The Project Gutenberg eBook of La vigne et la maison: roman This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: La vigne et la maison: roman Author: Jean Balde Release date: July 12, 2022 [eBook #68510] Most recently updated: October 18, 2024 Language: French Original publication: France: Plon Credits: Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA VIGNE ET LA MAISON: ROMAN *** _Il a été tiré de cet ouvrage 12 exemplaires sur papier pur fil des papeteries Lafuma, à Voiron, numérotés de 1 à 12._ LA VIGNE ET LA MAISON DU MÊME AUTEUR, A LA MÊME LIBRAIRIE =Les Ébauches.= Roman. Un vol. in-16. (_Prix des Annales: le Jeune Roman, en 1911._) =Madame de Girardin.= Textes choisis et commentés, Bibliothèque française. Un vol. in-16. =Mausolées.= Poésies. Un vol. in-16. (_Couronné par l’Académie française, Archon-Despérouses._) =Les Liens.= Roman. Un vol. in-16. CHEZ SANSOT, éditeurs. Paris, 1908. =Ames d’artistes.= Poésies. Un vol. in-16. (_Couronné par l’Académie française, prix Archon-Despérouses._) Ce volume a été déposé au ministère de l’intérieur en 1922. JEAN BALDE LA VIGNE ET LA MAISON ROMAN [Illustration: colophon] PARIS LIBRAIRIE PLON PLON-NOURRIT ET Cⁱᵉ, IMPRIMEURS-ÉDITEURS 8, RUE GARANCIÈRE-6ᵉ _Tous droits réservés_ Copyright 1922 by Plon-Nourrit et Cⁱᵉ. Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays. _A MON PÈRE ET A MA MÈRE,_ _en notre Casin, ce livre est dédié._ J. B. LA VIGNE ET LA MAISON PREMIÈRE PARTIE «Pour y laisser entrer, avec la tiède aurore, Les nocturnes parfums de nos vignes en fleur.» (LAMARTINE, _la Vigne et la Maison_.) I Il y avait des mois que Mme Dupouy était très malade. Ses robes noires, rétrécies plusieurs fois par la couturière, flottaient autour d’elle. Quand elle descendait la rue du village, allant à la gare pour prendre le train, des regards curieux ou compatissants traversaient les vitres. Il n’était guère de maison où son amaigrissement ne fût commenté. Beaucoup s’indignaient que le médecin ne lui donnât pas l’ordre de rester chez elle et prédisaient qu’elle tomberait morte sur la grand’route; d’autres ressassaient que sa fille ne paraissait s’inquiéter de rien. Il était vrai que la jeunesse élancée de Paule, à côté du dépérissement de la pauvre femme, créait une opposition dont les esprits chagrins se sentaient choqués. On ne pouvait lui reprocher d’avoir l’éclat de ses vingt et un ans. Il semblait pourtant que la sensibilité et les convenances eussent exigé que cette lumière fût atténuée, filtrée avec soin. On lui aurait su gré de s’apitoyer sur la malade et sur elle-même. On eût aimé l’encourager. Les événements qui se préparaient ne vont pas habituellement sans un prélude d’attendrissement et de bavardage, dont certaines personnes se trouvaient frustrées. Elle parut plus blâmable encore le jour où sa mère s’éteignit enfin. La famille, prévenue trop tard, arriva à grand’peine pour l’enterrement: un groupe mécontent d’oncles, de tantes et de cousins venus de tous les coins du département. Chacun trouvait quelque chose à redire dans la lettre qu’il avait reçue. Le temps était maussade. Il y avait dans le ciel d’avril un grand mouvement de nuées grises qui par moments se fondaient en pluie. La Garonne souillée par de récentes inondations traînait une eau rouge. Dans l’omnibus qui la ramenait du cimetière, au trot pesant d’un lourd cheval noir, Paule avait écarté ses voiles de crêpe. La voiture descendit la pente raide du coteau. Elle tourna dans le village adossé au flanc du rocher et prit la route qui conduit au fleuve. La jeune fille avait les yeux fixés sur sa maison qui se rapprochait--une grosse maison de maître, carrée, en belle pierre, entourée d’arbres et de bâtiments d’exploitation. Elle se détachait sur le gris du ciel. Les yeux de Paule se remplissaient peu à peu de larmes. Qu’elle était vide, cette demeure, et grande, et muette! Il y avait là toute la solitude. Mais elle avait pourtant envie d’y rentrer, de s’y enfoncer, les portes fermées. Un désir lui venait de la presser entre ses bras, comme si la vieille maison était le seul être qui l’aimât vraiment et pût la comprendre! Il y eut, dans la salle à manger boisée de panneaux peints en couleur brune, un déjeuner improvisé. On parla de la cérémonie, du curé, des chants. Les dames donnèrent des détails sur le voyage qu’elles avaient dû faire et se plaignirent d’être fatiguées. Chacun pensait à repartir. Mais il fallait auparavant régler le sort de la jeune fille. La famille, ainsi réunie en assises exceptionnelles, était pleine du sentiment de son importance. Son désir de tout décider par elle-même éclata enfin: ce fut au salon, dans l’après-midi, comme on finissait de prendre le café. Paule rangeait les tasses sur une console aux pieds cannelés, ornée de guirlandes, qui se trouvait placée entre deux fenêtres; quand elle se retourna, une impression de tristesse se répandit qui fut absorbée par les choses seules: --Ce que je compte faire, mais rester ici... Le salon carré était sombre, les volets ayant été presque fermés comme il est d’usage quand la mort est dans la maison ou vient d’en sortir. Tous les regards furent fixés sur la jeune fille. Elle était grande, élancée, flexible. Ainsi debout, dans sa robe noire, seulement parée du double anneau royal de ses tresses, elle était tout enveloppée des ombres que le malheur prête à la jeunesse. Peu à peu pourtant sa physionomie se détacha mieux. Ses cheveux châtains qui s’ensoleillaient au grand jour paraissaient éteints; leur coiffure extrêmement simple entourait un visage rond, un peu aplati, creusé par les larmes; la bouche forte avait une expression de bonté meurtrie. Le mouvement qu’elle venait de faire présentait de trois quarts les lignes robustes de son cou nu, d’un blanc admirable, et qui empruntait à ce grand deuil une beauté de mélancolie. --Où voulez-vous que j’aille vivre? Elle avait parlé gravement. Un reproche s’élevait du fond de son âme. Il n’en fallut pas davantage pour ouvrir la discussion qui se préparait. Les lamentations alternaient avec les conseils: elle ne pouvait pas demeurer seule dans cette maison. Que penserait-on? Que dirait-on dans le pays? Une de ses tantes surtout s’alarmait, partagée entre le désir de ne rien changer à sa propre vie et l’inquiétude d’être critiquée. Elle craignait qu’on lui reprochât de laisser sa nièce abandonnée à elle-même: --Ce ne serait pas du tout convenable. Elle soupira deux ou trois fois, se tourna vers la jeune fille qui ne bougeait pas, puis vers son mari: --Ton oncle d’ailleurs est de mon avis! Une dame de compagnie lui paraissait indispensable. Paule se taisait, laissant discuter les uns et les autres. La prétention qu’avait sa famille de la diriger lui paraissait ridicule et inacceptable. Elle en éprouvait du ressentiment et de la révolte. Qui donc, parmi ceux qui se trouvaient là, lui avait jamais montré une affection vraie? Dans les partages, tous ne s’étaient-ils pas efforcés de la dépouiller, profitant des indécisions de sa mère et de ses scrupules. Ils représentaient un égoïsme qu’elle détestait. Son oncle, Charles Dupouy, dont on demandait l’approbation, parla des affaires. C’était un homme de cinquante ans, fort, coloré, le poil déjà blanc, qui appuyait sur ses deux genoux écartés des mains de campagnard. Il lâcha lentement de lourdes paroles: --Il faut que tu te maries ou bien que tu vendes. Tu es trop jeune. Tu seras volée. Les propriétés, c’est une grosse charge pour une femme. Ta pauvre mère aurait fini par se ruiner. Paule avait eu un tressaillement, mais se ressaisit, cachant ses sentiments véritables sous une apparence de tranquillité. De quoi s’inquiétait-on? Elle ne demandait qu’à rester chez elle. Les affaires, il y avait longtemps qu’elle s’en occupait. Sa mère l’avait mise au courant de tout. Elle avait assez de chagrin sans qu’on lui demandât encore de bouleverser sa façon de vivre. Une dame de compagnie, qu’en ferait-elle à la campagne? Elle en serait bientôt réduite à lui chercher des distractions. Sa tante insistait, d’un air plein de sous-entendus et de réticences. C’était une femme petite et grasse, dodue, boursouflée, avec un visage insignifiant noyé dans la graisse. Elle avait été de bonne heure informe, sans taille, embarrassée de son embonpoint. Cette obésité était pour elle un sujet de désolation; sans énergie pour l’accepter ni pour la combattre, elle faisait de molles tentatives pour se modérer, essayant d’un régime, de légumes frais, mais toujours prête aux concessions, s’accordant un plat défendu ou un dîner fin. Une femme sotte et empêtrée, sans idée sur la manière de s’habiller, incapable d’accorder une robe avec un chapeau. La digestion congestionnait sa face bouffie; son double menton ressortait sur un col trop haut qui ne lui permettait pas de tourner la tête. Et c’était elle qui répétait, confortablement installée, dans une bergère profonde et basse, qu’une jeune fille a besoin d’être conseillée. Paule se taisait, indifférente, sa douleur même comme desséchée par les figures de componction qui tournaient vers elle des yeux scrutateurs. De quoi sa tante se mêlait-elle? Pouvait-elle parler de sagesse et d’expérience, elle dont la vie gravitait autour de la table, et dont la conversation s’engraissait des commérages de l’office? Quel rapport y avait-il entre ce caractère engourdi et vide et ses jeunes énergies vaillantes? Après une averse qui avait longuement battu les volets, le ciel avait dû s’éclaircir et s’ensoleiller. Quelques fils de lumière traversèrent les rideaux empesés de mousseline blanche, relevés par des embrasses sur de gros champignons dorés, de chaque côté des portes-fenêtres. Puis, de nouveau, tout s’assombrit. Les portraits de famille, suspendus aux boiseries par des cordons verts, présidaient cette scène où des sentiments si divers étaient comprimés; le demi-cercle formé par les robes noires et les redingotes se tenait en face de Paule, sur un grand tapis d’Aubusson usé. L’espace qui la séparait de ce concile lui semblait immense. Sur la cheminée, un balancier en forme de lyre allait et venait, entre les colonnes d’une pendule qui figurait un petit temple en bronze doré. Les regards se tournaient vers le cadran à la dérobée. L’heure du train approchant enfin, il y eut un grand remue-ménage. Chacun ne parut plus occupé que de trouver ses gants ou son parapluie. Le ton changea, comme si la famille avait eu conscience que son rôle était terminé, qu’elle avait fait tout son devoir, et qu’elle pourrait dorénavant se laver les mains des choses fâcheuses qu’elle avait prédites. Un peu de précipitation abrégea les derniers attendrissements: --Allons, du courage! L’omnibus lourdement chargé s’ébranla dans l’allée boueuse que bordaient le chai et les écuries. Paule resta un moment debout dans l’embrasure de la porte. La vue de la campagne verte la rafraîchissait. Le jardin était détrempé et quelques branches de bois mort jonchaient les pelouses mal entretenues, sur lesquelles un rouleau de pierre et une herse avaient été abandonnés. A travers la grille du portail, elle apercevait la coulée du fleuve et l’autre rive profilée sur les tons ardoisés du ciel. Tout paraissait indifférent. Elle était chez elle. Il n’y avait pas de dangers à craindre. Personne ne l’aimait ni ne la détestait. Les choses resteraient pareilles à ce qu’elles étaient ce soir-là, telles que sa mère les lui laissait. Sa mère, sa mère, elle allait enfin pouvoir la pleurer. Comment eût-elle imaginé que la mort porte en elle d’autres conséquences que le vide, les larmes, le trou béant du premier jour? II La propriété de Paule Dupouy, les Tilleuls, s’ouvrait par un portail en face du fleuve. Un autre, simple claire-voie en barreaux de fer, au bout d’un chemin de propriété, donnait sur la route. C’était par là que les voitures entraient et sortaient; les roues y creusaient l’hiver de profondes ornières que l’on remplissait de tuiles cassées. La façade qui regardait l’eau avait, les jours gris, un air de tristesse. Un cordon de glycine courait au-dessus du rez-de-chaussée. Le jardin, humide, étouffé d’arbres, était séparé du chemin de halage par une haie d’aubépine. Il y avait un décrottoir à côté de la porte, des sabots épars au seuil de la cuisine. Mais, par les mauvais temps, aucune précaution n’empêchait l’entrée de la terrible boue que les pas transportaient dans toutes les pièces. De l’autre côté, la vue n’était que gaieté et animation. Elle s’étendait au-dessus de la bande verte de la «palud». Les coteaux bleuâtres qui dessinent la rive droite de la Garonne s’abaissaient en face du domaine. Leurs pentes cultivées formaient un vallon, au fond duquel coulait la Pimpine, petit cours d’eau qui faisait marcher deux moulins avant de se perdre dans le fleuve. Un village aux toits roses et violets s’était niché dans cette ouverture parmi les feuillages; ses petites maisons se superposaient au bas du rocher. Un hospice se dressait sur une des crêtes, grand bâtiment neuf, à demi caché dans un parc touffu, d’où jaillissait un clocher pointu. Les gens du pays l’appelaient _la Chapelle_. Au-dessus du porche était une horloge qui réglait le travail aussi loin qu’on pouvait l’entendre; ses coups espacés tombaient lentement, comptés un par un au fond des cuisines et dans les vignobles. Sur l’autre versant, à mi-hauteur dans la verdure, c’était _le Château_: une construction de style Henri IV qui tournait de ce côté une façade terminée par deux gros pavillons carrés. Les arbres dissimulaient les grandes terrasses, des pièces d’eau, un ensemble presque royal. Il y avait aussi _le bourg_ en haut de la vallée, invisible dans un repli, avec quelques maisons et de vieilles haines. La possession de l’église paroissiale, qui était pour lui comme un centre de résistance, le défendait de l’oubli total. Les gens «du haut», toujours en conflit avec ceux «du bas», se cramponnaient à sa plate-forme, à ses murs romans, à son cimetière, cependant que la vie glissait vers la gare, le mouvement et l’activité. Une grand’route suivait le bas de la colline, au-dessus de la ligne du chemin de fer. Les trains ne montaient et redescendaient que trois fois par jour. La campagne souriante les voyait passer. Avril remplissait les petits jardins de giroflées et de myosotis, les lilas débordaient les murs, et un parfum d’amande amère flottait sur les haies. Le printemps... Paule se refusait à le regarder. Pendant une semaine, elle éprouva de la répugnance à franchir le seuil de sa maison. La grande lumière la blessait de sensations aiguës: il lui semblait qu’au dehors vivait un monde de joie, et devant ce jaillissement de fête, elle se dérobait, fouillant le fond âpre de sa douleur. Elle pensait à sa mère, avec une obstination cruelle et presque farouche. Elle la revoyait, au fond de sa chambre, abattant le tablier du secrétaire en bois de noyer, et reprenant la besogne ingrate des comptes et des écritures. Mme Dupouy paraissait toujours tourmentée, de cette inquiétude spéciale aux veuves qui sentent sur elles un poids trop lourd et redoutent de ne le pouvoir porter jusqu’au bout. Dépositaire des biens de sa fille, elle avait eu de sa responsabilité un souci qui l’avait minée. Presque chaque jour, Paule lui disait: --Ma pauvre maman, vous exagérez! Son visage alors se rétrécissait, il y avait une rétraction de toute sa personne comme si elle se trouvait attaquée, blessée par la pire des injustices: --Mais c’est pour toi! C’est ta fortune! Cette idée la martyrisait, absorbant peu à peu le sang de sa chair, la pulpe de ses os, faisant d’elle cette créature desséchée, blanchie, qui semblait toujours égrener un chapelet d’incertitudes. Sa vie, profondément ancrée dans les tracas de chaque jour, était en même temps troublée par la conviction qu’une femme est faible, impuissante à bien diriger et destinée à être trompée. Cette disposition provoquait en Paule des sentiments tout à fait contraires; et maintenant que le souvenir était sans cesse à son côté, faisant revivre les yeux pâles, la figure à la fin presque transparente, le désespoir encore protestait en elle. Les choses matérielles lui étaient tellement indifférentes! Depuis la mort de son père, leur intimité s’était resserrée, leurs vies confondues, annihilant tout ce qui eût été banal et superficiel. Elles s’étaient aimées comme on s’aime dans la solitude, la vie soucieuse, où les peines mêmes sont une raison d’aimer davantage. Si Paule n’avait pas eu d’amies, c’était sans doute parce qu’elle avait été élevée aux Tilleuls, tenue à l’écart, mais aussi parce que leur commune tendresse lui avait suffi. Cette mort, qu’elle n’avait pas vu venir, lui paraissait une trahison inexplicable. Comment sa mère n’avait-elle pas su se garder pour elle, ménager ses forces? Et maintenant la vie continuait, indifférente à son absence, comme dans le passé à ses tourments et à ses scrupules. Paule regardait, par la fenêtre de sa chambre, le dos blanc des bœufs aller et venir dans son vignoble. Les gelées, dont la crainte arrachait de son lit Mme Dupouy plusieurs fois par nuit, n’avaient pas fait de dégâts sensibles. De petites feuilles s’étiraient au-dessus des rangées de ceps. Les pruniers en fleurs pavoisaient la campagne de couronnes immaculées. Son domaine, ainsi étalé entre le fleuve et le coteau, le long de la route, respirait la paix. Les travaux s’y succédaient dans leur ordre immuable, comme chez tous les autres propriétaires de ces terres grasses, dont elle apercevait les maisons blanches et délicates dans les parterres semblables à de gracieux îlots de verdure. Cette campagne girondine cultivée comme un jardin était lustrée par l’air du printemps. Sur les coteaux poudreux d’ombres violettes pointaient les clochers. Tout paraissait aimable, facile, enveloppé d’une atmosphère de sécurité. Elle pensait avec une irritation un peu méprisante aux mots de son oncle: --Il faut que tu te maries ou bien que tu vendes! Aucun de ses parents ne la comprenait. Elle en éprouvait une rancune qui n’était au fond qu’un amour trompé: ils avaient déçu ce désir d’entente, d’union familiale que sa mère et elle avaient dans le cœur; toutes les choses, les plus belles même, les plus attachantes, se présentaient à leur esprit sous forme d’affaires ou de tracasseries. «Si ma tante était restée, pensait Paule, elle aurait voulu mettre en ordre les armoires, regardé partout, critiqué. Elle reprochait à maman de ne pas s’occuper assez du ménage. Il aurait fallu que le dîner fût servi à l’heure; Louisa, qui n’accepte pas les observations, m’aurait fait des scènes. Pourquoi supporterais-je d’être tourmentée par des gens qui ne m’aiment pas?» Chaque jour, dans la cuisine ouverte sur le jardin, le va-et-vient des paysans jetait des nouvelles. Quand elle descendait, elle trouvait des gens attablés; la cuisinière, Louisa, remplissait les verres. Paule passait vite, pour ne pas les gêner, avec un sourire bienveillant et mélancolique. Elle avait cette délicatesse qui ne veut pas voir ce qui est donné et ceux qui reçoivent. Un jour pourtant, elle se sentit un peu soucieuse: --Vous donnez donc à boire à tous ceux qui veulent? La vieille femme mit ses mains sur les hanches: --Ce serait malheureux tout de même, qu’on ne puisse plus se rafraîchir! Et méprisante: --Pour un verre de vin, ça vaut-y la peine? Paule n’insista pas. Il lui était toujours pénible de refuser, de faire un reproche. La bonté de son cœur, qui lui semblait la chose du monde la plus naturelle, démentait la fermeté de son caractère; la vie lui aurait paru insupportable si les visages n’avaient pas reflété le contentement. Les pêcheurs d’aloses, qui avaient leur barque dans le petit port, trouvaient des motifs pour venir sans cesse: ils empruntaient un maillet, des clous, une vieille planche. Un matin, Paule s’aperçut qu’ils avaient planté des piquets le long d’une allée et commençaient d’y suspendre leurs filets mouillés; elle eut un mouvement de contrariété et descendit à la cuisine: --Je ne supporterai pas une chose pareille, déclara-t-elle à Louisa. Allez le leur dire. La servante, penchée sur le feu, releva vivement sa grande taille osseuse. Sous le foulard serré autour de sa tête, d’où s’échappaient des mèches grises, son visage sec aux lèvres pincées, ses petits yeux noyés de bile exprimèrent la stupéfaction: --Ces pauvres gens ne font pas de mal! C’est Élie, et puis Augustin, que la pauvre Madame connaissait bien. Sa femme a travaillé dans les vignes, une bien bonne femme! --Ils auraient pu au moins me demander la permission. Cette fois, Louisa se lamenta: c’était sa faute: ils l’avaient demandée, la permission; elle avait cru bien faire en disant qu’ils pouvaient planter les piquets. Le long de l’allée, cela ne gênait personne. La pêche d’ailleurs serait bientôt finie. Le lendemain, Augustin se présenta devant la porte de la cuisine, retira ses pieds de ses sabots et avança la tête avec précaution. Il portait, par un brin d’osier passé dans les ouïes, une alose grasse qui se balançait contre sa jambe. Paule, appelée, descendit de mauvaise grâce. Elle ne voulait rien accepter, mais Louisa avait déjà couché le poisson sur l’herbe, et en faisait sauter les écailles avec un couteau: --On la cuira sur le gril avec du laurier. Et la soupesant: --Elle pèse bien près de quatre livres. Le vieux regardait l’alose, un mouchoir noué autour du cou, son béret baissé sur sa peau tannée: --Peut-être bien même qu’elle en pèse cinq! A midi, la cuisine était pleine d’une odeur de poisson et de laurier brûlé. Louisa apporta le plat, les deux bras levés. Elle avait un air de triomphe. Il fallut encore que Paule entendît toute l’histoire du vieil Augustin: sou par sou, il avait amassé de quoi acheter une embarcation, les avirons, le mât et la voile; il en avait maintenant une autre, une grande yole et un hangar sur le bord du fleuve. Paule se rappela cette cabane où s’accumulaient les filets, les planches, les pots de peinture, les chapelets de flotteurs en liège, et ces grandes nasses d’osier, les «bourgnes», qu’on immerge pour pêcher l’anguille dans les trous de vase. Louisa continuait: --Si vous voulez qu’il vous promène quelque dimanche, il ne dira pas non, cela vous ferait une sortie. Paule fut touchée. Cette proposition lui semblait une marque de reconnaissance. Augustin d’ailleurs ne lui en parla pas; jamais plus il ne fut question de remonter le fleuve, par un beau jour, dans une de ces barques qu’elle regardait passer comme des fourmis noires sur l’eau éclatante. Mais elle était contente maintenant de voir les filets suspendus chez elle, et la figure du vieil homme se plisser d’un sourire en l’apercevant. Elle parlait peu, ne recevait à peu près personne, mais s’intéressait de loin aux gens et aux choses. Elle donnait des légumes, des fleurs par brassées, non seulement aux pauvres mais à ses voisins, avec ce goût de faire plaisir qui couvrait un plus profond désir d’être aimée. Elle travaillait maintenant, après le dîner, dans le salon dont les portes-fenêtres restaient ouvertes sur le jardin. Une lueur orangée s’éteignait lentement au bas du ciel. Parfois une grande brise se levait avec la marée et lui jetait à la face des odeurs marines mélangées aux parfums de mai. Le jardin s’emplissait de froissements et de murmures qui allaient se perdre dans les roseaux. Paule écoutait, vaguement inquiète, croyant entendre dans les allées des craquements et des bruits de pas. La lampe, posée sur un guéridon, éclairait le bord de la pelouse et un grand massif de rosiers. Au delà de cette tache lumineuse, l’atmosphère nocturne s’approfondissait, avec des silhouettes d’arbres découpées sur la nappe argentée du ciel. Elle se sentait parfois un peu oppressée. Le sentiment de sa solitude faisait passer dans toute sa chair des frissons dont elle avait honte. Autour d’elle, tout devenait chuchotant, mystérieux, peuplé de présences cachées encore, mais prêtes à paraître. Il lui semblait voir bouger des ombres. Son cœur avait par moments des battements fous. III Une marchande passait tous les jours sur la route, avant le déjeuner, et arrêtait devant le portail sa charrette tirée par un vieil âne mélancolique. Louisa criait de la cuisine: --Madame Rose est là. On l’appelait aussi «la comtesse», pour des raisons dont personne ne se souvenait. Mais qu’on lui donnât un nom ou un autre, elle s’en souciait peu. Elle se moquait de bien d’autres choses: --Qu’est-ce que cela fait? Elle avait une tournure de commère, des hanches rebondies, et un tablier taillé dans un vieux sac. Mais la figure riait toujours, fraîche et ouverte, avec deux yeux bleus pétillants de vie et de malice, le nez relevé en pied de chaudière, et une grande bouche encore élargie par un caquet intarissable. Le son de sa voix était clair et gai. On en entendait de loin les éclats. Elle connaissait à fond la commune, pour en avoir parcouru depuis près de vingt ans toutes les routes du coteau et de la palud, d’abord poussant elle-même une brouette chargée de corbeilles, puis largement assise dans son charreton. Elle excellait à grouper les gens autour de ses paniers. Elle les dominait, de la plate-forme de sa voiture, sordide et joyeuse, comme la reine d’une cour misérable: --Qu’est-ce que tu veux aujourd’hui, ma jolie, mon cœur? Aux femmes qui ne bougeaient pas à son approche, elle faisait des gestes: --Venez toujours voir! Et elle déballait, avec ses caisses de sardines et ses viandes blanches, toutes sortes d’histoires paysannes. Personne ne l’avait jamais vue à court de réflexions drôles et de reparties. A travers tout cela, elle faisait marcher son commerce, tirant parti des occasions, portant des pots de fleurs pour la Sainte-Marie, des pieds de chrysanthèmes toute la semaine de la Toussaint, donnant des recettes pour le mal de dents et tirant les cartes. Les jours de fête, elle s’installait avec une boîte de madeleines au coin de la place du village, ou devant la salle de danse. Elle mettait en loterie ses plus vieux canards. Partout où elle passait, elle engageait à se réjouir: quand elle apparaissait avec ses hanches balancées, on avait envie de s’approcher d’elle. Des bonnes familles de la contrée, elle ne parlait que pour raconter que l’une lui avait donné du bois, telle autre un jupon, ou encore du foin pour son âne. Elle savait aussi s’apitoyer, quand il le fallait, mais jamais sur elle, trop intelligente pour donner en pâture ses propres ennuis. A Paule, qui lui demandait parfois des nouvelles de son fils malade, elle glissait tout bas: --Il ne faut pas se plaindre. A quoi ça sert? Et sur un autre ton: --Il y a de la peine pour tout le monde. Votre pauvre mère en a eu sa part. Ah! elle était bonne! En voilà une qui a fait du bien, et en cachette! Elle n’était pas comme ceux qui le mettent au bout du doigt, pour le faire voir. Le groupe peu à peu se dispersait, elle criait: --Nous partons, Cadet. Le vieil âne attendait qu’elle l’eût au moins répété trois fois. Puis les roues grinçaient, et te charreton de la marchande s’éloignait enfin, laissant derrière lui une traînée de vie et de bonne humeur. Un jour que Paule se trouvait seule à l’écouter, elle lui avait dit: --Vous allez rire, mais j’ai fait un vœu. Si je devenais quelque jour riche, j’ai promis au bon Dieu de rouler toujours. Comment serait-elle devenue riche? Dans ce petit coin de la Gironde, elle perpétuait la verve gasconne, pittoresque et gaie, qui ensoleille les caractères. Paule se sentait raffermie par cette bonne santé morale que la pauvreté n’avait pas gâtée. Mme Rose du moins ne se plaignait pas; elle vivait sa vie au jour le jour, ayant passé avec la Providence un contrat à perpétuité. Mlle Dumont, au contraire, la décourageait. C’était une vieille institutrice un peu effacée, qui avait essuyé de la part des siens les pires vilenies, tout accepté, beaucoup pardonné, et continuait de croire aux bonnes intentions. Mme Dupouy était son amie d’enfance. Pendant douze ans, elle avait fait ses délices de passer aux Tilleuls trois jours par semaine pour donner des leçons à Paule. Les examinateurs d’aujourd’hui auraient rejeté avec horreur les méthodes dont elle se servait pour résoudre de bons vieux problèmes et disposer des analyses. Paule n’avait pas passé d’examens: Mme Dupouy pensait qu’une jeune fille doit surtout s’entendre au ménage et cultiver les arts d’agrément. Maintenant, le piano à queue d’acajou luisant était solennellement fermé au fond du salon; mais la vieille demoiselle, par amitié, continuait de venir chaque samedi. C’était elle qui avait envoyé les lettres de faire-part et rassemblé les cartes de condoléances. Elle regardait Paule avec attendrissement, soupirait souvent et lui répétait: --Ma petite, il faut vous marier. Ou encore: --Votre tante devrait s’occuper de vous. L’important pour elle était que le jeune homme eût une belle position. Et elle racontait tous les romans de ses élèves, romans bien fades, vus à travers la bienveillance d’une vieille maîtresse de piano: elle parlait de vie sans nuages, de bonheur parfait. Elle aussi avait eu une lointaine histoire d’amour, confuse, embrouillée, dont le récit paraissait à Paule une pauvre vanité de femme, mesquine comme tout ce qui touchait à cette vie manquée. Pour cette vieille demoiselle, le mariage demeurait ce qu’il était dans sa jeunesse, la carrière féminine la plus facile, la plus confortable, la seule issue. La grande affaire pour elle, c’était de _s’établir_, affaire qu’elle voyait à la manière d’une installation solide et commode après laquelle on était fixé, accepté définitivement par la société qui rejette les existences flottantes et instables. Mlle Dumont, petite et soignée, avait pu avoir autrefois un cœur romanesque, mais cette lointaine fleur de poésie s’y était fanée, en même temps que se décolorait le bleu de ses yeux, maintenant passé, qui avait dû être frais et charmant; ses traits aussi s’étaient usés comme s’effacent les effigies des pièces qui ont trop servi, qui n’ont pas connu le repos, les économies, si bien qu’elles ne sont plus qu’une monnaie anonyme et presque hors d’usage. Il n’y avait plus personne pour imaginer que ce visage avait été régulier et fin. Ainsi diminuée, ratatinée, rassemblant de pauvres objets dans son petit sac, elle sacrifiait aisément les rêves à un idéal de sécurité: --J’ai peur, ma chère enfant, que dans votre situation, vous ne puissiez faire qu’un mariage de convenance. Paule répondait par des mots très vagues: --Il faudra voir. On ne sait jamais. Elle était lasse de heurter l’élan de sa jeunesse à des gens si différents d’elle, qui prétendaient donner à la vie des formes sans âme. Elle savait bien qu’elle devrait se marier. Mais cette idée, elle ne pouvait souffrir que la nécessité la lui imposât. Que pouvait-on prévoir d’ailleurs quand il y avait dans l’avenir de si merveilleux hasards, un si grand mystère? IV Un malheur est comme une pierre jetée dans l’eau. Pendant plusieurs jours, dans le monde des amis et des relations, quelques ondes de sympathie courent à la surface. Mme Dupouy, qui vivait très digne et très retirée, ne donnant grand plaisir à personne depuis des années, ne pouvait laisser de profonds regrets. Néanmoins, pendant la semaine qui suivit sa mort, la société bordelaise répandit sur sa mémoire de justes louanges. Plusieurs familles, aussi riches que considérées, et qui avaient un domaine sur le bord du fleuve, entretenaient l’été avec elle des rapports de bon voisinage. Dans ce monde de propriétaires et de négociants, quelques jeunes filles formèrent le projet d’aller voir Paule: Mme Lafaurie, avec une certaine pompe dans son obligeance, offrit d’amener un dimanche les bonnes amies en automobile; mais il y eut précisément cette semaine-là un match de tennis, puis ce furent des courses auxquelles on ne pouvait manquer d’assister. Le chagrin attirant peu, Odette Lafaurie se contenta d’écrire une lettre, les autres l’imitèrent. Toute cette jeunesse, se sentant en règle, fut débarrassée d’un malaise et n’y pensa plus. L’affluence des témoignages de sympathie ne laissait à Paule qu’une impression de banalité et d’indifférence. Les mêmes mots revenaient sous toutes les plumes. Elle démêlait dans ces condoléances quelque chose de faux qui lui répugnait. Dans le monde, elle paraissait timide et un peu farouche: c’est qu’elle avait souvent comme un don de seconde vue, une intuition immédiate des sentiments véritables. Quand Mme Lafaurie disait: «Vous êtes bien aimables d’être venues», le cher visage de sa mère prenait une expression discrète de contentement; mais elle savait, elle, que Mme Lafaurie se serait passée de leur visite et pousserait même peut-être, quand leur voiture s’éloignerait, un soupir de satisfaction. Parmi les enfants, elle s’était toujours sentie seule, désorientée, n’ayant ni les mêmes habitudes ni les mêmes jeux. Les grandes personnes ne comprennent pas que le monde des petits a ses froissements, presque ses passions. Il ne pouvait y avoir de rapports entre une petite campagnarde et cette brillante Odette Lafaurie qui parlait anglais à sa gouvernante, changeait de robe pour le dîner, travaillait, sortait, et faisait de la gymnastique à des heures fixes. Elle, elle était une enfant choyée, couvée, qui avait le sentiment que l’essentiel était de s’aimer, de se consoler, de se taire mutuellement les peines. C’était dans le monde des pauvres gens que son cœur se trouvait à l’aise. Paule allait à Bordeaux deux fois par semaine pour ses affaires de succession. Ces jours-là, elle déjeunait de bonne heure et prenait le train de midi. Les anciennes locomotives, reléguées sur cette ligne peu importante, parcouraient en trente minutes les dix kilomètres. L’étude se trouvait au fond d’une cour, dans un vieil hôtel du quartier Saint-Pierre, endormi, plein de silence, où habitaient autrefois près du palais de Lombrière les conseillers et autres robins, gens de savoir, respectés et graves, dont le pas faisait résonner de solennels escaliers de pierre. Leurs grandes maisons, dans lesquelles on ressemelle maintenant d’obscures savates, quand on n’y vend pas du fromage et des toiles à voiles, ont gardé quelque chose de leur majesté. Les panonceaux de Mᵉ Gratiolet, sur un écusson rongé par les pluies, étaient aussi d’une ancienneté dont l’étude faisait sa gloire. La salle d’attente, enfumée, sombre, où le gaz brûlait du matin au soir, était tapissée de cartonniers verts, étiquetés et sales, dont les plus hautes rangées disparaissaient sous des épaisseurs de poussière. L’odeur de fumée et de vieux papiers soulevait le cœur. En face de la banquette de crin où Paule s’asseyait, une cage vitrée avait été ménagée pour un caissier toujours absorbé. Des affiches roses, jaunes ou blanches y étaient suspendues, annonçant des ventes volontaires ou judiciaires, toutes consacrant quelque malheur de famille, le désastre d’inconnus qui avaient vu venir, au fond de quelque vieille maison délabrée, le jour où leur ruine serait publique. A côté était accroché un tableau qui donnait la liste des huissiers. Au fond de la salle s’agitait une nuée de clercs, dissipés, bavards, attablés à des bureaux peints sur lesquels les paperasses étaient entassées. Le caissier, bondissant parfois hors de sa cage comme un forcené, faisait scandale pour imposer silence aux plus facétieux. C’était un petit homme à la face de bouledogue, rouge, coléreux. Sa furie passée, il épongeait longuement son crâne d’ivoire. Quelques houppes blanches y étaient posées comme des flocons d’œufs à la neige. Le premier clerc, au contraire, irréprochable, beau diseur, de mise soignée, semblait revêtu de la tête aux pieds du vernis spécial aux fonctionnaires de la troisième République. De temps en temps, le notaire entr’ouvrait la porte capitonnée qui retombait après avoir engouffré un des habitués de la banquette noire. Un jour, sur une affiche récemment posée, un nom la frappa: Château de Valmont. Elle eut une rapide contraction du cœur. Il allait se vendre, le beau domaine si bien placé en haut du coteau. Une figure se leva dans sa mémoire, celle de Mme Seguey, la plus aimable femme qu’elle eût jamais vue, et qui était morte l’année précédente dans cette jolie demeure Louis XVI. C’était une créole de Bourbon, veuve dès sa jeunesse d’un grand armateur, et qui avait gardé dans des jours moins heureux une grâce de fleur, des robes élégantes, un air de gaieté. Il y avait en elle une vivacité d’impressions qui touchait le cœur. Sa disparition laissait dans le pays un vide que personne ne pouvait combler, car nulle autre n’avait son charme, et cette façon de sourire, de marcher et de s’arrêter, de dire les choses ou de les laisser seulement entendre, qui donnait à tout ce qu’elle faisait un prix singulier. Dès qu’elle paraissait, avec ses yeux vifs et ses cheveux tordus sur son cou, il semblait que la vie ne fût plus la même. Paule allait en visite à Valmont trois ou quatre fois pendant l’été. La voiture montait dans l’allée tournante, bordée de barrières allemandes toujours bien repeintes, entre les beaux arbres de la garenne qui répandaient une odeur de mousse et de champignons. Et tout en haut, derrière un immense cèdre, qui déployait sur une prairie ses éventails sombres, la maison apparaissait, délicate, nette et harmonieuse, avec sa façade renflée et les cinq marches du perron si douces à monter. Paule revoyait aussi le vestibule peint en gris clair, dont une natte recouvrait le frais carrelage, la salle à manger ovale, creusée de niches, dont les courbes dissimulaient de profonds placards remplis de vaisselle. Le salon était tendu de tapisseries dans lesquelles on voyait des princesses vertes aux colliers de perles, allongeant leurs jambes parmi des feuillages et de grands paons bleus. Et quand on regardait du côté des portes-fenêtres, le paysage de lumière était doux et clair, avec la coulée d’argent vif du fleuve et Bordeaux comme une nappe violette voilée de fumées. Elle allait se vendre, cette maison qui convenait si bien à ses possesseurs. Qui donc avait le courage de s’en séparer? Elle avait le pressentiment que ce ne pouvait être Gérard Seguey. Il tenait de sa mère une appréciation trop juste de ce qui est parfaitement bien pour vouloir cela. Mais peut-être ne pouvait-il pas s’y opposer? Elle se rappela qu’il avait une sœur mariée à un officier de cavalerie qui s’était tué, d’une chute de cheval, dans un concours de sauts d’obstacles. On disait de lui qu’il avait fait de folles dépenses, et que Mme Seguey, à plusieurs reprises, lui avait assuré les moyens de payer ses dettes. Mais personne ne l’avait su de façon certaine: s’il y avait eu des secrets dans cette famille, ils avaient été bien dissimulés sous des apparences d’estime réciproque. Puis, brusquement, après la mort, une fissure se produisait dans cette façade de vie familiale; bien des suppositions pouvaient s’y glisser. Pour une nature comme celle de Gérard Seguey, ce ne devait pas être la moindre épreuve que l’attroupement des curiosités mondaines autour de son sort. «Château de Valmont.» Ce nom représentait ce qu’elle connaissait dans la vie de plus délicat. Elle l’avait toujours entendu prononcer avec une intonation de respect et d’admiration. Mais, sur ce papier de couleur groseille, il ressortait avec une sorte de brutalité, comme si une grossière réclame en eût aboyé les syllabes et les eût jetées à la face de ceux qui entraient. Ses réflexions l’absorbaient si profondément qu’elle n’avait pas vu la porte s’ouvrir sur un jeune homme, habillé en noir avec un goût sobre, qui avait fait signe au premier clerc qu’il allait attendre, et s’était assis sur une chaise. Il pouvait avoir une trentaine d’années. Grand, mince, le visage allongé, les yeux très clairs dans un teint brun, il avait dans toute sa personne un charme de finesse. Deux ou trois fois, il avait regardé du côté de Paule, cherchant discrètement à la saluer, mais attendant d’être reconnu. Dans le jour poussiéreux de cette salle d’attente, sur le fond chocolat de la boiserie, elle le vit enfin. Sa tête se détachait, découverte, un peu inclinée: --Gérard Seguey... Il vint à elle, lui serra la main et prit à son côté une place libre sur la banquette. Elle en éprouvait un sentiment mêlé de trouble et de gêne, peut-être à cause des pensées qu’elle venait d’avoir et aussi de cette affiche qui était maintenant juste devant lui. Il ne paraissait pas s’en apercevoir et lui parlait de son deuil récent, d’un ton mesuré, choisissant ses termes. Elle aussi essaya de dire quelque chose sur le malheur qui l’avait atteint, prépara une phrase dont elle ne sut que faire et se tournant simplement vers lui: --Votre mère était une femme délicieuse. Elle avait appuyé sur le dernier mot, avec une sincérité dont il fut touché. Il ne répondit rien, mais ses paupières se relevèrent un peu sur son regard gris qui sembla contempler une parfaite image. Ce fut à ce moment qu’elle découvrit qu’il lui ressemblait. Puis, d’un ton différent, il parla de plusieurs familles qui étaient de leurs relations. Il passait d’une personne à l’autre. Sur un avocat célèbre, M. Peyragay, qui avait une maison au bord du fleuve, il raconta plusieurs anecdotes qui mirent entre eux quelques sourires. Elle était étonnée qu’il soutînt ainsi leur conversation. Il y avait longtemps qu’elle ne l’avait vu, et c’était la première fois qu’il la traitait en jeune fille. Les paroles les plus simples, lorsqu’il les disait, prenaient une valeur qu’elle ne s’expliquait pas. Les gens qui attendaient à côté d’eux, avec une expression d’ennui qui pétrifiait peu à peu d’insignifiantes ou lourdes figures, des joues mal rasées, lui paraissaient appartenir à une médiocre humanité: elle et Gérard, seuls, formaient ce jour-là, sur la laide banquette noire, un petit monde privilégié. Elle avait cependant conscience qu’il était d’une race plus fine que la sienne, à la fois forte et délicate, placée aussi par la culture, le milieu mondain, à un degré qui la dépassait. Elle craignait qu’il la trouvât gauche, ou mal habillée, bien qu’il y eût entre eux un échange de sympathie qui la rassurait. Il avait huit ans de plus que Paule et ne s’était guère occupé d’elle que pour lui prêter des livres de Jules Verne, quand elle était petite fille. Il semblait pourtant la regarder avec intérêt. Mais peut-être était-ce chez lui une habitude de réfléchir, sans en avoir l’air, chaque fois que reparaissait un visage qu’il avait connu et autour duquel se formait une atmosphère de souvenirs. Il avait le don de ne pas être inattentif et de trouver dans chaque personne plus ou moins mêlée à sa vie le prolongement de beaucoup de choses, bonnes ou mauvaises, qu’il aimait à revoir ou à s’expliquer. Elle le rencontra à plusieurs reprises de semaine en semaine. Un jour, il lui parla de la vente qui se préparait: sa sœur était veuve et avait des enfants mineurs. Ainsi présenté, cet événement familial paraissait tout simple, mais Paule sentait confusément que la vérité devait être plus douloureuse. Tout en parlant, il regardait fréquemment vers la porte. Ses attitudes trahissaient une impatience qu’il réprimait mal. Elle ne savait à quoi attribuer ce regard assombri, cette dureté des traits qui le vieillissait. A plusieurs reprises, il avait tiré sa montre. Un moment, elle eut l’intuition qu’il ne la _voyait_ pas, que sa présence peut-être lui était à charge, et une tristesse infinie accabla son cœur. Son tour étant venu, elle entra dans le cabinet. Quand elle sortit, elle l’aperçut, assis dans un coin, qui parlait vivement à une jeune femme. Une contraction rapprochait ses sourcils froncés. Près de lui, le visage creusé, élégante toujours mais plus vieillie qu’elle ne l’eût cru possible, Paule, dans un éclair de mémoire, reconnut sa sœur. C’était bien cette séduisante Anna de Pontet! Sa taille amaigrie gardait une grâce indéfinissable, mais qu’étaient devenues sa jeunesse et son assurance? Paule en passant la regarda à peine, assez cependant pour remarquer combien devant son frère elle semblait craintive. Un éclat fiévreux animait ses yeux à la fois humbles et passionnés. Paule emporta, avec une obscure impression d’angoisse, la vision de Seguey penché, le front sombre et plein de reproches, sur sa sœur muette comme une coupable. La semaine suivante, comme elle arrivait, elle le trouva sous la voûte qui conduisait dans la cour morose. Il lui parut plus changé encore, contracté, nerveux. Une expression de fatigue modelait étroitement son visage sur son masque osseux: --Ah! lui dit-il en la saluant, vous venez encore dans cette maison. C’est un ennuyeux endroit pour se rencontrer. Moi, du moins, j’en ai fini pour quelque temps. Vous ne m’y verrez plus. Elle le regardait, atterrée et désorientée. --Mais, continua-t-il, sur un ton plus doux, je ne vous y verrai pas non plus, et je le regrette. Mon seul bon souvenir ici, ce sera le vôtre... «Déjà, pensa-t-elle, c’est déjà fini!» Il lui avait dit, quelques jours avant, qu’il devait partir pour l’Angleterre, mais elle ne croyait pas que ce serait si tôt. Il paraissait maintenant songeur, lent à la quitter, comme s’il eût entendu les paroles qu’elle ne disait pas: --Je ne resterai pas très longtemps absent, deux ou trois mois. Cet été, nous nous reverrons peut-être chez les Lafaurie... Elle restait devant lui, silencieuse, sentant monter une ondée de sang qui se répandit dans le tissu jeune de ses joues. L’esprit mûri par le chagrin a souvent une sorte de double vue. Paule comprenait avec une étrange force de tendresse que Seguey souffrait, mais aussi qu’il lui appartenait à cette minute comme l’ami est à son ami. Meurtri, malheureux, n’était-il pas un peu son frère? Les droits ineffables de la compassion dilataient son cœur qui aurait voulu s’ouvrir pour qu’il vît en face sa sympathie vraie. Mais elle sentait combien toute manifestation eût été sotte et déplacée. Il lui serra la main, d’une manière qui lui donna l’impression furtive qu’il la remerciait. Dans la salle d’attente, l’affiche rose venait d’être ôtée. Le château de Valmont avait été vendu le jour même, sur une mise à prix de trois cent mille francs. Le premier clerc lui apprit le nom de l’acheteur, un grand négociant en grains, qui avait réussi l’année précédente une énorme spéculation. Son attente dans la pièce obscure lui parut ce jour-là accablante et interminable. Mᵉ Gratiolet n’était pas un vieux pontife en cravate blanche, mais un petit homme au teint blafard, rondelet, farfouilleur, qui remuait des paperasses du matin au soir. Son œil jaune happait au passage les points litigieux, les vices de forme. Quand il commençait, Paule d’avance demandait grâce: elle se sentait la pauvre souris que le chat mangera quand il lui plaira. Dès qu’elle fut entrée, il prit un air gracieux et confidentiel; et comme s’il eût trempé ses mots dans du sucre: --Un de mes clients m’a soumis un projet de mariage qui vous concerne. Elle le regardait gravement, le cœur étouffé, dans l’attente d’une vérité trop belle et presque impossible dont elle redoutait l’éblouissement. Mᵉ Gratiolet s’attardait aux préliminaires, important, les yeux sarcastiques, sensible au plaisir de donner à une communication si intéressante un air de mystère. Avec sa figure blanchie par la vie recluse, sa vieille jaquette et ses manières de ronge-papier, il eût entaché de vulgarité les plus belles choses. Il s’agissait d’un M. Talet. Elle l’interrompit: --Je sais, je le connais. C’est-à-dire que je l’ai vu l’année dernière, une ou deux fois. Mais je ne veux pas me marier. Assurément, elle ne le voulait pas. Comment avait-elle pu imaginer que Gérard Seguey, s’il avait une demande à lui adresser, la lui ferait parvenir de cette façon? Dans le feu de sa déception, c’était une revanche de penser que cela du moins était impossible. Cependant Mᵉ Gratiolet en venait aux chiffres: cent mille francs de dot, trois cent à attendre, des affaires qui rapportaient environ cinquante mille. Le père, M. Jules Talet, était courtier en même temps que propriétaire en Médoc, du château Caillou, un cinquième cru. Il venait d’associer son fils. Elle essayait de l’arrêter: --Ce n’est pas la peine. Résignée, elle le laissa dire. Elle se rappelait bien ce M. Talet. Chaque année, à l’époque des écoulages, il venait aux Tilleuls goûter le vin nouveau, s’en gargarisait, crachait sur le sable de longues gorgées et faisait tourner longuement dans sa tasse d’argent la belle flamme sombre bordée de rose. A Mme Dupouy, qui attendait son verdict sur le seuil du chai, il confiait toujours que le vin recélait une saveur douteuse, un peu de douceur, «une pointe de verdeur», mais qui passerait. Puis il s’asseyait au salon, son pardessus déboutonné. Paule assistait à cette conférence où l’affaire était bien des fois reprise et abandonnée, parmi des doléances de propriétaire, dont M. Talet répétait qu’elles étaient les siennes. Mme Dupouy espérait-elle que les prix monteraient au printemps prochain, il levait des mains compatissantes et prophétisait d’une voix enrouée une baisse certaine! Le bordereau signé, il restait un moment encore, apaisé, plein de bonhomie. L’année précédente, il avait amené son fils, un grand garçon blond, décoré, de corps un peu massif, qui ressemblait à un Hollandais. Celui-là avait une physionomie sérieuse et laissait tranquillement s’agiter son père. Au moment de la livraison, il était revenu, tout seul cette fois, et avait été très courtois. Paule se rappela brusquement qu’il l’avait beaucoup regardée. Le ressentiment qu’elle en éprouva lui fit paraître cette scène encore plus pénible. Le désir de s’en aller, de respirer seule et tranquille, délivrée de toutes ces choses, creusait un grand cercle bleu autour de ses yeux. Elle répéta d’une voix ferme: --Je vous assure que c’est inutile. Mᵉ Gratiolet lui faisait maintenant les représentations convenables: sa famille se préoccupait; son devoir exigeait qu’il la mît en garde... Puis ils revinrent aux comptes de tutelle et à une autre succession, celle de son grand-père, dont le règlement traînait depuis des années. Il y avait des ventes à effectuer, des remplois de fonds. Elle l’écoutait, le regard vague, ne comprenant rien, si ce n’est que Mme Dupouy avait perdu beaucoup d’argent. Ainsi, pendant qu’elles vivaient toutes deux si modestement, calculant les moindres dépenses, dans leur retraite campagnarde, une partie de sa fortune sournoisement s’était échappée, avait fui sans qu’elle s’en doutât, par des fissures invisibles. Était-ce possible? Le notaire expliquait: --Les mauvais placements... Des valeurs qui baissent. On pouvait donc se ruiner de cette manière mystérieuse. V Le printemps passait. Les lauriers étaient défleuris,--ces lauriers qui portent le long de leurs rameaux, entre les bouquets de feuilles luisantes, des fleurs blondes comme des abeilles. Les grappes de la glycine pendaient toutes molles. Leur jonchée traînait au bas des vieux murs. De la fenêtre de sa chambre, Paule avait suivi les transformations d’un bosquet de boules-de-neige. Les petites têtes vertes, d’abord confondues avec le feuillage, étaient devenues chaque jour plus grosses et plus pâles. Maintenant, elles étaient d’un blanc mat et courbaient les branches; demain, elles s’inclineraient davantage encore, lâches, prêtes à l’éparpillement qui couvrirait la haie d’épine et le morceau de gazon foulé. Un rossignol invisible