hâte d’en finir. Silencieux, Avery Leslie achevait de tendre sa corde oblique; Sam Harland, où était Sam Harland? il ne paraissait pas; Boucbélère soignait la foulure que le géant s’était faite en se prenant le pied dans les gradins du cirque; enfin Rachel, assise à côté de la caisse, ennuyait, par un jacassement continu, à voix basse, Joy-for-ever qu’elle empêchait d’achever ses comptes. Une atmosphère lourde pesait sur tout le monde; d’ailleurs le ciel, sombre et couvert, laissait prévoir un orage, mais l’orage n’était pas seul facteur de cette nervosité triste et de ce relâchement. «J’ai pas de goût à la besogne! s’écria Plug qui s’étendit au milieu du cirque, entouré d’une étrange collection de boules, de plateaux et d’instruments biscornus.» Quelques instants plus tard, il dormait, ronflant dur. Au dehors, le parc de Villedon et le bord de la forêt se couvraient d’ombre: le soir tombait; la nuit saurait-elle rafraîchir l’air de cette épaisse journée? James Randal travaillait dans son bureau, entouré de brochures et d’indicateurs de chemins de fer. Il venait de poser sa plume et relisait des paperasses qu’il tenait à la main. Certaines furent réunies sous des pinces; d’autres, jetées au fond d’un tiroir. Comme on frappait: «Entrez,» dit-il. Ida Randal et Mathieu Delannes s’arrêtèrent debout devant la porte refermée. «Ah! c’est vous!» s’écria Randal. Il se tut, un moment; mais quand il se mit à parler de nouveau, ce fut sur le ton sec d’un homme qui tient à régler rapidement une affaire à laquelle il a déjà réfléchi et dont il n’attend nulle surprise. Il n’y avait plus là que le directeur du Randal Circus. «Le scandale, dit-il, a donc éclaté depuis hier: le cirque tout entier sait votre crime; à moi-même vingt voix indignées l’ont dénoncé, qui me suppliaient de chasser cette femme de devant mes yeux, ce que je compte faire... Je vous chasse! je vous chasse l’un et l’autre! partez!--Sans doute aurez-vous du plaisir à apprendre que Sam Harland, lorsqu’il eut appris, lorsqu’il eut vu l’abominable forfait doublé de parjure, est devenu fou furieux. Pour qu’il ne blesse pas inconsidérément la tendre chair de M. Delannes, je l’ai fait enchaîner tout de suite au fond de son écurie, où il se trouve maintenant et hurle depuis l’aube. Il a hurlé aussi une partie de la nuit dernière. Je l’emmènerai après-demain et le confierai à un asile.--Femme! voici vos papiers, dans cette enveloppe: vous n’aurez pas de peine à continuer, comme il vous plaira, une vie sans honneur.--Quant à vous, je n’ai rien à vous dire, sinon que nos comptes sont liquidés. Je les ai remis à M. Hourgues, votre gérant, qui les approuve... Je vous ai maintenant assez vus tous les deux: partez! mais, d’abord, voici la sentence; mûrissez-la dans votre esprit; c’est vous-même qui vous l’êtes infligée... elle est sans rémission possible... Par conséquent, écoutez bien: si jamais vous quittez cette femme, monsieur Delannes, si vous ne demeurez pas auprès d’elle et ne la protégez pas, tant qu’un souffle de vie vous anime, ce sera... entendez-vous, grand Dieu!... ce sera l’enfer!--Cet avertissement est encore charitable!...» Mathieu ne put arrêter le sourire qui courut sur sa bouche comme Randal répétait: «L’enfer!... je vous promets l’enfer!...» Car il devinait autre chose: «Et sans chercher si loin, songea-t-il, la servitude, tout de suite.» Mais aussitôt, d’un geste à la fois brusque et tendre, il saisit la main d’Ida. * * * * * Or, à ce même instant, un cri aigu, un cri perçant, pathétique, et soutenu comme une déchirure, se fit entendre au dehors.--James Randal bondit jusqu’à la porte et l’ouvrit toute grande sur la nuit. A quelques pas, dans la lumière du réflecteur qui éclairait le seuil, Joy-for-ever, dépeignée, les yeux égarés par l’horreur, les bras chargés d’un trop lourd fardeau, tenait contre elle, serrait contre elle une forme blanche... Et Joy-for-ever cria: «Monsieur James! Monsieur James! c’est trop affreux! Il montait à la corde en chantant; il montait dans l’ombre, tenant son balancier lumineux, en chantant; il montait tout droit et, soudain, le chant s’est pris dans sa gorge, le balancier lui a glissé des doigts, il a levé les mains vers le ciel... il est tombé en dehors du filet tendu trop court, il est tombé de très haut dans l’herbe... Il est mort, monsieur James! il est mort, le cher enfant! Il n’est pas abîmé: l’herbe l’a reçu tout doucement, mais il est mort... il devait être mort de douleur avant d’atteindre en bas... --Joy-for-ever, dit James Randal, écartez-vous, ces gens veulent passer...» Et, plus tard, dans la nuit très obscure où bouillonnait encore l’orage en formation, deux nègres montaient la garde devant la porte principale du camp, chacun haussant à son poing un flambeau... La porte s’ouvrit; deux formes sortirent. A leur passage, les nègres retournèrent brusquement les hautes flammes rouges et les ensevelirent à leurs pieds dans le sable où elles crissèrent. Puis ce fut le silence, rompu par ce seul hurlement de bête; poussé par une poitrine furieuse, au fond de l’écurie... Et les deux formes humaines s’éloignèrent, prises par la nuit dense, liées à jamais dans une double solitude. 5065.--Tours, imprimerie E. ARRAULT et Cⁱᵉ. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA CONSCIENCE DANS LE MAL: ROMAN *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws. The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate. While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. 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