chantait le soir et jusqu’au matin. Il lançait deux fois, trois fois, sa note flûtée, puis un trille où sa petite âme délirante se brisait en perles. Après le départ de Seguey, Paule avait eu des jours de tristesse. Où était-il? Le reverrait-elle? Elle imaginait mal qu’elle pût le retrouver chez les Lafaurie. La pensée d’être avec lui au milieu du monde la remplissait de timidité. Sa solitude développait un de ces sentiments que tout favorise, la beauté, le calme de la campagne. Nul ne peut dire ce qui s’amasse ainsi de rêve dans des vies qu’on croit monotones. Paule songeait qu’elle pourrait toujours l’aimer de loin, l’aimer sans rien dire; ses vingt ans reformaient cet idéal des grandes amours silencieuses qui ne survit guère à la jeunesse. Devant ses vignes, ses prés où montait la belle herbe verte, des forces profondes la ranimaient. Ses responsabilités nouvelles, toutes les décisions qu’il lui fallait prendre, la changeaient un peu, la faisaient plus réfléchie et plus courageuse. Son esprit travaillait beaucoup. Mlle Dumont, quand elle arrivait, menue et soignée, ses mains gantées de fil gris sur son petit sac, la trouvait entourée de livres et de journaux d’agriculture. Elle lisait _le Vieux Vigneron, le Réveil rural_, et suivait de mois en mois un calendrier agricole qui était signé: Grand-Père Sylvain. La vieille demoiselle paraissait troublée: --Vous devriez continuer de faire comme votre mère a toujours fait. C’était une femme prudente et de bon conseil. Quand les paysans rentraient du travail, devant la porte de leur maison ou sur le seuil de l’écurie, elle leur parlait longuement de ces choses. Ils hochaient la tête: --Peut-être bien! Mais le soir, en mangeant leur soupe, ils reprenaient toutes ses paroles. Ils les commentaient le samedi, dans la boutique du coiffeur, qui est au village le lieu de réunion, presque le club, où se discutent les affaires, la politique, la chasse et les syndicats. Des figures se penchaient, hermétiques et silencieuses, pour mieux entendre. Les yeux suivaient aussi sa voiture basse, qui avait un coffre jaune entre deux roues bleu-clair. Cette jeune fille qui allait et venait, presque toujours seule, conduisant elle-même un petit cheval, faisait sur les esprits une impression considérable. Plus d’un ruminait de lui proposer des combinaisons. Un travail de taupe se développait, qui convergeait vers son domaine, enveloppant de galeries souterraines sa vie isolée. L’idée prenait racine dans plusieurs cerveaux qu’il y avait avec elle quelque chose à tenter. Elle devenait une occasion de fortune, une chance à courir, dont on ne savait pas encore la juste valeur, mais qui mériterait d’être étudiée, creusée jusqu’au fond. Dans la vie paysanne, en apparence toujours pareille, il n’est pas un événement qui échappe à la réflexion. Ceux-là seuls réussissent qui s’attachent aux choses avec âpreté, les palpent, les pressent pour en extraire les possibilités qu’elles peuvent renfermer. Dans presque toutes les petites maisons accrochées au bas du rocher, et au pied desquelles la palud venait s’arrêter, l’opinion était établie que Paule était très riche. Certains bâtissaient sur elle un roman, cette histoire de l’orpheline qui, dans l’imagination populaire, tient toujours un peu du feuilleton et de la littérature à cinquante centimes. Un après-midi, comme la jeune fille cousait à l’ombre des ormeaux, assise sur un banc, elle aperçut au bout de l’allée un homme portant la longue blouse bleue des maquignons, qui venait vers elle. Il salua de loin et se rapprocha en saluant encore. Elle lui demanda, son aiguille en l’air, s’il avait besoin de la voir. Il ne parut pas avoir entendu, parla du temps qui était beau, remit sa casquette et attaqua enfin la question: C’était pour les prairies, une idée lui était venue... Il avait pris un air souriant: --Je pourrai peut-être vous les louer, ou seulement couper le foin. Chacun en aurait sa moitié: la vôtre, la mienne. Ce serait de l’ennui de moins pour vous. Justement que le travail presse dans les vignes au moment des foins et qu’on n’a jamais assez de personnel. Alors, on attend, le foin se gâte, il devient tout blanc, de la paille quoi... Il avait, dans sa figure rougeaude, les gouttes claires de deux petits yeux à demi cachés par des paupières plantées de cils roux; et le regard ainsi clignotant, il risquait ses phrases avec précaution, surveillant l’effet qu’elles semblaient produire, ménageant des silences plus ou moins longs, prêt à s’avancer, à laisser entendre quelque chose d’autre, mais non moins capable de recul, d’atténuation, de retraite habile: --Ce n’est pas que l’herbe soit bien épaisse, mais j’ai des bêtes, cela me ferait toujours de la nourriture. Louer ses prés, ou en donner la coupe à l’entreprise, elle n’y avait jamais pensé. Enfin, elle verrait, elle réfléchirait. Il s’en alla, patelin, bonhomme, et revint sur ses pas: --Vous me connaissez bien... Délicat Pouley. Il redit son nom deux ou trois fois, en appuyant sur chaque syllabe, pour qu’il entrât dans la mémoire de la jeune fille: --Allons, au revoir, je repasserai. Elle le regarda s’éloigner, réfléchit un moment, puis chassa de son esprit ce problème nouveau qui l’embarrassait. Elle se promena au bord de l’eau. Le ciel était d’un bleu de mois de Marie. Un arôme indéfinissable noyait la campagne, cette pénétrante odeur de la vigne en fleur, que la brise déplace en entraînant comme des écharpes de parfum, que le soleil exalte, et dont les effluves baignent les feuilles de délices subtiles et presque secrètes. Paule avait l’impression d’une jouissance mystérieuse entrée dans sa vie. Le paysage resplendissait, tout trempé de lumière neuve. Il y avait sur le fleuve soyeux des barques menues et de petites voiles; une grande île, dans sa ceinture d’aubiers argentés, semblait un majestueux vaisseau de feuillage ancré au milieu du fleuve. Là-bas, à un détour de la nappe claire, Bordeaux mettait sur la rive gauche un liseré violet brodé de clochers. Elle croisa des bicyclistes qui portaient sur leur guidon des bouquets de fleurs. Ses yeux se tournèrent vers le coteau: au milieu des verdures fraîches, elle reconnut le cèdre de Valmont à sa masse sombre; par derrière, le soleil de mai éclairait un morceau de façade blanche. A partir de ce moment, elle ne vit plus rien. Les allées et venues des promeneurs, l’attroupement d’une vingtaine de personnes sur une petite plage où deux équipes de pêcheurs, tirant à pleins bras, rabattaient le fond d’une seine, tout la laissait indifférente. Si Gérard avait dû revenir pendant l’été, comme autrefois, dans son beau domaine, quelle douceur elle eût éprouvée à respirer le même air, à le sentir proche! Elle aurait eu l’impression qu’ils étaient ensemble. L’idée qu’elle ne reverrait plus le grand parc ombreux, le perron, lui semblait extraordinaire. Vendre sa maison, c’était presque aussi affreux que de voir mourir. Pendant ce temps, Pouley avait longuement fait le tour des prés, les mesurant de ses petits yeux et paraissant établir en silence des combinaisons, des calculs, comme si déjà il en était maître. Il revint une seconde fois, puis une troisième. Paule faiblissait, aux prises avec des difficultés qui s’enchevêtraient. Un de ses paysans avait eu le pied écrasé par une charrette. Juin s’annonçait capricieux. La nouvelle lune amenait une pluie fine, qui devenait à certaines heures plus serrée et plus abondante. L’eau ruisselait sur les tilleuls consternés, sur la vigne en fleur. Paule allait dix fois par jour dans le vestibule pour surveiller le baromètre: la colonne de mercure était basse et baissait toujours. Les paysans regardaient du côté de l’ouest, vers le «pied du temps» couleur de plomb; et ils répétaient: --Cela changera au prochain quartier, ou à la pleine lune. Mais, au fond, ils ne doutaient pas que tout fût ainsi jusqu’à «l’autre lune». Paule, enveloppée d’un grand manteau, les cheveux emperlés d’eau sous son capuchon, les interrogeait: --Vous croyez qu’il n’y aura pas une éclaircie? Ils ne se prononçaient pas, sans toutefois la décourager: --A la marée peut-être, si le vent tournait... On regardait la fumée qui montait des tuyaux d’usine... ouest... toujours. Le vent ne tournait pas. Paule entendait dans le jardin passer les sabots; les pêcheurs mettaient des surouëts jaunes et de grandes bottes en caoutchouc; les poules étaient de lamentables paquets de plume mouillée. Le journal disait: «Temps incertain. Une dépression qui va s’étendre.» Le gros souci était qu’il fît beau pour la Saint-Médard: s’il pleuvait, on serait sous l’eau pour quarante jours. Précisément, ce matin-là, ce fut un déluge. Alors on mit son espoir en saint Barnabé. Les travaux étaient en retard, les vignes non liées croulaient dans les rangs, des maladies blanchissaient les grappes, et c’était un cauchemar que celui de la récolte déjà compromise. Il aurait fallu soufrer, sulfater. Les foins se couchaient. Louisa répétait sans cesse à Paule qu’elle allait tout perdre. Le jour où Délicat Pouley la trouva ainsi lasse, découragée, il vit que l’affaire était à lui. Elle lui montra les greniers qui s’étendaient au-dessus du chai et lui demanda s’il voudrait bien engranger son foin. Pouley objecta que c’était beaucoup de travail, en homme qui sent la partie gagnée et grossit les difficultés. Il ne cédait que pied à pied, posant sans cesse d’autres conditions, demandant que la charrette lui fût prêtée, puis un câble pour corder les charges, et encore la faucheuse, la faneuse et la ratissoire. --Mais si vous les cassez? Il eut un sourire; et prenant l’air que doit avoir un homme capable: --Il y a beau temps que ça me connaît. Il insinua: --Vous me donnerez bien l’hiver le pacage. S’il n’y a pas de bêtes pour tondre l’herbe, elle ne pousse plus. C’est comme cela que les prés se perdent. Elle hésitait, redoutant la saison pluvieuse où les bêtes s’embourbent dans les terres grasses, et inquiète aussi dans le fond, craignant d’être dupe: --C’est pour cette année seulement. L’été prochain, je verrai ce que j’ai à faire. Il partit enfin, la figure dilatée de joie. VI Quand on sut que Délicat Pouley avait réussi, la fièvre s’empara de ses concurrents. Il y avait, en face de la grille qui ouvrait sur la grand-route, quelques maisons groupées sur le port. Un bouvier y occupait deux chambres et une cuisine; par derrière, l’étable donnait sur un pré bordé par des haies. Le soir, un chien au poil fort y gardait les bœufs; un petit cheval y paissait aussi, s’échappant souvent, à la recherche d’une herbe meilleure. Tout le pays connaissait bien ce bouvier-là qui entreprenait des labours et des transports de bois à droite et à gauche. Il s’appelait Auguste Crochard, et toute sa personne chétive et noire, infiltrée de bile, était faite en effet pour mordre et pour dévorer. Veuf d’une femme qui chargeait comme rien un quintal de son, et se levait à trois heures pour soigner les bêtes, il entrait en fureur à la pensée qu’il l’avait perdue. Une maladie de foie qui le ravageait aigrissait encore son humeur. Ses voisins le haïssaient, pour sa cupidité et les querelles qu’il engageait à tout propos. Levé avant le jour, rossant son chien, allongeant de grands coups de fouet aux chats d’alentour, il était rongé de désirs et de convoitises. Il lui fallait se sentir le maître. Mais si âpres que fussent ses ambitions, son commandement ne dépassait pas les trois pièces de son logement et le pâturage qu’il avait loué. Toutes les vignes qui l’entouraient, les pièces de terre, il avait envie de les tondre, de les décharner. Il supputait quelles pouvaient être ses chances de s’y établir. Tous les propriétaires du pays, il les connaissait pour avoir fait des labours chez eux ou leur avoir apporté du bois. Il s’était formé une idée de leur caractère, de leurs ressources. Parfois, un vertige lui prenait l’esprit à la pensée que certaines terres hypothéquées pourraient être vendues pour ce que les paysans appellent un morceau de pain; mais jamais l’occasion d’une grande réussite ne s’était encore présentée. Lorsqu’il soupçonna la victoire de Pouley, sa petite face terreuse, tourmentée et grimaçante comme une gargouille, devint toute noire. Cette affaire qui était là, si près, qui lui revenait comme au plus voisin, qu’il avait couvée, elle lui échappait. Et c’était Pouley qui la lui arrachait, l’homme qu’il détestait entre tous les autres pour sa chance, son avancement, sa voiture rapide attelée du meilleur trotteur de la commune. Celui-là gagnait de l’argent, élevant des bêtes, revendant, suivant les foires, constamment heureux, engraissé par sa rapide prospérité. Et il lui enlevait cette occasion! Il venait à deux pas de lui, sous son nez, lui ôter son bien. Car cette affaire qu’il aurait pu avoir, elle était la sienne. Ah! le voleur! mais il se vengerait. Et cette jeune fille qui l’avait joué, elle lui paierait aussi ce tour-là. Une originale qui vous saluait sans vous regarder, juste de la tête. Les pauvres, pour elle, ce n’était rien. On avait beau vivre à sa porte, on _n’existait_ pas. Il la surveillait maintenant du matin au soir, jaloux de tous, dévoré du désir de s’approcher, de tendre l’oreille quand il la voyait près de la charrette de Mme Rose. Elle se détachait, avec sa sobre robe noire, son teint pur et lisse, sur le groupe des femmes en camisole. Il se demandait ce que la marchande pouvait bien lui dire, penchée ainsi, volumineuse, éclaboussée de rires et de grand soleil, et quel complot se nouait là, contre lui peut-être, quand la jeune fille restait la dernière, s’attardant à écouter les mots chuchotés. Il se méfiait du charpentier qui raccommodait l’escalier et qu’il apercevait de loin, sciant des planches, derrière la maison. Celui-là était dans la place, et aussi les paysans, les pêcheurs mêmes. Le vieil Augustin avait l’air chez lui, toujours occupé à étendre ses filets ou à les dépendre, quand il n’était pas dans la cuisine à vider un verre. Le bonhomme jouait partie liée avec Louisa; et il haïssait cette femme sèche et dissimulée, qui devait tout gouverner là-bas. Celle-là certainement lui barrait la route, rogue avec lui, remâchant les injures qu’il lui avait crachées un soir de colère, devant les rires des voisins. Il ne lui pardonnait pas cette colère-là, qui empoisonnait ce qu’il méditait, maintenant qu’il aurait eu besoin de voir Louisa, de l’attirer chez lui, de la mettre dans ses intérêts, sans en avoir l’air, comme cela se fait, à demi-mots, quand on est des pauvres et qu’il faut bien se soutenir. Mlle Dumont même, ne trouvait pas grâce devant lui. Qu’est-ce qu’elle voulait? Une mijaurée, une hypocrite, qui préparait des coups en sourdine! Chaque propriété est un petit monde. Ses conditions de vie lui sont faites non seulement par le sol, le beau temps, la pluie, mais encore par un organisme plus ou moins solide, dont le maître est la tête, et qu’un rien détraque si la volonté est incertaine, l’outillage défectueux. Nulle part, peut-être, les passions ne sont plus tenaces, longuement couvées, surexcitées par mille piqûres, des affaires de chat et de chien, de poules perdues, de légumes arrachés la nuit dans un potager. Le passant qui regarde de la route ces carrés de terre si bien cultivés, des hommes qui labourent, de bonnes femmes groupées autour d’une lessive ou d’une basse-cour, a l’impression d’une vie monotone et irréprochable. Ah! la paix, l’air pur, l’honnêteté des gens et des choses! Les paysans ont une maison, du vin et du bois, des légumes dans leur jardin, des caisses grillagées bondées de lapins. A la campagne, on est bien heureux! Mais entre ces gens qui vivent porte à porte, ces femmes qui bavardent, quelle activité de soupçons, de jalousies, de pensées longuement conduites à leur but! Chaque famille qui en hait une autre a sa politique, sa manière d’aborder le maître, de semer en lui le mécontentement ou la méfiance. Les paysans entre eux n’en sont jamais dupes. L’un d’eux est-il renvoyé, ou bien va-t-il l’être, chacun dit déjà quel est celui qui _le fait partir_. Crochard savait le bénéfice que l’on peut amener à soi en s’insinuant dans ces luttes sourdes. Le génie de Dupleix cajolant les rajahs de l’Inde, le regard double de M. de Talleyrand confiant successivement ses pensées secrètes au gilet de chaque plénipotentaire, dans un congrès célèbre, et faisant les amis de la veille se montrer les dents; tout cela, flair merveilleux et grandes trouvailles, se rencontre parfois en réduction dans le cœur de l’homme le plus inculte quand la passion lui souffle ses étincelles. Et quelle forge que le cerveau d’un illettré! Toutes les forces y sont captées par le maître obscur, l’instinct, qui enseigne les ruses, prévoit les embûches, découvre en chacun le nœud, la fissure et se repaît des crachats mêmes comme de l’aliment amer de la haine. Le temps est à lui. Il y avait aux Tilleuls un assez nombreux personnel: un laboureur, deux ménages de vignerons gagés à l’année et un vieux bonhomme, le père Pichard, que Mme Dupouy avait gardé par bonté et parce qu’il était sur la propriété depuis sa jeunesse. Pendant les grands travaux du printemps et ceux de l’été, cinq ou six journaliers servaient de renfort. Mme Dupouy n’était pas enterrée depuis trois semaines que Crochard commençait déjà à faire des avances aux uns et aux autres. Saubat, un petit homme de cinquante ans, trapu, velu, qui avait des épaules épaisses et des bras de phoque, lui montrait une mine assez rechignée. Sa femme aussi, corpulente et courte, la tête serrée dans un madras brun, le rejetait du regard au seuil de la porte. Quand elle le voyait venir, elle remontait ses lunettes sur deux bandeaux de cheveux noirs mélangés de gris: --Qu’est-ce que vous voulez? Il faisait l’aimable: --Michel ne vous a pas dit, Léontine, s’il avait besoin de tabac? Je vais au village. Elle le rembarrait: --Du tabac... Ce n’est pas la peine de lui en parler. Il sait bien y penser lui-même. Quand il en voudra, qu’il aille en chercher. Il se retirait, avec cette politesse excessive des gens qui ne sont au fond que violence: --Alors, c’est bien. A une autre fois. Pour Pichard, qui commençait à trembloter, il tirait de son gousset une tabatière à queue de rat. Le bonhomme y plongeait ses doigts rapprochés pour prendre une prise, se mouchait salement, larmoyait un peu. Celui-là l’impatientait: «Vieux gâteux!» marmottait-il intérieurement. Mais il cajolait particulièrement un jeune ménage entré depuis peu. L’homme, Octave, se montrait ouvert et un peu bavard. C’était un grand gars osseux, bien planté, la figure maigre et les mains énormes. Le dimanche matin, il l’emmenait dans sa carriole. Devant la maison du buraliste, qui tenait en même temps café et débit, le cheval s’arrêtait; Crochard tapait dans le dos de l’autre: --Je te paie le vin blanc! Quand Octave rentrait, il trouvait sa femme qui n’était pas sortie de la cuisine depuis le matin. Elle était tout occupée de son ménage, d’une petite fille qu’elle nourrissait. Il lui racontait que Crochard avait dit ceci et cela. Mais elle ne riait pas: --Encore un qui veut te monter la tête! Elle paraissait plus clairvoyante que lui, cette Aurélie, une petite femme brune, de parole vive. On ne lui en aurait pas tant conté: --Les hommes sont si bêtes! Crochard pensait: «Je le tiens, celui-là. Je pourrai le mener sans qu’il se méfie. Une tête d’enfant, pas de malice, un gars qui dit tout.» Il avait son plan. Il s’introduirait bien dans la place un jour ou un autre; alors, ceux qui lui résisteraient, il les ferait partir; s’il le fallait, ils partiraient tous. Les nouveaux, ce serait lui qui les choisirait. Quand la demoiselle en aurait assez, il affermerait: peut-être pourrait-il acheter même, en payant à terme... Il n’attendait plus qu’une occasion, refoulant sa bile. Tant de fois, avec ses grandes montées de colère, le bruit et les coups, il avait ruiné en une heure ses combinaisons. Pour celle-là, il ne tirerait pas sur le mors avant l’arrivée. Pourtant, à trop patienter, il avait manqué l’affaire des prés, et c’était une chose qu’il aurait longtemps à se reprocher. Pouley surtout l’exaspérait. Un matin, l’ayant aperçu qui venait avec son cheval prendre la faneuse, il ne fut plus capable de se contenir; à peine l’eut-il vu passer, assis sur le siège de sa machine, comme en haut d’un énorme insecte aux pattes repliées, il mit son béret et traversa enfin la route. La maison, toutes portes et fenêtres ouvertes, respirait ces brises du matin qui ont passé sur les brumes du fleuve et sur la rosée. Paule debout, en peignoir blanc, ses cheveux relevés à la hâte en un chignon bas, arrangeait des fleurs dans un vestibule carrelé qui faisait communiquer la salle à manger avec le salon. A côté d’elle, sur un guéridon d’acajou, recouvert d’une tranche de marbre gris, elle avait posé une brassée d’iris qu’elle venait de cueillir dans le jardin, tout mouillés encore. Elle aussi, la grande et claire jeune fille, avait sur son cou et dans ses cheveux quelques gouttes de cette eau céleste où demeure une douceur d’étoiles. Tout à l’heure, comme elle revenait dans une allée, tenant pressée dans ses bras la gerbe de fleurs, une branche basse l’avait effleurée. L’homme apparut dans la porte ouverte, chétif et noiraud, grimaçant son meilleur sourire. Il semblait suer péniblement l’amabilité: --On m’a dit que mademoiselle avait besoin d’un laboureur? Paule se retourna, un peu étonnée, avec une expression de bonté sur sa bouche fraîche: --Non, je n’ai demandé personne. Il se rapprocha un peu, franchissant le seuil, et tortilla de longues offres de service... Elle continuait de prendre une à une les belles fleurs sculptées dans du givre, entre leurs glaives d’émeraude. La haute gerbe, dans un vase de porcelaine peinte contourné comme un coquillage, avait le jaillissement d’un chant printanier. Paule allant et venant autour de cette clarté semblait en être revêtue. Il se dégageait d’elle cette fraîcheur que la jeunesse n’a parfois qu’une heure, avant que l’aient touchée certaines laideurs dont la flétrissure est ineffaçable. La manche ouverte de son peignoir au-dessous de son bras nu volait comme une aile. Elle réfléchissait, c’était bien vrai qu’elle se trouvait embarrassée. Le domestique qui menait les bœufs lui avait dit le matin même qu’une de ses bêtes était blessée: un grand clou planté dans un pied avait provoqué un abcès. Sa pensée voyait déjà les labours en retard, l’herbe dans les vignes; tous les autres travaux seraient arrêtés. Le lendemain, Crochard marchait au milieu d’une allée, son bœuf massif à côté de lui et l’attelait à la charrue. Sa petite tête, redressée cette fois et arrogante, jetait des coups d’œil perçants à droite et à gauche. Les scènes commencèrent. Les disputes conservent depuis des siècles dans le Bordelais une verdeur et une extraordinaire richesse de vocabulaire. Nulle part peut-être les éclats d’une querelle n’ont tant de couleur et de mouvement. Deux femmes surtout, plantées face à face, peuvent s’insulter pendant des heures, sans que s’affaiblisse ce torrent d’injures. Tout au contraire, il rebondit et grossit toujours. Si Paule avait donné la moindre réplique, la scène que lui fit Louisa «rapport à Crochard» aurait pu durer la journée entière. Elle ne comprenait pas, elle, l’entrée dans la propriété d’un homme pareil, un ivrogne, un fumier, qui insulterait tout le monde, et mettrait la vigne à feu et à sang; un méchant sujet qui cherchait toujours quelque os à ronger. Ah! le bel homme, le joli garçon, il aurait mieux fait d’aller se cacher. Dieu merci, elle y voyait clair, elle n’avait pas besoin de mettre ses lunettes. Un laboureur, elle en aurait trouvé ailleurs, et même dix, s’il l’avait fallu. Le bœuf n’était pas aussi malade qu’on le prétendait: on faisait une bien grande affaire pour un mauvais clou. --C’est étonnant, confia Paule à Mlle Dumont, comme les vieilles domestiques deviennent tracassières. Mais les pires scènes furent celles de Crochard lui-même, bientôt enhardi, prenant pied partout, lançant d’abord à ses ennemis des morsures rapides, puis les tenant plus longuement entre ses mâchoires, les mastiquant à pleines dents, les couvrant de fiel. VII Tout le monde parlait de la sécheresse. Août amenait des chaleurs torrides. Le soleil de midi blanchissait le ciel; une buée aveuglante tremblait sur les vignes. Jusqu’à trois heures, la campagne était vide, les volets fermés. Les gens se lamentaient sur les puits taris. On trouvait dans les basses-cours des poules crevées. Dès qu’on entrait dans une cuisine, un nuage de mouches vous enveloppait. Le soir, la terre et les murs dégageaient une si épaisse chaleur que l’on étouffait encore à la respirer; on apercevait des gens couchés au bord de l’eau, cherchant la fraîcheur. Parfois, un orage lentement amassé éclatait enfin. Paule commençait à se sentir lasse. Pouley, qui avait pour elle des prévenances, arriva un matin avec un grand panier fermé. Il lui apportait un petit chien qu’un maquignon de ses amis lui avait donné. C’était un fox d’écurie, au poil assez fin, à la queue coupée. Il avait de beaux yeux d’agate dans des taches de poil noir et feu qui semblaient tracées au pinceau. Une raie blanche les séparait au milieu de la tête. Le panier ouvert, dès qu’elle le vit, avec son museau frais, sa petite truffe noire, point effrayé du tout, sautant, aboyant, elle eut un mouvement de plaisir: --Il est bien gentil. Comment s’appelle-t-il? Pouley, souriant, ne savait pas. Elle l’avait appelé Boli. Il était extrêmement vif, rapide à la course, et jetait le désordre dans la volaille. On le voyait passer comme une flèche blanche, poursuivant le chat. Son compère niché sur un arbre, il sautait au-dessous indéfiniment, aboyant à en perdre haleine. Paule était sans cesse occupée à le retrouver. On l’entendait appeler: --Boli... Boli... Il reparaissait deux ou trois secondes. Avec lui, il n’y avait pas moyen de causer ni de s’arrêter. Le temps de tourner la tête, on ne savait plus où il était. Elle frappait dans ses mains: --Voyons, Boli, tu es insupportable! Il sortait au petit galop d’un chemin, d’un chai, le nez toujours au vent, affairé. Tout de suite, il s’était attaché à elle, la tyrannisant: pendant les repas, il écorchait sa robe de ses ongles rudes; quand elle se préparait à sortir, il la surveillait, couché en rond dans un fauteuil; si elle le laissait, c’étaient des regards à fendre le cœur: puis, quand elle rentrait, des aboiements, des colères folles. La nuit, il sautait sur son lit, lui flairait le visage pour voir si elle n’était pas encore éveillée. Quand la chaleur était étouffante, il changeait de place, se jetait sur le parquet étendu à plat, essayait d’un fauteuil, d’un autre et poussait de petites plaintes vers la fenêtre. Parfois, elle le retenait sur ses genoux, lui prenait la tête entre ses deux mains, et l’étouffait de grands baisers tristes: --Il n’y a que toi qui m’aimes! Elle était bien seule en effet. Pourtant, l’idée ne lui venait pas qu’elle pourrait se faire une autre existence. Comme au premier jour de son deuil, elle eût répondu: --Où voulez-vous que j’aille vivre? Son pays, c’était celui-là, avec sa terre épaisse et riche, dans laquelle le feu de l’été ouvre des crevasses. Une campagne non point solitaire, mais pleine de grâce, soulevée par le mouvement paisible de ses coteaux; pleine de vie aussi, parcourue de ronflements d’automobiles et liée par le large flot brillant du fleuve à la grande ville, dont elle voyait le soir scintiller les feux. Elle se sentait là au bord de la foule, mais protégée des heurts, des malpropretés. Les remous souillés des faubourgs ne l’atteignaient pas. Et les énormes cités usinières, récemment créées, villes d’hier, postes avancés sortis du sol bouleversé comme de nouvelles forteresses, avec leurs tuyaux démesurés, leurs masses brutales en ciment armé, n’avaient pas poussé leur conquête jusqu’à sa commune; quand bien même elles arriveraient au bord de ses terres, elle les défendrait. Autour d’elle, des agents d’affaires et des usiniers achetaient beaucoup. Il était sans cesse question de domaines vendus ou qui allaient l’être. Mlle Dumont lui avait même transmis une proposition qui venait du père d’une de ses élèves: --Céder les Tilleuls! Elle aurait voulu qu’on lui en offrît un prix énorme, un million peut-être, pour avoir le plaisir de le refuser. Ses terres, elle leur était attachée d’une passion innée, plus vieille qu’elle-même, qui plongeait ses racines dans une famille dont elle était pleine, toute la famille paternelle, des hommes et des femmes robustes comme elle, nourris de cet air, orgueilleux de ces vignes, du vin éclatant dont elles ruisselaient, et qui avaient ici même livré leurs batailles. Vivre comme eux, exercer leur autorité, ce rêve demeurait celui de toute sa jeunesse. Que ce fût un plaisir pour elle de décider et d’améliorer, c’était ce que sa mère n’aurait jamais pu comprendre. Mme Dupouy, fille de fonctionnaire, avait été élevée dans une sous-préfecture à moitié dormante. Son rêve eût été de vivre dans un petit appartement avec une seule domestique, des revenus fixes. La gestion d’une propriété lui paraissait une aventure perpétuelle, une sorte de baccara. Longtemps, elle avait caressé l’espoir que sa fille, à sa majorité, se rangerait à son opinion. Mais il n’existait pour Paule que les Tilleuls au monde. La pauvre femme soupirait: --C’est fini. Elle sera comme son père. Il n’y aura pas moyen de l’habituer ailleurs. C’était entre elles le malentendu de deux natures que rien ne peut jamais fondre tout à fait: la terrienne, indépendante, courageuse, qui aime les grands risques de chaque jour; la citadine, qui préfère son travail de fourmi dans la fourmilière. Quand Paule y pensait, une tristesse se peignait lentement sur sa figure. Elle comprenait maintenant que le chagrin change, et que les pauvres yeux, fatigués, usés, ne voient pas la vie comme des yeux neufs. Après six mois de vie tout intérieure, une aridité l’envahissait: cette sécheresse d’âme qui est la souffrance des natures trop tendres, trop portées au rêve, qui s’épuisent elles-mêmes, et ne souhaitent plus rien pour avoir désiré trop passionnément. Elle sortait vingt fois par jour, rentrait, changeait de place, essayait de lire. Dans la bibliothèque de famille, elle prenait toutes sortes d’ouvrages. Mais tout lui était sujet d’amertume et de lassitude. Quand elle rouvrait _Eugénie Grandet_, le livre cher dont son chagrin s’était nourri, Mme Grandet et sa fille travaillant côte à côte, l’une sur sa chaise à patins, l’autre sur son petit fauteuil, la faisaient pleurer. Elle se rappelait sa propre vie avec sa mère, leur entente de cœur, leur intimité. Charles Grandet ressemblait à Seguey. Lui aussi était malheureux, et si attrayant, d’un charme qui à travers le vieux livre la troublait encore. Un matin, en se réveillant, elle se sentit comme délivrée de son dégoût, le cœur touché par un pressentiment de bonheur indéfinissable. Elle regarda ses robes et pensa qu’elle devrait en commander une plus élégante. Elle voulait aussi un grand chapeau. A la campagne, il était inutile de porter un voile et que signifiait cet étalage? Quand elle eut fait tous ses tours, surveillé ses gens, elle rentra vers midi avec une sensation de fatigue heureuse. Sa figure était brûlante. Elle avait ramassé sous les arbres des poires tombées. Comme elle les faisait rouler sur la table de la cuisine, elle aperçut le courrier que Louisa avait posé au coin du buffet: entre une lettre d’affaires et un catalogue, une petite carte était glissée. Tout de suite, au-dessous de quelques lignes d’une écriture fine et charmante, la signature se détacha. Bien des jeunes filles, élevées selon les idées actuelles, ne pourraient comprendre l’émotion que Paule éprouva en recevant cette carte de Gérard Seguey. Dans l’étouffement de la surprise, elle ne sentit d’abord que de la joie. Puis des scrupules la tourmentèrent à la pensée qu’elle devrait peut-être répondre. Elle était troublée. Mais le rayon d’un jour nouveau, touchant le cœur d’une jeune fille, fond comme la rosée cette première délicatesse. Moins d’une heure après, tout était changé. Son âme s’élargissait dans la douceur de cette aventure. Sa mère sans doute, avec son caractère tellement craintif, attaché aux anciennes règles, l’eût désapprouvée. Mais entre Gérard et elle, le jour de la vente de Valmont, il y avait eu un appel si fort de compassion et d’amitié qu’il ne lui était plus possible de le considérer comme un étranger. Il pensait à elle. C’était naturel. Si elle ne répondait pas à son souvenir, il pourrait croire qu’elle était oublieuse ou indifférente. Avant même de lui avoir écrit, elle se sentait justifiée, sûre que son cœur ne la trompait pas. Sa vie fut désormais remplie par l’attente. A l’instant où il lui avait dit, dans le passage sombre: «Vous ne me verrez plus», elle s’était sentie retomber dans sa vie déserte. Elle avait pensé: «C’est fini.» Pourtant, c’était un commencement. Tout ce qui arrivait lui paraissait merveilleusement extraordinaire... un si long silence, puis ce souffle qui changeait l’air et annonçait des jours inconnus. Il y a dans l’ouverture toute la symphonie; dans l’enfance, la vie tout entière. Les lettres d’amour les plus passionnées n’auraient pas touché chaque fibre de son être d’une manière si mystérieuse que ces petites cartes. Elle en reçut une seconde, puis une troisième. Pour bien des femmes, elles eussent paru insignifiantes: quelques lignes expliquant la vue d’un jardin ou d’un monument. Au-dessous d’une grande église cuirassée de flèches, de niches, de sculptures, il avait écrit: «J’aime mieux _la nôtre_!» _La nôtre_... Sans doute celle du coteau, la petite et vieille Sainte-Quiterie, derrière ses tilleuls, au fond de la place qui a la forme d’une queue de poisson. Dans ce mot si profondément doux, pour la première fois ils étaient ensemble, unis par une intimité d’âme, de sentiments et de souvenirs, possesseurs de la même beauté précieuse entre toutes, petit point unique dans le vaste monde. Derrière une carte qui représentait un panorama triste et noir, il avait écrit: «Je me rappelle, sur notre rivière, les soirs qui ont la couleur des robes de Peau d’Ane.» Elle, elle choisissait chez le buraliste des vues du pays: le coteau, le village, le jardin de l’hospice, avec trois sœurs comme des lis dans une petite allée, devant la chapelle; la maison de Mᵉ Peyragay, dont l’architecture, inspirée des grands maîtres du dix-huitième siècle, était délicieuse. Un jour, comme elle remuait sur le comptoir quantité de cartes, dans une vieille boîte de carton qui sentait le vin et le tabac, elle eut un grand battement de cœur. Cette façade blanche, dans un paysage d’hiver, mais c’était Valmont! Le photographe maladroit l’avait prise en biais, à travers une grande branche recourbée qui se divisait comme une main énorme dans une chevelure de ramures fines. Cette carte-là, elle se demanda si elle l’enverrait. Finalement, elle la cacha au fond d’une boîte, dans son armoire, comme elle aurait fait d’une chose brûlante qui l’eût pu trahir. Le soir, elle l’allait chercher, regardait la porte, les fenêtres à petits carreaux: un rideau aperçu à travers les vitres l’attirait plus loin, jusqu’à l’âme même, dans l’atmosphère où les choses avaient autrefois vécu. Ses pensées flottantes se condensaient autour du délicat visage de cette maison. Pour ses deux sous, elle avait acheté un trésor de rêves. Elle n’osait pas écrire comme lui: _notre_ coteau, _notre_ vieille église, mais elle lui disait: «Cette croix, c’est celle qui est en bas du petit chemin, vous rappelez-vous?» Il y avait dans ces quelques mots un appel rapide, une sollicitation à être fidèle. Pour trouver dans un aussi mince sujet une telle exaltation de la vie du cœur, il faut avoir eu vingt ans dans la solitude, une existence silencieuse et pure, profondément ignorante des calculs humains. Il faut encore avoir été privé d’affection et posséder dans sa fraîcheur l’état de grâce de la jeunesse, ce don d’aimer comme on respire, pour le seul délice de se sentir vivre. Le monde se plaît à penser que ces sentiments n’existent plus. Il les traiterait volontiers de vieilles romances. Mais que l’on descende dans la vérité des plus humbles vies, on y verra que le printemps des cœurs n’est pas plus déteint que le rose des lilas, le bleu des pervenches, et les divines rosées du ciel sur l’herbe innocente. Chaque matin, Paule se coiffait soigneusement en pensant à lui, changeant parfois la disposition de ses cheveux, attentive à chercher ce qui pourrait lui plaire, mais avec une profonde ignorance de l’art où excellent d’instinct les jeunes filles les plus dénuées d’âme et d’intelligence. A s’embellir, elle avait l’impression de faire quelque chose de précieux pour lui. Le temps fuyait, elle donnait ses ordres, passait en revue les occupations de chacun; mais, dans cette grande demeure immuable, un attouchement de rêve et de joie ensorcelait sa vie tout entière. Elle allait souvent finir la journée chez ses paysans. Les deux ménages de vignerons habitaient le même bâtiment, à droite du portail. La maison basse, d’une blancheur crue, donnait d’un côté sur la route, et de l’autre sur un potager. Dans les après-midi de chaleur, une vieille voile était tendue de ce côté et formait une tente devant la porte. Aurélie poussait dans l’ombre la voiture au fond de laquelle dormait sa petite fille, protégée des mouches par un rideau de mousseline. Léontine, toujours méfiante, travaillait derrière sa fenêtre. Ses prunelles marron allaient sans cesse à droite et à gauche, ne laissant rien perdre de ce qui se passait. Une petite flamme s’y allumait parfois. Mais, dans ses propos de grosse matrone méridionale, elle se montrait circonspecte et précautionneuse; sur ses pires ennemis surtout, elle se donnait l’air de ne rien savoir. Le ton changeait quand Paule lui parlait de ses maladies. Elle devenait alors volubile; un contentement se répandait dans sa voix grasse habituée à se lamenter. Tout la fatiguait, sa tête enflait, elle n’y voyait plus... elle avait comme une bête dans l’estomac qui le lui rongeait. L’écurie voisine répandait une odeur forte. On entendait les sabots des chevaux sur la terre sèche et les coups de tête dont ils ont coutume pour chasser les mouches. A côté, dans un petit hangar, un vieux bonhomme faisait chauffer une gamelle. Il poussait sous un trépied des brins de sarment. Elle lui demandait: --Eh bien! Pichard, cette soupe est bonne? Ou bien: --Qu’est-ce que vous me racontez aujourd’hui, Pichard? Il allait chercher une chaise pour elle dans une petite pièce où il y avait des chiffons par terre, et de vieilles savates sur toutes les marches d’un escalier en bois montant à l’étage. La table était sale, couverte de mouches, avec des croûtons de pain, quelques gousses d’ail, et une assiette jamais lavée dans laquelle il avait bu du vin avec son bouillon. Mais quant à mettre de l’ordre parmi ses hardes, il ne fallait pas y songer. Paule arrivant, c’était la jeune reine chez le plus pauvre de ses sujets, le seul qui se fût jeté à l’eau pour l’en retirer. Il avait des sentences sur toutes choses: --La suie tombe dans la cheminée, c’est signe de pluie. Ou encore: --Je n’ai jamais aimé mentir parce que ça m’embrouille. Ah! ce Pichard, c’était un type de ce pays! Il vivait dans la propriété depuis cinquante ans. Sa vieille était morte; son fils avait appris le métier de mécanicien, s’était marié et travaillait à Bordeaux dans une grande usine. Lui n’aurait jamais voulu s’en aller. Mme Dupouy le voyant seul, misérable, et craignant qu’il tombât infirme, lui donna un jour le conseil d’entrer à l’hospice. Mais il avait été pris dans tous ses membres d’un tel tremblement qu’elle en eut pitié: --Ce n’est pas que je vous renvoie. Il serait mort avant de partir. Une voisine supputait qu’il devait avoir quelque argent. Un soir, discrètement, elle lui avait proposé de le prendre chez elle, moyennant qu’il lui abandonnât ses économies. Ses économies! Il y avait toujours eu un litre de vin à côté d’un verre sur la table de sa cuisine. Quand la bouteille était vide, il allait la remplir lui-même dans son petit chai, au robinet d’une barrique en perce. On ne trouvait pas mal qu’il allât pieds nus, la veste trouée, parce que tous pouvaient chez lui s’arrêter pour boire. Le dimanche, la cuisine décorée de vieux calendriers ne désemplissait pas. Au temps où sa vieille vivait encore, on entendait quelquefois du bruit; elle savait bien montrer la porte: --Voilà l’heure où il est convenable de se retirer chez soi. Mais, depuis qu’elle était morte, le logement si bien placé, au bord de la route, semblait fait pour qu’on y entrât. Il avait sur lui des taches de vin: de grandes larmes bleues sur sa chemise, et du violet sur ses sabots. Tout le jour, il rôdait autour de la maison, occupé à ces besognes de vieux qui donnent l’illusion de l’activité: il battait les haricots et les fèves sèches, remplissait l’abreuvoir des poules. Son bonheur, c’était de faire dans la vigne les petits travaux, les travaux de femme. Il ramassait après la taille les sarments coupés, arrachait l’été les repousses tout en bas du cep. Il dorlotait ces jambes torses. Chaque pièce de vigne avait un nom, rappelant d’anciens propriétaires ou encore quelque circonstance particulière. Les nouveaux venus ne les savaient pas ou les confondaient. Lui, traitait chaque pièce comme une personne: --_Le Baraillot_ est beau cette année. Dans _la Bécasse_, il y a des manques. _La Brunette_, la pauvre, a été gelée. L’année où Mme Dupouy avait décidé d’arracher une vigne pour en faire un pré, il ne pouvait pas croire que ce fût possible. Pendant la vendange, il soulevait les feuilles sur les pieds jaunis; et d’une voix qui chevrotait d’attendrissement: --C’est sa derni...è...è...re toile...e...tte. Depuis, il n’avait jamais convenu qu’elle était vieille, malade, et ne valait plus rien. Quand on lui en reparlait, il disait seulement: --Vous verrez bien, madame, qu’on la replantera. Ah! la vigne, la vigne, en avait-elle ruiné des gens, dans ce pays que le phylloxera avait ravagé, puis tant d’autres maux, la mévente, les maladies sournoises qui dévorent la grappe en quelques matins. Sur combien de petits domaines avait-on lutté, au delà de ses ressources, les pieds sur les terres hypothéquées, la ruine dans l’âme, la peur dans le sang, avec une passion qui était chez certains presque un héroïsme. Quelqu’un a écrit qui le sait bien: «Chaque lopin de terre représente une blessure.» Aussi, quelles colères pendant les années de guerre, quand les usines attirèrent une foule d’Espagnols. Qu’est-ce qu’ils venaient faire? On n’avait pas besoin de ces étrangers: des hommes que l’on voyait passer sur la route, la figure tannée sous un béret sombre, le pas élastique; des femmes au teint d’orange mûre, aux bandeaux de suie, qui avaient des fichus à fleurs, de vieux jupons et des enfants nus. Tout ce monde s’était jeté sur les masures environnantes comme les mouches sur les pourritures. Les taudis, les hangars, les vieilles écuries, tout leur était bon. Leurs campements se grossissaient sans cesse de recrues nouvelles qui se disaient être des oncles, des tantes, des cousins. Il ne disparaissait plus une poule, qu’on n’accusât les Espagnols de l’avoir volée. Pichard disait: --De la vermine, quoi!... Et avec orgueil: --Pour sûr qu’ils n’ont pas de si belles vignes! Ses vignes, Paule les inspectait dans le tremblement de la chaleur: larges carrés de verdure dense, armées pacifiques, incendiées d’or, qui avaient pris depuis des siècles possession du sol, lui donnaient sa physionomie, en faisaient la gloire. Leurs alignements resserrés remplissaient leurs cadres, se barricadaient de fil de fer et d’échalas gris. Eux, les vieux ceps pleins de chansons, ils avaient une beauté d’ordre, de géométrie, détachant sur le scintillement du paysage leurs masses profondes et disciplinées. Elle s’emplissait le cœur de ce décor, ne souhaitant rien d’autre, n’ayant jamais rêvé de l’Espagne, de l’Italie ou des beaux pays fabuleux. Le soir, elle allait se promener au bord du fleuve. Le soleil baissait derrière le grand vaisseau de l’île feuillue; après l’embrasement de pourpre et d’or vert, le ciel lentement se décolorait. Dans le petit port, les barques flottaient sur leur image renversée. L’esprit de Paule se dispersait dans l’avenir. Gérard Seguey sans doute reviendrait bientôt. Elle pensait au jour où elle le reverrait, à son émotion, à la robe qu’elle pourrait mettre. Elle essayait de se rappeler ses traits qui lui échappaient. Au couchant, l’horizon prenait des teintes déjà froides. Mais un peu de la féerie s’attardait sur l’eau grise qui traînait des roses. VIII Septembre glissait, pâlissant le ciel, insinuant dans les feuillages ses touches d’or roux, et affinant de sa grâce un peu languissante les lourdes parures de l’été. Les matins surtout n’étaient plus les mêmes. La campagne respirait, mystérieuse, dans des mousselines. Une brume plus dense se pelotonnait dans le lit du fleuve. On entrevoyait au-dessous le glissement d’une eau gorge-de-pigeon. La terre fumait. Peu à peu, une teinte blonde se répandait. Les paysans disaient: --Ça chauffera cet après-midi. Toutes les maisons égrenées sur le bord du fleuve s’étaient réveillées. Au bout des allées d’ormeaux parfaitement droites qui les précédaient, leur façade blanche apparaissait non plus close et impénétrable, mais recevant la lumière par leurs fenêtres à petits carreaux. Elles avaient, ces maisons du dix-huitième siècle, des grâces charmantes et particulières. L’une se décorait d’un péristyle à quatre colonnes et du bandeau qui bordait son toit. D’autres avaient le charme d’une grande porte ouvrant sur un vestibule, ou même seulement la beauté simple de quelques marches bien disposées, à pans coupés, formant un perron entre des murs tapissés de rosiers et de mimosas. On disait de toutes qu’elles avaient été bâties par Louis; et si la main du maître ne s’était pas posée sur elles, du moins le rayonnement de son école les avait touchées. Au moment où la cité toute proche s’embellissait de constructions vastes et magnifiques, elles étaient nées parmi les vignobles, bijoux alternés, discrètes «folies» qui composaient un cercle enchanté. Les grands négociants qui venaient y faire leurs vendanges s’y sentaient aux sources de leur fortune. A Bordeaux, où ils possédaient de profonds hôtels, leurs appartements décorés de boiseries incomparables se développaient de même par-dessus leurs chais. Dans leurs salons, d’étroites lamelles de bois des îles, disposées en disques, en losanges, composaient des parquets précieux. Certains étaient traversés de flèches qui s’élançaient jusque dans les angles. Mais au-dessous, dans les ténèbres humides éclairées de loin en loin par une chandelle, roulaient les barriques. Ils s’endormaient sur leur fortune et les murs mêmes transpiraient des odeurs de vin. Depuis, bien des crises s’étaient produites, et il n’était guère de domaine qui n’eût changé plusieurs fois de maître. Tous, ils appartenaient à une sorte d’aristocratie qui veut en Gironde avoir «sa campagne». Aux fortunes épuisées, d’autres peu à peu se substituaient, des orgueils nouveaux. Avec l’automne commençant, le pays s’animait de luxe, de robes claires et d’automobiles. La vie élégante prenait possession des jardins éclatants de fleurs. Paule sentait autour d’elle ce murmure de fête. Un dimanche, bien qu’elle eût recommandé à Louisa de ne recevoir personne, un homme âgé, à la longue barbe blanche, entra sans façon, accompagnant une dame vêtue de noir et qui s’excusait. Il se fraya un passage entre les fauteuils: --Vous n’auriez pas voulu qu’on nous renvoyât? Il n’avait pas revu Paule depuis l’enterrement et dit quelques mots de condoléances avec rondeur et bienveillance, en vieil ami de la famille, qui compatit aux peines mais ne veut pas qu’on s’attriste trop. Sa femme l’approuvait avec de petits mouvements de tête. Elle avait la figure reposée, placide, une toilette soignée et l’air bienveillant. Ses mains étaient croisées sur une belle ombrelle à manche d’ivoire. Paule les faisait asseoir, étonnée et touchée de cette visite: --Monsieur Peyragay, oh! comme c’est aimable! Elle disait: Monsieur, au grand avocat que tous à Bordeaux appelaient Maître, non seulement dans le morose Palais de Justice en forme de temple, mais partout où apparaissait son ample redingote aux basques flottantes. Il avait, avec ses larges vêtements, ses chaussures trop grandes, une majesté rabelaisienne. Jamais longue barbe sinueuse n’était descendue d’un visage plus savoureux. Toute la Gironde était en lui, sur cette grande bouche voluptueuse faite pour déguster la plus fine chère, les vins excellents, mais aussi pour répandre d’une voix d’or les belles paroles enchanteresses. Cet homme qui, dans les grands jours des Assises, faisait pleurer le jury entier, avait le charme puissant d’adorer la vie. Une affabilité naturelle, un bon estomac, l’habitude des longs dîners aux meilleures tables l’entretenaient en joie et en belle humeur. Les goûts épicuriens s’alliaient chez lui, et avec la plus large aisance, aux principes d’ordre et de religion hérités d’une vieille famille conservatrice. Il était le conseiller écouté de la noblesse, des jésuites et des bonnes sœurs, mais aussi le confesseur de tous les divorces, apportant dans cette délicate fonction beaucoup de bonté, une inépuisable curiosité, et un goût de la femme que ses soixante-dix ans sonnés n’amortissaient pas. Le don de sympathie universelle qu’il avait reçu, il le rapportait sur elle tout spécialement--que cette femme fût une élégante, une petite bourgeoise ou une grisette. Il trouvait à lui manier l’âme, à écouter ses confidences, un intérêt toujours nouveau, jamais fatigué, qui lui soufflait à l’audience des mots étonnants. Dans cette Gascogne où l’orateur est vraiment le roi, il jouissait de ses succès, en galant homme, généreux de lui-même, sans cesse porté à écouter et à obliger. A peine installé pour l’automne dans sa maison de campagne dont Paule apercevait les balustres à travers les arbres, il avait pensé à la jeune fille. --Qu’est-ce qu’elle peut faire ici toute seule? Cette question, il la posait maintenant, profondément assis dans une bergère. Comment, pas d’amis, pas de réunions.... Mais elle laissait perdre sa jeunesse! Paule secouait tristement la tête: --J’ai eu tant d’ennuis! Le vieillard tourna vers elle un œil petit et fin, d’un bleu brillant, qui semblait saisir au passage les pensées cachées: --Des ennuis... lesquels? Elle essaya de s’expliquer, énumérant les tracas quotidiens, mais incapable d’exprimer le fond de ses soucis, ce qu’elle sentait autour d’elle de menaces, et d’obscurités. Crochard maintenant lui faisait peur. L’avocat lui donnait la réplique sur un ton plaisant: --Je vois, lui dit-il, votre partie est mal engagée. Il se mit à analyser la situation, en vieux propriétaire qui connaissait le pays et les paysans, ayant écouté le récit de beaucoup d’affaires, et sondé toutes les convoitises que peut séparer un fossé envahi de roseaux ou l’épaisseur d’un mur mitoyen: --Vous avez des ennuis, vous en aurez d’autres. L’important, quand on commence une partie, c’est de bien jouer les premiers coups. Lorsque les pions sont emmêlés mieux vaut souvent renverser le jeu et recommencer. Et encore faut-il changer ses moyens. Votre Crochard sait déjà où est votre faible. Dans la niche de vieille soie qu’il remplissait toute, un peu renversé, sa tête majestueuse avait cette promptitude à se mouvoir, à droite et à gauche, qui trahissait chez lui l’habitude d’un auditoire. Elle l’écoutait, désolée, de l’autre côté de la cheminée, frappée par cette idée qu’elle se trouvait peut-être prise aux pièges mêmes de ses maladresses et qu’il était trop tard pour s’en dégager. Il continuait: --Dans les affaires, comme dans le mariage, c’est le début qui décide le plus souvent en faveur de l’un ou de l’autre. A ces derniers mots, une étincelle avait couru dans son petit œil bleu, qu’une paupière flétrie et l’éventail de rides fines comme des cheveux nuançaient sans cesse. Le mariage était le sujet dont il aimait parler aux femmes. Cette question était pour lui la pierre de touche sous laquelle se révélaient le cœur et l’esprit. Il la maniait sans embarras, d’une main alerte, avec l’expérience de toute sa carrière. Que pouvait-elle en penser, cette fille de vingt ans, qui gâchait ainsi dans la solitude un précieux moment de sa vie? Il fallait que sa famille n’eût aucun bon sens. Lui, au contraire, en dilettante, aurait eu le goût d’essayer sur cette nature neuve des idées qui jamais ne l’avaient touchée, de l’éveiller, de l’épanouir en une œuvre d’art et de joie. Elle détournait un peu la tête, gênée et heureuse, se dérobant au charme: --Tout dans la vie est si difficile! Un moment après, ses beaux yeux châtains s’étaient animés. Une expression nouvelle entr’ouvrait sa bouche éclatante. M. Peyragay disputait avec elle, l’enveloppant d’arguments qu’elle n’avait jamais entendus, mais surtout changeant l’atmosphère, y suspendant des pensées radieuses. Ce vieil homme, qui avait embelli tant de causes douteuses, trouvait des ressources infinies pour plaider la plus discutée. Sa femme parfois commençait le geste de l’interrompre, puis se résignait avec un sourire, ayant d’ailleurs passé sa vie sans réussir à placer son mot. Le moment qu’elle croyait saisir lui échappait toujours. Il faisait maintenant à Paule le portrait de la femme qu’elle pourrait être et elle protestait, se donnant l’air d’être incrédule, mais enivrée intérieurement par les mots magiques. Personne ne lui parlait jamais du bonheur. L’instinct qu’elle en avait demeurait dormant, étouffé par une chagrine conception des chose que sa mère lui avait léguée. --Les Lafaurie sont arrivés, déclara M. Peyragay qui s’était levé. Il resta un quart d’heure encore, faisant un pas, s’arrêtant, n’arrivant pas à épuiser ce qu’il voulait dire. Mais dans la pensée de Paule bourdonnait une seule phrase, obstinée et étourdissante: --Les Lafaurie étaient arrivés... Le grand salon paraissait changé. Son air de froideur et de solitude s’était dissipé. Les boiseries peintes en vert qui le tapissaient répandaient dans la lumière déclinante une teinte douce; les meubles un peu disparates, hérités de deux ou trois générations, ne dessinaient plus un cercle muet. Cette causerie vive et familière, cette flamme de l’esprit les faisaient revivre. Depuis qu’elle était maîtresse dans cette maison, Paule n’avait désiré aucun changement, éprouvant pour ces vieilles choses une affection mêlée de respect. Le fond de l’ameublement était formé par des fauteuils à médaillon. Des bandes de tapisserie tranchaient sur le velours émeraude qui les recouvrait. La rosace du tapis d’Aubusson, étalée devant la cheminée, les avait toujours vus groupés autour d’elle. Mais, dans leur assoupissement, avec M. Peyragay, le plein air de la vie venait de pénétrer. Le vieil avocat ouvrait toutes grandes les perspectives: la jeunesse, l’amour, ses lèvres d’enchanteur s’étaient usées à les glorifier, des ondes de joie se répandaient. Paule avait l’impression que son fardeau glissait, que ses yeux voyaient, et un contentement extraordinaire soulevait son être. Dans cette voix qui engourdissait magiquement les juges, sous leur toque, les amollissait, les transportait dans un monde de philosophie et de bienveillance, elle entendait pour la première fois le chant de la vie. Ce chant n’était ni hésitant ni mélancolique. Il annonçait au contraire que la tristesse a tort, et qu’il en est de l’avenir ainsi que d’un banquet parfumé, orné, où il ne faut pas manquer de trouver sa place. IX Toute la société essaimée dans les domaines du coteau et au bord du fleuve se retrouvait le dimanche à l’église, pour la messe chantée de dix heures. C’était un sujet de grande agitation pour la sacristine, qui avait la tâche de guider dans les rangées de la nef des familles si considérées, pouvant toutes prétendre aux meilleures places. Elle aurait aimé dispenser à chacune des faveurs spéciales. Cette répartition de prie-Dieu et de chaises devenait dans son esprit une question de préséances, qu’elle croyait fermement être la seule à pouvoir régler. Pour les deux premiers rangs, les contestations n’étaient pas possibles: ils étaient réservés, par tradition, à une famille de la noblesse, presque une dynastie, patriarcale, nombreuse, de foi militante, dont trois générations apportaient chaque semaine au pied de l’autel le même type physique et moral fortement marqué. Mais, par derrière, les hésitations commençaient. Il fallait tenir compte des prie-Dieu marqués aux initiales de quelques dévotes, rétives et méfiantes dans leur robe noire, formant des îlots de résistance qu’il était impossible de déplacer. La question se grossissait, certains dimanches, de difficultés insoupçonnables, quand un groupement quelconque de la commune célébrait sa fête, poussant sous les voûtes décorées de guirlandes de mousseline un défilé de jeunes gymnastes, avec musique et bannière en tête, le groupe suranné et vénérable des vétérans de 70, ou le flot compact de la Société des Combattants. Ces jours-là, les fidèles étaient refoulés en désordre dans les bas côtés, où ils manifestaient par leur désir de s’agiter et de piétiner l’horreur qu’éprouvent toujours pour la compression et le manque d’air les natures villageoises, habituées à l’espace, et qui ne craignent rien tant que de ne pouvoir pas bien respirer. L’église se trouvait sur la hauteur, enveloppée de deux routes, dont l’une en terrasse sur le vallon. Elle était vieille, d’un gris mordoré, présentant à la montée perpétuelle des gens et des choses son clocher-arcade. Il se dressait au beau milieu de la façade. C’était, à la mode de la Gascogne, un haut fronton, qui portait les cloches, entre deux ailes accroupies dans un mince jardin planté d’ifs taillés. L’ogive du portail avait la forme d’une mitre d’évêque. Deux cordons de pierre la dessinaient comme des bourrelets posés gauchement. On y insérait, aux grandes fêtes, une guirlande de verdure. Devant ce portail, autos et voitures évoluaient le dimanche sur la petite place triangulaire, sous le feuillage des tilleuls, et allaient se ranger un peu à l’écart, voisinant avec l’humilité résignée des ânes. Les groupes campagnards, qui ne se décident à descendre les marches que lorsque retentissent les premiers chants, échangeaient autour des bancs, des paroles pesées et circonspectes. Enfin, aux derniers battements des cloches le troupeau des garçons se précipitait dans un bruit d’orage. Le curé, dont un enfant de chœur relevait la chape, parcourait l’allée en faisant s’incliner les têtes sous le goupillon, cependant que le groupe des chanteuses brusquement dressées contre l’harmonium jetait aux piliers romans sa gerbe de voix: _Veni Creator_.... L’assistance se tassait peu à peu. La messe commençait. Ce dimanche-là, le prêtre était déjà monté à l’autel, entre deux rangées d’enfants de chœur, coiffés de rouge, dont la sagesse variait instantanément selon qu’ils étaient sous les regards de leur pasteur ou derrière sa belle chasuble blanche, ornée d’une croix d’or. Le _Gloria_ venait même d’être entonné, devant l’assistance qui retournait bruyamment les chaises, lorsqu’un mouvement de curiosité se produisit au fond de l’église: Paule s’avançait vers le portail ouvert. Il y avait des mois qu’on ne l’avait pas vue à la messe. Sa mère morte, la règle qu’elle représentait s’était détendue. La jeune fille avait redouté d’être exposée à tous les regards de la paroisse; son âme blessée croyait les sentir braqués sur elle avec insistance pour estimer son degré de peine; mais, plus encore, elle ne pouvait souffrir de revoir l’allée où le cercueil avait reposé, entre deux rangées de cierges, avant de s’enfoncer dans des ténèbres plus profondes. Son sentiment s’étant ainsi substitué aux lois établies, il lui avait paru que son chagrin était devant Dieu la meilleure prière, et qu’elle n’avait pas besoin d’en chercher une autre. Mais, ce matin, elle s’était habillée de bonne heure avec l’idée d’aller à la messe. La visite de M. Peyragay avait ranimé en elle une force joyeuse. A Pichard, qui ouvrait le portail devant son cheval, elle avait crié: --Vous ne venez pas? Tout en regardant s’éloigner la petite voiture, dont le fond touchait presque le ruban de la route blanche, le vieux marmottait: --Bien sûr que je ne sais pas s’il y a un bon Dieu. Mais ce que je sais bien, c’est que sans la messe, nous n’aurions pas un vrai dimanche. Du fond de l’église, elle reconnut, dans le parterre des chapeaux baroques, la puissante carrure du vieil avocat. Sa tête ridée, prolongée par sa longue barbe, allait constamment d’un côté à l’autre, suivant l’office, mais aussi les préoccupations de la sacristine et celles des dames qui ne retrouvaient pas leur porte-monnaie. Il ne pouvait se tenir d’échanger quelques paroles avec une société rangée devant lui--famille, amis et invités--parmi laquelle se détachait une tête brune dont la vue éveilla en Paule un frisson rapide: «Gérard Seguey...» Son cœur commençait de battre comme il ne l’avait pas fait depuis quatre mois. C’était donc là le moment qu’elle avait attendu, rêvé, désiré, avec parfois la crainte affreuse de ne jamais l’atteindre. Elle était si émue que si Gérard l’avait regardée, sa timidité l’eût paralysée. Mais il ne pouvait la voir et elle jouissait d’être avec lui sans qu’il s’en doutât, dans cette vieille église où leurs pensées déjà s’étaient réunies. Un instant, comme M. Peyragay se penchait vers lui, il se retourna et elle entrevit un peu de son visage. Rien de tourmenté ne s’y révélait. Qu’était devenu l’être ravagé de chagrin qu’elle avait, à leur dernière rencontre, découvert en lui? Ce jour-là,--un jour de douleur--une force brusque les avait jetés face à face, lui laissant une impression presque tragique. Le jeune homme assis près d’une femme très élégante, attentif à s’occuper d’elle, ne rappelait rien de cet être-là. Elle reconnaissait aussi Mme Lafaurie, une dame imposante, qui remuait son face-à-main au bord de l’allée. Elle avait conduit à la messe toute la société que réunissaient dans sa maison, pendant les vacances, ses goûts de large hospitalité. Paule s’inclinait maintenant dans l’ombre. Elle était restée tout au fond, près du bénitier. Plusieurs personnes la bousculèrent, des femmes qui sortaient précipitamment, emportant un enfant hurlant. Le sonneur de cloches, dont luisait sous une broussaille de sourcils un seul œil valide, trébucha dans les rangs en présentant un plat d’étain. Puis il traversa encore la foule pour aller se suspendre, au bas du clocher, aux longues cordes de chanvre tombant jusqu’à terre. _Sanctus, Sanctus_.... Les paupières de Paule restaient abaissées. Elle savourait cette heure où une présence qui avait le pouvoir de faire palpiter sa jeunesse lui était donnée. Elle aurait souhaité que cette messe durât indéfiniment; c’était en elle comme un prélude dont elle sentait que la douceur surpassait peut-être ce qui devait suivre. Tout à l’heure, quand leurs yeux se rencontreraient, elle aurait l’appréhension de ne pas lui donner le plaisir délicieux qui était en elle comme un dieu caché. Un enfant de chœur agenouillé au bas des marches secouait la sonnette avec frénésie. Le prêtre, au-dessus de l’autel, commençait le geste solennel. Dans ses deux mains dressées, l’hostie apparut. Une émotion bouleversa Paule. Des paroles confuses se pressaient en elle: «Vous pouvez tout, mon Dieu, si vous le voulez. Vous pouvez, d’un cœur indifférent, faire un cœur qui m’aime... Mon Dieu, puisque je le revois, accordez-moi au moins un peu d’amitié. Vous savez, vous, toute ma solitude.» Son être fondait dans un sentiment de douceur, de reconnaissance. Une impression de vœu exaucé. Le bataillon des jeunes filles entourant l’accompagnatrice en robe rose, penchée sur les soufflets de l’harmonium, commençait un Souvenez-vous: ... Souvenez-vous de ceux qui pleurent, de ceux qui tremblent. Elle aussi, dans le plus profond de son cœur, elle se souvenait. Mais non point de ses larmes, de ses frayeurs. Une paix divine était descendue sur toute la vie. Une phrase passait cependant que les voix plus tendues semblaient soutenir d’un sanglot caché: Souvenez-vous de ceux qui s’aimaient et qui ont été séparés... Le curé, que précédait la double file des enfants de chœur, venait de disparaître par la porte de la sacristie. La foule sortait dans le bruit des cloches. Elles battaient l’air avec une sorte d’exaltation, proclamant la messe finie, les langues délivrées, et soutenues d’en bas par la bourdonnante rumeur des conversations. Les fidèles, répandus entre les rangs d’arbres, s’y aggloméraient en groupes de toutes les couleurs. C’était pour cette petite place un extraordinaire moment de vie. Toute la semaine, elle avait été une plate-forme méditative: son étendue vide, avec seulement du soleil, de l’ombre, quelques jeux d’enfants égrenés, faisait étrangement ressortir derrière le portail un plus profond et obscur silence. L’église, veuve de la paroisse occupée ailleurs, se réfléchissait sur la place mystérieusement. Muette, ses ailes arrêtées, le regard fixé sur l’horizon, portant en elle une infinie blessure d’amour dans un abîme de solitude, elle paraissait plus profondément religieuse qu’à cette heure-là. Les autos ronflaient. Tout près du portail, Paule avait été arrêtée par un groupe de ces personnes prolixes et complimenteuses, qui retiennent dans leurs discours comme dans de la glu. Elles manifestaient, d’une manière un peu appuyée, leur satisfaction de la rencontrer. Leur étonnement aussi: on ne l’avait pas vue à la messe depuis si longtemps. Une vieille dame indulgente rectifia: «à la grand’messe». Elle était gênée, uniquement attentive à l’approche de Gérard Seguey, qui attendait à quelques pas, avec un sourire dans son regard gris, qu’il fût possible de lui parler. Elle craignait qu’il eût entendu quelque chose des allusions faites à sa négligence. La pensée qu’il en tirerait peut-être un motif de la mal juger, mettait au supplice une part secrète d’elle-même, qui ne s’était encore jamais souciée de plaire à personne. Seguey n’était pas précisément choqué, mais un peu désillusionné. Lui-même était cependant fort peu religieux: il lui arrivait, devant assister à un office par convenance, d’y apporter quelque petit livre bien relié rappelant la forme d’un paroissien, mais d’un caractère tout à fait profane. Néanmoins, dans le tissu de sa conscience, subsistait l’idée que la religion ajoute infiniment au charme des femmes. Il avait même de cette question une conception à la fois psychologique et sentimentale, qui eût mérité qu’il la discutât. Mais ce n’était pas le moment. Il arrivait enfin jusqu’à Paule et retenait sa main dans la sienne: --Où étiez-vous dans l’église? Je vous ai cherchée. J’étais sûr que vous y seriez. Je vous avais dit que je viendrais à Belle-Rive. Il me tardait de vous remercier. C’est tout ce pays que vos petites cartes m’ont apporté. Il parlait avec aisance, de cette voix aux intonations caressantes qui le faisait rechercher des femmes. Elle, au contraire, ne disait rien, le regard baissé, remarquant seulement la chaînette d’or qui attachait ses manchettes souples rayées de noir. Tout, dans sa personne, bien que parfaitement simple, décelait une élégance qui semblait l’expression même de sa nature. Il parut se souvenir de ce qui l’amenait: --Mme Lafaurie m’a prié d’aller vous chercher. Voulez-vous venir? Il la guida à travers les groupes. M. Peyragay s’éloignait déjà, ayant répandu en quelques minutes une profusion de galanteries, mais avec l’arrière-pensée de ne pas retarder l’heure de son déjeuner. Maintenant, ayant jeté son tribut de fleurs aux pieds des femmes les plus aimables, il s’arrondissait dans le fond de sa victoria, à côté du chapeau amazone qui coiffait sa femme, et quittait la place avec des gestes de la main et des saluts de président. Deux paysannes s’étaient serrées sur le siège, réduisant autant que possible la place d’un cocher-jardinier en chapeau de paille. La voiture disparut dans un murmure de sympathie et d’admiration. Gérard et Paule trouvèrent Mme Lafaurie encore arrêtée à droite de l’église. Elle se tenait, très entourée, un peu en arrière du banc sur lequel Mme Rose, bruyante et joyeuse, vantait ses gâteaux saupoudrés d’anis à l’assemblée des enfants de chœur, vite dévêtus de leur soutane, et que signalait seulement l’éclat de leurs bas rouges. Mais le groupe respectueux qui s’était formé autour d’elle préservait Mme Lafaurie du désagrément d’être bousculée. Elle avait pris, avec la cinquantaine qu’elle venait d’atteindre, une sorte de majesté. Une véritable dame de grande bourgeoisie, volumineuse et semblant tenir plus de place encore, avec des cheveux gris magnifiques sous une capote, un double menton, et une immense satisfaction d’elle-même répandue sur toute sa personne. Une vie de prospérité toujours croissante avait gonflé ses idées et ses sentiments. Sa richesse était partout autour d’elle, comme dans les plus profonds replis de son caractère. La solennité de sa marche annonçait déjà quelle opinion considérable elle avait d’elle-même, et avec quelle force elle croyait que lui étaient dues les salutations. Partout où elle se trouvait, elle était le centre d’une cour. Avec Paule, qui la saluait, un peu gênée, elle retrouva tout de suite cette manière de la traiter en petite fille qui avait toujours été la sienne. Elle l’avait connue enfant, elle ne voyait pas les années passer, et la jeune fille ne songeait pas à protester, bien au contraire, car dans son beau masque volontaire, Mme Lafaurie laissait s’épanouir le sourire qui ferait d’elle, dans l’avenir, une grand’mère pleine de bonté. Déjà, elle décidait pour Paule l’emploi de sa journée: --Vous viendrez prendre le thé cet après-midi. Il y aura de la jeunesse. Ce n’est pas une vie que de rester ainsi toute seule. Votre tante aurait dû vous prendre chez elle. Je le lui dirai. Puis, revenant brusquement à l’idée de ses réceptions, elle commença d’énumérer les gens qui seraient chez elle. Mais déjà, elle passait au chapitre des distractions: le tennis, et un autre jeu de balles dont elle échoua à prononcer les difficiles syllabes anglaises. Comment, Paule ne savait pas... --Ma petite, vous vous y mettrez. Si, dans l’après-midi de ce dimanche, Seguey n’avait pas dû être à Belle-Rive, elle aurait tiré de son deuil une objection presque irréfutable. Mais, à la pensée de le voir librement et pendant des heures, d’avoir peut-être avec lui, dans quelque allée, un long tête-à-tête, les raisons qui lui commandaient un refus se dissipèrent par enchantement. Elle remercia Mme Lafaurie, un peu plus qu’il n’aurait fallu, avec une effusion de toute sa jeunesse. X Le château de Belle-Rive, largement assis au milieu d’un vaste parterre, ne conservait du dix-huitième siècle qu’un noyau fragile. Un architecte du second Empire l’avait épaissi, entre deux pavillons carrés, de la masse écrasante d’un grand bâtiment. Dans l’empâtement de la façade, une porte cintrée et deux fenêtres harmonieuses répandaient seules le souvenir d’une beauté perdue. Leur charme dégageait une sorte de mélancolie. Mais, parmi tous ceux qui se pressaient dans les salons ou formaient dans les allées des couples épars, Gérard Seguey était sans doute le seul qui pût la sentir. Cette maison, à l’origine petite et exquise, avait été comme submergée par le flot montant de la richesse. Le père de Mme Lafaurie, M. Montbadon, l’avait achetée, alors que l’extraordinaire prospérité qui marqua à Bordeaux le règne de Napoléon III arrivait à son apogée. En dix ans, il doubla le nombre des voiliers qui lui rapportaient lentement, mais comme une chaîne non interrompue, les cargaisons de café, de rhum, de vanille et de cacao prises dans les ports des grandes Antilles. Et en même temps que se construisaient, sur le bord même de la Garonne, des bateaux nouveaux, soutenus dans l’échafaudage des bois de charpente comme dans un berceau, un luxe ostensible rembourrait progressivement tout ce qui servait de cadre à sa vie. Dans le quartier des Chartrons, somptueusement bâti au dix-huitième siècle, son hôtel voisinait avec ceux des grands négociants venus du Danemark et de l’Angleterre. Il se trouvait là au centre même de la caste la plus fermée, élevée par un siècle de richesse constante et d’activité à un plan de la vie commerciale sur lequel toute la société bordelaise a les yeux fixés. S’il n’y fut pas reçu sans réserves, il eut du moins l’entrée des bureaux. Sa fille avait pénétré plus loin, jusque dans les salons où règne, au milieu d’un grand confortable, une correction toute britannique et protestante. Mme Lafaurie aimait le monde et se glorifiait de ses relations. Il était impossible de se figurer ce qu’elle aurait pu être si la fortune n’avait pas fourni une substantielle nourriture à son caractère. Elle appartenait à cette classe de la haute bourgeoisie commerçante qui vit largement, dépensant beaucoup pour la toilette, la tenue luxueuse d’une grande maison, et soutenant en toutes circonstances sa réputation. Sa richesse, elle était dans l’épaisseur des tapis, le domestique nombreux, les armoires profondes et lourdes de linge, les buffets gorgés d’argenterie, l’entretien constant de toutes les choses cirées et encaustiquées, fleurant bon, associées à la prospérité de la famille et la reflétant. Sa richesse, elle était aussi dans la trépidation des longues autos où elle s’enfonçait--ces autos grondantes avant le départ, accordées au mouvement de la vie moderne. Elle était encore dans le ton déférent des valets de chambre qui l’annonçaient; dans l’empressement que l’on mettait à la servir, dès qu’elle paraissait; dans les confidences que les marchands lui glissaient si habilement, sous le couvert de leur main flatteuse. Depuis trois jours que Gérard Seguey occupait à Belle-Rive une chambre charmante, d’où il découvrait la rivière à travers les arbres, la vie qui était menée dans cette maison fournissait une assez intéressante matière à ses réflexions. Il y étudiait la situation nouvelle que lui faisait un changement de fortune dont il ne parlait pas, sur lequel le jeu des hypothèses mondaines n’était pas fini. Les Montbadon, en deux générations, avaient édifié une fortune que M. Lafaurie ne cessait d’accroître. Celle des Seguey, au contraire, longtemps éclatante, avait eu un déclin rapide. Leur maison d’armement, réputée dans les annales du grand commerce bordelais, avait été fondée en 1840, par le grand-père de Gérard, Jean-Jacques Seguey, homme d’honneur et homme d’affaires, qui avait eu une grande flotte sur toutes les mers, un hôtel magnifique en face du théâtre, soutenu des entreprises considérables, et enfin obtenu comme couronnement de toute sa vie les honneurs municipaux. Les intérêts du port de Bordeaux lui étaient presque aussi chers que les siens propres, et son nom restait parmi ceux des plus grands maires dont la ville pût s’enorgueillir. Mais, après lui, les fortes qualités s’étaient affaiblies, le père de Gérard, distrait et rêveur, mena ses affaires d’une main négligente. Quand il était mort, prématurément, alors que son fils n’avait que douze ans, Mme Seguey, effrayée par le désordre, les difficultés, et qui tenait de ses origines créoles un fond de mobilité et d’insouciance, avait trop facilement cédé à un nouveau venu le pavillon blanc semé d’étoiles bleues, qui était celui de la famille. «Ancienne maison Seguey et fils, Dominique Lagrave, successeur», pouvait-on lire quai des Chartrons, sur une plaque de cuivre dont la vue donnait à Seguey une vive sensation d’amertume et de déchéance. En ces dernières années, les folies du capitaine de Pontet avaient précipité une ruine maintenant à peu près complète. Ces événements laissaient dans la sensibilité de Gérard un poison caché. Le rôle que sa sœur avait joué lui était même si pénible que sa pensée évitait de s’y arrêter. Il n’aurait jamais imaginé qu’elle pût apporter une énergie si passionnée à cette œuvre de destruction; pour ce mari, qui ne l’aimait pas, qu’elle-même semblait par moments supporter à peine et traiter comme un étranger, elle avait dépouillé de ses mains sa mère et son frère, leur arrachant tout avec une sorte de frénésie insatiable. Il y avait là un mystère que, devant les derniers sacrifices mêmes, il évitait d’approfondir. Leur vie était maintenant tout à fait séparée et leurs rapports froids: elle, retirée à la campagne depuis son veuvage, chez sa belle-mère, avec ses enfants, mais revenant à Bordeaux presque chaque semaine, pour des motifs mal déterminés; lui, vivant seul, au deuxième étage d’une maison du quai de Bourgogne, où il venait d’installer un mobilier Empire recouvert d’une vieille soie verte, et quelques tableaux que sa mère lui avait réservés dans son testament. On lui prêtait des succès mondains. Il s’en souciait peu. Une liaison qu’il avait entretenue pendant deux ans, avec une femme plus âgée que lui, intelligente et raffinée, s’était dénouée par lassitude. Mais en ce moment, dans le monde de la grande bourgeoisie riche qui était le sien, et où toute diminution de fortune est une déchéance, il sentait la nécessité de garder sa place. Entre sa famille et les Lafaurie, une rivalité avait existé à laquelle l’amitié s’était mêlée insensiblement, d’autant plus cordiale que l’affaiblissement des Seguey avait commencé. Il la sentait à son égard un peu dédaigneuse et protectrice. Sa nature, prompte à discerner toutes les nuances, en souffrait souvent. Cependant, il était venu à Belle-Rive... En cet après-midi de dimanche, Seguey fumait un cigare devant la maison. Des fauteuils d’osier, garnis de coussins rouges et jaunes, formaient un cercle sur la pelouse autour d’une table de jardin. Il s’était assis en face d’une magnifique allée d’ormeaux. Une atmosphère dorée baignait les corbeilles de géraniums et le jaillissement écarlate d’un massif de sauges. Cet assemblage de belles couleurs lui était agréable. Mais il jouissait plus encore de n’avoir personne auprès de lui qui le détournât du plaisir de fumer en paix. Dans sa pensée flottait l’image d’un autre parterre: c’était la même qualité de lumière sur une grande prairie inclinée gardée par un cèdre. En haut du perron, qu’encadraient deux rampes de pierre, la porte était restée ouverte sur le vestibule. Un bruit de voix s’en échappait. Vers trois heures, quelques couples de jeunes gens traversèrent le jardin, se dirigeant vers le tennis. Odette, la seconde fille de Mme Lafaurie, mince et musclée, dans une robe de tricot blanc. Elle marchait du pas spécial à la jeunesse entraînée au sport. Un grand garçon l’accompagnait. C’était son cousin, Roger Montbadon. Il avait de très grands yeux sombres dans un teint brun, un nez de Cyrano, et dans toute sa personne une allure brusque et prime-sautière. Seguey le regarda passer avec sympathie. D’autres les suivirent, et il entendit bientôt le bondissement des balles derrière un rideau d’arbustes. En même temps, le mouvement de quelques personnes sur le perron lui fit comprendre que son bien-être moral ne tarderait pas à être troublé: --Oh! monsieur Seguey, vous étiez là! Comment, vous n’avez pas bougé de ce fauteuil depuis le déjeuner. Précisément, je vous cherchais. C’est pour une assiette dont on m’a parlé.... Gisèle Saint-Estèphe, plus âgée de six ans que sa sœur Odette, appartenait à une autre génération. Une belle jeune femme extrêmement parée, en robe soyeuse, qui s’assit vivement en face de Seguey et abandonna sur le capiton du fauteuil d’osier ses bras magnifiques. Il y avait des ondes souples dans ses cheveux. Dans son teint couleur d’ambre claire, sous ses grands cils, l’œil semblait une amande laiteuse où glissaient les prunelles sombres. Un long collier de perles descendait sur sa gorge nue. Le goût du luxe éclatait en elle, capricieux, sujet à des sautes d’humeur et à des manies. Dans le monde, elle s’était fait une réputation de connaisseuse; pour la soutenir, après avoir acheté quantité d’éventails et de bonbonnières, puis, sans qu’on pût comprendre pourquoi, des meubles modernes, elle affectait de ne plus rêver que chinoiseries: --Une assiette comme je n’en avais encore jamais vu aucune. Rien qu’un dragon, un petit dragon tout tordu, avec une tête ébouriffée, et d’un bleu, d’un bleu... Elle avait l’air extasié de quelqu’un qui viendrait de découvrir la Chine. Seguey l’écoutait, avec l’attitude d’un homme habitué à ces sortes de consultations. Sa culture artistique lui valait d’être recherché. Mais, bien qu’il posât quelques questions, son esprit continuait de se reposer dans sa paresse. Il savait trop que cette éclatante jeune femme ne ferait jamais de distinction entre une pièce tout à fait belle et une autre extrêmement médiocre. Il n’essayait même pas de lui ouvrir les yeux, ayant reconnu depuis longtemps que certaines natures ne sont pas capables d’éducation, et que la vanité pour la plupart des gens fait fonction de goût. Paule s’engageait à ce moment, dans son grand deuil mat, au bout d’une allée ensoleillée que bordaient des buissons de roses. Elle les aperçut ainsi tous les deux, rapprochés, et semblant causer familièrement. Son cœur se serra. L’heure du thé. Une à une, les autos glissantes se rangeaient devant le perron. Les grands chapeaux clairs, entrevus à travers les glaces, se présentaient dans l’ouverture de la portière. Un instant, comme d’énormes fleurs, ils en occupaient toute la largeur. Puis, relevés, ils découvraient des cheveux brillants et des teints d’été. Peu à peu, tout le rez-de-chaussée se remplissait. Mme Lafaurie était allée trôner au salon. Un grand salon à deux fenêtres, aux boiseries ivoire, encadrant des panneaux de soie. Des sujets chinois y étaient tissés dans le même ton d’un bleu ancien. Les rideaux de taffetas, au fond de leurs plis gonflés et traînants, buvaient la lumière. La jeunesse, refoulée par l’envahissement des gens respectables, se pressait debout dans le vestibule. Odette Lafaurie, la figure encore animée par six parties consécutives, disait de groupe en groupe: --Il me tarde qu’on serve le thé. Les parents laisseront le salon et après nous pourrons danser. Elle était bien de cette jeunesse d’aujourd’hui, entraînée et insatiable, qui ne peut supporter que l’on reste un moment tranquille. Un plaisir à peine fini, il fallait qu’un autre le remplaçât, immédiatement: --Qu’est-ce que l’on attend? Gisèle Saint-Estèphe, dans une encoignure, tenait quelques jeunes gens sous le charme de ses exclamations de petite fille. Son mari, tout occupé des arrivants, les accompagnait. C’était un personnage cérémonieux, au regard éteint, sans cesse tourmenté de choses infimes. Seguey, que retenait un homme court et gros, au teint échauffé, fut frappé par l’air malheureux de Paule. Il n’avait pu encore lui dire que quelques paroles à son arrivée. Dans le mouvement joyeux de cette réunion, elle se sentait paralysée. Elle regrettait d’être venue. C’était comme si elle découvrait la tristesse de sa solitude. Tout l’accablait, la simplicité même de sa robe noire. Une heure avant, en face de sa glace, elle l’avait vue plutôt agréable; maintenant, dans ce monde brillant, une impression d’infériorité lui glaçait le cœur; et elle reculait toujours plus dans l’ombre, souhaitant que Seguey ne la vît pas. Jusqu’à cette heure, elle avait pu croire qu’il était heureux de la rencontrer. Mais ses espérances, toutes les choses de son cœur, comme elle les sentait piétinées ici! Une intuition l’avertissait que ce domaine de la vie lui était contraire. Que faisait-elle, ainsi perdue, parmi ces femmes parées et charmantes? Son imagination exaltait encore la force brûlante de cette expérience, laissant sourdre en elle le découragement infini qui envahit si vite les très jeunes gens. Un premier rêve ne passe pas sans dommage d’un milieu à l’autre, de l’atmosphère enivrée de la solitude aux feux perçants de la vie mondaine! Paule croyait voir ses pensées du matin gisant autour d’elle. Seguey cependant se rapprochait d’elle, par un cheminement que d’inévitables rencontres arrêtaient sans cesse. Il était maintenant la proie d’un amateur de meubles, M. Le Vigean, dont clignotaient derrière un lorgnon les yeux fureteurs et qui détaillait avec insistance les plus belles pièces du mobilier. Son fils, Maxime, nouveau venu dans la maison, inspectait de toute la hauteur de sa petite taille les gens et les choses, pour établir d’après la richesse et le chic son degré d’amabilité. Il s’écarta à peine pour laisser passer un homme au front bas, au cou enfoncé, qui cherchait sa fille: --Tu n’es pas venue saluer Mme Lafaurie! Et levant vers le plafond ses deux mains épaisses: --Quelle éducation! Un domestique annonça: --Le thé est servi. Le défilé commençait déjà. La porte avait été ouverte à deux battants sur l’immense salle à manger aux boiseries brunes, que décoraient des faïences anciennes arrangées sur des étagères. Au-dessous des stores à moitié baissés apparaissait dans les trois fenêtres la vue du jardin. Le thé avait été disposé sur une longue table d’acajou. M. Le Vigean, qui accompagnait Mme Lafaurie, lui fit plaisir en la remarquant. Lui aussi en avait une très belle, un peu plus foncée. Les tasses fines sur de la guipure, les belles pièces d’argenterie ancienne, toute une richesse délicate se reflétait dans ce miroir sombre. Un sucrier Empire, mince lanterne de cristal, dans une cage d’orfèvrerie, dominait le parterre des petits gâteaux. On entendit encore M. Le Vigean qui s’extasiait. Devant les fenêtres, quelques groupes s’étaient formés, entre lesquels allait et venait la grâce alerte des jeunes filles. De petites phrases s’entre-croisaient: «Voulez-vous du thé?--Oui, merci.--Deux morceaux de sucre?--Non, un seulement.--Du pain brioché?--Attendez, je vais y mettre de la confiture.--Non, vous ne savez pas, laissez-moi faire.--Ce thé est trop fort.--Vous, madame, une seconde tasse?» Un valet de chambre versait dans les verres un porto couleur acajou. Paule s’était assise entre deux vieilles dames, moins isolée peut-être parmi les personnes d’âge que dans le mouvement de la jeunesse. Elle se sentait si étrangère à ce qui l’entourait! Les marques de politesse lui étaient à charge. A côté d’elle, les pâtisseries s’accumulaient sans qu’elle y touchât. De l’autre côté de la table, une demoiselle couperosée, fortement serrée dans une robe claire, jetait des regards désespérés à des gâteaux au chocolat que personne n’avait eu l’idée de lui présenter. L’assiette, après avoir volé autour d’elle, était revenue se poser juste sous ses yeux. Mais elle hésitait, craignant qu’il fût impoli d’y puiser elle-même, comme le faisait pourtant Maxime Le Vigean, avec tant de désinvolture par-dessus sa tête. Ce débat intérieur gâtait son plaisir. Une rumeur de conversation s’établissait, mais sourde, sans éclats, maintenue sur un ton très bas par l’éducation un peu formaliste dont l’aristocratie girondine a le grand souci. Dans cette Gascogne si profondément pittoresque, la haute classe réforme avec soin son tempérament. Elle se défait de l’exubérance, du rire même et du sans-façon, pour revêtir une froideur un peu apprêtée. La perfection mondaine y paraît plus artificielle que partout ailleurs, tant elle contient l’accent corrigé. On y devine les rectifications successives du langage et des attitudes. Il y règne le goût établi de ce qui est «neutre», par opposition à ce qui pourrait paraître vulgaire. Le désaccord avec les couches profondes de la race semble si complet que l’idée de supériorité en est renforcée. Dans l’accord tacite de ces conventions, les jeunes filles seules gardaient leur souplesse, cette aisance que donne l’usage du monde, des habitudes d’élégance, la certitude de plaire et d’être jolies. Elles allaient de l’un à l’autre, essayant sur tous leur beauté. Le sentiment qu’elles avaient de leur grâce les enveloppait. Paule, à leur contact, prenait conscience de son sérieux de jeune fille seule, étrangère au monde, ne sachant rien de ce qui s’y dit ni de ce qui s’y fait, trop habituée aussi à réfléchir et à descendre dans ce qui est triste. Qu’auraient-ils pensé, ceux qui l’entouraient, s’ils avaient connu les difficultés dans lesquelles quotidiennement elle se débattait? Sa vie, vue à la lumière de ce milieu mondain, lui paraissait encore plus difficile et plus rebutante. Au moment où elle se levait, Seguey se détacha d’un groupe et vint la rejoindre. Son cœur alors se mit à battre et ce fut comme si tout changeait au fond d’elle. --Vous voyez, dit-il, je réussis enfin à vous retrouver. Son regard gris, posé sur elle, l’enveloppait avec amitié. Une douceur brilla dans son âme, dissipant son angoisse la plus obscure, cette crainte de lui déplaire qui la tenait depuis son arrivée éloignée de lui. Son être engourdi par une sorte d’asphyxie morale recommençait de vivre. --Vous ne dansez pas, lui dit-il, mais voulez-vous regarder danser? Dans le salon, qu’éclairait la lumière finissante de l’après-midi, quelques couples allaient et venaient, reprenant indéfiniment une marche lente et cadencée. Il découvrit deux places sur un canapé et s’assit près d’elle. La musique paraissait à Paule étrange et un peu sauvage. Les mêmes robes toujours repassaient, des cheveux d’or pâle, une gorge plate presque transparente et veinée de bleu, des reflets de soie, une figure à moitié cachée par un grand chapeau. Elle remarqua, sans que fût troublée sa joie intérieure, le joli mouvement qu’elles avaient toutes pour se laisser prendre: un peu de la grâce des libellules quittant le feuillage où elles sont posées. Quant à lui, Seguey, rafraîchi par cette nature neuve, il pensait que Paule ne connaissait encore rien du monde. «Elle ne sait pas comme c’est compliqué». Lui aussi se sentait las de cette journée. Depuis son retour d’Angleterre, c’était la première fois qu’il se trouvait mêlé à une réunion. Naturellement, parmi tant de gens, beaucoup avaient dit ou laissé entendre ce qu’un peu de tact aurait soigneusement commandé de taire. Il avait plusieurs fois senti sa ruine dans l’air, et autour de lui un désir mal contenu de condoléances. Mais il n’était pas de ceux auxquels la vanité distribue aisément ses consolations: la manière dont il écoutait certaines allusions les arrêtait net sur le bord des lèvres. Néanmoins, la répugnance qu’il éprouvait pour toute laideur, physique ou morale, mêlait à cet état de défense un profond dégoût. Il gardait aussi l’impression qu’on lui avait trop parlé de sa sœur. Chaque fois, il avait cru sentir que son sentiment était guetté, et qu’une sournoise avidité faisait effort pour s’en emparer. Une appréhension augmentait en lui, que son esprit si lucide pourtant se refusait à analyser. Au-dessus du fleuve, le soleil descendait rouge dans des brumes grises. Mais ses braises éparses sous les feuillages s’éteignirent soudain quand le lustre s’illumina. Dans le salon ivoire, sous la couronne de pendeloques étincelantes, passaient et repassaient les couples unis; les jeunes gens--figures imberbes, faces glacées par la fatuité, masques vibrants de sentiments sourds--tenaient embrassées les robes flottantes; le grand garçon brun, aux yeux immenses, buvait l’éclat de beaux cheveux d’or; un autre dominait de toute la tête le chapeau de velours noir abaissé sur un teint de fleur, sous lequel apparaissait seulement la bouche très rouge d’un mince visage. Près du piano, un petit homme insouciant, joyeux, le ventre fortement dessiné dans un gilet blanc, fredonnait un refrain qu’on entendait mal. Seguey sentait en lui une détente dont il jouissait. Paule se tournait fréquemment vers lui. Son visage un peu aplati rappelait la très ancienne souche paysanne. Mais elle lui parut embellie d’une manière extraordinaire: il semblait que son cœur eût recommencé de battre, son sang de couler. La jeunesse brillait dans ses yeux châtains. Son visage tout à l’heure éteint, sans couleur, était transformé par une expression de bonheur et de confiance; sa bouche, dans les rousseurs posées par l’été, avait l’éclat d’un œillet ouvert. Il la regardait, étonné, ne pouvant douter que sa présence opérât ce miracle en elle. Entre Paule et la sécheresse du monde, il découvrait un contraste frappant qui n’apparaissait sans doute à personne d’autre. Il écoutait attentivement le son de sa voix et goûtait en elle cette nature profonde et sincère, si différente de toutes celles qu’il avait connues. XI M. Lafaurie, retenu à Bordeaux par une réception officielle en l’honneur du ministre de la Marine, arriva à Belle-Rive une heure avant le dîner. Il amenait un jeune peintre, Jules Carignan, qui lui était recommandé par un de ses amis. Il le présenta en entourant son nom d’affables louanges. Seguey, qui avait assisté, l’hiver précèdent, à la lutte pour la vie de ce néophyte, le regarda faire autour du salon ses saluts raides et respectueux. Puis personne ne s’occupa de lui. M. Lafaurie était un homme de haute taille, élégant, de belles manières. Son sourire, qu’il avait très fin, venait se perdre dans un carré de barbe blanche extrêmement soignée. Il était le seul à promener dans Bordeaux, dès le matin, une fleur énorme à sa boutonnière; et cette fleur, qui sur d’autres eût éveillé quelques sourires, était acceptée chez lui comme la fantaisie d’un homme qui avait le droit de tout se permettre. Il donnait le ton, mais aucun de ceux qui le copiaient assidûment n’avait son aisance, sa désinvolture, et cette manière de porter avec une feinte négligence d’irréprochables costumes commandés à Londres. A la Chambre de commerce, dont il avait été président à plusieurs reprises, il avait reçu le roi d’Espagne, sans que rien en lui décelât l’enflure, avec la fierté d’un grand négociant qui parle au nom d’une grande ville. Dans des toasts qui émerveillaient ses admirateurs, il louait Bordeaux, reine de l’Atlantique, couronnée de pampres, et tenant dans ses mains comme un immense éventail ouvert ses routes marines. D’une vieille famille royaliste, il s’honorait d’un ruban donné à son grand-père, en 1814, par la duchesse d’Angoulême fuyant le retour de Napoléon; mais les temps nouveaux avaient mué sa fidélité en un scepticisme de bonne compagnie. Respectueux vis-à-vis de l’archevêché, il prêtait une de ses autos à Son Éminence. Son nom s’inscrivait automatiquement dans les comités. Mais rien de tout cela ne troublait jamais en lui le sens des affaires. Il l’avait avisé, agile, tenace. Quand une question le mettait en jeu, son visage de vieux renard magnifique s’éclairait soudain d’un regard fouilleur, aigu, insistant, dans lequel passaient les éclairs d’une intelligence vive et autoritaire. Les syndicats lui faisaient horreur, et il assimilait vaguement au socialisme toutes les initiatives sociales, même les plus bénignes. Dès qu’il parut, les danses furent interrompues, le piano fermé. Il exprima ses regrets aux personnes qui se retiraient. Mais il retint à dîner M. Peyragay, venu à la fin de l’après-midi, et qui faisait à la jolie Mme Saint-Estèphe cette sorte de cour, mêlée de louanges et d’ironie, dont les vieillards qui ont toujours été parfaitement aimables ont seuls le secret. Seguey, qui avait été passer son smoking, trouva, quelques minutes avant le dîner, Jules Carignan seul sur le perron. Il s’était assis sur une des rampes de pierre, à côté d’un grand vase fleuri de géraniums lierre. Le jeune peintre se jeta sur lui, avec l’avidité terrible d’un garçon gêné, qui n’a encore trouvé personne à qui s’accrocher. Jules Carignan, dur et nerveux, évoquait l’idée du loup de la fable. Sa jeunesse, mal sustentée de vache enragée, devait cacher sous des façons timides un orgueil entêté d’artiste. Sa tête était ombragée d’épais cheveux ternes. Leurs mèches irrégulières se séparaient sur un front bosselé et proéminent, au-dessous duquel s’étranglait un maigre visage. Mais, tout au fond de leurs grottes d’ombre, les yeux brun-clair avaient parfois une lumière ingénue d’enfance. Deux sources de fraîcheur merveilleuse résidaient là, qu’aucune fièvre n’avait séchées. Issu d’une famille extrêmement modeste, il travaillait à forcer les portes du monde de l’argent, le seul où l’on puisse espérer placer cette denrée toujours mal cotée, jugée de très haut, qu’est la peinture d’un débutant. Ce rôle de solliciteur lui était odieux. De la vie de l’artiste, il avait embrassé avec une ardeur passionnée les durs travaux et les privations; mais qu’il fallût encore plier sa fierté, mendier des appuis, c’est ce qu’il ne pouvait ni comprendre, ni accepter. Ce garçon, si profondément psychologue en face d’un visage, portait dans le monde des naïvetés de jeune huron. Il continuait de juger comme il le faisait à l’École même, dans cette sorte de république idéale, rapportant tout aux seules idées de beauté et d’art. Qu’il fût, dans son petit monde d’artistes, ce que, depuis la guerre, on appelle «un as», Seguey s’en doutait; mais que sa vision molestât tous les préjugés, il en était sûr. Auprès des jeunes, c’est une chance de grand succès que d’être brutal; dans les salons, on risque fort de passer pour un malappris. Carignan avait cette naïveté de n’en rien savoir, et de croire aveuglément que la valeur s’impose d’emblée, même au mauvais goût ou au goût prudent. Dans une société où régnaient exclusivement des calculs de réserve, de modération, son âpre touche ferait scandale. Seguey, appuyé sur l’autre banquette, l’écoutait parler. Il revoyait Paule s’éloignant, dans la petite voiture qui était vers sept heures venue la chercher. Il avait regardé le feu des lanternes se perdre dans l’ombre. Les impressions que lui laissait cette journée ne l’inclinaient pas à l’optimisme, mais à une vue des choses toute réaliste et désabusée. «Pauvre garçon, pensait-il, tandis que Carignan épanchait son cœur, il ne se doute pas avec quels cris les gens qu’il veut conquérir se plaindront d’être maltraités. Il est plein de lui, de son art, quand toute personne qui paie exige qu’on se remplisse d’elle exclusivement. Pour réussir, il devrait précisément renoncer à ce qui lui vaut, dans son milieu de peintres, sa réputation.» Et il revoyait cette manière corrosive, heurtée, qui dépouillait impitoyablement les visages de leur bourre molle, faisant apparaître en ce monsieur si parfaitement correct un masque de faune, en tel autre, la paupière plissée et l’allure d’un éléphant. Les femmes surtout jetaient des cris quand la toile leur présentait une face bouffie, qui leur paraissait odieusement vulgaire: «Mon portrait, ma chère, mais c’est une horreur. Je ne veux pas le voir.» La canaillerie inconsciente de certains regards, leur hébétement, il saisissait tout. Aussi était-ce, devant chaque tableau, la conflagration immédiate de son idéal aux angles durs, sans accommodements, ni compromissions, et de l’idéal mondain tout de vernis et de politesse. La folie était de vouloir les faire vivre ensemble, chacun ne pouvant entièrement absorber l’autre. Un à un, les habitués reparaissaient. Sur une banquette du vestibule, Mme Saint-Estèphe racontait à M. Peyragay son entrée en ménage. Elle avait d’abord acheté trois lustres, dont un tout petit, charmant, en forme de poire. C’était amusant, ces lustres pendus dans des pièces vides. Son mari lui avait dit: «Vous auriez pu commencer par quelque chose de plus utile!» --Madame, approuva le vieil avocat, sa redingote largement ouverte sur l’énorme surface de son gilet blanc, c’était assurément une idée de très jolie femme. Mme Lafaurie, imposante dans une robe de taffetas noir, réclama son bras. Le dîner était annoncé. Au milieu de la table, dans une corbeille d’argenterie, un massif de gloxinias répandait sur la nappe et dans les cristaux les reflets éclatants de son velours pourpre. Aux extrémités du couvert, sous de petits abat-jour soufre, les ampoules que portaient de hauts candélabres diffusaient sur les épaules et sur les smokings une lumière douce comme de l’huile. Ces candélabres, au temps où leurs branches étaient encore enflammées de bougies ruisselantes dans des bobèches, avaient appartenu à un grand-oncle de M. Lafaurie, Mgr Blandin, dont Napoléon distingua lui-même les manières et l’intelligence. Il le nomma évêque d’Agen. La corbeille aussi, et les seaux d’argent dans lesquels rafraîchissaient de précieuses bouteilles, portaient les armes de l’évêché. Autour de ce surtout massif, les pauvres chanoines, tremblants encore des orages de la Révolution, avaient peu à peu réparé leurs forces et raconté l’extraordinaire histoire des années d’exil. M. Lafaurie, par tradition, gardait encore dans sa mémoire quelques bribes éparses de leurs aventures. Il savait en tirer parti. Quand sa table réunissait une société dont l’esprit dégelait un peu, une goutte de sang gascon remontait en lui; et il lui arrivait de conter, sur le cuisinier de Monseigneur, de savoureuses anecdotes, dont la dignité même des vieilles dames était égayée. Ce soir-là, c’était M. Peyragay qui rompait la glace. Installé à la droite de Mme Lafaurie, son petit œil bleu était réjoui par la rangée décroissante des verres effilés, qui rappelaient devant chaque assiette la disposition d’un harmonica. C’était là un excellent clavier, sur lequel les grands crus feraient vibrer à l’instant choisi leur note spéciale. Aussi s’épanouissait-il, en homme qui est assuré de bien dîner et en savoure d’avance toute la jouissance. Il donnait aux maîtresses de maison des satisfactions profondes et secrètes, en ne laissant point passer un plat sans l’apprécier. Pour le célébrer, il interrompait sans fausse honte la conversation la plus apprêtée. Il en résultait souvent une détente dont tout le monde lui savait gré. Mais personne d’autre n’eût osé amplifier ainsi les louanges autour d’un melon aux côtes énormes, ou d’un lièvre à la royale dont le fumet noyait les cerveaux. Mme Lafaurie, à l’écouter, éprouvait une exaltation bourgeoise de ses sentiments. La qualité des plats qu’on servait lui paraissait se confondre avec ses vertus. Auprès de lui, enveloppée par l’expansion de sa bonne humeur, elle ne pouvait douter que sa table fût incontestablement supérieure aux plus renommées. M. Lafaurie, discrètement, donnait la réplique par-dessus le massif de fleurs éclatantes. Il fit se récrier à côté de lui une vieille dame, au visage long et parcheminé, en rappelant que la gelée de groseille accompagne chez les Allemands le lièvre rôti. Plusieurs personnes voulurent y voir une preuve de la grossièreté de leur goût; M. Peyragay, moins affirmatif, avait fait l’essai, mais la discussion ne laissa pas de doute sur l’excellence de la sauce forte. La conversation se fixa un moment sur les bizarreries spéciales à divers pays. Les personnes d’âge en profitèrent pour émettre toutes sortes de contes. Mais M. Lafaurie aiguilla habilement l’entretien vers d’autres sujets. Seguey, assis entre deux joueuses de tennis, suivait à peine leur conversation, qui allait d’une partie sensationnelle aux danses défendues par l’archevêché. Roger Montbadon, les cheveux relevés sur un front très haut, blâmait «Monseigneur». Il aurait volontiers dansé devant lui pour le convaincre. Carignan, qui dévorait des yeux les physionomies, essaya de se jeter dans ces commentaires. Mais ses propos venaient mourir sur l’épaule froide d’une de ses voisines, obstinément tournée de l’autre côté. C’était une mince et hautaine jeune fille, qui avait une figure de porcelaine rose sous des cheveux très oxygénés; son attitude en disait long sur les différences sociales que le pauvre artiste fourvoyé ne mesurait pas. Seguey pensait à un grand dîner auquel il avait dernièrement assisté à Londres. Bien qu’il se sentît las et attristé, il restait le spectateur dont les yeux sont toujours ouverts sur la vie. A deux reprises, un regard rapide de Mme Saint-Estèphe avait arrêté dans son esprit l’engrenage silencieux des comparaisons. Que lui voulait-elle? Odette, au contraire, assise non loin de lui, évitait ses yeux; plusieurs fois, comme il lui adressait la parole, elle avait paru troublée et embarrassée. Mais, à ce point de ses réflexions, le nom de Paule lancé dans la conversation le frappa soudain. Un domestique venait de faire le tour de la table, versant dans les verres un vin doré et jetant d’une voix sourde dans chaque oreille: Château-Yquem 93. M. Peyragay, mis en verve par le feu caché de ce grand vin à la fois doux et embrasé, racontait l’histoire de la jeune fille. Il y ajoutait même, emporté par l’habitude professionnelle de donner à ses récits un tour dramatique. Dans la grande lutte avec Crochard, son humeur faisait ressortir un côté plaisant. En conteur incomparable, il noircissait et il égayait, passant de l’isolement de l’orpheline à la ruse entêtée de l’homme. Ses yeux mobiles sous les cils blancs, les mouvements de sa longue barbe animaient la scène. Une rumeur dans laquelle se mélangeaient divers sentiments suivit les courbes de la table. Mme Lafaurie était indignée. A première vue, elle avait jugé que Paule s’exposait à tous les périls. Elle dépeignit la maison isolée sur le bord de l’eau. Sa mère, Mme Montbadon, une très vieille et austère dame, évoqua d’une voix blanche des choses terribles. La campagne lui faisait peur. Elle y avait toujours nourri l’inquiétude d’être assassinée. Sa figure longue, un peu chevaline, exprimait l’horreur et l’étonnement. Les idées d’autrefois frémissaient en elle: qu’une jeune fille dût se débattre seule dans de tels tracas, c’était une preuve que les temps actuels ne valaient rien; elle rappela le nom de vieux domestiques, des rochers de fidélité, mais le type en était perdu, et le voisinage des usines avait tout gâté. M. Lafaurie, en propriétaire, envisageait l’histoire sous une autre face. Ce qui le frappait, c’était le drame campagnard, la mise en marche des convoitises encerclant de loin la jeunesse et l’inexpérience: --Le paysan, dit-il, est rapace. Ses mains firent le geste d’agripper dans l’air une chose invisible: --Il veut tout pour lui! Une expression dure figea lentement son beau visage--ce visage qui avait jusque-là répandu sur la diversité des propos de table un sourire affable et épicurien. Il dissimulait un fond tyrannique. La défense de ses intérêts lui paraissait le premier devoir. C’était à la fois instinct, habitude et idée maîtresse, protestation de toute sa vie contre ce scandale: céder quelque chose. Son esprit, exercé à calculer ses propres affaires, n’avait pas été dressé à intervertir les rôles humains. On pouvait voir d’ailleurs une grandeur dans cette défense: elle représentait, en même temps que ses intérêts particuliers, des principes de droit, d’organisation sociale et des idées d’ordre. Mme Lafaurie décida que Paule aurait déjà dû renvoyer Crochard. Elle se laissait intimider. Son jeune neveu, Roger Montbadon, qui portait le ruban de la croix de guerre, fut de cet avis: si la chose avait dépendu de lui, il eût vite fait de la terminer. Ce n’était pas si difficile. M. Peyragay, plus circonspect, hochait la tête. Il connaissait l’homme. Les jeunes gens mêlèrent à ces commentaires quelques remarques humoristiques que favorisait le nom de Crochard. Seguey pensait aux anciens serviteurs qui avaient sans heurts vieilli à Valmont: d’honnêtes gens, non point très actifs, un peu négligents, mais dévoués dans le fond du cœur et dont sa mère était adorée. Installés pour toute leur vie dans des maisons éparses au bord du domaine, ils faisaient partie de la famille. Ils se souvenaient de très anciennes choses, des grands-parents morts, d’une jument: Trompette, que M. Seguey avait achetée à un officier, de l’année même où avait été plantée quelque vigne maigre et qui déclinait. Étaient-ce là des mœurs qui disparaissaient pour ne plus renaître? En face de lui, Francis Saint-Estèphe désapprouvait au point de vue mondain la situation de la jeune fille. Elle n’aurait pas dû demeurer seule. Il croyait découvrir en Paule un penchant fâcheux à ne pas tenir compte de l’opinion. Une existence pareille, dans un certain monde, ne pouvait pas être tolérée: --Cela ne se fait pas. Il confia à sa voisine que les Dupouy appartenaient à un milieu qui manquait de tact. Seguey regardait, d’une extrémité à l’autre, les deux côtés de la longue table. La dureté des jugements mondains atteignait en lui une douleur latente. Lui aussi, un jour, il serait peut-être _exécuté_. Rien ne le laverait du tort impardonnable de manquer d’argent. Puis sa pensée se fixa de nouveau sur Paule; il comprenait mieux maintenant certaines paroles qu’elle lui avait dites, et ce qui passait parfois de si triste dans ses silences. Dans un petit salon où le café était servi, M. Lafaurie, debout devant un buffet ancien, réchauffait dans sa belle main un verre rempli d’un cognac fameux. Il le fit tourner plusieurs fois, en respira longuement l’odeur, et l’inséra enfin dans sa barbe blanche. M. Peyragay, ses larges narines penchées aussi sur les effluves incomparables, développait l’éloge de Gérard Seguey: --Un garçon charmant, sympathique. Il ajouta, ménageant un sous-entendu qui s’étendait loin: --Malheureusement, sa sœur lui donnera de l’ennui. On parle beaucoup d’elle. M. Lafaurie voulut savoir ce que l’on en disait: --Vous la connaissez bien, cette petite Mme de Pontet, dont le mari montait aux courses. Un officier très brillant, qui faisait des folies au jeu. Elle-même avait une vie plutôt compliquée. Maintenant, le capitaine est mort, laissant des dettes, et elle s’accroche désespérément d’un autre côté. On raconte que ses affaires ne vont pas du tout. Et il lui chuchota, presque dans l’oreille, une histoire que M. Lafaurie écoutait attentivement. Devant le perron, Seguey, tête nue, fumait en silence. Odette, un instant arrêtée au seuil du vestibule éclairé, dans une robe blanche, était rentrée vivement, en l’apercevant. Mais il regardait d’un autre côté. Son souffle avivait régulièrement le point rouge de son cigare. Un grand massif d’héliotropes embaumait la nuit. XII Le même soir, assise devant un couvert disposé à la hâte par Louisa, Paule avait l’impression de se réveiller. La fin de l’après-midi avait suspendu en elle toute autre sensation que celle de la joie. Tandis que son poney filait sur la route, dans la fraîcheur de la nuit tombée, la vibration des minutes heureuses la maintenait au-dessus de la vie réelle. Ses pensées étaient délivrées. La griserie du bonheur et de la jeunesse soulevait son cœur. L’heure qu’elle venait de vivre lui soufflait une inspiration merveilleuse, cette première inspiration de l’amour qui ressuscite la beauté du monde. La voiture, dont bondissaient sur la route les deux roues légères, ne courait pas vers sa maison obscure mais vers l’avenir. Son âme volait au-devant d’elle. La fête de l’imagination commençait dans son souvenir. Les tristesses étaient effacées. Que lui importait la cohue des indifférents? Elle croyait emporter l’amour. Le rêve s’emparait de toutes les choses, du silence, de la solitude où elle s’était trouvée avec Seguey au milieu du monde. Le beau regard gris versait en elle sa lumière mystérieuse. Et elle oubliait que tout avait été entre eux indéfinissable. Aucun mot prononcé ne justifiait une joie si ardente; mais l’état d’esprit qui s’était profondément éclairé en elle n’avait pas commencé d’éteindre ses feux. Les pensées radieuses y descendaient naturellement comme des oiseaux dans le soleil. C’était la faute de ses vingt ans, de l’éclat des lampes, du monde brillant dont elle revenait. Son cœur, qui avait pâti en ces derniers mois, se penchait avidement sur la première sympathie trouvée sur sa route. Le désir qu’elle avait de l’amour s’y répétait merveilleusement. Quand la voiture tourna au portail, un dernier nuage couleur de rose noyait son reflet dans le miroir obscurci du fleuve. Dans le désert de la vaste salle à manger, sous l’abat-jour de porcelaine, pendu au plafond, la médiocrité de son existence commença de réapparaître. Les battements de la pendule rejetaient inexorablement dans l’ombre le monde enchanté. Ses pensées peu à peu s’affaissaient, se décoloraient: ainsi retombe le fleuve au fond de son lit, quand se retire le flot puissant qui l’a soulevé. Son regard voyait sur tout ce qui l’entourait des traces d’usure. Un grand cercle lumineux éclairait au plafond des solives brunes. La pièce, située dans un angle de la maison, rappelait les mœurs d’une vieille et simple bourgeoisie; elle était carrelée, sans luxe, meublée d’une grande armoire à linge, de chaises paillées et de deux buffets sur lesquels étaient sculptés des trophées de fruits et de gibier; les boiseries couleur de tabac, divisées en panneaux par des moulures rectangulaires, étaient décorées d’estampes qui représentaient des scènes de chasse, avec des chevaux, des chiens et des habits rouges. La soupière posée devant Paule était remplie d’une soupe rustique que recouvrait une couche de légumes. Elle remarqua une assiette ébréchée et les carafes mises sur la nappe un peu au hasard. C’était un précepte de Louisa qu’on ne doit pas être difficile. Elle prétendait, comme un grand nombre de Méridionaux, qu’il est beaucoup plus long de faire bien que mal; dans son ignorance de paysanne, qui avait surtout travaillé aux champs, elle traitait les choses du ménage selon son humeur, passant de la brusquerie à la négligence et au sans-souci. Son caractère têtu et méfiant, d’une indépendance obstinée, redoutait plus que tout au monde ce qu’elle appelait la peine inutile: --Est-ce que je sais, moi, ce que vous voulez? Ou encore: --Si vous croyez que j’ai le temps! La contradiction montait en elle, comme s’enfle le lait qui bout. Dans la cuisine qui communiquait avec la salle à manger par une porte restée entr’ouverte, elle admonestait maintenant le chat et le renvoyait à coups de balai. Un moment après, Paule l’entendit qui s’agitait devant la maison, secouant les arbustes dans lesquels des volailles s’étaient juchées, puis les pourchassant avec quantité de reproches vers le poulailler. Ces humbles détails d’une vie campagnarde, dénuée de préoccupations d’amour-propre, semblaient ce soir à la jeune fille choquants et pénibles. Ce n’était pas que cette existence toute proche de la terre et des paysans lui parût vulgaire. Elle en sentait profondément la beauté simple. Mais elle craignait que Gérard Seguey jugeât autrement: tout son être frémissait déjà devant ce regard d’homme qui se fixerait peut-être un jour sur l’intimité de sa vie; s’il la dédaignait, de cette manière presque imperceptible qui était la sienne, elle recevrait de son attitude une peine cruelle. Il y avait plus d’une demi-heure qu’elle était à table, car Louisa entrant et sortant, oubliant toutes choses, ayant laissé refroidir les plats, n’en finissait plus de souffler le feu. Paule en était impatientée: --Apportez-moi ce que vous voudrez et dînez aussi. Une souffrance sourde faisait lever dans sa vie des pensées nouvelles. Bien qu’elle ne connût encore rien du monde, elle le devinait intransigeant, prompt à rendre des arrêts implacables et définitifs. Il lui apparaissait, très vaguement encore, qu’un code particulier en règle l’esprit, tenant peu de compte des vertus profondes, mais défendant, comme le saint des saints, une certaine idée d’élégance. Seguey, qui lui semblait différent de tous, était-il aussi détaché de son milieu qu’elle le souhaitait? Ses coudes nus posés sur la nappe, elle réfléchissait indéfiniment. La lumière paisible qui descendait de la suspension baignait ses cheveux, et faisait étinceler autour de son cou un collier de jais. S’il l’aimait, elle se disait que tout cela ne compterait pas. Mais l’aimait-il? Les impressions qui tout à l’heure flambaient dans son âme s’étaient envolées. Sa mémoire même ne parvenait pas à les ressaisir. Elle n’en gardait aucune autre trace qu’une grande fatigue. La douceur qui avait un moment flotté sur sa vie, avant de s’y poser, elle la voyait mieux. Il se pouvait que ce fût seulement de la sympathie. La veille encore, elle l’eût goûtée comme un bienfait; mais sa soif, après avoir absorbé instantanément cette rosée précieuse, voulait davantage. Ses mains se nouaient sur les tresses qui encerclaient son visage de leur double anneau. Ses prunelles avaient la même nuance châtain mêlés d’un peu d’or. Les premières inquiétudes de la jalousie, sous les cils levés, répandaient leurs ombres sévères. Dans une vieille glace encadrée de chêne, placée au-dessus de la cheminée, elle regardait avec anxiété son visage émerger de l’ombre. L’image trouble, un peu déformée, ne la rassurait pas. Elle en aimait pourtant l’expression, cet air de droiture et de dignité où son âme se reconnaissait. Mais elle pensait à ces autres femmes, parées, séduisantes, qui devaient dans le grand salon de Belle-Rive entourer Seguey; l’éclat subtil qui rayonnait d’elles jetait de loin une lumière railleuse sur sa propre vie. Une fois entrée en elle, cette idée ne la quitta plus. Elle voyait, dans l’obscurité du jardin, le rez-de-chaussée illuminé: au milieu des groupes, elle croyait découvrir Seguey. Mme Saint-Estèphe était près de lui, un peu renversée, avec ses yeux comme deux fleurs sombres dans son teint d’or; sa robe coulait en plis souples sur le canapé, à la place même où Paule était tout à l’heure assise; un grand coussin de guipure traînait à ses pieds. Ils causaient tous deux familièrement. Et à les revoir, dans l’attitude où elle les avait aperçus à son arrivée, une souffrance grandissait en elle, s’exaspérait de l’impossibilité où elle se trouvait de ressaisir cette chose fuyante, déjà évadée, que son cœur avait cru sentir. La lune légère et comme transparente pouvait bien verser sur l’eau descendante son charme de rêve. Le ciel était clair sur les vignes et sur le coteau; les blanches maisons du dix-huitième siècle s’endormaient dans leurs bouquets d’arbres; près du vaisseau feuillu de l’île, partageant la nappe du fleuve, les feux égrenés de quelques pêcheurs semblaient des veilleuses. L’aboiement d’un chien en faisait éclater d’autres de loin en loin. Mais cette atmosphère de paix sur les choses, Paule ne pouvait ni la voir ni la respirer. Elle ferma les volets du salon, posa sur une petite table octogonale la lampe allumée, et s’enfonça dans la bergère tournée vers la cheminée. De temps en temps, ses yeux se levaient vers la pendule en bronze doré. Les aiguilles inégales élargissaient lentement leur angle: dix heures un quart... Dix heures vingt. Il était là-bas. On prenait le thé. Elle imaginait sa pensée distraite, son regard posé sur des visages, sur des sourires qui le lui volaient. Tous, ils avaient été auprès de lui la journée entière. Il en serait ainsi demain, et tous les jours qu’il resterait à Belle-Rive, une semaine encore. Elle l’avait à peine approché qu’il lui échappait. Les circonstances se réunissaient pour le lui reprendre. Elles lui arrachaient sa pauvre parcelle de bonheur, et son illusion n’avait plus la force de souffler sur cette étincelle. Que pouvait-elle être pour lui? Il était élégant, recherché, d’une culture qu’elle devinait rare. S’il était ruiné, ce qu’elle ne savait pas d’une façon précise, il n’en avait pas moins l’habitude d’une vie raffinée. Les milieux les plus brillants lui restaient ouverts. S’il avait été simple et bon pour elle, n’était-ce pas en souvenir de son enfance? Elle allait parfois à Valmont. Elle lui rappelait des étés anciens. Peut-être aussi sa solitude lui inspirait-elle une pensée délicate et compatissante? Mais qu’il y eût en lui, dans ce front impénétrable, dans toute cette nature mesurée, discrète, une préférence incompréhensible, elle ne le croyait plus. Elle avait si peu de confiance en elle. Les femmes qu’elle avait vues dans l’après-midi, les jeunes filles mêmes, avaient le culte de leur beauté. Longuement, elles devaient l’étudier, la perfectionner, développant dans leur personne et dans leur esprit ce désir de plaire qui est un goût avant d’être un art. Elles excellaient à s’en servir. Cette habileté donnait de l’assurance à celles-là mêmes qui eussent pu paraître moins favorisées; et elle enviait ce soin heureux dont chacune portait le secret, suggérant l’impression que tout en elles était précieux, digne d’admiration. Elle seule ne savait pas. Son esprit exagérait singulièrement ce charme mondain qui lasse si vite. Sous la physionomie que chacun se fait, elle ne découvrait pas les traits véritables. Qu’eussent-elles été, ces jeunes femmes, sans l’adulation qui les enivrait? C’était pour elles une si grande force de se sentir heureuses et fêtées. Mais ce pouvoir d’attirer les yeux, d’accroître par sa seule présence le plaisir de vivre, Paule était persuadée qu’elle ne l’aurait jamais. Un désir lui venait maintenant, grandissant et désespéré, de ne plus voir personne. Le lendemain, le soleil levé dans le brouillard réveilla son tourment caché. Dans le cuvier, aux murs noircis par l’humidité, un charpentier réparait la poutre que traversait la vis du pressoir. Le toit aussi était vieux, rongé. Toutes les choses criaient le besoin qu’elles avaient de soutien, de réparations. Paule voyait là une tâche trop grande devant laquelle sa bonne volonté restait désarmée. Près de l’écurie, le père Pichard, la tête branlante, répétait pour la cinquantième fois depuis le matin qu’une échelle avait disparu. La veille encore, il l’avait vue là, dans une encoignure! Saubat, à son habitude, écoutait sans vouloir se mêler de rien. Mais Octave, planté devant le vieux, s’excitait beaucoup: --Vous l’avez vue. Allez la chercher. Il avait levé sa main épaisse comme un battoir: --Ce n’est pourtant pas moi qui l’ai prise! Sa femme de loin lui faisait des gestes. Il tourna le dos: --Bourrique, va! Paule rentra, trop lasse pour approfondir ce qui s’était passé. Chaque jour, d’ailleurs, il lui fallait s’apercevoir que des objets indispensables ne pouvaient plus être retrouvés. Dans le grand salon carrelé, devant le cercle des fauteuils vides, elle recommença de songer indéfiniment. Ses yeux découvraient partout des signes de déclin. Un certain pathétique frappait son esprit, cette âme des choses qui avoue la vieillesse, la défaite, les abandons. Il y avait autour d’elle tant d’héritages accumulés! Au-dessus de la cheminée, dans le cadre écaillé d’un ancien trumeau, une nymphe aux chairs d’ivoire, une étoile au front, trempait son pied dans un ruisseau gris. Paule devinait que Seguey y aurait avec plaisir arrêté ses yeux. Il eût aimé aussi, entre les fenêtres, les belles consoles. Les autres meubles paraissaient un peu disparates. Les fauteuils à médaillon auraient sans doute été de son goût, mais le velours en était fané; plusieurs générations de chiens y avaient dormi. Des traces d’usure, entre les meubles, formaient sur le tapis d’Aubusson des sortes de sentiers; devant la cheminée, une partie de la rosace s’était effacée et montrait la trame. Cette vie, qui peu à peu se retirait de toutes les choses, elle se sentait impuissante à la ranimer. Il aurait fallu qu’on l’aidât. Mais celui qui l’eût soutenue de son regard et de sa pensée, comme il était loin! Comme il lui semblait étranger! XIII Les propriétés qui bordaient le fleuve présentaient sur le chemin de halage de très beaux portails. La composition en était variée et harmonieuse. Leurs larges coupures, dans le soubassement foncé d’une haie, découvraient la vue des jardins. Le soleil, levé derrière le coteau, venait se coucher en face d’eux. Leur plus belle heure était celle où la lumière horizontale les fardait de rose. Les gens de goût se plaisaient à les comparer. L’un d’eux surtout était renommé: une longue grille peinte en bleu de roi, entre deux piles cylindriques. L’une et l’autre, de belle pierre blanche éblouissante, élevaient sur un fond de feuillage, au-dessus d’une double couronne de moulures, une urne renflée à la base et enguirlandée que coiffait un couvercle de cassolette. Le portail de Belle-Rive déployait, sur une longueur de cinquante pas, un grand décor d’architecture. Quatre piliers de pierre blanche aux cannelures régulières, sculptés à la base de feuilles de chêne, partageaient la claire-voie de barreaux effilés en pointes de lance. Ces beaux fûts du dix-huitième siècle, terminés par un large chapiteau carré, portaient des coupes très évasées. Des têtes de béliers y retenaient des cordons de fruits. Cet ensemble s’appuyait, à droite et à gauche, sur deux petites tribunes bordées de balustres. On y accédait par un escalier à rampe ajourée, dont le pilier de départ s’ornait d’une corbeille débordant de fruits. Bâties en pierre blanche mélangée de briques, elles formaient en face du grand paysage d’eau et de verdure deux terrasses charmantes. Les habitués de Belle-Rive s’y isolaient volontiers le soir. Il était rare de n’y pas trouver au soleil couchant des groupes accoudés. Tout l’après-midi, on voyait entre la maison et le fleuve une lente circulation. Les gens qui manquaient d’imagination vantaient la beauté de l’allée d’ormeaux. Elle était très belle en effet. Sa voûte s’allongeait, haute et régulière, entre deux plus étroits couloirs de verdure qui aboutissaient aux terrasses. Une atmosphère bleue flottait sous ses branches. Francis Saint-Estèphe faisait volontiers les honneurs de cette grande allée. Il avait à son sujet un répertoire de phrases dont sa femme était excédée. Dès qu’il parlait de perspective et de point de vue, elle mettait entre eux une bonne distance. Il était rare, d’ailleurs, qu’elle consentît à l’écouter: à travers le déroulement des phrases ternes, son esprit fuyait, vagabond; il en était mécontent et déconcerté. Ce jour-là, après le déjeuner, il essayait d’avoir son avis sur une question qui le tourmentait. Sa belle-mère, Mme Lafaurie, qui comptait donner avant son retour à Bordeaux deux ou trois grands dîners, l’avait prié de dresser la liste des invités; et il hésitait, préoccupé de grouper les gens sans faire une faute: --Croyez-vous, ma chère amie, que nous puissions inscrire dans la première série M. Dubergier? C’est un homme charmant, qui nous a rendu pendant la guerre de très grands services, et que j’apprécie personnellement. Mais, aux dernières élections, il a eu la faiblesse de soutenir ce Louis Macaire, un homme d’hier, un spéculateur, que personne de notre monde ne devrait connaître. M. Le Vigean, que votre père désire inviter aussi, l’a beaucoup blâmé. Si nous lui imposons de le rencontrer, il trouvera peut-être que nous manquons de tact. Le soleil de quatre heures étincelait sur l’argent du fleuve. La jeune femme, nonchalante et souple, le coude appuyé sur sa robe paille, regardait dans l’allée d’ormeaux. Seguey y faisait une lente promenade à côté de Paule. Deux fois déjà, ils l’avaient parcourue dans toute sa longueur; maintenant encore, ils s’éloignaient sous la voûte verte, et après avoir guetté tous leurs mouvements, surpris quelques-unes de leurs expressions, elle dissimulait un brûlant dépit. Il insista: --Vous ne me dites pas quel est votre avis? Elle tourna lentement vers lui ses yeux assombris: --Je pense que cela lui sera tout à fait égal. Et comme il restait perplexe, craignant qu’elle jugeât trop légèrement: --Invitez-le, ne l’invitez pas, que voulez-vous que cela me fasse? C’est insupportable de prêter à tout le monde ce petit esprit! Son regard se fixait de nouveau sur la légère robe noire qui s’en allait au bout de la nef immense; Seguey aussi, très rapproché d’elle, semblait marcher vers une éblouissante vision de lumière. Cependant, Saint-Estèphe, le front penché sur la table ronde du jardin, développait ses explications. Elle l’interrompit avec impatience: il était le seul à s’embarrasser de questions qui comptaient si peu. Cette élection, personne ne s’en souvenait. Il protesta d’un geste navré de ses mains pâles. Les moindres obligations mondaines étaient pour lui d’importantes choses, les seules dont eût jamais été occupée sa tête légèrement déprimée aux tempes, déjà grisonnante, qui avait rendu tant de saluts, et revêtu fidèlement, suivant les jours et les milieux, un air assorti aux événements. Il était de ceux qui ne sourient jamais aux enterrements, et qui présentent dans la cohue des mariages une figure discrètement épanouie, sur laquelle les félicitations semblent fleuries d’avance. Sa seule attitude, empressée ou condescendante, eût indiqué l’exacte valeur mondaine et sociale de la personne à qui il parlait. Son cerveau, qu’éclairait une lumière grise, était entièrement rempli de compartiments, de longue date classés et hiérarchisés, dans lesquels s’accumulaient les renseignements acquis pendant toute une carrière de vie mondaine, et où il puisait immédiatement ce qu’il eût été si honteux de ne pas savoir sur les familles, les alliances, les relations, et les fortunes. Sa science de ces choses était infaillible. Il la tenait soigneusement à jour, informé de toutes les nuances de l’opinion, sachant quelles personnes prenaient du relief dans la mobile géographie de la société, quelles autres y perdaient peu à peu leur force attractive. Il suivait tout cela comme d’autres le cours de la Bourse ou le taux du fret. Il n’avait jamais manqué l’envoi d’une carte. Une élection au cercle était pour lui un événement: il en discutait à l’avance l’opportunité, avec l’humeur opiniâtre d’un homme dont toutes les idées sont en mouvement. Une infraction au code établi lui aurait paru une menace à sa propre situation. Il s’en défendait avec âpreté. Son idéal était si profondément pétri de ses préjugés que la moindre atteinte à l’un d’eux eût été une blessure aux sentiments de toute sa vie. Dès sa jeunesse, à l’âge où il choisissait ses premières cravates, il répondait à ceux qui l’interrogeaient sur son avenir: --Je veux être un homme du monde. Il le voulait, comme d’autres décident d’être notaire ou diplomate. Toutes ses ambitions se cristallisaient autour de l’image, invinciblement séduisante, de l’homme qu’environne un murmure discret de considération et de sympathie. Sa femme lui disait: --On aurait dû faire de vous l’introducteur des ambassadeurs. Sa femme, elle, ne jouait jamais sa partie dans le même ton. Beaucoup plus jeune, d’un esprit libre et prime-sautier, elle n’avait d’abord vu en lui qu’une grande fortune; depuis, ayant eu le loisir de le regarder mieux, elle l’avait trouvé ennuyeux. Dans le monde, où il se préoccupait d’être irréprochable, elle prenait sa revanche de très jolie femme. Insatiable d’hommages et d’adulation, elle avait pourtant le goût des natures fines, de celles surtout qui lui résistaient. Depuis que Seguey était à Belle-Rive, le plaisir qu’elle aurait eu à le capturer l’occupait beaucoup. C’était un divertissement d’été, dont elle avait réglé d’avance les péripéties. Elle ne menait jamais jusqu’au bout cette sorte de jeu, mais trouvait à le conduire, et à l’arrêter, le genre d’émotion qui lui convenait. Seulement, cette fois, elle se voyait déçue et dupée. Les allées et venues des deux jeunes gens, sous les grands ormeaux, faisaient tressaillir son orgueil blessé: ce dilettante, ce raffiné, qu’elle avait cru si difficile, voilà donc la surprise qu’il lui réservait! Il l’avait vue venir, la svelte jeune fille, dans sa robe unie et flottante. Son visage était pâle comme une perle sous la transparence d’un grand chapeau d’étoffe légère. Elle avait ses deux mains gantées. Et comme elle montait les marches du perron, il l’accueillit d’un regard qui la pénétra de douceur et d’apaisement. Dans un petit salon dont la porte était ouverte sur le vestibule, M. Peyragay jouait au bridge avec M. Lafaurie et deux vieilles dames. Le grand avocat, comme ils passaient, les avait d’un signe priés de l’attendre. Paule pensait que le geste s’adressait à elle. Mais, la partie finie, il avait entraîné Seguey: --J’ai à vous parler. Elle les avait vus s’installer un peu à l’écart sur une banquette du vestibule. Aux premières paroles, M. Peyragay tourna vers Gérard une physionomie sérieuse et professionnelle; sa voix sonore s’était assourdie: il s’agissait des affaires de sa sœur. Il protesta qu’un sentiment d’amitié lui commandait de le prévenir: l’ignorance pour lui n’était plus possible. Cette fois, le jet de lumière que Seguey redoutait depuis bien des jours allait l’aveugler. De sa main grasse, toute parsemée de taches de rousseur, le vieil avocat commençait de tourner le disque terrible. Seguey eut l’impression qu’il chancelait au bord d’un abîme. Son visage se faisait hautain: --Comment savez-vous? Il n’acceptait pas qu’un autre pût connaître avant lui des affaires qui étaient les siennes, celles de sa famille, et qu’il avait eu la faiblesse de ne pas sonder. Il lui était intolérable de penser qu’elles étaient déjà divulguées et presque publiques. De quel droit venait-on jouer auprès de lui le rôle de fâcheux? Était-il si aveugle, au jugement de tous, qu’on crût nécessaire de l’avertir charitablement? Son être frémissait d’orgueil et d’humiliation. M. Peyragay fit un geste qui semblait imposer silence à ce qui n’était pas le fond de l’affaire: --Votre sœur est venue me voir. Puis, avec une sympathie sincère: --Ah! mon pauvre ami! Il raconta qu’elle l’avait consulté la veille, au sujet de plusieurs billets qui étaient près d’arriver à leur échéance; des billets signés par le capitaine, quelques jours seulement avant sa mort, et pour lesquels il avait obtenu la signature de sa femme. Seguey protesta: --Nous avons déjà payé trois fois. Ma mère s’est presque ruinée. Valmont, notre hôtel du Cours du Chapeau-Rouge, tout y a passé. M. Peyragay eut un geste de réprobation. Le capitaine s’était conduit comme un misérable. Seguey réfléchissait: --Mais elle, elle, comment a-t-elle toujours cédé? Elle a deux enfants. La dernière fois, ma mère avait exigé la promesse qu’elle ne donnerait plus aucune signature. M. Peyragay leva vers le plafond ses petits yeux qui avaient plongé dans tant de ruines et de vies défaites: --Elle ne pouvait pas agir autrement. Puis rapidement, d’une voix plus basse: --Voyons, Seguey, vous êtes un homme, vous me comprenez. Si votre sœur avait refusé, dans la situation où elle se trouvait, son mari n’aurait pas hésité à faire un scandale. Cette liaison qu’elle traîne toujours, il la connaissait. Non, ne l’accablez pas, ne jetez pas la pierre; demain, elle n’aura peut-être plus que vous. Il avait appuyé sur ces derniers mots d’une manière significative. Un nom était sur ses lèvres qu’il eût aimé dire. Mais Seguey, le visage aride, s’était détourné: la vérité lui brûlait le cœur. Certes, s’il avait voulu savoir davantage, M. Peyragay eût été amplement communicatif. Il suffisait de le regarder pour voir que son information était abondante. Un certain orgueil se dégageait de toute sa personne, primant des sentiments d’amitié pourtant très réels; devant une affaire passionnelle, et alors même que sa bienveillance la déplorait, il redevenait le vieux spécialiste au flair infaillible; son geste ne pouvait s’interdire de soulever des vagues d’émotion. Mais Seguey s’était ressaisi: --Pouvez-vous me dire quelles sont les sommes? --Quinze et vingt mille francs. Si vous voulez payer, ou essayer d’une transaction, il faut que ce soit avant le 30. Seguey réfléchissait: huit jours pour agir... Il rentrerait à Bordeaux le lendemain. Son attitude montrait qu’il considérait l’entretien comme terminé. Mais, au moment où il se levait, M. Peyragay le retint: s’il n’avait pas immédiatement des fonds disponibles, peut-être pourrait-il s’adresser à M. Lafaurie? Seguey se redressa: --Je ne lui ai jamais rien demandé. M. Peyragay le savait bien, et aussi que la veille encore toute démarche de ce genre eût sans doute été inutile, mais M. Lafaurie lui-même l’avait chargé de cette négociation, qui devait avoir l’avantage de placer Seguey sous sa dépendance. Un télégramme venait de lui apprendre la mort de l’agent qui dirigeait son comptoir, à la Martinique; et, dans l’embarras où il se trouvait, ne disposant de personne qui pût partir immédiatement, il avait pensé à Gérard. Le garçon lui plaisait. Il parlait peu, mais toujours avec un remarquable esprit de finesse. M. Lafaurie détestait les gens qui portent dans les affaires des façons tranchantes. Seguey, lui, avait de «la race»; petit-fils d’un grand armateur, il appartenait à la caste qui était la sienne et pouvait faire un chef de maison. M. Lafaurie croyait à l’atavisme. Il était aussi extrêmement jaloux de son autorité, prompt à prendre ombrage, et distinguait tout l’intérêt qu’il y aurait pour lui à tenir complètement en main ce garçon très intelligent et très délicat, scrupuleux peut-être, qui se sentirait les bras liés par une obligation matérielle. Que Seguey acceptât cet argent--et peut-être y serait-il forcé--il était désormais à lui, fixé pour longtemps, pour toujours peut-être, dans une situation qu’il lui ferait large, mais subalterne. Trop habile pour se découvrir lui-même immédiatement, il avait chargé M. Peyragay de le pressentir. L’affaire de Mme de Pontet venait à point pour précipiter une décision qu’il voulait rapide. Il comptait sur l’émotion du premier moment, le bouleversement d’une nature qui avait de son nom un respect extrême. Cette fois encore, Seguey ne laisserait pas glisser sa sœur dans la boue, dût-il y tout perdre. C’était le reflet de ces impressions sur son visage que surveillait M. Peyragay. Toujours optimiste, heureux de voir les choses s’arranger vite et facilement, il n’avait pas pénétré d’ailleurs ce que cette offre dissimulait de calculs sagaces. Il avait hâte d’en venir au fait. Mais Seguey ne s’y prêtait pas. Ainsi, M. Lafaurie était au courant et tous les autres aussi sans doute. On lui faisait offrir de l’argent. Pourquoi? Dans quel but? Quelle était la combinaison qui s’organisait et le jugeait-on assez naïf pour croire aux protestations d’amitié, aux bonnes paroles, quand il savait ce que coûtent dans le monde de tels services? L’affection seule, le dévouement vrai et indiscutable les peuvent offrir. Mais il ne s’agissait pas de cela, il le sentait bien. La vie et les affaires sont choses brutales où le sentiment fait triste figure. S’il fallait payer, il paierait lui-même. Paule passant à ce moment devant le perron, il éluda la fin de l’entretien. M. Peyragay, puissant et massif, l’accompagna jusqu’à la porte: --Je vous reverrai. Il les regarda s’éloigner. L’idée lui vint que dans le plan si bien agencé, cette jeune fille était l’imprévu: qu’il y eût entre eux un sentiment vif, toutes les suppositions se trouvaient déplacées, l’issue incertaine. Ils s’étaient enfin rejoints, et s’éloignaient dans la grande allée, Seguey s’excusait: --Je vous voyais. J’aurais bien voulu vous rejoindre, mais avec M. Peyragay, il n’y a pas moyen de finir... «Il a été retenu. Ce n’est pas sa faute», pensait Paule qui avait erré pendant une demi-heure, pleine d’anxiété et de confusion. Il voulut savoir si elle venait souvent à Belle-Rive: --Les Lafaurie reçoivent beaucoup. A la campagne, les visites sont une distraction... Odette sans doute est votre amie. --Oh! non, protesta Paule, je ne viens pas souvent; aujourd’hui, c’est pour cet été la dernière fois. Il entendait bien qu’elle voulait dire: «Quand vous serez parti, on ne me verra plus, c’est seulement à cause de vous.» Le ton de sa voix était un peu douloureux et désabusé: --Odette n’est pas mon amie. Pour se plaire dans le monde, il faut se contenter d’une certaine amabilité superficielle. Seulement, pour moi, un peu, ce n’est rien. Les gens veulent surtout que tout soit facile, et que personne ne les dérange ou ne les ennuie. Moi, si j’avais des amis, j’aimerais me gêner, me fatiguer pour eux; ce serait mon bonheur de donner beaucoup. Mme Lafaurie, qui est très aimable pour moi, m’invite volontiers si elle me rencontre, elle n’aurait pas l’idée de m’écrire. Odette est très gentille, mais elle n’a pas besoin de moi; elle ne peut vivre que dans une bande de jeunes gens et de jeunes filles; elle n’aime pas causer. Si je venais trop souvent, je l’ennuierais. Ce n’est pas l’amitié, cela. C’était la première fois qu’elle parlait si longuement à quelqu’un, si intimement, mais Seguey était encore pénétré par les pensées brûlantes que M. Peyragay avait suscitées. Il écoutait mal. Peu à peu, ce grand désir de sincérité l’atteignait pourtant. Il la regarda. Les yeux brun clair tournés vers lui étaient baignés d’un regard d’amour. Elle continuait, comme si elle eût voulu, une fois au moins, aller au bout de cette pensée: --Avoir des amis, c’est être sûr qu’on est aimé, qu’on ne gêne pas, qu’on peut entrer avec confiance dans une maison qui vous est ouverte. Il semblait qu’elle eût déjà lutté longuement contre ce mensonge des apparences, dont se contentent tant d’autres natures: «Ce n’est pas bien prudent, lui disait-il, avec une amertume soudaine, de vouloir seulement ce qui est vrai, d’aller jusqu’au fond. On s’expose à des déceptions.» Un groupe de jeunes femmes passa tout près d’eux. Odette Lafaurie les accompagnait; elle portait en travers devant elle une raquette de tennis, son pas enroulait sa robe lâche autour de ses jambes. Seguey continuait: --Dans les relations, la plupart des gens apportent seulement des préoccupations d’intérêt ou de vanité. On recherche telle personne parce qu’elle est le lien qui vous rattache à certains milieux. Elle marchait à côté de lui, les yeux maintenant baissés. Est-ce que lui non plus ne comprenait pas? Elle, si fière, qui demandait tout, elle était disposée avec lui à se contenter de très peu de chose... --Chez vous, dit-elle enfin, je n’étais pas intimidée. Votre mère accueillait si bien. J’aurais aimé revenir sans cesse, rester plus longtemps. Elle se rappelait être allée à Valmont un jour où les vendanges devaient s’achever. Plusieurs jeunes filles tressaient des guirlandes; dans la grande porte du cuvier ouvert, Mme Seguey avait fait suspendre une touffe d’asters et d’hélianthus... --Oui, dit Seguey adouci et se souvenant, elle aimait que tout fût joli. Il revoyait ces réjouissances. Après quinze jours de gaieté et de soleil, de branle-bas dans toute la maison, les vendanges se terminaient dans une grande fête. La charrette chargée de bastes entassées, dont la plus haute pavoisée de pampres, rentrait au milieu des rires, des chants, dans un cortège d’enfants qui écrasaient sur leurs joues les dernières grappes. Sa sœur était là aussi, petite fille, en robe claire... Le soir, conduite par le doyen des paysans, la troupe venait en procession offrir aux maîtres un bouquet énorme... «Comme il se souvient de tout cela», pensait Paule. Elle était heureuse d’avoir touché une partie de son cœur restée si sensible. Dans la douceur de cette intimité naissante, elle se sentait de nouveau revivre: ce jour-là, le visage éclairé, les mouvements recueillis et tendres, elle était jolie... Ils venaient de faire volte-face au bout de l’allée, près d’un grand massif de cannas aurore. Pour revenir au fleuve, ils s’engagèrent dans un des étroits couloirs de verdure. La lumière filtrée par les feuilles y était blonde et dormante. Gérard s’était un peu rapproché de Paule; il se voyait l’attirant à lui, couvrant de baisers ce visage altéré d’amour. Il n’y avait personne dans la petite tribune de pierre et ils y montèrent. Le ciel palpitait devant eux comme un abîme de lumière. Elle s’était accoudée et ne disait rien, les yeux fatigués par l’immense éblouissement. Des barques passaient. Elle se sentait comme en dehors de la vie, au-dessus des choses... Un bruit de pas dans les feuilles mortes la fit tressaillir. Ils se retournèrent. Mme Saint-Estèphe, quittant vivement un jeune homme qui l’accompagnait, alla vers Seguey: --Il m’a été dit que vous aviez l’intention de partir demain? Sa voix, qu’elle s’efforçait de rendre ironique, tremblait légèrement de contrariété. Il répondit, avec les formes habituelles de la politesse que des affaires le rappelaient. Elle affecta de ne rien en croire: les hommes se retranchaient toujours derrière ce prétexte. Elle revenait vers la maison et ils la suivirent. Dans le jardin, comme elle ouvrait une ombrelle verte, Odette, qui paraissait nerveuse et bouleversée, arrêta sa sœur. Elle voulait savoir s’il était vrai que Gérard Seguey allait partir. --Il le dit du moins, répondit Gisèle, qui la regarda comme si une idée subite frappait son esprit. Un peu en arrière, Seguey disait à Paule: --Vous vous en allez? Je pensais vous voir davantage. Ici, je sais, c’était difficile. Si vous le vouliez, je pourrais aller vous dire adieu demain, dans la matinée. XIV Seguey refusa la voiture qui devait le raccompagner. La veille, à la fin de la soirée, il avait pris congé de ses hôtes, et demandé que ses valises fussent transportées à la gare dans la matinée. Quant à lui, il préférait marcher un peu avant de partir. Personne ne pensa qu’il voulait monter à Valmont. Tout en s’éloignant, il revoyait les heures de la veille; Paule, en face de lui, sur la petite terrasse, pâle d’amour. Elle aussi, infiniment seule, se débattait dans les tristesses. Il aurait voulu l’attirer à lui et l’apaiser entre ses bras; mais, dans cet abandon, ne consommerait-il pas sa propre défaite? La vie l’entraînait. Vers quels lendemains? Il revivait aussi une tout autre scène, qui avait éveillé en lui un monde de pensées. C’était le soir, après le dîner. Il avait vu M. Lafaurie venir à lui, souriant, affable. Dans le petit salon, où le vide s’était fait autour d’eux immédiatement, l’entretien avait commencé sans préliminaires: la proposition que M. Peyragay était évidemment chargé de lui transmettre, mais que sa froideur avait arrêtée, M. Lafaurie la lui avait faite du ton le plus aimable; rien d’autoritaire ne se dégageait de sa personne à ce moment-là, aucun désir de rappeler combien la situation présente de Seguey était difficile; au contraire, toute la bonne grâce que cet homme si fin savait déployer: «Je serai heureux de vous avoir,» disait l’expression bienveillante de son beau visage. Tout de suite, il le traitait en collaborateur, mélangeant agréablement les louanges aux indications: --Cette sorte d’affaires, vous la connaissez. Vous ne seriez pas le petit-fils d’un homme que Bordeaux n’a pas oublié si les questions d’armement vous restaient fermées... Vous n’avez jamais été là-bas... C’est parfait. Vous n’y apporterez pas d’idées préconçues. Chez moi, on a toujours eu une défiance extrême des gens qui prétendent tout savoir d’avance. D’ailleurs, avec votre tact, vous verrez vite ce qui en est, et que l’essentiel est de pénétrer les gens et les choses. Dans ces pays, il y a toujours beaucoup d’intrigues, de consciences douteuses ou malhonnêtes, mais vous n’êtes pas de ceux qui tombent dans les pièges, et ma proposition vous montre assez quelle confiance... Certes, il n’était pas de ceux qu’on joue aisément. Tant de manières charmantes ne lui avaient pas dissimulé qu’il serait là-bas en sous-ordre, et que le petit-fils de Jean-Jacques Seguey tomberait au rôle d’employé supérieur, d’employé pourtant. Cette situation, dont M. Lafaurie disait habilement qu’elle était brillante, elle l’enchaînait au char d’un autre. Les apparences ne le trompaient pas. Le même homme qui était hier si séduisant pour le conquérir, resserrerait demain sur lui une poigne de fer. Il travaillerait à sa fortune. Entre cette maison et la sienne, une rivalité autrefois avait existé dont il retrouvait dans sa sensibilité les traces profondes. Voilà de quelle façon elle se terminait aujourd’hui en lui. La défaite encore, et irrémédiable! Dans de telles ruines, que pouvait-il d’ailleurs rebâtir? Ses paupières battirent. A Valmont, n’était-ce pas encore cet air de désastre qu’il allait trouver? Le village, qu’il dut traverser, avait son air de gaieté et d’animation. La journée commençante le rafraîchissait de ses brises. Le soleil le baignait de ces ondes argentées qui font si brillantes les heures du matin. On voyait là, des deux côtés de la route départementale, une cinquantaine de maisons rangées. La gare avait été bâtie au fond du vallon. La Pimpine coulait auprès d’elle, baignant les chevaux que l’entrepreneur de charrois y faisait descendre et entraînant vers la Garonne des flottilles de canards que les ménagères allaient chercher dans les oseraies. Le petit cours d’eau passait sous la route, au bas de la côte, à l’endroit où avaient été bâties les premières maisons. Celle du pharmacien, par crainte des inondations, avait été élevée sur une plate-forme de ciment qui formait un bastion au bord de la rue. En haut de la montée, dominé par le clocher de l’hospice, le rocher feuillu fermait la vue. Il regardait toutes choses avec une émotion singulière, comme pour les pénétrer jusqu’au fond et s’en souvenir. Il n’avait jamais remarqué combien une petite épicerie sombre, à droite de la route, paraissait paisible et somnolente, avec sa vitrine encombrée de sabots, de pelotons de ficelle, d’engins de pêche, et les bidons d’essence posés sur un banc. Trois pas plus loin, étalant ses grandes devantures vitrées à un carrefour, en face d’une petite place en terrasse plantée de trois platanes et d’une croix de fer, un vaste établissement d’alimentation représentait dans le village l’activité et la vie moderne. Déjà grondait, le long du trottoir, la trépidation d’un grand camion automobile surchargé de sacs. On le sentait prêt à s’élancer sur toutes les routes, fait pour l’élargissement des affaires et pour la richesse. Dans le bureau de tabac, qui était aussi un cabaret, deux ou trois paysans buvaient du vin blanc. Seguey se rappela combien cette petite salle débordait le dimanche de fumée et de vie bruyante; c’était là le réceptacle des passions qui secouent les hommes, la politique fermentait au fond des gros verres, toutes les questions qui n’échauffent bien que lorsqu’on est plusieurs à les discuter, avec du vin et du tabac. Il quitta la rue pour s’engager dans un chemin creux qui s’élevait au flanc du coteau. Encaissé, bordé d’un côté par un haut talus, il longeait le mur du couvent. A travers le portail, Seguey aperçut deux religieuses qui portaient un chaudron de cuivre. Elles avaient, sur leur robe brune, un tablier bleu. Dans le jardin, des volubilis couleur de saphir fleurissaient sur une barrière; quelques vieillards étaient assis: une femme trottinait, les cheveux tirés, sa jupe de pauvresse découvrant des bas de coton blanc dans de gros chaussons de lisière. Une pensée grandissait qui lui cachait ce ramassis de vies misérables. Lui aussi souffrait d’une de ces douleurs qui ne s’avouent pas. Qu’y-a-t-il dans les plaies que nous font les questions d’argent? Quelle humiliation les corrode pour que la volonté s’exténue à les cacher sous les vêtements, comme cette bête qui rongea les entrailles du héros antique sans qu’il se fût trahi par un cri? Les amis mêmes ont le geste instinctif de s’en détourner. Seguey se demandait s’il en découvrirait tout à l’heure quelque chose à Paule. Devant elle, ne serait-ce pas aussi se diminuer? Les attendrissements lui faisaient horreur. Mais que ce pays était beau! Au-dessous de lui, le grand paysage était étendu, vert au premier plan, puis baigné au delà du fleuve de lumière bleue. En bas du coteau, la palud se divisait en prés et en vignes, avec des rangées d’arbres fruitiers qui bordaient les chemins de propriété. Les maisons étaient posées dans les feuillages. Dans les lointains commençaient les pins, et les huit pylônes d’un poste de télégraphie aérienne dressaient sur l’horizon des silhouettes presque chimériques. Quand Valmont fut sur le point de lui apparaître, il se surveilla, observant vis-à-vis de lui-même les règles de modération qu’il s’était fixées, mais une grande tristesse l’envahit dès qu’il vit la façade blanche et les contrevents fermés. Il se rappela le jour où là maison avait été vidée de ses meubles. Tout l’après-midi, devant le perron, les paysans attroupés regardaient descendre les sommiers, les armoires et les ciels de lit. Il tourna dans une allée bordée de lilas. Derrière la maison, un noyer d’Amérique, léger feuillage agité et mêlé de jaune, avait jonché la pelouse de grosses noix vertes. Il en ramassa une, respira son odeur de poivre, et la rejeta. Il se tint à l’écart des communs, ne voulant pas être reconnu. Un coin du jardin était marqué par un colombier, en bas duquel se trouvait une pièce remplie de ferraille et de vieux outils. Un pigeon posé sur une planchette le regarda passer; il était blanc, la queue relevée; son œil paraissait dur dans une peau rouge. En un quart d’heure, il eut tout revu. Que ce jardin paraissait désert! Mais puisque sa mère n’était plus là, puisque jamais ne reparaîtraient sur la prairie son parasol de coutil rayé et sa chaise longue, que venait-il chercher ici? Valmont n’existait plus que dans sa mémoire. Que valait la réalité auprès de tant d’images descendues en lui, parmi lesquelles son cœur n’épuiserait jamais la déchirante douceur de se souvenir? Partout les vendanges étaient commencées. Depuis le début de septembre, chacun s’occupait des préparatifs. On avait balayé les cuviers, arrosé les cuves, et mis à l’air tous les ustensiles. Dans les vieux pressoirs, un ouvrier accroupi avait soigneusement mastiqué les joints, étalant avec une palette de bois un ciment rouge mélangé de suif qu’il faisait fondre dans un poêlon. Il s’en dégageait une odeur de cire qui se mêlait à celle des murs humides. Dans les cuisines, on avait fourbi les chenets, l’écumoire, la cuiller énorme qui sert à remuer la soupe dans un pot de fer. Les charrettes passaient sur les routes, transportant plusieurs étages de barriques vides qui s’élevaient au-dessus de leurs fourragères. Dans les vignes, se détachant parmi les feuilles jaunes, apparaissaient de loin les mouchoirs noués sur le chapeau des jeunes filles. De toutes les maisons du village et de la campagne s’échappaient le matin des bandes joyeuses. Tous, depuis les vieillards jusqu’aux enfants, et les chiens mêmes, entraient dans le mouvement de la grande fête; les pêcheurs cessaient de pêcher, les couturières de tirer l’aiguille, Mme Rose abandonnait ses paniers et mettait son âne en vacances. Tout ce monde coupe, mange et rit, s’enveloppe les jours de brouillard dans de vieux tricots, se régale le matin de raisins glacés, et vide des cruches de piquette dans le soleil. Les vapeurs roses du couchant éclairent le retour des lourdes charrettes. Une odeur de moût qui fermente s’échappe des cuves. Leur gouffre est plein d’un sourd grondement; et dans le sang échauffé par le vin nouveau, la vie aussi tressaille plus forte, les mouvements de joie et d’humeur s’y succèdent par sautes brusques, du rire, des chants, puis des querelles qui éclatent en une minute. Le matin où Paule attendait Seguey, elle était allée près de la route, au bord d’une vigne que l’on vendangeait. La troupe avait vu glisser au-dessus d’un rang son ombrelle blanche. Le vieux Pichard, les bras ruisselants de jus écarlate, foulait les belles grappes d’un bleu noir que renversaient dans une baste les vide-paniers. Mme Rose, dont les ciseaux ne s’arrêtaient pas, encourageait un enfant qui lui faisait face: --Passe par-dessous, mon petit homme. Voyez s’il coupe bien. C’est qu’il n’a pas du sang de lapin. Vide-paniers, tu ne veux donc pas venir me trouver... Ah! l’insolent, il courtise les jeunes filles. Cours vite ici, mon joli garçon! Un peu plus loin, une femme âgée parlait aux pieds de vigne avec affection: --Ah! le pauvre! Comme il est chargé! Encore un de débarrassé... Le voilà bien à l’aise jusqu’à l’année prochaine. C’est drôle, tout de même, que ces affaires-là poussent sur du bois. Sa figure décharnée de vieille paysanne, sous son mouchoir sombre, était creusée de grandes rides autour du menton. Deux jeunes filles, du bleu et du rose, le visage rapproché à travers les feuilles, chuchotaient longuement. L’une d’elles, fière de sa belle natte, de ses traits fins, de sa taille mince, aurait voulu savoir comment on danse le fox-trott. Mais l’autre, qui avait des yeux bleu clair, dans une figure ronde et plate, toute tachée de son, ne connaissait que la scottisch, la mazurka, et cette ronde pendant laquelle on chante: «A la tresse, jolie tresse...» Plusieurs fois, pendant cette matinée, Paule avait été de la maison au bord de la route. Seguey tardait à paraître. Elle redoutait qu’il ne vînt pas. Toute la nuit, ayant été agitée, troublée, elle aurait voulu précipiter la marche des heures. Avant l’aube, elle avait ouvert sa fenêtre: la campagne était grise encore, les arbres tranquilles; tout exhalait un calme qui l’avait frappée. C’était donc ici qu’il allait venir. Quelle était cette parole qu’il n’avait pas dite et qu’il s’était décidé à lui apporter? En ces heures glacées où la nuit s’achève, il lui semblait bien long d’attendre le jour. Maintenant, elle aurait voulu retenir le temps. L’appel de la cloche éclata soudain. Louisa, quand elle ne savait où la trouver, avait coutume de sonner ainsi. Elle rentra rapidement. La vieille femme, plus hargneuse que jamais en ces jours où toutes ses casseroles étaient bousculées, se plaignit qu’elle ne fût jamais à la maison; on avait autre chose à faire qu’à l’aller chercher. Paule, d’un geste, lui imposa silence: --Mais enfin, pourquoi? Pouley se montra. Il avait son éternel sourire sur sa face rouge, tortillait sa casquette dans ses deux mains, et ne parut pas comprendre quand elle déclara, le visage mécontent et froid, qu’il lui était impossible de l’écouter: --Revenez demain si vous voulez. Aujourd’hui, je suis occupée. Elle insista: --J’attends quelqu’un. Louisa, qui ne perdait rien de la conversation sans en avoir l’air, tourna vivement la tête vers la route. Pouley, planté devant la porte de la cuisine, ne faisait pas mine de bouger. Paule répéta: --Demain, si vous voulez. Dans le jardin, comme elle contournait la maison, elle entendit le bruit de ses gros souliers. Toujours bonhomme, il la rattrapa, regarda à droite et à gauche, et, satisfait de la tenir enfin à l’écart: --Crochard, il y a deux jours, est venu me trouver le soir. Il parlait d’une voix presque basse, l’air mystérieux: --Pouley, qu’il me dit, je te préviens que tu n’as pas à compter l’année prochaine sur les prairies. «--Qu’est-ce que tu en sais? que je lui dis.--Parce que c’est moi qui les ai louées, l’affaire est faite.» Au premier mot, je ne l’ai pas cru, parce que je sais comme il se vante. Mais pour pouvoir mieux lui répondre, je suis venu voir. Ce n’est pas que la chose vaille le dérangement. Avec un homme comme moi, qui vous ai rentré tous vos foins, vous ne penseriez pas... --Si ce n’est que cela, trancha Paule, vous pouvez être bien tranquille, nous n’en avons pas seulement parlé. Allons, au revoir, monsieur Pouley. Mais il l’arrêta au coin de la maison, lui barrant la route: --Alors, je pourrai lui dire que je les aurai l’année prochaine, et puis les autres. Un bail de dix ans, c’est ce que je voulais vous proposer. Elle essayait de se dégager: --Je vous ai dit que je suis pressée. L’homme continuait de suivre son idée. Dans sa figure patiente, ses yeux clignotaient. Son menton, sur le col de sa blouse bleue, ressortait carré. Rien n’empêchait «Mademoiselle» de se prononcer. Il soupira: --Autrement, on parle, on dispute, on ne sait plus lequel écouter... Sur ces derniers mots, elle le vit qui s’écartait respectueusement. Un chien aboya. Seguey arrivait. Depuis la veille, l’esprit de Paule s’était fatigué à imaginer ce moment. Cependant, à le voir paraître, elle éprouva un saisissement et son cœur battit. Le reste du monde s’effaça pour elle: les regards de Louisa, postée sur la porte de la cuisine, l’air de complicité de Pouley qui se retirait discrètement, tant d’autres curiosités cachées, tout lui échappa. Il n’y avait plus qu’elle et lui dans son vieux domaine et une solitude profonde les enveloppait. Elle lui offrit d’entrer dans la maison, mais il refusa: --Peut-être, lui dit-il, n’aurais-je pas dû venir ici? Il paraissait hésitant, nerveux. Sa voix avait eu une inflexion de tristesse qui ne pouvait tromper. Il portait en lui un fond de douleur. Craignait-il que sa visite fût critiquée? Elle remarqua que sa figure était creusée; les yeux, dans son teint brun, paraissaient plus clairs, brillants et fiévreux. --Mais, dit-elle doucement, je vous attendais. Elle continua: --A Belle-Rive, nous n’avons jamais pu causer tranquillement. Tout le monde semble agité, pressé. J’aurais voulu vous remercier mieux de m’avoir écrit, d’avoir eu quelquefois une pensée pour moi. Dans mon malheur, vous m’avez aidée... --Moi, dit-il vivement en prenant sa main, mais je n’ai rien fait. C’est vous, Paule, vous seule. Tout à l’heure, à Valmont, je pensais à vous. Il n’y a que vous qui puissiez comprendre... Elle marchait à côté de lui, tête nue, ayant oublié sur un banc son chapeau de paille et l’ombrelle blanche. Les allées étaient jonchées de feuilles rousses, de feuilles d’argent toutes tigrées de noir et de marrons d’Inde. Un peu de brise glissait dans les arbres déjà dégarnis; leur dépouille sèche passait par grands vols. Il lui parlait de la vente de Valmont, du regret qu’il en avait eu. Un instant, ils se sentirent intérieurement tout près l’un de l’autre, près de se rejoindre. --Oh! disait Paule, les choses qu’on aime, qu’il doit être dur de les céder pour de l’argent! Il la regardait, avec la gravité d’un homme qui a mesuré toutes les bassesses de la vie: --Dans les soucis d’argent, il y a toujours tant d’autres peines! Elle courbait un peu la tête, hésitante, n’osant pas poser la question qui brûlait son cœur. Qu’y avait-il donc? Des tristesses qui touchaient peut-être au plus intime de lui-même, à la dignité, à l’honneur? Une force de passion s’élevait en elle. Les pires suppositions ne lui représentaient rien qui la fît frémir: elle ne redoutait qu’un malheur au monde, celui de le perdre. Il la sentait à son côté entièrement à lui. Une émotion d’amour montait dans ses fibres. Avec elle, la médiocrité eût été embellie, la vie transformée; la douleur n’eût été qu’un motif d’être mieux aimé, plus complètement défendu par ce cœur profond prêt à se placer entre les duretés du monde et sa déchéance. Il imaginait sa tête posée sur l’épaule qui touchait la sienne, la laideur humaine oubliée, mais les mots fondaient sur ses lèvres. Il sentit que la minute était passée, qu’il ne pourrait pas... L’horloge de la chapelle frappa lentement les coups de midi. Paule les comptait, par habitude, ne sachant pas que les battements fidèles avaient la mission de fixer exactement cette heure dans son souvenir. Puis l’angélus souleva dans l’air ses grandes clameurs, exaltant sur la campagne riante et dorée la visite de l’ange, la fête éternelle du plus pur amour. Ils s’étaient assis en face du fleuve, à droite du portail, sur un banc rongé de lichens. Plusieurs générations y avaient guetté, dans les jours d’été, la venue fameuse du mascaret, ou simplement le passage d’une «gondole» verte qui s’arrêtait à l’embarcadère mouillé près du port. On y accédait par une passerelle qui descendait en pente rapide, formant un angle presque droit quand la marée basse découvrait au-dessous des roseaux les pentes de vase. Ce service de bateaux, interrompu pendant la guerre, n’avait pas été rétabli. Seguey le regrettait. Le court voyage était charmant. Il avait, sur le pont, une place de prédilection; dans la cabine, les riverains se recevaient comme dans un salon, M. Peyragay tenait sous le charme de ses histoires les propriétaires mêmes qui ne parlaient habituellement que du cours des vins. Les yeux de Seguey se fixaient sur Paule qu’il se rappelait y avoir vue, petite fille, dans une robe blanche très empesée. --Vous n’avez pas une photographie de vous, avec cette robe? Il regrettait tout ce qu’il avait aimé, qui n’existait plus. Le temps passait. Il fallait partir. Elle fit quelques pas avec lui sur le chemin de halage. Il était protégé du soleil par une bordure de chênes magnifiques; à travers leurs plus basses branches, les yeux découvraient la nappe brillante du ciel d’automne et l’ondulation des coteaux. Le fleuve coulait de l’autre côté du chemin; une épaisseur grise de roseaux et d’oseraies le dissimulait. Le soir, le soleil brûlait cette berge avant de descendre comme un globe rouge derrière l’écran de l’horizon. Les barques échouées sur la vase du petit port craquaient de chaleur, la réverbération de l’eau fatiguait les yeux. Mais, le matin, il n’était point sur cette rive un plus bel ombrage que celui du vieux rang de chênes: ils étaient sept ou huit, robustes, non point très hauts, mais développant une ample verdure; quelques tiges de lierre couraient dans la gerçure des écorces. Seguey et Paule s’étaient arrêtés pour les regarder. Le soleil pleuvait entre les étages de verdure. Les feuilles touchées paraissaient blondes et translucides. Une barque passa que l’on devinait au battement des rames et au mouvement de l’eau sur la rive; quelques ondulations vinrent mourir au pied des roseaux qui s’inclinaient dans un bruit de soie. Deux ou trois fois, il avait commencé de lui dire adieu. Mais elle le retenait: --Vous avez le temps. Elle ne pouvait croire que ce fût fini pour ce jour-là. Ses mains ne se tendaient que pour le garder. Elle avait tant de choses à lui dire qui, depuis toujours, pesaient sur son cœur. La ruine, elle s’y serait enfoncée avec lui, s’il l’avait permis; le bonheur était dans sa présence, il n’était que là, mais il y a sur les lèvres d’une jeune fille un sceau invisible qu’elle ne peut rompre la première. Quand il fut parti, elle rentra dans le jardin vide. Tout ce qu’elle avait à faire paraissait soudain inutile et privé de sens: entre cette heure et les réalités quotidiennes, un abîme s’était creusé. Elle avait senti qu’il l’aimait. Le jour où les vendanges s’achevaient, une dispute s’éleva à la fin de l’après-midi. Paule avait donné de l’argent pour que la jeunesse s’amusât le soir à l’auberge. Ceux qui ne dansaient pas demandaient leur part. Crochard, qui avait beaucoup bu, réclamait très haut; la veille, une explication au sujet des prés l’avait mis en rage, Pouley s’était vanté d’avoir fait l’affaire et signé un bail pour dix ans. Depuis, Crochard rôdait sans cesse autour de la maison, aigri, violent. Quand Paule, à la fin de la journée, le vit passer, poussant son bœuf, et jetant aux uns et aux autres des mots irrités, elle pensa avec angoisse qu’il lui serait impossible de garder cet homme. Dans le cuvier, où était foulée la dernière vendange, sous le feu trouble d’une lampe, le travail se prolongea jusqu’à près de huit heures. Paule regardait, dans les demi-ténèbres, la danse de quatre hommes écrasant les grappes; leurs jambes rougies s’enfonçaient dans l’épaisseur bleue. Ils la ramenèrent, avec des pelles de bois, dans le milieu du large pressoir. Le moût ruisselait. A ce moment, Crochard entra, le pas chancelant, et s’entrava dans le tuyau de la pompe à vin. Il lança un juron ignoble. Elle lui demanda s’il s’était fait mal. Mais déjà, il avait jeté la pompe à bas et se répandait en injures. Elle alla vers lui. Une force la poussait. Le moment était venu pour elle de rejeter enfin une odieuse domination. Elle lui dit: --Sortez. Une rage folle le secoua. Il ne sortirait pas. Ce n’était pas comme cela qu’on parlait aux gens. Sa petite tête coiffée d’un béret se rapprochait d’elle, crispée et furieuse. Paule en sentait l’haleine avinée. Mais elle faisait tête, le visage pâle et impassible; d’un geste, elle écarta les hommes accourus: --Non, laissez-moi! Et à Crochard: --Je vous ai dit de sortir. Il la menaçait maintenant, de son poing noueux qui avait rompu tant de fouets sur ses chiens et sur son bétail. La colère qui était en lui balayait tout, ambition, calculs,--une colère d’homme fou d’orgueil et à moitié ivre. Elle, elle, cette petite, elle avait l’audace de lui résister. Et il lui jetait, tout contre sa face, son profond réservoir d’injures,--les mots les plus bas, ceux qu’on crache aux filles. Il les reprenait, avec les pâteuses répétitions de l’homme qui a bu; et elle reculait peu à peu, traquée maintenant contre le pressoir. Elle dit enfin, affreusement pâle: --Emmenez-le. Il y eut un bref corps à corps, des «bordées» d’injures, puis le tapage se perdit... A Louisa, promptement survenue au bruit, elle répondit d’une voix qui s’efforçait de demeurer ferme: --Ce n’est rien. Dans sa chambre seulement, elle s’abandonna. La brutalité de l’attaque l’avait étourdie. Elle éprouvait bien un soulagement à la pensée que cet homme ne pouvait plus rentrer chez elle, mais ses impressions étaient les plus fortes, et elle sanglotait de souffrance et d’humiliation, écœurée par les mots affreux. Elle se sentait pleine de pitié pour sa jeunesse. Plus encore que d’affection, elle avait besoin de respect. Pendant ces quelques instants affreux, les barrages avaient été rompus et la vie avait précipité sur elle ses flots les plus sales. Où trouverait-elle un refuge sûr? Le nom de Seguey, qui avait été mêlé à cette scène, la faisait rougir. Un sentiment d’horreur lui venait pour l’existence que ce vieux domaine lui imposait. Pour la première fois, elle le haïssait; tout ce qu’elle avait aimé en lui s’évanouissait dans l’impression que sa jeunesse était sacrifiée à une tâche lourde et inutile; elle l’avait vu, dans sa pensée, florissant, prospère, avec ses vignes croulant sous les fruits: maintenant, elle n’aspirait plus qu’à la paix. Y parviendrait-elle? Une phrase reparut soudain dans sa mémoire: «Il faut que tu te maries ou bien que tu vendes.» Un frémissement la secoua toute. Elle se marierait. Seguey reviendrait, elle appuierait sur lui sa tête si lourde et, quand il saurait de quelle manière elle était traitée, il l’envelopperait de ses deux bras pour la protéger. Toute sa peine se réfugierait contre son cœur. DEUXIÈME PARTIE I Lorsque Gérard Seguey, descendant du train, se trouva au bout du pont de pierre, il remarqua tout de suite que les pêcheurs de morue étaient arrivés. Huit jours avant, quand il avait quitté Bordeaux, il n’y avait encore, dans le port, que deux goélettes. Maintenant, elles étaient une quinzaine, rangées deux par deux et formant une file, comme un grand convoi ancré au milieu du fleuve. Autour d’elles, dans la lumière ambrée d’un après midi de septembre, crépitait comme pour une danse infatigable l’étincellement de petites vagues. Ce clapotis éblouissant courait sur leurs flancs. Les unes, hautes sur l’eau, allégées, découvraient une ligne de flottaison de couleur ocre; d’autres s’enfonçaient, appesanties par leur lourd butin. Quelques bricks-goélettes y étaient mêlés. Les coques battues par la mer se détachaient presque uniformément d’un gris de saumure, avec de grandes traînées rouilleuses; les ponts étaient encombrés de toiles roulées, de cordes, de doris enchâssées les unes dans les autres; de ces épaisseurs de choses jaunâtres jaillissaient les hautes mâtures--deux mâts, trois mâts, en bois clair, luisant, montant d’un seul jet ou croisés de vergues, et entre lesquels s’élançaient les drisses. Leurs gréements dessinaient, dans le grand paysage de la rade, d’aériennes figures de géométrie: pyramides nettes des haubans, aux faces tendues comme des échelles; losanges multiples, toute une architecture élégante et sèche dressée pour le vent et pour les oiseaux. Ses traits audacieux semblaient sur le ciel tracés au burin. Chaque année, à la même époque, le cortège besogneux remontait le fleuve, ayant drainé dans les brouillards de l’océan l’antique richesse des poissons salés. Il avançait dans l’immense croissant formé par la rade, laissant derrière lui les bassins de réparation, les quais verticaux où s’amarrent les paquebots massifs des grandes Compagnies. Il passait devant la longue façade du dix-huitième siècle, coupée de loin en loin par de grands cours et de vastes places; la plus belle, l’esplanade des Quinconces, encadrée d’arbres, luxe royal d’air et d’espace, au cœur d’une ville toute commerçante, lui présentait son double phare, sa terrasse dressée au-dessus du port, sa rampe à balustres que l’on pourrait voir au fond d’un tableau de Claude Lorrain ou de Véronèse; la place Richelieu, avec ses hôtels où siègent les sociétés de navigation; l’ancienne place Royale, symétrique et harmonieuse, d’une noble architecture Louis XV, qui a gardé sous les fumées les belles lignes de Gabriel, et où l’âme même de la Cité règne vigilante et laborieuse. La Bourse et la Douane y ont été bâties face à face, comme à Venise la Libreria vis-à-vis du palais des Doges. Ce décor classique, d’un goût sobre et pur, s’accorde avec l’idéal de mesure, d’ordonnance régulière et de correction que l’aristocratie bordelaise impose à sa ville. Mais le vieux quartier est proche, pittoresque et sale, tout grouillant de vie populaire. C’est devant lui que les goélettes viennent s’amarrer sur les bouées de corps mort. Il y a là, pour les attendre, de grosses gabares qui s’attachent au flanc des bateaux pêcheurs. Une fourmilière d’hommes se font passer de main en main les grands poissons plats qui n’apparaissent que pour disparaître. La ville réveille les portefaix, couchés sur le seuil des portes ou assis le long des trottoirs; les charretiers mettent en branle les longs camions bas que tirent plusieurs chevaux attelés en flèche. Les chargements s’engouffrent dans l’ancien Bordeaux où serpente, sombre et célèbre depuis des siècles, la rue de la Rousselle. Un relent de morue y flotte; les grands-parents de Montaigne, plusieurs générations d’Eyquem, s’y sont enrichis. Les hommes de la mer débarquent. Ils ont revu de loin, en bas des maisons rangées sur le port, une bordure lépreuse de bars équivoques. Leurs larges carrures encombrent l’entrée toujours ouverte. Un perroquet enchaîné la garde. Des lanternes vénitiennes, orange, vertes, multicolores, s’y allument le soir dans la fumée, au-dessus des filles qui versent à boire. Ils se groupent aussi, le long des trottoirs, devant les petites voitures drapées d’andrinople où les marchands ambulants débitent des foulards, des bretelles et des pipes mélangés aux porte-monnaie. Par derrière cette façade, à la fois princière et sordide, les maisons louches entr’ouvrent sur des ruelles leur corridor noir où l’on trouve parfois au petit jour de grands corps couchés. Seguey aimait ce tableau du port. Il habitait sur le quai de Bourgogne, en face de la montée du pont: une longue terrasse en pente douce, plantée comme une promenade de quatre rangs de tilleuls. Les femmes, l’été, y cousent des voiles, les sandaliers y transportent leur établi. Un marché s’y tient le samedi, et le lundi la foire aux guenilles. Le grand effort monumental du dix-huitième siècle a élevé tout à côté un hémicycle de façades, la place Bourgogne, avec l’ouverture béante d’un arc de triomphe. Mais ce quartier bruyant, animé et dépenaillé, garde une physionomie que la vie moderne entame avec peine. C’est Saint-Michel. Il se tasse au pied de ce monument populaire qui est son église. Il a son clocher, haut de cent huit mètres, planté sur la rade. Dans cette ville où les églises dressent dans le ciel tant de tours inégales, la sienne est unique. C’est _la flèche_, mot que toutes les bouches modulent d’un accent affreux. Un caveau s’ouvre dans sa base, recélant des momies qui passent pour une des curiosités de la ville. Mais, en réalité, elle est gardienne et symbole des choses vivantes; autour d’elle tettent en plein terroir les vieilles racines. _La flèche_... Elle est la reine de l’esprit local, d’un vocabulaire qui fait parfois sursauter d’horreur l’oreille délicate ou non prévenue; un monde spécial s’accroche à elle, la foule des vanniers, des marchands de filets, des gagne-petit, et aussi la clientèle du bateau-soupe mouillé à côté des bains sur le bord du fleuve. La halle voisine déborde à ses pieds. Chaque matin dresse autour d’elle des parapluies de toile grise abritant des légumes, des viandes entassées, des quartiers de lard. Les oignons et les têtes d’ail s’accumulent par terre sur de vieilles toiles. Les ruisseaux traînent des détritus et des troncs de choux. Autour d’elle s’agite la nuée bruyante des portanières qui soutiennent en équilibre sur leur tête une corbeille ronde, ou reviennent couronnées de leur coussinet. C’est alors, dans l’encombrement des caisses renversées, des paniers ouverts, que sa vraie vie éclate. Elle est dans le rire des jeunes filles, qui ont sur un peigne de strass un chignon déployé comme un éventail; elle est dans l’assemblée des femmes assises au milieu de leur déballage, les hanches rebondies, la poitrine grasse, et qui ont, pour interpeller, des roulements d’yeux, des rengorgements, toute une mimique inimitable. Son âme joyeuse se répand en cris, renouvelant derrière les tréteaux une séculaire comédie d’appels et d’insultes. Son âme misérable est dans l’éventail des petites rues souillées où des loques pendent aux fenêtres. L’Espagne est là aussi, avec ses femmes rondes comme des tourelles dans des entrepôts de grenades; l’Afrique y mêle ses grands diables de nègres en bourgeron bleu et casquette sombre, balançant leurs bras, quand ils ne pressent pas sur leur cœur des paquets enveloppés de gros papier jaune. Et voilà que la marée humaine roule encore parmi tous ceux-là, énormes et enfantins, accompagnés parfois par une coiffe blanche, ceux qu’on appelle ici les «Terre-Neuviens». La maison qu’habitait Seguey, comme toutes celles de la «façade», avait été construite au dix-huitième siècle, alors que de véhémentes colères accusaient un grand Intendant, M. de Tourny, de transformer la ville en un chantier de construction. Elle avait une belle architecture classique, une entrée voûtée, des balcons charmants et un étage dans le toit d’ardoise. Celle-là n’était pas déshonorée par des rideaux sales derrière les vitres, de vieilles persiennes, une devanture bariolée de bar au rez-de-chaussée. Au second étage, on voyait même des stores de tulle et des jardinières remplies de géraniums. Au-dessus de chaque porte s’épanouissait, sculptée dans la pierre, au fond d’une sorte de coquille, une figure malicieuse. Elles apparaissaient entre des volutes et des attributs, noircies par les fumées du port, mais étonnamment vivantes sur cette cimaise. Le peuple des marins, des charretiers, des filles qui ont aux oreilles des pendants de cuivre, défilait au-dessous d’elles sans les voir jamais. Mais elles, d’en haut, les dévisageaient. Elles regardaient passer la vie. Le dix-huitième siècle souriait en elles. Quelle coquetterie animait cette figure de femme aux cheveux bouffants, au nez relevé sur une bouche en croissant de lune. Combien narquoise se révélait cette face d’homme: un front couronné de quatre cornes, le regard railleur, les lèvres charnues et délicates sur une barbe qui semblait douce dans la pierre même. Les navires pouvaient bien apparaître et s’évanouir, les couples, un instant enlacés, se jeter dans l’oreille des phrases brutales, elle disait, cette figure encadrée d’une ancre et d’un éventail, que l’amour est chose légère. Il en était une surtout qui eût pu servir de modèle à Quentin-Latour: un masque de femme un peu lourd et gras, couronné de fleurs, qui lançait un regard oblique. Elle semblait épier le galant qui allait tourner au coin de la rue. La bouche spirituelle avait sa riposte prête au coin du sourire. Celle-là connaissait tout des choses et des gens: elle regardait, sur le trottoir, la vieille marchande qui s’était fait un chapeau de gendarme avec un journal, débiter dans ses cornets des poignées de crevettes et des crabes rouges. Les hommes, largement souillés de sueur, de charbon et d’huile, ne l’effrayaient pas. Mais, dans ce flot humain, elle n’avait qu’un seul amoureux, souvent infidèle, qui passait bien des fois sans lever la tête. Ce soir-là, après huit jours d’absence, il était rentré brusquement. Et elle guettait, malicieuse, sa sortie prochaine. La domestique, Virginie, remettait à Seguey un paquet de lettres. C’était une mulâtresse qui avait servi pendant trente ans chez sa mère comme femme de charge. Elle avait un visage couleur de cannelle sous un madras jaune, des anneaux d’or aux oreilles, et un vieux cœur plein de dévouement passionné et d’enfantillage. Seguey, qui la tutoyait depuis l’enfance, coupa court à son bavardage. L’appel du téléphone résonna trois fois. Gérard, qui achevait de lire son courrier, étendit la main vers l’appareil posé sur sa table. Sa physionomie se fit attentive: M. Lafaurie l’attendait à la fin de l’après-midi. Un moment encore, dans le petit salon ouvert sur le quai, il examina sa situation. L’affaire qui se présentait à lui, s’il trouvait le moyen de la modifier à son avantage, était peut-être une chance heureuse. Il considérait comme transitoire la position qu’il occupait chez un courtier maritime, depuis longtemps en relation avec sa famille. Au lendemain de la démobilisation, il était entré dans ce bureau avec la pensée d’y faire un apprentissage, et aussi d’attendre qu’une occasion de fortune vînt s’offrir à lui. Il s’y était d’ailleurs attardé. Il avait été un peu distrait, quelquefois hautain et dédaigneux. En réalité, le goût de son indépendance morale le tenait souvent à l’écart. Dans ses relations, il avait tout naturellement cherché les qualités rares, la culture, la distinction, au détriment d’autres avantages que la vie monnaie. Cet art de choisir ses amitiés, ses plaisirs d’esprit, c’était le plus coûteux de tous les luxes, parce qu’il risquait de le mettre en marge. Au fond, il portait en lui un inconscient mépris de l’argent--mépris hérité de parents négligents, artistes et un peu prodigues. Maintenant, l’argent, qui ne souffre pas l’indifférence, prenait sa revanche. Et il se rappelait les mythes antiques: le monstre féroce qui affronte l’homme et le met en pièces s’il n’est pas dompté. Un plus lointain atavisme se réveillait aussi en lui: celui du grand-père Seguey qui avait vécu dans cette ville presque comme un roi, et dont l’œuvre s’était fondue. Il avait suffi pour cela de bien peu de temps. Deux générations avaient passé et le remettaient au point de départ. Ses yeux cherchaient lentement ce qui lui restait: dans ce petit bureau, qui eût fait la joie d’un antiquaire, qu’est-ce que la vie lui avait laissé? Des éventails, des châles de l’Inde aux longues palmes rousses, des miniatures délicieuses. Son regard se fixa sur un petit tableau de Galard, un berger des Landes très haut perché sur ses échasses, son tricot aux doigts, qui avait été la perle d’une exposition de l’art du Sud-Ouest. Le conservateur du Musée lui en avait offert un grand prix. A des enchères, les amateurs bordelais se le fussent disputé. Mais tout cela, dont il avait tiré de si intimes satisfactions, comme c’était peu! Il y découvrait maintenant l’expression même de sa destinée; dans leur naufrage, quelques parcelles de beauté avaient surnagé, mais ce n’étaient que des débris. Son esprit était vraiment ce jour-là extrêmement lucide. Il voyait exactement où il en était: au point de vue social, il bénéficiait d’un ancien prestige dont le lustre allait s’éteignant; son nom n’était coté comme une valeur que dans la mémoire des vieux négociants, il faisait partie d’un passé. «Ancienne Maison J.-J. Seguey», pouvait-il lire quai des Chartrons, sur une plaque de cuivre jaune. Des hangars se trouvaient en face, recevant les marchandises avant l’embarquement et à l’arrivée. La même raison sociale s’y étalait en grosses lettres d’outremer sur un fond gris-clair: «Compagnie de navigation. Ancienne Maison Seguey et Fils.» La vieille flotte n’existait plus, ces grands voiliers qui naviguaient autrefois pour eux entre Bordeaux et la Martinique. Les siens leur avaient donné de beaux noms: _La France chérie, La Confiance_... Le capitaine Guignon, justifiant sa réputation malheureuse, en avait mis un sur des récifs. Les autres avaient eu peu à peu bien des avaries. C’étaient maintenant des paquebots à deux ou trois ponts qui portaient, largement peint sur leurs cheminées, le pavillon blanc aux étoiles bleues. Dans le monde aussi, peut-être, le crédit dont il jouissait était-il tout près de sa fin? Pendant son séjour à Belle-Rive, auprès de certaines personnes qui exagéraient l’amabilité, il avait eu parfois l’impression d’une imperceptible réserve. Ce n’était presque rien encore, une nuance, mais que sa nature enregistrait immédiatement. Jusque-là, bien qu’il pût paraître diminué, ses qualités d’esprit et de goût lui valaient une indiscutable considération. Il n’était personne qui ne tirât quelque vanité de le fréquenter. Dès son entrée dans le monde, à la fin d’études brillantes, il avait été classé, déclaré une fois pour toutes «très intelligent» dans une société où le premier jugement se modifiait peu. Chacun y était, d’un bout à l’autre de son existence, auréolé ou desservi par cette mystérieuse sentence qui prenait la forme classique du lieu commun. Certes, sans qu’il se mît jamais en avant, et sans doute à cause de cette réserve, l’opinion s’était plu à renchérir sur son mérite. Mais, auprès des gens qui représentaient une grosse fortune, une réputation de cette sorte ne pouvait se soutenir que difficilement. Ah! il regardait devant lui sans illusion. Sa valeur intellectuelle, autour de laquelle on avait fait parfois un bruit déplaisant, personne ne lui aurait accordé la moindre attention s’il n’avait été un homme du monde, allié aux meilleures familles de la société. Dans d’autres conditions, il n’eût été qu’un pauvre garçon, un Jules Carignan, ce qui aurait autorisé chacun à prendre avec lui un air protecteur sans le protéger jamais effectivement. Mais, pour des raisons d’ordre différent, la même disgrâce le menaçait: la médiocrité était devant lui, et peut-être la pauvreté. Lui-même, le matin, avait dit à Paule: «Vous ne savez pas combien la ruine est une laide chose.» Oh! bien laide! Non pas tant à cause des retranchements matériels que parce qu’elle pose la grande question: Être ou ne pas être. Manquer d’argent, c’est se trouver sans cesse limité, cerné, avec une sensation d’insécurité qui met une fièvre impuissante dans le goût d’agir. C’est aussi se voir chaque jour dans la dépendance des gens et des choses. Ah! qu’il était difficile de vivre la vie. Les philosophes qui célèbrent le détachement intérieur et le stoïcisme n’avaient su bâtir que de précaires maisons de refuge, dont on n’est même jamais sûr de bien fermer la porte. Ils parlaient d’oubli, de retranchement. Tout cela lui paraissait faux, inutilisable, comme des paroles de paix quand la guerre éclate. Sur le quai, alors qu’il se dirigeait vers le Pavé des Chartrons, sa tension nerveuse augmenta encore. Plus il y pensait, plus la pauvreté lui faisait horreur. Il n’avait jamais recherché le monde, mais quant à y être mis de côté ou traité de haut, il se refusait même à l’imaginer. Il avait vu tant de jeunes hommes se hasarder dans des milieux où ils se trouvaient peu à peu repoussés et éliminés. La fourmi fourvoyée dans une fourmilière qui n’est pas la sienne n’aurait pas fait plus triste figure. Tout cela pourtant valait-il la peine qu’il s’en occupât? Soudain, une plus profonde émotion effaça les autres. Paule... Pourquoi l’avait-il revue? Son souvenir, quelque chose d’inquiet et de tendre où il la sentait vivre frémissait en lui. Si l’affaire qui l’amenait chez M. Lafaurie arrivait à sa conclusion, n’aurait-il pas à se reprocher d’avoir été imprudent, peut-être cruel? Il sentait en lui, quand il y pensait, comme une fêlure de sa volonté. II Les bureaux de M. Lafaurie se trouvaient au premier étage d’une maison du quai, entre les Quinconces majestueux et la petite place encombrée, bruyante, fermée au fond par l’Entrepôt, près de laquelle débouche le cours aristocratique entre tous: le Pavé des Chartrons. Le «Pavé» comme les Bordelais l’appellent par une abréviation qui n’implique aucune familiarité, planté d’arbres, bordé d’hôtels aux portes cintrées, aux façades brodées de fines guirlandes, et au bout duquel apparaît le Jardin Public éclatant de gaieté derrière ses grilles aux lances dorées. Seguey, qui avait marché presque jusqu’aux docks pour tromper son impatience, revint lentement en suivant les quais. Il s’arrêta un moment devant un paquebot que l’on déchargeait: c’était l’_Ausone_, récemment sorti des chantiers, avec trois ponts superposés et deux énormes cheminées orange. Une nuée d’hommes s’agitait le long de son flanc noir amarré au quai, comme une fourmilière à côté d’un monstre. Avec sa masse énorme qui écrasait tout son entourage, ses moignons de mâts, il s’opposait vigoureusement aux fines goélettes dressées dans le fleuve qui ont l’élan et la liberté des oiseaux de mer. Un peuple tumultueux de machines et d’hommes le prenait d’assaut pour le vider jusqu’aux entrailles. Deux grues, dont la tourelle tournait à la hauteur d’un entresol, dévidaient une chaîne au fond de la cale et en arrachaient des grappes de sacs. Il y avait là, pour les recevoir, le troupeau puissant des hommes de peine que la hâte de jeter leur charge pourchasse comme un fouet à travers le quai. Deux mécaniciens nègres, en cotte bleue, indolemment accoudés à un bastingage, levaient au-dessus d’eux des faces joyeuses. Les portefaix étaient toujours ceux qu’a sculptés Puget: des faces d’ivrogne aux cheveux trempés par la sueur; des encolures de taureau que le poids du sac tasse entre les épaules; des bras nus aux muscles gonflés, des mains qui s’accrochent à la charge inerte. L’un d’eux, énorme, tendait une tête contractée. Quelques malingres, la respiration courte, la peau collée, dépensaient précipitamment leur force nerveuse. L’un d’eux, aux moustaches gauloises, quand la charge tombait sur lui, semblait s’écraser. Tout autour se pressaient des camions, les autos grondaient, un train long de cent cinquante mètres dévidait la file de ses plates-formes; des pauvresses, glissées entre les sacs comme des rats d’égout, balayaient hâtivement quelques grains perdus; d’autres, accroupies, misérables paquets de guenilles grises, grattaient avec leurs ongles dans des tas d’ordures. En face, quelques maisons inclinaient au-dessus de la chaussée les hampes nues où monte, aux jours de fête, le pavillon des grandes Compagnies. De l’autre côté, lisière du ciel éblouissant, s’étalait le bleu des coteaux; et dans tout cela, brume dorée du soir, fumées et relents, clameur du travail, affiches immenses, grues encrassées et infatigables, s’exhalait la puissante poésie du port. Quand Seguey eut passé devant l’Entrepôt, ses yeux se tournèrent vers les fenêtres des bureaux où présidait M. Lafaurie. Il était à la fois irrité et respectueux de cette grandeur. Ses sentiments étaient ceux que peut avoir, devant le monument d’une victoire, le fils du chef qui a succombé. Que de fois, à cette place, il avait été mordu au cœur par le sentiment de son impuissance! Il enviait cette force qu’il avait perdue. Sa pensée se portait vers les grands paquebots, les grandes affaires; une ardeur d’action le tourmentait, fatigante et vaine, comme cette fièvre de réussite qui consume l’étudiant pauvre sur ses mornes livres. Puis il passait, il oubliait... avec ses pensées, il se composait un autre univers. Mais, aujourd’hui, M. Lafaurie, tendant vers lui une main ouverte, pouvait le remettre à sa vraie place. Le voudrait-il?... Trouverait-il en lui assez de ressources et d’habileté pour l’y décider? Les bureaux comprenaient plusieurs pièces claires, sobrement garnies de meubles anglais et de cartonniers, dans lesquelles une quinzaine d’employés étaient répartis. Un garçon se tenait à l’entrée dans un vestibule arrangé en salon d’attente. Ce personnage en veste bleu barbeau toisait de très haut les nouveaux venus. La prétention de voir M. Lafaurie lui paraissait exorbitante. Le cabinet du chef de la maison était dans son esprit un lieu redoutable et presque sacré, devant lequel étaient dressés plusieurs barrages qu’il devait défendre. Mais à peine eut-il présenté la carte de Seguey qu’il reparut transformé des pieds à la tête, presque obséquieux. Seguey attendit quelques minutes. Une porte entrebâillée découvrait une grande pièce partagée en deux parties inégales par une boiserie. Le crépitement des machines à écrire vous assourdissait. Deux dactylographes, tapant sur leur clavier à toute vitesse, le regardèrent curieusement.... M. Lafaurie représentait heureusement dans le monde le type du galant homme. Dans son bureau, il faisait figure de souverain. Son cabinet de travail, net et déblayé, avec une table d’acajou Empire, quelques larges fauteuils en cuir, donnait une haute idée de son importance. Bien des jeunes gens, entrés en solliciteurs dans ce sanctuaire des grandes affaires, y avaient immédiatement perdu leurs moyens et donné la plus piètre idée de leur caractère. L’empressement, qui est un signe de vulgarité, y tombait dans le vide d’un profond dédain; la timidité succombait sous l’indifférence. Mais, rien qu’à regarder Gérard Seguey entrer et s’asseoir, M. Lafaurie fut confirmé dans l’idée qu’aucun autre ne pourrait correspondre aussi parfaitement à ses propres vues. M. Lafaurie, comme presque tout le monde, avait deux visages. Pour accueillir son futur «collaborateur», il avait arboré le plus séduisant, cette bonne grâce dans le sourire qui est une première suggestion d’entente. La confiance émanait de lui. «Tout cela n’est rien», semblait-il dire, devant le jeune homme un peu soucieux qui ne renonçait évidemment pas à ses objections. Il est rare qu’un sujet difficile soit abordé immédiatement. Lorsque deux adversaires se trouvent en présence, une convention tacite leur accorde quelques minutes pour s’observer. M. Lafaurie reprit le cigare qu’il avait un instant posé à côté de lui, dans un cendrier. Il en regarda l’extrémité pour s’assurer que quelques points rouges y vivaient encore. Un œillet violet, cueilli le matin à Belle-Rive, fleurissait son veston noir un peu élimé. Depuis la guerre, il mettait une sorte d’ostentation à faire durer ses vieux vêtements. Mais sa cravate se détachait, souple et moelleuse, dans l’ouverture d’un gilet moucheté de gris. Le préambule languit un peu, M. Lafaurie se tenant à des considérations générales de sympathie et de bienveillance. Seguey, assis dans un fauteuil qu’il lui avait désigné près de sa table, attendait que la conversation prît un autre tour; ce n’était pas pour entendre cela qu’il était venu. Ses manières, un peu créoles, trompaient sur la ténacité cachée de son caractère. Lorsqu’il écoutait, ses paupières se fermaient à demi. Ses cheveux ondulés aux tempes et divisés sur le côté par une raie très fine semblaient garder un pli féminin; mais la mâchoire ressortait, puissante. M. Lafaurie le tâtait de regards vifs et précautionneux. Sans doute, sous les touffes de ses sourcils gris, son œil enfoncé vit-il clairement que sa première manœuvre ne pouvait sans inconvénient être prolongée; et, renonçant aux banalités: --Maintenant, parlons de vous. Puis-je compter sur votre concours? Une fois entrés dans le plein jour de la question, ils la discutèrent. M. Lafaurie insistait sur les avantages matériels. --Que vous faut-il? Que demandez-vous? Seguey se recueillit deux ou trois secondes: --Des avantages immédiats, c’est beaucoup pour moi. Mais je suis obligé de regarder plus loin. Vous-même m’avez rappelé tout à l’heure le nom que je porte. Si l’un des miens avait accepté la situation que vous m’offrez, ce n’eût été que pour quelque temps, avec la promesse d’un autre avenir. M. Lafaurie redressa ses larges épaules. On eût dit que sa personnalité allait se dilater et occuper la maison entière. L’association... Ce garçon, qu’il aurait cru désintéressé, de but en blanc, osait exprimer cette prétention inadmissible. Qu’était-il au juste? Un rêveur ou un ambitieux extrêmement pratique, osant jouer le tout pour le tout? L’expression de bienveillance s’était glacée sur son beau visage. Un second masque se dessina. Seguey eut l’impression qu’il se trouvait en face d’un grand féodal. M. Lafaurie affectait de ne pas comprendre: --Il n’est pas question de cela. Vous connaissez les sentiments que je vous porte. Là-bas, représentant la Maison, vous aurez toute autorité. Les traits de Seguey aussi se rétrécirent et se ramassèrent. Sous la courte moustache brune, les coins de sa bouche s’étaient creusés. Lui-même avait la révélation de sa volonté longtemps dormante, brusquement heurtée qui serait, dans la lutte, malléable mais résistante. Il regarda discrètement M. Lafaurie: --Je ne doute pas de vos sentiments. Un éclat d’ironie passa dans sa voix. Décidément, il se sentait d’une caste, celle des chefs. Si elle l’excluait, il ne mendierait pas un morceau de pain. M. Lafaurie essayait d’assoupir la question en épaississant sur elle les paroles condescendantes: --Je crains que vous n’ayez pas une vue juste des circonstances. Les jeunes gens ont souvent beaucoup d’illusions. Plus tard, ils regrettent... Ils distinguent mieux de quel côté leurs intérêts auraient dû les mettre. Mais l’occasion passe et ne reparaît plus. Ceux-là mêmes qui ont en main les plus grandes chances, des relations, des capitaux, sont souvent déçus. Quand on entre dans le domaine des réalités, il faut se délester de beaucoup de rêves. A d’autres moments, ses insinuations eussent accablé Seguey de découragement et de doute, mais, dans l’état de tension où il se trouvait, il les sentit comme un aiguillon. Sa réponse fut, au début, un modèle de modération. Puis, dans la discussion, ses arguments peu à peu se développèrent. La sympathie qu’on lui témoignait ne pourrait-elle pas prendre une autre forme? Il ne recommencerait pas plusieurs fois sa vie. Pour la Maison même, ne vaudrait-il pas mieux qu’il lui fût attaché par un intérêt direct, permanent? Dans l’avenir, au moins, il lui fallait voir des possibilités d’élévation et de fortune... Chacun avançait comme à pas feutrés, s’efforçant de poser le problème de telle façon que l’autre n’eût plus qu’à lui donner la solution la plus aisée. M. Lafaurie s’étonnait lui-même d’envisager avec sang-froid cette chose énorme, le partage futur de l’autorité. Mais, s’il avait trouvé devant lui un pauvre hère, consentant à tout, avec quel dédain il l’eût écarté! L’un et l’autre, installés dans de semblables fauteuils carrés, se surveillaient attentivement. Il y a dans un jeune homme plein d’ambition dissimulée une singulière force attractive. M. Lafaurie, qui n’avait pas de fils, appréciait chez Seguey des manières et un tour d’esprit qui pourraient en faire un grand patricien. C’était dommage qu’il fût ruiné! Gérard s’étant levé, M. Lafaurie le raccompagna jusqu’à la porte, le ton changé, presque paternel: --Quand j’avais votre âge... non, quelques années de moins, avant que je parte pour le Chili... j’entrai chez M. Montbadon avec de très modestes appointements. Il me dit un mot que je me rappelle... Votre situation, c’est vous-même qui la ferez. Vous voyez, cela ne m’a pas trop mal réussi. Il avait posé sur la manche de Seguey sa main large et blanche. L’annulaire était orné d’une pierre gravée, épaisse et sombre, entre deux griffes: --Revenez me voir... Vous savez que j’ai beaucoup d’amitié pour vous. Les vieilles relations, c’est encore ce qu’il y a de mieux. Nous trouverons peut-être un arrangement. Seguey regardait à travers les vitres. Le crépuscule tombait rapidement sur l’eau gris d’argent. A travers ces petites phrases, il entrevoyait des sous-entendus comme autant de mines à exploiter, dont il extrairait peut-être sa part de fortune. Toute espérance n’était pas perdue, mais il fallait attendre, dissimuler... Il trouva quelques mots délicats pour remercier M. Lafaurie d’une bienveillance qui le touchait profondément. Ce fut dit un peu froidement, sans démonstration, avec une attitude qui ne livrait rien. Dans l’escalier, Seguey rencontra Carignan furieux qui enfonçait jusqu’à ses oreilles un vieux chapeau mou. Il avait mis une cravate voyante et son meilleur costume pour aller voir M. Lafaurie, dit des sottises au garçon posté à l’entrée et, finalement, échoué devant le barrage. C’était la troisième fois qu’il se présentait. Sur le Pavé des Chartrons, les réverbères allumés éclairaient les arbres. Le gémissement d’une sirène s’enfla sur le port. Ils longèrent les façades silencieuses. Devant le Jardin Public, les hautes grilles d’or étaient fermées, les allées tournaient vides et blanches entre les feuillages. Carignan, rongé de colère, soulageait son cœur: --Depuis six mois, on me fait jouer un rôle ridicule. Partout où je vais, on m’arrête et on me présente: Carignan... médaille d’or... Les gens veulent mon avis sur n’importe quoi, leurs bronzes d’art, leurs porcelaines, leur appartement. A Belle-Rive, Mme Saint-Estèphe m’a demandé de lui dessiner une robe japonaise. Un croquis, cela ne peut pas se refuser. Il marchait par grandes enjambées et fauchait l’air de gestes violents. Seguey, plus petit, d’apparence tranquille, et qui essayait de régler son pas sur le sien, voulut des détails. Cette robe serait-elle exécutée? --Exécutée!... Personne ici ne va jamais au bout de quoi que ce soit! Ce n’est pas une, mais dix personnes qui m’ont parlé de faire leur portrait. Moi, naïf, qui m’y laissais prendre, je remuais les vieux éventails, les robes, les écharpes, tout ce que les femmes peuvent exhiber d’affreux et d’inutile dans ces moments-là. Ces dames me donnaient des rendez-vous où elles ne venaient pas; ou bien, elles me recevaient par grâce et d’un air pincé, en laissant entendre que je les dérangeais. C’est qu’elles attendaient ce jour-là leur modiste ou leur manucure... Il respira profondément, à plusieurs reprises: --Un artiste est traité comme un gobe-mouches. Les gens qui l’ont eux-mêmes prié de venir ne se souviennent plus de lui ni de rien. On n’oserait pas faire perdre ainsi son temps à un domestique. C’est fatigant, à la longue, ces faux espoirs, ces journées vides. Moi qui aurais tant à travailler... Et d’une voix plus basse: --Les gens du monde ne comprennent pas. Ou bien, ils n’ont aucune idée de l’honnêteté. Un artiste, s’il gâche son temps, se détruit lui-même. Le temps, un homme comme moi n’a que cela... Mais, pour ce qui est de ma peinture, ils _ne m’auront pas_! Je ne leur ferai aucune concession. Ils suivaient les allées de Tourny, bleues et désertes, illuminées de hauts candélabres. Les devantures de fer des magasins étaient abaissées, l’heure du dîner hâtait la marche des rares passants. Au bout de cet espace éclairé, la masse sombre du Grand Théâtre dominait tout. Seguey lui toucha légèrement le bras: --Pourquoi êtes-vous venu ici? Il avait à peine parlé qu’il le regretta. Ne savait-il pas Carignan pauvre, accablé de charges, talonné par un besoin d’argent qui était sa pire humiliation? Lui aussi tombait fatalement dans la dépendance des gens et des choses; et, sans lui donner le temps de répondre: --Des sympathies... Vous en aurez, de très réelles. Les meilleures n’apparaissent d’abord qu’à un second plan. Carignan tournait vers lui des yeux affamés d’amitié dans ses traits tirés. Seguey le regarda profondément: --Vous avez raison de ne rien céder. Un artiste, s’il capitule, n’a vraiment plus sa raison d’être. De l’argent, vous n’avez pas besoin d’argent! Qu’est-ce que cela vous fait? Votre vie n’est pas là. Il parlait avec une émotion singulière: --Ne rien sacrifier de soi, c’est ce qu’il y a au monde de plus difficile. Pour la plupart des hommes, cela ne se peut pas. La vie est plus forte. Mais vous, peut-être, vous le pourrez. Quelques-uns résistent. Quand il le laissa, Carignan marcha longuement dans les rues désertes. Devant un cinéma illuminé, comme il passait auprès d’une glace, il fut frappé par l’expression d’enthousiasme qui rajeunissait son maigre visage. Tous ses mécomptes se fondaient dans un sentiment de joie orgueilleuse: cet amour de son art, le seul amour qui fût dans son sang, dans toute sa chair, il avait l’impression de l’étreindre passionnément. Seguey rentra sans se hâter, en passant dans le vieux quartier par un dédale de petites rues. L’entretien qu’il venait d’avoir décuplait ses forces nerveuses. «Votre situation, c’est vous-même qui la ferez,» avait dit M. Lafaurie, et il s’était cité comme exemple! «Après tout, pensa Seguey, pour réussir, il lui a suffi de se marier.» Une idée traversait son esprit: il l’écarta d’abord comme une folie, mais elle reparaissait, tâtonnant autour de faits oubliés, et répandant une lumière qui lui semblait presque insupportable. «Non, protesta-t-il intérieurement, je n’aurais pas pu épouser Odette.» Il revoyait l’air de froideur de la jeune fille. Pendant son séjour à Belle-Rive, elle avait été singulière et presque impolie: en dix jours, elle ne lui avait pas adressé trois fois la parole; cependant, il ne cessait de la rencontrer, puis, à la veille de son départ, cette agitation, ce trouble subit! A ce point de ses déductions, son esprit s’arrêta de nouveau, craignant de conclure. Un camion attardé dans une petite rue passa près de lui avec fracas. Il se gara dans l’entrée d’un corridor noir. «Non, répéta-t-il, je sais bien que c’est impossible.» Mais des images se succédaient, lui représentant vivement ce qui aurait pu être. Cette fois encore, il avait été négligent, il avait vu faux; avec Mme Saint-Estèphe aussi, une occasion de fortune s’était présentée qu’il ne s’était pas soucié de saisir. Quand donc renoncerait-il à suivre imprudemment un attrait, un rêve? Le moment n’était-il pas venu enfin d’étouffer son âme de jeunesse? L’impatience hâtait son pas comme pour une fuite. Il était temps de changer délibérément d’idéal et de jouissances. Mais Paule était comprise dans ce sacrifice, Paule, dont il voyait d’avance le visage meurtri, la désolation. L’abandonner... Cette pensée lui faisait horreur. L’ambitieux chez lui était doublé d’un délicat dont il ne parvenait pas à se délivrer. Quand il arriva quai de Bourgogne, il fut surpris de voir éclairées les deux fenêtres de son bureau. Au bas de l’escalier sombre, un papillon de gaz dansait dans un globe de verre dépoli; sa flamme éclairait un vieux tapis et une rampe en fer forgé s’élevant dans l’ombre. Il était neuf heures. Seguey trouva une lampe allumée dans le petit couloir et la salle à manger plongée dans l’obscurité. Virginie, qui avait entendu tourner la clef, versait le potage dans la soupière. Il alla tout droit à son bureau. Une jeune femme assise dans une encoignure, la taille ployée, se leva vivement et comme en un sursaut. C’était sa sœur. Anna de Pontet avait eu dans l’après-midi avec M. Peyragay un long entretien. Il lui avait conseillé d’aller voir son frère. Un flot de sang était monté à son visage durement marqué par ces derniers temps. L’explication qu’elle redoutait, qu’elle avait fui obstinément, était maintenant tout près et inéluctable. Chaque semaine, elle passait deux jours à Bordeaux, laissant ses enfants à sa belle-mère dans un domaine du Bazadais. Les de Pontet avaient là-bas, depuis cent cinquante ans, des châtaigneraies, une grande métairie, et un rendez-vous de chasse avec une tour en poivrière enguirlandée par un rosier. C’étaient deux jours tourmentés, fiévreux, pendant lesquels elle attendait l’amant, qui souvent tardait à venir. Quand il était là, elle ne pouvait s’empêcher de lui demander des explications, elle était jalouse; lui, de plus en plus capricieux, brutal... Elle lui reprochait de ne plus l’aimer. Elle était montée chez son frère à la nuit tombante. Dans l’appartement vide, où son pas résonnait sur les parquets nus, Virginie l’avait reçue avec un attendrissement de vieille bonne. Un moment, elle la garda auprès d’elle, s’étourdissant de ses paroles. Puis elle était demeurée seule. L’attente crispait ses nerfs fatigués. Elle paraissait maintenant plus vieille que son âge, élégante toujours, mais la figure osseuse, le nez aminci, le teint presque gris. Les agitations incessantes avaient encore agrandi ses yeux. Un peu de rouge ranimait sa bouche amère et comme harassée. Par moment, un désir de fuite dilatait ses larges pupilles. Dans une minute peut-être, elle entendrait tourner une clef, la porte s’ouvrir. Que savait-il au juste de sa vie? La faisait-il appeler pour l’accabler de reproches et la rejeter? L’idée lui vint que tous _savaient_ et la méprisaient. Combien de fois s’était-elle heurtée à des manières contraintes et des regards froids? Le monde qui avait fêté sa jeunesse se retirait à son approche, sa vie angoissée haletait dans la solitude. Parfois, une colère s’emparait d’elle. Oui, c’était vrai; son amer bonheur, elle l’avait volé. Mais de quel droit les indifférents tournaient-ils vers elle des faces de juge? Qui donc aurait su aimer comme elle l’avait fait, dans ces affres, cette agonie, toujours menacée par le scandale, engloutissant tout? Est-ce qu’on calcule... L’amour... Il n’y avait que cela au monde. Des images passèrent fiévreusement dans son esprit. Quatre ans, pendant lesquels elle avait lutté, torturée de crainte, de jalousie, reprenant sans cesse un amant qui lui échappait! Maintenant, traquée par tous, elle ne s’humiliait pas. Elle avait vécu. Mais, dans cette ruine où elle s’abîmait, que ne pouvait-elle se griser encore? La pire honte, c’étaient les éclats d’une passion aigrie, les scènes, les reproches, ses bras refermés qui n’étreignaient plus qu’une haine aveugle. Malgré tout ce qu’elle avait fait, en arriver là... Et demain serait pire encore... Cet amour, qui n’était plus qu’une horrible exaspération, quel désastre l’en délivrerait? Elle pensa: --Quand Gérard sera là, je lui dirai tout. Elle était venue à sept heures, pour être sûre de le rencontrer. Au point où elle en était arrivée, il n’y avait que lui pour la sauver. Quelle autre main se serait tendue? Lui seul pouvait souffrir avec elle, dans la même chair; et elle oubliait son silence de quatre années--ce silence dans lequel chacun d’eux s’était enfermé, inaccessible. Elle se voyait blottie contre lui, réfugiée dans ces bras d’homme. Les affaires, les femmes n’y comprennent rien, ce n’étaient pas des choses pour elles. Elle écoutait, tendue vers l’instant où elle l’entendrait ouvrir la porte et marcher dans le corridor. Mais, quand il entra, son courage s’évanouit et elle s’abandonna aux événements. Le dîner était servi. Doucement, elle repoussa le couvert que Virginie avait préparé pour elle et s’assit un peu à l’écart. Il lui demanda des nouvelles de ses enfants. --Ils sont à Lugmeau, chez ma belle-mère. Je compte les laisser à la campagne pendant tout l’hiver. L’air des pins, c’est parfait pour eux. Moi-même, je ne viens ici qu’en passant... Il évitait de regarder en face ses yeux misérables. S’il lui avait demandé ce qui l’amenait ainsi à Bordeaux, elle aurait menti; sa vie n’était que mensonge depuis si longtemps, mais, dans sa voix, il entendait le son d’une douleur cachée. Elle grappillait dans un compotier des grains de raisin. Quand ils se retrouvèrent dans le petit bureau, la porte soigneusement fermée, elle se sentit prisonnière et à sa merci; Gérard, assis devant sa table, les mains éclairées, se dérobant à l’émotion, était à la fois son juge et le plus redoutable de ses créanciers; passive, elle répondait à ses questions. Ces billets, elle avait pu trois fois les renouveler. Maintenant, c’était impossible. D’autres dettes, oui, elle en avait... Elle ne se souvenait pas bien... Elle ferait le compte. Un abat-jour très abaissé étouffait une lumière orange. Anna reculait peu à peu dans l’ombre, à l’extrémité d’un lit de repos. L’interrogatoire courbait ses épaules. Sa petite main blanche s’accrochait nerveusement à un appui d’acajou, qui avait la forme d’un col de cygne; ses doigts serraient par moments comme pour l’étrangler. L’angoisse rendait sa voix haletante: --Tu vas payer... Tu feras encore cela pour moi! Elle souffrait horriblement, accablée, le cœur en détresse, mais avec l’idée que tout à l’heure elle pourrait partir. Dans la rue, toute honte bue, elle respirerait. Depuis six mois, épouvantée par ce cauchemar des questions d’argent, elle s’était abaissée à tant de démarches. Maintenant, pour quelque temps au moins, ce serait fini. Elle murmura: --Alors, tu veux... tu veux encore! Il se leva, agité par la colère, et revint s’asseoir devant sa table: --Si c’était la dernière fois... A présent, fais attention, je ne pourrai plus, tu nous as ruinés. Après un silence: --Et pourquoi, pourquoi? Il s’était promis de se dominer, mais les reproches amassés en lui étaient plus forts que sa volonté, l’injustice qui le dépouillait était trop criante. D’une voix sourde et pourtant violente, il rappela tout... Elle avait mis sur son visage ses mains amaigries. Son corps tremblait. C’était bien l’heure terrible qu’elle avait prévue, et elle essayait de ne pas l’entendre, de penser à «l’autre». Demain, s’il l’avait vue insolvable, ses meubles saisis, avec quelle brutalité il l’eût repoussée! Ces histoires-là lui faisaient horreur. Gérard aussi la piétinait: --Nous avons trop souffert par ta faute. Elle revoyait les premiers temps de cette passion ardente; un début si doux, un enivrement rapide et total; puis, par de toutes petites blessures, un envahissement du malheur qui déchirait et emportait tout. Elle se défendait intérieurement. L’appel avait été trop puissant, elle n’avait pas pu; l’excès même de sa folie ranimait ses forces. Soudain, une intonation meurtrie de Gérard la fit tressaillir, quelque chose en elle venait d’être heurté, l’ancienne tendresse... --Comme tu me méprises! Dans ses bras, intimement raccrochée à lui, elle avoua tout: ces signatures, son mari avait usé de menaces pour les obtenir; si elle avait résisté, il l’aurait chassée, il avait le droit. Elle aurait préféré mourir. Gérard la serrait contre sa poitrine. Pour ce misérable argent, allait-il aussi la brutaliser? La passion qui l’avait arrachée aux siens la rejetait ce soir toute en larmes. Il l’avait aimée pourtant, il l’aimait toujours... Une onde de tendresse submergea son cœur. III Gérard avait dit à Paule: --Quelquefois, vers une heure, sur la terrasse du Jardin Public... Mais il pensait qu’elle ne viendrait pas. Le lendemain, le jour suivant, il parut très intéressé par les plates-bandes. L’étroite esplanade était presque vide. Un gardien à moustaches grises, assis dans l’entrée ouverte du Musée colonial, lisait son journal. C’était l’heure où le jardin est dégarni de petits enfants; des couples passaient; d’autres se penchaient, chuchotants, le long des allées, sur des chaises de fer rapprochées. Un jardinier déplaçait le panache d’eau jailli d’une lance. Au-dessous de la terrasse, au bord d’une pelouse, un grand massif couleur d’incendie vous éblouissait. Sa large ceinture brune s’éclairait de festons verdâtres. Il pensait: «Pourquoi lui ai-je demandé de venir? N’avais-je pas assez d’ennuis, de difficultés? Si je pars, il eût mieux valu...» Ou bien: «Dans sa vie si triste, elle aura toujours eu cela. Quand bien même je ne lui donnerais que de l’amitié, c’est beaucoup pour elle. Après, je ne sais pas, je ne peux pas savoir. A son âge; on doit oublier...» Mais sa sœur était comme présente en lui. Il revoyait sa poitrine creusée, son visage pitoyable et pourtant avide, le déséquilibre de tout son être: --Avec les femmes, on n’est jamais sûr! Il se rassurait en pensant que Paule était tout autre, très raisonnable. Elle avait été élevée dans des idées de réserve, de dignité; c’était cela aussi qu’il aimait en elle; avec celle-là, il serait toujours possible de raisonner et de réfléchir. Une tendresse de jeune fille n’avait d’ailleurs rien d’une passion de femme, c’était quelque chose de pur, de presque glacé... La preuve semblait faite d’ailleurs: elle ne venait pas. Il vivait de dures journées. Ses matinées se passaient chez les huissiers et chez les avoués, sa main tournait le loquet de portes gluantes, et, dans tout cela, il respirait un relent de misère, de malpropreté qui lui répugnait. Les affaires de sa sœur s’étaient enchevêtrées dans un tissu d’expédients presque inextricable. Devant les notaires, les gens de loi qui tournaient vers lui des masques d’Argus, il s’efforçait de paraître calme et indifférent, mais le mépris qu’il croyait lire sur tous les visages lui était odieux. Son intervention ne rendrait pas à Anna l’estime du monde. Il retirerait les billets honteusement souscrits des mains avides qui les retenaient, mais il ne pouvait faire que sa sœur ne les ait signés, et que ces mêmes cabinets aux portes rembourrées de crin ne l’eussent vue entrer, le visage décomposé, avec l’attitude d’une femme aux abois. Elle, si fine, dont toute la personne n’était que grâce et distinction, elle avait paru la bête traquée que les chiens achèvent. Il devinait autour d’elle de douteuses complicités. Un sentiment d’amertume s’élevait dans son âme contre ceux qui avaient ainsi gâché sa vie. Sa mère même, entraînée par la violence de ce désespoir, avait fermé les yeux en se dépouillant. Dans ce désastre de leur fortune, le règlement définitif ne lui laisserait peut-être pas soixante mille francs. Que faire alors? Comment entreprendre? Le soir où il l’avait tenue dans ses bras, palpitante, exténuée, la pitié montée du fond de sa chair l’avait désarmé. A la réflexion, une colère impuissante l’irritait contre elle: «Il faut qu’elle consente à une rupture», se répétait-il. Elle n’a donc pas d’honneur, pas de sens moral? Elle ne pense pas à ses enfants? Attendra-t-elle la dernière insulte, la honte d’être rejetée et abandonnée?» Après tant de sacrifices, il avait le droit de lui imposer... Puis, tout se fondait dans une sensation de tristesse, dont il ne parvenait pas à se délivrer; leur situation lui apparaissait tellement sombre que la seule issue était de partir. «Il ne t’aime plus, voulait-il lui dire. Pourquoi n’as-tu pas le courage de faire aujourd’hui ce que tu seras forcée de subir demain?» Mais elle avait repris vis-à-vis de lui une attitude inquiète et craintive. Devant cette femme ombrageuse, toujours prête à se dérober, qui fixait anxieusement ses yeux sur la porte, il sentait l’inutilité des raisonnements; leurs conversations d’affaires déraillaient sans cesse, tous les gens qui lui réclamaient de l’argent étaient pour elle des hommes sans cœur et des malhonnêtes. Puis elle s’interrompait, le cerveau perdu et comme épuisée: --Je ne sais plus. C’est trop fort pour moi. Dans la passion seulement, elle n’était qu’intuitions, ardeur, énergie. Cette fièvre entraînait Gérard insensiblement. Lui aussi sentait l’attrait de l’abîme. Chaque jour, il se promettait de ne plus venir au Jardin Public, mais, quelques instants après une heure, il se retrouvait marchant de long en large sur la terrasse; il entendait les tramways passer dans un bruit de ferraille; quelques vieilles gens étaient assis le long des murs, sur des bancs verts, entre les colonnes du petit Musée colonial. Il y entrait, parcourait les salles tapissées de sandales tressées, de chapeaux en forme d’éteignoir, de peaux de boas qui descendaient depuis la voûte jusqu’au parquet; quelques flâneurs traînaient leurs semelles autour des vitrines, ébahis devant le tam-tam, les dents d’éléphant et un masque de féticheur auquel pend une barbe de paille; les petits oiseaux de Guyane à la gorge couleur d’étincelle brillaient doucement à travers les vitres. Le troisième jour, comme il tournait au coin de la terrasse, il vit Paule qui venait à lui. Elle avait un chapeau recouvert d’un léger voile qui tombait jusqu’à ses épaules et une veste ouverte sur une blouse blanche. La clarté de son sourire effaçait toute idée de mensonge et de rendez-vous équivoque. Elle approcha, le visage heureux, sans hésitation: --Je me demandais si je vous verrais... Il y a longtemps que vous êtes là? D’autres auraient regardé à droite et à gauche, inquiètes d’être vues, mais elle était très naturelle et comme au-dessus de tous les soupçons, avec un air de plaisir et de confiance. Ils marchaient à côté des plates-bandes qui débordaient de fleurs mêlées et multicolores, encadrant les gazons d’un jardin français. Au-dessus s’élevait une figure d’adolescent enlacé à une chimère. Seguey lui demanda si elle venait souvent à Bordeaux. Dans la fatigue de la journée, un moment comme celui-là était délicieux. Une semaine pendant laquelle ils se virent presque tous les jours; mais Seguey paraissait souvent nerveux et préoccupé. Quand elle l’apercevait, elle cherchait anxieusement dans ses yeux cette première impression qui ne trompe pas; le ton qu’il conservait avec elle était celui d’une amitié presque fraternelle; leur intimité était plus dans leurs sentiments que dans leurs paroles. Paule, après qu’elle l’avait quitté, s’en apercevait. Que savait-elle de lui, sinon qu’il y avait dans sa vie un fond douloureux et impénétrable? Lui-même ne voulait rien connaître des soucis qui la tourmentaient. Le soir où Crochard l’avait insultée, elle avait pensé à Seguey, comme au seul être qui pût la défendre, mais le geste que son imagination lui prêtait,--ce geste des bras forts qui vous enveloppent,--pouvait-elle compter qu’il le fît jamais? Chaque fois qu’elle essayait de lui parler de cette scène, elle avait l’impression qu’il se dérobait, l’air contrarié, avec l’égoïsme des hommes qui redoutent d’être mêlés aux choses ennuyeuses. Tout cela était laid, brutal, et il lui reprochait instinctivement de ne pas savoir s’en garder: --Ces gens-là abusent de votre faiblesse, il faut être ferme. Pourquoi lui opposait-il, quand elle lui montrait sa vie véritable, cette réserve un peu hautaine et qui la glaçait? Elle avait cru qu’il serait indigné et qu’il la plaindrait; mais, quand il était à côté d’elle, tout cela lui paraissait tellement étranger et indifférent! Chez elle aussi, elle oubliait... Elle pensait à tant d’autres choses; le matin, occupée à choisir sa robe, à préparer ses gants, ses rubans, elle ne regardait pas plus loin que le jour présent. Il lui fallait déjeuner rapidement pour prendre le train. Un après-midi, elle l’attendit jusqu’à près de deux heures. Les allées ensoleillées se garnissaient peu à peu d’enfants et de bonnes... des petites robes roses, des bleues, des vertes. Elle se sentait fatiguée et abandonnée. S’il ne venait pas, quelle humiliation pour elle de l’attendre ainsi! Peut-être était-il déjà lassé? La veille aussi, il avait été en retard; elle était assoiffée de lui, et il lui avait parlé de Londres, d’un musée, de voyages interminables; ces récits, elle les détestait, parce qu’ils lui volaient un temps précieux. Qu’est-ce que tout cela pouvait lui faire? Elle attendait l’instant où un de ses regards descendrait en elle, comme pour y chercher des choses profondes. Ce regard n’était pas venu; elle l’avait trouvé froid, lointain et elle avait cru sentir qu’il était un autre, un étranger qui ne l’aimait pas et qui lui faisait peur. Une voiture d’enfant passait près d’elle, la capote baissée, découvrant une petite figure embéguinée qui regardait à droite et à gauche. Qu’attendait-elle là, perdue, toute seule? Elle se répétait qu’il était fatigué d’elle, qu’il ne viendrait pas. S’il l’avait aimée, ils auraient eu tant de choses à dire, intimes, secrètes, dont le frémissement seul la remplissait de trouble; mais, la veille, il lui avait serré la main hâtivement, la pensée ailleurs; elle l’avait regardé partir... Et elle avait eu la sensation de n’être plus rien pour lui. Il l’avait laissée si facilement. Elle, au contraire, l’aurait accompagné indéfiniment, manquant tous les trains. Il lui eût fallu dix longues étreintes de leurs mains unies--et non point ce serrement sec et dégagé qui la froissait si intimement. Elle le sentait bien... A l’instant où l’on se sépare, toutes les impressions se résolvent en une impression décisive. C’est celle-là seulement qui se continue. Elle donne une physionomie au souvenir. Quand deux êtres se sont touchés, enivrés, déçus, c’est à cette seconde-là qu’ils le savent; les mains se retiennent, se quittent à regret ou se détachent tristement. Elle pensa: --Je ne reviendrai plus. Cette fois, c’est fini. A cet instant même, elle le vit venir, maigri, l’air fiévreux. Une angoisse lui serra le cœur: --Qu’est-ce qu’il y a? Vous êtes malade? Elle gardait sa main dans la sienne et la réchauffait silencieusement. En ces quelques jours, elle avait appris tant de choses! Avec lui, elle devenait vraiment une femme, découvrant les nuances, l’inconnu du cœur, et cette impossibilité de donner le bonheur à celui qu’on aime. Un après-midi de pluie, ils avaient été au Musée. Un jour gris régnait dans les longues salles silencieuses. Il avait voulu lui montrer un grand paysage de dunes et de mer. Mais elle paraissait accablée, la pensée absente. Il la regardait, apitoyé: --Vous venez presque tous les jours, c’est trop fatigant. Il fera nuit quand vous rentrerez. Il la pressait un peu contre lui. C’était bien vrai qu’il se montrait égoïste et déraisonnable. Dans l’état d’insécurité où il se trouvait, il ne réfléchissait plus, buvant aveuglément sa goutte de bonheur comme il le faisait pendant la guerre, aux permissions, avec une hâte un peu avide et une sorte de fatalisme. Dans une pâtisserie où il l’emmena, il prit son manteau pendant qu’elle se reposait enfin sur une banquette de velours rouge. Elle tourna un peu la tête pour se regarder dans une grande glace placée derrière elle, toucha ses cheveux, retira ses longs gants de soie et les plaça à côté de son sac, sur la petite table recouverte d’un napperon blanc et fleurie d’œillets. Il admirait ces jolis gestes de la femme qui tout de suite a l’air chez elle, s’arrange et s’installe, créant dans la pièce la plus banale une impression d’intimité, presque de _home_. Ils étaient assis dans un coin, en face l’un de l’autre. Elle voulut lui verser son thé, étendre du beurre sur le pain grillé; toute à la douceur de s’occuper de lui, de le gâter et de le servir, elle redevenait rose et rayonnante. Il se rapprochait peu à peu d’elle, attiré par ce beau regard profond et doré. Il avait l’impression de l’avoir à lui, de respirer son charme. Comme il l’eût aimée si la vie ne l’avait pas harcelé de soucis et d’humiliations, lui rappelant sans cesse que rien au monde ne pouvait en ce moment lui appartenir; il eût éveillé son esprit, ses goûts, choisi pour elle des fleurs et des livres; il lui aurait appris à savourer la vie, délicatement, dans ce refuge de silence où ceux qui s’aiment oublient tout le reste. Mais que pouvait-il attendre et promettre? Cette tendresse de jeune fille qui faisait si doux ses mouvements, il se reprochait comme la pire faute d’en élargir la source profonde. «Aujourd’hui, pensa-t-il, une heure encore, et puis ce sera fini. Il faudra que je sache ce que je veux faire.» Au dehors, les réverbères étaient allumés. Une buée grise couvrait les vitres sur lesquelles coulaient quelques gouttes d’eau. Ils distinguaient confusément les tramways illuminés, les phares d’autos, qui dardent dans l’obscurité de grands faisceaux blonds. Cette trépidation de vie emportée faisait tinter parfois les verres rangés dans une petite armoire. Le salon baigné de lumière paraissait plus tranquille encore; les tasses étaient vides, la théière refroidie, des miettes de pain traînaient sur la nappe... Il lui prit la main: --Vous êtes bien... Vous n’avez plus froid? Elle ne voyait pas l’heure qui approchait, son retour solitaire dans la nuit d’automne. Un bien-être délicieux la pénétrait entièrement. Cette heure avec lui, c’était peut-être la plus intime qu’ils eussent goûtée. Elle avait une impression de foyer, de vie partagée. Un moment comme celui-là tous les jours, c’eût été si bon; et plus encore, des soirées entières, l’abandon total... Il y avait pourtant des gens qui s’aimaient ainsi, les rideaux fermés. Ceux-là ne connaissaient pas cet étouffement de l’heure qui passe... Toujours craindre, toujours se quitter... Elle le regardait par-dessus les fleurs. Il prit un œillet et le lui donna, puis ils demeurèrent silencieux, les mains réunies, comme suspendus au-dessus d’un gouffre. Dans la rue, la pluie avait cessé, un vent froid soufflait. Ils marchèrent rapidement sur un trottoir qu’éclairaient de grandes vitrines. Elle ne savait pas l’heure... Si le dernier train était parti, que ferait-elle? Il la sentait appuyée à lui, inquiète, oppressée... Au coin d’une rue, une jeune femme très élégante ralentit le pas pour les saluer. C’était Mme Saint-Estèphe, les yeux brûlants sous sa voilette. Sa vue donna à Seguey une brusque secousse. Ils passaient sur le quai de Bourgogne. Gérard vit que Paule levait les yeux vers ses fenêtres, mais il l’entraîna; des ouvriers encombraient le trottoir, le bras de Seguey serrait celui de Paule: --Venez... Venez... Sur le pont, ils respirèrent la fraîcheur du soir. Les feux des navires brillaient dans la rade, ponctuant des masses d’ombre immobiles; les phares des Quinconces étincelaient dans le bleu nocturne. Au bout du pont, ils ralentirent un peu leur marche. Ils étaient maintenant tout près de la petite gare de banlieue; le train qu’ils apercevaient à travers une barrière soufflait dans la nuit; le long du trottoir, deux voitures étaient arrêtées, leurs lanternes éclairaient faiblement le pavé boueux. Seguey fut pris soudain d’une infinie pitié pour la jeune fille qu’il allait quitter. Dans un instant, elle s’enfoncerait dans l’obscurité, toute chaude encore de son étreinte. Elle serait seule dans ce train poussif, seule là-bas sur la route vide: --Ne venez pas demain, je vous écrirai. Un vertige s’emparait de lui. Brusquement, il saisit une des mains de Paule et l’écrasa contre sa bouche. La nuit autour d’eux leur parut soudain impénétrable. Il eut l’impression qu’elle s’appuyait à lui, qu’il n’avait qu’à ouvrir les bras... Un homme passa en courant. Le train allait partir. --Paule, dit Seguey, desserrant l’étreinte qui les unissait. Une hâte instinctive les précipita. Dans la gare déserte et froide, éclairée par un lumignon, un jeune garçon contrôlait le billet d’un petit homme revêtu d’une blouse qui les regarda. Ses prunelles s’allumèrent dans l’ombre comme des yeux de chat. Mais Paule, toute pénétrée par la grande flamme entrée dans sa chair, n’entendit pas dans les ténèbres du quai un ricanement. IV La vie domestique de Mme Lafaurie était fondée sur des règles et des habitudes auxquelles il n’était même pas question de manquer jamais. C’est ainsi qu’elle rentrait de Belle-Rive à la fin d’octobre, quel que fût le temps et l’agrément qu’un bel automne répand souvent sur la campagne. Pour les fêtes de la Toussaint, elle voulait se trouver «en ville». Le 28 octobre, les habitants du Pavé des Chartrons purent voir aux fenêtres de son hôtel les stores relevés, une voiture de déménagement arrêtée devant la porte, et sur le trottoir des débris de foin tombés des caisses que l’on déballait. Les plantes d’appartement, rapportées la veille par le jardinier prenaient l’air sur le grand balcon renflé du premier étage qui s’étendait devant les six fenêtres de la façade. A travers les vitres du salon, le _David vainqueur_ de Mercié, tout en remettant dans le fourreau son épée de bronze, inspectait le cours presque désert sous les marronniers. Le retour en ville était pour Mme Lafaurie un événement. Il lui fallait réinstaller la maison entière. Quand elle remettait le pied dans son escalier, sa figure sévère sous sa capote jetait sur toutes les choses le regard d’un inquisiteur. Les grandes glaces reflétaient une enfilade de salons blafards, les lustres et les candélabres ayant été emmaillotés dans des linges blancs et les meubles ensevelis sous des housses pendant tout l’été. Son ombrelle à la main, elle désignait les objets et donnait des ordres: --Comment, l’escalier n’a pas encore été lavé! J’avais pourtant dit... Où est Frédéric? La femme de ménage devait venir hier pour commencer le nettoyage. La cuisinière interpellée se mettait à la recherche du domestique. Frédéric, vexé, le teint brouillé de bile, et qui avait encore son chapeau melon, voulait envoyer une des femmes de chambre répondre à sa place; mais les unes et les autres, réfugiées dans la lingerie, parlaient surtout d’aller à la foire et encourageaient dans sa résistance la femme de chambre de Mme Saint-Estèphe qui se refusait à comparaître. Le personnel, satisfait de rentrer en ville, mais mécontent des observations et du brouhaha, témoignait de ses sentiments en disparaissant dans toutes les chambres. Mme Lafaurie, essoufflée, grondeuse, accusait ses filles de ne vouloir s’occuper de rien. Elles aussi redoutaient l’orage. L’expérience leur avait appris que leur mère ne permettait à personne de donner des ordres. Peu à peu, cependant, tout s’apaisait, l’eau ruisselait dans l’escalier, la femme de service tordait dans un seau ses gros linges gris. Mme Saint-Estèphe, relevant sa robe sur ses petites bottines, sortait vivement: --Je vais prévenir le tapissier. Dans le fumoir, Odette téléphonait. Un peu penchée, auréolée d’un grand chapeau sombre sur lequel s’écrasait une pivoine rose, elle tenait le cornet de métal près de son visage: --C’est vous, Gilberte... vous allez au théâtre ce soir... _Primerose_, on dit que c’est très joli... Vous croyez que votre mère voudra m’emmener... que vous êtes gentille! Elle parlait en face d’un miroir encadré de vieil or et se regardait. Sa robe était fanée, ce chapeau d’été revu à Bordeaux la choquait comme une fausse note: --Je n’ai rien à me mettre, c’est ennuyeux. Elle continua de téléphoner: --C’est vous, Madeleine... Bonjour, Paulette... Il y a un siècle que je ne vous ai vue... Arcachon, oui, c’est amusant, plus que la campagne... Irez-vous au tennis cet après-midi? Une demi-heure après, elle avait repris contact avec toutes ses amies rentrées à Bordeaux. Il était convenu qu’on se retrouverait au théâtre le soir, le lendemain au golf, à cinq heures chez le pâtissier du cours de l’Intendance, où la fine fleur de la société bordelaise se réunit presque chaque jour, autour de petits gâteaux qu’on pourrait servir dans le royaume de Lilliput. La légende veut que le moindre chou à la crème enlevé aux compotiers de cristal de cette maison, surpasse toutes les pâtisseries parisiennes en délicatesse. Cela se répétait souvent autour des tables légères et des plateaux encombrés de tasses; mais il était parlé encore de bien d’autres choses... Tout en remontant l’escalier, Odette pensait: --Au tennis, il n’y aura pas beaucoup de monde. Maxime Le Vigean peut-être... Qu’il me déplaît! Nous rentrons trop tôt... Dans sa chambre, un petit groupe en biscuit était encore empaqueté. Les meubles, comme déshabitués de la vie, avaient pris un air de froideur. Elle passa dans son cabinet de toilette et se recoiffa, brossant longuement ses beaux cheveux dorés. La ville lui paraissait maussade et grise. L’éblouissement du jardin de Belle-Rive restait dans ses yeux. Elle sonna sa femme de chambre et demanda une robe de serge. Quand elle fut habillée, avec son teint de rose, ses dents régulières, elle ressemblait à une jeune Anglaise. L’entraînement physique lui donnait une démarche souple. Mais elle avait des jointures fortes et des mains trop grandes. Un moment encore, avant de sortir, elle alla d’un meuble à l’autre, ouvrant des tiroirs, s’impatientant de ne pas trouver à leur place tous les objets. La vie l’ennuyait. L’année précédente, dans la joie de ses dix-huit ans, avec quelle ardeur elle pensait aux plaisirs, aux bals! L’hiver qui venait éveillait en elle un pressentiment de bonheur. Maintenant, si elle s’agitait, c’était pour échapper à la solitude. «Je ne veux pas penser à _lui_, se disait-elle. Je ne le veux pas.» Pourquoi, entre tous les jeunes gens qui l’entouraient, était-ce Seguey qui l’avait troublée, dominée, conquise? Elle avait senti cette attraction sans se l’expliquer. Tout de suite, elle avait été blessée dans sa confiance en elle-même et dans son orgueil. L’idée de sa supériorité vis-à-vis de Paule, établie depuis l’enfance, lui paraissait indiscutable. Aussi l’attitude de Seguey la remplissait-elle de colère et d’humiliation! C’était pour cela qu’elle l’avait à la fois évité, cherché, pendant son séjour à Belle-Rive, avec les brusqueries et les maladresses d’une nature qui n’admettait pas qu’on lui résistât. Ce secret qu’elle avait cru si bien comprimer, elle ne se doutait pas que sa sœur l’avait deviné. Quand elle revoyait Seguey, avec son air indifférent, son sourire fin, un peu ironique, un sentiment de honte la bouleversait. Mais elle se défendait, en fille énergique, décidée à se sauver elle-même de cette souffrance: «Non, se disait-elle, je ne serai pas malheureuse. Je m’occuperai, je m’amuserai.» Les larmes qui montaient à ses grands yeux clairs, elle les refoula. Posément, elle arrangea ses cheveux et les rattacha sur la nuque avec une petite épingle d’écaille. Chaque mouvement de tête déplaçait sur son chapeau de longues aigrettes douces et légères. Quand elle eut fini, elle se détourna pour ne plus voir son regard brillant. Ah! comme elle haïssait la tristesse et qu’il lui tardait de ne plus souffrir! Un instant encore, elle revit Seguey avec Paule, absorbé, songeur, dans la grande allée. Quand elle était venue au-devant d’eux, de Gisèle qui les précédait, il avait levé sur elle des yeux étonnés. Peut-être son agitation lui avait-elle paru extraordinaire! Elle s’en voulait de n’avoir pas su mieux dissimuler; mais elle venait d’apprendre qu’il allait partir: une sorte de révolte lui faisait perdre toute prudence. Maintenant encore, à se rappeler ces jours si récents, elle le détestait. Quand bien même il aurait compris, que lui importait? Elle saurait lui montrer qu’il s’était trompé. A l’étage au-dessous, toutes les fenêtres étaient ouvertes. Frédéric, en tablier bleu, brossait sur le palier des fauteuils de soie capitonnée. Mme Lafaurie, la tête casquée de ses beaux cheveux, lançait des ordres d’une voix forte et autoritaire. Quand elle aperçut sa fille prête à sortir, elle s’arrêta net. --Tu sors! Où vas-tu? Aujourd’hui, tu aurais bien pu m’aider un peu. Ta sœur, où est-elle? Odette regardait avec dégoût à droite et à gauche: --Oh! cette poussière, Frédéric, attendez un peu. Vous savez bien, maman, que je ne ferais rien... --Ce n’est pas fini, pensa Gisèle Saint-Estèphe, quand elle eut rencontré Seguey avec Paule. Mais il faut que ce soit bientôt terminé. A Belle-Rive, le soir où M. Lafaurie s’efforçait de capter Gérard, elle avait jugé d’un coup d’œil la situation. L’idée d’envoyer Seguey à la Martinique lui semblait plaisante. Pourquoi pas en Chine? Décidément, entre les affaires des hommes et celles des femmes, il y avait un monde. Il ne lui venait même pas à l’esprit qu’un tel projet fût pris au sérieux. Son père, avec ses belles manières flatteuses, ne comprenait donc pas qu’il perdait son temps; et aussi Seguey qui l’avait écouté attentivement... et encore Odette. La jeune femme, tapie dans son coin, l’esprit aiguisé par tous ces manèges, avait le sentiment qu’elle seule voyait juste et triompherait. Ce n’était pas qu’elle voulût travailler pour son propre compte. Vis-à-vis de Seguey, elle gardait un fond de dépit plutôt bienveillant. M. Peyragay, tout à l’heure encore, n’avait-il pas fait le geste de l’homme qui met bas les armes pour lui dire qu’elle n’avait jamais été plus jolie. C’était d’ailleurs ce qu’elle sentait. Cette impression délicieuse mêlée à sa vie la disposait à l’indulgence: puisque sa sœur aimait Seguey, elle l’épouserait, et elle était sûre maintenant que de légers indices ne la trompaient pas. Entre Odette et elle, il n’y avait jamais eu beaucoup d’affection ni d’intimité. Gisèle appartenait à une autre génération. Elle ne comprenait pas les goûts nouveaux des jeunes filles, leurs allures franches, cette passion des sports qui changeait jusqu’à l’atmosphère de la vie mondaine. «Ce n’est pas de mon temps», disait-elle, avec la coquetterie de ses vingt-huit ans brillants et épanouis. Cette agitation physique lui semblait fatigante et sèche, opposée à ce qui fait le charme de la femme, son attrait changeant, son caprice. Il fallait avoir bien peu de fantaisie pour passer des heures à courir après une balle. Le football était une horreur. Les jeunes gens qui se bousculaient à des jeux pareils s’endormaient à table. Si cela continuait, ce ne serait plus la peine de savoir s’habiller, de savoir causer... Odette, toujours pressée, était pour elle presque une étrangère. Mais, ce soir-là, mise en éveil par la découverte qu’elle venait de faire, Gisèle se sentait, vis-à-vis de sa sœur, curieuse, amicale et pleine d’entrain. Comment n’avait-elle pas remarqué plus tôt qu’Odette était avec Seguey contrainte et sérieuse? Quand il approchait, sa physionomie perdait sa vivacité et elle évitait de le regarder. «Comme elle est jeune, pensait Gisèle, devant ce visage franc et ouvert sur lequel les impressions étaient si visibles. A son âge, nous savions mieux cacher notre jeu. Et elle fait précisément tout ce qu’il ne faut pas. Ces petites ne comprennent rien.» Il y avait dans cette affaire sentimentale un plaisir d’intrigue, de combinaisons, qui l’eût animée en toute circonstance; mais sa jouissance était plus complexe et un goût de revanche y était mêlé. Dans l’attitude de Gérard vis-à-vis de Paule, elle avait discerné des hésitations, cet air des gens qui se demandent s’ils sont amoureux. Tout était d’ailleurs au rebours du bon sens dans cette aventure. Seguey ne pouvait manquer de comprendre qu’il n’est pas pour un homme de plus grande faute qu’un sot mariage. Agréable, fin, mais appauvri, il devait avant tout chercher la fortune. Quant à Paule, elle la jugeait en femme du monde. Une jeune fille qui menait une vie de sauvage, seule, à la campagne, n’était en rien intéressante. Il entrait dans son antipathie beaucoup de dédain, de l’amour-propre, et ce goût de prendre qui est pour certaines jolies femmes tout le plaisir de vivre. Combien il serait agréable de réussir, elle le sentit plus vivement encore le soir où elle rencontra les deux jeunes gens. C’était le lendemain du jour où elle était rentrée à Bordeaux. A les voir ensemble, elle éprouva un froissement vif. Vraiment, il était de son devoir d’occuper Seguey plus utilement. Les femmes veulent toujours que l’homme qui les intéresse soit un peu leur œuvre; elles ont des exigences de protectrice et de conseillère, une de leurs plus vives satisfactions est de pouvoir dire: «Vous voyez bien... Comme j’avais raison!» Gisèle pensa que si Seguey venait la voir, entre cinq et six, tout s’arrangerait. Le soir de cette rencontre, Gisèle qui habitait le troisième étage de l’hôtel dînait chez sa mère. M. Lafaurie, le dos légèrement voûté, était entré dans la salle à manger d’un air mécontent. Tout de suite, il avait cherché des yeux le couvert d’Odette: --Où est-elle?... Voilà deux soirs qu’elle dîne hors de la maison. Je ne supporterai pas que cela continue. M. Lafaurie, qui avait dans le monde une réputation d’amabilité, était dans la vie quotidienne un père irritable. Pour sa seconde fille, il se montrait extrêmement jaloux, susceptible, et accusait sa femme de contrecarrer son autorité. En réalité, les défenses qu’il accumulait ne servaient à rien. Mme Lafaurie, tout en blâmant les nouvelles habitudes de liberté et d’indépendance, laissait Odette faire à sa volonté. Elle récriminait beaucoup et n’empêchait rien. M. Lafaurie, d’ailleurs, ne disait guère autre chose qu’elle; mais ses propres observations, dans la bouche de son mari, la révoltaient comme une injustice. Quand il commençait, elle prenait une attitude de mère outragée: --Qu’est-ce que tu me reproches? Tu ne veux pourtant pas que je l’empêche de s’amuser? Elle serait la seule. Saint-Estèphe, conciliant, citait toutes les jeunes filles de leurs relations qui jouaient aussi au tennis, allaient au théâtre, montaient à cheval beaucoup plus qu’Odette. C’étaient, disait-il, les nouveaux usages. Il ne fallait pourtant rien exagérer. Le dîner à peine fini, ces messieurs sortirent. Gisèle s’inquiétait peu de savoir où Saint-Estèphe passait la soirée. Quant à Mme Lafaurie, tout en continuant de gronder un peu, elle était contente que son mari eût l’habitude d’aller au cercle. Jusqu’à dix heures au moins, on était tranquille. La mère et la fille s’installèrent en tête-à-tête dans un petit salon réservé à la vie intime. Un plateau lumineux suspendu au plafond diffusait une lumière douce. Mme Lafaurie se plaignit qu’elle n’y voyait pas, éteignit le plafonnier, puis le ralluma. La jeune femme à demi étendue sur un canapé lui conseillait de rester tranquille: --Vous ne savez pas ce que vous voulez. J’aime beaucoup cet éclairage. C’est très reposant... --Mais on ne peut rien faire. Comment veux-tu que je travaille? Une lampe de Chine, coiffée d’un abat-jour rose voilé de dentelle, noya de lumière le salon vert d’eau. Mme Lafaurie s’assit enfin près d’une bonne table de style Louis-Philippe, repoussa des journaux pliés, les derniers numéros de _l’Illustration_, et ouvrit une boîte à ouvrage en vannerie ronde nouée d’un ruban. La bergère qu’elle affectionnait était recouverte d’un velours côtelé qui avait la nuance des très vieux vins. Quand elle eut assuré ses grosses lunettes d’écaille sur son nez busqué et pris son tricot, ses mains commencèrent à s’agiter. Un médaillon ovale entouré de perles fermait son corsage de blonde noire. Elle parut soudain vieillie, fatiguée, avec des ombres creusant son masque blafard, sa corpulence de quinquagénaire en robe de soie un peu craquante, et les pelotons roulant dans son tablier. Gisèle ouvrit une petite boîte de cigarettes, en choisit une, l’alluma soigneusement et se renversa dans la courbe du canapé. Elle fumait lentement, avec des gestes paresseux de son beau bras nu. Quand sa main s’approchait de ses lèvres, ses bagues brillaient. --Je ne comprends pas, déclara Mme Lafaurie, quel plaisir tu trouves à fumer. Je ne peux pas m’y habituer. Autrefois, une jeune femme n’aurait pas osé! On eût été bien étonné. Gisèle, dans son nuage de fumée légère, ne semblait entendre que très vaguement ces observations. Sa mère ne remarqua pas son expression qui était à cet instant singulière et presque cruelle. Elle ne répondait que sur un ton de condescendance: --Moi, vous savez, rien ne m’étonne. Elle avait une tunique claire en crêpe de Chine. Sa jupe noire, un peu remontée, découvrait ses bas de soie gris et ses pieds charmants chaussés de satin. Habituellement, lorsque sa mère récriminait, elle montrait plus d’impatience. Mais, ce soir, ses yeux pleins de feu semblaient sourire à d’autres pensées. A dix heures et demie, Saint-Estèphe rentra et referma soigneusement la porte. Il avait l’air pressé et mystérieux de quelqu’un qui a marché vite pour apporter une nouvelle: --Vous ne savez pas, commença-t-il... Frédéric se montrait pour servir le thé. Il s’interrompit. Le domestique avançait une petite table sur laquelle étaient disposées, autour d’un grand samovar d’argent, des tasses de porcelaine transparente à petits bouquets. Gisèle se leva: --Je vous sers du thé? --Non, un peu de tilleul, si vous voulez bien. Il souffrait de l’estomac et reprochait à sa femme de ne pas y faire attention. Son visage se rembrunit. C’était une contrariété pour lui de n’avoir pas dit tout de suite ce qu’il voulait dire. Tout en attendant que le domestique se retirât--et il semblait prendre plaisir à prolonger son manège autour de la table--Saint-Estèphe regardait sa femme à la dérobée. Valait-il la peine qu’il eût quitté si tôt une réunion extrêmement joyeuse pour être accueilli de cette façon? Depuis quelque temps, elle était maussade, agacée. Lui, au contraire, qui avait une infidélité à se reprocher, exagérait l’empressement. Si elle se doutait de quelque chose, pensait-il, ce serait terrible! Devant cette idée, il se sentait pusillanime comme un enfant, prêt à toutes les protestations, à tous les mensonges. En réalité, cette liaison avec une modiste en renom--celle-là même qui faisait à Gisèle de charmants chapeaux--ne l’amusait guère. Cette femme avait des manières vulgaires qui lui déplaisaient; mais, dans le monde où il fréquentait, n’était-il pas presque de règle que tout homme marié eût une maîtresse? Il ne comprenait pas comment l’opinion exigeait de lui cette chose ennuyeuse, qui contrariait ses goûts de prudence, de tranquillité; néanmoins le souci de ne pas manquer à «ce qui se fait» l’empêchait de mener jusqu’au bout son raisonnement. --Non, elle ne sait rien, pensa-t-il en regardant la jeune femme verser tranquillement du thé dans sa tasse; et l’intérêt de la nouvelle qu’il apportait le gonfla de nouveau du sentiment de son importance. Mme Lafaurie, tirée de son assoupissement, tenait Frédéric comme au port d’armes en face d’elle. Presque chaque soir, elle entamait ainsi un interrogatoire et lui donnait en cinq minutes trois ou quatre ordres contradictoires. --Que nous disiez-vous? demanda-t-elle enfin à son gendre. Et elle s’installa confortablement, avec une sensation de bien-être. C’était un bon moment pour elle que celui où elle s’apprêtait à dévorer quelque nouvelle. La mine de Saint-Estèphe mettait en appétit sa curiosité de dame presque mûre, barricadée de vertus bourgeoises mais qui éprouvait vaguement devant le scandale le mouvement de l’ogre flairant la chair fraîche. La physionomie de Saint-Estèphe s’éclaira de satisfaction. Il s’assit à côté de sa belle-mère, remuant son tilleul avec une petite cuiller, ses maigres jambes croisées par-dessous la table. Gisèle eut soudain l’intuition qu’il allait parler de Seguey. --Videau m’a appris ce soir de bien tristes choses, commença-t-il sur le ton affligé d’un homme du monde qui déplore des événements contraires aux bienséances élémentaires. Vous savez ce que l’on dit du capitaine Galet, et que Mme de Pontet serait du dernier bien avec lui depuis des années... Il regardait alternativement sa belle-mère pétrifiée par l’attention et sa femme qui mangeait un petit gâteau: --Le capitaine, qui est en garnison à Libourne, venait la voir chaque semaine. Elle-même le rejoignait le samedi et restait deux jours. C’était soi-disant pour des affaires, mais le monde avait son opinion faite et ses voyages à Bordeaux étaient remarqués. Il y a vraiment des femmes qui ne redoutent rien. On s’étonne que sa belle-mère, qui est une personne de grand mérite, n’ait pas essayé de la retenir. Cependant le capitaine se serait lassé. Certains disent que la dame aurait des dettes, et qu’il a eu peur... Sa voix se faisait de plus en plus basse et chuchotante, comme s’il eût craint que quelqu’un écoutât derrière la porte: --Le capitaine, qui voulait rompre, a obtenu de permuter. Il part pour Nancy. On raconte que cette malheureuse l’a relancé jusque chez lui, et qu’il lui a refusé sa porte. C’est vraiment une créature sans dignité. --Quelle horreur, déclara énergiquement Mme Lafaurie qui avait le mépris du monde militaire. Cette petite femme n’a jamais été de mon goût. J’espère bien que son frère ne la verra plus. --Vous-même, interrogea Saint-Estèphe, tourné vers sa femme, ne pensez-vous pas qu’il serait convenable de lui faire comprendre que nous ne pouvons plus la recevoir? --Oh! dit Gisèle, je ne pense pas qu’elle vienne. Vous savez bien qu’elle ne s’occupe pas beaucoup de nous. Il faut croire qu’une grande passion est très absorbante. Saint-Estèphe, gêné, se demandait s’il n’était pas visé par quelque allusion. Certaines phrases de sa femme le déconcertaient. Sa belle-mère, au contraire, fortement établie dans ses opinions, n’attendait pas d’autres informations pour prendre parti; tout à fait réveillée maintenant, son tricot repris, elle sautait selon son habitude d’une idée à l’autre: --Les enfants sont bien à plaindre. Ce qu’elle aura de mieux à faire, c’est de rester à la campagne. Tout cela, c’est pour de l’argent. Sa pauvre mère aurait bien souffert... --Qu’est-ce qu’il y a? dit M. Lafaurie qui venait d’entrer. Sa fille lui offrit une tasse de thé qu’il but sans s’asseoir appuyé à la cheminée. Lui aussi connaissait l’histoire, mais se donna l’air de ne rien savoir: --Odette n’est pas rentrée? demanda-t-il. Mme Lafaurie lui jeta un regard de blâme, plia son ouvrage et quitta la pièce majestueusement. Gisèle, les coudes posés sur ses genoux, paraissait pensive. Son mari, qui avait sommeil, s’excusa de se retirer. Quand il fut parti, M. Lafaurie s’assit, calmé, et elle lui tendit la petite boîte à cigarettes: il y avait entre eux une affinité de père à fille, profonde, immédiate, plus pénétrante que les paroles. --Odette, lui dit-elle, après un silence, je voulais justement vous parler d’elle.... Mme Saint-Estèphe s’était composé, dans son appartement du troisième étage, un petit coin moderne avec des meubles achetés rue du Faubourg-Saint-Honoré, des tentures violet évêque et des coussins de toutes les couleurs. Cette initiative n’avait pas été sans préoccuper Saint-Estèphe qui craignait que sa femme fût critiquée. La plus haute société bordelaise, celle qui a ses hôtels dans le voisinage du Jardin Public, n’admettait que le Louis XVI, les meubles anciens. Quant à la bourgeoisie de vieille souche, qui a moins de brillant et d’automobiles, elle se contentait de vivre confortablement, avec sérieux et dignité, dans son acajou et dans ses peluches, renouvelant de loin en loin quelque bon tapis ou faisant recouvrir ses canapés d’étoffe pompadour. Gisèle Saint-Estèphe, avec ses coussins et les petites pattes de ses fauteuils, fit beaucoup parler et choqua grand nombre de ces personnes dont il est convenu de dire qu’elles ont «beaucoup de goût»; mais les mêmes dames qui avaient déclaré tout cela affreux, et peut-être pas très comme il faut, trouvèrent en rentrant chez elles leurs meubles plus éteints et éprouvèrent un déplaisir qu’elles ne s’expliquaient pas. Les messieurs, très favorables au contraire, disaient à Gisèle que ce petit coin lui allait bien. Quand on entrait, il y avait toujours des revues sur la table, un grand étui plein de cigarettes et un je ne sais quoi d’intime et d’amical qui vous accueillait. Le divan gardait quelque chose de ses repos de jeune femme, et aussi les coussins jetés, le livre oublié qui restait ouvert. Entre cinq et six heures, le plateau du thé était posé sur une table basse. Des amis entraient et sortaient, des jeunes gens apportaient des fleurs. Un éclairage spécial avait été ménagé sur un petit vase. --... Moi, déclarait Gisèle quand Seguey entra, j’aime beaucoup le jaune serin. Elle élevait sur son poing un petit abat-jour en forme de cloche, la bouche rieuse, les cheveux tirés découvrant son front. Sa souple robe noire s’enroulait sur ses jambes minces. Deux jeunes gens, assis à l’autre bout du divan, comparaient des morceaux d’étoffe. Elle tendit la main à Seguey comme s’il eût été un des habitués de ce petit coin. Lorsque la portière s’était soulevée et qu’elle l’avait vu paraître, un peu pâle, habillé avec ce soin où il excellait, elle avait compris ce que signifiait sa présence. La veille, elle lui avait envoyé un de ces billets que les femmes savent écrire et qui laissent beaucoup entendre en ne disant rien. Toute la journée, elle avait pensé qu’il viendrait, le soir même ou le lendemain, à une heure qu’il essaierait de retarder mais qui devait sonner infailliblement; elle sentait, elle, que l’attrait de leur fortune, de leur situation l’amènerait là, à défaut d’autres sentiments, et que ses essais d’indépendance viendraient sombrer au pied de son divan, sur cette peau d’ours blanc dans laquelle se perdaient ses petits souliers de satin. Maintenant elle le regardait, elle lui souriait, avec des attitudes où quelque chose de son père affleurait sans cesse. Elle semblait lui dire: «Vous voyez comme c’était facile», et avec elle, dans son atmosphère, Seguey sentait se dissiper les impressions presque intolérables qui se pressaient en lui un instant avant, comme il montait avec un peu d’oppression le grand escalier. Il avait redouté une explication, un étalage de paroles dont sa pensée accablée se détournerait. Mais, à peine introduit, dans la lumière violette de ce petit salon, ses appréhensions s’étaient effacées: il ne trouvait que la réunion de chaque soir, autour des tasses de thé d’une femme agréable, qui savait rendre attrayantes toutes les choses mêlées à son petit monde. Un des jeunes gens la contemplait avec des yeux extasiés. Elle les présenta: «Louis Castéra... Daniel d’Eysines. Mais vous les connaissez. Tous mes amis doivent se connaître!» Et elle lui demanda son opinion sur l’abat-jour. Seguey cligna des yeux comme un peintre en face d’un tableau dont il ne sait que dire et approuva le jaune serin. La jeune femme jouait avec des chapelets d’olives sombres qui glissaient sur un fil de soie: --Je pourrais y suspendre quelques petits pruneaux. Puis elle écarta l’abat-jour qui alla rouler sur le divan comme une petite cage renversée dont l’oiseau a fui. Elle se leva, versa du thé dans de minuscules tasses de Chine, s’assit de nouveau, se leva encore. --Elle est charmante, pensa Seguey, qui vit deux roses grenat sur la cheminée et regretta de ne pas lui avoir envoyé des fleurs. Le premier feu de l’année, entre deux chenets coiffés de boules de cuivre, consumait doucement une grosse bûche doublée de braises; quelques mottes incandescentes se recouvraient lentement de cendres; il y avait dans l’atmosphère un peu lourde et chaude des odeurs de thé, de pain grillé, et une impression d’intimité qui faisait oublier la vie du dehors. En un moment, Gisèle avait fourni à chacun des jeunes gens un sujet de conversation, parlé d’un livre, d’un concert qui se préparait, mais en conservant à toutes ces choses leur caractère qui était pour elle d’embellir la vie. Un des jeunes gens parlait beaucoup. C’était Louis d’Eysines qui avait des cheveux très noirs sur un masque de Japonais. Il était connu à Bordeaux pour ses singularités d’esprit: avant même d’avoir passé son baccalauréat, il lisait Claudel, et méprisait les vieux opéras. L’autre, Louis Castéra, demeurait à l’extrémité du divan et ne disait rien; c’était un petit brun, mince, aux yeux bleu-tendre, l’air réservé et délicat: il n’avait ni la vigueur ni l’allure ferme des «sportsmen». Un garçon qui aimait à rester tranquille, qui savait des vers. Mme Saint-Estèphe lui avait révélé ces choses qui n’ont l’air de rien, et qui sont tout pour certaines natures, le charme d’une étoffe moderne, d’un appartement, d’une fleur dans un vase. Il l’admirait, comme on admire une fois dans sa vie, quand on a vingt ans, des rêveries flottantes, et un goût de la femme qui ne sait encore comment se fixer. Seguey fut frappé par le caractère poétique de cette figure: quand on lui parlait, ses yeux s’éclairaient un peu lentement... --Madame, dit Gérard en posant sa tasse sur la petite table, il paraît que vous allez avoir une bien belle robe, une robe japonaise... Et il parla de Carignan. Mme Saint-Estèphe trouvait qu’il avait l’air un peu farouche: --Je ne sais pas s’il réussira. Elle disait cela comme si elle pensait: «Le pauvre garçon! Je lui ai demandé ce croquis de robe pour le distraire, pour lui faire une politesse. Cela ne m’intéressait pas beaucoup...» Elle fixait sur Seguey ses beaux grands yeux sombres: --Sa peinture, vous croyez vraiment que c’est bien? Moi, je ne sais pas. Et avec gaieté: --Ces jeunes gens qui arrivent de Paris croient que nous n’avons jamais rien vu. Si, ils nous méprisent. Mon portrait, croyez-vous que ce serait très cher? Mais je suis sûre qu’il m’enlaidirait. Seguey sourit: --Les peintres ne pensent jamais à cela. La conversation s’anima sur ce sujet de la beauté, trois jeunes gens réunis autour d’une femme ayant naturellement beaucoup à dire. Gérard, tout à fait détendu, se sentait presque de la maison... Pendant ce temps, à l’étage au-dessous, Mme Lafaurie disait à son mari d’une voix impétueuse: --Je t’assure que c’est impossible! M. Lafaurie, qui devait assister le soir à un dîner officiel donné à l’Hôtel de Ville, mettait sa cravate. Il renversait un peu la tête, en face d’une glace, pour voir le nœud immaculé par-dessous sa barbe. Lui aussi, la veille au soir, avait eu un mouvement de réprobation quand Gisèle lui avait insinué l’idée audacieuse de donner sa fille à Seguey; à la réflexion, cette pensée ne lui paraissait plus si déraisonnable. Ce n’était pas la première fois qu’une scène éclatait entre eux au sujet d’un projet de mariage. Mme Lafaurie, comme presque toutes les femmes, cherchait pour Odette un parti brillant, de la fortune, cet ensemble de conditions sur lequel le monde ne transige pas. Mais son mari, pour sa seconde fille, ne voulait pas d’un Saint-Estèphe: une préoccupation pour lui dominait les autres, celle de sa Maison. Il entendit sa femme qui disait: --Tu ne penses pas à sa sœur. Lui-même, quoiqu’il soit ruiné, croira nous faire un grand honneur. D’ailleurs, à Belle-Rive, il n’était occupé que de cette petite Dupouy qui n’est pourtant ni belle, ni riche. Odette aurait bien peu d’amour-propre... M. Lafaurie ne discutant pas davantage, elle pensa l’avoir convaincu. Mais, quand il fut sur le point de partir, son chapeau de soie luisant à la main, il dit seulement: --Je l’inviterai à dîner demain. V Le lendemain, en s’habillant, dans sa chambre tendue de camaïeux qui communiquait avec le salon, Seguey regardait la rade par-dessus les tilleuls rouilleux que les premières gelées avaient éclaircis. Le grand paysage du port baignait dans le ciel comme dans une opale. Des chariots passaient, des voitures chargées de malles; sur le quai poisseux, un double courant s’établissait, montant vers la gare et en descendant; les carrioles des maraîchers roulaient sur le pont. C’était l’heure où des filles échevelées, en bas roses et violets, traînant leurs savates, versent le vin blanc aux charretiers qui entrent dans les cabarets, leur fouet sur l’épaule. Seguey passa dans son cabinet de toilette, noua une cravate sombre sur un col souple, ouvrit une armoire et la referma. Le soleil levé derrière le coteau montait lentement au-dessus du fleuve. Virginie, coiffée de son turban orange à grands carreaux bruns, versait une carafe d’eau sur les jardinières de géraniums et de pétunias. Le plateau du déjeuner était posé sur une petite table. Elle tambourina sur la porte. --Voilà, dit Seguey en apparaissant, rasé, rafraîchi, mais les yeux profondément enfoncés et l’air fatigué. Tout en trempant le pain grillé dans sa tasse de thé, il jeta les yeux sur le carnet fripé où elle inscrivait ses dépenses; un bout de crayon y était attaché par une ficelle. Familière, elle s’asseyait à côté de Gérard, les mains croisées sur son tablier; le contentement épanouissait sa bonne figure marron, joyeuse et soumise, sur laquelle saillaient les grosses prunelles roulant comme des boules dans un globe jaune; les larges narines se relevaient à la manière d’un énorme accent circonflexe. Son dévouement était celui du chien de la maison, toujours prêt à lécher la main de son maître, même s’il est injuste ou de mauvaise humeur. Le rire plissait toute la face, secouait aux oreilles les grands anneaux d’or et élargissait la bouche lippue sur la gaieté des grosses dents blanches. Gérard ferma le petit carnet: --Aujourd’hui, je pense que Mme de Pontet viendra déjeuner. Ce n’est pas sûr, mais tu mettras son couvert. Virginie emporta le plateau en combinant dans sa tête laineuse un plat de volaille au kari auquel elle mélangeait toujours un peu de safran. Seguey écrivit un moment avant de sortir. Une serviette de cuir placée dans le tiroir de sa table contenait des papiers relatifs à la succession de ses parents et aux affaires de sa sœur. Il l’ouvrit, en retira des notes, et s’absorba dans des calculs. Puis il chercha un brouillon de lettre, plusieurs fois repris et abandonné, qui commençait par ces mots: Ma chère Paule... Il le relut lentement, ratura des lignes entières et enfin l’écarta d’un geste de lassitude. Il resta un moment encore, les coudes sur la table, comme s’il eût fixé son regard sur une image qui lui était extrêmement pénible: on eût dit que toute la lâcheté de la vie lui apparaissait et que ses yeux s’éteignaient en la mesurant. Puis il se leva, agité, comme s’il eût cherché en marchant à se fuir lui-même. Bien des fois, depuis quelques jours, cette expression de fatigue morale avait creusé sur son visage un masque tragique. Il semblait voir une chose à la fois redoutée et souhaitée s’approcher de lui. Son regard parcourut le port, les paquebots amarrés au quai, et un feu trouble baigna ses prunelles grises. Il descendit et fit les cent pas sur le trottoir. Chaque matin, il allait ainsi à la rencontre du facteur, un homme alerte et jovial, au teint échauffé, content de distribuer sous forme de lettres la pâture impatiemment attendue des joies et des peines. Des femmes en peignoir, soulevant un rideau, le guettaient à tous les étages. Seguey jeta sur les enveloppes qui portaient son nom un coup d’œil rapide; le facteur passé, il respira, une légère rougeur au visage, avec la sensation d’un répit gagné. Sur le quai, il salua successivement un courtier et un grand négociant en grains qu’il rencontrait presque tous les jours. Il marchait vite, pressé par ce désir d’agitation qui tourmente les tempéraments nerveux aux heures de crise. Le trottoir était grouillant de vie populaire. Une brume jaune pesait ce matin sur les toits d’ardoise, lustrés et sombres, d’un bleu d’hirondelle; la petite gondole qui va et vient d’une rive à l’autre, pareille, de loin, à une mouche verte, gonflait son panache de coton blanc; les navires se dressaient comme des îles sur la grande courbe d’eau limoneuse. Devant tout cela, il voyait double... Des deux hommes qu’il portait en lui, il fallait que l’un fût sacrifié. Il regardait machinalement les devantures qui lui donnaient la sensation de défiler à côté de lui. Dans leurs boutiques, les sandaliers, manches retroussées, tapaient les semelles de corde sur leur établi; des charretiers en pantalon rapiécé et veste de toile, essuyant leur moustache du revers de la main, sortaient des cabarets d’un pas incertain; un groupe, attablé, mangeait des sardines bleues figées dans du sel; d’autres puisaient dans des cornets de gros papier jaune, et jetaient derrière eux sur le trottoir des débris de crabes. Il y avait cercle, au coin du quai et d’un grand cours, autour de la grosse marchande assise entre ses deux corbeilles rondes, les hanches écroulées sur un escabeau. Tout cela lui apparaissait comme à travers un brouillard de fièvre. A midi, en rentrant chez lui, il trouva Virginie consternée et le salon vide. Anna de Pontet n’avait pas paru. Cette absence, sans qu’il pût s’expliquer pourquoi, le troubla comme ces moments d’attente angoissée qui précèdent une catastrophe. Après le déjeuner, il s’étendit sur le lit d’acajou en forme de barque, doucement soutenu par les cols de cygne. Que de fois, à cette même place, il avait joui de sa solitude, dans ce petit salon tapissé de livres, de gravures, et où son âme respirait si bien. Il demeurait immobile, un bras replié sous sa tête, laissant s’éteindre une cigarette presque consumée. La pensée qui avait le matin assombri ses traits, se reflétait de nouveau dans son regard morne. Une petite pendule de voyage encadrée de cuir, posée sur sa table, marquait une heure moins le quart. Il la regarda... Sa physionomie changeait peu à peu, déformée par des sensations qui devaient être presque intolérables. Des images passaient lentement en lui comme des taches claires sur un écran sombre... un sourire, une expression de bonté merveilleuse qui un jour l’avait ébloui. Quand la pendule sonna une heure, il se leva, ouvrit la fenêtre et demeura quelques minutes dans la corbeille ajourée du balcon de fer: là-bas, sur la droite, au delà de la passerelle où roulait un train, les clochers pointaient sur la ligne douce des coteaux. Tout son être, penché comme sur un visage, semblait implorer un pardon secret. A ce moment même, abaissant ses yeux, il aperçut Paule qui débouchait du pont et suivait la rampe inclinée au-dessus du fleuve. C’était bien sa démarche parfaitement noble, sa tête pensive sous un léger voile. Il quitta le balcon et continua de la regarder. Un instant elle s’arrêta devant la balustrade de pierre, les yeux sur la rade. Il eut le pressentiment qu’une émotion la retenait là, le désir peut-être de se retourner. Une flamme de tendresse passa dans ses veines. Brusquement, il entra dans sa chambre, chercha son chapeau, puis le posa d’un air indécis: quelque chose d’inexprimable le clouait là, le sentiment qu’il ne pouvait commettre que plus de mal encore. Quand il se rapprocha du balcon, la terrasse inclinée lui parut étrangement vide. Un homme, la figure cachée sous son bras, dormait sur un banc, des enfants couraient. Il se pencha pour chercher sur la chaussée, dans le mouvement des voitures, un point noir lointain. Mais il ne vit rien. Gisèle Saint-Estèphe entra chez sa sœur un moment avant le dîner. Odette était assise sous la cage rose d’un abat-jour pendu au plafond. Elle était encore en costume de ville; une fourrure jetée sur ses épaules enveloppait sa gorge d’une pénombre douce. Elle semblait engourdie et triste, ses grands bras croisés sur sa taille. La jeune femme, au contraire, paraissait contente. Elle s’assit sur un petit pouf et ouvrit sur un corsage émeraude sa longue jaquette de couleur sombre; à travers sa voilette, ses beaux yeux brillaient: --Comment t’habilles-tu ce soir? demanda-t-elle en souriant. L’atmosphère de la chambre avait la teinte des roses de Bengale. C’était Odette qui avait choisi l’année précédente les cretonnes claires sur lesquelles se détachaient de grandes fleurs et de grands oiseaux. Le lit bas et blanc était adossé à une tenture; blanche aussi l’armoire sans angles, doucement renflée de chaque côté et treillissée d’or. Il y avait sur les petits meubles ces bibelots informes et mièvres qu’une jeune fille riche ne peut manquer de recevoir comme cadeaux de fête et d’anniversaire. Mme Saint-Estèphe négligea de leur jeter son coup d’œil moqueur: --Je suis rentrée de bonne heure pour causer un peu avec toi, dit-elle à Odette en tirant ses gants. Tu sais qui nous avons à dîner ce soir? Odette cita deux ou trois noms. Sa mère lui avait parlé d’un jeune Anglais, de passage à Bordeaux, et que patronnait une famille de grands négociants: --Je ne sais pas, dit-elle, s’il parle français. Il est descendu chez les Butlow qui ont été reçus chez lui à Londres et le promènent en automobile. Aujourd’hui, ils ont dû aller en Médoc... --Odette, interrompit sa sœur, d’une voix insinuante, tu sais bien que ce n’est pas de lui que je veux parler... Une rougeur se répandit sur le visage de la jeune fille. Pourquoi Gisèle prenait-elle plaisir à la tourmenter? Elle se demandait aussi ce que signifiait ce dîner. Il lui semblait singulier que sa mère eût consenti à recevoir alors qu’elle venait seulement de revenir en ville et que la maison était encore désorganisée. Et pourquoi Seguey avait-il été invité? Depuis le matin, elle s’efforçait de composer son visage et ses attitudes; mais, maintenant, elle avait l’impression que son secret lui échappait... Brusquement, elle couvrit son visage de ses deux mains: --Laisse-moi, dit-elle. Tu sais bien qu’il ne m’aime pas. Moi non plus, je ne tiens pas à lui. Si tu crois le contraire, c’est pour me blesser; personne ici ne me comprend... --Oh! déclara Mme Saint-Estèphe, le mariage n’est pas du tout ce que tu crois. Je suis sûre, moi, qu’il t’épousera. Elle avait envie de lui dire: --Tu n’as plus qu’à te laisser faire. Une discussion s’engagea qui fut assez vive. Odette répétait à travers ses larmes que Seguey ne la trouvait pas intelligente: si elle était bête, on pouvait au moins la laisser tranquille. Les femmes ne confiant jamais le fond de leurs pensées, elle ne dit pas qu’elle était jalouse de Paule. Gisèle ne donnait pas au facteur sentimental une grande importance: --Si tu ne l’épouses pas, continua-t-elle, il végétera. Ce sera un homme fini, un homme à la côte. Tu ne voudrais pourtant pas le laisser partir pour la Martinique. Et, changeant de ton: --Cette petite Dupouy était une erreur. Il l’a vu lui-même. D’ailleurs, quand quelqu’un vous plaît, il faut savoir lutter, se jeter en travers des événements. Pour une femme, c’est le seul match qui vaille la peine. Et maintenant, montre-moi tes robes... Mme Lafaurie recevait d’une manière un peu pompeuse. Elle avait été jeune dans un milieu où une maîtresse de maison n’improvisait rien, mais donnait au contraire une sorte de bouffissure à tous les détails. La vieille société bordelaise avait sur ce sujet un fond de principes extrêmement solide. Gisèle, invitant des amis au dernier moment, téléphonait d’abord à la fleuriste pour avoir des roses. C’était le genre des jeunes femmes qui ne veulent décidément rien prendre au sérieux. Les nouvelles générations bouleversaient l’existence avec cette idée que l’on ne doit vivre que pour son plaisir; mais les dames qui approchaient de la cinquantaine tenaient bon encore. Mme Lafaurie, héritière d’aïeules intransigeantes et plantureuses, considérait comme une charge de donner des dîners cossus, confortables, avec de grands vins, des foies gras, et un de ces entremets qui font la gloire d’une cuisinière. La sienne était une personnalité avec laquelle il fallait compter. Bien des maîtresses de maison la lui enviaient depuis le jour où M. Klipcher, un des arbitres de la ville, avait dit sur une certaine purée de bécasses un mot que toute la société avait répété. M. Lafaurie, lui, aimait à réunir autour de sa table quelques vieux amis, bien choisis, qui savaient apprécier les vins. Mais il invitait volontiers les étrangers, surtout les Anglais de passage et les Hollandais, ayant le souci d’entretenir des relations très étendues qui lui étaient utiles. Ce soir-là, Charly Hudson, un jeune Anglais frais et rasé, haut de deux mètres, dont le père expédiait du charbon dans toute la France, venait dans la maison pour la première fois. A sept heures et demie, Seguey n’était pas encore arrivé. La lumière inondait le grand salon crème. Mme Lafaurie, en velours noir, essayait de tirer quelques paroles du jeune Hudson, écarlate, qui répondait par des gloussements d’approbation. M. Butlow, de la maison Schamming et Butlow, lui donnait en anglais des explications. C’était un petit homme court et couperosé, qui portait des faux cols trop étroits et élevait dans ses prairies du Médoc d’assez beaux chevaux. Sa femme, longue, maigre, d’une distinction ennuyeuse, avait sur ses lèvres pincées un pâle sourire. Elle s’occupait d’œuvres protestantes. Ses amis la redoutaient, à cause du tribut qu’elle prélevait régulièrement sous forme de souscriptions et de billets de loterie. La conversation languissait. Un nouvel arrivant, en redingote et cravate grise, le sourcil froncé sur son monocle, glaça tout le monde. C’était M. Lafay, un administrateur de la Banque de Bordeaux, que M. Lafaurie avait invité par égard pour M. Butlow. Gisèle, toute scintillante, dans une robe noire brodée d’argent, laissait pendre avec ennui ses manches de gaze. Seguey, précédé d’un domestique en habit noir, rencontra Odette dans l’antichambre. Il s’arrêta pour la saluer. Elle remarqua qu’il s’inclinait profondément et que quelque chose entre eux paraissait changé. --Suis-je en retard? lui demanda-t-il. Il ne l’avait pas revue depuis son départ de Belle-Rive. Elle portait une robe verte très éclatante. Dans le salon, quand elle entra, les yeux exprimèrent une admiration dont il fut flatté: «Quel dommage, pensa-t-il, qu’elle ait les mains lourdes.» Instinctivement, quand il l’avait vue, il s’était composé une attitude; maintenant encore, il avait l’impression que les convenances lui suggéraient certains sentiments: somme toute, elle était jolie, d’une beauté un peu trop physique et comme vide de pensées, mais son teint avait le rose nacré des coquillages. «C’est du moins une jeune fille énergique et droite», pensa-t-il un moment après, comme s’il avait eu à la défendre contre lui-même. A l’instant où Mme Lafaurie regardait la pendule avec inquiétude, un dernier convive arriva. C’était un de ses cousins, Auguste Montbadon, bibliophile et collectionneur, qui avait le défaut de se faire attendre. Ses amis déploraient son inexactitude et aussi qu’il dépensât plus que de raison pour enrichir sa bibliothèque. Quand il vit Seguey, un sourire éclaira son visage rond. Le dîner fut servi cérémonieusement, avec le luxe habituel de linge damassé et d’argenterie. Un sauternes couleur de soleil accompagna les grosses huîtres vertes; après le filet aux champignons, le verre voisin se remplit d’un _Château-Laroze_. M. Butlow, déjà repu et congestionné, le compara avec _La Mission_; il parla aussi d’une excellente bouteille qu’il avait fait boire à des Hollandais. La conversation continuait de languir un peu, M. Lafay aborda la question des changes: --Les Américains, déclara-t-il, vont recevoir nos vins légers; si la chose n’est pas encore faite, elle le sera demain. Il se rengorgea et regarda autour de lui pour mesurer l’effet de cette nouvelle. M. Lafaurie paraissait sceptique: --La question reste bien discutée. Discrètement, avec des sourires, des sous-entendus, il parla d’un débit de tempérance ouvert à Bordeaux: le premier soir, l’homme de confiance qu’on y avait mis était ivre-mort. Montesquieu, ajouta-t-il, plantait de la vigne, c’était lui qui restait dans la vérité. Il s’interrompit pour conjurer Mme Butlow de reprendre un peu de filet. Butlow, circonspect depuis la guerre, n’osa pas dire que les Allemands du moins buvaient bien; mais il parla des caves du Nord qui avaient besoin d’être regarnies. Montbadon, le bibliophile, rappela que le grand-duc Constantin de Russie, frère du tsar, passant à Bordeaux, acheta vingt-quatre mille francs un tonneau d’_Yquem_. --Oh! manifesta le jeune Anglais dont les mâchoires avaient travaillé jusque-là silencieusement, vous avez dit vingt-quatre mille francs! Sa phrase se termina par un gloussement de stupéfaction. Mme Lafaurie surveillait l’entrée de Frédéric qui apportait un plat de bécasses. Une longue rôtie, sur laquelle les entrailles étaient écrasées, fut placée devant son mari qui se réservait d’y ajouter lui-même divers ingrédients. La rôtie de bécasses nécessitait une sorte de rite. Il récapitulait: beaucoup de beurre, un peu de muscade, un jus de citron, du poivre, du sel, une goutte de cognac... Tous les convives suivaient des yeux les évolutions de son couteau qui triturait sur le pain détrempé une crème de couleur brune. La rôtie, renvoyée à la cuisine, pour passer sur le gril, reparut trois minutes après et fut goûtée avec attention: --Très bonne... Excellente... un peu plus de cognac peut-être... --Cette année, confiait Butlow à Gisèle, je vais engraisser des ortolans. Montbadon plaignait Saint-Estèphe qui buvait de la camomille et émiettait du pain grillé: --Les médecins sont de grands coupables. M. Lafaurie, souriant, félicité, le visage un peu coloré, détourna la conversation. Le directeur du Grand-Théâtre avait engagé un nouveau ténor qui débuterait dans _les Huguenots_. --Ah! s’écria Gisèle, toujours ce beau ciel de la Touraine! Mme Butlow parut choquée. Dans cette ville, où des concerts classiques réunissent toute la société, on revenait toujours entendre _la Juive_, _le Prophète_ et _les Huguenots_. C’était le fonds du répertoire. Les artistes continuaient d’être jugés aux mêmes grands morceaux. --Non, disait Odette à Seguey, je n’aime pas beaucoup la musique. Le chant peut-être... Mais les acteurs sont souvent si laids et si ridicules... Il lui cita quelques noms: Debussy... Ravel... C’était pour elle une langue étrangère. Peut-être préférait-il qu’elle ne comprît pas. A quoi bon? Il garderait du moins, fermé et intact, son monde intérieur. Soudain, pendant ce dîner, il avait eu la sensation que sa destinée était fixée. Il ne savait pas à quel moment sa résolution avait été prise; mais pouvons-nous jamais remonter jusqu’aux plus profondes racines de nos décisions? Le moment où il hésitait encore semblait déjà loin: la vie l’avait si bien emporté qu’il ne distinguait plus le point de départ. Il voyait, lui, le sens réel de la scène qui se jouait là, autour de cette table couverte de fruits, sous des paroles insignifiantes. Ce Butlow, rogue et trop nourri, croyait être le personnage important de cette réunion; M. Lafay, qui semblait regretter chaque parole qu’il lui adressait, le considérait d’un air protecteur. Ni l’un ni l’autre ne se doutaient qu’ils devraient bientôt changer de ton. Ce n’était pas la première fois qu’il se sentait ainsi mesuré, classé... Chaque coup d’œil tombé sur lui décuplait le désir de revanche que réveillait toujours dans son sang le contact du monde. Une trépidation rapide passa dans ses nerfs: la partie se jouait et il ne souffrirait pas de ne la point gagner. Le souvenir de Paule, gênant et obscur, était relégué ce soir hors de la vraie vie. Après le dîner, dans le salon, il se sentit harassé comme s’il avait longtemps marché. Quel chemin avait-il donc parcouru sans que son corps changeât de place? Le regard de Gisèle posé sur lui semblait lui dire: «Mais allez donc! Qu’attendez-vous?» Odette était assise un peu à l’écart, ses bras nus très blancs dans les volants de sa robe verte. Son visage avait une expression passive, un peu animale; dans ses grands yeux vides, il crut voir une intelligence engourdie. Et il cherchait les mots qu’il fallait, respectueux, pas trop intimes; avec elle, il valait mieux que ce fût banal. Sa vue intérieure s’obscurcit un instant comme se ferment les yeux de l’homme qui se jette à l’eau: ce fut une déchirante sensation d’angoisse. Puis il se leva, traversa le salon, et alla s’asseoir à côté d’Odette... VI «Ne revenez pas, je vous écrirai», avait dit Seguey à Paule, d’une voix rapide et sourde qui l’avait frappée. C’était dans l’obscurité, sur le bord du fleuve. Au même instant, elle avait senti sa bouche à travers son gant, et ce grand saisissement dont elle était restée comme foudroyée. Dans le train, elle avait fermé les yeux. Une chétive lumière agonisait avec des sursauts dans une cuvette de verre fixée au plafond; les vêtements pressés dégageaient une odeur de laine mouillée. Son visage gardait une impression de brûlure et tout son être défaillait d’une joie étrange et inapaisable. Octave l’attendait à la gare. Dans la petite voiture, enveloppée d’un grand manteau, elle regardait les étoiles suspendues dans un ciel noir et froid comme un ciel d’hiver. Le grand garçon grommelait à son côté des paroles qu’elle entendait mal. Ce n’était pas la première fois que la voiture venue la chercher à un autre train stationnait pendant deux heures devant la gare: la colère grondait chez ses gens à cause du souper retardé, du cheval qu’il fallait encore dételer, soigner. Elle passait vite, les oreilles bourdonnantes. Mais, ce soir-là, elle se sentait soulevée au-dessus des choses quotidiennes, dans l’isolement farouche de l’amour. La porte de la cuisine était ouverte et une seule fenêtre éclairée. Elle prit une petite lampe qui brûlait dans le vestibule. Il y avait sur la table de sa chambre une boîte à gants bouleversée et sur le lit un corsage qu’elle avait jeté avant de partir. Il lui semblait qu’elle revenait après une très longue absence; elle n’avait plus la notion du temps; il lui était aussi impossible de rentrer dans sa vie ancienne que d’étouffer dans tout son être ce besoin d’aimer et d’être aimée. Son cœur continuait de battre dans un autre cœur. Elle n’avait jamais imaginé la minute obscure et poignante qu’elle venait de vivre: tout était surprise pour elle dans le mouvement irrésistible qui, un instant, l’avait enlacée. Combien elle avait dû douter pour éprouver tant d’étonnement, une si enivrante sensation d’orgueil! Et elle allait d’un meuble à l’autre, égarée et désorientée, oubliant d’enlever son chapeau. Toute la soirée elle se réfugia dans un souvenir. D’autres femmes, peut-être, désiraient la fortune, des colliers de perles; mais elle, dans son petit monde, chez tous les êtres mêlés à sa vie, n’avait jamais cherché qu’un cœur qui l’aimât. Il y avait en elle comme un grand amas de tendresse que les jours avaient entassé. Que Seguey fût ruiné, peut-être tourmenté de soucis tragiques, ce n’était qu’une raison d’aimer davantage. En un instant, avec une sorte de violence, il avait serré autour de ses mains un nœud de tendresse qui la ravissait; et elle se taisait, le regard ébloui par les joies si proches de la fiancée et de l’épouse, comme devant une lumière trop vive dont elle pouvait à peine supporter l’éclat. Il lui avait dit: «Je vous écrirai...» Cette lettre, sans doute, lui apporterait ce qu’il avait tant tardé à lui dire. Désormais, elle ne serait plus tourmentée, troublée; elle vivrait sous son regard comme la campagne sous le soleil, avec le même frisson de bonheur, et cette sécurité inconsciente qui abonde dans la lumière et dans la chaleur. Elle avait été si souvent froissée et déçue! Le mariage ne lui apparaissait pas comme une dangereuse et grave aventure, mais comme une large sérénité. Le lendemain, il tombait une petite pluie grise. Le facteur se fit beaucoup attendre. A onze heures seulement, elle entendit le grelot de sa bicyclette. Il ne lui remit que des journaux et des lettres insignifiantes. Elle imagina que Seguey viendrait peut-être dans l’après-midi et changea de robe, se recoiffa, avec une hâte un peu fiévreuse. L’après-midi passa, puis une autre journée encore. Elle attendait, frissonnante, se démontrant sans cesse qu’il avait pu être empêché d’écrire et qu’il lui était impossible de venir par ce mauvais temps; mais un instinct grandissait en elle qui la remplissait d’effroi et de honte; quoi qu’elle essayât de se représenter, elle savait maintenant qu’il ne viendrait pas, qu’il avait peur de la revoir et qu’un vent de défaite soufflait sur sa vie. Par moments, il lui semblait même qu’il la haïssait. Ah! qu’elle aurait voulu le revoir! Elle était tellement tourmentée par le désir de s’expliquer, de se justifier. Maintenant, plus encore que d’amour, elle avait besoin de respect. Il y avait eu en elle un idéal immaculé que les derniers événements avaient piétiné. Elle découvrait que cet idéal était sa force, sa sécurité; si elle pardonnait à Seguey son geste violent--et quelle femme ne pardonne pas ces choses-là à celui qu’elle aime--elle était sans pitié pour sa propre erreur. Chez ceux qui l’entouraient, elle croyait découvrir aussi de l’hostilité. Il était bien vrai qu’Octave la dévisageait avec insolence; Crochard, quand elle le croisait sur la route, la regardait d’un air de triomphe. Une rancune s’amassait en elle contre tous les siens, qui n’avaient pas su la défendre, la protéger... Une fois seulement, elle avait été à Bordeaux. Sur le quai de Bourgogne, elle crut sentir, par une de ces divinations du cœur qui ne trompent guère, le regard de Seguey attaché à elle; mais elle avait passé solitaire, marchant dans un rêve, avec le sentiment que sa dignité au moins devait lui rester. Le lendemain, qui était un samedi, Mlle Dumont arriva aux Tilleuls dans l’après-midi. Paule éprouvait le désir violent de s’accrocher à quelqu’un et de s’étourdir. Elle ne pouvait plus supporter de se trouver seule. Toutes deux s’installèrent près du feu, avec leur ouvrage, de chaque côté d’une petite table. Paule regardait la vieille demoiselle; elle n’avait jamais remarqué ces yeux paisibles, ces bandeaux blancs; une vie irréprochable était inscrite sur cette figure, dans cette bienveillance qui avait traversé le monde sans y voir le mal, et elle l’écoutait raconter tranquillement de petites nouvelles de société: une de ses élèves allait se marier... Mme Lafaurie avait donné un grand dîner. Paule tressaillit comme si Mlle Dumont allait toucher en elle un point douloureux: --Gérard Seguey y était sans doute? --Naturellement, déclara très innocemment la vieille demoiselle qui était informée de tout. On prétend qu’il va beaucoup ces temps-ci chez les Lafaurie et qu’il aurait l’intention d’épouser Odette. Le lendemain, un peu avant quatre heures, Paule se dirigeait vers le Pavé des Chartrons. La place des Quinconces et les quais étaient noirs de ces promeneurs du dimanche qui vont en famille à travers les rues, achetant aux petits marchands des ballons de toutes les couleurs tenus par un fil, des sucres d’orge, des pains au lait, et des arachides grillées. Un grand calme régnait pourtant sur le port, à cause du travail arrêté, des grues immobiles. La vie ralentie couvrait les chaussées à la manière d’une eau presque étale. L’après-midi était ensoleillé. Paule marchait, le cœur battant, dans un état de vaillance et de décision qui tendait ses forces. Il lui était impossible de s’adresser à Seguey et elle était trop fière pour lui demander jamais des explications. Mais Mme Lafaurie recevait le dimanche; elle s’était dit que rien ne l’empêcherait d’être accueillie, à Bordeaux comme à Belle-Rive, bien qu’aucune invitation ne lui eût été adressée. En réalité, sa simple logique faisait fausse route, et il y avait là une nuance qui lui échappait. Elle ne savait pas que certaines relations de voisinage ne sont admises qu’à la campagne, et qu’elles ne sauraient être transplantées, à Bordeaux surtout, où chaque milieu se défend par une intermittente faculté d’oubli. Il en est de ces relations comme de toutes celles que l’on peut faire fortuitement, au collège, aux eaux, sur les plages, et dont chacun sait qu’elles ne comptent pas. Mais ce sont des choses au milieu desquelles s’égarent les natures simples. Paule ignorait de même qu’une jeune fille isolée est partout reçue d’un air méfiant, parce que sa situation n’a de place dans aucune catégorie. Elle ne savait même pas, l’ignorante, ce que représente sur le «Pavé» l’alignement des hôtels discrets et corrects. Une aristocratie s’y est constituée, issue du Danemark, de Hambourg et de l’Angleterre, qui a acquis peu à peu son droit de cité, constitué un code, et dans laquelle il lui eût été presque aussi impossible de pénétrer qu’à un chrétien d’entrer dans la Mecque. Elle ne savait pas ce qu’est le Bordeaux véritable, entrepôt des Antilles, de l’Amérique du Sud et du Sénégal, marché des arachides et du caoutchouc, cité des grands vins, dont la suzeraineté commerciale s’étend à travers les mers. Ses mœurs véritables lui étaient aussi étrangères que celles de la Chine, parce que cette science des valeurs sociales, cette hiérarchie sans galons, sans grades, ne s’apprend dans aucun manuel. Le monde lui apparaissait comme une réunion de personnes aimables et polies, où, à vrai dire, elle respirait mal, mais sans soupçonner que son cœur viendrait s’y briser. Tout en montant le grand escalier fraîchement repeint, au tapis épais, elle avait seulement l’impression que son sort allait se décider. Elle pensait à Seguey qu’elle allait revoir. Pourtant, quand un domestique l’accueillit sur un grand palier, meublé d’une commode ventrue et de chaises anciennes, elle sentit avec angoisse la fausseté de sa situation. Que venait-elle faire dans cette maison et était-ce sous les yeux d’Odette qu’elle allait mettre Gérard en demeure de se décider? N’y avait-il pas là une démarche qui pouvait paraître vulgaire, et dans quelle position cruelle ne se trouveraient-ils pas tous les trois? Le grand salon était plein de monde. Elle eut la sensation que son entrée causait de l’étonnement. Les messieurs qui se tenaient debout reculèrent comme si personne ne la connaissait. Des mots bourdonnaient à ses oreilles: «Nous ne vous attendions pas», disait Mme Saint-Estèphe sur un ton indéfinissable. Odette, avec une brusque rougeur qui colora son visage jusqu’à la nuque, lui tendit rapidement la main. Devant Mme Lafaurie, elle s’arrêta, attendant qu’une conversation engagée entre plusieurs dames lui permit de la saluer. Ainsi isolée, le visage calme, elle avait un charme singulier de distinction et de gravité. Seguey, qui la vit à cette minute, ne devait jamais l’oublier. Il avait réprimé d’abord un mouvement violent de surprise et d’irritation. Comment était-elle venue ici? Voulait-elle le poursuivre, faire un éclat? Mais devant son air de dignité qui lui faisait comme une solitude au milieu du monde, il eut honte de ces sentiments. Les préoccupations de ces derniers jours l’avaient amincie. Elle lui parut plus grande, transfigurée par une beauté pathétique qui montait de l’âme. Il sentait bien qu’elle était venue parce qu’elle savait. Était-ce un dernier effort qu’elle avait tenté, ou sa présence signifiait-elle une acceptation des faits accomplis? A cet instant, il vit qu’elle l’apercevait dans le groupe des jeunes gens et allait vers lui; leurs mains se touchèrent comme s’ils eussent été l’un pour l’autre des étrangers. --Lui avez-vous dit la nouvelle? demanda Mme Saint-Estèphe qui approchait toute scintillante dans une robe bruissante de perles de jais. Mais un mouvement se produisit vers la salle à manger dont les portes venaient d’être ouvertes. Une fois encore, Paule vit tout proche ce visage qui avait pour elle reflété l’amour. Elle le regarda profondément. L’expression en était si humble et si suppliante qu’elle eut honte pour lui et détourna lentement les yeux. Dans la salle à manger, une bande de jeunes filles commençaient à servir le thé; elles portaient des robes de taffetas aux nuances vives, qui ressortaient parmi les toilettes sombres des jeunes femmes presque toutes habillées de noir. L’une d’elles, très belle, gainée de velours, son grand chapeau ombragé d’une plume, avait une bouche relevée sur des dents d’un éclat laiteux. Un groupe l’entourait. Maxime Le Vigean, luisant, trop nourri, le cou cramoisi dans son faux col, lui parlait très haut; autour de lui se tenaient d’autres jeunes gens dont la principale occupation était de manger du foie gras truffé dans les restaurants. Paule était restée debout et remuait d’un geste machinal le thé dans sa tasse. La nouvelle dont avait parlé Mme Saint-Estèphe, et qui n’était sans doute pas officielle encore, elle la connaissait. Seguey était au fond de la salle à manger à côté d’Odette. Chaque fois qu’elle se tournait vers lui, ses yeux clairs brillaient. L’éclat du succès était répandu sur toute sa personne. Elle portait cette robe verte qui s’harmonisait avec son teint; ses cheveux blonds formaient sur ses joues de grosses coquilles, et un bracelet s’enroulait autour de son bras. Sa coiffure était exactement celle qui figurait à toutes les pages des journaux de modes, de même que les trois volants de sa robe s’étalaient sur les derniers catalogues des grands couturiers. Mais le sourire qui entr’ouvrait sa large bouche, un peu tombante, la montrait grisée de joie orgueilleuse. «L’aime-t-il, se demanda Paule?» Elle le regarda aussi avec un détachement d’elle-même qui était une sorte d’inconscience. Auprès de la grande jeune fille, il paraissait petit, d’une finesse nerveuse. Sa physionomie était soucieuse, avec une expression de politesse un peu forcée. Où étaient ce feu dans le regard, cette supplication passionnée qu’elle avait vus sur ce visage et qui exerçaient sur elle un pouvoir terrible? Ici, il paraissait plus semblable aux autres. L’homme qui s’était rapidement penché sur elle avait disparu. Celui qui se tenait à côté d’Odette, avec tant de tact, n’était pas le même. Leurs deux visages se détachaient sur le fond mouvant de la vie mondaine, et elle eut l’impression que ce milieu où on affectait de ne point la connaître le lui reprenait avec une force qu’elle avait toujours pressentie, et qui avait, dès les premiers jours, oppressé son cœur. Plusieurs personnes autour d’elle allaient et venaient. Elle posa sa tasse sur une desserte. Les sensations qu’elle éprouvait brouillaient maintenant la vue distincte de toutes ces choses; elle sentait bien qu’elle devait partir, mais un sentiment plus fort qu’elle la retenait à son supplice. Dans le flot qui la ramenait vers le salon, Maxime Le Vigean, qu’elle avait vu à Belle-Rive, passa près d’elle sans la saluer. Cette grossièreté fit monter le sang à son visage, en même temps que se répandait en elle une impression de secours divin; parmi tous ces gens dont l’ensemble paraissait parfaitement poli et bien élevé, et où elle était seule, elle sentit affluer un sentiment de pardon qui débordait tout. Que lui importait ce que l’on pensait, ce qu’on pouvait dire? Une beauté supérieure était dans son cœur qui l’enivrait comme un autre amour. Dans le salon, Seguey s’approcha d’elle. Sous le léger voile qui recouvrait son chapeau et retombait sur ses épaules, son visage avait un recueillement indéfinissable. Elle eut un sourire qui parut comme un rayon de soleil dans un soir de neige. Un instant, il essaya de ressaisir les mots que depuis une heure il avait cherchés, et qui ne pouvaient être ceux qu’il aurait voulus. --Vous savez, murmura-t-il--et il s’interrompit--vous savez qu’il y a des choses plus fortes que nous. Il s’arrêta encore, fit un geste de lassitude comme si ces choses ne pouvaient être dites, maintenant ni jamais, la regarda d’une manière inexprimable et disparut dans un groupe qui se déplaçait. A côté de Paule, une jeune femme en robe de taffetas sombre, brodée de soie grise, blâmait le mariage d’une de ses amies: --Je lui ai dit ce que j’en pensais, mais elle prétend qu’on est bien partout avec celui qu’on aime. Il y eut une rumeur de rires dans laquelle la voix se perdit. Paule se disposait à partir sans prendre congé, quand elle vit M. Peyragay entrant, sa barbe étalée, saluant à droite et à gauche. Les visages exprimèrent le plaisir que tous avaient à le rencontrer. A peine eut-il aperçu Paule qu’il lui adressa un geste bienveillant; ses salutations faites, il se retourna, d’un mouvement vaste, et alla vers elle: --Justement, lui dit-il, je parlais de vous. Un jeune homme, que je viens de rencontrer dans le vestibule, m’a demandé si je vous connaissais. Paule leva les yeux. Derrière les épaules du vieil avocat, Louis Talet se tenait debout et la saluait. Elle eut l’impression qu’il ne s’attendait pas à la rencontrer et que sa présence lui causait une joie mélangée de crainte. Il lui apparut qu’elle aussi pouvait, si elle le voulait, faire souffrir Seguey; mais cette vanité misérable passa comme un éclair et sombra en elle. Ils échangèrent quelques paroles. La pensée que Gérard lui prêterait une intention de revanche la paralysait. Elle eût voulu partir tout de suite. Devant ce grand garçon fortement constitué, un peu lourd et digne, elle avait le sentiment d’être, elle aussi, toute puissante; mais un frisson de désespoir s’élevait en elle: --Il faut que je parte, dit-elle doucement, comme avec pitié. Il l’accompagna jusque sur le palier où il la quitta, après l’avoir saluée respectueusement. Quand il revint dans le vestibule, il rencontra Seguey qui eut un mouvement nerveux en l’apercevant. Alors il demanda son chapeau et son pardessus, descendit l’escalier, longea trois automobiles arrêtées le long du trottoir et disparut dans l’obscurité. VII Il y avait ce vendredi soir au Grand-Théâtre une représentation de gala. Cette fois, on ne jouait ni _les Huguenots_ ni _la Favorite_: Une troupe venue de Paris devait chanter _Orphée_. Seguey, qui arrivait un peu avant huit heures et demie, vit devant le théâtre une file de voitures. Des groupes montaient précipitamment les longues marches solennelles qui s’élèvent vers le péristyle de Louis; les jeunes filles, enveloppées de fourrures claires, des têtes entourées de dentelle blanche se détachaient parmi les pardessus sombres; on apercevait des silhouettes lourdes et grotesques et des robes relevées très haut. Seguey s’arrêta sous le portique magnifique comme celui d’un temple. Le jaillissement des hautes colonnes lui reposait l’âme. Depuis la veille, ses fiançailles étaient officielles, et la journée s’était passée en visites fastidieuses dont il gardait une courbature. Des centaines de cartes lancées par la poste répandaient automatiquement, depuis le matin, la nouvelle que sa fiancée semblait porter inscrite sur son front. Quelqu’un qui l’aurait connu véritablement aurait vu se refléter sur son visage un ennui qui n’appartient qu’à certaines âmes, après une activité stérile qui les a lassées. Ce n’était pas qu’il eût l’intention de reculer ni de s’évader; mais quelque chose souffrait au plus intime de lui-même, dans cette partie obscure de l’être où aucun regard ne descend jamais. Il aurait eu besoin d’être seul, de fermer les yeux. La foule envahissait le vestibule illuminé, véritable propylée dorique, au milieu duquel s’élargit, entre ses deux rampes de pierre, la majesté du grand escalier. Seguey monta la première volée, comme soulevé par un mouvement de beauté paisible. Un homme âgé, en habit, qui accompagnait deux dames surchargées d’étoffes, s’engouffra devant lui dans la porte hautaine du premier palier. Une animation de fourmilière régnait dans la pénombre du couloir recourbé sur lequel s’ouvrent les portes des loges. Seguey chercha une des ouvreuses qui couraient affolées dans le corridor. Un instant après, il ressortait: les Lafaurie n’étaient pas encore arrivés. Il monta vers les grands dégagements bordés de colonnes qui réunissent au-dessus de l’escalier monumental la salle au foyer. L’harmonie de ce décor si vaste et si beau exerçait toujours sur lui une influence d’apaisement. Son âme ne s’était jamais trouvée à l’étroit dans ce grand peuple de colonnes. Tout y était abondant, noble, d’un goût élevé. Une foule même y circulait avec aisance. On y sentait cette présence de l’art qui éveille dans les natures impressionnables des associations d’idées et d’émotions. Cette grandeur, au seuil du royaume des sons et des mélodies, agissait comme une admirable préparation. Combien il découvrait ce soir qu’il avait faim et soif de beauté! Une part de son âme, durement comprimée et mise à l’étau, tournait vers elle un regard d’esclave. La liberté, il ne l’aurait plus désormais que dans ces régions où l’esprit oublie. Mais ici même, dans ces sortes d’avenues bordées de fûts magnifiques, malgré cette solitude particulière que l’on éprouve au milieu de l’agitation, tout son être demeurait meurtri. Il y avait en lui une lutte sourde contre cette chose qui n’était pas tout à fait vaincue, son remords, un fond de sentiments confus et intraduisibles. Il marcha un moment dans le foyer désert. Quand il était seul, et que des occupations ne l’absorbaient pas, il revoyait Paule, ce geste grave qu’elle avait eu pour se détourner et ne pas regarder en face son humiliation. Il se rappelait aussi cette expression si belle qu’il avait entrevue au seuil du salon. Son visage avait une douceur ineffable de détachement. C’était la pire souffrance qu’elle lui pardonnât; par moments, il eût préféré des reproches, de la colère, cette violence désordonnée qui éclate chez tant de femmes et détruit l’amour; à d’autres, il aurait voulu se justifier... Quand il l’avait vue s’en aller, tout enveloppée du calme effrayant qui précède le désespoir, il avait failli descendre avec elle. Il n’aurait pas dû la laisser partir de cette façon. Mais, dans le salon même de sa fiancée, entouré, surveillé, que pouvait-il dire? Que pensait-elle de lui maintenant? Il savait quelle sincérité animait son âme, et combien elle avait cherché, souhaité, voulu que la vie prît la forme passionnée de son idéal. Combien le monde devait lui paraître trompeur et vide, la foi inutile et les hommes lâches! C’était un supplice de ne pouvoir lui dire qu’il valait mieux que ce qu’il avait fait. Mais il ne s’attendait pas à la voir paraître; il avait été surpris, dominé par les circonstances: il n’était pas prêt. Maintenant, alors que ses fiançailles étaient annoncées, il y aurait dans toute explication une ironie cruelle qui lui répugnait. Pourquoi n’avait-il pas voulu la revoir à temps? Il avait eu peur de lui-même--peur de ces surprises sentimentales dont les siens étaient coutumiers et qui avaient été la cause de leur ruine. Il se représentait ce qui, vraisemblablement, serait arrivé: il aurait cédé à l’amour. Mais c’était ne point échapper au dénouement d’une vie médiocre, et il avait fui devant la douleur de l’enlisement, devant la peur aussi de ne pouvoir l’aimer comme elle l’aimait, de sentir toujours le dissentiment prêt à se creuser entre son cœur d’homme ambitieux, avide, et ce cœur royal d’ombre et de bonté. N’y avait-il pas eu tout un ensemble de circonstances? Sa sœur même, qu’il avait vue ces jours derniers, misérable, hagarde, traînant la chaîne brisée rivée à sa chair, lui montrait la passion sous un jour odieux! Dans la salle, le rideau frémissait comme impatient et l’orchestre s’installait au bas de la scène. Les violons s’accordaient longuement, avec des hésitations et des fausses notes. Seguey, revenu dans le couloir, aperçut Odette. L’ouvreuse la débarrassait de sa longue mante claire bordée d’hermine. Un instant après, entré derrière elle dans la loge, saluant les dames, il avait repris sa figure de fiancé. La grande salle en hémicycle, au-dessus de la courbe bourdonnante de l’amphithéâtre, tendait le double étage de ses balcons d’or; ils débordaient de robes claires, d’épaules nues, de chevelures; tout près du plafond, sur lequel s’étale en tons brillants l’apothéose de Bordeaux, les cordons humains s’épaississaient, présentant des rangées compactes de têtes avides. Dans le bas, mis en valeur par la pénombre empourprée des loges, des bustes de femmes se détachaient. Odette, assise au premier rang, sa lorgnette de nacre posée sur le bourrelet de velours rouge, rendait des saluts. Elle se retourna pour parler à sa mère qui se plaignait déjà d’étouffer. Seguey avait été chercher un programme. Quand il rentra, le rideau se levait sur une forêt. L’orchestre un peu grêle et tout vibrant de violons répandait dans la salle assombrie les premières phrases évocatrices de ce grand drame d’amour et de mort. Au-dessus du chœur des pleureuses qui se succédaient autour du tombeau, le premier appel s’éleva: Orphée, prostré, en tunique blanche, le front ceint d’un mince laurier, exhalait la plainte immortelle: --Eurydice, répéta lentement la voix déchirante qui s’affaissa sur la dernière note comme dans la mort même. --C’est une femme, chuchota Odette, qui n’avait jamais vu _Orphée_. Mme Lafaurie, braquant ses jumelles, inspectait la scène. L’entrée de Mme Saint-Estèphe qui se glissa entre les sièges, fit se retourner plusieurs têtes. Seguey, après s’être levé deux fois, avait repris sa place au fond de la loge. La musique l’entraînait dans ce monde de poésie où la douleur n’est plus qu’une forme divine de la beauté. Il avait entendu déjà cette voix de femme, un peu sourde et riche; jamais elle n’avait éveillé en lui cet écho poignant, Orphée redemandait maintenant Eurydice aux dieux. Avec lui, par les sonorités flexibles de dix violons, par le jaillissement du hautbois solitaire et pur comme un chant de source, l’orchestre redisait l’arrachement de l’homme à la femme aimée, les allées et venues de l’âme gémissante en quête d’une ombre. Mais quand s’éleva, fluette et acide, la voix de l’Amour, quand chancela, sous le premier rayon de la joie, la face errante inondée peu à peu d’un sentiment inexprimable, Seguey eut l’impression que lui aussi était entraîné au delà des choses possibles. Les applaudissements avaient éclaté, crépitants et nourris dans les hautes régions du théâtre où se pressent les étudiants pauvres, réservés dans le bas où la meilleure société croirait déchoir en manifestant. La salle, de nouveau rutilante et illuminée, s’emplissait d’une rumeur immense. Les visages se cherchaient, se reconnaissaient. De chaque côté de la scène, où elles formaient des taches mêlées de noir et de blanc, se vidaient les loges réservées aux cercles. Maxime Le Vigean, debout, en smoking, adossé à un des beaux fûts d’or cannelés, appliquait ses lorgnettes sur son masque gras; un vieil abonné entamait par-dessus la balustrade de l’orchestre sa conversation quotidienne avec un flûtiste; au cinquième rang des fauteuils, à côté d’une dame luisante de chaleur, dont la tête reposait sur deux bourrelets, Louis d’Eysines cherchait avec indécision à saluer Gisèle. M. Lafaurie venait d’arriver. Le petit salon, attenant à la loge, était rempli de visiteurs qui avaient appris dans la journée la nouvelle des fiançailles; les jeunes filles se frayaient un passage jusqu’à Odette, triomphante, qui absorbait les félicitations par tous les pores de son âme vide. Gérard, brusquement tombé de son rêve, l’air attentif, subissait les présentations. Au fond de la loge, Mme Lafaurie, le ton haussé, abondait en éloges sur le fiancé. Maintenant que le mariage était décidé, elle prenait le parti de se faire honneur de Seguey comme de tout ce qui était sa propriété. Dans le couloir, M. Butlow interrogeait M. Le Vigean: --Est-il vrai que ce jeune homme entre dans la maison? On disait déjà que M. Lafaurie, préoccupé de se choisir un successeur, avait mis ce projet à l’étude depuis des années. Lui-même, debout, très entouré, l’air mystérieux et satisfait, goûtait la sensation d’un très grand succès personnel. Il jugeait bien, lui, que la vieille dynastie rivale, à peine entrée dans son rayonnement, verrait son lustre se ranimer. Gisèle avait compris cela du premier coup d’œil. Mais c’était sa fille. Quant aux autres histoires de femmes, il savait le peu qu’elles comptent... Sa volonté dédaigneuse les balayait dans une ombre où personne n’oserait plus aller les chercher. La sonnerie qui annonçait le second acte fit refluer vers la salle la foule désœuvrée, richement coloriée de toilettes claires, qui s’était répandue dans le foyer et parmi les avenues bordées de colonnes qui ennoblissent le bel étage du Grand-Théâtre. Les loges regarnies, où scintillaient les feux des bijoux, étaient fouillées comme des devantures par la curiosité des yeux fureteurs. Seguey prit une lorgnette qui traînait sur un tabouret. Les marques de considération venaient de réchauffer sa vanité. Toutes ces femmes parées comme des idoles, ces hommes si complètement satisfaits d’eux-mêmes le recevraient désormais sur le plan de l’égalité. Lui aussi posséderait ces réalités de la fortune qui font régner; il serait délivré de l’angoisse du lendemain, des expédients; il ne connaîtrait plus l’embarras de vivre pauvre au milieu des riches, avec tout ce que ce rôle comporte de difficultés dans une société où le classement est avant tout utilitaire. Ce serait son tour d’être recherché, non plus pour ces seules qualités d’esprit qui pèsent dans les balances du monde le poids d’une paille, mais parce que beaucoup auraient intérêt à être vus dans son entourage. Le mot que Paule lui avait dit sur les amitiés véritables, qui ne cherchent en nous que nous-mêmes, était étouffé comme l’aspiration la plus chimérique par le crescendo enivrant d’autres sensations. L’orchestre pouvait bien maintenant évoquer tumultueusement les tourments de l’enfer et Orphée exhaler _le Chant de l’amour_. Tout ce prélude, saccadé, strident, opposé à la douceur de la plainte en larmes, échouait sur son cœur où les parties divines s’étaient refermées. «Laissez-vous toucher par mes pleurs», chantait la jeune femme en tunique blanche, penchée sur sa lyre, dans le rougeoiement des feux de Bengale. Mais, tout cela, c’était le mirage de l’art, l’appel des sirènes que personne n’a jamais revues au jour cru des réalités. Dans la vie qu’il faut vivre, les barrières ne s’écartaient pas, aucune prière à la beauté parfaite n’était exaucée. Orphée s’enfonçant dans le sentier crépusculaire, s’éloignait à jamais des hommes: la pathétique et poignante histoire se déroulait au pays des ombres. --C’est très bien, n’est-ce pas, fit Odette, comme s’élevait devant la forme blanche étreignant sa lyre ce miraculeux chant de bienvenue qui semble porté par des souffles d’aube. Il s’était rapproché d’elle et regardait la scène par-dessus son épaule nue. Elle avait ce port de tête impérieux que le bonheur lui avait donné. Sa taille était élargie par une toilette d’un rose vif--la nuance à la mode cette année pour les jeunes filles--sur laquelle se détachait une grosse rose d’un éclat banal. Une heure auparavant, à reconnaître dans la salle dix robes semblables, il lui avait été désagréable de constater que sa fiancée n’avait pas d’autre goût que celui de sa couturière. Maintenant, cette impression aussi était effacée. Et cependant que le chœur subjugué laissait s’éteindre le chant de triomphe: _Il est vainqueur, il est vainqueur_, une substitution se faisait en lui qui l’inondait dans toute sa chair des secrètes délices de sa victoire. A l’entr’acte, il aperçut au premier rang des places populaires, dans cette courbe haute que l’on appelle «le paradis», le visage jaune et barbu de Jules Carignan. Son orgueil satisfait lui suggéra un bon mouvement. Pourquoi ne commencerait-il pas d’être généreux? Mme Lafaurie, consultée, accueillit comme une marque d’empressement le désir qu’il exprima d’avoir un portrait d’Odette. Mais le nom du peintre la déçut. Elle en eût préféré un autre, auquel cette manière qu’on nomme «léchée», une touche un peu molle et la longue pratique de ce qui plaît au monde avaient assuré des succès durables. Avec lui, il n’y aurait pas eu de déceptions à craindre et la ressemblance eût été parfaite. Odette, le visage brillant de satisfaction, se mit du côté de son fiancé. Seguey comprit qu’elle avait pour son goût une admiration qui se ferait volontiers aveugle et passive. Il trancha tout de suite, en faveur de Carignan, un débat qui pouvait reprendre le lendemain dans des conditions plus défavorables: --Voulez-vous, demanda-t-il à Odette, que j’aille le chercher? Elle le laissa faire, avec une expression de contrariété, et bien que la proposition lui parût un peu singulière. Carignan, qui respirait un air moins lourd en haut d’un petit escalier, eut un mouvement de joie violente. Mais il refusa avec une sorte d’effroi d’aller dans la loge. Seguey, constatant qu’il était venu au théâtre avec son veston de travail, une chemise molle et de gros souliers à lacets, n’eut garde d’insister. Carignan voulut cependant descendre avec lui. La musique d’_Orphée_ l’avait enivré. Il y avait respiré une atmosphère de terreur sacrée, en même temps que son esprit s’emplissait de formes et de visions: --Avez-vous remarqué, dit-il à Seguey, en prenant son bras, combien les mouvements de cette femme sont évocateurs. Elle passe, elle marche et l’on voit des dieux. Mais tous ces gens ne comprennent rien. Il eût volontiers traité de philistins les Bordelais, qui avaient mesuré à la grande artiste les acclamations. Seguey, cette fois, n’était pas disposé à entrer dans ces sentiments. Carignan avait tort de mépriser sans la connaître une société où le goût de la musique est indiscutable et traditionnel. Quelque chose le choquait ce soir dans son amertume; il y voyait l’humeur agressive d’un intransigeant qui ne veut pas accepter tels qu’ils sont la vie et les hommes. Ils marchèrent quelques instants dans le foyer doré et illuminé. Carignan, levant la tête, montra le plafond de Bouguereau: --Voilà ce qu’_ils_ aiment! La sonnerie retentissait. Seguey, qui avait conscience de s’attarder, éprouvait vis-à-vis de tant d’âpreté une irritation grandissante: --Cette société que vous méprisez, vous la recherchez cependant. Pourquoi élargir le fossé entre vous et elle? Combien d’artistes s’asphyxient pour avoir voulu vivre entre eux dans un monde fermé à la vie réelle! Vos préjugés, tout autant que ceux de cette caste, sont impénétrables; vous avez des grandeurs qui ne sont pas les siennes, un ordre de valeurs qu’elle se refuse à reconnaître. Mais n’a-t-elle pas le droit d’avoir son orgueil comme vous aussi avez le vôtre? Elle est dans le pays l’élément solide, fortement fixé, qui trouve en lui-même ses satisfactions, regarde de haut les aventures et se passe de curiosités. Tout ce qui s’agite hors de ses limites l’intéresse peu. Mais combien de milieux se heurtent ainsi et vous-même n’avez pas le droit... Quand il le laissa, Carignan remonta lentement le petit escalier. Il avait l’impression d’une amitié déjà finie, qui n’avait jeté qu’une lueur furtive et sombrait sans qu’il sût pourquoi. Seguey, qu’il aurait cru tout près de lui, était au fond comme les autres. La nostalgie du monde qui était le sien agitait en Carignan des nerfs douloureux. Qu’attendait-il pour tout quitter ici et le retrouver? Il lui fallait respirer encore, et dût-il retomber dans sa misère d’artiste, cette atmosphère de liberté dont s’était nourri son être ombrageux. Il saurait bien, par la seule force du travail, avoir sa victoire; lui aussi régnerait, non par l’argent, mais par cette autorité de l’art qui conquiert lentement les yeux et les cœurs. Seguey, rentré dans la loge, se sentit encore plus mécontent de lui-même que de Carignan. Cet essai de générosité n’aboutissait qu’à une sottise: mieux valait pour lui rester maintenant dans le cadre qu’il avait choisi, sans se jeter imprudemment à droite et à gauche, parmi des gens qui mettaient leur orgueil à voir les choses comme elles ne sont pas. Que leur folie roulât n’importe où, c’était leur affaire; sa dépense de compassion n’avait vraiment pas sa raison d’être. L’orchestre essayait vainement de l’entraîner encore vers l’enchantement des pays divins. Il lui tardait maintenant d’échapper à cette musique imprégnée de nostalgies, de rêves trop grands. Ce n’était pas au milieu des ombres voilées qu’il devait vivre. Les supplications d’Eurydice, implorant son époux de se retourner, lui paraissaient interminables. Pourtant, quand éclata le fameux air: _J’ai perdu mon Eurydice_, son âme eut soudain l’impression d’être arrêtée au-dessus du vide. Il disait, ce cri impuissant, qu’il n’est pour le cœur qu’un être au monde et que le supplice de l’avoir perdu est inapaisable: le sanglot d’Orphée atteignait au pathétique d’une fureur sacrée. Seguey, le front dans sa main, s’isolait pour lui résister. L’écho immortel se propageait dans toute sa chair, réveillant un monde de douleur qui l’épouvantait. Mais tout cela, c’était la beauté de l’Art, dont le triomphe dure à peine une heure, dans des régions imaginaires d’où l’âme tombe avec le rideau. Tout était fini, en effet, les acteurs saluaient dans le brouhaha du départ. Dans le couloir, comme l’ouvreuse remuait fébrilement les chapeaux et les pardessus, Seguey entendit chuchoter le nom de sa sœur. Il jeta derrière lui un coup d’œil rapide. Un officier, qui parlait dans un groupe, le dévisagea. Ce fut brusque comme un éclair. Il se redressa... Un instant après, à côté de sa fiancée blonde, enveloppée d’une cape de soie, Seguey descendait l’escalier presque royal du Grand-Théâtre avec cet air indéfinissable que donne la possession d’une fortune acquise. VIII L’automne était venu, avec une tempête de vent qui soufflait de l’ouest, entraînant de grandes nappes grises, des vols égarés d’oiseaux de mer, et soulevant en lames courtes la rivière couleur de plomb sur laquelle blanchissaient des crêtes d’écume. Paule avait entendu pendant deux jours le vent gémir autour de la maison. Les ondées collaient dans la boue du jardin et sur les prairies les feuilles rousses arrachées aux arbres; les ornières s’emplissaient d’eau. L’humidité ruisselait sur les murs et coulait le long des boiseries; la porte du salon avait gonflé et ne fermait plus; des tuiles volaient et une gouttière élargissait sur le plafond de la cuisine une tache grise en forme d’île. Les écoulages étaient terminés. L’une après l’autre, chaque grosse cuve avait été percée; Michel Saubat, appliqué et précautionneux, en tablier de toile, les manches de sa chemise relevées découvrant un bout de gilet de flanelle et ses bras velus, avait appliqué tout en bas, à l’endroit de la bonde, un gros robinet de cuivre. Il l’avait enfoncé avec un maillet. Les autres vignerons, qui formaient un cercle, regardaient perler sous ses coups quelques gouttes sombres; puis le vin avait jailli comme une fusée rouge; son jet puissant, gros comme le bras, rebondissait dans le douil sonore; les mains avidement s’y étaient plongées, remuant les verres dans la nappe noire qui montait en se couvrant d’une écume rose. Pichard, tremblotant, avait regardé le vin nouveau au grand jour, à l’ombre, puis y avait pieusement trempé ses moustaches. Tout cela était fini, et les barriques roulées dans le chai; les unes blanches, fleurant le bois neuf, seulement rougies de quelques traînées vineuses autour de la bonde; d’autres vieilles et de couleur grise, tapissées de mousse aux extrémités, avec des ligatures de jonc refaites et d’un jaune paille sur les cercles de châtaignier. La récolte avait été médiocre, la sécheresse ayant bu avant les vendanges la moitié du jus dans les grappes, mais le vin était plein de feu et d’un haut degré. Les paysans avaient convenu qu’il était encore chaud, ni doux ni «vert», et que ce serait une grande année pour la qualité. Les courtiers, moins enthousiastes, parlaient de la mévente, des affaires difficiles, et des prix qui seraient sans doute assez bas. Quand Louis Talet était venu pour goûter le vin, Paule l’avait reçu simplement; ils avaient causé de la récolte, mais leur conversation était hésitante, comme si chacun gardait une pensée qui primait les autres. Il parlait sérieusement, en homme qui connaissait la terre et le vin, et prenait souci des difficultés; en l’écoutant, elle comprenait la justesse de ses remarques, et la vie où elle devait se débattre seule lui apparaissait encore plus incertaine et plus désolée. Il citait des propriétaires qui s’étaient ruinés: --Cette culture de la vigne, elle est pour nous, Girondins, une passion innée. Chaque année, nous nous attachons aux mêmes espérances, pour aboutir presque toujours aux mêmes déceptions. L’intérêt est toujours nouveau, les péripéties continuelles, et cette récolte que nous couvons de notre regard, que nous défendons, a un attrait qui l’emporte sur toute sagesse. Ces émotions sont notre vie, et aucun découragement ne nous en éloigne. Peut-être ce sentiment vient-il de très loin, de tous les nôtres qui ont fait ce que nous faisons, lutté sur ce sol, aimé cette aventure de chaque printemps et de chaque été que tant de gens ne soupçonnent pas. Seulement, avec les temps nouveaux, cela devient plus périlleux encore... Les gens pratiques ont eu raison de vendre pendant la guerre. Avant de partir, il avait hésité longuement, et d’une voix plus basse: --Il y a longtemps que je veux vous dire une chose... Je sais qu’une démarche a été faite auprès de vous et d’une manière qui vous a déplu. Je ne vous demande pas de me répondre. Vous me répondrez quand vous voudrez. Ce que je veux que vous sachiez, c’est que je n’avais chargé personne de parler pour moi. Il y a eu un malentendu. Mon père s’est entremis sans me consulter; jamais je n’aurais permis qu’on agît ainsi. Il avait tourné vers elle un regard anxieux: --Dites-moi seulement que vous ne m’en voulez pas. Je comprends tellement que c’était blessant... Il était très grand, large d’épaules, rouge de visage, avec des cheveux blonds, un menton carré et des yeux clairs qui disaient la droiture profonde et l’honnêteté; ses manières étaient modestes, ses paroles lentes, et il devait avoir cette timidité des forts qui sont, dans l’amour, patients, tenaces et silencieux. Avec lui, elle ne se sentait pas transportée dans un monde de bonheur, mais quelque chose en elle s’apaisait et se rassurait. Un matin, il était revenu, par un brouillard si épais que toute la campagne en était ouatée, et qu’on ne pouvait découvrir ni le fleuve ni les coteaux. Il avait laissé devant le chai son automobile et essuyé longuement sur le paillasson du vestibule ses fortes chaussures. L’affaire dont il voulait l’entretenir n’était qu’un prétexte, c’était pour la revoir qu’il était venu: tout ce qu’il disait couvrait mal un désir qu’il ne savait comment exprimer. Il paraissait connaître les difficultés de sa vie: --Je crois que vous êtes trop compatissante. Le commandement est difficile à une femme. Les gens autour de vous doivent en profiter; être bon, à leur avis, c’est être faible, tout accorder, fermer les yeux sur les abus, sur les négligences. Il hésitait, cherchant du regard dans le salon quelque chose qui pût le secourir, puis avait pris le parti de dire: --Il me semble que je suis le seul qui vous connaisse. Mais elle était restée muette, découragée, et si triste, si désarmée, qu’il avait rougi extraordinairement et n’avait rien ajouté. Pendant la tempête, tandis que gémissaient les grandes rafales, elle sentit l’accablement d’être seule et faible. Le poids de sa défaite la courbait comme une vieillesse soudaine et prématurée. Tous ceux qu’elle aurait tant voulu aimer lui étaient hostiles; celui pour lequel elle aurait donné sa vie l’avait trompée et abandonnée. Elle voulait croire qu’il pouvait avoir des excuses; mais le pardon même laissait en elle une sécheresse terrible qui fanait son cœur, en figeait les sources de vie et les espérances. Le troisième jour, le vent tourna au nord et le matin couvrit les prés d’une gelée brillante. Vers le soir, la température devint tiède et une pluie impalpable brouilla le grand paysage presque entièrement dépouillé de feuilles. Paule, enveloppée dans son manteau, entra un moment dans le potager. C’était un enclos rectangulaire, protégé par un grillage en fil de fer et bordé d’un côté par des pieds de chasselas et de groseilliers. Un petit vieillard plié vers le sol, repiquant des choux dans une plate-bande, parlait tout seul. Il paraissait se quereller avec un absent. Paule, qui regardait sous un châssis des plants de fraisiers, ne s’en inquiétait pas. Elle avait de l’estime pour ce journalier qui venait toute la belle saison travailler chez elle: un petit homme sec et affairé, toujours sarclant, taillant, émondant, plein de sagesse paysanne, mais empli aussi de mauvaise humeur, de gronderie, se fâchant tout rouge, sans qu’on sût pourquoi, comprenant de travers ce qu’on lui disait, et se justifiant d’une voix coléreuse de torts que personne ne lui reprochait. Paule finit par élever la voix: --Voyons, Plantey, qu’est-ce qu’il y a donc? Il se rapprocha, tenant d’une main le bâton pointu dont il se servait pour faire des trous: --Il y a que quelqu’un me traite de «feignant». Elle cueillait sur un espalier une poire oubliée, rousse, amollie par la gelée de la nuit dernière. Il gesticulait: --Feignant... Feignant. Je voudrais bien qu’il le répète. Je lui ferais voir. Paule s’efforçait de le calmer: --Du moment que je ne vous reproche rien, vous n’avez qu’à rester tranquille. Personne ne commande ici que moi. Il éclata: --Le malheur, c’est justement que d’autres sont maîtres. Y a pas jusqu’à la vieille qui donne ses ordres. Va ici. Fais ça. Porte-moi de l’eau. Et toujours des rapports, des mots par-dessous. On ne peut pas dire tout ce qui se passe, mais ce n’est pas beau. Et montrant du poing, de l’autre côté de la route, une maison bâtie sur le port: --Il y en a _un_ là qui vous veut du mal. Il s’en cache pas. Maintenant, c’est Octave qu’il vous détourne; un garçon qui était tranquille, poli, comme il faut; le voilà qui se dérange de plus en plus. On les voit tous les dimanches au café ensemble. Il lui en fait dire sur la maison... Pourtant, pour ce qui est du travail, il n’est pas trop commandé ici. Que cela continue, il fera partir tous les gens qui travaillent chez vous et personne de sérieux ne voudra venir... Elle refermait le châssis vitré, voulant paraître indifférente, mais troublée par l’attaque, mécontente aussi. L’idée lui vint qu’il était jaloux: --Ce qu’il faudrait, c’est que chacun fit son ouvrage sans regarder les autres. Il battait déjà en retraite, des phrases grondeuses entre ses dents. C’était malheureux tout de même de ne pas pouvoir dire ce que l’on voyait; et grommelant, secouant de colère mal étouffée sa petite taille cassée au milieu des reins, il enfonça de nouveau son bâton dans la plate-bande. Une heure plus tard, un bruit de voix remplissait la cuisine: Louisa tirait de l’armoire un litre et des verres et Octave buvait avec les pêcheurs. Paule, retirée dans sa chambre, effrayée et découragée, pensait aux avertissements qu’elle avait reçus: «Vous ne savez pas ce qu’il dit de vous. Des choses qu’on ne peut même pas répéter... Il faudrait un homme dans la maison pour qu’il se taise, quelqu’un de sérieux et qui en impose...» Après tout cela, une lassitude l’envahissait, dans laquelle fondait le peu d’énergie que les derniers jours lui avaient laissée. Elle n’avait plus confiance en personne: Louisa, le vieil Augustin, tous lui paraissaient dangereux, contre elle, animés d’intentions qu’elle ne savait pas. La veille, examinant dans le détail son livre de comptes, elle avait été effrayée devant ses dépenses. Il lui fallait payer tant de choses, impôts, assurances, gages des domestiques et des journaliers, et encore ce qu’exige l’entretien des terres, celui des bêtes, l’imprévu enfin... En regard de tout cela, les quelques affaires qu’elle avait faites, médiocres ou mauvaises: Pouley, après avoir laissé mouiller le foin, en avait acheté une part à bas prix; les vaches avaient cassé dans les prairies une rangée de jeunes peupliers. L’idée qu’elle pourrait se ruiner se présenta à son esprit. Mais, plus vivement encore, elle sentit d’autres dangers rôdant autour d’elle; certes, il était inquiétant de perdre de l’argent, d’en voir fuir chaque jour par des fissures qui s’ouvraient partout; il y avait pourtant une angoisse plus grande, celle de la solitude où le cœur bat seul, où l’esprit s’affole, et dans laquelle vos actes sont soupçonnés, épiés, dénigrés... Se marier, elle ne pouvait encore s’y résoudre. Elle n’avait qu’un grand désir de tout laisser et de disparaître. Cette maison, ce domaine où sa fortune s’engloutissait, elle sentait que leur charge pesant sur elle était écrasante. Elle ne pourrait plus la porter longtemps. L’hiver allait venir avec ses jours mouillés, ses boues, ses eaux jaunes, et la mauvaise volonté de tous la réduirait à rester dedans, sans oser rien dire, dans la crainte d’aggraver encore une situation presque intolérable. Mieux valait vendre et se retirer, comme sa mère voulait le faire, dans un petit appartement où personne ne la viendrait voir. Ainsi, l’été prochain, elle ne risquerait pas de rencontrer partout, à l’église, dans le village, Seguey et Odette. Jamais plus elle ne reviendrait à Belle-Rive. En femme, elle accusait la jeune fille de lui avoir pris Gérard sans l’aimer, par méchanceté et par vanité. La tranquillité lui apparaissait comme le refuge après l’orage. Deux jours plus tard, Paule sortait de la gare et prenait un tramway qui la conduisait au centre de Bordeaux. La pluie avait cessé, et les tentes déroulées au-dessus des trottoirs abritaient les devantures d’un chaud soleil d’arrière-saison. Les quais avaient leur physionomie coutumière, et les boutiques des cordiers, des marchands de voiles, pavoisées de bouées et de surouëts jaunes, répandaient une pénétrante odeur de goudron. A un arrêt, une bande de Brésiliens, débarqués de la veille, envahirent la plate-forme du tramway. Une des jeunes femmes, brune de visage, balafrée de sourcils immenses, jacassait sous un chapeau de jaconas blanc; avec sa robe de satin et ses fausses perles, au milieu d’hommes qui ressemblaient à des toréadors en voyage, on eût dit un oiseau des îles. Paule descendit et marcha très vite sans rien regarder. Elle longea une des façades du Grand-Théâtre. La masse noble et magnifique, aux travées égales, haussée sur son socle, élevait au-dessus du port son rayonnement de beauté paisible. La fourmilière humaine, étalée à ses pieds, se répandait dans les grands cours, s’agglomérait sur la terrasse d’un café et envahissait l’entrée ouverte des beaux magasins. Cette animation paraissait à Paule aussi étrangère que si elle eût appartenu à un autre monde. Que tout dans une ville lui semblait aride, dénué de sens, et combien l’appréhension de rencontrer celui qu’elle ne voulait plus revoir lui était pénible! Dans une rue sordide où elle s’engagea, entre un petit bar et la devanture d’un brocanteur, elle aperçut ce qu’elle cherchait: une agence de vente et de location. Elle en avait souvent vu le nom dans les annonces des journaux locaux. De loin, elle s’en était fait une idée vague et favorable; maintenant, devant l’entrée peinte en couleur jaune et ouverte sur un vestibule assez misérable, une répugnance l’envahissait. Cette maison lépreuse et louche lui paraissait un mauvais lieu. Elle hésitait à y pénétrer. Elle entra pourtant. Quelques personnes, d’une tenue assez négligée, lisaient de petites affiches manuscrites fixées sur les murs: d’un côté, les appartements à louer; de l’autre, les maisons et les terres à vendre. Son cœur se serra à la pensée que le nom de son vieux domaine serait cloué là, sur ce plâtre sale, comme au pilori. Un petit homme rondelet, au poil gris, faussement affable et souriant vint au devant d’elle. --C’est à M. Nèche que je veux parler. --Mon fils sera à vous dans quelques instants. Il désignait, d’une main courte chargée de bagues, un petit salon séparé du vestibule par une boiserie. On entendit quelques éclats de voix, puis la porte s’ouvrit devant un laitier en blouse bleue, dont la carriole était arrêtée le long du trottoir. Un grand garçon brun, basané, le nez fortement accusé et la barbe noire, parut derrière lui: une figure de Judas dont un peintre aurait pu tirer d’assez beaux effets. Il fit signe à Paule que c’était son tour. Elle s’expliqua en quelques phrases, avec des contractions de la gorge qui hachaient ses mots. Il s’était assis en face d’elle, de l’autre côté d’un bureau crasseux chargé de papiers. Un papillon de gaz grésillait sur eux. Dès qu’elle s’arrêta, il l’étourdit d’un flot de paroles. Il parla de ventes qu’il avait faites: un château historique, le mois précédent, avec un mobilier que les antiquaires de Paris s’étaient disputé. Elle l’interrompit: --Mais je ne veux pas vendre mes meubles. Il énuméra alors les moyens de publicité dont il disposait. Il employait la réclame sous toutes les formes: affiches et journaux. Puis, rapidement, il interrogea... La situation? Le nombre d’hectares? Près de Bordeaux, il serait aisé de faire un lotissement. Sa pensée dépeçait déjà toute la terre. Pour ce qui était du prix, il passa très vite. Enfin, résumant: --Vous allez d’abord me donner une option. Elle l’écoutait, inquiète, ne comprenant pas, ses yeux largement cernés d’ombres bleues. Il dut s’expliquer: par cette option, elle s’engageait à ne vendre que par son intermédiaire, aux conditions qu’ils allaient fixer. Il ouvrit le tiroir du bureau et prit une feuille. Elle eut l’impression que les événements se précipitaient avec trop de rapidité. Au moment d’être emportée par eux, elle tenta de se ressaisir: --Vous pourriez préparer ce papier. Je reviendrai... Il lui mettait la plume dans la main: --Cela n’a aucune importance; un simple arrangement entre vous et moi. Son ton s’était fait autoritaire. Elle regarda vers la porte fermée, voulut se lever et ne bougea pas. Une volonté supérieure à la sienne l’étranglait déjà. De sa longue main brune et nerveuse, aux doigts agités, il lui montrait la place de la signature: --Là... sur la droite. Brusquement, elle se mit debout. Du fond d’elle-même une attitude de résistance venait de monter, qui ne modifiait pas encore sa résolution, mais transformait progressivement ses yeux, son visage, en durcissait la pâleur douloureuse et l’expression de grande fatigue. Toute sa personne semblait opposer un refus formel: --J’aime mieux réfléchir. Il redevint instantanément déférent et souple: --C’est donc moi qui irai chez vous. Je vous apporterai le papier tout prêt. Elle fit un mouvement vers la porte, angoissée et désespérée, craignant de voir s’introduire dans ses affaires cet homme inconnu dont elle devinait maintenant qu’il pouvait être redoutable. Cette inquiétude lui paraissait si horrible qu’elle aurait voulu trouver tout de suite un moyen certain de s’en délivrer. Lui, au contraire, appuyé à la boiserie, affectait de croire qu’un engagement la liait déjà: --Il faudra d’abord penser aux annonces. Dans le pays, je mettrai de grands tableaux peints sur le bord des routes. --Je vous ai dit, répétait-elle, que je ne suis pas encore décidée. Pendant le retour, Paule vit une fois de plus la vie et les choses sous un jour nouveau. Elle s’était accoudée à la fenêtre ouverte du compartiment, regardant passer l’armée noire des vignes, les propriétés qui lui étaient familières depuis si longtemps. Les grandes usines aussi défilaient, avec leurs tuyaux démesurés, qui semblent les colonnes des temps modernes dressées dans le ciel. De l’autre côté du fleuve, derrière une exquise maison du dix-huitième siècle, se profilait la silhouette d’un hall immense. Partout la puissance de l’argent, énorme, écrasante. Les souvenirs, l’âme anéantis! En serait-il de même chez elle? Elle ne comprenait plus quels événements l’avaient entraînée. Le regret lui venait, puisqu’elle voulait vendre, de ne pas s’être plutôt confiée à quelqu’un de sa famille ou à son notaire. Une pudeur l’avait retenue: il lui avait paru plus facile de s’adresser à des étrangers. Elle était revenue par un train de l’après-midi et traversa le village à la nuit tombante. Il lui semblait porter sur son front ce qu’elle venait de faire, et que tous lisaient sur son visage qu’elle mettrait en vente sa vieille demeure. Le maréchal-ferrant, maigre et noir, les manches de son gilet de flanelle relevées, frappait sur du fer. Il la salua. Plusieurs hommes, qui le regardaient travailler, tournèrent les yeux vers elle, et aussi l’apprenti qui faisait marcher le soufflet, et l’ouvrier qui remettait un fer à un cheval gris. C’était une grande forge aux murs noirs de suie, éclairée par une vaste porte toujours ouverte sur la route et vers laquelle descendaient les attelages de la contrée. Le maréchal y menait la belle vie de l’ouvrier de village dont tous ont besoin, et qui tape de ses fortes mains pendant que discute à côté de lui le groupe patient de ceux qui attendent. Que dirait-on d’elle, autour du brasier de l’enclume, dès que la nouvelle de la vente serait répandue? Elle enviait cet homme, au visage brûlé par les éclats du fer et les étincelles, qui besognait ainsi chez lui et y resterait; elle enviait les femmes assises sur des bancs, entre les boutiques, qui la saluaient aussi au passage. Comme la vie semblait facile pour tous ces gens-là! Quand elle aurait quitté le pays, déracinée, ils continueraient le train quotidien. Rien ici ne serait changé. Elle ne connaissait ceux qui vivaient là que pour les avoir croisés sur la route, ou pour échanger avec eux quelques paroles de loin en loin. Maintenant, elle regrettait de s’être tenue ainsi à l’écart. Ce village qu’elle avait traversé si souvent, avec une âme indifférente, était _son village_, le seul en France, le seul au monde, où elle fût connue et considérée. Toutes les petites maisons rangées prenaient soudain pour elle une figure particulière: celle du peintre, éclatante de blancheur, avec un mince jardin ordonné derrière une grille de fer qui bordait la route; le «Café de l’Avenir», où s’entre-choquaient à la fin du jour les boules de billard, et qu’annonçaient devant la porte des fusains taillés dans des caisses vertes. Sa tristesse se déchirait au contact de toutes les choses, lui découvrant dans les racines mêmes de ses sentiments des profondeurs d’affection qu’elle n’avait jamais soupçonnées. Elle avait salué dix personnes, mais elle s’arrêta devant la maison de Mme Rose. La marchande, mal peignée, le col dégrafé, tout en savonnant sur une vieille table de bois, parlait à ses poules. Quand elle vit Paule, elle fit tomber la mousse de ses mains rougies et s’appuya à la balustrade vermoulue qui bordait la route: --Non, dit-elle, il ne va pas mieux,--et elle indiquait d’un geste la chambre de son fils, au premier étage,--je lui ai apporté un nouveau remède. La petite cour en terre battue était encombrée de fumier et de détritus; quelques canards groupés piétinaient la boue; mais cette maison, ces pauvres murs étaient le royaume d’un grand amour! Mme Rose, qui avait été chercher la fiole, reparut derrière un lambeau de toile à sac qui cachait l’entrée. Le nom du remède avait paru dans un journal, après tant d’autres qu’elle énuméra, tout en brassant dans son petit chai un amoncellement de boîtes étiquetées et de flacons vides. Elle semblait s’enivrer de joie en les remuant. Puis, brusquement: --Je sais bien, dit-elle, qu’il est perdu, mais je le fais durer. C’est toujours deux ans que j’ai gagnés. Quand Paule rentra, le couchant était par-delà le fleuve orangé et mauve. Elle pensait à la prodigalité du pauvre qui ne calcule pas, ne mesure rien et n’a même pas besoin d’espoir pour jeter jusqu’au dernier sou. Des reproches s’éveillaient en elle: «Ne pouvais-je donc pas la défendre, pensa-t-elle, en regardant sa grande maison blanche?» Le lendemain matin, qui était un dimanche, il faisait encore nuit quand Paule monta sur le coteau pour entendre à sept heures la messe de l’hospice. Depuis que les feuilles étaient tombées, les grands bâtiments apparaissaient mieux au-dessus du village, avec leur flèche monastique, et cette horloge incrustée dans la façade comme un œil énorme qui dirigeait d’en haut la vie du pays. L’ordre qui régnait dans le jardin balayé la veille, l’électricité allumée dans la cuisine et dans les dortoirs, le piétinement de quelques vieux déjà habillés, tout parlait d’une vie régulière et organisée. Dans le chœur, une franciscaine en voile noir et robe de bure, la taille plate dans sa cordelière, ôtait un pot de fleurs posé sur les marches; puis elle monta vers l’autel, prépara le livre, et alluma entre les bouquets rouges la flamme menue de quatre grands cierges. Paule était restée tout au fond, dissimulée dans l’ombre de la tribune. Par une petite porte, ménagée à droite de l’autel, les vieux arrivaient: les uns par couples, se soutenant, traînant une jambe inerte ou tâtant le sol de leur bâton; ils rejoignaient chacun leur chaise, certains avec d’immenses efforts. Les hommes formaient un carré à gauche, hétéroclites, dépareillés: un grand infirme, maigre et tondu, qui avait des mouvements de tête convulsifs, laissait pendre depuis dix ans un bras paralysé dans la même jaquette noire de la charité. Un vieux ménage, Philémon et Baucis, traversa l’allée; l’homme, ayant assis sa compagne au milieu d’un rang, revint prendre sa place de l’autre côté, les genoux raides dans un pantalon en accordéon. Une religieuse essoufflée et courte, le menton écrasé sur sa guimpe blanche, tenait par le bras une jeune fille aveugle, les paupières baissées, qui marchait comme un automate. Devant l’harmonium, sur une chaise haute, cette frêle créature coiffée d’un petit chapeau plat domina le troupeau rangé des pauvresses. Les vieilles femmes qui ont sur le front des croûtes séniles, les idiotes à la face boursouflée qui poussent des gloussements incompréhensibles, les misères décentes, en capote et en mantelet, toutes ces épaves repêchées, ces débris, ces paquets de hardes, formaient au pied du Seigneur ce ramassis de douleurs que lui seul rassemble. Dans les luttes de la vie, où l’argent est à la fois le maître et l’enjeu, tous ceux-là étaient des vaincus. Les religieuses qui arrivaient une à une, attachant leur grand manteau noir, venaient par derrière s’agenouiller sur deux rangs de chaises. Paule les regardait passer. Elle était frappée par l’expression tranquille de ces visages où se reflétait le calme intérieur. Malgré leur vie si dure, ces franciscaines paraissaient reposées, heureuses: les plus vieilles même gardaient un air de jeunesse, cette fraîcheur des yeux, du sourire, qui mêle aux vies pures une lumière ingénue d’enfance. Ces femmes, pauvres entre les plus pauvres, n’attendant que de la Providence le pain quotidien, et toujours confiantes, toujours accueillantes, ne voyaient jamais sombrer leur barque. La sécurité de leur vie était dans l’amour qui ne trompe pas, se distribue sans s’épuiser, et renouvelle pour toutes les bouches qu’il faut nourrir l’éternel miracle de la charité. Paule, pour la première fois depuis son chagrin, sentait son cœur se desserrer, se mettre à l’aise. Parmi ces pauvres, elle se retrouvait au milieu des siens, ranimée par une parenté profonde, un unisson mystérieux avec ceux qui souffrent. Derrière eux, au pied de cet autel, elle pouvait librement découvrir son âme, et ce que le monde eût méprisé, ses désillusions et ses larmes, prenait une valeur infinie d’amour. «Je n’ai pas su aimer, se disait-elle en les regardant, je n’ai pas assez fait pour eux!» Si elle avait toujours échoué, n’était-ce pas que quelque chose avait dans le fond manqué à son cœur, la prière peut-être, la soumission à la vie telle qu’il faut la vivre? Le vieux prêtre qui disait la messe ayant commencé de lire l’Évangile, l’assistance se leva, puis s’installa pour l’écouter. Il ôta maladroitement la chasuble de ses épaules, traversa la chapelle précédé d’un enfant de chœur et monta dans la chaire, où il apparut sous la colombe en plâtre moulée au revers de l’abat-voix. C’était un vieux pauvre homme, qui avait de longs cheveux ivoire, et un visage de paysan qui semblait taillé dans du bois bis. Il prêchait à l’ancienne mode, familièrement, parlant des malades, des fêtes de la semaine et donnant des explications: --Mes frères, dit-il, pour vous qui êtes tous de braves gens, c’est si facile d’aller au ciel. La tête courbée, ses mains rouges sur le rebord de la chaire blanche, il avait l’air d’un ancien berger qui connaît la route. Tout était simple. A ceux qui réclamaient des miracles mêmes, Jésus-Christ n’avait jamais demandé qu’un acte de foi... «Non, pensa Paule, je ne peux pas m’en aller d’ici.» Elle ne comprenait pas bien ce qui se passait en elle, mais ces gens qui l’entouraient, ces pauvres, ces humbles, lui paraissaient des amis sans lesquels elle ne pourrait vivre. C’était au milieu d’eux qu’elle était née, qu’elle avait grandi. Cette paroisse de France était sa famille. Tout ce qu’elle avait aimé l’enveloppait d’un charme puissant et indestructible. Quand le vieux prêtre, tournant sa face tannée par l’âge, traça dans l’air un signe de croix, elle sentit que cette bénédiction traversant les murs s’étendait jusqu’à son domaine. Pendant le retour, elle pensait au vieux Pichard, à son petit cheval, à la grande jument noire qui, depuis vingt ans, labourait ses terres. Ses reins étaient maintenant creusés, ses boulets enflaient. Il ne lui fallait plus que de petits travaux. Un rêve inné rejaillissait, ce rêve du bonheur régnant autour d’elle. Elle aurait voulu revenir en arrière, recommencer... --Nèche, déclara M. Peyragay, en frappant la table de sa main grasse, mais c’est une canaille! Vous avez vraiment eu une idée bien extraordinaire! Il avait reçu Paule dans son salon recouvert de housses où un grand feu de vignes était allumé pour l’après-midi. Chaque dimanche, après son déjeuner, il venait à la campagne pour donner des ordres. Les gens du pays en profitaient pour le consulter sur leurs affaires. Il n’était pas de semaine où l’on ne vit, dans son allée, des paysans méditatifs faisant les cent pas. Il les recevait cordialement, leur tendait la main, et distribuait des conseils qui avaient l’avantage de ne rien coûter. «C’est un bien brave homme, un homme populaire», disait-on de lui. Les plus républicains, quand ils avaient besoin de ses bons offices, oubliaient momentanément ses opinions réactionnaires. Quand Paule était arrivée chez lui, elle avait croisé sur le perron un petit propriétaire en casquette noire qui était venu avec son fusil. M. Peyragay avait paru particulièrement réjoui de la recevoir. Il semblait s’être emparé de cette occasion de la voir seule comme d’une aubaine. La satisfaction pétillait sur son vieux visage au grand front ridé, qui rappelait par sa majesté un prophète chargé d’ans du puits de Moïse. Paule avait pensé que M. Peyragay pourrait seul débrouiller ses soucis, la conseiller utilement, et surtout intervenir entre Nèche et elle pour que le projet d’option fût abandonné. Tout ce qu’il lui apprenait de cet homme augmentait ses craintes: --Au Palais, disait-il d’un ton d’autorité, nous le connaissons bien. C’est un garçon qui aurait vendu dix fois son père s’il avait valu quelque chose. Il s’étendit, énumérant les canailleries du personnage dont il avait eu connaissance, et les entremêlant d’anecdotes divertissantes; puis il releva la tête et regarda Paule avec insistance: --Surtout, ne faites pas la sottise de le recevoir. Voulez-vous que j’aille chez lui de votre part pour tout terminer? S’il voit que je suis dans vos affaires, je vous réponds qu’il ne viendra pas. Nous avons déjà réglé des comptes, et j’en sais un peu plus long qu’il ne le voudrait... Elle le remerciait avec humilité, comprenant que lui seul pouvait la tirer de ce mauvais pas, sentant aussi que cette aide fortuite ne pouvait désormais suffire. Elle voulait partir, mais il la retint, se tourna vers le feu, et présenta à la flamme ses larges chaussures. Dans son grand fauteuil, réchauffé par la belle flambée chantonnante, il avait l’air heureux, à l’aise, plein d’une sagesse qu’il voulait répandre. Elle, au contraire, penchée, le visage pâli et vieilli sous son bonnet de laine noire, paraissait jeter sur la vie un regard désabusé. Lui, cependant, se rapprochait peu à peu du but: --Quand je vous ai vue l’autre jour chez les Lafaurie, j’ai pensé que vous deviez avoir des ennuis. Vous aviez l’air triste. Une jeune fille n’est pas faite pour vivre seule. Cela paraît banal de le dire, mais il y a des vérités vieilles comme le monde qu’on ne comprend que peu à peu, avec l’expérience. Chacun rencontre ses difficultés. Quand on a mon âge, et qu’on a vu au fond de beaucoup de choses, il est impossible de ne pas penser que la plupart des gens font leur vie eux-mêmes, bonne ou mauvaise. Les malheurs ne sont souvent que des événements mal interprétés. Les femmes surtout se laissent tromper par leurs impressions. Les hommes, en général, sont plus raisonnables. Ainsi, voyez Gérard Seguey.... Elle releva lentement ses paupières sur ses grands yeux graves. Mais il continuait résolument, d’un ton parfaitement simple et naturel: --Je ne dis pas qu’Odette Lafaurie soit la femme qu’en dehors de toutes considérations sociales il aurait choisie; mais la fortune s’est offerte à lui, à un moment de sa vie particulièrement difficile, et il ne l’a pas laissée passer. Sa situation eût été d’une certaine manière inacceptable et désespérée. C’est un sensible que ce Seguey. Il avait été déjà froissé et heurté. Il manquait d’argent. Avec ce mariage, ce qu’il ressaisit, c’est ce qui compte le plus au monde, la considération et la dignité; isolé, il n’aurait pas pu se tirer d’affaire. Vous avez su sans doute l’histoire de sa sœur? --Non, dit-elle, je n’ai rien su... C’était pour elle un soulagement d’entendre enfin parler des événements dont elle portait le poids accablant. Dans l’obscurité où elle étouffait, un rayon de lumière venait de pénétrer. Sans doute, en effet, les motifs véritables de la conduite de Seguey lui avaient-ils toujours échappé? Là où elle voyait seulement l’amour, il avait calculé et examiné, pesé des choses dont elle ne savait rien. Tandis que se déroulait sur les lèvres de M. Peyragay le récit des égarements d’Anna de Pontet, elle se repliait sur elle-même, honteuse pour une autre, pour une femme misérable et humiliée des outrages qu’elle avait subis. Entre Seguey et elle, il y avait donc eu cela, sans qu’il trouvât la force de lui en parler? Ainsi s’expliquaient ses regards fiévreux, ce qu’elle sentait parfois en lui d’âcre et de violent. Elle voulait bien accepter cette explication du mystère. Mais était-il vrai que Seguey n’aurait pu refaire sa vie autrement? Elle aurait su, elle, être pauvre. Pour lui, elle eût tout aimé et tout accepté, oublié le monde. Était-ce que leur courage n’était pas égal? Elle s’arrêta devant cette pensée, ne pouvant accepter l’idée qu’il eût été lâche, incapable de le condamner aujourd’hui comme elle l’avait été au premier moment. M. Peyragay racontait sur la dernière entrevue d’Anna de Pontet et de son amant certains détails que personne n’aurait dû connaître, mais dont tous affirmaient qu’ils les savaient de source certaine. Paule s’appuyait à un bras du fauteuil, effrayée et désorientée: --Comment, il l’a chassée, et elle est revenue. Ce n’est pas possible? Elle se refusait à admettre certaines hontes. La folie qui est au fond de la passion, elle ne l’avait jamais soupçonnée! Et il donnait d’autres exemples: des femmes qui avaient divorcé, deux, trois, quatre fois, et qui encore se laissaient prendre, n’avaient rien appris, s’appuyant sur l’argument qui leur semblait indiscutable, celui qui devait tout justifier: --J’aime... Je l’aime... Je l’ai aimé! La vie des femmes, c’était donc cela, ou tout au moins ces choses pouvaient être. Il lui semblait que l’amour en était sali, et que les images qui s’imprimaient en elle étaient sur son âme autant de souillures. Elle revoyait Anna de Pontet, dans la salle d’attente de l’étude, penchée vers son frère. D’autres figures peut-être, entrevues dans le monde, avec un teint fané, des stigmates mal effacés, cachaient implacablement d’épouvantables essais de bonheur. Une compassion inexprimable la soulevait vers d’autres domaines où toute douleur est purifiée: «Mon Dieu, n’aurez-vous pas pitié du cœur des femmes?» M. Peyragay soudain tourna court: --Quant à vous, mon enfant, il faut vous décider à vous marier. Vous trouvez sur votre route un homme de mérite. Sachez le reconnaître. Celui-là vous aime, vous pouvez en être bien sûre. Quand il avait dit: celui-là _vous aime_, elle s’était un peu reculée, pour que ce mot qui lui semblait presque maudit ne la touchât pas. Mais peu à peu un calme inattendu se faisait en elle. Tout ce qu’il lui disait de Louis Talet, de sa bonté, de sa droiture, elle n’avait pas la pensée de le contester. Sa douloureuse histoire avec Seguey, son amour, sa déception, sans doute en avait-il deviné l’essentiel? Sous ses yeux mêmes, elle avait regretté, souffert, préféré! Cependant il venait à elle sans orgueil et lui pardonnant. Elle en éprouvait une reconnaissance qui changeait son cœur. Le feu s’éteignait, elle se leva: --Je vous remercie, dit-elle avec une intonation profonde qu’il comprit immédiatement. Il voulut la reconduire jusqu’au bord de l’eau. Elle marchait près de lui, penchée, ses formes jeunes moulées dans une veste en tricot noir. L’île embrumée se dessinait sur l’eau boueuse dans une ceinture de roseaux jaunes comme de la paille. Le ciel d’automne était bas et gris. Les cloches de l’église sonnaient au loin la fin des vêpres. C’était une de ces journées où la lumière même est couleur de cendre. Le soir, dans sa chambre, près de son lit drapé de grands rideaux blancs, elle resta assise longtemps avec le sentiment que la vie l’emportait vers ce qui devait être. La flamme qui avait enveloppé son cœur paraissait morte. Le mystère dans lequel Seguey s’enfonçait n’était pas encore bien éclairci. Elle comprenait qu’elle ne savait pas tout, qu’elle ne saurait jamais! Ce qui s’était trouvé en face d’elle, c’était tout un ensemble de choses contre lequel elle ne pouvait rien; les conditions de leur vie s’étaient dressées pour les séparer et son cœur avait vainement crié un droit illusoire. La réalité, sourde et aveugle, s’était établie dans un domaine aux portes duquel son pouvoir de femme avait succombé. Avait-il souffert? L’avait-il vraiment regrettée? Quel souvenir gardait-il d’elle? Elle acceptait maintenant cette ignorance même, cette ombre qu’aucun autre rayon sans doute ne percerait plus. Seguey, riche, heureux, était entré dans un monde brillant où elle le voyait disparaître comme un étranger. Seul demeurait le regret poignant qu’il n’eût pas été ce que son cœur avait réclamé, ce que peut-être, en dépit de toutes les forces du monde, il aurait pu être. Un esprit de soumission la pénétrait d’une paix indéfinissable. Sa vie véritable, elle ne l’avait pas encore commencée. La longue lutte qu’elle avait soutenue contre les hommes et contre elle-même s’achevait dans une bienfaisante impression d’attente. La pire chose eût été de s’abandonner, sans appui et déracinée, sur cette vie qui emporte si vite dans des remous qu’on n’avait pas vus. Ici, elle restait dans sa maison, en contact avec son passé, le cœur nourri par ses racines, rattachée à ce que les siens avaient voulu, aimé, commencé. Celui qui allait venir lui apporterait un esprit calme et raisonnable, ce qui fait la vie forte et sûre. Tout ce que lui avait dit M. Peyragay, elle le savait depuis longtemps, la trace en était marquée dans ces parties obscures de l’être où s’amassent bien avant que nous en ayons conscience nos idées et nos sentiments. Oui, tout cela, elle l’avait vu dans ses yeux patients, respectueux, sincères, qui l’enveloppaient déjà de sécurité. Elle éprouvait maintenant le désir de cette vie à deux, où elle serait soutenue, aidée. Quelques mois plus tôt, elle avait dédaigné ces perspectives paisibles. Un autre rêve s’offrait à elle. Celui-là avait le charme, l’attrait de l’inconnu, les couleurs infiniment douces de la tendresse et de la pitié. La vie avait déchiré ce tissu brillant et impalpable, écrasé les fleurs. Ce qu’elle voyait dans son avenir, c’était le foyer pour lequel il faut être deux, et cette dignité de la femme qui est pour le cœur un premier repos. Elle resta encore un moment, la tête appuyée. Une petite lampe dessinait autour d’elle un étroit cercle lumineux. Longuement, comme pour un adieu, elle appuya sa bouche sur sa main à la place qu’un soir il avait baisée. Le Casin, juillet 1921-janvier 1922. FIN PARIS. TYP. PLON-NOURRIT ET Cⁱᵉ, 8, RUE GARANCIÈRE.--29040. * * * * * EN VENTE A LA MÊME LIBRAIRIE ROMANS Jean BALDE La Vigne et la Maison. Maurice BARRÈS de l’Académie française La Colline inspirée. Du Sang, de la Volupté et de la Mort. Le Jardin de Bérénice. Amori et Dolori sacrum. Colette Baudoche. Henry BORDEAUX de l’Académie française La Résurrection de la chair. La Chair et l’Esprit. La Maison morte. Le Fantôme de la rue Michel-Ange. Paul BOURGET de l’Académie française Un Drame dans le monde. Le Démon de midi. _2 vol._ Le Disciple.--Un Divorce. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws. The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. 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